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Revue du droit des religions 

3 | 2017
Les enjeux contemporains du patrimoine culturel
religieux
Anne Fornerod (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rdr/722
DOI : 10.4000/rdr.722
ISSN : 2534-7462

Éditeur
Presses universitaires de Strasbourg

Édition imprimée
Date de publication : 3 mai 2017
ISBN : 978-2-86820-973-3
ISSN : 2493-8637

Référence électronique
Anne Fornerod (dir.), Revue du droit des religions, 3 | 2017, « Les enjeux contemporains du patrimoine
culturel religieux » [En ligne], mis en ligne le 15 janvier 2020, consulté le 29 septembre 2021. URL :
https://journals.openedition.org/rdr/722 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rdr.722

La revue du droit des religions est mise à disposition selon les termes de la Creative Commons -
Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0.
LES ENJEUX
CONTEMPORAINS
DU PATRIMOINE
CULTUREL RELIGIEUX

REVUE N° 3
MAI
2017
DU DROIT DES
RELIGIONS

P R E S S E S U N I V E R S I TA I R E S D E S T R A S B O U RG
SOMMAIRE
Avant-propos ................................................................................................. 5

DOSSIER
LES
ENJEUX CONTEMPORAINS
DU PATRIMOINE CULTUREL RELIGIEUX
coordonné par Anne Fornerod

Introduction ................................................................................................... 9
Anne FORNEROD

Sacredness as an underlying value


of cultural heritage law in Europe ............................................................. 1 5
Theodosios TSIVOLAS

La valorisation patrimoniale des édifices religieux


entre affectation cultuelle exclusive et contractualisation ........................ 2 9
Pierre-Henri PRÉLOT

Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ? ................... 4 3


Stéphane DUROY

Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique ......................... 6 1


Jean-François HUSSON

Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède :


financement étatique et continuité de l’usage ........................................... 7 9
Eva LÖFGREN

La protection du patrimoine religieux en Estonie :


lieux de culte et sites naturels sacrés ........................................................ 9 5
Ringo RINGVEE

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 3


VARIA
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement
des étrangers : entre réalisme et exigence d’effectivité ........................... 1 1 1
Mustapha AFROUKH

La religion et le travail au milieu du gué européen :


sur la méthode juridico-politique des avocats généraux
près la CJUE ............................................................................................. 1 2 5
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis :


le cas des new religious movements .......................................................... 1 3 9
Philippe SÉGUR

La religion dans les décisions relatives à la santé


et à l’éducation des enfants en droit canadien et québécois .................. 1 5 7
José WOEHRLING

CHRONIQUES
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg ....................... 1 7 7
Francis MESSNER

Vous avez dit neutralité ? ......................................................................... 1 8 7


Vincente FORTIER

4
AVANT-PROPOS
Le dossier de ce troisième numéro de la Revue du droit des religions traite
d’une problématique complexe qui fait l’objet de débats souvent tendus et
mal informés. Le patrimoine culturel religieux ne se limite pas aux églises
paroissiales qui font l’objet d’une protection spécifique découlant de la liberté
d’exercice du culte qui est un élément de la liberté de religion. Il englobe tout
un ensemble de biens également nécessaires au bon fonctionnement du culte,
comme les logements des ministres de la religion, les abbayes, couvents et
monastères, les chapelles d’hôpitaux confessionnels et autres bâtiments présen-
tant un intérêt architectural. La sécularisation de la société occidentale, mais
aussi l’émergence de nouvelles expressions et pratiques religieuses ont sensible-
ment bouleversé l’état et les représentations du patrimoine culturel religieux.
En France, nombre de couvents réinvestis au xixe siècle par la réinstallation
des ordres et des congrégations supprimés par les lois de la Révolution, et
transmis à de nouvelles communautés à la fin du xxe siècle, sont désormais
à nouveau à la recherche d’une affectation. Au-delà des frontières hexago-
nales, les pouvoirs publics et les autorités religieuses s’interrogent de même
sur une utilisation rationnelle des édifices cultuels paroissiaux, négligeant
parfois la réflexion sur leur dimension patrimoniale. Ainsi, un édifice cultuel
monument historique, surtout visité par les touristes et amateurs d’art, pourra
être considéré comme ayant moins d’intérêt qu’un bâtiment sans qualité
architecturale, mais plus adapté aux besoins du culte. En outre, les réticences
à l’égard des processus de désaffectation ou désacralisation encore vives il
y a quelques années s’effacent aujourd’hui devant le coût de l’entretien de
bâtiments devenus trop nombreux. Cette évolution est déjà entamée pour les
chapelles et églises en vente sur des sites internet et transformées, y compris
en France, en appartement, atelier, restaurant, salle de réunion ou biblio-
thèque. Par ailleurs, les communautés protestantes évangéliques en expansion
ne semblent pas pour le moment s’inscrire dans une logique de création d’un
patrimoine religieux caractéristique de leur identité et investissent, à des fins

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 5


cultuelles, des logements ou des locaux industriels disponibles. Ce dossier
sur les enjeux contemporains du patrimoine culturel religieux a le grand
mérite de présenter les particularités de la situation française dans le contexte
européen, en retenant des États dont le droit des relations État/religions est
souvent méconnu.
La rubrique varia s’ouvre par un premier article marqué par l’actualité
et qui s’intéresse à la protection des migrants persécutés en raison de leur
appartenance ou de leur affiliation religieuse. M.  Afroukh souligne que la
Cour européenne des droits de l’homme prend désormais en compte les
risques de persécution religieuse, sans pour autant modifier sa jurisprudence
en reconnaissant un effet extraterritorial autonome à la liberté de religion
garantie par l’article  9 CEDH. Dans le deuxième article, consacré lui aussi
à une question amplement débattue, F. Laronze et M. Schmitt analysent les
conclusions présentées par deux avocats généraux de la CJUE sur le degré de
protection de la liberté de religion du salarié face à la liberté d’entreprendre
de l’employeur. Dans les deux affaires, il s’agit de savoir si la restriction
au port d’une tenue religieuse s’analyse comme une discrimination ou au
contraire est admise par la législation de l’Union européenne. Or les deux
avocats généraux ne proposent pas la même solution. La première suggère
un assouplissement des contraintes antidiscriminatoires, alors que la seconde
préconise une approche centrée sur les droits de l’homme. La contribution de
Ph. Ségur sur le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis
questionne la représentation des différences classiquement invoquées entre le
droit américain et le droit français en la matière. Dans les deux cas, la liberté
de conscience et le principe de séparation jouent un rôle important, même
si aux États-Unis le fait religieux est davantage au cœur du rapport social.
J. Woehrling examine quant à lui le droit canadien et québécois relatif à la
prise en compte de la religion dans les décisions mettant en jeu la santé et
l’éducation des enfants. Ces décisions peuvent être contestées devant la Cour
suprême du Canada qui tend à concilier le degré d’autonomie décisionnelle
du mineur avec la protection de sa vie et de sa santé.
Dans la première des deux chroniques, F.  Messner présente les évolu-
tions « séparatistes » du droit paroissial au Grand-duché de Luxembourg.
V. Fortier engage pour sa part une réflexion sur l’introduction dans le secteur
privé de la notion de neutralité, qualifiée « d’ignorance laïque » au sens où
elle semble vouloir faire de l’entreprise un espace de négation de la religion.

Francis Messner

6
DOSSIER

LES ENJEUX
CONTEMPORAINS
DU PATRIMOINE
CULTUREL RELIGIEUX
INTRODUCTION

Anne FORNEROD
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)

D ans la plupart des pays européens, le patrimoine culturel religieux,


immobilier et mobilier, constitue une part significative de l’héritage
historique et artistique 1. Ces monuments familiers du paysage européen, tant
rural qu’urbain, offrent un double visage, à la fois culturel et spirituel, qui
renvoie à deux corpus de règles juridiques. En effet, le statut de biens utilisés
à des fins de pratiques religieuses fait l’objet d’un encadrement légal spéci-
fique, fondé sur la protection de la liberté de culte, qui relève des relations
entre les pouvoirs publics et les groupes religieux. La destination première
de ces édifices implique de les considérer à l’aune de la liberté de religion,
dont l’effectivité repose, pour les groupes concernés, sur la possibilité de
disposer de lieux spécifiquement consacrés aux célébrations religieuses. En
outre, l’intérêt historique ou artistique reconnu à un monument entraîne
l’applicabilité de la législation, souvent ancienne, sur les monuments histo-
riques, ou, plus largement, de textes relatifs au patrimoine culturel dans son
ensemble 2. De là, il convient de considérer en parallèle un certain nombre
d’éléments, qui, loin d’être statiques, connaissent des évolutions. D’une part,
la notion de patrimoine culturel traduit un enrichissement du statut de

1. Ce qui relève du patrimoine immatériel et renvoie à des enjeux et problématiques bien


spécifiques ne sera pas traité dans ce dossier.
2. L’appartenance au patrimoine culturel ne se limite en effet pas au statut de monument
historique, mais peut résulter de l’application d’autres textes. Ainsi, le label français
« Patrimoine du xxe  siècle » a été créé en 1999 pour des biens qui ne sont pas obliga-
toirement protégés au titre des monuments historiques.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 9


Anne FORNEROD

monument historique : au-delà de l’objectif de protection et de conservation,


il s’agit de transmettre un patrimoine à travers sa mise en valeur auprès du
public, en permettant un accès aux biens qui le composent. Cette notion
renvoie aussi à un phénomène d’appropriation par les individus et les groupes
de biens, matériels et immatériels, en dehors des processus institutionnels de
sélection patrimoniale. Il s’ensuit, s’agissant des édifices cultuels concernés,
une double appréhension et une double fréquentation, d’ordre religieux au
premier chef, mais faite aussi d’activités culturelles diverses. D’autre part,
ces biens traversent une période de transition dont l’issue est encore incer-
taine, mais dont on sait qu’elle découle de l’évolution des pratiques au sein
des traditions religieuses historiques, entraînant une utilisation moindre des
édifices qui leur sont consacrés. Le scénario radical consistant à recourir à
la destruction des édifices religieux devenus inutiles demeure bien rare au
regard du nombre total de bâtiments, mais ce sont de telles situations qui
donnent lieu à la plus forte médiatisation et renvoient à un horizon peu
engageant.
Ce dossier vise à travers quelques contributions à interroger l’appréhension
« classique » du patrimoine religieux, fondée essentiellement sur l’articulation
variable entre les deux traits majeurs de leur régime juridique, le statut de
lieu de culte d’une part, celui de biens culturels d’autre part. En France,
l’affectation légale au culte des édifices religieux a des effets qui singula-
risent substantiellement la situation hexagonale. Aussi l’analyse mérite-t-elle
d’être étendue à d’autres systèmes de relations religion-État, afin d’apprécier
comment, d’un pays à l’autre, se joue cette transition majeure dans l’histoire
de ces biens dont certains ont perdu leur usage premier. Si de nombreux
pays partagent la même préoccupation consistant à préserver un patrimoine
culturel, le statut des biens religieux est susceptible d’être influencé par celui
des organisations religieuses défini dans un cadre national. L’enjeu principal
est de mesurer les conséquences des évolutions des pratiques religieuses,
dans un contexte de sécularisation mais également de pluralité. Aussi, s’inté-
resser au patrimoine culturel religieux aujourd’hui consiste pour l’essentiel
à réfléchir à son avenir, interrogation qui peut se décliner et être abordée
sous trois angles étroitement liés.

Il s’agit en premier lieu du financement, question qui se pose en des


termes nouveaux à mesure que le patrimoine religieux se transforme. D’une
part, la recherche de financements, qu’ils soient publics ou privés, demeure
une préoccupation constante, qu’aiguise la raréfaction des ressources prove-
nant des groupes religieux eux-mêmes. D’autre part, c’est la légitimité de la

10
Introduction

répartition entre subventions publiques et engagement financier des groupes


religieux propriétaires ou usagers des édifices cultuels qui est interrogée. Sur
ce point, si l’intervention d’un financement public est débattue, c’est moins
dans son principe qu’en raison de son objet. La légitimité de la protection
du patrimoine religieux peut suffire à justifier un soutien des collectivités
publiques – surtout lorsqu’elles sont propriétaires – aux fins d’en assurer la
conservation matérielle. Pour autant, la perspective que ce financement puisse
bénéficier ne serait-ce qu’en partie à ce qui relève de l’exercice du culte est
susceptible de soulever des réticences. La distinction et l’articulation entre
ce qui ressort du financement de la conservation d’un bien au titre du patri-
moine historique et culturel et ce qui équivaut à une aide à l’exercice du culte
apparaît à première vue comme un questionnement étroitement associé à un
régime de séparation entre l’État et les cultes (voir notamment Eva Löfgren,
« Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède : finance-
ment étatique et continuité de l’usage »), mais l’examen d’autres systèmes
de relations État-religions vient relativiser cette analyse (voir Jean-François
Husson, « Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique »). Or, la
recherche de cet équilibre peut être bousculée lorsque l’usage religieux dis-
paraît. Peut-on, dans cette hypothèse, toujours alléguer que les mécanismes
de  soutien financier public, direct ou indirect, participent de la protection
et de la mise en œuvre effective de la liberté de culte ? Si la baisse des pra-
tiques religieuses qui concerne une proportion significative du patrimoine
cultuel n’est pas un phénomène nouveau, l’investissement des personnes
publiques ou privées qui en sont propriétaires, en période de crise financière,
n’est sans doute plus aussi systématique que par le passé et une réutilisation
à des fins autres que religieuses constitue une perspective davantage consi-
dérée. Car au-delà de l’objectif de parvenir à la conservation matérielle des
biens culturels religieux, leur appartenance au patrimoine culturel entraîne
une nouvelle signification, qui n’est plus exclusivement religieuse.

En effet, appréhender l’avenir du patrimoine cultuel suppose en deuxième


lieu d’interroger le sens véhiculé par ces monuments dans un contexte de
recomposition des appartenances religieuses et de leurs modes d’expres-
sion. La diminution des pratiques cultuelles « classiques » est susceptible
de conférer aux biens qui en sont ou en ont été le support une nouvelle
signification, qui mêle de façon variable « valeur patrimoniale » et « valeur
religieuse ». L’approche contemporaine du patrimoine religieux est aussi
déterminée par une diversification des pratiques religieuses, renvoyant à
des enjeux différents. Ainsi, l’on observe de nouvelles religiosités qui se

11
Anne FORNEROD

développent à l’écart des lieux de culte traditionnels. Le cas des sites naturels
sacrés estoniens est révélateur de la complexité – et de la perplexité – qui naît
de la gestion de biens éloignés des standards du patrimoine culturel religieux
(Ringo Ringvee, « La protection du patrimoine religieux en Estonie  : lieux
de culte et sites naturels sacrés »). Ces formes moins conventionnelles du
culte invitent à se tourner vers le caractère pluriel du patrimoine religieux
dans son ensemble.
En réalité, les inquiétudes liées à la diminution, voire la disparition,
des pratiques religieuses reposent sur celles qui, dans le cadre paroissial,
incarnent l’exercice de la liberté de culte, protégée en droit. Or, l’on peut
présager que ces pratiques « classiques » n’évolueront pas dans le sens d’un
retour, même partiel, à l’état antérieur qui a présidé à l’adoption du régime
juridique applicable. La disparition totale de l’usage religieux ne concerne
qu’une part très minoritaire de l’ensemble du patrimoine, mais ouvre le
dossier sensible des conversions d’édifices cultuels désacralisés et désaffectés.
De manière générale, l’intérêt que représente un édifice du culte et qui jus-
tifie l’application de la législation sur les monuments historiques peut être
établi selon des considérations étrangères à son usage. Dans ce cas de figure,
la disparition, la diminution ou le changement de destination d’un édifice
relevant de la législation sur les monuments historiques ne sont considérés
qu’à raison d’une éventuelle répercussion sur l’intégrité physique et donc
la conservation du bâtiment. L’hypothèse d’une singularité des monuments
historiques religieux au sein de l’ensemble du patrimoine culturel repose
essentiellement sur le maintien d’un usage originel dans des proportions
inconnues d’autres « catégories » patrimoniales. L’usage originel disparu, où
situer la spécificité du patrimoine religieux ? Dans quelle mesure observe-t-on
un glissement vers le mode de gestion commun du patrimoine culturel ?
L’identité religieuse devenue symbolique après désaffectation suffit-elle alors
à influencer le droit applicable et à imprimer sa marque à l’appréhension
de ce patrimoine ?

Si juridiquement, la consécration du caractère religieux de ces biens


repose traditionnellement et encore aujourd’hui sur un usage et des pra-
tiques cultuels effectifs, la question se pose en troisième lieu de la forme
juridique à donner à cette signification qui perdure au-delà de la disparition
d’une fréquentation essentiellement rituelle et, plus largement, de l’adaptation
du droit applicable aux mutations du patrimoine religieux, évoquées ici de
façon non exhaustive.

