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Nicolas Lyon-Caen
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Nicolas LYON-CAEN
1. Miguel CAPELLA, Antonio MATILLA TASCÓN, Los Cinco Gremios Mayores de Madrid, estudio crí-
tico-histórico. Madrid, Imprenta Sáez, 1957 ; Giulio GANDI, Le arti maggiori e minori in Firenze [1929],
Rome, Multigrafica editrice, 1971 ; William HERBERT, The History of the Twelve Great Livery Companies of
London, Londres, 1837 ; Ian GADD, Patrick WALLIS (ed.), Guilds, Society and Economy in London, 1450-
1800, Londres, Centre for Metropolitan History, 2002 ; Joseph WARD, Metropolitan Communities: Trade
Guilds, Identity, and Change in Early Modern London, Stanford, Stanford University Press, 1997. Une
suggestion de Mathieu Marraud a donné le jour à ce texte. Ses remarques, ainsi que celles de Laurence
Croq, de Philippe Minard et des auditeurs de son séminaire lui ont permis de grandir.
2. Laurence CROQ, Nicolas LYON-CAEN, « La notabilité parisienne entre la police et la ville : des
définitions aux usages sociaux et politiques », in Laurence JEAN-MARIE (éd.), La notabilité urbaine, Xe-
XVIIIe siècles, Caen, Publications du CRHQ, 2007, p. 125-157 ; Mathieu MARRAUD, « Espaces politiques
et classement social à Paris, XVIIe-XVIIIe siècles », in Gilles CHABAUD (éd.), Classement, Déclassement,
Reclassement, de l’Antiquité à nos jours, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2011, p. 143-156 ; et
ID., « Communauté conjugale et communauté politique. Les usages de la coutume de Paris dans la bour-
geoisie corporative, XVIIe-XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 58-2, avril-juin 2011,
p. 96-119.
3. N. LYON-CAEN, M. MARRAUD, « Emprises professionnelles et carrières civiques. Multiplicité et
unité communautaires à Paris, XVIIe-XVIIIe siècles », à paraître.
4. Alain THILLAY, Le faubourg Saint-Antoine et ses faux ouvriers. La liberté du travail à Paris aux XVIIe et
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accrue par la vie de cour, une mode au renouvellement accéléré11. Vers 1700,
entre la moitié et les deux tiers des inventaires après décès parisiens recèlent
des bas, devenus un article de consommation courante, voire « massive » par la
suite. Les commandes militaires élargissent à l’occasion la clientèle12.
Envisagées de près cependant, ces mutations apparaissent dans une large
mesure comme imposées d’en haut aux acteurs par un pouvoir royal qui pour-
suit ses propres objectifs. Mais elles remettent aussi en cause une division du
travail construite au cours du XVII e siècle entre marchands et mécaniques,
division qui passait rhétoriquement entre les corporations, mais en pratique
aussi à l’intérieur de celles-ci. L’appartenance aux Six corps influe en effet sur
les positions que les bonnetiers défendent en exerçant une action constante
sur les processus de distinction sociale. Car les corporations, outre leur rôle
dans l’élaboration des normes relatives aux produits et à l’emploi segmentant
les marchés, quelles qu’en soient les conséquences économiques, participent
également du jeu complexe des interactions institutionnelles locales qui limitent
les marges de manœuvre de leurs membres. Le cas de la bonneterie parisienne
permet alors de montrer que la mobilité des métiers posait des défis concrets au
système corporatif dans son ensemble, défis tenant aux différences de culture
professionnelle et de statut socio-civique des acteurs mais aussi aux solidarités
mutualisant avantages et contraintes.
11. Joan THIRSK, «The fantastical folly of fashion: The English stocking knitting industry, 1500-1700 »,
in Negley HARTE, Kenneth PONTING (ed.), Textile History and Economic History: Essays in Honour of Miss
Julia de Lacy Mann, Manchester, Manchester University Press, 1973, p. 50-73 ; Irena TURNAU, « La bon-
neterie en Europe du XVIe au XVIIIe siècle », Annales ESC, 26-5, septembre-octobre 1971, p. 1118–1132.
