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Cet article propose une réflexion sur la dramaturgie du témoignage dans le

spectacle Quem tem medo de travesti [Qui a peur de travesti], du collectif As


Travestidas, de Fortaleza (Ceará/ Brésil). Une telle approche est fondée sur la
méthodologie de l’histoire orale, ayant pour source de recherche des récits oraux
produits au contact direct avec les sujets de la recherche. Ce spectacle brésilien est le
fruit d’une investigation historique et sociologique qui a pour objet l’univers des
travestis et des transformistes. A caractère documentaire, il met en valeur la mise en acte
présentifiée du casting. Mis en scène et écrit par Jezebel De Carli et Silvero Pareira, le
spectacle évoque la marginalisation des travestis dans la société brésilienne et
représente une systématisation de plusieurs recours déjà exploités par ce ce groupe
artistique dans son parcours. Un témoignage personnel sur la violence, la discrimination
et les préjugés est donné par le récit, la musique et la corporéité, le propre de cet « état
d’esprit performant » (cf. Danan) étant ce qui est vécu par les actrices transgenres.

Une usine à travestis : le « transvécu » et la dramaturgie du témoignage

Clóvis D. Massa

Programme de 3e cycle en Arts dramatiques

À l’Université fédérale du Rio Grande do Sul

clovisdmassa@gmail.com

C’est encore une perte, quelqu’un qui s’en va. Quelqu’un à


qui je tiens tellement. J’ai toujours dit combien je t’aimais,
combien tu étais spécial. Mais c’est comme ça la vie, la vie
est cruelle, elle vous enlève à tout moment, sans raison.
J’espère que tu iras bien, que Dieu veille sur toi. C’est trop
triste. Y a rien que je puisse faire. Tous ceux que j’aime, ceux
pour qui j’ai une grande tendresse... (en pleurs). Je veux
partir avant ceux qui restent. Je ne veux pas rester jusqu’à la
fin. C’est trop dur de voir partir tout le monde. C’est une
punition qui n’en finit jamais. (Voix off d’Oséias, à
l’ouverture du spectacle Quem tem medo de travesti)
La notion de témoignage est empreinte de l’histoire de l’Holocauste et des
massacres en masse qui caractérisent les régimes totalitaires du XXe siècle. Le
philosophe italien Giorgio Agamben, dans un texte célèbre sur Auschwitz (2008),
observe comment les « musulmans » (nom donné à ceux qui atteignaient un niveau de
totale perte de conscience et de la volonté de vivre), pendant l’extermination nazie dans
les camps de concentration, avaient déjà perdu toute capacité de communiquer avant
même de mourir. Pour l’écrivain italien Primo Levi, prisonnier à Auschwitz,
qu’Agamben évoque dans son ouvrage, les témoins complets ont vécu cette expérience
jusqu’au bout et n’y ont pas survécu. A cet égard, l’histoire racontée par Primo Levi
dans son ouvrage La trêve sur un enfant âgé de trois ans environ dont on ne sait rien, est
très emblématique. Le curieux prénom Hurbinek fut peut-être donné dans le camp de
concentration par une femme qui avait interprété les syllabes des sons désarticulés
prononcés de temps en temps par le petit.

Il était paralysé à partir des reins et avait les jambes atrophiées, maigres comme des flûtes ; mais
ses yeux, perdus dans un visage triangulaire et émacié, étincelaient, terriblement vifs, suppliants,
affirmatifs, pleins de la volonté de briser ses chaînes, de rompre les barrières mortelles de son
mutisme. La parole qui lui manquait, que personne ne s'était soucié de lui apprendre, le besoin de
la parole jaillissait dans son regard avec une force explosive. (LEVI apud AGAMBEN, 1999, p.
46)

Cet enfant de la mort, né peut-être dans le camp sans jamais avoir vu un arbre et
dont le bras minuscule portait le tatouage d’ Auschwitz, décéda début mars 1945. Les
mots de Primo Levi témoignent pour celui qui n’a pas de langue, ses derniers
balbutiements (mass-klo, matisklo) avant de mourir étant indéchiffrables. Le
témoignage consiste donc dans le paradoxe de parler d’une expérience radicale que le
survivant n’a pas vécue et que seul celui qui a approché et « touché profondément » la
Gorgone sans l’avoir regardée droit dans les yeux peut raconter. Pour Agamben,
cependant, la langue doit montrer précisément l’impossibilité de témoigner, comme une
langue qui ne signifie plus (une non-langue) et qui n’avance que parce que le son
qu’elle émet est la voix de quelque chose ou de quelqu’un qui ne peut le faire.

Malgré cette contradiction, il est indéniable qu’aujourd’hui encore, le théâtre à


thème social a dans le geste de témoigner l’un des ses versants les plus puissants pour
traiter des exterminations. A la manière des pièces sur Auschwitz et la guerre du
Vietnam 1 du théâtre documentaire de Peter Weiss, ou de la dramaturgie de l’après-
guerre de Charlotte Delbo 2, soit les propositions présentent l’auteur incarnant le témoin
oculaire d’un événement, comme l’a bien montré Bertolt Brecht à propos de la scène de
la rue, dans laquelle l’acteur épique joue le narrateur d’un accident de la circulation dont
il a témoigné ; soit elles évoquent le vécu personnel de l’artiste même, comme l’a
proclamé Antonin Artaud prétendant être le seul témoin de lui-même (« Je suis témoin,
je suis le seul témoin de moi-même. »)3. Dans les deux cas, on se heurte à ce défi : celui
de témoigner de quelque chose qui n’étant pas le témoignage intégral des faits risque de
n’avoir rien d’intéressant à dire, ou bien, à l’autre extrême, d’être comme un survivant
qui a failli regarder la Gorgone dans les yeux au prix d’être devenu incommunicable, ne
pouvant donc témoigner (à l’instar de l’expérience du choc dont parle Walter Benjamin,
sur le mutisme des soldats revenant des champs de bataille à la suite de ce qu’ils ont
vécu dans la guerre des tranchées).