12
Introduction

Sans refléter, loin de là, ni l’état général du patrimoine religieux, ni l’état


d’esprit dans lequel il est globalement appréhendé, les « affaires » de des-
truction d’églises et de reconversions discutées n’en ont pas moins ouvert
la voie à une réflexion sur l’avenir de milliers de bâtiments. Sur un plan
juridique, l’évolution semble plus lente. Il est vrai que la problématique
diffère à partir du moment où l’usage est maintenu et toujours consacré
par le droit. Pour autant, un décalage s’instaure entre l’usage réel – ou plus
exactement le non-usage – et le droit applicable, qui permet de protéger et
prolonger juridiquement la dimension sacrée de l’édifice. Pendant de nom-
breuses années, l’enjeu a consisté, et consiste toujours, à concilier la double
vocation de ces édifices et à organiser la cohabitation entre usages religieux
et culturels. Il s’agissait là déjà d’une progression notable, qui dépassait la
seule recherche d’un équilibre entre conservation du monument et utilisation
religieuse (même s’il convient, de ce point de vue, de ne pas sous-estimer
encore aujourd’hui la méconnaissance croissante du patrimoine religieux
et de ce qu’il requiert, que ce soit sur le plan de la conservation ou de
sa compréhension en tant que tel). Dans le contexte français, la situation
particulièrement avantageuse des édifices du culte catholiques construits
avant la séparation des Églises et de l’État du fait de leur appartenance au
domaine public a longtemps été épargnée par un tel questionnement sur
l’à-propos et la perpétuation d’un tel état du droit. Or, il n’est pas certain
que, du développement des usages étrangers au culte aux destructions et
reconversions d’églises, les transformations du patrimoine cultuel se reflètent
dans le droit applicable – et tel qu’il est appliqué – lequel demeure protec-
teur de « l’intégrité » du patrimoine religieux (voir Stéphane Duroy, « Le
patrimoine cultuel immobilier  : un patrimoine en péril ? »). Les aménage-
ments du dispositif légal hérité du processus de séparation reposent encore
pour beaucoup sur une vision dualiste des édifices cultuels protégés au titre
des monuments historiques, consistant à rechercher une articulation entre
usage religieux et usages culturels (Pierre-Henri Prélot, « La valorisation
patrimoniale des édifices religieux entre affectation cultuelle exclusive et
contractualisation »).
Les questionnements –  et surtout les réponses apportées jusqu’à
présent – varient relativement peu d’un contexte national à un autre (voir
Theodosios Tsivolas, « Sacredness as an underlying value of cultural heri-
tage law in Europe »). Les exemples retenus ici montrent la prégnance
d’une conception du patrimoine religieux où le sacré demeure longtemps
présent, même après qu’il y ait été mis fin sur le plan juridique. En outre,
l’on observe que le rôle incontournable des autorités religieuses continue

13
Anne FORNEROD

d’imprimer une originalité certaine à la façon d’appréhender la valorisa-


tion d’ordre culturel des biens immobiliers et mobiliers concernés. Il y
a donc plus d’un pas à franchir avant d’atteindre une réelle coïncidence
entre le régime juridique et la réalité d’un patrimoine religieux pluriel et
en mutation.

14
SACREDNESS AS AN UNDERLYING VALUE
OF CULTURAL HERITAGE LAW IN EUROPE

Theodosios TSIVOLAS
University of Athens

RÉSUMÉ
Les différents instruments juridiques présentés ici révèlent que la « sacralité »
est une notion relativement ambiguë. Les origines socioculturelles de cette
notion sont explorées dans un premier temps, puis il est donné un aperçu
de l’histoire du droit européen sur la protection du patrimoine religieux. La
notion de sacralité est prise en compte par le droit de l’UE, notamment en
ce qui concerne la protection du patrimoine culturel « d’importance euro-
péenne », ainsi que par les différentes législations nationales relatives au
patrimoine culturel. En conclusion, l’étude introduit le concept de res mixtae
qui constitue la base juridique nécessaire à la compréhension et à l’encadre-
ment juridique des divers aspects de la sacralité proprement dite, attribut
commun d’une richesse culturelle européenne partagée.

ABSTRACT
As it is illustrated in the various legal instruments presented here, “sacredness”
is a rather ambiguous notion per se. Therefore, at first, the socio-cultural
origins of the subject matter are explored, followed by an overview of the
European legal history on the protection of religious heritage. Afterwards,
the notion of sacredness is being examined through the particular current EU
legislation regarding the protection of cultural patrimony “of European signi-
ficance”, as well as through the various national legislative patterns of cultural
heritage law. In conclusion, the study introduces the term of res mixtae; the
latter provides the necessary legal foundation for the proper understanding
and regulating the various aspects of sacredness, as a common attribute of a
shared European cultural wealth.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 15


Theodosios TSIVOLAS

1. INTRODUCTORY REMARKS

According to the Roman – and later Byzantine – law, things sacred, reli-
gious, and holy, were exempted from commerce, and held to be the property
of no one. “Temples, churches, altarpieces, communion cups, and whatever
was consecrated according to the forms prescribed by law, were held sacred,
and could not be applied to profane uses”. 1 These sacred assets, which
were considered to be of “divine jurisdiction” (res divini iuris), comprised
in fact three subcategories: the res sacrae, the res religiosae and the res sanc-
tae. 2 Of course, nowadays the relevant taxonomy may seem rather obselete.
Nevertheless, even today, especially in cases of living heritage assets such as
functional religious edifices and sacramental objects, i.e. assets which are still
devoted to active religious purposes, the notion of “sacredness” may prove
to be of importance, especially within the ambit of cultural heritage law.
Notwithstanding the above, any attempt by any scholar (let alone a jurist)
to define the notion of “sacredness”, even at its most primary spatial or
geographical features, constitutes an arduous and complex task, that entails
several interpretative and methodological ambiguities. 3 Moreover, it is not the
purpose nor the intention of this study to provide an overview of the scho-
larly discourse on the “idea of the holy” 4 or the “ambivalence of the sacred” 5
by displaying the great array of pertinent theological, anthropological and
sociological disciplines, 6 nor to elaborate on the relations between “the law
and the sacred” in general. 7 On the contrary, the focus of this analysis will
be on the legal gravity of “sacredness” in connection with the current Euro-
pean legislative framework on the protection of cultural heritage, at both the
national and international levels. Nevertheless, as we can always improve

1. Mackenzie T., Studies in Roman Law, with Comparative Views of the Laws of France, England,
and Scotland, Edinburgh, W. Blackwood & Sons, 1862, p. 163.
2. See among others Mainusch R., Die öffentlichen Sachen der Religions – und Weltanschauungs-
gemeinschaften: Begründung und Konsequenzen ihres verfassungsrechtlichen Status, Tübingen,
Mohr Siebeck, 1995, p. 8.
3. See Benzo A., “Towards a Definition of Sacred Places: Introductory Remarks”, in Ferrari S.,
Benzo A.  (eds), Between Cultural Diversity and Common Heritage: Legal and Religious
Perspectives on the Sacred Places of the Mediterranean, Farnham, Ashgate, 2014, p. 17–23.
4. Otto R., The Idea of the Holy, Oxford University Press, 1958.
5. Eliade M., Patterns in Comparative Religion, New York, Sheed & Ward, 1958, p. 384.
6. Idinopulos T., Yonan E. (eds), The Sacred and its Scholars: Comparative Methodologies for
the Study of Primary Religious Data, Leiden, Brill, 1996.
7. See Sarat A., Douglas L., Umphrey M.M., Law and the Sacred, Stanford University
Press, 2007.

16
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe

our understanding of law by referring to other fields of knowledge, 8 when


a subject of legal interest touches upon many interrelated areas of the aca-
demia, the law should be conversant with the neighbouring disciplines as
well. In that respect, an effective legal study of the notion of “sacredness”
(and of “sacred space” for that matter) should be consistent with a coherent
interdisciplinary approach, especially in view of the fact that “in the last two
decades or so a range of topics related to secular and religious attitudes to
sacred space and sites have been receiving increasing attention and varied,
sometimes contradictory, treatment in legal, theological, anthropological and
sociological analyses and debates”. 9 Therefore, before entering the realm
of present-day jurisprudence, it seems appropriate to begin with the socio-
cultural foundations of the legal concept of “sacredness” (always in relation to
its spatiality), 10 and afterwards provide, in retrospect, an historical overview
of the relevant protection provided by law, within the European continent.

2. THE VAGUE CONCEPT OF “SPATIAL SACREDNESS”

In a famous essay, based on a lecture given in 1967, Michel Foucault


contested the traditional understanding of space, by establishing the concept
of “heterotopias”: these unique counter-sites, in contrast to utopias, consti-
tute actual places “outside of all places, even though it may be possible to
indicate their location in reality”. 11 This postmodern approach evokes the
theoretical theme of “absolute spaces”; the latter, according to Henri Lefebvre,

8. Dworkin R., “Law as interpretation”, Critical Inquiry, Vol. 9, N. 1, 1982, p. 179-200.
9. Stoyanov Y., “The Sacred Spaces and Sites of the Mediterranean in Contemporary Theolo-
gical, Anthropological and Sociological Approaches and Debates”, in Ferrari S., Benzo A.
(eds), op. cit., p. 25-36.
10. The critical analysis of the relation between religion and spatiality began, in essence,
with Durkheim’s considerations on the notion of “totem”, i.e. a location transformed into
sacred space. However, the development and application of a systematic spatial analysis for
religion has evolved since the mid-1980s, following the writings and ideas of influential
intellectuals such as W. Benjamin, M. Foucault, H. Lefebvre and M. de Certeau (for an
overview see Crang M., Thrift N. (eds), Thinking Space, London, Routledge, 2000). As
it has been cleverly pointed out by Foucault: “L’époque actuelle serait peut-être plutôt
l’époque de l’espace”. Besides, from a legal viewpoint, the concept of “space” – referring
to a long tradition of spatial thinking throughout different disciplines – (rather than
the concept of “time”) makes possible a dynamic description of contemporary laws on
cultural heritage, and also provides a conceptual tool to explore the “intangible” features
of the same heritage (see Müller-Mall S., Legal Spaces: Towards a Topological Thinking
of Law, Berlin, Springer, 2013).
11. Foucault M., « Des espaces autres », Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, oct. 1984,
p. 46-49.

17
Theodosios TSIVOLAS

appear as spatial fragments imbued with transcendent and sacred qualities


that create a non-homogenous space. 12
The paradox, however, is that the aforementioned locations (e.g. temples,
mausoleums, shrines, monastic sanctuaries or even natural monuments),
whether to be defined as “heterotopias” or “absolute spaces”, albeit being
“privileged or distinguished in one way or another”, 13 continue to be a part
of our natural and cultural environment. 14 This particular “paradox” bears an
interesting resemblance to another, quite similar contradiction, already empha-
sized by Mircea Eliade in his seminal work on the concept of sacredness, 15
as part of his innovative research on the concept of “hierophanies”, 16 i.e.
manifestations of sacred realities: “By manifesting the sacred, any object
becomes something else, yet it continues to remain itself, for it continues to
participate in its surrounding cosmic milieu. A sacred stone remains a stone
[…] but for those to whom a stone reveals itself as sacred, its immediate
reality is transmuted into a supernatural reality”. 17
As it is well known, the aforementioned dichotomy (between the sacred and
the profane), which evokes an analogous bipolar distinction in relation to spatia-
lity between the private and the public, 18 is an idea originally posited by Émile
Durkheim, also in conjunction with his classical theory on “sacred things”, that
is, things set apart and forbidden, whose function is to be radically different from
the norm. 19 In the same vein, the modern scholar Jonathan Z. Smith has clarified
that things become “sacred” because they are identified with and used in the
places where ritual is enacted. In his own words: “Ritual is not an expression of
or a response to the “sacred”; rather, something […] is made sacred by ritual”. 20

12. Lefebvre H., The Production of Space, Oxford, Blackwell, 1991, p. 23.
13. Ibid., p. 240.
14. Particularly in relation to the natural environment, see Burton L., Worship and Wilder-
ness. Culture, Religion, and Law in Public Lands Management, University of Wisconsin
Press, 2002.
15. Eliade M., The Sacred and the Profane: the Nature of Religion, Boston, Houghton Mifflin
Harcourt, 1959.
16. Ibid., p. 11.
17. Ibid., p. 12.
18. Regarding the debate on the public/private dichotomy, see for instance: Fornerod A.,
“The Places of Worship in France and the Public/Private Divide”, in Ferrari S., Pasto-
relli S. (eds), Religion in Public Spaces: A European Perspective, Farnham, Ashgate, 2012,
p. 323-336.
19. Durkheim É., The Elementary Forms of the Religious Life, translated by Cosman C., Oxford
University Press, 2001.
20. Smith J.  Z., To Take Place: Toward Theory in Ritual, University of Chicago Press, 1992,
p. 106.

18
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe

Indeed, the role of ritual (as an act of sacralisation) is crucial in creating mea-
ningful places and objects, as well as in marking out a sphere of difference and
thus producing the “sacred”. 21 In fact, the evolution and development of religious
rituals and rites has always been firmly associated with the profound human need
for artistic expression and creativity. In other words, there has always been a
close link between the eternal “pivoting of the sacred” 22 and the corresponding
human need for “orchestrating” the cultural topography. 23
Needless to say, all the aforementioned sophisticated remarks are insuffi-
cient to produce a clear-cut and unequivocal legal definition of the subject
in question. 24 On the contrary, they illustrate the philosophical challenge
posed here by vagueness. Nevertheless, a similar state of affairs exists also
in jurisprudence, where vague concepts are, as a matter of fact, a constant
topic of discussion, especially in blanket clauses such as “good faith” or
“public morals”. 25 Likewise, the ambiguity of the concept of “sacredness”,
and that of “sacred spaces” in particular, is noticeable, for example, at the
international level, among the various “quasi-legal” documents concerning
the protection of religious cultural heritage. A most recent document (issued
in February, 2016) drafted thereof under the auspices of the UNESCO’s
Initiative on Heritage of Religious Interest, seeks, for instance, to indicate
heritage assets of outstanding universal value, which “cannot be reduced to
[their] material expressions, without reference to [their] particular ontology”
and “associated sacred value”. 26 Similar wording can be also found in other
soft-law documents, such as the Principles and Guidelines for the Manage-
ment of Sacred Natural Sites Located in Legally Recognised Protected Areas,
issued in 2008 by the International Union for Conservation of Nature, 27 or

21. Knott K., The Location of Religion: A Spatial Analysis, London, Routledge, 2015, p. 102.
22. Van Gennep A., The Rites of Passage, University of Chicago Press, 2011 (1960), p. 12.
23. Ivakhiv A., “Orchestrating Sacred Space: Beyond the Social Construction of Nature”,
Ecotheology, N.  8.1, 2003, p.  11-29; see Bell C., Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford
University Press, p. 74.
24. See Ferrari S., “Introduction: The Legal Protection of the Sacred Places of the Mediter-
ranean”, in Ferrari S., Benzo A. (eds), op. cit., p. 1.
25. Simonnæs I., “Vague Legal Concepts. A Contradictio in Adjecto?”, in Antia B.  E. (ed.),
Indeterminacy in Terminology and LSP: Studies in Honour of Heribert Picht, Amsterdam,
J. Benjamins, 2007, p. 119-134.
26. Final Document of Conclusions and Recommendations: Thematic Expert Consultation
meeting on sustainable management of the World Heritage properties of religious inte-
rest, focused on Mediterranean and South-Eastern Europe (2016), UNESCO Headquarters,
16-18 Febr. 2016, p. 4: http://whc.unesco.org/en/events/ [accessed on Jan. 13, 2017].
27. See https://cmsdata. iucn.org/downloads/pa_guidelines_016_sacred_natural_sites.pdf
[accessed on Jan. 13, 2017].

19
Theodosios TSIVOLAS

the Universal Code on Holy Sites, which, since its issuance in 2009, has
been endorsed by various interfaith networks and religious communities. 28
In any case, leaving the various contemporary international instruments
and guidelines aside, the roots of “spatial sacredness” could be traced back
to the written sources of European legal history.

3. PROTECTING THE SACRED HERITAGE:


A EUROPEAN RETROSPECT

One of the earliest legal texts relating to the protection and preservation
of sacredness as an integral part of the religious built environment in Europe
can be found in the 6th century fundamental jurisprudence of Corpus Juris
Civilis. According to the provisions of Justinian’s Digesta, where “a temple
has once been made sacred, the place still remains so, even after the edifice
has been demolished”. 29 This notion of “sacred soil”, 30 which is fundamental
also for the interpretation of the ancient Greek custom of religious asylum, 31
sheds some light on the attitude towards temples and other sacred edifices
previously belonging to opposing cults, amidst the religious conflicts of the
Late Antiquity and the early Middle Ages. One could certainly argue that,
throughout this period of transition, from the pagan era to the Christian
epoch, cultural religious symbols of the past were dealt, in many instances,
with aggression and hostility. However, the anti-pagan legislation of the 4th
and early 5th centuries allowed temples to be opened “for the common use
of the people” with the exception of the performance of sacrifices. 32
During the Middle Ages, even if the primary incentive for the preservation
of venerated Christian buildings and artifacts, due to their devotional cha-
racter, remained the element of sacredness, 33 their artistic value as revered
cultural assets, was gradually acknowledged at the legislative level. This

28. See http://www.kas.de/wf/doc/kas_12037-1442-1-30.pdf?140204080404 [accessed on Jan.


13, 2017].
29. Digesta, I. VIII.6.3.
30. Buckland W. W., A Text Book of Roman Law from Augustus to Justinian, Cambridge Uni-
versity Press, 1921, p. 185, fn 1.
31. Pedley J., Sanctuaries and the Sacred in the Ancient Greek World, Cambridge University
Press, 2005.
32. Makrides V., Hellenic Temples and Christian Churches. A Concise History of the Religious
Cultures of Greece from Antiquity to the Present, New York University Press, 2009, p. 1261.
33. Odendahl K., Kulturgüterschutz: Entwicklung, Struktur und Dogmatik eines ebenenübergrei-
fenden Normensystems, Tübingen, Mohr Siebeck, 2005, p. 9.

