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Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation

Article  in  Palimpsestes · September 1998


DOI: 10.4000/palimpsestes.1538

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Marianne Lederer
Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3
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TRADUIRE LE CULTUREL :
LA PROBLEMATIQUE DE L'EXPLICITATION
Palimpsestes N°11, 1998, pp. 161-172
M. LEDERER

L'explicitation est en traduction un procédé d'adaptation au lecteur étranger. Il peut s'agir par
exemple de l'explicitation d'un référent désigné dans le texte original ou de celle de faits culturels
inconnus du lecteur de la traduction.

Il me semble utile, avant d'aborder la traduction à proprement parler, de donner un exemple,


dont les traducteurs peuvent s'inspirer, de la façon dont certains emprunts qui à première lecture
peuvent sembler opaques sont explicités par le texte dans son ensemble.

S’inspirer d’auteurs "biculturels"

J'illustrerai mon propos à l'aide de quelques extraits d'un roman indien récent écrit en anglais.

Imprégné dès sa scolarité par la langue et la culture de la Grande Bretagne, Vikram Seth, né
en Inde en l952, connait les deux cultures, l'indienne et la britannique, les deux types de lecteurs
auxquels il aura à faire. Il sait donc au moment où il écrit que le cercle potentiel de ses lecteurs dépasse
largement celui de sa culture nationale. Il est intéressant de noter le dosage d'implicite et d'explicite de
son expression, car il peut servir de modèle au traducteur qui, au lieu de s'acharner à traduire chacun
des éléments linguistiques, s'inspirera de la manière dont cet auteur fait passer son message.

On notera par exemple la fréquence des termes indiens empruntés en anglais (environ 360) et
la manière dont leur référent est explicité au cours du texte dans une narration qui permet petit à petit à
un lecteur au départ ignorant de la culture indienne de comprendre et de ressentir cette culture.

Vikram Seth a publié récemment A Suitable Boy1, saga familiale se déroulant quelques
années après que l'Inde ait acquis son indépendance. Il y trace une fresque haute en couleur de la vie,
du peuple, des pratiques sociales et politiques, industrielles et agricoles de l'Inde de l'époque de Nehru.

Nous assistons au mariage de la sœur aînée de l'héroïne. Quoi de plus universel que le fait
pour deux jeunes gens de se promettre amour et fidélité avant de fonder une famille. Quoi de plus
habituel que la famille et les amis se réunissent pour fêter l'événement.

"Servants, some in white livery, some in khaki, brought around fruit juice and tea and coffee
and snacks to those who were standing in the garden: samosas, kachauris, laddus, gulab-jamuns,

1
Vikram SETH, A Suitable Boy, Londres, Phoenix, 1993.

1
La problématique de l’explicitation

barfis and gajak and ice-cream were consumed and replenished along with puris and six kinds of
vegetables".

En Occident, l'on servirait des canapés et des petits fours salés et sucrés ; les aliments sont
différents, leur fonction est la même. Pour un Indien, les mets servis possèdent sans doute chacun une
réalité bien précise. Ce ne sera pas le cas pour la plupart des anglophones qui lisent le roman de
Vikram Seth. Certes, l'occupation de l'Inde a laissé des traces profondes en Grande Bretagne, dont le
thé, le chutney et le curry font partie. Les non-Britanniques qui lisent l'anglais n'auront pas les mêmes
souvenirs mais, malgré les nombreux emprunts au hindi et à l’ourdou, ils suivront sans peine les
descriptions de la vie indienne. Ils ne connaitront pas les référents auxquels renvoient les mots samosa,
kachauri, laddu, etc., mais ils en comprendront la fonction. A chaque page du roman, ils glaneront des
informations qui délimiteront de façon de plus en plus précise la réalité à laquelle renvoient les
vocables étrangers. Un exemple : p.4, Madame Mehra, la mère de la mariée, accueillant ses hôtes leur
dit :

"Please eat something, please eat: they have made such delicious gulab-jamuns, but owing to
my diabetes I cannot eat them [...]".

