Vous êtes sur la page 1sur 98

Cours 1 - 20/09/2023

1. Introduction

1.1. Trois exemples de surdétermination des conditions de réception spectatorielle

Nous allons nous intéresser à la manière dont l’image picturale, principalement entre le 15e
et le 17e siècle, traite l’acte de regarder, c’est-à-dire à la manière dont l’acte de regarder est
représenté, ce que l’image dit à son sujet, en quelques sortes. Plus précisément, de quelle
manière cette façon de thématiser le regard permet à l’image de présenter au spectateur des
modèles positifs ou négatifs qui vont l’amener éventuellement à modifier sa manière de
regarder,de voir ou réfléchir sur son activité de spectateur, ainsi qu’à saisir les enjeux moraux,
spirituels ou philosophiques de l’activité scopique, de l’activité de regarder. Nous allons
parler de tableaux où l’activité de regarder est thématiser, où l’on dit quelque chose à ce
propos-là. Nous allons aborder ce sujet par l’analyse descriptive et interprétative des œuvres
elles-mêmes. Nous allons nous baser sur l’analyse des images sans trop nous aventurer dans
le domaine des textes, qu’ils soientlittéraires, religieux, philosophiques ou scientifiques. Il est
clair que l’activité de regarder, la vision, constitue un thème majeur dans l’histoire intellectuelle,
cela depuis l’Antiquité, et qu’il existe doncà ce sujet une abondante littérature mais nous allons
nous limiter à ce qu’on peut apprendre sur la manière dont l’image elle-même détermine le
regard que l’on porte sur elle, notamment par lebiais de la présentation du spectateur intra-
iconique, puisque des spectateurs sont représentés dans l’image. En définissant le sujet de
cette manière, nous allons exclure deux aspects : d’une part, la question des déterminants
historiques et culturels de l’activité scopique en général car nous allons nous en tenir au
domaine des images, les regarder, et d’autre part, nous allons laisser de côté un ensemble de
problème relatif aux multiples modes en fonction desquelles l’œuvre d’art agit sur ces
spectateurs, indépendamment de l’acte de regarder. C’est un truisme que de dire qu’une
œuvre d’art est faite pour être regardée, que ce soit par des personnes humaines ou par des
entités surnaturelles et, du seul fait de mobiliser un certain type de réaction de la part de
certains sujets qui réagissent d’abord et avant tout à sa présence en portant le regard sur elle,
l’image me convoque comme spectateur de son propre fait. Dans cette mesure, on peut dire
quepar nature, l’œuvre d’art et l’image plus généralement, prédétermine par essence le regard
portésur elle du fait de sa seule existence. En outre, avant même de déployer des formes et
des contenus symboliques particuliers, elles commencent par dire « regardez-moi, vous êtes
mon spectateur ». Elles prédéterminent le regard par la manière dont elle est mise en scène
dans uncontexte donné. On peut prendre l’exemple d’un retable, un type d’image peinte faite
pour êtreplacée dans une église. Ce type implique un cadre architectural et pragmatique, un
cadre d’action lié au rituel religieux, et ce cadre tend à convoquer un comportement
spectatoriel assez défini avec une attitude spécifique, avec des choses à faire et à ne pas faire.
De par sa fonction au seinde l’édifice sacré, le retable suppose un ensemble de contraintes
(spatiales, temporelles,mentales). Il est fait pour être vu d’assez loin car il est placé
derrière l’autel, ce qui est un dispositif qui empêche généralement de l’observer de près et
ce dispositif tient le spectateur à une certaine distance. On le voit au cours des célébrations
religieuses ou de la messe ou durant les séances de prière et on sait que les triptyques
flamands à grisaille se présentaient fermés, de sorte qu’on n’apercevait que le revers des
volets extérieurs en grisaille et on accédait au panneaucentral haut en couleur à certaines
occasions comme les fêtes religieuses. Le cadre religieux détermine en outre un certain état
d’esprit même si, anciennement, les églises étaient des lieux de socialité dans lesquelles
régnaient une décontraction étonnante pour nous. On peut s’en rendre compte en regardant
les représentations d’intérieur d’églises où l’on voit des enfants qui jouent, qui courent dans
l’église, des chiens qui courent dans l’église,… Une fois transplanté dansun musée, le retable
ne va plus se regarder de la même façon. On peut s’approcher pour le voir de près, il est
moins haut et moins loin que dans le contexte originel. On peut même tourner autour du
retable, ce qui est aberrant du point de vue de l’utilisation originelle car derrière celui-ci,il y
avait le mur donc cela était physiquement impossible. Cela permet d’aller voir les grisailles
sans avoir à fermer les grisailles. Nous avons aussi, d’un point de vue temporel, une plus
grande liberté car la seule contrainte, quant à la durée de sa contemplation, est les heures de
fermeturedu musée. Les conditions d’éclairage sont elles aussi très différentes. Beaucoup de
choses sont toutefois contraignantes dans les musées, il ne faut pas penser que cela est
nécessairement moins contraignant que le cadre religieux. Le musée reste un cadre beaucoup
plus rigide en terme de contrôle du comportement que les églises de l’époque par exemple
(amener son chien au 17e siècle dans une église). Il y a aussi le fait que les guides ou les
gardiens peuvent donner l’un ou l’autre mot d’explication. Le cadre d’exposition place le
spectateur dans une certaine attitude. Il faut différencier les cadres où il est fixé une fois pour
toute (les œuvres qui ne bougent plus de là où elles sont comme les grands retables qui étaient
conçus pour l’endroit précis où ils étaient installés) de ceux qui sont fait pour être déplacés
car l’image artistique se définit aussi par son cadre amovible, à l’exception de tableaux
monumentaux. Même dans le cadre du tableau, onconstate qu’il y a une mobilité essentielle
du tableau mais qui tend à se limiter à un cadre social déterminé ou à un certain type de
contexte. On va d’un palais à un autre, d’un intérieur bourgeoisà un autre,… Il n’empêche
que la mobilité du tableau et ce qui se trouve en dehors de l’image dans l’espace environnant
n’est pas censé influer de manière aussi singulière sur ce qui se trouveà l’intérieur de l’image.
L’emprise du cadre expositionnel est différente et moins rigide nonobstant les exceptions.

1.1.1. Les peintures lascives

Nous allons nous pencher sur trois exemples de surdétermination des conditions de
réception, donc les cas où les conditions de réception sont hyper-déterminés par le cadre de
présentation et aussi, dans une certaine mesure par ce que l’image contient. Les exemples
sont tirés du livre de David Freedberg, The Power of Images, paru en 1989. Le propos du
livre était larécurrence dans la documentation de sources qui font état de réactions à l’image
artistique et des réactions qui sont d’ordre émotionnel, très directes, viscérales, des réactions
de premier degré : « sans raffinement, élémentaires, pré-intellectuelles, brutes ». Des
témoignages de telle sorte n’étaient jamais étudiés pour eux-mêmes car jugés indignes de
l’intérêt des historiens (qui s’intéressent généralement à ce qui est culturalisé) mais parfois
mentionnés par les historiens de l’art. Son travail consistait à se tourner vers l’anthropologie
et la sociologie pour trouver des clés d’analyse et l’ouvrage se proposait d’étudier non pas
les ensembles d’images mais des ensembles de réaction face à l’image. Ces réactions ont
été moins sujettes à répression que dans les domaines plus culturalisés d’après l’auteur. Pour
lui, ce qui justifie de ne pas tenir proprementcompte de la dimension esthétique, c’est que,
selon lui, ce n’est pas une attitude déterminée par l’une ou l’autre forme d’animisme qui
permet d’expliquer les réponses de premier degré mais plutôt le phénomène de l’image lui-
même. Ces réponses sont suscitées par des images, qu’elles soit artistiques ou non. Même
quand elles sont très esthétisées, les images gardent ce pouvoir primitif de susciter des
réponses de premier degré. On n’a ni à retenir les œuvres d’art avec un grand « A », ni à
exclure des œuvres d’art comme celles issues de pratiques marginales par rapport à la sphère
dominante. Le fait de susciter des réactions qui font que l’on prend le signe pour la chose,
c’est propre à l’expérience des images en général. Le fait de se rapporter à le représentation
comme si c’était la chose représentée, c’est en fait un trait absolument typique et fondamental
de l’image en général. Cette tendance à la confusion du signe et de la chose, c’est la tendance
spécifique selon laquelle s’effectue la réponse émotionnelle naturelle aux objets iconiques.
Il donne un premier exemple de ces réactions à travers une citation d’un auteur italien du
16e siècle, Giovanni Paolo Lomazzo dans son traité sur la peinture, publié en 1584. Un
exemple, bienqu’attesté par cet auteur de très haute culture, qui se situe dans un registre «
bas », lié au vécu corporel intime et notamment, ce que nous appelons sexualité aujourd’hui.
Freedberg va prendreexemple d’une citation qui concerne le salut et qui sont apparentées
l’une à l’autre. Voici ce quedit la première citation de Lomazzo :

C’est une sorte de catalogue des réponses émotionnelles et le texte est curieux pour nous car
le texte danssa littéralité confond l’image et ce qu’elle représente. Le second extrait provient
du livre de Giovanni Battista Armenini, Les vrais préceptes de la peinture, paru en 1587.
Dans les deux cas, il y a une réponse réelle de premier degré basée sur un lien direct entre la
représentation et ce qu’elle représente et basée sur une sorte de confusion entre le
représentantet le représenté. Il en vient à d’autres curiosités historiographiques, à savoir la
capacité des images à faire éprouver le désir charnel. Il s’agit de la croyance selon laquelle
la contemplation d’images durant l’acte sexuel produit une impression qui non seulement
est de nature à procurerune stimulation supplémentaire mais aussi de nature à influer sur la
conception des enfants, l’actesexuel n’étant jamais, dans la mentalité prémoderne, dissocié
complètement, de l’engendrementdes enfants. Il y a un extrait d’un conte grec du 3e ou début
du 4e siècle de notre ère, nommé Héliodore. C’est un récit intutulé Les Éthiopiques. C’est la
mère qui parle ici :

Un autre exemple vient de saint Augustin dans son Discours contre Julien. Il cite un auteur
de traités médicaux, Soranos, qui est resté connu pour un traité considéré comme le premier
traité de gynécologie. Freedberg pense qu’il parle de Denis de Syracuse mais en réalisé
Soranos parle du roi de Chypre. Le roi ne voulait pas avoir des enfants mal formés comme
lui, donc il plaçait unebelle image devant sa femme, pour qu’inspirée par la beauté, elle la
transmette à sa progéniture.
On croyait réellement que ce que l’on regardait durant l’acte avait une conséquence sur la
progéniture. Cela passe par le regard et cela s’applique aux images qui sont faites pour être
belles et regardées mais ça se vérifierait aussi chez les chevaux d’élevage et aussi peu
importe l’objet que l’on regarde. Un autre extrait provient de Giulio Mancini, amateur éclairé
de peinture,amis des artistes et également médecin. Nous lui devons un traité sur la peinture,
premier traitéde connaisseur occidental (1617-1621).

On apprend comment et où doivent être exposées les peintures et qu’elles ont un effet de
stimulation et un effet bénéfique sur la conception des enfants avec Mancini le médecin qui
introduit une nuance, une précision médicale, qui dit que l’image ne s’imprime pas
directement dans le fœtus mais dans la semence de la mère ou du père et ainsi touche le
fœtus mais selonun effet indirect. Un exemple tardif est Eléphant Man, quelqu’un qui naît
avec une difformité faciale qui le fait ressembler à un éléphant. Il vivait avec une toile de jute
sur la tête pour éviter de montrer son visage. Le film de David Lynch raconte que cette personne
savait lire, écrire, tenir uneconversation en dépit de sa difformité. La mère de cette personne
avait été chargée par un éléphant et, effrayée avait donné naissance à un éléphant et c’est la
même idée selon laquelle ceque l’on voit durant la grossesse s’imprime dans le corps même
de l’enfant.
Jacob van Loo, La jeune femme se couchant, dit Le coucher à l’italienne, 17e siècle (vers
1650), Lyon, Musée des Beaux-Arts.

Certaines images artistiques sont destinées à un contexte de présentation extrêmement précis,


icila chambre à coucher, et par leur contenu et par le cadre expositionnel attribué vont susciter
uneréponse d’un genre déterminé de la part du spectateur. C’est une peinture qui peut être
déplacéed’un lieu à un l’autre même si à l’origine c’était fait pour être déplacé d’une chambre
à une autre.Il aurait été impensable de l’afficher dans le salon par exemple et il n’était censé
être vu que parles époux, destiné plus précisément au mari mais l’épouse n’en était pas exclue
(contexte privé etfonction déterminée). Si on veut raisonner en terme de problématique du
genre, l’image est réservée aux hommes mais la peinture est vue par les deux époux, même
si Mancini n’explicite pas l’effet sur l’épouse mais on peut penser que la vue d’une belle
jeune femme par une autre femme la met en présence de la beauté, abstraction faite de la
motivation sexuelle et que cette manière de prendre en elle la beauté à travers la
contemplation de l’image est également utile. Dans la peinture, on voit que la jeune femme
invite quelqu’un à venir se coucher avec elle. Le célèbre tableau de Courbet, tableau peint
vers 1860, a été réalisé pour un diplomate turc excentrique. On sait qu’il était accroché dans
la salle de bains du diplomate sous un rideau opaque. Il s’agit d’éviter que quelqu’un ne
tombe dessus par hasard. À présent, le tableau se trouve dans le musée d’Orsay à Paris et les
conditions actuelles d’exposition ne correspondent pas du tout à ce qui était prévu par le
commanditaire. Du fait de son contenu, c’est un tableau qui nécessitait un cadre de
représentation surdéterminé et destiné à un regard masculin complètement privé même si
son commanditaire et propriétaire a pu le montrer occasionnellement et en toute
discrétion, comme ça a pu être le cas du tableau de van Loo. Ce sont aussi des objets de luxe
donc on aime bien le montrer à l’occasion. C’est un usage tout à faitprivé avec des exceptions.

1.1.1. Les tavolette de gibet

Autre exemple d’image à contexte de présentation surdéterminée, censé déterminé


de manière extrêmement forte le type de regard porté sur elle pour susciter une réponse
spectatorielle extrêmement définie. Le registre est différent de celui des chambres à coucher,
àsavoir les tablotins de Gibet. C’est un type d’objet utilisé en Italie lors des exécutions
capitales entre le 14e et le 17e siècle.

Tavoletta, Lamentation, 17e siècle, Rome, Tavoletta, Décollation de Saint Jean Baptiste, 17e
confrérie de San Giovanni Decollato (Freedberg). siècle, Rome, confrérie de San Giovanni
Decollato

Annibale Carracci, Pendaison, dessin, ca. 1599,


château de Windsor, Royal Library (Freedberg).
L’idée était de montrer au condamné, juste avant et pendant l’exécution, une image
susceptiblede les réconforter tout en leur rappelant l’importance de mourir en bon chrétien même
si l’on a été un criminel. Les images avaient deux faces et étaient munies d’une poignée qui
permettait qu’onles tienne pour les placer devant le visage du condamné et il y a avait sur
une face la Passion du Christ et l’autre, un martyre. Les deux images étant de manière
métaphoriquement en rapport avec le sort du condamné car il s’agissait là aussi d’exécution
qui, au tout dernier moment, devaient en quelques sortes fournir un modèle, un exemple de
bonne mort chrétienne, le Christ etle martyre étant les archétypes de tout condamné à mort.
On sait comment se passait ce processus. Les frères religieux entretenaient le prisonnier la
veille de l’exécution et essayaient de leur inspirer de saintes pensées et de les prévenir du
désespoir. Il faut garder espoir dans le salutet les religieux appartenaient à une confrérie qui
avaient cette mission spécifique dans ses attributions. À Rome, c’était la confrérie de saint
Jean-Baptiste dont l’une des fonctions était d’aller visiter les condamnés à mort. Le jour de
l’exécution, le condamné était accompagné vers le gibet par le prêtre qui lui tenait
continuellement la tavoletta sous les yeux, vraiment près de son visage, et au moment de
l’exécution, un frère grimpait sur l’échelle et continuait à tenir l’image,face au visage du
condamné jusqu’au moment où il était en train de trépasser, durant le passage de la vie à la
mort. C’est ce que précise le manuel d’inscription de la confrérie florentine de sainte Marie de
la croix au temple, nom de la confrérie qui, à Florence, jouait ce rôle-là entre autre :

Dans l’interprétation de l’artiste, le condamné se comporte en bon spectateur et regarde la


tablette. Le fond sous-jacent à cette pratique est que l’image figurative a la vertu d’imprimer
soncontenu tantôt dans le corps, tantôt dans l’esprit avec une sorte de puissance qui agit de
manièredirecte, quasiment mécanique. On peut considérer que ces tableaux constituent un
type particulier de dévotion, images à usage religieux et destinées à l’usage privé d’un dévot
dans unerelation particulière avec le divin. C’est une sorte de face à face personnel entre la
personne et lafigure de la divinité. On notera que l’aspect esthétique ou rhétorique de ce
genre ne devait pas être pris à la légère car il devait contribuer à la force de persuasion de
l’image dont devait découler la bonne disposition du spectateur lors de son passage de la vie
à la mort et cela avait aussi trait à l’idée de la dernière chose vue avant la mort. Un dernier
exemple est lié à un usageoù domine une pragmatique négative, alors que dans les deux
premiers cas nous étions face à une pragmatique positive. Il s’agissait de faire un enfant, de
mourir en bon chrétien et donc de s’inspirer positivement de ce que l’image transmet. Ici, il
s’agit d’une pragmatique de sens inverse. On parle de l’utilisation d’effigies à des fins de
sorcellerie ou de punition infamante, les effigies d’infamie. Que ce soit dans les images
d’envoûtement ou d’infamie, l’image est utilisée comme une sorte d’arme offensive ou en
tous cas, comme un élément capital d’un dispositif qui est dirigé contre quelque et fait pour
nuire à quelqu’un, que ce soit dans un contexte magique oujuridique ou civil. Dans le cas des
effigies de sorcellerie, on est dans un contexte privé,contrairement au effigies d’infamie qui
sont dans un contexte essentiellement public. Elles se rattachent à des pratiques
multiséculaires, déjà présentes à Rome et dans l’Egypte ancienne. On appelle cela la
damnatio mémoria (damnation de la mémoire). Cela consistait à effacer les noms ou les
représentations figurées des personnages devenus indésirables. Les effigies se rattachentà
une pratique similaire mais dans un but différent. Il s’agissait de condamner une personne à
travers son image et d’infliger une condamnation par l’intermédiaire de l’image.

Dans sa spécificité, c’est aussi une pratique attestée dans l’Antiquité. Il existe un passage de
l’histoire auguste qui est un ensemble de biographies semi-imaginaire de personnages de la
Rome tardive dont une section est consacrée aux tyrans. L’un de ces passages concerne
Celsus, l’un destrente tyrans, usurpateur condamné à mort par Contumas au 3e siècle de
notre ère.

« Son image fut mise en croix et la foule la conspua comme si Celsus lui-même avait été fixé
au gibet ».

On est dans le cas du fait de se comporter face à l’image comme si elle était ce qu’elle
représente. Ils se comportent comme si ça n’était pas une image. La condamnation à travers
l’image réapparaît en Italie au 13e siècle en Emilie, à Parme et dans le nord et va ensuite
arriveren Toscane où elle était très pratiquée au 13e siècle. Un bon exemple de ce phénomène
est la condamnation à Rome en 1462 par Contumas et en effigie du tyran de Riminie,
Sigismondo Malatesta, condamné pour impiété et trahison à l’égard du pape. Comme on ne
pouvait pas mettre la main sur lui, on a dressé un grand bûcher sur la place à Rome en face
de saint Pierre surlequel on a fait brûler une effigie hyper réaliste de la bouche de laquelle
sortait un phylactère quidisait « Je suis Sigismondo Malatesta, fils de Pandolofo, roi des
traitres, un danger pour dieu et les hommes, condamné au bûcher par le sénat du saint siège
». On fait comme si on exécutait la personne en utilisant un double grandeur nature
certainement très réaliste. Le portrait est conservé au Louvre. Le tableau a reçu une agression
physique car les yeux et la bouche du personnage ont été griffés avec un objet pointu.

Piero della Francesca, Portrait de Sigismondo Malatesta, 1451 (?), Paris, Louvre.

1.1.2. Les effigies d’infamie

David Freedberg soulève la question de savoir comment on prend cette forme de punition.
Faut-il y voir un événement de sorcellerie ? De magie sympathique ? C’est peu probable car
dans le cas de Malatesta, il s’agit d’une condamnation par le pape. S’agit-il d’un acte de
justice symbolique et ostentatoire : attenter à l’image de quelqu’un et ainsi à sa réputation ?
Quelle quesoit l’interprétation retenue, l’acte fait intervenir une image grandeur nature en 3D,
très fidèle au modèle et très probablement en cire, dont le seul but de frapper le modèle
d’infamie (immagini infamanti). C’est donc autre chose que la destruction ou la désacration
d’image existantes car elles sont faites pour la condamnation. On trouve encore aujourd’hui
des choses similaires comme dans les manifestations où on brule ou pend des effigies.
Dans ce cas, ça n’est pas dutout institué officiellement et c’est une pratique marginale, ça
n’est pas un tribunal qui a choisi cela contrairement aux cas ci-dessus où un tribunal a choisi
de condamner par effigie telle ou telle personne. On situe la naissance de cette coutume en
Italie au 13e siècle, au départ c’était des images peintes sur l’hôtel de ville. La raison d’être
de la punition qui prend un caractère public du fait de s’étaler sur le mur est d’attenter à la
réputation de quelqu’un, à son image comme on dit aujourd’hui. Il est probable que la
punition fut imposée à des gens coupables de crimes publics justement et qui ne pouvaient
être condamnés en présence. On sait que des images de ce genre, peintes dans un lieu public
ont été utilisées dans au moins une douzaine de cités italiennes de la deuxième moitié du 13e
siècle. La pratique s’est maintenue et développée durant le 14e, 15e siècle pour décliner à
partir du 16e siècle. À ce moment, elle est prise en relaipar l’exécution en effigie, comme
dans l’histoire de Malatesta. Ça n’est pas la même chose de représenter quelqu’un sur l’hôtel
de ville pour le frapper d’infamie que d’exécuter un double en effigie de la personne.
L’exécution en effigie était très répandue non seulement en Italie mais danstoute l’Europe. On
a pas conservé de peintures d’infamie mais on connaît, par des documents, des noms de
nombreux peintres auxquels on s’est adressé pour effectuer ce travail et on est bienrenseigné
sur le contexte anthropo-sociologique du phénomène. Freedberg dit qu’il y a une
contamination subie par le peintre qui réalise la peinture. Selon les endroits, il semble même
que la réalisation d’images d’infamie aient été réalisées par des artistes qui eux-mêmes
avaient eu partie avec la justice et qui avaient été punis de cette manière-là. L’effectivité de
la punition infligée à celui dont l’image était peinte s’en trouvait augmentée si on veut.
C’était un type de travail artistique qui impliquait une stigmatisation sociale assez grave et
en général, les artistes dont la bonne réputation n’avait pas été mise en cause refusaient de
s’en charger car ils craignaient que l’infamie les contamine eux-mêmes. Ça se réfère au fait
que l’image détient un pouvoir spécifique, que celui qui a présidé à la naissance de l’image
est son premier spectateur etdonc, d’une certaine manière, atteint par elle. On sait que en
1440, le peintre Andrea del Castagno a dû peindre des images de conspirateur sur le Palazzo
del Podestà de Florence et il a hérité d’un surnom difficile à porter, « Andrea des pendus ».
Le surnom l’a suivi et Giorgio Vasarimentionne le fait et il dépeint lui-même l’artiste comme
quelqu’un de violent et un assassin, ce qui n’est corroboré par aucune source et il semble que
Vasari ait suivi la tendance de considérer quesi un artiste réalise une image d’infamie, c’est
qu’il est lui-même puni dans sa réputation. On sait aussi qu’un autre peintre, Andrea del Sarto
a dû effectuer un travail similaire mais a tenu à déclarer publiquement que, pour ne pas
souffrir de la même stigmatisation que Castagno, il allait charger un de ses assistants du
travail. L’assistant a travaillé deux nuits sous une sorte de cabane en bois construite sur
l’échafaudage pour le garder des regards. Il existe de très rares vestiges de ses images
infamantes dont celui-ci de Andrea del Sarto qui représente un homme pendu par un pied.

Andrea Del Sarto, Homme pendu par les pieds, dessin, 1530, Florence, Musée des Offices
(Freedberg).

