Vous êtes sur la page 1sur 10

Prima edizione: giugno 2015

Sommaire
© 2015 Quodlibet srl
Via Santa Maria della Porta, 43 - 62100 Macerata
www.quodlibet.it
Stampa a cura di pde Promozione srl presso lo stabilimento di Legodigit srl - Lavis (tn)
isbn 978-88-7462-753-0

Questo volume è stato realizzato nell’ambito di un Progetto di ricerca di rilevante


interesse nazionale, PRIN 2009, «Il soggetto e l’arte».

Introductions

11 De la porosité des frontières


Elisa Bricco

21 Art(s) et écriture(s) en prose : la base de données « Ecriture et art »


Chiara Rolla

De l’image artistique
37 Medea mediatrix. Pascal Quignard et la figuralité du médium
Bernard Vouilloux
55 Espace historique et espace intime dans l’essai littéraire contempo-
rain sur la peinture (Claude Esteban, L’ordre donné à la nuit)
Dominique Vaugeois

65 Bal des arts, des corps et des Histoires : figuration et incarnation


dans Les Œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet
Fabien Gris

79 Penser par l’image : l’art de Bosch dans le réécriture de Savitzkaya


Marcella Biserni

91 Frida Kahlo, le Mexique et la peinture au regard de J.-M.G. Le


Clézio et Gérard de Cortanze
Erica Tacchino

103 Image et Histoire : Les Onze, récit de Pierre Michon, et l’œuvre du


peintre Neo Rauch
Jean-François Py

117 I romanzi di Melania Mazzucco e la storia dell’arte


Maurizia Migliorini
6 sommaire sommaire 7

131 La figure du galeriste dans le roman contemporain De l’exposition d’images et d’autres pratiques contem-
Isabelle Dangy poraines
307 Ecritures plastiques et performances du texte : une néolittérature ?
De l’image cinématographique Magali Nachtergael

151 Questions de cinéma : Cheyenn de François Emmanuel et Supplé- 327 L’hypothèse du « roman-exposition »
ment de la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger Jean-Max Colard
Margareth Amatulli

177 Après l’Apocalypse : formes visuelles de l’écriture chez Maïa Ma- 349 Entretien
zaurette, Céline Minard et Xabi Molia 369 Abstracts
Denis Mellier

191 « Entrer dans un art par un autre » : cinématographie de la petite


scène chez Roland Barthes et Annie Ernaux
Marie-Pascale Huglo

203 Effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma


Nancy Murzilli

217 Ecrire « avec » le cinéma


Annie Oliver

231 La présence du film muet dans les romans de Camille Laurens


Jutta Fortin

De l’image photographique
245 Narration et photographie. Enjeux intermédiaux dans des pho-
to(auto)biographies et photo(auto)fictions contemporaines
Marina Ortrud M. Hertrampf

261 Pratiques d’usage de la photo dans la prose contemporaine


Elisa Bricco

275 Instantané littéraire : les « légendes » de Michel Butor


Bruna Donatelli

293 Des vues et des paroles « gelées » : un dispositif signé Sophie Calle
Danièle Méaux
Effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma
Nancy Murzilli

Introduction

Le cinéma fait partie de notre culture, de notre histoire person-


nelle, de notre mémoire. Il se mêle à nos souvenirs, fait écran, mo-
dèle le passé et se trouve ainsi inextricablement lié à nos vies. C’est
d’ailleurs la condition de possibilité d’une écriture littéraire qui prend
pour objet le cinéma. Le cinéma flirte avec la littérature depuis ses dé-
buts, de l’adaptation d’œuvres littéraires, en passant par la novellisa-
tion, jusqu’à un phénomène plus récent qui a vu apparaître au cours
des trente dernières années de nouvelles formes romanesques où le
texte est essentiellement constitué du commentaire d’images cinéma-
tographiques1. Je pense entre autres à Supplément à la vie de Barbara
Loden de Nathalie Léger2, Cinéma de Tanguy Viel3, Paradis conjugal
d’Alice Ferney4, à Que font les rennes après Noël ? et Ils ne sont
pour rien dans mes larmes d’Olivia Rosenthal5 ou encore à Ni toi ni
moi de Camille Laurens6. C’est sur ces trois derniers textes que j’ai
choisi de m’arrêter pour illustrer mon propos. L’ensemble de ces ro-
mans redéploie les images cinématographiques dans une perspective
littéraire, en les resémantisant au travers de l’interprétation d’un ou
plusieurs films portée par un personnage ou un narrateur spectateur.