Depuis le projet de la troupe belge Groupov sur le génocide au Rwanda 4,


Rwanda 94 : une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l’usage des
vivants (1999), le théâtre du témoignage mise sur la présence de vrais témoins, des
personnes ayant effectivement vécu les événements racontés. Au début du spectacle (la
scène de « La mort ne veut pas de moi »), le récit de la survivante du génocide
rwandais, qui dure presque 45 minutes, radicalise l’expérience de la subjectivité et
l’implication des spectateurs vis-à-vis des événements. Sans chercher à jouer ou à

1 Cf. l’oeuvre célèbre L’instruction, Oratorio en onze chants (1965), écrit à partir de témoignages du
jugement de vingt-deux responsables du camp d’extermination d’Auschwitz, qui s’est tenu à Francfort
entre 1963 et 1965 ; ainsi que Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de
libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs
(1967).

2Qui rapportera ces paroles? (1974) et Une scène jouée dans la mémoire (1995), dans lesquelles
Charlotte Delbo évoque les spectres de sa mémoire après son retour d’Auschwitz.

3« Je me connais, et cela me suffit, et cela doit suffire, je me connais parce que je m’assiste, j’assiste à
Antonin Artaud », écrit-il dans Le pèse-nerfs (1925).

4 « Le 6 avril, l’avion du président du Rwanda, Juvénal Habyarima est abattu. En quelques heures, la ville
de Kigali est quadrillée de barrières tenues par des miliciens Interahamwe et des militaires. La chasse aux
opposants politiques et à toute personne ‘d’ethnie’ Tutsi commence. Elle durera trois mois et fera de huit
cent mille à un million de morts. En moins de cents jours, à la machette, à la massue, à coups de fusils, de
mitrailleuses, de grenades, noyés ou brûlés vifs, hommes, femmes, enfants, vieillards, seront exterminés
dans les villes, sur des collines, dans les temples et les églises. » In GROUPOV, Rwanda 94: une tentative
de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants. Montreuil, Editions Théâtrales, 2002, p.
5.
réciter, Yolande Mukagasana s’adressait au public en toute vérité, authenticité et
sincérité5 :

Que ceux qui n’auront pas la volonté d’entendre cela, se dénoncent comme complices du
génocide au Rwanda. Moi, Yolande Mukagagasana, je déclare devant vous et en face de
l’humanité que quiconque ne veut prendre connaissance du calvaire du peuple rwandais est
complice des bourreaux. Je ne veux ni terrifier ni apitoyer, je veux témoigner. Uniquement
témoigner. (GROUPOV, 2002, p. 25)

Des massacres (racontés par ceux qui prennent place dans ces événements) aux

histoires d’injustices sociales (dites par la voix des victimes) 6, le théâtre du témoignage
de ces dernières décennies néglige souvent l’approche collective et anonyme au profit
du témoignage individuel, avec la présence réelle de l’auteur de celui-ci. Les
propositions s’écartent ainsi de ce qu’a fait Peter Weiss, s’appuyant sur la conception
épique d’Erwin Piscator, lorsqu’il a proposé un schéma selon lequel les personnages
représentaient des champs de force et des tendances plutôt que des personnages
désignés individuellement et identifiés de leur propre nom. Bien entendu, loin d’en
conclure qu’il n’existe aujourd’hui qu’un seul type particulier de théâtre du témoignage,
il faut tenir compte des formes existantes afin d’en repérer les procédés dramaturgiques.
Comment cette dramaturgie révèle-t-elle et témoigne-t-elle encore des persécutions,
comme celles vécues par les survivants des camps d’extermination, à partir de
l’interrelation établie entre l’approche objective et le discours subjectif des vrais
témoins ?

5Principes du geste de témoigner, selon Jean-Pierre Sarrazac, bien que le mensonge soit présent aussi au
coeur du témoignage. (SARRAZAC, 2011, p. 21)

6 On citerait The Exonerated, de Jessica Blank et Erik Jensen, mise en scène de Bob Balaban, présentée
d’abord dans le cadre du Project Culture (New York), en 2003. A l’origine, les récits de six personnes
innocentes qui ont été condamnées, emprisonnées pendant plusieurs années et emmenées dans le couloir
de la mort, avant d’être libérées ; et Guantanamo ‘Honor Bound to Defend Freedom’, de Victoria Brittain
et Gillian Slovo, mise en scène de Nicholas Kent et Sacha Wares, inspirée de témoignages des britaniques
détenus dans la base militaire nord-américaine, réalisé par Tricycle Theatre, en 2004.
Des origines du collectif « As Travestidas » au spectacle Quem tem medo de
travesti

A partir de la définition du génocide comme étant « la négation du droit à la vie


à des groupes humains condamnés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils ont fait », et
du fait que l’homophobie est considérée comme une violation aux droits de l’homme, la
violence suscitée par la transphobie, l’homophobie et la lesbophobie au Brésil a produit
347 cas de mort enregistrés en 2016. Selon des enquêtes récentes menées par le groupe
Gay da Bahia, la plus ancienne organisation brésilienne de défense des droits de la
population LGBT, 445 cas de mort survenus dans les rues, les coins de rue, les parcs et
les impasses ont été enregistrés en 2017, et le Brésil bat le record en nombre de
meurtres de travestis et de transsexuels. Le spectacle Quem tem medo de travesti est le
fruit d’une recherche continuée, menée par le metteur en scène Silvero Pereira en
partenariat avec Jezebel De Carli, sur l’univers transgenre dans le pays. Il s’agit à la fois
de spectacle manifeste, théâtre témoignage, récit documentaire et performance
transformiste. Traversées par la trajectoire personnelle des membres du collectif As
Travestidas, les préoccupations artistiques à l’égard de cette thématique transforment
des vécus personnels en enjeux collectifs et sont à l’origine d’une création dans laquelle
le geste de témoigner touche directement le dispositif fictionnel du théâtre, investi du
réel et du documentaire pour dénoncer l’oppression sociale subie par ce groupe
d’individus.

