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1 Le Rimado de Palacio1 de Pero López de Ayala aborde dans les trois parties qui le
composent, de façon directe ou non, la question du gouvernement politique,
notamment à partir de la figure du roi. La première partie de l’œuvre, malgré sa
structure composite, est celle qui offre de la façon la plus évidente une méditation sur
la fonction royale, certaines pièces se rapportant explicitement aux manquements des
monarques, à leurs devoirs envers leurs sujets et envers Dieu, ou encore aux conditions
d’exercice de leur pouvoir. Cette réflexion est aussi présente, quoique de façon plus
ponctuelle, dans l’intermède lyrique, où les poèmes du « traité du Schisme » soulignent
la responsabilité des souverains dans le désordre général qui frappe la chrétienté, la
dernière des trois pièces de ce traité étant même adressée directement au roi de
Castille2. Enfin, le rôle du gouvernant, souvent désigné comme regidor, est à plusieurs
reprises interrogé dans le dernier volet de l’œuvre, consacré à Job, où, de manière
disséminée mais insistante, s’énoncent des préceptes politiques – tantôt déjà transmis
tels quels par les Moralia de saint Grégoire, tantôt développés à l’initiative d’Ayala –,
notamment pour préciser la relation du pouvoir temporel à Dieu. Cette abondante
matière invite à lire le Rimado comme un « miroir des princes » mais, si cette lecture est
légitime, elle se heurte à certaines limites, liées à la fois à l’unité problématique de
l’œuvre et aux choix discursifs opérés par l’auteur dès lors qu’il s’agit d’aborder les
questions politiques. Dans une étude consacrée à la question, Hugo Bizzarri conclut :
En definitiva, a Ayala no le interesa realizar un tratado teórico sobre el monarca, como pudo
hacer Egidio Romano o el autor del Libro del caballero Zifar, sino más bien enmarcar su
reflexión sobre el monarca en los problemas que él detecta como causantes de la decadencia de
su época3.
2 Ainsi, le prisme pour aborder la fonction royale dans le Rimado est celui des malheurs
du temps, ce qui pointe d’emblée la déficience, voire l’impuissance des rois, notamment
énonce ces strophes choisit de ne pas répéter ce que dit Gilles de Rome, mais c’est bien
une matière thématique dans son ensemble (« Cuál regimiento deven los prínçipes
tener ») qui semble alors exclue du Rimado et, avec elle, peut-être, le genre même des
« miroirs de princes » dans sa dimension théorique. Si une doctrine du bon
gouvernement est présente dans le Rimado, c’est donc surtout en creux, comme un
cadre conceptuel implicite dans lequel sont censés s’insérer des exemples concrets ou,
à l’inverse, comme un horizon de lecture que ces exemples sont chargés de produire.
Par conséquent, c’est en grande partie le travail interprétatif du lecteur qui devra
formuler des préceptes généraux, voire construire une conception politique, là où le
texte se contente d’examiner une série de cas exemplaires négatifs.
5 Or, en marge de la visée idéaliste propre aux « miroirs des princes », censée définir le
bon gouvernement à partir de la vertu du gouvernant – c’est-à-dire en la fondant sur
des critères qui sont éthiques avant d’être politiques –, le Rimado propose aussi une
autre voie, beaucoup plus pragmatique, qui aborde la question du pouvoir du roi à
partir de sa représentation : que le roi soit puissant ou impuissant dépend alors moins
de sa capacité à cultiver les vertus morales que de la subtile gestion de son image, la
question de la place des sujets, à la fois comme récepteurs et comme acteurs des
mécanismes de représentation du pouvoir royal, devenant primordiale.
6 Pour aborder cette question, je me contenterai de me référer à quatre passages du
Rimado, tous situés dans sa première partie, que j’essaierai d’articuler ensemble. Le
premier est la fameuse liste des neuf signes qui manifestent le pouvoir du roi (616-630),
dont je proposerai une analyse détaillée. Ensuite, pour ménager un contrepoint, je
reviendrai en arrière dans le Rimado pour considérer, d’une part, l’épisode du roi réduit
à l’impuissance par les usages de cour (477-491) et, d’autre part, deux passages qui
traitent de la question du Conseil royal (284-287 et 508-513), le point d’articulation
entre tous ces textes étant la représentation du pouvoir.
Bien paresçe en la forca çierto el malfechor Bien paresce en la forca, cierto, el malfechor,
ca es para los malos espanto e pavor,
señal es de justiçia e de buen regidor;
la tierra do fallesçe non le mengua dolor.
(614, éd. Bizzarri) (614a, éd. Garcia6)
8 C’est le concept de signe (señal) qui sert de lien entre le discours qui précède, relatif à la
justice, et le discours qui suit, consacré à la manifestation du pouvoir royal. L’idée
principale est que l’exécution d’un malfaiteur doit être vue comme le signe d’une
justice bien rendue et, au-delà, comme l’indice que le pays est aux mains d’un bon
gouvernant (vers c). Pourtant, ce concept de señal ne se limite pas à la fonction d’indice,
qui permet de remonter par induction d’un fait particulier à sa cause générale : je
voudrais suggérer qu’il s’apparente aussi à une cause agissante, en vertu d’une fonction
performative.
9 En premier lieu, le vers a évoque le spectacle d’un cadavre sur une potence. Il peut être
lu d’au moins deux façons, comme l’indiquent les choix de ponctuation dans les
éditions citées. En plaçant le terme « cierto » en incise, Michel Garcia considère qu’il a
une valeur adverbiale dont la fonction est d’asseoir la vérité de la proposition « bien
paresce el malfechor » : l’énoncé souligne que, sur la potence, le malfaiteur apparaît
bien à sa place, voire produit un bel effet, la justice se manifestant alors d’une façon
quasi-esthétique. Quant au choix de ponctuation d’Hugo Bizzarri, il fait de « çierto » un
adjectif, attribut de « malfechor » : sur la potence, le malfaiteur apparaît en toute
certitude comme tel et le châtiment manifeste donc a posteriori l’évidence du crime, au
point d’acquérir implicitement le statut de preuve rétrospective. Selon ce point de vue,
le cadavre du criminel, par métonymie, est censé représenter tout le procès judiciaire
qui conduit à son exécution et valider le principe de justice qui a présidé à ce procès.