On comprend que le gulab-jamun est une sucrerie et lorsque, plus tard, vient l'énumération de
tous les mets servis dans le jardin, la notion de sucré s'ajoute implicitement au terme, bien que l'on ne
sache pas encore quel est l'aspect d'un gulab-jamun, ni quels ingrédients entrent dans sa confection.

Le caractère implicite de l'expression originale n'est qu'un des aspects d'un phénomène
général ; on le voit lorsqu'on compare deux langues : le français parle par exemple de 'planteur de
betteraves', l'anglais dit 'beetgrower', mais au total le planteur et le grower ne font qu'un ! De même,
tout texte est composé d'une partie explicite et d'une partie plus ou moins importante de sous-entendus.
La traduction de la culture doit rétablir un dosage adéquat entre l'implicite et l'explicite, qui vise à faire
passer autant du même tout de l'original que possible.

Les choses désignées par les termes font partie de la culture, mais ne sont pas toute la culture.
Celle-ci s'exprime tout autant sinon plus à travers les idées et les faits que désigne le texte. Voyons en
guise d'illustration une partie de la cérémonie du mariage (p. l5) :

The two bare-chested priests, one very fat and one fairly thin, both apparently immune to the cold, were
locked in mildly insistent competition as to who knew a more elaborate form of the service. So, while the
stars stayed their courses in order to keep the auspicious time in abeyance, the Sanskrit wound interminably
on [...].
Lata tried to imagine what Savita was thinking. How could she have agreed to get married without knowing
this man?

2
La problématique de l’explicitation

Chaque ligne du texte apporte aux lecteurs son lot d'informations nouvelles sur les mœurs
indiennes. Les deux prêtres nus jusqu'à la taille, le choix du moment propice pour le mariage, le
sanscrit, langue du service religieux, le mariage arrangé par les parents... Tout ceci, les lecteurs le
comprennent, le comparent à leurs propres connaissances du même type de situation et l'intègrent dans
leur savoir du monde.

Vikram Seth dessine dans son roman les grands traits de l'Inde des années 50, non pas
seulement par l'usage de vocables locaux, mais essentiellement par la narration elle-même. Ne serait-
ce qu'à travers la scène du mariage sur laquelle ouvre le roman (une vingtaine de pages), le lecteur est
placé devant toutes sortes de faits culturels, de façons de faire ou de voir le monde qui lui sont a priori
étrangers mais qu'il est capable d'assimiler.

L'Indien extrait de ces vingt premières pages tout un implicite qu'il puise dans son vécu ; le
non-Indien n'en tire pas autant, certains détails lui échappent ; il n'y puise pas moins des connaissances
qu'il n'avait pas auparavant ; dans ces vingt pages, il commence à appréhender, à la fois
rationnellement et émotionnellement, la façon dont vivent les Indiens, compréhension qui ira
s'approfondissant au fil de la lecture et lui rendra les faits culturels de plus en plus accessibles.

Le traducteur qui s'inspire de l'exemple de cet auteur et de bien d'autres que l’on pourrait
citer, comprendra qu'à condition que le contexte apporte progressivement des éclaircissements,
l'explicitation, voire les notes en bas de page, sont souvent inutiles. C’est le principe qu’a appliqué la
traductrice du roman de Vikram Seth2. Françoise Adelstain a conservé dans la version française tous
les emprunts de mots indiens (hindi, ourdou) de l'original. Par exemple dans le passage du mariage que
nous avons cité plus haut en anglais, samosas, kachauris, laddus, gulab-jamuns, barfis, gajak sont
repris tels quels dans le texte français. Elle a néanmoins ajouté un glossaire en fin de volume, estimant
sans doute que les francophones, moins familiers de la culture indienne que les Anglais, pourraient
parfois souhaiter s'y reporter. Elle s'est rendu compte que les référents désignés par les emprunts ont
une fonction et correspondent à une situation telles qu'ils n'entravent ni la possibilité d'imaginer des
nourritures exotiques ni le déroulement du récit.

