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Rupture et innovation stratégiques :
la création de nouveaux business
models
u chapitre précédent, nous avons identifié dans la grille d’analyse des positionnements
A concurrentiels une « zone des ruptures stratégiques » où la valeur de l’offre perçue par le
marché est supérieure à celle de l’offre de référence tout en s’appuyant sur un coût, donc
potentiellement un prix, sensiblement plus faible.
Les journaux économiques décrivent depuis quelques années la réussite d’entreprises ayant
connu une croissance exponentielle dans des secteurs matures avec ce type de positionnement :
les exemples les plus anciens sont Ikea, Swatch ou Sephora ; les plus récents, Zara ou des firmes
de la nouvelle économie telles que Blablacar, Le Bon Coin, Zopa ou Uber. L’histoire de ces
entreprises montre leur capacité à renouveler les règles du jeu de leurs industries respectives.
Le phénomène n’est pas nouveau : le développement à la fin du XIXe siècle des Grands
Magasins, tel que le décrit Zola dans Au Bonheur des Dames, en est une excellente illustration.
En revanche, l’intérêt de la littérature économique et la formalisation d’une pensée académique
autour de ce phénomène sont beaucoup plus récents.
Cette littérature utilise toutefois des exemples similaires pour illustrer des notions différentes
: révolution stratégique, disruption, perturbation, rupture, innovation stratégique, innovation de
valeur, stratégie « océan bleu »… La première partie de ce chapitre sera donc consacrée à une
clarification sémantique et à des définitions. Nous verrons ainsi que les stratégies de rupture
sont une forme d’innovation stratégique, cette dernière se définissant comme une innovation
radicale portant sur le business model. Nous adoptons donc une conception large de
l’innovation, au delà du champ restrictif de la technologie. Dans la deuxième partie, nous
tenterons de donner des pistes pour la construction d’un nouveau business model, qui reste un
exercice difficile, notamment dans les grandes entreprises existantes.
Sommaire
1 Rupture et innovation stratégiques : définitions et
caractérisation
2 Construire une innovation stratégique
1 Rupture et innovation stratégiques : définitions et
caractérisation
L’offre introduite par JC Decaux est devenue l’offre de référence sur un nouveau marché qu’il
a contribué à créer. On parle dans ce cas de stratégie de rupture : l’offre nouvelle est
délibérément provoquée par une entreprise afin de s’assurer une position prééminente dans
l’activité.
Il est important de préciser qu’une stratégie de rupture n’aboutit pas à un positionnement
concurrentiel au même titre que les stratégies de coût-volume, de différenciation ou low cost. En
effet, une stratégie de rupture conduit souvent à la création d’un nouveau marché, dont la
nouvelle offre devient l’offre de référence. L’entreprise ayant introduit la rupture devra alors
adopter un positionnement plus classique (coût-volume, différenciation ou low cost) pour
résister à ses rivaux, qui ne tarderont pas à pénétrer le marché nouvellement créé, ce dernier
fonctionnant selon de nouvelles règles du jeu.
Si Mercedes poursuit depuis plus de 100 ans avec succès une stratégie de différenciation, JC
Decaux est devenu un acteur parmi d’autres sur le marché qu’il a contribué à créer. Le terme «
stratégie de rupture » devrait donc être réservé à des entreprises capables de provoquer des
ruptures stratégiques successives, ce qui est rare : c’est pourquoi nous préférons parler de
rupture stratégique pour les situations permettant d’augmenter la valeur perçue tout en baissant
le coût.
Cependant, les ruptures stratégiques ne sont pas les seules à modifier les règles du jeu
concurrentiel. Certaines stratégies de recomposition de l’offre, comme les stratégies low cost,
sont également liées à la modification des règles du jeu concurrentiel, alors qu’elles baissent
délibérément la valeur perçue en échange d’un prix plus bas pour le client.
En fait, les stratégies modifiant les règles du jeu concurrentiel sont souvent liées à des
innovations présentant deux points communs : elles sont de nature radicale, sans nécessairement
avoir recours aux nouvelles technologies. Ce phénomène repose donc sur une conception élargie
de l’innovation, qui nous oblige à définir et préciser ce terme.