Sans être équivalents, ces choix de ponctuation conduisent tous deux à l’idée que le
corps du supplicié est un signe agissant, que ce soit en vertu d’une force esthétique ou
d’une teneur probatoire. Nous verrons que ces deux attributs se trouvent également
attachés aux signes du pouvoir du roi. En second lieu, au vers b, la fonction
performative du signe est envisagée du point de vue de son interprète, le spectateur : la
contemplation du condamné mis à mort suscite l’effroi et la crainte chez les méchants
qui, ainsi, seront dissuadés d’imiter ses actions, selon une exemplarité négative qui fait
partie des arguments traditionnellement employés pour justifier les exécutions
publiques.
10 Ainsi, bien que le spectacle du criminel exécuté soit un signe non linguistique, on
pourrait se risquer à le décrire à partir des deux catégories que distingue John Austin 7
dans sa théorie de la performativité du langage : l’illocutoire, acte réalisé en disant
quelque chose (« in saying something »), acte intrinsèque à l’énonciation et
conventionnel ; et le perlocutoire, acte réalisé par le fait de dire quelque chose (« by saying
something »), acte extrinsèque à l’énonciation et non conventionnel, recoupant
notamment l’effet psychologique que cette énonciation produit sur l’interlocuteur.
Dans le sillage des travaux de certains linguistes qui envisagent l’application de cette
théorie à des objets non linguistiques8, retenons que, dans la strophe d’Ayala, le signe
n’est pas seulement la trace ou l’indice de quelque chose qui lui préexiste, mais qu’il est
aussi doté d’une fonction agissante, double facette qui va être exploitée également dans
l’exposé des neuf signes du pouvoir du roi. Je me propose d’étudier, dans cette pièce du
Rimado, le passage du signe comme indice au signe comme action, ce qui fait basculer
un discours jusque-là à dominante idéaliste dans un pragmatisme assumé.
11 La strophe 615 affirme qu’un royaume bien peuplé et qu’une justice bien administrée
sont l’indice des vertus du roi :
Si tú vieres el regno estar muy bien poblado,
el chico con el grande en justicia egualado,
entiende que está el rey muy bien acompañado
de muy nobles virtudes, en todo muy onrado. (615)
12 La logique de l’indice va de de pair ici avec l’affirmation idéaliste des vertus du roi, le
tout souligné par la présence massive de formules d’intensité (« muy bien poblado »,
« muy bien acompañado », « muy nobles virtudes », « muy onrado »). Toutefois,
l’apparition de la deuxième personne du singulier (« si tú vieres ») suggère que les
conclusions tirées dépendent d’une médiation interprétative : ce procédé place le
lecteur-auditeur dans la position de l’interprète des signes, alors que, par la suite, est
envisagée la vision d’autres interprètes, les étrangers ou les habitants du royaume sur
qui ces signes peuvent avoir un effet. Au seuil de la liste des neuf signes, il semble donc
qu’un discours apparemment consacré aux vertus du monarque glisse vers la question
de la perception de son pouvoir9.
13 La brièveté de la liste permet qu’on la reproduise ici intégralement :
616. Nueve cosas yo fallo con cuales tú verás
el grant poder del rey que lo conosçerás,
las tres de mucha lonje tierra las entenderás,
las seis son en el regno cuales aquí sabrás.
617. Si sus enbaxadores enbía bien ordenados,
cavalleros muy buenos, doctores muy letrados,
con buen apostamiento e bien aconpañados,
de los que a ellos ven luego serán notados.
618. «Algunt prínçipe muy grande», dizen, «çierto será
el que tal enbaxada onrada enbiará»,
el que nunca le vio luego le notará,
e su fama muy grande non la olvidará.
619. La segunda, si ven su carta mensajera
en nota bien fermosa, palabra verdadera,
en buena forma scripta, e con fermosa çera
çerrada, bien sellada, con día, mes e era.
620. Si veen su moneda que es bien fabricada,
de oro e de plata, redonda, bien cuñada,
rica, de buena ley, en todo bien guardada,
ésta es la terçera señal d’él, muy granada.
621. Otrosí en el su regno tres otras deve haver,
que todo rey o prínçipe las deve escoger
para ser muy presçiado e muy famoso ser,
el que non le amase que le pueda temer.
622. Que sean las sus villas de muro bien firmadas,
grandes torres e fuertes, altas e bien menadas,
las puertas muy fermosas e mucho bien guardadas,
que diga quien las viere que están bien ordenadas.
623. Otrosí sus posadas que parescan reales,
alcáçares muy nobles e otras casas tales
unas fuertes e rezias, otras llanas, eguales,
labradas muy fermosas de buenos menestrales.
624. Otrosí en su regno tenga ofiçiales onrados,
juezes e merinos, buenos adelantados,
todos de conçiençia, ricos e abonados,
e en guardar la justiçia sean bien avisados.
suit un schéma concentrique : les trois premiers signes débordent les frontières du
royaume, les trois suivants couvrent son territoire et les trois derniers s’appliquent à la
cour, qui en est le centre. Le mouvement du regard se rapproche toujours davantage de
la personne roi et l’atteint presque lorsque le discours s’arrête sur la table, la chambre
ou la porte de ses appartements. D’ailleurs, le roi apparaît dès la strophe qui suit (la
631, citée plus haut), évoqué à travers son devoir de justice, activité qui, un peu plus
loin, donne lieu au précepte suivant :
Si fuere bien regido el rey o el señor,
a todo el su pueblo avrá con grant amor (635ab).
