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LES HOMMES DU BAS : FABRIQUER ET VENDRE DANS LA BONNETERIE

PARISIENNE, XVIIE-XVIIIE SIÈCLES

Nicolas Lyon-Caen

Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine »

2013/1 n° 60-1 | pages 107 à 130


ISSN 0048-8003
ISBN 9782701181028
DOI 10.3917/rhmc.601.0107
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LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 107

Les règles du commerce

Les hommes du bas :


fabriquer et vendre dans la bonneterie parisienne,
XVIIe-XVIIIe siècles

Nicolas LYON-CAEN

L’organisation des métiers parisiens constitue un cas d’espèce. Comme dans


d’autres capitales, une structure fédère les principales communautés marchandes
et leur confère un rôle civique spécifique : à Florence les Arti maggiori, à Madrid
les Cincos gremios, à Londres les Great Twelve City Livery Companies1. Les
Six corps marchands de Paris, composés des drapiers, épiciers-apothicaires,
merciers, pelletiers, bonnetiers et orfèvres, sont nés à la fi n du Moyen Âge
d’un ordre processionnel. Sans réelle base légale, c’est pourtant autour d’eux
que s’articule de plus en plus exclusivement le fonctionnement des institutions
bourgeoises à l’époque moderne (hôtel de ville, paroisse, tribunal de commerce,
etc.)2. Le lien politique, symbolique et fi nancier avec la monarchie et la cour
justifie la revendication d’une coupure vis-à-vis du monde artisanal. Cette
dignité marchande constitue un élément fédérateur de leur identité collective,
de même que leur inscription dans une ville défi nie par son cœur médiéval3.
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Nombre de leurs composantes conservent pourtant une activité de fabrication,

1. Miguel CAPELLA, Antonio MATILLA TASCÓN, Los Cinco Gremios Mayores de Madrid, estudio crí-
tico-histórico. Madrid, Imprenta Sáez, 1957 ; Giulio GANDI, Le arti maggiori e minori in Firenze [1929],
Rome, Multigrafica editrice, 1971 ; William HERBERT, The History of the Twelve Great Livery Companies of
London, Londres, 1837 ; Ian GADD, Patrick WALLIS (ed.), Guilds, Society and Economy in London, 1450-
1800, Londres, Centre for Metropolitan History, 2002 ; Joseph WARD, Metropolitan Communities: Trade
Guilds, Identity, and Change in Early Modern London, Stanford, Stanford University Press, 1997. Une
suggestion de Mathieu Marraud a donné le jour à ce texte. Ses remarques, ainsi que celles de Laurence
Croq, de Philippe Minard et des auditeurs de son séminaire lui ont permis de grandir.
2. Laurence CROQ, Nicolas LYON-CAEN, « La notabilité parisienne entre la police et la ville : des
définitions aux usages sociaux et politiques », in Laurence JEAN-MARIE (éd.), La notabilité urbaine, Xe-
XVIIIe siècles, Caen, Publications du CRHQ, 2007, p. 125-157 ; Mathieu MARRAUD, « Espaces politiques
et classement social à Paris, XVIIe-XVIIIe siècles », in Gilles CHABAUD (éd.), Classement, Déclassement,
Reclassement, de l’Antiquité à nos jours, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2011, p. 143-156 ; et
ID., « Communauté conjugale et communauté politique. Les usages de la coutume de Paris dans la bour-
geoisie corporative, XVIIe-XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 58-2, avril-juin 2011,
p. 96-119.
3. N. LYON-CAEN, M. MARRAUD, « Emprises professionnelles et carrières civiques. Multiplicité et
unité communautaires à Paris, XVIIe-XVIIIe siècles », à paraître.

R EVUE D’H ISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE


60-1, janvier-mars 2013
108 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

qui renvoie à la nature de l’économie parisienne, consommatrice de produits


de luxe, et à un subtil équilibre entre le centre et les périphéries urbaines4. Du
reste, le renouvellement même des Six corps tient aussi à l’admission d’anciens
artisans ou de fi ls d’artisans5. Les bonnetiers en constituent une illustration
frappante : corps de marchands ayant le droit de produire eux-mêmes leurs
marchandises, ils absorbent en 1716 leurs homologues des faubourgs, puis
en 1724 les fabricants au métier6. La bonneterie devient ainsi au début du
XVIII e siècle un regroupement de marchands, de fabricants et d’ouvriers.
La réunion de métiers peut faire l’objet de plusieurs lectures, du reste
non contradictoires. Jean-Claude Perrot proposait d’y voir l’extension qua-
litative d’un privilège résultant du « dynamisme des plaideurs plutôt que de
celui des techniciens », les métiers cherchant à « occuper les marges de [leur]
profession » et à « élargir leur gamme » au détriment d’autres plutôt qu’à gagner
en productivité7. Cette recherche du monopole pouvait néanmoins se révéler
favorable aux innovations8. L’historiographie actuelle l’envisagerait plutôt
comme un processus de recomposition, illustrant la souplesse de l’organisa-
tion communautaire en fonction des stratégies des acteurs et des évolutions
techniques9. Enfi n, une troisième possibilité consiste à y voir une mainmise
des marchands sur les producteurs, du capital sur le travail manuel, à l’image
de la structuration de la Grande Fabrique lyonnaise en 1667. L’agrégation
autour des bonnetiers parisiens s’inscrit dans ces diverses interprétations. Elle
survient dans un contexte de mutation technique, du fait de l’introduction de
métiers mécaniques au cours du XVII e siècle, mais aussi d’accroissement de
la demande10. Les évolutions du costume urbain orientent, avec une vigueur

4. Alain THILLAY, Le faubourg Saint-Antoine et ses faux ouvriers. La liberté du travail à Paris aux XVIIe et
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XVIIIe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2002.
5. L. CROQ, « Être et avoir, faire et pouvoir : les formes d’incorporation de la bourgeoisie parisienne
de la Fronde à la Révolution », habilitation à diriger des recherches, EHESS, 2009.
6. Georges DUMAS, Les tailleurs d’habits et les bonnetiers à Paris du XIIIe au XVIe siècle, thèse d’École
des Chartes aujourd’hui perdue, résumée dans Positions des thèses des élèves de l’École nationale des Chartes,
1951, p. 55-59 ; Alfred FRANKLIN, Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris
depuis le treizième siècle, Paris, H. Welter, 1906, p. 90-91 ; René de LESPINASSE, Les métiers et corporations
de la ville de Paris, t. 3, Paris, Imprimerie nationale, 1898, p. 245-260 et 261-271.
7. Jean-Claude PERROT, Genèse d’une ville moderne. Caen au XVIIIe siècle, Paris/La Haye, Mouton,
1975, t. 1, p. 327.
8. Jochen HOOCK, « Réunions de métiers et marché régional. Les marchands réunis de la ville de
Rouen au début du XVIIIe siècle », Annales ESC, 43-2, mars-avril 1988, p. 301-322. Plus généralement,
cf. Stephen EPSTEIN, Maarten PRAK (ed.), Guilds, Innovation and the European Economy, 1400-1800,
Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Pour une lecture insistant au contraire sur les effets blo-
quants des corporations, voir Sheilagh OGILVIE, Institutions and European Trade. Merchant Guilds, 1000-
1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
9. Simona CERUTTI, La ville et les métiers. Naissance d’un langage corporatif (Turin, XVIIe-XVIIIe siècle),
Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 ; Philippe MINARD, « Les corporations en France au XVIIIe siècle :
métiers et institutions », in Steven KAPLAN et P. MINARD (éd.), La France malade du corporatisme ? (XVIIIe-
XXe s.), Paris, Belin, 2004, p. 39-51.
10. Cissie FAIRCHILDS, « Populuxe goods in the eightenth-century Paris », in John BREWER, Roy POR-
TER (ed.), Consumption and the World of Goods, Londres, Routledge, 1993, p. 228-248 ; Line TEISSEYRE-
SALLMANN, L’industrie de la soie en Bas-Languedoc, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, École des Chartes, 1995.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 109

accrue par la vie de cour, une mode au renouvellement accéléré11. Vers 1700,
entre la moitié et les deux tiers des inventaires après décès parisiens recèlent
des bas, devenus un article de consommation courante, voire « massive » par la
suite. Les commandes militaires élargissent à l’occasion la clientèle12.
Envisagées de près cependant, ces mutations apparaissent dans une large
mesure comme imposées d’en haut aux acteurs par un pouvoir royal qui pour-
suit ses propres objectifs. Mais elles remettent aussi en cause une division du
travail construite au cours du XVII e siècle entre marchands et mécaniques,
division qui passait rhétoriquement entre les corporations, mais en pratique
aussi à l’intérieur de celles-ci. L’appartenance aux Six corps influe en effet sur
les positions que les bonnetiers défendent en exerçant une action constante
sur les processus de distinction sociale. Car les corporations, outre leur rôle
dans l’élaboration des normes relatives aux produits et à l’emploi segmentant
les marchés, quelles qu’en soient les conséquences économiques, participent
également du jeu complexe des interactions institutionnelles locales qui limitent
les marges de manœuvre de leurs membres. Le cas de la bonneterie parisienne
permet alors de montrer que la mobilité des métiers posait des défis concrets au
système corporatif dans son ensemble, défis tenant aux différences de culture
professionnelle et de statut socio-civique des acteurs mais aussi aux solidarités
mutualisant avantages et contraintes.