20
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe

is best reflected in Charlemagne’s administrative legislation relating to the


architectural preservation and improvement of sacred edifices. 34 Besides, the
majority of the canonistic documents of the Byzantine era, called Typika,
dated between the 9th and 12th centuries, indicate the existence of an elabo-
rate and complex system of management for the monastic estates, directed
to safeguard both the continuation of the monastic communities and the
maintenance of their sacred edifices. 35 The examination of relevant legal
sources of “private law” in Central and Western Europe provides similar
evidence regarding the concern of the monastic communities in relation to
the protection and preservation of their sacred architectural structures and
artifacts. 36
Obviously, distinguishing between secular and sacred in the culture of
the Middle Ages and the early Renaissance risks anachronism, imposing the
values and divisions of modern mentalities upon thoughts and practices of the
past. However, it is within this historical context and conceptual framework
that the Church became not only a patron of the arts and artists, but also a
dedicated supporter of the protection and enhancement of cultural heritage
in globo. Indeed, the long and uninterrupted series of papal legislation for
the protection of sacred monuments set the foundation for the “modern”
approach of regulating artistic patrimony. 37 Particularly the various acts
promulgated during the 17th  century set strict laws against the intentional
damage or theft of sacred antiquities, while the Papal Chirograph of October
1802 entitled La conservazione, became the basic law for the protection of all
religious cultural property during this period. 38 The Chirograph was revised
in 1820, 39 but its principles remained unchanged until they were superseded
by the laws of the United Kingdom of Italy after 1870. 40 Similarly, the relevant
Edict of Cardinal Pacca, regarding the inventory of all sacred and secular

34. Pertz G.H. (ed.), Monumenta Germaniae Historica, Vol. 1, Hanover, Legum, 1835,
p.  91, 149.
35. See Konidaris I., Legal Aspects of the Monastic Typika, Athens, Ant. N. Sakkoulas, 2003.
36. See Smyrlis K., “The Management of Monastic Estates. The Evidence of the Typika”,
Dumbarton Oaks Papers, Vol. 56, 2002, p. 245–261.
37. Schildgen B.  D., Heritage or Heresy: Preservation and Destruction of Religious Art and
Architecture in Europe, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 173; levi D., “The Admi-
nistration of Historical Heritage: the Italian Case”, in Fisch S. (ed.), National Approaches
to the Governance of Historical Heritage over Time. A Comparative Report [Cahier d’histoire
de l’administration, Vol. 29, n° 9, avril, 2008], p. 105 f.
38. Mariotti F., La legislazione delle Belle Arti, Roma, 1892, p. 226–233.
39. Ibid., p. 235-41.
40. Jokilehto J., History of Architectural Conservation, Oxford, Butterworth-Heinemann, 1999,
p.  75. – Wolf L., Kirche und Denkmalschutz: die päpstliche Gesetzgebung zum Schutz

21
Theodosios TSIVOLAS

goods in the Pontifical State (issued on 7 April 1820), served as an inspiring


model for the subsequent laws on securing religious cultural heritage drawn
up in various European countries in the course of the 19th century. 41
It is common place that the 20th century amidst the natural and cultural
ruins left by several devastative armed conflicts gave birth to ecumenical
agreements and international treaties intended to defend against human
impulses to destroy or expropriate places of worship and sacral artifacts, 42
such as the Hague Conventions on Land Warfare of 1899 and 1907, or the
1922/23 Hague Rules of Air Warfare (Art. 25). After the atrocities of the
Second World War, the Fourth Geneva Convention (1949) reinforced the
protection of “places of worship which constitute the cultural or spiritual
heritage of peoples”, 43 while the great bulk of the subsequent statutes of the
United Nations, the UNESCO and the Council of Europe, such as the provi-
sions of the Hague Convention for the Protection of Cultural Property (1954),
the World Heritage Convention (1972), the Convention for the Protection
of the Architectural Heritage of Europe (1985), the European Convention
on the Protection of the Archaeological Heritage (1969; revised in 1992),
the European Landscape Convention (2000), and the European Convention
on the Protection and Promotion of the Diversity of Cultural Expressions
(2005), constitute major steps toward the international expansion of sacred
patrimony, as a revered common heritage that surpasses national borders.

4. FOSTERING THE SACRED HERITAGE


“OF EUROPEAN SIGNIFICANCE”

According to the Council of Europe’s Framework Convention on the Value


of Cultural Heritage for Society (signed in 2005; entered into force in 2011):
“Valorisation of a cultural heritage through intercultural dialogue requires
ongoing research and debate, especially to take account of disagreements
which arise in the course of interpretation, for example when an ancient

der Kulturgüter bis zum Untergang des Kirchenstaates im Jahr 1870, Münster, Lit Verlag,
2003, p. 165 f.
41. Baldwin Brown G., The Care of Ancient Monuments: An Account of the Legislative and
Other Measures Adopted in European Countries for Protecting Ancient Monuments and Objects
and Scenes of Natural Beauty, and for Preserving the Aspect of Historical Cities, Cambridge
University Press, 1905, p. 15 f.
42. Schildgen B. D., op. cit., p. 174.
43. UN Treaty 17512 in: United Nations, Treaty Series, Vol. 1125-1, 1979, p. 27.

22
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe

site is sacred to more than one religion”. 44 In the same vein, the Council of
Europe has already issued a notable recommendation regarding the “Mana-
gement of cathedrals and other major religious buildings in use”, in order
to encourage multi-level partnerships that will ensure the survival of such
sacred spaces. 45
At the EU level, the Treaty on the Functioning of the European Union
(TFEU) requires the latter to take culture into account, in all its actions,
so as to foster intercultural respect and promote diversity (Art. 167 § 4). In
addition, specific provisions of the Treaty on European Union (TEU) stipulate
that the Union, in view of “the cultural, religious […] inheritance of Europe”
(TEU, Preamble) “shall ensure that Europe’s cultural heritage is safeguarded
and enhanced” (TEU, Art.  3.3), while, pursuant to Article  167 §  2 of the
TFEU, “Action by the Union shall be aimed at encouraging cooperation
between Member States and, if necessary, supporting and supplementing
their action in the […] conservation and safeguarding of cultural heritage
of European significance”.
One should note that the aforementioned reference to the heritage of
“European significance” encompasses not only the respective religious
“national treasures possessing artistic, historic or archaeological value”
(TFEU, Art. 36), but also the “religious rites, cultural traditions and regional
heritage” (TFEU, Art. 13) that are considered important for the continuity
of the spiritual “cultures and traditions of the peoples of Europe” (Charter of
Fundamental Rights, Preamble). In this sense, the broadening of the concept
of religious cultural heritage underlines the legal significance of its intangible
elements as well, and shows that the aforesaid legislative approach is not
mainly concerned with confined spaces or isolated objects, but rather with
identifying and preserving the intangible notion of “sacredness” as a respected
cultural value, representative of the pan-European (current or past) religious
traditions. This is the case, for example, in reference to the economic activity
in the Arctic region, in which “companies should operate with responsible
caution especially in places […] that are sacred to indigenous people”. 46
This is also the case in relation to the privileged spiritual and cultural status

44. Council of Europe Treaty Series (CETS) n°  199, Faro, 27.X.2005, Explanatory Report
(notes under Art. 7).
45. Recommendation 1484 (2000) that was adopted by the Standing Committee, acting on
behalf of the Assembly, on Nov. 9, 2000.
46. Opinion of the European Economic and Social Committee on EU Arctic Policy to address
globally emerging interests in the region – A view of civil society, 17 Apr. 2013: OJEU C
198, 10.7.2013, p. 28.

23
Theodosios TSIVOLAS

of the “avaton” regime of Mount Athos, which is acknowledged as an inac-


cessible and inviolable sacred peninsula, 47 pursuant to the Joint Declaration
(No. 4) annexed to the Final Act of the Treaty of Accession of Greece to the
European Communities. 48 In both cases (i.e. the Arctic region and the Mount
Athos region), the element of “sacred spatiality”, albeit culturally diverse, is
a reflection of the same heritage of “European significance”. In other words,
both sacred spaces, even though stemming from different spiritual traditions,
are regarded “significant” parts of the same, varicoloured, vibrant and vast,
European cultural inheritance.

5. CURRENT LEGISLATIVE PATTERNS AT THE NATIONAL LEVEL

Notwithstanding the existing international legal instruments and statutes,


the respective European countries still legislate the protection of their “sacred”
patrimony at the national level, as part of their unique spiritual and cultural
wealth. Indeed, various projects and heritage conservation programs have
been developed across the European continent, in accordance with national
legislative provisions, locally-driven administrative actions and regional fiscal
schemes. 49 In this context, the regulation of sacred patrimony, along with
its specific elements (monuments, sites and objects), remains primarily an
issue of the respective States.
As it is self-evident, the cultural and linguistic diversity of the European
continent, the individual variations of the national legal systems, the contras-
ting status of State-Church relations existing in each particular country, as
well as the “ephemeral” nature of legislation, make it extremely difficult to
provide a definitive account of the pertinent legislative patterns. Nevertheless,
after surveying the plethora of national legislations on cultural heritage, it
could be argued that there are three main legislative patterns, through which
the element of “sacredness” may manifest itself:
(i) “sacredness” may be acknowledged as an additional, yet unique, attri-
bute of specific places or objects, that fall within the ambit of general legal
provisions (lex generalis). In this rationale, sacred places and sacred objects
constitute, in essence, the subject of general civil law protection, as elements
of cultural importance. This legislative pattern may be found, for instance,

47. Konidaris I., The Mount Athos Avaton, Athens, Ant. Sakkoulas, 2003.
48. OJEC L 291, 19.11.1979, p. 186. – See also Papastathis C., “The Regime of Mount Athos”,
in Ferrari S., Benzo A. (eds), op. cit., p. 287 f.
49. See Fornerod A. (ed.), Funding Religious Heritage, Farnahm, Ashgate, 2015.

24
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe

in Portugal (Act No.  107/2001, Art. 4), in Poland (Act of July 23, 2003,
Art. 6 §  3), in the Netherlands (Monumentenwet, Art. 1  e), or in Sweden
(Heritage Conservation Act, Chap. 4). Similar provisions have been incor-
porated across the individual German States (Länder), in which the legal
protection of sacred heritage entails the respect of both the spiritual and the
social function of its various cultural aspects. 50 In Austria, the protection of
sacred heritage assets, balances on the principle of “including neutrality”, 51
and the need for co-operation between the State and the legally recognized
owners of major cultural monuments, namely the recognized churches and
religious societies. 52 In Greece, in view of the relevant provisions of Act
No.  3028/2002 “on the protection of antiquities and cultural heritage in
general”, any intervention in the vicinity of a religious monument must
be compatible with its unique sacred nature. This is at its best exemplified
by the relevant case-law, according to which the Court has protected the
“sacred character” and “aesthetic value” of the Metropolitan Cathedral of
Athens against the perilous expansion of subway construction works, 53 as
well as the historical significance of the Patmian Monastery of Saint John
the Theologian against incompatible private constructions on the “sacred
island” of Patmos. 54
(ii) “sacredness” may justify the application of special rules of protection,
particularly in cases of sites or places marked with an exceptional religious
gravity and unique historical importance (lex specialis). For instance, in
Greece, the Meteora monastic complex (where a network of cliff-top Byzan-
tine monasteries has existed for centuries) has been protected since 1995 as
an integrated “sacred area”, pursuant to a special legislative framework, 55
also in light of the Constitutional provisions of Art. 13 (religious freedom)
and Art. 24 (protection of the cultural environment). Likewise, the sacred
peninsula of Mount Athos, which is, in accordance with its ancient privileged
status, “a self-governed part of the Greek State”, 56 is specifically protected

50. See Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, Heidelberg, Springer,
2014, p. 142-148.
51. Kalb H., Potz R., Schinkele B., Religionsrecht, Wien, WUV Universitätsverlag, 2003,
p. 42-43.
52. Wieshaider W., Denkmalschutzrecht. Eine systematische Darstellung für die österreichische
Praxis, Wien, Springer, 2002, p. 135.
53. Council of State, decision n° 2073/1997.
54. Council of State, decision n°  457/2010; see also Act No.  1155/1981 “Recognition of
Patmos as a Sacred Island and other ecclesiastical issues”.
55. Act No. 2351/1995 “Recognition of the Meteora area as a sacred site”.
56. Greek Constitution, Art. 105 § 1.

25
Theodosios TSIVOLAS

according to its own Constitutional Charter. 57 Similar special attention has


been paid also to other European sacred sites, such as the sacred mountain of
Croagh Patrick (St Patrick) in Ireland, 58 and the Isle of Iona on the western
coast of Scotland, or other major pilgrimage sites, including Lourdes in the
Pyrenees and Fatima in Portugal. 59 Besides, in the same scheme of lex spe-
cialis, one could also add the various Concordats that have been signed, over
the years, between the various States and the Catholic Church, regarding the
maintenance and preservation of specific historical places of worship. For
instance, according to the Agreement of 1984 between the Italian Republic
and the Holy See (Accordo di Villa Madama), 60 it has been acknowledged that
“The Holy See shall retain the power to dispose of the Christian catacombs
that exist underground at Rome and other parts of the Italian territory and
[…] subject to the laws of the State […] shall be at liberty to proceed with
any necessary excavation and removal of sacred relics”. 61 Similar individual
agreements between the religious and the local public authorities have been
also established in Spain. 62
(iii) “sacredness” may justify an exclusion from the general application
of the pertinent legal provisions (without prejudice, of course, to mandatory
provisions of national laws or jus cogens, e.g. the legislation on cultural heri-
tage or environmental protection), because of its unique functional character,
and, primarily, its direct relation to worship (privilegium). In Great Britain,
for example, as far as listed buildings are concerned, official exemption from
State control and relevant restrictions, is being provided (under specific
conditions) for edifices in current use for worship. 63 Whereas, in France, by
virtue of the relevant provisions of the Act of 1905, 64 as well as of the Act of
1907 concerning the public exercise of religion, 65 the allocation (affectation
légale) of the religious edifices that belong to the public domain (i.e. pre-
1905 structures) guarantees their prime destination and perpetual function

57. Konidaris I., Particular Religious Jurisdictions within the Greek Territory, Athens, Sakkoulas
Publ., 2012, p.  192  f.  – Tsivolas T., The Legal Protection of Religious Cultural Goods,
Athens, Sakkoulas Publ., 2013, p. 176 f., 351.
58. See Tara Prospecting Ltd v. Minister for Energy [1993] Irish Law Reports Monthly, p. 771.
59. Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, op. cit., p. 75.
60. The agreement was ratified by Legge n. 121 del 25 marzo 1985.
61. International Legal Materials, Vol. 24, N. 6, 1985, p. 1589.
62. See Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, op. cit., p. 159-163.
63. Mynors C., Listed Buildings, Conservation Areas and Monuments, London, Sweet & Maxwell,
2006, p. 553.
64. Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, Art. 13.
65. Loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public des cultes, Art. 5.

26
Sacredness as an underlying value of cultural heritage law in Europe

as places of worship. This legal “affectation”, which is “gratuite, exclusive


et perpétuelle”, 66 offers, through the allocation of the edifices to the public
sphere, a solid legal basis for the effective protection against the possibility
of insufficient maintenance or improper use and correlates, in practice, with
both the cultural and the religious allocation (affectation culturelle et cultuelle)
of the same sacred structures. 67 Within this framework, any organized visit
to a legally assigned place of worship depends upon the prior authorization
of the competent religious authority; this privilege functions, in essence, as
a right of veto indented, primarily, to protect the sacred dimension of such
listed edifice. 68

6. EPILOGUE: TOWARDS THE STATUS OF RES MIXTAE

It is true that “the sacred heritage is as varied as the human perception


of the sacred”. 69 At the same time, the diversity and abundance of “sacred
things” (res sacrae) and “sacred spaces” (loci sacri) that constitute the Euro-
pean religious cultural patrimony, stem from the various credos, dogmas and
traditions of their respective faith communities. This crucial framework of
religious law seems quite distant from the “mainstream” way of understanding
cultural heritage in association with national laws and international statutes.
In other words, these products of “sacredness”, being in essence mediums
of worship, are located at the very heart of the autonomy and freedom of
internal management of the respective religious organizations from which
they stem. Therefore, “given that the protection of sacred places stems from
freedom of religion, religious law and tradition play a fundamental role that
cannot be neglected when defining the nature of a sacred place”, or of a
sacred object for that matter. 70
Having said the above, the right of each faith community to regulate and
administer its cultural property sui iuris, may be limited by the secular laws

66. Benelbaz C., Le principe de laïcité en droit public français, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 475.
67. See Fornerod A., Le régime juridique du patrimoine religieux, Paris, L’Harmattan, 2013,
p. 39 f., 155 f.
68. See CE, 4 Nov. 1994, No  135842, Abbé Chalumey; CE, ord. 25 Aug. 2005, No  284307,
Commune de Massat, where the relevant privilege was extended also to non-religious uses
of listed places of worship.
69. Chechi A., “Sacred Heritage in Cyprus: Bolstering Protection through the Implementation
of International Law Standards and the Adoption of an Object Oriented Approach”, in
ferrari S., Benzo A. (eds), op. cit., p. 302.
70. Benzo A., op. cit., p. 23.