16 On pourrait dire que le dixième et dernier signe du pouvoir royal, c’est le roi en
personne, dans sa capacité à se régir, c’est-à-dire à s’appliquer à lui-même, dans la
sphère éthique, sa propre fonction afin de la rendre applicable et légitime dans la
sphère politique. Cette idée du roi qui se régit lui-même, lieu commun des « miroirs des
princes », est particulièrement présente chez Gilles de Rome, qui en fait à plusieurs
reprises l’articulation entre l’éthique et le politique. Pourtant, formellement, cette
considération éthique reste en-dehors de la liste, qui s’arrête au neuvième élément. S’il
y a reprise par Ayala de la tripartition aristotélicienne du miroir de Gilles de Rome, elle
pourrait être schématisée ainsi :
De regimine principum
Rimado de Palacio
(terminologie aristotélicienne)
Trois signes du pouvoir du roi dans son royaume (621-624) sphère politique
17 Si l’on peut retrouver le schéma hérité de Gilles de Rome dans l’ensemble du passage du
Rimado, il ne coïncide pas avec la liste proprement dite, puisque, d’une part, celle-ci
commence par envisager des signes qui débordent les frontières territoriales du
royaume (même si, au sens large, ces signes peuvent eux aussi être considérés comme
politiques) et, d’autre part, elle n’intègre pas la sphère éthique, comme s’il s’agissait de
fonder le pouvoir du monarque sur autre chose que ses vertus morales.
18 C’est, en effet, ce que l’on observe dans le détail de la liste. Certes, le discours est saturé
par l’adjectif « bueno » et l’adverbe « bien » qui, par excellence, pourraient être la
marque de jugements de valeurs et d’une appréciation en termes moraux. On peut,
dans un premier temps, penser que c’est le cas lorsque l’adjectif « bueno » se rapporte à
des substantifs qui désignent des personnes (« cavalleros muy buenos », « buenos
menestrales », « buenos adelantados », « buenos omnes maduros », « buenas cabeças »).
Pourtant, ces occurrences peuvent aussi être lues à la lumière des autres, qui sont, pour
la lettre du roi, « en buena forma escripta » ; pour sa monnaie, « de buena ley » ; pour la
personne du roi lui-même, « de buen parecer ». Celles-ci renvoient à l’idée de bonne
forme, dans son double sens de conformité et de belle apparence. Je voudrais montrer
qu’au contact des champs lexicaux qui dominent dans la liste, l’adjectif « bueno » et
l’adverbe « bien », dont l’amplitude sémantique est extrêmement large, tendent à se
vider de leur portée éthique pour se limiter à la qualification de l’apparat qui entoure le
roi.
19 L’importance accordée à la forme est rendue manifeste par l’emploi de termes
renvoyant à l’élégance, au bon ordre visuel et aux effets esthétiques. L’adjectif
« fermoso », qui apparaît à plusieurs reprises (619b, 619c, 622c, 623d et 626c), semble,
dès ses deux premières occurrences, relatives à la lettre du roi, devoir être rapporté au
substantif « forma » (619c), auquel il est apparenté par son étymologie. La lettre,
deuxième élément de la liste, est dotée d’une esthétique liée à sa conformité aux usages
de chancellerie11. À la strophe 619, le seul terme qui pourrait se charger d’une valeur
proprement éthique est l’adjectif « verdadera » mais, au contact des autres éléments de
caractérisation de la lettre – ou, plus techniquement, de la charte –, cette « palabra
verdadera » semble moins renvoyer à la vérité du discours qu’à sa conformité aux
normes diplomatiques. La description met cette validité des mots sur le même plan que
l’aspect calligraphique de la lettre, son respect des modèles de chancellerie ou même le
bel aspect de la cire utilisée : ce nivellement rend difficile la lecture du syntagme
« palabra verdadera » dans le sens idéaliste qu’on serait tenté de lui donner en le lisant
de façon isolée.
20 La mise à distance de toute considération éthique est aussi obtenue par un système de
répétitions de termes précis, dont le sens est infléchi d’un emploi à l’autre. C’est le cas
pour deux termes qui sont déjà présents à la strophe 615 et que la liste décline ensuite
en plusieurs occurrences : « aconpañado » (617c et 626d) et « onrado » (618b, 624a, 626c
et 627a). Le participe « aconpañado », au vers 615c, était d’abord employé dans un sens
métaphorique, le roi étant accompagné – c’est-à-dire paré – de très nobles vertus et la
perspective du discours est donc nettement éthique. Néanmoins, le recours inhabituel à
l’enjambement (« … bien aconpañado / de muy nobles virtudes… ») peut induire, à
première lecture, une hésitation interprétative : si l’on respecte la pause de fin de vers,
on pourra croire d’abord qu’il s’agit de caractériser la suite royale et c’est seulement
lorsqu’on aura lu le dernier vers que l’ambiguïté sera levée. Cette minuscule tension
métrique, porteuse d’une hésitation sémantique, annonce l’ambivalence qui travaille le
terme « aconpañado » au sein de la liste. Aux vers 617bc, quand il est appliqué aux
ambassadeurs (« cavalleros muy buenos, doctores muy letrados, / con buen
apostamiento e bien aconpañados »), son sens peut être interprété à l’aune de deux
types de valeurs : la qualité intrinsèque des personnages (vers b), qui dit leur
compétence dans leur mission, ou la qualité extrinsèque de leur équipage (« con buen
apuestamiento », vers c), qui dit seulement l’apparat dont ils font montre. Or, la
dernière occurrence, au vers 626d, privilégie nettement cette dernière possibilité :
l’évocation de la chapelle royale, septième élément de la liste, est centrée sur la pompe
et la richesse, sur l’ornementation et la beauté, et les « bons chapelains », mentionnés
en dernier lieu, ne semblent qu’un ornement de plus qui garantirait le bel aspect de ce
lieu de culte. Après l’expression initiale de la strophe, « Para servir a Dios », on serait
en droit d’attendre que soit mentionnée la piété du roi et, au lieu de cela, le discours se
limite à préconiser la magnificence matérielle et l’ostentation esthétique de sa
chapelle12.
