Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
3 | 2017
Les enjeux contemporains du patrimoine culturel
religieux
Anne Fornerod (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rdr/722
DOI : 10.4000/rdr.722
ISSN : 2534-7462
Éditeur
Presses universitaires de Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 3 mai 2017
ISBN : 978-2-86820-973-3
ISSN : 2493-8637
Référence électronique
Anne Fornerod (dir.), Revue du droit des religions, 3 | 2017, « Les enjeux contemporains du patrimoine
culturel religieux » [En ligne], mis en ligne le 15 janvier 2020, consulté le 29 septembre 2021. URL :
https://journals.openedition.org/rdr/722 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdr.722
La revue du droit des religions est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons -
Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0.
LES ENJEUX
CONTEMPORAINS
DU PATRIMOINE
CULTUREL RELIGIEUX
REVUE N° 3
MAI
2017
DU DROIT DES
RELIGIONS
P R E S S E S U N I V E R S I TA I R E S D E S T R A S B O U RG
SOMMAIRE
Avant-propos ................................................................................................. 5
DOSSIER
LES
ENJEUX CONTEMPORAINS
DU PATRIMOINE CULTUREL RELIGIEUX
coordonné par Anne Fornerod
Introduction ................................................................................................... 9
Anne FORNEROD
CHRONIQUES
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg ....................... 1 7 7
Francis MESSNER
4
AVANT-PROPOS
Le dossier de ce troisième numéro de la Revue du droit des religions traite
d’une problématique complexe qui fait l’objet de débats souvent tendus et
mal informés. Le patrimoine culturel religieux ne se limite pas aux églises
paroissiales qui font l’objet d’une protection spécifique découlant de la liberté
d’exercice du culte qui est un élément de la liberté de religion. Il englobe tout
un ensemble de biens également nécessaires au bon fonctionnement du culte,
comme les logements des ministres de la religion, les abbayes, couvents et
monastères, les chapelles d’hôpitaux confessionnels et autres bâtiments présen-
tant un intérêt architectural. La sécularisation de la société occidentale, mais
aussi l’émergence de nouvelles expressions et pratiques religieuses ont sensible-
ment bouleversé l’état et les représentations du patrimoine culturel religieux.
En France, nombre de couvents réinvestis au xixe siècle par la réinstallation
des ordres et des congrégations supprimés par les lois de la Révolution, et
transmis à de nouvelles communautés à la fin du xxe siècle, sont désormais
à nouveau à la recherche d’une affectation. Au-delà des frontières hexago-
nales, les pouvoirs publics et les autorités religieuses s’interrogent de même
sur une utilisation rationnelle des édifices cultuels paroissiaux, négligeant
parfois la réflexion sur leur dimension patrimoniale. Ainsi, un édifice cultuel
monument historique, surtout visité par les touristes et amateurs d’art, pourra
être considéré comme ayant moins d’intérêt qu’un bâtiment sans qualité
architecturale, mais plus adapté aux besoins du culte. En outre, les réticences
à l’égard des processus de désaffectation ou désacralisation encore vives il
y a quelques années s’effacent aujourd’hui devant le coût de l’entretien de
bâtiments devenus trop nombreux. Cette évolution est déjà entamée pour les
chapelles et églises en vente sur des sites internet et transformées, y compris
en France, en appartement, atelier, restaurant, salle de réunion ou biblio-
thèque. Par ailleurs, les communautés protestantes évangéliques en expansion
ne semblent pas pour le moment s’inscrire dans une logique de création d’un
patrimoine religieux caractéristique de leur identité et investissent, à des fins
Francis Messner
6
DOSSIER
LES ENJEUX
CONTEMPORAINS
DU PATRIMOINE
CULTUREL RELIGIEUX
INTRODUCTION
Anne FORNEROD
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)
10
Introduction
11
Anne FORNEROD
développent à l’écart des lieux de culte traditionnels. Le cas des sites naturels
sacrés estoniens est révélateur de la complexité – et de la perplexité – qui naît
de la gestion de biens éloignés des standards du patrimoine culturel religieux
(Ringo Ringvee, « La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux
de culte et sites naturels sacrés »). Ces formes moins conventionnelles du
culte invitent à se tourner vers le caractère pluriel du patrimoine religieux
dans son ensemble.
En réalité, les inquiétudes liées à la diminution, voire la disparition,
des pratiques religieuses reposent sur celles qui, dans le cadre paroissial,
incarnent l’exercice de la liberté de culte, protégée en droit. Or, l’on peut
présager que ces pratiques « classiques » n’évolueront pas dans le sens d’un
retour, même partiel, à l’état antérieur qui a présidé à l’adoption du régime
juridique applicable. La disparition totale de l’usage religieux ne concerne
qu’une part très minoritaire de l’ensemble du patrimoine, mais ouvre le
dossier sensible des conversions d’édifices cultuels désacralisés et désaffectés.
De manière générale, l’intérêt que représente un édifice du culte et qui jus-
tifie l’application de la législation sur les monuments historiques peut être
établi selon des considérations étrangères à son usage. Dans ce cas de figure,
la disparition, la diminution ou le changement de destination d’un édifice
relevant de la législation sur les monuments historiques ne sont considérés
qu’à raison d’une éventuelle répercussion sur l’intégrité physique et donc
la conservation du bâtiment. L’hypothèse d’une singularité des monuments
historiques religieux au sein de l’ensemble du patrimoine culturel repose
essentiellement sur le maintien d’un usage originel dans des proportions
inconnues d’autres « catégories » patrimoniales. L’usage originel disparu, où
situer la spécificité du patrimoine religieux ? Dans quelle mesure observe-t-on
un glissement vers le mode de gestion commun du patrimoine culturel ?
L’identité religieuse devenue symbolique après désaffectation suffit-elle alors
à influencer le droit applicable et à imprimer sa marque à l’appréhension
de ce patrimoine ?
12
Introduction
13
Anne FORNEROD
14
SACREDNESS AS AN UNDERLYING VALUE
OF CULTURAL HERITAGE LAW IN EUROPE
Theodosios TSIVOLAS
University of Athens
RÉSUMÉ
Les différents instruments juridiques présentés ici révèlent que la « sacralité »
est une notion relativement ambiguë. Les origines socioculturelles de cette
notion sont explorées dans un premier temps, puis il est donné un aperçu
de l’histoire du droit européen sur la protection du patrimoine religieux. La
notion de sacralité est prise en compte par le droit de l’UE, notamment en
ce qui concerne la protection du patrimoine culturel « d’importance euro-
péenne », ainsi que par les différentes législations nationales relatives au
patrimoine culturel. En conclusion, l’étude introduit le concept de res mixtae
qui constitue la base juridique nécessaire à la compréhension et à l’encadre-
ment juridique des divers aspects de la sacralité proprement dite, attribut
commun d’une richesse culturelle européenne partagée.
ABSTRACT
As it is illustrated in the various legal instruments presented here, “sacredness”
is a rather ambiguous notion per se. Therefore, at first, the socio-cultural
origins of the subject matter are explored, followed by an overview of the
European legal history on the protection of religious heritage. Afterwards,
the notion of sacredness is being examined through the particular current EU
legislation regarding the protection of cultural patrimony “of European signi-
ficance”, as well as through the various national legislative patterns of cultural
heritage law. In conclusion, the study introduces the term of res mixtae; the
latter provides the necessary legal foundation for the proper understanding
and regulating the various aspects of sacredness, as a common attribute of a
shared European cultural wealth.
1. INTRODUCTORY REMARKS
According to the Roman – and later Byzantine – law, things sacred, reli-
gious, and holy, were exempted from commerce, and held to be the property
of no one. “Temples, churches, altarpieces, communion cups, and whatever
was consecrated according to the forms prescribed by law, were held sacred,
and could not be applied to profane uses”. 1 These sacred assets, which
were considered to be of “divine jurisdiction” (res divini iuris), comprised
in fact three subcategories: the res sacrae, the res religiosae and the res sanc-
tae. 2 Of course, nowadays the relevant taxonomy may seem rather obselete.
Nevertheless, even today, especially in cases of living heritage assets such as
functional religious edifices and sacramental objects, i.e. assets which are still
devoted to active religious purposes, the notion of “sacredness” may prove
to be of importance, especially within the ambit of cultural heritage law.
Notwithstanding the above, any attempt by any scholar (let alone a jurist)
to define the notion of “sacredness”, even at its most primary spatial or
geographical features, constitutes an arduous and complex task, that entails
several interpretative and methodological ambiguities. 3 Moreover, it is not the
purpose nor the intention of this study to provide an overview of the scho-
larly discourse on the “idea of the holy” 4 or the “ambivalence of the sacred” 5
by displaying the great array of pertinent theological, anthropological and
sociological disciplines, 6 nor to elaborate on the relations between “the law
and the sacred” in general. 7 On the contrary, the focus of this analysis will
be on the legal gravity of “sacredness” in connection with the current Euro-
pean legislative framework on the protection of cultural heritage, at both the
national and international levels. Nevertheless, as we can always improve
1. Mackenzie T., Studies in Roman Law, with Comparative Views of the Laws of France, England,
and Scotland, Edinburgh, W. Blackwood & Sons, 1862, p. 163.
2. See among others Mainusch R., Die öffentlichen Sachen der Religions – und Weltanschauungs-
gemeinschaften: Begründung und Konsequenzen ihres verfassungsrechtlichen Status, Tübingen,
Mohr Siebeck, 1995, p. 8.
3. See Benzo A., “Towards a Definition of Sacred Places: Introductory Remarks”, in Ferrari S.,
Benzo A. (eds), Between Cultural Diversity and Common Heritage: Legal and Religious
Perspectives on the Sacred Places of the Mediterranean, Farnham, Ashgate, 2014, p. 17–23.
4. Otto R., The Idea of the Holy, Oxford University Press, 1958.
5. Eliade M., Patterns in Comparative Religion, New York, Sheed & Ward, 1958, p. 384.
6. Idinopulos T., Yonan E. (eds), The Sacred and its Scholars: Comparative Methodologies for
the Study of Primary Religious Data, Leiden, Brill, 1996.
7. See Sarat A., Douglas L., Umphrey M.M., Law and the Sacred, Stanford University
Press, 2007.
16
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe
8. Dworkin R., “Law as interpretation”, Critical Inquiry, Vol. 9, N. 1, 1982, p. 179-200.
9. Stoyanov Y., “The Sacred Spaces and Sites of the Mediterranean in Contemporary Theolo-
gical, Anthropological and Sociological Approaches and Debates”, in Ferrari S., Benzo A.
(eds), op. cit., p. 25-36.
10. The critical analysis of the relation between religion and spatiality began, in essence,
with Durkheim’s considerations on the notion of “totem”, i.e. a location transformed into
sacred space. However, the development and application of a systematic spatial analysis for
religion has evolved since the mid-1980s, following the writings and ideas of influential
intellectuals such as W. Benjamin, M. Foucault, H. Lefebvre and M. de Certeau (for an
overview see Crang M., Thrift N. (eds), Thinking Space, London, Routledge, 2000). As
it has been cleverly pointed out by Foucault: “L’époque actuelle serait peut-être plutôt
l’époque de l’espace”. Besides, from a legal viewpoint, the concept of “space” – referring
to a long tradition of spatial thinking throughout different disciplines – (rather than
the concept of “time”) makes possible a dynamic description of contemporary laws on
cultural heritage, and also provides a conceptual tool to explore the “intangible” features
of the same heritage (see Müller-Mall S., Legal Spaces: Towards a Topological Thinking
of Law, Berlin, Springer, 2013).
11. Foucault M., « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, oct. 1984,
p. 46-49.
17
Theodosios TSIVOLAS
12. Lefebvre H., The Production of Space, Oxford, Blackwell, 1991, p. 23.
13. Ibid., p. 240.
14. Particularly in relation to the natural environment, see Burton L., Worship and Wilder-
ness. Culture, Religion, and Law in Public Lands Management, University of Wisconsin
Press, 2002.
15. Eliade M., The Sacred and the Profane: the Nature of Religion, Boston, Houghton Mifflin
Harcourt, 1959.
16. Ibid., p. 11.
17. Ibid., p. 12.
18. Regarding the debate on the public/private dichotomy, see for instance: Fornerod A.,
“The Places of Worship in France and the Public/Private Divide”, in Ferrari S., Pasto-
relli S. (eds), Religion in Public Spaces: A European Perspective, Farnham, Ashgate, 2012,
p. 323-336.
19. Durkheim É., The Elementary Forms of the Religious Life, translated by Cosman C., Oxford
University Press, 2001.
20. Smith J. Z., To Take Place: Toward Theory in Ritual, University of Chicago Press, 1992,
p. 106.
18
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe
Indeed, the role of ritual (as an act of sacralisation) is crucial in creating mea-
ningful places and objects, as well as in marking out a sphere of difference and
thus producing the “sacred”. 21 In fact, the evolution and development of religious
rituals and rites has always been firmly associated with the profound human need
for artistic expression and creativity. In other words, there has always been a
close link between the eternal “pivoting of the sacred” 22 and the corresponding
human need for “orchestrating” the cultural topography. 23
Needless to say, all the aforementioned sophisticated remarks are insuffi-
cient to produce a clear-cut and unequivocal legal definition of the subject
in question. 24 On the contrary, they illustrate the philosophical challenge
posed here by vagueness. Nevertheless, a similar state of affairs exists also
in jurisprudence, where vague concepts are, as a matter of fact, a constant
topic of discussion, especially in blanket clauses such as “good faith” or
“public morals”. 25 Likewise, the ambiguity of the concept of “sacredness”,
and that of “sacred spaces” in particular, is noticeable, for example, at the
international level, among the various “quasi-legal” documents concerning
the protection of religious cultural heritage. A most recent document (issued
in February, 2016) drafted thereof under the auspices of the UNESCO’s
Initiative on Heritage of Religious Interest, seeks, for instance, to indicate
heritage assets of outstanding universal value, which “cannot be reduced to
[their] material expressions, without reference to [their] particular ontology”
and “associated sacred value”. 26 Similar wording can be also found in other
soft-law documents, such as the Principles and Guidelines for the Manage-
ment of Sacred Natural Sites Located in Legally Recognised Protected Areas,
issued in 2008 by the International Union for Conservation of Nature, 27 or
21. Knott K., The Location of Religion: A Spatial Analysis, London, Routledge, 2015, p. 102.
22. Van Gennep A., The Rites of Passage, University of Chicago Press, 2011 (1960), p. 12.
23. Ivakhiv A., “Orchestrating Sacred Space: Beyond the Social Construction of Nature”,
Ecotheology, N. 8.1, 2003, p. 11-29; see Bell C., Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford
University Press, p. 74.
24. See Ferrari S., “Introduction: The Legal Protection of the Sacred Places of the Mediter-
ranean”, in Ferrari S., Benzo A. (eds), op. cit., p. 1.
25. Simonnæs I., “Vague Legal Concepts. A Contradictio in Adjecto?”, in Antia B. E. (ed.),
Indeterminacy in Terminology and LSP: Studies in Honour of Heribert Picht, Amsterdam,
J. Benjamins, 2007, p. 119-134.
26. Final Document of Conclusions and Recommendations: Thematic Expert Consultation
meeting on sustainable management of the World Heritage properties of religious inte-
rest, focused on Mediterranean and South-Eastern Europe (2016), UNESCO Headquarters,
16-18 Febr. 2016, p. 4: http://whc.unesco.org/en/events/ [accessed on Jan. 13, 2017].
27. See https://cmsdata. iucn.org/downloads/pa_guidelines_016_sacred_natural_sites.pdf
[accessed on Jan. 13, 2017].
19
Theodosios TSIVOLAS
the Universal Code on Holy Sites, which, since its issuance in 2009, has
been endorsed by various interfaith networks and religious communities. 28
In any case, leaving the various contemporary international instruments
and guidelines aside, the roots of “spatial sacredness” could be traced back
to the written sources of European legal history.
One of the earliest legal texts relating to the protection and preservation
of sacredness as an integral part of the religious built environment in Europe
can be found in the 6th century fundamental jurisprudence of Corpus Juris
Civilis. According to the provisions of Justinian’s Digesta, where “a temple
has once been made sacred, the place still remains so, even after the edifice
has been demolished”. 29 This notion of “sacred soil”, 30 which is fundamental
also for the interpretation of the ancient Greek custom of religious asylum, 31
sheds some light on the attitude towards temples and other sacred edifices
previously belonging to opposing cults, amidst the religious conflicts of the
Late Antiquity and the early Middle Ages. One could certainly argue that,
throughout this period of transition, from the pagan era to the Christian
epoch, cultural religious symbols of the past were dealt, in many instances,
with aggression and hostility. However, the anti-pagan legislation of the 4th
and early 5th centuries allowed temples to be opened “for the common use
of the people” with the exception of the performance of sacrifices. 32
During the Middle Ages, even if the primary incentive for the preservation
of venerated Christian buildings and artifacts, due to their devotional cha-
racter, remained the element of sacredness, 33 their artistic value as revered
cultural assets, was gradually acknowledged at the legislative level. This
20
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe
34. Pertz G.H. (ed.), Monumenta Germaniae Historica, Vol. 1, Hanover, Legum, 1835,
p. 91, 149.
35. See Konidaris I., Legal Aspects of the Monastic Typika, Athens, Ant. N. Sakkoulas, 2003.
36. See Smyrlis K., “The Management of Monastic Estates. The Evidence of the Typika”,
Dumbarton Oaks Papers, Vol. 56, 2002, p. 245–261.
37. Schildgen B. D., Heritage or Heresy: Preservation and Destruction of Religious Art and
Architecture in Europe, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 173; levi D., “The Admi-
nistration of Historical Heritage: the Italian Case”, in Fisch S. (ed.), National Approaches
to the Governance of Historical Heritage over Time. A Comparative Report [Cahier d’histoire
de l’administration, Vol. 29, n° 9, avril, 2008], p. 105 f.
38. Mariotti F., La legislazione delle Belle Arti, Roma, 1892, p. 226–233.
39. Ibid., p. 235-41.
40. Jokilehto J., History of Architectural Conservation, Oxford, Butterworth-Heinemann, 1999,
p. 75. – Wolf L., Kirche und Denkmalschutz: die päpstliche Gesetzgebung zum Schutz
21
Theodosios TSIVOLAS
der Kulturgüter bis zum Untergang des Kirchenstaates im Jahr 1870, Münster, Lit Verlag,
2003, p. 165 f.
41. Baldwin Brown G., The Care of Ancient Monuments: An Account of the Legislative and
Other Measures Adopted in European Countries for Protecting Ancient Monuments and Objects
and Scenes of Natural Beauty, and for Preserving the Aspect of Historical Cities, Cambridge
University Press, 1905, p. 15 f.
42. Schildgen B. D., op. cit., p. 174.
43. UN Treaty 17512 in: United Nations, Treaty Series, Vol. 1125-1, 1979, p. 27.
22
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe
site is sacred to more than one religion”. 44 In the same vein, the Council of
Europe has already issued a notable recommendation regarding the “Mana-
gement of cathedrals and other major religious buildings in use”, in order
to encourage multi-level partnerships that will ensure the survival of such
sacred spaces. 45
At the EU level, the Treaty on the Functioning of the European Union
(TFEU) requires the latter to take culture into account, in all its actions,
so as to foster intercultural respect and promote diversity (Art. 167 § 4). In
addition, specific provisions of the Treaty on European Union (TEU) stipulate
that the Union, in view of “the cultural, religious […] inheritance of Europe”
(TEU, Preamble) “shall ensure that Europe’s cultural heritage is safeguarded
and enhanced” (TEU, Art. 3.3), while, pursuant to Article 167 § 2 of the
TFEU, “Action by the Union shall be aimed at encouraging cooperation
between Member States and, if necessary, supporting and supplementing
their action in the […] conservation and safeguarding of cultural heritage
of European significance”.
One should note that the aforementioned reference to the heritage of
“European significance” encompasses not only the respective religious
“national treasures possessing artistic, historic or archaeological value”
(TFEU, Art. 36), but also the “religious rites, cultural traditions and regional
heritage” (TFEU, Art. 13) that are considered important for the continuity
of the spiritual “cultures and traditions of the peoples of Europe” (Charter of
Fundamental Rights, Preamble). In this sense, the broadening of the concept
of religious cultural heritage underlines the legal significance of its intangible
elements as well, and shows that the aforesaid legislative approach is not
mainly concerned with confined spaces or isolated objects, but rather with
identifying and preserving the intangible notion of “sacredness” as a respected
cultural value, representative of the pan-European (current or past) religious
traditions. This is the case, for example, in reference to the economic activity
in the Arctic region, in which “companies should operate with responsible
caution especially in places […] that are sacred to indigenous people”. 46
This is also the case in relation to the privileged spiritual and cultural status
44. Council of Europe Treaty Series (CETS) n° 199, Faro, 27.X.2005, Explanatory Report
(notes under Art. 7).
45. Recommendation 1484 (2000) that was adopted by the Standing Committee, acting on
behalf of the Assembly, on Nov. 9, 2000.
46. Opinion of the European Economic and Social Committee on EU Arctic Policy to address
globally emerging interests in the region – A view of civil society, 17 Apr. 2013: OJEU C
198, 10.7.2013, p. 28.
23
Theodosios TSIVOLAS
47. Konidaris I., The Mount Athos Avaton, Athens, Ant. Sakkoulas, 2003.
48. OJEC L 291, 19.11.1979, p. 186. – See also Papastathis C., “The Regime of Mount Athos”,
in Ferrari S., Benzo A. (eds), op. cit., p. 287 f.
49. See Fornerod A. (ed.), Funding Religious Heritage, Farnahm, Ashgate, 2015.
24
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe
in Portugal (Act No. 107/2001, Art. 4), in Poland (Act of July 23, 2003,
Art. 6 § 3), in the Netherlands (Monumentenwet, Art. 1 e), or in Sweden
(Heritage Conservation Act, Chap. 4). Similar provisions have been incor-
porated across the individual German States (Länder), in which the legal
protection of sacred heritage entails the respect of both the spiritual and the
social function of its various cultural aspects. 50 In Austria, the protection of
sacred heritage assets, balances on the principle of “including neutrality”, 51
and the need for co-operation between the State and the legally recognized
owners of major cultural monuments, namely the recognized churches and
religious societies. 52 In Greece, in view of the relevant provisions of Act
No. 3028/2002 “on the protection of antiquities and cultural heritage in
general”, any intervention in the vicinity of a religious monument must
be compatible with its unique sacred nature. This is at its best exemplified
by the relevant case-law, according to which the Court has protected the
“sacred character” and “aesthetic value” of the Metropolitan Cathedral of
Athens against the perilous expansion of subway construction works, 53 as
well as the historical significance of the Patmian Monastery of Saint John
the Theologian against incompatible private constructions on the “sacred
island” of Patmos. 54
(ii) “sacredness” may justify the application of special rules of protection,
particularly in cases of sites or places marked with an exceptional religious
gravity and unique historical importance (lex specialis). For instance, in
Greece, the Meteora monastic complex (where a network of cliff-top Byzan-
tine monasteries has existed for centuries) has been protected since 1995 as
an integrated “sacred area”, pursuant to a special legislative framework, 55
also in light of the Constitutional provisions of Art. 13 (religious freedom)
and Art. 24 (protection of the cultural environment). Likewise, the sacred
peninsula of Mount Athos, which is, in accordance with its ancient privileged
status, “a self-governed part of the Greek State”, 56 is specifically protected
50. See Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, Heidelberg, Springer,
2014, p. 142-148.