27
Theodosios TSIVOLAS

governing the maintenance and upkeep of the same property, as part of a


broader national heritage. Indeed, the same “sacred” objects and places of
worship may be subject to an organized system of State control, under the
scheme of one of the aforementioned three-dimensional legislative patterns
(lex generalis, lex specialis, privilegium). This, in effect, means that, within
the ambit of the State’s heritage policy and legislation, may belong all the
sacred assets which are deemed to be of national (or international) impor-
tance, ranging from simple burial sites to great monastic complexes and
cathedrals, as integral parts of a wider heritage network. In light of this,
and in order to strike a balance between the demands of the public interest
and the necessary protection of fundamental religious rights, the best pos-
sible approach here would be that of defining all these ambiguous cultural
elements, as res mixtae. 71 The term reflects the complexity and importance
of these elements and, at the same time, signifies the need for co-operation
between the States of Europe and the faith communities, as well as the right
of the latter to retain their religious identity, tradition and values; being more
than just a vague structure, this particular approach provides the necessary
legal foundation for the proper understanding and regulating of the various
aspects of the sacred heritage “of European significance” (TFEU, Art. 167
§  2); in essence, this approach combines the public function (öffentliche
Funktion) with the potential liturgical function (liturgische Funktion) of the
various “sacred” elements of religious heritage. 72 In this way, the European
states respect both the autonomy of the respective faith communities and
the secular values of our modern-day liberal democratic societies, while
acknowledging the notion of “sacredness” as an underlying value of the
exquisite cultural heritage that emanates from the different religious tradi-
tions of the peoples of Europe.

71. Regarding the consensus model of res mixtae, which stems from the German approach on
Constitutional Law of State-church relations (Staatskirchenrecht), and corresponds to the
status of “gemeinsame Angelegenheiten” (issues of common interest), where the public
responsibility of the State is coordinated with the autonomous activity of the respective
religious communities. See Von Campenhausen A.  F., De Wall H., Staatskirchenrecht.
Eine systematische Darstellung des Religionsverfassungsrechts in Deutschland und Europa,
München, C. H. Beck, 2006, p. 52 f.; Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in
Europe, op. cit., p. 103 f.
72. Heckel M., Staat, Kirche, Kunst: Rechtsfragen kirchlicher Kulturdenkmäler, Tübingen, Mohr,
1968, p. 242-243.

28
LA VALORISATION PATRIMONIALE
DES ÉDIFICES RELIGIEUX ENTRE AFFECTATION
CULTUELLE EXCLUSIVE ET CONTRACTUALISATION
Pierre-Henri PRÉLOT
Université de Cergy-Pontoise

RÉSUMÉ
La France est incontestablement l’un des pays d’Europe qui a su le mieux
préserver depuis un siècle son patrimoine religieux. Paradoxalement, elle doit
cette situation à son régime de séparation qui a garanti aux cultes ancien-
nement reconnus, et en particulier à l’Église catholique, la libre disposition
des édifices devenus propriété publique à la Révolution ou au xixe siècle. La
prise en charge des réparations par le propriétaire et l’entretien au quotidien
par les fidèles ont permis de protéger ces édifices de la transformation, de la
destruction ou de la vente. Mais ce modèle est aujourd’hui en crise, parce que
les financements font défaut et que la pratique religieuse décline. Il s’agit ici
de réfléchir aux conditions juridiques d’une valorisation des édifices religieux
susceptible d’assurer leur pérennité dans le respect de l’affectation cultuelle.
ABSTRACT
France is undoubtedly one of the European countries that has best preserved its
religious heritage over the past century. Ironically, it owes this situation to the
separation regime which guaranteed the formerly recognized religions, especially
the Catholic Church, the free disposal of the church buildings that had become
public property during the Revolution or nineteenth century. Repairs carried out
by the owner and the routine maintenance provided by the faithful have protected
these buildings from transformation, destruction or resale. But this model is in crisis,
due to the lack of funding and the decline in religious observance. The purpose
of this article is to envisage the legal conditions for an enhancement of religious
buildings, likely to ensure their sustainability while respecting the use for worship.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 29


Pierre-Henri PRÉLOT

L es nombreux monuments religieux qui jalonnent le sol de France portent


le témoignage d’une histoire plus que millénaire. Qu’ils aient ou non
conservé leur fonction d’origine, ils sont notre héritage commun, spirituel
bien entendu, mais aussi historique, artistique, culturel, ou encore architec-
tural. Le législateur de 1905 était parfaitement conscient de l’importance de
ce patrimoine, et c’est pourquoi l’article 16 1 de la loi ordonna un classement
complémentaire des édifices servant à l’exercice du culte qui devait inclure
« tous ceux de ces édifices représentant, dans leur ensemble ou dans leurs
parties, une valeur artistique ou historique ». Il s’agissait également, pour les
biens meubles et immeubles par destination, d’ajouter à la liste de classement
établie en application de la loi de 1887 sur les monuments historiques « ceux
de ces objets dont la conservation présenterait, au point de vue de l’histoire
ou de l’art, un intérêt suffisant », et ce dans un délai de trois ans. Enfin,
l’article 16 prévoyait expressément que les immeubles et les objets mobiliers
attribués aux associations cultuelles pourraient eux aussi bénéficier du clas-
sement. La loi de 1905 n’est donc pas seulement une loi sur le culte, c’est
aussi une loi patrimoniale qui fait la transition entre sa devancière de 1887
et la grande loi du 31  décembre 1913 sur les monuments historiques 2. On
ajoutera à cela que même s’il n’énonce aucune exception expresse en ce sens,
l’article  2 de la loi de 1905 interdisant les subventions au culte a toujours
été compris comme ne faisant pas obstacle à l’entretien par les collectivités
publiques du patrimoine religieux classé, et que par ailleurs l’autorisation
donnée aux collectivités propriétaires, par la loi du 13 avril 1908, d’engager
les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du
culte dont elles ont la propriété 3, a permis depuis un siècle d’assurer la
sauvegarde de nombreux monuments anciens.
Mais curieusement, si les parlementaires qui ont fait la séparation avaient
parfaitement saisi la grande valeur historique et artistique du patrimoine
religieux, la loi qu’ils ont votée ne traite guère que de son usage religieux et
néglige en revanche à peu près complètement la question de sa valorisation
patrimoniale. Le régime de l’affectation cultuelle exclusive, qui se déduit

1. L’article  16 ne figurait pas dans le projet de loi initial, il a été rajouté par voie d’amen-
dement.
2. On sait que la loi de 1913 a été votée dans un contexte marqué par la campagne publique de
Barrès déplorant « la grande pitié des églises de France ». Aujourd’hui, selon le ministère
de la Culture, les bâtiments religieux forment 34 % du patrimoine immobilier protégé
au titre des monuments historiques, soit plus de 14  000 édifices ou parties d’édifices
classés ou inscrits (source : France. Sénat, Les collectivités territoriales et le financement
des lieux de culte : rapport d’information de M. Hervé Maurey, n° 345, 17 mars 2015).
3. Disposition ajoutée à l’article 13 de la loi de 1905.

30
La valorisation patrimoniale des édifices religieux

du texte de 1905 et de la loi du 2 janvier 1907 concernant l’exercice public


des cultes, ne laisse pratiquement aucune place à d’autres usages que ceux
purement religieux 4. Cette exclusivité signifie d’une part que le propriétaire
public d’un édifice cultuel ne dispose d’aucun droit d’usage pour son propre
compte, et d’autre part que l’affectataire ne peut l’utiliser à des fins autres
que religieuses – ce qui serait un motif de désaffectation. On se propose dans
les développements qui suivent de rappeler cet état du droit résultant de la
loi de 1905 (1). Mais comme on le verra ensuite, la pratique a permis de
dégager des solutions nouvelles, de nature conventionnelle, qui autorisent
désormais une certaine valorisation patrimoniale des édifices religieux (2).
La présente réflexion laisse de côté les édifices religieux relevant de la
propriété privée des organisations religieuses, et qui la plupart du temps
appartiennent à une association cultuelle ou diocésaine 5. Ceux de ces édifices
privés, et ils sont nombreux, qui ont été construits après 1905 ne présentent
pas, sauf exception, d’intérêt patrimonial particulier 6. Mais les plus anciens,
qui bénéficient d’ailleurs parfois d’un classement ou d’une inscription au titre
des monuments historiques, sont souvent d’une grande valeur historique,
architecturale et artistique. En ce cas, il est généralement plus aisé pour
le propriétaire de valoriser l’édifice dans le respect de son usage religieux.
La réflexion laisse également de côté un certain nombre de lieux de culte,
moins nombreux, qui appartiennent à des personnes publiques et qui ne
relèvent pas du régime de l’affectation de la loi de 1905. L’usage religieux
de l’édifice repose alors sur des fondements conventionnels 7 qui laissent la
place à une éventuelle valorisation patrimoniale à l’initiative du propriétaire
public. Mais pour n’être pas exhaustif, l’exposé qui suit concerne tout de
même l’immense majorité des édifices cultuels qui présentent un intérêt
historique, culturel, architectural et artistique, et pour lesquels se pose la
question de leur valorisation patrimoniale. Concrètement, ce sont plus de

4. L’article 27 prévoit une exception pour les sonneries civiles des cloches.
5. Il ne s’agit pas d’une obligation au sens légal, le propriétaire d’un édifice religieux peut
être une personne physique ou une personne morale d’un autre type, par exemple une
association simple de la loi de 1901, une société ou encore une fondation.
6. La plus notable de ces exceptions étant la chapelle de Ronchamp construite par Le Cor-
busier et classée monument historique.
7. C’est le cas en particulier de l’église abbatiale du Mont-Saint-Michel. V.  sur ce point
Prélot P.-H., « Affectation culturelle et usage religieux : le cas de l’abbaye du Mont-Saint-
Michel », in Basdevant-Gaudemet B., Cornu M., Fromageau J. (dir.), Le patrimoine culturel
religieux. Enjeux juridiques et pratiques cultuelles, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 259-276. Plus
généralement, V. sur cette question CE, 19 oct. 1990, n° 90346, Association Saint-Pie V
et Saint-Pie X de l’Orléanais.

31
Pierre-Henri PRÉLOT

40 000 édifices cultuels qui relèvent du régime de l’affectation légale, pour


leur immense majorité des églises communales 8.

1. LA VALORISATION PATRIMONIALE,
UN IMPENSÉ DE LA LOI DE SÉPARATION

L’objet de cette première partie est de démontrer que le législateur de


1905 a laissé de côté, alors même qu’il avait parfaitement saisi les enjeux
patrimoniaux du texte en discussion, la question de la valorisation du patri-
moine religieux. Outre que le caractère exclusif de l’affectation au culte ne
laisse aucune place pour d’autres usages, le droit de visiter les édifices n’y
est évoqué que de façon très incidente, à la suite d’un amendement parle-
mentaire adopté au forceps.

1.1. LE CARACTÈRE EXCLUSIF DE L’AFFECTATION DANS LA LOI DE 1905


La séparation des Églises et de l’État pouvait laisser envisager la restitution
à l’Église catholique des édifices nationalisés à la Révolution, et c’est d’ailleurs
ce que revendiquaient, comme conséquence de la suppression du budget
des cultes, de nombreux partisans du Concordat. À l’extrême gauche, le
député-maire de Lyon Victor Augagneur avait lui aussi défendu à la Chambre
des députés cette solution séparatiste, mais il n’a pas su convaincre ses collè-
gues anticléricaux qu’il s’agissait de libérer le nu-propriétaire et surtout pas
de faire un cadeau à l’Église 9. Si l’on peut regretter cette solution du point de

8. Sur cette question de la consistance du patrimoine religieux en France, V. France. Sénat,


Les collectivités territoriales et le financement des lieux de culte, op. cit. Selon ce rapport,
« 90 % des édifices du culte catholique sont la propriété des communes, alors que ce
chiffre ne représente que 12 % pour le culte protestant, 3 % pour le culte juif, et 0 %
pour le culte bouddhiste et le culte musulman ». Pour la situation du patrimoine religieux
catholique, on pourra également consulter utilement le site http://www.patrimoine-
religieux.fr/ [consulté le 13 janv. 2017].
9. Séance du 8  juin 1905, Annales de la Chambre des députés, Paris, 1905  : « Donc ce mot
donation a fait un effet considérable et j’ai paru vouloir donner beaucoup. Je ne le crois
pas, pour ma part ; car, en théorie, si légalement les édifices du culte appartiennent
actuellement aux communes, c’est une propriété de mince valeur, une propriété théo-
rique. Être nu-propriétaire, et, présence d’un usufruitier éternel, c’est une situation de
dupe ; c’est la réalité de la situation de toutes les communes vis-à-vis des églises. La
commune est nue-propriétaire, l’usufruitier ne meurt jamais, et une propriété de ce genre
ne comporte que des charges. Personne n’aurait l’idée d’acheter en viager la propriété
d’un monsieur qui ne devrait jamais mourir. (Sourires.) C’est donc une propriété de
nulle valeur à l’heure présente. » Plus attendus parce qu’en défense de l’Église catholique,

32
La valorisation patrimoniale des édifices religieux

vue de la logique séparatiste, il y a tout lieu de penser à plus d’un siècle de


distance, et à la lumière des expériences étrangères, que c’est le maintien de
la propriété publique qui a heureusement permis de préserver l’intégrité du
patrimoine religieux 10. Le législateur a par ailleurs exclu la solution inverse
de la désaffectation de tous les édifices, et le retour en pleine possession et
jouissance au propriétaire public 11. La solution du bail emphytéotique, à
laquelle il est aujourd’hui recouru pour les constructions de nouveaux lieux
de culte, a également été écartée après discussion 12. Quant au projet de loi
du gouvernement, il consistait après deux années de statu quo à imposer au
propriétaire public une obligation de location décennale des édifices aux
associations cultuelles, solution dont l’avantage était de permettre un retour
progressif au propriétaire. Mais les débats parlementaires ont fait prendre
conscience des difficultés pratiques de cette solution 13 et la commission a fini
par se rallier au principe d’une mise à disposition gratuite et permanente des
édifices pour la pratique du culte. Ce régime d’affectation cultuelle figure à
l’article 13 de la loi, énonçant que les édifices « seront laissés gratuitement
à la disposition des établissements publics du culte, puis des associations
appelées à les remplacer ». Compte tenu de l’absence d’anticipation de la
solution finalement choisie, on ne retrouve pas dans les débats parlemen-
taires, ni a fortiori dans le rapport de la commission parlementaire présidée
par Ferdinand Buisson, de réflexion concernant l’étendue de cette mise à
disposition, mais celle-ci a immédiatement été comprise dans un sens dou-
blement exclusif. D’une part, l’édifice devait être laissé à l’entière disposition
de l’affectataire religieux, sans que la collectivité publique puisse en faire un

des amendements de Jules Dansette et Jules Auffray demandent également le retour des
édifices à leur propriétaire originaire.
10. Selon un document de 2016 de la Conférence des évêques de France, seules 255 églises
(sur un total de 42  258 églises affectées) ont été désaffectées ou vendues depuis 1905.
Sur ce total, 22 ont été vendues et/ou reconverties  : CEF, État des lieux des églises en
France, sept. 2016.
11. V. en ce sens la proposition Allard et autres du 8 juin 1905 : elle n’excluait pas la location
des édifices à des fins cultuelles, mais pour une durée maximale de 4  ans, et à un prix
qui ne pouvait être inférieur à 5 % de la valeur de l’immeuble.
12. Le système du bail emphytéotique a été proposé par Étienne Flandin.
13. « Des explications échangées hier à la tribune, il nous a paru résulter que la Chambre
désirait à la fois éviter aux conseils municipaux les difficultés de négociations délicates
avec les associations cultuelles pour la location des églises appartenant aux communes et
en même temps assurer à ces associations une possession des édifices assez prolongée et
assez stable. […] Le système que nous lui proposons consiste à laisser aux associations
cultuelles la jouissance illimitée et gratuite des édifices dont la propriété est affirmée
par l’article 10 au profit, selon les cas, de l’État, des départements ou des communes. » :
Aristide Briand, séance du 9 juin 1905.

33
Pierre-Henri PRÉLOT

quelconque usage. Une exclusivité que matérialisait formellement la règle


selon laquelle le maire ne détient pas en propre les clefs de l’église, sauf en
l’absence d’accès indépendant au clocher 14. D’autre part, l’affectataire reli-
gieux ne pouvait utiliser l’édifice dans un but autre que religieux, le fait de
détourner un édifice de sa destination constituant un motif de désaffectation.
Cette exclusivité de l’affectation s’est d’autant mieux imposée qu’elle créait
des obligations croisées liant l’un envers l’autre chacun des partenaires public
et religieux. Elle a incontestablement joué un rôle pacificateur au lendemain
de la séparation. C’est pourquoi la loi du 2  janvier 1907, prenant acte du
refus de l’Église catholique de constituer des associations pour l’exercice
du culte, a choisi de prolonger le dispositif en laissant les édifices « à la
disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur
religion ». Cette économie générale de la loi présentait l’avantage de protéger
les lieux de culte contre les usages intempestifs de toute sorte, mais elle n’a
pas permis en revanche de fixer les conditions de leur valorisation artistique
et culturelle, ou encore de leur exploitation touristique, qui s’inscrivait en
contradiction avec l’usage purement religieux qui en était prescrit. Or non
seulement une telle contradiction est un contresens, dans la mesure où la
valorisation patrimoniale et l’affectation religieuse se complètent plus qu’elles
ne se contredisent la plupart du temps, mais de surcroît cette valorisation
requiert en puissance la contribution simultanée du propriétaire public et
de l’affectataire religieux. C’est pourquoi, à plus d’un siècle de distance, la
valorisation patrimoniale apparaît comme un grand impensé de la loi de
Séparation.