21 Une analyse du même ordre peut s’appliquer au terme « onrado ». Les occurrences de
615d (où il s’applique au roi) et de 626c (où il s’applique à l’allure de sa table) montrent
à elles seules le passage d’une possible lecture éthique (on traduirait le mot en français
par « honorable », renvoyant à la vertu d’honneur) à une lecture politique, en lien avec
l’idée d’une reconnaissance sociale (on le traduirait alors par « honoré », renvoyant aux
honneurs comme marques de distinction sociopolitique). Les autres occurrences dans
la liste confirment cette hésitation sémantique et le passage de la première acception à
la seconde. D’une part, on lit « enbaxada onrada » (618b), « ofiçiales onrados » (624a),
« onbres onrados » (627a), expressions qui, prises isolément, peuvent très bien se
prêter à une lecture éthique, mais leur mise en contexte la rend difficile :
ambassadeurs, officiers royaux et membres du Conseil incarnent avant tout la dignité
de leur fonction, relais de la dignité royale. Le terme « onrado » du vers 627a prend une
coloration éthique au contact des deux vers suivants, où il est question de la maturité et
de la sagesse des conseillers, mais la strophe se clôt en évoquant le bel ordonnancement
de ces personnages assemblés, bien sagement assis aux côtés du roi (627d). D’autre part,
la dernière occurrence du terme « onrado », relative à la table du roi, pointe sans
hésitation possible l’idée de richesse et d’ostentation : « su mesa bien servida, solepne
mente onrada » (629b).
22 Ce passage d’une perspective éthique à une perspective pragmatique définissant le
pouvoir à partir de son apparat est mis en scène par l’inclusion, au sein de la liste, du
point de vue des spectateurs des signes. L’expression « Si tú vieres en regno estar muy
bien poblado » (615b) est relayée par de multiples occurrences du verbe « ver »,
appliquée d’abord à une deuxième personne (616a), puis à une troisième personne
renvoyant aux interprètes des signes du pouvoir royal (617d, 618c, 620a, 622d, 625c et
628a). Pour le premier élément de la liste, les ambassadeurs du roi en terre étrangère,
cette perception visuelle suscite une réaction verbale des spectateurs, rapportée au
style direct, qui est censée traduire l’effet que produit sur eux le faste de l’ambassade
(617-618). Le texte prétend transcrire le mécanisme psychologique qui va de la
contemplation oculaire à l’intime conviction (et au vers 618b, le terme « çierto »,
comme dans le cas du spectacle du cadavre du condamné au vers 614a, peut être
adjectif ou adverbe), puis de l’intime conviction à cette reconnaissance collective qu’est
la renommée (« fama », 618d). La conviction devient même certitude dans le cas du
quatrième signe, à savoir les villes (« que diga quien las viere que están bien
ordenadas », 622d) et, surtout, du huitième signe, à savoir le Conseil royal (« Los que
vieren al rey en tal consejo estar / ternán que los sus fechos non se pueden errar »,
628ab) : lorsqu’on le verra entouré de ses conseillers bien assis à leur place, le roi sera, à
tort ou à raison, perçu comme infaillible.
23 Or, le point crucial de cette construction est que le texte ne tente pas de produire sur
son destinataire un effet similaire à celui que produisent les signes matériels du
pouvoir royal sur leurs spectateurs. Le discours ne tente jamais de confondre le roi et
son image. Il ne se prononce même pas sur l’adéquation entre cette image et la réalité
du pouvoir du roi qu’elle prétend représenter. Au contraire, les expressions choisies se
limitent à envisager les signes tels qu’ils sont perçus et interprétés par les étrangers ou
les sujets, l’effet qu’ils produisent n’étant jamais rapporté à ce qu’est vraiment le roi,
au-delà de l’image qu’il donne. Autrement dit, l’usage du paraître est assumé comme
tel, quel que soit son lien, ou son absence de lien, avec l’être. Ainsi, on lit au sujet des
résidences royales qui ponctuent le royaume, cinquième élément de la liste : « Otrosí
sus posadas que parescan reales » (623). Ce qui compte, ce n’est pas qu’elles soient
royales, qu’elles émanent du pouvoir du roi, mais qu’elles le paraissent ou apparaissent
comme telles. D’ailleurs, pour obtenir cet effet, il n’est pas nécessaire qu’elles soient
toutes imposantes et écrasent le spectateur par leur magnificence (« unas fuertes e
rezias, otras llanas, eguales », 623c), l’idée étant sans doute que, dans l’architecture,
une sobriété bien dosée peut donner du roi une image aussi avantageuse que la pure
ostentation du luxe et de la richesse.
24 Enfin, une étape supplémentaire est franchie dans cette recherche de la représentation
efficace lorsque l’apparence est placée, au sein des signes du pouvoir, non plus du côté
du signifiant, mais du côté du signifié. À propos des trois derniers signes de la liste, qui
concernent la cour, il est dit : « todos los que lo vieren que lo deven aver / por prínçipe
onrado e de buen paresçer » (625c). Au risque d’une incohérence logique, la belle
apparence (« buen paresçer ») n’est plus le signifiant du signe – c’est-à-dire ce qui
devrait induire chez le spectateur l’idée que le roi est puissant –, mais son signifié,
c’est-à-dire l’effet performatif que le signe produit. Le paraître devient un but en soi et,
littéralement, se définit comme le signe de lui-même. Cette autosuffisance du paresçer
résume à elle seule le pouvoir.
25 Ainsi, les neuf signes, d’abord présentés comme des indices permettant d’apprécier le
pouvoir d’un roi, perdent, au fur et à mesure de leur exposition, cette fonction
indicielle pour apparaître comme des instruments de gouvernement. Ils ne sont plus
censés rendre compte d’un pouvoir préexistant, mais contribuer à son exercice, non
seulement parce qu’ils participent à la production d’une bonne image du roi, comme
vecteurs de propagande, mais aussi parce qu’ils peuvent devenir des outils
d’intimidation, voire de coercition : au sujet des trois signes correspondant à la sphère
du royaume, on lit que le roi doit les choisir « para ser muy presçiado e muy famoso ser
/ el que non le amase que le pueda temer » (621) et, dans la sphère de la maison du roi,
le dernier élément évoqué, la porte, matérialise elle aussi la crainte que le roi est censé
inspirer au commun des mortels (« e de gente valdía su puerta muy dubdada », 629d).