Le culturel en traduction

En tant que traductologue, je trouve enrichissant l'examen d'œuvres écrites par des auteurs
"biculturels", mais la place dont je dispose ne me permet pas de développer le sujet plus longuement.
L'étude de traductions de langues-cultures éloignées s'avère également fructueuse. Lorsqu’on lit des

2
Vikram SETH, Un garçon convenable, traduction par F. Adelstain, Paris, Grasset, 1995.

3
La problématique de l’explicitation

traductions faites à partir de langues que l'on ne connaît pas, on est placé dans la position de lecteur : le
lecteur de la traduction comprend le culturel, explicité ou non, et parfois ponctuellement il ne
comprend pas. Le traductologue, lui, constate parfois un manque de méthode dans l'explicitation ; dans
un même texte, peuvent coexister des explicitations superflues et certaines obscurités qui auraient pu
être éclaircies.

Une explicitation superflue

Ainsi la traduction d'une des nouvelles de l'écrivain coréen Hwang Sun-Won3, Le vieux
potier :

"Alors, à l'automne, c'est l'apprenti qui avait fabriqué les pots de terre, des petits et des
grands, des jungong, des tongong, des banong, des mossegui*, pour faire une dernière fournée avant
l'hiver".

Les traducteurs ont eu raison, je pense, d'emprunter au coréen les noms des poteries plutôt
que de leur chercher des correspondances en français. Ils ont cependant ressenti le besoin de décrire la
forme des pots. Si l'on se reporte à la note du traducteur :

"*les jungong sont de grands pots que l'on place au centre du four, les tongong sont des pots
de grosseur moyenne, les banong sont plus petits (la moitié des tongong); les mossegui sont des jattes
à pied court".

On peut se demander ce que cette note ajoute à la compréhension du texte, dont il ressort
clairement que les emprunts au coréen, qui seraient opaques hors contexte, représentent ici, comme le
texte même le dit : "des pots de terre, des petits et des grands".

A mon sens, les traducteurs ont ici d'une part sous-évalué la capacité des lecteurs de tenir
compte du contexte pour surmonter une ignorance ponctuelle et ont d'autre part surévalué, par rapport
à la visée de la nouvelle, la nécessité d'expliciter.

Explicitations bienvenues de notions opaques

La transmission de la culture, au même titre que celle des événements, de l'intrigue, etc., est
un des devoirs primordiaux du traducteur. Celui-ci s'en acquitte parfois en explicitant dans le texte
même certaines notions opaques dont la compréhension est nécessaire pour suivre le récit.

3
Hwang Sun-Won, La chienne de Moknomi, traduit du coréen par Choi Mi-Kyung, Ko Kwang-Dan et Jean-Noël Juttet,
Paris, Zulma, 1995.

4
La problématique de l’explicitation

J'en reviens au Suitable Boy : pour mieux faire comprendre la notion de zamindari, la
traductrice fait apparaitre le terme à deux reprises. L'anglais dit une première fois ‘large and
unproductive landholdings’: "he was the prime mover of a bill to abolish large and unproductive
landholdings in the state»; le mot zamindari n’apparaît que sept lignes plus bas: "After your Zamindari
Abolition Bill goes through, you will become a hero throughout the countryside".

La traduction accole d'emblée 'zamindari' à grandes propriétés non productives : "il était à
l'origine d'un projet de loi visant à abolir les zamindari, ces grandes propriétés non productives" ; elle
reprend une deuxième fois zamindari : "Quand votre loi sur l'abolition des zamindari aura passé, vous
serez un héros dans toutes les campagnes".

Le simple fait de faire figurer le vocable inconnu à côté de ce qui en est l'explication simplifie
la tâche du lecteur sans pour autant modifier le texte.