FONDEMENTS THÉORIQUES
L’entrepreneur-innovateur
Dans l’approche schumpetérienne, l’entrepreneur-innovateur est celui qui initie et met
en œuvre des changements dans l’organisation des ressources existantes, de nouvelles
combinaisons de moyens, ou de nouvelles compétences, afin de créer de nouvelles
possibilités de positionnement pour son entreprise sur ses marchés. En procédant ainsi,
l’entrepreneur crée à son profit de nouvelles règles du jeu qui détruisent naturellement
l’ordre existant, dont les règles deviennent soudain « périmées ». C’est là le processus de
destruction créatrice. L’entrepreneur dispose à ce moment d’un avantage qui se traduit par
ce que Schumpeter nomme un « monopole de profits » et que les théoriciens s’accordent
désormais à appeler une rente entrepreneuriale. Attirés par cette rente de déséquilibre,
d’autres entrepreneurs essaient d’imiter l’innovateur, de manière directe si l’innovation
n’est pas protégeable, ou de manière créative quand l’innovation est protégée (d’où le
concept d’imitation créative décrit par Peter Drucker2). En parallèle, de nombreux
acteurs innovent en symbiose avec l’innovation principale. La conséquence de cette
profusion d’innovations, réussies ou non, est la disparition progressive de la « rente
entrepreneuriale » et l’atteinte d’un nouvel équilibre économique au sein du nouveau
business. Reste alors à l’entrepreneur originel, ou à tout autre innovateur, à initier une
nouvelle rupture et un cycle nouveau.
______________________________
1 Schumpeter J.A., 1934.
2 Drucker P.F., 1985.
3 Utterback J. et Abernathy W., 1975, 1978.
4 Foster R.N., 1986.
Ce chapitre est consacré aux innovations stratégiques, dont les ruptures ne sont qu’une forme
parmi d’autres. Les innovations stratégiques sont des innovations de rupture, le plus souvent
définies comme une modification radicale du business model. Il nous reste donc à préciser ce
qu’est un business model.
Il est important de préciser qu’il est également possible d’innover dans des secteurs plus «
traditionnels », comme nous le montre le cas de Michelin Fleet Solutions (mini-cas suivant).
CONTROVERSE
C
’est lors de la période où rien dans le business n’était impossible et où même les lois
de l’économie pouvaient être réécrites – lors de l’avènement d’Internet –, que le terme
business model s’est imposé. L’heure était à la floraison des « nouveaux » business models
« Internet » que les investisseurs en capital-risque regardaient avec les yeux de Chimène.
C’est dans le domaine des modèles de revenus que les financiers soutiennent qu’ils ont
été particulièrement innovants ou, pour les plus humbles, réceptifs à l’innovation des
entrepreneurs. Ils citent l’exemple du modèle publicitaire, une invention de la Nouvelle
Économie dont l’illustration exemplaire est Google. « Avec quel résultat ? » pourrait-on
leur rétorquer. En effet, mis à part ce champion, rares sont les entreprises Internet qui ont
réussi à survivre en l’appliquant, souvent en complétant leurs ressources par d’autres types
de revenus. Mais surtout, en quoi est-ce une innovation ? Cela fait plus de trente ans que les
journaux gratuits fonctionnaient avec ce type de modèle en Europe.
Autre exemple bien connu : le business model captif qu’avait développé et exploité
Kodak, avec succès et pendant des années, dans la photographie analogique. C’est le même
modèle qu’appliquent désormais, en quasi copié-collé, les fabricants d’imprimantes :
accepter de perdre sur l’équipement pour favoriser la pénétration et vendre des
consommables (les cartouches d’encre) à des prix très élevés. Encore faut-il être certain,
pour ne pas encaisser uniquement les pertes, de « contrôler » l’accès et la diffusion
desdites cartouches ; ce que les brevets, la multiplicité sans cesse renouvelée des
références et les contrats d’exclusivité permettent d’assurer. Rappelons que c’est aussi le
modèle qui a fait le succès et la fortune de Gillette dans les rasoirs depuis des dizaines
d’années.
