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RUKSMUSEUM

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Paris, mars 1886. Paris, été 1887.

MCOMDEÈLE « … Il n‘est pas facile de se peindre soi—


même ; en tout cas c‘est autre chose
qu‘une photographie.... On cherche une
ressemblance plus profonde que celle du
photographe. »
Dans la même lettre de juillet 1888 à sa

VINCENT
sœur Wilhelmina, il affirme encore : « Je
pose d‘abord en fait que, selon moi, un
portrait de soi peut fournir matière à plu—

DANS LE MIROIR
sieurs portraits de conceptions très diffé—
rentes. » Pour atteindre cette ressemblance
plus profonde, Vincent a, lorsqu‘il écrit cette
lettre, peint vingt—huit autoportraits « dans
PAR PASCAL BONAFOUX* la glace ». Tous « de conceptions très dif—
férentes »...
Trente—huit autoportraits en deux ans. D‘essai en défi, Van Gogh Singulier Vincent... Il n‘a pas cessé de
manquer de modèles — sauf à Nuenen
compose sa palette. A nulle autre pareille. peut—être, pendant les quelques mois où il
‘ai acheté exprès un miroir assez d‘un bonze simple adorateur du Bouddha prépare Les Mangeurs de pommes de
bon pour pouvoir travailler d‘après éternel. » En échange de l‘autoportrait terre encore que, parce qu‘il le soupçonne
moi—même à défaut de modèle. » dédicacé que Gauguin lui a fait parvenir, d‘avoir engrossé une fille de ferme qui fut
Vincent, qui annonce à Théo cette Vincent lui envoie ce portrait « tout l‘un de ses modèles, le curé interdise à ses
dépense en septembre 1888, est cendré ». Sur le « fond Véronèse pâle », il ouailles de poser pour lui —, il n‘a pas
en Arles depuis plus de six mois. Lui écrit : « A mon ami Paul G. » Et il signe : cessé de se plaindre de ne pouvoir obtenir
mentirait—il 2 Aurait—il oublié de lui faire part Vincent. à d‘eux les poses ou les tenues qu‘il aurait
plus tôt de cet achat 2 Par deux fois déjà, Singulier Vincent... Il n‘a signé de son seul voulu, d‘avoir à les payer, et malgré son irri—
pendant l‘été, Vincent a peint son portrait. prénom (« et non pas Van Gogh, pour l‘ex— tation et les dépenses, pas une fois, pas une
Peut—être ce miroir « assez bon » en rem— cellente raison que ce dernier nom ne sau— seule fois, il ne s‘est pris lui—même pour
place—t—il un autre ?... Il lui fallait sans doute rait se prononcer ici ») que cinq des trente— modèle.
un pareil miroir pour « un nouveau portrait huit portraits qu‘il a peints de lui—même. Les > Vincent ne se peint qu‘après son arrivée
de moi—même comme étude où j‘ai l‘air trois feuilles de dessins au crayon, à la mine à Paris, en février 1886. Et son premier auto—
d‘un Japonais », écrit—il à Théo. Il précise à de plomb et à l‘encre, portraits griffonnés, portrait est celui d‘un peintre. Sombre pein—
Gauguin : « … Exagérant moi aussi ma per— études, ne sont pas davantage signées. ture brune et noire que découpe l‘angle de
sonnalité, j‘avais cherché plutôt le caractère Portraits de Vincent, portraits anonymes ? la toile vierge, tendue sur un chassis, devant

