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LL n°1

Le livre XI des Caractères, intitulé « De l’Homme », brosse un portrait « d’après nature » de


l’être humain, ainsi que La Bruyère le formule dans sa préface. S’appuyant sur ses propres
observations de la vie de cour, le moraliste rédige des maximes et des portraits de types sociaux
incarnant des vices communément répandus. Le portrait d’Irène se distingue pourtant des autres à bien
des égards. Le fragment 35 prend en effet la forme d’un dialogue plein de vivacité, qui joue du
décalage burlesque entre le ton familier d’une banale consultation médicale et la noblesse du sujet
puisque Irène, dans un temple de la Grèce antique, converse avec un dieu.
Problématique : Comment l’auteur présente-t-il un portrait satirique ?
Trois mouvements dans ce fragment nous permettront d’étudier le type de l’hypocondriaque,
prétexte à de sombres réflexions sur la nature humaine.

Mouvement 1 : Une consultation médicale burlesque (l.1 à 8).

La scène prend place dans l’Antiquité ; pourtant, La Bruyère évoque bien l’une de ses
contemporaines. Le mélange des époques et des civilisations produit un certain effet.
Nous pouvons relever des éléments renvoyant à la Grèce Antique : « Épidaure », « Esculape »,
« temple », « le dieu », « l’oracle », « Fils d’Apollon ». Cela installe un cadre antique, celui de la
consultation des oracles religieux dans la Grèce antique ; le sanctuaire d’Épidaure était situé en
Argolide et était l’un des plus fréquentés à l’époque classique.
Cependant, certains éléments renvoient à la France du XVII° siècle : si l’on excepte les
quelques termes renvoyant à l’Antiquité, tout le reste de l’échange renvoie à une consultation médicale
parfaitement semblable à celles qui se pratiquent à l’époque de l’auteur, comme le montre le champ
lexical de la médecine : « consulte », « ordonne », « insomnie », « prescrit », « remède », « guérir »,
« diète », « conseils », « science ». Les maux dont se plaint Irène sont eux aussi fort universels :
« lasse et recrue de fatigue », « insomnies », « sans appétit », « pesante », « indigestions ». Ce mélange
permet à La Bruyère de créer un effet de pittoresque et d’exotisme en installant sa saynète dans un
décor situé dans une époque et un espace différents, mais c’est pour mieux souligner la dimension
universelle de la réflexion qu’il propose sur la peur de vieillir.
De plus, Irène est un prénom qui, en grec, signifie « paix » ; il est ici utilisé de manière
parfaitement ironique par La Bruyère, d’abord parce qu’Irène, hypocondriaque, inquiète de sa santé,
soumettant le dieu médecin à des questions toujours réitérées, semble bien loin d’être en paix elle-
même. La parataxe déployée dans la première partie du texte, l’accumulation des propositions et la
longueur excessive de la deuxième phrase renforcent cette impression.
Enfin, La Bruyère écrit cette consultation médicale à la manière d’un dialogue de comédie,
même s’il conserve le discours indirect. À chaque question de la patiente, qui est aussi une jérémiade
(fatigue, manque d’appétit, insomnies, poids, indigestions), le dieu répond nettement, directement,
sans passer par des détours de la parole et, pour chaque mal, apporte une solution pleine de bon sens.
Le moraliste joue du burlesque parce qu’il s’agit ici d’une consultation d’un dieu du panthéon grec à
travers le rituel mystique de l’oracle, dans un temple sacré, moment nécessairement empreint de
solennité et de noblesse : or le sujet est trivial, Irène est une patiente geignarde et pénible ; quant au
dieu, il apparaît plutôt comme une incarnation du sens commun, à l’intelligence plus pratique et terre à
terre qu’abstraite et métaphysique, ce qui crée un décalage fort drôle.

Mouvement 2 : De l’humour au sérieux (l.8 à 12).