1.2. LE RÉGIME MINIMALISTE DES VISITES


Il a fallu une fois encore que le législateur se fasse forcer la main pour
consentir finalement à traiter de la question des visites 15. De haute lutte,
le socialiste Gustave Rouanet a réussi à obtenir l’ajout, à l’article  17, d’un
amendement énonçant que « la visite des édifices et l’exposition des objets
mobiliers classés seront publiques : elles ne pourront donner lieu à aucune
taxe ni redevance ». Ce postulat généreux de gratuité d’accès à la culture sera

14. Les cloches doivent également pouvoir servir aux sonneries civiles.
15. Sur le régime des visites, V. Fornerod A., « Les prémices d’une réforme de la protection
des monuments historiques : la loi de 1905 », in Bady J.-B. et al. (dir.), 1913, genèse d’une
loi sur les monuments historiques, Paris, La Documentation française, 2013, p. 70-78. Plus
généralement, on pourra à propos de la valorisation patrimoniale des édifices cultuels
consulter la thèse consacrée par A.  Fornerod à cette question  : Le régime juridique du
patrimoine religieux, Paris, L’Harmattan, 2013.

34
La valorisation patrimoniale des édifices religieux

atténué ponctuellement par la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments


historiques, qui autorise (art. 25) la perception d’un droit de visite des objets
mobiliers classés, mais uniquement « à raison des charges supportées par
les communes et départements propriétaires pour l’exécution des mesures
de garde et de conservation ». Ainsi qu’a pu le souligner le commissaire du
gouvernement Schwartz dans ses conclusions sur l’arrêt Abbé Chalumey de
1994, « le motif légal posé par la loi du 31 décembre 1913 à l’institution d’un
droit de visite est la compensation des frais de garde et de conservation des
objets mobiliers supportés par la commune », il n’est pas de « recueillir des
fonds pour entretenir les bâtiments » 16. Le principe de la gratuité intégrale
est préservé en revanche pour les édifices appartenant à l’État et donc pour
les cathédrales.
En ce qui concerne plus précisément les édifices de l’État, la loi de finances
du 31 décembre 1921 (art. 118) autorise l’administration des Beaux-arts à per-
cevoir un droit d’entrée pour la visite des musées, collections et monuments,
mais ainsi que le précise ce même texte, « ces dispositions ne s’appliquent
pas aux édifices visés par l’article  17 §  6 de la loi du 9  décembre 1905 ».
Autrement dit, la situation créée par la législation séparatiste en matière de
valorisation du patrimoine religieux peut se résumer de la façon suivante :
– Seules les visites, « parent pauvre » 17 de la législation sur le patri-
moine, sont évoquées par la loi de Séparation. Encore ne le sont-elles que
pour énoncer un principe général de gratuité, atténué par la loi de 1913
sur les monuments historiques, et que vient conforter au contraire, pour les
cathédrales de l’État – c’est-à-dire pour les monuments les plus susceptibles
d’attirer les touristes  – la loi de 1921. Outre que la gratuité empêche de
recueillir des fonds pour l’entretien – de plus en plus coûteux – des édifices,
le régime des visites présente un caractère subsidiaire, puisqu’en application
du décret du 16 mars 1906 pris pour l’exécution de la loi de Séparation, ce
sont les associations cultuelles qui fixent, dans le but légitime de préserver
l’affectation cultuelle, « les jours et heures auxquels auront lieu […] la visite
des édifices et l’exposition des objets mobiliers classés », et ce « sous réserve
de l’approbation du préfet » (art. 29) 18 ;

16. CE, 4 nov. 1994, n° 135842, Abbé Chalumey, RFDA 1995, p. 991 : cité par Fornerod A.,
Le régime juridique du patrimoine religieux, op. cit., p. 384.
17. La formule est d’Anne Fornerod  : « Les prémices d’une réforme de la protection des
monuments historiques : la loi de 1905 », op. cit., p. 76.
18. On sait que l’Église catholique n’ayant pas créé les associations cultuelles prévues par la
loi de 1905, l’article  29 du décret de 1906 ne s’applique pas dans les édifices du culte
catholiques, c’est-à-dire en réalité l’immense majorité du patrimoine religieux public.

35
Pierre-Henri PRÉLOT

– Les autres formes de valorisation patrimoniale telles que concerts, spec-


tacles ou expositions sont complètement ignorées, alors même qu’elles vont
connaître un développement important au fil du temps ;
– Hors la question des visites, les compétences respectives de l’autorité
publique propriétaire et de l’affectataire religieux en matière de valorisation
patrimoniale ne sont en aucune façon définies. Le propriétaire n’a pas le
droit d’utiliser l’édifice à son propre avantage et l’affectataire ne peut le faire
qu’à des fins religieuses.

2. L’ÉMERGENCE D’UN MODÈLE CONVENTIONNEL

À défaut de pouvoir trouver dans la loi de 1905 un fondement pour


la mise en œuvre d’une politique patrimoniale, c’est sous la condition de
l’accord du clergé affectataire, aujourd’hui formalisé dans des conventions,
que les collectivités propriétaires ont pu engager des actions de valorisation
de leurs édifices religieux.

2.1. LES PRATIQUES DE VALORISATION CULTURELLE


Cet état lacunaire du droit en matière de valorisation patrimoniale n’est
apparu qu’assez tardivement, et c’est la chute massive de la pratique religieuse
en même temps que l’intérêt croissant des touristes pour le patrimoine his-
torique religieux, combinés avec la nécessité de plus en plus pressante d’en
financer l’entretien, qui ont permis d’en prendre l’exacte mesure. Au fil du
temps, des solutions ponctuelles ont pu être trouvées afin de permettre une
certaine valorisation des édifices. La plus remarquable a consisté, lorsque
la configuration des lieux le permettait, en la division spatiale de l’édifice
cultuel entre les parties utilisées pour le culte et celles qui, dépourvues de
tout usage religieux, étaient susceptibles d’être exploitées par le propriétaire
sans préjudice pour les fidèles. Un tel partage n’était nullement envisagé par
le législateur, mais il a été entériné implicitement par le Conseil d’État dans
son fameux arrêt Carlier de 1949 19. Dans cet arrêt, le Conseil d’État annule,
en raison de son caractère disproportionné, une décision du directeur général
des Beaux-arts interdisant à un photographe professionnel « l’accès des parties
de la cathédrale de Chartres où n’est célébré aucun office du culte ». C’est
sur ce fondement d’un partage de l’espace qu’a pu être organisée la visite de

19. CE, ass., 18 nov. 1949, n° 77441, Sieur Carlier, Rec. CE, p. 490.

36
La valorisation patrimoniale des édifices religieux

certaines parties des édifices religieux, telles que les tours de Notre-Dame
de Paris. Encore la redevance prélevée pour les visites restait-elle irrégulière
au regard du principe de gratuité résultant, pour les cathédrales de l’État,
de la loi de 1921. Ce principe de division spatiale comme fondement d’une
valorisation autonome des édifices cultuels par le propriétaire a été confirmé
de façon expresse par le Conseil d’État dans un arrêt de 2012 qui consacre
la théorie dite de la dissociabilité fonctionnelle. Dans cet arrêt qui concernait
le toit-terrasse de l’Église des Saintes-Maries-de-la-Mer 20, le Conseil d’État
a considéré que l’affectation au culte « s’applique à l’ensemble d’un édifice
cultuel, y compris ses dépendances nécessaires, fonctionnellement indisso-
ciables de l’édifice cultuel », mais que toutefois
« il en va autrement d’aménagements qui […] doivent être regardés,
compte tenu notamment de leurs caractéristiques propres et de la
possibilité d’y accéder sans entrer dans l’édifice cultuel, comme fonc-
tionnellement dissociables de cet édifice ; que la commune peut, sans
avoir à recueillir l’accord préalable du desservant de l’église, organiser
des visites de tels aménagements ; qu’il lui appartient de veiller à ce
que les modalités d’organisation de celles-ci ne conduisent pas à per-
turber l’exercice du culte à l’intérieur de l’édifice et soient compatibles
avec l’affectation de l’édifice sur lequel les aménagements visités sont
situés ».

À la suite de l’arrêt Carlier, on a voulu voir dans le pouvoir de police


du propriétaire public un fondement légal 21 pour l’accueil et la prise en
charge des visiteurs à l’intérieur des édifices, et par voie de conséquence
pour l’organisation des activités profanes de toute sorte. Mais outre que le
pouvoir de police n’est pas en soi un fondement de compétence matérielle,
cette vision était contredite par le maintien, après la séparation, du pouvoir
de police du desservant à l’intérieur des lieux de culte 22.
Le recours à la théorie de l’accessoire a également permis le développement,
au bénéfice cette fois de l’affectataire, de certains usages non directement
religieux. Si l’article  19 de la loi de 1905 autorise les quêtes et collectes
pour les frais du culte à l’intérieur des édifices légalement affectés, de même
que la perception de rétributions pour les cérémonies et services religieux,

20. CE, 20 juin 2012, n° 340648, Commune des Saintes-Maries-de-la-Mer, Rec. CE, p. 247.
21. Selon l’article  97 de la loi municipale du 5  avril 1884, « La police municipale […]
comprend notamment […] le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de
grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissance et cérémonies
publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics ».
22. V. sur ce point CE, 3 mai 1918, n° 58743, Abbé Piat.

37
Pierre-Henri PRÉLOT

elle n’autorise pas en revanche la vente de livres et de guides, de cartes


postales et d’objets religieux divers (médailles, chapelets, DVD, etc.). De la
même manière, les concerts de musique religieuse qui sont régulièrement
organisés dans les églises à l’initiative du clergé affectataire n’ont aucun fon-
dement légal dans le texte de 1905. Mais ces activités, qui sont considérées
par l’Église catholique comme un prolongement de la pastorale, font l’objet
d’une tolérance de la part de l’autorité publique en vertu de la théorie dite
de l’accessoire fondée sur une conception élargie de la notion de culte. Aux
lendemains de la séparation, une telle pratique n’allait évidemment pas de
soi. La circulaire du ministre de l’Instruction publique, des Beaux-arts et
des Cultes en date du 1er  décembre 1906, relative aux conditions d’exercice
du culte public à défaut d’associations cultuelles, prescrit que l’affectataire
« n’aura pas qualité pour percevoir des rétributions à raison de l’usage par
des tiers de l’église ou des objets qui y sont contenus et qui appartiennent
à l’État ou aux communes ou auront appartenu à la fabrique supprimée. Il
aura seulement la faculté de recueillir des offrandes à l’occasion des actes de
son ministère » 23. Ainsi que l’établissent les débats parlementaires de la loi
de 1905, le principe de la gratuité des visites devait s’imposer à l’affectataire
tout autant qu’au propriétaire.
À défaut de pouvoir disposer d’un support légal pour leurs projets de
valorisation des édifices, les collectivités publiques propriétaires ont cherché à
leur donner un fondement consensuel, en sollicitant l’accord de l’affectataire
religieux. Cette exigence d’accord préalable était en cohérence avec le droit
canonique de l’Église catholique, qui l’a de ce fait accueillie très favorable-
ment, puisqu’elle permettait à la fois de protéger la pratique religieuse et de
préserver « la sainteté du lieu » 24.
C’est le Conseil d’État qui allait transposer dans le droit de la séparation
les exigences canoniques. Il l’a fait tout d’abord à propos du droit de visite
prévu à l’article  17 de la loi de 1905 25. Dans un arrêt Abbé Chalumey du
4  novembre 1994 26, il a considéré que le caractère exclusif de l’affectation

23. Circulaire du ministre de l’Instruction publique, des Beaux-arts et des Cultes du


1er  décembre 1906 relative aux conditions d’exercice du culte public à défaut d’associa-
tions cultuelles, JO, 2 déc. 1906, p. 7979 : cité par Fornerod A., Le régime juridique du
patrimoine religieux, op. cit., p. 378.
24. Selon le canon 1210, « Ne sera admis dans un lieu sacré que ce qui sert ou favorise le
culte, la piété ou la religion, et y sera défendu tout ce qui ne convient pas à la sainteté
du lieu. Cependant l’ordinaire peut permettre occasionnellement d’autres usages qui ne
soient pourtant pas contraires à la sainteté du lieu ».
25. Complété par l’article 25 de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques.
26. Décision précit.

38
La valorisation patrimoniale des édifices religieux

cultuelle impliquait nécessairement l’accord du desservant pour l’organisation


des visites par le conseil municipal 27. Cette solution reproduisait, mais en
la retournant, la formule de l’article  29 du décret du 16  mars 1906 28. Une
dizaine d’années plus tard, la même solution a été étendue par l’ordonnance
de référé du 25  août 2005 Commune de Massat 29 à l’ensemble des activités
non religieuses susceptibles d’être organisées dans un lieu public par son
propriétaire, remettant en cause le principe de l’indisponibilité des lieux de
culte, auquel le législateur républicain avait pourtant conféré un caractère
d’ordre public. Dans cette affaire, le juge des référés énonce « que les préro-
gatives patrimoniales de la commune se trouvent subordonnées au respect de
l’affectation cultuelle, qui consiste dans l’occupation de l’édifice par le curé
et ses fidèles et dans les pouvoirs reconnus au prêtre d’en régler l’usage et
l’agencement cultuel ; que la liberté de culte est une liberté fondamentale
[…] qui comprend notamment la possibilité d’utiliser un lieu exclusivement à
l’usage religieux et très accessoirement aux usages autorisés par le desservant
seul, pour préserver le caractère sacré du lieu ». Si la rédaction de cette ordon-
nance est, en dépit de son apparente précision, particulièrement ambiguë, en
revanche les conclusions qui s’en déduisent sont très claires. En effet, dès lors
qu’un édifice cultuel est affecté « exclusivement » à l’usage religieux, et pour
peu que les mots aient un sens, il ne peut y avoir dans cet édifice d’autre
activité que religieuse. La théorie de l’accessoire à laquelle fait implicitement
référence le juge (« accessoirement ») ne fait d’ailleurs pas exception, dans
la mesure où précisément les activités relevant de l’accessoire (un concert
de musique sacrée par exemple) font partie du culte entendu au sens large.

27. « Considérant qu’en vertu des dispositions combinées des lois susvisées du 9 décembre
1905 et du 2 janvier 1907, en l’absence d’associations cultuelles et d’actes administratifs
attribuant la jouissance des églises et des meubles les garnissant, ces biens sont laissés à
la disposition des fidèles et des desservants ; que leur occupation doit avoir lieu confor-
mément aux règles d’organisation générale du culte et que les ministres du culte occupant
les édifices sont chargés d’en régler l’usage de manière à assurer aux fidèles la pratique
de leur religion ; qu’il suit de là qu’en décidant d’instituer, en application des disposi-
tions de l’article 25 de la loi susvisée du 31 décembre 1913, un droit de visite des objets
mobiliers classés exposés dans l’église Saint-Pierre de Baume-les-Messieurs sans avoir
recueilli l’accord du desservant, le conseil municipal de ladite commune a porté atteinte
aux droits qui sont reconnus à ce dernier pour réglementer l’usage des biens laissés à la
disposition des fidèles par les lois susvisées des 9 décembre 1905 et 2 janvier 1907 ; que
la décision d’instituer un tel droit de visite étant ainsi entachée d’illégalité, les décisions
prises pour son application doivent être annulées. »
28. Comme on l’a dit précédemment, le décret confiait aux associations cultuelles le soin
d’organiser le régime des visites, sous réserve de l’approbation du préfet. L’arrêt Abbé
Chalumey exige quant à lui l’accord du desservant à propos de la réglementation des visites
par le conseil municipal, pour les lieux de culte ne relevant pas d’une association cultuelle.
29. CE, ord. réf., 25 août 2005, n° 284307, Commune de Massat.

39
Pierre-Henri PRÉLOT

Mais en ajoutant que les usages non religieux 30 doivent être « autorisés par
le desservant seul », dans un litige où les animations envisagées n’avaient
pas le moindre caractère religieux, l’ordonnance érige en principe général le
fait que tous les usages envisagés par la collectivité propriétaire deviennent
désormais possibles, pour autant qu’ils sont autorisés par le desservant. En
l’espèce, il s’agissait pour la commune d’organiser dans une chapelle non
désaffectée des manifestations diverses, à savoir une représentation théâtrale,
une exposition et une conférence-débat sur le 60e  anniversaire de la libéra-
tion des camps de concentration nazis, une exposition de peinture et enfin
un concert de musique des Andes, autant d’activités qui de près ou de loin
n’ont rien à voir avec l’exercice du culte. De fait le desservant fraîchement
nommé s’y est opposé, mais s’agissant d’une chapelle qui n’était pratiquement
plus utilisée pour les offices, rien n’interdit de penser qu’une autorisation
au moins partielle aurait été accordée dans un contexte moins conflictuel.
Finalement, comme le rappelle l’ordonnance, la seule limite qui s’impose au
desservant tient dans l’obligation – que lui fait également le droit canon – de
« préserver le caractère sacré du lieu ». Encore cette appréciation comporte-
t-elle dans la pratique pastorale une certaine part de subjectivité.

2.2. LA CONSÉCRATION LÉGISLATIVE D’UNE LOGIQUE CONVENTIONNELLE


D’une logique d’agrément, il restait un pas à franchir pour aboutir à une
logique conventionnelle, où la valorisation patrimoniale des édifices résul-
terait de l’accord commun du propriétaire et de l’affectataire. C’est cette
transition qu’opère en 2006 l’article L. 2124-31 du Code général de la pro-
priété des personnes publiques aux termes duquel :
« Lorsque la visite de parties d’édifices affectés au culte, notamment de
celles où sont exposés des objets mobiliers classés ou inscrits, justifie
des modalités particulières d’organisation, leur accès est subordonné à
l’accord de l’affectataire. Il en va de même en cas d’utilisation de ces édi-
fices pour des activités compatibles avec l’affectation cultuelle. L’accord
précise les conditions et les modalités de cet accès ou de cette utilisation.
Cet accès ou cette utilisation donne lieu, le cas échéant, au versement
d’une redevance domaniale dont le produit peut être partagé entre la
collectivité propriétaire et l’affectataire ».

