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Sociologie du travail

La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien : prolétariat et


système colonial
Pierre Bourdieu

Résumé
Le chômage chronique est une expérience de dépendance et d'impuissance. Tout semble reposer sur les relations et la chance
: prévisions et projets sont impossibles. Dans une situation où coexistent deux groupes ethniques, les difficultés du chômeur
sont couramment attribuées à la malignité du groupe dominant.

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Bourdieu Pierre. La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien : prolétariat et système colonial. In: Sociologie du travail, 4ᵉ
année n°4, Octobre-décembre 1962. pp. 313-331;

doi : https://doi.org/10.3406/sotra.1962.1114

https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1962_num_4_4_1114

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Pierre Bourdieu

La hantise du chômage

chez l'ouvrier algérien

Prolétariat et système colonial

d'impuissance.
chance
situation
du
groupe
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chômage
dominant.
: où
prévisions
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chronique
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Les Algériens 1 ont du chômage une conscience si aiguë que toute leur
existence et toute leur vision de l'existence s'en trouvent changées 2.
La conscience du non-emploi peut en effet inspirer les conduites et orienter
les opinions sans apparaître clairement aux esprits qu'elle hante et sans par¬
venir à se formuler explicitement. Aussi, avant de décrire les formes et les
degrés de la conscience du non-emploi (et de la conscience de la domi¬
nation coloniale qui en est solidaire), il s'agit de déterminer comment,
implicite ou explicite, elle domine les conduites et anime les pensées 3.

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313
-22
Pierre Bourdieu

LA DÉPENDANCE PERSONNELLE

Si la pression de « l'armée de réserve industrielle » est toujours vivement


ressentie, elle s'exprime parfois explicitement soit en des jugements
vagues et généraux tels que « il y a beaucoup de bras », « il y a beaucoup
de gens », « il y a trop de monde », « la population a doublé », soit en termes
plus concrets, plus proches d'une expérience vécue et encore vive : « Tu
vas sur les quais, un matin, et tu verras : ils sont des centaines, des mille,
qui attendent pour avoir un travail, pour travailler une journée, pour
gagner le pain de leurs gosses » (manœuvre, Alger).

Un jeu de hasard

Dans un tel contexte, la compétition pour l'emploi est la forme pre¬


mière de la lutte pour la vie, une lutte qui, pour certains, recommence
chaque matin, dans l'anxiété et l'incertitude. Et si au moins cette com¬
pétition connaissait des règles... Mais elles lui sont tout aussi étrangères
qu'aux jeux de hasard : « Tiens, tu vois, nous sommes par exemple devant
un chantier ; c'est comme au qmar (jeu de hasard). Qui va-t-on prendre ? »
(manœuvre en chômage, Constantine). La concurrence joue sans règles
et sans frein parce que les méthodes objectives de recrutement ne peuvent
s'appliquer à cette armée de manœuvres également désarmés. Or les
manœuvres constituent un pourcentage très élevé de la main-d'œuvre
ouvrière 1. De plus, seule une faible partie de la masse des ouvriers a reçu
une véritable formation professionnelle. Par suite, le manœuvre sans
spécialité « est bon à tout faire, c'est-à-dire à ne rien faire » (employé de
commerce, Alger). « Ce n'est pas un ouvrier, c'est une bonne à tout faire
au service des hommes » (limonadier, Alger). « Chacun sa chance » (Koul
ouah'ad zahrou), « chacun son destin » (Koul ouah'ad bi maktoubou),

ment
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mière
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objectif
96
catégorie.
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ordinaires,
159
d'entre¬
deAlgé¬
sub¬
hors
pre¬

314
La hantise du chômage chez Vouvrier algérien

ces formules stéréotypées et presque rituelles traduisent l'expérience


du choix arbitraire qui fait de l'un un chômeur et de l'autre un travailleur.
Disponible pour tous les emplois parce qu'il n'est vraiment apte à aucun,
le manœuvre est livré aux aléas de l'embauche et du débauchage. Par
suite, si la nécessité de développer la formation professionnelle est vive¬
ment ressentie, l'exigence d'une organisation rationnelle du recrutement
s'exprime aussi parfois. Et cela d'autant plus fortement que la compétition
pour
dérablement
l'embauche
l'afflux
a gagné
des ruraux.
en âpreté depuis que la guerre a accéléré consi¬

Ainsi, celui qui recherche un travail a le sentiment d'être à la merci du


hasard. Plus, il a souvent conscience que le jeu dont il attend le pain de
ses enfants est truqué :

je On
suisa précédé
l'impression
de Dieu,
de lutter
un sac
contre
de ciment
la fatalité.
sur Un
le dos
ami et
meune
disait
truelle
: « Partout
à la main
où je; j'ouvre
frappe,
une porte, il me cimente celle qui est devant » (limonadier, Alger).

La force impersonnelle à laquelle on se heurte, sans comprendre et


sans savoir à qui s'en prendre, prend parfois un visage. La révolte contre
la discrimination s'exprime alors, souvent avec violence, sans qu'il soit
toujours possible de faire la part de l'expérience et la part du stéréotype.

pour
tration,
trouve
trouve.
juste
qu'eux
(ébéniste,
« L'Européen
un!des
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Européen,
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les
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Le bakchich

Si les travailleurs ont une conscience aiguë de l'excédent de main-


d'œuvre, il en est de même de certains employeurs qui exploitent (ou
laissent exploiter) cette situation.

Il «faut
Pour
desavoir
« épaules
une »bonne
1 duresplace,
! Il faut
il faut
userêtre
40 000
pistonné
ou 20 000
(geste
francs
énergique
de bakchich
de la main)
; je dis!
ça comme ça, je ne sais pas. Remarquez, il y a une deuxième façon. Si on connaît un
copain, un parent, il peut aider à rentrer. Mais le plus fort, c'est le « piston-argent »
qui compte » (peintre, Oran).
« La vie marche avec « le café » 2, « les épaules ». Il y a des types qui vont pour se
faire embaucher. On lui demande s'il a cinq enfants, c'est-à-dire 5 000 francs. S'il
ne les a pas, il peut attendre. On lui dit 'Nous allons déménager' ! Rares sont ceux