Cet abandon de la fonction indicielle des signes au profit de leur fonction performative
est tout à fait patent si l’on examine la strophe qui vient clore l’exposé (630) de la liste
en la rapportant à celle qui l’ouvrait (616) :
Nueve cosas yo fallo con cuales tú verás,
el grant poder del rey que lo conoscerás (616ab)
Aquestas nueve cosas que suso he contado
fazen a cualquier rey cresçer el su estado,
en onra e en provecho donde será onrado,
quien las bien comidiere non lo terná errado. (630)
26 Dans la strophe introductive, les « nueve cosas » permettent de voir et de connaître le
pouvoir du roi, alors que dans la strophe conclusive, elles contribuent à l’accroître.
Signalons au passage que la nouvelle occurrence du terme « onrado », au vers 630c, ne
laisse plus aucun doute quant à sa teneur pragmatique : le doublet « en onra e en
provecho » exclut que l’on envisage le concept d’honneur comme un impératif éthique.
D’abord instruments de connaissance, les neuf signes sont devenus instruments de
pouvoir. On trouve là une des formulations les plus nettes que je connaisse dans la
littérature castillane médiévale d’une idée bien précise : la représentation du pouvoir
est déjà, en elle-même, une forme de pouvoir. Et cette méditation peut suggérer –
même si le discours ne va pas explicitement jusque-là – que, réciproquement, le seul
Contrepoints
Figure de roi impuissant (Rimado, 477-491)
30 Le premier passage se situe immédiatement après l’épisode des « fechos del palacio » et
semble en inverser la perspective : après avoir décrit les affres du gentilhomme qui
tente en vain d’exposer au roi son affaire et qui se heurte à tous les échelons de
l’administration royale, c’est ici le roi qui est la victime des malheurs de la cour :
Los reyes e los príncipes, maguer sean señores,
asaz pasan en el mundo de cuitas e dolores,
sufren de cada día de todos sus servidores,
que le ponen en enojo fasta que vienen sudores.
En una ora del día nunca le dan vagar,
porque cada uno tiene los sus fechos de librar,
el uno lo ha dexado, el otro lo va tomar,
como si algún malefiçio oviese de confesar.
No ha rencón en el palaçio do no sea apartado,
maguer señor lo llaman, asaz está quexado,
que atales cosas le piden que conviene forçado
que les diga mentiras que nunca ovo pensado. (477-479)
31 Le roi a beau porter le titre de seigneur, il doit subir les assauts de ses sujets, qui le
sollicitent sans cesse (477-478). Alors que le gentilhomme des « fechos del palacio » ne
pouvait atteindre le roi, centre du pouvoir, et devait se résigner à s’en éloigner, selon
un irrémédiable mouvement centrifuge, le roi ne peut échapper ici à la contrainte de sa
propre centralité : « No ha rencón en el palaçio do no sea apartado » (479a).
Constamment accessible, il est l’objet passif des actions d’autrui et il se trouve en
permanence en représentation, exposé à tous les regards. Cette idée est ensuite
déclinée à partir d’une évocation du roi prenant son repas, scène de table qui fait écho
à la liste des neuf signes du pouvoir du roi, où il est question de « su mesa bien servida,
solepne mente onrada » (629b). Cependant, alors que, dans la liste, la table est offerte
au regard pour signifier et accroître le pouvoir du roi, le roi attablé, point de mire
constant, devient un prisonnier :
Con él son al comer todos al derredor,
paresçe que allí tienen preso un malfechor,
quien trae la vianda dentro el su tajador,
por tal cabo allí llega que non puede peor. (480)
32 Ce roi attablé est entouré d’une telle foule que les serviteurs qui apportent les plats ont
bien du mal à se frayer un passage jusqu’à lui. Ainsi encerclé, il ressemble à un
malfaiteur (« malfechor »), ce qui peut entrer en résonance avec l’évocation du
condamné sur son gibet qui précède la liste des signes du roi. Cette dégradation de la
figure royale est liée à sa visibilité : la liste des neuf signes met en scène une visibilité
qui rendait le roi puissant, mais ici, être visible équivaut à l’impuissance. Cette seconde
visibilité est aliénante car la personne du roi est l’objet unique et direct du regard de
tous :
El prínçipe, por çierto, deve ser enojado,
que es de tantos ojos así atormentado,
35 Nous avons vu que le huitième signe de la liste, relatif au Conseil royal, pose la présence
des conseillers comme la garantie d’un effet d’infaillibilité accordé au monarque :
Los qui vieren al rey en tal consejo estar,
ternán que los sus fechos non se pueden errar,
ca por buenas cabeças ha todo a pasar,
que antes que determinen lo avrán de examinar. (628)
36 Il est certes question ici de l’effet psychologique produit sur les spectateurs, mais on ne
saurait dire si l’argument brandi dans les deux derniers vers est énoncé au style
indirect libre – et il serait alors imputable à ces seuls spectateurs – ou s’il est assumé
par l’énonciateur principal du discours. La pluralité des têtes pensantes aux côtés du
roi est-elle vue comme une astuce de plus, relevant de la propagande et de la
manipulation politiques, pour renforcer l’image du pouvoir royal et, donc, ce pouvoir
lui-même, ou doit-on la lire comme une préconisation d’Ayala ?
37 Il se trouve que le même argument apparaît ailleurs dans le Rimado et, cette fois,
clairement assumé par l’énonciateur principal du discours. Dans l’exposé consacré aux
malheurs du monde, qui commence par la constatation de la catastrophe du Schisme,
s’insère un développement relatif au conseil (272-296), notion récurrente aussi bien
dans le Rimado que dans les chroniques d’Ayala 13. Ce développement détaille les devoirs
procuradores des villes aux Cortès, ils peuvent au moins siéger en vertu d’une
« représentation-identité », pour reprendre les concepts utilisés par les politistes 25,
doublée d’une « représentation descriptive » : il s’agit de faire en sorte que le roi
s’entoure de conseillers issus des différents groupes de la société, afin que, même sans
délégation ou autre transfert d’autorité, ceux-ci incarnent de fait le royaume auprès de
lui. En second lieu, la strophe 285, qui évoque les conseillers assemblés, introduit un
rapprochement qui ne saurait être innocent : « e sean bien atantos que parescan
conçejo » (285d). Les conseillers doivent être nombreux, au point que leur réunion ait
l’air d’un conçejo – terme qui désigne ici une assemblée municipale (car lui donner le
sens plus indéterminé, qu’il peut prendre ailleurs, de « groupe de personnes » 26 ne
ferait pas sens dans ce contexte précis). Ce rapprochement, formellement accompagnée
par la rime consejo-conçejo et la paronomase qui lie les deux termes, tend à assimiler les
deux assemblées ou, du moins, affirme qu’un spectateur pourrait prendre l’une pour
l’autre : alors que les conseillers du roi ne sont censés représenter personne d’autre
qu’eux-mêmes, leur assemblée prend ici des allures représentatives, sur le mode d’un
parescer qui rappelle les modalités de représentation observées dans la liste des neuf
signes du pouvoir. Cependant, le Conseil n’est plus seulement envisagé ici comme un
relais de la représentation du pouvoir royal : s’insinue l’idée qu’il pourrait aussi
représenter le royaume.
