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Alice Roullet de La Bouillerie

ANALYSE DE L’INFLUENCE DE WAGNER SUR L’OPÉRA HÉLÈNE DE SAINT-SAËNS SELON


UNE PERSPECTIVE STRUCTURALISTE.

Présentation de mon sujet de mémoire

Hélène de Saint-Saëns est un opéra qu’il compose en 1904 à la fin de sa carrière, à la


suite d’une commande du directeur général de l’Opéra de Monte-Carlo, M. Gunsbourg. Lors de sa
création à Monte-Carlo en Février 1904, il connait un grand succès et tourne ensuite en Italie et en
Angleterre. En 1905 il est joué à l’opéra-comique à Paris et c’est en 1919 qu’il sera finalement
présenté à l’Opéra de Paris.
A l’occasion de la représentation d’Hélène à l’Opéra comique, Saint-Saëns publie dans Le
figaro un texte qui décrit le contexte de la création de cette oeuvre. Il y évoque les remarques de
certains critiques qui ont trouvé dans son oeuvre une proximité avec certains passages de la
Valkyrie de Wagner :

« On a remarqué une analogie entre l’apparition de Pallas dans Hélène et celle de


Brünhilde au second acte de la Valkyrie; cette analogie ne m’avait pas échappé, mais il
ne m’a pas été possible de l’éviter. »
 
Saint-Saëns entretient un rapport ambivalent à Wagner dans la mesure où il le rencontre
en 1859, qu’il se précipite pour assister à la première représentation du festival de Bayreuth en
1876 mais qu’il ne cesse pour autant de critiquer le culte que la société française voue à cet
artiste. Il insiste régulièrement sur le devoir des compositeurs de se défaire de l’influence
wagnérienne pour créer une musique purement française. Dans son article «  L’illusion
wagnérienne »1 publié dans La revue de Paris, Saint-Saëns, s’appuyant sur Victor Hugo, soutient
que l’art, à la différence de la Science, ne suit pas une logique de perfectionnement. Il reprend
ainsi les mots de Victor Hugo : «.Ces génies qu'on ne dépasse pas, on peut les égaler. »
Comment? « En étant autre. ». Selon lui, il ne s’agit pas d’essayer d’aller plus loin que Wagner qui
aurait montré l’unique voie du perfectionnement de l’art musical, mais d’affirmer une esthétique
différente proprement française et qui vaille pour elle-même. Il faut à tout prix éviter d’ériger
l’oeuvre de Wagner comme étant « LA VERITE » car cela condamnerait l’art à n’être plus qu’ « un
ramassis d’imitations condamnées par leur nature même à la médiocrité et à l’inutilité. »
L’analogie entre Hélène et l’oeuvre de Wagner semble donc particulièrement mal venu pour
cet artiste qui ne cesse d’affirmer l’importance de l’indépendance de l’artiste français. Il justifiera
cette proximité en invoquant un principe de nécessité :

1 C. Saint-Saëns, « L’illusion wagnérienne », La revue de Paris, avril 1899


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« Hélène appelle à son secours son père Zeus. Que peut-il faire ? Venir lui-même ?
Ce serait une apparition formidable, qui briserait le cadre. Lui envoyer Mercure, le
messager ?(…) Au contraire, comme ce rôle échoit naturellement à Pallas, antithèse
vivante de Cythérée, fille de Zeus comme Hélène ! il n’y avait pas à hésiter.
En art, quand la logique ordonne, il faut lui obéir, sans s’inquiéter d’autre chose. [Il
serait fâcheux] de reculer devant une analogie qu’on n’a pas cherchée, et qui s’impose
par la force des choses. Hélène et Pâris, Samson et Dalila, Adam et Eve; au fond, c’est
toujours le même drame : la tentation triomphante, l’attrait irrésistible du fruit
défendu. »

Saint-Saëns évoque ici l’analogie entre les dynamiques de divers mythes qui imposeraient
au compositeur une certaine façon de construire son livret et sa musique. Cette proximité entre
son oeuvre et celle de Wagner ne relèverait donc en rien d’une imitation mais ne serait que le
résultat de la nécessité qu’impose de la structure mythique.

