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ÉPIDÉMIOLOGIE POLITIQUE DES ÉTUDES CAS-TÉMOINS (1926-1950)

Alfredo Morabia

Armand Colin | « Revue d'histoire des sciences »

2011/2 Tome 64 | pages 225 à 242


ISSN 0151-4105
DOI 10.3917/rhs.642.0225
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Épidémiologie politique
des études cas-témoins
(1926-1950) *
Alfredo MORABIA**

Résumé : L’épidémiologie politique des études cas-témoins consiste


ici à comparer le contexte de publication d’un groupe d’études
allemandes de la période nazie sur l’association entre tabac et can-
cer du poumon à celui d’un groupe d’études cas-témoins, une
anglaise et deux américaines, de l’après-guerre, sur le même thème.
En Allemagne nazie, le contexte politique était favorable à une incri-
mination des méfaits du tabac. Deux études comparant des cas de
cancer du poumon à des personnes « normales », publiées en 1939
et en 1943, conclurent à juste titre que le tabac était une cause de
cancer du poumon. Elles n’étaient cependant pas les premières à le
faire, leur méthodologie n’était pas rigoureuse, et il est probable
qu’elles avaient pour but d’apporter une légitimité scientifique au
projet nazi d’utiliser l’opposition au tabac comme un instrument
d’ingénierie raciale et de militarisation de la société allemande. En
1950, en revanche, les épidémiologistes anglais et américains ren-
contrèrent des difficultés pour publier des résultats montrant un
risque accru de cancer du poumon chez les fumeurs. L’étude cas-
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témoins anglaise était méthodologiquement solide, mais elle se heur-
tait à la bonne image du tabac dans les sociétés démocratiques et à
la puissance du lobby des producteurs de tabac. Toutefois, par leur
qualité, les études épidémiologiques de l’après-guerre produisirent
des résultats qui furent utiles à la reconnaissance officielle du tabac
comme cause du cancer du poumon.

Mots-clés : épidémiologie ; études cas-témoins ; Allemagne ; nazisme ;


tabac ; cancer du poumon.

Summary : The political epidemiology of case-control studies develo-


ped in this paper aims at comparing the contexts of German studies re-
garding the relation of tobacco to lung cancer published during the
height of Nazi power with that of English and American case-control
* La plupart des articles cités dans cette étude peuvent être téléchargés à partir de la People’s
Epidemiology Library (www.epidemiology.ch/history/betaversion.htm), à des fins d’ensei-
gnement et de recherche exclusivement.
** Alfredo Morabia, Center for the biology of natural systems, Queens College – CUNY, 65-
30 Kissena Boulevard, Flushing, NY 11367, USA ; tél. : 718-670-4226 ; fax : 718-670-4165.
E-mail : alfredo.morabia@qc.cuny.edu

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Alfredo MORABIA

studies on the same topic published in 1950. In Germany, the political


context was opposed to tobacco and willing to condemn its potential
deleterious effects. Two studies comparing cases of lung cancer with
« normal » ones accurately concluded that tobacco was a cause of lung
cancer. They were not the first to do so ; they were poorly designed and
most likely were produced to legitimate the Nazi project, which used the
fight against tobacco as a means of racial engineering and militarization
of the German society. In contrast, in 1950, English and American epi-
demiologists had to overcome obstacles in order to publish their own
findings about the tobacco-lung cancer connection, based on much lar-
ger samples. The English case-control study conducted by Doll and Hill
was methodologically robust, but it contradicted the good image of to-
bacco in democratic societies and the strength of the pro-tobacco lobby.
But, because of the quality of the work, the English and American studies
served to obtain the official acknowledgement that tobacco is a cause of
lung cancer.

Keywords : epidemiology ; case-control studies ; Germany ; Nazism ;


tobacco ; lung cancer.

Épidémiologie politique
Arthur Brownlea 1 est probablement l’inventeur de l’expression
« épidémiologie politique », qu’il a définie comme l’ensemble
des « processus politiques et bureaucratiques relatifs à l’utilisa-
tion de l’information obtenue à partir d’études épidémio-
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logiques ». Dans cet article, j’applique le concept à la comparaison
d’études sur la liaison entre tabac et cancer du poumon effec-
tuées dans des contextes politiques différents entre 1939 et
1950.

Après avoir rappelé l’essor formidable que connut la vente de


cigarettes entre 1900 et 1950, je décris deux études allemandes,
effectuées à l’apogée de la dictature nazie, dans un contexte
politique et idéologique défavorable au tabac. Je présente
ensuite les plans d’études et les obstacles rencontrés par les
auteurs de deux études américaines, et une étude anglaise,
publiées toutes trois en 1950, dans un contexte politique et
social où la cigarette était souvent considérée comme un bien-
fait pour la santé. Je compare enfin les qualités et l’impact des
études allemandes et anglo-américaines.
1 - Arthur Brownlea, From public health to political epidemiology, Social science and
medicine (1981), 57-67.

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Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

L’épidémie de tabagisme
Les populations du XXe siècle, en Europe et aux États-Unis
d’abord, puis dans le monde entier, ont fait preuve d’un formi-
dable engouement pour le tabac et sa fumée 2. Les raisons pour
lesquelles une majorité d’hommes et une fraction substantielle
des femmes sont devenues fumeurs de cigarettes en quelques
décennies sont encore obscures. Les économistes invoquent la
baisse du prix de la cigarette rendue possible par un mécanisme
de fabrication industrielle vers 1900. Les psychologues mettent
l’accent sur la dépendance qu’engendre la nicotine. Les toxico-
logues insistent sur le fait que la cigarette permet le titrage
rapide et précis du taux sanguin de nicotine, sans injection ni
pilules. C’est une époque aussi au cours de laquelle le mode de
vie se sédentarise rapidement grâce à la motorisation et l’élec-
trification des transports, à l’électroménager. Or l’activité
physique est un psychotrope comme la nicotine. Il est donc pro-
bable que le succès de la cigarette soit dû à une combinaison
de ces différents facteurs, qui reste encore à élucider.