46 Pour en avoir confirmation, je me propose d’examiner rapidement un dernier passage
du Rimado, en guise de contrepoint à ce contrepoint. Il s’agit des strophes 508-513, qui
évoquent, au sein d’un exemplum, une réunion du Conseil royal qui, cette fois, fait
émerger des dissensions et donne lieu à une mauvaise décision de la part du monarque.
Un jeune roi inexpérimenté réunit les Cortès (503-505) et accorde aux villes les
dispositions législatives qu’elles demandent, mais, parce qu’il ne veille pas à leur
application, elles ne sont plus respectées au bout de trois mois. Ce même roi négligent
apprend qu’un monarque voisin est prêt à l’attaquer et il réunit alors son Conseil pour
décider s’il convient d’entrer en guerre :
Faze el rey su consejo, manda llamar privados,
e vienen cavalleros, doctores e prelados (508ab).
47 Sont nommés les trois groupes qui, à partir des Cortès de Briviesca, composent
officiellement le Conseil royal. Tour à tour prennent la parole les « letrados » (509) –
qui équivalent aux « doctores » –, un « prelado » (510) et un « cavallero » (511). La
réponse des letrados peut donner lieu à des interprétations contradictoires 27, mais celles
du prélat et du chevalier sont clairement bellicistes. Or, contre toute attente, une
quatrième voix s’élève. Alors qu’ils n’ont pas été mentionnés à la strophe 508 qui
évoquait la convocation du Conseil, « los de las villas » s’adressent au roi pour lui
conseiller la paix :
Dizen los de las villas, todos como en conçejo:
«Señor, está el regno guardado como espejo,
non le busquedes guerra, que será mal sobejo,
e sobre esto, señor, aved otro consejo». (512)
48 L’apparente incohérence qui consiste à faire parler « los de las villas » alors qu’ils ne
semblent pas avoir été convoqués me paraît traduire dans le discours l’hésitation
institutionnelle des dispositions de 1385-1387, la présence des cibdadanos au Conseil
étant mentionnée par l’ordonnance de Valladolid et n’étant plus prévue par celle de
Briviesca, sans pour autant être expressément exclue. Cependant, le texte semble aller
neuf signes du pouvoir du roi relativise ce critère éthique au profit d’une conception
pragmatique du pouvoir, dont peut rendre compte la notion plurielle de
représentation. Au-delà des vertus personnelles du monarque, ce qui fonde son pouvoir
est sa capacité à se faire représenter, c’est-à-dire, tout à la fois, à imposer son image,
par une subtile gestion des apparences, et à s’appuyer sur les relais indispensables que
sont les officiers et les conseillers royaux. Par conséquent, le pouvoir ne peut être
incarné par la seule personne du roi : le Rimado, s’il est un « miroir des princes », ne
saurait, paradoxalement, être adressé au roi seul, dont le pouvoir est
« transpersonnalisé ». La doctrine politique monarchique est élaborée aussi à l’usage
des officiers et des conseillers, qui sont appelés à exercer le pouvoir aux côtés du roi, en
son nom, voire au nom du royaume. En suggérant, toujours de façon détournée, que le
Conseil royal doit être doté d’une fonction délibérative, voire acquérir une forme de
représentativité, les strophes d’Ayala traduisent sans doute l’aspiration de toute une
catégorie sociale, la frange de la noblesse de cour à laquelle il appartient et qui, dans
une alliance possible avec les élites urbaines, aspire à prendre part au gouvernement.
Dans l’économie du texte, cette aspiration se traduit, peu après l’exposition de la liste
des neuf signes du pouvoir du roi et la référence ambivalente au miroir de Gilles de
Rome, par un recentrement du discours sur la figure du privado qui, dans l’allégorie de
l’échelle (655-685), doit, à son tour, apprendre à doser son degré d’accessibilité et
d’exposition aux regards, c’est-à-dire entrer dans le jeu de la représentation.
NOTES
1. Sauf mention contraire, je cite l’œuvre à partir de Pero LÓPEZ DE AYALA, Rimado de Palacio,
éd. Hugo O. BIZZARRI, Madrid : Real Academia Española, 2012, et j’adopte la numérotation des
strophes telle qu’elle apparaît dans cette même édition.
2. La plupart des critiques considèrent que cette supplique (strophes 858-864), placée après la
seconde section du « traité du Schisme » datée de 1403, lui serait postérieure, si bien qu’elle
serait adressée à Henri III. Cependant, Michel Garcia a récemment émis l’hypothèse qu’Ayala
l’aurait rédigée à une époque bien antérieure, peu après la survenue du Schisme : cette pièce
s’adresserait alors soit à Henri II à la toute fin de son règne, soit au jeune Jean I er. Voir
l’introduction de Pero LÓPEZ DE AYALA, Libro del Canciller o Libro del Palacio, éd. Michel GARCIA,
Bilbao : Universidad del País Vasco, 2019, p. 23-24.
3. Hugo O. BIZZARRI, « Pero López de Ayala y sus espejos de príncipes », in : Ghislaine FOURNÈS et
Elvezio CANONICA (dir.), Le miroir du prince. Écriture, transmission et réception en Espagne (XIII e-XVIe
siècle), Bordeaux : Presses universitaires de Bordeaux, 2011, p. 165-183, p. 176.