Il est parfois nécessaire de fournir une explicitation plus poussée lorsque le texte renvoie à
des faits culturels ignorés du lecteur et sur lesquels le contexte n'apporte aucun éclaircissement. Nous
en trouvons un exemple dans la traduction d'une autre nouvelle de l'auteur coréen déjà cité, Hwang
Sun-Won, Une veuve4 :

Traduction française Traduction littérale

Madame Park fit du feu dans l’âtre de la Elle fit coucher Madame Han à la partie basse.
cuisine. Puis, après avoir balayé le sol, elle fit
coucher Madame Han à l’endroit le mieux
chauffé de la chambre.

En Corée, les maisons individuelles étaient jadis chauffées par le sol, grâce à un système de
conduits qui se refroidissaient à mesure qu'ils étaient plus éloignés du foyer situé dans la cuisine. La
partie de la chambre la plus proche de la cuisine, et donc la mieux chauffée, était dénommée "partie
basse".

Le traducteur doit-il faire passer toutes ces caractéristiques ? La démarche adoptée en


l'occurrence par les traducteurs, qui ont écrit :" à l'endroit le mieux chauffé de la chambre", s'explique :
ce qui compte ici, c'est de montrer le respect avec lequel Madame Park traite Madame Han, tel qu'il
ressort de l'ensemble de la nouvelle. Il ne s'agit pas d'attirer l'attention sur le mode de chauffage des

4
Je remercie Choi Mikyung, l'une des traductrices, de m'avoir fourni cet exemple et le suivant.

5
La problématique de l’explicitation

maisons coréennes. Méthodologiquement, les traducteurs de cette nouvelle ont eu raison de ne pas
ajouter une explicitation culturelle en note ou dans le texte.

Deux pages plus loin dans la même nouvelle, ils ont jugé nécessaire d'expliciter une notion
qui joue un rôle dans le récit.

Traduction française Traduction littérale

(...) parmi les gens des villages de la région. Le Elle s’était même coupé un doigt, suivant les
jeune mari n’y échappa pas. Après dix jours de conseils des vieux.
fièvre, il mourut. Son épouse avait tout essayé
pour le sauver : elle s’était même coupé un
doigt, suivant les conseils des vieux, pour lui
donner à boire du sang frais. Mais ses efforts
(...)

Le coréen dit : "elle s'était même coupé un doigt, suivant les conseils des vieux". Le lecteur
lisant un tel texte en français pourrait à juste titre se poser des questions sur la cohérence de ce
comportement : "son épouse avait tout essayé pour le sauver, elle s'était même coupé un doigt, suivant
les conseils des vieux". Il pourrait aussi le cas échéant en tirer des conclusions fausses : sacrifice aux
Divinités ou autres pratiques religieuses barbares. Les traducteurs connaissant le fait culturel auquel
renvoie "elle s'était même coupé un doigt" l'explicitent en quelques mots : "pour lui donner à boire du
sang frais". Cet ajout éclaire sobrement le lecteur. Le récit montre jusqu'où l'héroïne pousse le
dévouement. Il était indispensable d'ajouter une explication, qui trouve sa juste place dans le texte
même. Une note en bas de page aurait pu être plus explicite. Par exemple : La femme coréenne
d'antan, dévouée à son mari, devait se sectionner l'annulaire -ce doigt étant nommé "doigt de
médicament" - lorsque son mari était gravement malade, afin de tenter de le sauver en lui donnant à
boire du sang frais. Cette pratique était considérée comme une preuve extrême du dévouement
féminin...

Une note de ce type aurait été intéressante du point de vue ethnologique, mais aurait fait sortir
le lecteur du récit.

Les différentes visées des traductions

L'examen des méthodes appliquées à la traduction des faits culturels mène à poser la question
de la finalité de la traduction du culturel.

6
La problématique de l’explicitation

Jusqu'ici, j'ai traité de traductions dont le but est de faire connaître une œuvre ou un auteur à
un public étranger. On a vu que dans ce cas de figure, l'explicitation pouvait être minimale, ne
comblant les lacunes du lecteur que lorsque celles-ci risquaient de diminuer l'intelligibilité du texte, se
gardant d'aller trop loin dans l'apport d'informations non pertinentes dans le cadre du récit.