1. En arabe, el ktaf, c'est l'épaule, le coup d'épaule, le « piston ».


2. El kawa, autre nom du bakchich, de la somme que l'on verse pour obtenir une
place ; un enquêté dit, en français, dans le même sens, « le pourboire ».
315
Pierre Bourdieu

qui se font embaucher, et encore, quand il y a du travail pressé. Et dès que c'est fini,
tout le monde à la porte ; plutôt, ceux qui n'ont pas glissé la pièce » (journalier, Cons-
tantine) .
« Il faut glisser la pièce de 5 000 francs pour trouver une place » (ouvrier dans une
usine de tabacs, Constantine). « Avec 5.000 francs, je trouve du travail » (épicier, Oran).
Un jour je demande au patron d'envoyer deux cofïreurs. Ils arrivent le lendemain :
« Où sont vos outils ? ». « On en a pas ». « Allez au magasin en prendre ». Ils ne savent
même pas quels outils prendre. J'ai dû leur apprendre à tout faire ; j'étais tout le temps
derrière eux. Les pauvres diables, ils n'avaient pas d'autre moyen de gagner leur vie.
Ce n'était pas leur faute. Le lendemain, le chef de chantier est venu et m'a demandé de
ne rien dire. C'est la règle générale. On recrute un manœuvre, on porte sur sa fiche
de paye cofïreur ou ouvrier spécialisé. Le type est payé comme manœuvre, 1 200 francs
par jour, au lieu de 2 400 comme spécialiste et la différence disparaît. Quand il se pré¬
sente dans une autre entreprise et qu'on voit ses papiers, on lui donne un travail qu'il
ne sait pas faire et il est mis à la porte ; et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il ait payé pour
avoir un autre emploi. Il y a aussi le cas où l'ouvrier est réellement spécialiste mais
payé comme manœuvre. De façon générale, il faut payer pour avoir un emploi, pour
être embauché dans le bâtiment. En général, au contremaître. Il y a beaucoup de types
qui viennent gagner un peu d'argent pendant 7 ou 8 mois, pour acheter le blé, la semence.
Ils doivent abandonner deux semaines de travail, soit au début, soit à la fin du contrat.
Ceux qui veulent retrouver la place, après un congé ou une interruption quelconque,
doivent apporter du miel, du beurre, ou ils glissent le sac. On embauche un type dans
l'intervalle et on le renvoie au retour du précédent. Et il doit repayer pour avoir une
autre place. Les gens se doublent le traitement comme ça » (chauffeur, Alger) .
« Chez nous, tout s'obtient avec les « pourboires », même ce à quoi on a pleinement
droit » (agent de lycée, Alger).

Les connaissances

Arbitraire et discrimination, ainsi pourrait se résumer l'opinion des


classes les plus défavorisées sur les procédés de recrutement, n'était le
rôle immense des « connaissances », des relations. Sous le terme de « pro¬
tections » sont englobées trois choses très différentes : premièrement, la
discrimination ou ce qu'un enquêté appelle « le favoritisme pour les Euro¬
péens » (machiniste, Alger) ; deuxièmement, le backchich, « le café » ;
troisièmement, « les connaissances » (el maârifa), « les épaules ».
En premier lieu, le recours aux relations est favorisé et encouragé
par toute la tradition culturelle qui fait du « népotisme » au sens large une
véritable obligation, au nom du principe qui veut que celui qui a réussi
se serve de sa propre réussite pour aider les autres, à commencer par les
membres de sa famille. Chaque individu se saisit comme responsable de
plusieurs parents, plus ou moins proches, à qui il se doit, entre autres
choses, de trouver du travail en usant de sa position ou de ses relations
personnelles x.
« Quelqu'un qui a réussi, dit un enquêté, peut toujours se débrouiller

pas1. deIl travail,


arrive souvent
il a le même
que, étant
intérêtenqu'eux
devoir àdecesubvenir
qu'ils trouvent
à leurs un
besoins
emploi.
tant qu'ils n'ont

316
La hantise du chômage chez Vouvrier algérien

et quelqu'un qui est dans l'Administration peut « aider » des membres


de sa famille. Celui qui n'a pas d' « épaules », c'est la pelle et la pioche,
c'est-à-dire, la mort » (marchand de bonbons et de cacahuètes, Philippe-
ville). Mais, en outre, l'importance conférée aux relations personnelles
et à la « connaissance des gens » doit peut-être se comprendre en référence
à une conception générale des rapports humains qui est commune, d'une
certaine façon, aux Algériens et aux Européens d'Algérie
Tout se passe comme si l'on s'efforçait toujours de convertir des rela¬
tions impersonnelles, formelles et médiates, en relations personnelles
et directes. La nécessité de cette « personnalisation » s'impose d'autant plus
que la recherche du travail est vécue, on l'a vu, comme une rencontre avec
une bureaucratie sans visage.

même
« Il faut
s'il y qu'il
a duaille
travail
voir» quelqu'un
(garçon deparce
café, que,
Constantine)
quand il . va seul, on ne l'accepte pas,

Le recours aux relations personnelles est vécu aussi comme une sorte
de défense collective contre un ordre globalement défavorable ; à une
solidarité de fait, manifeste et approuvée, répond une autre solidarité,
souterraine et secrète, à laquelle la notion de « fraternité » donne un lan¬
gage et un soutien.

frère
plus
« Sipetit
dunous
plus
» ne
(instituteur,
petit,
nousparce
aidons
Alger).
quepas
le plus
entregrand
nous,est
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nous
à laaidera
même? enseigne,
Ici, le plus
au grand
fond, que
est le

La croyance en l'efficacité des protections et des relations personnelles


est fondée dans la réalité. 47,2 % des enquêtés disent avoir obtenu leur
emploi grâce à un parent (27,0 %) ou à un ami (19,2 %) contre 14,5 %
par la recherche directe, 6,1 % par l'établissement de formation et 3,4 %
par un bureau d'embauche. Sans doute ces chiffres ne sont-ils pas égale¬
ment significatifs pour les différentes catégories. En effet, chez les artisans
et les commerçants, il y a, d'une part, tous ceux qui tiennent leur magasin

s'exprime
défiance
«sabilité
non
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d'interconnaissance
peut
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personnel
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La
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s'opère
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Européen
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tout.
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relations.
d'Européen
et,
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fonctions
; d'une
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cela
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l'administration
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connue.
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centrale.
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qu'ils
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que
qui
La
de
se
le