4. Sur ce contraste, voir Sophie HIREL, López de Ayala, Rimado de Palacio, Paris : Atlande, 2018,
p. 191-195.
5. Helen L. SEARS, « The Rimado de Palaçio and the “De Regimine Principum” Tradition of the
Middle Ages », Hispanic Review, 20 (1), 1952, p. 1-27.
6. Je cite le vers 614a tel que l’édite Michel Garcia dans Pero LÓPEZ DE AYALA, «Libro de poemas» o
«Rimado de Palacio», éd. Michel GARCIA, Madrid : Gredos, 1978, 2 vol. Dans son édition de 2019,
citée plus haut, il adopte un autre choix : « Bien paresçe en la forca çierto el malfechor » (613a).
7. John L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire, Paris : Seuil, 1991 [How to Do Things with Words, Oxford :
Oxford University Press, 1962].
8. Voir Bruno AMBROISE, « Performativité et actes de parole » [En ligne], halshs-00430074, mis en
ligne le 05 novembre 2009, consulté le 05 octobre 2019. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/
halshs-00430074
9. Je ne voudrais pas présenter ce déplacement comme un trait distinctif de la pensée politique
d’Ayala. D’une part, comme je l’ai déjà précisé, d’autres passages du Rimado valorisent le
fondement éthique du pouvoir politique du roi : la liste des neuf signes, à cet égard, apparaît
plutôt comme une exception. D’autre part, on observe dans d’autres textes de la fin du XIV e et du
début du XVe siècle, eux aussi relatifs à la figure royale, un transfert du même ordre, de
l’impératif des vertus à la valorisation des usages de cour, à partir d’un usage sélectif du De
regimine principum de Gilles de Rome : voir, pour la Chronique du religieux de Saint-Denys, consacrée
à Charles VI, l’étude de Bernard GUENÉE, « Le prince en sa cour. Des vertus aux usages (Guillaume
de Tyr, Gilles de Rome, Michel Pentoin) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, 142 (3), 1998, p. 633-646.
10. H. SEARS, art. cit., p. 11.
11. Sur la question de l’esthétique du droit, voir Jesús RODRÍGUEZ VELASCO, « La urgente
presencia de las Siete Partidas », La Corónica, 38 (2), 2010, p. 99-135, notamment p. 115.
12. Sur la chapelle royale comme instrument de propagande politique, voir David NOGALES
RINCÓN, La representación religiosa de la monarquía castellano-leonesa: la Capilla Real (1252-1504), these
soutenue à l’Universidad Complutense de Madrid en 2009 (inédite).
13. Voir Hugo O. BIZZARRI, « Consejos y consejeros, según Pero López de Ayala », e-Spania [En
ligne], 12 | décembre 2011, mis en ligne le 03 janvier 2012, consulté le 05 octobre 2019. URL :
http://journals.openedition.org/e-spania/20603 ; DOI : 10.4000/e-spania.20603.
14. Voir José Manuel NIETO SORIA, « Rex inutilis y tiranía en el debate político de la Castilla
bajomedieval », in : François FORONDA, Jean-Philippe GENET et José Manuel NIETO SORIA (dir.),
Coups d’État à la fin du Moyen Âge ?, Madrid : Casa de Velázquez, 2005, p. 73-92, p.78-80, ainsi que
María Fernanda NUSSBAUM, « La concepción del soberano en el Speculum regum de Álvaro Pelayo
y su inserción en el reinado de Alfonso XI », in : José Manuel FRADEJAS RUEDA et al. (dir.), Actas
del XIII Congreso Internacional de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, Valladolid :
Universidad de Valladolid, 2010, 2 vol., vol. 2, p. 1475-1486.
15. « Leur trente-septième [péché] est qu’ils règlent les affaires les plus importantes du royaume
comme bon leur semble ou avec un petit nombre de leurs conseillers, alors qu’ils devraient
convoquer pour cela la majeure partie du royaume, c’est-à-dire leurs sujets, car cela les concerne
et ce qui touche tout le monde doit être approuvé par tout le monde. » (ma traduction). Frei
Álvaro PAIS, Espelho dos reyes, éd. Miguel PINTO DE MENESES, Lisbonne : Instituto de Alta Cultura,
1955, 2 vol., vol. 1, p. 260.
16. Yves M. J. CONGAR, « Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet », Revue historique
de droit français et étranger, 81, 1958, p. 210-259, et Alain BOUREAU, « Quod omnes tangit : de la
tangence des univers de croyance à la fondation sémantique de la norme médiévale », Le gré des
langues, 1, 1990, p. 137-153.
17. José Antonio MARAVALL, « La corriente democrática medieval y la fórmula “quod omnes
tangit” », in : id., Estudios de historia del pensamiento español. Serie primera, Madrid : Ed. Cultura
Hispánica, 1967, p. 157-175.
18. C’est du moins ainsi qu’Yves Congar (art. cit., p. 241-242) interprète ce passage.
19. Sur l’institution du Conseil royal, voir Salustiano DE DIOS, El Consejo Real de Castilla (1385-1522),
Madrid : Centro de Estudios Constitucionales, 1982, p. 67-95. Je reprends ici les grandes lignes de
son exposé.
20. Cortes de Valladolid celebradas en el año de 1385 por Juan I, p. 28, in : Colección de Cortes de los reynos
de León y de Castilla, Madrid : Real Academia de la Historia, 1836.
21. Il semble pourtant que, dans les faits, des dignitaires issus des élites urbaines aient continué
un temps à siéger au Conseil, leur présence n’étant simplement pas requise. C’est ce qui ressort
d’une réunion du Conseil de 1390, lors des Cortès de Guadalajara, qu’Ayala évoque dans sa
Chronique de Jean Ier (cité par Salustiano DE DIOS, op. cit., p. 93, note 65). Voir aussi, pour le règne
d’Henri III, Emilio MITRE FERNÁNDEZ, « Mecanismos institucionales y poder real en la Castilla de
Enrique III », En la España medieval, 1, 1980, p. 317-328, en particulier p. 322-324.