D'autres traductions ont des visées plus "ethnologiques". Elles tiennent autant à faire
apprécier l'œuvre ou l'auteur qu'à fournir au lecteur le maximum d'informations sur la civilisation qui a
engendré cette œuvre et sur la langue dans laquelle elle a été écrite.

A cet égard, il m'a semblé édifiant de comparer deux traductions d'un même texte, le Rêve
dans le pavillon rouge5, œuvre chinoise majeure du XVIIIe siècle, dont les visées sont diamétralement
opposées ; l'une a été faite en français pour la Pléiade, l'autre en anglais à Pékin.

Traduction française Traduction anglaise

Au bas du mur supportant les croisées, "The large kang by the window was covered with
s'amorçait la maçonnerie du grand lit de brique a scarlet foreign rug. In the middle were red
à hypocauste*, sur lequel était étalé un tapis backrests and turquoise bolsters both with dragon-
d'outre-mer, de couleur rouge dite sang de design medallions and a long greenish yellow
singe. Au fond, au milieu, étaient disposés un mattress also with dragon medallions.
traversin d'appui de satin rouge vif brodé de
petits macarons d'or, à dessins de dragons et un
matelas de repos d'un brun dit parfum
d'automne à décor semblable.

La comparaison de l'anglais et du français montre des options théoriques (conscientes ou non)


opposées : les traducteurs de la version anglaise utilisent le terme kang et font confiance au lecteur
anglophone pour qu'il comprenne, à l'aide de contextes répétés, l'objet dont il s'agit. Les traducteurs
français en revanche, traduisent le terme kang par "grand lit de brique à hypocauste" et ajoutent une
note explicative en fin de volume : " Lit de brique à hypocauste : construction de brique occupant toute
la largeur de la pièce sous les fenêtres. Elle est chauffée par en dessous, soit avec du feu allumé par
une ouverture ménagée à l'extérieur de la pièce ; soit, plus simplement, en introduisant, à l'intérieur,
sous le lit de brique, un petit poêle allumé".

5
CAO XUEGIN et GAO, E. Hong lou meng, Beijing, Renmin chubanshe, 1974.
Le Rêve dans le Pavillon Rouge traduit par LI TCHE HOUA et ALEZAÏS, J. Paris, NRF, Gallimard, 1981.
A Dream of Red Mansions, traduit par YANG HSIEN-YI et YANG, G., Beijing, Foreign Languages Press, 1978.

7
La problématique de l’explicitation

Les traducteurs de la version anglaise visent à faire lire le roman en tant qu'œuvre littéraire
célèbre dans son pays, décrivant la vie d'un milieu noble traditionnel. Ils considèrent probablement
qu'expliciter le terme kang ne s'impose pas car ce serait donner trop d'importance dans le récit à un
objet dont la nature et la finalité se dégagent du contexte par petites touches ; par exemple, ces deux
passages, une page après la première apparition du terme :

"[...] The nurses urged Tai-yu to sit on the kang, on the edge of which were two brocade
cushions. But feeling that this would be presumptuous, she sat instead on one of the chairs on the east
side."

"[...] Lady Wang was sitting in the lower place of the kang [...] she invited her niece to take
the seat on the east. [...] Not until Tai-yu had been pressed several times did she take a seat by her
aunt."

Le lecteur de la traduction anglaise comprend qu'un kang est quelque chose comme un sofa
ou un canapé puisque plusieurs personnes peuvent y prendre place et il comprend en outre que le kang
semble réservé aux personnages importants.

