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1. Introduction
Nous allons nous intéresser à la manière dont l’image picturale, principalement entre le 15e
et le 17e siècle, traite l’acte de regarder, c’est-à-dire à la manière dont l’acte de regarder est
représenté, ce que l’image dit à son sujet, en quelques sortes. Plus précisément, de quelle
manière cette façon de thématiser le regard permet à l’image de présenter au spectateur des
modèles positifs ou négatifs qui vont l’amener éventuellement à modifier sa manière de
regarder,de voir ou réfléchir sur son activité de spectateur, ainsi qu’à saisir les enjeux moraux,
spirituels ou philosophiques de l’activité scopique, de l’activité de regarder. Nous allons
parler de tableaux où l’activité de regarder est thématiser, où l’on dit quelque chose à ce
propos-là. Nous allons aborder ce sujet par l’analyse descriptive et interprétative des œuvres
elles-mêmes. Nous allons nous baser sur l’analyse des images sans trop nous aventurer dans
le domaine des textes, qu’ils soientlittéraires, religieux, philosophiques ou scientifiques. Il est
clair que l’activité de regarder, la vision, constitue un thème majeur dans l’histoire intellectuelle,
cela depuis l’Antiquité, et qu’il existe doncà ce sujet une abondante littérature mais nous allons
nous limiter à ce qu’on peut apprendre sur la manière dont l’image elle-même détermine le
regard que l’on porte sur elle, notamment par lebiais de la présentation du spectateur intra-
iconique, puisque des spectateurs sont représentés dans l’image. En définissant le sujet de
cette manière, nous allons exclure deux aspects : d’une part, la question des déterminants
historiques et culturels de l’activité scopique en général car nous allons nous en tenir au
domaine des images, les regarder, et d’autre part, nous allons laisser de côté un ensemble de
problème relatif aux multiples modes en fonction desquelles l’œuvre d’art agit sur ces
spectateurs, indépendamment de l’acte de regarder. C’est un truisme que de dire qu’une
œuvre d’art est faite pour être regardée, que ce soit par des personnes humaines ou par des
entités surnaturelles et, du seul fait de mobiliser un certain type de réaction de la part de
certains sujets qui réagissent d’abord et avant tout à sa présence en portant le regard sur elle,
l’image me convoque comme spectateur de son propre fait. Dans cette mesure, on peut dire
quepar nature, l’œuvre d’art et l’image plus généralement, prédétermine par essence le regard
portésur elle du fait de sa seule existence. En outre, avant même de déployer des formes et
des contenus symboliques particuliers, elles commencent par dire « regardez-moi, vous êtes
mon spectateur ». Elles prédéterminent le regard par la manière dont elle est mise en scène
dans uncontexte donné. On peut prendre l’exemple d’un retable, un type d’image peinte faite
pour êtreplacée dans une église. Ce type implique un cadre architectural et pragmatique, un
cadre d’action lié au rituel religieux, et ce cadre tend à convoquer un comportement
spectatoriel assez défini avec une attitude spécifique, avec des choses à faire et à ne pas faire.
De par sa fonction au seinde l’édifice sacré, le retable suppose un ensemble de contraintes
(spatiales, temporelles,mentales). Il est fait pour être vu d’assez loin car il est placé
derrière l’autel, ce qui est un dispositif qui empêche généralement de l’observer de près et
ce dispositif tient le spectateur à une certaine distance. On le voit au cours des célébrations
religieuses ou de la messe ou durant les séances de prière et on sait que les triptyques
flamands à grisaille se présentaient fermés, de sorte qu’on n’apercevait que le revers des
volets extérieurs en grisaille et on accédait au panneaucentral haut en couleur à certaines
occasions comme les fêtes religieuses. Le cadre religieux détermine en outre un certain état
d’esprit même si, anciennement, les églises étaient des lieux de socialité dans lesquelles
régnaient une décontraction étonnante pour nous. On peut s’en rendre compte en regardant
les représentations d’intérieur d’églises où l’on voit des enfants qui jouent, qui courent dans
l’église, des chiens qui courent dans l’église,… Une fois transplanté dansun musée, le retable
ne va plus se regarder de la même façon. On peut s’approcher pour le voir de près, il est
moins haut et moins loin que dans le contexte originel. On peut même tourner autour du
retable, ce qui est aberrant du point de vue de l’utilisation originelle car derrière celui-ci,il y
avait le mur donc cela était physiquement impossible. Cela permet d’aller voir les grisailles
sans avoir à fermer les grisailles. Nous avons aussi, d’un point de vue temporel, une plus
grande liberté car la seule contrainte, quant à la durée de sa contemplation, est les heures de
fermeturedu musée. Les conditions d’éclairage sont elles aussi très différentes. Beaucoup de
choses sont toutefois contraignantes dans les musées, il ne faut pas penser que cela est
nécessairement moins contraignant que le cadre religieux. Le musée reste un cadre beaucoup
plus rigide en terme de contrôle du comportement que les églises de l’époque par exemple
(amener son chien au 17e siècle dans une église). Il y a aussi le fait que les guides ou les
gardiens peuvent donner l’un ou l’autre mot d’explication. Le cadre d’exposition place le
spectateur dans une certaine attitude. Il faut différencier les cadres où il est fixé une fois pour
toute (les œuvres qui ne bougent plus de là où elles sont comme les grands retables qui étaient
conçus pour l’endroit précis où ils étaient installés) de ceux qui sont fait pour être déplacés
car l’image artistique se définit aussi par son cadre amovible, à l’exception de tableaux
monumentaux. Même dans le cadre du tableau, onconstate qu’il y a une mobilité essentielle
du tableau mais qui tend à se limiter à un cadre social déterminé ou à un certain type de
contexte. On va d’un palais à un autre, d’un intérieur bourgeoisà un autre,… Il n’empêche
que la mobilité du tableau et ce qui se trouve en dehors de l’image dans l’espace environnant
n’est pas censé influer de manière aussi singulière sur ce qui se trouveà l’intérieur de l’image.
L’emprise du cadre expositionnel est différente et moins rigide nonobstant les exceptions.
Nous allons nous pencher sur trois exemples de surdétermination des conditions de
réception, donc les cas où les conditions de réception sont hyper-déterminés par le cadre de
présentation et aussi, dans une certaine mesure par ce que l’image contient. Les exemples
sont tirés du livre de David Freedberg, The Power of Images, paru en 1989. Le propos du
livre était larécurrence dans la documentation de sources qui font état de réactions à l’image
artistique et des réactions qui sont d’ordre émotionnel, très directes, viscérales, des réactions
de premier degré : « sans raffinement, élémentaires, pré-intellectuelles, brutes ». Des
témoignages de telle sorte n’étaient jamais étudiés pour eux-mêmes car jugés indignes de
l’intérêt des historiens (qui s’intéressent généralement à ce qui est culturalisé) mais parfois
mentionnés par les historiens de l’art. Son travail consistait à se tourner vers l’anthropologie
et la sociologie pour trouver des clés d’analyse et l’ouvrage se proposait d’étudier non pas
les ensembles d’images mais des ensembles de réaction face à l’image. Ces réactions ont
été moins sujettes à répression que dans les domaines plus culturalisés d’après l’auteur. Pour
lui, ce qui justifie de ne pas tenir proprementcompte de la dimension esthétique, c’est que,
selon lui, ce n’est pas une attitude déterminée par l’une ou l’autre forme d’animisme qui
permet d’expliquer les réponses de premier degré mais plutôt le phénomène de l’image lui-
même. Ces réponses sont suscitées par des images, qu’elles soit artistiques ou non. Même
quand elles sont très esthétisées, les images gardent ce pouvoir primitif de susciter des
réponses de premier degré. On n’a ni à retenir les œuvres d’art avec un grand « A », ni à
exclure des œuvres d’art comme celles issues de pratiques marginales par rapport à la sphère
dominante. Le fait de susciter des réactions qui font que l’on prend le signe pour la chose,
c’est propre à l’expérience des images en général. Le fait de se rapporter à le représentation
comme si c’était la chose représentée, c’est en fait un trait absolument typique et fondamental
de l’image en général. Cette tendance à la confusion du signe et de la chose, c’est la tendance
spécifique selon laquelle s’effectue la réponse émotionnelle naturelle aux objets iconiques.
Il donne un premier exemple de ces réactions à travers une citation d’un auteur italien du
16e siècle, Giovanni Paolo Lomazzo dans son traité sur la peinture, publié en 1584. Un
exemple, bienqu’attesté par cet auteur de très haute culture, qui se situe dans un registre «
bas », lié au vécu corporel intime et notamment, ce que nous appelons sexualité aujourd’hui.
Freedberg va prendreexemple d’une citation qui concerne le salut et qui sont apparentées
l’une à l’autre. Voici ce quedit la première citation de Lomazzo :
C’est une sorte de catalogue des réponses émotionnelles et le texte est curieux pour nous car
le texte danssa littéralité confond l’image et ce qu’elle représente. Le second extrait provient
du livre de Giovanni Battista Armenini, Les vrais préceptes de la peinture, paru en 1587.
Dans les deux cas, il y a une réponse réelle de premier degré basée sur un lien direct entre la
représentation et ce qu’elle représente et basée sur une sorte de confusion entre le
représentantet le représenté. Il en vient à d’autres curiosités historiographiques, à savoir la
capacité des images à faire éprouver le désir charnel. Il s’agit de la croyance selon laquelle
la contemplation d’images durant l’acte sexuel produit une impression qui non seulement
est de nature à procurerune stimulation supplémentaire mais aussi de nature à influer sur la
conception des enfants, l’actesexuel n’étant jamais, dans la mentalité prémoderne, dissocié
complètement, de l’engendrementdes enfants. Il y a un extrait d’un conte grec du 3e ou début
du 4e siècle de notre ère, nommé Héliodore. C’est un récit intutulé Les Éthiopiques. C’est la
mère qui parle ici :
Un autre exemple vient de saint Augustin dans son Discours contre Julien. Il cite un auteur
de traités médicaux, Soranos, qui est resté connu pour un traité considéré comme le premier
traité de gynécologie. Freedberg pense qu’il parle de Denis de Syracuse mais en réalisé
Soranos parle du roi de Chypre. Le roi ne voulait pas avoir des enfants mal formés comme
lui, donc il plaçait unebelle image devant sa femme, pour qu’inspirée par la beauté, elle la
transmette à sa progéniture.
On croyait réellement que ce que l’on regardait durant l’acte avait une conséquence sur la
progéniture. Cela passe par le regard et cela s’applique aux images qui sont faites pour être
belles et regardées mais ça se vérifierait aussi chez les chevaux d’élevage et aussi peu
importe l’objet que l’on regarde. Un autre extrait provient de Giulio Mancini, amateur éclairé
de peinture,amis des artistes et également médecin. Nous lui devons un traité sur la peinture,
premier traitéde connaisseur occidental (1617-1621).
On apprend comment et où doivent être exposées les peintures et qu’elles ont un effet de
stimulation et un effet bénéfique sur la conception des enfants avec Mancini le médecin qui
introduit une nuance, une précision médicale, qui dit que l’image ne s’imprime pas
directement dans le fœtus mais dans la semence de la mère ou du père et ainsi touche le
fœtus mais selonun effet indirect. Un exemple tardif est Eléphant Man, quelqu’un qui naît
avec une difformité faciale qui le fait ressembler à un éléphant. Il vivait avec une toile de jute
sur la tête pour éviter de montrer son visage. Le film de David Lynch raconte que cette personne
savait lire, écrire, tenir uneconversation en dépit de sa difformité. La mère de cette personne
avait été chargée par un éléphant et, effrayée avait donné naissance à un éléphant et c’est la
même idée selon laquelle ceque l’on voit durant la grossesse s’imprime dans le corps même
de l’enfant.
Jacob van Loo, La jeune femme se couchant, dit Le coucher à l’italienne, 17e siècle (vers
1650), Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Tavoletta, Lamentation, 17e siècle, Rome, Tavoletta, Décollation de Saint Jean Baptiste, 17e
confrérie de San Giovanni Decollato (Freedberg). siècle, Rome, confrérie de San Giovanni
Decollato
Dans sa spécificité, c’est aussi une pratique attestée dans l’Antiquité. Il existe un passage de
l’histoire auguste qui est un ensemble de biographies semi-imaginaire de personnages de la
Rome tardive dont une section est consacrée aux tyrans. L’un de ces passages concerne
Celsus, l’un destrente tyrans, usurpateur condamné à mort par Contumas au 3e siècle de
notre ère.
« Son image fut mise en croix et la foule la conspua comme si Celsus lui-même avait été fixé
au gibet ».
On est dans le cas du fait de se comporter face à l’image comme si elle était ce qu’elle
représente. Ils se comportent comme si ça n’était pas une image. La condamnation à travers
l’image réapparaît en Italie au 13e siècle en Emilie, à Parme et dans le nord et va ensuite
arriveren Toscane où elle était très pratiquée au 13e siècle. Un bon exemple de ce phénomène
est la condamnation à Rome en 1462 par Contumas et en effigie du tyran de Riminie,
Sigismondo Malatesta, condamné pour impiété et trahison à l’égard du pape. Comme on ne
pouvait pas mettre la main sur lui, on a dressé un grand bûcher sur la place à Rome en face
de saint Pierre surlequel on a fait brûler une effigie hyper réaliste de la bouche de laquelle
sortait un phylactère quidisait « Je suis Sigismondo Malatesta, fils de Pandolofo, roi des
traitres, un danger pour dieu et les hommes, condamné au bûcher par le sénat du saint siège
». On fait comme si on exécutait la personne en utilisant un double grandeur nature
certainement très réaliste. Le portrait est conservé au Louvre. Le tableau a reçu une agression
physique car les yeux et la bouche du personnage ont été griffés avec un objet pointu.
Piero della Francesca, Portrait de Sigismondo Malatesta, 1451 (?), Paris, Louvre.
David Freedberg soulève la question de savoir comment on prend cette forme de punition.
Faut-il y voir un événement de sorcellerie ? De magie sympathique ? C’est peu probable car
dans le cas de Malatesta, il s’agit d’une condamnation par le pape. S’agit-il d’un acte de
justice symbolique et ostentatoire : attenter à l’image de quelqu’un et ainsi à sa réputation ?
Quelle quesoit l’interprétation retenue, l’acte fait intervenir une image grandeur nature en 3D,
très fidèle au modèle et très probablement en cire, dont le seul but de frapper le modèle
d’infamie (immagini infamanti). C’est donc autre chose que la destruction ou la désacration
d’image existantes car elles sont faites pour la condamnation. On trouve encore aujourd’hui
des choses similaires comme dans les manifestations où on brule ou pend des effigies.
Dans ce cas, ça n’est pas dutout institué officiellement et c’est une pratique marginale, ça
n’est pas un tribunal qui a choisi cela contrairement aux cas ci-dessus où un tribunal a choisi
de condamner par effigie telle ou telle personne. On situe la naissance de cette coutume en
Italie au 13e siècle, au départ c’était des images peintes sur l’hôtel de ville. La raison d’être
de la punition qui prend un caractère public du fait de s’étaler sur le mur est d’attenter à la
réputation de quelqu’un, à son image comme on dit aujourd’hui. Il est probable que la
punition fut imposée à des gens coupables de crimes publics justement et qui ne pouvaient
être condamnés en présence. On sait que des images de ce genre, peintes dans un lieu public
ont été utilisées dans au moins une douzaine de cités italiennes de la deuxième moitié du 13e
siècle. La pratique s’est maintenue et développée durant le 14e, 15e siècle pour décliner à
partir du 16e siècle. À ce moment, elle est prise en relaipar l’exécution en effigie, comme
dans l’histoire de Malatesta. Ça n’est pas la même chose de représenter quelqu’un sur l’hôtel
de ville pour le frapper d’infamie que d’exécuter un double en effigie de la personne.
L’exécution en effigie était très répandue non seulement en Italie mais danstoute l’Europe. On
a pas conservé de peintures d’infamie mais on connaît, par des documents, des noms de
nombreux peintres auxquels on s’est adressé pour effectuer ce travail et on est bienrenseigné
sur le contexte anthropo-sociologique du phénomène. Freedberg dit qu’il y a une
contamination subie par le peintre qui réalise la peinture. Selon les endroits, il semble même
que la réalisation d’images d’infamie aient été réalisées par des artistes qui eux-mêmes
avaient eu partie avec la justice et qui avaient été punis de cette manière-là. L’effectivité de
la punition infligée à celui dont l’image était peinte s’en trouvait augmentée si on veut.
C’était un type de travail artistique qui impliquait une stigmatisation sociale assez grave et
en général, les artistes dont la bonne réputation n’avait pas été mise en cause refusaient de
s’en charger car ils craignaient que l’infamie les contamine eux-mêmes. Ça se réfère au fait
que l’image détient un pouvoir spécifique, que celui qui a présidé à la naissance de l’image
est son premier spectateur etdonc, d’une certaine manière, atteint par elle. On sait que en
1440, le peintre Andrea del Castagno a dû peindre des images de conspirateur sur le Palazzo
del Podestà de Florence et il a hérité d’un surnom difficile à porter, « Andrea des pendus ».