51. Kalb H., Potz R., Schinkele B., Religionsrecht, Wien, WUV Universitätsverlag, 2003,
p. 42-43.
52. Wieshaider W., Denkmalschutzrecht. Eine systematische Darstellung für die österreichische
Praxis, Wien, Springer, 2002, p. 135.
53. Council of State, decision n° 2073/1997.
54. Council of State, decision n° 457/2010; see also Act No. 1155/1981 “Recognition of
Patmos as a Sacred Island and other ecclesiastical issues”.
55. Act No. 2351/1995 “Recognition of the Meteora area as a sacred site”.
56. Greek Constitution, Art. 105 § 1.
25
Theodosios TSIVOLAS
57. Konidaris I., Particular Religious Jurisdictions within the Greek Territory, Athens, Sakkoulas
Publ., 2012, p. 192 f. – Tsivolas T., The Legal Protection of Religious Cultural Goods,
Athens, Sakkoulas Publ., 2013, p. 176 f., 351.
58. See Tara Prospecting Ltd v. Minister for Energy [1993] Irish Law Reports Monthly, p. 771.
59. Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, op. cit., p. 75.
60. The agreement was ratified by Legge n. 121 del 25 marzo 1985.
61. International Legal Materials, Vol. 24, N. 6, 1985, p. 1589.
62. See Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, op. cit., p. 159-163.
63. Mynors C., Listed Buildings, Conservation Areas and Monuments, London, Sweet & Maxwell,
2006, p. 553.
64. Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, Art. 13.
65. Loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes, Art. 5.
26
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe
66. Benelbaz C., Le principe de laïcité en droit public français, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 475.
67. See Fornerod A., Le régime juridique du patrimoine religieux, Paris, L’Harmattan, 2013,
p. 39 f., 155 f.
68. See CE, 4 Nov. 1994, No 135842, Abbé Chalumey; CE, ord. 25 Aug. 2005, No 284307,
Commune de Massat, where the relevant privilege was extended also to non-religious uses
of listed places of worship.
69. Chechi A., “Sacred Heritage in Cyprus: Bolstering Protection through the Implementation
of International Law Standards and the Adoption of an Object Oriented Approach”, in
ferrari S., Benzo A. (eds), op. cit., p. 302.
70. Benzo A., op. cit., p. 23.
27
Theodosios TSIVOLAS
71. Regarding the consensus model of res mixtae, which stems from the German approach on
Constitutional Law of State-church relations (Staatskirchenrecht), and corresponds to the
status of “gemeinsame Angelegenheiten” (issues of common interest), where the public
responsibility of the State is coordinated with the autonomous activity of the respective
religious communities. See Von Campenhausen A. F., De Wall H., Staatskirchenrecht.
Eine systematische Darstellung des Religionsverfassungsrechts in Deutschland und Europa,
München, C. H. Beck, 2006, p. 52 f.; Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in
Europe, op. cit., p. 103 f.
72. Heckel M., Staat, Kirche, Kunst: Rechtsfragen kirchlicher Kulturdenkmäler, Tübingen, Mohr,
1968, p. 242-243.
28
LA VALORISATION PATRIMONIALE
DES ÉDIFICES RELIGIEUX ENTRE AFFECTATION
CULTUELLE EXCLUSIVE ET CONTRACTUALISATION
Pierre-Henri PRÉLOT
Université de Cergy-Pontoise
RÉSUMÉ
La France est incontestablement l’un des pays d’Europe qui a su le mieux
préserver depuis un siècle son patrimoine religieux. Paradoxalement, elle doit
cette situation à son régime de séparation qui a garanti aux cultes ancien-
nement reconnus, et en particulier à l’Église catholique, la libre disposition
des édifices devenus propriété publique à la Révolution ou au xixe siècle. La
prise en charge des réparations par le propriétaire et l’entretien au quotidien
par les fidèles ont permis de protéger ces édifices de la transformation, de la
destruction ou de la vente. Mais ce modèle est aujourd’hui en crise, parce que
les financements font défaut et que la pratique religieuse décline. Il s’agit ici
de réfléchir aux conditions juridiques d’une valorisation des édifices religieux
susceptible d’assurer leur pérennité dans le respect de l’affectation cultuelle.
ABSTRACT
France is undoubtedly one of the European countries that has best preserved its
religious heritage over the past century. Ironically, it owes this situation to the
separation regime which guaranteed the formerly recognized religions, especially
the Catholic Church, the free disposal of the church buildings that had become
public property during the Revolution or nineteenth century. Repairs carried out
by the owner and the routine maintenance provided by the faithful have protected
these buildings from transformation, destruction or resale. But this model is in crisis,
due to the lack of funding and the decline in religious observance. The purpose
of this article is to envisage the legal conditions for an enhancement of religious
buildings, likely to ensure their sustainability while respecting the use for worship.
1. L’article 16 ne figurait pas dans le projet de loi initial, il a été rajouté par voie d’amen-
dement.
2. On sait que la loi de 1913 a été votée dans un contexte marqué par la campagne publique de
Barrès déplorant « la grande pitié des églises de France ». Aujourd’hui, selon le ministère
de la Culture, les bâtiments religieux forment 34 % du patrimoine immobilier protégé
au titre des monuments historiques, soit plus de 14 000 édifices ou parties d’édifices
classés ou inscrits (source : France. Sénat, Les collectivités territoriales et le financement
des lieux de culte : rapport d’information de M. Hervé Maurey, n° 345, 17 mars 2015).
3. Disposition ajoutée à l’article 13 de la loi de 1905.
30
La valorisation patrimoniale des édifices religieux
4. L’article 27 prévoit une exception pour les sonneries civiles des cloches.
5. Il ne s’agit pas d’une obligation au sens légal, le propriétaire d’un édifice religieux peut
être une personne physique ou une personne morale d’un autre type, par exemple une
association simple de la loi de 1901, une société ou encore une fondation.
6. La plus notable de ces exceptions étant la chapelle de Ronchamp construite par Le Cor-
busier et classée monument historique.
7. C’est le cas en particulier de l’église abbatiale du Mont-Saint-Michel. V. sur ce point
Prélot P.-H., « Affectation culturelle et usage religieux : le cas de l’abbaye du Mont-Saint-
Michel », in Basdevant-Gaudemet B., Cornu M., Fromageau J. (dir.), Le patrimoine culturel
religieux. Enjeux juridiques et pratiques cultuelles, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 259-276. Plus
généralement, V. sur cette question CE, 19 oct. 1990, n° 90346, Association Saint-Pie V
et Saint-Pie X de l’Orléanais.
31
Pierre-Henri PRÉLOT
1. LA VALORISATION PATRIMONIALE,
UN IMPENSÉ DE LA LOI DE SÉPARATION
32
La valorisation patrimoniale des édifices religieux
des amendements de Jules Dansette et Jules Auffray demandent également le retour des
édifices à leur propriétaire originaire.
10. Selon un document de 2016 de la Conférence des évêques de France, seules 255 églises
(sur un total de 42 258 églises affectées) ont été désaffectées ou vendues depuis 1905.
Sur ce total, 22 ont été vendues et/ou reconverties : CEF, État des lieux des églises en
France, sept. 2016.
11. V. en ce sens la proposition Allard et autres du 8 juin 1905 : elle n’excluait pas la location
des édifices à des fins cultuelles, mais pour une durée maximale de 4 ans, et à un prix
qui ne pouvait être inférieur à 5 % de la valeur de l’immeuble.
12. Le système du bail emphytéotique a été proposé par Étienne Flandin.
13. « Des explications échangées hier à la tribune, il nous a paru résulter que la Chambre
désirait à la fois éviter aux conseils municipaux les difficultés de négociations délicates
avec les associations cultuelles pour la location des églises appartenant aux communes et
en même temps assurer à ces associations une possession des édifices assez prolongée et
assez stable. […] Le système que nous lui proposons consiste à laisser aux associations
cultuelles la jouissance illimitée et gratuite des édifices dont la propriété est affirmée
par l’article 10 au profit, selon les cas, de l’État, des départements ou des communes. » :
Aristide Briand, séance du 9 juin 1905.
33
Pierre-Henri PRÉLOT
14. Les cloches doivent également pouvoir servir aux sonneries civiles.
15. Sur le régime des visites, V. Fornerod A., « Les prémices d’une réforme de la protection
des monuments historiques : la loi de 1905 », in Bady J.-B. et al. (dir.), 1913, genèse d’une
loi sur les monuments historiques, Paris, La Documentation française, 2013, p. 70-78. Plus
généralement, on pourra à propos de la valorisation patrimoniale des édifices cultuels
consulter la thèse consacrée par A. Fornerod à cette question : Le régime juridique du
patrimoine religieux, Paris, L’Harmattan, 2013.
34
La valorisation patrimoniale des édifices religieux
16. CE, 4 nov. 1994, n° 135842, Abbé Chalumey, RFDA 1995, p. 991 : cité par Fornerod A.,
Le régime juridique du patrimoine religieux, op. cit., p. 384.
17. La formule est d’Anne Fornerod : « Les prémices d’une réforme de la protection des
monuments historiques : la loi de 1905 », op. cit., p. 76.
18. On sait que l’Église catholique n’ayant pas créé les associations cultuelles prévues par la
loi de 1905, l’article 29 du décret de 1906 ne s’applique pas dans les édifices du culte
catholiques, c’est-à-dire en réalité l’immense majorité du patrimoine religieux public.
35
Pierre-Henri PRÉLOT
19. CE, ass., 18 nov. 1949, n° 77441, Sieur Carlier, Rec. CE, p. 490.
36
La valorisation patrimoniale des édifices religieux
certaines parties des édifices religieux, telles que les tours de Notre-Dame
de Paris. Encore la redevance prélevée pour les visites restait-elle irrégulière
au regard du principe de gratuité résultant, pour les cathédrales de l’État,
de la loi de 1921. Ce principe de division spatiale comme fondement d’une
valorisation autonome des édifices cultuels par le propriétaire a été confirmé
de façon expresse par le Conseil d’État dans un arrêt de 2012 qui consacre
la théorie dite de la dissociabilité fonctionnelle. Dans cet arrêt qui concernait
le toit-terrasse de l’Église des Saintes-Maries-de-la-Mer 20, le Conseil d’État
a considéré que l’affectation au culte « s’applique à l’ensemble d’un édifice
cultuel, y compris ses dépendances nécessaires, fonctionnellement indisso-
ciables de l’édifice cultuel », mais que toutefois
« il en va autrement d’aménagements qui […] doivent être regardés,
compte tenu notamment de leurs caractéristiques propres et de la
possibilité d’y accéder sans entrer dans l’édifice cultuel, comme fonc-
tionnellement dissociables de cet édifice ; que la commune peut, sans
avoir à recueillir l’accord préalable du desservant de l’église, organiser
des visites de tels aménagements ; qu’il lui appartient de veiller à ce
que les modalités d’organisation de celles-ci ne conduisent pas à per-
turber l’exercice du culte à l’intérieur de l’édifice et soient compatibles
avec l’affectation de l’édifice sur lequel les aménagements visités sont
situés ».
20. CE, 20 juin 2012, n° 340648, Commune des Saintes-Maries-de-la-Mer, Rec. CE, p. 247.
21. Selon l’article 97 de la loi municipale du 5 avril 1884, « La police municipale […]
comprend notamment […] le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de
grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissance et cérémonies
publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics ».
22. V. sur ce point CE, 3 mai 1918, n° 58743, Abbé Piat.
37
Pierre-Henri PRÉLOT
38
La valorisation patrimoniale des édifices religieux
27. « Considérant qu’en vertu des dispositions combinées des lois susvisées du 9 décembre
1905 et du 2 janvier 1907, en l’absence d’associations cultuelles et d’actes administratifs
attribuant la jouissance des églises et des meubles les garnissant, ces biens sont laissés à
la disposition des fidèles et des desservants ; que leur occupation doit avoir lieu confor-
mément aux règles d’organisation générale du culte et que les ministres du culte occupant
les édifices sont chargés d’en régler l’usage de manière à assurer aux fidèles la pratique
de leur religion ; qu’il suit de là qu’en décidant d’instituer, en application des disposi-
tions de l’article 25 de la loi susvisée du 31 décembre 1913, un droit de visite des objets
mobiliers classés exposés dans l’église Saint-Pierre de Baume-les-Messieurs sans avoir
recueilli l’accord du desservant, le conseil municipal de ladite commune a porté atteinte
aux droits qui sont reconnus à ce dernier pour réglementer l’usage des biens laissés à la
disposition des fidèles par les lois susvisées des 9 décembre 1905 et 2 janvier 1907 ; que
la décision d’instituer un tel droit de visite étant ainsi entachée d’illégalité, les décisions
prises pour son application doivent être annulées. »
28. Comme on l’a dit précédemment, le décret confiait aux associations cultuelles le soin
d’organiser le régime des visites, sous réserve de l’approbation du préfet. L’arrêt Abbé
Chalumey exige quant à lui l’accord du desservant à propos de la réglementation des visites
par le conseil municipal, pour les lieux de culte ne relevant pas d’une association cultuelle.
29. CE, ord. réf., 25 août 2005, n° 284307, Commune de Massat.
39
Pierre-Henri PRÉLOT
Mais en ajoutant que les usages non religieux 30 doivent être « autorisés par
le desservant seul », dans un litige où les animations envisagées n’avaient
pas le moindre caractère religieux, l’ordonnance érige en principe général le
fait que tous les usages envisagés par la collectivité propriétaire deviennent
désormais possibles, pour autant qu’ils sont autorisés par le desservant. En
l’espèce, il s’agissait pour la commune d’organiser dans une chapelle non
désaffectée des manifestations diverses, à savoir une représentation théâtrale,
une exposition et une conférence-débat sur le 60e anniversaire de la libéra-
tion des camps de concentration nazis, une exposition de peinture et enfin
un concert de musique des Andes, autant d’activités qui de près ou de loin
n’ont rien à voir avec l’exercice du culte. De fait le desservant fraîchement
nommé s’y est opposé, mais s’agissant d’une chapelle qui n’était pratiquement
plus utilisée pour les offices, rien n’interdit de penser qu’une autorisation
au moins partielle aurait été accordée dans un contexte moins conflictuel.
Finalement, comme le rappelle l’ordonnance, la seule limite qui s’impose au
desservant tient dans l’obligation – que lui fait également le droit canon – de
« préserver le caractère sacré du lieu ». Encore cette appréciation comporte-
t-elle dans la pratique pastorale une certaine part de subjectivité.
40
La valorisation patrimoniale des édifices religieux
41
Pierre-Henri PRÉLOT
42
LE PATRIMOINE CULTUEL IMMOBILIER :
UN PATRIMOINE EN PÉRIL ?
Stéphane DUROY
Université Paris-Saclay, Université Paris-Sud, Institut d’études de droit public (IEDP)
RÉSUMÉ
Les lieux de culte catholiques sont de loin les plus nombreux en France. Dans
leur immense majorité, ils sont la propriété de personnes publiques, de l’État
s’agissant des cathédrales, des communes s’agissant des églises paroissiales. Le
recul de la pratique religieuse reste pour l’heure sans grande conséquence sur
l’intégrité de ce patrimoine immobilier. En effet, l’affectation cultuelle étant
très protégée par la loi de 1905, les désaffectations cultuelles restent rares.
La protection de cette affectation à l’usage direct du public a pour effet de
maintenir ces lieux de culte dans le domaine public. Même en cas de désaf-
fectation cultuelle, les lieux de culte restent le plus souvent des propriétés
publiques et des éléments du domaine public. Enfin, dans les cas de vente
des biens culturels désaffectés, on peut encore observer une pérennité de
l’ouvrage cultuel.
ABSTRACT
Catholic places of worship are by far the most numerous in France. The vast
majority of them are the property of public authorities, the State in the case of
cathedrals and the communes in the case of parochial churches. The decline
in religious practice is so far of little consequence on the integrity of this
tangible heritage. Indeed, since the use for worship is very much protected
by the Act of 1905, there are still few redundant churches. The protection of
church buildings results in keeping them in the public domain. Even in the
case of decommissioning, places of worship often remain public property and
elements of the public domain through cultural uses. Even in case the churches
are decommissioned, the religious buildings are often maintained as such.
La loi de 1905 prévoyait certes une « privatisation » pour les lieux de culte
« concordataires », c’est-à-dire ceux construits et affectés au culte pendant
la période du concordat (1801-1905). Plus précisément, la loi prévoyait un
transfert de la propriété de ces lieux de culte, qui étaient parfois la propriété
de communes, mais le plus souvent la propriété d’établissements publics du
culte (des fabriques, des menses ou des consistoires), au profit d’associations
cultuelles. Mais, l’Église catholique ayant refusé la constitution des associa-
tions cultuelles, le transfert de propriété des lieux de culte catholiques, de
loin les plus nombreux, s’est trouvé empêché. Seuls les lieux de culte des
minorités religieuses, juifs et protestants, qui étaient presque tous des lieux
de culte « concordataires », ont fait l’objet des transferts de propriété prévus
par la loi de 1905.
Une loi du 13 avril 1908 allait prendre acte de l’impossible transfert de
propriété résultant de la non-constitution des associations cultuelles catho-
liques, en modifiant l’article 9 de la loi de 1905, pour disposer que : « Les
édifices affectés au culte lors de la promulgation de la loi du 9 décembre
1905 et les meubles les garnissant deviendront la propriété des communes
44
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
sur le territoire desquelles ils sont situés, s’ils n’ont pas été restitués ni
revendiqués dans le délai légal. » 1
Ainsi, les communes, après les lois de 1905 et de 1908, sont restées pro-
priétaires des très nombreux lieux de culte catholiques mis à disposition de la
nation en 1789 et toujours affectés au culte en 1905, ce qui était prévu par la
loi de 1905. Elles sont devenues propriétaires, par la loi de 1908, des lieux de
culte propriétés d’établissements publics cultuels qui n’avaient pu être transmis
aux associations cultuelles. C’est donc en raison de la non-constitution des
associations cultuelles catholiques et de la combinaison des dispositions des lois
de 1905 et 1908 que le juge parle parfois des collectivités publiques « demeu-
rées ou devenues propriétaires » des édifices servant à l’exercice du culte 2. Ce
patrimoine cultuel, largement communal, a été dans les années précédant l’adop-
tion de la loi de 1905, puis dans les années suivant son adoption, source de
conflits. De nombreux maires anticléricaux n’acceptaient pas de devoir engager
les finances de la commune pour entretenir des monuments qu’ils jugeaient
dispendieux. Le fameux ouvrage de Maurice Barrès, La grande pitié des églises
de France témoigne de la fréquence de telles attitudes pendant cette période 3.
Puis l’accalmie est venue dans les relations entre la République et l’Église
catholique. Sur le plan juridique, elle s’est traduite, notamment, par l’admis-
sion que les lieux de culte qui sont la propriété des communes appartiennent
à leur domaine public. Longtemps discutée, cette appartenance au domaine
public a été clairement mise en évidence tant par le juge judiciaire que par
le juge administratif 4. Les juges déduisent cette appartenance d’une part de
l’existence d’une propriété publique, d’autre part d’une affectation à l’usage
direct du public. De cette appartenance au domaine public, il résulte une
protection particulièrement forte des lieux de culte catholiques puisque les
églises comme tous les biens du domaine public sont inaliénables et impres-
criptibles, du moins tant qu’il n’a pas été mis fin, par un déclassement, à
leur appartenance au domaine public 5.
45
Stéphane DUROY
6. Sur ce caractère onéreux, nous ne pouvons que regretter l’absence de chiffrage dans le
rapport sénatorial d’Hervé Maurey : France. Sénat, Les collectivités locales et le financement
des lieux de culte, rapport d’information n° 345, 17 mars 2015. – Sur les interrogations
concernant le devenir des églises de nombreux colloques et journées d’études sont orga-
nisés. Pour n’en citer que quelques-uns : « Que vont devenir les églises normandes ? »,
Centre culturel international de Cerisy, 26-30 mai 2015 ; « Patrimoine cultuel, patrimoine
culturel : conserver, restaurer, valoriser et reconvertir ? », Lyon, 16 nov. 2015 ; « Quel
avenir pour les églises du xixe siècle », Rennes, 3 févr. 2016 ; « Les églises demain, entre
usage partagé et reconversion », Alençon, 16 juin 2016 ; « L’avenir des églises », Lyon,
20-22 oct. 2016.
7. Ce dernier cas de figure est précisément illustré par : CE, 30 déc. 2002, n° 248787,
Commune de Pont-Audemer c/ Association de sauvegarde des patrimoines de la Basse-Seine,
Rec. CE, tables, p. 876.
8. Le rapport précité Les collectivités locales et le financement des lieux de culte du sénateur
Hervé Maurey (17 mars 2015), reprend ce chiffre de 100 000 lieux de culte en France,
dont 90 % seraient catholiques et 90 % la propriété des communes.
46
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
Aussi, nous allons surtout souligner à travers cette étude que ces faits
ne sont pour l’heure pas encore de nature à mettre en péril le patrimoine
cultuel. Cette vision que certains pourront juger optimiste se nourrit de
trois causes qui seront successivement développées. Tout d’abord, la désaf-
fectation cultuelle des églises reste un phénomène contenu (1). De plus, en
cas de désaffectation cultuelle, il n’y a pas nécessairement aliénation, mais
bien souvent maintien d’une propriété publique (2). Enfin, lorsqu’une désaf-
fectation cultuelle est effectivement suivie d’une aliénation au profit d’un
particulier, promoteur ou commerçant, ou parfois d’une personne publique,
il est aussi possible d’observer une conservation de l’intégrité de l’ouvrage
cultuel (3).
47
Stéphane DUROY
9. Contrairement à ce que peut laisser penser le propos du rapporteur public Édouard Geffray
pour lequel l’affectation aux fidèles et aux ministres du culte ne vaudrait que pour les
lieux de culte dont les personnes publiques sont devenues propriétaires : CE, 19 juill.
2011, Commune de Trélazé, Rec. CE, p. 370, concl. Geffray E.
10. CE, 4 nov. 1994, Abbé Chalumey, Rec. CE, p. 491.
11. CE, ord., 25 août 2005, Commune de Massat, Rec. CE, p. 386 ; AJDA 2006, p. 96, note
Subra de Bieusses P.