12. Daniel ROCHE, La culture des apparences [1989], Paris, Seuil, 1991, p. 162 ; Carole SHAMMAS, The
Pre-Industrial Consumer in England and America, Oxford, Clarendon Press, 1990 ; Jean CHAGNIOT, Paris
et l’armée au XVIIIe siècle. Étude économique et sociale, Paris, Economica, 1985, p. 270-277.
13. Natacha COQUERY, Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle. Luxe et demi-luxe, Paris, Éditions du
CTHS, 2010, p. 339 ; D. ROCHE, La culture…, op.cit., p. 265-278.
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six (d’abord deux anciens et quatre jeunes puis trois « anciens » et trois « nou-
veaux »). Mais, comme pour les autres corps, les anciens gardes (les gardes
sortis de charge), jouent rapidement un rôle prépondérant18. La justification
du passage de quatre à six illustre la logique de la domination symbolique
que l’appartenance aux Six corps fait peser sur les bonnetiers. Ils motivent en
effet le changement parce qu’« il est arrivé souventes fois que ès assemblées
qui se sont faictes en diverses occurrences des Six corps […], le corps de la
marchandise de bonneterie a manqué de nombre de voix pour n’estre égal en
nombre de gardes comme sont les autres cinq corps » qui en avaient déjà six19.
Ce désir d’égale dignité dans la grandeur marchande n’est pas que d’ordre
institutionnel. Il a des répercussions sur les représentations que les bonnetiers
forgent de leur activité. Selon la dernière version de leurs statuts, qui remonte à
1608, ils possèdent le droit de vendre et de fabriquer, ou de faire fabriquer, tous
les ouvrages de bonneterie. La différence avec les communautés concurrentes
réside en ce qu’ils ont conquis le droit exclusif de vendre dans la ville les mar-
chandises entièrement fi nies qu’ils n’auraient pas fabriquées eux-mêmes mais
achetées. Ils ne sont par ailleurs guère contraints par des réglementations sur
la nature des fibres, vendant bas et bonnets de laine, soie, coton, etc. L’identité
marchande n’est cependant pas complètement assurée : l’origine artisanale de la
communauté est encore signalée par une procédure de partage de la marchandise
« foraine » venue d’en dehors de Paris. Elle peut être répartie entre les maîtres
selon la technique du lotissement (partage par plusieurs au prix obtenu par un
seul), qui vise à fournir marchandise et travail à tous, comme à la halle aux cuirs
ou chez les brasseurs. Tout au long du XVII e siècle, les gardes persistent à agir
contre ceux qui contournent la règle. Autant qu’un moyen de contrôle, il faut y
lire la volonté de maintenir une certaine égalité à l’intérieur de la corporation.
Mais la pratique a changé de sens car les marchandises à vendre ont remplacé
la matière première à travailler. En 1652, ce sont 144 paires de bas de Beauce
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18. Article « Bonneterie », Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 5,
Lausanne et Berne, Sociétés typographiques, 1781, p. 266-271 ; N. LYON-CAEN et M. MARRAUD, « Em-
prises professionnelles », art. cit.
19. AN, Minutier Central, étude II, 157, 12 avril 1638, acte d’assemblée.
20. BnF, F-23669, arrêt du Parlement du 25 octobre 1652 en règlement de juges. Le principe existe
ailleurs : José NIETOS, Artesanos y mercadores. Una Historia Social y Económica de Madrid (1450-1850),
Madrid, Editorial Fundamentos, 2006, p. 222-226. L’évolution ultérieure est difficile à éclairer : un projet
de la fin des années 1780 (AD Paris, 2ETP/10/2/00 1, dossier X-2, doc. 5) évoque bien le « lotissement » en
référence à un règlement de police qui ne parle pourtant que des conditions d’accès à la halle, et non des
modalités de vente (AN, Y 9488/A, 25 juin 1785 et Y 9488/B, 24 août 1785).