Dans le nouveau business model de service on ne facture plus l’investissement lourd
mais on propose un droit d’utilisation et de maintenance facturé à la consommation. Créé et
largement développé par General Electric dans la plupart de ses activités d’équipementier
(locomotives, IRM, scanners…), ce modèle n’est jamais que l’application de ce qui
existait déjà dans l’industrie des fournisseurs d’équipement aux laboratoires d’analyse : la
machine est fournie gratuitement et l’entreprise se rémunère sur la base d’un contrat bien
fermé d’utilisation périodique ou de vente contrainte de consommables.
On pourrait multiplier les exemples pour arriver à la conclusion qu’en matière de
business models, comme dans beaucoup d’autres domaines, la nouveauté est toute relative.
Les modèles réellement novateurs sont rares, voire inexistants (sauf peut-être dans le
domaine des nouvelles technologies, voir le mini-cas NATU ci-après), et la nouveauté
relève plutôt de l’application dans un secteur d’un business model qui a fait ses preuves au
sein d’un autre. Ce qui s’avère essentiel dans ce cas, c’est la capacité d’adapter le modèle
aux caractéristiques différenciées et spécifiques du secteur d’activité visé.
MINI-CAS d’entreprise
Cette substitution n’est pas nécessairement un phénomène immédiat, et il peut se passer des
décennies avant que le nouveau business model se déploie et devienne dominant.
D’autres business models ne vont pas aussi loin et ne font que conquérir une partie du marché
existant. Leur proposition de valeur originale va séduire une partie du marché, comme par
exemple l’offre Michelin Fleet Solutions (voir le mini-cas précédent). Cette offre radicalement
innovante conquiert les flottes de camions les plus réceptives à l’idée d’externaliser la gestion
de leurs pneumatiques. Mais d’autres sociétés de transport préfèrent acheter et entretenir leurs
pneus elles-mêmes. Les deux business models coexistent sur le marché : c’est ce que nous
qualifions de partage de marché.
Les nouveaux business models dont nous avons parlé dans cette partie se substituent
complètement ou en partie aux business models existant jusque-là. Ils ne créent pas de nouveaux
marchés : l’offre Michelin Fleet Solutions ne conduit pas les flottes de camions à acheter plus
de pneus, bien au contraire !
CONTROVERSE
CONTROVERSE
A
vec le concept de Blue ocean, Kim et Mauborgne prennent leurs distances avec la
plupart des autres théories de l’innovation :
– ils s’écartent de la théorie de la destruction créatrice de Schumpeter, les stratégies de
type Blue ocean ne détruisent pas d’industries mais en créent des nouvelles. Elles ajoutent
donc de l’espace, sans détruire l’ordre existant ;
– ils contredisent la vision selon laquelle les acteurs en place ont beaucoup plus de mal
à innover que de nouveaux entrants1 et que, si les entreprises installées savent mettre en
place des innovations incrémentales, elles ne sont jamais à l’origine d’innovations
radicales2. Dans leur échantillon de 150 entreprises novatrices, la quasi-totalité est en effet
constituée d’acteurs installés dans leur industrie ;
– ils s’écartent également de la théorie qui prône le positionnement prix en fonction de
la valeur apportée aux clients plutôt qu’en fonction des coûts ou des concurrents. Selon
eux, le prix de la nouvelle offre Blue ocean doit être aligné sur celui de l’offre de référence
la moins chère. C’est ce qu’a fait Southwest Airlines en alignant son prix sur le trajet en
voiture, c’est-à-dire sur le plus bas de la fourchette. Ainsi, comme l’entreprise sait
produire l’offre nouvelle à un coût moindre, elle peut répartir la valeur créée pour en
donner un maximum au client tout en en conservant suffisamment pour s’assurer une
excellente rentabilité. Il s’agit de la règle d’or d’une offre de rupture.