C’est au début de la dernière décennie que Silvero Pereira, fondateur de ce


groupe artistique, lance le germe de sa recherche sur la discrimination et la violence
subies par les femmes transgenres. Né à Mombaça, dans le sertão du Ceará, le nord-est
brésilien, il commence sa formation de comédien en 1996 par un cours sur les Principes
fondamentaux du théâtre dans la salle José de Alencar, à Fortaleza, pour devenir plus
tard étudiant en théâtre à l’Université fédérale du Ceará. Vers l’an 2000, lorsqu’il habite
la petite commune d’Aquiraz, dans la région métropolitaine de la capitale, Silvero est
accueilli par les travestis de la communauté de Tapuio, avec qui il se lie d’amitié,
découvrant alors leur réalité : habituées au « rejet et à la lapidation le jour par les mêmes
mecs qui leur font la cour la nuit », au dire de Fabinho Vieira, membre de la troupe
(VIEIRA, 2017). Cette contradiction sociale le conduit à mettre en scène à l’université
le conte « Dama da Noite », de l’écrivain brésilien Caio Fernando Abreu. Ce fut
seulement un sketch, accompagné de récits de vie recueillis auprès de personnes trans et
de travestis dans des entretiens et à l’écoute de leurs vécus. Plus tard, d’autres histoires
comme celles de collègues travestis et les siennes, sous son hétéronyme de Gisèle
Almodóvar, sont ajoutées pour faire naître le spectacle Uma flor de Dama, en 2005.
L’élargissement de cette recherche et l’approfondissement de l’investigation sur le
langage transformiste s’accomplissent dans le spectacle O Cabaré da Dama, en 2008, à
partir duquel le metteur en scène va faire entrer de nouveaux membres dans le groupe,
qui deviendra le collectif artistique As Travestidas. Alicia Pietà (Bernardo Vitor) et
Verónica Valenttino (Jomar Carramanhos) sont les premières à introduire des doublages
musicaux, puis d’autres artistes sont venues les rejoindre.

Selon Fabinho Vieira, lors de la première du spectacle Engenharia Erótica, en


avril 2010, inspiré de l’ouvrage de l’anthropologue et photographe Hugo Denizart,
Engenharia Erótica - Travestis do Rio de Janeiro, écrit à partir d’entretiens,
d’observations et de laboratoires avec des travestis :

Il s’est passé quelque chose de très intéressant et qui nous a permis de voir qu’on était vraiment
sûrs de ce qu’on voulait . C’est à cette époque que Silvero, qui donnait des cours de théâtre dans
l’espace principal de Fortaleza, le Théâtre José de Alencar, a entendu de la « classe artistique »
une blague offensive qui disait qu’il n’était plus acteur, qu’il ne donnait plus de cours de théâtre,
qu’il était « devenu » une usine à travestis (Vieira, 2017)

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’expression « usine à travestis »


n’est pas prise par le groupe dans le sens péjoratif mais plutôt comme motif de fierté,
dans la mesure où cela inaugure un espace d’expérimentation et d’accueil pour les
artistes transformistes, les dotant de représentativité et donnant surtout de la visibilité à
la thématique des transgenres7. « Usine à travestis » finit par devenir le sous-titre du
spectacle Engenharia Erótica, et c’est dans la même période que le collectif adopte le
nom qu’il a aujourd’hui. Une autre incursion dans le théâtre musical est faite en 2012
avec le spectacle Cabaret Show : Yes, nós temos bananas!, dans lequel les artistes

7 Malgré la diversité comportementale et sexuelle présente dans le groupe des artistes du Collectif, toutes
ne sont pas transgenres au quotidien, ce qui souligne le caractère de la visibilité concernant la thématique,
plutôt que sa représentativité.
chantent 17 chansons de différents genres – au lieu d’en faire le doublage – sur la
thématique de l’amour, de l’exclusion et de la liberté d’expression.

La trajectoire des Travestidas prend un nouveau virage lorsque Silvero, après


avoir remporté le prix « Interações Estéticas – Residências Artísticas em Pontos de
Cultura », décerné par Funarte, se rend dans le sud du Brésil en 2012. Invité par l’ONG
Igualdade, il y donne cours de théâtre dans la zone des travestis du Centre pénitentiaire
de Porto Alegre, à l’invitation de l’ONG Igualdade et développe une recherche en vue
de créer un spectacle fondé sur l’univers trans. Dans la même période, un ami commun
juge que son travail peut croiser celui de Jezebel De Carli, une metteuse en scène du Rio
Grande do Sul. Selon celle-ci :

Je ne le connaissais pas et lui non plus ne me connaissait pas. On s’est donné rendez-vous pour
aller boire un café et il est venu [habillé] en Gisèle. Et quand il, elle, est arrivée en Gisèle, la
première chose que j’ai faite, c’est de lui dire qu’elle était très jolie. Et alors j’ai dragué Silvero,
en Gisèle, pour la première fois ! (rires). Il m’a dit ce qu’il faisait et moi je lui ai dit que la
thématique sur laquelle je travaillais n’était pas forcément le genre, que ça ne faisait pas partie de
ma recherche mais que cette question d’identité, de déconstruction de genre ou d’univers plus
underground était en quelque sorte toujours présente dans mes travaux. (De Carli, 2017)