Le surnom l’a suivi et Giorgio Vasarimentionne le fait et il dépeint lui-même l’artiste comme
quelqu’un de violent et un assassin, ce qui n’est corroboré par aucune source et il semble que
Vasari ait suivi la tendance de considérer quesi un artiste réalise une image d’infamie, c’est
qu’il est lui-même puni dans sa réputation. On sait aussi qu’un autre peintre, Andrea del Sarto
a dû effectuer un travail similaire mais a tenu à déclarer publiquement que, pour ne pas
souffrir de la même stigmatisation que Castagno, il allait charger un de ses assistants du
travail. L’assistant a travaillé deux nuits sous une sorte de cabane en bois construite sur
l’échafaudage pour le garder des regards. Il existe de très rares vestiges de ses images
infamantes dont celui-ci de Andrea del Sarto qui représente un homme pendu par un pied.
Andrea Del Sarto, Homme pendu par les pieds, dessin, 1530, Florence, Musée des Offices
(Freedberg).
Il existe une autre attestation du caractère contaminant de l’infamie porté par ces images, à
travers le fait que la coutume a été supprimée en raison du fait qu’elle tendait potentiellement
à faire rejaillir l’infamie sur l’ensemble de la cité. Comme si, peint sur l’hôtel de ville, ces
imagesdisaient à tout étranger de passage « voici l’un de nos citoyens et voici leur genre ».
On connaît ces mécanismes de contamination et de stigmatisation par l’image dans notre
société occidentale contemporaine comme les photos d’inculpés qui sont techniquement
présumés innocents avant d’avoir été déclaré coupables mais on les filme, menottes au poing
au tribunal et ensuite on diffuse ça et ça n’est jamais innocent. C’est déjà une sorte de
condamnation par avance à une forme d’infamie et on sait la réticence qu’on certains
organismes publics ou privés à révéler des scandales car si on le fait, cela veut dire que chez
eux, l’ordre règne et que si quelqu’un se comporte mal on le vire mais d’un autre côté, en le
disant on dit ce qu’il se passe chez nous. C’est ambigu comme démarche. C’est déjà en jeu
dans les images d’infamie. On peut retenir quel’image d’infamie surdétermine sa réception
en la situant dans un cadre essentiellement public eten appelant une réaction orientée dans le
sens négatif car il s’agit de présenter une personne comme à mépriser, à réprouver et cela a
un niveau tout à fait premier et pas métaphorique et quin’est pas du domaine de la fiction,
comme les bourreaux du Christ dans un tableau par exemple.Leur présence dans le tableau
est fictionnelle tandis que la présence de l’effigie d’infamie n’est d’une certaine manière pas
fictionnelle, on l’exécute comme si c’était réellement une personne et elle remplace la
personne qui n’est pas disponible mais ça n’est pas de la fiction. On peut dire qu’on a affaire
à une représentation non fictionnelle. Ce sont des images qui se donnent à lire comme des
images de premier degré. Ce sont des représentations qui se nient elles-mêmes et sont le
substitut de ce qu’elles représentent et qui est puni de manière effective. C’est une punition
réelle, effective, une vraie condamnation.
Cours 2 - 04/10/2023
On peut considérer que l’acte que recoupe ces images est la damnatio memoriae et qui peut
s’effectuer notamment par l'oblitération d’une image figurative (image, personne) et sur
certains monuments de l’Égypte ancienne il y a des noms en hiéroglyphe d’anciens pharaons
ayant été renversés et qui ont ensuite été martelés pour les faire disparaître car le nom porte
la possibilité de s’inscrire dans la mémoire et de vivre par delà la mort, ici bas. On sait que
les cartouches d’Akhenaton du milieu du 14e avant Jésus-Christ qui avait été le pharaon
initiateur d’une réforme théologique radicale ont été effacés par ses successeurs qui ont
voulu restaurer une orthodoxie entre guillemets. Il en a été de même une reine appartenant à
la 18e dynastie dontle nom a été effacé pour être remplacé par celui de son père et de son fils
premier, lui-même étantà l’origine de cette censure rétrospective. Dans le monde romain, il y
en a de nombreux exemples et l’un des plus marquants concerne l’empereur Geta qui a été
assassiné par son frère Caracalla qui a fait détruire tous ses monuments et a fait fondre les
monnaies à son effigie. L’effacement ou l’oblitération n’est pas la seule façon de porter
atteinte à la réputation et à la mémoire d’un individu tombé en disgrâce. Un autre moyen
passe par le remploi d’images qu’on modifie et c’est ainsi qu’il existe un certain nombre de
portraits impériaux romains qui ont été réalisés à partir de portraits antériaux romains qui
représentaient des personnages dont on voulait se démarquer. C’est l’aspect symbolique de
réutilisation d’un portrait sculpté qui est alors prédominant et on peut dire qu'on a affaire à
un cas très particulier de spolium, des dépouilles, des objets qu’on récupère pour les
réutiliser. Il peut y avoir plusieurs raisons de faire cela. Ça peut être des raisonspratiques et
matérielles comme récupérer un objet (ex : un fut de colonne), ça peut être une façon de marquer
symboliquement une continuité (dans ce cas, la revendication est positive). Cependant, dans
les cas de portraits impériaux, la dynamique est négative. Dans la plupart des cas, il s’agit
pour l’empereur de s’emparer des statues d’un prédécesseur et de se démarquer enhumiliant
sa mémoire, en s’emparant de quelque chose qu’il est censé lui appartenir absolumenten
propre et d’ainsi porter atteinte à sa mémoire. Il s’agit d’un acte de détournement d’une image
qui existe déjà et qui implique la réappropriation de l’image de celui que l’on veut maudire.
Cetteimage était un élément capital du règne d’un empereur. Les empereurs faisaient réaliser
un grandnombre de portraits sculptés de leur personne et les disséminaient aux quatre coins
de l’Empire et avaient à cœur d’individualiser leur apparence physionomique, notamment
par le biais de la mode capillaire car chaque empereur avait en quelque sorte une coiffure qui
lui était propre et qui le caractérisait. Ces images de l’empereur sont des images dotées d’une
sacralité particulière. Dans les civilisations anciennes, les aspect religieux et politiques ne
sont jamais totalement dissociés. Il y a une véritable sacralité qui s’attache au portrait de
l’empereur, comme c’est le cas du drapeau dans certains pays où il est interdit de piétiner ou
détruire un drapeau. La récupération du portrait sculpté consiste à remplacer les traits du
visage du prédécesseur par ceux du nouveau propriétaire de l’image mais en laissant
certains éléments qui permettent de savoir que c’est l’image du prédécesseur qui a été
appropriée dans un acte d’une violence symbolique assez considérable, s’agissant d’un
empereur. Un historien, Galinsky, de l’Université d’Austin au Texas a proposé un certain
nombre de remarques intéressantes à ce sujet, àcommencer par le fait que cette notion
de damnatio memoriae constitue une désignation de purecommodité de la part des historiens
modernes. C’est une façon de mettre un terme sur cette pratique mais ça n’était pas
juridiquement codifié ou désigné de cette manière dans la Rome ancienne. C’est plutôt une
étiquette moderne qui s’applique à un certain nombre de pratiques. Ilconsiste à l’oblitération
de l’image d’un prédécesseur mais pas totale, certains éléments du premier sont conservés.
De sorte qu’on peut encore reconnaître l’empereur maudit sous les traits du nouvel empereur.
On a parlé d’images palimpsestes car il y a plusieurs couches de représentation qui ne
s’oblitèrent pas totalement et on peut toujours lire la couche antérieure. Il ne s’agit pas d’effacer
complètement le souvenir d’une personne mais véritablement de les remettre en jeu de
manière négative. C’est ce qu’on a avec le portrait de l’empereur Vespasien fait à partird’un
portrait de Néron qui a été retaillé.
Figure 1Portrait de Vespasien fait à partir d’un portrait de Néron
retaillé, 2e moitié du 1e siècle, Cleveland Museum of Art (Galinsky).
C’est la coiffure qui permet de s’en rendre compte avec un portrait de Néron. Il se trouve
que Vepasien était chauve, comme ça apparaît sur l’autre portrait ci-dessous. Ça n’est pas un
portraitpalimpseste mais Vespasien tel qu’il se présentait réellement. Dans le premier, on a
un Vespasienavec des cheveux, non pas par coquetterie mais pour marquer son appropriation
de l’image de Néron
Une autre manière de procéder est celle de la peinture sur bois de l’époque romaine ci-
dessous. Ils’agit d’un portrait de groupe de Septime Sévère et sa famille avec un portrait du
jeune Jeta dontle visage a été complètement effacé, à l’initiative de son frère qui l’a fait
assassiner et qui lui a succédé dans la violence.
Figure 4Tondo figurant Septime Sévère et sa famille, peinture sur
bois, ca. 200, Berlin, Antikenmuseum.
Ce type d’actes négatifs possède une assez longue histoire qui ne s’arrête pas à l’époque
romaine. On retrouve encore ça dans l’iconographie stalinienne. On a, sous Staline, des
photos qui ont été retouchées pour faire disparaître des personnes devenues indésirables
et cela marquait la disparition physique et ensuite on supprimait leur image. À la différence
des images romaines, à l’époque stalinienne, on oblitère l’image de celui qu’on fait disparaître
mais on oblitère l’oblitération, c’est-à-dire qu’on dissimule l’oblitération. Dans le tondo, on
voyait la place vide del’empereur. Cela pouvait s’apparenter à une sorte d’image palimpseste
car il reste là par son absence, alors qu’ici l’absence a été complètement cachée de manière
à ne laisser aucune tracede la personne. Voici une photo officielle qui montre un certain
nombre de personnages importants du régime qui sont venus inspecter des travaux sur le
canal de la Volga et il y a la même photo retouchée avec l’un d’entre eux qui a disparu.
C’était le chef de la police du régimesoviétique entre 1936 et 1938 et il avait été l’artisan
majeur des purges de Staline et il a été, comme pratiquement tous les dignitaires, a été arrêté
et fusillé sous les ordres de Staline, bien qu’il ait toujours été d’une fidélité absolue envers
celui-ci.
Auteur inconnu, photo officielle montrant Voroshilov, Molotov, Staline et Iejov venus
inspecter les travaux sur le canal de la Volga,1937; bas : la même photo, retouchée et Iejov a
disparu.
On a donc un certain nombre de photos et on voit au fil du temps les personnages disparaître
et ily en a même une où il ne reste que Staline. Ca n’est plus de la damnatio memoria car il
n’y a plus de memoria. Cette dissimulation est sans doute motivée par le fait que la
suppression simple, comme dans la Rome ancienne, est un acte qui est potentiellement
ambigu, comme dans le cas des statues modifiées. Cela peut conduire à attirer l’attention sur
la personne dont on a supprimél’image et donc lui redonner de l’importance. En termes de
communication propagandiste, l’effacement de l’effacement constitue un progrès par rapport
à ce qu’on faisait dans l’Antiquitéromaine. Voici ce qu’écrit Galinsky :
Une image comme celle-ci pose une question au spectateur qui souhaite la résoudre et ainsi
mobilise son attention. On a une attestation tout à fait explicite de la compréhension de ce
phénomène d’inversion de l’inversion. On veut inverser les choses en supprimant l’image
mais lasuppression elle-même rend involontairement un éclat particulier à ce qu’on a voulu
supprimer
1.2. La représentation du regard
On peut commencer par le fait de représenter des personnages en train de regarder. Il faut
distinguer les occurrences dans lesquelles un personnage regarde ce qu’il fait, regarde pour
fairequelque chose, donc exerce sa faculté d’agir dans une action qui n’est pas seulement
scopique et qui vise un autre but de celui de regarder. Il faut distinguer cela d’autres
occurrences qui mettent en scène le fait même de regarder, étant entendu que c’est alors le
regard qui constituel’essentiel, le fait de regarder indépendamment d’une autre action dont le
regard ne serait qu’unmoyen. Si on prend les choses, d’un point de vue historique à longue
portée, dans l’Egypte pharaonique, il existe une iconographie particulière liée à la sphère
funéraire et qui montre le défunt dans l’au-delà en train de regarder éternellement le spectacle
de la vie retrouvée par-delà la mort. Il regarde le travail des champs, le bétail, les récoltes,
ou encore des spectacles, des musiciens. Le fait que le défunt est effectivement en train de
regarder tout cela, ça n’est pas évident d’après le code figuratif de l’image égyptienne. Dans
cette iconographie particulière, le fait que le défunt regarde est indiqué de manière explicite
par une formule écrite (à cause des personnages de profil). Conformément au principe
fondamental de l’art égyptien, le regard resteinterne à la représentation et dans un plan qui est
tout à fait perpendiculaire par rapport à celui duspectateur qui regarde l’image. Notons qu’il
y a tout de même certains exceptions avec des personnages qui sont parfois vus de face. En
d’autres termes, dans l’art égyptien, il ne se produitjamais aucune interaction visuelle entre
le personnage représenté et le spectateur. Si l’on se penchait sur le sujet, une étude montrerait
la rareté du motif du regard autotélique, c’est-à-dire du regard qui a sa fin en lui-même, du fait
de regarder seulement pour regarder. Ce motif du regardqui a sa fin en lui-même se signale
par sa rareté et tous les cas où le personnage exerce sa capacité visuelle pour effectuer un acte
déterminé devrait être exclu de ce regard autotélique. Un exemple d'une représentation du
regard en situation pratique, mais pas du regard autotélique mais du regard de quelqu’un qui
est en train de faire quelque chose et qui regarde pour mener son action :
Mosaïque d’Alexandre, fin 2e siècle avant notre ère (?), Naples, Musée archéologique
national (Pompéi,Maison du Faune).
C’est une grande mosaïque pompéienne qui représente la bataille d’Issos qui a opposé, en
l’an 333 avant notre ère, l’armée d’Alexandre le Grand à celle du roi de Perse, Darius III.
Cette grandemosaïque dérive d’une peinture d’époque hellénistique perdue dont l’auteur
n’est pas identifié mais la mosaïque, bien que fragmentaire reste en assez bon état pour qu’on
puisse faire un certain nombre d’observations intéressantes. On constate la présence de
plusieurs regards, notamment le regard d’Alexandre et il est en train de remporter la victoire.
Il est dans le feu de l’action, en train de remporter la victoire. On peut voir une expression
physionomique et un regardqui ne marquent aucune émotion particulière. Le regard est serein
et dirigé, de manière un peu floue, vers son ennemi. Darius présente une expression
sensiblement différente. On a aussi le regard d’un soldat perse qui redouble celui de Darius.
Ces regards suivent le mouvement de l’affrontement des deux armées. Les regards ne sont
pas dirigés vers l’extérieur de l’image.
On trouve, dans l’art antique, de nombreux exemples de figures qui font face au spectateur.
Ce n’est pas parce qu’une figure a des yeux et qu’ils sont ouverts et qu’elle nous fait face
qu’on peut en conclure qu’elle nous regarde. Pour le spectateur occidental, au moins depuis
le haut Moyen-Âge, il est naturel de percevoir les choses de cette manière mais cela ne vaut
pas pour les choses plus anciennes. On pourrait considérer que la réaction qui consiste à
penser qu’une figure qui nous fait face avec les yeux ouverts nous regarde est une constante
anthropologique, en se basant sur le fait qu’une personne ou un animal tourne le regard vers
nous, on a l’impression qu’elle nous regarde. Certains mammifères non-humains
réagissentmême au fait d’être regardé. On doit voir que ce qui s’applique à un plan de réalité
qui est partagéa priori, la réalité qui se définit par un espace et un ensemble de paramètres
qui sont communs aux deux parties (le regardant et le regardé) et qui correspond à toutes les
situations où l’on se trouve en présence d’un autre sujet qui évolue dans le même monde que
le nôtre, cela ne vaut pas forcément lorsque chacune des deux parties se situe dans un plan
différent. Or, une figure dans une image ancienne, n’est pas à comprendre comme se situant
dans le même monde que le spectateur ou un équivalent fictif de ce monde. La figure d’une
divinité, d’un ancêtre, d’un esprit,… qui n’appartient pas à notre monde ne se situe pas dans
le même plan ontologique que nous. Il y a un hiatus métaphysique qui sépare le plan attribué
à la figure et le notre. Quelle que soit notre tendance naturelle à croire le contraire, il faut plutôt
postuler qu’en fait, la figure de face yeux ouverts, ne nous regarde pas car elle n’est pas dans
le même plan iconique. En quelques sortes, elle se trouve ailleurs. Elle peut avoir une
présence particulière, intimidante, menaçante, avec des yeux qui ont sur nous un impact
émotionnel considérable mais cela ne veut pas dire qu’elle nous fixe. On ne peut même pas
dire qu’elle nous voit. Il est même problématique de dire qu’une telle figure regarde quoi que
ce soit, si par ce terme on veut dire qu’elle dirige son regardet son attention visuelle vers
quelque chose ou vers quelqu’un. Il faut considérer qu’une figure d’une divinité ou d’un
héros en contact avec les lieux, « voit » si elle a les yeux ouverts mais celane veut pas dire
qu’elle regarde quoi que ce soit ou qui que ce soit en particulier.
Voici un chapiteau hathorique avec le visage de la déesse Hathor et qui « fait face » au
spectateurmême si le chapiteau devait se trouver en haut d’une colonne et non à notre hauteur.
On ne peutpas pour autant en conclure qu’elle nous regarde même si on se sent peut-être
spontanément regardé par elle mais on ne peut pas en déduire cette interprétation. Il s’agit
d’une déesse, elle vitdans un autre plan de réalité que le nôtre.
Gorgone du fronton du temple d’Athéna, Syracuse, fin 7e siècle avant notre ère. Syracuse.
Muséearchéologique régional (Tefnin, p. 72).