Progressivement, La Bruyère fait basculer son texte du discours indirect : « elle lui déclare
que » au discours direct : « ma vue s’affaiblit », et le récit prend des allures de dialogue de théâtre. Le
dieu répond à chacune des demandes de la patiente, exprimées sous la forme de questions directes :
« quel moyen de guérir de cette langueur ? », de manière brève, directe et efficace, ce qui donne à
l’échange des allures de stichomythies. Le moraliste donne au lecteur des précisions quant à l’état
émotionnel de ses protagonistes, dans des incises qui s’apparentent à des didascalies : « s’écrie Irène ».
La remarque sur les lunettes produit plusieurs effets : il s’agit ici d’un anachronisme (les
lunettes n’existaient pas dans l’Antiquité), bien servi par la stichomythie. Avec beaucoup d’humour, et

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en jouant du décalage entre les époques, La Bruyère renforce le contraste entre les deux caractères en
présence : le bon sens pratique du dieu face aux jérémiades incessantes d’une patiente pénible. Par ce
jeu, La Bruyère souligne que les plaintes incessantes de cette patiente portent sur des maux d’une très
faible gravité : il s’agit plutôt d’incommodités que de véritables maladies, d’où cette formule
synthétique, aussi brève que sèche, d’ailleurs pas tout à fait correcte du point de vue de la syntaxe :
« prenez des lunettes ». C’est le propre de l’hypocondriaque que de confondre des peccadilles avec de
très sérieuses maladies : le lecteur prend plaisir à voir Esculape remettre ainsi à sa place sa patiente
trop pleurnicharde.
Cependant, la litanie des maux d’Irène (fatigue, troubles du sommeil, surpoids, problèmes
gastriques, indigestions, perte d’acuité visuelle, faiblesse générale) glisse peu à peu de maux bénins et
répandus aux symptômes propres à la décrépitude du corps qui accompagnent son vieillissement. Tout
à coup, les réponses brèves et pleines de bon sens du dieu se font plus brutales : « c’est, dit le dieu, que
vous vieillissez », « le plus court, Irène, c’est de mourir ». L’introduction du motif de la mort comme
solution, dans le cadre de cette consultation médicale où le dieu n’apportait jusque-là que des remèdes
simples et efficaces, crée une rupture aussi saisissante qu’abrupte et inattendue. Le burlesque et la
fantaisie qui donnaient beaucoup de légèreté à ce texte laissent place à des considérations plus sombres
sur la finitude de la vie humaine et son caractère nécessairement éphémère.

Mouvement 3 : Une satire de la faiblesse humaine (l. 12 à 16).

Les trois questions formulées par Irène à la forme directe n’ont en réalité pas de valeur
interrogative ; contrairement aux précédentes questions, celles-ci n’ambitionnent pas d’obtenir des
réponses ou des solutions, ce sont des questions rhétoriques, car elles n’appellent pas de réponse de la
part du dieu, elles ne sont là que pour exprimer la stupeur d’Irène qui n’en croit pas ses oreilles. Par
trois fois, Esculape est mis en accusation : ses réponses sont décevantes et loin d’être à la hauteur de sa
réputation : série de périphrases laudatives : « Fils d’Apollon ; « toute cette science que les hommes
publient et qui vous fait révérer de toute la terre » ; « rare et mystérieux ». Irène, en formulant par trois
fois ces reproches, trahit son agacement face à ce dieu impassible, et par le ton accusateur qu’elle
emploie, ainsi que par le doute qu’elle émet sur la réalité de ses compétences, elle laisse paraître son
amour-propre, oubliant totalement l’humilité et le respect qu’il convient d’adopter face à une divinité.
De plus, de manière très astucieuse, le dieu répond à cette litanie sans fin de questions par une
question, s’appuyant sur la dernière affirmation, pleine de prétention, d’Irène. Celle-ci vient en effet
d’affirmer qu’elle connaissait déjà d’avance toutes les solutions proposées par le dieu : « ne savais-je
pas tous ces remèdes que vous m’enseignez ? ». Pour répondre à l’arrogance de la patiente, le dieu
la piège, en soulevant le paradoxe de sa conduite : « Que n’en usiez-vous donc, répond le dieu, sans
venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ? ». Ce contre-argument est
redoutable d’efficacité puisqu’il met la patiente face à l’incohérence de ses actes, la rendant du même
coup responsable de ses propres maux. De manière très significative, le moraliste choisit de clore
l’échange sur cette dernière sortie, comme pour couper court et souligner le camouflet infligé à Irène,
qui en reste sans voix.
Enfin, Irène n’est pas seulement le type caricatural de l’hypocondriaque. Certes, ses plaintes et
ses jérémiades sont sans fin et les maux dont elle se plaint sont en réalité bien bénins et bien simples à
soigner, mais le personnage incarne d’autres défauts : l’absence de bon sens et la croyance aveugle,
presque superstitieuse, en une science miraculeuse capable de tout soigner : « cette science que tous
les hommes publient » ; « rare et mystérieux », l’amour-propre et le sentiment de supériorité,
l’incapacité à garder son calme, l’autoritarisme des puissants… Il semble possible d’affirmer que la
leçon de La Bruyère serait du côté du bon sens, de la modération et de la raison.