317
Pierre Bourdieu

ou leur atelier d'un parent et, d'autre part, ceux qui ont reçu une aide
financière d'un parent ou d'un ami. Parmi les ruraux, de même, il y a une
bonne partie de paysans qui cultivent la terre de leurs pères. Mais, et c'est
là l'essentiel, 62,0 % des ouvriers, manœuvres et petits employés disent
avoir obtenu leur emploi par un parent (30 %) ou un ami (32,0 %) 1
contre 16,0 % par la recherche directe, 8,0 % par un bureau d'embauche
et 4,0 % par l'établissement de formation. Il ne paraît donc pas exagéré
de dire que ce ne sont pas, à proprement parler, les entreprises qui recru¬
tent, mais que l'embauche est en fait le résultat d'une sorte de cooptation
spontanée entre les ouvriers :

donné
avait
nisateur
« Je
J'ai
unsatisfaction,
travaille
eu
dans
camion,
monunlà
travail
garage,
il parce
alors
faisait
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ils
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Oran).
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transport.
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il» connaissait
(ouvrier
dit
j'ai 'ilappris
dans
y lea patron
des
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métier
places,
entreprise
du etgarage
viens
je suis
deessayer'.
parce
bois,
là » (vulca
Oran).
q\i'il
J'aiy

Hormis ce recrutement par cooptation, opéré sur la base de recomman¬


dations et de renseignements fournis par les travailleurs de l'entreprise
qui servent spontanément d'intermédiaires entre l'employeur et l'em¬
ployé éventuel, on ne trouve que des procédés d'embauche aussi rudimen-
taires que l'engagement à la porte de l'usine ou de l'atelier ou bien les
petites annonces ; aussi peut-on conclure que, dans la grande majorité
des cas, les manœuvres, ouvriers et petits employés sont sélectionnés en
référence à leurs qualités de statut (famille, relations, etc.) beaucoup
plus qu'en fonction de leurs aptitudes ou de leur qualification.
On trouve une confirmation manifeste des analyses précédentes dans le
fait que 45,2 % des enquêtés (52,8 % si l'on exclut les travailleurs isolés,
petits commerçants ambulants, petits artisans et les inactifs) ont pour
compagnons de travail des membres de leur famille ou de leur groupe
d'origine (village ou région) ; ce taux atteint 52 % (et 55,3 %) chez les
manœuvres et ouvriers, 45,3 % (55,3) chez les artisans et commerçants.
Ainsi, à côté des gros essaims professionnels qui ont parfois une longue
tradition (commerçants mozabites, portefaix et marchands de légumes
de la région de Djidjelli, boueux de Biskra, autrefois porteurs d'eau,
garçons de café de la région de Michelet, plongeurs de la région de Sidi
Aïch, etc...), il existe tout un réseau de petits groupes, nés de l'entr'aide
et de la cooptation, qui préservent fragmentairement et partiellement,
au sein du monde du travail, un type de relations sociales caractéristiques
d'un système culturel fondé sur les liens de parenté et d'interconnaissance 2.
A la fois cause et conséquence de cet état de choses : la croyance presque
inconditionnelle en l'efficacité des « épaules » et des « connaissances ».

dans
originaires
de2.
1.Solidarité
Ce
On
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trouve
administrations
dedes
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Sidi
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encore
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Crédit
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exemple,
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fonctionnaires.
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de
des
5 petits
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Vieillesse,
10 personnes)
groupes
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jusque
Caisse
gens

318
La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien

TABLEAU I

Quelle est la chose la plus indispensable pour avoir un emploi ?

Réponse : les protections V instruction

Manœuvres et ouvriers 44% 40%


Artisans et commerçants 29,5 56,8
Cadres et fonctionnaires 26,3 63,1
Ensemble 30,8 55,4

Sachant par ailleurs à quel point les ouvriers valorisent l'instruction,


on voit l'importance que revêtent à leurs yeux les protections. Et ceci
se comprend aisément. Plus que les membres des autres catégories sociales
(les commerçants par exemple et les cadres), ils font et ont fait l'expé¬
rience de l'efficacité des relations personnelles, seul moyen de réduire la
part de l'arbitraire dans la recherche du travail. La précarité des méthodes
de recrutement, la rareté des ouvriers qualifiés et surtout hautement qua¬
lifiés, l'excédent de main-d'œuvre, tout cela donne fondement à la croyance
en la toute-puissance des protections, non point tant comme appui arbi¬
trairement conféré (il s'agit alors d'autre chose) et permettant un passe-
droit que comme adjuvant indispensable à la réussite ou comme principe
de sélection agissant à défaut de tout autre.
Sans doute, la toute puissance des protections se trouve parfois affirmée
brutalement : 66,7 % des enquêtés pensent qu'elles suffisent à assurer la
réussite (contre 32 % qui estiment qu'elles ne suffisent pas), 62 % jugeant
que le mérite ne suffit pas ; les deux tiers des gens pour qui les protections
suffisent à assurer la réussite déclarent que le mérite ne suffit pas. Un
tiers, cependant, pense que les protections peuvent suffire à assurer la
réussite, mais aussi le mérite, ce qui témoigne d'une opinion plus nuancée.
Ils font alors intervenir, en général, d'autres facteurs de réussite tels que
l'instruction ou, chez les commerçants, la possession d'un capital. Ainsi,
à l'exception des gens qui pensent que le mérite suffit à assurer la réussite
alors que les protections n'y suffisent pas (soit les 2/3 des gens qui ont
répondu que les protections ne suffisent pas), la grande majorité considère
les protections comme la condition nécessaire, mais non suffisante, c'est-à-
dire capable, par soi seule, d'assurer la réussite ou l'obtention de l'emploi.

Le paternalisme

L'attachement envers le métier est aussi fonction du style des relations


sociales à l'intérieur de l'entreprise. Sachant la valeur éminente qui est
319
Pierre Bourdieu

conférée, dans cette société, aux relations d'homme à homme, on mesure


combien peut être grande l'aspiration à des relations vraiment humaines
dans le travail. Les rapports d'autorité se situent souvent sur fond de la
hantise du licenciement, hantise que crée la conscience du chômage.
« Personnellement, déclare un agent de lycée (Alger), je ne me laisse pas
faire. Les autres, la plupart, sont auxiliaires et ils ont peur d'être licenciés
à la moindre rouspétance. » Le plus souvent les relations avec les supé¬
rieurs sont réduites au minimum indispensable : « Le patron, c'est le
patron, rien de plus » (réponse fréquente) 1 :

à propos
on
mal,
« seJe
ça
touche
rentre.
fait
de rien'
son
la Je
main
ancien
»mets
(chômeur,
(...)
le emploi).
tablier.
QuandTlemcen).
leBonjour,
« patron
On se dit
abonjour.
dit
bonjour,
'j'aiBonsoir,
pluscomment
de travail',
bonsoir
allez-vous
»j'ai
(chômeur,
dit ?'y; ades
pas
Saïda,
fois
de