Il existe une autre attestation du caractère contaminant de l’infamie porté par ces images, à
travers le fait que la coutume a été supprimée en raison du fait qu’elle tendait potentiellement
à faire rejaillir l’infamie sur l’ensemble de la cité. Comme si, peint sur l’hôtel de ville, ces
imagesdisaient à tout étranger de passage « voici l’un de nos citoyens et voici leur genre ».
On connaît ces mécanismes de contamination et de stigmatisation par l’image dans notre
société occidentale contemporaine comme les photos d’inculpés qui sont techniquement
présumés innocents avant d’avoir été déclaré coupables mais on les filme, menottes au poing
au tribunal et ensuite on diffuse ça et ça n’est jamais innocent. C’est déjà une sorte de
condamnation par avance à une forme d’infamie et on sait la réticence qu’on certains
organismes publics ou privés à révéler des scandales car si on le fait, cela veut dire que chez
eux, l’ordre règne et que si quelqu’un se comporte mal on le vire mais d’un autre côté, en le
disant on dit ce qu’il se passe chez nous. C’est ambigu comme démarche. C’est déjà en jeu
dans les images d’infamie. On peut retenir quel’image d’infamie surdétermine sa réception
en la situant dans un cadre essentiellement public eten appelant une réaction orientée dans le
sens négatif car il s’agit de présenter une personne comme à mépriser, à réprouver et cela a
un niveau tout à fait premier et pas métaphorique et quin’est pas du domaine de la fiction,
comme les bourreaux du Christ dans un tableau par exemple.Leur présence dans le tableau
est fictionnelle tandis que la présence de l’effigie d’infamie n’est d’une certaine manière pas
fictionnelle, on l’exécute comme si c’était réellement une personne et elle remplace la
personne qui n’est pas disponible mais ça n’est pas de la fiction. On peut dire qu’on a affaire
à une représentation non fictionnelle. Ce sont des images qui se donnent à lire comme des
images de premier degré. Ce sont des représentations qui se nient elles-mêmes et sont le
substitut de ce qu’elles représentent et qui est puni de manière effective. C’est une punition
réelle, effective, une vraie condamnation.

Cours 2 - 04/10/2023

1.1.1. « damnatio memoriae »

On peut considérer que l’acte que recoupe ces images est la damnatio memoriae et qui peut
s’effectuer notamment par l'oblitération d’une image figurative (image, personne) et sur
certains monuments de l’Égypte ancienne il y a des noms en hiéroglyphe d’anciens pharaons
ayant été renversés et qui ont ensuite été martelés pour les faire disparaître car le nom porte
la possibilité de s’inscrire dans la mémoire et de vivre par delà la mort, ici bas. On sait que
les cartouches d’Akhenaton du milieu du 14e avant Jésus-Christ qui avait été le pharaon
initiateur d’une réforme théologique radicale ont été effacés par ses successeurs qui ont
voulu restaurer une orthodoxie entre guillemets. Il en a été de même une reine appartenant à
la 18e dynastie dontle nom a été effacé pour être remplacé par celui de son père et de son fils
premier, lui-même étantà l’origine de cette censure rétrospective. Dans le monde romain, il y
en a de nombreux exemples et l’un des plus marquants concerne l’empereur Geta qui a été
assassiné par son frère Caracalla qui a fait détruire tous ses monuments et a fait fondre les
monnaies à son effigie. L’effacement ou l’oblitération n’est pas la seule façon de porter
atteinte à la réputation et à la mémoire d’un individu tombé en disgrâce. Un autre moyen
passe par le remploi d’images qu’on modifie et c’est ainsi qu’il existe un certain nombre de
portraits impériaux romains qui ont été réalisés à partir de portraits antériaux romains qui
représentaient des personnages dont on voulait se démarquer. C’est l’aspect symbolique de
réutilisation d’un portrait sculpté qui est alors prédominant et on peut dire qu'on a affaire à
un cas très particulier de spolium, des dépouilles, des objets qu’on récupère pour les
réutiliser. Il peut y avoir plusieurs raisons de faire cela. Ça peut être des raisonspratiques et
matérielles comme récupérer un objet (ex : un fut de colonne), ça peut être une façon de marquer
symboliquement une continuité (dans ce cas, la revendication est positive). Cependant, dans
les cas de portraits impériaux, la dynamique est négative. Dans la plupart des cas, il s’agit
pour l’empereur de s’emparer des statues d’un prédécesseur et de se démarquer enhumiliant
sa mémoire, en s’emparant de quelque chose qu’il est censé lui appartenir absolumenten
propre et d’ainsi porter atteinte à sa mémoire. Il s’agit d’un acte de détournement d’une image
qui existe déjà et qui implique la réappropriation de l’image de celui que l’on veut maudire.
Cetteimage était un élément capital du règne d’un empereur. Les empereurs faisaient réaliser
un grandnombre de portraits sculptés de leur personne et les disséminaient aux quatre coins
de l’Empire et avaient à cœur d’individualiser leur apparence physionomique, notamment
par le biais de la mode capillaire car chaque empereur avait en quelque sorte une coiffure qui
lui était propre et qui le caractérisait. Ces images de l’empereur sont des images dotées d’une
sacralité particulière. Dans les civilisations anciennes, les aspect religieux et politiques ne
sont jamais totalement dissociés. Il y a une véritable sacralité qui s’attache au portrait de
l’empereur, comme c’est le cas du drapeau dans certains pays où il est interdit de piétiner ou
détruire un drapeau. La récupération du portrait sculpté consiste à remplacer les traits du
visage du prédécesseur par ceux du nouveau propriétaire de l’image mais en laissant
certains éléments qui permettent de savoir que c’est l’image du prédécesseur qui a été
appropriée dans un acte d’une violence symbolique assez considérable, s’agissant d’un
empereur. Un historien, Galinsky, de l’Université d’Austin au Texas a proposé un certain
nombre de remarques intéressantes à ce sujet, àcommencer par le fait que cette notion
de damnatio memoriae constitue une désignation de purecommodité de la part des historiens
modernes. C’est une façon de mettre un terme sur cette pratique mais ça n’était pas
juridiquement codifié ou désigné de cette manière dans la Rome ancienne. C’est plutôt une
étiquette moderne qui s’applique à un certain nombre de pratiques. Ilconsiste à l’oblitération
de l’image d’un prédécesseur mais pas totale, certains éléments du premier sont conservés.
De sorte qu’on peut encore reconnaître l’empereur maudit sous les traits du nouvel empereur.
On a parlé d’images palimpsestes car il y a plusieurs couches de représentation qui ne
s’oblitèrent pas totalement et on peut toujours lire la couche antérieure. Il ne s’agit pas d’effacer
complètement le souvenir d’une personne mais véritablement de les remettre en jeu de
manière négative. C’est ce qu’on a avec le portrait de l’empereur Vespasien fait à partird’un
portrait de Néron qui a été retaillé.
Figure 1Portrait de Vespasien fait à partir d’un portrait de Néron
retaillé, 2e moitié du 1e siècle, Cleveland Museum of Art (Galinsky).

C’est la coiffure qui permet de s’en rendre compte avec un portrait de Néron. Il se trouve
que Vepasien était chauve, comme ça apparaît sur l’autre portrait ci-dessous. Ça n’est pas un
portraitpalimpseste mais Vespasien tel qu’il se présentait réellement. Dans le premier, on a
un Vespasienavec des cheveux, non pas par coquetterie mais pour marquer son appropriation
de l’image de Néron

Figure 2Portrait de Néron, après 64,


Munich, Glyptothèque.

Figure 3Portrait de Vespasien, ca. 70,

Une autre manière de procéder est celle de la peinture sur bois de l’époque romaine ci-
dessous. Ils’agit d’un portrait de groupe de Septime Sévère et sa famille avec un portrait du
jeune Jeta dontle visage a été complètement effacé, à l’initiative de son frère qui l’a fait
assassiner et qui lui a succédé dans la violence.
Figure 4Tondo figurant Septime Sévère et sa famille, peinture sur
bois, ca. 200, Berlin, Antikenmuseum.

Ce type d’actes négatifs possède une assez longue histoire qui ne s’arrête pas à l’époque
romaine. On retrouve encore ça dans l’iconographie stalinienne. On a, sous Staline, des
photos qui ont été retouchées pour faire disparaître des personnes devenues indésirables
et cela marquait la disparition physique et ensuite on supprimait leur image. À la différence
des images romaines, à l’époque stalinienne, on oblitère l’image de celui qu’on fait disparaître
mais on oblitère l’oblitération, c’est-à-dire qu’on dissimule l’oblitération. Dans le tondo, on
voyait la place vide del’empereur. Cela pouvait s’apparenter à une sorte d’image palimpseste
car il reste là par son absence, alors qu’ici l’absence a été complètement cachée de manière
à ne laisser aucune tracede la personne. Voici une photo officielle qui montre un certain
nombre de personnages importants du régime qui sont venus inspecter des travaux sur le
canal de la Volga et il y a la même photo retouchée avec l’un d’entre eux qui a disparu.
C’était le chef de la police du régimesoviétique entre 1936 et 1938 et il avait été l’artisan
majeur des purges de Staline et il a été, comme pratiquement tous les dignitaires, a été arrêté
et fusillé sous les ordres de Staline, bien qu’il ait toujours été d’une fidélité absolue envers
celui-ci.
Auteur inconnu, photo officielle montrant Voroshilov, Molotov, Staline et Iejov venus
inspecter les travaux sur le canal de la Volga,1937; bas : la même photo, retouchée et Iejov a
disparu.

On a donc un certain nombre de photos et on voit au fil du temps les personnages disparaître
et ily en a même une où il ne reste que Staline. Ca n’est plus de la damnatio memoria car il
n’y a plus de memoria. Cette dissimulation est sans doute motivée par le fait que la
suppression simple, comme dans la Rome ancienne, est un acte qui est potentiellement
ambigu, comme dans le cas des statues modifiées. Cela peut conduire à attirer l’attention sur
la personne dont on a supprimél’image et donc lui redonner de l’importance. En termes de
communication propagandiste, l’effacement de l’effacement constitue un progrès par rapport
à ce qu’on faisait dans l’Antiquitéromaine. Voici ce qu’écrit Galinsky :

Une image comme celle-ci pose une question au spectateur qui souhaite la résoudre et ainsi
mobilise son attention. On a une attestation tout à fait explicite de la compréhension de ce
phénomène d’inversion de l’inversion. On veut inverser les choses en supprimant l’image
mais lasuppression elle-même rend involontairement un éclat particulier à ce qu’on a voulu
supprimer
1.2. La représentation du regard

1.2.1. Le regard en situation pratique : la mosaïque d’Alexandre

On revient à présent à la problématique plus particulière qui nous intéresse et


rappelons que ce dont il va être question n’est pas seulement que l’image et son dispositif de
représentationprédéterminent dans une certaine mesure la réponse spectatorielle mais c’est
aussi la manière dont l’image modélise l’activité de regarder et de la regarder elle par le biais
de quatre moyens distincts :
1. la représentation de figures en train de regarder la scène ou de regarder d’un autre point de
vue ce que voit le spectateur (la représentation du spectateur intra-iconique);
2. l’implication imaginaire du spectateur dans le monde de l’image, notamment par le biais
depersonnages qui s’adressent au spectateur (qui le regardent ou qui font un geste vers lui);
3. des moyens figuratifs utilisés pour introduire un second degré, un métalangage figuratif;

4. la présentation explicite ou implicite de rôles spectatoriels que le spectateur de l’image est


invité à prendre et cela peut passer par la représentation de personnages en train de regarder,
auxquels le spectateur peut s’identifier ou au contraire se démarquer, s’opposer mais il y a
aussi d’autres manières d’indiquer au spectateur un rôle spectatoriel déterminé.

On peut commencer par le fait de représenter des personnages en train de regarder. Il faut
distinguer les occurrences dans lesquelles un personnage regarde ce qu’il fait, regarde pour
fairequelque chose, donc exerce sa faculté d’agir dans une action qui n’est pas seulement
scopique et qui vise un autre but de celui de regarder. Il faut distinguer cela d’autres
occurrences qui mettent en scène le fait même de regarder, étant entendu que c’est alors le
regard qui constituel’essentiel, le fait de regarder indépendamment d’une autre action dont le
regard ne serait qu’unmoyen. Si on prend les choses, d’un point de vue historique à longue
portée, dans l’Egypte pharaonique, il existe une iconographie particulière liée à la sphère
funéraire et qui montre le défunt dans l’au-delà en train de regarder éternellement le spectacle
de la vie retrouvée par-delà la mort. Il regarde le travail des champs, le bétail, les récoltes,
ou encore des spectacles, des musiciens. Le fait que le défunt est effectivement en train de
regarder tout cela, ça n’est pas évident d’après le code figuratif de l’image égyptienne. Dans
cette iconographie particulière, le fait que le défunt regarde est indiqué de manière explicite
par une formule écrite (à cause des personnages de profil). Conformément au principe
fondamental de l’art égyptien, le regard resteinterne à la représentation et dans un plan qui est
tout à fait perpendiculaire par rapport à celui duspectateur qui regarde l’image. Notons qu’il
y a tout de même certains exceptions avec des personnages qui sont parfois vus de face. En
d’autres termes, dans l’art égyptien, il ne se produitjamais aucune interaction visuelle entre
le personnage représenté et le spectateur. Si l’on se penchait sur le sujet, une étude montrerait
la rareté du motif du regard autotélique, c’est-à-dire du regard qui a sa fin en lui-même, du fait
de regarder seulement pour regarder. Ce motif du regardqui a sa fin en lui-même se signale
par sa rareté et tous les cas où le personnage exerce sa capacité visuelle pour effectuer un acte
déterminé devrait être exclu de ce regard autotélique. Un exemple d'une représentation du
regard en situation pratique, mais pas du regard autotélique mais du regard de quelqu’un qui
est en train de faire quelque chose et qui regarde pour mener son action :

Mosaïque d’Alexandre, fin 2e siècle avant notre ère (?), Naples, Musée archéologique
national (Pompéi,Maison du Faune).

C’est une grande mosaïque pompéienne qui représente la bataille d’Issos qui a opposé, en
l’an 333 avant notre ère, l’armée d’Alexandre le Grand à celle du roi de Perse, Darius III.
Cette grandemosaïque dérive d’une peinture d’époque hellénistique perdue dont l’auteur
n’est pas identifié mais la mosaïque, bien que fragmentaire reste en assez bon état pour qu’on
puisse faire un certain nombre d’observations intéressantes. On constate la présence de
plusieurs regards, notamment le regard d’Alexandre et il est en train de remporter la victoire.
Il est dans le feu de l’action, en train de remporter la victoire. On peut voir une expression
physionomique et un regardqui ne marquent aucune émotion particulière. Le regard est serein
et dirigé, de manière un peu floue, vers son ennemi. Darius présente une expression
sensiblement différente. On a aussi le regard d’un soldat perse qui redouble celui de Darius.
Ces regards suivent le mouvement de l’affrontement des deux armées. Les regards ne sont
pas dirigés vers l’extérieur de l’image.

1.1.1. La frontalité archaïque

On trouve, dans l’art antique, de nombreux exemples de figures qui font face au spectateur.
Ce n’est pas parce qu’une figure a des yeux et qu’ils sont ouverts et qu’elle nous fait face
qu’on peut en conclure qu’elle nous regarde. Pour le spectateur occidental, au moins depuis
le haut Moyen-Âge, il est naturel de percevoir les choses de cette manière mais cela ne vaut
pas pour les choses plus anciennes. On pourrait considérer que la réaction qui consiste à
penser qu’une figure qui nous fait face avec les yeux ouverts nous regarde est une constante
anthropologique, en se basant sur le fait qu’une personne ou un animal tourne le regard vers
nous, on a l’impression qu’elle nous regarde. Certains mammifères non-humains
réagissentmême au fait d’être regardé. On doit voir que ce qui s’applique à un plan de réalité
qui est partagéa priori, la réalité qui se définit par un espace et un ensemble de paramètres
qui sont communs aux deux parties (le regardant et le regardé) et qui correspond à toutes les
situations où l’on se trouve en présence d’un autre sujet qui évolue dans le même monde que
le nôtre, cela ne vaut pas forcément lorsque chacune des deux parties se situe dans un plan
différent. Or, une figure dans une image ancienne, n’est pas à comprendre comme se situant
dans le même monde que le spectateur ou un équivalent fictif de ce monde. La figure d’une
divinité, d’un ancêtre, d’un esprit,… qui n’appartient pas à notre monde ne se situe pas dans
le même plan ontologique que nous. Il y a un hiatus métaphysique qui sépare le plan attribué
à la figure et le notre. Quelle que soit notre tendance naturelle à croire le contraire, il faut plutôt
postuler qu’en fait, la figure de face yeux ouverts, ne nous regarde pas car elle n’est pas dans
le même plan iconique. En quelques sortes, elle se trouve ailleurs. Elle peut avoir une
présence particulière, intimidante, menaçante, avec des yeux qui ont sur nous un impact
émotionnel considérable mais cela ne veut pas dire qu’elle nous fixe. On ne peut même pas
dire qu’elle nous voit. Il est même problématique de dire qu’une telle figure regarde quoi que
ce soit, si par ce terme on veut dire qu’elle dirige son regardet son attention visuelle vers
quelque chose ou vers quelqu’un. Il faut considérer qu’une figure d’une divinité ou d’un
héros en contact avec les lieux, « voit » si elle a les yeux ouverts mais celane veut pas dire
qu’elle regarde quoi que ce soit ou qui que ce soit en particulier.

Chapiteau hathorique, Bubastis (delta du Nil), 19e dynastie


(1279-1213 avant notre ère), Boston, Museum of Fine Arts
(Tefnin p. 41).

Voici un chapiteau hathorique avec le visage de la déesse Hathor et qui « fait face » au
spectateurmême si le chapiteau devait se trouver en haut d’une colonne et non à notre hauteur.
On ne peutpas pour autant en conclure qu’elle nous regarde même si on se sent peut-être
spontanément regardé par elle mais on ne peut pas en déduire cette interprétation. Il s’agit
d’une déesse, elle vitdans un autre plan de réalité que le nôtre.
Gorgone du fronton du temple d’Athéna, Syracuse, fin 7e siècle avant notre ère. Syracuse.
Muséearchéologique régional (Tefnin, p. 72).

Idem pour cette représentation de la Gorgone. Elle nous fait face et a les yeux ouverts mais
nousne sommes pas autorisés à considérer qu’elle nous regarde. On pourrait reprendre des
textes antiques sur la Gorgone pour voir comment c’est formulé. Elle a le pouvoir de changer
ceux qui laregardent en pierre mais elle n’a pas besoin de regarder elle-même. C’est une
force surnaturelle qui émane de ses yeux. Le pouvoir pétrificateur n’est pas lié à un acte
scopique quelconque.
1.1.1. Les portraits du Fayoum

Tefnin parle de la frontalité caractéristique du Fayoum. Ce sont des peintures à


l’encaustique (on utilisait de la cire chaude comme véhicule pour étaler les pigments) et elles
ont été réalisées en Egypte entre le premier et le quatrième siècle de notre ère. Ces portraits
servaientde masque funéraire et étaient placés à l’endroit du visage sur les momies.

Portrait d’homme sur sa momie, 2e siècle de notre ère, Cambridge, Fitzwilliam Museum
(Tefnin, p. 129).
Cela remplaçait les masques sculptés en usage aux époques plus anciennes. Outre que ces
portraits du Fayoum constituent, à quelques exceptions, le seul vestige de la peinture sur bois.
Ilsont été considérés comme les premiers portraits au sens strict du terme de toute l’histoire de
l’art (représentation de personnes individuelles saisies dans leur individualité
physionomique). Tefnin relève aussi qu’il s’agit, dans l’histoire de l’art, des premières images
de figures qui regardent horsde l’espace fictif de la représentation et dans la direction du
spectateur. Tefnin nuance en disantque certains de ces portraits donnent l’impression de nous
regarder nous mais la plupart portent leur regard, certes dans notre direction, mais pas dans
nos yeux. Ils semblent regarder comme à travers nous et porter leur regard au-delà de notre
personne bien que dans notre direction. Certains semblent regarder légèrement de côté. On a
une sensibilité extraordinairement aiguë auxmouvements des yeux et on sent tout de suite si
une personne nous regarde. Dans le cas de ces portraits, on a cette impression d’un regard
qui nous frôle légèrement sur le côté ou qui nous traverse, plus que chercher notre regard en
réponse au sien.

Portrait d’un jeune garçon nommé « Eutychès », 2e siècle, New York, Metropolitan Museum
of Art.

Il semble avoir les yeux un peu perdus. C’est le cas de façon générale, même si certains de
ces portraits sont plus accueillants par rapport à notre tendance à nous sentir regardés.
Tefnin.
1.1.1. Modalités du regard dans un d’optique médiéval
Il y a donc des rapports avec la figuration du Christ dans l’art chrétien. On va mettre en
exergue le fait que, plus que d’être vraiment regardé personnellement par l’image, on parle
d’unregard qui nous interpelle mais nous traverse et on n’est pas le terme ultime du regard jeté
par les défunts qui n’appartiennent déjà plus au même plan de réalité que le nôtre.

Anonyme, Dyptique de la Vierge et de l’Enfant trônant et de la Crucifixion, 1275-1280,


Chicago Art Institute.

Il s’agit d’un dyptique portatif de petite dimension (38x38cm) et destiné à la dévotion privée,
destyle byzantinisant. On voit que sur le volet droit, il y a une crucifixion avec la Vierge et
saint Jeanl’Évangéliste avec une iconographie habituelle et il y a deux anges dans la partie
supérieure. Le volet gauche montre la Vierge trônant, ainsi que deux anges et un personnage
qui est le commanditaire de l’oeuvre. L’oeuvre va être intéressante dans la mesure où on a
un motif du regard qui peuvent être comprises selon cinq modalités différentes. Si on
s’intéresse à la partie supérieure droite, on a les deux anges qui regardent le Christ en croix
en se lamentant, comme l’indique leur gestuelle. Ils ont la tête penchée et se tiennent le visage
d’une main. Nous pouvonsles considérer comme des modèles spectatoriels transcendants
puisque ce sont des anges et qu’ils regardent la scène depuis le ciel. C’est le Christ sous sa
modalité humaine et on le regardedepuis les cieux. Dans la mesure où l’objet de leur regard
est la divinité, on peut dire que c’est ambivalent. Ils restent dans le même plan ontologique
que ce qu’ils regardent mais si on considère qu’on a affaire à la crucifixion comme
évènement historique et qu’on met en jeu la modalité humaine de la divinité, alors on peut
dire qu’on ne se situe pas dans le même plan ontologique. De l’autre côté, du côté gauche,
il y a de nouveau deux anges qui sont Raphael et Gabriel à droite. Ils sont identifiés par des
inscriptions et ils ne volent pas. À droite, Gabriel regarde vers la Vierge à l’enfant et Raphael
regarde le spectateur de l’image et l’invite à l’adorer la Vierge à l’enfant. On a deux modalités
différentes. Le geste scopique de Raphael va de la transcendance vers le monde d’ici-bas.
Sur le côté gauche du volet en bas, il y a un homme en habit rouge qui regarde le groupe
marial en tendant les mains et ça n’est pas un geste de prière (les mains jointes) mais de
l’adoration et il faut peut-être comprendre qu’il adresse à la Vierge une supplique, une
demande. Alors que Raphael regarde le spectateur depuis la transcendance céleste, le
personnage en rouge regarde vers la transcendance depuis sa condition de simple mortel qui
appartient au monde d’ici-bas. Il ne regarde pas la Vierge à l’enfant en tant que personnage
réel qui pourrait voir, il arrive 1300 ans plus tard donc il ne peut pas la voir physiquement
mais d’une autre manière. On a quatre modalités différentes et on en a une cinquième qui
correspond au regard de la Vierge et de l’enfant qui regardent face à eux mais avec un regard
légèrement déporté vers notre droite alors que leur position est strictement frontale. On peut
direque par rapport au « regard » des divinités archaïques dont on retrouve des équivalents
dans l’artmédiéval, ce regard est un regard dirigé. Il n’est pas figé dans une espèce d’attitude
abstraite etce sont des figures qui dirigent leur regard et regardent véritablement. On peut très
bien avoir les yeux ouverts sans rien regarder de particulier. Autre chose est de diriger son
regard et c’est ici lecas. Ils portent leur attention visuelle dans une direction relativement
déterminée alors que les portraits du Fayoum sont assez ambigus. C’est tout le sens du fait
que les yeux de ces figures, enparticulier celle du Christ, ne sont pas au centre des orbites et
c’est une manière d’indiquer qu’il dirige son regard. On a une divinité qui regarde le
spectateur. Que recouvre ce « nous » en particulier ? Peut-être que la meilleure façon
d’interpréter ce motif est de dire que ces figures trônant dégagées de tout contexte narratif et
de tout espace défini, il faudrait considérer qu’elles regardent leur royaume et leurs sujets
mais aucun en particulier et quelles sont là pour la chrétienté et donc pour tous les fidèles.
Le Christ enfant trône dans le giron de sa mère comme sur un trône et la Vierge est elle-
même sur un trône. C’est le thème de la mère comme trône del’enfant Jésus. D’une certaine
manière, il regarde ses sujets et fait le geste de bénir. Il accorde sa bénédiction à celui ou celle
qui regarde l’icône. Il ne bénit personne en particulier car il n’y a personne en face de lui
mais potentiellement tous ses fidèles. On ne doit pas considérer qu’il ne s’adresse qu’à ses
commanditaires et ce dernier n’est pas face à eux mais sur le côté et il y a une différence de
plan entre eux et il n’est pas à la même échelle. Effectivement, les fidèles qui regardent
l’icône, outre qu’ils se trouvent hors représentation, ne se situent pas sur le même plan
ontologique que les figures divines et il est vrai qu’en raison de la directionalité de ces
figures, ilnous est impossible de ne pas nous sentir visés par leur regard. Ça devait aussi
être le cas pour un spectateur de l’époque mais il fallait comprendre qu’on était visé par le
regard de la divinité comme tout un chacun dans la chrétienté. Le regard ne se destine
pas spécifiquement à quelqu’un en particulier.
On a une divinité qui est isolée dans l’espace abstrait du fond d’or et quise situe ailleurs que
sur terre, ailleurs que simplement face à nous mais qui néanmoins dirige sonregard vers nous.
On voit la subtilité des analyses auxquelles on est conduit dans ce genre de représentations.
On comprend que les choses vont se passer de manière différente à partir du moment où
l’image sera conçue d’une manière à donner l’impression d’une continuité entre le monde
représenté et le monde extra-iconique donc à partir du moment où l’image se présentera
comme l’extension fictive d’une image réelle auquel appartient le spectateur mais ça n’est
pas lecas ici. Cette impression de continuité spatiale passe par la domination du paradigme
mimétiqueà partir duquel l’image est censée imiter le monde physique, le monde extérieur
et passe plus spécialement par le développement de la perspective. Si on compare cela à une
image d’un peintre flamand du 15e siècle, on voit la différence qui sépare la manière de figurer
les choses. Ona l’impression forte d’une continuité spatiale entre notre monde et celui de
l’image. C’est un espace fictif qui est homogène par l’espace à trois dimensions du spectateur.