Ainsi qu’on le remarque immédiatement, le mot accord est utilisé ici


dans son double sens d’agrément unilatéral (de l’affectataire) mais aussi de

30. Ce que l’ordonnance appelle les « prérogatives patrimoniales de la commune ».

40
La valorisation patrimoniale des édifices religieux

convention matérialisant des engagements réciproques, et prévoyant le cas


échéant le partage des recettes. Ce prolongement conventionnel de l’auto-
risation préalable présente donc un double aspect. D’une part, il permet de
préciser les conditions concrètes de mise en œuvre des activités de valo-
risation, et par là de protéger l’usage religieux. D’autre part, il comporte
une dimension incitative, en autorisant le versement à l’affectataire religieux
d’une partie de la redevance domaniale. On remarque que le Conseil d’État a
consacré en 2011 une logique conventionnelle assez similaire, dans son arrêt
Commune de Trélazé 31, à propos de l’installation aux frais de la commune pro-
priétaire d’un orgue dans une église. Alors que la cour administrative d’appel
avait estimé classiquement « que tout équipement installé dans une église ne
peut qu’être exclusivement affecté à l’exercice d’un culte », le Conseil d’État
au contraire a renvoyé aux « conditions convenues entre le desservant et la
commune », l’orgue ayant vocation à être également utilisé par cette dernière
« afin notamment de développer l’enseignement artistique et d’organiser des
manifestations culturelles » dans les conditions définies par une convention
passée avec l’affectataire.
Autrement dit, c’est une logique que l’on est tenté de qualifier de
néo-concordataire qui est aujourd’hui mise en œuvre pour résoudre les
apories de la loi de 1905 en matière de valorisation du patrimoine 32. Cette
logique présente incontestablement un certain nombre d’avantages, le prin-
cipal étant qu’elle préserve l’affectation religieuse des lieux de culte et qu’elle
interdit de les transformer en de vastes salles de spectacle ouvertes au jour
le jour à toutes sortes d’usages. Mais la contrepartie d’une telle logique est
que la valorisation patrimoniale des édifices religieux par le propriétaire reste
suspendue à la réalisation d’une condition subjective qui est l’accord préalable
du desservant, sans lequel rien n’est possible. Or si la rareté des contentieux
atteste que dans l’immense majorité des cas les accords nécessaires par-
viennent à être trouvés, notamment parce que l’Église a pris conscience des
enjeux financiers et qu’elle est sensible à l’intérêt de la population pour le
patrimoine religieux, il reste que le desservant peut à tout moment s’opposer
à un projet, y compris dans des églises où le culte n’est pratiquement plus
célébré, et sans avoir besoin d’invoquer le moindre motif puisque la loi lui
maintient l’usage intégral des édifices. Mais s’agissant du Concordat, on se

31. CE, 19 juill. 2011, n° 308544, Commune de Trélazé.


32. Pour une autre illustration du recours à la logique conventionnelle en matière de patri-
moine religieux, V.  également Prélot  P.-H., « Affectation culturelle et usage religieux  :
le cas de l’abbaye du Mont-Saint-Michel », in Basdevant-Gaudemet B., Cornu M.,
Fromageau J. (dir.), op. cit., p. 259-276.

41
Pierre-Henri PRÉLOT

rappelle que les articles organiques avaient rétabli la vieille procédure de


l’appel comme d’abus, en autorisant toute personne intéressée à saisir le
Conseil d’État « dans tous les cas d’abus de la part des supérieurs et autres
personnes ecclésiastiques » (art. 6). Symétriquement, le Conseil d’État pouvait
être saisi en cas d’« atteinte à l’exercice public du culte et à la liberté que les
lois et les règlements garantissent à ses ministres ». C’est cette logique d’arbi-
trage entre deux partenaires en charge d’intérêts légitimes et très largement
complémentaires, mais qui peuvent être amenés à se contredire ponctuel-
lement, qui manque au dispositif actuellement en place. Il ne s’agit pas
seulement, à travers une telle faculté d’arbitrage, de prévenir les éventuels
abus en permettant leur sanction, mais plus fondamentalement d’affirmer cet
authentique droit à la valorisation patrimoniale des édifices religieux que
la loi de 1905 n’avait pas cru devoir consacrer afin de préserver les droits
exclusifs de l’affectataire religieux. Quoi qu’il en soit, le succès du modèle
conventionnel que définit le Code général de la propriété des personnes
publiques reste tributaire de la pérennité du modèle dit séparatiste de l’affec-
tation cultuelle exclusive, dont il est un avatar. Or aujourd’hui c’est le recul
constant, dans la plupart des églises, de la pratique religieuse, devenue de
plus en plus occasionnelle, bien plus que les impératifs de la valorisation
patrimoniale, qui conduit à s’interroger sur la pérennité des équilibres définis
en 1905. Il serait cependant illusoire de penser que ce sont les touristes qui
à l’avenir pourraient remplacer les fidèles, par substitution d’une affectation
culturelle à l’affectation cultuelle traditionnelle. Leur sort est étroitement
solidaire et il est lié pour longtemps encore.

42
LE PATRIMOINE CULTUEL IMMOBILIER :
UN PATRIMOINE EN PÉRIL ?

Stéphane DUROY
Université Paris-Saclay, Université Paris-Sud, Institut d’études de droit public (IEDP)

RÉSUMÉ
Les lieux de culte catholiques sont de loin les plus nombreux en France. Dans
leur immense majorité, ils sont la propriété de personnes publiques, de l’État
s’agissant des cathédrales, des communes s’agissant des églises paroissiales. Le
recul de la pratique religieuse reste pour l’heure sans grande conséquence sur
l’intégrité de ce patrimoine immobilier. En effet, l’affectation cultuelle étant
très protégée par la loi de 1905, les désaffectations cultuelles restent rares.
La protection de cette affectation à l’usage direct du public a pour effet de
maintenir ces lieux de culte dans le domaine public. Même en cas de désaf-
fectation cultuelle, les lieux de culte restent le plus souvent des propriétés
publiques et des éléments du domaine public. Enfin, dans les cas de vente
des biens culturels désaffectés, on peut encore observer une pérennité de
l’ouvrage cultuel.

ABSTRACT
Catholic places of worship are by far the most numerous in France. The vast
majority of them are the property of public authorities, the State in the case of
cathedrals and the communes in the case of parochial churches. The decline
in religious practice is so far of little consequence on the integrity of this
tangible heritage. Indeed, since the use for worship is very much protected
by the Act of 1905, there are still few redundant churches. The protection of
church buildings results in keeping them in the public domain. Even in the
case of decommissioning, places of worship often remain public property and
elements of the public domain through cultural uses. Even in case the churches
are decommissioned, the religious buildings are often maintained as such.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 43


Stéphane DUROY

«L a République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.


En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de
la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et
des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. »
Ces dispositions de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la
séparation des Églises et de l’État, en dépit de leur caractère apparemment
irrévocable, n’ont cependant pas eu pour effet de « privatiser » les lieux de
culte, qui étaient devenus des propriétés publiques à partir de leur « mise à
la disposition de la nation » par le décret des 2-4 novembre 1789.
Le maintien d’une propriété publique de ces lieux de culte et de leurs
accessoires apparaît à la lecture de l’article 12 de la loi de 1905 disposant que :
« Les édifices qui ont été mis à la disposition de la nation et qui, en
vertu de la loi du 18 germinal an  X, servent à l’exercice public des
cultes ou au logement de leurs ministres (cathédrales, églises, chapelles,
synagogues, archevêchés, évêchés, presbytères, séminaires), ainsi que
leurs dépendances immobilières, et les objets mobiliers qui les garnis-
saient au moment où lesdits édifices ont été remis aux cultes, sont et
demeurent propriété de l’État, des départements, des communes et des
établissements de coopération intercommunale ayant pris la compétence
en matière d’édifices des cultes » (cette dernière possibilité ayant été
introduite par la loi n° 98-546 du 2 juillet 1998).

La loi de 1905 prévoyait certes une « privatisation » pour les lieux de culte
« concordataires », c’est-à-dire ceux construits et affectés au culte pendant
la période du concordat (1801-1905). Plus précisément, la loi prévoyait un
transfert de la propriété de ces lieux de culte, qui étaient parfois la propriété
de communes, mais le plus souvent la propriété d’établissements publics du
culte (des fabriques, des menses ou des consistoires), au profit d’associations
cultuelles. Mais, l’Église catholique ayant refusé la constitution des associa-
tions cultuelles, le transfert de propriété des lieux de culte catholiques, de
loin les plus nombreux, s’est trouvé empêché. Seuls les lieux de culte des
minorités religieuses, juifs et protestants, qui étaient presque tous des lieux
de culte « concordataires », ont fait l’objet des transferts de propriété prévus
par la loi de 1905.
Une loi du 13  avril 1908 allait prendre acte de l’impossible transfert de
propriété résultant de la non-constitution des associations cultuelles catho-
liques, en modifiant l’article  9 de la loi de 1905, pour disposer que  : « Les
édifices affectés au culte lors de la promulgation de la loi du 9  décembre
1905 et les meubles les garnissant deviendront la propriété des communes

44
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

sur le territoire desquelles ils sont situés, s’ils n’ont pas été restitués ni
revendiqués dans le délai légal. » 1
Ainsi, les communes, après les lois de 1905 et de 1908, sont restées pro-
priétaires des très nombreux lieux de culte catholiques mis à disposition de la
nation en 1789 et toujours affectés au culte en 1905, ce qui était prévu par la
loi de 1905. Elles sont devenues propriétaires, par la loi de 1908, des lieux de
culte propriétés d’établissements publics cultuels qui n’avaient pu être transmis
aux associations cultuelles. C’est donc en raison de la non-constitution des
associations cultuelles catholiques et de la combinaison des dispositions des lois
de 1905 et 1908 que le juge parle parfois des collectivités publiques « demeu-
rées ou devenues propriétaires » des édifices servant à l’exercice du culte 2. Ce
patrimoine cultuel, largement communal, a été dans les années précédant l’adop-
tion de la loi de 1905, puis dans les années suivant son adoption, source de
conflits. De nombreux maires anticléricaux n’acceptaient pas de devoir engager
les finances de la commune pour entretenir des monuments qu’ils jugeaient
dispendieux. Le fameux ouvrage de Maurice Barrès, La grande pitié des églises
de France témoigne de la fréquence de telles attitudes pendant cette période 3.
Puis l’accalmie est venue dans les relations entre la République et l’Église
catholique. Sur le plan juridique, elle s’est traduite, notamment, par l’admis-
sion que les lieux de culte qui sont la propriété des communes appartiennent
à leur domaine public. Longtemps discutée, cette appartenance au domaine
public a été clairement mise en évidence tant par le juge judiciaire que par
le juge administratif 4. Les juges déduisent cette appartenance d’une part de
l’existence d’une propriété publique, d’autre part d’une affectation à l’usage
direct du public. De cette appartenance au domaine public, il résulte une
protection particulièrement forte des lieux de culte catholiques puisque les
églises comme tous les biens du domaine public sont inaliénables et impres-
criptibles, du moins tant qu’il n’a pas été mis fin, par un déclassement, à
leur appartenance au domaine public 5.

1. Loi du 13 avril 1908 modifiant la loi du 9 décembre 1905.


2. Pour un exemple d’utilisation de cette formule : CE, 19 juill. 2011, Commune de Trélazé,
Rec. CE, p. 370, concl. Geffray É.
3. Barrès M., La grande pitié des églises de France, texte introduit et établi par Leymarie M. et
Passini M., Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012.
4. CA Paris, 13 mai 1933, Ville d’Avallon c/ Consorts Lepoux, D. 1934, II, p. 101, note Waline M.
–  CE, 18 nov. 1949, Carlier, RDP 1950, p.  178, concl. Gazier, note Waline  M.  – CE,
30 déc. 2002, n°  248787, Commune de Pont-Audemer c/ Association de sauvegarde des
patrimoines de la Basse-Seine, Rec. CE, tables, p. 876.
5. Sur cette question, V. Duroy S., « Le déclassement des biens meubles culturels et cultuels.
Réflexions sur la cause et les limites de leur inaliénabilité », RDP 2011, p. 55.

45
Stéphane DUROY

Il en résulte aussi une obligation d’entretien renforcée, en ce sens que ces


propriétés étant inaliénables, il est plus difficile de s’affranchir des droits et obli-
gations pesant sur tout propriétaire, en particulier celle d’entretien du bien, par
l’aliénation du bien. Les personnes publiques se doivent donc d’assurer l’entretien
de ces immeubles, à tout le moins pour écarter le risque de voir leur responsabi-
lité engagée par les dommages qui pourraient résulter d’un entretien insuffisant.
Mais depuis quelques années, la conjonction de plusieurs phénomènes
–  recul de la pratique religieuse, détérioration des finances publiques en
général et des finances publiques locales en particulier – conduit de nouveau
à s’interroger sur le devenir de ces propriétés communales très nombreuses et
très onéreuses à entretenir 6. Ces interrogations trouvent parfois leur réponse
dans une désaffectation cultuelle de l’église, parfois suivie d’une aliénation
après le prononcé d’un déclassement pour la faire sortir du domaine public,
parfois suivie d’une démolition 7. Le développement de ces pratiques suscite
depuis plusieurs années des inquiétudes, à l’origine de la création d’obser-
vatoires : Observatoire du patrimoine religieux (OPR), Patrimoine en blog,
40 000 clochers, Clochers de France, qui se font l’écho des menaces pesant
sur le patrimoine religieux en France.
Pourtant, en dépit de l’existence incontestable de démolitions d’ouvrages
cultuels, la lecture même des inventaires dressés par ces observatoires illustre
que le phénomène reste encore marginal. Sur le site Patrimoine en blog, il
est fait état de 29 églises démolies depuis l’an 2000 et de 307 églises mena-
cées, formule assez vague qui ne signifie pas que les 307 églises recensées
seront un jour effectivement démolies. Ces chiffres sont objectivement faibles,
surtout lorsqu’on les rapporte à ceux du nombre total des édifices cultuels,
toujours difficile à établir, oscillant entre 40 000 et 100 000 8.

6. Sur ce caractère onéreux, nous ne pouvons que regretter l’absence de chiffrage dans le
rapport sénatorial d’Hervé Maurey : France. Sénat, Les collectivités locales et le financement
des lieux de culte, rapport d’information n°  345, 17  mars 2015. – Sur les interrogations
concernant le devenir des églises de nombreux colloques et journées d’études sont orga-
nisés. Pour n’en citer que quelques-uns : « Que vont devenir les églises normandes ? »,
Centre culturel international de Cerisy, 26-30 mai 2015 ; « Patrimoine cultuel, patrimoine
culturel  : conserver, restaurer, valoriser et reconvertir ? », Lyon, 16 nov. 2015 ; « Quel
avenir pour les églises du xixe siècle », Rennes, 3 févr. 2016 ; « Les églises demain, entre
usage partagé et reconversion », Alençon, 16  juin 2016 ; « L’avenir des églises », Lyon,
20-22 oct. 2016.
7. Ce dernier cas de figure est précisément illustré par  : CE, 30  déc. 2002, n°  248787,
Commune de Pont-Audemer c/ Association de sauvegarde des patrimoines de la Basse-Seine,
Rec. CE, tables, p. 876.
8. Le rapport précité Les collectivités locales et le financement des lieux de culte du sénateur
Hervé Maurey (17 mars 2015), reprend ce chiffre de 100 000 lieux de culte en France,
dont 90 % seraient catholiques et 90 % la propriété des communes.

46
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

Aussi, nous allons surtout souligner à travers cette étude que ces faits
ne sont pour l’heure pas encore de nature à mettre en péril le patrimoine
cultuel. Cette vision que certains pourront juger optimiste se nourrit de
trois causes qui seront successivement développées. Tout d’abord, la désaf-
fectation cultuelle des églises reste un phénomène contenu (1). De plus, en
cas de désaffectation cultuelle, il n’y a pas nécessairement aliénation, mais
bien souvent maintien d’une propriété publique (2). Enfin, lorsqu’une désaf-
fectation cultuelle est effectivement suivie d’une aliénation au profit d’un
particulier, promoteur ou commerçant, ou parfois d’une personne publique,
il est aussi possible d’observer une conservation de l’intégrité de l’ouvrage
cultuel (3).

1. LA DÉSAFFECTATION CULTUELLE DES ÉGLISES :


UN PHÉNOMÈNE CONTENU

L’affectation cultuelle des édifices religieux au moment de l’intervention


de la loi de 1905 est une affectation prééminente (1.1) et la désaffectation
cultuelle, si elle est possible, reste difficile à mettre en œuvre (1.2).