12. CAA Marseille, 22 nov. 2011, n° 10MA00428, Commune de Saint-Étienne du Grès.
13. CAA Nantes, 29 nov. 2013, n° 12NT00939, Abbé Brindejonc, AJDA 2014, p. 46, chron.
Degommier S. ; Report P., « Antennes de téléphonie mobile et lieux de culte : une nou-
velle querelle de clocher ? », RFDA 2014, p. 247.
48
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
14. CE, 20 juin 2012, n° 340648, Commune des Saintes-Maries-de-la-Mer, RFDA 2012, p. 805 ;
RFDA 2012, p. 826, note Morange J.
15. Ainsi : « 1° Si l’association bénéficiaire est dissoute ; […] 4° Si l’association cesse de remplir
son objet ou si les édifices sont détournés de leur destination ; 5° Si elle ne satisfait pas,
soit aux obligations de l’article 6 ou du dernier [avant-dernier] paragraphe du présent
article, soit aux prescriptions relatives aux monuments historiques. »
49
Stéphane DUROY
16. Depuis le décret n° 70-220 du 17 mars 1970 portant déconcentration en matière de
désaffectation des édifices cultuels. Les modifications issues de ce décret ont été intégrées
à l’article 13 de la loi de 1905 par l’ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015 portant
simplification du régime des associations et des fondations.
17. CE, 17 févr. 1932, Commune de Barran, DP 1933, III, p. 49, note Capitant R.
18. CAA Lyon, 21 mars 1989, n° 89LY00025, Commune de la Cadière d’Azur : absence de
désaffectation justifiant un ordre adressé à des occupants d’évacuer une chapelle. – CAA
Bordeaux, 27 avril 2004, n° 03BX00370, Association Saint-Éloi : annulation d’une délibé-
ration autorisant la signature d’une convention de mise à disposition d’une église à une
association cultuelle, en l’absence de désaffectation préalable de l’église.
50
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
19. CE, 19 juill. 2011, n° 320796, Mme Vayssière, AJDA 2011, p. 2010, note Fatôme E,
Richer L.
20. Nous utilisons le futur, car pour l’heure, les baux emphytéotiques cultuels ne sont pas
encore arrivés à leurs termes.
21. CE, 19 juill. 2011, n° 313518, Commune de Montpellier : l’arrêt dispose que « les collec-
tivités territoriales ne peuvent sans méconnaître les dispositions de la loi du 9 décembre
1905, décider qu’un local dont elles sont propriétaires sera laissé de façon exclusive et
pérenne à la disposition d’une association pour l’exercice d’un culte et constituera ainsi un
édifice cultuel ». Sur ces incertitudes concernant la succession de baux emphytéotiques ou
de contrats de location, V. Duroy S., « Des nourritures terrestres aux nourritures célestes :
le bail emphytéotique cultuel avatar du bail emphytéotique rural », RDP 2012, p. 287.
51
Stéphane DUROY
22. CE, 30 déc. 2002, n° 248787, Commune de Pont-Audemer c/ Association des patrimoines de
la Basse-Seine, Rec. CE, tables, p. 876. – Duroy S., « Le déclassement des biens meubles
culturels et cultuels. Réflexions sur la cause et les limites de leur inaliénabilité », RDP
2011, p. 55.
23. Même s’il existe un petit marché « émergent » pour ce type de produit.
24. L’article L. 621-22 du Code du patrimoine dispose que : « L’immeuble classé au titre des
monuments historiques qui appartient à une collectivité territoriale ou à l’un de ses éta-
blissements publics, ne peut être aliéné qu’après que l’autorité administrative compétente
a été appelée à présenter ses observations […] » ; L’article L. 621-29-9 dispose quant à
lui que : « L’immeuble classé ou inscrit au titre des monuments historiques appartenant
à l’État ou à l’un de ses établissements publics ne peut être aliéné qu’après observations
du ministre chargé de la culture […] .»
52
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
25. Pour quelques exemples : Chapelle des pénitents blancs à Aix-en-Provence, abritant la
collection Planque ; Chapelle du collège des Jésuites en Avignon, abritant la collection
lapidaire du musée Calvet ; Église Notre-Dame sur la commune de Portbail (Manche)
abritant des expositions temporaires ; Église Saint-Nicolas à Coutances (Manche) ; Église
Saint-Sauveur à Saint-Malo.
26. Une vente pour l’euro symbolique peut être envisagée, mais encore faudrait-il que la vente
obéisse aux critères posés par la jurisprudence, à savoir un motif d’intérêt général et des
contreparties suffisantes : CE, 3 nov. 1997, Commune de Fougerolles, Rec. CE, p. 391 ;
CE, 25 nov. 2009, Commune de Mer, Rec. CE, p. 472.
27. Étude sur l’entretien des églises parisiennes des XIXe et XXe siècles, 2008. Ce rapport sous la
signature de J. Duvugnacq et L. Fouqueray est lisible sur le site de la revue In Situ. Revue
des patrimoines : https://insitu. revues.org/6517 [consulté le 13 janv. 2017].
53
Stéphane DUROY
Si un jour, certaines des églises réalisées dans le cadre d’un bail emphytéo-
tique font l’objet d’une désaffectation cultuelle, elles resteront pour certaines
des propriétés publiques – notamment en raison de leur protection au titre
des monuments historiques 28 qui sans être un obstacle juridique à leur vente,
constitue une servitude souvent perçue comme pénalisante par un éventuel
acquéreur – ou feront partie du domaine public si leur propriétaire public,
comme pour les églises plus anciennes, décide de leur donner une nouvelle
affectation.
28. C’est le cas pour l’église Sainte-Odile dans le 17e arrondissement, inscrite au titre des
monuments historiques depuis 2001.
29. Les exemples cités en note 25 peuvent être ici repris, auxquels de très nombreux autres
pourraient être ajoutés.
30. CE, 28 avril 2014, n° 349420, Commune de Val-d’Isère : appartenance d’une piste de ski
alpin au domaine public d’une commune. – CE, 13 avril 2016, n° 391431, Commune de
Baillargues (appartenance au domaine public d’un terrain exproprié dont l’aménagement
est entrepris de façon certaine), AJDA 2016, p. 1171, chron. Dutheillet de Lamothe L.
et Odinet G.
54
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
55
Stéphane DUROY
31. CAA Nantes, 13 juin 2014, n° 13NT00767, Association cultuelle Fraternité sacerdotale
Saint-Pie X c/ Ville de Caen.
56
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
32. Précisons que le classement implique le respect de l’article L. 621-9 du Code du patri-
moine disposant que : « L’immeuble classé au titre des monuments historiques ne peut
être détruit ou déplacé, même en partie, ni être l’objet d’un travail de restauration, de
réparation ou de modification quelconque, sans autorisation de l’autorité administrative » ;
l’inscription implique quant à elle le respect de l’article L. 621-27 disposant que l’inscrip-
tion entraîne pour les propriétaires « l’obligation de ne procéder à aucune modification
de l’immeuble ou partie de l’immeuble inscrit, sans avoir, quatre mois auparavant, avisé
l’autorité administrative de leur intention et indiqué les travaux qu’ils se proposent de
réaliser ».
57
Stéphane DUROY
33. CE, 11 mai 1959, Dauphin, Rec. CE, p. 294 ; D. 1959, p. 314, concl. Mayras H. ; JCP
1959, n° 11269, note Lanversin J. de.
58
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?
59
LES POUVOIRS PUBLICS
ET LES ÉDIFICES CULTUELS EN BELGIQUE
Jean-François HUSSON
Observatoire des relations administratives entre les cultes, la laïcité organisée et l’État (ORACLE)
et Université de Liège
RÉSUMÉ
Le régime belge de relations entre l’État et les communautés religieuses et
philosophiques reconnues se traduit notamment par des soutiens financiers
aux bâtiments affectés au culte ou à l’assistance morale. Ces interventions
s’inscrivent pour l’essentiel dans un dispositif hérité de l’époque concordataire
française, peu remis en cause par la large régionalisation de la matière. Ce
dispositif est aujourd’hui sous tension, car il doit répondre à des situations
contrastées, entre cultes reconnus au xixe siècle – généralement en déclin – et
cultes reconnus plus récemment – généralement en expansion. La situation est
également complexifiée par des différences liées à la propriété des bâtiments
ou à leur classement au titre du patrimoine culturel. La présente contribution
questionne l’équité du dispositif et aborde les développements possibles.
ABSTRACT
The Belgian regime of relations between the State and religious or philoso-
phical communities results notably in financial support for buildings used for
worship and moral counselling. Those interventions are essentially a legacy of the
French Concordat, largely unchallenged by the regionalization process. Today,
it has to respond to contrasting situations between religions recognized in the
19th century – generally declining – and more recently recognized ones – gene-
rally expanding. An additional complication originates in differences in ownership
of the buildings or their classification as listed buildings. After presenting the
situation by religious and philosophical community and level of power, this paper
questions the equity of the system and addresses the possible developments.
62
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
– les fabriques d’église – et leurs équivalents au sein des autres cultes –
qui sont des établissements publics faisant l’objet d’une reconnaissance
officielle et soumis à un ensemble de dispositions légales et réglementaires
en matière de fonctionnement, de tutelle et de financement ; ce statut sera
donc utilisé pour les communautés cultuelles ou philosophiques recon-
nues ;
– les associations sans but lucratif (ASBL), personnes morales de droit
privé, soumises à une réglementation générale 6 mais ne requérant pas de
reconnaissance officielle et jouissant d’une large autonomie, dans le cadre
des statuts dont elles se dotent. Ces ASBL correspondent, pour l’essentiel,
aux associations loi 1901 françaises, la législation belge n’ayant pas de statut
particulier pour les associations cultuelles ; ce statut est utilisé par les commu-
nautés non reconnues (le cas échéant, préalablement à leur reconnaissance)
ainsi que pour les activités périphériques, en particulier dans les champs
socioculturel et caritatif.
Enfin, à la suite de la réforme de l’État de 2001 7, les compétences autrefois
fédérales sont dorénavant réparties comme suit 8 :
– État fédéral : reconnaissance des cultes et des organisations philoso-
phiques non confessionnelles ainsi que de leurs organes représentatifs, prise
en charge des traitements et pensions des ministres des cultes et délégués
des organisations philosophiques ; législation et tutelle relatives aux établis-
sements des organisations philosophiques ;
– Régions 9 : législation et tutelle relatives aux établissements cultuels
locaux (y compris critères et procédure de reconnaissance) ; travaux sur les
édifices des cultes et le patrimoine protégé 10 ;
6. V. loi du 27 juin 1921 sur les associations sans but lucratif, les associations internationales
sans but lucratif et les fondations.
7. Loi spéciale du 13 juillet 2001 portant transfert de diverses compétences aux Régions et
Communautés.
8. Les entités fédérées, Communautés et Régions, peuvent être visualisées sur cette page http://
www.belgium.be/fr/la_belgique/pouvoirs_publics/la_belgique_federale/Carte [consulté le
13 janv. 2017].
9. Ainsi que la Communauté germanophone en application du décret du 27 mai 2004 relatif
à l’exercice, par la Communauté germanophone, de certaines compétences de la Région
wallonne en matière de pouvoirs subordonnés.
10. « Par patrimoine, il faut entendre l’ensemble des biens immobiliers dont la protection
se justifie en raison de leur intérêt historique, archéologique, architectural, scientifique,
artistique, social, mémoriel, esthétique, technique, paysager ou urbanistique, en tenant
compte des critères soit de rareté, soit d’authenticité, soit d’intégrité, soit de représentati-
vité » (extrait de l’art. 185 du Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme,
du patrimoine et de l’énergie).
63
Jean-François HUSSON
2. LA SITUATION PATRIMONIALE
DES PRINCIPALES COMMUNAUTÉS CONVICTIONNELLES :
UN PAYSAGE CONTRASTÉ
La situation est contrastée et une distinction peut être opérée entre les
cultes reconnus au xixe siècle (cultes catholique, protestant [EPUB] 13, israé-
lite et anglican) et ceux reconnus aux xxe et xxie siècles (cultes islamique et
orthodoxe ainsi que les évangéliques). Les premiers ont des effectifs au mieux
stables, plus généralement en déclin ; leurs racines historiques expliquent
qu’une part plus ou moins importante de leurs lieux de culte est classée et
peut bénéficier des interventions au titre du patrimoine. Les seconds, dont
les effectifs sont en croissance, n’ont pas le même enracinement historique
et ne bénéficient que rarement des interventions au titre du patrimoine. La
situation de la « laïcité organisée » est, quant à elle, spécifique.
11. Nous utilisons « Communauté » pour les institutions politiques et « communauté » pour
les communautés cultuelles ou philosophiques.
12. « Le décret du 11 juillet 2002 relatif aux biens culturels mobiliers et au patrimoine
immatériel de la Communauté française permet la protection des biens culturels les
plus importants et les plus significatifs situés en Fédération Wallonie-Bruxelles […].
La protection des biens culturels mobiliers touche un large éventail d’objets, allant des
œuvres d’art aux objets archéologiques, aux moyens de transport sans oublier les docu-
ments d’archives, les pièces ethnographiques, les objets d’art décoratifs, les instruments
scientifiques. […] » : http://www.patrimoineculturel.cfwb.be/index.php?id=7244 [consulté
le 13 janv. 2017].
13. La Belgique reconnaît aujourd’hui le culte protestant-évangélique, composé de l’Église
protestante unie de Belgique (EPUB), représentant le protestantisme « historique » et
certains de ses partenaires (tels les adventistes), et le Synode fédéral des Églises évan-
géliques de Belgique. Les deux courants ayant connu des développements différents, ils
seront distingués dans notre propos.
64
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
65
Jean-François HUSSON
17. Le cas des églises Sainte-Catherine à Bruxelles ou Saint-Jacques à Namur sont deux
exemples particulièrement illustratifs.
18. Telle la cathédrale de Tournai.
19. De Pooter P., De rechtspositie van erkende erediensten en levensbeschouwingen in Staat en
maatschappij, Brussel, Larcier, 2003.
20. Signalons que la plupart d’entre elles furent construites dans un style oriental alors que
la plupart des juifs belges étaient originaires d’Europe centrale. La conception de l’alté-
rité à l’époque était apparemment quelque peu différente de ce qu’elle est aujourd’hui.
21. De Pooter P., op. cit.
22. Le cas des cultes non reconnus ne sera pas abordé. Signalons simplement qu’ils peuvent se
constituer en ASBL et bénéficier de l’exonération d’impôt foncier, ainsi que des subsides
pour le patrimoine classé s’ils occupent de tels bâtiments.
66
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
(demande n’ayant pas encore abouti, demande non encore introduite, souhait
de ne pas être reconnu compte tenu des contraintes administratives en
découlant).
Pour acquérir ou louer des bâtiments destinés au culte, ces communautés
se sont généralement constituées en associations sans but lucratif (ASBL).
Lorsqu’une communauté locale est reconnue par les pouvoirs publics, l’ASBL
peut transférer la propriété du bien à l’établissement public constitué à la
suite de la reconnaissance. Cependant, dans de nombreux cas, les acteurs
locaux ont préféré conserver la propriété au sein de l’ASBL et mettre le
bâtiment à disposition, à titre gracieux, via une location ou encore via un
bail emphytéotique.
Au sein du culte islamique, les bâtiments appartiennent ainsi aux ASBL
locales ou à des fédérations. Dans le cas des mosquées turques affiliées à
la Diyanet de Belgique 23, financées à l’origine par les fidèles, la propriété
est transférée à la Diyanet qui, en contrepartie, apporte divers soutiens à la
communauté locale et lui fournit un imam, dont la présidence des Affaires
religieuses turque supporte la charge. Une mosquée appartient toutefois à
l’État belge : il s’agit de la Grande Mosquée de Bruxelles, aussi appelée
mosquée du Cinquantenaire. Celle-ci est tout à fait particulière : aujourd’hui
intégrée au réseau de la Ligue islamique mondiale et présidée par l’ambassa-
deur d’Arabie saoudite, elle a fait l’objet d’un bail emphytéotique lorsque les
autorités belges ont souhaité lui confier le rôle de représentation de l’islam
en Belgique. Ce rôle fut contesté par diverses parties et lui fut graduellement
retiré. Compte tenu de son positionnement et de ses affiliations, la Grande
Mosquée n’est pas reconnue par la Région de Bruxelles-Capitale (elle n’a
apparemment jamais introduit de demande) et n’a pas participé au dernier
processus de renouvellement de l’Exécutif des musulmans de Belgique, organe
représentatif reconnu, en 2013-2014. Cela peut apparaître étonnant s’agissant
de la seule mosquée occupant un bâtiment public. Actuellement, près de 80
mosquées sont reconnues sur un total estimé à environ 300 mosquées. Une
spécificité du culte islamique est qu’un même bâtiment abrite non seulement
le lieu de culte mais aussi des espaces socioculturels (cours de langue, cours
sur le Coran, etc.). Cela ne va pas sans poser diverses questions pratiques
dans le cas des mosquées reconnues ; les interventions publiques (couver-
ture du déficit, exonération d’impôt foncier) n’étant pas identiques pour les
activités cultuelles et les autres activités. Cela pose également le problème,
23. La Diyanet de Belgique, branche belge de la présidence des Affaires religieuses turque,
est constituée sous forme d’association internationale de droit belge.
67
Jean-François HUSSON
24. Menier B., « Les lieux de culte évangéliques à Bruxelles », 28 avril 2012, en ligne sur
ORELA : http://www.o-re-la.org [consulté le 13 janv. 2017].
68
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
25. Pour une contextualisation : Husson J.-F., « La libre-pensée, une religion comme une
autre ? Financement public et gestion de la pluralité religieuse et philosophique en
Belgique », in Lamine A.-S., Quand le religieux fait conflit. Désaccords, négociations ou
arrangements, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 47-60.
26. Husson J.-F. et Sägesser C., « La reconnaissance et le financement de la laïcité (II) »,
Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1760, 2002, p. 3-52.
27. Il s’agit d’ASBL et non d’établissements publics. V. les documents cités dans les notes 28
et 29 pour une explication détaillée.
28. Husson J.-F., « Le financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques »,
Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1703-1704, 2000, p. 3-90.
29. Jeholet P.-Y., Sägesser C. et Husson J.-F., La législation wallonne sur les cultes : état des
lieux et pistes de réformes, Namur, Parlement wallon, 2014.
69
Jean-François HUSSON
Niveau Nature
Niveau
de pouvoir de la dépense
Nature de pouvoir
établissant (pour les
de la dépense supportant
le cadre légal/ établissements
la dépense (a)
réglementaire reconnus)
Frais Régions (b) (c) Couverture Communes
de fonctionnement du déficit ou provinces
(chauffage, eau, de l’établissement selon le culte
assurances, (obligatoire) (service ordinaire
entretien courant…) du budget)
Gros entretien, Régions (b) (c) Obligatoire Communes
réparations, ou provinces selon
reconstruction le culte (service
extraordinaire
du budget). Subsides
régionaux possibles
Construction Régions (b) (c) Facultative Communes
ou provinces selon
le culte (service
extraordinaire
du budget). Subsides
régionaux possibles
Fiscalité Régions Exonération Dépense fiscale
immobilière (d) du précompte pour les communes,
immobilier les provinces,
(impôt foncier) les Régions
30. Pour une information détaillée concernant les montants mobilisés, V. Husson J.-F., « Le
financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques », art. cit. ; Husson J.-F.
(éd.), Le financement des cultes et de la laïcité. Comparaison internationale et perspectives,
Namur, Éd. namuroises, 2005 ; Jeholet P.-Y, Sägesser C. et Husson J.-F., op. cit.
70
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
31. Dans certains cas, les dons peuvent bénéficier d’une déductibilité fiscale dans le chef
des donateurs.
32. V. Code wallon de l’aménagement du territoire (art. 187 et suiv.) qui distingue l’inscrip-
tion sur la liste de sauvegarde, le patrimoine exceptionnel, le petit patrimoine populaire
et le patrimoine exceptionnel.
71
Jean-François HUSSON
33. Pour une liste des divers types de ressources, V. Knoepfel P., Larrue C. et Varone F.,
Analyse et pilotage des politiques publiques, Zürich, Verlag Rüegger, 2e éd. 2006.
34. Husson J.-F., « Le financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques »,
art. cit. ; Husson J.-F. et Sägesser C., « La reconnaissance et le financement de la laïcité
(II) », art. cit. ; Jeholet P.-Y., Sägesser C. et Husson J.-F, op. cit.
72
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
35. Outre le cas de la Grande Mosquée de Bruxelles, déjà évoqué, citons la mosquée d’Andenne,
cédée par la municipalité pour l’euro symbolique. Remarquons qu’aucune de ces mosquées
n’est aujourd’hui reconnue par les pouvoirs publics.
36. Telles les églises catholiques, en général assez anciennes, grandes et énergivores.
73
Jean-François HUSSON
74
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
Nombre d’acteurs, tant du côté des cultes que des pouvoirs publics – en
particulier locaux – considèrent que des efforts doivent être réalisés afin de
réduire les charges des pouvoirs locaux. Si ces dernières sont relativement
limitées – de l’ordre d’un pour cent des dépenses ordinaires –, ces inter-
ventions, longtemps relativement préservées, ont été remises en cause au
fur et à mesure des difficultés budgétaires des pouvoirs locaux. Les auto-
rités catholiques en sont d’ailleurs conscientes et, dans plusieurs évêchés,
des réflexions et démarches ont été entamées afin de permettre certaines
rationalisations.
Confrontée à l’existence d’un parc immobilier supérieur à ses besoins
d’assistance religieuse, l’Église catholique a recours à plusieurs pistes, au
cas par cas. Une des pistes privilégiées est le transfert à une autre commu-
nauté catholique, par exemple d’origine immigrée ou encore charismatique 40.
Une autre piste est le transfert vers d’autres communautés chrétiennes, en
38. Pour plus de détails, V. notamment Hennart E., « Patrimoine et réaffectation : le rôle
de l’Institut du patrimoine wallon », in Husson J.-F. (éd.), Le financement des cultes et
de la laïcité. Comparaison internationale et perspectives, Namur, Éd. namuroises, 2005,
p. 157-168 ; Compte rendu intégral de la Commission des travaux publics, de l’agriculture,
de la ruralité et du patrimoine du Parlement de Wallonie, séance du jeudi 26 avril 2012 :
http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2011_2012/CRIC/cric121.pdf [consulté le
13 janv. 2017].
39. Tels les baptêmes, mariages et funérailles dans le cas du culte catholique.
40. Ces derniers cas ont régulièrement fait l’objet de réserves, voire d’oppositions, des parois-
siens voire des fabriciens.
75
Jean-François HUSSON
particulier orthodoxes 41. Parfois, sans que la propriété soit modifiée, des
églises catholiques accueillent des célébrations d’autres cultes chrétiens 42.