Dans cet extrait, le moraliste montre une des facettes de sa virtuosité. Ce dialogue original,
drôle et d’une grande vivacité n’a en effet rien à envier aux meilleures pièces de théâtre du temps. Les
contemporains ont d’ailleurs d’autant plus savouré ce texte qu’ils ont reconnu, derrière les traits de
l’hypocondriaque grecque, Athénaïs de Montespan, la favorite de Louis XIV. Mais La Bruyère donne
à ce dialogue une portée didactique assez sombre, puisqu’il invite à s’interroger sur le sens de la vie et
sur la manière de la remplir de manière opportune, avant l’irruption, inéluctable, de la mort.

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Par sa drôlerie autant que par sa noirceur, ce texte peut être rapproché du Malade imaginaire
de Molière, comédie applaudie sur la scène du Palais-Royal en 1673.

LL n°2 :

Après avoir analysé différentes catégories sociales dans les livres VIII à X des Caractères, La
Bruyère revient dans le livre XI à des réflexions plus générales sur les comportements humains. Son
terrain d’observation reste la cour de Versailles, dont il dépeint les personnages à travers des formes
très variées, du long portrait (Ménalque, fragment 7) à la rapide esquisse (Argyre, fragment 83), en
passant par des maximes plus ou moins développées. Dans les fragments 94, 95 et 96, le moraliste fait
une satire des courtisans soucieux de compter parmi les favoris du roi et de se voir élevés à des postes
enviables.
Nous étudierons chaque fragment l’un après l’autre.

Fragment 94 : L’amour-propre aveugle certains favoris.

Le champ lexical du corps est massivement présent dans cet extrait. La Bruyère l’emploie tout
d’abord de manière littérale pour évoquer les airs que se donnent les courtisans qui sont en faveur à la
cour : « leurs yeux, leur démarche, leur ton de voix ». Il l’emploie aussi de manière figurée : « la tête
ne tourne pas », « la fortune aveugle », « grandeur », « si éminent », « la chute ». Métaphoriquement,
le courtisan qui a réussi accède à des hauteurs vertigineuses (c’est pourquoi on parle des « Grands ») et
le danger est évidemment d’en tomber brutalement.
La Bruyère dépeint ici deux catégories distinctes de tempéraments : « Il se trouve des hommes
qui… ceux au contraire que… » La première sorte d’homme est capable de se comporter correctement
quand elle reçoit des honneurs ou quand elle se voit attribuer un poste enviable, comme le précisent les
trois subordonnées relatives qui décrivent minutieusement la solidité de caractère de tels hommes.
C’est à la seconde catégorie, celle des hommes qui, en pareilles circonstances, sont gonflés d’orgueil,
perdent leur capacité à raisonner froidement et se mettent en position de tout perdre, que La Bruyère
consacre le développement le plus long, puisqu’il s’agit bien pour le moraliste de faire la satire de ces
fortunés qui n’ont aucune des qualités nécessaires à cette situation. La fin du fragment est construite
sur la métaphore de la domestication animale (« ils deviennent si farouches, que leur chute seule peut
les apprivoiser »), qui s’ajoute au champ lexical de la verticalité (« grandeur », « élevés »,
« éminents », « chute »). Pour le moraliste, la défaveur apparaît comme une issue souhaitable pour
ceux qui, au fond, n’ont jamais mérité la faveur reçue.
L’une des cibles privilégiées de La Bruyère dans Les Caractères, et qu’il partage avec nombre
de penseurs de son temps, est l’amour excessif de soi. Dans cet extrait, ce vice de la nature humaine
apparaît à travers les formes pronominales (« se familiarisent », « se voir »), les nombreux possessifs
(« leurs yeux, leur démarche, leur ton de voix », « leurs accès »), les tournures réflexives (« leur propre
grandeur », « en eux », « eux-mêmes »).

Fragment 95 : Les qualités nécessaires pour faire carrière à la Cour.

