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Itinéraires

Littérature, textes, cultures


2022-1 | 2022
Les émotions littéraires à l’œuvre : lieux, formes et
expériences partagées d’aujourd’hui

Objets authentiques, objets sacrés : de la


construction de l’émotion patrimoniale
Authentic Objects, Sacred Objects: How to Create Heritage Emotion

Laurence Boudart et Christophe Meurée

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/itineraires/12162
DOI : 10.4000/itineraires.12162
ISSN : 2427-920X

Éditeur
Pléiade

Référence électronique
Laurence Boudart et Christophe Meurée, « Objets authentiques, objets sacrés : de la construction de
l’émotion patrimoniale », Itinéraires [En ligne], 2022-1 | 2022, mis en ligne le 29 novembre 2022,
consulté le 09 février 2023. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/12162 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/itineraires.12162

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Objets authentiques, objets sacrés : de la construction de l’émotion patrimon... 1

Objets authentiques, objets sacrés :


de la construction de l’émotion
patrimoniale
Authentic Objects, Sacred Objects: How to Create Heritage Emotion

Laurence Boudart et Christophe Meurée

Introduction
1 Force est de constater que les expositions consacrées à la littérature tendent à accorder
toujours davantage de place à l’émotion1, en tant que médium susceptible d’encourager
l’accès à un savoir réputé complexe ou de prime abord peu attractif. Cependant, les
dispositifs qui président à la mise en scène de l’objet mémoriel et patrimonial n’ont
encore que peu été interrogés dans cette perspective jusqu’à présent. Et,
singulièrement, les facteurs qui favorisent l’émotion.
2 L’inscription de l’écrivain et de son œuvre dans une dimension patrimoniale se déploie
dans un mouvement qui commence avec la construction de l’image de l’auteur, se
poursuit avec la constitution d’un fonds d’archives et se répercute dans les
manifestations à caractère muséal ou commémoratif qui le célèbrent. La construction
de l’image de l’auteur comme la constitution d’un fonds d’archives convoquent en
réalité les mêmes moyens que ceux mis en place dans un cadre muséal (une exposition,
la reconstitution d’un cabinet d’écrivain, etc.). C’est dans cette optique que nous
interrogerons le potentiel des notions de sacralisation et d’authenticité, dont nous
décelons la présence à divers moments du processus de patrimonialisation d’un
écrivain ou d’une œuvre littéraire. Dans le cas qui nous occupe, nous nous limiterons
aux cas des expositions littéraires mais aurons recours, le cas échéant, à d’autres
phases du processus pour éclairer notre analyse.
3 Notre propos se développera à partir du cas exemplaire que représente Émile
Verhaeren, dont les archives, initialement confiées par la veuve du poète à la

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Bibliothèque royale de Belgique en 1930, ont ensuite été déposées aux Archives &
Musée de la Littérature2 lors de leur création en 1958. Depuis lors, c’est cette
institution, indépendante mais soutenue par les pouvoirs publics, qui en assure la
conservation, l’étude et la valorisation.

Sacralisation
4 Si le phénomène de la sacralisation de l’écrivain est plutôt neuf à l’aune de l’histoire de
la littérature mondiale, le processus qui le sous-tend est cependant très ancien. Afin de
lever d’emblée toute ambiguïté relative au vocabulaire religieux dont nous ferons usage
au fil de notre réflexion, qui ne se veut pas une métaphore facile, qu’il nous soit permis
de rappeler deux éléments fondamentaux. D’une part, la sacralisation relève d’une
action entièrement humaine dont le modèle le plus complet et le plus explicite réside
dans le fonctionnement des systèmes à caractère religieux. D’autre part, ainsi que
l’analyse Walter Benjamin dans la première version de « L’œuvre d’art à l’ère de sa
reproductibilité technique » (1935), la dimension sacrée des œuvres d’art s’enracine
dans la destination ou dans l’usage religieux du fait artistique en Occident :
L’unicité de l’œuvre d’art et son intégration à la tradition ne sont qu’une seule et
même chose. […] Le mode d’intégration primitif de l’œuvre d’art à la tradition
trouvait son expression dans le culte. On sait que les plus anciennes œuvres d’art
naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux. Or, c’est un fait de
la plus haute importance que ce mode d’existence de l’œuvre d’art, lié à l’aura, ne se
dissocie jamais absolument de sa fonction rituelle. En d’autres termes, la valeur
unique de l’œuvre d’art « authentique » a toujours un fondement théologique. Aussi
indirect qu’il puisse être, ce fondement théologique est encore reconnaissable,
comme un rituel sécularisé, jusque dans les formes les plus profanes du culte de la
beauté […]. (Benjamin 2000 : 76-77)
5 S’il est vrai que l’art s’est peu à peu distancé des pratiques cultuelles au fil des siècles
pour devenir une pratique quasiment autonome, il n’en garde pas moins une aura,
héritée de ce lien premier. Benjamin pointe la photographie comme exemple typique
de cette évolution, pratique dans laquelle la valeur cultuelle a néanmoins continué de
jouer un rôle à travers la question du portrait : « Dans le culte du souvenir dédié aux
êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l’image trouve son dernier
refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage d’homme, sur les anciennes
photographies, l’aura nous fait signe, une dernière fois » (Benjamin 2000 : 81). Mais à
partir du moment où la photographie cesse de représenter uniquement des visages, la
dimension rituelle cède progressivement le pas à sa seule valeur d’exposition.
6 Toutefois, comme le souligne Régis Debray, « le sacré ne représente […] pas un luxe
personnel, dépense somptuaire ou supplément d’âme, mais un bien de première
nécessité ». Le philosophe s’en explique aussitôt : « c’est le plus sûr moyen de mise en
commun dont dispose un ensemble flou pour faire corps et se perpétuer » (Debray
2009 : 31). En somme, il est possible d’établir une corrélation entre le procédé de
sacralisation et la constitution du patrimoine, dont la définition même renvoie à la
désignation de ce qui appartient spécifiquement à une communauté donnée,
communauté qui se rassemble autour de ce qui est désigné comme patrimoine et y
reconnaît ses spécificités distinctives comme son caractère propre. Pour synthétiser la
pensée de Debray à cet égard et tenter de l’appliquer à l’objet patrimonial (et
singulièrement à l’objet littéraire), l’on peut repérer trois étapes dans le procès de la

