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Analyse

L'Algérie dans l'impasse politique,


par Florence Beaugé
LE MONDE | 29.08.06 | 13h12 • Mis à jour le 29.08.06 | 13h12

En Algérie, l'actualité politique se limite aux faits et gestes du président


Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci n'est pas apparu sur la scène publique
depuis le 15 juillet. Le mystère sur la santé du chef de l'Etat s'accompagne
d'une série d'incohérences dans la gestion du pays. Plus que jamais, la vie
politique est un désert, le pouvoir opaque et l'horizon bouché.

Le bilan de l'opération "Paix et réconciliation", arrivée à expiration fin


août, n'a pas donné lieu à un débat sur le bien-fondé ou non de cette
politique destinée à vider les maquis. Quelques voix se sont élevées pour
réclamer la prorogation de l'amnistie au-delà du 28 août, mais sans
doute étaient-elles inspirées par le pouvoir. Si la décision de M.
Bouteflika de procéder à une révision de la Constitution, l'automne
prochain - officiellement pour renforcer le régime présidentiel -, est
accueillie avec indifférence par la majorité de la population, elle plonge
les intellectuels et les figures de la vie politique et associative dans la
consternation.

Les uns se taisent parce qu'ils se sentent "impuissants". Les autres parce
qu'ils refusent d'"alimenter un faux débat" dans un pays où le président,
disent-ils, s'est déjà octroyé tous les pouvoirs et a réduit l'opposition à
néant. "Pourquoi cette volonté de réformer la Constitution ? Aucun des
problèmes de l'Algérie - chômage, logement, insécurité, mal vie - ne
vient de là !", s'irrite un ancien ministre. Beaucoup voient dans ce projet
"une lubie royale" et un "anachronisme".

Quels seront les amendements apportés à la Loi fondamentale ? On parle


surtout de faire sauter le verrou qui limite jusque-là à deux le nombre de
mandats présidentiels. En théorie, le président Bouteflika pourra donc
briguer un troisième mandat en 2009. Il est aussi question de créer un
poste de vice-président (désigné par le chef de l'Etat, donc sans la
moindre autonomie). Ou encore de la perte, pour l'Assemblée nationale,
de son pouvoir de censure du gouvernement.

D'autres modifications seraient à l'étude, comme l'"immunité à vie" du


président de la République, suggérée par le président de l'Assemblée
nationale. Pour Fayçal Métaoui, journaliste à El Watan, si ces
amendements sont acceptés, en particulier le troisième mandat, il s'agira
de "la plus grande régression" qu'ait connue l'Algérie depuis l'ouverture
de la fin des années 1980. "La nouvelle Constitution va instaurer la
dictature, ou plutôt la consacrer", estime-t-il. "S'accrocher au pouvoir,
c'est décidément la maladie des dirigeants arabes. L'Algérie n'échappe
pas à l'air du temps...", lâche de son côté un ancien chef de
gouvernement.

Beaucoup relèvent avec inquiétude les contradictions de plus en plus


nombreuses du chef de l'Etat. Un jour, le président Bouteflika stigmatise
les binationaux et les présente comme des profiteurs. Or c'est lui qui a
fait voter une loi, il y a un an, pour autoriser la double nationali té. Un
autre jour, il qualifie publiquement les ministres et les walis (préfets) de
"menteurs" et d'"incompétents". Or c'est lui qui les a nommés, et rien ne
l'empêche d'en changer. Autres exemples : trois mois après avoir refusé
une augmentation des salaires de la fonction publique, il l'accepte, sans
explications. Après avoir fait voter dans l'urgence une loi libéralisant les
hydrocarbures - à contre-courant de tous les pays pétroliers -, il fait
traîner les décrets d'application, avant de faire volte-face, en juillet, et de
"renationaliser" le pétrole et le gaz.

"Nous sommes dans le règne de l'irrationnel", lâche un avocat, l'air las.


"Jamais la justice n'a été autant instrumentalisée", ajoute un magistrat,
démoralisé. A titre d'exemple : le tribunal et la cour d'appel d'Alger ont
été sommés, le 3 juillet, de juger en un après-midi pas moins de 83 délits
de presse et de relaxer les journalistes poursuivis, à défaut de pouvoir les
faire bénéficier de la grâce présidentielle prévue pour le surlendemain, à
l'occasion de la fête nationale.

L'un des rares hommes politiques à s'exprimer à visage découvert, le


docteur Saïd Saadi, secrétaire général du Parti pour la culture et la
démocratie (RCD), dit que ce qu'il reproche le plus au président
Bouteflika, c'est d'avoir installé "des gens incompétents, incultes et
corrompus" à tous les postes-clés, dans le seul but "d'asservir les
institutions".

"LAISSER SA TRACE"

L'état de santé du chef de l'Etat renforce le sentiment d'incompréhension


et d'illogisme. Si M. Bouteflika est en principe remis de la maladie qui l'a
affecté en décembre 2005, peut-il sérieusement envisager un troisième
mandat ? "Lui le croit. Il voit cela comme un défi. Il faut comprendre son
état d'esprit à lui. Cette révision de la Constitution est en outre le moyen
pour lui de laisser sa trace, ce qui est son obsession", assure un ancien
haut responsable qui l'a longtemps côtoyé.

Le président Bouteflika a par ailleurs un souci : remplir cette coquille


vide qu'est devenu le FLN. En nommant Abdelaziz Belkhadem, secrétaire
général du vieux parti, à la tête du gouvernement, il y a cinq mois, le chef
de l'Etat espère rendre le FLN attractif, à moins d'un an des élections
législatives et des locales. Abdelaziz Belkhadem compte plusieurs atouts.
Il est originaire de l'Ouest, comme le président. C'est un "réconciliateur",
un nationaliste pur et dur et surtout un musulman réputé pour sa
religiosité. Son profil d'islamiste (qu'il n'est pas en réalité) ne peut
qu'aider le président Bouteflika à rassembler les Algériens à l'heure de la
"réconciliation nationale". Quant à la puissante sécurité militaire, qui
constitue le noeud du "système" algérien, elle connaît Belkhadem de
longue date et ne nourrit pas d'inquiétude à son sujet.

Les meilleurs analystes de la vie politique algérienne se rejoignent sur un


point : en dépit des apparences, rien n'a changé à Alger. Même à bout de
souffle, le "système" tient bon. Son grand art est de réussir à faire croire
le contraire. Ainsi que le résume l'ancien chef de gouvernement, Sid
Ahmed Ghozali, "M. Bouteflika n'est pas "le" problème. Il n'est qu'"un"
problème".

S'il laisse le président libre de ses décisions, le "pouvoir de l'ombre"


reprendra les rênes au moment opportun. Le "système" a fait la preuve
de son incapacité à gérer le pays mais la hausse du prix du pétrole l'aide à
durer. Jamais les caisses de l'Etat n'ont été aussi pleines : plus de 66
milliards de dollars (51,55 milliards d'euros) de réserves de change. Le
peuple ne l'ignore pas. Est-il révolté ? Résigné ? Difficile à dire. Entre
jacqueries sporadiques et rêves de visas, les Algériens ont en tout cas
appris à vivre en marge de l'Etat et à ne compter que sur eux-mêmes.
Mais jusqu'à quand ?

Florence Beaugé
Article paru dans l'édition du 30.08.06

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