Metteuse en scène à Santa Estação Cia. De Teatro et professeure à l’Université


de l’Etat du Rio Grande do Sul, à Montenegro, Jezebel De Carli s’est plutôt consacrée
au théâtre de recherche pendant son parcours artistique. Depuis sa formation de
comédienne en 1980, à l’Institut d’art dramatique à l’Université fédérale du Rio Grande
do Sul, et grâce à sa participation dans les spectacles de la troupe TEAR, de Maria
Helena Lopes, et dans le groupe de recherche en expression corporelle animé par Irion
Nolasco, De Carli s’est beaucoup rapporchée de la pratique du théâtre collaboratif. Ces
dernières décennies, de telles expériences sont intégrées à sa carrière de metteuse en
scène et contribuent aussi à son travail de préparation corporelle ou de direction
artistique auprès d’autres groupes de théâtre et de danse. Quant au partenariat avec
Silvero, c’est après cette première rencontre où celui-ci a pu lui parler de son étude
documentaire et montrer des scènes déjà créées que commence à se développer ce qui
deviendra plus tard le spectacle BR-Trans :

Il m’a montré, je lui ai dit des tas de choses, je lui ai dit beaucoup de choses sur ce qu’il avait. Il
est allé à Fortaleza et de là il m’a envoyé un message qui disait « ça fait trois jours que je ne dors
pas ». J’ai dit « ok », t’en fais pas, tu as le matériel, tu peux appeler quelqu’un d’autre ; mais si
c’est moi, on va changer ça, on va bosser, parce que ça, ça va. Il a dit : « Non, c’est exactement
ça que je veux, je veux une personne qui me fasse changer, parce que je me suis toujours dirigé
ou j’ai dirigé le groupe, la compagnie ». Il a été d’accord, on a rejoint la salle et on a beaucoup
travaillé pendant le temps qu’on avait, tous les jours. Et c’est de là qu’est apparu le BRTrans, qui
a une très belle trajectoire. (De Carli, 2016)

Dans le processus de création du spectacle BRTrans, les histoires de persécution


racontées par les collègues trans ont servi de base pour une dramaturgie qui se proposait
de dénoncer la pratique d’une discrimination en accord avec ce que Michel Foucault
(1999, p. 304) appelait l’exercice de la biopolitique, et ce dans la mesure où la santé et
l’intégrité du corps social dépend de l’élimination des dégénérés, des handicapés et des
plus faibles8. Parmi tant d’histoires racontées, la biographie de Silvero est tout de suite
devenue source de création :

Je lui ai demandé une lettre de sa mère, pas exactement un thème, mais je lui ai demandé s’il
avait quelque chose de sa mère, une lettre, parce que dans ma tête je me suis dit que ça pourrait
donner quelque chose. Il m’a téléphoné : « J’en ai, je vais regarder ». Mais après il était moins
sûr, il a beaucoup hésité au début. « Silvero, assieds-toi là et lis la lettre de ta mère ». Ça s’est
passé comme je le voulais, je l’avais déjà en tête, la lettre est super et c’est la seule chose qui est
de lui, rien d’autre n’est de lui, aucune autre histoire. Je voulais un démontage ; je lui ai dis
d’apporter un démontage […]. Je voulais un doublage, « mais je voudrais que tu montres
comment est fait le doublage, comment vous faites un doublage », et là je vois la possibilité du
doublage de [la personnage] Florence. Il me montre et on se met à construire, du plus drôle à
quelque chose de plus dense… Y a ce truc du diable qui est dans mon dos, il y a là une synthèse
de ce que je voudrais comme spectacle, du plus drôle, de la déconstruction jusqu’à quelque
chose de plus dense. Les gens rient et tout à coup il saute et commence à parler du « démon dans
mon dos », et tout le monde est un peu gêné… Ça continue avec la lettre de sa mère. Geni
[l’autre personnage], par exemple, était différente, elle était pas comme ça. Je crois qu’on doit
terminer avec Geni, son corps m’intéressait beaucoup, hybride, ni homme ni femme, J’imagine
Geni avec des bottes gigantesques, et alors on y arrive. (De Carli, 2016)

Le spectacle BRTrans aborde de façon poignante le thème de la violence subie


par les travestis et les transexuels. Après les saisons à Rio de Janeiro, São Paulo et Belo
Horizonte, il fait le tour de plusieurs autres villes brésiliennes, sans oublier ses
présentations à New York et à Berlin, et participe à de nombreux festivals de théâtre.
C’est à la suite de BRTrans que Silvero propose à Jezebel d’écrire et de mettre en scène
avec lui le spectacle Quem Tem Medo de Travesti [Qui a peur de travestis]. Le texte est

8 Michel Foucault examine comment la pratique raciste dans les camps de concentration est compatible
avec l’exercice de la biopolitique moderne, la mort étant compatible avec la biopolitique dans la mesure
où elle est envisagée comme une mesure vitale pour le perfectionnement, et donc la survie d’une race ou
d’un groupe de population donné (FOUCAULT, 1999, p. 305).
composé de témoignages personnels en alternance avec des passages de textes
littéraires.

On peut donc dire que le processus de mise en scène du spectacle traduit une
systématisation de plusieurs recours déjà utilisés par le groupe dans son parcours, en ce
sens qu’il s’appuie sur des situations réelles, mais le texte contient aussi des extraits de
pièces, d’ouvrages et de chansons entremêlés à des situations vécues par Alícia Pietà,
Verónica Valenttino, Patrícia Dawson, Deydianne Piaf (Denis Lacerda), FaBinho Vieira,
Karolaynne Carton (Italo Lopes), Yasmin Shirran (Diego Salvador) et Femme Barbue
(Rodrigo Ferreira).

Au départ, un scénario contenant des idées, des images et des textes a été
proposé au groupe par les metteurs en scène pour un travail commun afin d’établir le
matériel scénique. Dans la pièce, une histoire réelle n’est pas forcément racontée par
l’actrice qui l’a vécue car toutes les actrices s’approprient tous les récits. À la frontière
du réel et de la fiction, les événenements ne sont pas seulement racontés mais aussi
recréés et transvécus par elles, c’est-à-dire qu’en visitant leur lieux de mémoire, le
spectacle retrouve des souvenirs d’enfance et matérialise des situations vécues.