– Enfin, Kim et Mauborgne prennent leurs distances avec deux concepts clés du
marketing : la segmentation et le benchmark. La recherche des non-clients passe par une
dé-segmentation pour mettre les points communs avant les différences. Le benchmark est
critiqué, car non productif lorsqu’il s’applique aux concurrents classiques puisque la règle
consiste justement à ne pas les imiter pour éviter de rentrer dans une concurrence « Red
ocean » destructrice.
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1 Markides C., 1999.
2 Christensen C. M. et Overdorf M., 2000.
Une fois ce manque constaté – des non-clients qui pourraient être tentés par une offre pour
peu qu’elle corresponde à leurs besoins et/ou leurs moyens – l’opportunité d’« ouvrir » le
marché doit être affinée en analysant comment les besoins actuels sont satisfaits. Face à une
nouvelle offre s’adressant à de nouveaux clients, il existe toujours une ou plusieurs offres de
référence à laquelle l’innovation cherche à se substituer. Pour identifier cette offre concurrente,
il convient d’ouvrir au maximum le champ d’observation pour considérer la référence au sens
large : les offres qui proposent, sous une forme différente, la même fonctionnalité, mais aussi les
« alternatives » monétisées ou non, qui satisfont le même type de besoin. Pour gérer ses finances
personnelles par exemple, on peut utiliser un logiciel, faire appel à un comptable ou bien utiliser
un crayon et une calculette. Pour accéder à des loisirs, on peut aller au restaurant, au cinéma, en
boîte de nuit, etc.
Plutôt que de limiter l’analyse à une offre de référence classique et évidente, ce qui
reviendrait à « jouer » dans les limites du marché habituel, il est impératif de discerner un vide
qui pourrait exister entre deux offres existantes, qu’elles soient monétisées ou non. C’est ainsi
qu’ont procédé plusieurs entreprises innovantes exemplaires6 :
Southwest Airlines intervient entre les compagnies aériennes classiques et la voiture aux
États-Unis, le train n’y étant pas considéré comme une alternative ;
le Cirque du Soleil : entre le cirque traditionnel et le théâtre ;
NetJets (compagnie aérienne américaine qui propose du temps partagé d’avions privés
pour hommes d’affaires) : entre la première classe des compagnies aériennes et le jet
d’entreprise ;
Blablacar (site de covoiturage) : entre prendre le train et l’avion et avoir sa propre voiture
(voir le mini-cas suivant).
L’océan bleu peut donc s’avérer vierge de toute offre comparable sur une longue durée, à
l’instar d’entreprises comme CNN, Federal Express ou Bloomberg, qui sont restées près de dix
ans à l’abri d’imitateurs. L’exemple du Cirque du Soleil illustre que même dans les industries
peu rentables, fortement concurrentielles et à faibles barrières à l’entrée, comme le spectacle
vivant, il est possible de créer ces nouveaux espaces de croissance rentable.
Fondé au Québec, le Cirque du Soleil a connu une croissance spectaculaire et des profits élevés dans le monde entier,
sans prendre de part de marché aux cirques traditionnels, en ciblant les adultes, en éliminant les animaux (économie
substantielle), les intermèdes parlés (plus de problème de langue) et les numéros de stars (économie non négligeable),
mais en améliorant le confort, la musique, la scénographie, et en introduisant des spectacles à thème, des effets spéciaux,
du chant et de la danse, à la manière d’un opéra circassien.
Bien entendu, la frontière entre nouveau marché et marché existant est floue, et il est parfois
difficile de dire si un business model a contribué à agrandir le marché ou non (voir le mini-cas
Free Mobile ci-après). Cette distinction est néanmoins utile, car elle peut expliquer que
certaines innovations stratégiques soient plus difficiles à conduire dans des entreprises
existantes que d’autres. En effet, si le nouveau business model cannibalise le marché existant,
une entreprise hésitera à y consacrer des ressources pour le développer.
C’est ce qui explique en partie que les majors de la musique aient longtemps refusé le principe même de musique en
ligne, qui menaçait leur business model en place. Elles l’ont traité comme un épiphénomène, qu’il convenait d’encadrer
par la loi pour éviter le piratage, plutôt que comme une nouvelle manière d’accéder à la musique, qui allait finir par
s’imposer.