Le fait est que l’opinion publique en Europe et aux États-Unis


fut très favorable à la cigarette quand celle-ci devint un produit
de consommation de masse. Les fumeurs, toujours plus nom-
breux, lui trouvaient de nombreuses qualités, et en particulier
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celle de les détendre et les aider à se concentrer. Dans un
article de 1936, l’éditeur de Scientific American, Inghalls, affir-
mait que les fumeurs étaient avant tout conquis par les effets
psychotropes du tabac :

« Les effets les plus intéressants du tabac sont ceux qui sur-
viennent dans le système nerveux central. Comme l’alcool, le
tabac est souvent qualifié de « stimulant » – on dit qu’il vous
requinque – mais en réalité, le tabac comme l’alcool est un
sédatif. Le Professeur Mendenhall signale qu’il a un effet simi-
laire à celui de détente et appelle un paquet de cigarettes un
« paquet de détente ». C’est probablement sur cela que repose
l’habitude tabagique, bien que dans de nombreux cas, la sensa-
2 - Deux excellentes références, complémentaires dans leur contenu, sur l’histoire de la
cigarette : Richard Kluger, Ashes to ashes : America’s hundred-year cigarette war, the
public health, and the unabashed triumph of Philip Morris (New York : Vintage, 1997),
et Allan Brandt, The Cigarette century : The rise, fall and deadly persistence of the pro-
duct that defined America (New York : Perseus, 2007). Voir aussi Alfredo Morabia,
Santé : Distinguer croyances et connaissance (Paris : Odile Jacob, 2011).

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tion de la cigarette, de la pipe ou du cigare dans la bouche a


aussi sa part de responsabilité dans cette habitude. La source de
« détente » dans le tabac est la nicotine qu’il contient 3. »

La détente est généralement salutaire ! Les grands producteurs


de cigarettes, surpris par un marché dont l’ampleur avait
dépassé leurs plus optimistes attentes, mirent l’accent sur les
bénéfices potentiels pour la santé de la cigarette et associèrent
de nombreux médecins à leurs campagnes publicitaires.

Des voix dissonantes suggéraient que la fumée de tabac pouvait


faire du tort à la santé des fumeurs. Celles bien sûr des intégristes
religieux et moraux, pour qui la cigarette était une damnation au
même titre que l’alcool. Mais celles aussi de chirurgiens thora-
ciques, qui soupçonnèrent assez tôt un lien entre la cigarette et le
cancer du poumon. Le cancer du poumon était une maladie très
rare en 1900. Il était exceptionnel qu’un chirurgien opère un cas
dans sa carrière. Puis le cancer du poumon devint moins rare. Les
poumons réséqués étaient lourds de goudron.

En 1939, les chirurgiens Alton Ochsner et Michael E. DeBakey,


de la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, publièrent les caractéris-
tiques de soixante-dix-neuf cas d’ablation du poumon pour can-
cer bronchique, dont sept par leurs soins. On opérait plus de
cancers du poumon, écrivaient-ils en introduction, car la mala-
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die était devenue plus fréquente. Selon eux :

« L’irritation chronique de la muqueuse bronchique est proba-


blement le facteur étiologique le plus important. L’inhalation
répétée de fumée sur de longues périodes de temps est considé-
rée comme un facteur irritatif majeur 4. »

Ochsner et DeBakey étaient sur la bonne piste mais


n’appuyaient leur opinion sur aucune donnée. Ils ne mention-
naient pas la proportion de fumeurs parmi les quatre-vingt-six
cas opérés. Il n’y avait pas non plus de groupe témoin, qui
aurait permis d’établir si les cas de cancer du poumon fumaient
plus qu’attendu dans la population générale.
3 - Albert G. Ingalls, If you smoke, Scientific American (1936), 310-313. Toutes les cita-
tions traduites de l’anglais en français dans cet article l’ont été par l’auteur de celui-ci.
4 - Alton Ochsner, Michael E. DeBakey, Primary pulmonary malignancy : Treatment by
total pneumonectomy. Analysis of 79 collected cases and presentation of 7 personal
cases, Surgery, gynecology and obstetrics, 68 (1939), 435-451.

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Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

Une autre voix dissonante des années 1930 était celle de


l’Argentin Angel H. Roffo, directeur d’un institut consacré à
l’étude du cancer à Buenos Aires. Roffo produisait des cancers
cutanés en appliquant du goudron provenant de la distillation
de fumée de tabac sur les muqueuses d’oreilles de lapins 5. Il y
défendait, à partir de ses études sur l’animal, l’hypothèse que le
tabac était la cause du cancer du poumon chez l’homme.

Parmi les épidémiologistes, Frederick L. Hoffman avait, à partir


de l’analyse de l’enquête sur le cancer de San Francisco, mon-
tré que la proportion de fumeurs était plus importante parmi les
cas de cancer du poumon (67 %), que parmi les cas d’autres
cancers (46 %) et que parmi des patients souffrant de maladies
non-cancéreuses (42,3 %) 6. Hoffman concluait son article de
1931 comme ceci :

« 1. L’habitude de fumer augmente indubitablement le risque de


cancer de la bouche, de la gorge, de l’œsophage et des pou-
mons […] 4. L’augmentation de cancer du poumon observée
dans de nombreux pays est, en toutes probabilités, à rattacher
dans une certaine mesure à la pratique courante de fumer la
cigarette et d’inhaler la fumée. Inhaler la fumée augmente indu-
bitablement le danger de cancer 7. »

Finalement, il y eut en 1938 le statisticien de l’École de santé


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publique de Johns Hopkins, Raymond Pearl, qui montra à partir
de données longitudinales que les gros fumeurs avaient une
espérance de vie médiane de dix ans inférieure à celle des non-
fumeurs 8.

