Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L’histoire d’amour (qui se montre assez brève) entre l’écrivain français et l’état
communiste commence en 1932 quand André Gide publie dans la NRF quelques pages de son
Journal concernant son grand intérêt et sa grande sympathie pour le projet soviétique. Une de
ces pages est tout de suite publiée en URSS, par la Gazette Littéraire.
Mais surtout j’aimerais vivre assez pour voir le plan de la Russie réussir, et les États
d’Europe contraints de s’incliner devant ce qu’ils s’obstinaient à méconnaître.
Comment une réorganisation nouvelle eût-elle pu être obtenue sans, d’abord, une
période de désorganisation profonde ? Jamais je ne me suis penché sur l’avenir avec
une curiosité plus passionnée. Tout mon cœur applaudit à cette gigantesque et
pourtant, tout humaine entreprise1.
Je voudrais crier très haut ma sympathie pour l'U.R.S.S., et que mon cri soit entendu,
ait de l'importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme
effort (« la réussite du plan de Staline », - dans la version de la Gazette littéraire,
T.K.) ; son succès, que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais pouvoir
travailler2.
1
Gazette littéraire, 23/07/1932, p. 1 : « Сейчас мне особенно хочется еще достаточно прожить,
чтобы иметь возможность увидеть, как восторжествует план новой России и как европейские страны
будут вынуждены преклониться перед тем, что они с таким упорством не хотят признавать. Но как иначе
удалась бы такая новая и столь коренная перестройка без предварительного периода глубокой
дезорганизации? Я никогда раньше не склонялся над будущим с таким страстным любопытством, и я
всем сердцем приветствую это гигантское и вместе с тем столь человеческое начинание ».
2
Gazette littéraire, 05/08/1932, p. 1 : « Я хотел бы громко прокричать о своей симпатии к СССР,
чтобы крик мой был услышан и чтобы он приобрел определенное значение. Я хотел бы достаточно
прожить, чтобы увидеть успешное проведение плана Сталина. Для его успеха, которого я желаю от всей
души, я хотел бы иметь возможность что-либо сделать ».
C’est ainsi que commence la collaboration de Gide avec le journal littéraire soviétique.
En effet, en 1932-1933, avec le consentement de l’auteur, la Gazette littéraire publie
plusieurs pages du Journal de Gide qui parlent de son intérêt pour le socialisme. En même
temps, on commence à parler d’une manière positive de Gide-écrivain : la Gazette littéraire
publie la traduction d’un article de Bernard Faÿ qui porte sur la biographie de l’écrivain et sur
la poétique de son œuvre. L’article est suivi de certaines pages du Journal de Gide de janvier
1931 - avril 1932 qui sont assez abstraites et idéologiquement neutres3.
Le 29 novembre la Gazette littéraire publie un gros article d’Ivan Anissimov « André
Gide et le capitalisme ». Ce n’est pas le premier article de ce critique consacré à Gide, mais
c’est bien le premier signalant la conversion de l’écrivain à la nouvelle religion communiste
(et c’est pourquoi en décembre 1932 une traduction française de l’article, assez libre, apparaît
chez Les Nouvelles Littéraires avec le titre « Moscou répond à la conversion d’André
Gide »4). Selon Anissimov, Gide aurait toujours critiqué le capitalisme – inconsciemment, par
ses œuvres pleines de pessimisme : on n’assistait alors en 1932 qu’à une prise de conscience
inévitable.
3
Gazette littéraire, 05/10/1932, p. 2.
4
Z. Lvovsky, « Moscou répond à la conversion d’André Gide », Nouvelles Littéraires, 24/12/1932.
5
Gazette littéraire, 29/11/1932, p. 2. Nous utilisons la traduction de Z. Lvovsky : « Смелость, широта,
с которой Жид разоблачает гниение буржуазии, безнадежные прогнозы, которые он делает, мрачный
тезис о трагической обреченности молодого буржуазного поколения, гниющего на корню, - все это
говорило о том, что назревают уже предпосылки откола художника от капитализма... Наконец лето и
осень 1932 года принесли нам «Страницы из дневника» ... Это произведение... говорит об отрыве Андре
Жида от капитализма, оно содержит замечательные признания исторической необходимости торжества
социализма ».