1 Jean Cléder, Entre littérature et cinéma : Les affinités électives, Armand Colin, Paris

2012, p. 160.
2 Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., Paris 2012.
3 Tanguy Viel, Cinéma, Minuit, Paris 1999.
4 Alice Ferney, Paradis conjugal, Albin Michel, Paris 2008.
5 Olivia Rosenthal, Que font les rennes après Noël ?, Verticales, Paris 2010 et Ils ne

sont pour rien dans mes larmes, Verticales, Paris 2012, abrégé ci-après QFR.
6 Camille Laurens, Ni toi ni moi, P.O.L., Paris 2006, abrégé ci-après NTM.
204 nancy murzilli effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma 205

Ils rapportent une expérience de cinéma mettant en résonance le film telle qu’elle a été pensée par Stanley Cavell, en bon héritier de Wit-
avec le vécu, dans le mouvement réflexif d’une quête identitaire ou tgenstein. Cette notion me semble en effet tout à fait intéressante
existentielle. Détournement, prolongement, hypothèses, on assiste à pour comprendre comment on assiste dans ces textes, à travers la
une réappropriation des récits cinématographiques par le personnage double médiation du cinéma et de l’écriture, à une mise en abyme
ou le narrateur, en fonction de ce qui fait écho en lui dans les images qui permet au sujet une appropriation consciente de soi. Il s’agira de
projetées. Ces textes présentent un sujet inquiet, au sens philoso- réfléchir aux « effets de projections », au pluriel, selon les diverses
phique du terme, en quête de réponses sur l’existence. Ce sujet est significations qu’ils empruntent : effets de la projection mécanique
un spectateur sceptique, cherchant dans la succession des images une du film, effets de la projection des émotions du spectateur sur le film,
compréhension du monde, de soi et des autres, qui pourrait mettre effets de la projection du film sur la vie elle-même. J’adopterai ici
à mal sa propre croyance sceptique selon laquelle nous ne pouvons une perspective pragmatique selon laquelle le cinéma – tout comme
connaître ni le monde ni les autres esprits, pour le dire à la manière la littérature – n’est pas un pur divertissement, mais peut avoir des
du philosophe du cinéma Stanley Cavell. Les exemples d’écriture du « effets » pratiques sur la vie. De ce point de vue, si l’on veut par-
sujet par le détour du cinéma sont représentatifs d’un phénomène ler de divertissement, le terme doit être entendu dans son sens éty-
qui touche des auteurs partageant la même conviction que les films mologique comme un détournement (divertir, du latin « divertere »,
recèlent une vérité à laquelle le spectateur n’a pas immédiatement signifiant « détourner »). On peut considérer en ce sens le cinéma et
accès. Ces auteurs mettent en évidence le pouvoir de certaines œuvres la littérature comme des arts ayant la capacité de « faire diversion »,
cinématographiques à proposer des solutions et permettre une forme permettant au sujet de prendre un « détour » peut-être pour mieux
de compréhension de soi. D’où l’obsession récurrente chez leurs per- revenir à lui-même et au réel, au moyen – c’est l’hypothèse sur la-
sonnages de voir et revoir les films pour comprendre l’effet qu’ils quelle se fonde cette étude – d’un processus de projection.
ont sur eux. Cet effet passe d’abord par l’émotion, une émotion qui
alerte et pousse à l’interrogation − « pourquoi ce film me touche-t-
il autant ? » −, et qui lance les personnages dans une quête de sens. i. Je n’y suis pas : scepticisme vs solipsisme
Le ressassement de la projection, jusqu’à la compréhension finale, se
plie au mouvement et au temps de l’écriture et de la ré-écriture de soi Selon Stanley Cavell, la projection cinématographique se carac-
dans un jeu de va-et-vient entre l’interprétation et l’auto-interpréta- térise par une structure ambivalente qui se manifeste à travers l’au-
tion par le biais du cinéma. Ce qui se joue principalement ici est la tomatisme au moyen duquel le spectateur est mis en présence d’un
mise en œuvre littéraire du regard interprétatif du spectateur qui se monde d’où il est absent. Cette idée, qu’il défend dans La projection
pose aussi bien sur le film que sur la vie, dont la compréhension ap- du monde7, le premier ouvrage qu’il a consacré au cinéma en 1971,
pelle des schèmes cinématographiques. Un tel regard est exposé sous va à l’encontre des théories qui soutiennent que le cinéma serait un
toutes les modalités de ses allers et retours du film à la vie. « art du présent », « où la présence du monde aurait trouvé en lui un
On peut s’interroger sur ce qui motive de telles expérimentations mode de présentation homologue à celle du temps vécu »8. Le ciné-
littéraires. Qu’y a-t-il à retirer de la double médiation du cinéma et ma est un lieu où le monde est présenté et absenté par le phénomène
de l’écriture ? Comment comprendre l’attrait qu’exerce l’expérience de la projection, à la fois intime et étranger. Il a ceci de particulier
du spectateur sur une forme d’écriture visant le questionnement de qu’il me permet de voir des choses qui ne sont pas présentes, n’étant
l’intime ? Pour quelles raisons le sujet prend-il ici le détour du cinéma moi-même réciproquement pas présent aux choses que je vois. D’où
pour s’écrire ?
Je ferai moi-même un détour par la philosophie pour tenter de
7 Stanley Cavell, La projection du monde (1971), tr. fr. Christian Fournier, Belin, Paris 1999.
répondre à ces questions, en m’appuyant sur la notion de projection 8 Marc Cerisuelo, Fondus enchaînés. Essais de poétique du cinéma, Seuil, Paris 2012.
206 nancy murzilli effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma 207