112 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
DOCUMENT 2
Situation des principaux faubourgs, d’après Guillaume Delisle,
Le plan de Paris, ses faubourgs et ses environs (1716), Amsterdam, J. Covens et C. Mortier, 1730.
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23. BnF, F-22360, p. 20 ; ibidem, statuts des marchands bonnetiers enregistrés au Parlement le 4 juil-
let 1608, art. 32. Sur le faubourg St-Médard : David GARRIOCH, The Formation of the Parisian Bourgeoisie,
1690-1830, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996.
24. BnF, F-22369, p. 13.
25. Ibidem, p. 10.
26. BnF, Fol-FM 12358, Mémoire pour les jurez de la communauté des maistres bonnetiers au tricot de la
ville et fauxbourgs de Paris [1712]. L’appellation renvoie à l’unification théorique entraînée par la réforme
du Châtelet de 1678, voir infra.
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DOCUMENT 3
Paire de bas de coton pour femme réalisée au tricot, France, XVIII e siècle,
Boston, Museum of Fine Arts.
©mfa.org
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27. BnF, F-22360, p. 18-24, arrêt du Parlement du 7 août 1674. Un arrêt du Conseil 17 mai 1701
interprète pour le cas parisien l’édit du 20 mars 1700 portant règlement pour les bas faits au métier dans
les 17 villes privilégiées, cf. infra.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 115
DOCUMENT 4
Bonnet de satin blanc mêlé de soie orange, France, début du XVIII e siècle,
Boston, Museum of Fine Arts.
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29. AN, H2 2102, Extrait général contenant l’état où se trouve l’affaire des privilégiés [v. 1720 ?].
30. Sur la nature des innovations et des compétences : Stephan EPSTEIN, « Craft guilds, apprenticeship,
and technological change in preindustrial Europe », Journal of Economic History, 58-3, septembre 1998,
p. 684-713. Cette hostilité relève d’une création des années 1830 : François JARRIGE, « Le martyre de Jac-
quard ou le mythe de l’inventeur héroïque (France, XIXe siècle) », Tracés, 16, 2009, p. 99-117.
31. AN, F12 1396, État des métiers qui ont été déclarez tant par les maitres fabriquans de bas qu’ouvriers
des lieux privilégiez [1700].
32. A. THILLAY, « L’économie du bas », art. cit. ; AN, MC, XVII, 630, 10 juin 1723, obligation de Nicolas
Huault Pelletier, « ouvrier en bas au métier », envers Jean Breton, marchand bonnetier, qui lui a avancé le prix
de 2 métiers (en 1720 et 1723). Il s’engage à faire travailler ses propres ouvriers de préférence pour Breton.
33. BnF, F-23619 (73), arrêt du conseil du 17 mai 1701 interprétant celui du 30 mars 1700. Les
affrontements entre marchands et ouvriers au sein de la Grande fabrique, Maurice GARDEN, Lyon et les
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 117
Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 572-582 et Alain COTTEREAU, « La désincorpo-
ration des métiers et leur transformation en publics intermédiaires. Lyon et Elbeuf, 1790-1815 », in Steven
KAPLAN, P. MINARD (éd.), La France malade…, op.cit., p. 97-145.
34. BnF, Fol-FM 12358, Mémoire pour les jurez de la communauté des maistres bonnetiers au tricot…,
op.cit., p. 4. L’édit de décembre 1678 est enregistré le 7 septembre 1679.
35. BnF, Fol-FM 12380, Mémoire pour les brasseurs du faubourg Saint-Antoine, demandeurs, contre les
maistres brasseurs de la ville de Paris, deffendeurs, 1717, p. 2. L’arrêt du conseil date du 23 février 1716, les lettres
patentes sont expédiées le 26 avril suivant ; AN, KK 1341, l’affaire s’étend du 3 mai 1712 au 5 juin 1719.
118 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
36. S. KAPLAN, « Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue historique, 529,
janvier-mars 1979, p. 17-77.