Un an plus tard, le 23 octobre 1933, dans la Gazette Littéraire apparaît un autre article,
celui d’Ilya Ehrenbourg, ayant pour titre « Le chemin d’André Gide »6. Dans l’article
Ehrenbourg parle des raisons de la conversion de Gide, et en met en évidence une – son
individualisme exceptionnel. Il dit que le cheminement de Gide vers le communisme est lié au
fait qu’en URSS l’individualité est réellement libérée des jougs de la famille et de la religion,
ce qui n’est pas possible dans des pays capitalistes.
En effet, Ehrenbourg parle ici d’un aspect clé de la pensée de Gide : non seulement
l’écrivain français à l’époque semble avoir rompu avec le capitalisme, mais il semble être très
attiré par le projet de création d’un homme nouveau soviétique. En juin 1933 la Gazette
littéraire publie les feuillets du Journal de Gide où il en parle ouvertement.
Vous dites : le régime soviétique heurte l'homme, le gêne et contrecarre ses instincts.
Mais de quel « homme » parlez-vous ici ? De quels instincts ? L'exemple des aînés, les
directions des parents, l'éducation et l'instruction de la première enfance, puis, plus
tard, les spectacles et les livres, tout travaille à former un homme, à le façonner et
l'adapter à ce système de société que précisément nous incriminons. Eh, parbleu non,
cet homme-ci n'est déjà plus réadaptable. C'est bien pourquoi c'est l'homme même
qu'il importe aussi de changer7.
Si un enfant est une table rase, on pourrait alors, selon Gide, éliminer le problème
d’injustice économique pour toujours, au niveau humain.
Vous avez fait de l'homme un être possédant, préférable à autrui, préoccupé surtout de
détenir le plus possible de biens matériels ou d'argent. Nul doute que si, dès la
première enfance, la possibilité de posséder plus qu'un autre lui est enlevée et s'il ne
voit autour de lui nul exemple de possession exclusive, d'accaparement, ses plaisirs,
ses ambitions, ses désirs s'en ressentiront. Nul doute qu'un enfant russe, élevé selon
ces méthodes nouvelles et grandissant dans l'atmosphère de cette société réformée,
n'aura plus, ne pourra plus avoir, une mentalité de vieux Koulak ou de rentier 8.
6
Gazette littéraire, 23/10/1933, p. 2.
7
Gazette littéraire, 05/06/1933, p. 1 : « Вы говорите: “Советский строй задевает человека, стесняет
его, препятствует проявлению его инстинктов”. Но о каком “человеке” говорите вы? О каких
инстинктах? Пример взрослых, руководство родителей, воспитание в детстве, а потом зрелища и книги,
— все создает человека, все определяет его, приспособляет к общественному строю, за который мы и
упрекаем его. Нет, чорт возьми! Такого человека уже нельзя приспособить ни к чему другому. Вот
почему важно изменить самого человека ».
8
Ibid. : « Вы сделали его существом, владеющим, предпочтенным, заботящимся, главным
образом, об удержании за собой возможно большего количества материальных благ или денег. Однако
если с детства у него отнимут возможность иметь больше, чем имеют другие, и если он нигде не увидит
примера исключительного владения и захвата, — это, несомненно, отзовется на его удовольствиях,
On pourrait constater que Gide croit à la possibilité de changer l’homme. Ou, peut-
être, serait-il trop audacieux de dire que Gide y croit vraiment. Franc Lestringant affirme que
Gide depuis le début pressentait sa future déception par rapport au socialisme. On peut de
même supposer que Gide, en tant qu’ « être de dialogue », d’une façon assez étrange, dans les
pages de son Journal où il semble être touché par l’idée de la création d’un « homme
nouveau », commence à se questionner déjà sur les problèmes d’une telle entreprise 9. Ceci
n’est pas si étonnant, vu que le Journal est pour Gide l’instrument de prédilection de dialogue
avec soi-même (c’était déjà le cas pour lui, par exemple, à l’époque de ses crises religieuses
durant la Première Guerre mondiale).