Une piste, tantôt privilégiée, tantôt considérée avec méfiance dans les
milieux catholiques, est celle de l’utilisation partagée entre une affectation
cultuelle et un usage culturel. L’utilisation partagée vise à préserver le culte,
tout en ouvrant l’église à diverses activités culturelles. Outre des arrange-
ments ponctuels entre la fabrique et la commune, cela peut prendre un
aspect formel comme dans le cadre de la convention relative à la chapelle
Notre-Dame-du-Marché, à Jodoigne, apparemment première du genre. Cette
convention, conclue entre la Province du Brabant wallon, la ville de Jodoigne,
la fabrique d’église et l’Institut du patrimoine wallon, détaille les modalités
d’organisation d’activités touristiques et culturelles s’ajoutant aux activités
cultuelles et permet des modalités de financement ad hoc 43. Si un tel dispositif
réduit quelque peu la marge de manœuvre cultuelle, elle permet par contre
de bénéficier de canaux de financement supplémentaires, généralement dans
le cadre des budgets culturels relevant des pouvoirs locaux ou des autorités
supérieures.
Reste la piste de la désaffectation suivie, le cas échéant, de la vente du lieu
de culte, imposant une procédure assez lourde que les acteurs souhaitent voir
simplifiée 44. Plusieurs églises ont ainsi été reconverties en maison de quartier
ou de village, en bibliothèque ou en centre culturel. De telles reconversions
nécessitent toutefois des moyens importants pour l’aménagement des lieux,
voire pour le fonctionnement 45. Parfois, l’église désaffectée rejoint le giron
du secteur privé pour devenir un hôtel-restaurant ou un espace commercial.
41. Il y a parfois des situations tout à fait particulières, comme une église mise provisoire-
ment à disposition d’une communauté musulmane dont la mosquée avait été détruite.
Il arrive aussi que des églises mises en vente soient acquises par des communautés
« indépendantes », telle celle constituée autour de l’ancien prêtre catholique se faisant
appeler Père Samuel, lequel a notamment été cité lors des travaux de la commission
parlementaire sur les sectes (Enquête parlementaire visant à élaborer une politique en vue
de lutter contre les pratiques illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la
société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âge. Rapport fait au nom de
la commission d’enquête par MM. Duquesne et Willems, Doc. Parl. Ch., 313 / 8 - 95 /
96, p. 160, 175, 262).
42. Cela s’accompagne parfois de tensions liées à l’aménagement des lieux, à l’entretien et
aux coûts.
43. Pour plus de détails, V. notamment le compte rendu intégral de la Commission des travaux
publics, de l’agriculture, de la ruralité et du patrimoine du Parlement de Wallonie, séance
du jeudi 26 avril 2012, précit.
44. La lourdeur découle de l’existence, dans plusieurs Régions, d’une double tutelle religieuse
et administrative.
45. V. source citée dans la note 43.
76
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique
6. REMARQUES CONCLUSIVES
Le cadre légal et réglementaire belge relatif aux lieux de culte reste for-
tement basé sur des instruments de régulation et de financement remontant
au début du xixe siècle, même s’il a cependant pu s’ouvrir à de nouveaux
courants religieux et philosophiques.
La situation est toutefois devenue d’une grande complexité, car les produc-
teurs de politiques publiques doivent tenir compte de la régionalisation des
77
Jean-François HUSSON
78
LES DÉFIS DE LA CONSERVATION DU PATRIMOINE
DE L’ÉGLISE DE SUÈDE : FINANCEMENT ÉTATIQUE
ET CONTINUITÉ DE L’USAGE
Eva LÖFGREN
Göteborgs universitet, Institutionen för kulturvård
RÉSUMÉ
Propriété des paroisses, les édifices cultuels de l’Église de Suède sont considérés
comme un élément du patrimoine culturel de tous les citoyens, indépendam-
ment de leur affiliation religieuse. Ces biens religieux bénéficient à ce titre
d’un système de compensation financière versée par l’État visant à protéger
leur intérêt historique. Si, en dehors des offices religieux, les édifices sont
ouverts à un grand nombre d’activités, nombre d’entre eux sont cependant
sous-utilisés, en raison de la baisse de fréquentation des fidèles. La question
de leur usage présent et futur devient cruciale et la distinction entre usage
religieux contemporain et usage patrimonial séculier est au cœur des réflexions
sur l’avenir du patrimoine religieux suédois.
ABSTRACT
The places of worship owned by the Swedish Lutheran congregations are
undeniably part of the cultural heritage of all citizens, notwithstanding
their religious belonging. Those valuable goods benefit on this ground of
the Church Conservation Compensation, a State financial support aimed at
protection their historical value. In addition, although church buildings are
a venue for various activities, many of them remain underused due to the
decrease in churchgoing. The issue of their present and future use has become
crucial and the distinction between the contemporary religious attendance and
the secular heritage interest in those buildings lies at the centre of reflection
on the future of Swedish religious heritage.
80
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
5. Harding T., « The Dawn of the Secular State ? Heritage and Identity in Swedish Church and
State Debates 1920-1939 », International Journal of Cultural Policy, 22/4, 2016, p. 631-647.
– Burén A., Living Simultaneity : On Religion among semi-secular Swedes, Doct. th., Göte-
borgs universitet, 2015.
6. Svenska kyrkan och staten [L’Église de Suède et l’État] (SOU 1968 : 11). – Modéer K. Å,
« The Long Way towards Traditional Autonomy. The Swedish Church and the Law
1968-2008 », in Christoffersen L., Modéer K. Å and Andersen S., Law and Religion in
the 21st Century : Nordic Perspectives, Copenhagen, Djøf, 2010, p. 81-88.
81
Eva LÖFGREN
7. Svenska kyrkan och staten [L’Église de Suède et l’État] (SOU 1968 : 11) [toutes les tra-
ductions sont de l’auteur].
8. Hillström M., Kyrkoantikvarisk ersättning, bakgrunden. I Gamla kyrkor – nya värden. Bruk
och förvaltning av kyrkobyggnader i ett förändrat samhälle [Le système de compensation
et son contexte. Vieilles églises, nouvelles valeurs. Utilisation et gestion des édifices
cultuels dans une société en mutation], Göteborgs universitet, Institutionen för kultur-
vård (à paraître).
9. Svenska kyrkan och staten [L’Église de Suède et l’État] (SOU 1968 : 11). – Om stat och
kyrka [L’État et l’Église] (SOU 1970 : 2).
10. SFS 1970 : 11, p. 458.
11. Hillström M., op. cit.
82
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
12. Staten och trossamfunden bestämmelser om Svenska kyrkan och andra trossamfund
[Projet de loi sur l’Église de Suède et les autres communautés religieuses] (Prop.
1997/98 : 116).
13. Kulturarv kulturmiljöer och kulturföremål [Projet de loi sur le patrimoine culturel] (Prop.
1998/99 : 114).
14. L’Église de Suède dispose d’une personnalité juridique propre, tout comme les treize
diocèses et les paroisses locales. Cette organisation a été fixée par la loi sur l’Église de
Suède (SFS 1998 : 1591).
15. Ändrade relationer mellan staten och Svenska kyrkan [Projet de loi sur les relations entre
l’État et l’Église de Suède] (Prop. 1995/96 : 80) et Staten och trossamfunden bestämmelser
om Svenska kyrkan och andra trossamfund [Projet de loi sur l’Église de Suède et les
autres communautés religieuses] (Prop. 1997/98 : 116, 79).
83
Eva LÖFGREN
16. Ändrade relationer mellan staten och Svenska kyrkan [Projet de loi sur les relations entre
l’État et l’Église de Suède] (Prop. 1995/96 : 80)
17. Ibid.
18. Svenska kyrkan, Direktiv till en utredning om Svenska kyrkans fastighetshantering och Utjäm-
ningssystem. Direktiven är fastställda av kyrkostyrelsen den 13 december 2012 [Directive
pour une enquête sur les systèmes de gestion de la propriété et de compensation de
l’Église de Suède] (Dnr Ks 2012 : 1012). – Suède. Skatteverket [Agence suédoise des
impôts], Avgifter och storlek på samfunden [Montant des redevances par confessions] :
consultable sur https://www.skatteverket.se [consulté le 13 janv. 2017].
19. Staten och trossamfunden Slutbetänkande av Kyrkoberedningen [Rapport final sur l’État et
les communautés religieuses] (SOU 1994 : 42), p. 129.
84
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
20. Riegl A., « The Modern Cult of Monuments. Its Essence and Development » [1903], in
Price N. et al, (ed.), Historical and Philosophical Issues in the Conservation of Cultural
Heritage, Los Angeles, Getty Conservation Institute, 1996.
21. Lindahl G., Saneringsutredningen. Sanering : betänkande. 3, Kulturhistoriskt värdefull
bostadsbebyggelse [Enquête sur le renouvellement urbain. Rapport 3. Le résidentiel –
patrimoine historique], Stockholm, 1973.
22. Suède. Kulturdepartementet [Ministère de la culture], Överenskommelse mellan staten och
Svenska kyrkan i frågor som rör de kulturhistoriska värdena inom Svenska kyrkan [Accord
entre l’État et l’Église suédoise sur les questions relatives au patrimoine culturel de l’Église
suédoise], Stockholm, 2000 (Ku2000/470/Ka).
85
Eva LÖFGREN
23. Svenska kyrkan, Svenska kyrkans redovisning för år 2015 angående de kyrkliga kulturvär-
dena och användningen av den kyrkoantikvariska ersättningen. Svenska kyrkans rapport till
kulturdepartementet [Les comptes de l’Église de Suède pour l’année 2015 concernant les
valeurs culturelles ecclésiastiques et l’utilisation de la compensation. Rapport de l’Église
de Suède au ministère de la Culture], 2016. – Cette somme peut être rapprochée des
25 millions d’euros annuels dépensés par l’État pour l’entretien et la restauration de
l’ensemble des autres sites historiques de Suède.
24. Suède. Riksrevisionen [Agence nationale d’audit], Statens insatser för att bevara de kyrkliga
kulturminnena [Efforts nationaux visant à préserver le patrimoine culturel ecclésiastique],
Stockholm, 2008 (RIR 2008 : 2).
25. Svenska kyrkan, Handbok för arbetet med kyrkoantikvarisk ersättning [Manuel sur la com-
pensation], 2013.
26. Svenska kyrkan, Villkor för kyrkoantikvarisk ersättning. Antagen av Kyrkostyrelsen [Moda-
lités de la compensation adoptées par le Conseil de l’Église], 24 sept. 2012.
86
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
à une gestion durable, à long terme, du patrimoine religieux, il n’est pas exigé
des paroisses qu’elles produisent un plan de prévision de l’usage futur des
édifices cultuels. Comme la compensation ne couvre selon la loi que les coûts
engendrés par la préservation du caractère historique des biens religieux, la
question de l’usage demeure du seul ressort de l’Église. Pour cette raison, il
est courant que les paroisses obtiennent un financement pour restaurer une
église qu’elles estiment sans utilité ou qu’elles n’envisagent pas d’utiliser.
27. Svenska kyrkan, Svenska kyrkans redovisning för år 2015…, op. cit.
28. Svenska kyrkan, Antal körer och körsångare i Svenska kyrkan 2001-2015 [Nombre de
chorales et de choristes dans l’Église de Suède], 2015.
29. Svenska kyrkan, Svenska kyrkans redovisning för år 2015…, op. cit.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 25.
87
Eva LÖFGREN
88
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
38. Löfgren E. and Wetterberg O., Gamla kyrkor – nya värden. Bruk och förvaltning av kyrkor
i ett förändrat samhälle. Redovisning av forskningsresultat, Riksantikvarieämbetet [Vieilles
églises, nouvelles valeurs. Utilisation et gestion des églises dans une société en mutation.
Compte-rendu de la recherche, Conseil national du patrimoine], 2016.
39. Löfgren E., Gamla kyrkor…, op. cit.
89
Eva LÖFGREN
40. Lindblad J., « Kyrkorna 1850-1950 » [Églises 1850-1950], in Dahlberg M. and Franzén K.
(eds). Sockenkyrkorna : kulturarv och bebyggelsehistoria [Les églises paroissiales : patri-
moine et histoire des édifices], Stockholm, Riksantikvarieämbetet, 2008, p. 291-317.
41. Ibid.
42. Wennås O., « Får en kyrka se ut hur som helst ? Några drag i svensk kyrkoarkitektur
1955-1975 » [Une église peut-elle ressembler à n’importe quoi ? Caractéristiques de l’ar-
chitecture des églises suédoises 1955-1975], in Gränser : populärvetenskapliga föredrag
om humanistisk forskning [Frontières : conférences de vulgarisation scientifique sur la
recherche en sciences humaines], Göteborgs Universitet, 2003, p. 365-372.
90
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
91
Eva LÖFGREN
mener des « activités sur tout le territoire national » (SFS 1998 : 591), la
loi ne détaille ni les lieux ni les bâtiments concernés. Or, dans ce contexte
particulier, et en considérant les églises comme des éléments du patrimoine
culturel, la réponse à la question posée demeure ouverte. En tant que ges-
tionnaires désignés du patrimoine culturel national, ne peut-on considérer
que l’usage des églises fait partie de la responsabilité des paroisses ?
L’usage a toujours constitué un concept-clé du discours sur la conserva-
tion du patrimoine. Tout d’abord, la majeure partie du patrimoine mobilier
a en général perduré après un changement d’usage. Les processus de patri-
monialisation sont souvent considérés comme découlant d’un manque de
valeur d’usage, au sens économique du terme 46. Face à l’éventualité de se
défaire d’un édifice, celui-ci se pare de nouvelles qualités : il est redéfini et
de nouvelles fonctions sont établies. La sortie de l’usage originel ouvre la
voie à une nouvelle signification. De ce point de vue, l’inutilité constitue
le premier seuil, voire même un critère du processus de patrimonialisation.
En même temps, et de façon absolument constante, les chartes de conserva-
tion et les documents officiels au niveau international insistent sur l’importance
d’un usage continu, fondamental à la fois pour garantir le statut patrimonial
de l’objet, mais également pour sa pérennité matérielle 47. Il est constamment
demandé aux responsables de la conservation de préserver l’usage continu
afin de garder le patrimoine vivant. Il est vrai que l’usage contemporain des
objets patrimoniaux est souvent décrit comme néfaste pour les complexes
historiques, mais les risques qui accompagnent une sous-utilisation peuvent
s’avérer encore plus dommageables. Comme l’indiquent Susana Mourato et
Massimiliano Mazzanti, une telle situation se présente « par exemple, lorsque
l’objectif de préservation d’un site est poursuivi en mettant en œuvre uni-
quement des politiques défensives, telles que le classement [au titre des
monuments historiques], sans explorer des stratégies intégrées de valorisa-
tion : conservation, restauration et politiques axées sur la demande » 48.
46. Kirshenblatt-Gimbletz B., Destination Culture : Tourism, Museums, and Heritage, Berkeley,
Univ. of California Press, 1998.
47. V. ICOMOS, Charte du patrimoine bâti vernaculaire, ratifiée par la 12e Assemblée générale
de ICOMOS, au Mexique, oct. 1999 ; ICOMOS Australie, Charte de Burra pour la conser-
vation des lieux et des biens patrimoniaux de valeur culturelle, 1979, modifiée en 1981,
1988 et 1999. – Suède. Riksantikvarieämbetet [Conseil national du patrimoine], Vägled-
ning för tillämpning av kulturminneslagen. Kyrkliga kulturminnen [Lignes directrices pour
l’application de la loi sur le patrimoine. Monuments ecclésiastiques], Stockholm, 2012.
48. Mourato S. and Mazzanti M., « Economic Valuation of Cultural Heritage : Evidence
and Prospects », in Torre M. de la (ed.), Assessing the Values of Cultural Heritage, Los
Angeles, The Getty Conservation Institute, 2002, p. 51.
92
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède
49. Solar G., « Conservation and Religion », in Conservation and Preservation : Interactions
between Theory and Practice : in Memoriam Alois Riegl (1858-1905), Proceedings of the
International Conference of the ICOMOS, 2008, p. 255.
50. Davie G., « Vicarious Religion : A Methodological Challenge », in Ammerman N., Everyday
Religion. Observing Modern Religious Lives, Oxford, OUP, 2007, p. 21.
51. Morrisset L. K. and Noppen L., « Du patrimoine démodé au retour du Grand Tour :
réflexions sur la désaffection des cultes », Téoros. Revue de recherche en tourisme, 24-2,
2005, p. 39-46.
93
LA PROTECTION DU PATRIMOINE RELIGIEUX
EN ESTONIE : LIEUX DE CULTE
ET SITES NATURELS SACRÉS 1
Ringo RINGVEE
Ministère estonien de l’Intérieur, Département des affaires religieuses
RÉSUMÉ
Cet article met en lumière certains défis posés au patrimoine religieux esto-
nien, dans le contexte sécularisé du début du xxie siècle. La collaboration entre
le gouvernement et l’Église évangélique luthérienne a permis la création de
programmes de sauvegarde des édifices du culte ayant une valeur culturelle
et historique, malgré des ressources financières limitées. Surtout, il s’agit de
montrer comment les sites naturels sacrés sont devenus une question majeure
dans le domaine de la protection du patrimoine religieux.
ABSTRACT
The article pays attention on some of the new challenges for the Estonian
religious heritage, in the secularized beginning of the 21st century. Despite
limited financial resources, the collaboration between the government and the
Evangelical Lutheran Church has resulted in the creation of programs aimed
at protecting church buildings of historical and cultural value. Above all, this
paper concentrates on the sacred natural sites that have become a key issue
in the area of religious heritage protection.
NB. Cette contribution correspond pour partie à la mise à jour et traduction d’un article paru
dans Fornerod A. (ed.), Funding religious heritage, Farnham, Ashgate, 2015.
1. À cette époque, et depuis lors, la recherche dans le domaine du patrimoine culturel, mais
aussi le processus de sélection et la protection procèdent du bénévolat et sont le fait,
essentiellement, de professeurs et d’étudiants de l’Université de Tartu.
2. Raal M., « Kunstiväärtuste kaitsmine Eestis 1919-1921 » [Protection des biens artistiques
en Estonie 1919-1921], in Randla A. (ed.), Mälu. Eesti Kunstiakadeemia Toimetised 20,
Tallinn, Estonian Academy of Arts, 2011, p. 149 et 152.
3. Muinasvarade kaitse seadus [Loi sur la conservation des antiquités], Riigi Teataja [Journal
officiel], 1925, 111/112.
4. Muinasvarade kaitse seadus [Loi sur la conservation des antiquités], Riigi Teataja,
1936, 67.
5. Alatalu R., Muinsuskaitse siirdeühiskonnas 1986-2002 : rahvuslikust südametunnistusest Eesti
NSV-somaniku ahistajaks Eesti Vabariigis [Le patrimoine dans une société transitionnelle,
1986-2002 : de la conscience nationale dans la République socialiste soviétique d’Estonie
au harcèlement du propriétaire privé en République d’Estonie], Tallinn, Eesti Kunstia-
kadeemia, 2012, p. 41.
96
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés
6. Eesti NSV seadus Eesti NSV kultuurimälestiste kaitse kohta [Loi de la République socialiste
soviétique d’Estonie sur la conservation des monuments culturels], Eesti NSV Ülemnõukogu
Teataja [Bulletin de la Cour suprême d’Estonie], 23, 15.06.1961.
7. Alatalu R., op. cit., p. 42.
8. Ibid., p. 118.
9. Kasekamp A., A History of the Baltic States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 161.
– Rohtmets P., Ringvee R., « Religious Revival and the Political Activity of Religious
Communities in Estonia during the Process of Liberation and the Collapse of the Soviet
Union 1985-1991 », Religion, State and Society, 2013, 41 (4), p. 355-393.
97
Ringo RINGVEE
10. Muinsuskaitse seadus [Loi sur la conservation du patrimoine], Riigi Teataja, RT I 1994,
24, 391.
11. Muinsuskaitse seadus [Loi sur la conservation du patrimoine], Riigi Teataja, RT I 2002,
47, 297.
12. En 2012, l’Estonie comptait 26 076 monuments classés. V. Alatalu R., op. cit., p. 183.
98
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés
13. Kirikute ja koguduste seadus [Loi sur les Églises et les congrégations], Riigi Teataja,
RT I 1993, 30, 510. La loi de 1993 fut remplacée par un nouveau texte en 2002 : Kiri-
kute ja koguduste seadus [Loi sur les Églises et les congrégations], Riigi Teataja, RT I
2002, 24, p. 135, disponible en ligne en version anglaise : https://www.riigiteataja.ee/en/
eli/523012015005/consolide [consulté le 13 janv. 2017]. V. Kiviorg M., Religion and Law
in Estonia, Alphen aan den Rijn, Kluwer, 2nd ed. 2016.
14. Ringvee R., Riik ja religioon nõukogudejärgses Eestis 1991-2008 [État et religion en Estonie
post-soviétique 1991-2008, résumé en anglais], Tartu University Press, 2011.
15. Ibid., p. 91-92.
16. Si l’on tient compte des recensements, les associations membres du CEE représentent
plus de 90 % de la population ayant une affiliation religieuse. Actuellement, le CEE inclut
l’Église évangélique luthérienne, l’Église apostolique orthodoxe, l’Église orthodoxe du
patriarcat de Moscou, l’Église catholique romaine, l’Union des Églises chrétiennes évan-
géliques et baptistes, l’Église méthodiste, l’Association des adventistes du septième jour,
l’Église chrétienne pentecôtiste, une congrégation de l’Église apostolique arménienne et
l’Église épiscopale charismatique d’Estonie.
99
Ringo RINGVEE
17. Eesti Vabariigi Valitsuse ja Eesti Kirikute Nõukogu Ühishuvide Protokoll, 17.10.2002
[Protocole d’intérêts communs entre le gouvernement de la République d’Estonie et le
Conseil estonien des Églises] ; Siseminsiteeriumi ja Eesti Kirikute Nõukogu koostööleping,
21.01.2015 [Accord de coopération entre le ministère de l’Intérieur et le Conseil estonien
des Églises].
18. Estonian Statistics. Statistical Database : Population and Housing Census 2011. Demographic
and ethno-cultural characteristics of the population. Religious Affiliation.
19. Étude Elust, usust ja usuelust 2015 [La vie, la foi et la vie religieuse en 2015], non publiée.
Les données issues du recensement ainsi que d’autres études montrent une différence
considérable entre les Estoniens et les personnes appartenant aux minorités ethniques
dans leur relation à la religion. Selon le recensement, 55 % des personnes ayant une
affiliation religieuse font partie des minorités ethniques. Selon une étude de 2015, 18 %
des Estoniens se considèrent comme membre d’associations religieuses, le pourcentage
étant de 25 % pour les personnes issues des minorités ethniques.
100
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés
20. Niit R., « The State of Church Buildings in Estonia. Good Economic Management of a
Church », in Hansson J., Ranta H. (eds), Archaeology and History of Churches in Baltic
Region, Visby, Gotland University Press, 2011, p. 233-236.