37. AN, MC, CII, 234, 27 août 1714, certificat déposé par Joseph Delabarre, ancien commis pour
les intéressés au traité de la marque des bas. Sur 105 procès-verbaux dressés entre juin et octobre 1710,
3 mettent en cause des machines, 16 des refus de visite ou rébellions, tous les autres concernent les
plombs. Fabricants (42) et ouvriers (teinturiers, apprêteurs, foulons : 20) représentent près des deux tiers
des contrevenants, les marchands bonnetiers (26) un bon quart seulement.
38. BnF, Fol-FM 12185, Mémoire signifié pour les jurés de la communauté des maîtres marchands bonne-
tiers au tricot de la ville d’Orléans, demandeurs, Paris, Prault, 1734, p. 2.
39. René NIGEON, État financier des corporations parisiennes d’arts et métiers au XVIIIe siècle, Paris,
Rieder, 1934, p. 119-125. Les dossiers sont très succincts. Les anciens syndics et jurés des autres com-
munautés sont quant à eux parvenus à se soustraire au contrôle (AN, V7 436, dossier « ouvriers en bas »).
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 119
Face à ces injonctions, les acteurs ne sont pas restés passifs et ont tenté de mettre à
profit les évolutions. Dès 1709, les gardes des marchands acceptent sur le principe
d’absorber les maîtres au métier et au tricot, afi n, disent-ils, de supprimer les
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40. David BIEN, « Les offices, les corps et le crédit de l’État : l’utilisation des privilèges sous l’ancien
régime », Annales ESC, 43-2, mars-avril 1988, p. 379-404 ; M. MARRAUD, « Crédit marchand, fiscalité
royale : les corporations parisiennes face à l’État, 1690-1720 », in Vincent MEYZIE (éd.), Les institutions
intermédiaires entre crédit public et crédit privé à l’époque moderne, France-Espagne, Limoges, Presses univer-
sitaires de Limoges, 2012, p. 155-199.
41. J. THIRSK, «The fantastical folly of fashion », in N. HARTE, K. PONTING (ed.), Textile History and
Economic History, op. cit., p. 55-56 et p. 67 ; AN, MC, II, 163, 16 décembre 1639, transaction entre les
gardes de la bonneterie et des marchands de Guernesey et Jersey, pour l’importation de bas d’étame ;
AN, G7 551, Estat de la quantité de bas de laine entrez en France par les bureaux des 5 grosses fermes et le convoi
de Bordeaux entre 1675 et 1680 : la lettre d’envoi du 5 novembre 1682 précise qu’« autrefois » il entrait par
cette voie 40 000 douzaines de bas, et désormais entre 10 et 30 000. Les deux tiers sont destinés aux mar-
chés ibériques (« convoi de Bordeaux »). Les « bonnetiers » ont assuré que l’Angleterre fournissait « fort peu ».
42. David SMITH, « Structuring politics in early eighteen-century France: the political innovations of
the French Council of Commerce », Journal of Modern History, 74-3, septembre 2002, p. 490-537.
43. Ars., ms 10 846, f. 91-92 : les « marchands bonnetiers fabricants de bas au métier », assemblés pour
se conformer aux intentions du Contrôleur général « touchant la diminution de leurs marchandises », n’ont
en effet « trouvé qu’une fort légère diminution sur les matières ».