Cependant, jusqu’en 1938, dans le monde, les croyances sur les


effets du tabac l’emportaient sur la connaissance scientifique.
L’hypothèse probablement la plus populaire mettait en cause la
5 - Robert N. Proctor, Angel H. Roffo, The forgotten father of experimental tobacco carci-
nogenesis, Bulletin of the World Health Organization, 84 (2006), 494-496 ; Angel
D. H. Roffo, Durch Tabak beim Kaninchen entwickeltes Carcinom, Zeitschrift fuer
Krebsforshung, 33 (1931), 321-332.
6 - Frederick L. Hoffman, Cancer and smoking habits, Annals of surgery, 93 (1931), 50-67.
7 - Ibid.
8 - Raymond Pearl, Tobacco smoking and longevity, Science (1938), 216-217. Un demi-
siècle plus tard, au cours de l’analyse portant sur quarante années de suivi de la
cohorte des médecins anglais, la différence d’espérance de vie médiane des gros
fumeurs était de dix ans plus courte que celle des non-fumeurs, exactement comme
l’avait montré Pearl en 1938.

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voiture, dont l’impressionnant essor suivait de peu celui de la


cigarette. Selon celle-là, le cancer du poumon était causé par les
gaz d’échappement et la fumée du goudron répandu en grandes
quantités sur les routes carrossières. Une autre hypothèse impli-
quait le virus de la grippe car les décès par cancer du poumon
augmentaient au cours des épidémies. Pourtant, le fait que les
hommes mourraient cinq à dix fois plus de cancer du poumon que
les femmes aurait dû contribuer à disqualifier la grippe et les gaz
d’échappement, auxquels hommes et femmes sont exposés de la
même façon. La cigarette était vraiment la seule candidate plausi-
ble, mais les preuves convaincantes manquaient.

Roffo publiait surtout en allemand et espagnol, Hoffman était


peu connu du grand public, et les résultats de Pearl n’étaient
pas pris au sérieux. Les opinions étaient donc labiles. En 1947,
les mêmes Ochsner et DeBakey, rejoints par Leonard Dixon,
publièrent une série de cent vingt-neuf cas de pneumonectomie
pour cancer bronchique, dont 75 % survenus chez des fumeurs.
Il n’y avait pas de groupe témoin, mais les auteurs y affirmaient
tout de même que :

« L’habitude tabagique, dont des publications, y compris la nôtre,


ont mentionné la signification étiologique possible, n’apparaît
d’aucune signification particulière dans cette série 9. »
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Ochsner, DeBakey et Dixon considéraient peut-être qu’une pro-
portion de 75 % de fumeurs n’était pas très différente de celle
attendue dans une population d’hommes américains en général.
Ou peut-être jugeaient-ils que si un quart des personnes
atteintes de cancer du poumon ne fumaient pas, la cigarette ne
pouvait plus être mise en cause.

L’hygiène raciale
Pour comprendre les raisons pour lesquelles le pouvoir nazi
réagit face à la montée de la cigarette d’une manière radica-
lement différente de celle des sociétés démocratiques, il faut
remonter au début du XIXe siècle. Contrairement à ce qu’avait
pronostiqué le révérend Thomas Robert Malthus, les sociétés
industrielles n’avaient pas implosé sous l’effet de la croissance
9 - Alton Ochsner, Michael E. DeBakey, Leonard Dixon, Primary pulmonary malignancy
treated by resection : An analysis of 129 cases, Annals of surgery, 125 (1947), 522-540.

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Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

démographique. Les populations s’étaient accrues, mais les


moyens de subsistance aussi, plus rapidement même que la
poussée démographique.

Malthus s’était trompé, mais sa théorie inspira à Charles Darwin


celle de la sélection naturelle : en période de pénurie de res-
sources alimentaires, une fraction de la population, mieux
adaptée que le reste à cette situation, sort renforcée de la crise,
et impose ses traits à l’espèce. La théorie darwinienne de la sur-
vie des mieux adaptés inspira à son tour, dans les sciences
sociales et la santé publique, en Europe et aux États-Unis, des
théories effroyables. Les sociodarwinistes extrapolèrent aux
sociétés humaines les théories que Darwin avait dérivées des
sociétés animales. Ils spéculèrent que, les progrès de la méde-
cine allant de pair avec une amélioration de la protection
sociale, ceux-ci avaient altéré les conditions naturelles de la
lutte pour l’existence et la survie des mieux adaptés. Ces nou-
velles conditions de lutte pour la survie permettaient à des ina-
daptés, tels que des criminels, des handicapés physiques et
mentaux de proliférer et de menacer de la sorte la survie de la
race humaine.

Le social-darwinisme prit la forme de l’eugénisme en Europe et


aux États-Unis, soit une politique de santé publique restreignant
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le droit des inadaptés sociaux d’avoir des enfants 10. L’eugé-
nisme reposait sur la prémisse erronée que les mêmes lois de
l’évolution gouvernaient la société et la nature, mais cette théo-
rie trouva des supporters dans tout l’éventail des opinions poli-
tiques.