La composition des témoignages et des passages littéraires crée une structure


rhapsodique (SARRAZAC, 2010, p. 182) dans laquelle les actrices témoignent du
manque d’accueil des travestis et des transexuels à la base de la structure sociale alors
que ceux-ci composent le paysage d’un Brésil trans. Au prologue du spectacle, la voix
off apporte le témoignage d’Oséias Alves, professeur d’anglais et transexuel dans la
ville de Mossoró, au Rio Grande do Norte, dans le nord-est brésilien, annonçant qu’il
mettra fin à sa vie. Juste après avoir posté ce message audio sur Facebook, il se suicide
dans une chambre d’hôtel sur la route BR 304, dans le quartier Abolição III, un tir à
l’oreille.

Les scènes suivantes s’articulent à la manière d’un roman d’apprentissage


(Bildungsroman), montrant le processus du développement moral, psychologique,
esthétique et social des trans. Celles-ci racontent, depuis le départ, leurs angoisses, leurs
peurs et leurs désir d’être accueillies. Si l’approche de BRTrans se distingue de celle de
Quem tem medo de travesti en ce sens que le premier spectacle présente une
cartographie de la violence subie par les trans au Brésil, le second dénonce l’oppression
ressentie à l’intérieur du corps social. La découverte très tôt de l’identité féminine
(Scène I : Corbeille/ Histoires personnelles) est jouée par les actrices sur le devant de la
scène, où elles racontent directement au public des situations vécues à la fois
douloureuses et assez drôles. Dans la suite, les récits montrent le côté sombre de leur
vie, ce monde marginal dans lequel elles vivent (Scène II : Terreur dans la nuit), la
détresse au quotidien de chacune d’entre elles (Scène III : Solitude) et le conflit de
genre qui apparaît dès leur enfance (Scène IV : Enfance/ Petit monstre).

Ces travesties évoquent l’importance d’aborder la vie d’enfant dans leur


parcours individuel car « personne ne parle de l’enfance de travestis, tout le monde
oublie qu’on a eu une enfance, on croit que ça naît comme ça, que ça naît de la
nuit » (Alícia Pietà, 2017). Ensuite, dans cette composition dramaturgique apparaît
l’androgynie (Scène V) et l’oppression religieuse permanente (Scène VII : Prédication).

L’une des parties les plus ironiques de la mise en scène, alternant des moments
drôles et dramatiques, est celle de la scène où les soins esthétiques nécessaires à la
transformation de genre sont comparés à la remise en état de la carrosserie et de la
peinture d’une voiture (Scène : VIII : Atelier de tôlerie). Le récit de la pièce prend
ensuite un ton plus dramatique en montrant la discrimination et le rejet d’une large
partie de la société envers elles (Scènes IX et X). C’est alors que l’on retrouve l’histoire
du suicide d’Oséias Alves, qui n’est pas envisagé comme une exception mais plutôt
comme étant l’une des pertes innombrables à la suite de meurtres ou suicides causés par
la transphobie.

Pendant tout le spectacle, le traitement scénique renforce la présence


performante des actrices. Dans un décor composé de deux portes de garage en métal
comme celles des ateliers automobiles, montant et descendant selon le besoin, chaque
actrice porte un costume créé par Antônio Rabadan (costumier du Rio Grande do Sul),
une sorte de lingerie beige couvrant une grande partie du corps mais qui met en valeur
individuellement chaque silhouette. On montre ainsi chaque corps avec sa petite graisse
du ventre, ses bourrelets sur les côtés, des fesses un peu trop maigres, des hanches un
peu trop larges ou alors trop petites. Tout cela est exposé sans aucun éclat, comme si la
perception du physique des actrices dévoilait d’abord, dans ces corps vus de près, ce qui
leur manque ou ce qu’elles ont de trop.

La représentation du spectacle rompt avec l’idée que l’on se fait des shows de cabarets,
dont les scènes foisonnent d’éclats, de lumières et de mouvements, ce qui ne veut pas
dire, cependant, qu’il ne soit pas touchant. On est touché dès le début du spectacle
lorsque Verónica Valenttino chante : « Je suis un peu décorateur/Un peu styliste/Mais
mon vrai métier, c’est la nuit/ Que je l’exerce, travesti », extrait de la chanson Comment
ils disent, de Charles Aznavour, alors que Yasmin Shirran effectue des mouvements
chorégraphiques précis de cerf, dans une ambiance baignée d’une lumière d’ambre. De
tels renvois intertextuels sont présents dans plusieurs moments de la pièce, comme cette
scène vivante où Femme Barbue chante Sweet Transvestite , chanson de Tim Curry pour
la mémorable comédie musicale dirigée par Jim Sharman em 1975, Rocky Horror
Picture Show, et l’ensemble du casting la suit en choeur. Plus tard, dans la scène qui
rend hommage au groupe théâtral Dzi Croquettes, très connu au Brésil, dans les années
1970, pour son irrévérence, les actrices portent des ailes de papillons sur leurs costumes
(toujours beiges), comme des voiles servant aux enchaînements chorégraphiques. On a
l’impression que le spectacle cherche à prendre le public pour témoin de l’univers des
travesties, en montrant d’une façon toute crue, en toute naturalité, leurs corps abjects,
« des corps dont les vies ne sont pas considérées comme des ‘vies’ et dont la matérialité
n’a pas d’importance », comme l’affirme Judith Butler à propos du concept de corps
abject dans ses études sur le genre. (BUTLER, 2017).
C’est seulement à la fin du spectacle, dans la scène de la Gueule de bois (Scène
XI), que la troupe change complètement de costume, et les actrices se présentent en
robe longue faite d’un tissu pourpre et brillant pour rendre hommage aux célèbres
comédies musicales, mais la composition immobile provoque un sentiment d’étrangeté,
en rupture avec le modus operandi des shows de transformistes. Ainsi, les scènes
défient sans cesse la vision du spectateur et son regard déterminé par
l’hétéronormativité, cette perception selon laquelle, on le présume, le corps des
travesties était vu jusque-là, sinon comme abject, du moins comme étrange car, selon
Verónica Valenttino (2017), « même si une travestie fait quelque chose qui ne soit pas
[de se prostituer] dans la ‘rue’, il y a toujours ce regard étonné et zoologisé ». Dans le
spectacle, cependant, le public doit accepter de repenser et de rectifier son regard.
Performer ces corps en transit qui sont « entre », n’étant ni pleinement féminins ni
masculins, renvoit non seulement au sens du préfixe trans, de la traversée, du
croisement et du passage du masculin au féminin, ou vice-versa, mais également au
geste de déterritorialiser et de déstabiliser les normes, les attentes et les pratiques
discursives imposées aux corps au sein de la société depuis un passé lointain.
Ce qui distingue ce spectacle des mises en scène précédentes du même collectif,
c’est la diversité des capacités artistiques de cette troupe nombreuse : certaines actrices
se distinguent par leur capacité vocale, d’autres par la danse et l’expression corporelle,
d’autres encore par l’improvisation, le jeu comique ou même dramatique. Ce sont ces
aspects qui renforcent la qualité poétique et politique du spectacle, au delà de son
contenu.