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sacralisation : (1) soustraire l’objet à son usage ordinaire ou commun, (2) fonder et
confirmer la communauté autour de cet objet et (3) proposer de l’admirable ou du
sublime par le truchement de l’objet patrimonial, dans la mesure où le sublime fait
défaut au commun ou à l’ordinaire (Debray 2003, 2009 ; Meurée et Watthee-Delmotte
2012).
7 La notion même de patrimoine repose en effet sur l’intégration d’une communauté
d’initiés (en amont ou en aval : une communauté se fédère autour d’un patrimoine tout
comme le patrimoine est progressivement agrégé à et par la communauté) ou, pour
parler comme Stanley Fish dans Quand lire, c’est faire (2007), d’une communauté
interprétative qui se fonde sur une certaine vision de l’Histoire (en ce compris l’histoire
littéraire) et sur un imaginaire spécifique – quoiqu’en évolution constante –, dont il
s’agit de capter le flux à un moment donné (en ce sens, l’on n’exposera pas de la même
façon les mêmes objets à vingt, cinquante ou cent ans d’intervalle, parce que les
repères symboliques et la configuration imaginaire sont plus que susceptibles d’avoir
changé). À l’évidence entre en ligne de compte la question de la reconnaissance, qu’il
convient de comprendre dans l’ensemble de son spectre de signification, ainsi que s’y
était employé Paul Ricœur dans Parcours de la reconnaissance (2004) : la reconnaissance
n’est pas seulement l’action cognitive qui précède la connaissance, elle est aussi un
sentiment et une émotion subséquente qui s’apparente à une forme de gratitude. Ainsi
pourrait-on dire que la reconnaissance est un préalable essentiel à l’empathie dans le
cadre muséal, en ceci qu’elle subsume l’accès au monde de l’autre tout autant que la
construction d’un socle identitaire et d’une mémoire collective (Boudart 2015).
8 Ainsi, pour en revenir au cas d’Émile Verhaeren, qui s’avère de surcroît être l’un des
premiers écrivains belges ayant bénéficié d’un rayonnement médiatique comparable à
celui dont les écrivains jouissent ou pâtissent aujourd’hui (Boudart et Meurée 2018),
l’on peut évoquer les quelques attributs symboliques permettant de l’identifier d’une
représentation à l’autre : ses lunettes, sa veste rouge et ses impressionnantes
moustaches (Meurée 2017). Par conséquent, exposer des lorgnons, un nécessaire de
barbier ou un gilet porté par l’écrivain, même s’il n’est pas rouge, convoque de façon
indirecte mais irrévocable ses attributs symboliques.
9 S’agissant de littérature, l’objet sacré est puisé dans l’œuvre 3 et à travers son domaine
d’extension, à savoir tout ce qui touche ou a touché son créateur : les reliques et
apparitions de l’écrivain en figure sanctifiée, divinisée ou même diabolisée ; le moindre
élément de ce qui rappelle son univers, depuis le manuscrit autographe jusqu’à la
fameuse « note de blanchisserie » de Victor Hugo, en passant par le lorgnon
ensanglanté qu’Émile Verhaeren portait au moment de son accident fatal en gare de
Rouen le 27 novembre 1916. C’est bien entendu la renommée de l’écrivain qui préside à
la sacralisation de l’objet, que celle-ci soit directe ou indirecte, voire s’opère par la
bande, comme dans le cas d’objets dérivés (les t-shirts à l’effigie de Rimbaud par
exemple). L’exposition de ces objets4 investis d’une dimension sacralisée peut être
comprise par conséquent comme une forme d’expérience religieuse (au sens
étymologique du terme, où se mêlent l’interprétation et le lien unissant la
communauté), parce qu’elle « extravertit l’intime », selon la définition du fait religieux
par Régis Debray dans Le Feu sacré (2003).
10 La communauté d’initiés qui gravite autour de l’objet sacré n’a pas été proprement
fondée par l’écrivain lui-même, quoique, à l’évidence, lui et son œuvre en demeurent
l’ombilic. Car c’est en définitive toujours vers l’œuvre « en acte », vers l’auteur « en