Ce qui intéresse Gide, réellement et constamment, c’est l’homme, l’individu : « Aussi
bien aucune louange ne put m'être plus agréable que l'accusation de Massis, qui, dès 1923,
lançait ce juste reproche à mes livres “Ce qui est mis en cause ici, c'est la notion même de
l'homme sur laquelle nous vivons” »10. Si la quête de religion aboutit à mener le Gide des
années 30 vers le socialisme, c’est parce qu’il cherche toujours des réponses sur l’homme et –
sa préoccupation par excellence – sur l’injustice envers « les minorités ». Si majoritaire
qu’elle puisse paraître, la minorité représentée par les ouvriers et les paysans devient l’objet
des réflexions de Gide : « Cette classe de travailleurs, souffrante, opprimée, sur laquelle vous
vous êtes assis et avez installé votre bien-être, ne pas comprendre que c'est vous qui l'avez fait
devenir et l'avez forcé d'être ce qu'elle est présentement, voici qui me paraît monstrueux »11.
Il est possible qu’en URSS, le dialogisme exceptionnel, comme certaines autres
caractéristiques de l’esprit chercheur de Gide, soit méconnu – ou pas assez connu pour que la
déception future à son égard soit moins forte. Toujours est-il que les lecteurs de la presse
soviétique peuvent facilement comprendre que pour André Gide la transformation de
l’homme ne veut aucunement dire « uniformisation ». Dans son message au premier Congrès
des écrivains soviétiques, apparu chez Izvestia le 17 août 1934, Gide parle de son idéal
d’individualisme communiste.
De l’avion sortit un vieil homme, grand et fort, au profil aquilin, aux sourcils épais qui
pendaient au-dessus de ses yeux perçants. Un long vol fastidieux ne semblait pas
l’avoir affecté du tout. Les jeunes se sont précipités vers lui. On lui serrait la main
avec enthousiasme, on lui donnait des fleurs, on lui souriait amicalement. Il y avait des
cris : « Vive André Gide ! »15
12
Izvestia, 17/08/1934, p. 5 : « И теперь особенно важно, чтобы и в области духовной культуры
СССР сумел точно так же стать для всех образцом. Именно он должен доказать нам, что
коммунистический идеал отнюдь не есть идеал “муравейника”, как слишком легковесно утверждали его
враги. Ему предстоит создать в литературе и искусстве коммунистический индивидуализм (если я
посмею соединить эти два слова, которые обычно противопоставляют друг другу, по-моему, совершенно
неправильно) … Коммунистическое общество может быть утверждено лишь в том случае, если будут
считаться с особенностями каждого. Общество, в котором каждый похож на всех, не нужно, невозможно;
литература – тем более! »
13
Kharitonova Natalia, «Andre Žid - droug SSSR. Rojdenie repoutatsii » (André Gide – ami de
l’URRS. La naissance d’une réputation ) in : Literatournyï fakt, 2017, vol. 3, p. 166-168.
14
Pravda, 23/05/1934, p.1.
15
Pravda, 18/06/1936, p.1. Nous traduisons : « Из самолета вышел высокий крепкий старик с
резким профилем, с густыми бровями, нависшими над зоркими, ничего не пропускающими глазами.
Утомительный воздушный путь, казалось, нисколько не отразился на нем. Молодежь бросилась к нему.
Ему взволнованно жали руки, протягивали цветы, дружески улыбались. Раздавались возгласы: - Ура
Андре Жиду! »
Les publications soviétiques sur Gide, les jours suivants, parlent des funérailles de
Gorki et, après, de la suite du séjour de Gide dans les villes diverses de l’URRS ; la visite
terminée, un silence s’installe, plein d’attente des réactions de Gide à son séjour.
Les conséquences de la visite de Gide en URSS sont très vite connues en France grâce
au Retour de l’URSS publié en novembre 1936. Or, on sait aujourd’hui que ce n’était pas la
visite seule à changer ainsi radicalement le point de vue de Gide : on attribue son changement
d’idées principalement à son rapprochement aux cercles de l’opposition antistalinienne (lié à
l’affaire Victor Serge), après le Congrès des écrivains pour la défense de la culture, en juin
1935. Les gouverneurs soviétiques se doutaient de ce rapprochement, mais, selon
N. Kharitonova, ils étaient trop fascinés par l’image de l'André Gide – ami de l’URSS qu’ils
avaient eux-mêmes créée, pour être vraiment préparés à sa « trahison »16.
