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1.

Origines du béton précontraint

Les grandes étapes du développement de la précontrainte sont en


fait celles de la carrière de Eugène Freyssinet.

1.1 E. Freyssinet maître de la construction en béton (1905-


1928)

 Le 1er juillet 1905, il est nommé à Moulins, ingénieur des Ponts


et Chaussées, chargé du service vicinal et du service ordinaire de
l’arrondissement Est, Vichy et Lapalisse.

C’est une période très active de sa vie, qui n’a rien à voir avec
l’idée que l’on peut se faire aujourd’hui de l’activité d’un ingénieur
d’arrondissement. Chargé alors de la construction des ouvrages
communaux dont la subvention de financement ne venait jamais, il
comprit très vite que leur réalisation était impossible sans forte
réduction de leur prix de revient. Il trouva la solution en les
réalisant en béton, plus compétitif que les autres matériaux (aciers
ou maçonnerie).

Ce fut là le premier défi du futur grand constructeur : réaliser des


ouvrages pour un coût de 20 % des projets de l’administration,
finançable directement par la commune. Ainsi, il en réalisa de très
nombreux.
 Freyssinet rencontre alors François Mercier, entrepreneur à
Vichy qui l’engage et le pousse vers le second défi de sa carrière,
technique celui-là : la construction de 3 ponts sur l’Allier : le
Veurdre, Boutiron et Châtel-du-Neuvre. Mercier, quant à lui,
propose au conseil général de l’Allier un défi économique – dans la
lignée de ceux des ouvrages vicinaux précités – consistant à
construire en béton, sur les plans Freyssinet, les trois ponts sur
l’Allier pour 630 000 F or, montant de l’estimation de
l’administration pour la solution en maçonnerie du seul pont du
Veurdre ! Il garantit la reconstruction selon les plans originaux, en
cas d’échec de la solution béton. Le pari est pris et gagné ; il en
reste un témoin, le pont de Boutiron (3 km en aval de Vichy (figure
36)), les deux autres ayant été démolis à la Libération.

Figure 36 – Pont de Boutiron (état actuel)

 C’est ainsi que débute cette fabuleuse carrière de constructeur,


qui se poursuit pendant la guerre de 1914-1918, pour le compte du
ministère de la Guerre, par la construction d’un très grand nombre
de couvertures par voûtes en béton, « hectares et hectares de
hangars de chargement, dépôts, usines, grands hangars pour tous
usages ».

 La période de la guerre voit la rupture du partenariat Mercier-


Freyssinet au profit d’un nouveau, avec son camarade de
promotion Claude Limousin. C’est une période brillante, ponctuée
d’ouvrages phares dont il reste de nombreux exemples qui méritent
le détour lorsqu’ils existent encore : pont de Villeneuve-sur-Lot
(figure 37),

Figure 37 – Pont de Villeneuve-sur-Lot (état actuel)

pont de Tonneins sur la Garonne, marché couvert de Reims,


hangars pour ballons dirigeables à Orly, et le pont Albert Louppe
plus connu sous le nom de pont de Plougastel (sud de Brest)
(figure 38).
Figure 38 – Pont de Plougastel et pont de l’Iroise (pont à
haubans)

 Freyssinet a compris très tôt que la vocation constructive


et économique du béton était d’être comprimée. La solution
naturelle pour le comprimer c’est la voûte. Freyssinet en a épuisé
toutes les ressources alors que, dans ce même temps, il est en
permanence taraudé par l’idée de précontrainte, celle née dès 1903,
lors de la visite des consoles en béton de la rue de Rome.
C’est finalement en 1928, en pleine gloire, qu’il décide « de risquer
tout ce que j’avais de fortune, de réputation et de forces, pour faire
de l’idée de la précontrainte une réalité industrielle ». Il abandonne
Limousin, qui ne croyait pas à cette idée qui, à l’époque, n’avait
même pas de nom.

1.2 Période sabbatique et invention de la précontrainte


(1928-1932)
Dans la citation ci-dessus, Freyssinet parle de « réalité industrielle » ;
deux mots toujours très significatifs du double objectif de toute sa
carrière, l’association des performances techniques et économiques.
Il pressent alors pour le matériau béton ce devenir sous la forme de
produits industriels, maintenant devenu une réalité internationale qui
utilise chaque année dans le monde, de l’ordre de un million de
tonnes d’acier de précontrainte, sous une contrainte de service de 1
000 à 1 200 MPa. C’est probablement l’utilisation industrielle de
l’acier la plus performante et la plus économique parmi toutes les
utilisations actuelles ! C’est ce mode de réalisation de produits en
béton qui a fait l’objet du brevet déposé le 2 octobre 1928 Procédé de
fabrication de pièces en béton armé et des additions qui suivirent en
1928-1929 et 1930.

Les premiers produits précontraints fabriqués industriellement sont


des poteaux électriques construits en association avec Forclum. Alors
que l’on n’était qu’en 1932 on réalisait quotidiennement dans l’usine
de Montargis des bétons remarquables de résistance 80 à 100 MPa,
atteignant 50 MPa entre 16 et 48 h, 30 MPa au démoulage « quelques
dizaines de minutes » après coulage grâce à l’action simultanée de la
compression, la vibration et le traitement thermique inventés par
Freyssinet (figure 39).
Figure 39 – Poteaux en béton précontraint

Malheureusement la crise économique mondiale qui sévit à l’époque


en décide autrement, et cette aventure industrielle tourne en désastre
économique. Freyssinet est ruiné et c’est alors qu’il saisit, une
nouvelle fois, au vol la chance qui passe avec le sauvetage de la toute
neuve gare maritime du Havre (la première), celle qui devait
accueillir le fringant paquebot Normandie.