A côté des relations du type « bonjour, bonsoir », les plus fréquentes,


on trouve des échanges plus intenses, mais en général dissymétriques :

il
cadeaux,
ami,
Avant,
riche,
Moi
des« fois
neQuand
aussi
on
voulait
il ilne
sevenait
seul,
rien
jebouge
j'avais
tutoie
lui
pas
mais
pour
apporte
me
plus.
venir.
même
un
sa
lavoir
patron,
Noël,
famille
Il des
C'était
me
; parfois,
si j'étais
rien
fait
gâteaux
je
n'est
un
des
lui
du
fatigué,
ilréfugié,
demandais
jamais
cadeaux
tout
me
pourdemande
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La plupart des ouvriers et des employés qui travaillent dans de petites


entreprises artisanales et commerciales où se perpétuent des liens pro¬
fessionnels d'allure patriarcale (ou paternaliste...), disent aimer leur métier,
lors même qu'ils sont mécontents de leur salaire.

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chez
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Très souvent, pour justifier leur refus de changer d'emploi afin dé


gagner plus, les employés invoquent l'attachement envers le patron :

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320
La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien

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pas
qui
me
ne
le

donnait des cadeaux pour les gosses » (inactif, Oran). « Je ne peux pas partir d'ici,
à cause de celui qui nous héberge. Il est trop vieux ; des fois quand il se sent un peu
fatigué, je reste à son chevet toute la nuit. Il est pour nous un second père. Mon père
même n'a pas fait pour nous ce qu'il est en train de faire, le patron. Il partage même
sa nourriture avec nous. Je ne pourrais pas partir et le laisser. Ma conscience me le
reprocherait toute la vie (...) Il est très gentil envers moi-même et ma femme. Il est
brave. C'est un pur Français. Même lorsque je ne travaille pas, il me donne à manger.
Dernièrement, les contributions ont voulu me saisir tout ce que j'ai parce que je ne
pouvais pas payer. C'est grâce à mon patron qu'ils ne l'ont pas fait. Il a payé pour moi
(journalier peintre, Saïda) 1.

II

LE TRAVAIL CONTRAINT

Uabsence d'instabilité

On comprend que, en dépit d'un taux d'insatisfaction élevé à l'égard


du travail et surtout du salaire, l'instabilité professionnelle soit très
réduite : 6,3 % seulement des enquêtés ont occupé trois emplois et 3,1 %
deux emplois entre le début de l'année 1959 et le milieu de l'année 1960,
ces changements d'emploi étant consécutifs à des débauchages pour plus
de la moitié. Plus d'un tiers des gens qui disent ne pas aimer leur travail
déclarent aussi ne pas en chercher un autre, les uns « parce qu'ils n'ont pas
le temps », les autres parce qu'ils ne veulent pas risquer de perdre l'emploi
qu'ils tiennent pour un autre très hypothétique.

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réponse
bâches,
place,

1. Le paternalisme comme combinaison de familiarité et de distance n'est pas propre


aux seuls patrons européens. A preuve cette réponse d'un patron algérien (Tlemcen) :
« Mes employés, c'est mieux que des amis, c'est comme des fils... Non, je ne les rencontre
jamais en dehors du travail. »
321
Pierre Bourdieu

« Mon métier ne me plaît pas, mais j'ai peur d'en changer. Je travaille pour 25 000 fr.
par mois, c'est mieux que de ne rien gagner » (mécanicien à la marine marchande,
Alger).
La conscience de l'excédent de main-d'œuvre fait que celui qui a un
emploi s'attache avant tout à le conserver. Conscients d'être aussi peu
irremplaçables que possible en raison de leur faible spécialisation et du
fait de l'abondance des candidats possibles à leur succession, la plupart
des manœuvres, ouvriers et petits employés ont souci, avant tout, de con¬
server leur place. On le verra mieux par un exemple : « Je travaille trop,
dit un commissionnaire d'Oran, je n'ai pas assez de vacances ; c'est fati¬
gant. Je ne peux pas avoir de congé parce que je ne peux pas avoir de rem¬
plaçant ; le patron devrait le payer, moi le former, lui apprendre à livrer
la margarine et la levure. » Autant d'explications confuses et embarrassées.
Mais, un peu plus loin, à propos des heures supplémentaires, il ajoute :
« Moi je travaille même le dimanche, parfois il y a des boulangers qui
viennent me réveiller ; la marchandise reste dans la voiture fermée devant
la porte. Je n'ai jamais de congé. Si quelqu'un vient me remplacer, il est
capable de travailler à moitié prix, alors le patron verra son intérêt, il ne
verra pas que j'ai 14 ans de service pour lui. » L'instabilité choisie cons¬
titue un luxe que bien peu de travailleurs peuvent s'offrir, un privilège
réservé à ceux qui, du fait de leur qualification, sont assurés de retrouver
aisément
forcée 1. un travail. Pour les autres, il reste seulement l'instabilité

L'absence d'ascension

La mobilité verticale en l'espace d'une existence est aussi très réduite.


Condamnés à stagner du fait de la concurrence et de l'absence de formation
professionnelle préalable, la plupart des travailleurs manuels ignorent
jusqu'à l'espoir de s'élever dans leur profession. Interrogés à ce sujet, ils
répondent bien souvent par le rire, la question n'ayant pas le moindre
sens pour eux. « Je suis encore à la journée. Il n'y a pas d'échelons (rire) ! »
(journalier, Constantine). Non seulement toute espérance raisonnable
d'ascension sociale fait défaut, mais la pensée même d'une telle espérance
est absente et presque inconcevable 2.
— Espérez-vous vous élever dans votre profession ?
« Je n'espère rien. Pour moi, c'est la pelle et la pioche » (journalier maçon, Tlemcen).
« Cette question est stupide, qui ne voudrait pas s'élever ! Si possible, je voudrais
devenir chef de division » (attaché de préfecture, Médéa).