l’impossibilité même d’envisager le film comme le défilement de mon ii. L’écriture du sujet par le détour du cinéma
propre flux perceptif. Comme le remarque Cavell : « La caméra est
hors de son sujet comme je suis hors de mon langage » (PM, p. 173). Je fais l’hypothèse que c’est cette absence au monde du sujet spec-
Cette phrase reprend la critique wittgensteinienne du mythe de l’inté- tateur, qui explique chez nos écrivains le choix d’en passer par la
riorité, selon lequel il existerait un langage privé distinct d’un langage médiation du cinéma pour écrire le sujet.
public. En replaçant la caméra, comme le langage, dans la sphère du Ce n’est sans doute pas un hasard si l’absence du sujet spectateur
public, Cavell révèle le rôle fondamental que peut jouer le cinéma au monde projeté est donnée dès l’ouverture de Ni toi ni moi, de
dans la dissolution du problème sceptique. L’automatisme, base ma- Camille Laurens. Mais je tiens tout d’abord à préciser que si je ne
térielle du médium cinématographique, triomphe de la subjectivité en m’intéresserai pas à l’aspect autofictionnel de ce récit c’est que tout
éliminant l’agent humain de la reproduction. Le cinéma, mais avant simplement cela n’a à mon avis aucune incidence sur ses effets. Or
lui la photographie, « maintient l’être-présent du monde en accep- ce sont précisément ces effets qui m’intéressent. Je ne crois pas qu’on
tant que nous en soyons absents » (PM, p. 50-51). Il nous libère de lise un tel récit dans un souci documentaire. Le fait de savoir que
cette façon du mythe de l’intériorité entraînant au passage celui de l’unique occurrence dans le roman du prénom de « Camille » dénote
l’inexpressivité, puisque le cinéma « ne nous fait pas percevoir des Camille Laurens, n’ajoute au fond qu’un niveau de réalité supplé-
objets, mais nous montre des images » et que, pour cette raison, il mentaire – pour parler comme Nelson Goodman12 – à ce récit que
nous condamne à l’expressivité, nous obligeant à reconnaître « la l’on pourrait considérer comme fictionnel, sans que son sens n’en soit
dépendance de la référence à l’égard de l’expression »9 : je peux par modifié. Cette seule occurrence du prénom de l’auteur joue toutefois
exemple déduire du trouble et du ravissement de ce regard sur l’écran un rôle important, comme nous le verrons plus loin, sa présence dans
qu’il exprime la naissance d’un sentiment d’amour. De cette façon, le texte prenant valeur de preuve que le processus de reconnaissance
ni la caméra, ni le sujet spectateur ne se trouvent en position pure- et d’appropriation de soi par le sujet s’est finalement accompli.
ment subjective. Le cinéma réalise l’immersion, ou plutôt l’absorp- Ce roman est une enquête sur la question du jaillissement et de
tion du spectateur, sans même en passer par la question d’un jeu de la disparition de l’amour, et de la façon dont s’opère le passage
faire semblant, tel que l’a conceptualisé Kendall Walton10. Selon cette de l’un à l’autre. Pour cela, la narratrice se choisit une figure tu-
conception de la projection, je n’ai pas à me projeter dans le monde télaire : Adolphe, le personnage du roman de Benjamin Constant,
qui m’est donné à voir, je n’ai pas à faire semblant de croire que ce séducteur et fuyant, contre l’inconstance duquel vient se fracas-
que je vois est réel pour y adhérer, puisque « je » n’y suis pas. C’est ser la tendre Ellénore13. Le récit se présente sous la forme d’un
le fait de n’y être pas qui fait problème au cinéma. C’est là que se échange de courriels entre une romancière et un cinéaste qui pro-
joue la question sceptique, faisant de la question de l’adéquation du jette d’adapter une de ses nouvelles autobiographiques intitulée
monde projeté au monde réel le cœur de notre expérience inquiète du « L’homme de ma mort ». De cette correspondance dont l’objet est
cinéma. En donnant à voir l’absence présente du monde, le dispositif le projet du montage de ce film, seuls les messages de la romancière
de projection fait du cinéma un médium « par nature réflexif »11. sont publiés. Le texte qui en résulte s’apparente à un voyage intros-
pectif au cœur d’une solitude confinant au solipsisme sentimental,
sondant le drame de la séparation face à un interlocuteur absent,
qu’elle vouvoie et auquel on peut donner tour à tour le visage du
9 Stanley Cavell, Les voix de la raison : Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la
cinéaste, celui de l’ancien amant, Arnaud − cinéaste lui aussi −,
tragédie, Seuil, Paris 1996, p. 147.
10 Kendall Walton, Mimesis as Make-Believe: On the Foundations of the Representa-