1.1. Implication du spectateur et réflexivité de l’image

Cette illusion de continuité conduit à parler de la deuxième condition du déploiement


de lathématique du regard et des rôles spectatoriels en peinture qui est l’implication du
spectateur dans l’image représentée. L’implication imaginaire signifie que l’on se projette
en imagination àl’intérieur de la scène, en franchissant en imagination la frontière entre le
monde en image et le monde réel. Cette implication est possible à partir du moment où
l’image est mimétique et où l’espace figuratif est traité comme une extension de l’espace réel
à trois dimensions. La troisièmehypothèse est à mettre en relation avec le concept de méta-
peinture tel que développé par l’historien d’art Victor Stoichita dans son ouvrage devenu un
classique de la littérature de l’histoirede l’art, L’instauration du tableau : Méta-peinture à
l’aube des Temps Modernes (1993). En effet, on doit considérer que la thématisation du
regard dans la peinture est indissociable d’unpositionnement réflexif de l’image moderne. Il
montre que l’apparition du tableau comme catégorie spécifique de l’image peinte est
fondamentalement liée au développement d’une conscience réflexive de l’image, au fait que
l’image se réfléchisse et s’auto-représente en quelques sortes. Le tableau participe d’une
réflexion de la peintre sur elle-même, d’une auto- compréhension de la peinture et d'une
thématisation par la peinture et même, de sa propre nature. Si l’image se thématise elle-
même, parle d’elle-même, se comprend elle-même et dit deschoses à propos d’elle-même,
alors elle doit aussi parler du regard qu’elle implique. De fait, très souvent, l’image moderne,
le tableau, va se montrer comme étant déjà vu de l’intérieur, déjà regardé de l’intérieur. En
un sens, comme étant par principe toujours déjà comme image d’elle-même. À ce sujet,
Stoichita analyse plusieurs dispositifs à travers se formulent cette auto- compréhension de
l’image et cette auto-thématisation de l’image parmi lesquels il y a la porte, le miroir, les
scènes d’atelier, l’autoportrait, tout ce qui a accès au cadre, au seuil et à l’image dansl’image,
donc au second degré. Le premier est la figure du spectateur qui est abordée en s’appuyant
en partie sur un ouvrage d’une historienne appelée Françoise Siguret qui avait publiéL’oeil
surpris (1985). Ce qui va être vu ici est redevable de Stoichita au niveau de la méta-iconicité
et de la méta-picturicité. On peut utiliser le premier terme si on vise l’image dans sa généralité
et le second si on vise plus particulièrement l’image peinte. La quatrième condition, les rôles
spectatoriels, il s’agit de voir comment l’image elle-même ou la façon dont elle est mise en
scène attribue au spectateur un rôle plus ou moins défini, un rôle au sens quasi-théâtral du
terme. On ena parlé notamment au niveau des images d’infamie. Effectivement, très souvent
l’image moderne invite le spectateur à se positionner quant à sa manière de regarder,
particulièrement d’un pointde vue moral. Elle définit aussi les types de regard et les types de
regardeurs en les différenciantet en les opposant les uns aux autres. Il y a par exemple, le
curieux, le voyeur auquel on va s’intéresser particulièrement. Il y a aussi le sadique qui se
réjouit de voir des personnes tourmentées comme on l’a vu dans le texte ancien dont on a
parlé. Il y a l’ennemi, le témoin attentif ou inattentif, celui qui est là mais qui ne voit rien,
l’indifférent. Il y a aussi le visionnaire,celui qui a des visions et qui voit autre chose que ce
qui est accessible au commun des mortels. Le saint en extase, et Stoichita a écrit un livre à
ce sujet et il montre comment dans les tableaux qui représentent des scènes de visions
mystiques, le visionnaire voit quelque chose et un autre personnage qui n’est pas visionnaire
qui voit le visionnaire en train de voir mais qui ne voit pas ce qu’il voit lui. Il y a une
différenciation des rôles qui est thématisée dans cette peinture. Dans tout cela, il faudrait
s’efforcer ce qui relève du contenu de l’œuvre et de ce qui relève de sa mise en scène ou de
sa présentation dans un cadre ex positionnel déterminé. Ces différents aspects (les rôles, la
méta-peinture,…) sont tous liés entre eux et il est difficile de les distinguer
pédagogiquement.

2. Une Sainte famille de Jordaens

2.1. Thématique générale

On va commencer à s’intéresser à un tableau qui se trouve au musée de Bruxelles.


On trouve déjà plusieurs éléments desquels on vient de parler. Le thème général est l’union du
Christ,accompagné de ses parents, et le précurseur, saint Jean-Baptiste, présenté par sa mère
Elisabeth à la sainte famille. L’image représente deux générations de personnages du
Nouveau Testament,la première se subordonnant à la seconde. La génération du Christ et de
Jean-Baptiste d’une part et la génération de leurs parents de l’autre. Ce double lien de
transmission générationnelle et de subordination apparaît assez clairement. On a Jean-
Baptiste et sa mère du côté gauche et on voitaussi que sainte Elisabeth apparaît plus petite
que la Vierge. Il n’y a pas d’isocétalie (?). La Viergeest tirée vers le haut par la présence de
ce chapeau de romanichelle censée lui donner une allureorientale et qui lui constitue aussi
une auréole cachée du même genre que l’auréole de la Madonedu Maître de Flemalle. Il y a
donc une relation de succession et de subordination. Sainte Elisabethest plus âgée que la
Vierge mais elle est en dessous et il y a aussi une relation de hiérarchisationentre le Christ et
Baptiste. Le Christ l’accueille en l’embrassant et le reconnaît au fait qu’il se trouve sur une
peau de chameau ou sur un tissus en poil de chameau. Sa peau est aussi plus foncée que celle
du Christ et c’est une allusion anticipative à la vie de Baptiste qui se fera ermite dans le désert
et qui, à l’âge adulte est toujours représenté barbu, hirsute, avec un teint halé et une peau de
chameau car il vit dans le désert. Dans le système de la peinture classique et baroque,
l’opposition d’une peau claire et d’une peau foncée représente souvent, quoi que pas
toujours, une opposition hiérarchique. On peut penser aux portraits de nobles
dames accompagnées de servantes qui ont toujours la peau foncée. Quant au Christ enfant,
il est le seulpersonnage à irradier et il projette une lumière qui vient de lui et il est baigné d’une
lumière propre et auto-produite et on voit une auréole, une lumière intense qui émane de lui et
c’est aussi le seulpersonnage dont le visage apparaît de face donc en condition iconique et
ces deux éléments, luminosité particulière et présentation de face, indiquent qu'il est le
personnage principal de la scène. On peut remarquer la présence d’une tonnelle recouverte
d’une plante grimpante qui encadre la scène dans la partie supérieure du côté gauche, ainsi
que d’une corbeille de raisin quiest posée sur un pilier au premier plan. Enfin, on remarque le
motif du chat au tout premier plan àdroite et on voit qu’il commet un méfait car il fait basculer
une cage à oiseau en osier à l’intérieurde laquelle on discerne un volatile prisonnier. On voit
aussi de l’eau qui coule de l’abreuvoir de l’oiseau.

Cours 3 – 11/10/2023

Jacob Jordaens, Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, c. 1615, Musées
Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (cat. Exp. Jacob Jordaens, Musée des Beaux-Arts
d’Anvers, 1993).

2.1. Le motif du chat

Le motif du chat a une signification symbolique et allégorique. Dans la peinture nordique de


la première moitié du 17e siècle, on rencontre assez souvent le motif du chat qui endosse le
rôle d’un symbole maléfique et qui renvoie de manière plus ou moins définie à la présence
du diable dans le monde. On a deux critères, l’un qui tient au corpus de la peinture flamande
de la première moitié du 17e siècle et l’autre qui tient au contexte de l’image et la
combinaison de cesdeux critères permet d’autoriser la lecture symbolique. Si on avait un chat
dans un autre contexteet dans une peinture qui ne relève pas de ce corpus, il pourrait avoir
une autre signification ou nepas en avoir. Ça pourrait être un simple motif naturaliste ou
pittoresque. La signification est trèsclaire et on peut dire que le chat symbolise l’ennemi de
dieu, le diable, qui essaie de s’emparer des âmes prisonnières du corps et du monde
sensible et il essaie de les faire chuter dans lepéché et ainsi de les empêcher de rejoindre
le royaume divin par delà le monde d’ici bas et ses tentations. L’idée de l’âme prisonnière
du corps remonte aux Grecs. Il y a bien une allégorie car ily a plusieurs éléments symboliques
qui correspondent chacun à une signification et l’ensemblede ces significations étant
liées les unes aux autres. La cage symbolise le corps avec lesattachements sensibles
du corps, l’oiseau représente l’âme prisonnière de ce corps, la chute de la cage renvoie à la
chute dans le péché et le chat renvoie à la figure du diable. On a un symbolecomplexe avec
une signification permaterme, non pas seulement une correspondance globale mais articulée
autour de différents motifs qui constituent un ensemble cohérent.

2.1. Ex-cursus : deux erreurs de lectures

Ces erreurs ont été commises par les auteurs du catalogue de l’exposition consacrée à
Jordaens, tenue à Anvers en 1993. C’était une grande exposition dont le catalogue était
richement illustré. Ces deux erreurs sont assez grossières. Il y a tout d’abord la plante
grimpantevisible à l’arrière-plan. Les auteurs disent qu’il s’agit de lierre qui symboliserait
l’attachement auChrist car le lierre est une plante grimpante et, d’autre part, parce que le lierre
est une plante dont les feuilles ne tombent pas et qui restent toujours vertes. Le problème est
que, d’une part, on voittrès nettement que ces feuilles se recroquevillent et qu’elles ont des
lobes qui sont découpées. Ce sont des feuilles tri-coupées et le bord des lobes n’est pas
rectiligne. D’autre part, on remarque la présence de vrilles végétales que le lierre ne possède
absolument pas. La plante quiprésente ces caractéristiques est la vigne et non pas le lierre.
Du point de vue de la lecture du motif de premier degré, la correction est facile à faire. Il
s’agit d’une question de botanique élémentaire. Il y a également la symbolique qui entre en
compte. En bas à droite sur le pilier, on a remarqué la corbeille de raisins et ce motif est
symbolique et constitue un renvoi tout à fait clair àl’eucharistie en vertu d’un code allégorique
qui s’est mis en place très tôt au début de l’ère chrétienne, en conformité avec le texte des
Évangiles : « Buvez car ceci est mon sang », transformation du vin en sang du Christ au
cours du rituel de la messe. La symbolique eucharistique a tout à fait sa place dans un tableau
qui représente le Christ. La vigne peut constituer un écho figuratif donc la signification
symbolique est assurément pertinente et aussi plus centrale, plus importante et plus en
rapport avec le sujet que celle du lierre. De fait, le symbolisme de la vigne, qui du point de
vue symbolique remonte à l’art paléo-chrétien, se rencontre très souvent dans la littérature
et dans l’iconographie chrétienne et ce symbolisme encadre toute la scène par l’arrière, par
l’avant, à gauche et tout à droite. Nous sommes pris en étau dans cette symbolique
eucharistique. Cette interprétation est tout à fait cohérente par rapport à l’analyse globale
que nous avons proposée. Même si on peut considérer que Jordaens a pris des libertés avec
la botanique, la symbolique de la vigne s’imposerait car elle cadre beaucoup mieux avec le
contenu de l’image dans son ensemble.
Le second motif qui appelle un raisonnement identique et une correction de ce que
disentles auteurs du catalogue d’Anvers, c’est l’oiseau qu’on discerne à peine. Il s’agirait
d’unchardonneret, selon le catalogue d’Anvers. On rappelle dans la notice qu’un tel oiseau,
nommé ainsi car il se nourrit de graines de chardon, est un symbole du sacrifice du Christ
par le lien avec la couronne d’épines. On aurait ici un sois-disant chardonneret qui
constituerait un symbole anticipatif du sacrifice du Christ. D’un certain point de vue, cela
n’est pas complètement absurdecar souvent, dans les représentations de la Vierge à l’enfant
ou des saintes familles, comme La Fuite en Égypte, on a des motifs qui font allusion à la
Passion à venir du Christ et il est vrai aussi que le chardonneret joue parfois le rôle d’une
telle allusion. Dans le cas présent, on peut dire quel’interprétation ne fonctionne pas du tout
et on ne voit pas du tout assez l’oiseau pour reconnaîtrel’espèce dont il s’agit. De ce point de
vue, l’hypothèse s’avère gratuite au minimum. En outre, il setrouve que le chardonneret est un
oiseau facile à reconnaître et à caractériser : il suffit de mettreune tache rouge sur la tête, une
espèce de « z » jaune vif sur les ailes et un plumage brun et blanc. Ce que l’on voit de
l’oiseau n’incite pas à penser qu’il s’agit d’un chardonneret. Le plumage laisse juste
apercevoir une légère nuance bleutée. On a un autre tableau de Jordaens que voici où on
retrouve le motif de la cage mais ici, à la différence de l’exemple précédent, la cage a été
ouverte et l’oiseau s’envole vers le Christ qui tend la main vers lui et il s’apprête à seposer
sur le doigt de l’enfant. On retrouve saint Jean-Baptiste avec sa peau de chameau qu’il a sur
lui cette fois-ci. Les auteurs du catalogue veulent voir ici aussi un chardonneret mais cela est
impossible.
Jacob Jordaens, La Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et ses parents (Raleigh, North
Carolina Museum of Art), c. 1616- cf. cat. Anvers
1993.

Dans la peinture italienne, le chardonneret est un motif courant, comme nous pouvons le voir
dans le tableau ci-dessous.

Raphaël, La Madone au chardonneret (Florence, Uffizi), c. 1507).

Du point de vue de l’identification du motif, cela ne fonctionne pas mais la lecture


symbolique ou allégorique se révèle tout aussi insatisfaisante, cela dans les deux saintes
familles dont on a parlé.Les auteurs du catalogue nous disent que le motif aurait une double
valeur allégorique : l’âme serait libérée et s’envole vers dieu et d’autre part, la figuration du
martyre du Christ. Les symbolesde pouvoir s’agglutinent généralement aux autres et forment
des unités complexes mais ici les deux significations ne se combinent pas selon une certaine
logique du symbole. Elles sont antinomiques. Si c’est l’âme du fidèle, comment peut-il
symboliser le Christ ? Ce n’est pas un chardonneret mais c’est bien l’âme du fidèle qui s’est
libérée du corps et qui va à la rencontre dela divinité. Le scénario est optimiste, l’oiseau est
libéré et vole vers dieu alors que dans la saintefamille de Bruxelles, nous avons ce qu’on
pourrait appeler un scénario pessimiste car l’oiseau, prisonnier dans sa cage, est en train de
tomber vers les griffes du chat. On est dans une thématique de la chute et du salut mais le
salut n’est jamais garanti. Notons que dans La Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et
ses parents, le Christ porte une couronne de fleurs et on a uneallusion à la Passion et à la
couronne d’épines. La couronne de fleurs rime de par sa forme avec la coiffure tressée de la
Vierge, il y a un lien qui s’établit de cette manière. Cette interprétation serait d’ailleurs
problématique car on pourrait dire que le diable s’empare du Christ étant donnéque l’oiseau
va se poser sur sa main. Le raisonnement symbolique permet d’écarter cette lecture.

2.1. Modèles spectatoriels

À présent, nous allons aborder le thème des modèles spectatoriels. Dans le cas qui nous
occupe (Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, Jordaens), ce sont les
personnages saints qui jouent eux-mêmes le rôle de spectateurs idéaux et qui fournissent, au
spectateur du tableau lui-même, des modèles. C’est particulièrement flagrant en ce qui
concernela figure de saint Joseph qui se penche sur sa cane pour mieux voir l’enfant et la
rencontre entresaint Jean-Baptiste et le Christ. Il est vraiment un regardeur, tout son langage
corporel traduit une implication visuelle dans ce qui est en train de se passer et c’est la même
chose pour la Vierge qui regarde l’enfant. Dans l’iconographie de la Vierge à l’enfant, de la
nativité, de la sainte famille, etc., déjà au moins depuis le 15e siècle, la Vierge est en quelque
sorte montrée comme proto- spectatrice du Christ. Elle est la première à avoir vu le Christ et
très souvent elle regarde l’enfant,ce qui est logique pour une jeune mère. C’est donc elle qui,
la première, a vu ce que les personnages impliqués dans l’histoire sainte ont vu aussi et que
leurs descendants ne peuvent plus voir in vivo mais en image. On a là deux modèles
spectatoriels avec une modulation nuancée, subtile mais perceptible quand même : le type
de regard n’est pas le même selon que ce soit la Vierge ou saint Jean-Baptiste qui soit
concerné. La Vierge a un regard avec un très légersourire et une expression mélancolique,
allusion à la Passion du Christ. On suggère qu’elle pressent déjà la mort du Christ. Alors que
saint Joseph, regarde davantage comme un curieux attendri et il y a quelque chose de plus
humain, de moins mystérieux. La figure de saint Joseph, dans l’art du 15e siècle, du 16e et
un peu moins du 17e siècle où on a essayé de revoir la manièrede le considérer, on a encore
quelque chose de cette façon qu’on avait de montrer saint Joseph comme un personnage un
tout petit peu ridicule. Il s’occupe de menus détails, une chaussette ouil fait quelque chose
comme ça. Il ne se dégage pas de la dimension pratique de l’existence quotidienne. Il est
représenté comme quelqu’un de simplet, d’à côté de la plaque. Il reste quelquechose de ça ici
avec une manière plus humaine de regarder. Il y a donc deux types de regards différents. On
devrait s’entendre sur le choix des mots. Il faudrait parler de spectateur uniquement pour celui
qui regarde le tableau et parler de regardeur interne lorsqu’il s’agit de figures qui regardent
à l’intérieur de la scène. Le regardeur extra-iconique, le spectateur du tableau, se retrouve
en quelques sortes comme un participant parmi d’autres au sein d’un groupe de figures qui
regarde, au sein d’une activité scopique collective en quelques sortes. Néanmoins, la position
du spectateur du tableau, du regardeur extra-iconique est nettement associée aux modèles qui
lui sont proposés mais nettement distinguée de ces modèles.

2.1. Dispositif méta-iconique. L’image dédoublée


Revenons au motif du chat et à sa position dans le champ et dans l’espace de l’image. C’est
le motif qui est situé le plus bas, le chat est encore plus bas que saint Jean-Baptiste et c’est
celui qui est situé le plus en avant, vers le spectateur donc le plus proche spatialement parlant
duspectateur. Il est un cran plus proche de nous que saint Jean-Baptiste car ce dernier est à
peu près à hauteur du pilier et le chat est devant le pilier. On peut dire que le motif est le plus
prochede la limite esthétique, c’est-à-dire l’espèce de plan invisible qui sépare l’espace du
monde réel où se trouve le spectateur et l’espace fictif qui se trouve dans l’image. Il y a
différentes manièresde considérer l’endroit exact où se trouve cette limite. On peut dire par
exemple que la limite setrouve juste contre le chat. C’est le motif qui se trouve le plus près de
cette limite esthétique. Il est d’ailleurs coupé par le cadre de l’image et, mieux encore, il se
trouve séparé de l’espace qu’occupent les personnages saints par ce fameux pilier sur lequel
reposait la cage avant qu’ellene soit précipitée par terre. Ce pilier dont on ne voit qu’une
partie, on peut considérer qu’il fait,d’une certaine façon, partie du cadre de la représentation.
Si on suit ce raisonnement, alors le chat fait partie de notre espace à nous, il sort de l’espace
fictif d’une certaine manière et donc on a la face antérieure de ce pilastre qui fait un petit pan
de mur apparenté au cadre et qui rejette alors le chat fictivement dans notre espace à nous.
Il est fictivement dans notre espace réel, le chat est fictivement non-fictif. Par sa position, il
nous sépare de ces figures divines qui composent la sainte famille. On a en tout cas un élément
architectural qui marque la limite. C’est la fonction fondamentale de ce pilier. Il sert à
marquer une frontière et ainsi à opérer une espèce de régulation de la projection spectatorielle.
Cela signifie qu’on a une image qui est formulée dansun langage illusionniste avec un espace
qui est de même nature que l’espace réel. Il y a une espèce de continuité spatiale
contrairement au fond d’or. Cet espace qui est immédiatement ouvert comme une fenêtre ou
comme une porte qui nous donne accès à la scène, invite le spectateur à se joindre
immédiatement à la sainte famille, à entrer dans le monde où elle se trouve et à les rejoindre.
Par projection imaginaire, nous y sommes accueillis par le Christ tout comme saint Jean-
Baptiste est accueilli par le Christ et saint Jean-Baptiste nous tourne le dos et dès lors, il
occupe une position similaire à celle du spectateur qui fait face au tableau. On peut être tenté
de se projeter à la place de spectateur comme le saint accueilli par le Christ. Ce dernieraccueille
Jean-Baptiste et, par voie de conséquence, accueille aussi le spectateur. On est accueillipar
dieu et les choses ne sauraient être plus favorables, notamment avec ce relai spectatoriel que
constitue la figure du saint qui occupe la même position que nous. On a la différence
d’élémentsqui favorisent, stimulent la projection du spectateur à l’intérieur de la scène. Pour
un fidèle qui regarde le tableau, quoi de plus désirable que d’entrer dans le monde de la
fidélité, quoi de plusdésirable que d’être accueilli par le sauveur. En même temps, bien qu’il y
ait cette aspiration, il y a ce motif qui marque la limite et qui tend à faire comprendre que ça
n’est pas aussi simple que cela. Il y a un seuil à franchir. Non seulement il y a cet élément,
cette espèce de borne-frontièrequi sépare le monde représenté du monde extra-iconique du
monde réel, mais en plus, à l’endroitde cette frontière, il y a cette figure maléfique du chat
qui vaque à ses occupations et qui fait chuter l’âme et qui s’oppose victorieusement au
sauveur qui est là pour racheter les âmes. C’esten cela que ce motif est un régulateur de
projection spectatorielle car d’un côté, nous sommes aspirés et encouragés à nous dire que
tout va bien et on entre dans l’image mais de l’autre, on ace motif qui va exactement dans le
sens contraire et qui nous dit que nous ne sommes que des pêcheurs prisonniers de nos
appétits corporels et les victimes désignées du malin. On peut dire que la figure du chat
articule deux espaces d’un point de vue métaphysique. Il y a deux plans qui sont
métaphysiquement distincts avec le plan de l’ici bas où le diable menace sans arrêt, guette
les âmes de chacun et on a un plan plus dans la profondeur qui est celui où le diable cesse
ses activités et ne règne plus. On peut dire ici qu’on a la représentation d’un espace qui est le
nôtre etqu’il va s’agir de franchir. Il y a une articulation qui met le spectateur devant un défi,
une épreuveet il faudra franchir une frontière, une limite. L’espace de l’image dans son
ensemble constitue une sorte de métaphore de l’articulation métaphysique entre les deux
plans de réalité : le mondehumain (ici bas) et le monde divin (au-delà). La séparation n’est pas
complète, surtout le côté droit où il y a une ouverture. On n’est pas découragés, ni rejetés
définitivement dans l’ici bas mais onn’est pas non plus automatiquement avec dieu sans autre
difficulté. Il y a cette barrière à franchir.Enfin, on peut dire qu’en accentuant la séparation de
l’espace interne et de l’espace externe, laprésence du pilier et du chat tend également à situer
la scène principale sur un plan second. Un peu comme si tout le groupe des personnages
et l’espace que ceux-ci occupent constituaientune image dans l’image, une image de second
degré. Ici, c’est assez discret car si on avait que cet exemple-ci, ce que nous venons de dire
serait forcé et arbitraire mais on a un espace figuratifqui fonctionne en se scindant lui-même
en partie, en se divisant en deux. Ce qui lui permet de venir s’accrocher d’une part à l’espace
réel avec ce chat en quasi-trompe-l’oeil et de l’autre, d’ouvrir sur un espace interne, celui
de la transcendance divine tout en ménageant une espèce defiguration métaphysiquement
hiérarchisée entre les deux espaces. Ce qui est très important est aussi qu’il y a donc le motif
du chat mais sa position est très importante. La situation dans le champs et dans l’espace de
la représentation, la position topologique du chat a un sens elle- même. Il a trait à cette limite
esthétique et à son interprétation en termes esthétiques. C’est aussila raison pour laquelle le
chat a une valeur symbolique qui dépasse le rejet un peu facile de l’allégorie pieuse. Le chat,
c’est le diable mais c’est beaucoup plus que ça et c’est aussi une articulation, une espèce de
charnière entre ces deux espaces.