L A BONNETERIE PARISIENNE VERS 1700 : ÉTAT DES LIEUX

De Colbert à la Régence, plusieurs communautés coexistent dans l’espace


parisien : marchands bonnetiers, maîtres bonnetiers des faubourgs et fabricants
de bas au métier. Au cours du XVII e siècle, ces distinctions initialement assez
lâches tendent à se durcir pour associer chaque communauté à un rang, une
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technique et un territoire spécifique (voir document 1). Vers 1700, le secteur
rassemble environ 500 maîtres et 2 000 ouvriers (apprentis, compagnons en
formation, compagnons non reçus maîtres, et ouvriers travaillant sous le nom
d’un maître)13. Il faut encore y ajouter l’« infi nité de pauvres gens » que les
maîtres « entretiennent » à préparer la soie et la laine et qu’ils estiment alors à
12 000 individus, femmes et enfants inclus. Ceux-ci constituent un proléta-
riat non incorporé, les tricoteurs et autres couturiers en bonneterie ayant été

11. Joan THIRSK, «The fantastical folly of fashion: The English stocking knitting industry, 1500-1700 »,
in Negley HARTE, Kenneth PONTING (ed.), Textile History and Economic History: Essays in Honour of Miss
Julia de Lacy Mann, Manchester, Manchester University Press, 1973, p. 50-73 ; Irena TURNAU, « La bon-
neterie en Europe du XVIe au XVIIIe siècle », Annales ESC, 26-5, septembre-octobre 1971, p. 1118–1132.
12. Daniel ROCHE, La culture des apparences [1989], Paris, Seuil, 1991, p. 162 ; Carole SHAMMAS, The
Pre-Industrial Consumer in England and America, Oxford, Clarendon Press, 1990 ; Jean CHAGNIOT, Paris
et l’armée au XVIIIe siècle. Étude économique et sociale, Paris, Economica, 1985, p. 270-277.
13. Natacha COQUERY, Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle. Luxe et demi-luxe, Paris, Éditions du
CTHS, 2010, p. 339 ; D. ROCHE, La culture…, op.cit., p. 265-278.
110 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

exclus de la communauté depuis le Moyen Âge et le travail de la soie restant


libre dans la capitale14.
DOCUMENT 1
Les acteurs de la bonneterie
Activités Activités
Lieu d’exercice
au début du XVIIe siècle au début du XVIIIe siècle
Fabrication à l’aiguille Fabrication à l’aiguille
Marchands bonnetiers Paris
Commerce Commerce
Maîtres bonnetiers des Fabrication à l’aiguille Fabrication à l’aiguille
Faubourgs
faubourgs Commerce Vente directe
Maîtres fabricants au Fabrication au métier
Paris et faubourgs -
métier Vente directe

Les marchands bonnetiers

La technique du tricotage manuel à aiguilles et crochets, en usage depuis le


XIV e siècle, permet de produire des gants, des coiffes, des bas et des bonnets et
calottes (d’où le nom de bonneterie pris à Paris par le tricotage). Séparés depuis
1434 des chapeliers, les bonnetiers sont des contribuables « d’une confortable
aisance », sans plus15. Un édit bursal de 1582 les classe parmi les métiers du
second rang, avec les barbiers, bouchers et chaudronniers, derrière les autres
membres de Six corps, sauf les orfèvres, relégués au troisième ; et ce alors que
les riches orfèvres sont plus nombreux que les riches bonnetiers. Il faut sans
doute y voir un effet du rapport plus évident des orfèvres au geste manuel,
réputé moins digne que celui de vendre. Reste que la plupart des bonnetiers
sont à la fois fabricants et marchands ; rares sont les véritables grossistes, comme
les Nau dont l’aisance paraît tout à fait hors-norme16.
S’ils sont environ 200, la gestion de la communauté ne concerne cependant
qu’une minorité : entre 50 et 60 bonnetiers seulement sont impliqués dans les
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délibérations et les élections17. Ils élisent quatre gardes, puis, à partir de 1638,

14. Bibliothèque de l’Arsenal, Paris (désormais Ars.) ms 10 846, f. 97 ; Bibliothèque nationale de


France, (désormais BnF) Fol-FM 12361, Mémoire pour les maîtres marchands fabriquans et manufacturiers
de bas et autres ouvrages au métier de la ville et fauxbourgs de Paris, slnd [1724 ?], p. 8. Sur le travail féminin
dans la préparation des fibres : Célia DROUAULT, « Le travail de la soie, une voie pour l’exercice de la
liberté individuelle des femmes à Tours au XVIIIe siècle ? », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 114-3,
septembre 2007, p. 159-168 ; Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris
pendant la Révolution française [1988], Paris, Perrin, 2004, p. 70-81. G. DUMAS, Les tailleurs…, op.cit.
15. Jean FAVIER, « Une ville entre deux vocations : la place d’affaires de Paris au XVe siècle », Annales
ESC, 28-5, septembre-octobre 1973, p. 1245-1279, cit. p. 1274.
16. M. MARRAUD, De la Ville à l’État. La bourgeoisie parisienne, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel,
2008, p. 124-125 : le capital de la société conclue en 1710 atteint 100 000 l.t.
17. R. de LESPINASSE, Les métiers…, op. cit., t. 1, 1886, p. 95 ; René PILLORGET, Paris sous les premiers
Bourbons, 1594-1661, Paris, Association pour la publication d’une histoire de Paris, 1988, p. 119-120 ;
A. THILLAY, Le faubourg…, op. cit., p. 394 ; Paris, Archives Nationales (désormais AN), F12 781A, lettre
adressée à d’Aguesseau, conseiller d’État ordinaire, 1709 : « les marchands bonnetiers de la ville de Paris, tant
ancien que jeunes, qui sont au nombre de plus de 60 dont le corps ne composent pas plus de 80 marchands
au plus » tandis que d’autres ont quitté le commerce. Les gardes et anciens affirment être au nombre de 36 ;
BnF, Fol-FM 12361, Mémoire pour les maîtres, marchands, fabriquans et manufacturiers de bas et autres ouvrages
au métier de la ville et fauxbourgs de Paris, slnd [1724 ?], p. 9.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 111

six (d’abord deux anciens et quatre jeunes puis trois « anciens » et trois « nou-
veaux »). Mais, comme pour les autres corps, les anciens gardes (les gardes
sortis de charge), jouent rapidement un rôle prépondérant18. La justification
du passage de quatre à six illustre la logique de la domination symbolique
que l’appartenance aux Six corps fait peser sur les bonnetiers. Ils motivent en
effet le changement parce qu’« il est arrivé souventes fois que ès assemblées
qui se sont faictes en diverses occurrences des Six corps […], le corps de la
marchandise de bonneterie a manqué de nombre de voix pour n’estre égal en
nombre de gardes comme sont les autres cinq corps » qui en avaient déjà six19.
Ce désir d’égale dignité dans la grandeur marchande n’est pas que d’ordre
institutionnel. Il a des répercussions sur les représentations que les bonnetiers
forgent de leur activité. Selon la dernière version de leurs statuts, qui remonte à
1608, ils possèdent le droit de vendre et de fabriquer, ou de faire fabriquer, tous
les ouvrages de bonneterie. La différence avec les communautés concurrentes
réside en ce qu’ils ont conquis le droit exclusif de vendre dans la ville les mar-
chandises entièrement fi nies qu’ils n’auraient pas fabriquées eux-mêmes mais
achetées. Ils ne sont par ailleurs guère contraints par des réglementations sur
la nature des fibres, vendant bas et bonnets de laine, soie, coton, etc. L’identité
marchande n’est cependant pas complètement assurée : l’origine artisanale de la
communauté est encore signalée par une procédure de partage de la marchandise
« foraine » venue d’en dehors de Paris. Elle peut être répartie entre les maîtres
selon la technique du lotissement (partage par plusieurs au prix obtenu par un
seul), qui vise à fournir marchandise et travail à tous, comme à la halle aux cuirs
ou chez les brasseurs. Tout au long du XVII e siècle, les gardes persistent à agir
contre ceux qui contournent la règle. Autant qu’un moyen de contrôle, il faut y
lire la volonté de maintenir une certaine égalité à l’intérieur de la corporation.
Mais la pratique a changé de sens car les marchandises à vendre ont remplacé
la matière première à travailler. En 1652, ce sont 144 paires de bas de Beauce
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que les gardes soumettent à cette procédure20. Les évolutions des bonnetiers des
faubourgs confi rment la spécialisation progressive des Parisiens dans la vente.

Les maîtres des faubourgs

Les faubourgs comptent plusieurs corporations dont la principale englobe


St-Jacques, St-Victor, St-Michel et St-Marcel, en gros le faubourg St-Médard

18. Article « Bonneterie », Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 5,
Lausanne et Berne, Sociétés typographiques, 1781, p. 266-271 ; N. LYON-CAEN et M. MARRAUD, « Em-
prises professionnelles », art. cit.
19. AN, Minutier Central, étude II, 157, 12 avril 1638, acte d’assemblée.
20. BnF, F-23669, arrêt du Parlement du 25 octobre 1652 en règlement de juges. Le principe existe
ailleurs : José NIETOS, Artesanos y mercadores. Una Historia Social y Económica de Madrid (1450-1850),
Madrid, Editorial Fundamentos, 2006, p. 222-226. L’évolution ultérieure est difficile à éclairer : un projet
de la fin des années 1780 (AD Paris, 2ETP/10/2/00 1, dossier X-2, doc. 5) évoque bien le « lotissement » en
référence à un règlement de police qui ne parle pourtant que des conditions d’accès à la halle, et non des
modalités de vente (AN, Y 9488/A, 25 juin 1785 et Y 9488/B, 24 août 1785).
112 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

DOCUMENT 2
Situation des principaux faubourgs, d’après Guillaume Delisle,
Le plan de Paris, ses faubourgs et ses environs (1716), Amsterdam, J. Covens et C. Mortier, 1730.
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Source : © Gallica.