120 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
gardes demandent qu’on empêche vraiment les merciers de vendre des bas au
détail, sauf à permettre à ceux « qui en font actuellement commerce de faire leur
option dans le corps des marchands bonnetiers »44. Cette tentative de coup de
force contre leurs confrères des Six corps échoue. Mais elle montre que les gardes
sont désormais plus portés à protéger leurs gains économiques qu’à réaffi rmer
des distinctions symboliques, voire qu’ils ne sont pas indifférents à la perspective
de mettre la main sur la force productive considérable des machines, au nombre
désormais d’environ 3 000, quand Lyon ou Orléans n’en détiendront que la moi-
tié à la fin du siècle45. Mais un clivage joue aussi à l’intérieur des corporations,
séparant les marchands et marchands-fabricants des petits marchands au détail
et artisans qui ont le plus à perdre au changement. Les gardes sont ainsi prêts
à pactiser avec les merciers, contre les ouvriers. En 1716, le mercier Pierre Ruel
commande à Lyon 32 douzaines de bas de soie, saisies à leur entrée dans Paris
pour défaut de qualité46. Or les bonnetiers, loin d’accabler Ruel, en profitent,
soutenus par les députés du commerce, pour réclamer une baisse des exigences
techniques. La monarchie semble d’ailleurs réceptive à l’argument. La seule
instance de contrôle des marchandises entrant dans Paris est un inspecteur des
manufactures qui se méfie du commis à la douane « pour servir d’ajoint » [sic]
fourni et rémunéré depuis 1716 par les fabricants mais après 1724 par les gardes
de la bonneterie, peu enclins à sanctionner collègues et électeurs. Et comment
vérifier toutes les balles de marchandises, alors même qu’on supprime dès 1731
cet adjoint, contre transfert de ses gages (800 l.t. par an) à l’inspecteur47 ? Ce
relâchement s’accompagne d’une progressive remise en question de la politique
de qualité liée à l’élaboration de produits de grand luxe. La monarchie réduit
en effet peu à peu ses exigences : le dernier grand règlement pour la bonneterie
date de 1743 et un arrêt du Conseil du 25 mars 1754 libéralise la production
en abolissant le privilège des 18 villes, alors que fleurissent les discours libéraux
des négociants-experts48.
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44. AN, F12 781/A ; pour « empêcher les versemens qui pourroient se faire desd. marchandises © Belin | Téléchargé le 15/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 188.217.58.145)
dans Paris », alors qu’elles sont « destinez à passer debout » (à traverser), la monarchie oblige en 1744
les négociants à remettre un certificat de sortie de la douane [BnF, F-21136 (126), arrêt du Conseil
du 27 mai 1744]. J. HOOCK, « Réunions de métiers », art. cit., p. 306, évoque l’interdiction signifiée en
1697 aux merciers de vendre du drap à la pièce à Rouen même. Une telle option avait déjà eu lieu entre
merciers et drapiers : Gérard GAYOT, Les draps de Sedan, 1646-1870, Paris, Éditions de l’EHESS/Terres
Ardennaises, 1998.
45. M. GARDEN, Lyon…, op. cit., p. 317 ; A. THILLAY, « L’économie du bas », art. cit. ; « Le commerce et
l’industrie à Orléans en l’an XIII (1805) », extrait du Bulletin mensuel de la chambre de commerce d’Orléans
et du département du Loiret, janvier 1898 (1), p. 7.
46. AN, F12 1402. C’est un récidiviste : en juillet 1710, les contrôleurs avaient déjà saisi sur lui
185 paires de bas de soie de Lyon (AN, MC, CII, 234, 27 août 1714, p.v. n° 22 et 23).
47. AN, F12 1402 : la méthode est dénoncée par des fabricants parisiens dans un mémoire sur la
fabrique de Montbéliard, v. 1720 ; BnF, F-21029 (102), arrêt du conseil du 31 juillet 1731 supprimant
l’adjoint à l’inspecteur chargé de l’examen des marchandises de bonneterie. La mesure est justifiée par
son manque de rigueur.
48. Jean-Yves GRENIER, « Une économie de l’identification. Juste prix et ordre des marchandises dans
l’Ancien Régime », in Alessandro STANZIANI (éd.), La qualité des produits en France (XVIIIe-XXe siècles),
Paris, Belin, 2003, p. 25-53.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 121
Mais par là, les ouvriers s’avancent également sur le terrain civique,
expliquant que la fusion donne tout pouvoir aux marchands, multiplie par
cinq le prix de la maîtrise, aligné sur le tarif des bonnetiers, ce qui empêchera
leurs enfants et leurs apprentis de s’établir à leur compte :
« les ouvriers qui ont appris ce métier avec peu de biens se promettoient un établissement
parce qu’il en coutoit peu dans la communauté des fabricants, mais aujourd’hui qu’ils n’y
peuvent parvenir qu’avec plus de 2 000 livres, ils abandonnent leurs métiers ou négligent
de s’y attacher, en sorte que la destruction des privilèges de cette communauté entraîne
celle de la fabrique, soit par la mort des maîtres qui sont établis, soit par le dégoût des
enfants et ouvriers qui y sont engagez »53.