La leçon de ce fragment est portée par une comparaison simple et très éclairante, parce que
visuelle et compréhensible même par des enfants : il choisit de prendre la grandeur et la petitesse
humaine au sens littéral, en convoquant, en guise de comparant, un « homme haut et robuste » pour
évoquer un homme aux grandes qualités, et, en antithèse, « un nain » pour figurer une personne pleine
de faiblesses et de vices. Il développe d’abord sa réflexion au plan littéral : un homme vigoureux
portera avec plus de facilité une charge pesante qu’un être plus faible physiquement. Puis il révèle
qu’il s’agissait d’un système comparatif grâce à l’outil de comparaison « ainsi », pour inviter enfin le
lecteur à placer la réflexion sur un plan figuré. La Bruyère se fait ici très didactique.
Il y a trois manières d’entendre les mots « petits » et « grands » quand ils se rapportent à
l’homme : d’abord au sens littéral et physique, ensuite au plan moral, et enfin dans un sens social. Si
les carrières et la réussite sociale de certains individus sont bien au cœur de la réflexion (La Bruyère
parle de « postes éminents », faisant référence sans doute à des privilèges accordés par de puissants
personnages comme le roi), dans le fragment la petitesse et la grandeur doivent d’abord être entendues

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au sens littéral, puis au sens des qualités ou des défauts. Les « grands hommes » qui sont rendus
« encore plus grands » désignent ceux qui ont de hautes qualités morales, droiture et grandeur d’âme ;
les « petits » sont les hommes pleins de vices, chez qui les hautes responsabilités ne font qu’accentuer
ces failles.
Il paraît possible de formuler la thèse implicite de ce fragment ainsi : les faveurs et les postes à
responsabilités doivent être accordés à des hommes qui ont de hautes qualités morales, car dans cet
exercice ils déploieront encore plus leurs vertus pour les mettre au service d’autrui ; en revanche,
donner du pouvoir à un homme plein de vices, c’est la certitude de le voir se comporter avec plus de
bassesse encore qu’il ne le faisait auparavant.

Fragment 96 : Le succès des courtisans originaux.

La Bruyère s’appuie, dans le début de ce fragment, sur la métaphore filée de la navigation,


avec les termes « voguent », « cinglent », « mer », « échouent », « se brisent », manière de signifier
que la cour peut parfois être comparée à un océan déchaîné sur lequel seuls quelques courtisans
particulièrement courageux et habiles seront à même de ne pas faire naufrage.
La Bruyère, au lieu de cerner un comportement humain banal et facilement observable dans
toutes les sphères sociales qu’il fréquente, s’intéresse à des originaux, à des personnages hauts en
couleur, inclassables et dont le trait de caractère principal se définit avant tout par leur caractère
iconoclaste, original et différent, comme le montre le champ lexical de la fantaisie (« extraordinaires »,
à entendre au sens littéral de hors du commun, « irrégularité », « folie »). Seconde caractéristique qui
les rend particulièrement recherchés, leur capacité à distraire agréablement ceux qui les écoutent
(« amusent », « bons mots », « plaisants », « continuels enjouements »).
La Bruyère compare dans ce fragment deux profils de courtisans et leurs réussites respectives
à la cour. D’emblée, le ton est donné puisque pour les uns — les originaux —, il emploie les verbes
« gagnent » et « parviennent », tandis que pour les seconds, on trouve « échouent », qu’on peut aussi
entendre, hors contexte de navigation, au sens figuré d’échec. Les courtisans moins originaux
construisent leur carrière à force de labeur : ils font des sacrifices, se dévouent, servent, se rendent
utiles et sont souvent hommes de mérite, mais tout cela en vain puisque les autres, par l’originalité de
leur esprit, les surpassent auprès des Grands qui les récompensent comme par caprice. Contre toute
attente, les « emplois graves » et le « sérieux des dignités » sont attribués paradoxalement à ceux qui
« amusent », font de « bons mots », sont « plaisants » et dans un « continuel enjouement ».

***
Par des jeux d’échos entre les trois fragments, le moraliste souligne que la naissance ne suffit
pas à la cour : le courtisan soucieux de faire carrière doit se garder d’avoir trop d’amour-propre ; il doit
faire preuve de solides qualités morales et, parfois, se montrer original et plein de fantaisie.
À travers la critique des défauts de ses contemporains, La Bruyère brosse en creux le portrait
de l’honnête homme, figure idéale proposée comme un objectif de vie par les moralistes du XVII°
siècle. Plaisant et agréable en société, l’honnête homme déploie des qualités de cœur et de culture,
mais sans jamais attirer l’attention sur sa personne : dans le système de valeurs de La Bruyère, ce
devrait être le moyen de s’élever à des postes éminents dans l’entourage du roi et de se préserver de la
chute.