3. Le dédoublement méta-iconique

Cette idée de scission de la représentation est une chose qui est au cœur de l’ouvrage
de Stoichita et il montre que, de façon très diversifiée mais quasiment systématique, la
peinture des16e et 17e siècles met en application ce principe de scission, de dédoublement
méta-iconique ou méta-pictural de la représentation. Nous allons en voir toute une série
d’exemples et on va constater qu’il y a différentes manières de faire fonctionner ce principe
qui entretient naturellement des relations extrêmement étroites avec la rhétorique du cadre
et avec lathématisation du regard, les deux étant indissociables. Jordaens lui-même l’a mis
en oeuvre à maintes reprises, notamment dans cette sainte famille de Raleigh en Caroline du
Nord.

On a ici aussi un côté gauche qui est ouvert et du côté droit, un élément qui marque la frontière
:c’est le bord et l’accoudoir du siège en osier sur lequel la Vierge est assise. Le siège redouble
le cadre et constitue un deuxième cadre. Si ceci est une sorte de cadre, alors ce qui se trouve
derrière est une image d’image. Ça n’est explicite que du côté droit car on n’a pas tout ça du
côtégauche et ce n’est valide que si on a l’idée d’associer cette zone du fauteuil en osier au
cadre dutableau. Cela fait ici comme un deuxième cadre et comme ce cadre est lui-même
représenté, cequi est derrière est une représentation de représentation. C’est suggéré et de
manière conditionnelle car personne n’est obligé de concevoir ce bord du fauteuil comme
un deuxième cadre. En tout cas, c’est un évènement qui marque la limite et on est dans
une figuration plus optimiste. Cet optimiste est discrètement tempéré par cet élément
séparateur qui rappelle qu’il ya une limite. Il est tout à fait essentiel de situer ce genre d’exemples
à l’intérieur d’un corpus, sans quoi il serait impossible de valider cette lecture méta-iconique.
Si on avait pas en tête plusieurs séries d’images dans lesquelles la rhétorique méta-iconique
fonctionne de manière beaucoupplus claire et beaucoup plus complètes qu’ici, alors la
lecture serait forcée. On peut dire que cet exemple-ci et le précédent, actionnent cette
rhétorique méta-iconique sur le mode de l’ellipse. C’est une façon de dire quelque chose en
raccourci, en supprimant certains des termes qui sont nécessaires pour comprendre l’idée.
On met un certain nombre de choses entre parenthèses. La formulation du principe méta-
iconique est elliptique car elle se borne au côté droit de l’image.
Il y a des exemples ou c’est moins elliptique ou dans lesquels ça ne l’est pas du tout et oùon
a tous les termes.

Un exemple de formulation moins elliptique est celui ci-dessous

Jacob Jordaens,Servante avec un panier de fruits


devant deux amants(Glasgow Art Gallery), ca. 1630)

Le dédoublement méta-iconique est beaucoup plus net, beaucoup plus appuyé. La


composition montre deux amants avec un homme qui passe le bras autour de l’épaule de la
dame et ils ont l’air de s’amuser. Il faut comprendre qu’ils se trouvent probablement dans le
prélude à de joyeuxdébats et ils sont surpris par une servante qui regarde le spectateur et qui
implique ainsi le spectateur en faisant un témoin de ce qui est en train de se passer : «
regardez ces deux-là, vous les avez vus ? ». On a un regard de cette servante qui sourit, elle
trouve ça drôle et il est directionnel. Les yeux sont tournés vers nous. Nous sommes là dans
une position qui est celle d’un acteur potentiellement impliqué dans la scène et dans l’action.
Rappelons-nous du dytique italo-byzantin avec le regard de Jésus qui était directionnel mais
il n’y avait pas la continuité spatiale, il y avait une formulation totalement appuyée de la
différence entre l’ici-bas d’où se situele spectateur et l’au-delà de la divinité. Il n’y avait pas
cette possibilité d’un passage en douceur.Celui auquel s’adressait ce regard était vu par l’oeil
de dieu et était métaphysiquement catégorisécomme une créature de dieu et ça n’est pas le
cas ici car le spectateur est catégorisé implicitement comme un personnage du même rang
que cette servante, comme quelqu’un qui pourrait faire partie de l’espace domestique
comme le propriétaire des lieux ou une autre personne qui se trouverait dans cette maison.
On peut dire que, contrairement à ce d’optique, lespectateur est impliqué et vraiment attiré à
l’intérieur du monde de la représentation et il se situe sur un plan métaphysique qui est
identique. Elle nous regarde. Elle porte un lourd panier de fruitsdans lequel il y a des raisins
et ils n’ont pas de signification eucharistique mais c’est le raisin bachique, de l’abondance
terrestre. On a une figure de satyre et on est dans la thématique bachique et chrétienne par
un chemin détourné car on montre le chemin du pécher en train de se préparer et d’avoir déjà
lieu un petit peu. On trouve souvent des perroquets qui signifient l’attachement aux biens
terrestres, au plaisir des sens, etc. Or, on voit que cette scène avec les deux amants se trouve
dans l’encadrement richement décoré dans un style tout à fait baroque quiest, ou bien celui
d’une grande fenêtre, ou bien celui d’une porte. On a cette ouverture qui est encadrée et cette
ouverture semble faire comme le cadre d’un tableau qui représenterait ces deuxamants qui est
devant la scène et non dedans et qui regarde déjà depuis la scène ce que nous- mêmes nous
voyons. Il y a une méta-iconicité car on a le cadre dans le cadre et on a aussi l’image qui est
vue de l’intérieur. Elle ne regarde pas les amants mais elle vient de les voir. Elle estun relai
spectatoriel avec une modalisation ici aussi du regard et ça n’est plus le regard de saint
Joseph ni le regard de la Vierge mais c’est le regard de l’amusement inconscient : comme
c’est drôle le péché, comme c’est amusant. C’est aussi un regard qui pousse le spectateur à
se positionner d’un point de vue moral. On reviendra sur l’image comme dispositif amenant
le spectateur à se situer moralement par rapport à ce qu’il voit. Devrions-nous nous poser
quelquesquestions ?
Ce positionnement moral est particulièrement appuyé dans les scènes de voyeurisme et on
a une série de thèmes iconographiques qui tournent autour de ça, du regard du voyeur, du
regard voyeuristique. Ici on a déjà un bel exemple avec un autre tableau de Jordaens

Jacob Jordaens, Suzanne et les vieillards, 1653, Copenhague, Statens Museum for Kunst.

L’histoire est celle de Suzanne qui est une chaste jeune femme qui prend son bain et elle est
épiée par deux vieillards lubriques qui vont, parce qu’elle s’est refusée à leurs avances,
l’accuserd’avoir péché et ils vont être condamnés pour ce faux témoignage et cette fausse
accusation. On a une réthorique méta-picturale qui fonctionne à plein régime. On voit la
baignoire qui est situéeparallèlement à l’axe de l’image et qui est bordée par une tablette sur
laquelle sont posés un certain nombre d’objets, de parures et de bijoux luxueux, un vase, un
flacon à parfum, une soucoupe en cuivre et ce petit chien qui aboie. On a un élément qui, de
manière très claire et trèsexplicite redouble le cadre dans la partie inférieure et se présente
comme une extension fictive ducadre. Il faut imaginer un cadre autour car le cadre dans les
peintures de cette époque était un organe fondamental. Sur ce prolongement du cadre, sont
placés un certain nombre d’objets qui renvoient au quotidien, au matériel et au tangible. Ce
sont des objets sur lesquels, en imagination, on peut mettre la main et on a presque
l’impression qu’on pourrait attraper ce collier ou ce vase.Les éléments en trompe-l’oeil qui
accrochent la conscience matérielle, quotidienne, tactile et fréquemment, les peintres
classiques situent ainsi tout près du bord des objets du quotidien, desobjets matériels, des
ustensiles qui, par nature et par leur localisation et leur situation topologique, appartiennent
aussi bien à l’espace de la vie réelle qu’au monde de la représentationfictionnelle. C’est une
manière à la fois de signaler cette zone frontière et d’offrir au spectateurune espèce de seuil
pour faciliter ou freiner sa projection à l’intérieur de la représentation. Du même coup, ce
redoublement du cadre via le motif de la tablette et des objets qui se trouvent dessus, tend à
montrer la scène principale comme une image dans l’image. On a ici l’élément de
redoublement du cadre dans la partie inférieure mais également sur le côté droit avec ce mur
eton a aussi, voire surtout, un autre élément qui convoque cette idée de dédoublement de la
représentation dans le motif de la fenêtre qui est approximativement de même proportion que
letableau dans son ensemble et qui est le cadre à travers lequel s’exerce le regard des deux
voyeurs. Ce cadre est censé marquer une limite et cette limite est transgressée et franchie
sans vergogne par ces deux vieux lubriques qui épient Suzanne qui vient de se rendre compte
de leur présence, bien qu’elle ne puisse pas les voir et elle est avertie par les aboiements du
chien qui lesa vus et le regard de ces hommes est fortement caractérisé d’un point de vue
moral. D’abord parla représentation caricaturale de leur physionomie et aussi et surtout par
la gestuelle des mains.Le regard du voyeur est celui qui va toucher et ils vont mettre leurs
grosses pattes sur le corps deSuzanne et leur regard fonctionne de cette manière-là. C’est le
regard qui se repaît de ce qu’on n’est pas censé voir et il va toucher et violer l’intimité avant
même qu’un contact physique ait puavoir lieu. Il y a un phénomène extrêmement intéressant
qui est tout à fait en lien avec cette problématique du dédoublement méta-pictural et qui est
formulé deux fois ici : une première foisvia l’encadrement dans la partie basse et sur le côté
droit et une deuxième fois à l’arrière à traversla fenêtre qui se présente comme une sorte de
champ pictural qu’on aurait traversé pour aller mettra la main sur Suzanne. Le détail
extrêmement intéressant, c’est la position de l’avant-bras,du coude du vieillard. Jordaens se
livre à une sorte de manœuvre rhétorique très osée qui consiste à produire une contradiction
spatiale qui est symboliquement significative car on voit le mur qui constitue un
redoublement du cadre sur le côté droit et qu’on associe spontanément au premier plan de la
représentation mais en même temps le coude s’appuie dessus comme si on avait une espèce
de nœud dans l’espace et c’est pertinent d’un point de vue symbolique car cela fait du
spectateur du tableau, potentiellement un autre voyeur car on la voie nue et on entre dansson
intimité. On a deux alter ego du spectateur, en tout cas du spectateur masculin. Dans le jeu
identificatoire, cela vaut pour le spectateur masculin. On pourrait s’intéresser à la dynamique
identification d’une spectatrice mais cela serait différent. Le regard voyeur est bien un regard
aumasculin et le spectateur du tableau se retrouve ipso facto dans la position de ce duo de
voyeurset il entre non par l’arrière mais par l’avant. La dynamique est ici aussi intimement
liée au dédoublement méta-iconique de la représentation, comme dans la Sainte famille de
Jordaens. Stoichita utilise le terme de méta-peinture qui a été retenu à la traduction française
du livre et l’expression en constitue même le sous-titre. On peut avoir un intérêt à différencier
ce qui relève du méta-iconique et du méta-pictural comme nous l’avions déjà dit. Ici, on est
plus dans le méta- iconique car c’est l’image comme telle qui est en cause et pas
spécifiquement l’image peinte. L’objet du livre est bien de montrer que le tableau, comme
catégorie d’image bien spécifique caractéristique de la modernité est indissociable d’une
auto-thématisation de la peinture et de l’image. Ceci peut donc s’opérer de différentes
manières et implique des enjeux symboliques variés tous très importants et très
fondamentaux. Limitons nous à ce qui a trait à ces effets de dédoublement de la
représentation mais cela ne constitue qu'un aspect dans la problématique méta-picturale dans
l’ouvrage de l’auteur

Rembrandt van Rijn, Le bon Samaritain, 1633, eau-forte et burin, collection William Cuendet.

Voici une gravure qui représente le bon samaritain. C’est le samaritain qui a secouru un
blessé et il paie le tenancier pour qu’il s’occupe de lui. Nous avons au premier plan, un anti-
spectateur. C’est le contre-modèle spectatoriel absolu en la personne de ce chien qui défèque
sans honte et le dos tourné à la scène. Il est complètement en dehors et n’a aucune conscience
de la portée éthique et religieuse de l’évènement. Il est totalement un corps en train
d’accomplirses fonctions organiques et il regarde d’ailleurs dans la mauvaise direction. Il est
à l’opposé de cequ’il faut voir alors que nous avons un autre personnage qui regarde la scène.
C’est un bel exemple de relai spectatoriel. Il est d’ailleurs généralement situé du côté gauche
car c’est l’entréedu seuil de lecture qui va de la gauche vers la droite. Ici, l’image est vue par
quelqu’un et à traversl’encadrement d’une fenêtre et il y a dédoublement méta-iconique par
le fait même avec la présence de ce contre-modèle spectatoriel absolu.
Rembrandt van Rijn,Sainte Famille, 1644 (eau-forte), Vevey, Musée Jenisch.

On a une autre gravure sur le thème de la sainte famille et ce qui est intéressant, c’est que
saint Joseph est une nouvelle fois figuré en qualité de spectateur et en spectateur séparé de
la scène par une fenêtre qui en l’occurence est une fenêtre fermée. Il regarde la scène à travers
l’encadrement d’une fenêtre. On a aussi un motif de crypto-auréole, d’auréole cachée qui
appartient à la fenêtre. On a un rayon de lumière et on ne sait pas s’il s’agit d’une lumière
naturelle. On a là quelque chose qui, structurellement, est un peu similaire à la Suzanne de
Jordaens car la scène est vue de l’arrière. Joseph est l’alter ego du spectateur.

Francesco Salviati, Visitation, 1538, Rome, Oratorio di San Giovanni Decollato (Marcia Hall,
Colour andMeaning).

À présent, nous sommes dans l’Italie de la première moitié du 16e siècle. L’œuvre représente
une Visitation. L’auteur était un condisciple et un ami de Giorgio Vasari, l’auteur desVies
qui mentionne d’ailleurs cette œuvre comme l’une de ses plus remarquables. Il ne parle
toutefois pas du détail qui nous intéresse le plus et qui se trouve en bas à gauche, à savoir
ses deux personnages masculins vêtus de vêtements modernes foncés et qui regardent la
scène depuis une volée d’escaliers en contre-bas et l’un des deux qui désigne la scène du
doigt et qui exerce une fonction qui avait été nommée la fonction d’admoniteur, c’est-à-dire
celui qui montre.On a un relai spectatoriel qui ne regarde pas la scène mais qui vient de la
voir et il se tourne versson compagnon pour lui montrer. Il se situe du côté gauche et les deux
ne sont pas sur le même plan que la scène principale car ils sont en contre-bas. Ce personnage
qui tend le doigt vers la scène pourrait d’ailleurs être un auto-portrait car il ressemble assez
bien et il est compatible avecle portrait de Salviati dans les Vies de Vasari. On voit ici que le
rebord de l’escalier et ces deux figurent constituent un dispositif méta-iconique très puissant
qui provoque une dissociation partielle des deux niveaux de réalité : celui où se trouvent les
deux personnages en habit modernes et donc contemporains du spectateur originel et le plan
de ces figures vêtues à l’antique de la scène de la Visitation. Il y a une séparation très
marquée entre les deux mais ellen’est pas infranchissable car on peut imaginer que les deux
personnages gravissent les âmes et entrent dans la scène mais il y a tout de même une
séparation bien marquée. D’autant plus qu’ilregarde la scène et la désigne donc la scène
acquiert la fonction de spectacle, d’une chose déjà vue de l’intérieur même de la
représentation. Il y a aussi une figure à l’intérieur de la scène principale qui montre elle
aussi. On a une admonitrice qui est, en quelque sorte, l’homologue de l’admoniteur du
dessous mais elle se trouve dans le monde où se situe la scène de la Visitation. On a deux
gestes de monstration par le doigt : l’une interne à la scène principale et l’autre externeà celle-
ci. Enfin, signalons que nous avons une distorsion de perspective très marquée. Évidemment,
ces peintres sont compétents en matière de perspective donc s’il y a une anomalie,elle n’est
pas à interpréter comme une faute ou une erreur mais un geste artistique intentionnel.On a là
un linteau qui porte la date et qui est manifestement parallèle au plan du tableau dont on peut
dire qu’il redouble le cadre ou en tout cas de la fresque qui constitue une sorte d’encadrement
de l’image, encadrement que l’on retrouve à gauche et à droite avec deux piliers qui
soutiennent ce linteau et toute la scène est encadrée mais on voit que le pilier qui se trouve à
droite arrive à un niveau qui est contigu à la limite esthétique alors que celui qui se trouve à
gauche ne descend que jusqu’ici car en dessous il y a l’escalier. On a donc un pilier proche
de nous, un plus loin de nous mais les deux sont reliés par un linteau qui est censé être
parallèle au plan du tableau. C’est une impossibilité en termes de perspective. C’est presque
du Escher avantla lettre. C’est une façon qu’a le peintre de manifester la fictionnalité de la
scène principale et çava dans le sens de ce dédoublement avec les spectateurs qui sont des
contemporains de l’artiste et non pas de la Vierge et de sainte Elisabeth. Voilà donc un autre
exemple de dédoublement méta-iconique. En résumé, dans ces quelques exemples, de même
que chez Jordaens, on peut dire que l’effet méta-iconique relevait de la suggestion. C’est
quelque chose qui était suggéré aux spectateur et qui ne concernait qu’une partie ou qu’un
aspect de l’image. Le peintre nous incitaitimplicitement à lire le tableau comme l’image
d’une image sans pour autant nous y obliger. Ici, c’est un peu limite car nous sommes obligés
sinon il y a impossibilité spatiale. Dans les autres cas, c’est une suggestion, une invitation.
Rien n’interdisait de lire Suzanne et les vieillards et la Sainte famille de Jordaens comme
des représentations de premier degré. Il n’y a pas d’impossibilité logique de lire la scène au
premier degré alors qu’ici oui, en terme de logique spatiale. Par ailleurs, il y a un élément dont
il faut toujours tenir compte et c’est qu’il faut toujours admettre que toute image mimétique
peut toujours être lue comme une représentation de deuxième degré. C’est là une possibilité
qui est inhérente à l’image figurative en général et qui vient du fait que, rien a priori, ne
distingue une image de sa propre représentation. Toute imagemimétique peut toujours être
vue comme image d’elle-même. Il n’y a jamais d’impossibilité structurelle de voir les choses
de cette manière, même lorsqu’on a pas d’indicateur de méta- iconicité comme c’est le cas
ici et dans les exemples que nous venons de voir.

Paul Bril, Paysage côtier dans la nuit, ca. 1590, Rome, Musée Borghese (Fiamminghi a
Roma).

Même une image comme celle ci-dessus, où il n’y a aucun déclencheur méta-iconique à
proprement parler, peut être vue comme l’image d’elle-même comme cela serait le cas si on
faisait une copie de ce tableau. Rien ne distingue ce tableau de sa propre copie. Rien
n’empêche de lire ceci comme était la représentation du tableau de Paul Bril. C’est une
possibilité logique quin’est généralement pas activée s’il n’y a pas de raison de le faire. La
lecture la plus naturelle est lalecture de premier degré. Logiquement, la possibilité existe en
arrière-plan et il suffit de peu dechoses pour opérer un basculement de la lecture du premier
au deuxième degré. Quand on dit qu’il n’y a pas de déclencheur méta-iconique, ça n’est pas
totalement vrai car il y a une partie àcontre-jour, l’arbre qui redouble le cadre, même si c’est
beaucoup moins homologique que la tablette dans le tableau de Jordaens. On a tout de même
un élément d’encadrement ici. On a unetrès légère invitation à voir l'image comme l’image
d’une image à travers l’idée de cadre qui est suggérée faiblement ici mais la suggestion n’est
pas complètement absente. Si on a alors des déclencheurs méta-iconiques beaucoup plus
puissants comme dans les exemples qu’on a montré avant et comme des exemples que
nous verrons dans la suite du cours où le spectateur n’a pas la liberté de voir l’image
autrement que comme l’image d’elle-même, on peut tranquillement se fier à notre réflexe
naturel qui consiste à voir l’image au premier degré et comme représentation d’une scène
fictive. Fictivement, on peut tout de même lire l’image au premier degré et donc comme
représentation d’autre chose qu’elle-même mais logiquement, la possibilité existe toujours.
On peut parler de scisiparité de l’image, la possibilité qu’a l’image dese couper elle-même
en deux.

Cours 4 - 18/10/2023

Ce que voit le spectateur est l’image d’une image, davantage que une image de premier
degré. Au fond, cela dépend, à la base, d’un principe implicite qui a trait à la logique inhérente
del’image figurative et qui veut que, en théorie, toute représentation mimétique peut toujours
être considérée comme représentation d’elle-même. C’est un principe purement théorique et
non un principe raisonnable qui serait celui qui consiste à prendre l’image au premier degré,
comme la représentation d’un paysage. Ça serait tiré par les cheveux et contre-intuitif de
penser que nous avons l’image du tableau que nous voyons, bien que en droit, cela puisse
être le cas. Ça serait tiré par les cheveux, si toutefois on n’avait pas, de manière générale,
une tendance très affirméedans la peinture des Temps Modernes, à introduire des éléments
qui vont justement suggérer qu’en fait on a affaire à la représentation d’une représentation.
Ces moyens peuvent être de l’ordre de la simple suggestion mais dans certains cas, ils
peuvent être totalement contraignants.Parfois, on constate qu’on ne peut pas lire l’image
autrement que comme l’image d’elle-même. Ici, les éléments sont très discrets et c’est une
suggestion très ténue. Cela tient au fait qu’on a unélément sur le côté droit qui redouble
l’encadrement et qui fait cadre dans le cadre. C’est métaphoriquement une suggestion
discrète qui n’est aucunement contraignante. Si par contre, les éléments qui viennent
renforcer la potentialité du second degré sont d’une autre nature, alors ils peuvent être
contraignants et ce qui n’était qu’une possibilité logique devient un impératif etune lecture
incontournable.
Hans Holbein le Jeune, Portrait de Georg Gizse, 1532, Berlin, Gemäldegalerie.