Le corps unifié de la bonneterie abrite après 1724 des marchands, des mar-
chands-fabricants, des fabricants dépendants et de simples ouvriers. La
nomenclature professionnelle, variable suivant les locuteurs, maintient long-
temps ces clivages. En 1736, l’inspecteur des manufactures explique que « des
ouvriers autorisés des marchands bonnetiers à fabriquer en contravention des
règlements » quittent les fabricants pour aller vers les marchands55. La même
année, François Josse se présente comme un « marchand bonnetier fabricant
à Paris ». Ancien maître fabricant, il reste proche de ses ouvriers dont l’un
le présente d’ailleurs comme « Josse, maître et faiseur de bas au métier » ; cet
individu, qui se qualifie pour sa part d’« ouvrier en bas au métier », est désigné
comme « bonnetier » par la police56. Josse et le policier mobilisent la taxinomie
officielle, l’ouvrier des dénominations réalistes. Les appellations en usage chez
les notaires varient pour des activités manifestement similaires. Concrètement,
il est vrai que les anciens marchands conservent au départ l’essentiel du pou-
voir. Ils se montrent réticents à ouvrir les assemblées, à communiquer la liste
des membres de la communauté et à rendre des comptes aux nouveaux venus
qui, de leur côté, rechignent à payer les droits de visite57. Si le corps compte
désormais entre 350 et 500 maîtres, il demeure toujours aussi oligarchique : de
30 à 50 votants lors des élections, très majoritairement d’anciens marchands58.
La fusion a bien porté à sept le nombre de gardes, mais n’a prévu que pour
dix ans l’obligation d’élire seulement deux gardes parmi les fabricants, les cinq
autres charges (dont le grand-garde) revenant aux marchands, après quoi cette
politique de quota cesserait.
Cette prééminence institutionnelle des marchands ne traduit pas forcément
une domination économique. Elle résulte surtout d’une contrainte symbolique
imposée par les Six corps qui interdit aux bonnetiers réunis d’exhiber un lien
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60. AN, H2 2102, Mémoire concernant les changements que l’on voudroit faire dans la juridiction consu-
laire, et AN, F12 696, Sur les mémoires des corps de la bonneterie et orfèvrerie de Paris à l’effet de faire augmenter
le nombre des Consuls de quatre qu’il y en a à six, 1er juin 1725, cité par Amalia D. KESSLER, A Revolution in
Commerce. The Parisian Merchant Court and the Rise of Commercial Society in Eighteenth-Century France,
New Haven, Yale University Press, 2007.
61. Sur l’affaire de 1758, voir les factums des Six corps et des bonnetiers aux Archives de Paris,
2ETP/10/4/001 (X-4, 1-3) et 2ETP/10 février/001 (X-2, 2) ; AN, MC, LXXXV, 510, 15 juillet 1746 vente
du fonds du Grand Louis sur le Pont au Change, une enseigne réputée, par Pierre Goblet à Louis Passe qui
comprend 6 métiers ; CXII, 705 bis, 9 décembre 1751, inv. de l’épouse de François Daudin, grand-garde
en 1753 et propriétaire de la seigneurie de Pouilly près Beauvais pour 92 000 l.t., qui possède 4 métiers.
62. S. KAPLAN, La fin…, op.cit., p. 216 et note 3 p. 660 (4 au moins en 1762, sous réserve qu’il ne
s’agisse pas d’un lapsus calami du greffier).