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personne », « en chair et en os », que l’on tend à revenir, dans un processus qui confine
au dévoilement d’une vérité révélée ou, dans le cadre muséal, exposée : la main qui écrit,
les correspondances, le laboratoire de l’œuvre (notes, manuscrits, etc.), la voix dont on
garde un enregistrement et toutes les traces susceptibles d’évoquer spectralement le
corps de l’écrivain qui a donné corps au texte. En ce sens, l’on peut comprendre la
parenté qui existe entre l’exposition muséale et la pratique de l’interview : toutes deux
offrent un accès quasi (car illusoirement) immédiat à l’écrivain en personne, de même
qu’elles tentent d’établir un réseau de sens cohérent liant la vie et l’œuvre de l’auteur
(voir Masschelein et al. 2014, Martens et Meurée 2015, Meurée et Willem 2016 et Meurée
2019), jusqu’à parfois créer une indistinction entre réalité et fiction 5. Que l’auteur soit
vivant ou non, l’exposition et l’entretien permettent de reconstruire, parfois tout à fait
artificiellement, un lien avec ce que l’on présuppose être une intimité, au moyen
d’éléments qui servent de témoins (outre les objets et les manuscrits dans l’exposition
littéraire, mentionnons, pour l’entretien, le discours en prise directe – même lorsqu’il
fait l’objet d’une réécriture – et les allusions à une réalité matérielle ou biographique
qu’il suppose, la voix de l’auteur, la visite au grand écrivain, les éventuels
photographies ou films qui attestent d’une rencontre, etc.) : tout concourt à jeter un
pont entre l’écrivain et la communauté d’amateurs qui s’agrège (durablement ou tout à
fait ponctuellement) autour de son œuvre et/ou de sa personne.
11 Cette construction d’un sens cohérent entre la vie et l’œuvre, sous quelque angle que ce
soit, est le principe qui fonde la construction de l’image de l’auteur et qui se poursuit à
travers les variations de celles-ci, telles que la constitution d’un fonds d’archives et les
manifestations à caractère muséal ou commémoratif, que nous évoquions
précédemment. L’élaboration de la cohérence vise à favoriser l’empathie par une
démarche d’ordre fictionnel. En effet, les caractéristiques essentielles de l’empathie (le
partage affectif non conscient et automatique avec autrui, la capacité à imaginer le
monde subjectif de l’autre et la suppression temporaire de sa propre perspective
subjective) se résolvent harmonieusement dans la formule bien connue de Coleridge
définissant la fiction : “willing suspension of disbelief”, autrement dit une suspension
volontaire de l’incrédulité (Coleridge 1997). La démarche de l’amateur n’est pas celle de
l’historien qui vise à reconstruire des faits mais bien plutôt à suivre le récit que lui
déroule l’exposition… ou toute autre démarche visant à instaurer une cohérence entre
la vie et l’œuvre de l’écrivain.
12 Lorsque Marthe Verhaeren, veuve du poète, fait don des archives de son mari à la
Bibliothèque royale de Belgique, elle a d’ores et déjà posé un geste visant à renforcer ou
à construire une cohérence, voire à se débarrasser des incohérences ou des traces
susceptibles de faire vaciller ou de ternir le monument hagiographique qu’elle élève à
son époux, en expurgeant une partie de sa bibliothèque. De plus, les manuscrits ont été
ordonnés et reliés – lorsque ce n’était pas déjà le cas, puisque, du vivant du poète,
certains de ses amis avaient entrepris la démarche que la veuve poursuivra plus tard (la
femme de Théo Van Rysselberghe, Maria, ayant par exemple fait relier le manuscrit de
la pièce Philippe II, avec une couverture peinte par Gabrielle Montald, épouse du peintre
Constant Montald, qui a également réalisé pour les Verhaeren des liseuses et autres
coussins pour leur intérieur6).
13 De la même façon, le critique André Fontaine, dans les années 1920, prolonge
l’entreprise de Marthe Verhaeren en publiant un fac-similé du manuscrit du recueil Les
Débâcles, assorti d’une étude de son cru, et édite les trois volumes des Impressions, qui