Idem pour cette représentation de la Gorgone. Elle nous fait face et a les yeux ouverts mais
nousne sommes pas autorisés à considérer qu’elle nous regarde. On pourrait reprendre des
textes antiques sur la Gorgone pour voir comment c’est formulé. Elle a le pouvoir de changer
ceux qui laregardent en pierre mais elle n’a pas besoin de regarder elle-même. C’est une
force surnaturelle qui émane de ses yeux. Le pouvoir pétrificateur n’est pas lié à un acte
scopique quelconque.
1.1.1. Les portraits du Fayoum
Portrait d’homme sur sa momie, 2e siècle de notre ère, Cambridge, Fitzwilliam Museum
(Tefnin, p. 129).
Cela remplaçait les masques sculptés en usage aux époques plus anciennes. Outre que ces
portraits du Fayoum constituent, à quelques exceptions, le seul vestige de la peinture sur bois.
Ilsont été considérés comme les premiers portraits au sens strict du terme de toute l’histoire de
l’art (représentation de personnes individuelles saisies dans leur individualité
physionomique). Tefnin relève aussi qu’il s’agit, dans l’histoire de l’art, des premières images
de figures qui regardent horsde l’espace fictif de la représentation et dans la direction du
spectateur. Tefnin nuance en disantque certains de ces portraits donnent l’impression de nous
regarder nous mais la plupart portent leur regard, certes dans notre direction, mais pas dans
nos yeux. Ils semblent regarder comme à travers nous et porter leur regard au-delà de notre
personne bien que dans notre direction. Certains semblent regarder légèrement de côté. On a
une sensibilité extraordinairement aiguë auxmouvements des yeux et on sent tout de suite si
une personne nous regarde. Dans le cas de ces portraits, on a cette impression d’un regard
qui nous frôle légèrement sur le côté ou qui nous traverse, plus que chercher notre regard en
réponse au sien.
Portrait d’un jeune garçon nommé « Eutychès », 2e siècle, New York, Metropolitan Museum
of Art.
Il semble avoir les yeux un peu perdus. C’est le cas de façon générale, même si certains de
ces portraits sont plus accueillants par rapport à notre tendance à nous sentir regardés.
Tefnin.
1.1.1. Modalités du regard dans un d’optique médiéval
Il y a donc des rapports avec la figuration du Christ dans l’art chrétien. On va mettre en
exergue le fait que, plus que d’être vraiment regardé personnellement par l’image, on parle
d’unregard qui nous interpelle mais nous traverse et on n’est pas le terme ultime du regard jeté
par les défunts qui n’appartiennent déjà plus au même plan de réalité que le nôtre.
Il s’agit d’un dyptique portatif de petite dimension (38x38cm) et destiné à la dévotion privée,
destyle byzantinisant. On voit que sur le volet droit, il y a une crucifixion avec la Vierge et
saint Jeanl’Évangéliste avec une iconographie habituelle et il y a deux anges dans la partie
supérieure. Le volet gauche montre la Vierge trônant, ainsi que deux anges et un personnage
qui est le commanditaire de l’oeuvre. L’oeuvre va être intéressante dans la mesure où on a
un motif du regard qui peuvent être comprises selon cinq modalités différentes. Si on
s’intéresse à la partie supérieure droite, on a les deux anges qui regardent le Christ en croix
en se lamentant, comme l’indique leur gestuelle. Ils ont la tête penchée et se tiennent le visage
d’une main. Nous pouvonsles considérer comme des modèles spectatoriels transcendants
puisque ce sont des anges et qu’ils regardent la scène depuis le ciel. C’est le Christ sous sa
modalité humaine et on le regardedepuis les cieux. Dans la mesure où l’objet de leur regard
est la divinité, on peut dire que c’est ambivalent. Ils restent dans le même plan ontologique
que ce qu’ils regardent mais si on considère qu’on a affaire à la crucifixion comme
évènement historique et qu’on met en jeu la modalité humaine de la divinité, alors on peut
dire qu’on ne se situe pas dans le même plan ontologique. De l’autre côté, du côté gauche,
il y a de nouveau deux anges qui sont Raphael et Gabriel à droite. Ils sont identifiés par des
inscriptions et ils ne volent pas. À droite, Gabriel regarde vers la Vierge à l’enfant et Raphael
regarde le spectateur de l’image et l’invite à l’adorer la Vierge à l’enfant. On a deux modalités
différentes. Le geste scopique de Raphael va de la transcendance vers le monde d’ici-bas.
Sur le côté gauche du volet en bas, il y a un homme en habit rouge qui regarde le groupe
marial en tendant les mains et ça n’est pas un geste de prière (les mains jointes) mais de
l’adoration et il faut peut-être comprendre qu’il adresse à la Vierge une supplique, une
demande. Alors que Raphael regarde le spectateur depuis la transcendance céleste, le
personnage en rouge regarde vers la transcendance depuis sa condition de simple mortel qui
appartient au monde d’ici-bas. Il ne regarde pas la Vierge à l’enfant en tant que personnage
réel qui pourrait voir, il arrive 1300 ans plus tard donc il ne peut pas la voir physiquement
mais d’une autre manière. On a quatre modalités différentes et on en a une cinquième qui
correspond au regard de la Vierge et de l’enfant qui regardent face à eux mais avec un regard
légèrement déporté vers notre droite alors que leur position est strictement frontale. On peut
direque par rapport au « regard » des divinités archaïques dont on retrouve des équivalents
dans l’artmédiéval, ce regard est un regard dirigé. Il n’est pas figé dans une espèce d’attitude
abstraite etce sont des figures qui dirigent leur regard et regardent véritablement. On peut très
bien avoir les yeux ouverts sans rien regarder de particulier. Autre chose est de diriger son
regard et c’est ici lecas. Ils portent leur attention visuelle dans une direction relativement
déterminée alors que les portraits du Fayoum sont assez ambigus. C’est tout le sens du fait
que les yeux de ces figures, enparticulier celle du Christ, ne sont pas au centre des orbites et
c’est une manière d’indiquer qu’il dirige son regard. On a une divinité qui regarde le
spectateur. Que recouvre ce « nous » en particulier ? Peut-être que la meilleure façon
d’interpréter ce motif est de dire que ces figures trônant dégagées de tout contexte narratif et
de tout espace défini, il faudrait considérer qu’elles regardent leur royaume et leurs sujets
mais aucun en particulier et quelles sont là pour la chrétienté et donc pour tous les fidèles.
Le Christ enfant trône dans le giron de sa mère comme sur un trône et la Vierge est elle-
même sur un trône. C’est le thème de la mère comme trône del’enfant Jésus. D’une certaine
manière, il regarde ses sujets et fait le geste de bénir. Il accorde sa bénédiction à celui ou celle
qui regarde l’icône. Il ne bénit personne en particulier car il n’y a personne en face de lui
mais potentiellement tous ses fidèles. On ne doit pas considérer qu’il ne s’adresse qu’à ses
commanditaires et ce dernier n’est pas face à eux mais sur le côté et il y a une différence de
plan entre eux et il n’est pas à la même échelle. Effectivement, les fidèles qui regardent
l’icône, outre qu’ils se trouvent hors représentation, ne se situent pas sur le même plan
ontologique que les figures divines et il est vrai qu’en raison de la directionalité de ces
figures, ilnous est impossible de ne pas nous sentir visés par leur regard. Ça devait aussi
être le cas pour un spectateur de l’époque mais il fallait comprendre qu’on était visé par le
regard de la divinité comme tout un chacun dans la chrétienté. Le regard ne se destine
pas spécifiquement à quelqu’un en particulier.
On a une divinité qui est isolée dans l’espace abstrait du fond d’or et quise situe ailleurs que
sur terre, ailleurs que simplement face à nous mais qui néanmoins dirige sonregard vers nous.
On voit la subtilité des analyses auxquelles on est conduit dans ce genre de représentations.
On comprend que les choses vont se passer de manière différente à partir du moment où
l’image sera conçue d’une manière à donner l’impression d’une continuité entre le monde
représenté et le monde extra-iconique donc à partir du moment où l’image se présentera
comme l’extension fictive d’une image réelle auquel appartient le spectateur mais ça n’est
pas lecas ici. Cette impression de continuité spatiale passe par la domination du paradigme
mimétiqueà partir duquel l’image est censée imiter le monde physique, le monde extérieur
et passe plus spécialement par le développement de la perspective. Si on compare cela à une
image d’un peintre flamand du 15e siècle, on voit la différence qui sépare la manière de figurer
les choses. Ona l’impression forte d’une continuité spatiale entre notre monde et celui de
l’image. C’est un espace fictif qui est homogène par l’espace à trois dimensions du spectateur.
Cours 3 – 11/10/2023
Jacob Jordaens, Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, c. 1615, Musées
Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (cat. Exp. Jacob Jordaens, Musée des Beaux-Arts
d’Anvers, 1993).
Ces erreurs ont été commises par les auteurs du catalogue de l’exposition consacrée à
Jordaens, tenue à Anvers en 1993. C’était une grande exposition dont le catalogue était
richement illustré. Ces deux erreurs sont assez grossières. Il y a tout d’abord la plante
grimpantevisible à l’arrière-plan. Les auteurs disent qu’il s’agit de lierre qui symboliserait
l’attachement auChrist car le lierre est une plante grimpante et, d’autre part, parce que le lierre
est une plante dont les feuilles ne tombent pas et qui restent toujours vertes. Le problème est
que, d’une part, on voittrès nettement que ces feuilles se recroquevillent et qu’elles ont des
lobes qui sont découpées. Ce sont des feuilles tri-coupées et le bord des lobes n’est pas
rectiligne. D’autre part, on remarque la présence de vrilles végétales que le lierre ne possède
absolument pas. La plante quiprésente ces caractéristiques est la vigne et non pas le lierre.
Du point de vue de la lecture du motif de premier degré, la correction est facile à faire. Il
s’agit d’une question de botanique élémentaire. Il y a également la symbolique qui entre en
compte. En bas à droite sur le pilier, on a remarqué la corbeille de raisins et ce motif est
symbolique et constitue un renvoi tout à fait clair àl’eucharistie en vertu d’un code allégorique
qui s’est mis en place très tôt au début de l’ère chrétienne, en conformité avec le texte des
Évangiles : « Buvez car ceci est mon sang », transformation du vin en sang du Christ au
cours du rituel de la messe. La symbolique eucharistique a tout à fait sa place dans un tableau
qui représente le Christ. La vigne peut constituer un écho figuratif donc la signification
symbolique est assurément pertinente et aussi plus centrale, plus importante et plus en
rapport avec le sujet que celle du lierre. De fait, le symbolisme de la vigne, qui du point de
vue symbolique remonte à l’art paléo-chrétien, se rencontre très souvent dans la littérature
et dans l’iconographie chrétienne et ce symbolisme encadre toute la scène par l’arrière, par
l’avant, à gauche et tout à droite. Nous sommes pris en étau dans cette symbolique
eucharistique. Cette interprétation est tout à fait cohérente par rapport à l’analyse globale
que nous avons proposée. Même si on peut considérer que Jordaens a pris des libertés avec
la botanique, la symbolique de la vigne s’imposerait car elle cadre beaucoup mieux avec le
contenu de l’image dans son ensemble.
Le second motif qui appelle un raisonnement identique et une correction de ce que
disentles auteurs du catalogue d’Anvers, c’est l’oiseau qu’on discerne à peine. Il s’agirait
d’unchardonneret, selon le catalogue d’Anvers. On rappelle dans la notice qu’un tel oiseau,
nommé ainsi car il se nourrit de graines de chardon, est un symbole du sacrifice du Christ
par le lien avec la couronne d’épines. On aurait ici un sois-disant chardonneret qui
constituerait un symbole anticipatif du sacrifice du Christ. D’un certain point de vue, cela
n’est pas complètement absurdecar souvent, dans les représentations de la Vierge à l’enfant
ou des saintes familles, comme La Fuite en Égypte, on a des motifs qui font allusion à la
Passion à venir du Christ et il est vrai aussi que le chardonneret joue parfois le rôle d’une
telle allusion. Dans le cas présent, on peut dire quel’interprétation ne fonctionne pas du tout
et on ne voit pas du tout assez l’oiseau pour reconnaîtrel’espèce dont il s’agit. De ce point de
vue, l’hypothèse s’avère gratuite au minimum. En outre, il setrouve que le chardonneret est un
oiseau facile à reconnaître et à caractériser : il suffit de mettreune tache rouge sur la tête, une
espèce de « z » jaune vif sur les ailes et un plumage brun et blanc. Ce que l’on voit de
l’oiseau n’incite pas à penser qu’il s’agit d’un chardonneret. Le plumage laisse juste
apercevoir une légère nuance bleutée. On a un autre tableau de Jordaens que voici où on
retrouve le motif de la cage mais ici, à la différence de l’exemple précédent, la cage a été
ouverte et l’oiseau s’envole vers le Christ qui tend la main vers lui et il s’apprête à seposer
sur le doigt de l’enfant. On retrouve saint Jean-Baptiste avec sa peau de chameau qu’il a sur
lui cette fois-ci. Les auteurs du catalogue veulent voir ici aussi un chardonneret mais cela est
impossible.
Jacob Jordaens, La Vierge à l’enfant avec saint Jean-Baptiste et ses parents (Raleigh, North
Carolina Museum of Art), c. 1616- cf. cat. Anvers
1993.
Dans la peinture italienne, le chardonneret est un motif courant, comme nous pouvons le voir
dans le tableau ci-dessous.
À présent, nous allons aborder le thème des modèles spectatoriels. Dans le cas qui nous
occupe (Sainte famille avec sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste, Jordaens), ce sont les
personnages saints qui jouent eux-mêmes le rôle de spectateurs idéaux et qui fournissent, au
spectateur du tableau lui-même, des modèles. C’est particulièrement flagrant en ce qui
concernela figure de saint Joseph qui se penche sur sa cane pour mieux voir l’enfant et la
rencontre entresaint Jean-Baptiste et le Christ. Il est vraiment un regardeur, tout son langage
corporel traduit une implication visuelle dans ce qui est en train de se passer et c’est la même
chose pour la Vierge qui regarde l’enfant. Dans l’iconographie de la Vierge à l’enfant, de la
nativité, de la sainte famille, etc., déjà au moins depuis le 15e siècle, la Vierge est en quelque
sorte montrée comme proto- spectatrice du Christ. Elle est la première à avoir vu le Christ et
très souvent elle regarde l’enfant,ce qui est logique pour une jeune mère. C’est donc elle qui,
la première, a vu ce que les personnages impliqués dans l’histoire sainte ont vu aussi et que
leurs descendants ne peuvent plus voir in vivo mais en image. On a là deux modèles
spectatoriels avec une modulation nuancée, subtile mais perceptible quand même : le type
de regard n’est pas le même selon que ce soit la Vierge ou saint Jean-Baptiste qui soit
concerné. La Vierge a un regard avec un très légersourire et une expression mélancolique,
allusion à la Passion du Christ. On suggère qu’elle pressent déjà la mort du Christ. Alors que
saint Joseph, regarde davantage comme un curieux attendri et il y a quelque chose de plus
humain, de moins mystérieux. La figure de saint Joseph, dans l’art du 15e siècle, du 16e et
un peu moins du 17e siècle où on a essayé de revoir la manièrede le considérer, on a encore
quelque chose de cette façon qu’on avait de montrer saint Joseph comme un personnage un
tout petit peu ridicule. Il s’occupe de menus détails, une chaussette ouil fait quelque chose
comme ça. Il ne se dégage pas de la dimension pratique de l’existence quotidienne. Il est
représenté comme quelqu’un de simplet, d’à côté de la plaque. Il reste quelquechose de ça ici
avec une manière plus humaine de regarder. Il y a donc deux types de regards différents. On
devrait s’entendre sur le choix des mots. Il faudrait parler de spectateur uniquement pour celui
qui regarde le tableau et parler de regardeur interne lorsqu’il s’agit de figures qui regardent
à l’intérieur de la scène. Le regardeur extra-iconique, le spectateur du tableau, se retrouve
en quelques sortes comme un participant parmi d’autres au sein d’un groupe de figures qui
regarde, au sein d’une activité scopique collective en quelques sortes. Néanmoins, la position
du spectateur du tableau, du regardeur extra-iconique est nettement associée aux modèles qui
lui sont proposés mais nettement distinguée de ces modèles.
3. Le dédoublement méta-iconique
Cette idée de scission de la représentation est une chose qui est au cœur de l’ouvrage
de Stoichita et il montre que, de façon très diversifiée mais quasiment systématique, la
peinture des16e et 17e siècles met en application ce principe de scission, de dédoublement
méta-iconique ou méta-pictural de la représentation. Nous allons en voir toute une série
d’exemples et on va constater qu’il y a différentes manières de faire fonctionner ce principe
qui entretient naturellement des relations extrêmement étroites avec la rhétorique du cadre
et avec lathématisation du regard, les deux étant indissociables. Jordaens lui-même l’a mis
en oeuvre à maintes reprises, notamment dans cette sainte famille de Raleigh en Caroline du
Nord.
On a ici aussi un côté gauche qui est ouvert et du côté droit, un élément qui marque la frontière
:c’est le bord et l’accoudoir du siège en osier sur lequel la Vierge est assise. Le siège redouble
le cadre et constitue un deuxième cadre. Si ceci est une sorte de cadre, alors ce qui se trouve
derrière est une image d’image. Ça n’est explicite que du côté droit car on n’a pas tout ça du
côtégauche et ce n’est valide que si on a l’idée d’associer cette zone du fauteuil en osier au
cadre dutableau. Cela fait ici comme un deuxième cadre et comme ce cadre est lui-même
représenté, cequi est derrière est une représentation de représentation. C’est suggéré et de
manière conditionnelle car personne n’est obligé de concevoir ce bord du fauteuil comme
un deuxième cadre. En tout cas, c’est un évènement qui marque la limite et on est dans
une figuration plus optimiste. Cet optimiste est discrètement tempéré par cet élément
séparateur qui rappelle qu’il ya une limite. Il est tout à fait essentiel de situer ce genre d’exemples
à l’intérieur d’un corpus, sans quoi il serait impossible de valider cette lecture méta-iconique.