Ainsi, je souhaiterai étudier l’oeuvre de Saint-Saëns par une analyse d’ordre structuraliste.
Dans quelle mesure les théories structuralistes développées par Levi-Strauss pour analyser
l’oeuvre de Wagner peuvent-elles nous servir à éclairer l’oeuvre de Saint-Saëns ? Tout en
revendiquant son indépendance totale, le fait que Saint-Saëns considère que le mythe est
structuré selon certains impératifs témoigne d’une démarche proche de celle de Wagner.

Présentation de l’article étudié

Pour avancer dans la direction de mon mémoire, j’ai choisi d’étudier l’article Mytheme and
motif : Levi Strauss and Wagner2 dans lequel John Leavitt interroge la pertinence du
rapprochement entre le structuralisme de Levi-Strauss et l’oeuvre de Wagner. Il s’attache à étudier
les intérêts et les limites qu’il peut y avoir à établir le parallèle entre ces deux disciplines, celle de
la constitution des mythes et de la composition de la musique selon les règles Wagnérienne.

John Leavitt est professeur titulaire d’anthropologie à l’université de Montréal. Il travaille


notamment sur l’analyse de texte épiques de l’Himalaya central et la mythologie comparée indo-
européenne. Il est donc d’abord anthropologue ce qui le conduit à défendre l’approche de Levi-
Strauss et de son analyse structuraliste de l’oeuvre de Wagner qui fut vivement critiquée par Jean-
Jacques Nattiez dans Levi-Strauss musicien : essai sur la tentation homologique. Dans l’article

2 Leavitt, J. (2010). Mytheme and Motif: Lévi-Strauss and Wagner. Intersections,


30(1), 95–116. https://doi.org/10.7202/1003501ar
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étudié, Leavitt prend ainsi le temps de démentir point par point les critiques que Nattiez avait
avancé contre certaines analyses de Levi-Strauss.

John Leavitt commence par essayer de comprendre pourquoi Levi-Strauss était un grand
adepte de Wagner. Il l’explique en rappelant la phrase de Levi-Strauss au sujet de Wagner qui
serait selon lui «  le père irrécusable de l’analyse structurale des mythes  ». Il expose ensuite la
façon dont les mythèmes, ces unités signifiantes qui structurent la variété des mythes, peuvent
correspondre dans l’oeuvre de Wagner aux Leitmotivs sur lesquels il s’appuie pour construire sa
musique. Levi-Strauss considère que c’est l’articulation de ces diverses unités mythiques qui
permet d’élaborer des réseaux d’associations, d’oppositions entre des passages du mythes. De la
même manière, les leitmotivs interviennent à divers moments de l’oeuvre de Wagner pour établir
des liens sous-jacents dans le livret. Pour illustrer cela, John Leavitt évoque l’usage du thème du
«  renoncement à l’amour  » qui surgit aussi bien dans une scène où Albertich choisit de ne plus
jamais aimer afin d’obtenir l’anneau, qu’au moment où Wotan fait le pacte de donner sa belle
soeur Freia (la déesse de l’amour) aux géants Fafner et Fasolt en échange de la construction de
Valhallah. Cette occurence d’un même thème ne renvoie donc pas aux personnages individuels
mais au renoncement à l’amour et établit un lien de proximité entre deux personnages
apparemment opposés : Wotan qui est du côté des « bons dieux » et Alberich qui incarne le mal.
Les deux personnages sont en miroir, mais sont liés justment par le fait qu’ils sont capables tous
les deux de choisir le pouvoir plutôt que l’amour. Ainsi, pour Leavitt, les leitmotivs, à la manière des
mythemes de Levi-Strauss, permettent de faire apparaître les réseaux de correspondances, de
miroirs et d’oppositions au sein du mythe ou de l’oeuvre Wagnérienne.

Toutefois, l’article dépasse cette analogie parfois considérée comme «  simpliste  » et


s’attache à démontrer comment les théories de Levi-Strauss peuvent nous permettre une
compréhension plus fine de l’usage des leitmotivs par Wagner, mais aussi comment l’oeuvre de
Wagner peut permettre de dépasser certaines limites de la théorie de Levi-Strauss.