tional Arts, Mass. Harvard University Press, Cambridge 1990. 12 Nelson Goodman, Catherine Elgin, Esthétique et connaissance : Pour changer de
11 Stanley Cavell, A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, sujet, tr. fr. Roger Pouivet, L’éclat, Paris 2001, voir « Les voies de la référence », p. 17-34.
Ed. de l’Etoile/Cahiers du Cinéma, Paris 1993, p. 21. 13 Benjamin Constant, Adolphe (1816), Flammarion, Paris 2013.
208 nancy murzilli effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma 209

celui de Cary Grant ou de Marcello Mastroianni, des hommes en Les deux paragraphes qui composent cet incipit montrent exac-
général exemplifiés par la figure d’Adolphe, celui de Jacques, son tement l’ambivalence de la projection cinématographique et le doute
amant psychanalyste, ou du lecteur aussi. Le film dont il est ques- sceptique, qui l’accompagne, appelant l’espoir d’un apaisement. A qui
tion ici est donc un projet dont on ne sait pas s’il sera réalisé. Toutes s’adresse ce regard amoureux, désirant, et ravi ? A vous ? Vous, spec-
les scènes décrites sont imaginées et s’apparentent à « ce cinéma tateur ? Témoin ? Ou opérateur ? J’ajouterais, vous, lecteur ? A chacun
que l’on se fait » sur nos vies. La narratrice s’efforce, en convo- de ces rôles correspond un degré de réalité, un jeu de langage et un
quant ses souvenirs, de construire le scénario de cette adaptation mode de compréhension différents. Mais quel que soit votre statut et
dont elle est convaincue dès le départ qu’elle n’est pas réalisable, bien qu’il soit dirigé vers vous, vous restez de toute façon absent à ce
puisque la dernière image, celle du désamour, anéantit la première, regard qui, lui, pourtant, vous est parfaitement présent. Ce vers quoi
celle de l’innamoramento, et remet en question le fait que l’amour il se dirige est invisible à vos yeux mais aussi d’une certaine manière
ait un jour existé. Comment enchaîner ces deux phrases qui lient aux siens, puisque le doute peut toujours persister sur l’existence de ce
puis délient ces deux plans fixes : je t’aime – je ne t’aime plus ? qui se trouve hors du champ de la caméra. Et, étant donné que vous
C’est sur la description du premier de ces deux plans que s’ouvre n’y êtes pas, son regard se porte sur un espace vide entre lui et vous.
le récit : C’est dans cet espace que vient à la fois se loger le doute sceptique et
la possibilité de sa résolution. Si vous parvenez à rejoindre l’objet de
Ce qui trouble, c’est son regard, parce qu’on se demande ce qu’il regarde. ce regard, si vous parvenez à entrer dans son champ de vision, alors ce
Comme il est de face, normalement c’est vous, spectateur, témoin, opérateur – qui n’est pour l’instant que l’ombre de vous entrera en pleine lumière.
mais vous ne pouvez pas croire cela : vous savez bien, dans l’ombre où vous
D’ailleurs, vous ne parvenez pas à croire en cette absence d’objet, vous
vous tenez, qu’il ne vous voit pas, et que d’ailleurs vous ne sauriez susciter à
première vue un regard d’une telle intensité – qui êtes-vous, anonyme, pour en postulez l’existence à partir de l’expressivité de ce regard. Mais à ce
être à ce point désiré ? Car ce qui frappe dans ce regard, ce qui sidère, c’est point de la description de la scène, la narratrice introduit une perspec-
qu’il est comblé, totalement et mystérieusement ravi par une chose invisible à tive supplémentaire, une perspective littéraire, qui scelle le pacte d’un
vos yeux, et, d’une certaine manière, aux siens : tourné vers vous, il fait face à nouage entre cinéma et littérature, donnant au sujet spectateur un rôle
l’espace vide laissé entre lui et vous, l’ombre de vous. Il n’y a donc pas d’objet déterminant dans la possibilité d’existence du monde projeté : « vous
dans le champ de son regard, c’est un regard comblé de quelque chose qu’il
entrez dans l’image par un miroir sans tain dont vous êtes les yeux ».
regarde sans le voir, d’une chose absente.
Et pourtant non, c’est impossible : l’absence ne peut donner vie à un tel Ici, l’indétermination de l’adresse semble volontaire : on ne sait pas
regard. Il faut qu’une forme nécessairement l’explique, qu’une image splen- qui du spectateur, du témoin ou de l’opérateur désigne ce « vous ».
dide en justifie l’extase. La caméra a beau se rapprocher, le gros plan ne saisit Mais cela permet d’assurer que c’est bien vous qui ravissez ce regard.
rien dans cet œil enchanté, rien que le point jaune d’une lampe au loin sur La scène est bien entendu également une allégorie de la naissance du
un meuble − lumière sans quoi la scène resterait invisible − ou, plus vague sentiment d’amour contenant en lui-même le principe de sa dispari-
encore, la tache argentée d’une glace accrochée au mur. Qu’a-t-il surpris dans
tion, où la médiation du cinéma introduit une distanciation à la fois
ce miroir, quel reflet auquel il sourit ? On l’ignore. Mais c’est ainsi que ça
commence, en bravant toutes les lois optiques, c’est ainsi que vous entrez dans de l’objet d’amour et du sujet aimant. Dans ce livre, le cinéma, en tant
l’image : ni par un trou de serrure, ni par un rideau qui s’ouvre, ni par un gri- que médium, se présente comme l’expérience de notre repli du monde
moire dont les pages soudain s’animent dans le vacarme d’une soirée, non : par et de notre condamnation à l’expression, pour reprendre des termes
un miroir dont vous seriez en arrière-plan les hôtes flous – par un miroir sans empruntés à Stanley Cavell15. Comme l’écrit Camille Laurens dans une
tain dont vous êtes les yeux14 (NTM, p. 15-16). note préliminaire :