Si on avait pas en tête plusieurs séries d’images dans lesquelles la rhétorique méta-iconique
fonctionne de manière beaucoupplus claire et beaucoup plus complètes qu’ici, alors la
lecture serait forcée. On peut dire que cet exemple-ci et le précédent, actionnent cette
rhétorique méta-iconique sur le mode de l’ellipse. C’est une façon de dire quelque chose en
raccourci, en supprimant certains des termes qui sont nécessaires pour comprendre l’idée.
On met un certain nombre de choses entre parenthèses. La formulation du principe méta-
iconique est elliptique car elle se borne au côté droit de l’image.
Il y a des exemples ou c’est moins elliptique ou dans lesquels ça ne l’est pas du tout et oùon
a tous les termes.
Jacob Jordaens, Suzanne et les vieillards, 1653, Copenhague, Statens Museum for Kunst.
L’histoire est celle de Suzanne qui est une chaste jeune femme qui prend son bain et elle est
épiée par deux vieillards lubriques qui vont, parce qu’elle s’est refusée à leurs avances,
l’accuserd’avoir péché et ils vont être condamnés pour ce faux témoignage et cette fausse
accusation. On a une réthorique méta-picturale qui fonctionne à plein régime. On voit la
baignoire qui est situéeparallèlement à l’axe de l’image et qui est bordée par une tablette sur
laquelle sont posés un certain nombre d’objets, de parures et de bijoux luxueux, un vase, un
flacon à parfum, une soucoupe en cuivre et ce petit chien qui aboie. On a un élément qui, de
manière très claire et trèsexplicite redouble le cadre dans la partie inférieure et se présente
comme une extension fictive ducadre. Il faut imaginer un cadre autour car le cadre dans les
peintures de cette époque était un organe fondamental. Sur ce prolongement du cadre, sont
placés un certain nombre d’objets qui renvoient au quotidien, au matériel et au tangible. Ce
sont des objets sur lesquels, en imagination, on peut mettre la main et on a presque
l’impression qu’on pourrait attraper ce collier ou ce vase.Les éléments en trompe-l’oeil qui
accrochent la conscience matérielle, quotidienne, tactile et fréquemment, les peintres
classiques situent ainsi tout près du bord des objets du quotidien, desobjets matériels, des
ustensiles qui, par nature et par leur localisation et leur situation topologique, appartiennent
aussi bien à l’espace de la vie réelle qu’au monde de la représentationfictionnelle. C’est une
manière à la fois de signaler cette zone frontière et d’offrir au spectateurune espèce de seuil
pour faciliter ou freiner sa projection à l’intérieur de la représentation. Du même coup, ce
redoublement du cadre via le motif de la tablette et des objets qui se trouvent dessus, tend à
montrer la scène principale comme une image dans l’image. On a ici l’élément de
redoublement du cadre dans la partie inférieure mais également sur le côté droit avec ce mur
eton a aussi, voire surtout, un autre élément qui convoque cette idée de dédoublement de la
représentation dans le motif de la fenêtre qui est approximativement de même proportion que
letableau dans son ensemble et qui est le cadre à travers lequel s’exerce le regard des deux
voyeurs. Ce cadre est censé marquer une limite et cette limite est transgressée et franchie
sans vergogne par ces deux vieux lubriques qui épient Suzanne qui vient de se rendre compte
de leur présence, bien qu’elle ne puisse pas les voir et elle est avertie par les aboiements du
chien qui lesa vus et le regard de ces hommes est fortement caractérisé d’un point de vue
moral. D’abord parla représentation caricaturale de leur physionomie et aussi et surtout par
la gestuelle des mains.Le regard du voyeur est celui qui va toucher et ils vont mettre leurs
grosses pattes sur le corps deSuzanne et leur regard fonctionne de cette manière-là. C’est le
regard qui se repaît de ce qu’on n’est pas censé voir et il va toucher et violer l’intimité avant
même qu’un contact physique ait puavoir lieu. Il y a un phénomène extrêmement intéressant
qui est tout à fait en lien avec cette problématique du dédoublement méta-pictural et qui est
formulé deux fois ici : une première foisvia l’encadrement dans la partie basse et sur le côté
droit et une deuxième fois à l’arrière à traversla fenêtre qui se présente comme une sorte de
champ pictural qu’on aurait traversé pour aller mettra la main sur Suzanne. Le détail
extrêmement intéressant, c’est la position de l’avant-bras,du coude du vieillard. Jordaens se
livre à une sorte de manœuvre rhétorique très osée qui consiste à produire une contradiction
spatiale qui est symboliquement significative car on voit le mur qui constitue un
redoublement du cadre sur le côté droit et qu’on associe spontanément au premier plan de la
représentation mais en même temps le coude s’appuie dessus comme si on avait une espèce
de nœud dans l’espace et c’est pertinent d’un point de vue symbolique car cela fait du
spectateur du tableau, potentiellement un autre voyeur car on la voie nue et on entre dansson
intimité. On a deux alter ego du spectateur, en tout cas du spectateur masculin. Dans le jeu
identificatoire, cela vaut pour le spectateur masculin. On pourrait s’intéresser à la dynamique
identification d’une spectatrice mais cela serait différent. Le regard voyeur est bien un regard
aumasculin et le spectateur du tableau se retrouve ipso facto dans la position de ce duo de
voyeurset il entre non par l’arrière mais par l’avant. La dynamique est ici aussi intimement
liée au dédoublement méta-iconique de la représentation, comme dans la Sainte famille de
Jordaens. Stoichita utilise le terme de méta-peinture qui a été retenu à la traduction française
du livre et l’expression en constitue même le sous-titre. On peut avoir un intérêt à différencier
ce qui relève du méta-iconique et du méta-pictural comme nous l’avions déjà dit. Ici, on est
plus dans le méta- iconique car c’est l’image comme telle qui est en cause et pas
spécifiquement l’image peinte. L’objet du livre est bien de montrer que le tableau, comme
catégorie d’image bien spécifique caractéristique de la modernité est indissociable d’une
auto-thématisation de la peinture et de l’image. Ceci peut donc s’opérer de différentes
manières et implique des enjeux symboliques variés tous très importants et très
fondamentaux. Limitons nous à ce qui a trait à ces effets de dédoublement de la
représentation mais cela ne constitue qu'un aspect dans la problématique méta-picturale dans
l’ouvrage de l’auteur
Rembrandt van Rijn, Le bon Samaritain, 1633, eau-forte et burin, collection William Cuendet.
Voici une gravure qui représente le bon samaritain. C’est le samaritain qui a secouru un
blessé et il paie le tenancier pour qu’il s’occupe de lui. Nous avons au premier plan, un anti-
spectateur. C’est le contre-modèle spectatoriel absolu en la personne de ce chien qui défèque
sans honte et le dos tourné à la scène. Il est complètement en dehors et n’a aucune conscience
de la portée éthique et religieuse de l’évènement. Il est totalement un corps en train
d’accomplirses fonctions organiques et il regarde d’ailleurs dans la mauvaise direction. Il est
à l’opposé de cequ’il faut voir alors que nous avons un autre personnage qui regarde la scène.
C’est un bel exemple de relai spectatoriel. Il est d’ailleurs généralement situé du côté gauche
car c’est l’entréedu seuil de lecture qui va de la gauche vers la droite. Ici, l’image est vue par
quelqu’un et à traversl’encadrement d’une fenêtre et il y a dédoublement méta-iconique par
le fait même avec la présence de ce contre-modèle spectatoriel absolu.
Rembrandt van Rijn,Sainte Famille, 1644 (eau-forte), Vevey, Musée Jenisch.
On a une autre gravure sur le thème de la sainte famille et ce qui est intéressant, c’est que
saint Joseph est une nouvelle fois figuré en qualité de spectateur et en spectateur séparé de
la scène par une fenêtre qui en l’occurence est une fenêtre fermée. Il regarde la scène à travers
l’encadrement d’une fenêtre. On a aussi un motif de crypto-auréole, d’auréole cachée qui
appartient à la fenêtre. On a un rayon de lumière et on ne sait pas s’il s’agit d’une lumière
naturelle. On a là quelque chose qui, structurellement, est un peu similaire à la Suzanne de
Jordaens car la scène est vue de l’arrière. Joseph est l’alter ego du spectateur.
Francesco Salviati, Visitation, 1538, Rome, Oratorio di San Giovanni Decollato (Marcia Hall,
Colour andMeaning).
À présent, nous sommes dans l’Italie de la première moitié du 16e siècle. L’œuvre représente
une Visitation. L’auteur était un condisciple et un ami de Giorgio Vasari, l’auteur desVies
qui mentionne d’ailleurs cette œuvre comme l’une de ses plus remarquables. Il ne parle
toutefois pas du détail qui nous intéresse le plus et qui se trouve en bas à gauche, à savoir
ses deux personnages masculins vêtus de vêtements modernes foncés et qui regardent la
scène depuis une volée d’escaliers en contre-bas et l’un des deux qui désigne la scène du
doigt et qui exerce une fonction qui avait été nommée la fonction d’admoniteur, c’est-à-dire
celui qui montre.On a un relai spectatoriel qui ne regarde pas la scène mais qui vient de la
voir et il se tourne versson compagnon pour lui montrer. Il se situe du côté gauche et les deux
ne sont pas sur le même plan que la scène principale car ils sont en contre-bas. Ce personnage
qui tend le doigt vers la scène pourrait d’ailleurs être un auto-portrait car il ressemble assez
bien et il est compatible avecle portrait de Salviati dans les Vies de Vasari. On voit ici que le
rebord de l’escalier et ces deux figurent constituent un dispositif méta-iconique très puissant
qui provoque une dissociation partielle des deux niveaux de réalité : celui où se trouvent les
deux personnages en habit modernes et donc contemporains du spectateur originel et le plan
de ces figures vêtues à l’antique de la scène de la Visitation. Il y a une séparation très
marquée entre les deux mais ellen’est pas infranchissable car on peut imaginer que les deux
personnages gravissent les âmes et entrent dans la scène mais il y a tout de même une
séparation bien marquée. D’autant plus qu’ilregarde la scène et la désigne donc la scène
acquiert la fonction de spectacle, d’une chose déjà vue de l’intérieur même de la
représentation. Il y a aussi une figure à l’intérieur de la scène principale qui montre elle
aussi. On a une admonitrice qui est, en quelque sorte, l’homologue de l’admoniteur du
dessous mais elle se trouve dans le monde où se situe la scène de la Visitation. On a deux
gestes de monstration par le doigt : l’une interne à la scène principale et l’autre externeà celle-
ci. Enfin, signalons que nous avons une distorsion de perspective très marquée. Évidemment,
ces peintres sont compétents en matière de perspective donc s’il y a une anomalie,elle n’est
pas à interpréter comme une faute ou une erreur mais un geste artistique intentionnel.On a là
un linteau qui porte la date et qui est manifestement parallèle au plan du tableau dont on peut
dire qu’il redouble le cadre ou en tout cas de la fresque qui constitue une sorte d’encadrement
de l’image, encadrement que l’on retrouve à gauche et à droite avec deux piliers qui
soutiennent ce linteau et toute la scène est encadrée mais on voit que le pilier qui se trouve à
droite arrive à un niveau qui est contigu à la limite esthétique alors que celui qui se trouve à
gauche ne descend que jusqu’ici car en dessous il y a l’escalier. On a donc un pilier proche
de nous, un plus loin de nous mais les deux sont reliés par un linteau qui est censé être
parallèle au plan du tableau. C’est une impossibilité en termes de perspective. C’est presque
du Escher avantla lettre. C’est une façon qu’a le peintre de manifester la fictionnalité de la
scène principale et çava dans le sens de ce dédoublement avec les spectateurs qui sont des
contemporains de l’artiste et non pas de la Vierge et de sainte Elisabeth. Voilà donc un autre
exemple de dédoublement méta-iconique. En résumé, dans ces quelques exemples, de même
que chez Jordaens, on peut dire que l’effet méta-iconique relevait de la suggestion. C’est
quelque chose qui était suggéré aux spectateur et qui ne concernait qu’une partie ou qu’un
aspect de l’image. Le peintre nous incitaitimplicitement à lire le tableau comme l’image
d’une image sans pour autant nous y obliger. Ici, c’est un peu limite car nous sommes obligés
sinon il y a impossibilité spatiale. Dans les autres cas, c’est une suggestion, une invitation.
Rien n’interdisait de lire Suzanne et les vieillards et la Sainte famille de Jordaens comme
des représentations de premier degré. Il n’y a pas d’impossibilité logique de lire la scène au
premier degré alors qu’ici oui, en terme de logique spatiale. Par ailleurs, il y a un élément dont
il faut toujours tenir compte et c’est qu’il faut toujours admettre que toute image mimétique
peut toujours être lue comme une représentation de deuxième degré. C’est là une possibilité
qui est inhérente à l’image figurative en général et qui vient du fait que, rien a priori, ne
distingue une image de sa propre représentation. Toute imagemimétique peut toujours être
vue comme image d’elle-même. Il n’y a jamais d’impossibilité structurelle de voir les choses
de cette manière, même lorsqu’on a pas d’indicateur de méta- iconicité comme c’est le cas
ici et dans les exemples que nous venons de voir.
Paul Bril, Paysage côtier dans la nuit, ca. 1590, Rome, Musée Borghese (Fiamminghi a
Roma).
Même une image comme celle ci-dessus, où il n’y a aucun déclencheur méta-iconique à
proprement parler, peut être vue comme l’image d’elle-même comme cela serait le cas si on
faisait une copie de ce tableau. Rien ne distingue ce tableau de sa propre copie. Rien
n’empêche de lire ceci comme était la représentation du tableau de Paul Bril. C’est une
possibilité logique quin’est généralement pas activée s’il n’y a pas de raison de le faire. La
lecture la plus naturelle est lalecture de premier degré. Logiquement, la possibilité existe en
arrière-plan et il suffit de peu dechoses pour opérer un basculement de la lecture du premier
au deuxième degré. Quand on dit qu’il n’y a pas de déclencheur méta-iconique, ça n’est pas
totalement vrai car il y a une partie àcontre-jour, l’arbre qui redouble le cadre, même si c’est
beaucoup moins homologique que la tablette dans le tableau de Jordaens. On a tout de même
un élément d’encadrement ici. On a unetrès légère invitation à voir l'image comme l’image
d’une image à travers l’idée de cadre qui est suggérée faiblement ici mais la suggestion n’est
pas complètement absente. Si on a alors des déclencheurs méta-iconiques beaucoup plus
puissants comme dans les exemples qu’on a montré avant et comme des exemples que
nous verrons dans la suite du cours où le spectateur n’a pas la liberté de voir l’image
autrement que comme l’image d’elle-même, on peut tranquillement se fier à notre réflexe
naturel qui consiste à voir l’image au premier degré et comme représentation d’une scène
fictive. Fictivement, on peut tout de même lire l’image au premier degré et donc comme
représentation d’autre chose qu’elle-même mais logiquement, la possibilité existe toujours.
On peut parler de scisiparité de l’image, la possibilité qu’a l’image dese couper elle-même
en deux.
Cours 4 - 18/10/2023
Ce que voit le spectateur est l’image d’une image, davantage que une image de premier
degré. Au fond, cela dépend, à la base, d’un principe implicite qui a trait à la logique inhérente
del’image figurative et qui veut que, en théorie, toute représentation mimétique peut toujours
être considérée comme représentation d’elle-même. C’est un principe purement théorique et
non un principe raisonnable qui serait celui qui consiste à prendre l’image au premier degré,
comme la représentation d’un paysage. Ça serait tiré par les cheveux et contre-intuitif de
penser que nous avons l’image du tableau que nous voyons, bien que en droit, cela puisse
être le cas. Ça serait tiré par les cheveux, si toutefois on n’avait pas, de manière générale,
une tendance très affirméedans la peinture des Temps Modernes, à introduire des éléments
qui vont justement suggérer qu’en fait on a affaire à la représentation d’une représentation.
Ces moyens peuvent être de l’ordre de la simple suggestion mais dans certains cas, ils
peuvent être totalement contraignants.Parfois, on constate qu’on ne peut pas lire l’image
autrement que comme l’image d’elle-même. Ici, les éléments sont très discrets et c’est une
suggestion très ténue. Cela tient au fait qu’on a unélément sur le côté droit qui redouble
l’encadrement et qui fait cadre dans le cadre. C’est métaphoriquement une suggestion
discrète qui n’est aucunement contraignante. Si par contre, les éléments qui viennent
renforcer la potentialité du second degré sont d’une autre nature, alors ils peuvent être
contraignants et ce qui n’était qu’une possibilité logique devient un impératif etune lecture
incontournable.
Hans Holbein le Jeune, Portrait de Georg Gizse, 1532, Berlin, Gemäldegalerie.
C’est le cas dans le portrait ci-dessus. L’homme sur la peinture était un marchand établi à
Londres pour développer ses affaires là-bas. On a des lettres accrochées derrière lui et qui
portent son adresse. Celle qu’il tient dans la main lui est adressée à Londres par un inconnu.