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reprennent des textes parus pour la plupart en revue au fil de la carrière de l’écrivain
belge. On y trouve aussi bien des critiques d’art et des critiques littéraires, que des
notes de voyage, des poèmes en prose et des réflexions diverses qu’il ordonne en
insufflant de la cohérence à des travaux épars. Fontaine rassemble subjectivement à la
fois des textes issus de commandes que des feuillets manuscrits isolés qu’il présente
comme un ensemble homogène de réflexions aphoristiques sous le titre « Les instants
du jour » (Verhaeren 1926 : 29-42). La volonté de l’auteur est néanmoins absente de cet
assemblage, monté posthumement de toutes pièces par l’éditeur (Boudart 2021).
14 Longtemps, le travail d’André Fontaine et le polissage des archives par Marthe
Verhaeren feront autorité et influeront sur la façon de lire et de comprendre
Verhaeren, aussi bien que de le mettre en scène. Jusqu’au moment où des dissidents au
sein de la communauté tentent de rétablir « la vérité » et démontent l’architecture
patiemment bâtie par Marthe Verhaeren ou André Fontaine. Ce mouvement, qui
s’apparente à une désacralisation de la figure de l’écrivain, produit concomitamment
une resacralisation, parce qu’elle suscite un regain d’intérêt dans l’interprétation des
objets autour desquels gravite la communauté. Le mouvement paradoxal de
désacralisation et resacralisation est aussi souvent l’occasion – et les expositions qui
cherchent inlassablement à réactiver l’intérêt pour un sujet en sont la preuve patente –
de renouveler la communauté et d’élargir un cercle d’initiés dont le nombre s’érode
avec le passage du temps.
15 Quel qu’il soit, l’objet sacré est susceptible de produire du sentiment d’appartenance.
En effet, dans une exposition, se voir pénétrer un univers intime 7 ou un territoire
imaginaire porteur de sens équivaut à intégrer un cercle d’initiés – et ce par deux biais
au moins : l’empathie et l’intelligence (au sens premier de la compréhension de ce qui
est autre). Il s’agit d’un rite puissant, parce qu’il implique l’affect aussi bien que
l’intellect. Le sentiment d’appartenance s’avère ainsi éminemment politique, dans la
mesure où il autorise autant la reconnaissance des siens que l’identification de ce qui
constitue un sacrilège : ceux qui commettent un sacrilège envers le patrimoine sont
soit des exclus de la communauté (ceux qui ne savent pas), soit des rebelles de
l’intérieur (et l’on sait combien les groupes d’aficionados d’un écrivain, qu’ils soient
amateurs ou professionnels même, peuvent connaître de véritables schismes).
16 Une des pièces emblématiques du fonds d’archives Émile Verhaeren nous semble
cristalliser à la fois le mouvement de la sacralisation de l’écrivain et la problématique
de l’authenticité. Il s’agit du portrait du poète8, exécuté en 1892 par son ami le peintre
Théo Van Rysselberghe. On y voit Émile Verhaeren à sa table de travail, dans son
intérieur privé à Bruxelles. Objet de construction de l’image de l’écrivain mais aussi
témoin emblématique de l’espace de vie de l’auteur, le tableau mérite notre attention
pour au moins quatre raisons :
17 1) L’image de l’auteur y est sacralisée par sa représentation matérielle. De fugace, son
image devient éternelle, a fortiori par la peinture, art noble par excellence.
Van Rysselberghe saisit le regard étonné de son ami au travail, penché sur quelques
feuillets. En le situant dans cette position, il l’affirme comme écrivain.
18 2) Le tableau constitue sans conteste un exemple majeur d’une expression artistique
neuve et résolument moderne pour l’époque, que Verhaeren a lui-même contribué à
faire connaître et à défendre au besoin (voir Verhaeren 1997a). Il s’agit, en outre, du
premier portrait néo-impressionniste de l’écrivain que Van Rysselberghe réalise, après
avoir fixé ses traits dans de nombreux dessins et tableaux de facture plus classique. Que

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l’homme ait choisi son ami, poète en pleine phase de reconnaissance critique et
publique, pour cette grande œuvre d’avant-garde9, est révélateur du geste fort qu’il
pose en tant qu’artiste. Avec ce tableau, il inscrit à la fois son ami poète et lui-même au
sein de l’histoire de l’art.
19 3) Le portrait renvoie également à l’amitié qui lie les deux hommes. En soulignant les
relations personnelles du poète, la peinture convoque une forme de familiarité.
20 4) Le tableau évoque précisément l’environnement de Verhaeren10 : l’homme s’y
entoure de livres, de manuscrits, de tableaux et d’objets, parmi lesquels le crapaud
japonais dont nous reparlerons. Dans une forme de mise en abyme, Verhaeren décidera
ensuite d’installer le tableau dans le bureau qu’il aménagera dans sa maison de Saint-
Cloud, qui est reconstitué aujourd’hui à Bruxelles, à la Bibliothèque royale de Belgique
(en réalité, ce sont deux portraits qui y figurent : à celui d’Émile s’ajoute son pendant,
celui de son épouse Marthe). En prenant cette décision, Verhaeren affirme par l’image
qu’il a lui-même validée l’existence de ses objets familiers comme essentiels à son
univers, personnel et créatif.