4. L'existence d'une grande stabilité de l'emploi a été établie aussi par l'étude statis¬
tique portant sur 3 000 sujets.
2. L'étude statistique a montré que les revenus ne varient pas de façon sensible
selon l'âge.
322
La hantise du chômage chez Vouvrier algérien

Il est significatif que deux individus puissent s'esclaffer devant la


même question pour des raisons strictement opposées, chacun saisissant
comme inconcevable ce que l'autre trouve naturel 1. Il est significatif
aussi que soit réservé à quelques-uns le privilège de l'espérance 2. 1
Plus ou moins clairement, chacun sait, au moins parmi les plus favo¬
risés, que le mur qui barre l'horizon de son avenir ferme aussi l'avenir de
tous ceux qui partagent sa condition. « Connaissez-vous quelqu'un qui
ait réussi ? ». « Non, je ne connais pas. » « Personne que je connais. » « On est
tous pareils. » « Ceux que js connais sont comme moi. » « Je ne connais pas ;
personne, il est monté dans mon métier » ; et ainsi de suite. La conscience
du non-emploi s'achève ici dans la conscience d'un condition commune.
Ainsi l'idée s'exprime souvent que le sort du chômeur n'est pas imputable
à des insuffisances ou des inaptitudes individuelles, mais bien à une situa¬
tion objective.
rente de l'ancienne
Tel est
et leindissociable
fondement d'une
de la nouvelle
révolte solidarité,
contre unetoute
condition
diffé¬

partagée. « Voyez, je connais des voisins qui me disent 'j'ai couru toute la
journée pour un travail, je n'ai pas trouvé'. Alors moi, si je gagne
1 000 francs, je suis obligé de partager avec eux et voilà, nous sommes tous
malheureux (...) A la sortie du travail, je discute avec mes camarades,
nous discutons de nos soucis, de notre misère et ensuite chacun rentre
chez lui parce que nous sommes « crevés » (ouvrier dans une usine de bois,
Oran).

Les « occupations »

dans
Toutes
la situation
les analyses
de certains
antérieures
marchands
trouvent
à la sauvette,
une illustration
véritableconcrète
limite,
et à ce titre, hautement significative. Comment expliquer en effet la proli¬
fération extraordinaire de ces petits commerces de fortune ? Comment
comprendre, si l'on se place au seul point de vue de la rentabilité, la con¬
duite de ces hommes qui poussent tout le jour leur petit chariot pour vendre
deux ou trois pastèques, un pantalon d'occasion, un paquet de cacahuètes ?
Ici encore, c'est l'impératif du travail à tout prix qui conduit à travailler
pour faire quelque chose, quelque chose plutôt que rien. « Si travail, cela
veut dire avoir un métier, le pratiquer de façon stable et en vivre de façon
correcte, ça n'est pas tout le monde et c'est une autre chose. Si travail,
ça veut dire faire quelque chose, faire n'importe quoi pour ne pas rester
les bras croisés, pour gagner sa croûte, là, il n'y a que les paresseux qui
ne travaillent pas » (cuisinier, Alger). Ainsi, à ceux qui n'ont rien, il reste
toujours ce dernier recours.

profession,
forte.
1. Pour
2. 5,4 %les
contre
seulement
catégories
55,2 des
%inférieures,
des
manœuvres
cadres la
et et
mobilité
fonctionnaires.
ouvriersentre
déclarent
les générations
espérer s'élever
n'est guère
dans plus
leur

323
Pierre Bourdieu

Mais quelle peut être, pour ceux qui l'exercent, la fonction de cë type
de travail ? En premier lieu, le tout petit commerce est la seule occupation
qui n'exige aucun capital initial, ni le « métier », ni l'instruction, ni l'argent,
ni le local. S'il ne faut pas sous-estimer l'importance réelle de revenus qui
peuvent nous paraître misérables, il semble évident que le fait de se livrer
à ces métiers, qu'il vaudrait mieux appeler « occupations », ne se laisse pas
expliquer par la seule considération de l'intérêt. Ce travail n'est pas seule¬
ment un gagne-pain : les résultats matériels de l'action, les profits qu'elle
procure, n'en constituent pas toute la signification. Peut-être faut-il voir
là une attitude analogue à celle du fellah qui, en mauvaise année, sème
après les labours de printemps, en sachant qu'il a très peu de chance de
récolter quelque chose. « Si le fellah comptait, dit le proverbe kabyle,
il ne sèmerait pas. » Un tel travail est, en un certain sens, sa propre fin
parce que, à la vérité, il n'a pas de fin adéquate en dehors de lui-même.
Non pas que le travail soit saisi comme la fin dernière de l'existence.
Travailler pour travailler, ce n'est pas vivre pour travailler, ce n'est pas
travailler pour vivre. Tout se passe comme si, ne pouvant accéder au tra¬
vail comme moyen d'obtenir un salaire ou un revenu, on en venait,
par la force des choses à dissocier le travail de son résultat économique,
le saisissant moins comme lié à son produit que comme opposé au non-
travail. Travailler, même pour rien, même pour un revenu infime, c'est,
devant soi-même et aux yeux du groupe, faire tout ce qui est en son pou¬
voir pour gagner sa vie en travaillant, pour s'arracher à la condition de
chômeur. Le fait de tâcher de travailler (plutôt que de travailler à propre¬
ment parler) suffit à assurer une justification aux yeux du groupe, aux
yeux de ceux dont on a la charge, l'épouse et les enfants, aux yeux de ceux
aussi auxquels on a recours pour vivre. Tous les semblants d'occupation
sont peut-être le dernier rempart contre la déchéance extrême de celui
« qui se fait nourrir par les autres », qui vit à la charge de ses parents ou
de ses voisins. La défense de la dignité et du respect de soi paraissent cons¬
tituer la motivation véritable, beaucoup plus que l'espérance du profit.
En effet, « un homme digne qui ne veut pas vivre aux dépens des autres,
même s'il doit vivre d'expédients, doit travailler. S'il ne trouve aucun
travail, il peut encore vendre à la sauvette » (cuisinier, Alger). La justifi¬
cation
une société
que procure
où l'entr'aide
le fait de
s'exerce
s'essayer
aussi
à travailler
intensémentest et
trèsoùimportante
le chômeurdans
est

secouru par les autres, parents, voisins ou amis. En travaillant, ne fût-ce


que de façon symbolique, tous ces vendeurs de riens pour un rien témoi¬
gnent qu'ils sont victimes d'une situation objective et non de leur inca¬
pacité, de leur indolence ou de leur paresse.

324
La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien

III

LA DÉSORIENTATION

Toute l'existence des couches les plus défavorisées se passe sous le


signe de la nécessité et de l'insécurité. Ceci est vrai, particulièrement,
des journaliers et, plus précisément, des travailleurs intermittents et des
chômeurs.