D’une part, Leavitt souligne que les Wagnériens ont tendance à séparer la musique de
Wagner en deux catégories, d’une part ce qui relève des leitmotivs établis et remarquables et
d’autre part « le reste de la musique » qui exploiterait des techniques d’orchestration et de chant
héritées de la composition traditionnelle des opéras. Selon l’auteur de l’article, cette distinction est
stérile car le cadre d’un leitmotiv n’est pas toujours clairement identifié. Certains passages qui ne
semblent pas avoir été composés en tant que leimotivs clairs peuvent en effet avoir un écho dans
l’oeuvre, cette parentée entre deux passages devraient-elles dès lors être ignorée dans l’analyse
structurelle de l’oeuvre simplement parce qu’aucun leitmotivs ne serait clairement identifiable ? Par
ailleurs, Leavitt souligne que le Ring se présente comme une oeuvre finie, close sur elle-même

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alors que pour Levi-Strauss, le mythe est ouvert car il intègre tous ses variants potentiels, mêmes
inconnus. Ainsi, si on considère que Wagner compose à la manière des « faiseurs de mythes », la
division radicale entre ce qui relève des Leitmotivs et ce qui n’en est pas devient problématique car
elle instaure un cadre fixe qui ne permet pas la circulation du sens et l’exploration infinie de tous
les réseaux de correspondances qui structurent l’oeuvre musicale. C’est par le recours à la
définition du mythe de Levi-Strauss conçu comme ouvert, que Leavitt cherche à dépasser le cadre
trop rigide de l’analyse traditionnelle de la tétralogie.

D’autre part, John Leavitt montre comment l’analyse de la tétralogie peut, elle aussi, nous
permettre d’approfondir la notion de mythemes de Levi-Strauss. En effet, ce dernier défini le l’unité
minimale portant un sens mythique « à la nature d’une relation ». Le mythème correspond donc à
une unité sémantique, une image ou un événement, c’est à dire à un élément de contenu
référentiel. Selon lui, il ne faut jamais confondre ce contenu référentiel avec la forme qu’il prend, la
façon dont il est présenté sur le plan esthétique, rituel ou musical. D’ailleurs, Levi-Strauss applique
cette théorie en analysant les mythes à partir de ses propres reformulation minimales des
structures mythiques et non des textes littéraires car il s’agit d’extraire la structure du mythe de la
façon dont il est énoncé. Dans cette perspective, Levi-Strauss aurait du étudier l’oeuvre de
Wagner sans s’attarder ni sur la musique, ni sur l’écriture du livret pour se concentrer sur la
structure de l’oeuvre, ce qu’il ne fait pas. John Leavitt démontre ainsi que Levi-Strauss se contredit
dans son analyse de l’oeuvre de Wagner puisque le cadre, la forme poétique du texte, les mots
choisis, leur arrangement et leur présentation rythmique et mélodique lui fournissent des indices
pour interpréter le contenu et la structure de l’oeuvre. En effet, Levi-Strauss montre que, dans l’Or
du Rhin, Fricka réprimande Wotan en utilisant les mêmes mots que ceux d’Alberich au moment où
il renonce à l’amour pour l’Anneau. C’est ici la forme de la phrase, le vocabulaire qui indique le
parallèle entre les deux situations.

Pour conclure, dans la perspective de mon mémoire cet article offre des nouvelles pistes
pour analyser l’oeuvre de Saint-Saëns selon les écrits de Levi-Strauss. Il ne s’agira pas
simplement de se focaliser sur la quête de leimotivs afin de dégager la sturcture du mythe, mais
d’envisager plus globalement les différents réseaux de correspondances et d’échos qui peuvent
opérer dans le livret, dans les phrases, et dans les détails de l’oeuvre.

Bibliographie complémentaire

C. Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964, p. 24.

C. Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, p. 43.

C. Lévi-Strauss, “Mythe et musique.” Magazine littéraire 311:39–45.

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Alice Roullet de La Bouillerie
J.-J. Nattiez, Lévi-Strauss musicien : essai sur la tentation homologique, Arles, Actes Sud, 2008.

F.-B. Mâche, « Lévi-Strauss et la musique », in Claude Lévi-Strauss, Critique, Paris, no 620-621,


janvier-février 1999, p. 155.

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