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LL n°3

Le livre XI propose, au cœur des Caractères de La Bruyère, une réflexion dédiée à la nature
humaine. Il offre une galerie de portraits de personnages imaginaires qui incarnent, de manière
efficace et spectaculaire, des vices communément partagés. Le fragment 121 a introduit Gnathon,
gourmand égocentrique ; le portrait de Cliton, avec lequel il forme un diptyque, reprend cette
thématique alimentaire. La Bruyère dépeint dans le fragment 122 un gourmet obsessionnel. Cette
savoureuse esquisse prend progressivement une teinte plus sombre, puisque le moraliste, par l’ironie et
l’humour noir, délivre en creux une leçon pessimiste sur la nature humaine.
Problématique : Comment le portrait d’un personnage monomaniaque aboutit-il à une
réflexion sur la nature humaine ?
Nous étudierons ce texte selon trois mouvements.

Mouvement 1 : Le portrait d’un monomaniaque (l.1 à 7 « s’étendre »).

Le passage est dominé par le champ lexical de la nourriture qui sature l’extrait : « dîner »,
« souper », « digestion », « entrées », « repas », « potages » (terme répété), « rôt », « entremets »,
« plats », « service », « hors-d’œuvre », « fruit », « assiettes », « vins », « liqueurs », « cuisines ». La
Bruyère construit avec Cliton l’archétype du glouton.
Le prénom « Cliton » semble construit sur l’étymon grec « cli- », qui a servi à construire les
mots « déclin », « incliner », etc., et qui convoque la notion d’inclination, de penchant : il incarne en
effet la passion, le vice de la nourriture, obsession confirmée par le début de l’extrait, formulé sous
forme de deux propositions restrictives (« ne… que… »). La double antithèse « dîner »/« souper » et
« matin »/« soir » renforce encore cette idée que tout l’horizon de ce personnage se borne à cette
manie de la dévoration. L’expression « né que pour la digestion » crée à ce titre un concentré
redoutablement efficace de la personnalité de Cliton, ainsi défini par les deux termes de sa vie, sa
naissance d’une part et la digestion d’autre part.
La plupart des verbes de ce passage sont classables en deux catégories :
— de nombreux verbes sont au présent de l’indicatif et ont Cliton pour sujet (« il ne semble », « il
n’a », « il dit », « il place », « il nomme », « il n’oublie pas »…) : La Bruyère élabore ici son portrait
en énumérant une série de faits observés à son sujet, avec pour ambition de définir, au plus près, la
personnalité de Cliton par ses faits et gestes, comme pointés par le moraliste sous le regard du lecteur ;
— d’autres verbes sont au passé (passé composé : « il a bu », « n’a jamais eu », « ont été servies »,
« on a relevé ») puisque l’unique obsession de Cliton, hors les moments dédiés aux repas, consiste à se
remémorer ces repas.

Mouvement 2 : La voix ironique du moraliste (l.7 à 12 « désapprouve »)

De manière aussi rare que marquante, La Bruyère s’amuse à apparaître lui-même dans la
construction de ses portraits et se prend à interagir avec le personnage dont il fait la satire : « il me fait
envie de manger à une bonne table où il ne soit point ». Cette apparition du moraliste ici donne à ce
portrait l’épaisseur d’une chose vue : Cliton n’est pas une caricature exagérée et irréaliste, c’est un
type humain que l’on peut croiser dans certains cercles privilégiés du temps, ce dont La Bruyère se fait
le témoin. En outre, la réaction de dégoût qu’il affecte renforce encore la charge satirique de ce
fragment, puisque même La Bruyère, auteur de ce savoureux portrait, s’offusque du comportement du
glouton — c’est dire s’il est répugnant.
La Bruyère utilise plusieurs antiphrases (« un palais sûr », « un personnage illustre », « le
talent », « qui mange si bien »), expressions très laudatives qui sont bien sûr à comprendre dans un
sens opposé, le moraliste étant loin d’avoir de l’admiration pour un personnage qui lui répugne. On
peut aussi comprendre ces formules comme des échos des prises de parole de Cliton lui-même : en
effet, outre sa goinfrerie, Cliton est plein d’amour-propre, d’une prétention excessive et, lorsque La
Bruyère, très ironiquement, affirme : « il n’est guère permis d’avoir du goût pour ce qu’il
désapprouve », il n’exprime pas son opinion mais suggère l’attitude autoritariste de Cliton en matière
d’alimentation.
La Bruyère, dans ce portrait à charge, fait en réalité plusieurs reproches indirects à Cliton :