Pour ces hommes prêts à tout faire et conscients de ne savoir rien faire,
toujours disponibles et totalement soumis à tous les déterminismes,
condamnés à vivre au jour le jour et avides de stabilité, dépourvus de
métier véritable et voués de ce fait à tous les semblants de métier, il n'est
rien de solide, rien de stable, rien de sûr, rien de permanent. L'emploi
du temps quotidien, partagé entre la recherche du travail et les travaux
de fortune, la semaine ou le mois découpés au hasard de l'embauche en
jours ouvrables et en jours chômés, tout porte la marque de la précarité.
Point d'horaire régulier ni de lieu de travail fixe. La même discontinuité
dans le temps et dans l'espace. La recherche du travail est la seule cons¬
tante de cette existence ballottée au gré du hasard ; et aussi l'échec quo¬
tidien de la recherche. On cherche du travail « à droite et à gauche » ;
on emprunte « à droite et à gauche ». On emprunte à droite pour rendre à
gauche. « Je reste en empruntant à l'un et à l'autre comme une épluchure
sur l'eau » (chômeur, Constantine).
Toute la vie se passe sous le signe du provisoire. Mal adaptés au monde
urbain dans lequel ils sont comme égarés, coupés du monde rural et de ses
traditions rassurantes, ils vont, sans passé et sans avenir, obstinément
acharnés à forcer le hasard, à essayer de prendre prise sur un présent qui
leur échappe irrémédiablement 1.
Toute l'existence se trouve dépourvue de ce qui en constitue normale¬
ment l'armature, à savoir la vie professionnelle, avec ses rythmes temporels
et spatiaux, ses contraintes, les assurances qu'elle procure, l'avenir qu'elle
permet d'envisager et de prévenir. Or, comme le dit bien un enquêté,
« on a beau dire, ce qui fait un homme, c'est le travail ». Si l'on sous-estime
souvent les conséquences du chômage, c'est que l'on saisit le travail comme

liales
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manœu¬
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C'est
recons¬
emploi
fami¬
les
de

325
Pierre Bourdieu

un simple moyen de gagner sa vie alors qu'il est peut-être, sinon le fonde¬
ment d'un art de vivre, du moins la condition nécessaire à l'élaboration
consciente ou inconsciente d'un plan de vie. Pour le manœuvre sans spé¬
cialité et sans emploi permanent, pour le chômeur ou pour le marchand
à la sauvette, pour tous ces jeunes gens qui traînent leurs journées et que
l'on voit souvent autour des machines à sous ou des juke-box, le drame ne
consiste pas seulement en l'absence d'occasions objectives de travailler,
mais en la privation d'une vie régulière de travail et de la stabilité que
garantit le produit assuré du travail 1.

La recherche de la sécurité

On comprend que l'ambition fondamentale des individus des couches


les plus défavorisées soit la stabilité de l'emploi. Toutes les fois que les
aspirations viennent à s'exprimer, on voit apparaître les termes et les
expressions disant la sécurité et la stabilité. Commun à la grande majorité
des manœuvres, des ouvriers sans spécialité, des employés, des petits
artisans et commerçants, le désir de stabilité prend la forme de l'aspiration
à une véritable profession (par opposition à « l'occupation ») où les condi¬
tions d'embauche et de licenciement, de promotion et de retraite soient
garanties et réglementées ; où des protections soient instaurées contre les
effets funestes de la concurrence effrénée, où les réglementations sur
l'hygiène et la sécurité, sur les horaires de travail, sur l'emploi de la main-
d'œuvre, sur les critères de qualification, sur la rémunération, ses taux, ses
modes et ses types, soient effectivement appliquées. Si le plus grand
nombre voit dans la fonction publique une sorte de paradis professionnel,
c'est que toutes ces garanties contre l'insécurité et l'arbitraire y font leur
apparition, et cela, même en l'absence d'un contrôle syndical.
En l'absence d'emploi régulier, ce qui se trouve menacé d'abord, c'est
tout l'équilibre psychologique et, en particulier, affectif qui est solidaire
d'une véritable insertion dans la société. C'est, par exemple, la fonction
sociale du chef de famille qui est mise en question par le chômage et du
même coup l'autorité et l'estime qui en sont inséparables, cela à la fois
dans le groupe familial et hors de ce groupe, parmi les voisins ou les amis.
L'estime de soi peut-elle survivre, surtout dans une société comme celle-
ci, à l'altération de l'estime sociale ? C'est ainsi que les normes culturelles
les plus strictes sont transgressées sous la pression de la nécessité.

Sidi
(18« mois),
Ma
Belfemme
Abbès).
c'étaita ma
travaillé
femmecomme
qui travaillait
domestique.
pour nourrir
Oui, pendant
la famille
que» je
(ouvrier
ne travaillais
matelassier,
pas

sifs1. du
Chômeur,
même individu
manœuvre,
; ce sont
marchand
en tout
à lacassauvette,
trois conditions
ce peuvent
interchangeables.
être les métiers succes¬

326
La hantise du chômage chez l'ouvrier algérien

L'inversion des fonctions traditionnellement imparties à l'homme


et àdernière
la la femme
déchéance
est vécue,: aussi bien par l'individu que par le groupe, comme

laisse
pour
c'est
mendicité.
« Devant
d'autres
la
aller,
déchéance.
On
c'est
tant
; neon
leréagit
d'efforts
désespoir,
neC'est
fait
plus
alors
plus
pour
;c'est
à aucun
laquoi
rien,
la
femme
folie,
bon
la
effort,
bonne
?qui
c'est
Ond'ailleurs
travaille,
l'alcool
est
volonté
vaincu.
pour
onles
tombe,
ne
Pour
enfants
certains,
peut
on
cesplus
se
qui
gens
c'est
décourage,
; cirent.
on
là,
la cLest
résignation
laisse
C'est
l'État
on
aller,
se
la

qui doit faire quelque chose ; parce que jamais ils ne se tireront d'affaire tout seuls par
le travail ; ce sera toujours insuffisant. Il faut que l'État accepte de perdre pour les
sauver » (patron limonadier, Alger).

Ainsi, peu à peu, on s'installe dans l'apathie et la résignation fataliste.


Il arrive que les marchands à la sauvette finissent par faire profession
de ce qui n'était qu'un pis-aller provisoire. « Beaucoup se sont trouvés
obligés de faire ça pour vivre, si bien que maintenant, pour rien au monde,
ils ne feraient autre chose. Ça, c'est mauvais, parce que ce qui était une
nécessité au départ devient une forme de paresse » (cuisinier, Alger). On
s'accommode et on s'accoutume irrésistiblement à une existence végé¬
tative de
métier et chômeur
parasitaire.
ou de
Totalement
faux-travailleur
dépasséet par
on s'en
le monde,
satisfait.on
Lesseobstacles
fait au
objectifs fournissent une excuse à la démission.