1.1. UNE AFFECTATION CULTUELLE PRÉÉMINENTE


La prééminence de l’affectation cultuelle sur toute autre affectation pos-
sible d’une église résulte d’une part des dispositions législatives qui prévoient,
et ce faisant protègent l’affectation cultuelle, mais aussi de la jurisprudence
administrative.
Concernant tout d’abord les dispositions législatives, la loi du 9 décembre
1905 dispose dans son article 13 que : « Les édifices servant à l’exercice du
culte, ainsi que les objets mobiliers les garnissant, seront laissés gratuitement
à la disposition des établissements publics du culte, puis des associations
appelées à les remplacer. » Mais le culte catholique, comme déjà souligné,
faute d’avoir constitué ses associations cultuelles, a contraint le législateur
à reprendre la plume sur ce point précis de l’article 13. La loi du 2 janvier
1907, dans son article  5, prévoit que  : « À défaut d’associations cultuelles,
les édifices affectés à l’exercice du culte, ainsi que les meubles les garnissant,
continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre
1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour
la pratique de leur religion. » Autrement dit, les lieux de culte qui n’ont pu

47
Stéphane DUROY

être transférés à des associations cultuelles restent affectés au culte, sauf


désaffectation dans les cas prévus par la loi de 1905.
Ces dispositions, en apparence destinées à régir les seuls lieux de culte
dont le transfert à des associations cultuelles était prévu par la loi de 1905,
s’appliquent en pratique à tous les lieux de culte, c’est-à-dire à ceux qui sont
restés la propriété de personnes publiques ou sont devenus la propriété de
personnes publiques faute d’avoir pu réaliser leur transfert de propriété 9.
L’affectation des églises aux fidèles et aux ministres du culte est donc prévue
par la loi. Il en résulte que leurs propriétaires publics, essentiellement des
communes, n’ont pas la maîtrise de l’affectation de ces biens, ce qui n’est pas
habituellement le cas des propriétaires. Le rapporteur public Édouard Geffray,
dans ses conclusions sur la série d’arrêts du 19  juillet 2011, notamment
l’arrêt Commune de Trélazé, a parlé d’une « affectation perpétuelle, exclusive
et gratuite aux ministres du culte et à leurs fidèles », formule quelque peu
excessive compte tenu du fait que la désaffectation est prévue tant par la loi
de 1905 que par celle de 1907, mais qui souligne bien que la prévision de
cette affectation par la loi lui confère une force particulière.
La jurisprudence a de surcroît consolidé la prééminence de cette affecta-
tion cultuelle en soulignant régulièrement que les communes, propriétaires
des églises, n’ont pas la maîtrise de leur affectation et ne peuvent favoriser
des affectations concurrentes, notamment culturelles. Ainsi, une commune
ne peut organiser des visites d’objets mobiliers classés se trouvant dans une
église, sans avoir au préalable recueilli l’accord du desservant 10. Faute d’un
tel accord, a été jugée comme constituant une illégalité manifeste, portant
atteinte à la liberté fondamentale des cultes, l’organisation d’activités théâ-
trales et d’une exposition de photos dans une église 11. Sans l’accord du
desservant, un maire ne peut autoriser la réalisation d’une fresque dans
une chapelle 12. Un maire ne peut pas davantage autoriser l’implantation
d’antennes-relais de téléphonie mobile sur le clocher d’une église 13.

9. Contrairement à ce que peut laisser penser le propos du rapporteur public Édouard Geffray
pour lequel l’affectation aux fidèles et aux ministres du culte ne vaudrait que pour les
lieux de culte dont les personnes publiques sont devenues propriétaires  : CE, 19 juill.
2011, Commune de Trélazé, Rec. CE, p. 370, concl. Geffray E.
10. CE, 4 nov. 1994, Abbé Chalumey, Rec. CE, p. 491.
11. CE, ord., 25  août 2005, Commune de Massat, Rec. CE, p.  386 ; AJDA 2006, p.  96, note
Subra de Bieusses P.
12. CAA Marseille, 22 nov. 2011, n° 10MA00428, Commune de Saint-Étienne du Grès.
13. CAA Nantes, 29 nov. 2013, n°  12NT00939, Abbé Brindejonc, AJDA 2014, p.  46, chron.
Degommier S. ; Report P., « Antennes de téléphonie mobile et lieux de culte : une nou-
velle querelle de clocher ? », RFDA 2014, p. 247.

48
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

Seul un arrêt du Conseil d’État a récemment apporté une limite à cette


prééminence de l’affectation cultuelle. La Haute Juridiction a jugé que l’accord
du desservant n’était pas nécessaire pour organiser des visites à caractère
touristique sur le toit-terrasse de l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer 14. Cette
solution qui peut paraître en rupture avec les solutions précitées s’explique
avant tout par la configuration particulière de l’église. Plus précisément,
le Conseil d’État évoque « des aménagements qui, alors même qu’ils sont
situés sur le toit de l’édifice cultuel, doivent être regardés, compte tenu de
leurs caractéristiques propres et de la possibilité d’y accéder sans entrer dans
l’édifice cultuel, comme fonctionnellement dissociables de cet édifice ». Cette
solution particulière ne constitue donc pas une menace sérieuse pesant sur
la prééminence de l’affectation cultuelle. Elle n’est pas davantage de nature
à remettre en cause le caractère fortement conditionné de la désaffectation
cultuelle.

1.2. UNE DÉSAFFECTATION CULTUELLE CONDITIONNÉE


La désaffectation cultuelle est prévue par la loi de 1905 comme par la loi
de 1907, cette dernière renvoyant aux dispositions de la loi de 1905, mais
elle apparaît soumise à conditions.
En effet, l’article  13 de la loi de 1905 prévoit que  : « Dans les cinq cas
ci-dessus prévus, la désaffectation des édifices cultuels communaux ainsi
que des objets mobiliers les garnissant pourra être prononcée par décret
en Conseil d’État. Toutefois cette désaffectation pourra être prononcée par
arrêté préfectoral, à la demande du conseil municipal, lorsque la personne
physique ou morale ayant qualité pour représenter le culte affectataire aura
donné par écrit son consentement à la désaffectation. En dehors de ces cas,
la désaffectation ne pourra être prononcée que par une loi. »
Certains des « cas ci-dessus prévus » ont très rapidement perdu tout
intérêt pratique, dans la mesure où ils ne sont applicables qu’à des asso-
ciations cultuelles qui pour la plupart n’ont jamais vu le jour 15. Seuls les
« cas ci-dessus prévus » suivants relèvent aujourd’hui réellement du droit
positif, à savoir : « 2° Si, en dehors des cas de force majeure, le culte cesse

14. CE, 20 juin 2012, n° 340648, Commune des Saintes-Maries-de-la-Mer, RFDA 2012, p. 805 ;
RFDA 2012, p. 826, note Morange J.
15. Ainsi : « 1° Si l’association bénéficiaire est dissoute ; […] 4° Si l’association cesse de remplir
son objet ou si les édifices sont détournés de leur destination ; 5° Si elle ne satisfait pas,
soit aux obligations de l’article  6 ou du dernier [avant-dernier] paragraphe du présent
article, soit aux prescriptions relatives aux monuments historiques. »

49
Stéphane DUROY

d’être célébré pendant plus de six mois consécutifs ; 3° Si la conservation de


l’édifice ou celle des objets mobiliers classés en vertu de la loi de 1887 [puis
de la loi de 1913 et actuellement du Code du patrimoine] et de l’article 16
de la présente loi est compromise par absence d’entretien et après mise en
demeure dûment notifiée du conseil municipal ou, à défaut, du préfet. »
Ce sont ces derniers cas et surtout l’absence d’exercice du culte qui
peuvent fonder une désaffectation, désormais prononcée par le préfet 16,
mais qui suppose aussi l’intervention de deux acteurs essentiels, le conseil
municipal et surtout le représentant du culte affectataire. En effet, le décret
du 17  mars 1970 portant déconcentration en matière de désaffectation des
édifices cultuels dispose que, dans les cas prévus par la loi de 1905 pouvant
conduire à une désaffectation par décret en Conseil d’État, « la désaffectation
des édifices communaux, ainsi que des objets mobiliers les garnissant, est
prononcée par arrêté préfectoral à la demande du conseil municipal, lorsque
la personne physique ou morale ayant qualité pour représenter le culte affec-
tataire aura donné par écrit son consentement à la désaffectation ». L’absence
d’une désaffectation intervenue dans le respect des dispositions textuelles
l’organisant est parfois sanctionnée par le juge. L’affaire des stalles de l’église
de Barran offre ainsi une illustration de non-respect des dispositions de la
loi de 1905 et de 1907 en matière de désaffectation de meubles cultuels 17.
D’autres affaires illustrent l’absence de désaffectation cultuelle d’immeubles,
faisant obstacle à une autre affectation et à une autre occupation 18.
Au nécessaire respect de cette procédure qui suppose une triple entente,
le culte affectataire étant l’acteur incontournable, peut s’ajouter une com-
plication supplémentaire, à savoir celle de l’intervention des populations
concernées. Autrement dit, un référendum local peut être organisé sur le
devenir d’un lieu de culte. Il ne faut cependant pas exagérer les potentialités
de tels référendums. Plus précisément, ils ne pourraient sans doute pas être
utilisés pour faire l’économie de la procédure de désaffectation telle qu’elle
est prévue par la loi de 1905 et désormais le décret de 1970. Ces référendums

16. Depuis le décret n°  70-220 du 17  mars 1970 portant déconcentration en matière de
désaffectation des édifices cultuels. Les modifications issues de ce décret ont été intégrées
à l’article 13 de la loi de 1905 par l’ordonnance n° 2015-904 du 23 juillet 2015 portant
simplification du régime des associations et des fondations.
17. CE, 17 févr. 1932, Commune de Barran, DP 1933, III, p. 49, note Capitant R.
18. CAA Lyon, 21  mars 1989, n°  89LY00025, Commune de la Cadière d’Azur  : absence de
désaffectation justifiant un ordre adressé à des occupants d’évacuer une chapelle. – CAA
Bordeaux, 27 avril 2004, n° 03BX00370, Association Saint-Éloi : annulation d’une délibé-
ration autorisant la signature d’une convention de mise à disposition d’une église à une
association cultuelle, en l’absence de désaffectation préalable de l’église.

50
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

sont soumis, comme le soulignent bien les termes de l’article LO 1112-3


du Code général des collectivités territoriales, à un contrôle de légalité. Cet
article précise notamment que : « Lorsque la délibération organisant le réfé-
rendum local ou le projet de délibération ou d’acte soumis à référendum est
de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle,
le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué par lui en
prononce la suspension dans les quarante-huit heures ». C’est bien l’exer-
cice d’une telle liberté qui est en cause avec le processus de désaffectation
et un référendum ne peut sans doute être organisé que pour encourager ou
empêcher le déclenchement d’une demande du conseil municipal tendant à
obtenir la désaffectation d’un lieu de culte.
Ajoutons encore que dans le cas particulier des lieux de culte construits
après la loi de 1905, dans le cadre de baux emphytéotiques dits cultuels,
l’affectation cultuelle, bien que ne bénéficiant pas de la protection particulière
résultant de la combinaison des termes de la loi de 1905 et de 1907, sera
certainement difficile à remettre en cause. À la fin de ces baux, les communes
deviendront propriétaires des lieux de culte construits et entretenus par
des associations cultuelles, le Conseil d’État ayant souligné « l’incorporation
dans leur patrimoine, à l’expiration du bail, de l’édifice construit » 19. Elles
pourront donc en théorie le vendre. Mais en pratique, on observera 20 qu’au
terme de ces contrats, les communes resteront probablement propriétaires
et ne remettront pas en cause l’affectation cultuelle, dès lors que le maintien
de l’affectation sera souhaité par l’association cultuelle. La prolongation en
sera possible dans un nouveau cadre contractuel, même si la jurisprudence
laisse planer quelques incertitudes sur les successions de contrats 21.
Faute de désaffectation cultuelle des lieux de culte anciens, protégés par
les lois de 1905 et de 1907, ou des lieux de culte plus récents édifiés dans le
cadre de baux emphytéotiques, les lieux de culte resteront des biens appar-
tenant au domaine public. Leur sortie du domaine public dépend en effet

19. CE, 19 juill. 2011, n°  320796, Mme  Vayssière, AJDA 2011, p.  2010, note Fatôme  E,
Richer L.
20. Nous utilisons le futur, car pour l’heure, les baux emphytéotiques cultuels ne sont pas
encore arrivés à leurs termes.
21. CE, 19 juill. 2011, n° 313518, Commune de Montpellier : l’arrêt dispose que « les collec-
tivités territoriales ne peuvent sans méconnaître les dispositions de la loi du 9 décembre
1905, décider qu’un local dont elles sont propriétaires sera laissé de façon exclusive et
pérenne à la disposition d’une association pour l’exercice d’un culte et constituera ainsi un
édifice cultuel ». Sur ces incertitudes concernant la succession de baux emphytéotiques ou
de contrats de location, V. Duroy S., « Des nourritures terrestres aux nourritures célestes :
le bail emphytéotique cultuel avatar du bail emphytéotique rural », RDP 2012, p. 287.

51
Stéphane DUROY

d’un déclassement qui suppose préalablement une désaffectation cultuelle 22.


Mais, lorsqu’une telle désaffectation cultuelle intervient, elle ne constitue
pas nécessairement le prélude à la fin d’une propriété publique et d’une
appartenance au domaine public.

2. LE MAINTIEN FRÉQUENT D’UNE PROPRIÉTÉ PUBLIQUE


APRÈS DÉSAFFECTATION CULTUELLE

Ce maintien est la conséquence de différents facteurs défavorables à la


vente (2.1), mais aussi des possibilités de valorisation du bien par une nou-
velle affectation (2.2).

2.1. LES FACTEURS DÉFAVORABLES À LA VENTE


Pour utiliser le vocabulaire propre au monde des professionnels de l’immo-
bilier, on peut dire que les immeubles cultuels sont des produits atypiques
difficiles à vendre 23.
Une première difficulté tient au fait que de nombreux lieux de culte,
potentiellement vendables, sont localisés sur le territoire de communes qui
sont insusceptibles d’intéresser des promoteurs immobiliers. Si ces derniers
s’intéressent parfois à de tels immeubles et surtout à leurs terrains d’assiette,
lorsqu’ils sont situés dans des agglomérations où le foncier est rare et cher, il
n’en va plus de même lorsqu’ils sont situés en milieu rural où n’existent pas
les tensions propices à des prix de vente avantageux. Une autre difficulté peut
résulter de l’existence d’une protection au titre des monuments historiques.
Certes, la personne publique propriétaire d’un monument historique immo-
bilier peut le vendre 24. Mais la protection au titre des monuments historiques
interdit bien sûr toute perspective de démolition de l’immeuble et se traduit

22. CE, 30 déc. 2002, n° 248787, Commune de Pont-Audemer c/ Association des patrimoines de
la Basse-Seine, Rec. CE, tables, p. 876. – Duroy S., « Le déclassement des biens meubles
culturels et cultuels. Réflexions sur la cause et les limites de leur inaliénabilité », RDP
2011, p. 55.
23. Même s’il existe un petit marché « émergent » pour ce type de produit.
24. L’article L. 621-22 du Code du patrimoine dispose que : « L’immeuble classé au titre des
monuments historiques qui appartient à une collectivité territoriale ou à l’un de ses éta-
blissements publics, ne peut être aliéné qu’après que l’autorité administrative compétente
a été appelée à présenter ses observations […] » ; L’article L.  621-29-9 dispose quant à
lui que : « L’immeuble classé ou inscrit au titre des monuments historiques appartenant
à l’État ou à l’un de ses établissements publics ne peut être aliéné qu’après observations
du ministre chargé de la culture […] .»

52
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

aussi par des contraintes fortes en matière d’autorisation et de réalisation des


travaux de restauration. De telles contraintes sont de nature à éloigner les
potentiels acheteurs privés, dont les activités économiques seraient soumises
à des surcoûts inhérents au statut d’immeuble protégé et aussi limitées par
les caractéristiques architecturales très particulières de l’immeuble. Aussi, on
observe fréquemment que des églises ayant fait l’objet d’une désaffectation
cultuelle, mais protégées au titre des monuments historiques, demeurent la
propriété des communes 25.
La difficulté de vendre un immeuble cultuel apparaît aussi dans le cadre bien
particulier des lieux de culte construits dans le cadre de baux emphytéotiques
cultuels. La possibilité pour la personne publique, déjà signalée, de vendre le
bien en fin de bail ne semble guère praticable. En effet, une vente au profit
de l’association cultuelle, qui paraît la plus évidente, ne l’est qu’en apparence,
car comment vendre un bien dont le financement originel puis l’entretien a été
assuré par l’association cultuelle, sinon à un prix symbolique 26 ? La ville de
Paris, qui la première a utilisé la technique juridique du bail emphytéotique
cultuel à partir de 1928, sera confrontée dans un proche avenir à la fin de
certains baux. Elle paraît faire sienne l’idée que les églises construites par les
« Chantiers du Cardinal » vont devenir durablement sa propriété.
Plaident en ce sens les termes d’une étude de la direction des Affaires
culturelles de la Ville de Paris dans laquelle on peut lire que :
« La proportion des édifices du xxe siècle va augmenter au cours de la
prochaine décennie, par la mécanique foncière du bail emphytéotique.
Bon nombre d’édifices des années 1930 ont en effet été construits par
les Chantiers du Cardinal sur des terrains appartenant à la Ville de
Paris, notamment des terrains issus de la démolition des fortifications
de Thiers. Ces édifices commenceront à entrer dans le patrimoine
municipal à échéance du bail (exemples : Sainte-Odile, 17e arr. ; Saint-
Antoine-de-Padoue, 14e arr. ; Sainte-Marie-Médiatrice, 19e arr.) » 27.