21. Riiklik programm ‘Pühakodade säilitamine ja areng’ [Programme gouvernemental « Conser-
vation et développement des lieux de culte »], consultable sur le site du Comité national
du patrimoine : http://www.muinas.ee/puhakoda [consulté le 13 janv. 2017]. Le site
contient notamment les budgets annuels du programme.
101
Ringo RINGVEE
22. Uustalu K., « Le financement des lieux de culte par l’État et les autorités locales en
Estonie », intervention lors de la Conférence sur les valeurs chrétiennes, Tallinn, 19 nov.
2010.
23. Il s’agit des luthériens, des deux Églises orthodoxes, des baptistes, des méthodistes, de
l’Église des Frères moraves et des Vieux-croyants russes.
24. V. http://kirikud.muinas.ee [consulté le 13 janv. 2017]. V. aussi Uustalu K., précit.
25. En 2014, l’Estonie obtint l’édifice historique de l’église Saint-Jean et tandis que l’EELE
assure les services religieux en Estonie, le bâtiment est géré par la Fondation Eesti
Kontsert et est considéré comme une ambassade culturelle d’Estonie informelle dans
la ville, dans la mesure où il sert de salle de concert. V. http://www.concert.ee/index.
php?sisu=esileht&mid = 123&lang = eng [consulté le 13 janv. 2017]. V. Alatalu R.,
op. cit., p. 118-119.
102
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés
26. Registre national des monuments culturels, monument 15373, église de Vigala : http://
register.muinas.ee/?menuID=monument&action = view&id = 15373 [consulté le 13 janv.
2017].
27. L’ouvrage est disponible sur le site du Comité national du patrimoine en estonien (http://
www.muinas.ee/files/Kirikute%20hooldusraamat_.pdf) ainsi qu’en russe (http://www.
muinas.ee/files/Kirikute%20hooldusraamat%20RUS_.pdf) [consultés le 13 janv. 2017].
28. La Maison de Taara et des religions autochtones fut créée en 1995 afin de représenter
deux mouvements de païens autochtones contemporains : la religion de Taara et Maausk.
La première fut fondée dans les années 1920 comme un mouvement autochtone néo-
païen. La seconde, Maausk (littéralement « religion de la Terre »), émergea durant le
réveil national à la fin des années 1980 et était liée au mouvement folklorique des années
1960 (V. Vakker T., « Rahvusliku religiooni konstrueerimise katsed 1920-1930 aastate
Eestis – taara usk » [Les efforts de construction d’une religion nationale en Estonie
dans les années 1920-1930 – La croyance de Taara, résumé en anglais], Mäetagused,
2012, 50 : http://www.folklore.ee/tagused/nr50/vakker.pdf [consulté le 13 janv. 2017] ;
V. aussi Västrik E.-H., « In Search of Genuine Religion : The Contemporary Estonian
Maausulised Movement and National Discourse », in Rountree K. (ed.), Contemporary
Pagan and Native Faith Movements in Europe : Colonialist and Nationalist Impulses, Oxford,
Berghahn, 2015, p. 130-153.
103
Ringo RINGVEE
104
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés
pour la protection des sites naturels sacrés historiques en 2008 33. L’initiative
de la MTRA faisait écho à l’identité estonienne dans son lien avec la nature
et avait rencontré un soutien politique, conduisant ainsi à une formalisa-
tion à travers ce projet consacré aux sites naturels sacrés. Ce programme a
bénéficié d’un soutien financier substantiel sur le budget de l’État de l’année
2008, à l’initiative du Parti vert estonien 34. Ainsi, 1,5 million de couronnes
estoniennes (environ 100 000 euros) furent alloués, sur le budget de l’État,
à la Fondation Hiite Maja (la Maison des bosquets), créée par la MTRA, en
vue de la mise en œuvre du plan de développement 35.
Le plan de développement « Lieux saints naturels historiques en Estonie »,
pour la période 2008-2012, a défini les lieux sacrés comme « historiques »
dès lors que leur histoire remonte à plus de cent ans et que cette historicité
s’appuie sur des archives ou d’autres sources 36. Le plan de développement se
concentrait sur les sites sacrés historiques naturels (les bosquets, les sources,
les arbres, pierres, etc.) considérés comme formant une part importante du
patrimoine estonien, mais également de l’identité nationale, en lien étroit
avec les forêts où les Estoniens avaient trouvé abri durant les guerres et
les persécutions. L’Estonie compterait ainsi approximativement 2 800 sites
naturels sacrés historiques, le chiffre exact demeurant discuté. À l’instar du
programme précité pour les lieux de culte, le programme consacré aux sites
naturels a été touché par un manque de moyens financiers 37.
Alors que le plan de développement pour les sites sacrés prenait fin en
2012, des tensions apparurent entre les différentes parties prenantes, quant
à la méthodologie employée mais également quant à l’objectif général de
conservation des sites sacrés, retardant l’adoption d’une suite au plan de
développement. C’est donc après des discussions au sein du comité de travail
33. Ministri käskkiri 01. Aprill 2008 nr 146. Valdkonna arengukava ‘Eesti ajaloolised loodus-
likud pühapaigad. Uurimine ja hoidmine’ aastateks 2008-2012 kinnitamine [Ministre de la
Culture, décret n° 146 du 1er avril 2008 portant approbation du plan de développement
« Sites naturels sacrés historiques d’Estonie, 2008-2012 »].
34. Le Parti vert estonien (également appelé les Verts estoniens, Erakond Eestimaa Rohelised)
était représenté au Parlement de 2007 à 2011. Bien que ne faisant pas partie de la majorité
gouvernementale, ils eurent un poids décisif dans certains votes.
35. Compte-rendu du Comité des finances du Parlement (Riigikogu), n° 152, 7 déc. 2008 :
http://web.riigikogu.ee [consulté le 13 janv. 2013]
36. Valdkonna arengukava 2008–2012 ‘Eesti ajaloolised looduslikud pühapaigad. Uurimine ja
hoidmine’ [Plan de développement « Lieux saints sacrés historiques en Estonie. Étude et
préservation, 2008-2012 »].
37. Kaasik A., Eesti ajaloolised looduslikud pühapaigad. Uurimine ja hoidmine. Valdkonna aren-
gukava 2008-2012. Koondaruanne [Lieux saints sacrés historiques en Estonie. Étude et
préservation, 2008-2012. Rapport résumé], Université de Tartu, 2013, p. 7.
105
Ringo RINGVEE
38. Texte du plan de développement 2015-2020 disponible en ligne (en estonien) : www.
muinas.ee/files/ALPAK%20arengukava_2015-2020.docx [consulté le 13 janv. 2017].
39. V. Jonuks T., « From Holy Hiis to Sacred Stone : Diverse and Dynamic Meanings of
Estonian Holy Sites », in Rountree K., Morris C., Peatfield A. (eds), Archaeology of
Spiritualities, New York, Springer, 2012, p. 163-183. – Jonuks T., Veldi M., Oras E.,
« Looduslikud pühapaigad – uue ja vana piiril » [Les sites naturels sacrés – nouvelle et
ancienne frontière], Vikerkaar, 2014, p. 93-108. – Kõivupuu M., « Natural sacred places
in landscape : an Estonian mode », in Bergmann S., Scott P.-M., Jansdotter Samuelsson
M. and Bedford-Strohm H. (eds), Nature, Space and the Sacred. Transdisciplinary Perspec-
tives, Farnham, Ashgate, 2009, p. 223-234. – Valk H., « Sacred Natural Places of Estonia :
Regional Aspects », Folklore. Electronic Journal of Folklore, 2009, vol. 42 : www.folklore.
ee/folklore/vol42/valk.pdf [consulté le 13 janv. 2017].
40. Muinsuskaitse seadus [Loi sur la conservation du patrimoine], Riigi Teataja, RT I,
23.03.2015, 128. Traduction anglaise disponible en ligne : https://www.riigiteataja.ee/
en/eli/517062015012/consolide [consulté le 13 janv. 2017].
41. Looduskaitse seadus [Loi sur la conservation de la nature], Riigi Teataja, RT I 2004,
38, 258.
106
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés
– et objets – étant protégés pour leur valeur culturelle, d’autres parce qu’ils
constituent d’importants sites archéologiques, d’autres encore en ce qu’ils
permettent de préserver en tout ou partie des zones naturelles d’une valeur
culturelle ou esthétique.
Il n’en reste pas moins que 80 % des sites et objets sacrés naturels seraient
sans protection 42. En outre, plusieurs sites protégés n’ont pas de limites
fixes ou leur délimitation est l’objet de discussions. La MTRA et la Maison
des bosquets ont formé plusieurs recours en justice afin de s’opposer à des
activités économiques réalisées sur des sites sacrés en violation des principes
applicables à la gestion de ces sites 43. De manière générale, la difficulté vient
de ce que l’existence de preuves – et leur fiabilité – que ces lieux ont été
des sites sacrés historiques fait débat.
Par ailleurs, la mise en œuvre du plan de développement pour la conser-
vation des sites naturels sacrés soulève de nouveaux questionnements pour
le législateur. À la différence des édifices cultuels qui sont la propriété des
associations religieuses, ou sont utilisés par elles, et qui servent à des fins
de célébration du culte, aucun de ces sites sacrés historiques n’est la pro-
priété d’associations religieuses. En revanche, tout comme la conservation
des édifices religieux et le classement au titre des monuments historiques
entraînent l’application de règles spécifiques et des limitations aux droits du
propriétaire, la protection des sites naturels sacrés se traduit par des limites
aux activités économiques du propriétaire. Sur ce point, les différents intérêts
en présence peuvent aisément se heurter, comme le montrent les recours
judiciaires relatifs à la protection de ces sites. La MTRA et la fondation Maison
des bosquets insistèrent au cours de la période 2008-2012 sur la nécessité
d’une législation spécifiquement consacrée à la protection des sites naturels
sacrés historiques, mais sans résultat.
Dans ce cadre de réflexion, la question a été soulevée de la protection
des sites sacrés non pas seulement en tant qu’objets matériels, mais aussi
comme espaces spirituels. Ici, la question déjà délicate d’une délimitation des
sites sacrés clairement établie dans les documents cadastraux en vue de leur
protection se complexifie devant la perspective de les protéger également en
107
Ringo RINGVEE
108
VARIA
LA LIBERTÉ DE RELIGION DANS LE CONTENTIEUX
EUROPÉEN DE L’ÉLOIGNEMENT DES ÉTRANGERS :
ENTRE RÉALISME ET EXIGENCE D’EFFECTIVITÉ
Mustapha AFROUKH
Université de Montpellier, Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH)
RÉSUMÉ
Dans un contexte international favorisant les départs de nombreux migrants
persécutés en raison de leur appartenance religieuse, la question se pose de
savoir si la liberté de religion peut être invoquée, dans le contentieux des
étrangers, pour faire obstacle à l’exécution d’une mesure d’éloignement. La
réponse donnée par la Cour européenne des droits de l’homme oscille entre
conservatisme et audace. Si elle se refuse toujours à reconnaître un effet
extraterritorial autonome à la liberté de religion protégée à l’article 9 de la
Convention européenne, elle n’hésite plus à prendre en compte les risques
de persécution religieuse.
ABSTRACT
In an international context which results in the departure of many migrants
persecuted on the basis of their religious affiliation, the question arises whether
freedom of religion could be relevant as a barrier to the implementation of
any expulsion measure in aliens litigation. The answer given by the European
Court of Human Rights stands between conservatism and audacity. While
the Court still refuses to admit an autonomous extraterritorial effect on the
freedom of religion protected by Article 9 of the European Convention, it no
longer hesitates to take into account persecution risks on religious grounds.
1. Chetail V., « Le droit des réfugiés à l’épreuve des droits de l’homme : bilan de la juris-
prudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interdiction du renvoi des
étrangers menacés de torture et de traitements inhumains et dégradants », RBDI 2004/1,
p. 155.
2. CEDH, 30 oct. 1991, Vilvarajah et a. c/ Royaume-Uni, § 102, série A n° 215.
3. Pour une affirmation récente, CEDH, Gde ch., 23 mars 2016, no 43611/11, F.G. c/ Suède,
§ 117.
4. V., parmi d’autres, CJUE, 2 mars 2010, aff. C-175/08, Aydin Abdulla, Rec. p. I-1493, pt. 53
et CJUE, 17 juin 2010, aff. C-31/09, Bolbol, pt. 38. Selon J.-Ch. Martin, « ce qui caracté-
rise la relation entre la Convention de 1951 et les régimes européens de protection […],
c’est la primauté de la Convention de 1951 à laquelle tous les États membres de l’Union
sont parties » (« La cohérence des régimes de protection dans l’Union européenne », in
Millet-Devalle A.-S. (dir.), L’Union européenne et la protection des migrants et des réfugiés,
Paris, Pedone, 2010, p. 191).
112
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers
113
Mustapha AFROUKH
liste des droits indérogeables, son aspect interne qui renvoie aux croyances
et aux convictions de l’individu ne peut, en aucun cas, « nous être ôté par
une puissance supérieure » 8. Seule la liberté de manifester sa religion ou ses
convictions, c’est-à-dire son aspect externe, son exercice concret, peut faire
l’objet de restrictions selon le paragraphe 2 de l’article 9. En tant qu’elle
protège le for intérieur, la liberté de religion peut être considérée comme
une liberté absolue. Notons surtout que la liberté de religion constitue un
droit fondamental dans la jurisprudence européenne. C’est ce dont témoigne
la formule célèbre de l’arrêt Kokkinakis selon laquelle « la liberté de pensée,
de conscience et de religion […] représente l’une des assises d’une “société
démocratique” au sens de la Convention » 9. La Cour a également pu juger
que la liberté de religion est « dans sa dimension religieuse, l’un des élé-
ments les plus vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur
conception de la vie » 10, soulignant ainsi l’objet de la liberté de religion dans
l’accomplissement de l’individu en tant que créature spirituelle, donc de son
caractère essentiel pour la personne humaine.
Cet appel à la fondamentalité ne revêt pas une simple force rhétorique, invo-
quer l’importance d’un droit dans le standard de société démocratique permet
souvent de lui conférer une protection spécifique. En outre, l’extension du
raisonnement de la Cour dans l’affaire Soering à la liberté de religion s’inscrirait
dans la logique de la convention de Genève de 1951 qui prévoit que le statut
de réfugié peut être reconnu à toute personne répondant à la définition de
l’article 1er, A, 2 qui craint de subir des persécutions en raison de ses opinions
politiques, de son appartenance religieuse, de sa race, de sa nationalité ou de
son appartenance à un certain groupe social. Allant plus loin, l’article 10 de la
directive dite « Qualification » 2004/83/CE du 29 avril 2004 prévoit même que
« la notion de religion recouvre, en particulier, le fait d’avoir des convictions
théistes, non théistes ou athées, la participation à des cérémonies de culte
privées ou publiques, seul ou en communauté, ou le fait de ne pas y participer,
les autres actes religieux ou expressions d’opinions religieuses, et les formes de
comportement personnel ou communautaire fondées sur des croyances reli-
gieuses ou imposées par ces croyances », ce qui explique que la Cour de justice
développe ici une interprétation autonome et audacieuse 11, on y reviendra.
8. E. Kant, cité par Laupies F., La liberté, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2004, p. 103.
9. CEDH, 25 mai 1993, n° 14307/88, Kokkinakis c/ Grèce, § 31.
10. CEDH, 20 sept. 1994, n° 13470/87, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, § 47.
11. CJUE, 5 sept. 2012, aff. jointes C-71/11 et C-99/11, Bundesrepublik Deutschland c/ Y et Z,
AJDA 2012, p. 2267, chron. Aubert M., Broussy E., Cassagnabere H. ; RDP 2013, p. 707,
note Schahmaneche A.
114
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers
115
Mustapha AFROUKH
équivoque : « eu égard à ce qui a été relevé ci-dessus [grief tiré d’une viola-
tion de l’article 3 considéré comme manifestement mal fondé], la Cour note
qu’elle n’est pas appelée à se prononcer sur la question de savoir si l’article 9
de la Convention peut, dans certains cas, impliquer la responsabilité d’un
État qui s’apprête à expulser une personne vers un autre État contractant ».
Inutile de dire ici que l’article 9 est éclipsé par l’article 3 qui est le vecteur
principal de la protection par ricochet 14. Un autre cas particulièrement signi-
ficatif est sans conteste la décision d’irrecevabilité Z. et T. c/ Royaume-Uni 15.
Saisi par des ressortissantes pakistanaises de confession chrétienne menacées
d’expulsion vers le Pakistan, le juge européen estime que la reconnaissance
de l’application extraterritoriale de l’article 9 reviendrait « [à imposer] aux
États parties une obligation d’agir effectivement en tant que garants indirects
de la liberté de religion et de culte pour le reste du monde ». L’accent mis
sur les obligations internationales issues de la convention des Nations unies
relative au statut des réfugiés révèle une nette hostilité de la Cour européenne
aux tentatives d’arrimage du droit d’asile à la Convention. En ce sens, sont
rappelées les limites de l’office de la Cour qui n’est pas juge de l’asile. La
force des motifs avancés par le juge laisse penser que la liberté de religion
ne peut pas faire l’objet d’un examen séparé. Elle n’est protégée que si les
persécutions alléguées exposent l’étranger à un risque sérieux pour sa liberté
ou son intégrité physique 16. L’effet extraterritorial conféré à d’autres dispo-
sitions devrait suffire à empêcher que « des droits humains fondamentaux,
tels que ceux qui sont garantis par la Convention, pourraient être soit gros-
sièrement violés, soit entièrement supprimés » 17. La logique réaliste atteint
son paroxysme lorsque la décision indique « [qu’on] ne saurait exiger qu’un
État contractant procédant à une expulsion ne renvoie un étranger que dans
un pays où la situation est pleinement et effectivement conforme à chacun
des droits et libertés garantis par la Convention » 18. On ne peut alors se
14. Dans le même sens, CEDH, déc. 11 mars 2003, n° 64599/01, Razaghi c/ Suède : « En ce
qui concerne le droit du requérant à la liberté de religion, la Cour observe que, dans la
mesure où aucune conséquence présumée en Iran de la conversion de la requérante au
christianisme n’atteint le niveau de traitement prohibé par l’article 3 de la Convention […].
La Cour estime que l’expulsion du requérant ne peut engager séparément la responsabilité
du gouvernement suédois en vertu de l’article 9 de la Convention. » [trad. par nous].
15. CEDH, déc. 28 févr. 2006, n° 27034/05, Z. et T. c/ Royaume-Uni, AJDA 2006, p. 1712,
chron. Flauss J.-F. Selon les requérantes, les obliger à dissimuler leur adhésion au chris-
tianisme reviendrait à une négation totale de leur droit à la liberté de religion.
16. Pour une illustration, V. l’arrêt M. E. c/ France du 6 juin 2013 (persécutions subies par
des chrétiens coptes en Égypte).
17. V. la décision X. c/ RFA (n° 1802/62, 26 mars 1963, Annuaire 6, p. 481).
18. CEDH, déc. 28 févr. 2006, Z. et T. c/ Royaume-Uni, précit.
116
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers
19. CJUE, 5 sept. 2012, Bundesrepublik Deutschland c/ Y. et Z., précit., pt. 53.
20. Dans son opinion séparée, le juge Sajo critique le point de vue de la Cour : « J’aurais
préféré une analyse séparée de la mesure dans laquelle le droit consacré par la Conven-
tion de manifester librement sa religion (c’est-à-dire, en l’espèce, au lieu de dissimuler
sa foi chrétienne en Iran, comme l’ont suggéré les autorités nationales) a une application
extraterritoriale ».
117
Mustapha AFROUKH
21. « L’article 1 […] ne saurait s’interpréter comme consacrant un principe général selon
lequel un État contractant, nonobstant ses obligations en matière d’extradition, ne peut
livrer un individu sans se convaincre que les conditions escomptées dans le pays de destination
cadrent pleinement avec chacune des garanties de la Convention » (§ 86, souligné par nous).
22. Tulkens F., « Postface », in Bribosia E. et Hennebel L. (dir.), Classer les droits de l’homme,
Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 390.
23. Nations unies. Commission du droit international, Cinquième rapport sur l’expulsion
des étrangers, présenté par M. Maurice Kamto, Rapporteur spécial, 61e session, Genève,
4 mai-5 juin et 6 juillet-7 août 2009, A/CN.4/611.
24. Arrêt Soering, § 113. Pour un constat de violation, V. CEDH, 17 janv. 2012, n° 8139/09,
Othman Abu Qatada c/ Royaume-Uni.
25. Préface de L. Dubouis à la thèse de G. Gonzalez, La Convention européenne des droits de
l’homme et la liberté des religions, Paris, Économica, 1997, p. 2.
118
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers
26. La même conclusion s’applique au droit protégé à l’article 8 (CEDH, déc. 22 juin 2004,
n° 17341/03, F. c/ Royaume-Uni, et CJUE, 7 nov. 2013, aff. jointes C-199/12 à C-201/12,
Minister voor immigratie en Asiel c/ X, Y et Z, V. tout particulièrement le pt. 41 des
conclusions de l’avocat général : le but de la directive 2004/83 « n’est pas d’exporter [les
droits et libertés garantis par la charte et la CEDH] », « pareille exportation peut en effet
être considérée comme une forme d’impérialisme humanitaire ou culturel » (à propos de
la reconnaissance du statut de réfugié à des personnes homosexuelles persécutées dans
leur pays d’origine).
119
Mustapha AFROUKH
pas négligeable sur le terrain des obligations procédurales pesant sur les
États (2.1). Puis, dans un deuxième temps, seront examinées les limites du
contrôle européen (2.2). Aussi l’arrêt F.G. se prête-t-il à une double lecture.
27. Ce qui distingue cette affaire de celle jugée par la Cour de justice de l’Union européenne.
28. § 120.
29. Selon cet arrêt, au moment d’expulser le requérant, les autorités belges savaient ou devaient
savoir qu’il n’avait aucune garantie de voir sa demande d’asile examinée sérieusement
par les autorités grecques (31 janv. 2012, no 50012/08).
120
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers
30. § 127. L’arrêt ajoute que « cela vaut spécialement pour les situations où il a été porté à
la connaissance des autorités nationales que le demandeur d’asile fait vraisemblablement
partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements et
qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et
à son appartenance au groupe visé ».
31. L’arrêt A (C-148/13), B (C-149/13), C (C-150/13) c/ Staatssecretaris van Veiligheid en
Justitie concernait une demande d’asile fondée sur l’homosexualité et l’arrêt Bundesrepublik
Deutschland c/ Y et Z ne portait pas sur une conversion sur place.
121
Mustapha AFROUKH
32. « La crainte du demandeur d’être persécuté est fondée dès que les autorités compétentes,
au regard de la situation personnelle du demandeur, estiment qu’il est raisonnable de
penser que, à son retour dans son pays d’origine, il effectuera des actes religieux l’exposant
à un risque réel de persécution. Lors de l’évaluation individuelle d’une demande visant
à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre
du demandeur qu’il renonce à ces actes religieux » (CJUE, 5 sept. 2012, Bundesrepublik
Deutschland c/ Y et Z, précit.).