C’est le cas dans le portrait ci-dessus. L’homme sur la peinture était un marchand établi à
Londres pour développer ses affaires là-bas. On a des lettres accrochées derrière lui et qui
portent son adresse. Celle qu’il tient dans la main lui est adressée à Londres par un inconnu.
Il esthabillé comme un riche marchand et on voit sur le tapis turque qui recouvre la table,
objet exotique de grand luxe très recherché et objet détourné de sa fonction initiale, une série
d’objets : du matériel d’écriture, un gros livre, un coupe-papier, une boîte avec des pièces de
monnaie, unepetite horloge, une paire de ciseaux et un vase avec un petit bouquet d’œillets.
On a, écrite à hauteur de la cloison du fond à gauche, la devise, écrite en latin, de Georg qui
signifie « il n’y a pas de joie sans peine » et c’est sa devise personnelle. Il y a aussi un
cartellino, petit bout de papier ou de carton fixé avec deux points de cire avec l’inscription
en latin qui indique qu’il s’agitdu portrait de Georg à l’âge de 34 ans et que son visage est
vraiment comme nous voyons, ainsi que ses joues. C’est ce que signifie le texte écrit sur le
petit cartel. Or, la position de celui-ci fait nécessairement de tout le portrait, l’image d’une
image et nous ne pouvons lire les choses autrement. Cela tient au tout petit détail qui est
qu’on voit que le coin du cartel passe devant la couverture du livre qui est posée sur la
tablette. Or, le livre a une certaine profondeur et nous voyons que le cartel a un coin qui passe
devant la face antérieur de ce livre et cela est impossibleselon une logique de l’espace à trois
dimensions et c’est impossible si on considère que le cartel est fixé sur la paroi en bois. La
seule lecture cohérente est qu’il est posé sur le tableau lui-mêmeet non sur la paroi donc
celui-ci passe en position de second degré et toute l’image n’est que l’image de l’image de ce
qu’elle représente. Ce qu’on a c’est la représentation du portrait peint deGeorg et le cartel est
le seul élément lisible au premier degré. Il y a, à cause de cette superposition, dédoublement
obligé de la représentation dont on doit considérer qu’elle est représentation d’elle-même.
On avait parlé de la scisiparité de la représentation, qui est une sortede possibilité théorique
omniprésente mais généralement pas activée de manière obligatoire, l’estbel et bien ici. Ici, il
y a une scission entre ce que l’image paraît représenter et ce qu’elle représente réellement,
c’est-à-dire elle-même. Les cartellini apparaissent aussi sur des portraits deHolbein mais,
hormis celui-ci, ils laissent la possibilité de deux lectures : soit comme posés sur des objets
ou sur le fond, soit sur l’image elle-même, sans qu’il soit impératif de considérer qu’ilsse
trouvent sur l’image et non dans l’image. Dans ce cas, le dédoublement de la représentation
n’est que potentiel et toujours réversible car on pourrait toujours revenir au premier degré. Ici,
on ne peut pas revenir au premier degré pour l’ensemble du portrait, exception faite du
cartellino. Cequi est important ici, c’est la contrainte spatiale qui rend la lecture incompatible
avec un premierdegré. En vertu du principe de scisiparité de la représentation mimétique, on
pourrait imaginer, d’une manière tirée par les cheveux, que le cartellino est une
représentation de lui-même (on passerait donc au troisième degré) mais rien ne nous y oblige
et on peut le prendre au premier degré. Chez d’autres peintres, on a des dispositifs
comparables mais pas aussi radicaux quedans le tableau précédent.

Frans Rijckhals (1600-1647), Nature morte, Dunkerke, Musée des Beaux-Arts (Les Vanités
dans lapeinture au 17e siècle).

On va voir un tableau de la première moitié du 17e siècle qui représente une nature morte
avec quelques allusions à l’idée de vanité, et même des motifs typiques de la vanité (le savon
et la paille pour faire des bulles, le coquillage vide et les deux coupes renversées,
l’instrument de musique). On a aussi des éléments en trompe-l’œil avec le fatras de papiers
qui semblent importants à cause des sceaux très grands. C’est d’ailleurs aussi typique
des vanités. On a encore un cartellino ici qui porte la citation latine « Vanitas vanitatum
(…) » qui vient de l’AncienTestament (Vanité des vanités, tout est vanité) et on a ce cartel
posé d’une manière très bizarre quiconvoque également l’idée d’un dédoublement et d’un
passage au second degré de l’ensemble de la représentation et qui n’est pas tout à fait aussi
contraignant que dans l’exemple précédentmais presque, car il n’est pas vraiment pensable
que quelqu’un ait eu l’idée de coller le cartel surle tapis qui recouvre la table et ça n’aurait
pas de sens du point de vue d’une logique des objets.Du point de vue d’une logique spatiale,
ça ne serait pas incompatible avec la structure du mondephysique. Il n’y a pas d’impossibilité
spatiale. Par contre, il y a une invraisemblance majeure qui est que le cartel n’aurait rien à
faire à cet endroit là. Les peintres évitent le plus souvent de pousser à l’extrême
l’activation du principe méta-iconique et le cas de Georg est assez exceptionnel car,
la plupart du temps, ça n’est pas du tout contraignant ou beaucoup moins.

Diego Velasquez, Le Christ chez Marthe et Marie, 1618, Londres, National Gallery.

Voyons une autre façon de produire une suggestion méta-iconique non contraignante. Ici,
c’est une œuvre de Velasquez et on voit que le peintre a relégué la scène principale, à savoir
Jésus chez Marthe et Marie, dans un coin puisqu’on la découvre dans l’embrasure d’un
passe-plat tandis qu’au premier plan, et sur une surface qui équivaut au 5/6 de la surface du
champ pictural, on a les préparatifs du repas. On a une représentation des coulisses, ce qui
devrait constituer en principe une scène secondaire, un élément de décor par rapport à la
scène principale mais Velasquez a inversé l’ordre de cette hiérarchie. L’ouverture peut aussi
apparaîtrecomme un tableau car le bord de l’ouverture en perspective ressemble assez bien
au cadre d’un tableau. Il y a une suggestion méta-iconique assez forte et on a l’impression
que la scène principale avec le Christ nous apparaît comme un tableau dans la pièce. Il serait
tout de même étrange d’avoir un tel tableau dans la cuisine. C’est de l’ordre de la suggestion
et ça n’est pas contraignant. et ça rejette le motif principal sur un second plan et un second
degré.

Juan Sanchez Cotan, Nature morte avec coing, chou, melon et concombre, 1602, San
Diego, Museum ofArt.

C’est quelque chose d’un peu similaire dans cette nature morte. On a les fruits et légumes
posésdans une niche dont les bords redoublent ceux de l’image et constituent un cadre dans
le cadre. Ce tableau n’a pas de cadre et on ne sait pas s’il devait en avoir un ou non à l’origine.
C’est possible qu’il n’y en avait pas et qu’il était censé être inséré dans un creux dans le mur
d’une pièce et peut-être une cuisine. On aurait eu affaire à un véritable trompe-l’œil. On
suppose que laniche représentée était la même que celle du mur. Il reste que nous avons une
sorte de cadre dans le cadre, associé à un effet de trompe-l’œil. Ce cadre dans le cadre relève
aussi de la suggestion car quand on entre dans l’espace du tableau, on voit qu’il s’agit d’une
niche et non d’un cadre. On voit que l’encadrement est asymétrique car le point de vue est
légèrement décalésur la gauche et il a placé sa signature sur le bord, comme si ce bord avait
été une sorte de cadre.

Adriaen van der Spelt et Frans van Nierop, Nature morte,1658, Chicago, Art Institute (M.
Milman, Le trompe-l’oeil).

Enfin, une autre manière d’activer le dédoublement de la représentation est présent ici
dans cette nature morte et le dédoublement méta-iconiqueredevient quasiment obligatoire
car la tenture blanche est exactement du même type que celle que l’on accrochait devant les
tableaux pour les protéger ou pour pouvoir ne les offrir au regard qu’à certains moments et
la tringle semble avoir été fixée au cadre lui-même qui est d’ailleurs légèrement redoublé au
sein de la représentation. En vertu de cette lecture, si la nature morte seprésente comme un
tableau encadré avec un rideau partiellement ouvert, ça ne peut pas être lucomme un tableau
de premier degré, avec le rideau qui reste au premier degré. Il y a aussi des allusions à l’idée
de vanité avec les fleurs fanées qui rappellent l’idée du caractère éphémère et fragile de
l’existence terrestre. On voit qu’il y a une gradation possible dans le maniement de ceseffets
méta-iconiques et des usages très divers de ce principe. Si on la considère en elle-même, on
a affaire à une structure, qui, d’un point de vue sémiotique est paradoxal. On a un jeu sur le
cadre qui tend à désigner l’image comme image d’une image, en activant plus ou moins fort
la potentialité du second degré. Cela revient, d’une certaine manière, à nier l’illusion
mimétique. Ona d’abord l’impression d’avoir la représentation d’un bouquet de fleurs et
après on se rend compte que c’est la représentation d’un tableau qui représente un bouquet
de fleurs. D’une certaine manière, l’illusion mimétique est niée. On a des dispositifs qui
tendent à dénoncer l’illusion et à révéler la tromperie de la mimesis picturale. C’est ce qu’il
se passe dans le portraitde Georg. On a un personnage qui paraît fictivement présent mais il
n’est en réalité qu’un objet plat, non pas une présence mais la fiction d’une présence. Non
pas un personnage avec des objets, mais une surface peinte qui représente ce personnage
avec des objets. Cela va de pair, cette auto-dénonciation de la mimesis picturale, avec les
allusions à la vanité qu’on trouve dans laplupart de ces images. C’est le cas avec Georg et les
fleurs fanées. On avait l’horloge chez Georg qui faisait allusion au temps qui passe, les
œillets qui renvoient à la chair (= carnation en anglais, c’est une allusion métaphorique à la
chair fragile). Il y a la mention de l’âge et il suffit que le temps passe un peu pour que
l’apparence fidèle de Georg ne le soit plus. Il y a aussi la devise du personnage où on
comprend que la joie est doublée de chagrin. De manière globale, le sens de l’image est
que le riche marchand se fait immortaliser dans un magnifique tableau mais le spectateur ne
doit pas se tromper et cette immortalité n’est qu’une pure fiction. Cette image n’est qu’une image
et la joie de se voir représenté dans une sorte d’état de perfection qui échappe autemps et
aux vicissitudes de la vie terrestre implique la peine de savoir que ce portrait tellementvivant
n’est en fait qu’un pur artifice, une simple représentation et une présence simplement fictive.
Même remarque pour la nature morte qui est aussi une vanité, au sens du genre pictural bien
défini. Idem pour van der Spelt, bien qu’il ne s’agisse pas d’une vanité au sens strict. On a la
possibilité d’utiliser le dédoublement méta-iconique comme une manière de dénoncer la
fiction picturale. C’est un moyen de dénonciation du caractère illusoire de l’image picturale
mais, d’un autre côté, à l’opposé, les effets méta-iconiques, et en particulier tout ce qui a trait
au redoublement du cadre, peut aussi servir à intensifier l’illusion de premier degré. Le
bouquet passe au second degré mais le rideau apparaît quasiment en trompe-l’œil. Si on ne
fait pas attention, on pourrait croire qu’il s’agit d'un vrai rideau. Si la niche était destinée à
être intégréedans un mur de cuisine, on aurait là un trompe-l’oeil et le redoublement du bord
de la niche servirait à produire un effet de trompe-l’œil qui est ici typiquement formulé par
le biais de ce concombre ou cette courge qui dépasse et qui donne l’impression d’entrer dans
l’espace réel où nous nous trouvons. L’espace figuratif, mimétique, s’ouvre surtout derrière
la limite esthétique, derrière le plan de la représentation mais il a aussi la possibilité de s’étirer
en avant mais ici, c’est typiquement le cas avec le motif en trompe-l’oeil qui donne
l’impression d’entrer dans notre espace à nous. On a là deux mouvements opposés : ou bien
le dédoublement du cadre indique que l’image n’est qu’une image et participe dès lors à la
dénonciation de la représentation (la représentation picturale rompt elle-même l’illusion de
la réalité comme véhicule) ou au contraire,on a affaire à un renforcement de l'illusion et, à la
limite, à un auto-effacement de la représentation devant ce qu'elle représente. C’est le principe
du trompe-l’œil. Le paradoxe se résout par le biaisde la temporalité de l’activité spectatorielle
qui peut, dans un premier temps se laisser prendre par le piège du trompe-l’œil mais tôt ou
tard va réaliser que ce qu’il avait pris pour réel n’était en réalité qu’une représentation. On a
donc deux mouvements opposés et certaines œuvres vont pencher davantage d’un côté que
de l’autre mais les deux sont inhérents aux systèmes de la peinture classique et doivent se
combiner parfois d’une façon qui s’approche de l’oxymore. En se désignant elle-même
comme fiction, l’image peut parfaitement en même temps augmenter sa propre puissance
d'illusion et vice-versa.

4. La thématisation du regard en peinture : l’image comme jeu de rôles spectatoriels

4.1. Bons et mauvais témoins


Nous allons revenir sur la thématisation du regard dans la peinture et envisager
l’image peinte comme un jeu de rôle spectatoriel. On va commencer par s’intéresser à la
différence entre les bons et les mauvais témoins des scènes représentées. L’idée est que
l’image attribue au spectateur un certain rôle au sens théâtral du terme qui est en rapport
avec la scène, ou qu’il vaplacer le spectateur devant des choix d'identification : à quel sorte de
témoin, de regardeur veut-ils’identifier ? Quand on parle de sorte de regardeur, c’est presque
au sens moral ou religieux du terme. L’image place le spectateur devant la nécessité d’un
positionnement moral et pour cela, montre des oppositions entre bons et mauvais témoins.

Caravane, La Vocation de saint Mathieu , ca. 1600 , chapelle Contarelli.

Dans ce tableau du Caravage, on a l’épisode de l’Évangile qui vient chercher Mathieu,


percepteurdes impôts, pour l’inviter à tout abandonner pour le suivre. Le Christ est présent
avec une auréoletrès discrètement figurée car on ne voit que le bord très brillant d’une surface
qui, par ailleurs, n’est pas représentée, et il est accompagné d’un apôtre. Il tend le bras et
désigne de l’index un personnage, Mathieu, qui a l’air étonné et qui fait comme on fait quand
on n’est pas sûr qu’une personne s’adresse à nous (moi ?). Il y a deux jeunes garçons qui
accompagnent le précepteur, vêtus comme des dandy avant la lettre et qui, au minimum ont
vu arriver le Christ, et ils se demandent ce qu’il se passe, ils ont l’air étonné et tournent la
tête vers le Christ. Ils ont noté sonirruption. Le geste du Christ est redoublé et magnifié par
un grand rayon de lumière qui tombe d’une source lumineuse hors-champ. Il semble
qu’on veuille suggérer que la lumière vient d’ailleurs. Hormis ces deux jeunes garçons
et Mathieu lui-même, il y a les acolytes de Mathieu quine semblent rien voir. L’un deux
compte les sous, remue des papiers. C’est un motif lié à la vanité : trop se préoccuper du
matériel et de l’argent (comme les sous dans la boîte à monnaie deGeorg). On a l’autre
personnage qui est très typique car, non seulement il regarde vers le bas, -dans le sens
physique mais aussi métaphysique du terme- et en outre, il porte des lorgnons et lethème des
lorgnons est intéressant et très souvent associé à la vue myope, à la vue qui s’en tient à une
petite sphère très limitée de ce qu’on a devant soi, celui qui ne voit pas loin. Très souvent,on
a dans les tableaux à caractère satyrique des personnages qui portent des lunettes ou qui
tiennent un lorgnon et ce ne sont pas des objets très anciens à l'époque. Il a ses lorgnons mais
il ne voit rien et regarde les sous, il vérifie qu’on ne se trompe pas et ne voit absolument rien
de l’évènement majeur : l’arrivée du Christ et la vocation de saint Mathieu. Le Caravage
capte très précisément le body language des personnages : les cheveux qui tombent devant
les yeux, le nezvers le bas. On a trois modèles spectatoriels possibles : Mathieu qui n’a pas
encore tout à fait réalisé mais a capté le message du Christ qui lui dit de tout laisser tomber
et de venir avec lui; ona les deux jeunes qui sont un peu étonné mais on ne peut pas dire plus
(au moins ils ont capté qu’il se passait quelque chose); et on a enfin les deux autres qui ne
voient rien du tout et qui sontde mauvais témoins ou des anti-témoins car ils restent aveugles
à ce qu’il se passe. Le regard estici une sorte de métaphore d’une attitude spirituelle. Cette
attitude spirituelle doit être une attituded’ouverture à la lumière d’une révélation et à l’arrivée
du sauveur et de détachement par rapportaux vaines occupations humaines.

Rembrandt van Rijn, Philosophe en méditation, 1631, Louvre.

On a une œuvre de Rembrandt qui représente un philosophe en méditation et l’image est


intéressante notamment par la thématique des deux lumières que l’on trouve souvent dans la
peinture à sujet religieux notamment, avec l’opposition entre une lumière strictement
terrestre,matérielle et une « Lumière » (avec L majuscule), qu’on avait déjà rencontrée en
partie dans la Sainte famille de Jordaens avec le Christ dont la lumière baignait les autres
personnages et qui était figuré comme une sorte de luciole divine, qui irradiait d'une lumière
qui venait de lui et nonpas de l’extérieur. On retrouve ça ici car on a ce philosophe en pleine
méditation et il ne fait rien. Ily a un gros livre devant lui mais il ne lit pas et il n’écrit pas. Tout
en étant absorbé par sa pensée, il est en même temps baigné par la lumière éclatante et
majestueuse qu’on peut interpréter commeune lumière de la raison éclairée par la foi. Tandis
que, de l’autre côté de l’escalier qui est un motif ?

Jacob Jordaens, L’Adoration des bergers, ca. 1617, Musée de Grenoble.

Le point de la vue de la scène est plus reculée, non plus en close up. Ici, on a des témoins
qui sepressent contre la Vierge et l’enfant et il y a un enfant qui est mal placé pour regarder
et qui se découvre avec respect. Devant la Vierge, il y a un enfant qui ne regarde pas et
souffle sur les braises d’une chaufferette dont la lumière est éclipsée par celle qui émane de
la Vierge à l’enfantet qui n’a pas de source physique assignable. Il y a aussi un
personnage qui apporte unelanterne. Concernant l’enfant qui souffle sur la chaufferette,
peut-être que l’enfant se préoccupede réchauffer le bébé et de son confort physique mais il
reste à un niveau très terre à terre malgrétout. D’une certaine manière, il reste aveugle à cette
luminosité divine incarnée. Il faut tenir compte de la fonction de ces images religieuses qui
étaient destinées à l’édification des fidèles auxquels l’image doit fournir des modèles
d’identification, des exemples à suivre ou à ne pas suivre et comme une sorte de mode
d’emploi de la bonne pratique dévotionnelle, religieuse. C’est l’une des facettes d’une
thématique plus large qui est celle de la thématisation du regard en général.
Rembrandt van Rijn, « La petite tombe », eau-forte et pointe sèche, ca. 1652, coll. Privée

Voici un exemple où l’opposition est rendue très explicite, une gravure de Rembrandt. Cette
dénomination découle d’une erreur de dénomination dans le catalogue du marchand Gersin
au milieu du 18e siècle à Paris dont les employés ont mal traduit une expression néerlandaise
qui signifiait « la petite plaque (gravure) de La Tombe ». « La Tombe » était le nom du
commanditaire de la gravure, il n’y a pas de tombe dans la gravure. Le thème est la
prédication de Jésus et il permet à l’auteur d’opposer bons et mauvais ou anti-spectateurs, à
savoir le garçonnet couché sur le ventre à côté de sa toupie. Tout le monde écoute et regarde
le Christ avec la plus grande attention, sauf lui qui est ailleurs et il est littéralement au ras du
sol, au plus bas du registre desimportances. Il est en train de dessiner dans la poussière, pur
amusement et distraction. Il n’a rienvu. On pourrait se demander dans quelle mesure, l’auteur
n’a pas placé une sorte d’alter ego satirique et dans quelle mesure il ne se serait pas critiqué
en tant que personne qui fait des petits dessins ? Mais lui, le sait. Ça serait une vanité
consciente par rapport aux messages du Christ. Cette opposition a une valeur pédagogique
car on tend à éduquer le regarde et on thématise l’activité visuelle. L’image n’est pas
seulement quelque chose à regarder mais elle indique comment regarder elle-même et
comment faire usage de son regard en général. C’est pour cela qu’il y a ici de nombreuses
personnes en train de regarder, en faisant un bon ou un mauvais usage du regard selon les
cas.

2.1. Le voyeurisme, usage coupable du regard


Revenons à la thématique du voyeurisme, à savoir un usage moralement néfaste et coupable
du regard. On peut penser à la Suzanne de Jordaens. Ce thème de Suzanne est un thème très
récurrent souvent traité par Rembrandt, notamment, et il est issu d’un épisode de l’Ancien
Testament de l’épisode de Daniel qui raconte l’histoire de Suzanne, femme chaste et
vertueuse qui se fait surprendre par deux vieillards, deux juges, dans son bain. Quand les
servantes s’éloignent, les deux juges menacent Suzanne de l’accuser d’adultère si elle ne
cède pas à leurs avances. Cependant, elle refuse et elle est condamnée à mort mais elle y
échappe. Heureusement, le prophète Daniel inspiré par dieu comprend qu’elle est innocente
et dénonce lesmauvais juges qui seront condamnés et exécutés. D’autres thèmes similaires
dans un registre de la mythologie classique comme le viol de Lucrèce par Tarquin et dans les
scènes qui représentent l’agression, elle est représentée nue et l’aspect visuel est
généralement très présent. Il y a le thème de Bethsabée au bain qui est assez similaire à celui
de Suzanne au bain mais la première se baignait nue sans se soucier d’être vue et elle
rencontre un soldat et élimine son mari. Ces thèmes permettent de thématiser l’activité
scopique, dont le voyeurisme. Ces autres thèmes sontnotamment Diane et Actéon, Jupiter et
Antiope, Joseph et la femme de Putiphar. Il y a le thèmede Loth et ses filles qui tourne autour
de l’inceste et qui est l’occasion de thématiser l’activité scopique. Il s’agira pour le peintre,
dans ces différents thèmes, de placer le spectateur précisément en position de voyeur pour le
mettre à l’épreuve, tout en lui offrant par la bande unspectacle néanmoins sensuellement
agréable. Il y a une sorte d’ambivalence, de duplicité, de dialectique entre plaisir esthétique,
plaisir voyeuristique et mauvaise conscience morale liée à cette position de voyeur.
Rembrandt van Rijn, Diane au bain avec ses nymphes, avec les histoires d’Actéon et de
Callisto, 1634,Anholt, Museum Wasserburg.

Voici une œuvre de Rembrandt qui illustre le thème de Diane au bain avec ses nymphes avec
les histoires d’Actéon et Callisto donc il y a trois thèmes réunis en un seul tableau. Diane et
Actéon est issue des Métamorphoses d’Ovide et, du point de vue de la thématisation du
regard, c’est unthème assez proche de Suzanne et des vieillards car il s’agit de la punition de
quelqu’un qui a vuce qu’il ne devait pas voir, même si dans ce cas-ci, le personnage n’a pas
vu intentionnellement mais par accident. Dans le cadre d’une morale qui n’est pas basée sur
la notion d’intention, comme c’est le cas des morales archaïques, peu importe qu’Actéon l’ait
fait exprès ou pas car il a vu la déesse nue et il doit être puni pour cette action même
involontaire. L’histoire est que Dianese baignait lorsque le chasseur Actéon la surprend par
hasard et pour se venger, Diane l’a changéen cerf qui est le type d’animal qu’il était en train
de chasser et il a été dévoré par ses propres chiens. On le voit lorsqu’il est déjà en train de
se métamorphoser et on voit ses chiens qui se retournent déjà contre lui. On a aussi un autre
épisode qui est celui de Diane et Callisto qui est une nymphe qui fait partie de la suite de
Diane et toutes devaient rester chastes comme Diane elle-même, mais la nymphe a fauté et
elle va être punie par Diane qui va la changer en ours maiselle sera sauvée par Jupiter qui va
intercéder en sa faveur. Une nymphe découvre le ventre rebondi de femme enceinte de
Callisto et les autres nymphes rigolent. C’est une réaction traditionnelle et typique face au
spectacle du vice. On peut attirer l’attention sur la figure de Diane, elle porte un diadème
avec un croissant de lune. Elle semble faire un geste furieux de jeterde l’eau sur Actéon. C’est
peut-être le geste qui a, en quelques sortes, provoqué la métamorphose du chasseur. Alors,
on a ici un petit personnage, l’une des nymphes, qui avance dans l’eau et qui est représentée
d’une manière très expressive et elle avance comme quelqu’un qui avance dans une eau
froide et tente de minimiser la sensation de froideur et elle implique lespectateur dans la
scène en s’avançant vers lui. Elle l’invite à se positionner. Va-t-on se rincer l’œil sans plus
ou va-t-on méditer le message moral sur les conséquences du péché ?