Authenticité vs effet d’authenticité


21 Quand on parle de patrimoine, trois notions viennent spontanément à l’esprit : le
rapport au passé, la notion de transmission et l’authenticité. Ainsi attend-on du
document patrimonial – le manuscrit littéraire, pour n’en citer qu’un seul, en est un
bon exemple – qu’il fasse le lien entre la mémoire et le présent (voire le futur) mais
aussi qu’il démontre son caractère « original ; véritable ; qui ne peut être contesté ;
dont l’origine et la nature sont bien établies11 ». Évoquer le patrimoine littéraire à
travers une exposition, qu’elle soit permanente ou temporaire, revient à mettre en
scène une portion emblématique de l’histoire, passée ou présente, d’une collectivité qui
se reconnaît dans cette sélection, comme nous l’avons souligné plus haut. Dans ce
contexte, la notion d’identité – d’identité culturelle en particulier – ne tarde pas à
poindre. Et l’on sait à quel point celles-ci sont susceptibles de mettre en branle une
série d’émotions, des plus louables aux plus périlleuses.
Mais laissons ce débat pour d’autres lieux et revenons à la notion d’authenticité dans le
contexte d’une exposition littéraire en posant deux questions. De quoi parle-t-on
lorsqu’on évoque ou convoque l’authenticité ? Qu’est-ce que cela implique en termes
d’émotion ?
22 Si l’on s’en tient à une définition stricte, une exposition littéraire ne peut être
authentique. Seules les maisons d’écrivains pourraient à la rigueur en présenter les
caractéristiques – et encore ! En effet, une fois sorti de son contexte, un objet, quelle
qu’en soit la nature, cesse d’être authentique. On a rappelé à ce sujet les théories de
Walter Benjamin, qui ont fait date. Pour le philosophe, « à la plus parfaite reproduction
il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son
existence au lieu où elle se trouve. […] Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on
appelle son authenticité » (Benjamin 2000 : 71). En effet, si le principe de la
reproductibilité est intrinsèquement lié à l’œuvre d’art puisque la réplique ressortit
aux pratiques millénaires de l’apprentissage du maître à l’élève, la situation se modifie
substantiellement avec l’introduction des techniques modernes de reproduction.

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Désormais, « la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus importantes,
lesquelles désormais furent réservées à l’œil » (Benjamin 2000 : 70).
23 Dans une époque comme la nôtre, dont le philosophe allemand avait eu l’intuition, à
quelques nuances près, la capacité technique à pouvoir reproduire à l’infini et sous
divers formats un document augmente l’aura dont s’entoure le document authentique.
Placé dans une exposition, celui-ci amène une valeur supplémentaire : « c’est la
première fois que je le vois en vrai », est-il fréquent d’entendre, non sans une émotion
marquée dans la voix du visiteur qui découvre, par exemple, la Joconde, Guernica ou la
Pierre de Rosette. S’il fut un temps où tout un chacun rêvait de posséder une copie de
tel ou tel tableau dans son salon, cette standardisation de l’unique 12 rend aujourd’hui
l’exposition d’une pièce authentique d’autant plus exceptionnelle et en fait, donc, un
facteur susceptible de déclencher une émotion. Face à ce document dont l’authenticité
est attestée (le cartel remplit la fonction de garant), le visiteur ressent une émotion
nourrie du sentiment de faire partie d’un cercle de privilégiés, dont il a déjà été
question. Puisque la pièce est authentique, unique, il n’existe que peu d’occasions de
l’observer. En tant que spectateur invité à l’observer, je retrouve une part du rituel
ancestral qui faisait de la statue d’une divinité, par exemple, un objet de culte.
Si l’évolution de l’art vers la sécularisation, nous l’avons rappelé, a déplacé la valeur
cultuelle vers le culturel, le développement des moyens techniques de la reproduction
n’a fait qu’accentuer ce phénomène. Comment dès lors retrouver cette aura, ce
sentiment presque religieux qui découle de la mise en présence de l’objet authentique,
s’il est sorti de son environnement originel ?
24 Au contraire de l’authenticité que l’on prête à une individualité, l’authenticité d’un
document, le plus souvent, réclame la preuve de son origine pour être incontestable.
Cependant, dans une exposition littéraire, le document authentique se donne
également comme le lieutenant de la personne de l’écrivain. Pour maximiser l’émotion,
chaque document exposé doit refléter cette cohérence fantasmée et entrer en
résonance avec l’ensemble des traces que l’auteur a pu laisser sur son passage : son
œuvre, bien entendu, mais aussi tout objet susceptible de représenter ce qu’était sa vie.
En ce sens, l’usage du document par l’exposition vient en quelque sorte s’inscrire au
cœur du débat sur l’authenticité de la personne, de Stendhal à Charles Larmore, dans la
mesure où se crée un écart entre, d’une part, l’essence matérielle et la charge
historique du document et, d’autre part, ce qu’on tend à lui assigner comme rôle, ce
qu’il a à représenter (Larmore 2004).
25 C’est pourquoi l’authenticité doit être considérée moins comme une qualité intrinsèque
que comme résultant d’un effet, c’est-à-dire en tant que mouvement qui ordonne la
cohérence et comble rétrospectivement l’écart entre ce que l’individu écrivain était et
l’image d’auteur qui s’est forgée au fil du temps, mêlant les postures adoptées par
l’écrivain (Meizoz 2007), son ethos discursif (Amossy 2010) et la réception par le public
des lecteurs, qui tend à gommer la distinction établie par Maingueneau entre personne,
écrivain et inscripteur (Maingueneau 2013 : 16).
26 En reconstituant, tout ou partie, le moment et le lieu de production ou de création
(puisque l’on parle d’art) d’un objet authentique, on magnifie cet effet d’authenticité 13.
Certes, le document présenté demeure unique mais la scénographie qui accompagne
son exposition donne l’illusion de l’authenticité, et ce, que le document soit un original,
une copie ou même, dans certains cas, un faux. Replacé dans un contexte imitant
l’originel par le biais d’images, d’une ambiance sonore, de la voix de l’auteur et d’autres