33. § 145 de l’arrêt F.G.
34. Adde CEDH, 19 déc. 2013, n° 7974/11, N.K. c/ France : le requérant doit démontrer qu’il
pratique ouvertement cette religion et qu’il est un prosélyte ou, à tout le moins, qu’il est
perçu comme tel par les autorités pakistanaises.
35. Gonzalez G., « Conversion sur place et traitement d’une demande d’asile », JCP G 2016,
439.
36. CEDH, Gde ch., 23 mars 2016, F.G. c/ Suède, § 156 (arrêt rendu en matière d’éloignement
des étrangers). L’arrêt traduit une évolution par rapport à l’affaire M.S. c/ Belgique dans
laquelle la Cour n’estimait pas « devoir se prononcer in abstracto sur le point de savoir
si le caractère indérogeable du droit en question entraîne ipso facto l’impossibilité d’y
renoncer » (31 janv. 2012, n° 50012/08, § 122).
122
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers
37. Dubout E., « La procéduralisation des droits », in Sudre F. (dir.), Le principe de sub-
sidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles,
Némésis-Anthémis, 2014, p. 265.
123
Mustapha AFROUKH
38. L’article 18 du Pacte international sur les droits civils et politiques a également fait
l’objet de nombreuses réserves, V. https://treaties. un.org/Pages/ViewDetails.aspx ? src
= TREATY&mtdsg_no = IV-4&chapter = 4&clang = _fr#EndDec [consulté le 13 janv.
2017]
39. CEDH, 11 juill. 2000, n° 40035/98, Jabari c/ Turquie, §§ 41-42.
40. CEDH, 22 juin 2006, n° 24245/03, D. et autres c/ Turquie, § 50.
124
LA RELIGION ET LE TRAVAIL AU MILIEU
DU GUÉ EUROPÉEN : SUR LA MÉTHODE JURIDICO-
POLITIQUE DES AVOCATS GÉNÉRAUX PRÈS LA CJUE
RÉSUMÉ
Deux renvois préjudiciels fournissent à la CJUE l’occasion de se prononcer,
par le prisme de l’interdiction des discriminations par la directive 2000/78,
sur le degré de protection de la liberté de religion du salarié face à la liberté
d’entreprendre de l’employeur. L’analyse développée dans l’article porte sur
les conclusions présentées par les avocats généraux Kokott et Sharpston res-
pectivement en mai et juillet 2016. Elle tend à montrer comment, tant la (re)
formulation des questions préjudicielles que les solutions suggérées tentent
d’orienter la CJUE dans deux voies opposées. Guidée par une logique (néo)
libérale, la première propose un assouplissement des contraintes antidiscri-
minatoires, tandis que la seconde repose sur une approche centrée sur les
droits de l’homme.
ABSTRACT
The CJEU has been asked to make two preliminary rulings designed to clarify
prohibition under EU law (Directive No 2000/78) of discrimination on the
ground of religion at work and, in doing so, to determine the level of pro-
tection of the exercise of workers’ religious freedom. This article provides an
analysis of the opinions delivered by Advocates General Kokott and Sharpston
in May and July 2016. In the authors’ view, the (re) wording of the questions,
as well as the solutions suggested propose two opposite directions to the
CJEU: on the one hand, a neoliberal approach, which tends to alleviate anti-
discrimination requirements, and on the other a human rights-based approach.
1. Aff. C-157/15, Samira Achbita, conclusions de l’avocat général J. Kokott présentées le
31 mai 2016.
2. Aff. C-188/15, Asma Bougnaoui, conclusions de l’avocat général E. Sharpston présentées
le 13 juillet 2016.
3. Concl. Kokott, préc., § 5.
4. Dir. 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en
faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
5. Sur cette articulation, V. Tebbes N., Religion and Equality Law, Farnahm, Ashgate, 2013.
6. « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutra-
lité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont
justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du
bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
126
La religion et le travail au milieu du gué européen
127
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT
dit le 13 juin, la règle selon laquelle « il est interdit aux travailleurs de
porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques,
philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle » 8. Il
peut sembler anachronique de solliciter l’application d’une règle 9 qui n’a pas
été mobilisée par une éventuelle victime, même si l’existence d’une victime
identifiée ne conditionne pas la validité de l’action en contestation du dis-
positif 10. Néanmoins, dans l’analyse des circonstances de l’affaire, il n’est pas
anodin de retenir le caractère discrétionnaire, voire arbitraire, de la décision
de l’employeur qui n’invoque pas l’application d’une norme collective adoptée
antérieurement, ni une obligation contractuelle que la salariée n’aurait pas
respectée.
Par ailleurs, la question introduit dans les débats les convictions politiques
et philosophiques en sus des convictions religieuses. Argutie juridique ou
stratégie d’évitement, la frilosité à évoquer frontalement la religion révèle
l’hypocrisie de l’analyse. Non seulement ces convictions ne doivent pas être
confondues avec la religion (confusion opérée également par l’article 2 de
la « Loi travail »), mais de plus la distinction entre la liberté de pensée ou
de conviction et la liberté d’exercice ou de manifestation de sa conviction
doit être clairement opérée de sorte que l’analyse développée confine au
sophisme 11. Ainsi, l’avocat général Kokott considère que le règlement de
travail « ne se borne pas à interdire le port de signes visibles de convictions
religieuses mais interdit expressément aussi, dans le même temps, le port
de signes visibles de convictions politiques ou philosophiques » de sorte
que « ce règlement de travail met (donc) en œuvre dans l’entreprise une
politique générale et totalement indiscriminée de neutralité en matière de
religion et de convictions » 12. Or, si une règle peut interdire un ensemble
de comportements, elle n’en est pas pour autant légitime sous prétexte que
tous les comportements identiques ou similaires sont concernés.
S’agissant de la question posée par la Cour de cassation française 13, des
critiques peuvent également être soulevées. La question est la suivante : « Les
dispositions de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78/CE […] doivent-elles
128
La religion et le travail au milieu du gué européen
129
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT
130
La religion et le travail au milieu du gué européen
131
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT
132
La religion et le travail au milieu du gué européen
133
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT
des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés
et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de
l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché », le législateur
pose les conditions de validité de la différence de traitement directe que
produira ce type de clauses. Or, ces conditions et, tout particulièrement,
l’objectif lié au fonctionnement de l’entreprise, s’écartent de celles prévues
par la directive 2000/78.
L’avocat général Sharpston souligne ensuite « le caractère limité de la
dérogation [qui] se reflète dans la formulation de l’article 4, paragraphe 1 »,
de sorte que cette dérogation doit être « limitée à des éléments qui sont
absolument nécessaires pour exercer l’activité professionnelle en question » 35.
Elle réfute l’analyse selon laquelle l’intérêt commercial de l’entreprise dans ses
relations avec la clientèle pourrait constituer une telle exigence justifiant une
différence de traitement, ce d’autant qu’est en cause une différence directe-
ment fondée sur la religion. Aucune autre disposition de la directive ne peut
être mobilisée au soutien de cette analyse, ni même la liberté d’entreprendre
telle que consacrée par la Charte des droits fondamentaux.
À titre subsidiaire, Mme Sharpston examine la qualification de discrimi-
nation indirecte, mais l’on voit nettement qu’elle ne conçoit pas réellement
l’application de cette catégorie en l’espèce 36. Néanmoins, elle considère que
l’intérêt commercial de l’employeur constitue un objectif légitime pouvant
« disqualifier » au sens de l’article 2 § 2 sous b) une discrimination indirecte.
Finalement la question se résout au travers de l’« équation de la pro-
portionnalité » 37 et, plus précisément, du poids que donne chaque avocat
général à la liberté d’entreprendre de l’employeur face à la liberté du salarié
de manifester ses convictions. Alors que Mme Kokott fait prévaloir la liberté
d’entreprendre, dans le droit fil de la jurisprudence récente de la CJUE 38,
l’avocat général Sharpston promeut une approche humaine 39 fondée sur les
valeurs de dignité et d’autonomie qui sont au cœur du droit de la non-
discrimination. Mme Sharpston admet sans difficulté que l’employeur puisse
imposer certaines restrictions à la liberté de porter des vêtements ou des
signes religieux, mais identifie clairement la limite qui, selon elle, ne saurait
134
La religion et le travail au milieu du gué européen
135
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT
136
La religion et le travail au milieu du gué européen
47. Sur la fonction de la dignité dans la détermination du droit et de ses finalités, V. Ost F.,
À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruxelles, Bruylant, 2016, spéc. p. 294 et s.
137
LE TRAITEMENT JURIDIQUE
DU PHÉNOMÈNE SECTAIRE AUX ÉTATS-UNIS :
LE CAS DES NEW RELIGIOUS MOVEMENTS
Philippe SÉGUR
Université de Perpignan Via Domitia
RÉSUMÉ
Si la liberté religieuse nord-américaine est parfois source d’incompréhensions,
une approche du traitement juridique des nouveaux mouvements religieux aux
États-Unis permet de mesurer que sa singularité n’est pas aussi marquée que l’on
pourrait croire. Bien que le droit américain consacre avec une force particulière
la liberté de conscience, il est loin d’ignorer le principe de séparation de l’État et
de la religion. De même, veille-t-il à soumettre les activités religieuses à un cadre
légal susceptible de garantir l’ordre public sous l’autorité stricte du juge. Sa par-
ticularité procède alors d’une conception spécifique du fait religieux : celui-ci est
placé au cœur du rapport social à la fois comme le ciment de la nation tout entière
et comme le gage de la liberté individuelle dont jouit tout citoyen américain.
ABSTRACT
If the North American approach to freedom of religion is sometimes source of
misunderstanding, an insight into the US legal treatment of the new religious
movements shows that its singularity is less significant than supposed. Although
the American law enshrines the freedom of conscience with a particular strength,
it is far from ignoring the principle of State and religion separation. Also, it
ensures that the religious activities abide by a legal framework protecting the
public order under the judiciary authority. In reality, the legal specificity stems
from a particular conception of the religious phenomenon: this is placed at the
heart of the social life, both as the cement of the nation and as the guarantee
of the personal freedom enjoyed by every American citizen.
140
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
5. Woehrling J.-M., « Une définition juridique des sectes ? », in Messner F. (dir.), Les
« sectes » et le droit en France, Paris, PUF, 1999, p. 63.
6. Loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des
mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamen-
tales, JO, 13 juin 2001, p. 9337.
7. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Pour une définition de la notion de « dérive sectaire », V. sur son site : http://www.
derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-dérive-sectaire/que-dit-la-loi/le-dispositif-juridique-
français [consulté le 13 janv. 2017].
8. Bostwick H., « What Constitutes a Church Under Federal Law ? », Legalzoom, Dec.
2009 : https://www.legalzoom.com/articles/what-constitutes-a-church-under-federal-laws
[consulté le 13 janv. 2017].
9. États-Unis. Department of State, Report on International Religious Freedom, 2008 [trad.
par nous].
141
Philippe SÉGUR
de viser des groupes « non pas sur la base d’activités illégales présumées,
mais sur celle de leur religion ou de leurs croyances » 10.
On le voit, la typologie wébéro-troeltschienne de l’Église et de la secte,
fondée sur le double critère du mode d’organisation 11 et du contenu des
croyances 12, conserve aux États-Unis toute sa pertinence. La secte anglo-
américaine demeure une organisation de type volontariste procédant par
différenciation, voire protestation contre une culture religieuse dominante.
Cependant, si l’idéal-type de la secte n’existe que par opposition avec celui
de l’Église 13, le droit américain réconcilie leurs manifestations concrètes par
une labellisation juridique identique. L’une comme l’autre sont susceptibles
d’être des Churches.
Dès lors, on peut craindre qu’une analyse juridique en langue française
utilisant le terme « secte » – chez nous très fortement connoté et même
indexé par le droit dans le sens de la défiance, de la prévention et de la
répression – ne conduise à d’importants contresens quant à la situation
américaine. Il est donc préférable de recourir à l’expression plus neutre de
« nouveaux mouvements religieux » (new religious movements), même si son
usage dans les deux langues révèle lui aussi quelques failles et quelques
décalages 14. L’expression rend mieux compte de l’attitude de neutralité des
10. Klein G., Les sectes et l’ordre public, Besançon, Presses univ. de Franche-Comté, 2005,
p. 26. – La Miviludes a répondu à ces critiques récurrentes dans son rapport de 2008
(Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2009, p. 46).
11. Max Weber distingue la secte, qui est constituée sur la base d’un principe volontariste de
l’Église, communauté religieuse qui résulte d’un état de fait hérité (L’éthique protestante
et l’esprit du capitalisme, 1904-1905, Paris, Flammarion, 2008, chap. 2).
12. Ernst Troeltsch a insisté sur la contestation de la culture religieuse dominante comme
critère de définition de la secte (The Social Teaching of the Christian Churches, 1912,
Univ. Chicago Press, 1976).
13. Disselkamp A., « La typologie Église-secte-mystique selon Ernst Troeltsch », L’Année socio-
logique, vol. 56, 2/2006, p. 457-474.
14. Aux États-Unis, le tropisme protestant qui a conduit, encore aux xviiie et xixe siècles, à
une efflorescence d’Églises chrétiennes dissidentes, rend l’usage de l’expression new reli-
gious movements assez indécis. Bien que l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers
jours (fondée en 1830), les Témoins de Jéhovah (apparus dans les années 1870) et la
science chrétienne (fondée en 1879) aient pu être considérés comme des new religious
movements, les groupes religieux d’obédience chrétienne n’entrent généralement pas dans
cette catégorie (Olson P. J., « Public Perception of “Cults” and “New Religious Move-
ments” », Journal for the Scientific Study of Religion, 45 (1), March 2006, p. 97-106). Or,
cela laisse de côté un grand nombre de groupes ou sous-groupes tels que Young Life créé
en 1941 ou les Churches of Christ, liées aux Églises du Christ internationales qui sont
classées en France parmi les nouveaux mouvements religieux (Courbet S., Ethnologie
d’une secte. L’Église du Christ de Paris, Publ. de l’Université Paris VII, 1995 ; Réflexions sur
l’enfermement sectaire à partir de l’étude du néo-langage des bostoniens (adeptes de l’Église
du Christ internationale de Paris), thèse, ethnologie, Paris 7, 1999).
142
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
15. Rapport n° 2468 de la Commission d’enquête Gest-Guyard sur les sectes, Paris, Assemblée
nationale, 22 déc. 1995. « 90 % des sectes réputées dangereuses sont d’origine améri-
caine », affirmaient en 2002 A. Fournier et C. Picard (Sectes, démocratie et mondialisation,
Paris, PUF, 2002).
16. Séguy J., « Non conformisme religieux », in Puech H.-C. (dir.), Histoire des religions,
t. 3, Paris, Gallimard, 1972, p. 1282 ; V. aussi « Le non-conformisme sectaire en France,
problèmes de recherches », Rev. française de sociologie, janv.-mars 1965, p. 44-57.
17. Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit.
18. Stark R., Finke R., « How the Upstart Sects Won America: 1776-1850 », Journal for the
Scientific Study of Religion, vol. 28, No. 1, p. 27-44.
19. Laurence Moore R., Selling God : American Religion in the Marketplace of Culture, Oxford,
OUP, 1994. – Mayali L. (dir.), Le façonnage juridique du marché des religions aux États-Unis,
Paris, Mille et une nuits, 2002.
143
Philippe SÉGUR
144
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
27. Jefferson Th., « Letter to the Danbury Baptists, 1rst Jan. 1802 », in Writings, New York,
Library of America, 1984, p. 510 [trad. par nous] : http://www.loc.gov/loc/lcib/9806/
danpost.html [consulté le 13 janv. 2017].
28. Mc Connell M. W., « The Origins and Historical Understanding of Free Exercise of
Religion », Harvard Law Review, vol. 103, May 1990, p. 1409-1517.
29. Hamilton M. A., « Les origines religieuses de la clause américaine de non-établissement »,
in Zoller É. (dir.), La conception américaine de la laïcité, Paris, Dalloz, 2005, p. 71-88.
– Conkle D. O, Constitutional Law, The Religion Clauses, New York, Foundation Press
and Thomson West, 2003.
30. Madison J., Memorial and Remonstrance against Religious Assessments (1785), in
Hutchinson W. T. et al. (eds), The Papers of James Madison, 10 vol., University of Chicago
Press, 1962-1977 [trad. par nous].
145
Philippe SÉGUR
Virginia Statute for Religious Freedom, rédigé par Thomas Jefferson et adopté
par l’Assemblée législative de Virginie le 16 janvier 1786, sera le premier texte
américain à instaurer la liberté de conscience : « Nul homme ne sera contraint
de fréquenter ou de soutenir quelque culte, lieu ou ministère religieux que
ce soit, ni ne sera contraint par la force, retenu, molesté ou accablé dans sa
personne ou dans ses biens, ni ne souffrira autrement à cause de ses opinions
ou croyances religieuses. » 31 Il en résultera, dans la Constitution de 1787, un
principe de non-discrimination fondé sur l’appartenance religieuse : « Aucune
profession de foi religieuse ne sera exigée comme condition d’aptitude aux
fonctions ou charges publiques sous l’autorité des États-Unis. » (art. VI-3)
Dans ces conditions, les doctrines religieuses les plus diverses sont sus-
ceptibles de relever de la Free Exercise Clause. Les tribunaux admettent le
pluralisme religieux et considèrent que « selon la conception moderne, la
“religion” ne se réduit pas à la relation entre l’homme et son Créateur, ni à
une question de droit ou de théologie » 32. Par conséquent, une foi nouvelle
est recevable et garantie au même titre que la foi traditionnelle. Il suffira,
selon la Cour suprême fédérale, que les croyances religieuses soient « accep-
tables, logiques, cohérentes, ou compréhensibles pour les autres pour mériter
la protection du Premier Amendement » 33.
La liberté de conscience impliquant celle d’extérioriser sa religion et de
la pratiquer sous une forme communautaire par des rituels, les cultes sont
largement reconnus et le principe demeure celui de la plus grande tolérance à
l’égard des nouveaux mouvements religieux. Selon la Haute juridiction fédé-
rale, « les procès en hérésie sont étrangers à notre Constitution. Les hommes
ont la faculté de croire ce qu’ils ne peuvent pas prouver. Ils ne peuvent pas
être sommés de prouver leurs doctrines ou croyances religieuses » 34. Cela
vaut donc pour toutes les convictions religieuses, y compris celles qui sur-
prennent ou qui choquent. Certaines peuvent « sembler incroyables, sinon
absurdes à la plupart des personnes. Mais si ces doctrines étaient soumises
à un jury chargé de déterminer leur véracité ou leur fausseté, alors la même
chose pourrait être faite avec les croyances religieuses de n’importe quelle
146
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
secte » 35. Dans l’affaire Ballard, la Cour Suprême s’est ainsi refusée à appré-
cier la sincérité des dirigeants de l’« I Am » Movement, nouveau mouvement
religieux issu de la théosophie et précurseur du new age, auquel il était
reproché de tromper sciemment les adeptes avec de fausses croyances pour
lever des fonds.
La jurisprudence s’attache néanmoins à borner la protection du Premier
Amendement. En matière d’action en responsabilité, elle veillera à ce que
l’atteinte à la Free Exercise Clause soit directe. Par exemple, elle a estimé que
l’Église de scientologie pouvait exiger que l’un de ses anciens membres n’en-
voie plus d’e-mails à la communauté pour dénoncer ses méthodes financières,
mais qu’elle ne pouvait invoquer en l’espèce le Premier Amendement pour
obtenir des dommages-intérêts, faute d’atteinte directe à la protection qu’il
organise 36. De même, un Témoin de Jéhovah qui a demandé à son employeur
de le licencier après que l’entreprise se soit reconvertie dans l’industrie de
l’armement et qui, n’ayant pas obtenu satisfaction, a démissionné, ne peut
réclamer une compensation au nom du Premier Amendement, car il n’y a
qu’une atteinte indirecte à la Free Exercise Clause 37.
La Free Exercise Clause ne justifie pas davantage une protection, sous
couvert de diffamation (libel), pour toute critique relative à un mouvement
néo-religieux. L’examen concret du but poursuivi par les auteurs du propos
est un moyen pour le juge d’arbitrer entre la liberté d’expression générale
(free speech) et la liberté de conscience et de culte. Lorsque le propos est à
vocation informative, il ne saurait être sanctionné. Après la publication d’un
article intitulé « La scientologie, le culte de l’avidité », publié en 1991 dans
Time magazine, l’Église de scientologie avait tenté d’obtenir la condamnation
de son auteur. La justice l’avait déboutée en considérant qu’il s’agissait d’un
article informatif, argumenté et étayé par des éléments d’enquête et qu’il était
dépourvu d’« intention effective de nuire » (actual malice) 38.
De la même façon, après la publication d’un livre sur les manipulations
mentales dans les mouvements néo-religieux 39, la diffusion d’une émission
35. Ibid.
36. District Court of Bexar County, Texas, 150th Judicial District, 23 Apr. 2012, Church of
Scientology Flag Service Organization v. Debra J. Baumgarten, AKA Debbie Cook, No 2012-
CI-01271 (2012).
37. U.S. Supreme Court, 6 Apr. 1981, Thomas v. Review Board of the Indiana Employment
Security Division, 450 U.S. 707 (1981) [trad. par nous].
38. U.S. Court of Appeals, 2d Cir., 12 Jan. 2001, Church of Scientology International v. Behar,
No 98-9522(L), 99-7332(CON) (2001).
39. Conway F., Siegelman J., Snapping: America’s Epidemic of Sudden Personality Change, New
York, Stillpoint Press, 1978.
147
Philippe SÉGUR
40. U.S. District Court for the Southern District of New York, 27 Aug. 1979, Church of
Scientology of California v. Siegelman, 475 F. Supp. 950 (1979) [trad. par nous].
41. Madison J., « Letter to Jasper Adams » (1832), in Alley R. S., James Madison on Religious
Liberty, Buffalo, Prometheus Books, 1985, p. 86-88 [trad. par nous].
42. Lévy L. W., The Establishment Clause: Religion and the First Amendment, Chapel Hill, Univ.
of North Carolina Press, 1994, p. 119 [trad. par nous].
43. U.S. Supreme Court, 15 Apr. 1872, Watson v. Jones, 80 U.S. 679 (1872) [trad. par nous].
44. Hamburger P., Separation of Church and State, Cambridge, Harvard University Press,
2002. – Samaha A. M., « Separation of Church and State », Constitutional Commentary,
Vol. 19, 2002, p. 713. – Zoller É, « La laïcité aux États-Unis ou la séparation des Églises
et de l’État dans la société pluraliste », in La conception américaine de la laïcité, Paris,
Dalloz, 2005, p. 3-32.
45. Chelini-Pont B., « Laïcités française et américaine en miroir », in Quel avenir pour la
laïcité cent ans après la loi de 1905 ?, Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux,
n° 4, 2005, p. 109.