(voir document 2). Les statuts, accordés par le bailli de Ste-Geneviève, seigneur


temporel des lieux, remontent à 1527 et ont été révisés en 1619 pour inclure le
coton et l’étamine, puis précisés en 170121. Il existe aussi des corporations dans les
faubourgs St-Germain et St-Denis (au nord) auxquelles le Parlement applique les
mêmes règles. On ignore quand elles disparaissent. Enfin le faubourg St-Antoine,
comme d’autres lieux privilégiés (rue de l’Oursine, cloître St-Jean-de-Latran),
regroupe quantité de « faux ouvriers » dont les liens avec les corporations sont
fluctuants22.

21. BnF, F-22360, p. 1-7.


22. BnF, F-23670 (99), arrêt du Parlement du 21 août 1666 en faveur des marchands bonnetiers
contre les ouvriers bonnetiers du faubourg St-Germain. A. THILLAY, Le faubourg…, op.cit.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 113

Initialement, la distinction d’avec les Parisiens est territoriale : le règlement


des bonnetiers de Paris de 1608 interdit à ceux des faubourgs de vendre leurs
marchandises dans Paris, les hôtelleries notamment. Mais le règlement des fau-
bourgs de 1527, renouvelé en 1619 pour inclure les étoffes d’étame et de coton,
ne mentionne pour sa part aucune restriction. En 1674, l’enseigne d’Antoine
Le Noir, maître bonnetier rue Mouffetard, proclame que « Céans se vendent
toutes sortes de bons bas de S. Marcel, Angleterre et toutes sortes d’estames
faites en laine »23. Si l’orientation des faubourgs vers la production remonte
au moins au XVI e siècle, elle n’interdit pas la vente de tous types de produits,
locaux ou non, comme chez les Parisiens. Pourtant, au milieu du siècle suivant,
cette différenciation territoriale se métamorphose en une division qualitative.
Plusieurs arrêts du Parlement (1644, 1672 et 1674), rendus à la sollicitation
des gardes parisiens, fi xent des règles de cohabitation qui innovent au moyen
d’une disposition technique. Les marchandises arrivant à Paris « en ballots
appartenans ausd. maîtres et jurez desd. faubourgs » devront être examinées
dans les vingt-quatre heures au bureau des bonnetiers (en plein centre, rue des
Écrivains, près de St-Jacques-de-la-Boucherie) : les marchandises inachevées
leur seront rendues, celles achevées et « parfaites » loties entre les Parisiens24.
Ces arrêts inventent littéralement un privilège en subvertissant une convention
sur le partage des ressources : aux Parisiens la vente de tous les articles, aux fau-
bourgs celle des seuls objets réalisés ou achevés par leurs soins. L’arrêt de 1644
ordonne notamment aux maîtres des faubourgs de « fouller, flamber, blanchir,
souffrer, enformer, appareiller avec le chaudron et la pince » les ouvrages du
dehors et de « les perfectionner eux-mêmes en leurs boutiques »25. Ces maîtres
sont ainsi inclus dans un processus rendu commun en même temps qu’assi-
gnés à la fabrication, ce qu’ils fi nissent par avaliser en la présentant comme
une spécialisation. En 1712, ils affi rment se distinguer des « marchands [qui]
ne peuvent travailler de leurs mains […] ny faire travailler par leurs domes-
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tiques, car pour lors ils deviendroient ouvriers »26. Dans un cadre polémique,
la revendication d’incompatibilité sonne comme un mécanisme d’inversion
du stigmate visant à exclure les marchands de certaines affaires ; mais elle
peut aussi se lire comme l’intériorisation de la domination marchande par des
artisans. Bien entendu, elle est partiellement fausse : les maîtres des faubourgs
conservent officiellement le droit de vendre des bas au métier achetés auprès
des fabricants (art. 1 du règlement de mai 1701) et les marchands parisiens
peuvent toujours vendre leur propre production (art. 5 du règlement de 1701).

23. BnF, F-22360, p. 20 ; ibidem, statuts des marchands bonnetiers enregistrés au Parlement le 4 juil-
let 1608, art. 32. Sur le faubourg St-Médard : David GARRIOCH, The Formation of the Parisian Bourgeoisie,
1690-1830, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996.
24. BnF, F-22369, p. 13.
25. Ibidem, p. 10.
26. BnF, Fol-FM 12358, Mémoire pour les jurez de la communauté des maistres bonnetiers au tricot de la
ville et fauxbourgs de Paris [1712]. L’appellation renvoie à l’unification théorique entraînée par la réforme
du Châtelet de 1678, voir infra.
114 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

DOCUMENT 3
Paire de bas de coton pour femme réalisée au tricot, France, XVIII e siècle,
Boston, Museum of Fine Arts.

©mfa.org
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Cela n’empêche pas non plus la communauté des faubourgs de demeurer clivée
entre des maîtres marchands, des maîtres « ouvriers tricoteurs » et des maîtres
donneurs d’ouvrage, faisant apprêter, fouler et teindre dans les faubourgs ou
même « à la campagne, à la charge de […] faire apporter [les bas] en cette ville
de Paris, pourveu qu’ils ne soient pas parfaits ny achevez »27. Autrement dit,
le Parlement autorise la délocalisation du travail vers le monde rural, selon des
proportions impossibles à évaluer, confortant ainsi les inégalités entre maîtres.
Dans les représentations avancées par les communautés, et validées par
l’autorité du Parlement, le cloisonnement entre négoce et artisanat s’est ainsi
surimposé à la séparation entre ville et faubourgs, au mépris de la lettre des
règlements et, probablement, des pratiques effectives.

27. BnF, F-22360, p. 18-24, arrêt du Parlement du 7 août 1674. Un arrêt du Conseil 17 mai 1701
interprète pour le cas parisien l’édit du 20 mars 1700 portant règlement pour les bas faits au métier dans
les 17 villes privilégiées, cf. infra.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 115

DOCUMENT 4
Bonnet de satin blanc mêlé de soie orange, France, début du XVIII e siècle,
Boston, Museum of Fine Arts.
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Les fabricants de bas au métier

Mais entre-temps, le contenu même du travail manuel s’est amplement trans-


formé. Les métiers mécaniques, apparus en Angleterre vers 1600, permettent
de travailler plus vite (1 à 2 paires de bas par jour selon la qualité, contre le
même nombre par semaine au tricot), et plus facilement. Ils se répandent en
France, à tel point que les fabricants au métier sont érigés en maîtrise dans tout
le royaume en 1672, privilège restreint en 1700 à 18 villes28. On ne relève à Paris

28. L. TEISSEYRE-SALLMANN, L’industrie…, op.cit., p. 104-113 ; A. THILLAY, « L’économie du bas au


faubourg Saint-Antoine », Histoire, Économie, Sociétés, 17-4, 4e trimestre 1998, p. 677-692. Le cas nantais
est illustré par Samuel GUICHETEAU, « La corporation des bonnetiers nantais (1672-1790). Ampleur et
complexité des évolutions, pluralité des stratégies des acteurs », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest,
119-1, mars 2012, p. 61-84.
116 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

aucune manifestation d’hostilité envers cette technique de la part des autres


artisans. D’une part, parce que les machines n’y remplacent pas l’aiguille, mais
étendent la gamme vers le haut, en utilisant la soie de préférence à la laine qui
casse plus facilement : vers 1740, les bas à l’aiguille se vendent 2 à 3 l.t. la paire
au minimum, les bas au métier le double ou plus. D’autre part, parce que le
dirigisme monarchique permet à une élite artisanale de maintenir une autonomie
face aux marchands en interdisant à tous ceux qui ne sont pas membres de la
communauté, et particulièrement aux bonnetiers et merciers, de s’immiscer
dans la fabrique en achetant des métiers et en les louant à des ouvriers29. La
création d’une corporation vise à garantir la subsistance de travailleurs méri-
tants, comme pour les communautés féminines telles que les couturières, mais
aussi à protéger le développement de l’innovation synonyme, espère-t-on, de
substitution d’importations. La rente de monopole accordée par le roi devrait
servir le bien commun en facilitant la transmission de compétences30. Quanti-
tativement, l’opération est un succès : en 1700, Paris compte plus d’un millier
de métiers répertoriés31. La communauté n’en est pas moins fort inégalitaire,
divisée entre petits et grands propriétaires, bien que la taxinomie ne les diffé-
rencie guère : les maîtres se qualifient parfois d’ouvriers, même s’ils possèdent
une maîtrise, plusieurs métiers et emploient eux-mêmes des ouvriers. En outre,
des marchands parviennent, grâce à leur surface fi nancière, à mettre sous tutelle
quelques modestes fabricants en leur avançant de quoi acheter des machines32.
Le privilège des marchands parisiens, seuls autorisés à vendre des articles
qu’ils n’ont pas travaillé eux-mêmes ni fait fabriquer pour leur compte, relève
autant du registre commercial que d’une prérogative symbolique les mettant
à distance des artisans. Les maîtres des corporations artisanales ne peuvent
vendre que leur propre production, soit aux particuliers, soit aux autres maîtres
de leur corporation ou aux marchands parisiens. Cependant ce système local,
que l’intervention de l’État tente en mai 1701 de stabiliser en adaptant un
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règlement général portant sur les bas au métier fabriqués dans le royaume,
est biaisé par le droit qu’ont les gardes des marchands bonnetiers de visiter
l’ensemble des acteurs, sans frais pour ceux qui n’appartiennent pas à leur
corps et en compagnie d’un juré du corps de l’inspecté (art. 9). Le parallèle
avec Lyon est frappant 33. L’unité est donc générée par l’objet (le bas et le