Il esthabillé comme un riche marchand et on voit sur le tapis turque qui recouvre la table,
objet exotique de grand luxe très recherché et objet détourné de sa fonction initiale, une série
d’objets : du matériel d’écriture, un gros livre, un coupe-papier, une boîte avec des pièces de
monnaie, unepetite horloge, une paire de ciseaux et un vase avec un petit bouquet d’œillets.
On a, écrite à hauteur de la cloison du fond à gauche, la devise, écrite en latin, de Georg qui
signifie « il n’y a pas de joie sans peine » et c’est sa devise personnelle. Il y a aussi un
cartellino, petit bout de papier ou de carton fixé avec deux points de cire avec l’inscription
en latin qui indique qu’il s’agitdu portrait de Georg à l’âge de 34 ans et que son visage est
vraiment comme nous voyons, ainsi que ses joues. C’est ce que signifie le texte écrit sur le
petit cartel. Or, la position de celui-ci fait nécessairement de tout le portrait, l’image d’une
image et nous ne pouvons lire les choses autrement. Cela tient au tout petit détail qui est
qu’on voit que le coin du cartel passe devant la couverture du livre qui est posée sur la
tablette. Or, le livre a une certaine profondeur et nous voyons que le cartel a un coin qui passe
devant la face antérieur de ce livre et cela est impossibleselon une logique de l’espace à trois
dimensions et c’est impossible si on considère que le cartel est fixé sur la paroi en bois. La
seule lecture cohérente est qu’il est posé sur le tableau lui-mêmeet non sur la paroi donc
celui-ci passe en position de second degré et toute l’image n’est que l’image de l’image de ce
qu’elle représente. Ce qu’on a c’est la représentation du portrait peint deGeorg et le cartel est
le seul élément lisible au premier degré. Il y a, à cause de cette superposition, dédoublement
obligé de la représentation dont on doit considérer qu’elle est représentation d’elle-même.
On avait parlé de la scisiparité de la représentation, qui est une sortede possibilité théorique
omniprésente mais généralement pas activée de manière obligatoire, l’estbel et bien ici. Ici, il
y a une scission entre ce que l’image paraît représenter et ce qu’elle représente réellement,
c’est-à-dire elle-même. Les cartellini apparaissent aussi sur des portraits deHolbein mais,
hormis celui-ci, ils laissent la possibilité de deux lectures : soit comme posés sur des objets
ou sur le fond, soit sur l’image elle-même, sans qu’il soit impératif de considérer qu’ilsse
trouvent sur l’image et non dans l’image. Dans ce cas, le dédoublement de la représentation
n’est que potentiel et toujours réversible car on pourrait toujours revenir au premier degré. Ici,
on ne peut pas revenir au premier degré pour l’ensemble du portrait, exception faite du
cartellino. Cequi est important ici, c’est la contrainte spatiale qui rend la lecture incompatible
avec un premierdegré. En vertu du principe de scisiparité de la représentation mimétique, on
pourrait imaginer, d’une manière tirée par les cheveux, que le cartellino est une
représentation de lui-même (on passerait donc au troisième degré) mais rien ne nous y oblige
et on peut le prendre au premier degré. Chez d’autres peintres, on a des dispositifs
comparables mais pas aussi radicaux quedans le tableau précédent.
Frans Rijckhals (1600-1647), Nature morte, Dunkerke, Musée des Beaux-Arts (Les Vanités
dans lapeinture au 17e siècle).
On va voir un tableau de la première moitié du 17e siècle qui représente une nature morte
avec quelques allusions à l’idée de vanité, et même des motifs typiques de la vanité (le savon
et la paille pour faire des bulles, le coquillage vide et les deux coupes renversées,
l’instrument de musique). On a aussi des éléments en trompe-l’œil avec le fatras de papiers
qui semblent importants à cause des sceaux très grands. C’est d’ailleurs aussi typique
des vanités. On a encore un cartellino ici qui porte la citation latine « Vanitas vanitatum
(…) » qui vient de l’AncienTestament (Vanité des vanités, tout est vanité) et on a ce cartel
posé d’une manière très bizarre quiconvoque également l’idée d’un dédoublement et d’un
passage au second degré de l’ensemble de la représentation et qui n’est pas tout à fait aussi
contraignant que dans l’exemple précédentmais presque, car il n’est pas vraiment pensable
que quelqu’un ait eu l’idée de coller le cartel surle tapis qui recouvre la table et ça n’aurait
pas de sens du point de vue d’une logique des objets.Du point de vue d’une logique spatiale,
ça ne serait pas incompatible avec la structure du mondephysique. Il n’y a pas d’impossibilité
spatiale. Par contre, il y a une invraisemblance majeure qui est que le cartel n’aurait rien à
faire à cet endroit là. Les peintres évitent le plus souvent de pousser à l’extrême
l’activation du principe méta-iconique et le cas de Georg est assez exceptionnel car,
la plupart du temps, ça n’est pas du tout contraignant ou beaucoup moins.
Diego Velasquez, Le Christ chez Marthe et Marie, 1618, Londres, National Gallery.
Voyons une autre façon de produire une suggestion méta-iconique non contraignante. Ici,
c’est une œuvre de Velasquez et on voit que le peintre a relégué la scène principale, à savoir
Jésus chez Marthe et Marie, dans un coin puisqu’on la découvre dans l’embrasure d’un
passe-plat tandis qu’au premier plan, et sur une surface qui équivaut au 5/6 de la surface du
champ pictural, on a les préparatifs du repas. On a une représentation des coulisses, ce qui
devrait constituer en principe une scène secondaire, un élément de décor par rapport à la
scène principale mais Velasquez a inversé l’ordre de cette hiérarchie. L’ouverture peut aussi
apparaîtrecomme un tableau car le bord de l’ouverture en perspective ressemble assez bien
au cadre d’un tableau. Il y a une suggestion méta-iconique assez forte et on a l’impression
que la scène principale avec le Christ nous apparaît comme un tableau dans la pièce. Il serait
tout de même étrange d’avoir un tel tableau dans la cuisine. C’est de l’ordre de la suggestion
et ça n’est pas contraignant. et ça rejette le motif principal sur un second plan et un second
degré.
Juan Sanchez Cotan, Nature morte avec coing, chou, melon et concombre, 1602, San
Diego, Museum ofArt.
C’est quelque chose d’un peu similaire dans cette nature morte. On a les fruits et légumes
posésdans une niche dont les bords redoublent ceux de l’image et constituent un cadre dans
le cadre. Ce tableau n’a pas de cadre et on ne sait pas s’il devait en avoir un ou non à l’origine.
C’est possible qu’il n’y en avait pas et qu’il était censé être inséré dans un creux dans le mur
d’une pièce et peut-être une cuisine. On aurait eu affaire à un véritable trompe-l’œil. On
suppose que laniche représentée était la même que celle du mur. Il reste que nous avons une
sorte de cadre dans le cadre, associé à un effet de trompe-l’œil. Ce cadre dans le cadre relève
aussi de la suggestion car quand on entre dans l’espace du tableau, on voit qu’il s’agit d’une
niche et non d’un cadre. On voit que l’encadrement est asymétrique car le point de vue est
légèrement décalésur la gauche et il a placé sa signature sur le bord, comme si ce bord avait
été une sorte de cadre.
Adriaen van der Spelt et Frans van Nierop, Nature morte,1658, Chicago, Art Institute (M.
Milman, Le trompe-l’oeil).
Enfin, une autre manière d’activer le dédoublement de la représentation est présent ici
dans cette nature morte et le dédoublement méta-iconiqueredevient quasiment obligatoire
car la tenture blanche est exactement du même type que celle que l’on accrochait devant les
tableaux pour les protéger ou pour pouvoir ne les offrir au regard qu’à certains moments et
la tringle semble avoir été fixée au cadre lui-même qui est d’ailleurs légèrement redoublé au
sein de la représentation. En vertu de cette lecture, si la nature morte seprésente comme un
tableau encadré avec un rideau partiellement ouvert, ça ne peut pas être lucomme un tableau
de premier degré, avec le rideau qui reste au premier degré. Il y a aussi des allusions à l’idée
de vanité avec les fleurs fanées qui rappellent l’idée du caractère éphémère et fragile de
l’existence terrestre. On voit qu’il y a une gradation possible dans le maniement de ceseffets
méta-iconiques et des usages très divers de ce principe. Si on la considère en elle-même, on
a affaire à une structure, qui, d’un point de vue sémiotique est paradoxal. On a un jeu sur le
cadre qui tend à désigner l’image comme image d’une image, en activant plus ou moins fort
la potentialité du second degré. Cela revient, d’une certaine manière, à nier l’illusion
mimétique. Ona d’abord l’impression d’avoir la représentation d’un bouquet de fleurs et
après on se rend compte que c’est la représentation d’un tableau qui représente un bouquet
de fleurs. D’une certaine manière, l’illusion mimétique est niée. On a des dispositifs qui
tendent à dénoncer l’illusion et à révéler la tromperie de la mimesis picturale. C’est ce qu’il
se passe dans le portraitde Georg. On a un personnage qui paraît fictivement présent mais il
n’est en réalité qu’un objet plat, non pas une présence mais la fiction d’une présence. Non
pas un personnage avec des objets, mais une surface peinte qui représente ce personnage
avec des objets. Cela va de pair, cette auto-dénonciation de la mimesis picturale, avec les
allusions à la vanité qu’on trouve dans laplupart de ces images. C’est le cas avec Georg et les
fleurs fanées. On avait l’horloge chez Georg qui faisait allusion au temps qui passe, les
œillets qui renvoient à la chair (= carnation en anglais, c’est une allusion métaphorique à la
chair fragile). Il y a la mention de l’âge et il suffit que le temps passe un peu pour que
l’apparence fidèle de Georg ne le soit plus. Il y a aussi la devise du personnage où on
comprend que la joie est doublée de chagrin. De manière globale, le sens de l’image est
que le riche marchand se fait immortaliser dans un magnifique tableau mais le spectateur ne
doit pas se tromper et cette immortalité n’est qu’une pure fiction. Cette image n’est qu’une image
et la joie de se voir représenté dans une sorte d’état de perfection qui échappe autemps et
aux vicissitudes de la vie terrestre implique la peine de savoir que ce portrait tellementvivant
n’est en fait qu’un pur artifice, une simple représentation et une présence simplement fictive.
Même remarque pour la nature morte qui est aussi une vanité, au sens du genre pictural bien
défini. Idem pour van der Spelt, bien qu’il ne s’agisse pas d’une vanité au sens strict. On a la
possibilité d’utiliser le dédoublement méta-iconique comme une manière de dénoncer la
fiction picturale. C’est un moyen de dénonciation du caractère illusoire de l’image picturale
mais, d’un autre côté, à l’opposé, les effets méta-iconiques, et en particulier tout ce qui a trait
au redoublement du cadre, peut aussi servir à intensifier l’illusion de premier degré. Le
bouquet passe au second degré mais le rideau apparaît quasiment en trompe-l’œil. Si on ne
fait pas attention, on pourrait croire qu’il s’agit d'un vrai rideau. Si la niche était destinée à
être intégréedans un mur de cuisine, on aurait là un trompe-l’oeil et le redoublement du bord
de la niche servirait à produire un effet de trompe-l’œil qui est ici typiquement formulé par
le biais de ce concombre ou cette courge qui dépasse et qui donne l’impression d’entrer dans
l’espace réel où nous nous trouvons. L’espace figuratif, mimétique, s’ouvre surtout derrière
la limite esthétique, derrière le plan de la représentation mais il a aussi la possibilité de s’étirer
en avant mais ici, c’est typiquement le cas avec le motif en trompe-l’oeil qui donne
l’impression d’entrer dans notre espace à nous. On a là deux mouvements opposés : ou bien
le dédoublement du cadre indique que l’image n’est qu’une image et participe dès lors à la
dénonciation de la représentation (la représentation picturale rompt elle-même l’illusion de
la réalité comme véhicule) ou au contraire,on a affaire à un renforcement de l'illusion et, à la
limite, à un auto-effacement de la représentation devant ce qu'elle représente. C’est le principe
du trompe-l’œil. Le paradoxe se résout par le biaisde la temporalité de l’activité spectatorielle
qui peut, dans un premier temps se laisser prendre par le piège du trompe-l’œil mais tôt ou
tard va réaliser que ce qu’il avait pris pour réel n’était en réalité qu’une représentation. On a
donc deux mouvements opposés et certaines œuvres vont pencher davantage d’un côté que
de l’autre mais les deux sont inhérents aux systèmes de la peinture classique et doivent se
combiner parfois d’une façon qui s’approche de l’oxymore. En se désignant elle-même
comme fiction, l’image peut parfaitement en même temps augmenter sa propre puissance
d'illusion et vice-versa.
Le point de la vue de la scène est plus reculée, non plus en close up. Ici, on a des témoins
qui sepressent contre la Vierge et l’enfant et il y a un enfant qui est mal placé pour regarder
et qui se découvre avec respect. Devant la Vierge, il y a un enfant qui ne regarde pas et
souffle sur les braises d’une chaufferette dont la lumière est éclipsée par celle qui émane de
la Vierge à l’enfantet qui n’a pas de source physique assignable. Il y a aussi un
personnage qui apporte unelanterne. Concernant l’enfant qui souffle sur la chaufferette,
peut-être que l’enfant se préoccupede réchauffer le bébé et de son confort physique mais il
reste à un niveau très terre à terre malgrétout. D’une certaine manière, il reste aveugle à cette
luminosité divine incarnée. Il faut tenir compte de la fonction de ces images religieuses qui
étaient destinées à l’édification des fidèles auxquels l’image doit fournir des modèles
d’identification, des exemples à suivre ou à ne pas suivre et comme une sorte de mode
d’emploi de la bonne pratique dévotionnelle, religieuse. C’est l’une des facettes d’une
thématique plus large qui est celle de la thématisation du regard en général.
Rembrandt van Rijn, « La petite tombe », eau-forte et pointe sèche, ca. 1652, coll. Privée
Voici un exemple où l’opposition est rendue très explicite, une gravure de Rembrandt. Cette
dénomination découle d’une erreur de dénomination dans le catalogue du marchand Gersin
au milieu du 18e siècle à Paris dont les employés ont mal traduit une expression néerlandaise
qui signifiait « la petite plaque (gravure) de La Tombe ». « La Tombe » était le nom du
commanditaire de la gravure, il n’y a pas de tombe dans la gravure. Le thème est la
prédication de Jésus et il permet à l’auteur d’opposer bons et mauvais ou anti-spectateurs, à
savoir le garçonnet couché sur le ventre à côté de sa toupie. Tout le monde écoute et regarde
le Christ avec la plus grande attention, sauf lui qui est ailleurs et il est littéralement au ras du
sol, au plus bas du registre desimportances. Il est en train de dessiner dans la poussière, pur
amusement et distraction. Il n’a rienvu. On pourrait se demander dans quelle mesure, l’auteur
n’a pas placé une sorte d’alter ego satirique et dans quelle mesure il ne se serait pas critiqué
en tant que personne qui fait des petits dessins ? Mais lui, le sait. Ça serait une vanité
consciente par rapport aux messages du Christ. Cette opposition a une valeur pédagogique
car on tend à éduquer le regarde et on thématise l’activité visuelle. L’image n’est pas
seulement quelque chose à regarder mais elle indique comment regarder elle-même et
comment faire usage de son regard en général. C’est pour cela qu’il y a ici de nombreuses
personnes en train de regarder, en faisant un bon ou un mauvais usage du regard selon les
cas.
Voici une œuvre de Rembrandt qui illustre le thème de Diane au bain avec ses nymphes avec
les histoires d’Actéon et Callisto donc il y a trois thèmes réunis en un seul tableau. Diane et
Actéon est issue des Métamorphoses d’Ovide et, du point de vue de la thématisation du
regard, c’est unthème assez proche de Suzanne et des vieillards car il s’agit de la punition de
quelqu’un qui a vuce qu’il ne devait pas voir, même si dans ce cas-ci, le personnage n’a pas
vu intentionnellement mais par accident. Dans le cadre d’une morale qui n’est pas basée sur
la notion d’intention, comme c’est le cas des morales archaïques, peu importe qu’Actéon l’ait
fait exprès ou pas car il a vu la déesse nue et il doit être puni pour cette action même
involontaire. L’histoire est que Dianese baignait lorsque le chasseur Actéon la surprend par
hasard et pour se venger, Diane l’a changéen cerf qui est le type d’animal qu’il était en train
de chasser et il a été dévoré par ses propres chiens. On le voit lorsqu’il est déjà en train de
se métamorphoser et on voit ses chiens qui se retournent déjà contre lui. On a aussi un autre
épisode qui est celui de Diane et Callisto qui est une nymphe qui fait partie de la suite de
Diane et toutes devaient rester chastes comme Diane elle-même, mais la nymphe a fauté et
elle va être punie par Diane qui va la changer en ours maiselle sera sauvée par Jupiter qui va
intercéder en sa faveur. Une nymphe découvre le ventre rebondi de femme enceinte de
Callisto et les autres nymphes rigolent. C’est une réaction traditionnelle et typique face au
spectacle du vice. On peut attirer l’attention sur la figure de Diane, elle porte un diadème
avec un croissant de lune. Elle semble faire un geste furieux de jeterde l’eau sur Actéon. C’est
peut-être le geste qui a, en quelques sortes, provoqué la métamorphose du chasseur. Alors,
on a ici un petit personnage, l’une des nymphes, qui avance dans l’eau et qui est représentée
d’une manière très expressive et elle avance comme quelqu’un qui avance dans une eau
froide et tente de minimiser la sensation de froideur et elle implique lespectateur dans la
scène en s’avançant vers lui. Elle l’invite à se positionner. Va-t-on se rincer l’œil sans plus
ou va-t-on méditer le message moral sur les conséquences du péché ?