15 Pour une analyse précise et documentée sur la façon dont Stanley Cavell envisage la

capacité du cinéma à exprimer notre scepticisme et nous apprendre à le domestiquer, voir


14 Je souligne. l’ouvrage d’Elise Domenach, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, PUF, Paris 2011.
210 nancy murzilli effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma 211

Tout cela fait du présent livre, une sorte de chantier mental, avec son dé- raître l’étrangeté de notre quotidien. Cette inquiétante étrangeté,
sordre, ses rebuts, ses doutes. Mais y a-t-il une autre manière d’approcher le conceptualisée par Freud à partir d’une expérience de Mach ne re-
réel que de suivre sans les canaliser les flux dont nous sommes traversés, char-
connaissant pas son reflet dans le miroir, est aussi l’expérience du ci-
roi de mots et d’images où le chaos prend forme – forme humaine – : et où l’on
peut, dans un reflet incertain et dépoli, quelquefois, comme en d’autres yeux, néma, du cinéma que l’on se fait ou des histoires que l’on se raconte.
s’apercevoir de soi ? » (NTM, note de l’auteur p. 11). Cette capacité du film à révéler quelque chose que nous ne voulons
pas savoir place cet art dans la continuité de notre expérience ordi-
En multipliant les scénarios possibles du début et de la fin d’une naire. En déplaçant les objets et les personnes hors de leurs emplace-
même histoire d’amour, la narratrice trouve le détachement néces- ments naturels, la notion de projection permet de préciser le mode de
saire pour montrer et se montrer comment on se raconte des histoires présence du monde, pareil, mais différent à l’écran, l’écran des salles
et comment on se fait son cinéma. obscures ou celui de nos esprits. La notion de projection permet un
retournement de perspective nous donnant à voir ce qui d’une cer-
taine façon a toujours été sous nos yeux. La théorie de la lecture −
iii. C’est pas moi, c’est lui ! notamment Michel Picard, dans La lecture comme jeu17 − a saisi chez
le lecteur ce mécanisme de projection. Et l’on peut supposer qu’il est
Tout au long du roman elle cherche à comprendre les raisons de cet une condition de possibilité de la double médiation du cinéma et de
amour mort-né, passant de ses souvenirs réels à l’élaboration de scènes la littérature dans ce genre de roman.
explicitant l’échec amoureux. Tout au long du film, qu’elle se fait, elle
sonde l’énigme du regard d’Arnaud d’où l’amour s’est éteint. A la fin
du roman, elle trouve dans les pages d’un dictionnaire de psychanalyse iv. Il a fallu ce détour
un article sur le complexe de la mère morte. C’est une révélation, elle
parvient à voir ce qui était resté, dit-elle, « dans l’angle mort », « dans C’est donc ainsi que d’un « C’est pas moi, c’est lui » la narratrice
le hors champ ». Tout son passé amoureux s’éclaire d’un jour nouveau, passe à la reconnaissance et à l’appropriation de soi :
elle comprend que ce qu’elle avait projeté sur Arnaud, l’incapacité à ai-
mer, la mort des sentiments, correspond chez elle au deuil de sa propre Alors j’ai vu le plan manquant, il a surgi, remplaçant le blanc de ma mé-
moire […]. Sur l’écran du mur blanc comme une page, j’ai vu la scène coupée
mère d’une enfant mort-née, qui aurait été sa benjamine. au montage de la pellicule du temps, j’en ai recollé les chutes – elle se déroulait
L’amour des films et, par extension peut-être, du cinéma que l’on parmi les ombres dégradées, avec la lenteur hypnotique de ces souvenirs que le
se fait, se nourrit aussi de nos tentations de « fuir les spécificités cinéma nous invente. Alors j’ai pris une feuille, et je l’ai écrite, pour mémoire,
émotionnelles de ce que l’on a sous les yeux »16, de la même façon craignant qu’elle ne s’efface comme un rêve au réveil – j’ai récrit l’histoire
que nous fuyons l’ordinaire dans le reste de nos vies. De ce point de (NTM, p. 313).
vue l’automatisme de la projection cinématographique, en absentant
le sujet du monde projeté, réalise le mécanisme de projection au sens Il est intéressant de voir qu’ici la réappropriation de soi se pré-
freudien du terme : le « C’est pas moi, c’est lui ! » qui permet, en pla- sente à travers le vocabulaire du cinéma. La reconnaissance elle-
çant sur un autre ses propres sentiments (souvent inconsciemment), même est un cinéma que l’on se fait, une histoire que l’on récrit, dans
de se sortir d’une situation émotionnelle vécue comme intolérable. une mise à distance de soi à soi. On rajoute un plan dans le montage,
En nous imposant 1h30 de solitude réflexive, les films insistent pour on recolle les morceaux, et ça colle. Camille peut alors retourner se
nous mettre sous les yeux ce que nous manquons, en faisant appa- coucher entre ces bras là, ceux de Jacques, l’amant psychanalyste :