Rembrandt van Rijn, Joseph et la femme de Putiphar, eau-forte, 1634, coll. privée.

Ici, il s’agit d’un récit qui se trouve dans la Genèse et qui représente Joseph, fils de
Jacob et de Rachel qui a été vendu comme esclave par ses frères jaloux de lui en Égypte. La
femme de son maître Putiphar qui est le chambellan du pharaon lui fait des avances
coupables et lui il la repousse et, vexée, elle le fait enfermer après l’avoir accusé faussement
d’avoir tenté de la séduire. Elle s’empare du manteau pour l’utiliser comme une fausse
preuve. Plus tard, Joseph s’attirera les faveurs du pharaon et il deviendra un haut
fonctionnaire. Cela peut être une préfiguration de l’histoire du Christ avec l’exil en Égypte, le
procès. C’est encore une fois l’hommequi a le beau rôle et la femme qui agit comme une
infâme tentatrice. Joseph se détourne, il ne veut pas regarder et repousse la femme elle-même
et son image, cette nudité obscène. Il y a unevision obscène et crue de la nudité de la femme,
impensable en peinture. La gravure est un médium beaucoup moins lié au sacré, inférieur
dans la hiérarchie sociale des objets. Ici, cette vision de la femme dont le dessinateur ne nous
laisse rien ignorer est impensable dans un autre médium et ce qui compte, c’est cette réaction
de Joseph qui est ici un anti-regardeur vertueux. Ilse détourne de ce qu’il ne doit pas et ne veut
pas voir. On peut attirer l’attention sur le partage dela scène entre une zone sombre, celle du
lit à baldaquin et une zone claire où se trouve Joseph. On peut aussi attirer l’attention sur un
élément bien caractéristique qui est le pied du lit qui fonctionne comme un marqueur de
frontière entre le spectateur et la représentation. C’est du même côté que dans la Sainte
famille de Jordaens et c’est le même principe. On a affaire à une dynamique complexe et
paradoxale de l’identification spectatorielle. On est là pour regarder l’image mais, en la
regardant, on devient voyeur par le fait même car on voit, contrairement à Joseph, le corps
de la femme. La réaction salvatrice est celle de Joseph qui détourne les yeux.

Comment accéder au message moral que nous livre le dessinateur sans regarder cette gravure
? On est forcé de la regarder ne serait-ce que pour en retirer la leçon morale mais si on le
fait, on devient automatiquement des voyeurs, d’ailleurs nous devenons les seuls voyeurs
étant donné que Joseph refuse de regarder et qu’il n’y a pas d’autre personnage qui regarde.
Le voyeur c’estnous et rien que nous. La gravure nous place devant un double bind, double
injonction contradictoire car elle nous demande de regarder et de ne pas regarder en même
temps.

5. Le camouflage comme tactique figurative et les rôles spectatoriels induits

5.1. Généralités

Nous allons nous intéresser à la pratique du camouflage comme tactique figurative


dans ses rapports avec la fonction de rôle spectatoriel. Dans ce qu’on a vu jusqu’ici, il
s’agissait d’attribuer des rôles spectatoriels primaux par le biais de regardeurs intra-
iconiques qui fournissent des modèles ou des contre-modèles au spectateurs et
deuxièmement, aussi par le biais de dispositifs méta-iconiques, comme dans le tableau de
Holbein qui nous invite à prendre conscience que l’image n’est que l’image d’une image et
qu’elle est fiction au second degré et cela doit provoquer chez le spectateur une modification
d’attitude. On ne doit pas se laisser abuser par la splendeur de l’image qui n’est que l’image
d’elle-même. Il ne faut pas se laisser tenter par la séduction de la mimesis qui nous fait croire
que ce qu'elle représente est en face denous.
Penchons-nous sur un autre moyen d’impliquer le spectateur en le plaçant dans une
position mentale particulière et à lui attribuer un certain rôle dans la dramatique de l’image.
Cemoyen est le camouflage de motifs figuratifs. Cette fois-ci, la prise de rôle ne passe plus
par les spectateurs internes ni par des dispositifs méta-iconiques, bien que ce sont des
moyens qui puissent être utilisés aussi. Ils ne sont pas incompatibles. La question du
camouflage est une question qui a été pas mal étudiée. C’est un concept qui est d’apparition
assez récente : il apparaît au début du 20e siècle et s’impose véritablement au cours de la
Seconde Guerre mondiale où on commence à parler de camouflage. C’est un concept qui a
été introduit par un personnage assez étrange et fascinant qui était à la fois peintre et naturaliste
amateur. Il s’appelait Abbott Thayer. Il a introduit ce concept de camouflage et a jeté les bases
de sa théorisation d’une manière extrêmement originale et inventive. On n’a pas retenu toutes
ses conclusions qui étaient forcées à certains égard, mais quand même il est l’inventeur de
ce concept. À partir de ses réflexions et d’autres auteurs qui se sont penchés sur la question
à sa suite, on peut distinguer au moins trois manières de camoufler un corps :
1. la première consiste à revêtir ce corps (objet, animal, personne) de motifs qui tendent à casser
sa forme propre, et ainsi de faire baisser son degré de présence visuelle dans le champ visuel.
C’est ce que Roy Berhens a appelé disruptive patterning, motifs qui perturbent la
reconnaissance de l’objet ou de l’être vivant en question. Si on y réfléchit un peu, on constate
qu’il y a deux aspects différents dans ce premier procédé car il s’agit non seulement de rendre
un corps méconnaissable, d’empêcher son identification et sa reconnaissance et aussi
d’éviter l’apparition d’une configuration formelle cohérente, qu’elle soit identifiable ou pas.
Quand on voit quelque chose, soit on voit un objet comme un thermos ou des êtres humains
et on voit tout de suite à quoi on a affaire, mais on peut aussi voir un objet dont on ignore ce
qu’il est mais son sait qu’il a une forme. Le distruptive patterning vise à empêcher
la reconnaissance de l’objet ou d’empêcher l’apparition d’une forme quelle qu’elle soit et
d’ainsicasser la forme. On peut d’ailleurs aussi, c’est une variante du procédé, mettre l’accent
sur l’effet de perturbation perceptive qui provoque une sorte d’éblouissement (dazzling),
dazzlepainting, peinture qui provoque l’éblouissement. Elle peut résulter de configurations
complexes et irrégulières qui demandent un gros effort de la part du regardeur et qui peut le
désorienter dans l’acte perceptif lui-même.

C’était expérimental et on n’a pas continué dans cette voie. Pour ce vaisseau de guerre de la
Première Guerre mondiale, l’idée était d’empêcher la reconnaissance de la forme du vaisseau.
Si c’est de très loin, cela peut fonctionner. On ne voit pas tout de suite le vaisseau et c’est
aussi le principe qu’utilisent les soldats qui se maquillent avec du maquillage de camouflage
pour ne pas laisser apparaître l’oval du visage. C’est une première manière de camoufler un
corps, c’est-à-dire de faire baisser son taux de présence visuelle.
La seconde manière vise un effet de fusion de la forme dans le fond, dans son environnement
visuel en donnant au corps en question des couleurs et des motifs proches de ceux de ses
alentours et de son environnement immédiat (background matching). C’est le fait d’avoir la
même apparence que le fond, de correspondre au fond. Si la correspondance entre le corps
et le fond va jusqu’à une imitation précise des caractéristiques du fond, on parle alors de
background picturing. Il s’agit plutôt alors de mimétisme plutôt que de camouflage au sens
strict, avec ceci que le mimétisme ne concerne pas seulement l’environnement d'un corps,
puisque chez les animaux on a des motifs qui peuvent simuler des traits typiques d’entités
que l’organisme cherche à éviter (s’approcher de sa proie ou éviter un prédateur). On peut
penser aux ailes postérieures des papillon du genre caligo, semblable à des yeux de rapace
nocturne. Il y a aussi des petits motifs qui ressemblent à des plumes. Il y a donc un effet de
surprise car quand il ouvre les ailes, on voit, le motif susceptible de faire fuir un ennemi
potentiel
Ce qui est imité fait partie de l’environnement comme dans le cas de cette chouette devant
un tronc d’arbre ci-dessous. C’est plus du background matching. La forme disparaît devant
le fond qui se trouve derrière elle.

Dans d’autres cas, on a un camouflage véritablement mimétique.

Voici un gecko dont le corps imite une feuille. C’est une imitation qui est poussée très loin.
Il y a aussi les papillons feuille morte et un phasme feuille :

Il imite même les feuilles qui sont en train de se décomposer, qui sont un peu rongées.
C’est du background picturing.
On a cette définition du camouflage qui va exclure deux phénomènes : premièrement, la
dissimulation physique, le fait de se cacher derrière un objet. Cela suppose de se servir
d’éléments de l’environnement lui-même pour échapper à la vue, comme les soldats des
tranchées. Deuxièmement cela exclut le mimétisme pur qui consiste à imiter les
caractéristiquesd’une entité différente sans qu’il en résulte une dissimulation de l’apparence
du corps dans l’environnement. On a le camouflage mimétique mais dans le cas du papillon
caligo, il y a mimétisme sans le camouflage. Ce sont des procédés qui peuvent se combiner.
La dissimulation physique n’empêche pas l’adoption de formes similaires à celle de
l’environnement. Les soldats qui s’enterrent dans les tranchées cherchent aussi à se
dissimuler par les couleurs de leur uniforme par exemple. En outre, la frontière n’est pas
toujours nette entre camouflage et mimétisme, ni entre camouflage et simple dissimulation.
Une chose assez frappante, tant dans ledomaine de la zoologie que dans le domaine militaire,
on peut dire que le procédé de camouflage est pris dans une sorte de polarité entre un
mimétisme environnemental et le morcellement des formes de l’autre. On a deux éléments
différents mais souvent co-présents car parfois il s’agit de simuler quelque chose, on va
mettre une tourelle d’observation déguisée en tronc d’arbre dans lequel un soldat peut entrer
et aller observer les lignes ennemies sans se faire repérer et il peut yavoir des faux motifs
végétaux. Tandis que dans d’autres cas, on se contente de casser lesformes et motifs
caractéristiques des corps pour les rendre soit méconnaissables, soit pour empêcher qu’ils
apparaissent dans le champs. Dans le domaine des activités humaines, on a ces trois procédés
qui peuvent se cumuler en fonction de leur usage particulier. En général, les camouflages
militaires cherchent à munir les corps et les visages des combattants et de leurs équipements
de motifs qui vont casser leur forme et qui, en même temps, vont favoriser leur fusion au
sein de l’environnement. On peut aussi, dans le domaine militaire, imiter l’apparence
d’entités reconnaissables comme des meules de foin, des bovins, des arbres ou parfois
introduiredes leurres comme un faux char d’assaut pour attirer les attaques sur lui et protéger
les chars réels. Évidemment, la fonction attribuée à ce type de procédés relève de l’évidence
dans un certain nombre de domaines. L’activité militaire, la surveillance sous couverture, la
chasse, la photographie animalière,… le camouflage y a une fonction évidente qui est
d’empêcher d’être vu.Par contre, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit des arts visuels et de
la peinture où l’on trouveparfois des procédés qui s’apparentent au camouflage mais qui alors
adoptent des modes de fonctionnement complexes, variés et qui répondent à des intentions
multiples, complexes et parfois paradoxales. Ils ne se bornent pas seulement à faire en sorte
que l’on ne voit pas ou que l’on voit moins quelque chose.
Cours 5 - 25/10/2023

2.1. Ex-cursus : le camouflage dans l’art moderne et dans la culture visuelleactuelle

Si on envisage les choses d’un point de vue strictement historique, on voit que la relation
entre art et camouflage n’a pas été énormément abordée et, lorsqu’elle l’a été, c’était surtout
relativement au développement des avants-gardes artistiques du 20e siècle, en particulier du
début de ce siècle. On a retenu la convergence, l’idée de briser les formes reconnaissables
des corps et la fragmentation des figures et des espaces dans le cubisme. Depuis les travaux
de Cécile Coutin qui s’est intéressée au camouflage, tout particulièrement au camouflage
militaire età son histoire, il est apparu toutefois que le lien entre camouflage et cubisme a été
exagéré et qu’en fait, les artistes qui se sont le plus impliqués dans les activités de
camouflage militaire durant la Première Guerre mondiale, ne peuvent pas vraiment être
étiquetés d’avant-gardistes. Les ateliers de camouflage militaire ont recouru au savoir-faire
d’artistes durant la guerre 14-18 mais ce savoir-faire était principalement orienté vers
l’illusionnisme de type classique et qui était une compétence surtout développée dans le
milieu des scénographes et des décorateurs. Il reste néanmoins la remarque attribuée à
Picasso qui aurait reconnu la parenté entre le cubisme et le camouflage militaire, précisément
en ce qui concerne le morcellement des formes et il a dit qu’ilfaisait la même chose mais on
a eu tendance à grossir l’importance de ce témoignage. La première chose à souligner est
évidemment la différence de fonction entre l’usage essentiellement défensif du camouflage
animal et militaire et d’autre part, la fonction que lui confère les artistes. Si on veut simplifier de
manière peut-être excessive, on peut dire qu’en art et même s’il y aura desexceptions, le
camouflage est essentiellement un moyen détourné et paradoxal d’intensifier la présence de
certains éléments visuels en les dissimulant, en utilisant une stratégie indirecte et paradoxale.
Mettre en évidence quelque chose en le dissimulant est paradoxal mais ça l’est moins si on
tient compte du fait que ces procédés vont de pair avec engager une dynamique
transactionnelle particulière avec un spectateur qui va être invité à scruter intensément
l’image,pour y découvrir ce qui n’y apparaît passe prime abord. L’artiste qui recourt à des
procédés apparentés au camouflage, en dissimulant volontairement certains motifs, engage
le spectateur àchanger de mode attentionnel. Il l’engage à passer d’un mode intentionnel par
défaut om on sélectionne les motifs principaux en laissant provisoirement le reste de côté,
dans le canal d’inattention, choses considérées comme non-pertinentes (Erving Goffman). Il
s’agit de passer dece mode attentionnel par défaut dans lequel on va d’abord chercher les
éléments principaux, à unmode différent, opposé d’une certaine manière où on va scanner
l’image, la parcourir de manièresystématique dans son intégralité, d’emblée, tout de suite et
où on va vraiment l’observer avec une attention soutenue pour y repérer des détails peu
visibles, mais néanmoins porteurs de significations et très pertinents du point de vue de la
compréhension du message. C’est un peu ce genre de processus figuratif qui caractérise
par exemple les compositions du cubisme analytique.

Pablo Picasso, Portrait de Daniel H. Kahnweiler, 1910 (Chicago, Art Institute).

Confronté à un tableau comme celui-là, le spectateur est censé savoir a priori, par des
informations contextuelles et non dans l’image elle-même, sachant qu’il se trouve devant
une image artistique, plus précisément face à un portrait (il doit y avoir un livret ou une plaquette),
il va d’emblée se mettre à chercher des indices qui lui permettront d’aborder ce qui apparaît
comme un chaos de forme et de l’aborder comme un portrait, peut-être même s’il connaît le
modèle, à essayer de reconnaître le modèle. Il va chercher des motifs qui vont lui permettre
de voir quelquechose (moustache, cheveux). Ce sont ces détails qui vont lui permettre de
comprendre le sens dela configuration visuelle qu’il a devant lui. Dans un portrait classique,
on voit tout de suite qu’il y a un personnage et on n’a pas besoin de scruter et c’est seulement
dans un second temps qu’onva s’intéresser aux détails. On peut considérer que Picasso
camoufle les indices visuels qui permettent de reconnaître un portrait.
On peut aussi dire un mot du recours au camouflage militaire comme motif
paradoxalement décoratif. Ils sont très utilisés notamment dans la mode. On en trouve
beaucoupdans la rue.
Il s’agit d’un détournement fonctionnel et cognitif puisqu’on se sert d’un vocabulaire destiné
à l’origine à faire apparaître moins afin d’apparaître plus et de se montrer davantage. C’est
très efficace quand le procédé est original. Quand on a commencé à voir des éléments
d’habillement dans la mode qui détournaient le camouflage militaire, cela a provoqué un
élément de surprise. Lebut était d’utiliser quelque chose pour apparaître moins pour en
réalité apparaître plus si on se penche alors du côté des artistes, on voit qu’eux aussi vont
utiliser le camouflage comme un moyen expressif et comme un thème et ce, dans un esprit
ludique. Certaines de ces pratiques artistiques qui utilisent le procédé du camouflage tiennent
plus du divertissement et des animations grand public que de l’art à proprement parler.
N’importe quel genre non artistique peut toujours se trouver « artifié » comme disent les
sociologues.

Voici Cecilia Paredes qui expose dans les musées et qui est une artiste. Elle a proposé une
série de tableaux photographiques réalisés à partir de motifs camouflés dans le décors.
Un cassimilaire et assez extrême est celui d’un artiste chinois nommé Liu Bolin.
Il réalise lui aussi des photographies qu’il expose aussi dans le circuit des galeries et des
musées d’art. Il faisait partie du circuit de la performance et ensuite il s’est orienté vers ce
moyen d’expression en développant l’idée de l’homme invisible, thématique qui parcourt
cette oeuvre etc’est une fusion du corps avec l’environnement (ground matching et
ground picturing).

Il y a vraiment des motifs de l’environnement qui sont imités et le but est de faire disparaître
le corpsdans l’environnement. Sur certaines photos, on ne sait pas qu’on a affaire à un corps
camouflé. Ily a un sous-texte politique et cela devient de l’illusionnisme pur à un certain
stade. Cela montrel’intérêt des artistes pour ce procédé.

Voici un artiste, Johannes Stoetter, qui travaille dans un esprit un tout petit peu différent.
Dans certaines de ses œuvres, il s’inspire du mimétisme animal. Dans certaines œuvres, il y
a un motifqui reste bien visible comme l’oreille par exemple et elle apparaît perdue et en faisant
attention on voit le buste. On voit qu’on est à cheval entre l’attraction foraine et l’art
proprement dit. Ça n’estni contradictoire, ni une critique.
On pourrait étendre le champ de la problématique et considérer comme plus intéressant les
thématiques des artistes conceptuels de la fin des années 60 et du début des années 70. On
trouve une manière de dissimuler l’œuvre elle-même et non plus son contenu. On dissimule
l’œuvre en tant que telle ou la face visible du fait qu’il y a une œuvre d’art, dans la trame du
quotidien. Parmi les artistes conceptuels, certains ont communiqué des contenus artistiques
par voie d’annonce dans les quotidiens. C’est une chose qu’on ne connaît plus beaucoup
maintenant. À l’époque, tout le monde lisait les grands journaux et il y avait des rubriques
de petites annonces.

John Baldessari, Affidavit (Cremation Project, 1970).

Cela fait partie d’un projet plus vaste et cela signifie « faire-part ». Le projet consister à bruler
plus de 123 peintures réalisées dans la première période d’activité artistique de l’artiste (entre
53 et56). Elles ont été brûlées dans un crématorium de San Diego. Il a réalisé une plaque
commémorative en bronze et publié ce faire-part dans le San Diego Union, un journal de
San Diego.
Guillaume Bijl, Installation, 1984, Rotterdam, Centrum voor Beeldende Kunst.

Un autre artiste auquel on peut penser quant à la question du camouflage de l’art lui-même
est l’artiste belge Guillaume Bijl. Il est l’auteur d’installations poussées dans leur
réalisation,installations qui miment de manière convaincantes, réalistes et exhaustives des
lieux généralement voués à l’exhibition de choses non-artistiques, comme des étalages, des
show rooms, des espaces commerciaux et professionnels, des salles de conférences,… Ici,
on a une installation de 1984 et on voit que l’artiste remplace ou déguise un lieu artistique en
un espace de représentation commerciale car on a le showroom d’un concessionnaire
automobile tellement bien imité que le passant lambda n’aurait pu se rendre compte de la
nature artistique de l’exposition. C’est le fait que ce soit artistique qui est camouflé et auquel
on ne peut accéder quegrâce à des informations contextuelles tout à fait indirectes. Ce qui est
intéressant est qu’il n’y apas de contenu caché. Ce qui est important, c’est la dissimulation
du fait qu’il y ai une œuvre d’art. Il y a toute une réflexion sur l’espace d’exposition, sur
l’espace démonstration d’objet. Unshowroom automobile connaît une parenté importante
avec une galerie d’art car ce sont des endroits où l’on montre des objets qu’on peut
éventuellement acheter. C’est un type d’opération qui tourne autour de questions
fondamentales en art contemporain comme le simulacre, l’appropriation, le détournement,…
Ce sont des actes qui sont au cœur de la problématique de l’art contemporain (la
problématisation du lieu de l’œuvre, où est l’œuvre). Ici, l’œuvre n’est nidans le lieu ni le
lieu mais bien une opération sur le lieu. Dans cette optique générale, on a aussi certains
plasticiens qui vont utiliser les motifs caractéristiques typiques du camouflage, militaireen
particulier, afin de thématiser par exemple les relations entre art et surexposition médiatique,
visibilité et dissimulation, personne de l’artiste et persona artistica, c’est-à-dire l’espèce de
personnage fictionnel que se constitue un artiste et qui diffère de sa personne au sens civil
du terme si on veut.
Andy Warhol, la Série Camouflage, 1987 et Self-portrait, 1986, New York, MoMA.

On a notamment ici Andy Warhol qui s’illustrait dans ce domaine et qui va retourner l’effet
de ce type de forme, destiné à cacher, pour engendrer des images au contraire hyper-visibles,
un peu comme le fera d’ailleurs plus tard la mode vestimentaire. C’est dans ce but qu’il
change ici les couleurs typiquement militaires en y substituant des couleurs plus vives mais
en conservant la forme typique de ces motifs. Dans certains cas, l’œuvre peut être lue comme
un commentaire plastique sur la célébrité, ce qui intéressait vivement Warhol, célébrité qui
implique unesurexposition médiatique de la personne et sa dissimulation quasiment totale
aux yeux du public :on voit les célébrités partout en image mais jamais de ses propres yeux.
On peut dire que la fortune artistique récente du camouflage n’est pas négligeable et elle n’a
pas échappée au commentateur.

5.2. La thématique de la dissimulation

Beaucoup moins abordée est la question de son utilisation comme moyen de


communication visuelle avant la modernité tardive (19e et 20e siècles) et en particulier au
coursdes siècles qui ont directement précédés l’avènement de l’art moderne (15, 16, 17 et 18e
siècles).Si on s’intéresse à l’utilisation de ce qu’on appelle aujourd’hui le camouflage dans
cette ère chronologique, on parle d’une époque où ce concept n’avait pas encore fait son
apparition car il date de l’extrême fin du 19e et du début du 20e siècles. On va faire un usage
consciemment anachronique du terme mais le principe de la fusion de la forme dans le fond
n’a pas dû attendre d’être nommé ou théorisé pour exister. Il est donc légitime d’étendre
l’usage du terme camouflage dans le passé et il est légitime de se demander si certains
procédés figuratifs en usage au cours des Temps Modernes ne relèveraient pas de tactiques
de camouflage avant l’heure. Il y a quatre types de camouflage dans la peinture ancienne :
Dissimuler la structure spatiale d’une scène en minimisant l’effet de perspective. On
s’efforcede dissimuler au moins en partie la structure spatiale elle-même; Volonté de réduire
l’impact visuel d’un motif secondaire. Ce qui va nous intéresser dans un premier temps, c’est
le camouflage de motifs qui représentent des entités dont le propre est justement de se cacher,
ainsi que le veulent certains thèmes iconographiques où il est question justement d’êtres qui
se cachent et l’un de ces thèmes est celui de Suzanne au bain que nous avons déjà rencontré.
Quand on regarde les interprétations picturales de cet épisode biblique, parexemple celle du
Tintoret, on voit qu’ils vont nous montrer la chaste et innocente Suzanne épiéepar les deux
lubriques dissimulés en embuscade. Ce sont des figures qui, en vertu de l’histoire, ont
vocation à se dissimuler. La plupart du temps, si Suzanne ne les voit pas encore, le spectateur
les a déjà repérés.