En Allemagne la conversion de nombreux médecins et personnes


de santé publique à l’eugénisme donna naissance au mouvement
pour l’hygiène raciale. Le terme date de 1895 et la Société pour
l’hygiène raciale fut fondée en 1905 11.

Entre les mains des nazis, le mouvement fut mis au service de


leur projet d’ingénierie raciale et de militarisation de la société
allemande. Ils en étendirent les préoccupations à des maladies
(tuberculose, malformations congénitales ou maladies psychia-
10 - Robert N. Proctor, Racial hygiene : Medicine under the Nazis (Boston, MA : Harvard
University Press, 1988).
11 - Ibid.

Revue d’histoire des sciences I Tome 64-2 I juillet-décembre 2011 231


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triques) et des facteurs environnementaux (le tabac à partir de


1938) et sociaux (les Juifs, les tziganes, les homosexuels, les
communistes, les Noirs). Leur hygiène raciale fut brutale et
cruelle.

Les nazis menèrent une campagne contre la consommation de


tabac entre 1938 et 1943. Officiellement, la campagne devait
protéger la race allemande de ce poison « génétique 12 ». En
réalité, il s’agissait ici du double langage systématiquement
utilisé par les nazis. La campagne avait des objectifs politiques :
1) contribuer à légitimer l’élimination des groupes sociaux
considérés hostiles par les nazis (le Juif et la femme communiste
sont désignés comme particulièrement susceptibles de succom-
ber au tabagisme et de contaminer les autres avec leur sordide
habitude 13) ; 2) renforcer l’identification au chef dans le cadre
de la mobilisation pour une guerre de conquête : Hitler ne fume
pas. Mussolini et Franco non plus. Les ennemis, eux – Chur-
chill, puis, Staline et Roosevelt –, sont de gros fumeurs.

Les nazis avaient donc des raisons politiques de financer la


recherche sur le tabac. Les scientifiques allemands avaient
accès aux travaux de Roffo publiés en allemand dans le Journal
de la recherche sur le cancer (Zeitschrift fuer Krebsforschung).
Ils disposaient aussi des résultats d’autopsies pratiquées dans les
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hôpitaux, où la proportion de décès dus au cancer du poumon
était en progression.

Les nazis prirent le pouvoir en 1933, entamèrent leur guerre de


conquête en 1938 et furent mis en déroute à partir de 1943 14.
En 1939 et 1943 furent publiés deux articles consacrés à l’asso-
ciation entre consommation de tabac et cancer du poumon,

12 - Robert N. Proctor, The Nazi war on cancer (Princeton : Princeton University Press,
1999). Proctor a contribué à mettre en évidence l’utilisation faite par les nazis de
questions telles que l’alimentation, les expositions professionnelles et le tabac. Je ne
partage cependant pas son opinion selon laquelle leurs campagnes contre le taba-
gisme étaient destinées à améliorer la santé du peuple allemand. Ces campagnes
avaient, d’après moi, une fonction avant tout propagandiste et idéologique. Proctor
surestime aussi, à mon avis, la qualité des études sur le tabac et le cancer du poumon
qui sont discutées dans cet article.
13 - Ibid., 218.
14 - Voir à ce sujet la remarquable trilogie de Richard E. Evans, The Coming of the Third
Reich, The Third Reich in power, et The Third Reich at war (London : Penguin Books,
2005, 2006 et 2009).

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Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

contenant des comparaisons de cas de cancer du poumon avec


des groupes témoins.

Les études de Franz H. Mueller


et de Eberhard Schairer et Erich Schoeniger
Mueller 15 décrit en détail quatre-vingt-six cas de cancer du
poumon, dont certains étaient vivants et d’autres morts. Ceux-
ci furent comparés « au même nombre d’hommes en bonne
santé du même âge ». C’est strictement tout ce qui est dit au
sujet du groupe que l’on peut éventuellement appeler
« témoin ».

Les données de la comparaison sont traduites et reproduites


dans le tableau 1. La proportion de fumeurs était de 96,5 %
chez les cas et de 83,7 % chez les hommes en bonne santé. Il
y avait plus de gros fumeurs parmi les cas de cancer du poumon
que parmi les hommes en bonne santé.

Tableau 1 : Données sur les cas de cancer du poumon


et les hommes en bonne santé
dans l’étude de Mueller, Allemagne, 1939

Cancer Hommes
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du poumon en bonne santé
Catégories
Nombre % Nombre %
de fumeurs
Extrême 25 29,1 4 4,7

Très gros 18 20,9 5 5,8


Gros 13 15,1 22 25,6

Moyen 27 31,4 41 47,7

Non fumeur 3 3,5 14 16,2

Total 86 100 86 100

15 - L’article original est : Franz H. Mueller, Tabakmissbrauch und Lungencarcinom,


Zeitschrift fuer Krebsforschung, 49 (1939), 57-85. Un résumé parut la même année
en anglais : Franz H. Mueller, Abuse of tobacco and carcinoma of the lung, The Jour-
nal of the American Medical Association (abrégé ensuite JAMA), 113 (1939), 1372.

Revue d’histoire des sciences I Tome 64-2 I juillet-décembre 2011 233


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Schairer et Schoeniger 16 ont comparé 93 cas décédés de cancer


du poumon, 226 cas décédés d’autres cancers (estomac, bouche,
œsophage, colon, prostate) et 270 « témoins », tous des hommes
habitant Iéna. L’article dit des témoins qu’ils sont des hommes,
« âgés de 53 et 54 ans », et que 270 des 700 témoins potentiels
invités avaient renvoyé un questionnaire rempli de façon satis-
faisante. C’est tout.