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objets, accompagné de l’explication appropriée, l’objet redevient authentique.


D’unidimensionnelle autrefois car limitée à la vue, l’expérience vécue par le visiteur
peut ainsi devenir, aujourd’hui, multisensorielle.
27 La valeur d’authenticité que l’on attribue à un objet exposé tient à ce hic et nunc dont
parlait Walter Benjamin. Un objet est authentique parce que l’on peut attester son
utilisation ou sa possession par une personne précise – le poète belge Émile Verhaeren,
dans l’exemple qui nous occupe – dans un espace-temps déterminé. Prenons un
exemple : le crapaud en bronze du poète. Cet objet existe : il est exposé encore
aujourd’hui dans la reconstitution du cabinet de Saint-Cloud, au sein de la Bibliothèque
royale de Belgique, à Bruxelles. On en observe en outre des traces sur la table de travail
dans des tableaux (comme le portrait de Van Rysselberghe) ou des dessins mettant en
scène l’écrivain en train d’écrire. Témoin direct de la magie de la création littéraire, cet
objet décoratif somme toute banal mais familier de l’auteur se trouve investi d’une aura
qui ne fait que renforcer son caractère authentique et, par là même, sa valeur en tant
qu’objet exposé. De simple élément du quotidien, l’objet incarné acquiert une
dimension unique qui le rend exceptionnel et, à ce titre, digne d’être montré. En
réalité, c’est l’exceptionnalité de l’auteur qui déteint sur ses objets quotidiens, et en
magnifie l’intérêt patrimonial et muséal.
28 Ceci est d’autant plus remarquable que, à plusieurs reprises, dans ses poèmes,
Verhaeren renvoie au crapaud comme à une figure familière. Ainsi ce sixain de la
« Chanson de fou » issue des Campagnes hallucinées (1893) :
Le crapaud noir sur le sol blanc
Me fixe indubitablement
Avec des yeux plus grands que n’est grande sa tête ;
Ce sont les yeux qu’on m’a volés
Quand mes regards s’en sont allés,
Un soir, que je tournai la tête. (Verhaeren 1997b : 87)
29 En présentant ce crapaud évocateur dans une exposition (comme cela a été le cas, par
exemple, au Musée des Avelines de Saint-Cloud en 2016 ou en 2021-2022 dans
l’exposition « Babioles et Trésors : la face cachée de la littérature belge »), on génère un
effet d’authenticité qui consolide la cohérence du lien entre l’homme, l’œuvre et les
traces que l’un et l’autre laissent. La mise en scène appropriée de cet objet authentique
en regard des poèmes et des œuvres d’art où il figure crée un réseau sémantique et
symbolique susceptible de susciter l’émotion chez le visiteur, qui est de l’ordre de la
reconnaissance, sensible et intellectuelle à la fois.
30 Ce fameux crapaud, nous l’avons dit, est actuellement exposé dans le « Cabinet Émile
Verhaeren » à Bruxelles. En exposant des objets familiers de l’écrivain dans une
configuration spatiale, d’apparence homogène, proche ou similaire à celle qui
composait son monde et en produisant en sus un discours sur la réalité à la fois
historique, personnelle et archivistique de ce cabinet, ses responsables créent un effet
d’authenticité. Le visiteur pénètre alors dans une réalité paradoxale, car à la fois réelle
et reproduite, qui ne laisse pas de le conforter dans son sentiment d’acquérir, presque
en privilégié, un petit bout de la vie de l’auteur.
31 La configuration visuelle de ce cabinet contribue en outre à renforcer le sentiment
d’intimité. On ne pénètre pas dans ce lieu clos, sorte de parallélépipède rectangle qui
n’est pas sans rappeler les grandes vitrines de reconstitution ethnographique ou de
simulation du milieu naturel. Le visiteur est tenu d’observer à travers une fenêtre le

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contenu du cabinet, presque en voyeur, et la taille réduite de cette fenêtre fait en sorte
que seules deux personnes peuvent s’y tenir en même temps. Tout ce dispositif, encore
accentué par une illumination adoucie, ne fait qu’accentuer, dans le chef de
l’observateur, la sensation de faire face à un ensemble cohérent d’objets dont le sens se
révèle à l’aune de leur interaction. L’effet d’authenticité ressenti dépasse alors le cadre
de l’objet pris individuellement (le crapaud, l’encrier, la plume) pour atteindre
l’ensemble du cabinet, y compris dans sa configuration matérielle. S’opère alors une
sorte de synthèse qui lie reconnaissance mémorielle du passé et implication
émotionnelle du présent.