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— sa soi-disant expertise en matière de cuisine en fait un fat, un fâcheux, un convive insupportable à
table (« il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point ») ;
— il appartient à une classe sociale fort privilégiée (« il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible
inconvénient de manger un mauvais ragoût, ou de boire d’un vin médiocre ») et son expertise,
finalement, n’en est qu’assez peu légitime, puisqu’il ne consomme que des mets très recherchés ;
— il est excessif dans son obsession de la nourriture, c’est davantage un glouton qu’un gourmet (« qui
a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller, on ne reverra plus un homme qui mange
tant ») ;
— il est devenu despotique en la matière et tyrannise les autres convives, qui n’ont plus le droit de
s’exprimer sur ce qui est devenu son sujet d’expertise réservé (« arbitre », « n’est guère permis »,
« désapprouve »).

Mouvement 3 : Une chute pleine d’humour noir (l.12 à fin).

La Bruyère utilise d’abord des euphémismes pour évoquer la mort de Cliton (« il n’est plus »,
« dernier soupir »), comme pour atténuer la violence de cette annonce, conformément aux règles de la
bienséance en cours dans les milieux privilégiés qu’il décrit. Pourtant, il affirme plus clairement
ensuite « il est mort », un peu lassé, peut-être, de ces précautions oratoires pour un personnage à qui
sans doute l’on a toujours adressé un respect intimidé, mais dont on n’est finalement pas fâché, peut-
être, d’être débarrassé. Il évoque ensuite le séjour des morts par la périphrase euphémistique « quelque
part où il soit » : il s’agit d’une discrète pique faite à Cliton, dont le moraliste refuse de décider si son
comportement sur Terre l’aura mené au paradis des vertueux ou à l’enfer.
Plus qu’un gourmet, Cliton est un mangeur compulsif et obsessionnel, comme La Bruyère le
met en évidence par le polyptote final « manger », « mange », « manger » ; le verbe clôt d’ailleurs, très
significativement, le portrait : manger aura été son unique préoccupation, malgré la maladie et la
décrépitude (« il s’est fait porter à table jusqu’au dernier soupir ») et peut-être même malgré la mort.
Son obsession pourrait en effet, d’après le moraliste moqueur, lui faire accomplir le miracle d’une
résurrection : « s’il revient au monde, c’est pour manger ». Finalement, par-delà son goût excessif
pour les plaisirs de la table, Cliton, comme Gnathon dans le portrait précédent, apparaît comme un
homme d’un égoïsme profond, entièrement et uniquement préoccupé de la satisfaction de son plaisir.
Si le portrait d’un glouton était jusqu’ici plutôt amusant, à force d’hyperboles, d’énumérations
évocatrices, d’expressions d’agacement de la part de l’auteur, etc., il prend un tour plus sombre dans
les dernières lignes avec la mention de la mort, à quatre reprises (« n’est plus », « dernier soupir »,
« mort », « quelque part où il soit ») : cela jette une dimension plus grave, plus sérieuse à ce portrait. Il
serait faux de penser que La Bruyère mentionne la mort comme une juste punition des excès de table
de Cliton (rien ne nous dit qu’il est mort par excès de gourmandise, même si c’est une conclusion qui
peut paraître légitime) ; en outre, La Bruyère suggère que cet appétit est une obsession si ancrée en
Cliton que même la mort ne saurait en venir à bout, et que Cliton est en réalité un personnage
irrécupérable. Si le moraliste, comme il l’affirme ici et là, pense qu’en tendant un miroir à ses
contemporains, il pourra leur permettre de se corriger, il se résigne parfois, comme ici, impuissant et
moqueur, à constater que la nature humaine est, dans certains cas, impossible à corriger.

Si le portrait de Gnathon (fragment 121) provoquait le rire grâce au talent de caricaturiste de


La Bruyère, celui de Cliton se révèle plus inquiétant. Le personnage n’est guère sympathique,
incarnant non seulement l’égoïsme, mais aussi une catégorie sociale privilégiée et indifférente à la
misère d’autrui. Surtout, la mention de sa mort, le doute sur le destin de son âme et son incapacité à se
remettre en question donnent une image pessimiste de la nature humaine, incapable de lucidité. Cliton,
parfait contre-exemple de la formule de Socrate selon laquelle « il faut manger pour vivre, et non pas
vivre pour manger », est tellement aveuglé par son goût obsessionnel pour les plaisirs de la table qu’il
en oublie de vivre.
***

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LL n°4 : LA FONTAINE, « La Besace », Fables, Livre I (1678).