La presse soviétique se trouve alors contrainte à expliquer à ses lecteurs la trahison de
Gide, sans, bien évidemment, publier le Retour de l’URSS. Le 3 décembre chez la Pravda
apparaît un article intitulé « Le rire et les larmes d’André Gide », où on trouve les lignes
suivantes :
La tonalité de tous les articles sur Gide, dès ce moment, devient celle de l’indignation,
par excellence, et tous les éditeurs retirent ses livres de leurs projets éditoriaux 18. Gide
commence à être considéré comme « un traître qui a cru reconnaître dans le discours marxiste
16
Voir Kharitonova Natalia, « K istorii poublikatsii “Vozvrachtcheniia iz SSSR” Andre Žida : vzgliad
iz Kremlia » (Le retour de l’URSS d’André Gide et l’histoire de sa publication : la vision du Kremlin) in : Studia
Litterarum, 2016, №3-4, p. 187.
17
Pravda, 03/12/1936, p. 4. Nous utilisons la traduction de N. Dziub : « Известный французский
писатель Андре Жид много смеялся и много плакал, когда был летом нынешнего года в нашей стране.
Он смеялся от счастья, плакал от умиления… Он думает, что, перемешав улыбки и слезы восторга с
ядовитой слюной клеветы, он может сохранить уважение со стороны трудящихся и носить почетное
звание друга Советского Союза. Но его уже приветствуют, как своего, в фашистско-троцкистском
лагере ».
18
Balachova Tamara, « Les critères d’évaluation des œuvres étrangères (les paradoxes de l’époque
soviétique) », in : L’Étranger dans la littérature et les arts soviétiques, Actes du Colloque international « La
Fabrique du “soviétique” dans les arts et la culture : le rapport à l’étranger », 2013, p. 56.
des reflets de ses fausses émotions bourgeoises »19. Le 3 novembre 1937 chez Izvestia
apparaît un article d’Ilya Ehrenbourg, sur la situation politique en Espagne. On y trouve, entre
autres, les lignes suivantes :
Mais devant mes yeux, se tient André Gide le poing levé, souriant à des milliers
d’ouvriers naïfs. J’entends sa voix (il me le dit il y a un an) : « Je pense sans cesse aux
républicains espagnols : je n’en puis plus dormir ». C’est dégoûtant et c’est piteux. Ils
sont demeurés malgré tout la chair de la chair de leur classe... Aussi, surmontant
parfois leur lâcheté, ils lèvent leur petit poing : pour, aussitôt après, avec leur
hypocrisie d’humanistes, à nouveau se traîner aux pieds des bourreaux 20.
Ehrenbourg prétend que Gide n’a jamais réellement rompu avec sa classe, ce qui est
assez compréhensible – dans Le Retour de l’URSS on peut trouver des passages qui semblent
pro-capitalistes (même si Gide dans le texte du Retour continue à affirmer son mépris pour le
capitalisme). On continuera à exploiter cette image du bourgeois corrompu dans les futures
mentions (qui deviennent pourtant de plus en plus rares) du nom de Gide dans la presse
soviétique : ainsi, on l’appellera « minable libéral bourgeois »21 ou « sodomite nostalgique »22.
Il est pourtant clair – même d’après ces définitions péjoratives – qu’en fait il s’agit plus de
l’individualisme de Gide que de son capitalisme : la réalité de l’URSS s’est révélée
opprimante envers l’individu, la création d’un homme nouveau a échoué, et ceci a défini la
rupture d’André Gide avec le projet soviétique.
19
Dziub Nikol, « Traduction et censure : la réception du Retour de l’URSS de Gide en Ukraine et en
Russie », Bulletin des Amis d’André Gide, n. 201/202, 2019, p. 95.
20
Izvestia, 3/11/1937, p. 4. Repris en français par Le Cri populaire, 28/11/1937 : « Но перед моими
глазами стоит Андре Жид с поднятым кулаком, улыбающийся тысячам наивных рабочих. Я слышу его
голос – он говорил мне это год тому назад: “Я не могу спать, я все время думаю об испанских
республиканцах”. Это отвратительно и жалко. Они - все же плоть от плоти своего класса… Храбрясь на
минуту, они подымают кулачки и потом с лицемерием «гуманистов» снова валяются в ногах у палачей ».
21
Izvestiia, 17/12/1936, p. 3. Nous traduisons : « …Плюгавые буржуазные либералы в
роде Андре Жида ».
22
Izvestiia, 01/01/1937, p. 3. Nous traduisons : « …Представитель того сорта ханжей, которые
рассматривают человечество с точки зрения тоскующего содомита ».