Rembrandt van Rijn, Joseph et la femme de Putiphar, eau-forte, 1634, coll. privée.
Ici, il s’agit d’un récit qui se trouve dans la Genèse et qui représente Joseph, fils de
Jacob et de Rachel qui a été vendu comme esclave par ses frères jaloux de lui en Égypte. La
femme de son maître Putiphar qui est le chambellan du pharaon lui fait des avances
coupables et lui il la repousse et, vexée, elle le fait enfermer après l’avoir accusé faussement
d’avoir tenté de la séduire. Elle s’empare du manteau pour l’utiliser comme une fausse
preuve. Plus tard, Joseph s’attirera les faveurs du pharaon et il deviendra un haut
fonctionnaire. Cela peut être une préfiguration de l’histoire du Christ avec l’exil en Égypte, le
procès. C’est encore une fois l’hommequi a le beau rôle et la femme qui agit comme une
infâme tentatrice. Joseph se détourne, il ne veut pas regarder et repousse la femme elle-même
et son image, cette nudité obscène. Il y a unevision obscène et crue de la nudité de la femme,
impensable en peinture. La gravure est un médium beaucoup moins lié au sacré, inférieur
dans la hiérarchie sociale des objets. Ici, cette vision de la femme dont le dessinateur ne nous
laisse rien ignorer est impensable dans un autre médium et ce qui compte, c’est cette réaction
de Joseph qui est ici un anti-regardeur vertueux. Ilse détourne de ce qu’il ne doit pas et ne veut
pas voir. On peut attirer l’attention sur le partage dela scène entre une zone sombre, celle du
lit à baldaquin et une zone claire où se trouve Joseph. On peut aussi attirer l’attention sur un
élément bien caractéristique qui est le pied du lit qui fonctionne comme un marqueur de
frontière entre le spectateur et la représentation. C’est du même côté que dans la Sainte
famille de Jordaens et c’est le même principe. On a affaire à une dynamique complexe et
paradoxale de l’identification spectatorielle. On est là pour regarder l’image mais, en la
regardant, on devient voyeur par le fait même car on voit, contrairement à Joseph, le corps
de la femme. La réaction salvatrice est celle de Joseph qui détourne les yeux.
Comment accéder au message moral que nous livre le dessinateur sans regarder cette gravure
? On est forcé de la regarder ne serait-ce que pour en retirer la leçon morale mais si on le
fait, on devient automatiquement des voyeurs, d’ailleurs nous devenons les seuls voyeurs
étant donné que Joseph refuse de regarder et qu’il n’y a pas d’autre personnage qui regarde.
Le voyeur c’estnous et rien que nous. La gravure nous place devant un double bind, double
injonction contradictoire car elle nous demande de regarder et de ne pas regarder en même
temps.
5.1. Généralités
C’était expérimental et on n’a pas continué dans cette voie. Pour ce vaisseau de guerre de la
Première Guerre mondiale, l’idée était d’empêcher la reconnaissance de la forme du vaisseau.
Si c’est de très loin, cela peut fonctionner. On ne voit pas tout de suite le vaisseau et c’est
aussi le principe qu’utilisent les soldats qui se maquillent avec du maquillage de camouflage
pour ne pas laisser apparaître l’oval du visage. C’est une première manière de camoufler un
corps, c’est-à-dire de faire baisser son taux de présence visuelle.
La seconde manière vise un effet de fusion de la forme dans le fond, dans son environnement
visuel en donnant au corps en question des couleurs et des motifs proches de ceux de ses
alentours et de son environnement immédiat (background matching). C’est le fait d’avoir la
même apparence que le fond, de correspondre au fond. Si la correspondance entre le corps
et le fond va jusqu’à une imitation précise des caractéristiques du fond, on parle alors de
background picturing. Il s’agit plutôt alors de mimétisme plutôt que de camouflage au sens
strict, avec ceci que le mimétisme ne concerne pas seulement l’environnement d'un corps,
puisque chez les animaux on a des motifs qui peuvent simuler des traits typiques d’entités
que l’organisme cherche à éviter (s’approcher de sa proie ou éviter un prédateur). On peut
penser aux ailes postérieures des papillon du genre caligo, semblable à des yeux de rapace
nocturne. Il y a aussi des petits motifs qui ressemblent à des plumes. Il y a donc un effet de
surprise car quand il ouvre les ailes, on voit, le motif susceptible de faire fuir un ennemi
potentiel
Ce qui est imité fait partie de l’environnement comme dans le cas de cette chouette devant
un tronc d’arbre ci-dessous. C’est plus du background matching. La forme disparaît devant
le fond qui se trouve derrière elle.
Voici un gecko dont le corps imite une feuille. C’est une imitation qui est poussée très loin.
Il y a aussi les papillons feuille morte et un phasme feuille :
Il imite même les feuilles qui sont en train de se décomposer, qui sont un peu rongées.
C’est du background picturing.
On a cette définition du camouflage qui va exclure deux phénomènes : premièrement, la
dissimulation physique, le fait de se cacher derrière un objet. Cela suppose de se servir
d’éléments de l’environnement lui-même pour échapper à la vue, comme les soldats des
tranchées. Deuxièmement cela exclut le mimétisme pur qui consiste à imiter les
caractéristiquesd’une entité différente sans qu’il en résulte une dissimulation de l’apparence
du corps dans l’environnement. On a le camouflage mimétique mais dans le cas du papillon
caligo, il y a mimétisme sans le camouflage. Ce sont des procédés qui peuvent se combiner.
La dissimulation physique n’empêche pas l’adoption de formes similaires à celle de
l’environnement. Les soldats qui s’enterrent dans les tranchées cherchent aussi à se
dissimuler par les couleurs de leur uniforme par exemple. En outre, la frontière n’est pas
toujours nette entre camouflage et mimétisme, ni entre camouflage et simple dissimulation.
Une chose assez frappante, tant dans ledomaine de la zoologie que dans le domaine militaire,
on peut dire que le procédé de camouflage est pris dans une sorte de polarité entre un
mimétisme environnemental et le morcellement des formes de l’autre. On a deux éléments
différents mais souvent co-présents car parfois il s’agit de simuler quelque chose, on va
mettre une tourelle d’observation déguisée en tronc d’arbre dans lequel un soldat peut entrer
et aller observer les lignes ennemies sans se faire repérer et il peut yavoir des faux motifs
végétaux. Tandis que dans d’autres cas, on se contente de casser lesformes et motifs
caractéristiques des corps pour les rendre soit méconnaissables, soit pour empêcher qu’ils
apparaissent dans le champs. Dans le domaine des activités humaines, on a ces trois procédés
qui peuvent se cumuler en fonction de leur usage particulier. En général, les camouflages
militaires cherchent à munir les corps et les visages des combattants et de leurs équipements
de motifs qui vont casser leur forme et qui, en même temps, vont favoriser leur fusion au
sein de l’environnement. On peut aussi, dans le domaine militaire, imiter l’apparence
d’entités reconnaissables comme des meules de foin, des bovins, des arbres ou parfois
introduiredes leurres comme un faux char d’assaut pour attirer les attaques sur lui et protéger
les chars réels. Évidemment, la fonction attribuée à ce type de procédés relève de l’évidence
dans un certain nombre de domaines. L’activité militaire, la surveillance sous couverture, la
chasse, la photographie animalière,… le camouflage y a une fonction évidente qui est
d’empêcher d’être vu.Par contre, il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit des arts visuels et de
la peinture où l’on trouveparfois des procédés qui s’apparentent au camouflage mais qui alors
adoptent des modes de fonctionnement complexes, variés et qui répondent à des intentions
multiples, complexes et parfois paradoxales. Ils ne se bornent pas seulement à faire en sorte
que l’on ne voit pas ou que l’on voit moins quelque chose.
Cours 5 - 25/10/2023
Si on envisage les choses d’un point de vue strictement historique, on voit que la relation
entre art et camouflage n’a pas été énormément abordée et, lorsqu’elle l’a été, c’était surtout
relativement au développement des avants-gardes artistiques du 20e siècle, en particulier du
début de ce siècle. On a retenu la convergence, l’idée de briser les formes reconnaissables
des corps et la fragmentation des figures et des espaces dans le cubisme. Depuis les travaux
de Cécile Coutin qui s’est intéressée au camouflage, tout particulièrement au camouflage
militaire età son histoire, il est apparu toutefois que le lien entre camouflage et cubisme a été
exagéré et qu’en fait, les artistes qui se sont le plus impliqués dans les activités de
camouflage militaire durant la Première Guerre mondiale, ne peuvent pas vraiment être
étiquetés d’avant-gardistes. Les ateliers de camouflage militaire ont recouru au savoir-faire
d’artistes durant la guerre 14-18 mais ce savoir-faire était principalement orienté vers
l’illusionnisme de type classique et qui était une compétence surtout développée dans le
milieu des scénographes et des décorateurs. Il reste néanmoins la remarque attribuée à
Picasso qui aurait reconnu la parenté entre le cubisme et le camouflage militaire, précisément
en ce qui concerne le morcellement des formes et il a dit qu’ilfaisait la même chose mais on
a eu tendance à grossir l’importance de ce témoignage. La première chose à souligner est
évidemment la différence de fonction entre l’usage essentiellement défensif du camouflage
animal et militaire et d’autre part, la fonction que lui confère les artistes. Si on veut simplifier de
manière peut-être excessive, on peut dire qu’en art et même s’il y aura desexceptions, le
camouflage est essentiellement un moyen détourné et paradoxal d’intensifier la présence de
certains éléments visuels en les dissimulant, en utilisant une stratégie indirecte et paradoxale.
Mettre en évidence quelque chose en le dissimulant est paradoxal mais ça l’est moins si on
tient compte du fait que ces procédés vont de pair avec engager une dynamique
transactionnelle particulière avec un spectateur qui va être invité à scruter intensément
l’image,pour y découvrir ce qui n’y apparaît passe prime abord. L’artiste qui recourt à des
procédés apparentés au camouflage, en dissimulant volontairement certains motifs, engage
le spectateur àchanger de mode attentionnel. Il l’engage à passer d’un mode intentionnel par
défaut om on sélectionne les motifs principaux en laissant provisoirement le reste de côté,
dans le canal d’inattention, choses considérées comme non-pertinentes (Erving Goffman). Il
s’agit de passer dece mode attentionnel par défaut dans lequel on va d’abord chercher les
éléments principaux, à unmode différent, opposé d’une certaine manière où on va scanner
l’image, la parcourir de manièresystématique dans son intégralité, d’emblée, tout de suite et
où on va vraiment l’observer avec une attention soutenue pour y repérer des détails peu
visibles, mais néanmoins porteurs de significations et très pertinents du point de vue de la
compréhension du message. C’est un peu ce genre de processus figuratif qui caractérise
par exemple les compositions du cubisme analytique.
Confronté à un tableau comme celui-là, le spectateur est censé savoir a priori, par des
informations contextuelles et non dans l’image elle-même, sachant qu’il se trouve devant
une image artistique, plus précisément face à un portrait (il doit y avoir un livret ou une plaquette),
il va d’emblée se mettre à chercher des indices qui lui permettront d’aborder ce qui apparaît
comme un chaos de forme et de l’aborder comme un portrait, peut-être même s’il connaît le
modèle, à essayer de reconnaître le modèle. Il va chercher des motifs qui vont lui permettre
de voir quelquechose (moustache, cheveux). Ce sont ces détails qui vont lui permettre de
comprendre le sens dela configuration visuelle qu’il a devant lui. Dans un portrait classique,
on voit tout de suite qu’il y a un personnage et on n’a pas besoin de scruter et c’est seulement
dans un second temps qu’onva s’intéresser aux détails. On peut considérer que Picasso
camoufle les indices visuels qui permettent de reconnaître un portrait.
On peut aussi dire un mot du recours au camouflage militaire comme motif
paradoxalement décoratif. Ils sont très utilisés notamment dans la mode. On en trouve
beaucoupdans la rue.
Il s’agit d’un détournement fonctionnel et cognitif puisqu’on se sert d’un vocabulaire destiné
à l’origine à faire apparaître moins afin d’apparaître plus et de se montrer davantage. C’est
très efficace quand le procédé est original. Quand on a commencé à voir des éléments
d’habillement dans la mode qui détournaient le camouflage militaire, cela a provoqué un
élément de surprise. Lebut était d’utiliser quelque chose pour apparaître moins pour en
réalité apparaître plus si on se penche alors du côté des artistes, on voit qu’eux aussi vont
utiliser le camouflage comme un moyen expressif et comme un thème et ce, dans un esprit
ludique. Certaines de ces pratiques artistiques qui utilisent le procédé du camouflage tiennent
plus du divertissement et des animations grand public que de l’art à proprement parler.
N’importe quel genre non artistique peut toujours se trouver « artifié » comme disent les
sociologues.
Voici Cecilia Paredes qui expose dans les musées et qui est une artiste. Elle a proposé une
série de tableaux photographiques réalisés à partir de motifs camouflés dans le décors.
Un cassimilaire et assez extrême est celui d’un artiste chinois nommé Liu Bolin.
Il réalise lui aussi des photographies qu’il expose aussi dans le circuit des galeries et des
musées d’art. Il faisait partie du circuit de la performance et ensuite il s’est orienté vers ce
moyen d’expression en développant l’idée de l’homme invisible, thématique qui parcourt
cette oeuvre etc’est une fusion du corps avec l’environnement (ground matching et
ground picturing).
Il y a vraiment des motifs de l’environnement qui sont imités et le but est de faire disparaître
le corpsdans l’environnement. Sur certaines photos, on ne sait pas qu’on a affaire à un corps
camouflé. Ily a un sous-texte politique et cela devient de l’illusionnisme pur à un certain
stade. Cela montrel’intérêt des artistes pour ce procédé.
Voici un artiste, Johannes Stoetter, qui travaille dans un esprit un tout petit peu différent.
Dans certaines de ses œuvres, il s’inspire du mimétisme animal. Dans certaines œuvres, il y
a un motifqui reste bien visible comme l’oreille par exemple et elle apparaît perdue et en faisant
attention on voit le buste. On voit qu’on est à cheval entre l’attraction foraine et l’art
proprement dit. Ça n’estni contradictoire, ni une critique.
On pourrait étendre le champ de la problématique et considérer comme plus intéressant les
thématiques des artistes conceptuels de la fin des années 60 et du début des années 70. On
trouve une manière de dissimuler l’œuvre elle-même et non plus son contenu. On dissimule
l’œuvre en tant que telle ou la face visible du fait qu’il y a une œuvre d’art, dans la trame du
quotidien. Parmi les artistes conceptuels, certains ont communiqué des contenus artistiques
par voie d’annonce dans les quotidiens. C’est une chose qu’on ne connaît plus beaucoup
maintenant. À l’époque, tout le monde lisait les grands journaux et il y avait des rubriques
de petites annonces.
Cela fait partie d’un projet plus vaste et cela signifie « faire-part ». Le projet consister à bruler
plus de 123 peintures réalisées dans la première période d’activité artistique de l’artiste (entre
53 et56). Elles ont été brûlées dans un crématorium de San Diego. Il a réalisé une plaque
commémorative en bronze et publié ce faire-part dans le San Diego Union, un journal de
San Diego.
Guillaume Bijl, Installation, 1984, Rotterdam, Centrum voor Beeldende Kunst.
Un autre artiste auquel on peut penser quant à la question du camouflage de l’art lui-même
est l’artiste belge Guillaume Bijl. Il est l’auteur d’installations poussées dans leur
réalisation,installations qui miment de manière convaincantes, réalistes et exhaustives des
lieux généralement voués à l’exhibition de choses non-artistiques, comme des étalages, des
show rooms, des espaces commerciaux et professionnels, des salles de conférences,… Ici,
on a une installation de 1984 et on voit que l’artiste remplace ou déguise un lieu artistique en
un espace de représentation commerciale car on a le showroom d’un concessionnaire
automobile tellement bien imité que le passant lambda n’aurait pu se rendre compte de la
nature artistique de l’exposition. C’est le fait que ce soit artistique qui est camouflé et auquel
on ne peut accéder quegrâce à des informations contextuelles tout à fait indirectes. Ce qui est
intéressant est qu’il n’y apas de contenu caché. Ce qui est important, c’est la dissimulation
du fait qu’il y ai une œuvre d’art. Il y a toute une réflexion sur l’espace d’exposition, sur
l’espace démonstration d’objet. Unshowroom automobile connaît une parenté importante
avec une galerie d’art car ce sont des endroits où l’on montre des objets qu’on peut
éventuellement acheter. C’est un type d’opération qui tourne autour de questions
fondamentales en art contemporain comme le simulacre, l’appropriation, le détournement,…
Ce sont des actes qui sont au cœur de la problématique de l’art contemporain (la
problématisation du lieu de l’œuvre, où est l’œuvre). Ici, l’œuvre n’est nidans le lieu ni le
lieu mais bien une opération sur le lieu. Dans cette optique générale, on a aussi certains
plasticiens qui vont utiliser les motifs caractéristiques typiques du camouflage, militaireen
particulier, afin de thématiser par exemple les relations entre art et surexposition médiatique,
visibilité et dissimulation, personne de l’artiste et persona artistica, c’est-à-dire l’espèce de
personnage fictionnel que se constitue un artiste et qui diffère de sa personne au sens civil
du terme si on veut.