63. N. LYON-CAEN, « Un saint de nouvelle fabrique. Le diacre Paris (1690-1727), le jansénisme et la
bonneterie parisienne », Annales HSS, 65-3, mai-juin 2010, p. 613-642.
64. BnF, Fol-FM 12361, p. 12.
LA BONNETERIE PARISIENNE, XVIIe -XVIIIe SIÈCLES 125
DOCUMENT 5
D’après Bernard Picart, Le diacre Paris faisant des bas, v. 1730.
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65. AN, MC, XXXVI, 329, 30 mai 1710 contrat de mariage de François Sénart, ouvrier en laine, et
Marie Bouton. Les biens du couple ne dépassent pas 1 000 l.t. ; LXXXV, 603, 6 mai 1767, société Sénart
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Ce sont des chiffres très élevés : jusqu’à 6 l.t. par jour de travail si on fi xe leur
productivité à une paire par jour, soit six fois le salaire d’un manouvrier,
plusieurs dizaines de fois celui d’une simple dévideuse de soie71. Leurs gains
annuels pourraient alors avoisiner les 1 000 l.t. en année pleine (50 semaines de
4 jours). Le coût de la main-d’œuvre représente ainsi, toujours selon Cardon-
ville, la moitié du prix fi nal, quand la matière première et les apprêts entrent
pour un bon tiers et le profit des marchands pour 10 à 15 %. Les bas ruraux
valent eux nettement moins (2 à 5 l.t. la paire pour ceux de Beauce). Le nœud
du problème réside donc bien dans les tarifs du travail à façon sur métier. Il
semble néanmoins que les marchands arrivent à élaborer une catégorie moyenne
de bas de soie vendus entre 6 et 9 l.t. la paire au milieu du siècle (les superfi ns
pouvant atteindre 16 l.t.).
La première solution adoptée est le non-respect des règles de recrutement,
qui multiplie les « faux ouvriers sans capacité » mais tout à fait employables pour
moins cher72. La prolétarisation au sens propre des ouvriers au métier sous le
titre de compagnon ou garçon de magasin en constitue une autre : dans les
années 1740, François Daudin en salarie ainsi trois à 200 l.t. chacun (ce ne
sont pas des apprentis)73. Même en incluant de possibles frais de nourriture
et d’hébergement (une centaine de livres), leur rémunération ne représenterait
au mieux que l’équivalent de 30 à 50 journées de travail à façon, une économie
substantielle. L’augmentation du coût de l’établissement que les fabricants avaient
pointé en 1724 et le contrôle de la communauté par les marchands empêchent
bien des ouvriers d’accéder à l’indépendance et les forcent à accepter une dimi-
nution de revenu. Une troisième réponse possible réside dans le regroupement
de nombreuses machines au sein du même atelier74. Il ne s’agit plus de créations
étatiques, comme au siècle précédent (château de Madrid, manufacture des bas
de castor), mais d’initiatives privées75. Celle de Cardonville est intéressante à plus
d’un titre. Entrepreneur d’origine artisanale, il détient 4 métiers dans l’enclos
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71. Mémoire signifié pour Samuel de Cardonville…, op. cit ; Paris, Bibliothèque de la Société de Port-
Royal, AC 1, Expédition de la déclaration de Louise Beigney, veuve d’Étienne Piquot, guérie miraculeusement le
3 mai 1727 par l’intercession de M. Paris, 5 décembre 1733. Elle déclare gagner 2 à 3 sols par jour.
72. AN, F12 1402 (371), l’inspecteur des manufactures Dory au Contrôleur général, 22 février 1747,
p. 2 ; A. THILLAY, Le faubourg…, op.cit.
73. AN, MC, CXII, 705 bis, 9 décembre 1751, inv. de l’épouse de François Daudin, rue St-Michel, qui
possède 4 métiers et ne semble pas avoir de dettes sinon envers des teinturiers et des marchands de Beauce.