Les traducteurs français quant à eux ont une toute autre conception de ce que la traduction
doit transmettre. Leur version veut initier le lecteur aux détails de la civilisation chinoise. Leur
traitement de kang semble cependant peu adroit. Nombre de lecteurs français en effet n'imagineront
pas plus ce qu'est un "grand lit de brique à hypocauste" qu'un kang. La déduction tirée du mot "lit" sera
que l'on s'y couche. L'explicitation est soit trop poussée, soit pas assez. S'ils se reportent à la note, ils
apprennent qu'il y a chauffage mais ils n'y trouveront pas d'explication de la fonction de cette
"construction de brique" et il leur faudra, comme aux lecteurs de la version anglaise, attendre une page
entière pour comprendre qu'il s'agit (aussi) d'un siège où l'on s'assied en compagnie. Quant à
"hypocauste", le lecteur minutieux devra se reporter au dictionnaire pour apprendre qu'il s'agit d'un
"fourneau souterrain pour chauffer les bains, les chambres"... mais le recours à un terme rare d'origine
grecque ne semble guère approprié dans une traduction du chinois.

Une observation analogue peut être faite du traitement des couleurs dans chacune des deux
versions :

Le texte anglais se contente des adjectifs de couleur courants : scarlet, red, greenish yellow.
Le texte français, en traduisant les motivations des mots chinois : couleur rouge dite sang de singe,
brun dit parfum d'automne, explicitent la langue du texte. Consultés, mes doctorants chinois mais
aussi le professeur Chin Day Hsi de Taïwan, professeur invité à Paris III en 1995-1996, m'ont tous

8
La problématique de l’explicitation

affirmé que les Chinois n'entendaient pas la motivation des termes et "voyaient" directement une
couleur rouge plus ou moins vif ou un jaune-brun et que ni le sang de singe ni le parfum d'automne
n'affleuraient à leur conscience à la lecture de ce passage en chinois, pas plus qu'un Français n'entend
par exemple la motivation orient dans le verbe orienter.

On voit là encore deux visées différentes qui affectent la transmission du culturel : la


traduction anglaise donne vie en anglais à un roman chinois célèbre pour le faire connaître à un
maximum de lecteurs et à l'opposé, les traducteurs de la Pléiade, s'adressant à un cercle restreint de
lecteurs érudits, s'efforcent de leur faire percevoir la façon dont fonctionne la langue chinoise et à
travers elle, la civilisation chinoise.

On pourrait aller jusqu'à dire qu'il s'agit de deux conceptions opposées du langage : l'une qui
voit le monde à travers la langue, l'autre pour qui la langue n'est qu'un des aspects de la connaissance,
l'une qui explicite la langue, l'autre qui explicite le texte.

En résumé :

1) La traduction est communication et la communication, qu'elle s'effectue dans un cadre


unilingue ou multilingue, n'est jamais intégrale, on le voit en lisant les œuvres d'auteurs biculturels ; la
traduction ne fait pas exception ; il ne peut s'agir de transmettre la totalité de la culture étrangère. Il
faut accepter le fait et se féliciter de ce que la traduction transmette une bonne part de la culture de
l'Autre, rapprochant ainsi les peuples.

2) Il est de l'intérêt du traducteur de ne jamais perdre de vue qu'il traduit pour un lecteur, qui
réagit au texte et dont le bagage cognitif est sans cesse élargi et remanié par sa lecture ; le lecteur
découvrira lui-même la culture de l'Autre au fur et à mesure du récit et de bien d'autres ouvrages s'il est
intéressé.

3) L'importance d'un fait culturel et la nécessité de son explicitation doit toujours être pesée
par rapport à l'ensemble de l'œuvre ; le traducteur ne doit pas se laisser cacher la forêt par les arbres ;
certaines explicitations détournent le lecteur de l'œuvre elle-même et de sa visée. En revanche, les faits
culturels dont l'ignorance empêcherait de comprendre le déroulement du récit devront sans faute être
explicités.

4) Enfin, toutes les traductions ne peuvent pas être jugées selon les mêmes critères, car toutes
ne sont pas faites dans la même optique. Différentes versions peuvent coexister, qui satisferont, pour
des raisons différentes, des lecteurs différents.

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