Le contexte et l’usage de la transcréation dans la dramaturgie du témoignage

Le recours à la transcréation dans le processus de création du spectacle renvoit


au sens donné à ce concept par le poète, traducteur et professeur Haroldo de Campos
(2011). Dans ses premières études sur la traduction poétique, Campos part de l’idée de
la recréation de textes poétiques pour forger dans des travaux ultérieurs les termes de
transtextualisation, transcréation, voire de transparadisation et translucifération ; ces
derniers pour rendre compte du traitement de la traduction des œuvres de Dante et de
Goethe respectivement.
A partir du dogme de l’intraductibilité de la poésie, Campos retrouve chez
Roman Jakobson et Walter Benjamin9 la proposition de la possibilité de l’opération
traductive, ce qui a pour résultat des études sur la physique et la métaphysique de la
traduction, dont la transposition créative consisterait à redonner (Wiedergabe) « les

9 Roman Jakobson considère que, dans le cas de la poésie, seule la traduction créative (creative
transposition) est possible parce que la poésie contient des éléments de similitude et de contraste qui lui
donnent une signification propre, et les nombreux jeux de mots (la paronomasie) qui la caractérisent la
rendent donc intraduisible. Walter Benjamin rejette aussi la théorie de la “copie” (Abbildung) et, selon lui,
le traducteur ne traduit pas le poème (son contenu apparent), mais le modus operandi de la fonction
poétique dans le poème, livrant ainsi dans la traduction ce qu’il y a de plus intime, son intentio ‘intra-et-
intersémiotique’ : ce qui, dans le poème, est langage, et non pas simplement langue. In CAMPOS, op. cit.,
p. 27.
formes signifiantes convergeant et tendant à se compléter mutuellement » (2011, p. 13).
Il s’agit de vouloir abandonner le sens référentiel, communicatif, par le biais d’une
opération produisant de l’étrangeté, et de redonner une forme.
En ce qui concerne l’intertextualité dans le spectacle, Jezebel De Carli utilise ce
procédé depuis la création de Parada 400: Convém Tirar os Sapatos, sa première mise
en scène et premier spectacle de Santa Estação Cia. de Teatro, groupe créé em 2003.
« Derrière » le récit de Parada 400: Convém Tirar os Sapatos, on retrouve le texte de
Jean-Paul Sartre Huis clos, qui est déplacé et reconfiguré dans une autre histoire. De
Carli s’est servie du même procédé dans d’autres pièces qu’elle a mises en scène, même
en dehors de la troupe, par exemple, Macbodas (2015), spectacle du collectif Errática
qui réunit les étudiants de théâtre de l’Univesité de l’État du Rio Grande do Sul, à
Montenegro. Dans cette pièce, Macbeth, de William Shakespeare, et Noces de sang, de
Federico Garcia Lorca, servent de base à la création d’un nouveau texte. Les intrigues
originales sont présentées par le biais des personnages morts, qui reviennent dans une
fête où le public assiste à une trame marquée par l’amour, l’ambition et la trahison.

Alors cette transcréation, surtout dans le processus de Quem tem medo de travesti [Qui a peur de
travestis], avec Silvero on s’est réunis pour discuter de la scène qu’on aimerait travailler. Les
questions de l’enfance… Il avait cet enregistrement, un enregistrement d’Oséias en train de se
suicider, donc il y a cette question du suicide, de la mort […], ça passe un peu par ces vies, ces
voix qui se manifestent. Donc dans un premier temps on crée un scénario de scènes avec cette
idée, la figure de ce cerf. Avec certaines dramaturgies ou textes littéraires, on sent que quelque
chose peut nous intéresser. On donne un de ces textes à chacune d’entre d’elles [de la troupe] et
on leur demande de séparer des extraits qui les intéresse. (De Carli, 2018)

Dans la scène de la Solitude (Scène III), le célèbre monologue de Hamlet « Être


ou ne pas être » est transtextualisé afin d’évoquer le suicide, cette fin que retrouvent
souvent les travesties. Le passage du texte de Shakespeare 10 est transmué dans la voix
de Femme Barbue, réintroduit dans un contexte distinct de celui de la fable du prince
danois et accompagné d’une chanson chantée par Verónika Valenttino. Grâce à son
expérience de vocaliste dans un groupe puk, celle-ci lui donne un caractère plus cru,
moins poétique et « sophistiqué » que celui de l’œuvre élisabéthaine. Accroupie,
Femme Barbue frappe le sol rouge de ses mains et s’allonge à un moment donné,
retrouvant la même position du corps couché qui, dans la scène précédente, représentait
celui d’une victime de la transphobie.