29. AN, H2 2102, Extrait général contenant l’état où se trouve l’affaire des privilégiés [v. 1720 ?].
30. Sur la nature des innovations et des compétences : Stephan EPSTEIN, « Craft guilds, apprenticeship,
and technological change in preindustrial Europe », Journal of Economic History, 58-3, septembre 1998,
p. 684-713. Cette hostilité relève d’une création des années 1830 : François JARRIGE, « Le martyre de Jac-
quard ou le mythe de l’inventeur héroïque (France, XIXe siècle) », Tracés, 16, 2009, p. 99-117.
31. AN, F12 1396, État des métiers qui ont été déclarez tant par les maitres fabriquans de bas qu’ouvriers
des lieux privilégiez [1700].
32. A. THILLAY, « L’économie du bas », art. cit. ; AN, MC, XVII, 630, 10 juin 1723, obligation de Nicolas
Huault Pelletier, « ouvrier en bas au métier », envers Jean Breton, marchand bonnetier, qui lui a avancé le prix
de 2 métiers (en 1720 et 1723). Il s’engage à faire travailler ses propres ouvriers de préférence pour Breton.
33. BnF, F-23619 (73), arrêt du conseil du 17 mai 1701 interprétant celui du 30 mars 1700. Les
affrontements entre marchands et ouvriers au sein de la Grande fabrique, Maurice GARDEN, Lyon et les
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 117

bonnet) autour duquel s’articulent des sphères de production et de vente que


les représentations séparent tout en les hiérarchisant.

L’UNIFICATION : UNE VOLONTÉ ÉTATIQUE

C’est le changement de la politique monarchique qui précipite la réunion des


métiers à partir de la fi n du règne de Louis XIV. Elle s’opère sous la pression
de contraintes politiques et fiscales qui influent sur les conditions techniques
et les rapports de travail stricto sensu. Le poids de ces circonstances externes
est déterminant et le rôle des choix du pouvoir l’emporte sur la volonté des
acteurs économiques. Ces derniers tentent toutefois de manipuler ces pro-
cessus en fonction d’intérêts collectifs qui ne recoupent pas nécessairement
les frontières corporatives. La différence entre les deux phases de l’union le
montre clairement.
En 1678 sont supprimées la plupart des justices particulières de Paris,
rattachées au Châtelet. Profitant de l’occasion, les maîtres des faubourgs
réclament les mêmes droits que les Parisiens car « ils sont maistres bonnetiers
de la ville de Paris nécessairement parce que le roy a supprimé […] toutes les
maistrises, corps de mestiers et artisans des fauxbourgs, qu’ainsi on ne peut
leur donner une autre qualité » ; à la fi n de l’année, un édit prévoit précisément
de leur conférer cette qualité, sous réserve d’inscription, et leur permet d’ouvrir
boutique où ils veulent 34. Ces mesures déclenchent l’insertion progressive des
maîtres des faubourgs dans la bonneterie parisienne qui les accepte sans trop
rechigner. Ce n’est cependant qu’en 1716, à la demande des derniers « trico-
teurs », que la fusion est décidée par le Conseil, entérinant la disparition d’une
corporation en théorie supprimée depuis près de 40 ans et qui ne compterait
plus que six maîtres. Elle provoque cependant quelques grincements de dents
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pour le principe des « Six corps joints ensemble [qui] ne pouvoient entendre
parler sans une répugnance extrême d’une semblable réunion » contrevenant
à une logique de dignité interdisant de mêler artisans et marchands. Les déli-
bérations des Six corps relatives à la bonneterie s’acharnent alors à défendre
leur droit de ne pouvoir « être sujets à la visite d’aucuns artisans », c’est-à-dire
à éviter que les jurés des communautés artisanales ne contrôlent les articles
vendus par les marchands35.

Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 572-582 et Alain COTTEREAU, « La désincorpo-
ration des métiers et leur transformation en publics intermédiaires. Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », in Steven
KAPLAN, P. MINARD (éd.), La France malade…, op.cit., p. 97-145.
34. BnF, Fol-FM 12358, Mémoire pour les jurez de la communauté des maistres bonnetiers au tricot…,
op.cit., p. 4. L’édit de décembre 1678 est enregistré le 7 septembre 1679.
35. BnF, Fol-FM 12380, Mémoire pour les brasseurs du faubourg Saint-Antoine, demandeurs, contre les
maistres brasseurs de la ville de Paris, deffendeurs, 1717, p. 2. L’arrêt du conseil date du 23 février 1716, les lettres
patentes sont expédiées le 26 avril suivant ; AN, KK 1341, l’affaire s’étend du 3 mai 1712 au 5 juin 1719.
118 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

La réunion avec les fabricants en 1724 est en revanche beaucoup plus


problématique. C’est à nouveau la monarchie qui y pousse afi n de parfaire le
contrôle policier des quartiers ouvriers, et parfois protestants, et d’éliminer
les dernières zones privilégiées. Le Conseil utilise d’ailleurs depuis la fi n du
XVII e siècle une nouvelle taxinomie professionnelle, parlant des « maîtres
bonnetiers au tricot des faubourgs », à la place des références localisées (« maîtres
des faubourgs St-Marcel, St-Jacques », etc.) restées en usage au Parlement. Cette
généralisation spatialisante va de pair avec une unification par la technique :
fabricants au métier contre maîtres au tricot. Pour la Lieutenance générale de
police, protectrice et tutrice des corporations en même temps que gardienne de
l’ordre au travail, il semble normal que les marchands encadrent des mécaniques
indisciplinés par nature36.
Mais cette seconde réunion relève également d’une stratégie fiscale. Le
corps des marchands bonnetiers, même moins aisé que d’autres, paraît mieux
à même d’emprunter pour faire face aux exigences de la taxation monarchique
(83 000 l.t. entre 1691 et 1704) que celui des fabricants, lourdement endetté.
En 1710, liquidant des offices de contrôleur créés en 1708 (pour 66 000 l.t.), le
roi avait fi nalement renvoyé sur les seuls fabricants la charge de payer le droit
d’enregistrement sur chaque métier. C’est d’autant plus injuste que les infractions
portaient plutôt sur la qualité de la marchandise (absence ou falsification des
marques de plomb) que sur le défaut d’immatriculation des machines37. Il est
donc possible que les fabricants aient sollicité la fusion pour « trouver les moyens
de se faciliter un remboursement dont ils étoient seuls tenus et que d’ailleurs ils
n’étoient pas en état de fournir tout d’un coup »38. Mais l’argument est réver-
sible, les fi nances des marchands étant déficitaires au début du XVIII e siècle (de
quelques centaines à quelques milliers de livres par an en fonction de l’irrégularité
des paiements des gages par la monarchie). Les fusions prévoient en tout cas
l’union des dettes et des patrimoines, et lorsqu’on dispose à nouveau de chiffres,
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à partir de 1735, les revenus de la communauté unifiée excèdent les dépenses.
L’augmentation des sommes versées à la réception par les nouveaux maîtres
– alignées sur les tarifs plus élevés des marchands (1 500 l.t.) – l’explique sans
doute. Elle est en tout cas capable de lever 45 000 l.t. en 1745 pour le rachat des
offices d’inspecteurs39. La monarchie aurait donc regroupé des contribuables

36. S. KAPLAN, « Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue historique, 529,
janvier-mars 1979, p. 17-77.
37. AN, MC, CII, 234, 27 août 1714, certificat déposé par Joseph Delabarre, ancien commis pour
les intéressés au traité de la marque des bas. Sur 105 procès-verbaux dressés entre juin et octobre 1710,
3 mettent en cause des machines, 16 des refus de visite ou rébellions, tous les autres concernent les
plombs. Fabricants (42) et ouvriers (teinturiers, apprêteurs, foulons : 20) représentent près des deux tiers
des contrevenants, les marchands bonnetiers (26) un bon quart seulement.
38. BnF, Fol-FM 12185, Mémoire signifié pour les jurés de la communauté des maîtres marchands bonne-
tiers au tricot de la ville d’Orléans, demandeurs, Paris, Prault, 1734, p. 2.
39. René NIGEON, État financier des corporations parisiennes d’arts et métiers au XVIIIe siècle, Paris,
Rieder, 1934, p. 119-125. Les dossiers sont très succincts. Les anciens syndics et jurés des autres com-
munautés sont quant à eux parvenus à se soustraire au contrôle (AN, V7 436, dossier « ouvriers en bas »).
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 119

pour améliorer les capacités d’emprunt nécessaires au maintien du crédit des


corps et collèges qui garantissent, contre privilèges, sa politique fi nancière40.
Elle n’est cependant pas uniquement guidée par des considérations fiscales.
Elle cherche aussi à favoriser, pour des raisons économiques, les négociants au
détriment des artisans. Ceux-là sont du reste en position de force : bien qu’en
augmentation, la production parisienne ne suffit plus à satisfaire la demande.
Alors qu’à la Renaissance ses articles se vendaient dans le reste du royaume,
ils ne s’exportent désormais plus guère, sauf peut-être les articles de soie. C’est
l’industrie provinciale en pleine expansion en Normandie, Beauce, Picardie,
Languedoc, et les marchandises étrangères (Angleterre, Saint Empire), qui
fournissent dès le milieu du XVIIe siècle le surplus nécessaire et les cargaisons
considérables envoyées vers l’Amérique espagnole par les négociants français41.
Dotés de représentants députés au Conseil (1700-1720), puis au Bureau du
commerce, ces derniers sont capables de faire entendre leurs intérêts et plaident
pour un meilleur débit des produits42. Afin d’éviter une invasion de produits
étrangers bon marché, le Contrôle général des Finances sollicite donc directement
auprès des marchands bonnetiers parisiens une baisse des prix des bas au début
des années 1720. La forte diffusion de cet article dans la société n’est pas pour
rien dans la demande. En réponse, ils proposent de diminuer les rémunérations
ouvrières43. La réunion faciliterait ainsi cet objectif, en leur donnant le contrôle
direct de la production par suppression de l’autonomie des fabricants au métier.