Les données de l’article de Schairer et Schoeniger sont traduites


et reproduites dans le tableau 2. La proportion de fumeurs était
de 96,8 % chez les cas et de 84,1 % chez les témoins, soit des
résultats pratiquement identiques à ceux de Mueller, bien que
Cologne et Iéna soient éloignées géographiquement. Ils obser-
vèrent aussi plus de gros fumeurs parmi les cas. Il n’y avait pas
d’association entre tabac et cancer de l’estomac. Le tabagisme
des cas de cancer de l’estomac était semblable à celui des
hommes en bonne santé.

Tableau 2 : Données sur les cas de cancer du poumon,


de cancer de l’estomac et les hommes en bonne santé
dans l’étude de Schairer et Schoeniger, Allemagne, 1943

Cancer Cancer Hommes


du poumon de l’estomac « normaux »
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Catégories Nombre % Nombre % Nombre %
de fumeurs
Extrême 29 31,1 13 10,2 25 9,3

Très gros 19 20,4 14 10,9 47 17,4

Gros 31 33,3 26 20,3 57 21,1

Moyen 11 11,8 55 43,0 98 36,3

Non 3 3,2 20 15,6 43 15,9

Total 93 100 128 100 270 100

16 - L’article original est : Eberhard Schairer, Erich Schoeniger, Lungenkrebs und


Tabakverbrauch, Zeitschrift fuer Krebsforschung, 54 (1943), 261-269. Il a été intégra-
lement traduit en anglais : Id., Lung cancer and tobacco consumption, International
journal of epidemiology, 30 (2001), 24-27.

234
Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

Je ne connais l’étude de Mueller que par l’article publié dans le


Zeitschrift fuer Krebsforschung. Je n’ai pas consulté la thèse
dont elle provient. J’ai lu la thèse de Schoeniger qui ne contient
pas plus d’informations sur la sélection des sujets « en bonne
santé ». Dans son livre, Robert Proctor n’en dit rien de plus 17.

Limites des études allemandes


Les deux études allemandes de l’époque nazie n’ont pas été les
premières à mettre en évidence l’association bien connue
aujourd’hui entre fumée de cigarette et cancer du poumon.
Leurs résultats ne sont pas qualitativement différents de ceux
publiés par Hoffman près de dix ans plus tôt, et la source de
leurs données est moins claire que celle d’Hoffman.

De plus, aucune des études ne semble avoir utilisé de stratégie


explicite pour recruter des témoins qui soient comparables aux
cas. De ce point de vue, leurs plans étaient bien en deçà de
ceux des études cas-témoins publiées à la même époque. La
dénomination d’étude cas-témoins est d’ailleurs sujette à cau-
tion. Depuis le rapport de Janet Lane-Claypon en 1926, il était
bien établi qu’une étude cas-témoins consistait à comparer des
cas ayant une maladie particulière avec des sujets provenant de
la même population que les cas, n’ayant pas développé cette
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maladie 18. Il n’était pas nécessaire d’être en bonne santé pour
être éligible comme témoin. En 1939 il était devenu conven-
tionnel dans la littérature épidémiologique de décrire en détail
la méthode de sélection des cas et des témoins, mais les études
allemandes ne le font pas 19.

La logique de l’étude cas-témoins est de comparer l’exposition


passée à une cause donnée, comme ici la consommation de
17 - Proctor, op. cit. in n. 12, 194 et 214.
18 - Janet Lane-Claypon, A further report on cancer of the breast, Reports on public health
and medical subjects, 32 (1926), 1-189. J’ai discuté la place de l’étude de Lane-
Claypon dans l’histoire de l’épidémiologie dans Alfredo Morabia, Janet Lane-Clay-
pon, Interphase epitome, Epidemiology, 21 (2010), 573-576.
19 - Dès 1926 des études cas-témoins rigoureuses étaient publiées dans la littérature
anglaise. À part Lane-Claypon, op. cit. in n. 18, voir Herbert Lombard, Carl R. Doe-
ring, Cancer studies in Massachusetts : 2. Habits, characteristics, and environment of
individuals with and without cancer, New England journal of medicine, 195 (1928),
481-487 et Percy Stocks, Mary N. Karn, A cooperative study of the habits, home life,
dietary and family histories of 450 cancer patients and of an equal number of control
patients, Annals of eugenics, 5 (1933), 237-279.

Revue d’histoire des sciences I Tome 64-2 I juillet-décembre 2011 235


Alfredo MORABIA

cigarettes, entre un groupe de personnes ayant développé la


maladie étudiée et un groupe de témoins constitué de personnes
provenant de la même population que les cas mais n’ayant pas
développé la maladie en question. Dans les deux études alle-
mandes, cette logique n’apparaît pas clairement. Elles utilisent la
distribution de la consommation de tabac dans un groupe de
sujets « en bonne santé » pour Mueller, « normaux » pour Schai-
rer et Schoeniger. Que sont censés représenter les « hommes en
bonne santé » ou « normaux » ? Que signifie être normal dans
une société dans laquelle prévaut une politique d’hygiène
raciale active et radicale ? À supposer que ces témoins aient été
recrutés parmi des cols blancs, aryens, abstinents par conviction
nazie ou obligés de restreindre leur consommation sur leur lieu
de travail en raison de l’interdiction d’y fumer, ceux-ci ne
seraient pas nécessairement représentatifs des habitudes de la
population d’origine des cas. Si les témoins sont sélectionnés
parmi des sujets peu exposés par rapport à tous les témoins
potentiels, la comparaison des expositions est faussée. Elle va
suggérer l’existence d’une association qui n’existe pas en réalité :
ce ne sont pas les cas qui fument plus, mais les témoins qui
fument moins que la population générale. On ne peut pas affir-
mer que c’est ce qui s’est passé mais pour convaincre un public
critique, les auteurs auraient dû donner plus de détails sur le
mode de recrutement des témoins, décrire les caractéristiques
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des cas et témoins qui pouvaient affecter la comparaison,
comme par exemple la profession, et faire un effort de recrute-
ment pour obtenir une meilleure participation. Dans l’étude de
Schairer et Schoeniger, l’information sur le tabagisme n’était dis-
ponible que pour 39 % des témoins et 50 % à 60 % des cas,
selon la localisation du cancer.