Andy Warhol, la Série Camouflage, 1987 et Self-portrait, 1986, New York, MoMA.
On a notamment ici Andy Warhol qui s’illustrait dans ce domaine et qui va retourner l’effet
de ce type de forme, destiné à cacher, pour engendrer des images au contraire hyper-visibles,
un peu comme le fera d’ailleurs plus tard la mode vestimentaire. C’est dans ce but qu’il
change ici les couleurs typiquement militaires en y substituant des couleurs plus vives mais
en conservant la forme typique de ces motifs. Dans certains cas, l’œuvre peut être lue comme
un commentaire plastique sur la célébrité, ce qui intéressait vivement Warhol, célébrité qui
implique unesurexposition médiatique de la personne et sa dissimulation quasiment totale
aux yeux du public :on voit les célébrités partout en image mais jamais de ses propres yeux.
On peut dire que la fortune artistique récente du camouflage n’est pas négligeable et elle n’a
pas échappée au commentateur.
C’est le cas de ce tableau de Rembrandt où on voit les deux juges malhonnêtes qui
s’approchentde la jeune femme et l’un des deux s’apprête à arracher le tissu avec lequel elle
tente de dissimuler sa nudité. On a l’impression qu’elle a senti la présence des hommes mais
qu’elle ne lesa pas encore vus. Elle jette un regard désespéré au spectateur. Son regard est
indiscutablement dirigé vers nous. Comme chez Jordaens, l’acte scopique est directement
associé à un acte de violence physique à travers ce geste de la main. On a ce regard de
Suzanne qui nous est adressé,comme pour nous prendre à témoin, comme pour faire de nous
des témoins en exigeant de nous un positionnement moral par rapport à ce que l’on voit. Son
regard nous demande comment on va la regarder elle et comment on va regarder le tableau.
Va-t-on la regarder comme les deux voyeurs ou compatir à sa détresse et détourner cette
pulsion scopique primale ? On voitd’emblée les deux vieillards mais, dans un autre tableau
qui traite du même thème, Rembrandt aeu l’idée de camoufler les vieillards.
Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1636 (La Haye, Mauritshuis).
C’était une dizaine d’années avant l’œuvre que l’on vient d’analyser. Il s’agit d’une peinture
surpanneau comme la précédente et on peut dire que le moment qui est représenté ici, si on
doit s’en référer au déroulement chronologique des opérations, est juste antérieur à celui qui
est figurédans le tableau de Berlin. Ici, les juges ne sont pas encore arrivés à hauteur de
Suzanne. De plus,ils ne sont pas encore visibles ni pour nous, ni pour elle. On discerne à
grand peine le profil du visage de l’un des deux. Il y a une espèce d’élision, les vieillards
sont réduits à un seul et on a icile profil très peu visible, à la fois par sa morphologie et par
le coloris car il se fond véritablementdans le feuillage du buisson qui se trouve derrière
Suzanne. Selon l’éclairage, les détailsapparaissent plus ou moins. Selon nous, les conditions
d’éclairage semblent excessives selon les conditions d’éclairage qui sembleraient normales. Il
faut se dire que l’usage de l’éclairage artificiel change considérablement les choses et que,
quand on a affaire à des motifs volontairement à peine visibles, des petites différences dans
les conditions de présentation peuvent avoir un impact considérable sur la lecture de l’œuvre.
Ici, on peut dire qu’il y a une utilisation du procèsdu camouflage avant la lettre. Le geste de
Suzanne est similaire car elle se tourne vers le spectateur d’un air effarouché et tente de
couvrir sa nudité. Le spectateur se trouve dans la position d’un voyeur comme les vieillards,
à moins qu’il réagisse d’une autre façon et ne prenne le rôle d’un témoin qui pourrait
éventuellement la secourir. C’est à la conscience de chacun de décider comment il va
regarder la scène. Ce qui est frappant c’est que l’auteur dissimule les vieillards au regard de
Susanne, au regard du regardeur intra-iconique mais également pour le spectateur qui est un
regardeur extra-iconique. De ce duo d’odieux personnages, il n’y en a qu’unet on pourrait se
demander s’il n’y avait pas chez Rembrandt l’idée de placer le spectateur dansla position du
second vieillard. Son attitude montre qu’elle a dû les entendre mais qu’elle ne peutpas les
avoir encore aperçus et ce personnage de profil est extrêmement bien dissimulé. Il va falloir
au spectateur un sens de l’observation très aigu et un souci d’examiner l’image très en détail
pour le repérer. On peut dire que c’est la connaissance de l’histoire et du thème biblique quiva
inviter le spectateur à rechercher ces deux vieillards, le thème biblique et peut être aussi et les
interprétations qu’il y a pu avoir chez d’autres artistes. On sait qu’ils sont là, qu’ils doivent
être làet on va immédiatement se mettre à leur recherche. Le spectateur va passer d'un regard
qui est celui de la reconnaissance directe, on voit tout de suite Suzanne effarouchée, à une
recherche visuelle dirigée vers un motif dont on ne peut a priori que supposer la présence. Il
existe au moinsun tableau, aussi de Rembrandt, où les deux vieillards sont complètement
élidés et on peut dire que c’est le spectateur qui remplit le rôle. On voit Suzanne, on sait que
c’est elle et on sait qu’ildoit y avoir des voyeurs mais on ne les voit pas et on se demande si
ça ne serait pas nous qui tiendrions le rôle.
École de Jérôme Bosch, Scène des enfers, début XVIe siècle (Madrid, Prado).
On peut également noter que les peintres de la tradition boschienne on réinterprété un peu
dansle même sens le motif médiéval de la gueule de l’Enfer. C’est un motif ancien qu’on
trouve notamment dans le théâtre médiéval et dans les arts figurés du Moyen-Âge et la porte
de l’Enfer est en fait la gueule ouverte d’un gigantesque démon. Chez ces peintres, cette
gueule de l’Enferfait partie intégrante d’un paysage où évoluent des personnages, si bien
qu’eux-mêmes ne peuvent apercevoir cette gueule ouverte. Ici, l’ouverture de l’enfer prend la
double apparence d’un visage humain et du postérieur d’une espèce d’oiseau menaçant qui se
tourne vers nous. On a à la fois la bouche, la gueule, ça pourrait être un nez,… Plus loin, il
y a une autre tête à moitié formulée qui ressemble à un oiseau qui nous regarderait.
Jacob Isaaczs van Swanenburg, L’Enfer et les sept péchés capitaux, 1600-1638
(Amsterdam,Rijksmuseum).
On voit que l’idée de la gueule de l’Enfer camouflée dans le paysage fait son chemin. Cette
gueule a déjà avalé toute une compagnie de belles dames et de messieurs de l’aristocratie qui
selivrent à des réjouissances diverses et variées et à divers excès comme une bagarre et il y
a un ivrogne. La gueule de l’Enfer est camouflée sous l’aspect de la toiture d’une simple
chaumière quien fait a déjà avalé tous ces gens qui ne s’en rendent pas encore compte. On
distingue un démonsous l’apparence d’une vieille femme et on distingue un rougeoiement
qui doit être ceux de l’Enfer mais ces gens ne se rendent compte de rien. Il y a des démons
qui volent au-dessus d’euxet ils sont là, ne se doutant de rien, alors qu’ils sont déjà en Enfer.
Durant ces vingt dernières années, on a des historiens qui se sont intéressés à ce type
de représentation et qui les ont appelées « images doubles » (gueule de l’enfer et visage/corps
d’oiseau/chaumière), « image cachée », « crypto-image », « image potentielle » car elles ne
sontactivées que par l’intermédiaire de l’imagination du spectateur car elle joue un rôle
primordial dans l’activation du dispositif, ou encore « image-piège ». Ces différentes
appellations permettentde différencier des phénomènes apparentés mais pas identiques et ils
revoient à l’idée de motifsfiguratifs fait pour susciter une double lecture, en deux temps. On
voit une chose et ensuite une autre, pour provoquer dès lors un effet de surprise : lorsque le
spectateur passe d’une évidence première à la saisie d’un contenu qui est beaucoup moins
immédiatement apparent. La plupart deces images pourraient être classées dans la catégorie
de camouflage par mimétisme. La gueule de l’Enfer imite une chaumière mais aussi par le
procédé de la forme dans le fond. Cela se fond dans le paysage. Il n’est pas forcément besoin
d’images doubles caractérisées pour provoquer le choc de la surprise dans le décodage des
motifs. On voit que le camouflage en tant que tel peut suffire à provoquer ce choc.
Raphael Coxie, Jugement dernier, 1589 (Gand, Museum voor Schone Kunsten).
On a une position en trois partie : dans un registre supérieur, on a le Christ, la Vierge et saint
Jean-Baptiste qui trônent le Jugement qui est rendu exécutoire par l’ange qui brandit une épée
etensuite, on a le motif des gens qui ressuscitent au moment du Jugement Dernier, qui sortent
de terre et qui vont se répartir en deux groupes : les damnés sur la droite donc à la gauche du
Christ et le groupe des élus de l’autre côté. Dans le groupe des damnés, on voit un
entrelacement de figures de démons qui sont mêlées avec les corps des damnés eux-mêmes.
On a sur plusieurs plans, une juxtaposition tellement compacte que, d’une certaine manière,
chacun fait figure sur le fond des autres et vice-versa. La composition joue aussi très fort sur
une complémentarité entre vision d’ensemble et vision de détail. La vision d’ensemble nous
montre les trois groupes de figure et du côté droit, du côté des damnés, cette vision
d’ensemble va livrer d’abord un chaos demembres entremêlés en contraste complet avec le
bon ordre qui règne du côté des élus et plus encore dans le registre divin. On voit ce fouillis
de corps entrelacés et dans un second temps, à lafaveur d’une seconde lecture qui va se faire
attentive au détail et perdre le tableau dans son ensemble pour se focaliser dans les détails, à
ce moment là on découvre des cops et des visages individés et que l’on peut voir à la fois
des ressuscités et des démons, que parmi ceux-ci certainsont un corps parfaitement humain
donc ils se confondent avec le corps des damnés. On va commencer à scruter le détail,
identifier chaque figure et on va devoir y regarder de plus près pour démêler cet amas
effroyable. La lecture est plus lente et plus difficile que la lecture d’ensemble et il faut entrer
dans une autre temporalité et avoir la patience de tout détailler. Si onne le fait pas, on ne lit
pas et l’image est illisible. Cette lecture lente, de seconde approche, va faire surgir des motifs
qui, tout d’abord, n’apparaissaient pas et qu’on avait pas remarqué et ils sont plus glaçants
encore du fait de ne pas encore avoir été remarqués. C’est plus effrayant de constater la
présence de quelque chose de menaçant sous une apparence qui ne l’était pas. Ona, à la
fois du côté des démons qui ont des particularités physionomiques, et du côtés des damnés,
une multitude de choses à voir. Une dame, enlacée par une sorte d’hydre à plusieurs têtes
tient un miroir et elle tend la main vers le spectateur et lui lance un regard désespéré. On voit
dans le miroir un visage souriant entouré d’une collerette comme en portaient les gens
d’époque. Le spectateur est pris au dépourvu et on comprend que c’est une coquette qui a
pris connaissance de son péché de vanité (idolâtrer sa propre apparence) trop tard. Le
personnage qui se reflète dans le miroir et est face au spectateur pourrait être le visage du
spectateur ou de la femme. Cela pourrait être celui de toute personne qui pèche par vanité et
qui, grâce à ce tableaupourrait prendre conscience de son péché avant qu’il ne soit trop tard.
On a aussi, à droite dans la pénombre, sur un troisième ou quatrième plan, dans une zone qui
est au seuil d’autres partiesdans laquelle les corps se confondent les uns et autres et on ne
peut plus individualiser. Il y a un mélange indistinct et on devine les corps précipités dans
les Enfers. On voit dans cette zone un damné qui se tient le front et regarde le spectateur. On
en a un qui se tient la tête entre les deuxmains. Si on poursuit la lecture vers la droite, on
découvre alors ce démon avec des cornes de chèvre et des crocs et, finalement, il y a un
démon qu’on avait pas vu et qui est dissimulé dans lapénombre. Il est moins effrayant de par
sa physionomie mais il regarde le spectateur droit dans les yeux et pointe le doigt vers lui
dans une espèce de rictus de langue tirée. Cela veut dire qu’il nous a repéré, comme la
prochaine victime. On voit cette utilisation de procédés qui ont trait aufait de faire moins
apparaître certaines figures mais ce moins apparaître devient en quelques sortes une sur-
apparition. Par exemple, on avait pas vu le démon mais lorsqu’on le voit, on ne voitplus que
lui et sa présence découle en partie de la surprise de l’avoir découvert.
Cours 6 - 08/11/2023
Nous allons parler de tableaux dans lesquels on constate que certaines figures sont
camouflées et ce camouflage est thématiquement pertinent. Ces peintures sont en fait
caractérisées par le fait qu’elles se cachent et se définissent d’une certaine manière par ce
comportement, cette propriété qu’elles ont de se dissimuler. On a vu aussi que cette
dissimulation suscite de la part du spectateur des réactions particulières et le place dans des
rôles particuliers, par exemple le rôle du voyeur mais aussi dans certains cas, le rôle de celui
quiest épié, regardé par certaines figures qui l’épient, le regardent. Il s’agit en l’occurence de
figuresà caractère maléfique comme les démons. Nous avions analysé ce tableau de Coxie
(pp. 72-73)où on voit bien ce phénomène. On a le camouflage qui résulte de l’entremêlement
de toutes cesfigures et on ne reconnaît pas tout de suite qui est qui. Il y a une sorte de
désordre. Ce que l’on voit aussi, c’est que le spectateur est fictivement convoqué dans la
fiction par certaines figures qui s’adressent à lui, le regardent ou même lui adressent la parole.
Certaines figures regardent lespectateur. De manière d’autant plus spectaculaire, il y en a
une qui est dissimulée dans la pénombre et qui désigne le spectateur en lui adressant une
épouvantable grimace, lui tirant la langue notamment. Ce qui est frappant, c’est que ces
figures placent le spectateur dans le rôle d’un intervenant qui n’est pas n’importe lequel, qui
n’est pas neutre et pas tout à fait extérieur.Cet intervenant est celui d’un damné ou d’un futur
damné car ces appels fictifs de certaines figures sont confinées du côté des démons ou des
damnés. Il n’y a pas d’ange qui souhaite la bienvenue au spectateur. Ces interactions
visuelles sont uniquement le fait des démons et il se trouve dans la situation de la proie et
d’un parfait candidat pour rejoindre les enfers. Dans la dramatique qui se joue à travers les
interactions entre le spectateur réel et les scènes fictives, il y a l’attribution d’un rôle
relativement défini au spectateur. Plus généralement, on voit que le spectateur peut se définir
comme un regardeur-regardé. Les créatures le regardent par excellenceavec le mauvais oeil
qui condamne par avance à la damnation, à moins que le spectateur, frappépar le rôle qu’on
lui fait jouer, corrige son action. Nous verrons plus tard que le diable peut prendre n’importe
quelle figure avec des apparences privilégiées, parmi lesquelles les animaux. On comprend
bien la valeur négative attachée aux rongeurs. On luttait en permanence contre leuraction dans
les maisons. On a parfois dans les images picturales, des forces démoniaques quisont
figurées sous l’aspect de simples animaux et bien souvent, des animaux de petite taille qui,
par leur petite taille et leur couleur se dissimulent et n’apparaissent qu’à l’observation
rapprochéede la contemplation. Voici un exemple plus tardif que les autres.
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Peter Snijers, Plantes et fruits avec hérisson, avant 1752 (Bruxelles, MRBA).
Il s’agit d’un peintre flamand. On a une nature morte avec un chardon et il y a une
connotation négative attachée au chardon. Il y a des fleurs et des fruits, ainsi que des petits
animaux parmi lesquels, bien caché, se trouve un hérisson. Il semble épier ce qui se passe au
premier plan et convoiter les oeufs qui se trouvent dans le nid. Ce hérisson, on ne l’aperçoit
pas immédiatement.Ce qui frappe tout de suite, c’est le chardon et les fruits qui sont bien
éclairés et tous ces pointsrouges (fruits rouges) qui constituent des signaux lumineux assez
efficaces. Ce n’est qu’en se laissant déambuler de manière semi-distraite dans la composition
qu’on tombe sur ce hérisson qui regarde d’un oeil mauvais. On peut également constater la
présence d’une souris, bien dissimulée elle aussi de par sa couleur bien qu’elle se trouve au
premier plan. On voit tout de suite à quel point elle apparaît peut en comparaison avec les
fruits et les fleurs. On a là des présences d’autant plus inquiétantes qu’elles sont à moitié
cachées. On est amené à lesdécouvrir par surprise et avec un frisson d’effroi qui découle de
cette découverte inattendue. Dans certains cas, le camouflage, d’une certaine manière, il y a
toujours une valeur rhétorique qui s’attache au fait de camoufler quelque chose, mais dans
certains cas, le camouflage correspond réellement à une opération rhétorique et répond à la
définition d’une telle opération.