HÉSITATIONS MARCHANDES ET REFUS OUVRIERS

Face à ces injonctions, les acteurs ne sont pas restés passifs et ont tenté de mettre à
profit les évolutions. Dès 1709, les gardes des marchands acceptent sur le principe
d’absorber les maîtres au métier et au tricot, afi n, disent-ils, de supprimer les
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procès entre eux. Les conflits sont pourtant bien plus fréquents avec les merciers,
leurs concurrents commerciaux directs. Car en échange de cette concession, les

40. David BIEN, « Les offices, les corps et le crédit de l’État : l’utilisation des privilèges sous l’ancien
régime », Annales ESC, 43-2, mars-avril 1988, p. 379-404 ; M. MARRAUD, « Crédit marchand, fiscalité
royale : les corporations parisiennes face à l’État, 1690-1720 », in Vincent MEYZIE (éd.), Les institutions
intermédiaires entre crédit public et crédit privé à l’époque moderne, France-Espagne, Limoges, Presses univer-
sitaires de Limoges, 2012, p. 155-199.
41. J. THIRSK, «The fantastical folly of fashion », in N. HARTE, K. PONTING (ed.), Textile History and
Economic History, op. cit., p. 55-56 et p. 67 ; AN, MC, II, 163, 16 décembre 1639, transaction entre les
gardes de la bonneterie et des marchands de Guernesey et Jersey, pour l’importation de bas d’étame ;
AN, G7 551, Estat de la quantité de bas de laine entrez en France par les bureaux des 5 grosses fermes et le convoi
de Bordeaux entre 1675 et 1680 : la lettre d’envoi du 5 novembre 1682 précise qu’« autrefois » il entrait par
cette voie 40 000 douzaines de bas, et désormais entre 10 et 30 000. Les deux tiers sont destinés aux mar-
chés ibériques (« convoi de Bordeaux »). Les « bonnetiers » ont assuré que l’Angleterre fournissait « fort peu ».
42. David SMITH, « Structuring politics in early eighteen-century France: the political innovations of
the French Council of Commerce », Journal of Modern History, 74-3, septembre 2002, p. 490-537.
43. Ars., ms 10 846, f. 91-92 : les « marchands bonnetiers fabricants de bas au métier », assemblés pour
se conformer aux intentions du Contrôleur général « touchant la diminution de leurs marchandises », n’ont
en effet « trouvé qu’une fort légère diminution sur les matières ».
120 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

gardes demandent qu’on empêche vraiment les merciers de vendre des bas au
détail, sauf à permettre à ceux « qui en font actuellement commerce de faire leur
option dans le corps des marchands bonnetiers »44. Cette tentative de coup de
force contre leurs confrères des Six corps échoue. Mais elle montre que les gardes
sont désormais plus portés à protéger leurs gains économiques qu’à réaffi rmer
des distinctions symboliques, voire qu’ils ne sont pas indifférents à la perspective
de mettre la main sur la force productive considérable des machines, au nombre
désormais d’environ 3 000, quand Lyon ou Orléans n’en détiendront que la moi-
tié à la fin du siècle45. Mais un clivage joue aussi à l’intérieur des corporations,
séparant les marchands et marchands-fabricants des petits marchands au détail
et artisans qui ont le plus à perdre au changement. Les gardes sont ainsi prêts
à pactiser avec les merciers, contre les ouvriers. En 1716, le mercier Pierre Ruel
commande à Lyon 32 douzaines de bas de soie, saisies à leur entrée dans Paris
pour défaut de qualité46. Or les bonnetiers, loin d’accabler Ruel, en profitent,
soutenus par les députés du commerce, pour réclamer une baisse des exigences
techniques. La monarchie semble d’ailleurs réceptive à l’argument. La seule
instance de contrôle des marchandises entrant dans Paris est un inspecteur des
manufactures qui se méfie du commis à la douane « pour servir d’ajoint » [sic]
fourni et rémunéré depuis 1716 par les fabricants mais après 1724 par les gardes
de la bonneterie, peu enclins à sanctionner collègues et électeurs. Et comment
vérifier toutes les balles de marchandises, alors même qu’on supprime dès 1731
cet adjoint, contre transfert de ses gages (800 l.t. par an) à l’inspecteur47 ? Ce
relâchement s’accompagne d’une progressive remise en question de la politique
de qualité liée à l’élaboration de produits de grand luxe. La monarchie réduit
en effet peu à peu ses exigences : le dernier grand règlement pour la bonneterie
date de 1743 et un arrêt du Conseil du 25 mars 1754 libéralise la production
en abolissant le privilège des 18 villes, alors que fleurissent les discours libéraux
des négociants-experts48.
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44. AN, F12 781/A ; pour « empêcher les versemens qui pourroient se faire desd. marchandises © Belin | Téléchargé le 15/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 188.217.58.145)
dans Paris », alors qu’elles sont « destinez à passer debout » (à traverser), la monarchie oblige en 1744
les négociants à remettre un certificat de sortie de la douane [BnF, F-21136 (126), arrêt du Conseil
du 27 mai 1744]. J. HOOCK, « Réunions de métiers », art. cit., p. 306, évoque l’interdiction signifiée en
1697 aux merciers de vendre du drap à la pièce à Rouen même. Une telle option avait déjà eu lieu entre
merciers et drapiers : Gérard GAYOT, Les draps de Sedan, 1646-1870, Paris, Éditions de l’EHESS/Terres
Ardennaises, 1998.
45. M. GARDEN, Lyon…, op. cit., p. 317 ; A. THILLAY, « L’économie du bas », art. cit. ; « Le commerce et
l’industrie à Orléans en l’an XIII (1805) », extrait du Bulletin mensuel de la chambre de commerce d’Orléans
et du département du Loiret, janvier 1898 (1), p. 7.
46. AN, F12 1402. C’est un récidiviste : en juillet 1710, les contrôleurs avaient déjà saisi sur lui
185 paires de bas de soie de Lyon (AN, MC, CII, 234, 27 août 1714, p.v. n° 22 et 23).
47. AN, F12 1402 : la méthode est dénoncée par des fabricants parisiens dans un mémoire sur la
fabrique de Montbéliard, v. 1720 ; BnF, F-21029 (102), arrêt du conseil du 31 juillet 1731 supprimant
l’adjoint à l’inspecteur chargé de l’examen des marchandises de bonneterie. La mesure est justifiée par
son manque de rigueur.
48. Jean-Yves GRENIER, « Une économie de l’identification. Juste prix et ordre des marchandises dans
l’Ancien Régime », in Alessandro STANZIANI (éd.), La qualité des produits en France (XVIIIe-XXe siècles),
Paris, Belin, 2003, p. 25-53.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 121

La fusion de 1724 intervient donc dans un contexte de renégociations des


« conventions de qualité » que sont les règlements49. C’est précisément en défense
de leurs produits que certains fabricants affi rment la refuser. Les marchands
n’auraient en effet aucun intérêt à respecter des normes trop élevées car
« ils sont devenus les maîtres de la vente et de la fabrique quoique parfaits ignorants à
gouverner et régler un métier. Cette ignorance est si notoire que les fabricants ne s’étendront
pas sur cet article ; personne ne doute que pour savoir en quoi consistent les véritables défauts
et la vraie perfection de la fabrique, il faut au moins un travail manuel de dix années […] ;
comment les bonnetiers veulent-ils donc, eux qui n’ont jamais fait d’apprentissage dans la
fabrique, savoir régler et gouverner un métier ? Cela ne peut être, personne ne pouvant faire
ni faire faire ce qu’il n’a jamais appris. Toute la science du bonnetier ne consiste que dans
l’arrangement et la propreté des paquets qui renferment leur marchandise. Quelle utilité le
Public peut-il tirer d’une pareille science ? »50