148
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
l’arrêt de principe Everson, que toutes les religions doivent être considérées
comme égales : « Ni l’État ni le gouvernement fédéral ne peuvent insti-
tuer une Église ; ni l’un ni l’autre ne peuvent adopter de loi qui aiderait
une religion, ou toutes les religions, ou qui préférerait l’une par rapport à
l’autre. » 46 Dès lors, la Cour suprême a pu sanctionner la municipalité de
Hialeah qui, en Floride, avait tenté d’empêcher la religion santeria de s’ins-
taller sur son territoire par l’interdiction des sacrifices rituels d’animaux. En
effet, la réglementation publique ne visait pas en l’espèce les autres formes
d’abattage qu’elles soient civiles ou religieuses, c’est-à-dire notamment les
rites casher ou halal 47.
Les inégalités de traitement peuvent également résulter du statut accordé
aux Églises dans la mesure où la loi prévoit que les associations religieuses
bénéficient d’un statut fiscal spécial 48. L’article 501 du Code fédéral des
impôts américain (Internal Revenue Code, IRC) précise que ces associations
seront exemptées de taxes. Selon l’Internal Revenue Service (IRS), pour bénéfi-
cier de ce statut fiscal avantageux, une Église doit remplir un certain nombre
de conditions combinées (mais non cumulatives) : une existence légale dis-
tincte et une histoire religieuse, une croyance reconnue et une forme de
culte, des lieux de culte établis, une congrégation et des services religieux
réguliers, une organisation de ministres du culte ordonnés, etc. 49. Ces cri-
tères, qui bénéficient naturellement aux religions historiques, sont donc plus
difficiles à remplir pour les nouveaux mouvements religieux.
L’IRS différencie cependant les institutions religieuses, comme les Églises,
des organisations religieuses. Ces dernières sont « des ministères non-
confessionnels, des organisations interconfessionnelles et œcuméniques et
d’autres entités dont le but principal est l’étude ou l’avancement de la reli-
gion » 50. Cette notion permet à l’administration fiscale d’octroyer le statut
d’Église de manière flexible. Certaines organisations seront qualifiées d’Églises
même si elles n’apparaissent pas comme telles. C’est le cas de Young Life, un
ministère évangélique fondé en 1941, qui ne répond pas à tous les critères,
46. U.S. Supreme Court, 10 Feb. 1947, Everson v. Board of Education of the Township of Ewing,
330 U.S.1, 16 (1947) [trad. par nous].
47. U.S. Supreme Court, 11 June 1993, Church of the Lukumi Babalu Aye, Inc. v. Hialeah,
508 U.S. 520 (1993).
48. Gerzog Shaller W., « Churches and Their Enviable Tax Status », University of Pittsburgh
Law Review, 51, 1990, p. 345-364.
49. V. en ligne sur le site de l’IRS : https://www.irs.gov/Charities-&-Non-Profits/Churches-
&-Religious-Organizations/Churches--Defined [consulté le 13 janv. 2017].
50. Revised Code of Washington (RCW), Title 19, Chap. 19.09, Section 19.09.020 : http://app.
leg.wa.gov/rcw/default.aspx?cite=19.09.020 [consulté le 13 janv. 2017].
149
Philippe SÉGUR
puisqu’il n’a pas de lieu de culte dédié. L’IRS voit néanmoins en lui une
Église depuis juillet 2005 51. En outre, des nouveaux mouvements religieux
pourtant très contestés par les pouvoirs publics et par l’IRS pourront être
reconnus par la jurisprudence. C’est le cas de l’Unification Church (Moon)
qui a été qualifiée de « bona fide religion » par la justice en 1982 52.
Cette exemption fiscale peut surprendre. Pourtant, selon la Cour suprême
fédérale, elle est justifiée par le principe de séparation, car une exonération
fiscale « ne crée qu’un lien minimal et lointain entre l’Église et l’État et de
beaucoup inférieur à une taxation des Églises. [Une exemption] limite la
relation fiscale entre l’Église et l’État et tend à compléter et renforcer la sépa-
ration souhaitée en isolant chacun de l’autre » 53. Selon la Haute juridiction,
« le pouvoir de taxer implique le pouvoir de détruire » et la fiscalisation des
mouvements religieux porterait atteinte au principe de séparation tout en
conduisant la Free Exercise Clause à sa perte.
150
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
dont le contenu, recueilli de 1967 à 1988, a été déclassifié et publié par le FBI
en 1988 54. En 1978, dans un rapport sur les relations américano-coréennes,
une sous-commission de la Chambre des représentants relevait que « parmi
les objectifs de l’organisation Moon, se trouve l’établissement d’un gouverne-
ment mondial dans lequel la séparation de l’Église et de l’État serait abolie et
qui serait dirigé par Moon et ses fidèles » 55. Dès lors, le document dénonçait
le fait que l’organisation utilisait son Église et d’autres structures exonérées
d’impôts en soutien de ses activités politiques et économiques.
Dans cette hypothèse, c’est sur le terrain fiscal que l’État va pouvoir
intervenir. En effet, pour bénéficier de l’exemption fiscale, les Églises sont
soumises à une condition : elles doivent s’abstenir de faire de la politique 56.
Il en découle que les groupes religieux ne doivent pas tenter d’influencer
la législation, ni participer ou intervenir dans une campagne électorale.
Cette disposition, dite Johnson Amendment, a été introduite en 1954 par
Lyndon B. Johnson, alors sénateur 57. Elle interdit à un ministre du culte
tant de soutenir un candidat à des élections que de s’opposer à lui depuis la
chaire en s’appuyant sur les Écritures. En cas d’infraction, le gouvernement
pourra taxer l’organisation religieuse à laquelle il appartient.
Toutefois, la Free Exercise Clause « est limitée dans la seule mesure du
refus de l’exemption fiscale et seulement dans le cas d’un intérêt gouver-
nemental impérieux et incontestable (overwhelming and compelling state
interest) : celui de garantir que le mur de séparation de l’Église et de l’État
demeure haut et solide » 58. Ainsi la demande d’exonération de l’Unification
Church avait d’abord été rejetée le 21 septembre 1977 par la Tax Commis-
sion of the City of New-York 59. Celle-ci considérait que le « but premier de
l’Église » (Church’s primary purpose) était politique plutôt que religieux.
54. U.S. Department of Justice, FBI, Unification Church (Reverend Sun-Myung), 30 May
2008 : http://www.governmentattic.org/docs/FBI_File_UnificationChurch_1967-1988.
pdf [consulté le 13 janv. 2017].
55. États-Unis. House of Representatives, Investigation of Korean-American Relations. Report of
the Subcommittee on International Organizations of the Committee on International Relations,
31 Oct. 1978, p. 387 [trad. par nous] : http://www.culteducation.com/group/1277-uni-
fication-church/23652-the-moon-organization-1978-congressional-report.html [consulté
le 13 janv. 2017].
56. Bittker B. I., Ravitch F. S., Idleman S., Religion and the State, Cambridge University
Press, 2015, p. 429.
57. Section 501(c)(3) de l’Internal Revenue Code.
58. U.S. Court of Appeals, 10th Cir., 18 Dec. 1972, Christian Echoes National Ministry, inc.
v. United States, 470 F.2d 849 (1972) [trad. par nous].
59. V. Court of Appeals of New York, 6 May 1982, HSA-UWC v. Tax Commission of the City
of New York, 55 N.Y.2d 512 (1982) [trad. par nous].
151
Philippe SÉGUR
Cette disposition de l’IRC est critiquée au motif qu’elle laisse une marge
d’appréciation importante à l’Internal Revenue Service pour sanctionner un
mouvement religieux et porter ainsi atteinte à la double garantie du Premier
Amendement. Néanmoins, la Cour suprême a jugé cette interdiction consti-
tutionnelle dans la mesure où une dérogation est prévue par le § 501(c)(4)
de l’IRC 60. Selon cette disposition, les associations religieuses engagées dans
la protection sociale peuvent, en effet, s’engager dans une activité politique
ou de lobbying sans perdre le bénéfice de l’exemption fiscale 61.
Il faut alors remarquer que cette entorse au principe de séparation va de
pair avec une autre contradiction fondamentale de la laïcité américaine 62.
Celle-ci coexiste avec une religion civile qui affleure en permanence dans
le discours public et dans les institutions 63. Elle figure dans la Déclaration
d’indépendance du 4 juillet 1776 64. Elle se renforce de toute une série d’indi-
cateurs symboliques et institutionnels comme la devise « In God We Trust »
adoptée en 1952 sous la présidence Eisenhower, l’invocation religieuse cou-
tumière qui clôt le serment présidentiel lors de l’entrée en fonction (« So
help me God »), le National Day of Prayer institué par le Congrès en 1952
et organisé le premier jeudi du mois de mai depuis une loi de 1988, les
petits-déjeuners de prière présidentiels (National Prayer Breakfasts) organisés
depuis 1953 et diffusés à la télévision, la Presidential Prayer Team créée à la
Maison Blanche après le 11 septembre 2001, etc. 65.
Bien qu’elle soit de culture WASP (White Anglo-Saxon Protestant), cette
religion civile à vocation consensuelle se détache de tout culte ou de toute
Église clairement identifiés. Elle s’apparente à un déisme civil, aussi vague que
fédérateur, qui n’est pas sans rappeler le culte de l’Être suprême qu’évoque le
préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789 et que les Montagnards tentèrent d’imposer en France en 1794. En cela,
elle peut elle-même être considérée comme une forme politique paradoxale
60. U.S. Supreme Court, 23 May 1983, Regan v. Taxation With Representation of Washington,
461 U.S. 540, 552 (1983).
61. Cela entraîne malgré tout une atténuation de leur situation dérogatoire, puisque, dans ce
cas, les donations qu’ils reçoivent seront soumises à l’impôt (Bittker B. I., Ravitch F. S.,
Idleman S., op. cit., p. 435 et s).
62. Froidevaux-Metterie C., Politique et religion aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2009.
63. Bellah R. N., « Civil Religion in America », Daedalus, 96, Winter 1967, p. 1-21 ; The
Broken Covenant. American Civil Religion in Time of Trial, New York, Seabury Press, 1975.
64. « Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils
sont dotés par leur Créateur de droits certains et inaliénables. » [trad. par nous].
65. Fath S., Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison Blanche, Paris, Seuil, 2004,
p. 54-60.
152
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
66. Mc Connell M. W., « The Origins and Historical Understanding of Free Exercise of
Religion », Harvard Law Review, vol. 103, May 1990, p. 1435.
67. Zoller É., « La laïcité aux États-Unis ou la séparation des Églises et de l’État dans la
société pluraliste », art. cit., p. 23.
68. États-Unis. House of Representatives, Investigation of Korean-American Relations, op. cit.
[trad. par nous].
69. V. à ce sujet, U.S. District Court, S. D. New York, 1rst Mar. 1982, U.S. v. Sun Myung
Moon and Takeru Kamiyama, 532 F. Supp. 1360 (1982).
70. U.S. Court of Appeals, 2d. Cir., 13 Sept. 1983, U.S. v. Sun Myung Moon and Takeru
Kamiyama, 718 F.2d 1210, No. 755, 765, 766, 1153 (1983).
153
Philippe SÉGUR
71. U.S. Supreme Court, 17 Apr. 1990, Employment Division of Oregon v. Smith, 494 U.S.
872, 874 (1990).
72. Dwyer J. P., « Les protections politiques et constitutionnelles des minorités religieuses »,
in Mayali L. (dir.), Le façonnage juridique du marché des religions aux États-Unis, Paris,
Mille et une nuits, 2002, p. 141-176.
73. U.S. Supreme Court, 25 June 1997, City of Boern v. Flores, 521 U.S. 507 (1997).
74. U.S. Supreme Court, 21 Feb. 2006, Gonzales v. O Centro Espirita Beneficente Uniao do
Vegetal, 546 U.S. 418 (2006).
75. U.S. Supreme Court, 6 Jan. 1879, Reynolds v. United States, 98 U.S. 145, 167 (1879).
76. Court of Appeals of Texas, 25 May 2000, Turner v. Church of Jesus Christ of Latter Day
Saints, 18 SW 3d 877 (2000).
154
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
77. Supreme Court of Texas, 27 June 2008, Pleasant Glade Assembly of God v. Schubert,
No. 05-0916 (2008).
78. Court of Appeals of Texas, 29 Aug. 1997, Robertson v. Church of God International,
No. 12-96-00083-CV (1997).
79. Court of Common Pleas of Ohio, 6 May 2008, Faieta v. World Harvest Church, No. 06
CVH–05–7031 (2008). Dans cette affaire, des parents reprochaient des mauvais traite-
ments, causes d’une détresse émotionnelle infligée à leur enfant, dans le cadre d’une
garderie organisée par cette Église pentecôtiste internationale fondée en 1977.
80. Supreme Court of Texas, 27 June 2008, Pleasant Glade Assembly of God v. Schubert, précit.
81. U.S. Court of Appeals, 9th Cir., 24 July 2012, Claire Headley v. Church of Scientology
International et al., No. 10-56266 D. C. No. 2 : 09-cv-03987-DSF-MAN, No. 10-56278
D. C., No. 2 : 09-cv-03986-DSF-MAN (2012).
82. U.S. District Court for the Northern District of California, 13 Apr. 1990, United States
v. Fishman, 743 F. Supp. 713 (1990). – V. Richardson J. T., « Legal Dimensions of New
Religions », in Lewis J. R. (ed.), The Oxford Handbook of New Religious Movements, Oxford,
OUP, 2008, p. 163-183.
83. Wayne County Circuit Court of Michigan, 3 Dec. 1982, Eden v. Reverend Sun Myung
Moon, HSA-UWC et al., No. 77-736-880 (1982).
155
Philippe SÉGUR
156
LA RELIGION DANS LES DÉCISIONS RELATIVES
À LA SANTÉ ET À L’ÉDUCATION
DES ENFANTS EN DROIT CANADIEN ET QUÉBÉCOIS
José WOEHRLING
Université de Montréal
RÉSUMÉ
Dans cette contribution, l’auteur examine les règles de droit canadien et qué-
bécois qui encadrent la prise en compte de la religion dans les décisions
relatives à la santé et à l’éducation des enfants, décisions habituellement prises
par les parents et parfois par les enfants eux-mêmes. Les lois adoptées dans
ce domaine par le Parlement fédéral et les législatures provinciales, les lois
québécoises faisant l’objet d’une attention particulière, peuvent être contes-
tées comme ne respectant pas les droits constitutionnels des intéressés, tant
les parents que les enfants. On évoquera donc les principales décisions de
la Cour suprême du Canada dans lesquelles la Cour a été amenée à mettre
en balance les droits des parents et ceux des enfants et à concilier le degré
d’autonomie décisionnelle du mineur et la protection de sa vie et de sa santé.
ABSTRACT
In this paper, the author examines the rules of Canadian and Quebec law
governing the consideration of religion in decisions relating to health and
education of children, decisions that are usually made by parents and some-
times by children themselves. The legislation adopted, in their respective
fields, by the federal Parliament and the provincial legislatures, Quebec laws
being accorded special attention, can be challenged as not respecting the
constitutional rights of parents or children. We will thus consider the main
decisions of the Supreme Court of Canada on the issue, in which the Court
had to balance the rights of parents, those of children and reconcile the minors
autonomy of decision-making and the protection of his/her life and health.
Dans cette étude, notre objectif est d’examiner la prise en compte, par
le droit canadien, de la religion dans l’encadrement des décisions relatives
à la santé et à l’éducation des enfants, décisions habituellement prises par
les parents ou les personnes qui en tiennent lieu, ou plus rarement par les
enfants eux-mêmes. Les principales difficultés résident dans la nécessité de
concilier les droits des parents et ceux des enfants tout en tenant compte
de l’intérêt général de la société dans son ensemble, de donner un contenu
concret au concept d’intérêt de l’enfant, qui constitue le concept juridique
prédominant en la matière et, finalement, de déterminer le moment à partir
duquel le mineur doit être habilité à faire ses propres choix.
1. Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., R.-U., c. 3 ; L.R.C. (1985), app. II, n° 5,
art. 91(13).
2. Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(26) et 92(12).
3. Cette solution un peu curieuse s’explique pour des raisons historiques. En 1867, lors
de l’adoption de la Constitution canadienne, les rédacteurs voulaient éviter que des
considérations religieuses puissent influencer la législation en matière de divorce, en
particulier au Québec dont la population était majoritairement catholique. En fait, on
voulait s’assurer que la majorité catholique du Québec ne porterait pas atteinte au droit
au divorce de la minorité protestante.
158
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
4. Pour le droit familial au Québec, V. Castelli M. D. et Goubeau D., Précis du droit de la
famille, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2005. Pour le droit applicable dans les
autres juridictions canadiennes, V. Laviolette N. et Audet J., L’essentiel du droit de la
famille dans les provinces et territoires de common law au Canada, Cowansville, Éd. Yvon
Blais, 2014.
159
José WOEHRLING
5. Par exemple, avant 1988, le Code criminel canadien interdisait l’avortement sauf pour des
raisons thérapeutiques. Les dispositions en cause ayant été invalidées par la Cour suprême
et n’ayant jamais été remplacées, l’avortement est maintenant possible sans restriction
légale et relève essentiellement de la compétence provinciale sur les soins de santé.
6. Code civil du Québec, art. 14. La circoncision rituelle n’étant pas requise par l’état de santé
des enfants sur lesquels elle est pratiquée, c’est l’article 18 du Code civil qui s’applique,
en vertu duquel, là encore, le consentement doit être donné par le titulaire de l’autorité
parentale dans le cas d’un mineur âgé de moins de quatorze ans. L’article ajoute que
l’autorisation du tribunal est en outre nécessaire si les soins (non requis par l’état de santé
du mineur) présentent un risque sérieux pour la santé ou s’ils peuvent causer des effets
graves et permanents. En pratique, la circoncision n’est pas considérée comme ayant de
tels effets et l’autorisation du tribunal n’est donc pas nécessaire. V. pour plus de détails
Robert M.-P., « La circoncision rituelle au Canada », in Fortier V. (dir.), La circoncision
rituelle. Enjeux de droit, enjeux de vérité, Strasbourg, PUS, 2016, p. 302.
160
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
161
José WOEHRLING
mineur, alors que d’autres décisions ont plutôt autorisé les soins en dépit du
refus du mineur 13. On comprend qu’il est très difficile de systématiser cette
jurisprudence dans la mesure où les décisions sont rendues en cherchant à
concilier le degré d’autonomie décisionnelle du mineur et la protection de
sa vie et de sa santé, cette conciliation étant forcément tributaire des faits
de chaque espèce.
13. Pour une analyse plus détaillée de cette jurisprudence, V. Ogilvie M. H., Religious Insti-
tutions and the Law in Canada, 3rd ed., Toronto, Irwin Law Inc., 2010, p. 384-387.
14. A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), [2009] 2 R.C.S. 181.
162
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
15. « Plus le tribunal est convaincu que l’enfant est capable de prendre lui-même des décisions
de façon mature et indépendante, plus il accordera de poids à ses opinions dans l’exercice
de son pouvoir discrétionnaire […]. Si, après une analyse approfondie et complexe de la
capacité de la jeune personne d’exercer son jugement de façon mature et indépendante, le
tribunal est convaincu qu’elle a la maturité nécessaire, il s’ensuit nécessairement, à mon
avis, qu’il faut respecter ses opinions. Il ressort d’une telle approche qu’en matière de
traitement médical, les moins de 16 ans devraient avoir le droit de tenter de démontrer
que leur opinion sur une décision touchant un traitement médical particulier révèle une
indépendance d’esprit et une maturité suffisantes. » (A.C. c. Manitoba, § 87 ; juge Abella).
163
José WOEHRLING
16. En cas de conflit entre les parents sur une décision concernant l’enfant, par exemple
en ce qui concerne le choix de la religion ou l’éducation religieuse, chacun d’entre eux
peut saisir le tribunal (la Cour supérieure) qui devra statuer dans l’intérêt de l’enfant
après avoir favorisé la conciliation entre les parties (art. 604 du Code civil du Québec).
La décision du tribunal met fin au conflit entre les parents, mais elle n’entraîne aucune
perte d’autorité parentale. Le même mécanisme pourrait également servir à trancher un
différend entre un enfant et ses parents.
17. P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141.
164
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
165
José WOEHRLING
166
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
23. Zylberberg c. Sudbury Board of Education, (1988) 65 O.R. (2d) 641 (C.A. Ont.), autori-
sation d’appel en Cour suprême refusée ; Canadian Civil Liberties Association c. Ontario
(Minister of Education), (1990) 71 O.R. (2d) 341 ; 65 D.L.R. (4th) 1 (C.A. Ont.), auto-
risation d’appel en Cour suprême refusée.
24. Sur le principe de neutralité religieuse de l’État en droit canadien, V. Jukier R. et Woehr-
ling J., « Religion and the Secular State. National Report for Canada », in Martinez
Torron J. et Durham W. C. (eds), Religion and the Secular State. National Reports (XVIIIth
Congress of the International Academy of Comparative Law), Madrid, Facultad de Derecho
de la Universidad Complutense, 2015, p. 155. – Woehrling J., « Quelle place pour la
religion dans les institutions publiques ? », in Gaudreault-DesBiens J.-F. (dir.), Le droit,
la religion et le « raisonnable », Montréal, Thémis, 2009, p. 115. – Moon R., « Freedom
of Religion Under the Charter of Rights : The Limits of State Neutrality », University of
British Columbia Law Review, (2012) 45, p. 497. – Boutouba N. et Bernatchez S., « L’État
et la diversité religieuse au Canada : une possible histoire du principe de neutralité de
l’État », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, numéro spécial, 2013, p. 9.
167
José WOEHRLING
168
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
que les écoles publiques ont l’obligation d’autoriser les absences des élèves
(et des enseignants) pour fêtes religieuses 29. D’autres accommodements ont
été négociés, sans que l’intervention d’un tribunal soit nécessaire, comme
celui autorisant les jeunes filles à porter un pantalon long pour les cours de
gymnastique, à la place du short, de façon à permettre le respect des règles
de modestie de l’islam 30.
L’obligation d’accommodement a par ailleurs des limites, puisque l’accom-
modement ne doit être accordé que dans la mesure où il est « raisonnable »,
ce qui signifie qu’il peut être légitimement refusé s’il entraîne une « contrainte
excessive ». Dans le cas d’un accommodement réclamé auprès d’une école
publique, il y aura contrainte excessive si l’accommodement entraîne des
coûts exagérés ou une entrave importante au fonctionnement de l’école.
L’accommodement devra également être refusé s’il entraîne une atteinte aux
droits ou aux libertés d’autrui.