FEMME BARBUE – Qu’est-ce qui est normal ?


Se taire et se cacher de soi-même.
Ou rompre les amarres et courir le risque de tout détruire ce qui est près ?
Cacher, agresser, rêver peut-être : mais ici se trouve le point d’interrogation.
Parce que nous ne sommes pas libres de la vie dans le rêve.
Cacher ! Agresser, agresser, agresser, rien d’autre.
Et par peur, mettre un point final sur les maux du désir et clore les mille accidents naturels
hérités par la chair.
C’est cela qui nous fait réfléchir : c’est cette peur qui nous fait accepter une vie de méchancetés
(regards, fouettées, crachats, cris, outrages, ampoules, mépris, les lenteurs de la loi, la non-loi).
Notre pays est comme ça.

CHŒUR – Encore un soir plein de freaks, d’intellectuels de merde qui parlent de cinéma, qui
recherchent la guérison, qui attendent le Capitaine Planète.

FEMME BARBUE – Qui arriverait à supporter et préférerait gémir et suer sous le poids d’une
vie fatigante ? Il n’y a pas de peur après la mort.

10 Être, ou ne pas être. C’est la question. Est-il plus noble pour une âme de souffrir les flèches et les
pierres d’une fortune affreuse ou de s’armer contre une mer bouleversée, et d’y faire face, et d’y mettre
une fin? Mourir,… dormir, rien de plus;… Oh! penser que ce sommeil termine les maux du coeur et les
mille blessures qui sont le lot de la chair: c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur.
Mourir,… dormir, dormir! rêver peut-être! Oui, voilà l’obstacle. Car quels rêves peut-il nous venir dans
ce sommeil de la mort, une fois délivrés de ces liens mortels? Voilà qui doit nous arrêter. C’est cette
réflexion-là qui assure à nos misères une si longue existence. Qui, en effet, voudrait supporter les
flagellations et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses
de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné
reçoit d’hommes indignes, s'il pouvait en être quitte d’un seul coup de poignard? Qui voudrait porter ces
fardeaux, gémir et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette
région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les
maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas? Ainsi la
conscience fait de nous tous des lâches ; ainsi les couleurs natives de la résolution pâlissent dans l’ombre
de la pensée; ainsi les grandes entreprises se détournent de leurs cours, à cette idée, et perdent le nom
d’action… (SHAKESPEARE, William. Hamlet. Othello. Macbeth. Trad. de François-Victor Hugo. Paris:
Librairie Générale Française, 1984, pp. 61-62.)
CHŒUR – Oh, baby, n’essaie pas d’attirer mon attention, (non), je parle avec mes amis.
N’importe quelle discussion sur des signes ou des personnes qui ne sont pas ou qui devraient être
sur ma table.

FEMME BARBUE – Supporter les maux au lieu de voler vers ce que l’on ne connaît pas ? Mais
c’est ce que nous sommes, c’est ce que nous voulons.

CHŒUR – Bla bla bla bla bla.

Ce procédé de la transcréation de l’œuvre de Shakespeare ressemble en certaine


mesure à celui proposé par Haroldo de Campos, pour qui la « traduction veut dire
transmutation » (2011, p. 28). Face à l’articulation de la traduction dans une nouvelle
langue à partir du concept d’isomorphie, cet auteur considère le poème traduit et sa
traduction comme des corps isomorphes, ayant certes des langages différents mais
gardant la même forme et coexistant dans un même système, ce qui en implique
forcément la transmutation ou transpoétisation. Relativemente aux témoignages des
artistes, l’altération du texte de Shakespeare vise à le rapprocher de ces témoignages
personnels afin d’éviter que ça ne « tombe comme un cheveu sur la soupe » (DE
CARLI, 2018), contrastant avec l’ensemble des récits. C’est pourquoi sa forme est
synthétisée et son caractère altéré. La peur de l’inconnu, qui dans le cas de la mort
mettrait fin à la souffrance de Hamlet, devient dans la nouvelle version de la pièce
l’affrontement de la condition de ces individus, de s’accepter comme tel dans un monde
qui apparaît comme l’ennemi et les poussent souvent à commettre cet acte extrême de
mettre fin aux souffrances, ce monde où la discrimination, la peur et l’oppression
relèvent de la même pratique raciste, celle que dénonce Foucault (1999, p. 305) dans sa
critique du biopouvoir moderne dans le camp d’extermination comme étant la
« thanatopolitique » ou la politique de la mort.

Comment concilier, dans ce genre de dramaturgie du témoignage, les


témoignages réels et tant de références artistiques et littéraires ? Pour Silvero Pereira,
dans ce genre de réalisations il n’y a pas de fiction, comme il l’affirme à propos de
l’utilisation de passages des textes de Beckett ou de Heiner Müller dans BRTrans. Il
considère, en effet, que de telles œuvres reflètent ce qu’il a vécu dans l’univers des
travestis et transformistes au Brésil, « tout est tellement vrai » (SILVERO PEREIRA,
2016). Dans le spectacle Quem Tem Medo de Travesti, la transcréation de Shakespeare
et l’appropriation des paroles des chansons du spectacle ont pour objectif de faire en
sorte que les récits personnels deviennent quelque chose de collectif ; ce ne sont donc
pas de recours en simple toile de fond, ils permettent de raconter l’histoire des trans
sous un autre angle. En outre, la narration est enrichie d’autres recours, comme dans la
Scène VII, dans laquelle les actrices sont enveloppées dans des serviettes de bain.
Rodrigo Ferreira écrit :