Les fabricants vantent ensuite la surveillance mutuelle que provoque la


saine émulation entre communautés, suivant la solide rhétorique corporative
du service rendu au public. Au passage, ils soulignent leur aptitude, à la fois
savante et virile, à gouverner une machine et un corps, renvoyant les marchands
à la simplicité de gestes qui sont ceux des fi lles de boutiques. La machine n’est
donc pas ici le symbole de la dépossession ouvrière, mais bien le lieu d’où fon-
der un savoir (qui s’acquiert toutefois en quelques mois plutôt qu’en dix ans)
et une dignité spécifiques d’une production de haut de gamme51. Elle devient
alors le principal argument rhétorique des fabricants contre les marchands.
Ce discours de l’excellence ouvrière se retrouve vers 1735 sous la plume de
Samuel Cardonville, un spécialiste de la soie. Non content de mettre en cause
les règlements au nom d’arguments techniques, il récuse la pratique ordinaire
du marchandage avec les acheteurs, au profit d’un prix fi xe affiché par une
étiquette donnant en outre la « quantité de tors » du fi l et le poids, traduction
d’un geste technique maîtrisé autant que marque de fabrique personnelle52.
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49. P. MINARD, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard,
1998, p. 287-293.
50. BnF, Fol-FM 12361, Mémoire pour les maîtres, marchands, fabriquans et manufacturiers de bas et
autres ouvrages au métier de la ville et fauxbourgs de Paris, demandeurs en désunion de leur communauté d’avec
celle des marchands bonnetiers de la même ville, contre les maîtres, gardes corps et communauté des marchands
bonnetiers de la ville de Paris, slnd, [1724 ?], p. 9. Le temps nécessaire à la maitrise d’un métier semble tou-
tefois bien plus court : Claire H. CROWSTON, « L’apprentissage hors des corporations. Les formations pro-
fessionnelles alternatives à Paris sous l’Ancien Régime », Annales HSS, 60-2, mars-avril 2005, p. 409-441.
51. Dominique MARGAIRAZ, « L’invention du “service public” : entre changement matériel et contrainte
de nommer », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 52-3, juillet-septembre 2005, p. 10-32. La situation
est à cet égard proche de celles des bonnetiers des Midlands : P. MINARD, « Le retour de Ned Ludd. Le lud-
disme et ses interprétations », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 54-1, janvier-mars 2007, p. 242-257.
52. Mémoire signifié pour Samuel de Cardonville, Paris, Moreau, [1733], p. 20 : cette étiquette s’ajoute
au plomb lui-même ; AN, V7 119 (dossier 3), jugement des commissaires du conseil. Sur la construction
d’un science par le geste, Richard SENNETT, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [2008], Paris,
Albin Michel, 2010 ; Bert DE MUNCK, « La qualité du corporatisme. Stratégies économiques et symbo-
liques des corporations anversoises, XVIe-XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 54-1,
janvier-mars 2007, p. 116-144. Sur le retournement ultérieur de l’attitude vis-à-vis des machines : F. JAR-
RIGE, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2009.
122 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Mais par là, les ouvriers s’avancent également sur le terrain civique,
expliquant que la fusion donne tout pouvoir aux marchands, multiplie par
cinq le prix de la maîtrise, aligné sur le tarif des bonnetiers, ce qui empêchera
leurs enfants et leurs apprentis de s’établir à leur compte :
« les ouvriers qui ont appris ce métier avec peu de biens se promettoient un établissement
parce qu’il en coutoit peu dans la communauté des fabricants, mais aujourd’hui qu’ils n’y
peuvent parvenir qu’avec plus de 2 000 livres, ils abandonnent leurs métiers ou négligent
de s’y attacher, en sorte que la destruction des privilèges de cette communauté entraîne
celle de la fabrique, soit par la mort des maîtres qui sont établis, soit par le dégoût des
enfants et ouvriers qui y sont engagez »53.

De fait, seule une minorité de gros fabricants, capables de devenir gardes,


sont susceptibles de bénéficier des prérogatives coutumières des Six corps :
accès aux fabriques paroissiales, au tribunal de commerce, capacité à parler
au nom de l’ensemble du négoce parisien, communication facilitée avec les
ministères, visibilité dans les cérémonies urbaines, etc. Face au risque de
perdre l’indépendance individuelle et collective que leur assure l’appartenance
à un corps constitué dans la cité, même s’il ne fait pas d’eux des notables,
refusant de devenir « les esclaves de ses tirans », les fabricants plus modestes
réclament la désunion, faute de quoi ils menacent de s’exiler à l’étranger. Et
« leurs ouvriers qui se trouveront sans travail seront obligés de les suivre, comme
ont fait les taffetatiers, satiniers, damassiers, rubaniers, tireurs d’or, ferandiniers, et
autres ouvriers des manufactures de la ville de Lyon, au nombre de plus de dix mille
personnes qui n’a été occasionné que par les mauvais traitements qui leur ont été faits par
les marchands de la même ville de Lyon, traitements que les bonnetiers suivent de point
en point pour obliger les fabricants et leurs ouvriers d’en faire autant que ceux de Lyon,
qui se sont retirez en Savoie, Hollande et Venise où ils ont établi des manufactures ». 54

Amalgamant les effets de la formation de la Grande fabrique (1667) et


ceux de l’exil des ouvriers protestants après la révocation de l’édit de Nantes
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(1685), qui entraîne effectivement la chute de la production lyonnaise, les
fabricants défendent leur autonomie au travail en invoquant à mots cou-
verts les droits de la conscience croyante. Si ces menaces ne sont pas mises
à exécution, c’est que des formes de médiation ont fi nalement été trouvées
entre 1730 et 1750. Elles s’articulent autour de la place du geste productif,
devenu central, économiquement mais aussi symboliquement et même « reli-
gieusement ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour une communauté
qui avait construit son identité par l’adhésion à un paradigme marchand
dévalorisant les mécaniques.

53. BnF, Fol-FM 12361, p. 10.


54. Ibidem, p. 12-13.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 123

LES BONNETIERS ET LA MACHINE

Le corps unifié de la bonneterie abrite après 1724 des marchands, des mar-
chands-fabricants, des fabricants dépendants et de simples ouvriers. La
nomenclature professionnelle, variable suivant les locuteurs, maintient long-
temps ces clivages. En 1736, l’inspecteur des manufactures explique que « des
ouvriers autorisés des marchands bonnetiers à fabriquer en contravention des
règlements » quittent les fabricants pour aller vers les marchands55. La même
année, François Josse se présente comme un « marchand bonnetier fabricant
à Paris ». Ancien maître fabricant, il reste proche de ses ouvriers dont l’un
le présente d’ailleurs comme « Josse, maître et faiseur de bas au métier » ; cet
individu, qui se qualifie pour sa part d’« ouvrier en bas au métier », est désigné
comme « bonnetier » par la police56. Josse et le policier mobilisent la taxinomie
officielle, l’ouvrier des dénominations réalistes. Les appellations en usage chez
les notaires varient pour des activités manifestement similaires. Concrètement,
il est vrai que les anciens marchands conservent au départ l’essentiel du pou-
voir. Ils se montrent réticents à ouvrir les assemblées, à communiquer la liste
des membres de la communauté et à rendre des comptes aux nouveaux venus
qui, de leur côté, rechignent à payer les droits de visite57. Si le corps compte
désormais entre 350 et 500 maîtres, il demeure toujours aussi oligarchique : de
30 à 50 votants lors des élections, très majoritairement d’anciens marchands58.
La fusion a bien porté à sept le nombre de gardes, mais n’a prévu que pour
dix ans l’obligation d’élire seulement deux gardes parmi les fabricants, les cinq
autres charges (dont le grand-garde) revenant aux marchands, après quoi cette
politique de quota cesserait.
Cette prééminence institutionnelle des marchands ne traduit pas forcément
une domination économique. Elle résulte surtout d’une contrainte symbolique
imposée par les Six corps qui interdit aux bonnetiers réunis d’exhiber un lien
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trop direct avec la fabrique, d’autant qu’ils souffrent d’un déficit de légiti-
mité : la bonneterie n’occupe la cinquième position qu’en remplacement des
changeurs, disparus en 1514, ce qui lui a valu des contestations de la part des
orfèvres, qui tiennent la sixième59. La démonstration de la distance radicale
d’avec les artisans leur est inaccessible, alors qu’elle sert de matrice à l’idéologie
de l’institution qui les englobe. L’agacement des corps marchands est d’autant
plus grand que, fort de leur importance nouvelle, les bonnetiers, ici alliés aux

55. Ars., ms 11 321, f. 244-255, dossier Médard Fournier, 1736.


56. Ibidem.
57. AN, Y 9435, sentence du 27 août 1734.
58. BnF, VP-1883, Liste des marchands bonnetiers, un des six corps des marchands à Paris, Paris, Knapen
et Delaguette, 1769. Les veuves sont une centaine ; AN, Y 9326, f. 150, élection du 10 octobre 1748 :
Pierre Bellot, élu grand garde, obtient 73 voix.
59. Les orfèvres précèdent les bonnetiers lors de l’entrée du cardinal-légat Barberini en 1625 puis lors
de celle de Christine de Suède en 1656 : Registre des délibérations du bureau de la ville, Paris, Imprimerie
nationale, t. 19, 1958, 1624-1628, p. 73. L’ordre initial est rétabli par un arrêt du Parlement du 24 janvier
1660 qui ne sera plus contesté : BnF, F-23 669 (652).
124 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

orfèvres, tous « plus artisan[s] que marchand[s] », réclament en vain à partir


de 1724 l’accroissement de leur représentation au consulat60.
Mais cette impossibilité est aussi un refus conscient. Les bonnetiers ont
en effet noué un pacte renouvelé avec les machines. En témoigne leur cri de
détresse lorsque la monarchie en autorise la libre exportation vers l’étranger
en 1758 : pour eux, la bonneterie en mourra tant les métiers sont devenus
constitutifs de leurs privilèges et de leurs pratiques professionnelles. Car non
seulement les marchands les plus réputés en acquièrent pour assurer leur
propre production, sans que cela ne constitue une immobilisation de capital
très importante (200 à 300 l.t. par unité)61. Mais en outre ils continuent, seuls
des Six corps, à recevoir à l’occasion des maîtres formés « par apprentissage »,
sur présentation d’un chef-d’œuvre prouvant qu’il est « bon ouvrier », et non
« par suffisance » comme le veut la novlangue marchande62.
En amont, ce lien repose sur le rôle moteur des gros fabricants dans la
mobilisation de l’intercession miraculeuse du diacre François de Paris (1690-
1727). L’hagiographie du saint janséniste qui consacra les dernières années de
sa vie à travailler sur un métier, tout comme ses nombreux miracles mettant en
œuvre, métiers, bas ou bonnets, au cours des années 1730 et 1740, atténuent
les oppositions entre ouvriers et marchands et rapprochent ces derniers de la
machine63. Rien n’empêche plus les bonnetiers issus des faubourgs ou de la
fabrique et fervents dévots du diacre de devenir grand-garde, comme Jacques
Lesourd, Charles Pichard (1751) ou Henry Potet (1756).
Joue aussi en aval la place croissante occupée par les entrepreneurs. La
fusion a effet entraîné théoriquement le passage d’un Kaufsystem reposant sur
des producteurs relativement indépendants, à un Verlagssystem dans lequel les
travailleurs sont rémunérés par un marchand propriétaire des matières premières.
L’organisation de la production reste cependant complexe car plusieurs types
d’entrepreneurs coexistent. Elle est en partie dominée par les fournisseurs de
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fibres. Vers 1720, les marchands merciers auraient vendu pour plus de huit mil-
lions de livres de matière première aux seuls fabricants au métier64. Les affaires
de ceux qui parviennent à s’y insérer, assises sur le travail des ruraux, semblent