L’étude de Schairer et Schoeniger avait l’avantage sur celle de


Mueller de comparer les cas de cancer du poumon à d’autres
cas de cancer. La sélection et la récolte de l’information étaient
donc plus comparables dans les comparaisons entre groupes
cancéreux que dans celle avec les « témoins » normaux. Le pro-
blème est que le cancer gastrique n’est pas un bon groupe
témoin pour la liaison étudiée car les problèmes gastriques pré-
cédant le diagnostic de cancer peuvent pousser les sujets à res-
treindre leur consommation de tabac, ainsi que le reconnaissent
Schairer et Schoeniger dans la discussion de leur article. La

236
Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

conclusion de Schairer et Schoeniger selon laquelle le cancer


gastrique ne serait pas associé au tabac s’est révélée ultérieurement
erronée 20.

Il est important de noter que la mauvaise qualité des études


allemandes de l’époque nazie n’est pas la conséquence d’un
retard historique de l’épidémiologie allemande. Au contraire,
l’Allemagne est un des berceaux de l’épidémiologie. Vers 1850,
Max Joseph von Pettenkofer jeta les bases du concept moderne
d’interaction entre causes 21. L’étude de cohorte rétrospective de
Wilhelm Weinberg, sur la survie des enfants de tuberculeux,
publiée en 1913, est une des publications épidémiologiques les
plus remarquables de la période 1900 à 1945.

Épidémiologie politique
C’est ici que nous pouvons faire un exercice d’épidémiologie
politique des études cas-témoins, en comparant le contexte de
publication du groupe des études allemandes et celui des
études cas-témoins anglaises et américaines de l’après-guerre.

Les études allemandes furent effectuées dans un contexte poli-


tique où le pouvoir souhaitait voir incriminer le tabac. Leurs
auteurs étaient politiquement proches des nazis. Mueller était
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membre du parti et de l’armée nazis 22. Schairer et Schoeniger
travaillaient à l’Institut de recherche sur les dangers du tabac,
dirigé par le SS Karl Astel, pour qui l’opposition au tabac était
« un devoir national-socialiste ». L’institut avait été financé
directement par la chancellerie d’Hitler, et ses employés devaient
être non-fumeurs. Le manque de rigueur méthodologique des
20 - Schairer et Schoeniger avaient raison en ce qui concerne les cancers de la prostate et
du colon, qui ne sont pas causés par le tabac. Ils se sont trompés en revanche sur
l’association entre tabac et cancer gastrique. Une analyse récente de l’étude de
cohorte de la Société du cancer américaine, portant sur 1 million de personnes sui-
vies pendant quinze ans indique que les fumeurs ont deux fois plus de risques de
mourir de cancer de l’estomac que les non-fumeurs. Voir Ann Chao, Michael J. Thun,
S. Jane Henley, Eric J. Jacobs, Marjorie L. McCullough, Eugenia E. Calle, Cigarette
smoking, use of other tobacco products and stomach cancer mortality in US adults :
The cancer prevention study II, International journal of cancer, 101 (2002), 380-389.
21 - Selon von Pettenkofer, le choléra était causé par une interaction entre le bacille et la
qualité du terrain. Voir à ce sujet Alfredo Morabia, Epidemiologic interactions, com-
plexity, and the lonesome death of Max von Pettenkofer, American journal of epide-
miology, 166 (2007), 1233-1238.
22 - Proctor, op. cit. in n. 12, 194.

Revue d’histoire des sciences I Tome 64-2 I juillet-décembre 2011 237


Alfredo MORABIA

comparaisons donne l’impression que les auteurs prêchaient


des convertis et qu’ils n’avaient pas besoin de vaincre le scepti-
cisme des milieux scientifiques et d’éditeurs en chef. Leurs tra-
vaux apportaient de l’eau au moulin de la propagande nazie.

La situation était très différente dans les sociétés qui avaient


conservé des institutions démocratiques et des gouvernements
périodiquement éligibles 23. Le tabac y était populaire et le
lobby industriel puissant. L’opposition au tabac, moralisante,
n’était pas sans rappeler celle qui existait contre l’alcool à
l’époque de la prohibition. Jusqu’à la fin de la seconde guerre
mondiale, il y eut peu de motivation pour étudier les méfaits
potentiels du tabac. Manifestation symbolique de l’attitude de la
profession médicale face à la cigarette, un poster de l’Associa-
tion américaine des médecins en 1945 illustrait les progrès de
la médecine en montrant qu’une prothèse de main permettait à
un mutilé de porter une allumette à la cigarette qu’il avait « au
bec ». À partir de 1945, cependant, la croissance de l’incidence
du cancer du poumon, longtemps attribuée à une meilleure
détection grâce à la radiologie, devint indéniable. Des initiatives
d’études furent prises alors indépendamment aux États-Unis et
au Royaume-Uni.