C’est donc souvent un nouvel entrant qui introduit un business model innovant, car il n’aura
pas à gérer le conflit entre le modèle existant et le nouveau modèle. À l’opposé, une innovation
stratégique conduisant à la création d’un nouveau marché peut s’avérer un peu plus facile à gérer
pour une entreprise existante, puisque les deux business models ne se cannibalisent pas.
C’est ainsi que Nestlé a réussi à développer Nespresso, un business model innovant qui a créé un nouveau marché,
bien différent du marché principal de Nestlé, le café soluble.
Cependant, dans la plupart des cas, l’innovation stratégique est difficile à construire.
MINI-CAS d’entreprise
Free Mobile
Avant l’arrivée en 2012 d’un quatrième opérateur, le marché français de la téléphonie
mobile était devenu, en vingt-cinq ans, un marché de très grande consommation avec,
paradoxalement, une assez faible intensité concurrentielle.
Nous allons tour à tour examiner comment l’entreprise peut construire une proposition de
valeur attractive, puis une architecture de valeur innovante permettant de délivrer la proposition
de valeur, sachant que ces deux composantes du business model sont bien entendu très liées.
Pour finir, nous expliciterons les difficultés de la construction d’une innovation stratégique,
notamment pour les entreprises existantes.
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1 Kim C. et Mauborgne R., 1997.
2 Bergstein H. et Estelami H., 2002.
Pour développer le concept de distribution « cash & carry » à destination des petits artisans généralistes, les
marketeurs du groupe Saint-Gobain ont rencontré plus d’une centaine d’entre eux, en les accompagnant dans leurs
camionnettes pendant plusieurs jours. Cette méthode s’est révélée plus efficace que des questionnaires fermés, car elle a
permis de faire émerger les véritables problèmes de ces artisans (manque d’organisation, temps limité…) auquel le
nouveau concept, La Plateforme du Bâtiment, a réussi à répondre avec succès.
D’une manière générale, la clé est d’entrer dans l’intimité du client : tel un ethnologue
décryptant le fonctionnement d’une tribu, il s’agit d’observer minutieusement les habitudes des
clients afin de mieux comprendre leurs besoins exprimés ou latents. Dans le secteur du B to B, la
description du business model du client peut d’ailleurs contribuer à mettre à jour de tels
besoins. La technique d’analyse est décrite dans l’encadré En pratique précédent. Elle permet
d’aboutir à la courbe de valeur présentée en figure 4.6.
Combiner les attributs de deux offres de référence pour en concevoir une troisième, de
nature à satisfaire la demande latente identifiée.
C’est ce qu’a fait NetJets en alliant les avantages des jets privés d’entreprise (disponibilité, sécurité, rapidité) et ceux
de la classe affaire des compagnies aériennes (faiblesse des coûts fixes). On cherche donc à combiner le meilleur des
deux offres de référence pour en créer une nouvelle.
Pour concevoir la Plateforme du Bâtiment, Saint-Gobain a combiné le meilleur des points de vente professionnels
(conseil, espace réservé aux professionnels…) avec les avantages de la grande surface de bricolage (disponibilité de la
marchandise, paiement en espèces …).
Éliminer ou réduire certains attributs des offres de référence. Il s’agit de cibler les
attributs de faible poids et surtout peu valorisés par les non-clients et dont la suppression ou la
réduction permet à la nouvelle offre de réduire significativement son coût. Actionner ces deux
leviers (éliminer et réduire) est très utile, car les besoins des clients se modifient dans le temps
sans que les acteurs en place ne détectent toujours ces changements, ce qui les conduit souvent à
offrir « trop » à leurs clients.
Ainsi, lorsque Accor a créé Formule 1, des services comme la réception, les salons et la restauration ont été éliminés
par rapport à l’offre de référence.
Les animaux ont été retirés des représentations du Cirque du Soleil : les spectateurs n’apprécient pas les animaux en
cage et leur coût d’entretien est très élevé !