Parfois l’histoire n’est pas autant racontée que ça, avec des mots. La scène des serviettes, par
exemple, c’est une grande plaisanterie avec des choses qu’on faisait nous-mêmes. Il n’y a pas eu
de chorégraphe pour dire, « fais comme ça avec la serviette ». On s’est souvenus de choses
qu’on faisait avec les serviettes et les perruques, des choses qu’on créait, on formait cette
chorégraphie dans l’univers de notre chambre. (Ferreira, 2017)

Le rapprochement des sources littéraires et des témoignages traumatiques


constitue un corps poétique hybride composé par la mémoire sociale des
« survivantes ». En découvrant les souffrances et les martyres de celles-ci grâce au
contact des artistes, des techniciens et des spectateurs que l’événement théâtrale permet,
nous sommes touchés par leur présence réelle et sincère, à tel point que nous
reconnaissons leur martyres, comme nous rappelle Joseph Danan (2011, p. 128) à
propos de l’origine étymologique du mot martyr (= témoin de Dieu).

Verónika Valenttino observe que les récits des artistes permettent non seulement
au public de prendre connaissance de cette persécution sociale, mais aussi aux artistes
mêmes de reconnaître l’importance extrême de la transposition et du témoignage des
expériences des leurs pairs :

On a très souvent été reniés par d’autres artistes, pour qui on était « que des tapettes faisant des
trucs de tapette sur scène, des trucs de pédés ». Comment Silvero fait-il pour mettre dix tapettes
en lumière sur scène ? Malheureusement, ces personnes sont très arrogantes. Mais on a réussi à
déconstruire tout ça à Fortaleza, et on s’est rendu compte que les groupes venaient jusqu’à nous,
dans notre travail, avec l’envie de discuter, de poser des questions, de proposer. Il faut en finir
avec cette idée de jugement, le plus important est d’arrêter de juger, et si c’est urgent, de parler et
de parler ensemble. L’une des choses les plus intenses de ce spectacle, c’est qu’on a réalisé
combien on avait peur d’être qui on est, de tenir bon, d’assumer et de devenir fort. Et ça a
modifié notre vie ; aujourd’hui on sait qui on est vraiment. Et plus que ça. On travaille avec
d’autres dérivés de tout ce processus. Donc, oui, il va y avoir des travestis, il va y avoir des
travestis sur scène, dans la musique, dans le rock ’n-roll… (Verónica Valentinno, 2017).
Le transvécu, lié aux principes sociopolitiques de l’art, permet un apprentissage
et une connaissance de soi. L’accent mis sur le caractère transformateur du phénomène
théâtral envisagé comme expérience de mobilisation corrobore l’affirmation de Silvero
Pereira selon laquelle le théâtre « l’a sauvé » ; pour lui, l’accueil par les travestis et les
transexuels de Tapuio relevait de l’affectivité, et c’est là qu’il devient possible de
témoigner, grâce au collectif As Travestidas, des histoires de mort, de violence et de
traumatismes dont les trans sont les protagonistes.

Références bibliographiques

AGAMBEN, Giorgio, Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le témoin, Trad. de Pierre


Alferi, Paris, Rivages, 1999.
BARBADA, Mulher; PIETÁ, Alícia; VALENTTINO, Verónica; VIEIRA, Fabinho,
Debate após apresentação de Quem Tem Medo de Travesti, Teatro do SESC-Canoas/
RS, 02 de junho de 2017.
BENJAMIN, Walter, Obras escolhidas, Trad. Sergio Paulo Rouanet. 10. reimpr., São
Paulo, Brasiliense, 1996, v. 1: magia e técnica, arte e política.
BUTLER, Judith, Problemas de Gênero: feminismo e subversão da identidade, Rio de
Janeiro, Civilização Braileira, 2017.
CAMPOS, Haroldo de, Da transcriação: poética e semiótica da operação tradutora,
FALE/UFMG, Belo Horizonte, 2011.
DANAN, Joseph, Entre théâtre et performance, Paris, Actes Sud, 2013.
DANAN, Joseph, “Témoins d’une présence”, in SARRAZAC, Jean-Pierre;
NAUGRETTE, Catherine; BANU, Georges. (Org.), Le geste de témoigner: un dispositif
pour le théâtre, Études théâtrales, nº 51-52, Louvain-la-Neuve, 2011, p. 124-128.
FOUCAULT, Michel, Em defesa da sociedade, São Paulo, Martins Fontes, 1999.
DE CARLI, Jezebel, Entrevista a Clóvis D. Massa, Porto Alegre, Departamento de Arte
Dramática, 07 de outubro de 2016.
DE CARLI, Jezebel, Entrevista a Clóvis D. Massa, Porto Alegre, Departamento de Arte
Dramática, 03 de abril de 2018.
PEREIRA, Silvero, Programa Arte do Artista, com Aderbal Freire Filho: Silvero Pereira
e a Arte de BRTrans, 2016, disponible en ligne sur: https://www.youtube.com/watch?
v=u2cr314rV70, accedé le 15 janvier 2018.
SARRAZAC, Jean-Pierre, Lexique du drame moderne et contemporain, Belval, Circé,
2010.
SARRAZAC, Jean-Pierre, “Le Témoin et le Rhapsode ou le Retour du Conteur”, in
SARRAZAC, Jean-Pierre; NAUGRETTE, Catherine; BANU, Georges. (Org.), Le geste
de témoigner: un dispositif pour le théâtre, Études théâtrales, nº 51-52, Louvain-la-
Neuve, 2011, p. 13-25.
SHAKESPEARE, William. Hamlet, Othello, Macbeth, trad. de François-Victor Hugo,
Paris, Librairie Générale Française, 1984.

Traduction de Vanise Dresch

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