Selon la même logique, existe-t-il un droit des parents d’obtenir que
leurs enfants soient exemptés de certains éléments du programme obliga-
toire des écoles publiques, en particulier lorsque les parents s’y opposent
pour des raisons religieuses 31 ? La question se pose notamment pour les
cours d’éducation sexuelle. Le gouvernement de l’Ontario, qui a mis en
selon le plaignant, d’un « kirpan de voyage » dont la lame ne dépassait pas 4 pouces
de longueur. Le tribunal a tenu compte de l’environnement particulier d’un avion, où
il n’est possible d’avoir accès ni à des services médicaux d’urgence ni à une assistance
policière. Par contre, dans Pritam Singh c. Workmen’s Compensation Board Hospital, (1981)
2 C.H.R.R. D/459 (Commission d’enquête, Ontario), M. Singh avait été informé qu’il ne
pourrait pas passer de tests à l’hôpital s’il n’ôtait pas son kirpan, ce qu’il avait refusé
de faire ; la commission d’enquête décide que l’hôpital aurait pu trouver une solution
d’accommodement respectant les croyances de M. Singh ; elle ordonne qu’à l’avenir les
patients de religion sikh soient autorisés à conserver leur kirpan, à condition qu’il soit
d’une longueur raisonnable, pendant qu’ils reçoivent des soins à l’hôpital.
29. Islamic Schools Federation of Ontario c. Ottawa Board of Education, (1997) 145 D.L.R.
(4th) 659 (Cour divisionnaire de l’Ontario) ; Commission scolaire régionale de Chambly
c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525 (Cour suprême du Canada).
30. Pour plus de détails, V. Woehrling J., « La place de la religion dans les écoles publiques
du Québec », Revue juridique Thémis, (2007) 41, p. 651.
31. Sur cette question des exemptions religieuses au curriculum obligatoire des écoles
publiques, telle qu’elle a été abordée par les tribunaux des États-Unis et par les organes
d’application de certaines conventions internationales sur les droits de la personne,
V. Woehrling J., « Liberté de religion et demandes d’exemption à l’égard du curri-
culum scolaire obligatoire : les réponses des tribunaux américains », in Lefebvre B. et
Leduc A. (dir.), Mélanges Pierre Ciotola, Montréal, Thémis, 2012, p. 563 ; Woehrling J.,
« L’enseignement des religions et de l’éthique à l’école publique : les principes dégagés
par la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme des
Nations unies (affaires Folgero, Zengin et Leirvag) », Revue québécoise de droit international,
hors-série juin 2015, p. 359.
169
José WOEHRLING
170
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
entre en conflit avec leurs efforts pour transmettre leurs propres convictions
à leurs enfants. Ces parents, quant à eux, réclament pour leurs enfants le
bénéfice d’une exemption du cours, ce qui leur a été refusé jusqu’à présent.
Ils se sont donc pourvus devant les tribunaux. La Cour suprême a rendu
son jugement dans cette affaire en 2012 33.
Malheureusement, le jugement ne va pas au fond des choses, le contexte
factuel de la décision ne l’ayant pas permis. En effet, les requérants ont
contesté le cours ECR de façon prématurée, très peu de temps après sa mise
en application, ces circonstances faisant en sorte qu’il était très difficile pour
la Cour d’évaluer les effets réels du programme. Sur la base des éléments
incomplets qui lui étaient soumis, à savoir le seul cadre pédagogique du
cours, la Cour suprême a conclu que les requérants n’avaient pas réussi à
faire la preuve que le nouveau programme enfreignait leur liberté de religion
ou celle de leurs enfants. Néanmoins, dans la mesure où elle s’est prononcée
sur les questions de fond, la Cour a jugé que le fait d’exposer les enfants à
une présentation globale des diverses religions, sans les obliger à y adhérer,
ne constituait pas un « endoctrinement » des élèves. Elle a également conclu
que l’exposition précoce des enfants à des réalités autres que celles qu’ils
vivent dans leur environnement familial immédiat constitue un fait de la
vie en société et que suggérer que le fait même d’exposer des enfants à dif-
férents faits religieux porterait atteinte à leur liberté de religion ou à celle
de leurs parents reviendrait à rejeter la réalité multiculturelle de la société
canadienne et méconnaître les obligations de l’État québécois en matière
d’éducation publique. Par ailleurs, certains des juges ont souligné que même
si le programme ne portait pas en lui-même atteinte à la liberté de religion,
une telle atteinte pourrait éventuellement résulter de sa mise en application
concrète, ce qui suggère que la question pourrait être portée à nouveau
devant les tribunaux à l’avenir.
En fait, la Cour suprême a eu l’occasion de se pencher à nouveau sur le
cours ECR dès 2015, mais sous un autre angle. En effet, il s’agissait cette
fois du recours d’un collège catholique privé subventionné, donc obligé
d’enseigner le cours ECR, et qui réclamait le droit de l’enseigner, dans tous
ses aspects, avec une orientation catholique plutôt que l’orientation neutre
et non confessionnelle imposée par le ministère. La Cour a effectivement
jugé que le fait d’imposer à un collège catholique l’obligation d’enseigner
le catholicisme avec une orientation neutre et laïque entraînait une atteinte
non justifiable à la liberté de religion. Par contre, selon la Cour, le ministère
171
José WOEHRLING
34. École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 613.
35. Ibid., § 72 (juge Abella).
36. Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., ch. I-13.3, art. 222, al. 2.
172
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants
37. Code civil du Québec, art. 33 : « Les décisions concernant l’enfant doivent être prises
dans son intérêt et dans le respect de ses droits. Sont pris en considération, outre les
besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son
caractère, son milieu familial et les autres aspects de sa situation. »
173
José WOEHRLING
notamment leur droit à l’égalité. Quant aux mineurs qui n’ont pas atteint la
maturité suffisante pour prendre leurs propres décisions, ils ont essentielle-
ment le droit à des décisions prises pour eux par d’autres dans leur meilleur
intérêt : leurs parents en situation habituelle, sinon les organismes de protec-
tion de l’enfance ou encore les tribunaux qui doivent arbitrer les conflits des
parents entre eux, ceux des parents avec les organismes étatiques ou encore,
dans certains cas, les conflits entre les parents et les enfants eux-mêmes.
Le consensus dominant dans notre société semble être que le meilleur
intérêt de l’enfant passe par la maximisation de ses potentialités de déve-
loppement vers l’autonomie personnelle et l’épanouissement individuel (son
« autoréalisation »). C’est là un point de vue qui correspond bien au libéra-
lisme individualiste, qui sert de soubassement idéologique aux instruments
de protection des droits de l’homme au Canada et ailleurs. On comprend
qu’un tel point de vue entrera en conflit avec des conceptions plus com-
munautaristes selon lesquelles ce sont le maintien de l’appartenance des
individus au groupe, notamment religieux, et la cohésion de celui-ci qui
doivent être recherchés en priorité. Par ailleurs, la prédominance conférée à
l’intérêt de l’enfant à l’autoréalisation ne fait pas disparaître toutes les diffi-
cultés, ce critère étant lui-même susceptible d’appréciations et d’applications
diverses. Par exemple, si l’on revient à la problématique du cours d’éthique
et de culture religieuse et à la critique que lui adressent les parents animés
de fortes convictions religieuses, il reste encore à déterminer quel serait le
facteur le plus nuisible, immédiatement ou à plus long terme, pour l’auto-
réalisation des enfants : le conflit d’allégeances susceptible de ternir leurs
relations avec leurs parents ou le fait d’être privé de l’exposition aux idées
et informations considérées comme nécessaires pour développer leur esprit
critique et leur tolérance envers les différences culturelles et religieuses (et
le fait d’être privés d’une interaction significative avec leurs pairs dans cet
important domaine) ? Si l’on en revient par ailleurs à l’intérêt de l’État,
celui-ci a un intérêt légitime, selon la Cour suprême du Canada, à s’assurer
que les élèves de toutes les écoles (privées autant que publiques) seront en
mesure, une fois devenus adultes, de se comporter avec ouverture et respect
lorsqu’ils devront faire face aux différences culturelles et religieuses. Une
démocratie multiculturelle dynamique doit pouvoir compter sur la capacité
de ses citoyens de discuter de manière réfléchie et ouverte 38.
174
CHRONIQUES
LA RÉFORME DE L’ORGANISATION PAROISSIALE
AU LUXEMBOURG
Francis MESSNER
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)
Les fabriques d’église créées pour gérer le temporel des diocèses de l’Église
catholique ont été instaurées conformément à l’article 77 des articles orga-
niques du culte catholique de la loi du 18 germinal an X. Le décret du
30 décembre 1809 concernant les fabriques des églises, pris en applica-
tion de cette loi, détaille les règles d’organisation et de fonctionnement de
ces établissements qui seront qualifiés d’établissements publics à la fin du
xixe siècle. Le décret de 1809 (si l’on excepte le chapitre V de ce texte)
178
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg
179
Francis MESSNER
Le projet de loi n° 7037 portant sur la gestion des édifices religieux et
autres biens du culte catholique constitue la troisième étape de la réforme de
la gestion des biens paroissiaux catholiques. Ce texte abroge l’article 76 de la
2. Loi du 17 mars 2016 modifiant le décret du 30 décembre 1809 concernant les fabriques
des églises.
3. Les articles 1er, 39 et 92 du décret de 1809 sont modifiés et les articles 36 § 11, 44, 93,
96, 97 et 99 sont abrogés.
180
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg
loi du 18 germinal an X qui institue les fabriques, le décret du 5 mai 1806
s’appliquant au logement des ministres du culte protestant et à l’entretien
des temples et le décret du 30 décembre 1809 concernant les fabriques des
églises à l’exception de son article 113 4 (art. 21). Il entraîne la dissolution
des fabriques (art. 10).
181
Francis MESSNER
Le Fonds est placé sous l’autorité de l’archevêché qui détermine son orga-
nisation et son fonctionnement. Il est géré par un conseil d’administration
dont les membres sont nommés par l’archevêché qui doit approuver les statuts
du Fonds (art. 5). Les responsables du Fonds soumettront pour approba-
tion à l’archevêché les comptes du Fonds et le rapport du réviseur relatifs
à l’exercice écoulé ainsi que le budget à établir pour l’exercice comptable à
venir. Le cofinancement des activités du Fonds par les communes est exclu
par la loi (art. 7). Les presbytères ne sont plus affectés au logement des
ministres du culte catholique (curés et desservants). Ceux propriétés des
fabriques et, à partir de la date d’application de la loi sur les fabriques, du
Fonds sont entretenus par lui et peuvent être mis à la disposition des curés
et desservants.
182
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg
183
Francis MESSNER
CONCLUSION
184
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg
185
VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?
Vincente FORTIER
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)
L e rappel dans la loi du 20 avril 2016 (art. 1er) 1 de l’obligation de neu-
tralité pesant sur les fonctionnaires et l’introduction dans le Code du
travail 2, quelques mois plus tard, de la neutralité applicable sous certaines
conditions au salarié de l’entreprise privée recentrent le débat, à propos du
fait religieux et des frottements 3 qu’il est susceptible d’engendrer hors de
1. Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des
fonctionnaires, art. 1er modifiant l’art. 25 de la loi du 13 juillet 1983 : « Le fonctionnaire
exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité. Dans l’exercice de ses
fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions
dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester,
dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon
égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. […] »
2. Article L. 1321-2-1 du Code du travail : « Le règlement intérieur peut contenir des dispo-
sitions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions
des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fon-
damentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont
proportionnées au but recherché. »
3. Comme l’écrit fort justement Mark Hunyadi, ce terme (frottement) est préférable à celui
de dysfonctionnement : « car le dysfonctionnement implique que quelque chose ne va
pas dans le principe ou son application ; les revendications religieuses seraient une sorte
de trouble de fonctionnement. Ici, il s’agit au contraire de montrer que l’écart entre les
pratiques, et leur heurt éventuel, n’est pas précisément un dysfonctionnement social, mais
appartient à la nature même du social : en l’occurrence, le frottement entre monde laïc
et monde religieux est ce qui définit une société postséculière. Il s’agit donc de fluidi-
fier un frottement, non de réparer un dysfonctionnement. » (Hunyadi M., « Des entreprises
postséculières ? », in Marti S., Fortier V., Maïla J., Hunyadi M., L’expression religieuse
en entreprise, Paris, Le Bord de l’eau, 2016, p. 169, note 1).
la sphère de la vie privée 4, sur un concept central du droit des religions,
dont le contenu et la mise en œuvre sont complexes.
Cette mobilisation de la neutralité, voire son instrumentalisation, parfois
invoquée comme une valeur mais qui, du point de vue juridique, en appelle
à un principe, n’est pas le seul fait de la France. Ainsi, à titre d’exemple,
signalerons-nous le projet de loi n° 62 présenté en 2015 à l’Assemblée natio-
nale du Québec intitulé « Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse
de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements
religieux dans certains organismes » 5 et celui qui l’a précédé sous le titre
« Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État
ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes
d’accommodements » 6.
La neutralité représenterait, ainsi, « l’ultime rempart face à des univers et
gestes religieux minoritaires mais menaçants, sans que l’on se soit préalable-
ment attaché à retracer la multiplicité et la complexité des trajectoires » 7.
Si l’on peut s’interroger sur la nécessité de transcrire dans une loi l’obli-
gation stricte de neutralité pesant sur les fonctionnaires (la jurisprudence
constante du Conseil d’État, récemment confortée par celle de la Cour de
Strasbourg 8, ne laissait pas place au doute et ce, depuis 1950 et l’arrêt Jamet 9),
sur sa formulation, ses redondances, son insistance, le texte a le mérite de
la clarté et donc une vocation pédagogique : la disposition indique, dans
des termes sans équivoque, que le fonctionnaire, incarnation de la puissance
publique, ne doit pas manifester sa religion lors de l’exercice de ses fonctions.
4. Encore que l’analyse du contentieux familial montre que la vie conjugale ou les relations
parentales ne sont pas à l’abri de ces frottements liés au fait religieux, conduisant alors
à des dysfonctionnements du couple !
5. http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-62-41-1.html
[consulté le 13 janv. 2017].
6. Projet de loi n° 60, http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-
loi-60-40-1.html [consulté le 13 janv. 2017].
7. Amiraux V. et Koussens D., « La neutralité de l’État à l’épreuve du pluralisme », in Amiraux
V. et Koussens D., Trajectoires de la neutralité, Presses de l’Université de Montréal, 2014,
p. 10.
8. CEDH, 26 nov. 2015, n° 64846/11, Ebrahimian c/ France ; Dieu F., « L’obligation de neu-
tralité religieuse des agents publics jugée conforme à la convention européenne des
droits de l’homme », JCP A, 23 mai 2016, p. 2132 ; Gonzalez G., « Conventionalité
de l’obligation stricte de neutralité religieuse des agents publics », JCP G 2016, p. 97 ;
Ruet C., « Interdiction du port de signes religieux par les agents du service public : la
combinatoire subtile de l’arrêt Ebrahimian », Rev. droits de l’homme : http//revdh. revues.
org/2516 [consulté le 13 janv. 2017].
9. CE, 3 mai 1950, n° 28238, Delle Jamet.
188
Vous avez dit neutralité ?
La prohibition est, nous le savons, large : elle porte sur toute extériorisation
des convictions, qu’elle soit vestimentaire, discursive, comportementale…
Nul usager ne doit pouvoir douter de l’impartialité du fonctionnaire lors du
traitement de sa demande, en raison des convictions religieuses de l’un (le
fonctionnaire) ou de l’autre (l’usager).
Toutefois, l’article 1er n’est pas réductible au seul énoncé de la neutralité.
Il pose, en effet, les normes comportementales du fonctionnaire à l’égard des
usagers du service public (obligation de neutralité certes, mais également
égalité de traitement, respect de la liberté de conscience des usagers et de
leur dignité) et les qualités dont il doit faire preuve dans l’exécution de sa
mission : dignité, impartialité, intégrité et probité. On peut considérer que,
dans les relations avec les usagers, la neutralité religieuse est une notion à
large portée puisqu’elle emporte égalité de traitement, impartialité et respect
de la liberté religieuse de l’usager.
La mise en parallèle de l’obligation de neutralité pesant sur les agents
publics, d’un côté, et celle pouvant être imposée aux salariés du secteur privé
via le règlement intérieur 10, d’un autre, interpelle le juriste à de multiples
égards :
– Tout d’abord quant à la diffusion de ce principe en dehors de son champ
traditionnel d’application qui invite à ré-interroger la frontière entre sphère
publique (c’est-à-dire la sphère administrative et politique comprenant les
administrations et les institutions politiques) et sphère privée (c’est-à-dire
tout ce qui ne participe pas de l’administration et du politique, le domicile
mais également l’ensemble des lieux privés et des lieux publics non affectés
à des services publics), auxquelles nous devons ajouter, depuis la loi du
11 octobre 2010, l’espace public, nouvelle catégorie juridique 11. Le même
concept (la neutralité) est utilisé et a vocation à s’appliquer indistinctement
à deux catégories de destinataires (fonctionnaires/salariés) qui sembleraient
désormais confondues, opérant dans des espaces séparés (services publics/
entreprise privée) eux-aussi désormais indifférenciés, bousculant de ce fait
les points de départ du raisonnement (principe de laïcité-neutralité dans les
10. Dans son rapport au Premier ministre, déposé en janvier 2016, le Comité chargé de
définir les principes essentiels du droit du travail prévoyait un article 6 disposant que « La
liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître
de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fon-
damentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont
proportionnées au but recherché ».
11. Bui-Xuan O., « L’espace public, l’émergence d’une nouvelle catégorie juridique ? », RFDA
2011, p. 551.
189
Vincente FORTIER
Dans son article daté de 1949, maintes fois cité parce qu’il n’a rien perdu
ni de sa pertinence ni de sa force, Jean Rivero écrit :
« Le seuil du droit franchi, les disputes s’apaisent ; pour le juriste,
la définition de la laïcité ne soulève pas de difficultés majeures ; des
conceptions fort différentes ont pu être développées par des hommes
politiques dans le feu des réunions publiques ; mais une seule a trouvé
place dans les documents officiels ; les textes législatifs, les rapports
parlementaires qui les commentent, les circulaires qui ont accompagné
leur mise en application ont toujours entendu la laïcité en un seul et
même sens, celui de la neutralité religieuse de l’État. » 15
190
Vous avez dit neutralité ?
de gestion des religions mais une règle de gestion de l’État lui-même » 17.
Cette neutralité religieuse de l’État rejaillit sur ses agents : l’Administration
et les services publics doivent donner toutes les garanties de la neutralité ;
en conséquence, les fonctionnaires sont soumis à une stricte obligation de
neutralité dans l’exercice de leurs fonctions. Ceci ne se discute pas.
Cette négation de la religion au sein de l’État et son exclusion de la sphère
publique définit la laïcité, selon Maurice Barbier 18 :
« C’est donc une notion négative, telle qu’elle ressort du droit actuel.
Il s’agit là de la définition exacte et précise de la laïcité française […].
C’est ce caractère qui permet de bien cerner la nature véritable de
la laïcité, qui n’est ni ancienne, ni nouvelle, ni ouverte, ni fermée
[…]. On risque de se méprendre à son sujet quand on cherche à en
faire une notion ou une valeur positive ou quand on propose de lui
donner un contenu substantiel […]. Pour combler le vide essentiel de
la laïcité, on lui donne un contenu positif et un visage rassurant et
attirant. On l’assimile alors aux réalités les plus diverses, ce qui revient
à l’oublier ou à s’en éloigner. Ainsi que reste-t-il de la laïcité quand
on l’identifie à la liberté religieuse, à la tolérance, ou au pluralisme ?
Elle devient tout simplement inutile car tout cela peut exister sans elle
[…]. Au contraire il importe de maintenir son caractère négatif, en ne
l’identifiant à aucune réalité positive. Car elle n’a rien de substantiel
en elle-même, tout en rendant possible la liberté, la diversité et le
pluralisme en matière religieuse. »
Il convient de rappeler que pèsent sur l’État a-religieux (neutre) des obli-
gations positives : il garantit l’exercice du culte et la liberté religieuse. En
effet, et poursuivant le raisonnement, Maurice Barbier ajoute que :
« Si la laïcité est l’exclusion de la religion de la sphère publique, elle
comporte un autre aspect, qui ne fait pas partie de sa nature mais qui
en découle nécessairement. En effet, la religion n’est pas niée totale-
ment et elle peut exister en dehors de l’État, c’est-à-dire dans la société
civile où elle peut s’exercer et s’organiser librement. La laïcité n’est la
négation de la religion que dans l’État, ce qui permet son affirmation
en dehors de l’État et donc l’existence de la liberté de religion. »
17. Messner F., Prélot P.-H., Woehrling J.-M. (dir.), Traité de droit français des religions,
Paris, Litec, 2e éd. 2013, p. 79.
18. Barbier M., « Pour une définition de la laïcité française », Le Débat, n° 134, 2005.
191
Vincente FORTIER
nous supposons qu’elle veut échapper par la mise en place dans le règlement
intérieur d’une obligation de neutralité religieuse du personnel. Par consé-
quent, et du côté de l’entreprise, la neutralité ne résout rien. Sauf à considérer
que l’entreprise privée a basculé du côté de la sphère publique, que toute
distinction entre les secteurs (public et privé) doit sauter par adjonction de
la neutralité au titre des obligations auxquelles sont soumis les salariés du
privé. L’entreprise privée et ses salariés se verraient assujettis aux mêmes
contraintes que la puissance publique et ses représentants. Ce qui, on en
conviendra, est une absurdité.
2. LA DIFFUSION DE LA NEUTRALITÉ
192
Vous avez dit neutralité ?
19. Comme M. Hunyadi, dans son article précité, nous préférons utiliser le terme d’ajustement
plutôt que celui d’accommodement par souci de rigueur et de précision.
193
Vincente FORTIER
194
Vous avez dit neutralité ?
LES RELATIONS DES SALARIÉS ENTRE EUX (OU ENTRE LES AGENTS PUBLICS).
Ici c’est la notion de trouble objectif qui nous paraît la plus à même de
répondre à la question. Cette voie est du reste celle à privilégier dans tous
les cas de figure.
Le chef d’entreprise est le garant de la paix sociale. Dès lors que l’attitude
du salarié compromet la paix sociale, cause un trouble objectif dûment établi
par l’employeur, alors il devra être sanctionné 21. De manière particulière et
au regard des convictions religieuses, le prosélytisme actif contraignant la
conscience de l’autre, par exemple, doit être fermement prohibé. Quant au
port de signes religieux, les perturbations engendrées au sein du collectif de
travail devront également être établies. Sauf bien évidemment à envisager
une application sans distinction d’une neutralité sévère, identique à celle
qui oblige les agents du service public et qui renvoie une fois de plus à nos
développements précédents.
CONCLUSION
21. Antonmattei P.-H., « Le licenciement pour trouble objectif », Dr. soc. 2012, p. 10.
22. CNCDH, Avis sur la laïcité, 26 sept. 2013.
195
Achevé d’imprimer en avril 2017
Imprimerie et reprographie
Direction des affaires logistiques intérieures
Université de Strasbourg