Emploi et plan de vie

En l'absence d'emploi régulier, ce qui fait défaut, ce n'est pas seule¬


ment une place pour travailler et une tâche quotidienne, c'est une organi¬
sation cohérente du présent et de l'avenir, c'est un système d'expectations
et un champ de fins concrètes en référence auquel toute l'activité puisse
s'orienter. C'est seulement à partir d'un champ du présent structuré et
maîtrisé qu'un futur à la fois distant et accessible peut être visé et posé
dans un projet ou une prévision rationnelle. Chômeurs, porteurs, com¬
missionnaires, vendeurs à la sauvette, gardiens d'on ne sait trop quoi,
revendeurs au détail d'un paquet de cigarettes ou d'un régime de bananes,
et tous ces gens dont le gain est autant une aumône qu'un pourboire, ne
sont pas assez assurés du moment présent pour essayer de s'assurer de
l'avenir, n'ont pas sur le monde présent ce minimum de prise qui apparaît
comme la condition de possibilité d'un effort délibéré et d'une tentative
rationnelle destinés à prendre prise sur le futur. L'imprévoyance et l'aban¬
don fataliste au hasard sont l'expression d'une défiance totale en l'avenir,
fondée sur la conscience de ne pouvoir maîtriser le présent.
La perspective d'un travail régulier et permanent est corrélative de la
formation d'une conscience temporelle ouverte et rationnelle ; au con¬
traire, l'absence de travail ou l'instabilité de l'emploi s'accompagne de
l'absence de mise en perspective des aspirations et des opinions, de l'ab-
327
Pierre Bourdieu

sence d'un système de projets et de prévisions rationnels. Faute de pers¬


pective réelle d'ascension sociale par exemple, la plupart des chômeurs
et des manœuvres sans emploi régulier forgent des aspirations démesurées
et contredites par les possibilités effectives. L'abîme est le plus souvent
immense, infranchissable, qui sépare le niveau d'aspiration et le niveau
d'accomplissement, l'imagination et l'expérience 1. Interrogé sur l'avenir
qu'il espère pour ses enfants, un chômeur de Constantine déclare : « Ils
iraient à l'éeole ; quand ils seraient assez instruits, ils choisiraient eux-
mêmes. Mais je ne peux pas les envoyer à l'école. Je voudrais, si je pouvais,
les instruire pendant longtemps pour qu'ils soient docteurs ou avocats.
Mais je ne suis pas aidé. Il m'est permis de faire des rêves. » Le même,
alors que ses revenus actuels sont nuls, évalue à 200 000 francs par mois
les revenus qui lui sont nécessaires pour satisfaire les besoins de sa famille.
On retrouve le même décalage entre les aspirations vécues sur le mode de
l'imaginaire ou de la rêverie et la situation réelle chez ce chômeur de Saïda
qui après avoir dit qu'il craignait d'être contraint de retirer ses enfants
de l'école, faute de ressources, souhaite pour sa fille « qu'elle aille jusqu'à
la fin, jusqu'à ce qu'elle ait réussi, jusqu'à son bac si elle peut, ou jusqu'au
brevet, comme ça elle peut travailler institutrice ». Cet autre de Cons¬
tantine dit d'une part : « Il faut de l'instruction, mais pour avoir de l'ins¬
truction, il faut de l'argent » ; et d'autre part, au sujet de l'éducation de
ses filles : « Je les enverrai à Alger, à Paris et même plus loin. Elles conti¬
nueront jusqu'au bout » ; enfin, à une troisième occasion : « On ne peut pas
instruire les enfants quand on touche 400 francs par jour. Qu'est-ce qu'on
peut faire ? J'ai envoyé ma fille en colonie de vacances. J'ai été obligé de
l'habiller
chose ! » Un
pour
autre
l'envoyer
chômeuretdeje Constantine
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que ça m'a
les affirmations
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les

plus contradictoires au sujet de l'avenir de ses filles : « Je n'enverrai à


l'école que les garçons. Pour les filles, il leur faut à chacune un gardien »
et plus loin : « Ah ! si elle est instruite, il faut qu'elle (la jeune fille) travaille ;
elle peut se défendre : ça c'est son affaire. Mais maintenant, même si je
crève de faim avec ma femme, je ne la laisserai pas travailler. » Mêmes
contradictions et mêmes incohérences chez les petits artisans et commer¬
çants : « Je voudrais que mes fils et mes filles continuent leurs études ;
qu'ils soient ingénieur, directeur ; si c'est impossible, instituteur. Comme
moi je n'ai eu aucune étude professionnelle, je suis malheureux ; je ne
veux pas que mes enfants subissent le même sort (...). Mais je ne peux pas
les envoyer à l'école, j'ai peur de ne pas pouvoir les envoyer, parce que je
ne peux pas leur payer les livres. Je crois que je serai obligé de retirer ma
fille » (marchand de légumes ambulant, Tlemcen). Ainsi, à celui qui ne
peut envisager raisonnablement un avenir raisonnablement accessible,
il ne reste que de rêver.

plus
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Cette analyse
à mesure
trouve
que vérification
la stabilité de
en l'emploi
ce que les
s'accroît.
aspirations deviennent de plus en