Conclusion
32 Après ce rapide parcours autour de deux facteurs susceptibles de favoriser l’émotion –
la sacralisation et l’authenticité, ainsi que leurs déclinaisons –, nous constatons, en
définitive, que ceux-ci produisent, l’un et l’autre, des réactions similaires chez le
récepteur. En réalité, ils se conjuguent et décuplent leurs effets dans la mesure où
l’expérience se joue au niveau intime, tout en confortant simultanément le sentiment
de partage de l’expérience au sein d’une communauté d’élection qui pénètre dans
l’intimité de l’écrivain. En mettant en scène des objets mémoriels et patrimoniaux dans
le cadre d’une exposition littéraire, en les accompagnant d’un dispositif sensoriel
pertinent et d’un discours explicatif, c’est toute la palette émotionnelle qui est
sollicitée, depuis la simple perception jusqu’à l’investissement personnel et intellectuel.
Le cas d’Émile Verhaeren constitue un bel exemple de ce qu’un fonds d’archives permet
de mettre au jour en termes de processus d’éveil d’émotions littéraires et
patrimoniales, en des temps et des lieux divers.
33 Outre ceux que nous avons choisi de développer dans cet article dont nous
revendiquons le caractère exploratoire et pluridisciplinaire, il existe bien entendu
d’autres vecteurs susceptibles de déclencher des émotions patrimoniales. Pour ne citer
que ce domaine, la théorie littéraire est riche en perspectives qui pourraient, mutatis
mutandis, s’appliquer à l’analyse des expositions littéraires. Ainsi pourrait-on
mentionner l’identification, évoquée notamment lorsqu’il est question de la part
dévolue au lecteur (Picard 1986), de même que la question de la tension narrative.
Raphaël Baroni, théoricien de cette approche, la considère comme un « effet poétique
qui structure le récit » et qui se rapporte, au sens large, aux émotions que ressent le
lecteur mis en situation d’attente du dénouement d’une intrigue. La réception devient
alors passionnelle, « cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée
d’incertitude » (Baroni 2007 : 18). Si ces approches méthodologiques n’ont pas été
convoquées ici, elles n’en demeurent pas moins des pistes possibles de recherche.
34 À l’heure de la disparition manifeste de socles culturels communs, il importe de capter
le flux qui conduit de la construction de l’image d’auteur jusqu’à l’exposition littéraire,
au travers du double prisme de la sacralisation et de l’authenticité, afin de privilégier
un type d’accès au sens qui passe, d’abord, par une stimulation émotionnelle à la
charnière de l’intime et du collectif.

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BIBLIOGRAPHIE
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du futur ».

NOTES
1. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, le texte de présentation de l’exposition
Manuscrits de l’extrême, présentée à la Bibliothèque nationale de France du 9 avril au
7 juillet 2019, affirme que « la valeur patrimoniale [des textes présentés] réside en ce
qu’ils offrent les souvenirs palpables d’histoires individuelles ou collectives
extraordinaires. Dépositaires d’émotions non contenues, de sentiments pris sur le vif,
ces billets, notes et lettres, rédigés souvent dans l’urgence, expriment ce que les
manuels d’histoire ou les ouvrages critiques ne peuvent restituer : la façon dont des
événements susceptibles de faire vaciller une existence ont été vécus de l’intérieur »
(https://www.bnf.fr/fr/agenda/manuscrits-de-lextreme).
2. Les Archives & Musée de la Littérature sont un centre dédié pour l’essentiel au
patrimoine littéraire belge francophone. Parmi leurs missions principales se trouvent
la conservation, la description et la valorisation des fonds d’archives et des autres
documents en leur possession. Par valorisation, nous entendons notamment la tenue
d’expositions et l’édition d’études critiques, de monographies et des actes des colloques
que nous organisons, ainsi que la recherche scientifique au sens large.
3. Outre le cas du crapaud en bronze qui trônait sur le bureau de Verhaeren, dont il
sera question plus loin, mentionnons par exemple le coffret du symboliste belge
Georges Rodenbach, qui est décrit dans son roman Bruges-la-Morte (1892) et fait l’objet
de l’un de ses textes lyriques (« Le coffret », dans Les Tristesses, en 1879) : ce coffret, qui
contient des mèches de cheveux, appartenait à la famille de l’écrivain ; son devenir
fictionnel et poétique jette un pont entre l’œuvre littéraire et la réalité biographique,
par le truchement d’un objet doublement, voire triplement sacralisé (par la famille de
l’écrivain, par celui-ci et, corollairement, par le lecteur amateur).
4. C’est l’un des sens de l’exposition « Babioles et trésors : la face cachée de la
littérature belge », organisée par les AML à la Maison du Livre de Saint-Gilles
(Bruxelles), du 15 décembre 2021 au 27 février 2022 (http://aml-cfwb.be/actualites/
375).
5. La surenchère autour des artefacts ayant appartenu à l’écrivain peut parfois aller
jusqu’à la mystification, comme dans l’exposition, organisée par Jean-Benoît Puech et