74. Raymonde MONNIER, Le faubourg Saint-Antoine (1789-1815), Paris, Société des études robespier-
ristes, 1981, p. 49-67 ; H. BURSTIN, Le faubourg Saint-Marcel…, op.cit., p. 188-189.
75. AN, G7 430, f. 464, requête des fermiers du domaine d’Occident, 6 novembre 1699. De 1697
à 1699, leur manufacture du faubourg St-Antoine a fabriqué 2 000 paires de bas. Mais ces produits sont
trop chers.
76. Sur les origines des entrepreneurs : Patrick VERLEY, Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au
début du XXe siècle, Paris, Hachette, 1994, p. 81-89.
128 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE
***
La gestion de la réunion des métiers, décidée d’en haut, a consacré la pré-
éminence des marchands sur le système productif, tout en valorisant parado-
xalement la place d’une machine de plus en plus cruciale. Ce succès apparente
cette histoire à celle de la Grand Fabrique lyonnaise : le règlement de 1744
terrasse les petits fabricants au bénéfice des négociants. Il n’est pourtant pas
évident qu’il découle d’un rapport économique au sens strict : c’est la victoire
d’un ethos marchand plus que d’un capital qu’encourage la monarchie, alors
même que le dynamisme économique semble reposer sur les propriétaires
de métiers. Ce succès reste ainsi tout relatif car la bonneterie demeure prise
entre le marteau des Six corps « au-dessus » d’elle, et l’enclume des artisans,
« en dessous » d’elle. Le Guide des corps des marchands et des communautés des
arts et métiers de Paris publié en 1766 évoque bien l’union avec les tricoteurs,
mais oublie celle avec les fabricants79. Ce silence est significatif du rapport
ambigu que les marchands entretiennent avec le travail mécanique au sens plein
du terme. La lente digestion de ces transformations au cours du XVIII e siècle
traduit autant la montée en puissance de la production parisienne, qui semble
ainsi avoir trouvé un cadre adéquat, que l’érosion de la position des Six corps
face à la monarchie. La nouvelle idéologie valorise les producteurs et, arguant
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Résumé / Abstract
Nicolas LYON-CAEN
Les hommes du bas : fabriquer et vendre dans la bonneterie parisienne, XVIIe-XVIIIe siècles
L’historiographie tend aujourd’hui à souligner le dynamisme des corporations d’Ancien
Régime et la plasticité de leurs usages pour leurs membres. Les corporations ne servent pourtant
pas uniquement à organiser le travail ou les marchés en fonction de logique d’efficience écono-
mique. Elles ont encore vocation à répartir des dignités entre groupes sociaux car elles participent
de systèmes institutionnels urbains qui leur confèrent un sens. La fusion des communautés de
la bonneterie parisienne au début du XVIII e siècle illustre la multiplicité des pratiques collectives
concernées. Répondant à des injonctions du pouvoir monarchique, cette réunion renverse la
séparation symbolique et matérielle entre production et vente que les bonnetiers avaient affi rmée
au cours du XVII e siècle. Elle met donc à l’épreuve leur grandeur marchande et urbaine en la
confrontant directement à la question des machines et du travail manuel.
MOTS - CLÉS : Paris, XVII e -XVIII e siècle, corporations, travail, bonneterie, métiers mécaniques ■
Nicolas LYON-CAEN
A mobility of guilds: craftsmen and merchants of hosiery in the 17th and 18th Century Paris
According to the recent historiography, the guilds of the Old Regime were dynamic and their
members were able to use them to their advantage. Guilds organized certainly labor or goods markets
based on economic efficiency, but they also had other roles. Guilds distributed dignities between social
groups within urban institutions. That’s what shows the union of different communities of the parisian
hosiery at the beginning of the 18th Century. This union is asked by royal authority but disturbs the
strategies of economic actors. Merchants are forced to deal directly with looms, while their integration
into the urban elite is based on the refusal of manual labor. Their response seeks to articulate the different
dimensions of corporation.
K EYWORDS: Paris, 17th-18th Century, Guilds, Labour, Hosiery, looms ■
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