S’inspirant des fabulistes de l’Antiquité, La Fontaine reprend la forme de l’apologue et


emploie des figures mythologiques ou animales pour livrer ses réflexions, souvent pessimistes, sur ses
contemporains et sur la nature humaine en général. Dans cette fable intitulée un peu mystérieusement
« La Besace », tirée du premier livre des Fables (1668), il met en scène une discussion amusante entre
plusieurs animaux, qui n’est pas sans rappeler les conversations mondaines des courtisans à Versailles.
Le sujet de cet échange très vivant renvoie lui aussi à la société de cour du XVII° siècle, puisqu’il
porte sur l’apparence et sur l’amour-propre.
Problématique : Comment la mise en place d’un bestiaire permet-elle à La Fontaine de
dénoncer l’amour-propre ?
Nous pouvons dégager trois mouvements : vers 1 à 13 ; vers 14 à 26 ; vers 26 à la fin.

Mouvement 1 (vers 1 à 13) : Un dialogue plein de vie.

C’est d’abord par son nom, qui renvoie au dieu des dieux dans la mythologie romaine, puis par
la solennité de sa prise de parole que l’autorité souveraine de Jupiter se fait entendre. Ainsi,
l’injonction introduite par « Que » associée au subjonctif (« vienne ») signale qu’il s’agit d’un ordre
d’un supérieur hiérarchique, ainsi que le sens du verbe « comparaître » ; la mention de la peur suggère
aussi le rapport de domination. L’emploi de la troisième personne pour parler de soi et l’utilisation
d’une périphrase laudative « aux pieds de ma grandeur » sont aussi des indicateurs de la position
dominante de Jupiter, qu’il faut associer, de manière à peine cryptée, au roi Louis XIV, souverain
absolu qui règne au temps de La Fontaine.
La Fontaine, afin de rendre son texte très vivant, emploie le discours direct : première
personne (« je mettrai remède »), question directe (« êtes-vous satisfait ? »), modalité injonctive via le
subjonctif (« que tout ce qui respire s’en vienne comparaître ») et l’impératif (« venez », « parlez », «
faites »).
Le singe est le premier animal interrogé sur la satisfaction qu’il éprouve de son physique ; sa
réponse au souverain manifeste très clairement son amour-propre, d’abord par la surprise qu’il
exprime à travers l’interrogation, réduite au pronom personnel « moi ? » qui traduit la surprise qu’est
la sienne qu’on puisse imaginer, une seule seconde, qu’il ait à se plaindre de son apparence. La
seconde proposition interrogative directe peut se lire comme une question rhétorique « pourquoi non ?
» : d’après le singe, la réponse à une telle question est si évidente qu’elle ne méritait pas d’être posée.
Il affirme sa normalité « aussi bien que les autres » et se rengorge de son portrait. L’on comprend
ensuite que faire référence à ce portrait est en fait, dans la bouche du singe, une vantardise car, selon
lui, l’ours n’est pas digne, lui, d’être modèle, comme en témoigne le vocabulaire pictural qu’il
reprend : « portrait », « ébauché », « peindre » — le terme « ébauche » étant, dans ce contexte,
connoté très négativement par le singe.

Mouvement 2 (vers 14 à 26) : Une cascade de discours vaniteux.

Le singe incarne le courtisan plein de suffisance et d’amour-propre. L’ours incarne la


sauvagerie et la brutalité, c’est du moins le préjugé que les autres animaux semblent avoir construit à
son sujet : « on crut qu’il s’allait plaindre » ; en réalité, il semble lui aussi assez content de lui (« il se
loua très fort ») et assez méprisant, voire condescendant et prompt à la critique, exactement comme le
singe dont il reproduit le comportement, cette fois à l’égard de l’éléphant : « glosa sur », « une masse
informe et sans beauté ». L’éléphant paraît, en ce qui le concerne, considéré par ses pairs comme un
être plein de sagesse : « étant écouté », « être plein de sagesse » ; pourtant, à son tour, il s’applique à
critiquer autrui : « dit des choses pareilles », « Il jugea que […] Dame Baleine était trop grosse ». La
fourmi, comme les autres animaux, se vante (« se croyant, pour elle, un colosse ») et critique autrui
(« trouva le Ciron trop petit »).
La Fontaine, feignant de choisir des animaux communément associés à des caractères humains
bien distincts (le singe malin, l’ours brutal, l’éléphant intelligent, etc.), démontre qu’en la matière, ils
sont tous identiques : sûrs de leurs qualités propres (comme en témoignent les nombreuses tournures
pronominales : « se loua fort », « se croyant », « se fera peindre », « s’allait plaindre », et la formule