‘ 6 TÉLÉRAMA N° 2099 — 4 AVRIL 1990


INSTITUTE/LONDRES
RUKSMUSEUM

COURTAULD
vPue

Àér t1 + — 0
Paris, début 1888. Arles, janvier 1889.
laquelle il est assis coiffé d‘un chapeau noir. cent, d‘essai en défi, la compose. gauche. L‘oreille qu‘il peint, l‘oreille droite,
Vincent ne se peint peintre que lorsqu‘enfin Singulier Vincent... Il vit pendant ces deux est intacte. Vincent se représente indemne.
il est à Paris parmi les peintres. Et ce sont les ans auprès de son frère Théo. Et pendant Il n‘y a pas de portrait de Vincent Van Gogh
impressionnistes qu‘il y découvre. « La pre— ces deux années, il ne peint pas un seul por— « à l‘oreille coupée ». Lorsqu‘il sort de l‘Hô—
mière fois qu‘on les voit, on est amèrement trait de son frère... Vincent, qui a manqué tel—Dieu, il se peint par deux fois pansé. Pas
déçu, on trouve ça négligé, laid, mal peint, de modèles, doit, peintre qui éprouve la blessé. Il se peint pour se sauver et prouver
mal dessiné, mauvais de couleur, tout ce peinture, se passer de tout modèle. Théo qu‘il se sauve. « Tu verras, j‘espère que ma
qu‘il y a de misérable. » La première palette aurait—il eu la même réticence que celle que physionomie s‘est bien calmée, quoique le
que Vincent peigne entre ses mains est obs— Vincent découvre chez les putains des moi— regard soit vague davantage... »
cure, brouillée, terne, à peine tachée de sons closes d‘Arles auxquelles il demande Singulier Vincent... Il ne s‘est pas peint
blanc. C‘est peintre encore qu‘il se repré— de poser ? On demande à voir ce qu‘il fait ; une fois avant d‘arriver à Paris comme il ne
sente avant de quitter Paris pour Arles. A la Vincent présente quelques toiles. « On se peint plus après avoir quitté Saint—Rémy—
main « une palette avec du jaune citron, du trouvait que c‘était mal fait, ce n‘était que de—Provence. Pas un seul autoportrait pen—
vermillon, du vert Véronèse, du bleu de des tableaux pleins de peinture que je fai— dant son séjour à Auvers—sur—Oise. Vincent
cobalt, enfin toutes les couleurs sur la sais. Alors les bonnes putains ont peur de s‘est déjà donné congé...
palette, excepté l‘orangé de la barbe, rien se compromettre et qu‘on se moquera de Depuis longtemps, il sait à quoi s‘en tenir.
que des couleurs pures. » leur portrait. » Vincent aurait—il épargné à En avril 1882 (il a vingt—neuf ans) il écrit :
Deux ans après la « déception », sa Théo d‘avoir à montrer sa réserve 2 Devant « J‘aurai beaucoup à souffrir, précisément
palette est pareille à celle des impression— son frère même, il est seul avec la peinture. de certains traits caractéristiques de ma
nistes. « J‘ai les mêmes idées concernant Vincent se peint une fois encore avec une nature, auxquels je ne puis rien changer.
les couleurs, que je pensais déjà comme palette en main, interné à l‘asile Saint—Paul— D‘abord mon aspect, ma façon de parler et
eux, autrefois en Hollande. » Mais tout a de—Mausole de Saint—Rémy—de—Provence, de m‘habiller ; ensuite, le milieu que je fré—
changé. En deux ans, de portraiten portrait, en septembre 1889. Mais la palette, détail quente et que je continuerai à fréquenter
Vincent a changé de couleurs comme de dans l‘angle inférieur de la toile, n‘est plus même quand je gagnerai plus d‘argent,
facture. L‘empâätement, comme le rythme un enjeu. Le visage est tourné vers ld parce que ma façon de voir et les sujets que
des touches, varie d‘une toile l‘autre. La je dessine l‘exigent impérieusement. » Rien
matière est ici épaisse, là, elle n‘est qu‘un
jus. Ce sont des points. Ce sont des tirets.
Van Gogh se peint ne change. L‘exigence reste la même.
Implacable. Comme sa lucidité. « Une
Traits nets et serrés de complémentaires, — pour se sauver seule chose demeure : c‘est qu‘un peintre
rouge et vert, bleu et jaune. Il faut deux ans est quelqu‘un qui peint. »
à Vincent pour composer une palette qui et prouver Ses portraits de lui—même sont cette cer—
satisfasse « les exigences » d‘aujourd‘hui,
en fait de couleurs. Et c‘est par la série des qu‘il se sauve. titude. Et le reste est sans importance... ®
* Ecrivain, historien d‘art, auteur de Van Gogh par
portraits qu‘il peint de lui—même que Vin— Vincent; éd. Denoël.

TÉLÉRAMA N° 2099 — 4 AVRIL 1990 1 7

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