60. AN, H2 2102, Mémoire concernant les changements que l’on voudroit faire dans la juridiction consu-
laire, et AN, F12 696, Sur les mémoires des corps de la bonneterie et orfèvrerie de Paris à l’effet de faire augmenter
le nombre des Consuls de quatre qu’il y en a à six, 1er juin 1725, cité par Amalia D. KESSLER, A Revolution in
Commerce. The Parisian Merchant Court and the Rise of Commercial Society in Eighteenth-Century France,
New Haven, Yale University Press, 2007.
61. Sur l’affaire de 1758, voir les factums des Six corps et des bonnetiers aux Archives de Paris,
2ETP/10/4/001 (X-4, 1-3) et 2ETP/10 février/001 (X-2, 2) ; AN, MC, LXXXV, 510, 15 juillet 1746 vente
du fonds du Grand Louis sur le Pont au Change, une enseigne réputée, par Pierre Goblet à Louis Passe qui
comprend 6 métiers ; CXII, 705 bis, 9 décembre 1751, inv. de l’épouse de François Daudin, grand-garde
en 1753 et propriétaire de la seigneurie de Pouilly près Beauvais pour 92 000 l.t., qui possède 4 métiers.
62. S. KAPLAN, La fin…, op.cit., p. 216 et note 3 p. 660 (4 au moins en 1762, sous réserve qu’il ne
s’agisse pas d’un lapsus calami du greffier).
63. N. LYON-CAEN, « Un saint de nouvelle fabrique. Le diacre Paris (1690-1727), le jansénisme et la
bonneterie parisienne », Annales HSS, 65-3, mai-juin 2010, p. 613-642.
64. BnF, Fol-FM 12361, p. 12.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 125

DOCUMENT 5
D’après Bernard Picart, Le diacre Paris faisant des bas, v. 1730.
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© Bibliothèque de la société de Port-Royal.


126 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

prospères : les Sénart, autres dévots du diacre, passent en deux générations,


de 1710 à 1750, du statut de modestes ouvriers en laines à celui de négociants
en laines et manufacturiers aisés65. Certains bonnetiers suivent la même voie.
Sans posséder de machine, Jacques Lesourd et Charles Pichard, deux descen-
dants de tricoteurs des faubourgs devenus grand-gardes, achètent soies, laines
et dégraissants (savons), les font travailler et transformer en articles revendus en
gros à des marchands du centre de Paris ou au détail à des particuliers66. C’est à
cause de ce travail préalable des fibres, qui mobilise essentiellement des ouvriers
non incorporés, que des bonnetiers sont devenus d’importants employeurs :
Alexandre Lebreton, installé rue de Bièvre depuis 1750, mobiliserait 600 per-
sonnes. De telles situations se multiplient à la fin de l’Ancien Régime : en 1791,
un dénommé Potel entretient une cinquantaine d’ouvriers et 200 tricoteuses à
l’Hôpital67. Le travail des pauvres des hospices n’est pas une nouveauté, mais il
était auparavant organisé collectivement par le corps des bonnetiers68. D’autres
bonnetiers se sont spécialisés dans les apprêts ou les teintures, en lieu et place des
teinturiers et épiciers69. Mais pour ce qui regarde le tissage proprement dit, la
majeure partie des fabricants emploient compagnons et ouvriers sur des métiers
dont ils sont propriétaires, et revendent cette production à des marchands et à
des particuliers, sans être à la merci d’un acheteur unique : les créances sont
généralement équilibrées, le secteur semblant peu cartélisé.
Contrairement aux attentes, il semble qu’immédiatement après la fusion,
la rémunération des ouvriers au métier ait progressé, du fait de la concurrence
entre maîtres pour attirer la main-d’œuvre70. D’après Cardonville, ils seraient
payés vers 1735 entre 3 et 6 l.t. pour une paire de bas revendue entre 6 et 13 l.t.

65. AN, MC, XXXVI, 329, 30 mai 1710 contrat de mariage de François Sénart, ouvrier en laine, et
Marie Bouton. Les biens du couple ne dépassent pas 1 000 l.t. ; LXXXV, 603, 6 mai 1767, société Sénart
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dont le fonds est de 120 000 l.t. Leur manufacture de laine et de bas au métier de Rozainvilliers (Somme)
ferait travailler en 1792 de 5 à 6 000 personnes (Gazette nationale ou Le Moniteur universel, 28 avril 1792,
n° 114) ; Charles ENGRAND, « Concurrences et complémentarité des villes et des campagnes : les manu-
factures picardes de 1780 à 1815 », Revue du Nord, 240, janvier-mars 1979, p. 61-82.
66. AN, MC, XVII, 852, 20 février 1760, comptes de la société Lesourd-Laribardière ; ibidem, 843,
3 août 1758, inv. après décès de l’épouse de Pichard.
67. AN, F12 1396 (d. 12) ; D. GODINEAU, « La “Tricoteuse” : formation d’un mythe contre-
révolutionnaire », Mots, Révolution Française. net ; http://revolution-francaise.net/2008/04/01/223-trico-
teuse-formation-mythe-contre-revolutionnaire, consulté le 15 juin 2012 ; Haïm BURSTIN, Le faubourg
Saint-Marcel à l’époque révolutionnaire, Paris, Société des études robespierristes, 1983, p. 194.
68. AN, MC, II, 167, 7 octobre 1641, marché : un « ouvrier en bonneterie » s’engage envers les gardes
à « fouler, enformer, rendre prêts à teindre toutes les marchandises de bonneterie faites pour les gardes
par les pauvres enfermez de ceste ville et aultres ouvriers » dont il surveille le travail ; AN, G7 551, Estat
des établissements faits par le sieur Camuset pour la manufacture des bas de laine au tricot dont l’entretenement
a été laissé au public. Celui de l’hôpital, fondé en 1665, a été confié aux marchands en 1679 (et compte de
400 à 800 travailleurs).
69. AN, MC, XII, 799, 29 août 1751, atermoiement pour le sieur Maillère dont la marchandise ne
consiste qu’en composition d’éclatantes.
70. BnF, ms fr. 21 792, f. 382, ordonnance de police portant règlement pour les fabricants de bas,
23 août 1736. Elle déplore la trop grande licence des ouvriers due à l’augmentation des prix « depuis la
réunion ». La situation est plus tendue à Lyon : Jean NICOLAS, La rébellion française. Mouvements populaires
et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2002, p. 310 et 324-327. En général, Robert DUPLESSIS,
Transitions to Capitalism in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 278.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 127

Ce sont des chiffres très élevés : jusqu’à 6 l.t. par jour de travail si on fi xe leur
productivité à une paire par jour, soit six fois le salaire d’un manouvrier,
plusieurs dizaines de fois celui d’une simple dévideuse de soie71. Leurs gains
annuels pourraient alors avoisiner les 1 000 l.t. en année pleine (50 semaines de
4 jours). Le coût de la main-d’œuvre représente ainsi, toujours selon Cardon-
ville, la moitié du prix fi nal, quand la matière première et les apprêts entrent
pour un bon tiers et le profit des marchands pour 10 à 15 %. Les bas ruraux
valent eux nettement moins (2 à 5 l.t. la paire pour ceux de Beauce). Le nœud
du problème réside donc bien dans les tarifs du travail à façon sur métier. Il
semble néanmoins que les marchands arrivent à élaborer une catégorie moyenne
de bas de soie vendus entre 6 et 9 l.t. la paire au milieu du siècle (les superfi ns
pouvant atteindre 16 l.t.).
La première solution adoptée est le non-respect des règles de recrutement,
qui multiplie les « faux ouvriers sans capacité » mais tout à fait employables pour
moins cher72. La prolétarisation au sens propre des ouvriers au métier sous le
titre de compagnon ou garçon de magasin en constitue une autre : dans les
années 1740, François Daudin en salarie ainsi trois à 200 l.t. chacun (ce ne
sont pas des apprentis)73. Même en incluant de possibles frais de nourriture
et d’hébergement (une centaine de livres), leur rémunération ne représenterait
au mieux que l’équivalent de 30 à 50 journées de travail à façon, une économie
substantielle. L’augmentation du coût de l’établissement que les fabricants avaient
pointé en 1724 et le contrôle de la communauté par les marchands empêchent
bien des ouvriers d’accéder à l’indépendance et les forcent à accepter une dimi-
nution de revenu. Une troisième réponse possible réside dans le regroupement
de nombreuses machines au sein du même atelier74. Il ne s’agit plus de créations
étatiques, comme au siècle précédent (château de Madrid, manufacture des bas
de castor), mais d’initiatives privées75. Celle de Cardonville est intéressante à plus
d’un titre. Entrepreneur d’origine artisanale, il détient 4 métiers dans l’enclos
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de La Trinité au cours des années 173076. Il en commande – sans tous les faire
enregistrer – une trentaine entre 1740 et 1744, dont les deux tiers installés en
bloc au faubourg St-Antoine. Il tranche sur la norme de 7 à 8 qui caractérisait
jusque-là les gros fabricants, et dépasse de loin la taille des ateliers nîmois dont