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conclusive « du reste, contents d’eux ») et prompts à pointer les défauts d’autrui (« informe », « sans
beauté », « trop grosse », « trop petit », « s’étant censurés tous »).
L’extrait repose sur plusieurs procédés comiques : d’abord, celui de la répétition, puisque
chacun des animaux qui se présente, s’il est d’abord associé à un trait de caractère particulier, se met
en réalité à se comporter exactement comme les autres : « dit des choses pareilles ». L’humour du
passage repose aussi sur les jeux de contraste entre ces divers animaux et sur le manque de lucidité de
leurs jugements : pour l’éléphant, animal colossal, la baleine est « trop grosse », ce qui est un comble !
Procédé identique mais inversé pour la fourmi et le Ciron, puisque la première, connue pour être
minuscule, reproche au second d’être « trop petit ». Enfin, autre procédé du comique ici : la réaction
que l’on imagine déçue et désabusée de Jupiter (« les renvoya »), alors qu’il avait l’ambition
d’accomplir un acte de clémence exemplaire : « si dans son composé quelqu’un trouve à redire, / […]
Je mettrai remède à la chose. »

Mouvement 3 (vers 26 à 35) : Une moralité qui accuse la nature humaine.

La Fontaine rattache la figure animale à une réflexion sur la nature humaine à travers plusieurs
procédés :
— les animaux présentés dans l’extrait sont en réalité des hommes, ils en ont toutes les
caractéristiques : monde de cour se présentant devant son souverain, amour-propre, médisances, etc. ;
— il choisit de placer l’espèce humaine au sein de cette série de races animales : « parmi les plus fous,
/ Notre espèce excella » ;
— il utilise, pour évoquer la nature humaine, une double métaphore animale : « nous sommes, / Lynx
envers nos pareils, et taupes envers nous » ;
— la double caractéristique qu’il a établie au sujet des animaux qui se sont successivement présentés à
Jupiter (amour-propre aveugle et acuité dans la critique d’autrui) constitue en réalité le motif de cette
satire de la nature humaine (le lynx étant connu pour sa vue perçante, au contraire de la taupe, non
voyante).
Métaphore du lynx et de la taupe : elle reprend le motif animalier pour faire entendre, de
manière synthétique et efficace, la leçon de la pièce sur le caractère paradoxal de l’acuité humaine,
lucide sur les défauts d’autrui et aveugle quand il s’agit des siens propres.
— Métaphore de la besace : l’homme porte ce sac à deux poches, dont l’une seulement est visible de
celui qui la porte. Le chiasme en antithèse de la formule finale traduit, par sa disposition inversée, le
caractère à la fois double et paradoxal du caractère humain : « Il fit pour nos défauts la poche de
derrière, / Et celle de devant pour les défauts d’autrui. » Là encore, La Fontaine exploite au sens
littéral le motif de l’acuité visuelle.
La leçon de la fable pourrait être la suivante : trop plein d’amour-propre, l’homme est prompt
à repérer les défauts d’autrui, mais il ne parvient pas à repérer les siens propres. Le fabuliste se montre
ici pessimiste face à la nature humaine, gonflée de suffisance, vaniteuse, volontiers méprisante, dénuée
de générosité et d’altruisme.

Cette fable met en scène une série de prises de parole animales toutes plus prétentieuses et
vaniteuses les unes que les autres. Pourtant, c’est bien d’un vice humain qu’il s’agit ici. Comme
nombre de moralistes de son temps, La Fontaine dénonce l’amour-propre excessif de ses
contemporains, qui les pousse aveuglément à la vanité et à la critique d’autrui. À travers ce récit à la
fois vivace et amusant, il tente donc de rendre sa lucidité au lecteur sur les défauts de la nature
humaine. Ce motif de la vue n’est pas sans rappeler certains des portraits peints par La Bruyère dans
Les Caractères, par lesquels il donne à voir les vices humains de manière particulièrement
spectaculaire.

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