C’est le cas de ce tableau de Rembrandt où on voit les deux juges malhonnêtes qui
s’approchentde la jeune femme et l’un des deux s’apprête à arracher le tissu avec lequel elle
tente de dissimuler sa nudité. On a l’impression qu’elle a senti la présence des hommes mais
qu’elle ne lesa pas encore vus. Elle jette un regard désespéré au spectateur. Son regard est
indiscutablement dirigé vers nous. Comme chez Jordaens, l’acte scopique est directement
associé à un acte de violence physique à travers ce geste de la main. On a ce regard de
Suzanne qui nous est adressé,comme pour nous prendre à témoin, comme pour faire de nous
des témoins en exigeant de nous un positionnement moral par rapport à ce que l’on voit. Son
regard nous demande comment on va la regarder elle et comment on va regarder le tableau.
Va-t-on la regarder comme les deux voyeurs ou compatir à sa détresse et détourner cette
pulsion scopique primale ? On voitd’emblée les deux vieillards mais, dans un autre tableau
qui traite du même thème, Rembrandt aeu l’idée de camoufler les vieillards.
Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1636 (La Haye, Mauritshuis).

C’était une dizaine d’années avant l’œuvre que l’on vient d’analyser. Il s’agit d’une peinture
surpanneau comme la précédente et on peut dire que le moment qui est représenté ici, si on
doit s’en référer au déroulement chronologique des opérations, est juste antérieur à celui qui
est figurédans le tableau de Berlin. Ici, les juges ne sont pas encore arrivés à hauteur de
Suzanne. De plus,ils ne sont pas encore visibles ni pour nous, ni pour elle. On discerne à
grand peine le profil du visage de l’un des deux. Il y a une espèce d’élision, les vieillards
sont réduits à un seul et on a icile profil très peu visible, à la fois par sa morphologie et par
le coloris car il se fond véritablementdans le feuillage du buisson qui se trouve derrière
Suzanne. Selon l’éclairage, les détailsapparaissent plus ou moins. Selon nous, les conditions
d’éclairage semblent excessives selon les conditions d’éclairage qui sembleraient normales. Il
faut se dire que l’usage de l’éclairage artificiel change considérablement les choses et que,
quand on a affaire à des motifs volontairement à peine visibles, des petites différences dans
les conditions de présentation peuvent avoir un impact considérable sur la lecture de l’œuvre.
Ici, on peut dire qu’il y a une utilisation du procèsdu camouflage avant la lettre. Le geste de
Suzanne est similaire car elle se tourne vers le spectateur d’un air effarouché et tente de
couvrir sa nudité. Le spectateur se trouve dans la position d’un voyeur comme les vieillards,
à moins qu’il réagisse d’une autre façon et ne prenne le rôle d’un témoin qui pourrait
éventuellement la secourir. C’est à la conscience de chacun de décider comment il va
regarder la scène. Ce qui est frappant c’est que l’auteur dissimule les vieillards au regard de
Susanne, au regard du regardeur intra-iconique mais également pour le spectateur qui est un
regardeur extra-iconique. De ce duo d’odieux personnages, il n’y en a qu’unet on pourrait se
demander s’il n’y avait pas chez Rembrandt l’idée de placer le spectateur dansla position du
second vieillard. Son attitude montre qu’elle a dû les entendre mais qu’elle ne peutpas les
avoir encore aperçus et ce personnage de profil est extrêmement bien dissimulé. Il va falloir
au spectateur un sens de l’observation très aigu et un souci d’examiner l’image très en détail
pour le repérer. On peut dire que c’est la connaissance de l’histoire et du thème biblique quiva
inviter le spectateur à rechercher ces deux vieillards, le thème biblique et peut être aussi et les
interprétations qu’il y a pu avoir chez d’autres artistes. On sait qu’ils sont là, qu’ils doivent
être làet on va immédiatement se mettre à leur recherche. Le spectateur va passer d'un regard
qui est celui de la reconnaissance directe, on voit tout de suite Suzanne effarouchée, à une
recherche visuelle dirigée vers un motif dont on ne peut a priori que supposer la présence. Il
existe au moinsun tableau, aussi de Rembrandt, où les deux vieillards sont complètement
élidés et on peut dire que c’est le spectateur qui remplit le rôle. On voit Suzanne, on sait que
c’est elle et on sait qu’ildoit y avoir des voyeurs mais on ne les voit pas et on se demande si
ça ne serait pas nous qui tiendrions le rôle.

2.1. Le camouflage paradoxal

La dissimulation de certains motifs constitue aussi un ressort symbolique très important


lorsqu’il s’agit d’évoquer la présence secrètement menaçante de forces néfastes, comme des
forces démoniaques on diaboliques. Nous verrons que les traités de démonologie qui
apparaissent et se multiplient à partir de la fin du 15e siècle s’étendent à foison sur les
capacitésde dissimulation et de mimétisme du diable et de ses acolytes. Nous lirons quelques
passages de certains auteurs et c’est un leitmotiv du diable que la capacité de se faire voir
pour ce qu’il n’est pas. C’est le mode d’action essentiel du diable dans la mythologie
chrétienne de la modernité. Cequ’on considère en principe, c’est l’idée dominante, c’est que
les démons sont totalement privésdu pouvoir de transgresser les lois naturelles car il s’agit
d’une prérogative divine impartageable car cela signifie produire des miracles. Cependant,
ils ont un rayon d’action extrêmement étendulorsqu’il s’agit de créer de fausses apparences,
que ce soit à l’extérieur des sujets ou dans le seinmême de ces sujets auxquels ils s’attaquent,
donc dans leur esprit. On voit aussi, et c’est d’ailleurs la préoccupation à l’origine de la
vague effrayante des procès de sorcellerie qui va duela fin du15e siècle à la moitié du18e
siècle, c’est l’idée que le diable se cache partout et n’importeoù. Il peut se cacher derrière
n’importe quelle personne et animal et il est capable de se cacher sous toutes les figures,
même les plus insoupçonnables comme celle d’un saint homme ou même du Christ. Ils se
définissent comme des prédateurs illusionnistes maîtres dans l’art de manipuler les
consciences qui dépassent les humains par leur intelligence, ils n’ont pas de pouvoir
surnaturel mais ils ont une intelligence qui est très supérieure à celle des humains, et celle-ci
leurpermet de connaître intimement les ressorts de l’esprit humain et les lois naturelles, les
principesde la nature dont ils vont tirer leurs simulacres. Il y a l’idée que, comme le font les
chasseurs à l’affût, le diable ne cesse de nous épier, d’observer les âmes pour mieux les
piéger avec cette différence qu’au contraire des chasseurs, ils agissent en tout lieu et en tout
temps et sous les déguisements les plus inattendus. On a là tout un champ qui s’ouvre aux
artistes pour traiter de cette capacité à se dissimuler et le camouflage ou la dissimulation (la
frontière n’est pas toujours très nette entre les deux) dans certains cas leur permet de
développer cette thématique. En toutcas, la tendance est bien celle-là. Un des thèmes qui va
permettre de développer cela est le thème de la tentation de saint Antoine qui est l’un des
épisodes de la vie d’Antoine qui a été plusieurs fois en prise à l’action des démons lorsqu'il
était retiré dans le désert mais dans l’une de ses occurrences, il est question de démons
tentateurs et ce thème va donner une très bonne occasion de dépeindre la puissance
polymorphisme, mimétique et dissimulatrice des démons et cela en fonction des exigences
sémiotiques fondamentales qui sont celles de la peinture ou des images fixes. C’est important
de réfléchir à ça. Ce que Lessing appellera les arts du temps (poésie, théâtre, musique et le
cinéma aujourd’hui), permettent de figurer à la fois l’apparence vraie et le déguisement
mensonger en montrant les passages de l’un à l’autre et vice-versa. On peut montrer la
métamorphose et montrer le diable prendre l’apparence d’une personne inoffensive. L’image
fixe, elle ne peut pas en principe représenter une dissimulation totale ou unmimétisme totale
car elle n’a pas la possibilité de montrer un processus, sauf exception, car ça n’est pas un art
du temps. Si on avait dans un tableau, une figure qui s’avançait sous des airs parfaitement
trompeurs, l’identité de cette figure n’apparaîtrait pas. Si un démon était parfaitement
déguisé, on ne pourrait pas voir qu’il s’agit d’un démon sauf en utilisant des procédés
sophistiqués qui rendraient l’image difficilement lisible. C’est un peu un principe de la
représentation picturale que la dissimulation ne peut être que partielle et que, même si les
regardeurs intra-iconiques ne peuvent pas voir ce qui se cache, le spectateur doit se voir
offrir des indices suffisants pour le comprendre. Il y a une asymétrie fondamentale entre le
regardeur intra-iconique et le spectateur.
David Teniers le Jeune, La Tentation de saint Antoine, ca. 1650 (Lille, Musée des Beaux-
Arts).

Conformément aux sources, notamment La vie de saint Antoine d’Athanase d’Alexandrie,


nous avons le saint en prière qui est saisi par l’épaule et assailli par des démons. Parmi eux,
l’un a l’apparence d’une vielle femme cornue et elle le saisit par derrière pour lui montrer
l’un de ces démons venus le tenter. La plupart d’entre eux ont une apparence bien conforme
à leur nature démoniaque, il y en a un qui a l’allure d’un bouc qui est un animal auquel le
diable emprunte trèssouvent l’allure. Il y a d’autres démons qui sont des hybrides et le femme
en est un elle-même. Elle agit comme admonitrice et montre quelque chose à Antoine et non
au spectateur. Il essaie dese concentrer sur sa lecture et sa méditation portant sur la vanité de
la vie ici bas (le sablier, le crâne). Il se laisse un moment détourner par cette vieille qui lui dit
de regarder. Il doit regarder lafemme élégamment et noblement vêtue qui tient un verre de vin
qu’elle vient offrir à l’ermite. Dans le livre d’Athanase il est bien question d’une femme qui
vient le tenter. Il s’agit en réalité d’un démon qui a pris l’apparence d’une femme. On voit
que derrière elle il y a un autre démon qui porte le bas de la robe comme s’il s’agissait d’une
robe de mariée et il pointe du doigt. Ce gestes’adresse ce démon pour lui dire « c’est lui
Antoine, va le tenter ». Il est difficile de déterminer cequ’Antoine a vu ou non, a-t-il vu les
démons ? Il n’en regarde aucun, il regarde la femme. Placé comme il l’est, le démon ne
devrait pas lui apparaître. Lui ne voit que la femme et rien, au premierregard, ne révèle qu’il
s’agit d’un démon. Le monstre affreux qui tient sa robe est dissimulé. A priori, on pourrait
croire qu’il s’agit simplement d’une belle jeune femme noblement vêtue, mêmesi le spectateur
extra-iconique la voit d’emblée. Pour vraiment comprendre que cette belle dameest en fait
un démon, le spectateur du tableau a dû observer de manière attentive la scène, en prêtant
une attention particulière aux détails. A priori, ce n’est qu’une dame. Ce n’est que lorsqu’on
va scruter la représentation que l’on va se rendre compte qu’à la place des pieds, elle ades
serres d’oiseau de proie. C’est un petit détail qui est en outre dissimulé dans l’ombre de la
figure. C’est le même genre de membres que ceux des autres démons. On comprends
alors etune fois qu’on a remarqué ce détail, on est pris d’une sorte de frisson qui résulte de
la surprise désagréable de devoir inverser le sens du motif. Cela apparaît d’abord comme une
belle dame dela noblesse et on se rend compte qu’en réalité il s’agit d’un démon. Il y a un
effet de coup de théâtre qui résulte du mode attentionnel dirigé vers le détail. Si on ne regarde
pas les détails, on ne le voit pas. D’autres peintres ont aussi recouru à une forme de
dissimulation et même au camouflage afin de dissimuler en partie les démons non seulement
pour les regardeurs intra- iconiques mais aussi pour le spectateur de l’image. Cette
dissimulation ne peut pas être totale mais permet de dissimuler provisoirement les figures en
question, aussi longtemps que s’exerce un type de regard focalisé par défaut sur les motifs
les plus apparents. Si bien que ces figures dissimulées ne vont apparaître qu’à retardement et
dans un second temps de la lecture.

Cornelis Massys, La Tentation de saint Antoine, ca. 1550 (Bruxelles, MRBA).

On a la même thématique de la Tentation de saint Antoine. C’est un tableau plus ancien.


Dans cetableau, le peintre va jouer sur une double modalité d’apparition des démons. Si
certains se montrent bien en évidence, d’autres restent partiellement dissimulés et donnent
l’idée que les démons sont partout, même là où on ne les voit pas à première vue. On a
toujours Antoine retirédans le désert au sens ancien du terme, la nature sauvage, il y a une
espèce de masure où il peuts’abriter. On a un ensemble de démons qu’on voit immédiatement
et on voit cette horrible vieille avec des oreilles d’âne et il y a une armée de lutins qui
approche. Au premier plan, il y a un petitmonstre aux pattes d’oiseau. Il y a aussi deux
femmes et le geste de la tentation est en partie matérialisé par le plat qu’elle lui apporte. On
voit le geste d’Antoine qui repousse et refuse. On aun démon minuscule qui apparaît à peine
et qu’on devine dans la fissure du tronc d’arbre. Il tientune cruche et il est vraiment dissimulé
dans l’espace fictif dans la crevasse mais aussi chromatiquement car on le voit très peu. Il est
d’une certaine manière camouflé avec l’idée que lediable est dans les détails mais au sens
littéral du terme. On va les découvrir l’un après l’autre. Certains seront vus assez rapidement
et ensuite, on va découvrir ensuite un monstre supplémentaire. Cela va inévitablement
conduire à l’idée qu’il pourrait y en avoir beaucoup d’autres qu’on aurait pas vu. Le monte
entier pourrait être un repère de démons. Donc, même siAntoine repousse l’assaut manifeste
et évident de tous ces démons visibles, et en particulier la spectaculaire tentation scopique
des deux femmes nues qui vise d’ailleurs aussi le spectateur, çane garantirait peut-être pas la
victoire sur les créatures infernales.

Hieronymus Bosch, Triptyque de la Tentation de saint Antoine, ca. 1505-1506 (Lisbonne,


Museu Nacionalde Arte Antiga).
C’est Bosch qui vient tout de suite à l’esprit lorsque l’on parle du thème de la tentation de
saint Antoine. Nous avons son tryptique ci-dessus. On connaît tous ces scènes de démons
proliférants et polymorphes. Ils sont hybrides entre des hommes et des objets, des animaux
et des objets,… et ils peuplent une idée du monde hantée par les idées de péché et
d’omniprésence des influences diaboliques. Cela participe à une imagination débridée,
encline à une drôlerie et àune fantaisie. Dans la représentation des entités démoniaques, on
a des sources anciennes qui insistent sur le côté amusant de ces scènes. On a ici une
illustration paradigmatique de tout cela.Ce qui est intéressant, c’est de comparer le tryptique
au texte d’Athanase. En tout cas, dans la vie de saint Antoine, il n’est pas question de démon
polymorphe. Tout ce qui est précisé, c’est qu’il ya des démons qui sont apparus à l’hermite
« sous différentes formes de bêtes féroces ». Plus loin,il est question d’un démon à moitié
humain et à moitié avec l’apparence d’un arbre. C’est le seul démon hybride dont il est
question chez lui. Il insiste sur toutes ces bêtes féroces qui font du bruit et menacent Antoine
et ce sont des démons qui se cachent sous l’apparence d’animaux. Par rapport au texte, le
peintre laisse libre cours à l’imagination pour représenter les monstres car s’ilavait suivi le
texte, il aurait représenté des bêtes sauvages mais cela n’aurait pas permis au spectateur de
percevoir la nature de ces entités-là. C’est une raison pour traiter le thème de manière non
littérale en montrant justement la nature démoniaque de ces êtres qui viennent tourmenter
Antoine. Il y a une multitude de diablotins. On peut voir que certaines de ces manifestations
se confondent avec des éléments de paysage, notamment on a un personnage quimontre son
postérieure nu et dont l’avant est le toit d’une demeure enterrée et on a la tête de l’autre côté.
Il y a encore l’idée que c’est le monde entier qui est le repère de toutes ces présences
démoniaques. On peut imaginer une espèce d’activité de l’imagination à laquelle le
spectateur est convié : regarder la nature comme le lieu possible d’apparition de démons qui
se cachent dedans.

École de Jérôme Bosch, Scène des enfers, début XVIe siècle (Madrid, Prado).
On peut également noter que les peintres de la tradition boschienne on réinterprété un peu
dansle même sens le motif médiéval de la gueule de l’Enfer. C’est un motif ancien qu’on
trouve notamment dans le théâtre médiéval et dans les arts figurés du Moyen-Âge et la porte
de l’Enfer est en fait la gueule ouverte d’un gigantesque démon. Chez ces peintres, cette
gueule de l’Enferfait partie intégrante d’un paysage où évoluent des personnages, si bien
qu’eux-mêmes ne peuvent apercevoir cette gueule ouverte. Ici, l’ouverture de l’enfer prend la
double apparence d’un visage humain et du postérieur d’une espèce d’oiseau menaçant qui se
tourne vers nous. On a à la fois la bouche, la gueule, ça pourrait être un nez,… Plus loin, il
y a une autre tête à moitié formulée qui ressemble à un oiseau qui nous regarderait.
Jacob Isaaczs van Swanenburg, L’Enfer et les sept péchés capitaux, 1600-1638
(Amsterdam,Rijksmuseum).

On voit que l’idée de la gueule de l’Enfer camouflée dans le paysage fait son chemin. Cette
gueule a déjà avalé toute une compagnie de belles dames et de messieurs de l’aristocratie qui
selivrent à des réjouissances diverses et variées et à divers excès comme une bagarre et il y
a un ivrogne. La gueule de l’Enfer est camouflée sous l’aspect de la toiture d’une simple
chaumière quien fait a déjà avalé tous ces gens qui ne s’en rendent pas encore compte. On
distingue un démonsous l’apparence d’une vieille femme et on distingue un rougeoiement
qui doit être ceux de l’Enfer mais ces gens ne se rendent compte de rien. Il y a des démons
qui volent au-dessus d’euxet ils sont là, ne se doutant de rien, alors qu’ils sont déjà en Enfer.

Durant ces vingt dernières années, on a des historiens qui se sont intéressés à ce type
de représentation et qui les ont appelées « images doubles » (gueule de l’enfer et visage/corps
d’oiseau/chaumière), « image cachée », « crypto-image », « image potentielle » car elles ne
sontactivées que par l’intermédiaire de l’imagination du spectateur car elle joue un rôle
primordial dans l’activation du dispositif, ou encore « image-piège ». Ces différentes
appellations permettentde différencier des phénomènes apparentés mais pas identiques et ils
revoient à l’idée de motifsfiguratifs fait pour susciter une double lecture, en deux temps. On
voit une chose et ensuite une autre, pour provoquer dès lors un effet de surprise : lorsque le
spectateur passe d’une évidence première à la saisie d’un contenu qui est beaucoup moins
immédiatement apparent. La plupart deces images pourraient être classées dans la catégorie
de camouflage par mimétisme. La gueule de l’Enfer imite une chaumière mais aussi par le
procédé de la forme dans le fond. Cela se fond dans le paysage. Il n’est pas forcément besoin
d’images doubles caractérisées pour provoquer le choc de la surprise dans le décodage des
motifs. On voit que le camouflage en tant que tel peut suffire à provoquer ce choc.
Raphael Coxie, Jugement dernier, 1589 (Gand, Museum voor Schone Kunsten).

On a une position en trois partie : dans un registre supérieur, on a le Christ, la Vierge et saint
Jean-Baptiste qui trônent le Jugement qui est rendu exécutoire par l’ange qui brandit une épée
etensuite, on a le motif des gens qui ressuscitent au moment du Jugement Dernier, qui sortent
de terre et qui vont se répartir en deux groupes : les damnés sur la droite donc à la gauche du
Christ et le groupe des élus de l’autre côté. Dans le groupe des damnés, on voit un
entrelacement de figures de démons qui sont mêlées avec les corps des damnés eux-mêmes.
On a sur plusieurs plans, une juxtaposition tellement compacte que, d’une certaine manière,
chacun fait figure sur le fond des autres et vice-versa. La composition joue aussi très fort sur
une complémentarité entre vision d’ensemble et vision de détail. La vision d’ensemble nous
montre les trois groupes de figure et du côté droit, du côté des damnés, cette vision
d’ensemble va livrer d’abord un chaos demembres entremêlés en contraste complet avec le
bon ordre qui règne du côté des élus et plus encore dans le registre divin. On voit ce fouillis
de corps entrelacés et dans un second temps, à lafaveur d’une seconde lecture qui va se faire
attentive au détail et perdre le tableau dans son ensemble pour se focaliser dans les détails, à
ce moment là on découvre des cops et des visages individés et que l’on peut voir à la fois
des ressuscités et des démons, que parmi ceux-ci certainsont un corps parfaitement humain
donc ils se confondent avec le corps des damnés. On va commencer à scruter le détail,
identifier chaque figure et on va devoir y regarder de plus près pour démêler cet amas
effroyable. La lecture est plus lente et plus difficile que la lecture d’ensemble et il faut entrer
dans une autre temporalité et avoir la patience de tout détailler. Si onne le fait pas, on ne lit
pas et l’image est illisible. Cette lecture lente, de seconde approche, va faire surgir des motifs
qui, tout d’abord, n’apparaissaient pas et qu’on avait pas remarqué et ils sont plus glaçants
encore du fait de ne pas encore avoir été remarqués. C’est plus effrayant de constater la
présence de quelque chose de menaçant sous une apparence qui ne l’était pas. Ona, à la
fois du côté des démons qui ont des particularités physionomiques, et du côtés des damnés,
une multitude de choses à voir. Une dame, enlacée par une sorte d’hydre à plusieurs têtes
tient un miroir et elle tend la main vers le spectateur et lui lance un regard désespéré. On voit
dans le miroir un visage souriant entouré d’une collerette comme en portaient les gens
d’époque. Le spectateur est pris au dépourvu et on comprend que c’est une coquette qui a
pris connaissance de son péché de vanité (idolâtrer sa propre apparence) trop tard. Le
personnage qui se reflète dans le miroir et est face au spectateur pourrait être le visage du
spectateur ou de la femme. Cela pourrait être celui de toute personne qui pèche par vanité et
qui, grâce à ce tableaupourrait prendre conscience de son péché avant qu’il ne soit trop tard.
On a aussi, à droite dans la pénombre, sur un troisième ou quatrième plan, dans une zone qui
est au seuil d’autres partiesdans laquelle les corps se confondent les uns et autres et on ne
peut plus individualiser. Il y a un mélange indistinct et on devine les corps précipités dans
les Enfers. On voit dans cette zone un damné qui se tient le front et regarde le spectateur. On
en a un qui se tient la tête entre les deuxmains. Si on poursuit la lecture vers la droite, on
découvre alors ce démon avec des cornes de chèvre et des crocs et, finalement, il y a un
démon qu’on avait pas vu et qui est dissimulé dans lapénombre. Il est moins effrayant de par
sa physionomie mais il regarde le spectateur droit dans les yeux et pointe le doigt vers lui
dans une espèce de rictus de langue tirée. Cela veut dire qu’il nous a repéré, comme la
prochaine victime. On voit cette utilisation de procédés qui ont trait aufait de faire moins
apparaître certaines figures mais ce moins apparaître devient en quelques sortes une sur-
apparition. Par exemple, on avait pas vu le démon mais lorsqu’on le voit, on ne voitplus que
lui et sa présence découle en partie de la surprise de l’avoir découvert.