16 Stanley Cavell, Philosophie. Le jour d’après demain (2005), Fayard, Paris 2011, p. 177. 17 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Minuit, Paris 1986, p. 54.
212 nancy murzilli effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma 213

« Jacques s’est tourné vers moi, m’a prise dans ses bras, je vous aime parole au moyen d’un « vous » qui peut désigner tant elle-même
Camille a-t-il dit d’une voix nette, presque catégorique malgré le que le lecteur, il est question de notre rapport aux animaux à travers
sommeil, je vous aime – oh, laissons-le m’appeler Camille pour une l’alternance du récit des difficultés de la narratrice avec sa propre
fois » (NTM, 320). « domestication sociale »20 et de témoignages de personnes exerçant
C’est une révélation du même ordre qu’éprouve Olivia specta- un métier au contact des bêtes. Deux films marquent les années de
trice des Parapluies de Cherbourg18, dans le récit Les Larmes d’Oli- jeunesse de la narratrice, La Féline, de Jacques Tourneur21 et la pre-
via Rosenthal. Dans la dernière scène, Catherine Deneuve alias Ge- mière version de King Kong, de E.B Schoedsack et M.C. Cooper22.
neviève fait, elle, un détour de 772 km pour rencontrer son ancien Chacun de ces deux films revêt une signification particulière, initia-
amant Guy, à Cherbourg le soir de Noël, « par hasard » lui dit-elle. tique, quant à la connaissance intime de soi de la narratrice. Plusieurs
Olivia, qui connaît sa géographie et qui cherche à comprendre la des textes d’Olivia Rosenthal portent sur des films qu’elle considère
raison de ses larmes lorsqu’elle regarde ce film, s’attache particuliè- comme importants dans son parcours de vie et d’écrivain, où ce qui
rement à cette information. Pour stopper son épanchement lacrymal, est en question est de savoir pourquoi, comment et de quelle façon on
elle essaie de se convaincre qu’il ne s’agit que d’une fiction, mais s’identifie à un personnage de fiction et à un personnage de cinéma23.
comme cela n’a aucun effet, elle finit par comprendre que Guy et Ge- Dans ce livre, le cinéma, à travers le phénomène de la projection,
neviève ne sont pour rien dans ses larmes19. Ce qui fait pleurer Olivia, joue un rôle important dans le passage d’un état d’engourdissement,
c’est la phrase de Geneviève, « une phrase anodine, une petite phrase d’oubli de soi à l’éveil de la narratrice à ses propres émotions. Tant
comme celles que l’on prononce quand on ne veut pas montrer qu’on qu’elle maintient ses émotions en sommeil, celles-ci sont vécues uni-
est drôlement secoué » (LL, 94). Cette phrase lui appartient, elle au- quement à travers la projection cinématographique : « Toutes vos
rait pu la prononcer aussi bien elle-même. Elle est le point de jonction émotions passent par l’art cinématographique » (QFR, 173). Lors-
entre elle et le personnage. Geneviève ne pleurera pas, Olivia pleure à qu’elle les voit pour la première fois, ces deux films soulèvent en elle
la place de Geneviève, « (elle) mesure en kilomètres son mensonge et à la fois de l’incompréhension, de l’inquiétude et de la fascination.
en le mesurant, (elle) étend sa détresse » (LL, 108). Ce mélange d’effroi et d’attirance, semble guider la narratrice vers la
recherche d’une vérité sur elle-même que le film pourrait détenir et
à laquelle elle n’a pas directement accès. Le cinéma et ces deux films
v. Effets de projection en particulier vont accompagner la narratrice dans l’élucidation de
soi, du moment où elle entre en âge de saisir la nature réflexive du
Le même principe de projection semble opérer chez Camille et cinéma jusqu’à sa métamorphose. C’est sa mère qui, renouant avec le
Olivia. Tant qu’Olivia se projette dans les personnages du film de cinéma, l’amène voir King Kong. Elle n’ose pas l’interroger sur « la
Demy, elle les laisse prendre en charge sa propre douleur et l’en tenir fonction de l’identification dans l’art cinématographique », car ce
à distance. Mais comme Camille, elle cherche à comprendre et elle
finit par mesurer cette distance qui la sépare de Guy et Geneviève et 20 Le Cercle littéraire de la BNF, présenté par Laure Adler et Bruno Racine, « Armand
le mensonge qu’elle s’est fait à elle même en croyant, par le détour du Farrachi, Nadine Satiat, Olivia Rosenthal », le 14 décembre 2010, (En ligne), URL : http://
cinéma, qu’ils étaient à l’origine de ses larmes. www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_cercle_litt/a.c_101214_cercle_litteraire.html,
Un même effort de compréhension est à l’œuvre dans Que font consulté le 8 octobre 2013.
21 La Féline, Jacques Tourneur, 1942.
les rennes après Noël ? Dans ce roman, où la narratrice prend la 22 King Kong, Ernest B. Schoedsack, Merian C. Cooper, 1933.
23 Voir dans la série « Parole de Doc » l’extrait de l’entretien réalisé avec Laurent La-
18 Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg, 1964. rivière et Olivia Rosenthal pendant le FIDMarseille 2010, XXIe Festival International du
19 Olivia Rosenthal, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, cit., p. 102-103, abrégé Documentaire de Marseille : http://www.dailymotion.com/video/xgbtpn_laurent-lariviere-
ci-après LL. realisateur-fid-2010-les-larmes_shortfilms (consulté le 15 octobre 2013)
214 nancy murzilli effets de projections : l’écriture du sujet par le détour du cinéma 215