Morton Levin, du département de la santé de l’État de New York,


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et ses collègues avaient interrogé sur leur habitude tabagique
1 650 hommes au moment de leur hospitalisation au Roswell
Park Memorial Institute de Buffalo entre 1938 et 1948 24. Sur la
base du diagnostic de sortie, ils observèrent que la proportion,
ajustée pour l’âge, de personnes ayant fumé pendant plus de
25 ans était de 54 % parmi les cas de cancer du poumon, de
35 % parmi les autres cas de cancer, de 37 % parmi les malades
pulmonaires non-cancéreux, et de 30 % parmi les autres malades
non-cancéreux. Ils conclurent à une association possible entre
tabac et cancer du poumon.

23 - Je me réfère à ces sociétés comme à des « sociétés démocratiques » en opposition à


la dictature nazie.
24 - Levin et ses collaborateurs considéraient à juste titre que l’obtention de l’information
sur le tabac avant qu’un diagnostic de cancer ne soit posé était un point fort de leur
étude. La connaissance du diagnostic peut en effet influencer la remémoration de
l’exposition passée et fausser la comparaison cas-témoins.

238
Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

Levin soumit son article au Journal of the American Medical Asso-


ciation (JAMA), qui le rejeta selon la recommandation du statisti-
cien du journal qui doutait que l’on puisse classer des individus
en fumeurs et non-fumeurs étant donné qu’une personne pouvait
en permanence passer d’une catégorie à l’autre. Levin alla voir
l’éditeur en chef du JAMA, à Chicago, et le convainquit d’une
part d’accepter son papier et d’autre part de ne pas rejeter un
autre article, qui venait d’être soumis, et qui aboutissait à la
même conclusion sur le même sujet 25. Le second article était
signé par Ernst L. Wynder, étudiant en médecine, et Ewarts
A. Graham, chirurgien respecté, tous deux de Saint-Louis. Wyn-
der avait interrogé 630 cas de cancer du poumon (605 hommes
et 25 femmes) et 1 332 témoins (780 hommes et 552 femmes)
dans plusieurs hôpitaux et cabinets médicaux des États-Unis. Les
cas avaient des cancers du poumon surtout de type épidermoïde.
Les témoins n’avaient pas de cancer du poumon. La proportion
d’hommes fumeurs de longue durée, modérés ou gros fumeurs,
était de 97 % parmi les cas et de 74 % parmi les témoins. C’est
ainsi qu’au lieu de rejeter les deux articles, JAMA les publia
conjointement en mai 1950 26.

Au Royaume-Uni, l’idée d’une étude cas-témoins sur le tabac et


le cancer du poumon était venue du Conseil de la recherche
médicale (MRC). Edward Mellanby, chef du MRC, convainquit
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Austin Bradford Hill de faire cette étude 27. Hill engagea Richard
Doll pour la réaliser. L’étude inclut les cas de cancer (poumon,
estomac, colon et rectum) diagnostiqués en 1948 et 1949 dans
vingt hôpitaux londoniens. Pour chaque cas de cancer fut inter-
rogé un patient sans cancer du même sexe, du même groupe
d’âge, admis dans le même hôpital, à la même époque que le
cas. Les mêmes questions posées aux cas et témoins portaient
sur la durée du tabagisme, les dates de début et, le cas échéant,
d’arrêt, et la quantité de cigarettes fumées. La comparaison
principale porta sur 649 cas et 649 témoins strictement du
même âge et du même hôpital. La différence de proportion de
25 - Kluger, op. cit. in n. 2, 133-134.
26 - Ernst L. Wynder, Ewarts A. Graham, Tobacco smoking as a possible etiologic factor
in bronchiogenic carcinoma : A study of six hundred and eighty four proved cases,
JAMA, 143 (1950), 329-336. Morton L. Levin, Hyman Goldstein, Paul R. Gerhardt,
Cancer and tobacco smoking : A preliminary report, ibid., 336-338.
27 - Conrad Keating, Smoking kills : The revolutionary life of Richard Doll (Oxford : Signal
Books, 2009), 291.

Revue d’histoire des sciences I Tome 64-2 I juillet-décembre 2011 239


Alfredo MORABIA

fumeurs entre les cas et les témoins n’était pas très impression-
nante car 99,7 % des cas et 95,8 % des témoins étaient
fumeurs. Personne ne considère qu’une telle différence suggère
une liaison entre tabac et cancer.

Il fallut tout le savoir-faire de Hill pour mettre en évidence


l’association en extrapolant à la population du Grand Londres
les proportions de fumeurs et non-fumeurs observées chez les
témoins. Voici en substance ce qu’il fit. Supposons que le
tabagisme des témoins soit représentatif de celui de la popula-
tion du Grand Londres qui comptait 4,1 millions d’hommes 28.
Les 4,2 % de témoins non-fumeurs de l’étude permettent
d’estimer qu’il y avait 172 200 hommes londoniens non-
fumeurs, soit 4,2 % de 4,1 millions. Le « risque » de cancer du
poumon des non-fumeurs est obtenu en divisant les 2 seuls
non-fumeurs parmi les 679 cas de cancer du poumon par
172 200, soit un « risque » de 11,6 par million d’habitants. En
procédant de la même façon pour les fumeurs, Doll et Hill
obtinrent 647 cas pour 3 927 800 habitants, soit un « risque »
de 164,7 par million. Les risques sont mis entre guillemets car
ils sont estimés de façon indirecte en extrapolant les caracté-
ristiques des témoins. De plus, Doll et Hill firent l’hypothèse
que les cas dans l’étude étaient représentatifs de tous les cas
diagnostiqués dans la population du Grand Londres au cours
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de l’année, mais l’étude n’incluait pas tous les cas de cancer
du poumon. Doll et Hill considéraient que ces « risques »
devaient être proportionnels aux vrais risques. En divisant le
« risque » des fumeurs par celui des non-fumeurs, on obtient
un « risque relatif » de 14,2 (164,7 divisé par 11,6). Ils quan-
tifièrent ainsi la relation causale entre tabac et cancer du
poumon : les fumeurs avaient 14 fois plus de risques que les
non-fumeurs d’avoir un cancer du poumon. Les « risques rela-
tifs » étaient beaucoup plus élevés si l’on prenait en considé-
ration le nombre de cigarettes par jour.