328
La hantise du chômage chez Vouvrier algérien

IV

FORMES ET DEGRÉS DE LA CONSCIENCE DU CHÔMAGE

Le simple fait de se dire chômeur ou d'appréhender l'existence du chô¬


mage en tant que tel marque un changement radical d'attitude à l'égard
de sa propre situation. En effet, que peut signifier la notion de chômage
pour la masse des inemployés et sous-employés qui demeurent étrangers
au circuit de l'économie moderne et qui ignorent le travail salarié ? Pour
des taux d'occupation réelle sensiblement analogues, les ruraux des strates
kabyles se déclarent volontiers chômeurs s'ils jugent leur activité insuffi¬
sante, alors que les habitants du Sud se disent plutôt occupés. Cela se
comprend aisément du fait que les premiers, en raison d'une longue tra¬
dition d'émigration vers la France et vers les villes d'Algérie, ont une
expérience directe ou médiate de l'économie moderne *, à laquelle les
seconds sont restés relativement étrangers. Dans le milieu rural tradition¬
nel, le non-travail n'est pas saisi comme chômage, ni davantage comme
loisir. L'agriculture et l'élevage ont leurs rythmes, leurs alternances de
périodes de plein travail et de périodes où l'on travaille au ralenti. Tous les
membres de la famille, depuis le patriarche jusqu'au tout jeune adolescent,
participent aux travaux agricoles à des degrés différents et avec des
fonctions diverses. Aussi se saisissent-ils tous comme occupés et comme
occupés en permanence parce que, si peu soit-il, il y a toujours pour tous
quelque chose à faire. L'apparition de la conscience du non-emploi marque
un changement d'attitude total à l'égard du travail et du monde. A la
soumission naturelle à un ordre naturel parce que traditionnel (c'est-à-
dire allant de soi), fait place une attitude revendicatrice, voire révolu¬
tionnaire. Celui qui se déclare chômeur au lieu de se dire occupé saisit et
juge sa condition par rapport à un système de référence nouveau ; c'est
parce qu'il fait intervenir, implicitement ou explicitement, la notion de
plein emploi tirée de l'expérience de l'économie moderne et du travail en
milieu européen, qu'il se saisit comme non-occupé 2. Cela apparaît aussi
à travers le fait que, plus ouverts au monde moderne, les jeunes de 14 à
25 ans qui ne sont pas occupés se déclarent chômeurs le jour même. Dans
le domaine de l'emploi, comme ailleurs, l'effet de démonstration exercé

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329
23
Pierre Bourdieu

par la société européenne a été immense. Il s'ensuit que ce qui anime les
revendications des masses algériennes, ce n'est pas tant la conscience
abstraite et formelle de droits abstraits et universels, entendus comme
droits de l'homme, que la révolte contre l'inégalité et le privilège, que la
volonté de bénéficier des mêmes avantages que les Européens. La reven¬
dication sur le mode du « pourquoi eux et pourquoi pas nous ? » précède
l'affirmation de l'égalité en droit de tous les hommes et non l'inverse.
La conscience du chômage est plus ou moins aiguë, plus ou moins
rationnelle, selon les individus et selon les catégories sociales. La pure
constatation du donné, le simple énoncé de l'existence du chômage, de
l'absence d'emploi ou de l'excédent de main-d'œuvre, est la forme la plus
élémentaire (et la plus commune) de l'expression de la conscience du
chômage et coexiste généralement avec cette conscience agie qui s'ex¬
prime seulement dans les attitudes. Au-delà, on rencontre deux types
d'expression de la conscience du chômage qu'il faut se garder de con¬
fondre. Les individus des couches les plus défavorisées expriment et
vivent l'expérience du chômage et de la situation coloniale dans la logique
de l'affectivité. La révolte est avant tout dirigée contre une autorité
personnelle plutôt que contre l'exploitation économique, contre des per¬
sonnes ou des situations individuelles et non contre une organisation qu'il
s'agirait de transformer totalement et globalement x. Toutefois, le
caractère systématique des expériences les plus disparates, depuis la
brimade jusqu'au chômage, est très vivement ressenti. Ainsi se développe
la croyance que toutes ces expériences sont le résultat d'une sorte de plan
systématique conçu par une volonté maligne 2. « Les Français, dit un chômeur
de Saïda, ne veulent pas me donner du travail. Tous ces messieurs qui sont
là près de moi ne travaillent pas. Ils ont tous des certificats, l'un fait
maçon, l'autre chauffeur, tous ont un métier. Pourquoi alors n'ont-ils pas
le droit de travailler ? Il nous manque tout. Les Français ont tout ce qu'il

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330
La hantise du chômage chez Vouvrier algérien
leur faut pour bien vivre. Mais à nous, ils ne veulent rien donner, ni travail,
ni rien. » Et ce patron épicier à Alger : « Il faut que celui qui a du travail
le donne, ne le cache pas. » Le chômage est compris ici non point comme
un aspect d'une conjoncture économique et sociale que la situation colo¬
niale peut expliquer au moins partiellement, mais bien comme le résultat
d'une volonté. A la nécessité se trouve substituée l'intention. Le système
colonial est vécu comme une sorte de Dieu méchant et caché qui peut
s'incarner, selon les occasions et les circonstances, dans « les Européens »,
« les Espagnols,». » « les Français », « la France », « l'Administration », « le
Gouvernement

Ce Dieu méchant prend la place, dans beaucoup de consciences, du Dieu


de la tradition. Et du même coup, au fatalisme optimiste, au sentiment
du mektoub («c'est écrit ») qui était, avant tout, remise de soi et abandon
confiant à la volonté divine, se substitue souvent un fatalisme pessi¬
miste, fondé sur la conviction intime qu'il est absurde et vain de lutter
contre une toute puissante méchanceté. Là où l'on disait « c'est écrit », on
dit maintenant « c'est voulu ». Et, parallèlement, s'exprime une révolte pro¬
fonde, « révolte des émotions » plutôt que conscience révolutionnaire vraie,
parce qu'elle s'en prend moins au système qu'à ses manifestations, parce
que les énergies qui l'animent sont moins rationnelles que passionnelles.
Avec l'emploi' permanent et le salaire régulier, avec l'instruction et la
formation syndicale, avec l'existence de perspectives réelles d'ascension
sociale, apparaît une vision cohérente et rationnelle du système colonial.
Les salariés du secteur moderne, les fonctionnaires, les patrons d'entre¬
prises rationalisées peuvent mettre entre parenthèses l'expérience vécue
et la passion qui en est inséparable et, du même coup, aller au-delà des
manifestations phénoménales du système colonial auxquelles s'arrêtent
certains esprits parce qu'elles sont plus manifestes et plus chargées de
force émotionnelle. Chez des individus qui disposent des ressources maté¬
rielles et intellectuelles indispensables pour adopter une « conduite ration¬
nelle de la vie », qui sont capables de se situer dans la logique du calcul
rationnel et de la prévision, qui sont pourvus d'un système cohérent
d'aspirations et de revendications, la conscience révolutionnaire prend ses
racines dans l'existence quotidienne.
Animés du radicalisme du sentiment, ne pouvant attendre l'amé¬
lioration cle leur condition que d'un bouleversement complet de l'ordre
social, les sous-prolétaires des villes, comme les ruraux prolétarisés,
risquent de devenir la proie des démagogues promettant des solutions
radicales et magiques s'ils ne trouvent pas dans un syndicalisme révolu¬
tionnaire, non seulement l'espérance raisonnable d'une transformation
réelle de leur condition, mais aussi une transformation de leur mode de
vie et de leurs représentations déterminée par l'éducation.

PIERRE BOURDIEU
Faculté des lettres de Lille

331

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