film lui pose un problème : elle se demande si elle doit s’identifier à la Enfin, après la métamorphose, après le réveil : « Vous déverrouil-
jeune fille blonde enlevée par le gorille, au jeune homme qui la sauve lez les portes, vous ouvrez les vannes, vous pleurez moins sur La
ou « au gorille lui-même transformé en animal de foire et attaché par Féline et plus sur vos propres souvenirs. Vous vous réveillez » (QFR,
d’énormes chaînes à une potence plus grande que lui » (QFR, 91). 209). La narratrice recueille alors les « effets de projection », selon
En petit animal sauvage bien domestiqué et lié par amour filial à sa les différents sens déjà évoqués que peut prendre cette expression,
mère, c’est en réalité au gorille qu’elle s’identifie. C’est cette même suivant l’ordre logique et chronologique de la compréhension : effets
part sauvage et animale cherchant à échapper au conditionnement de la projection mécanique du film, effets de la projection des émo-
qui active en elle le processus de projection sur le personnage de La tions du spectateur sur le film, effets de la projection du film sur la
Féline, Irina, hantée par une légende transmise de mère en fille selon vie elle-même. Les émotions que le personnage de La Féline a long-
laquelle elle se transformera en panthère si elle a une relation sexuelle temps prises en charge pour la narratrice peuvent enfin être directe-
avec un homme. L’identification aux personnages est d’abord vécue ment vécues comme lui appartenant en propre. Le charme aliénant
comme une forme d’aliénation : « comme Irina entre deux désirs de l’identification se rompt lorsque le film a accompli son rôle d’ac-
irréconciliables : vous vous sentez prise au piège » (QFR, 139). Elle compagnement dans la compréhension de soi du sujet pris dans une
n’a pas l’intention de ressembler à Irina, et pourtant elle pleure avec tension entre la fascination et l’effroi provoquée par le phénomène de
elle (QFR, 162). Elle a peur (QFR, 164). Tant que la métamorphose projection du sujet sur le personnage. « Vous n’êtes pas une panthère.
n’a pas eu lieu, tant qu’elle ne s’appartient pas, absente à elle-même, Vous ne vous métamorphosez pas en bête. Vous cessez de vous iden-
elle ne peut vivre ses émotions que par procuration, à travers leur tifier. Vous cessez de vous retenir. Vous cessez de vous domestiquer.
projection sur King Kong ou sur Irina. Mais à mesure que La Féline Vous acceptez les pulsions qui vous traversent […]. Vous êtes prête »
se déroule, en même temps qu’on suit son évolution dans le monde et (QFR, 195). La narratrice passe alors, grâce aux jeux de projection
dans sa vie, on suit les changements que le film opère chez la narra- permis par le film, d’un « Ce n’est pas moi, c’est elle » à la conscience
trice. Celle-ci passe d’abord par un état d’incompréhension et d’anes- qu’elle, Irina, n’est « pour rien dans ses larmes ».
thésie face au film : « La première fois que vous voyez le film, vous ne
comprenez pas ce qui vous retient et vous attire. Vous regardez sans Le détour par le film permet une compréhension de soi à laquelle
réfléchir, sans vous éveiller. Rien ne vous alerte, vous vous êtes trop le sujet ne peut avoir directement accès. En prenant ce détour par le
longtemps oubliée » (QFR, 135). Elle entre ensuite dans une phase de cinéma, la fiction littéraire met en évidence un mécanisme de projec-
résistance au changement, liée à la peur de ne pas être suffisamment tion permettant de lever le paradoxe de la subjectivité et de se libérer
conditionnée, mêlée à un désir de métamorphose : du mythe de l’intériorité. Aucun miroir dans l’âme ne peut donner
au sujet un reflet de lui-même, lui permettant de voir à qui il pense
Vous espérez que la métamorphose aura lieu, vous vous préparez. Vos dé- ou fait référence en disant « je », car cela supposerait qu’il puisse
sirs ont changé, sans que vous ayez une conscience claire de cette révolution en se voir comme un autre pour s’apercevoir ou se placer en troisième
cours (QFR, 146).
personne pour accéder à lui-même. Le contexte fictionnel devient
La Féline ne vous a pas ouvert les yeux […]. Vous n’écoutez pas vos émo- alors essentiel pour comprendre à quel jeu de langage appartient une
tions, vous les enfouissez, vous les étouffez, vous les niez. Vous vous retenez pensée telle que « j’ai peur », par exemple. C’est à travers la varia-
(QFR, 152). tion des contextes d’interprétation que le sujet peut expérimenter une
sorte de découverte par description. En effet, il peut essayer diverses
Vous essayez de retenir les pulsions qui vous traversent. Vous vous formulations d’auto-description qui présentent une compatibilité ou
contrôlez. Vous pensez à La Féline, vous ne voulez pas finir comme elle. La
une plausibilité dans le contexte d’auto-interprétation, à savoir les
mort ne vous paraît pas être une bonne solution. Vous en cherchez une autre
mais vous n’en trouvez aucune. Vous retardez votre émancipation (QFR, 194). conditions dans lesquelles il se trouve impliqué dans sa propre vie.
216 nancy murzilli