Cours 6 - 08/11/2023

Nous allons parler de tableaux dans lesquels on constate que certaines figures sont
camouflées et ce camouflage est thématiquement pertinent. Ces peintures sont en fait
caractérisées par le fait qu’elles se cachent et se définissent d’une certaine manière par ce
comportement, cette propriété qu’elles ont de se dissimuler. On a vu aussi que cette
dissimulation suscite de la part du spectateur des réactions particulières et le place dans des
rôles particuliers, par exemple le rôle du voyeur mais aussi dans certains cas, le rôle de celui
quiest épié, regardé par certaines figures qui l’épient, le regardent. Il s’agit en l’occurence de
figuresà caractère maléfique comme les démons. Nous avions analysé ce tableau de Coxie
(pp. 72-73)où on voit bien ce phénomène. On a le camouflage qui résulte de l’entremêlement
de toutes cesfigures et on ne reconnaît pas tout de suite qui est qui. Il y a une sorte de
désordre. Ce que l’on voit aussi, c’est que le spectateur est fictivement convoqué dans la
fiction par certaines figures qui s’adressent à lui, le regardent ou même lui adressent la parole.
Certaines figures regardent lespectateur. De manière d’autant plus spectaculaire, il y en a
une qui est dissimulée dans la pénombre et qui désigne le spectateur en lui adressant une
épouvantable grimace, lui tirant la langue notamment. Ce qui est frappant, c’est que ces
figures placent le spectateur dans le rôle d’un intervenant qui n’est pas n’importe lequel, qui
n’est pas neutre et pas tout à fait extérieur.Cet intervenant est celui d’un damné ou d’un futur
damné car ces appels fictifs de certaines figures sont confinées du côté des démons ou des
damnés. Il n’y a pas d’ange qui souhaite la bienvenue au spectateur. Ces interactions
visuelles sont uniquement le fait des démons et il se trouve dans la situation de la proie et
d’un parfait candidat pour rejoindre les enfers. Dans la dramatique qui se joue à travers les
interactions entre le spectateur réel et les scènes fictives, il y a l’attribution d’un rôle
relativement défini au spectateur. Plus généralement, on voit que le spectateur peut se définir
comme un regardeur-regardé. Les créatures le regardent par excellenceavec le mauvais oeil
qui condamne par avance à la damnation, à moins que le spectateur, frappépar le rôle qu’on
lui fait jouer, corrige son action. Nous verrons plus tard que le diable peut prendre n’importe
quelle figure avec des apparences privilégiées, parmi lesquelles les animaux. On comprend
bien la valeur négative attachée aux rongeurs. On luttait en permanence contre leuraction dans
les maisons. On a parfois dans les images picturales, des forces démoniaques quisont
figurées sous l’aspect de simples animaux et bien souvent, des animaux de petite taille qui,
par leur petite taille et leur couleur se dissimulent et n’apparaissent qu’à l’observation
rapprochéede la contemplation. Voici un exemple plus tardif que les autres.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

Peter Snijers, Plantes et fruits avec hérisson, avant 1752 (Bruxelles, MRBA).

Il s’agit d’un peintre flamand. On a une nature morte avec un chardon et il y a une
connotation négative attachée au chardon. Il y a des fleurs et des fruits, ainsi que des petits
animaux parmi lesquels, bien caché, se trouve un hérisson. Il semble épier ce qui se passe au
premier plan et convoiter les oeufs qui se trouvent dans le nid. Ce hérisson, on ne l’aperçoit
pas immédiatement.Ce qui frappe tout de suite, c’est le chardon et les fruits qui sont bien
éclairés et tous ces pointsrouges (fruits rouges) qui constituent des signaux lumineux assez
efficaces. Ce n’est qu’en se laissant déambuler de manière semi-distraite dans la composition
qu’on tombe sur ce hérisson qui regarde d’un oeil mauvais. On peut également constater la
présence d’une souris, bien dissimulée elle aussi de par sa couleur bien qu’elle se trouve au
premier plan. On voit tout de suite à quel point elle apparaît peut en comparaison avec les
fruits et les fleurs. On a là des présences d’autant plus inquiétantes qu’elles sont à moitié
cachées. On est amené à lesdécouvrir par surprise et avec un frisson d’effroi qui découle de
cette découverte inattendue. Dans certains cas, le camouflage, d’une certaine manière, il y a
toujours une valeur rhétorique qui s’attache au fait de camoufler quelque chose, mais dans
certains cas, le camouflage correspond réellement à une opération rhétorique et répond à la
définition d’une telle opération.

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------
------

Cornelis Norbertus, Gijsbrechts, Vanitas, ca. 1670 (Bruxelles, MRBA).

On peut avoir un artiste qui dissimule un motif de mauvaise augure que la convention
iconographique porte pourtant à mettre bien en évidence, qui est généralement bien mis en
évidence. Le peintre est spécialité dans les représentations de natures mortes en vanité. Dans
laplupart, sinon toutes les vanités, il s’agit d’un thème iconographique bien codé. On trouve
réunisdifférents objets qui renvoient tous, chacun à leur manière, au caractère éphémère de
la vie sur terre et du peu d’importance qui s’attache à ce que, dans cette vie terrestre, on
considère commetrès important dans notre vie terrestre. Nous parlions de cela avec le portrait
de Georg (p. 43). Nous ne sommes pas dans le contexte d’un portrait mais dans un contexte
de nature morte de vanité tout à fait typique. Parmi les objets qui ont charge de communiquer
cette idée du caractère transitoire, éphémère, fragile de la vie humaine, il y a le crâne humain qui
renvoie depuis bien longtemps à la mort (sorte de métonymie de la mort), les papiers
chiffonnés, les bougies presque éteintes, les coupes renversées, etc. On a la représentation
d’une niche dans une paroi recouverte de planches en bois avec un élément trompe-l’œil et
sur cette paroi sont attachés avec des punaises des petites bandelettes de cuir dans lesquelles
on a glissé un certain nombre d’objets comme des papiers, un peigne qui renvoie au souci
de soi et de son apparence, de la cire à cacheter. Dans cette niche, se trouve un certain nombre
d’objets de vanité assez typique etle catalogue des objets est relativement restreint. On a un
bougeoir et le crâne qui, contrairement à ce que l’on trouve quasiment toujours dans les
tableaux de vanité, est caché car il se trouve derrière la porte vitrée entrouverte de la niche
et en raison de sa couleur qui le fait très peu ressortir dans le contexte immédiat de cette zone
de la composition. Le peintre s’écarte de la convention bien établie qui place en général le
crâne bien au milieu et une série d’objets autourde lui qui complètent sa signification. Il y a
donc une lecture qui fonctionne en deux temps. Il y adonc ce que l’on voit au premier regard
et ensuite ce que l’on voit au deuxième regard et c’est audeuxième regard que le crâne apparaît
vraiment. Le motif principal, bien souvent l’idée de la mortet de la vie humaine est symbolisée
par un seul crâne, qui suffit à convoquer l’idée de la mort et on peut dire que dans les vanités,
c’est le crâne qui occupe la position thématiquement centrale et en général il est aussi
topologiquement central. Ici, ce n’est pas le cas. On découvre ce motif un peu par surprise,
à l’improviste. Cette image de la mort qui nous guette tous n’apparaît pas tout de suite,
d’abord ce sont les innocents petits objets que nous voyons et ensuite, le crâne surgit. On a
là un mouvement typiquement rhétorique, il participe toujours de s’écarter d’une norme et
trouver une expression qui s’écarte de la formule standard qu’on utiliserait pour dire la même
chose. L’écart par rapport à la norme permet de maximiser l’impact de ce que l’on dit,
comme dans l’ironie par exemple. On utilise une formule détournée par rapport à ce que l’on
veutdire et cela rend ce que l’on veut dire d’autant plus fort. Il y a aussi l’élément thématique
et c’estsans doute l’idée de la mort qui nous guette en permanence sans que nous en ayons
conscienceet qui est là partout, jusque sous les préoccupations les plus quotidiennes, les
plus anodines quia posteriori apparaîtront bien vaines et dépourvues d'importance. C’est
l’idée de la mort qui se cache sous la vie. Il y a un traité sur la dissimulation intitulé De
l’honnête dissimulation (milieu du17e siècle, Torquato Acceto), il dit que la beauté mortelle
n’est en réalité qu’un cadavre dissimulé. Nous sommes tous des cadavres en puissance. La
mort nous habite et habite tout ce que nous faisons. On voit cette signification à la fois
rhétorique et thématique du procédé du camouflage.

Il existe encore un autre type de phénomène de réduction de la visibilité qui est beaucoupplus
paradoxal que ce que nous avons vu jusqu’à présent car dans ce que nous avons vu jusqu’à
présent, il n’y avait pas de paradoxe. Ici, il y a une énorme surprise liée à la découverte du
motifmais ce motif s’insère parfaitement ainsi que le fait qu’il soit dissimulé car cela
s’insèreparfaitement dans le propos général. Dans certains cas, on a affaire à un camouflage
paradoxal etqui concerne les figures qui sont les moins susceptibles d’entretenir un rapport
quelconque avec l’idée de dissimulation et qui sont le moins susceptibles de charrier des
connotations négatives. On parle cette fois en particulier de représentations de la divinité, du
Christ en particulier et desépisodes de l’histoire sainte plus généralement. On sait que par
tradition et dans l’imaginaire chrétien, les contenus comme ceux-là sont censés occuper
le niveau le plus haut dans lahiérarchie des motifs. Il n’y a pas de motifs plus élevés que
celui du Christ. Pendant des siècles, des motifs comme celui-là, ont fait l’objet des
représentations les plus iconiques, c’est-à-dire celles qui visent le plus à les mettre en
évidence, et qui recevaient dès lors le traitement compositionnel le plus privilégié, notamment
la centration (motif qui apparaît au centre de l’image, l’éclat, la luminosité, la radiance
chromatique qui est généralement plus importante comme dansla Sainte Famille de Jordaens
(il y a une hiérarchie des intensités lumineuses), la taille pas seulement de la figure elle-même
mais la manière dont elle est placée dans la composition et cellequi reçoit le plus de place dans
la composition. Non seulement cela, mais aussi elle reçoit en général à l’intérieur de la
composition un espace qui leur est réservé et qu’elles sont les seules à occuper. On leur
attribue un champ secondaire exclusif et on évite surtout d’introduire des superpositions. En
général, on ne tolère pas qu’une autre figure vienne empiéter sur celle du Christ ou sur celle
de la Vierge. Elles sont isolées dans un espace ou un champ secondaire quileur appartient
de manière exclusive et personne d’autre ne peut y entrer. On pourrait aussi évoquer la
représentation frontale, bien souvent réservé à la figure principale et sacrée en
l’occurence. On a une série d’épisodes qui vont à l’encontre de tous ces privilèges et qui sont
trèsprofondément liés à l’une des caractéristiques fondamentales du mythe chrétien. C’est
l’idée quela divinité s’est incarnée, qu’elle a pris pas seulement l’apparence, mais le corps
d’une personnehumaine et qu’à travers ce corps, elle a subi toutes les vicissitudes de la vie
humaine, en ce compris la mort. Certains thèmes iconographiques vont insister sur cet
aspect des choses,comme par exemple certains épisodes de la Passion du Christ. Cela
correspond à une succession de supplices et d’humiliations infamantes au cours de laquelle
cette part humaine de la divinité incarnée est mise en avant au travers des suppliques qu’elle
subit. Dans la plupart descas, les conventions de la représentation sacralisante vont permettre
de contrebalancer cette mise en évidence de l’indignité subie par le dieu incarné, comme on
peut le constater dans les innombrables images du Christ à l’outrage, de l’homme de
douleur, de la montée au calvaire et encore au cœur même de l’univers chrétien- de la
crucifixion.

Hiéronymus Bosch, Portement de croix, ca. 1515/1535 (?) (Gand, Museum voir Schone
Kunsten).

On a ici un tableau qui illustre bien ce que nous venons de dire. Il s’agit d’un
portement de croix.On voit ici que nous avons le visage du Christ, qui est vu de trois quart
et qui occupe le troisième plan de la composition, au milieu d’une foule compacte. On
reconnaît un certain nombre d’autresfigures, dont Véronique avec son voile coupé par le
cadre et sur lequel s’est imprimé le visage duChrist. On a quelque part le bon larron et on a
une autre des saintes femmes qui ont accompagnéle Christ lors de la montée au calvaire.
Toutes les autres figures sont des trognes hideuses et grimaçantes : des bouches édentées,
des profils éminemment disgracieux et grotesques, des expressions furieuses, des
personnages qui crient. Parmi ces figures affreuses, on reconnaît un sarrasin, un mort, un
soldat en armure et il y a également un moine mais pas un moine exemplaire, on a ce
personnage complètement en contre-plongée avec une vision qui déforme levisage et c’est
une espèce d’océan de laideur furieuse, laideur à la fois physique et morale. Au milieu de
cette espèce de mer déchaînée, on a le visage du Christ qui lui, ne partage aucun de ces traits
dont on vient de parler. Il a un visage qui exprime une espèce de dignité résignée parmice
déchaînement de laideur et de méchanceté. On peut dire que l’espèce de proximité hideuse
entre ce visage et les autres, traduit bien l’irrespect qu’il doit subir avant le supplice final.
Néanmoins, on voit que la composition compense cet effet de noyade dans la laideur car le
Christ reste « intact » et aucun ne vient empiéter sur lui. Il reste préservé de toute
superposition et, enoutre, il occupe le centre d’une composition qui dirige vers lui le bras de
la croix, sorte de flèche directionnelle. On a là cette façon de combiner une représentation
qui reste pleinementrespectueuse de la divinité avec la tradition figurative de l’outrage car
on a un tableau qui condense d’une certaine manière les thèmes iconographiques de la
montée au calvaire. C’est un mixte des deux. Pour résumer, on reste dans le cadre d’une
représentation normale. Parfois, on franchit une limite à cet égard et l’image sacrée du Christ
n’est pas préservée de la manière dontelle l’est ici. L’épisode de l’arrestation du Christ permet
en particulier aux artistes de s’écarter due cet espèce d’impératif du maintien de l’intégrité de
la figure du Christ. Giotto l’avait déjà fait puisque dans cet épisode, on a judas qui tend le
bras vers le Christ, tend le bras vers lui et qui l’oblitère par le manteau jaune dont il est
revêtu. C’est une représentation extrêmement choquante car le corps du Christ est
entièrement dissimulé par le manteau et aussi en raison de la couleur jaune. Le jaune est
caractérisée par des valeurs symboliques négatives.

Figure 5Giotto, Le baiser de Judas, 1303/1304


(Chapelle des Scrovegni, Padoue).

Figure 6 Figure 8 Maître I. A. M. de Zwolle, La Trahison du


Christ, ca. 1485 (Cincinnati Art)
Ici, c’est quelque chose d’un peu similaire mais différent par les moyens employés. Il s’agit
d’unegravure d’un maître anonyme dont on a seulement les initiales. On a l’épisode de la
trahison du Christ, juste antérieur à celui de l’arrestation proprement dite et on voit une masse
désordonnée de persécuteurs grimaçants qui entourent la figure de Jésus jusqu’à l’étouffer
visuellement et on voit que certaines figures se permettent d’empiéter sur la sienne d’une
manière brutale et cela esttrès choquant si l’on s’en réfère aux conventions en rapport avec
la tradition et on s’écarte violemment de ce principe qui voudrait qu’on n’empiète pas sur la
figure de Jésus. On voit que l’un de ces personnages lance un coup de pied au Christ et la
violence du geste est sur-signifiéeà un niveau formel par cet enchevêtrement de personnages
qui brise l’intégrité figurative du Christ, à un point tel qu’il faille prêter une attention soutenue
pour reconnaître la figure du Christdans la masse des corps entremêlés. Il en va de même
pour le geste par lequel le Christ recolle l’oreille de Malcus qui a été coupée d’un coup
d’épée. Il faut vraiment chercher ce geste pour letrouver. On peut parler d’un outrage par la
forme qui complète l’énoncé de la thématique de l’outrage. On a ici véritablement une
négation anti-iconique de la figure du Christ, on est aux antipodes de l’icône. Cette négation
résulte bel et bien d’une tactique du camouflage qui, dans lecas présent, relève à la fois du
dazzling (éblouissement dû à une situation formelle très complexe
et irrégulière) et du ground matching (du fait de supprimer l’opposition visible entre figure et
fond). On a une figure principale qui se détache beaucoup trop peu de ce fond. Sauf que, le
propos du dessinateur est très visible. Il s’agit de sur-signifier l’idée même de l’outrage mais
sans ce souci de préservation que nous avions pu voir chez Bosch. Le visage du Christ est
préservé d’une certaine manière, oui et non. On voit un personnage qui touche et attrape
physiquement le Christ.Chez Bosch, il n’y avait que des visages. Ici, on a presque une espèce
de devinette visuelle et il faut recoller les morceaux pour identifier correctement cette figure
par rapport à l’environnementqui l’entoure. On a ici une signification thématique très visible
qui s’attache à l’utilisation du camouflage
Pierre Bruegel l’Ancien, Le Portement de croix, 1564 (Vienne, KHM).

Parfois, la signification est nettement moins visible et, par exemple, si on considère ce
portementde croix, on a quelque chose de très étrange car ici la figure du christ qui trébuche
apparaît à peine au milieu du cortège qui l’accompagne. Il est vrai que la figure occupe le
centre du tableau,on lui a laissé ce privilège, mais elle est confondue dans son environnement
et passe quasiment inaperçue car sa couleur se confond avec celle de ce qui l’entoure. En
particulier, la croix qui présente un aspect chromatique très proche de celui du chemin
boueux et qui dessine une ligne mais qui semble quasiment faire partie de ce chemin. On a
cette figure centrale du Christ qui estcurieusement camouflée alors que les figures de la
Vierge, des deux Maries et de saint Jean qui occupent le premier plan du côté droit sont
mises en évidence et reçoivent un traitement iconisant qu’on rencontrait déjà chez les
primitifs flamands. Du point de vue stylistique, ceci dérive directement de la peinture du
siècle antérieur. Il y a un effet d’archaïsme. On a des figuresqui sont détachées de la foule et
qui sont bien mises en évidence, la Vierge en particulier, mais lepersonnage principal, le
Christ, tend, pas à disparaître mais reçoit un taux de présence visuelle étonnamment faible.
Aussi, pour des raisons qui tiennent au chromatisme, même la tunique du Christ est dans la
même gamme des verts de ce qui l’environne. Ce phénomène n’est pas unique.Une série de
peintre va faire le même choix avec des variantes, des expressions plus ou moins poussées
de la même chose.
Herri met de Bles, Montée au calvaire, ca. 1535 (Princeton, The Princeton University Art
Museum).
Ici on a un tableau qui est aussi une montée au calvaire et on a ici aussi un Christ qui a
trébuché sous le poids de son fardeau et sous les coups et qui ressort extrêmement peu de
l’ensemble du cortège même si aucun autre personnage n’empiète véritablement sur lui et si
la présence de l’arbre isolé, situé juste à la verticale du Christ, dirige l’attention sur lui et son
visage. On a l’impression que ce marqueur visuel de l’arbre a été introduit pour compenser
le manque de visibilité de la figure divine dans une position très peu iconisante. Le même
tableau contient unesérie de scènes miniaturisées qui se réfèrent à des scènes de la vie du
Christ et qui sont tellementminiaturisées qu’on ne les voit pas. Il faudrait une loupe pour les
voir. À moins de les chercher de manière extrêmement patiente et systématique, on ne les
voit pas.

Jan Van Amstel, L’entrée du Christ à Jérusalem, ca. 1540 (Stuttgart, Staatsgallerie).

C’est le même genre de procédés utilisés ici. On n’a plus de marqueurs visuels, comme
l’arbre, qui vient contrebalancer la faiblesse de la présence visuelle de la figure du Christ qui
est vraimentdissoute dans la foule des badauds et des adorateurs qui viennent l’accueillir et
dans laquelle d’ailleurs plusieurs autres personnages sont vêtus de bleu. Il garde le privilège
de la centration. Ily a beaucoup de personnes vêtues de bleu donc il ne ressort pas beaucoup
et le peintre a fait en sorte de dissimuler son visage car le Christ porte sa main vers son visage
et il est de trois-quarts dos et on ne voit pas du tout son visage. On a ici une représentation
anti-iconique de la divinité et qui part au rebours de l’attente visuelle d’un spectateur de
l’époque. On a l’habitude de voir destableaux religieux où le Christ est bien visible.

Pierre Bruegel l’ancien, Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, 1567 (Winterthur,
Musée OskarReinhart Am Römerholz).

Peut-être que le summum a été atteint par Bruegel l’Ancien. C’est une oeuvre célèbre car il
s’agirait de la première représentation de flocons de neige en train de tomber. Dans ce tableau,
lepeintre revisite de manière extraordinairement originale un thème qui, par tradition, et en
particulier dans la peinture flamande du 15e siècle, donne lieu à des déploiements
particulièrement fastueux de richesse visuelle à travers les costumes haut en couleur des rois
mages, la somptuosité du cortège qui leur fait suite (parfois on y voit des animaux exotiques
comme des dromadaires) et par l’éclat des présents qui lui sont offerts et qui sont des objets
en or et extrêmement précieux. C’est aussi une thématique qui suscite des représentations
iconisantes de l’enfant puisque l’image célèbre précisément l’épiphanie, la première apparition
du dieu, du sauveur venu sur terre. On ne trouve rien de tout ça ici. La scène de l’adoration
proprement dite occupe une fraction très réduite du champ pictural. Elle est complètement
décentrée. La palette de tons choisie pour sa formulations picturale la camoufle quasiment
complètement dans un décor où domine, avec le blanc, ces tons bistres, brun clair, beige,…
On reconnaît à peine deux des trois rois mages que rien ne distingue hormis leur position
agenouillée.Tandis que le troisième, qui se tient debout, se réduit à une simple silhouette.
Quant à la Vierge,ce doit être cette femme assise sur un pan de mur ou un fauteuil dont on
verrait le bord. La figurede la Vierge est extrêmement fragmentaire. Normalement dans
la tradition, la Vierge estimmédiatement reconnaissable grâce à la combinaison de bleue
t de rouge qui l’identifie à coup sûr en vertu d’une convention iconographique fermement
établie. Ici, elle n’a ni bleu ni rouge etelle est dans une espèce de couleur indistincte qui ne
correspond pas à la convention. L’enfant, comble du comble, on ne le voit pas. Le peu qui
se laisse apercevoir de ce groupe, se brouille encore davantage sous une chute abondante de
flocons de neige qui enveloppent tout avec l’ensemble du paysage. Enfin, un dernier point,
ce choix de composition déconcertant qui achèved’étouffer toute aspiration à l’icône. Le
motif principal de l’adoration dans la grange a été complètement décalé vers la gauche. Ce
décentrement a de quoi désarçonner le spectateur car, non seulement on fait perdre à la scène
principale et à la représentation de la divinité sa positioncentrale avec toutes les valeurs
symboliques attachées à la centration mais en plus, on la met ducôté gauche donc exactement
sur le seuil d’entrée de l’image car le sens de lecture conventionnelva de la gauche vers la
droite. On est dans une zone qui, conventionnellement, est réservée à desfigures et des motifs
à caractère introductif comme par exemple un spectateur interne qui regardevers le centre. On
a des relais spectatoriels, des personnages qui regardent vers la scène principale qui se trouve
normalement au centre. Passé ce seuil dont on franchit le centre sans s’en rendre compte, il
n’y a plus rien. Il y a le défilé de ces personnages qui vont et viennent et vaquent à leurs
occupations quotidiennes, des enfants qui jouent sur la glace. Mais, en terme de valeur
symbolique, on peut dire que tout cela n’est rien. C’est très extraordinaire du point de vue
pictural et artistique. On se délecte de détailler tous ces motifs qui sont rendus avec un talent
etun savoir-faire pictural extraordinaire. N’empêche que du point de vue métaphysique, tout
cela n’est rien. On a un usage du camouflage très paradoxal car on camoufle l’essentiel,
l’image de ladivinité. On peut constater que tous ces personnages sont indifférents à ce qu'il
se passe. Ils vivent leur vie sans se rendre compte de ce qu'il se joue à côté d’eux. On peut
considérer que cette manière de camoufler l’élément principal et proprement religieux dans
le décor est une façon de porter à son extrême limite un procédé plus ancien, commun chez
les primitifs flamands, que l’historien d’art Erwin Panofsky avait appelé le symbolisme
déguisé, caché (disguisedsymbolism), procédé qui consistait à dissimuler des motifs liés à la
transcendance divine sous l’apparence d’objets quotidien comme par exemple l’auréole
de la madone suggérée par un panneau d’osier. Bruegel radicalise ce principe jusqu’à
provoquer un renversement des valeurs symboliques à l’intérieur de l’image car le
camouflage ou la dissimulation ne concerne plus les compléments symboliques de la figure
sacrée mais bien cette figure elle-même.

Vous aimerez peut-être aussi