Renforcer certains attributs et/ou en créer de nouveaux. Ces attributs doivent être
clairement perçus et valorisés par la cible des non-clients et ne doivent pas générer de surcoûts
irrécupérables.
Dans le cas du Cirque du Soleil, le confort et l’environnement du public ainsi que la création musicale et la
chorégraphie ont été renforcés par rapport aux grands cirques traditionnels.
La facilité de maintenance et de parking a été renforcée pour Autolib’, le système de partage de voitures à Paris.
Éliminer et réduire certains attributs permet de réduire les coûts. En créer et en renforcer
d’autres permet d’augmenter la valeur perçue par les clients. On retrouve les principes de
l’avantage concurrentiel que nous avons énoncés dans les chapitres 2 et 3. Si l’on parvient à
jouer sur les deux tableaux, la différence de performance par rapport aux offres classiques peut
être significative. L’encadré En pratique suivant donne des pistes de réflexion afin de trouver de
nouvelles idées pour développer cette offre innovante.
EN PRATIQUE
MINI-CAS d’entreprise
Blablacar
Les voitures sur un trajet donné sont généralement sous-occupées alors que le coût du
transport ne cesse d’augmenter et que les préoccupations environnementales poussent à la
réduction des gaz à effets de serre.
En partant de ce constat, Frédéric Mazella a fondé Blablacar en 2004. Blablacar est un
site Internet dédié à la pratique du covoiturage. Le concept est simple : des conducteurs
publient sur Internet les détails de leur trajet, leurs places disponibles et les passagers les
acquièrent en ligne à un prix correspondant au partage des frais d’essence et de péage.
Blablacar perçoit une commission (environ 10 %) sur cet échange réalisé en ligne.
Au-delà des considérations environnementales, l’intérêt de Blablacar s’explique
notamment par la crise : conducteurs et passagers partagent les frais, les passagers paient ce
voyage moins cher qu’un billet de train, notamment dans le cas d’un achat de billet au
dernier moment. Blablacar aide aussi à surmonter la défiance de voyager avec un(e)
inconnu(e) : photo du conducteur, expérience dans le covoiturage, évaluation par les
passagers des trajets précédents sont mises en ligne sur le site. La profession ainsi que les
centres d’intérêt peuvent aussi être mentionnés, afin de permettre des sujets de conversation
communs.
Figure 4.6 Courbe de valeur de Blablacar
Les consommateurs ne sont pas toujours aussi sensibles au prix qu’on l’imagine. Des
recherches ont montré que, dans les biens industriels, les acheteurs valorisent d’abord les
performances, puis le niveau de service d’une offre, bien avant son prix. En grande
consommation, une bonne moitié des clients des hypermarchés sont incapables de donner le prix
des articles qu’ils mettent dans leur caddie. Il convient donc de bien doser la portion de valeur
ajoutée de l’offre qui revient au client.
La théorie des perspectives (prospect theory)9 stipule que, lorsqu’ils évaluent une offre,
les individus la comparent effectivement à un référent en termes de gains et de pertes… mais
que leur fonction d’utilité des sacrifices a une pente bien plus forte que celle des bénéfices
perçus. Ils survalorisent un sacrifice par rapport à un bénéfice d’un même montant économique.
Or, les innovateurs ont tendance à sous-estimer les sacrifices perçus par les clients et, partant, à
surestimer la valeur perçue par ces derniers, donc à fixer des prix excessifs par rapport à l’offre
de référence. Ce risque est d’autant plus grand que les sacrifices perçus par le client jouent un
rôle très significatif dans sa perception de la valeur.
Un prix doit être perçu comme équitable. Or le prix de l’offre de référence impacte
fortement la perception des clients habitués à acheter un produit ou un service10. Même si une
offre innovante présente un différentiel de valeur important par rapport à l’offre de référence,
son prix, pour rester acceptable, ne peut pas trop s’éloigner de celui de l’offre de référence.