Pour comprendre un processus intérieur nous avons besoin de cri- Ecrire « avec » le cinéma
tères extérieurs, et ceci aussi bien pour comprendre nos propres états
Annie Oliver
mentaux, que ceux des autres. Le sujet n’a donc besoin d’accéder
ni à sa propre intériorité (miroir dans l’âme), ni à l’intériorité d’au-
trui (communication magique entre les âmes) pour en obtenir une
compréhension. Au paragraphe 587 des Recherches philosophiques,
Wittgenstein dit qu’« il y a un sens à demander : « Est-ce que je l’aime
vraiment ou est-ce que je me l’imagine seulement ? », et le processus
de l’introspection consiste à évoquer des souvenirs, à se représenter
des situations possibles, et à imaginer des sentiments que l’on aurait Il faut confronter des idées vagues avec des images claires.
si… »24. Dans le processus de l’introspection, le cinéma joue un rôle Jean-Luc Godard
particulier puisqu’en absentant le sujet du monde projeté à l’écran
il lui permet d’y accéder « par un miroir sans tain dont (il) est les Longtemps considéré comme dépendant de la littérature érigée
yeux » favorisant le mécanisme de la projection mentale du sujet vers en référence absolue (voir la fameuse « caméra stylo » de Alexandre
le film, puis du film vers le sujet. Il offre ainsi au sujet une expérience Astruc), le 7e art n’est plus un art second, surtout depuis que des
de pensée particulière dans la représentation de situations possibles critiques lettrés (comme la plupart des critiques de la revue « Les
vécues par procuration à travers le phénomène de la projection ci- Cahiers du cinéma »), à partir des années 60, se sont employés à le
nématographique. Il n’est pas surprenant que des écrivains se soient hisser à la hauteur de la littérature. Et si le rapport ne s’est pas in-
emparés de cette manière d’accéder à soi par le biais du cinéma pour versé, c’est parce que des écrivains contemporains ont désormais fait
en faire un objet d’écriture. Les effets du phénomène bien connu de du cinéma à la fois une source d’inspiration thématique et un modèle
projection du lecteur dans la fiction littéraire sont ainsi mis en relief scriptural ; nombre d’entre eux passent d’ailleurs aussi de la page
à travers la mise en abyme d’un médium dans l’autre, bénéficiant en blanche à l’écran, devant ou derrière la caméra.
retour du même effet de distanciation que permet le processus de Si l’adaptation cinématographique de textes littéraires a très vite
projection analysé ici même. été au centre du rapport entre cinéma et littérature et si la littérature
a longtemps fourni ses modèles narratifs au cinéma, celui-ci s’en est
émancipé et la spécificité d’une langue des images n’est plus à dé-
montrer. Né avec le XXe siècle, le cinéma a vite été un formidable
pourvoyeur d’imaginaire.
Demandons-nous donc « ce que la littérature fait du cinéma »1
et voyons comment les écrivains d’aujourd’hui ont puisé dans cette
« matière filmique ». Les textes du corpus examiné ci-dessous ont été
publiés entre 1999 et 2012, tandis que les films dont ils parlent ont
été tournés entre 1962 et 2003. Bien que très différents, ces récits ont
tous en commun d’être écrits à la première personne, le narrateur

1 En référence à l’essai de Jean Cléder, Ce que le cinéma fait de la littérature, in « Fabu-


24 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Dastur, M. Elie, J.-L. la LHT », n. 2 (01 décembre 2006), (En ligne), URL : http://www.fabula.org/lht/2/Cleder.
Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Gallimard, Paris 2004, p. 219. html. Consulté le 3 février 2014.

Vous aimerez peut-être aussi