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On peut avoir un artiste qui dissimule un motif de mauvaise augure que la convention
iconographique porte pourtant à mettre bien en évidence, qui est généralement bien mis en
évidence. Le peintre est spécialité dans les représentations de natures mortes en vanité. Dans
laplupart, sinon toutes les vanités, il s’agit d’un thème iconographique bien codé. On trouve
réunisdifférents objets qui renvoient tous, chacun à leur manière, au caractère éphémère de
la vie sur terre et du peu d’importance qui s’attache à ce que, dans cette vie terrestre, on
considère commetrès important dans notre vie terrestre. Nous parlions de cela avec le portrait
de Georg (p. 43). Nous ne sommes pas dans le contexte d’un portrait mais dans un contexte
de nature morte de vanité tout à fait typique. Parmi les objets qui ont charge de communiquer
cette idée du caractère transitoire, éphémère, fragile de la vie humaine, il y a le crâne humain qui
renvoie depuis bien longtemps à la mort (sorte de métonymie de la mort), les papiers
chiffonnés, les bougies presque éteintes, les coupes renversées, etc. On a la représentation
d’une niche dans une paroi recouverte de planches en bois avec un élément trompe-l’œil et
sur cette paroi sont attachés avec des punaises des petites bandelettes de cuir dans lesquelles
on a glissé un certain nombre d’objets comme des papiers, un peigne qui renvoie au souci
de soi et de son apparence, de la cire à cacheter. Dans cette niche, se trouve un certain nombre
d’objets de vanité assez typique etle catalogue des objets est relativement restreint. On a un
bougeoir et le crâne qui, contrairement à ce que l’on trouve quasiment toujours dans les
tableaux de vanité, est caché car il se trouve derrière la porte vitrée entrouverte de la niche
et en raison de sa couleur qui le fait très peu ressortir dans le contexte immédiat de cette zone
de la composition. Le peintre s’écarte de la convention bien établie qui place en général le
crâne bien au milieu et une série d’objets autourde lui qui complètent sa signification. Il y a
donc une lecture qui fonctionne en deux temps. Il y adonc ce que l’on voit au premier regard
et ensuite ce que l’on voit au deuxième regard et c’est audeuxième regard que le crâne apparaît
vraiment. Le motif principal, bien souvent l’idée de la mortet de la vie humaine est symbolisée
par un seul crâne, qui suffit à convoquer l’idée de la mort et on peut dire que dans les vanités,
c’est le crâne qui occupe la position thématiquement centrale et en général il est aussi
topologiquement central. Ici, ce n’est pas le cas. On découvre ce motif un peu par surprise,
à l’improviste. Cette image de la mort qui nous guette tous n’apparaît pas tout de suite,
d’abord ce sont les innocents petits objets que nous voyons et ensuite, le crâne surgit. On a
là un mouvement typiquement rhétorique, il participe toujours de s’écarter d’une norme et
trouver une expression qui s’écarte de la formule standard qu’on utiliserait pour dire la même
chose. L’écart par rapport à la norme permet de maximiser l’impact de ce que l’on dit,
comme dans l’ironie par exemple. On utilise une formule détournée par rapport à ce que l’on
veutdire et cela rend ce que l’on veut dire d’autant plus fort. Il y a aussi l’élément thématique
et c’estsans doute l’idée de la mort qui nous guette en permanence sans que nous en ayons
conscienceet qui est là partout, jusque sous les préoccupations les plus quotidiennes, les
plus anodines quia posteriori apparaîtront bien vaines et dépourvues d'importance. C’est
l’idée de la mort qui se cache sous la vie. Il y a un traité sur la dissimulation intitulé De
l’honnête dissimulation (milieu du17e siècle, Torquato Acceto), il dit que la beauté mortelle
n’est en réalité qu’un cadavre dissimulé. Nous sommes tous des cadavres en puissance. La
mort nous habite et habite tout ce que nous faisons. On voit cette signification à la fois
rhétorique et thématique du procédé du camouflage.
Il existe encore un autre type de phénomène de réduction de la visibilité qui est beaucoupplus
paradoxal que ce que nous avons vu jusqu’à présent car dans ce que nous avons vu jusqu’à
présent, il n’y avait pas de paradoxe. Ici, il y a une énorme surprise liée à la découverte du
motifmais ce motif s’insère parfaitement ainsi que le fait qu’il soit dissimulé car cela
s’insèreparfaitement dans le propos général. Dans certains cas, on a affaire à un camouflage
paradoxal etqui concerne les figures qui sont les moins susceptibles d’entretenir un rapport
quelconque avec l’idée de dissimulation et qui sont le moins susceptibles de charrier des
connotations négatives. On parle cette fois en particulier de représentations de la divinité, du
Christ en particulier et desépisodes de l’histoire sainte plus généralement. On sait que par
tradition et dans l’imaginaire chrétien, les contenus comme ceux-là sont censés occuper
le niveau le plus haut dans lahiérarchie des motifs. Il n’y a pas de motifs plus élevés que
celui du Christ. Pendant des siècles, des motifs comme celui-là, ont fait l’objet des
représentations les plus iconiques, c’est-à-dire celles qui visent le plus à les mettre en
évidence, et qui recevaient dès lors le traitement compositionnel le plus privilégié, notamment
la centration (motif qui apparaît au centre de l’image, l’éclat, la luminosité, la radiance
chromatique qui est généralement plus importante comme dansla Sainte Famille de Jordaens
(il y a une hiérarchie des intensités lumineuses), la taille pas seulement de la figure elle-même
mais la manière dont elle est placée dans la composition et cellequi reçoit le plus de place dans
la composition. Non seulement cela, mais aussi elle reçoit en général à l’intérieur de la
composition un espace qui leur est réservé et qu’elles sont les seules à occuper. On leur
attribue un champ secondaire exclusif et on évite surtout d’introduire des superpositions. En
général, on ne tolère pas qu’une autre figure vienne empiéter sur celle du Christ ou sur celle
de la Vierge. Elles sont isolées dans un espace ou un champ secondaire quileur appartient
de manière exclusive et personne d’autre ne peut y entrer. On pourrait aussi évoquer la
représentation frontale, bien souvent réservé à la figure principale et sacrée en
l’occurence. On a une série d’épisodes qui vont à l’encontre de tous ces privilèges et qui sont
trèsprofondément liés à l’une des caractéristiques fondamentales du mythe chrétien. C’est
l’idée quela divinité s’est incarnée, qu’elle a pris pas seulement l’apparence, mais le corps
d’une personnehumaine et qu’à travers ce corps, elle a subi toutes les vicissitudes de la vie
humaine, en ce compris la mort. Certains thèmes iconographiques vont insister sur cet
aspect des choses,comme par exemple certains épisodes de la Passion du Christ. Cela
correspond à une succession de supplices et d’humiliations infamantes au cours de laquelle
cette part humaine de la divinité incarnée est mise en avant au travers des suppliques qu’elle
subit. Dans la plupart descas, les conventions de la représentation sacralisante vont permettre
de contrebalancer cette mise en évidence de l’indignité subie par le dieu incarné, comme on
peut le constater dans les innombrables images du Christ à l’outrage, de l’homme de
douleur, de la montée au calvaire et encore au cœur même de l’univers chrétien- de la
crucifixion.
Hiéronymus Bosch, Portement de croix, ca. 1515/1535 (?) (Gand, Museum voir Schone
Kunsten).
On a ici un tableau qui illustre bien ce que nous venons de dire. Il s’agit d’un
portement de croix.On voit ici que nous avons le visage du Christ, qui est vu de trois quart
et qui occupe le troisième plan de la composition, au milieu d’une foule compacte. On
reconnaît un certain nombre d’autresfigures, dont Véronique avec son voile coupé par le
cadre et sur lequel s’est imprimé le visage duChrist. On a quelque part le bon larron et on a
une autre des saintes femmes qui ont accompagnéle Christ lors de la montée au calvaire.
Toutes les autres figures sont des trognes hideuses et grimaçantes : des bouches édentées,
des profils éminemment disgracieux et grotesques, des expressions furieuses, des
personnages qui crient. Parmi ces figures affreuses, on reconnaît un sarrasin, un mort, un
soldat en armure et il y a également un moine mais pas un moine exemplaire, on a ce
personnage complètement en contre-plongée avec une vision qui déforme levisage et c’est
une espèce d’océan de laideur furieuse, laideur à la fois physique et morale. Au milieu de
cette espèce de mer déchaînée, on a le visage du Christ qui lui, ne partage aucun de ces traits
dont on vient de parler. Il a un visage qui exprime une espèce de dignité résignée parmice
déchaînement de laideur et de méchanceté. On peut dire que l’espèce de proximité hideuse
entre ce visage et les autres, traduit bien l’irrespect qu’il doit subir avant le supplice final.
Néanmoins, on voit que la composition compense cet effet de noyade dans la laideur car le
Christ reste « intact » et aucun ne vient empiéter sur lui. Il reste préservé de toute
superposition et, enoutre, il occupe le centre d’une composition qui dirige vers lui le bras de
la croix, sorte de flèche directionnelle. On a là cette façon de combiner une représentation
qui reste pleinementrespectueuse de la divinité avec la tradition figurative de l’outrage car
on a un tableau qui condense d’une certaine manière les thèmes iconographiques de la
montée au calvaire. C’est un mixte des deux. Pour résumer, on reste dans le cadre d’une
représentation normale. Parfois, on franchit une limite à cet égard et l’image sacrée du Christ
n’est pas préservée de la manière dontelle l’est ici. L’épisode de l’arrestation du Christ permet
en particulier aux artistes de s’écarter due cet espèce d’impératif du maintien de l’intégrité de
la figure du Christ. Giotto l’avait déjà fait puisque dans cet épisode, on a judas qui tend le
bras vers le Christ, tend le bras vers lui et qui l’oblitère par le manteau jaune dont il est
revêtu. C’est une représentation extrêmement choquante car le corps du Christ est
entièrement dissimulé par le manteau et aussi en raison de la couleur jaune. Le jaune est
caractérisée par des valeurs symboliques négatives.
Parfois, la signification est nettement moins visible et, par exemple, si on considère ce
portementde croix, on a quelque chose de très étrange car ici la figure du christ qui trébuche
apparaît à peine au milieu du cortège qui l’accompagne. Il est vrai que la figure occupe le
centre du tableau,on lui a laissé ce privilège, mais elle est confondue dans son environnement
et passe quasiment inaperçue car sa couleur se confond avec celle de ce qui l’entoure. En
particulier, la croix qui présente un aspect chromatique très proche de celui du chemin
boueux et qui dessine une ligne mais qui semble quasiment faire partie de ce chemin. On a
cette figure centrale du Christ qui estcurieusement camouflée alors que les figures de la
Vierge, des deux Maries et de saint Jean qui occupent le premier plan du côté droit sont
mises en évidence et reçoivent un traitement iconisant qu’on rencontrait déjà chez les
primitifs flamands. Du point de vue stylistique, ceci dérive directement de la peinture du
siècle antérieur. Il y a un effet d’archaïsme. On a des figuresqui sont détachées de la foule et
qui sont bien mises en évidence, la Vierge en particulier, mais lepersonnage principal, le
Christ, tend, pas à disparaître mais reçoit un taux de présence visuelle étonnamment faible.
Aussi, pour des raisons qui tiennent au chromatisme, même la tunique du Christ est dans la
même gamme des verts de ce qui l’environne. Ce phénomène n’est pas unique.Une série de
peintre va faire le même choix avec des variantes, des expressions plus ou moins poussées
de la même chose.
Herri met de Bles, Montée au calvaire, ca. 1535 (Princeton, The Princeton University Art
Museum).
Ici on a un tableau qui est aussi une montée au calvaire et on a ici aussi un Christ qui a
trébuché sous le poids de son fardeau et sous les coups et qui ressort extrêmement peu de
l’ensemble du cortège même si aucun autre personnage n’empiète véritablement sur lui et si
la présence de l’arbre isolé, situé juste à la verticale du Christ, dirige l’attention sur lui et son
visage. On a l’impression que ce marqueur visuel de l’arbre a été introduit pour compenser
le manque de visibilité de la figure divine dans une position très peu iconisante. Le même
tableau contient unesérie de scènes miniaturisées qui se réfèrent à des scènes de la vie du
Christ et qui sont tellementminiaturisées qu’on ne les voit pas. Il faudrait une loupe pour les
voir. À moins de les chercher de manière extrêmement patiente et systématique, on ne les
voit pas.
Jan Van Amstel, L’entrée du Christ à Jérusalem, ca. 1540 (Stuttgart, Staatsgallerie).
C’est le même genre de procédés utilisés ici. On n’a plus de marqueurs visuels, comme
l’arbre, qui vient contrebalancer la faiblesse de la présence visuelle de la figure du Christ qui
est vraimentdissoute dans la foule des badauds et des adorateurs qui viennent l’accueillir et
dans laquelle d’ailleurs plusieurs autres personnages sont vêtus de bleu. Il garde le privilège
de la centration. Ily a beaucoup de personnes vêtues de bleu donc il ne ressort pas beaucoup
et le peintre a fait en sorte de dissimuler son visage car le Christ porte sa main vers son visage
et il est de trois-quarts dos et on ne voit pas du tout son visage. On a ici une représentation
anti-iconique de la divinité et qui part au rebours de l’attente visuelle d’un spectateur de
l’époque. On a l’habitude de voir destableaux religieux où le Christ est bien visible.
Pierre Bruegel l’ancien, Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, 1567 (Winterthur,
Musée OskarReinhart Am Römerholz).
Peut-être que le summum a été atteint par Bruegel l’Ancien. C’est une oeuvre célèbre car il
s’agirait de la première représentation de flocons de neige en train de tomber. Dans ce tableau,
lepeintre revisite de manière extraordinairement originale un thème qui, par tradition, et en
particulier dans la peinture flamande du 15e siècle, donne lieu à des déploiements
particulièrement fastueux de richesse visuelle à travers les costumes haut en couleur des rois
mages, la somptuosité du cortège qui leur fait suite (parfois on y voit des animaux exotiques
comme des dromadaires) et par l’éclat des présents qui lui sont offerts et qui sont des objets
en or et extrêmement précieux. C’est aussi une thématique qui suscite des représentations
iconisantes de l’enfant puisque l’image célèbre précisément l’épiphanie, la première apparition
du dieu, du sauveur venu sur terre. On ne trouve rien de tout ça ici. La scène de l’adoration
proprement dite occupe une fraction très réduite du champ pictural. Elle est complètement
décentrée. La palette de tons choisie pour sa formulations picturale la camoufle quasiment
complètement dans un décor où domine, avec le blanc, ces tons bistres, brun clair, beige,…
On reconnaît à peine deux des trois rois mages que rien ne distingue hormis leur position
agenouillée.Tandis que le troisième, qui se tient debout, se réduit à une simple silhouette.
Quant à la Vierge,ce doit être cette femme assise sur un pan de mur ou un fauteuil dont on
verrait le bord. La figurede la Vierge est extrêmement fragmentaire. Normalement dans
la tradition, la Vierge estimmédiatement reconnaissable grâce à la combinaison de bleue
t de rouge qui l’identifie à coup sûr en vertu d’une convention iconographique fermement
établie. Ici, elle n’a ni bleu ni rouge etelle est dans une espèce de couleur indistincte qui ne
correspond pas à la convention. L’enfant, comble du comble, on ne le voit pas. Le peu qui
se laisse apercevoir de ce groupe, se brouille encore davantage sous une chute abondante de
flocons de neige qui enveloppent tout avec l’ensemble du paysage. Enfin, un dernier point,
ce choix de composition déconcertant qui achèved’étouffer toute aspiration à l’icône. Le
motif principal de l’adoration dans la grange a été complètement décalé vers la gauche. Ce
décentrement a de quoi désarçonner le spectateur car, non seulement on fait perdre à la scène
principale et à la représentation de la divinité sa positioncentrale avec toutes les valeurs
symboliques attachées à la centration mais en plus, on la met ducôté gauche donc exactement
sur le seuil d’entrée de l’image car le sens de lecture conventionnelva de la gauche vers la
droite. On est dans une zone qui, conventionnellement, est réservée à desfigures et des motifs
à caractère introductif comme par exemple un spectateur interne qui regardevers le centre. On
a des relais spectatoriels, des personnages qui regardent vers la scène principale qui se trouve
normalement au centre. Passé ce seuil dont on franchit le centre sans s’en rendre compte, il
n’y a plus rien. Il y a le défilé de ces personnages qui vont et viennent et vaquent à leurs
occupations quotidiennes, des enfants qui jouent sur la glace. Mais, en terme de valeur
symbolique, on peut dire que tout cela n’est rien. C’est très extraordinaire du point de vue
pictural et artistique. On se délecte de détailler tous ces motifs qui sont rendus avec un talent
etun savoir-faire pictural extraordinaire. N’empêche que du point de vue métaphysique, tout
cela n’est rien. On a un usage du camouflage très paradoxal car on camoufle l’essentiel,
l’image de ladivinité. On peut constater que tous ces personnages sont indifférents à ce qu'il
se passe. Ils vivent leur vie sans se rendre compte de ce qu'il se joue à côté d’eux. On peut
considérer que cette manière de camoufler l’élément principal et proprement religieux dans
le décor est une façon de porter à son extrême limite un procédé plus ancien, commun chez
les primitifs flamands, que l’historien d’art Erwin Panofsky avait appelé le symbolisme
déguisé, caché (disguisedsymbolism), procédé qui consistait à dissimuler des motifs liés à la
transcendance divine sous l’apparence d’objets quotidien comme par exemple l’auréole
de la madone suggérée par un panneau d’osier. Bruegel radicalise ce principe jusqu’à
provoquer un renversement des valeurs symboliques à l’intérieur de l’image car le
camouflage ou la dissimulation ne concerne plus les compléments symboliques de la figure
sacrée mais bien cette figure elle-même.