22. Sur l’institution du Conseil royal aux Cortès de Valladolid, à partir de l’idée d’un
gouvernement partagé, et sur l’inflexion politique imposée par Jean I er aux Cortès de Briviesca,
voir François FORONDA, « Le conseil de Jethro à Moïse : le rebond d’un fragment de théologie
politique dans la rhétorique parlementaire castillane », Médiévales, 57, 2009, p. 75-92.
23. Ignacio GONZÁLEZ ÁLVAREZ, El Rimado de Palacio: una visión de la sociedad entre el testimonio y
le tópico, Vitoria : Diputación de Álava, 1990, p. 185-186.
24. Sur la notion de bien commun au Moyen Âge, voir Matthew S. KEMPSHALL, The Common Good
in Late Medieval Political Thought, Oxford : Clarendon Press, 1999. À partir du débat théologique
autour de cette notion aux XIIIe et XIV e siècles, l’auteur montre que l’expression « bonum
commune » a oscillé entre une interprétation morale, qui l’associait aux formes suprêmes du
bonheur et de la vertu, et une interprétation pragmatique, qui recoupait la question des
bénéfices de la paix et de la sécurité pour le corps politique (dans ce cas, on parle aussi de
« communis utilitas »). Sa thèse consiste aussi à relativiser, dans cette élaboration conceptuelle,
le poids de la réception d’Aristote et à remettre en question la rupture que celle-ci aurait
marquée face à l’augustinisme politique.
25. Sur ces notions, voir Yves SINTOMER, « Les sens de la représentation politique : usages et
mésusages d’une notion », Raisons politiques [En ligne], 50 (2) | 2013, p. 13-34, mis en ligne le 27
juin 2013, consulté le 05 octobre 2019. URL : https://www.cairn.info/revue-raisons-
politiques-2013-2-page-13.htm ; DOI : 10.3917/rai.050.0013.
26. Ce sens plus général de « conçejo » apparaît à la strophe 489, incluse dans l’épisode du roi
attablé importuné par ses sujets : « Saliendo de la cámara, está luego un conçejo, / diziendo a
grandes bozes: “Señor, ponet consejo / que nos roban del todo e non dexan pellejo, / la tierra que
guardada estava como lunbre de espejo ». La strophe partage tous ses mots-rimes avec la
strophe 285, mais il n’est pas question ici d’une assemblée au sens politique : le roi doit
simplement faire face à un attroupement de solliciteurs. De même, le terme « consejo » renvoie
moins à l’idée de conseil qu’à celle de résolution ou de remède.
27. Michel Garcia, dans son édition de 1978 déjà citée, sous-entend par sa glose du vers 509d que
les letrados sont favorables à la guerre : « el provecho –de esa victoria– sería mayor que si el rey
creara un nuevo impuesto » (p. 226). En revanche, Hugo Bizzarri (« Consejos y consejeros... »,
§19) laisse entendre qu’ils préconisent un accord juridique contre l’option d’un conflit armée,
défendue par le prelado et le cavallero.
28. Segunda Partida, I, 5, éd. Gregorio LÓPEZ [1555], in : Las Siete Partidas, éd. facsimilée, Madrid :
Boletín Oficial del Estado, 1985, t. 2, f. 5v, col. 1.
29. « La interpretación transpersonalizadora de la concepción corporativa presentaba al reino
como un cuerpo místico en el que el rey es un miembro más, aunque fundamental, pero siempre
obligado a coordinar su acción con la de todo el cuerpo, dando ello lugar a consecuencias
limitadoras para el poder real. », José Manuel NIETO SORIA, « La transpersonalización del poder
regio en la Castilla bajomedieval », Anuario de Estudios Medievales, 17, 1987, p. 559-570, p. 562. Les
deux autres formes de « transpersonnalisation » du pouvoir royal relevées par cet auteur pour le
royaume de Castille sont élaborées autour de la notion de bien commun (également présente
dans le Rimado, comme nous l’avons vu) et de celle de Couronne.
RÉSUMÉS
Cette étude interroge la lecture du Rimado de Palacio comme « miroir des princes » à partir d’une
analyse de la liste des neuf signes du pouvoir du roi (strophes 616-630) et de trois autres passages
de la première partie de l’œuvre qui se rapportent à la figure royale. Les passages retenus
s’articulent autour de la notion de représentation, qui conjugue la question de l’image que le roi
donne de lui-même et celle de la délégation de son pouvoir à certains de ses sujets. On tente de
montrer que Pero López de Ayala relativise le critère éthique des vertus du souverain pour
proposer un « miroir décentré », où le pouvoir royal ne saurait être incarné par la seule personne
du monarque mais doit être exercé conjointement avec les officiers et les conseillers de la cour.
On suggère aussi qu’Ayala prend parti dans le débat qui, en Castille, a accompagné
l’institutionnalisation du Conseil royal dans les années 1385-1387.
Este estudio cuestiona la lectura del Rimado de Palacio como «espejo de príncipes» a partir de un
análisis de la lista de las nueve señales del poder del rey (coplas 616-630) y de otros tres
fragmentos de la primera parte de la obra relativos a la figura regia. Los fragmentos elegidos se
articulan en torno a la noción de representación, que abarca la cuestión de la imagen que el rey
da de sí mismo y la de la delegación de su poder a algunos de sus súbditos. Se intenta demostrar
que Pero López de Ayala relativiza el criterio ético de las virtudes del soberano para proponer un
«espejo descentrado», según el cual el poder regio no se encarna tan sólo en la persona del
monarca sino que ha de ejercerse conjuntamente con los oficiales y los consejeros de la Corte. Se
sugiere también que Ayala toma partido en el debate que, en Castilla, acompañó la
institucionalización del Consejo Real en los años 1385-1387.
INDEX
Mots-clés : Pero López de Ayala, Rimado de Palacio, pouvoir royal, représentation, miroir des
princes, Conseil royal
Palabras claves : Pero López de Ayala, Rimado de Palacio, poder regio, representación, espejo de
príncipes, Consejo Real
AUTEUR
OLIVIER BIAGGINI
Université Sorbonne Nouvelle–Paris 3, LECEMO