71. Mémoire signifié pour Samuel de Cardonville…, op. cit ; Paris, Bibliothèque de la Société de Port-
Royal, AC 1, Expédition de la déclaration de Louise Beigney, veuve d’Étienne Piquot, guérie miraculeusement le
3 mai 1727 par l’intercession de M. Paris, 5 décembre 1733. Elle déclare gagner 2 à 3 sols par jour.
72. AN, F12 1402 (371), l’inspecteur des manufactures Dory au Contrôleur général, 22 février 1747,
p. 2 ; A. THILLAY, Le faubourg…, op.cit.
73. AN, MC, CXII, 705 bis, 9 décembre 1751, inv. de l’épouse de François Daudin, rue St-Michel, qui
possède 4 métiers et ne semble pas avoir de dettes sinon envers des teinturiers et des marchands de Beauce.
74. Raymonde MONNIER, Le faubourg Saint-Antoine (1789-1815), Paris, Société des études robespier-
ristes, 1981, p. 49-67 ; H. BURSTIN, Le faubourg Saint-Marcel…, op.cit., p. 188-189.
75. AN, G7 430, f. 464, requête des fermiers du domaine d’Occident, 6 novembre 1699. De 1697
à 1699, leur manufacture du faubourg St-Antoine a fabriqué 2 000 paires de bas. Mais ces produits sont
trop chers.
76. Sur les origines des entrepreneurs : Patrick VERLEY, Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au
début du XXe siècle, Paris, Hachette, 1994, p. 81-89.
128 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

un seul atteint 13 métiers77. En outre, à la fi n du siècle, des mutations techniques


excèdent les compétences des serruriers parisiens, jusque-là principaux fabri-
cants de métiers : l’importation de machines anglaises nécessite la mobilisation
de capitaux bien plus importants car leur prix augmente considérablement, au-
delà du millier de livres78. Même si le développement de métiers bon marché
reste un objectif au début du XIX e siècle, c’est en tout cas la machine, devenue
emblématique du métier, qui cristallise désormais les enjeux.

***
La gestion de la réunion des métiers, décidée d’en haut, a consacré la pré-
éminence des marchands sur le système productif, tout en valorisant parado-
xalement la place d’une machine de plus en plus cruciale. Ce succès apparente
cette histoire à celle de la Grand Fabrique lyonnaise : le règlement de 1744
terrasse les petits fabricants au bénéfice des négociants. Il n’est pourtant pas
évident qu’il découle d’un rapport économique au sens strict : c’est la victoire
d’un ethos marchand plus que d’un capital qu’encourage la monarchie, alors
même que le dynamisme économique semble reposer sur les propriétaires
de métiers. Ce succès reste ainsi tout relatif car la bonneterie demeure prise
entre le marteau des Six corps « au-dessus » d’elle, et l’enclume des artisans,
« en dessous » d’elle. Le Guide des corps des marchands et des communautés des
arts et métiers de Paris publié en 1766 évoque bien l’union avec les tricoteurs,
mais oublie celle avec les fabricants79. Ce silence est significatif du rapport
ambigu que les marchands entretiennent avec le travail mécanique au sens plein
du terme. La lente digestion de ces transformations au cours du XVIII e siècle
traduit autant la montée en puissance de la production parisienne, qui semble
ainsi avoir trouvé un cadre adéquat, que l’érosion de la position des Six corps
face à la monarchie. La nouvelle idéologie valorise les producteurs et, arguant
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d’une science économique abstraite, relègue les savoirs marchands au rang
d’opinions locales et intéressées80. Après avoir ratifié les normes élaborées par
les acteurs locaux sous la supervision du Parlement, l’État s’en défie désormais.

77. A. THILLAY, Le faubourg…, op.cit., p. 153 ; L. TEISSEYRE-SALLMANN, L’industrie…, op.cit., p. 283-


288. AN, Y 11307, plaintes des 7, 8 et 9 avril 1745 contre une saisie de métiers par les gardes qui réclament
1 400 l.t. de droit de marque. Douze lui sont restitués l’année suivante (AN, MC, LXXXV, 508, 11 mars
1746, décharge).
78. AN, F12 1402 : on fait venir d’Angleterre en 1788 trente métiers et des ouvriers pour 60 000 l.t. et
on les installe rue Popincourt, dans le faubourg Saint-Antoine. L’entreprise est un échec. Sur les évolutions
techniques : Charles BALLOT, L’introduction du machinisme dans l’industrie française, Paris, Rieder, 1923.
79. Guide des corps des marchands et des communautés des arts et métiers tant de la ville et fauxbourgs de
Paris que du Royaume, Paris, veuve Duchesne, 1766, p. 165.
80. J. HOOCK, « Discours commercial et économie politique en France au XVIIIe siècle : l’échec d’une
synthèse », Revue de synthèse, 108-1, janvier-mars 1987, p. 57-73 ; Loïc CHARLES, Frédéric LEFEBVRE, Chris-
tine THÉRÉ (éd.), Le cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au
milieu du XVIIIe siècle, Paris, INED, 2011 ; A. SKORNICKI., « L’État, l’expert et le négociant : le réseau de la
science du commerce sous Louis XV », Genèses, 65, décembre 2006, p. 4-26 ; Philippe STEINER, Sociologie de
la connaissance économique. Essai sur les rationalisations de la connaissance économique (1750-1850), Paris, PUF,
1998, p. 79-88.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 129

L’anecdote rapportée par Grimm est significative : le bonnetier Pierre Goblet,


fi ls d’un bonnetier qui fut juge-consul, issu d’une famille présente au sein des
Six corps depuis le milieu du XVII e siècle, est convoqué en 1787 à l’assemblée
des notables en qualité d’ancien premier échevin. Il se voit conseiller « de parler
bas et d’opiner du bonnet », renvoyé à une activité manuelle81. La plaisanterie
réduit la bonneterie à suivre l’avis des plus dignes, tout en lui reconnaissant
néanmoins un statut : opinent aussi les docteurs et les magistrats. À la veille de
la Révolution, la conception de la grande chaîne des corps qui confère place et
rôle politique à chacun n’a pas perdu toute efficacité rhétorique. C’est que les
corporations véhiculent tout autant des identités sociales que des représenta-
tions du travail, des dominations économiques ou des capacités civiques82. Il
paraît donc impossible de les réduire à une seule de ces dimensions tant elles
participent simultanément, et parfois de manière contradictoire, de plusieurs
sphères de la vie sociale.
Nicolas LYON-CAEN
CNRS-CRHQ UMR
Université de Caen – Basse-Normandie
Esplanade de la Paix
14032 Caen cedex
nicolas. lyon-caen@unicaen.fr
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81. GRIMM, Mémoires historiques, littéraires et anecdotique tirés de la correspondance philosophique et


critique adressé au duc de Saxe Gotha, 2nde éd., t. 4, Londres, Colburn, 1814, p. 47.
82. Jacques REVEL, « Les corps et communautés », in Franco ANGIOLINI, Daniel ROCHE (éd.),
Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, Paris, 1995, p. 555-
576. Illustration dans L. CROQ, Être et avoir…, op. cit.
130 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Résumé / Abstract

Nicolas LYON-CAEN
Les hommes du bas : fabriquer et vendre dans la bonneterie parisienne, XVIIe-XVIIIe siècles
L’historiographie tend aujourd’hui à souligner le dynamisme des corporations d’Ancien
Régime et la plasticité de leurs usages pour leurs membres. Les corporations ne servent pourtant
pas uniquement à organiser le travail ou les marchés en fonction de logique d’efficience écono-
mique. Elles ont encore vocation à répartir des dignités entre groupes sociaux car elles participent
de systèmes institutionnels urbains qui leur confèrent un sens. La fusion des communautés de
la bonneterie parisienne au début du XVIII e siècle illustre la multiplicité des pratiques collectives
concernées. Répondant à des injonctions du pouvoir monarchique, cette réunion renverse la
séparation symbolique et matérielle entre production et vente que les bonnetiers avaient affi rmée
au cours du XVII e siècle. Elle met donc à l’épreuve leur grandeur marchande et urbaine en la
confrontant directement à la question des machines et du travail manuel.
MOTS - CLÉS : Paris, XVII e -XVIII e siècle, corporations, travail, bonneterie, métiers mécaniques ■

Nicolas LYON-CAEN
A mobility of guilds: craftsmen and merchants of hosiery in the 17th and 18th Century Paris
According to the recent historiography, the guilds of the Old Regime were dynamic and their
members were able to use them to their advantage. Guilds organized certainly labor or goods markets
based on economic efficiency, but they also had other roles. Guilds distributed dignities between social
groups within urban institutions. That’s what shows the union of different communities of the parisian
hosiery at the beginning of the 18th Century. This union is asked by royal authority but disturbs the
strategies of economic actors. Merchants are forced to deal directly with looms, while their integration
into the urban elite is based on the refusal of manual labor. Their response seeks to articulate the different
dimensions of corporation.
K EYWORDS: Paris, 17th-18th Century, Guilds, Labour, Hosiery, looms ■
© Belin | Téléchargé le 15/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 188.217.58.145)

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