1.3 Nouvel Art de construire en béton grâce à la


précontrainte (1934-1962)

Construite en 1933, la gare maritime du Havre (bâtiment de 600 × 45


m) s’enfonçait inexorablement à la vitesse de 25 mm par mois.
L’ensemble des spécialistes s’étant déclaré impuissant devant un
phénomène qui risquait de tourner en catastrophe, financière et
politique. Freyssinet proposa une solution qui, si audacieuse et à
contre-courant fut-elle, étant la seule, fut adoptée.
Freyssinet y déploya toutes les connaissances que ses expériences
heureuses et malheureuses des trente années précédentes lui avaient
permis d’accumuler (précontrainte, vibration, traitement thermique à
la vapeur), pour foncer des pieux sous le bâtiment au moyen de
vérins prenant appui sur la structure. La précontrainte fut appliquée
sous deux formes :

 précontrainte horizontale assemblant les anciens massifs


de fondations avec de nouvelles longrines bétonnées entre eux, pour
former des éléments horizontaux monolithiques rigides englobants
les têtes des nouveaux pieux foncés par éléments tubulaires. La force
de précontrainte pouvait atteindre 1 000 t (10 MN) !
 précontrainte verticale des pieux tubulaires après
bétonnage du vide intérieur, afin de les rendre monolithiques.

Dix mois après qu’on lui ait confié le problème, les tassements
cessaient – le bâtiment était descendu de 46 cm depuis le début de
l’observation – et la gare était sauvée. De nouveau la gloire était au
rendez-vous, le retentissement fut énorme et la précontrainte fut
reconnue car Freyssinet avait « brisé le cercle infernal où se trouvent
enfermés les novateurs, surtout en matière de grands travaux où toute
novation met en jeu de lourdes responsabilités, chaque maître
d’oeuvre demandant des références et l’exemple d’un ouvrage
antérieur ».

Cette gloire aurait pu être fugace, si un troisième homme n’avait


rencontré Freyssinet sur le chantier du Havre – Édmé Campenon – et
lui avait offert l’environnement technique et financier lui permettant
de poursuivre le développement de ses idées sur la construction en
béton. La collaboration fut fructueuse, à peine interrompue par la
Seconde Guerre mondiale.

Le développement de la précontrainte a alors été fulgurant en France,


en particulier dans les ouvrages d’art, car il a accompagné le grand
boum de la reconstruction ; il commença dans les années 1945-1950
avec les ponts sur la Marne dans lesquels Freyssinet a mis toutes les
méthodes constructives qui ont par la suite été copiées (parfois mal)
et développées pendant les 50 années qui ont suivi. Tous ces ponts
parfaitement conservés méritent aussi le détour.

1.4 Héritage ; développement de la précontrainte dans tous


les domaines

La précontrainte a été très vite appliquée à tous les types de


structures (ponts, réservoirs, silos, bâtiments industriels) et surtout,
au travers de la jeune STUP (Société technique pour l’utilisation de
la précontrainte) créée en 1943 par Campenon-Bernard, elle a
conquis le monde. Dès 1955 la STUP était déjà à la tête d’un réseau
d’une cinquantaine d’agents dans presque tous les pays du monde
pendant que son bureau de la rue Baugeon puis de la rue Spontini,
était sans doute une des plus belles pépinières d’ingénieurs de génie
civil, de toutes origines, qui ait jamais existé.
Ainsi, plus de soixante années après le sauvetage de la gare maritime du Havre, le béton
précontraint a conquis le monde de la construction, quel que soit le type de structure de notre
environnement moderne, du pavillon de banlieue (plancher), aux grands bâtiments (arche de la
Défense) en passant par les stades, les halls d’usines ou de supermarchés, les réservoirs, les
enceintes de confinement de centrales nucléaires (figure 40),

Figure 40 – Enceinte nucléaire, câblage du dôme (Daya Bay, Chine)

les plates-formes pétrolières (figure 41)


Figure 41 – Plate-forme d’Hibernia en flottaison (Terre-Neuve)
Et bien sûr les ponts (figure 42).

Figure 42 – Pont de Normandie

A-t-on pour autant complètement retenu le message de Freyssinet ?


Ce n’est pas toujours sûr !

En effet ce que Freyssinet a toujours préconisé, et mis en pratique,


c’est de définir l’objet à construire en fonction des méthodes et des
moyens les plus adéquats pour le réaliser et non de décider a priori
d’une forme de structure, d’en dimensionner ensuite les sections
résistantes et de définir en dernier lieu le mode de construction. Cette
dernière façon de procéder a cependant tendance à se généraliser
étant donné le double carcan qui régit maintenant le métier
d’ingénieur avec :
— la surabondance de la réglementation, qui tient plus du contrat
d’assurance que d’une ligne de conduite permettant de ne pas
s’écarter des règles de l’art et qui finit par se substituer aux lois de la
physique ;
— la toute puissance des logiciels de calcul, qui a tendance à
supprimer la réflexion de l’ingénieur et lui fait perdre la notion des
ordres de grandeur. Au contraire, cet assistant fidèle devrait dégager
l’ingénieur des calculs fastidieux, pour qu’il mobilise son jugement
et son imagination qui restent les fondements de l’art de construire.

Enfin le dernier message important à retenir c’est le besoin de


souplesse intellectuelle, de largesse d’esprit et de culture technique
qui permettent à l’ingénieur de sélectionner et d’associer les
matériaux pour optimiser les coûts en utilisant au mieux leurs
caractéristiques physiques répondant à la fonction à remplir.
Freyssinet l’a merveilleusement appliqué, pour la construction de ses
cintres ou pylônes d’étaiement ou de manutention, par l’association
bois-béton. Très tôt dans les années 50, ces messages furent entendus
par les ingénieurs contemporains de Freyssinet en France et ailleurs.

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