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Yves Savigny, autour de l’écrivain Benjamin Jordane. Celui-ci, tout comme Yves
Savigny, son biographe, sont en réalité des personnages tout droit sortis de
l’imagination de Puech. Mais l’exposition a bel et bien eu lieu, ce dont atteste le
catalogue qui joue jusqu’au bout le jeu du vraisemblable (voir le catalogue de
l’exposition de la Bibliothèque de l’Université de Bourgogne, Jordane et son temps.
1947-1994 : Puech et Savigny 2017).
6. Voir https://www.aml-cfwb.be/catalogues/general/titres/243566.
7. Le phénomène s’accentue lorsqu’il s’agit de visiter une maison d’écrivain ou de
contempler une reconstitution de son cabinet, lieux qui maximisent l’effet d’intimité.
8. Voir http://www.aml-cfwb.be/catalogues/general/titres/193808.
9. Le tableau est exposé lors de l’Exposition des artistes indépendants de 1892, à Paris,
puis au salon de l’Association pour l’Art d’Anvers, fondé tout récemment par Max
Elskamp et Henry Van de Velde.
10. L’écrivain symboliste Charles Van Lerberghe évoque cet intérieur dans son journal,
en juillet 1891, à la veille du mariage du poète : « Chez Verhaeren. Intérieur accompli
d’artiste – et vraiment l’un des plus beaux que je connaisse. Une vaste salle d’atelier
éclairée par une seule grande verrière. Au mur des tableaux de Monticelli, Toulouse-
Lautrec, Schlobach, Van Rysselberghe. La table de travail dans un coin chargée de
livres. Intérieur presque sévère, sans coquetterie, sans mauvais goût. Rien de petit ou
de mesquin. Bien différent en cela du mien. Décidément on peut juger par là de
l’homme. Verhaeren est un artiste absolu, un poète-né, un grand et beau type. Quelques
heures passées avec lui ce soir et l’inspection de son milieu me confirment dans cette
impression de ses œuvres. / Un milieu non familial, non bourgeois. Je me souviens de
son article sur le confortable. Sa chambre à coucher – petite pièce attenant à l’atelier –
est encore suggestive. Un lit singulier, quatre planches tendues d’étoffe verte, presque
d’un moine. La chambre de Le Roy a l’air d’une chambre d’hôtel. On y est à jamais en
voyage. Ici je retrouve cette impression, mais comme en un sens religieux, biblique… »
(Journal inédit, t. III, 1891-1894, f° 38, Archives & Musée de la Littérature, ML 6949/3.)
11. Définitions extraites du portail lexical du CNTRL (http://www.cnrtl.fr/definition/
authentique).
12. Expression partiellement empruntée à Benjamin, voir « L’œuvre d’art à l’ère de sa
reproductibilité technique » [dernière version de 1939] (Benjamin 2000 : 279).
13. Il s’agit bien d’une logique d’effet comparable à celle que Barthes (1968) prête au
détail réaliste dans un texte littéraire sous le nom d’effet de réel, à savoir une notation
qui n’a d’autre sens que de donner une impression de réalité au lecteur.

RÉSUMÉS
Le présent article cherche à identifier les facteurs qui favorisent l’émotion au sein des dispositifs
de mise en scène de l’objet patrimonial, en s’appuyant sur les outils issus de l’analyse de la
construction de l’image de l’auteur. À travers l’exemple emblématique de l’écrivain belge Émile

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Verhaeren, l’accent est mis sur les notions de sacralisation et d’authenticité, qui dans le monde
de la reproductibilité et de l’accessibilité qui est le nôtre, confortent le caractère unique de la
rencontre avec l’objet patrimonial. Les expositions s’appuient ainsi sur des effets d’authenticité
en créant une réalité paradoxale de partage d’intimité entre le visiteur et l’écrivain.

This paper aims to identify the factors contributing to the emergence of emotion in set-ups
staging heritage items. In order to demonstrate how literary exhibitions use the same means as
the author’s construct of his/her own public image, we will focus on the emblematic example of
late 19th century Belgian writer Emile Verhaeren. In an age of mechanical reproduction
(Benjamin) and (almost) unlimited access, sacralization and authenticity reinforce the
uniqueness of any visitor’s encounter with a heritage site or object. Exhibitions thus rely on
effects of authenticity, creating a paradoxical reality in which the visitor and the writer seem to
share intimacy.

INDEX
Keywords : literary exhibitions, patrimonialization, sacralization, authenticity, emotion, Emile
Verhaeren.
Mots-clés : expositions littéraires, patrimonialisation, sacralisation, authenticité, émotion,
Émile Verhaeren.

AUTEURS
LAURENCE BOUDART
Archives & Musée de la Littérature

CHRISTOPHE MEURÉE
Archives & Musée de la Littérature

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