C’était plus convaincant, mais en automne 1949, l’autorisation


de publier fut refusée par Harold Himsworth, secrétaire du
MRC. Les résultats étaient trop provocateurs. Himsworth
demanda à Hill de recruter des cas et témoins en dehors de
28 - Doll et Hill ne fournissent pas ce nombre, mais le Grand Londres avait 8,2 millions
d’habitants en 1951, dont 4,1 millions d’hommes.

240
Épidémiologie politique des études cas-témoins (1926-1950)

Londres pour exclure un biais lié au fait de résider à Londres 29.


Hill se plia à la requête. Quelques semaines plus tard, cepen-
dant, le JAMA publiait les études cas-témoins américaines. Hill
et Doll furent donc autorisés à publier leurs résultats dans le Bri-
tish medical journal. Leur article ne parut qu’en septembre 1950
pour cette simple raison 30.

Cet article est un modèle sur le plan méthodologique, et pour-


tant il fallut près de dix ans de controverse acharnée avant que
la conclusion selon laquelle le tabac est une cause importante
du cancer du poumon ne soit reconnue comme valable dans les
milieux scientifiques britanniques et américains 31. Entretemps,
Hill et Doll avaient effectivement élargi le recrutement de leur
étude cas-témoins 32 et conduit une étude de cohorte parmi les
médecins anglais 33, qui confirma les risques relatifs observés
dans l’étude cas-témoins.

Les études allemandes furent menées dans un contexte poli-


tique extrêmement propice à l’incrimination des dangers du
tabagisme. Ces études ont abouti à la conclusion juste avec
une méthodologie douteuse, au point qu’il est difficile de faire
la part de la science et de la propagande 34. Il n’y a pas d’indi-
cation que les campagnes antitabac aient eu un impact de
santé publique. La consommation de tabac doubla entre 1935
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et 1940, après la prise du pouvoir par les nazis 35. Elle com-
mença à chuter après 1942, en raison du rationnement lié à la
guerre et aux difficultés d’approvisionnement croissantes des
29 - Richard Doll, The first reports on smoking and lung cancer, Clio medicine, 46 (1998),
130-140. Voir aussi Luc Berlivet, Association or causation ? The debate on the scien-
tific status of risk factor epidemiology, 1947 – c. 1965, in Virginia Berridge (dir.),
Networks of knowledge and power : Science, research and policy since 1945 (Lon-
don-Amsterdam : Rodopi, 2005), 43-74.
30 - Richard Doll, Austin Bradford Hill, Smoking and carcinoma of the lung : Preliminary
report, British medical journal, 2 (1950), 739-748.
31 - Mark Parascandola, Skepticism, statistical methods, and the cigarette : A historical
analysis of a methodological debate, Perspectives in biology and medicine, 47
(2004), 244-261.
32 - Richard Doll, Austin Bradford Hill, Study of the aetiology of carcinoma of the lung,
British medical journal, 2 (1952), 1271-1286.
33 - Id., The mortality of doctors in relation to their smoking habits : A preliminary report,
British medical journal, 2 (1954), 1451-1455.
34 - Les nazis étaient convaincus que le tabac causait des maladies cardiaques alors
même qu’ils ne disposaient d’aucune évidence à ce sujet. Voir Proctor, op. cit. in
n. 12, 187 et note 50, 330-331.
35 - Ibid., 228.

Revue d’histoire des sciences I Tome 64-2 I juillet-décembre 2011 241


Alfredo MORABIA

Allemands 36. Si elles avaient été mieux connues hors d’Alle-


magne, les études allemandes n’avaient pas de raison d’appa-
raître plus convaincantes que celles d’avant la guerre. La
probabilité qu’elles aient été faussées par une sélection inap-
propriée des témoins était importante.

Le contexte socioculturel des sociétés démocratiques était


défavorable. Il provoqua le retard de l’épidémiologie améri-
caine et anglaise dans ce domaine. Les difficultés rencontrées
par Hill, Doll, Wynder et Levin montrent qu’il n’aurait pas
suffi de comparer quelques douzaines de cas atteints de can-
cer du poumon à quelques douzaines de sujets en bonne santé
pour emporter l’adhésion des milieux scientifiques et médi-
caux, des politiques et finalement du public. Il fallut pour cela
renforcer la rigueur des études cas-témoins et diversifier les
plans d’étude épidémiologiques.

En conclusion, les études comparatives de population effectuées


en Allemagne nazie ne furent pas les premières. Leur méthodo-
logie était insuffisante mais leurs résultats abondaient dans le
sens de l’opposition idéologique des nazis au tabac. Les socié-
tés démocratiques ont tardé à se méfier des effets néfastes du
tabac pour la santé humaine. Les autorités politique et de santé
publique furent difficiles à convaincre, mais des études épidé-
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miologiques de bonne qualité ont fourni les données qui purent
être utilisées pour convaincre les médecins, les scientifiques et
les politiciens que le tabac était la principale cause du cancer
du poumon ainsi que de nombreuses autres maladies.

36 - Ibid., 242-247.

242

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