Enfin, tous les « clients » potentiels ne perçoivent ni de la même façon ni dans la même
mesure la valeur d’une offre. La mythique veuve de Carpentras n’accordera pas à une connexion
Internet à haut débit la même valeur qu’un jeune qui charge de la musique en peer to peer (P2P).
La règle dans ce domaine est évidente : segmenter et cibler les segments de consommateurs qui
valorisent le plus, voire survalorisent, le différentiel entre l’offre innovante et l’offre de
référence.
Dans la même logique, Michelin (voir le mini-cas précédent) a préféré nouer des partenariats avec des distributeurs
partout en Europe pour réaliser l’entretien des pneus dans le cadre de son offre de solutions Michelin Fleet Solutions.
Pour qu’une architecture de valeur innovante fonctionne concrètement, il faut être capable de
respecter deux conditions vis-à-vis des partenaires impliqués : d’abord les intéresser à
s’associer à l’offre, ensuite partager tout ou partie de la valeur ajoutée créée avec eux. L’enjeu
de maximisation de la valeur ajoutée est d’autant plus important que cette valeur devra être
partagée avec une multitude d’acteurs et de partenaires. La règle de base des affaires s’applique
pour chacun d’entre eux : chaque partenaire doit trouver son intérêt et capter une partie de la
valeur créée. Dans la mesure du possible, il faut trouver des partenaires capables de vivre de
leur propre valeur ajoutée. Dans le cas contraire, il faudra leur céder une partie de la valeur
créée par l’entreprise… au détriment de sa propre rentabilité.
De manière plus générale, l’innovation stratégique implique souvent d’avoir une architecture
de valeur la plus ouverte possible : ainsi, en permettant à d’autres entreprises de développer des
applications utilisables sur sa propre plateforme, Apple a démultiplié l’intérêt même de son
système !
Identifier les aberrations de la chaîne de valeur et les résoudre par des solutions
originales, souvent simples à imaginer. Ces aberrations sont des maillons de la chaîne de valeur
qui apportent peu de valeur au client et qui sont pourtant coûteux pour l’entreprise. Par exemple,
la réservation de vols sur des compagnies aériennes classiques était un processus laborieux et
complexe pour le client et coûteux pour les entreprises.
Externaliser est la solution généralement retenue car elle est simple (voir le chapitre 6). Mais
elle est aussi simpliste car cela ne crée pas un réel avantage concurrentiel durable, tous les
concurrents pouvant procéder de même. Imaginer des solutions et des processus originaux qui
permettent d’agir à la fois sur les coûts et la valeur de l’activité concernée est beaucoup plus
percutant et défendable. Ainsi, les compagnies aériennes low cost ont développé des systèmes
de réservation sur Internet très performants, leur permettant de baisser radicalement le coût de
ce maillon.
MINI-CAS d’entreprise
En effet l’innovation dans les business models est rarement protégeable par les moyens
légaux (brevets) dans la plupart des pays, bien que cela commence aux États-Unis. Et quand bien
même elle le serait, il ne serait pas difficile d’en faire des imitations créatives.
Les stratégies de rupture fondées sur l’invention ou la modification de business models n’ont
donc par nature qu’une durée momentanée, dont il s’agit de profiter en tant que premier attaquant
(first mover). Ensuite, les plus réussies deviennent de nouvelles offres de référence que les
concurrents se mettent à imiter. Les innovateurs sont donc condamnés très vite à en revenir à une
approche classique de la business strategy, celle qui consiste à rechercher un avantage
concurrentiel à base de coût et de différenciation par rapport à l’offre de référence. Cette
stratégie a été présentée dans les chapitres 2 et 3.
_____________________________
1 Porter M.E., 1980.
2 Hamel G., 1998.
3 Kim C. et Mauborgne R., 1997 ; 2004.
4 Demil V. et Lecocq B., 2010.
5 Kim W. et Mauborgne R., 2015.
6 Kim W. et Mauborgne R., 2015.
7 Cram T., 2006.
8 Hinterhuber A., 2004.
9 Kahnemann D. et Tversky A., 1979.
10 Thaler R., 1985.