25. Pour quelques exemples  : Chapelle des pénitents blancs à Aix-en-Provence, abritant la
collection Planque ; Chapelle du collège des Jésuites en Avignon, abritant la collection
lapidaire du musée Calvet ; Église Notre-Dame sur la commune de Portbail (Manche)
abritant des expositions temporaires ; Église Saint-Nicolas à Coutances (Manche) ; Église
Saint-Sauveur à Saint-Malo.
26. Une vente pour l’euro symbolique peut être envisagée, mais encore faudrait-il que la vente
obéisse aux critères posés par la jurisprudence, à savoir un motif d’intérêt général et des
contreparties suffisantes  : CE, 3 nov. 1997, Commune de Fougerolles, Rec. CE, p.  391 ;
CE, 25 nov. 2009, Commune de Mer, Rec. CE, p. 472.
27. Étude sur l’entretien des églises parisiennes des XIXe et XXe siècles, 2008. Ce rapport sous la
signature de J. Duvugnacq et L. Fouqueray est lisible sur le site de la revue In Situ. Revue
des patrimoines : https://insitu. revues.org/6517 [consulté le 13 janv. 2017].

53
Stéphane DUROY

Si un jour, certaines des églises réalisées dans le cadre d’un bail emphytéo-
tique font l’objet d’une désaffectation cultuelle, elles resteront pour certaines
des propriétés publiques – notamment en raison de leur protection au titre
des monuments historiques 28 qui sans être un obstacle juridique à leur vente,
constitue une servitude souvent perçue comme pénalisante par un éventuel
acquéreur – ou feront partie du domaine public si leur propriétaire public,
comme pour les églises plus anciennes, décide de leur donner une nouvelle
affectation.

2.2. VALORISATION DU BIEN PAR UNE NOUVELLE AFFECTATION


Si les communes restent fréquemment propriétaires d’églises ayant fait
l’objet d’une désaffectation cultuelle, c’est qu’elles peuvent elles-mêmes valo-
riser ces immeubles en leur donnant une nouvelle affectation. Bien souvent,
l’église sera utilisée comme un lieu d’exposition ou de concert. Elle peut
aussi accueillir une bibliothèque, un musée, un théâtre, un cinéma ou tout
simplement être ouverte au public. Elle reçoit alors une affectation culturelle,
autrement dit à un service public culturel. On observe aussi, plus rarement,
des affectations à des activités sportives municipales. Ces affectations à des
services publics culturels ou sportifs ont pour effet de maintenir les édifices
dans le domaine public communal 29, l’exigence d’aménagement indispensable
issue du Code général de la propriété des personnes publiques ne paraissant,
pas plus que celui d’aménagement spécial, en l’état actuel de la jurisprudence,
de nature à jouer le rôle de critère réducteur de l’appartenance au domaine
public 30. Ce maintien est important puisque comme souligné précédemment,
l’appartenance d’un bien immobilier au domaine public fait peser sur la per-
sonne publique propriétaire une obligation d’entretien renforcée.
Un autre type de valorisation mérite d’être signalé, même s’il ne concerne
pas à proprement parler des lieux de culte mais des bâtiments conventuels,
lesquels disposent en règle générale d’une chapelle : il s’agit du développement

28. C’est le cas pour l’église Sainte-Odile dans le 17e  arrondissement, inscrite au titre des
monuments historiques depuis 2001.
29. Les exemples cités en note 25 peuvent être ici repris, auxquels de très nombreux autres
pourraient être ajoutés.
30. CE, 28 avril 2014, n° 349420, Commune de Val-d’Isère : appartenance d’une piste de ski
alpin au domaine public d’une commune. – CE, 13 avril 2016, n° 391431, Commune de
Baillargues (appartenance au domaine public d’un terrain exproprié dont l’aménagement
est entrepris de façon certaine), AJDA 2016, p. 1171, chron. Dutheillet de Lamothe L.
et Odinet G. 

54
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

d’activités hôtelières. Les communes, parfois propriétaires de ces anciens


couvents, valorisent depuis quelques années ces ensembles immobiliers, en
faisant appel à des groupes hôteliers qui n’en sont le plus souvent que des
locataires. À titre d’exemple, on évoquera le cas particulièrement significatif
d’un hôtel d’Avignon qui occupe une partie de l’ancien noviciat des jésuites.
Cet ensemble est protégé au titre des monuments historiques. Dans ce qui
est devenu l’aile hôtelière de cet ancien ensemble conventuel se trouve une
chapelle encore affectée au culte qui est pratiqué une fois par semaine. Cette
chapelle fait cependant l’objet d’une servitude de passage, s’exerçant au niveau
d’une tribune, qui permet aux clients de l’hôtel d’y accéder en tout temps,
soit pour circuler entre les deux parties de l’hôtel situées de part et d’autre
de la chapelle, soit pour leurs dévotions. La question de l’appartenance au
domaine public de cette propriété municipale pourrait être discutée et une
appartenance au domaine privé privilégiée. Mais le plus important est que
nous nous trouvons en l’espèce en présence d’un bien qui bénéficie d’un
cumul de protection. La plus évidente est celle résultant de la protection au
titre des monuments historiques. Mais s’y ajoute celle résultant du fait qu’une
personne publique en reste propriétaire, sur laquelle pèsent des obligations
d’entretien qui seront d’autant mieux assurées que la personne publique reçoit
de l’occupant, grâce à la valorisation du bien, des loyers substantiels. Un
autre exemple d’hôtellerie conventuelle peut-être signalé à Saint-Maximin-la-
Sainte-Baume. Cette commune a conclu avec une société hôtelière un contrat
permettant l’exploitation de l’ancien couvent royal. Ces quelques exemples
illustrent qu’un lieu de culte n’est pas protégé uniquement par son affectation
cultuelle originaire et peut survivre, au moins physiquement, à sa désaffec-
tation. Il en va souvent de même en cas d’aliénation de l’ouvrage cultuel.

3. LA CONSERVATION DE L’INTÉGRITÉ DE L’OUVRAGE CULTUEL


OBJET D’UNE ALIÉNATION

Une telle conservation s’observe logiquement dans les cas où l’ouvrage


cultuel est protégé au titre des monuments historiques (3.1). Mais, elle
s’observe aussi dans des cas de biens non protégés et résulte alors du bon
vouloir des acteurs, acheteurs et vendeurs, autrement dit de la volonté des
parties au contrat de vente, voire de la seule volonté de l’acheteur (3.2).

55
Stéphane DUROY

3.1. PAR LA PROTECTION AU TITRE DES MONUMENTS HISTORIQUES


Si l’existence d’une protection au titre des monuments historiques d’un
lieu de culte constitue incontestablement un frein à sa vente, elle ne l’empêche
cependant pas juridiquement, ni pour une personne publique, ni pour une
personne privée. La protection au titre des monuments historiques survit
aux changements de propriétaire et assure la conservation du bien.
Une affaire, jugée par la cour administrative de Nantes, relative à la cha-
pelle du Bon Sauveur de Caen, permet de l’illustrer. Cette chapelle était
jusqu’à une date encore récente un élément des bâtiments de l’hôpital psy-
chiatrique de cette ville, fondé et longtemps géré par la congrégation des
Filles du Bon Sauveur, restée propriétaire de l’ensemble immobilier bien après
la sécularisation de l’hôpital. Cette chapelle, édifiée en 1956 sur les plans de
l’architecte Louis Rême, a été désaffectée en 1999 et a fait l’objet d’une inscrip-
tion au titre des monuments historiques en 2006. En 2007, la congrégation l’a
vendue, ainsi que d’autres immeubles attenants, à la société Caen-Caponière.
Cette société, après avoir réalisé des logements dans les anciens bâtiments
hospitaliers et sur des terrains voisins a décidé de vendre la chapelle. Une
vente au profit de l’association Fraternité sacerdotale Saint-Pie  X était en
cours de conclusion en 2011. Mais, la société propriétaire ayant adressé à la
Ville de Caen une déclaration d’intention d’aliéner cette chapelle, le maire
de Caen a décidé d’exercer sur cet immeuble le droit de préemption urbain,
la Ville ayant pour projet d’y établir le centre chorégraphique national de
Caen/Basse-Normandie. La Ville de Caen en est devenue propriétaire en 2013.
Contestée par l’association cultuelle Fraternité sacerdotale Saint-Pie  X qui
espérait se porter acquéreur de la chapelle, la décision d’exercice du droit
de préemption a été jugée légale, notamment parce que l’inscription de la
chapelle au titre des monuments historiques ne constitue pas un obstacle à
l’affectation envisagée.
Cette affaire met en évidence que la chapelle en cause a survécu à sa
désaffectation cultuelle et à sa vente à une société privée en partie grâce à
son inscription au titre des monuments historiques et qu’elle survivra à son
rachat par la Ville et à sa nouvelle affectation culturelle grâce à cette même
inscription 31.
La Ville de Rouen, à l’inverse, a conduit à son terme le processus de désaf-
fectation de deux églises, Saint-Nicaise (inscription au titre des monuments

31. CAA Nantes, 13  juin 2014, n°  13NT00767, Association cultuelle Fraternité sacerdotale
Saint-Pie X c/ Ville de Caen.

56
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

historiques depuis 1981) et Saint-Paul (classée en partie au titre des monu-


ments historiques depuis 1926). L’objectif affiché par la Ville est de les
vendre à des promoteurs immobiliers qui pourraient y réaliser des logements.
Ces projets ne pourront là aussi aboutir qu’en respectant l’intégrité de ces
immeubles protégés 32.

3.2. PAR LA VOLONTÉ DES PARTIES AU CONTRAT OU DU SEUL ACQUÉREUR


Lorsqu’un lieu de culte, ou plus exactement un ancien lieu de culte,
fait l’objet d’une aliénation, il est possible au vendeur de poser des condi-
tions qui sont de nature à assurer la pérennité de l’ouvrage cultuel, à défaut
d’une pérennité de son affectation cultuelle. De telles conditions s’observent
généralement lorsque des communautés religieuses vendent un ensemble
conventuel. Elles peuvent demander à l’acheteur de s’engager à respecter
l’intégrité de l’ancien lieu de culte.
Le cas d’un achat par une personne publique peut-être illustré par l’ac-
quisition d’un ensemble conventuel opéré par une collectivité territoriale.
En 1998, la Ville de Mayenne a fait l’acquisition de l’ancien couvent de la
Visitation, doté bien sûr d’une chapelle. Cet ancien couvent est aujourd’hui
affecté par la Ville à la maison des associations. Mais la chapelle, bien que
désacralisée, est maintenue dans son état d’origine, ne faisant l’objet que
de quelques visites organisées par une association de défense du patri-
moine à l’occasion des journées du patrimoine et de quelques expositions.
Cette chapelle du xixe siècle ne fait l’objet d’aucune protection au titre des
monuments historiques. Sa protection résulte bien davantage des termes
d’un accord intervenu entre la Ville et la communauté au moment de la
vente. La Ville ne cache pas que le prix d’achat de cet ensemble immo-
bilier était attractif, mais qu’en échange de ce prix, elle a pris certains
engagements, notamment « préserver la solennité de ce couvent ». Cette
formule empruntée à un site officiel municipal peut paraître curieuse. Elle
permet cependant de comprendre, à défaut de disposer des termes exacts

32. Précisons que le classement implique le respect de l’article L.  621-9 du Code du patri-
moine disposant que : « L’immeuble classé au titre des monuments historiques ne peut
être détruit ou déplacé, même en partie, ni être l’objet d’un travail de restauration, de
réparation ou de modification quelconque, sans autorisation de l’autorité administrative » ;
l’inscription implique quant à elle le respect de l’article L. 621-27 disposant que l’inscrip-
tion entraîne pour les propriétaires « l’obligation de ne procéder à aucune modification
de l’immeuble ou partie de l’immeuble inscrit, sans avoir, quatre mois auparavant, avisé
l’autorité administrative de leur intention et indiqué les travaux qu’ils se proposent de
réaliser ».

57
Stéphane DUROY

du contrat de vente, que la commune n’a apporté que des modifications


mineures aux bâtiments conventuels et conservé en l’état la chapelle dont
la crypte abrite encore les dépouilles mortelles des cinq fondatrices du
couvent.
À cette protection résultant des termes du contrat de vente intervenu
entre la Ville et la communauté religieuse vendeuse, s’ajoute désormais la
protection résultant de l’appartenance de la chapelle au domaine public de
la commune. La chapelle est devenue la propriété d’une personne publique
et elle est désormais affectée à un « service public culturel et touristique »,
selon l’expression jurisprudentielle consacrée 33.
S’agissant de ventes à des personnes privées, deux exemples seront ici
évoqués. D’une part celui de la chapelle du Bon Sauveur de Caen précédem-
ment cité, d’autre part celui de l’église de la congrégation des Servantes du
Saint-Sacrement d’Angers. S’agissant de la première, on peut raisonnablement
penser que lors de la vente par la communauté des Filles du Bon Sauveur à
la société Caen-Caponière de l’ensemble des bâtiments constituant l’ancien
hôpital psychiatrique, une disposition particulière concernait la chapelle,
tendant à assurer la pérennité d’une affectation cultuelle. C’est aussi sans
doute cette disposition particulière, et pas seulement l’inscription au titre
des monuments historiques –  servitude peu intéressante pour un promo-
teur  – qui explique que la société Caen-Caponière s’était engagée dans un
processus de revente de la chapelle au profit de l’association Saint-Pie  X,
processus finalement remis en cause par la Ville de Caen lorsqu’elle a exercé
son droit de préemption.
Quant à l’église de la congrégation des Servantes du Saint-Sacrement
d’Angers, on peut aussi penser que sa pérennité est liée sinon à une clause
contractuelle du moins à la bonne volonté de son propriétaire. Cette église
du xixe  siècle, vendue en 1963, ne bénéficie, en dépit d’informations peu
sûres circulant sur certains sites internet, d’aucune protection au titre des
monuments historiques, bien qu’elle fasse l’objet d’une fiche détaillée dans
l’inventaire général. Elle abrite aujourd’hui un club bar à cocktails, réputé
dans la communauté des noctambules angevins et autres, une réputation qui
doit bien sûr beaucoup au caractère remarquable et atypique de l’architecture
de l’établissement. Cette reconversion, quelque peu insolite, s’est opérée sans
qu’il ait été porté atteinte à l’intégrité de l’ouvrage cultuel.

33. CE, 11  mai 1959, Dauphin, Rec. CE, p.  294 ; D.  1959, p.  314, concl. Mayras H. ; JCP
1959, n° 11269, note Lanversin J.  de.

58
Le patrimoine cultuel immobilier : un patrimoine en péril ?

Au terme de ces développements, nous espérons avoir démontré que


même si l’affectation cultuelle des lieux de culte catholiques, encore une
fois les plus nombreux, connaît un recul pouvant illustrer un certain péril
pesant sur la signification du patrimoine cultuel, il n’en résulte qu’assez
rarement une disparition de l’ouvrage cultuel du paysage dans lequel il est
généralement inscrit depuis des siècles. Le patrimoine cultuel immobilier,
autrement dit matériel, n’est donc pas en péril, moins sans doute qu’il ne
l’était au début du xxe siècle.

59
LES POUVOIRS PUBLICS
ET LES ÉDIFICES CULTUELS EN BELGIQUE

Jean-François HUSSON
Observatoire des relations administratives entre les cultes, la laïcité organisée et l’État (ORACLE)
et Université de Liège

RÉSUMÉ
Le régime belge de relations entre l’État et les communautés religieuses et
philosophiques reconnues se traduit notamment par des soutiens financiers
aux bâtiments affectés au culte ou à l’assistance morale. Ces interventions
s’inscrivent pour l’essentiel dans un dispositif hérité de l’époque concordataire
française, peu remis en cause par la large régionalisation de la matière. Ce
dispositif est aujourd’hui sous tension, car il doit répondre à des situations
contrastées, entre cultes reconnus au xixe siècle – généralement en déclin – et
cultes reconnus plus récemment – généralement en expansion. La situation est
également complexifiée par des différences liées à la propriété des bâtiments
ou à leur classement au titre du patrimoine culturel. La présente contribution
questionne l’équité du dispositif et aborde les développements possibles.

ABSTRACT
The Belgian regime of relations between the State and religious or philoso-
phical communities results notably in financial support for buildings used for
worship and moral counselling. Those interventions are essentially a legacy of the
French Concordat, largely unchallenged by the regionalization process. Today,
it has to respond to contrasting situations between religions recognized in the
19th century – generally declining – and more recently recognized ones – gene-
rally expanding. An additional complication originates in differences in ownership
of the buildings or their classification as listed buildings. After presenting the
situation by religious and philosophical community and level of power, this paper
questions the equity of the system and addresses the possible developments.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 61


Jean-François HUSSON

L es cultes et organisations philosophiques non confessionnelles présents


en Belgique connaissent des situations contrastées quant à leurs lieux
de culte ou autres implantations. La présente contribution propose d’en
présenter le cadre global ainsi que ses implications quant à la gestion des
édifices du culte, classés ou non.

1. LE DISPOSITIF EXISTANT : LE POIDS DU PASSÉ

La Belgique connaît un régime de cultes reconnus 1, élargi à la fin du


xxe siècle aux « organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance
morale selon une conception philosophique non confessionnelle » 2.
Une reconnaissance s’accompagne d’un soutien financier, reposant prin-
cipalement sur des instruments instaurés par le Concordat français de 1801
et des législations subséquentes 3. Ce dispositif, fondé sur la civilisation
paroissiale, obéit au schéma suivant, initialement prévu pour le culte catho-
lique : les fidèles se retrouvent au lieu de culte (dont l’entretien et le coût
de fonctionnement sont supportés par la commune en cas d’insuffisance
des revenus de la fabrique) sous la guidance du ministre du culte (payé
par l’État). Cette configuration a été conservée jusqu’à ce jour 4. Dans ce
cadre, la gestion des lieux de culte incombe alors à un organe qui a le statut
d’établissement public, tels les fabriques d’église catholiques ou les comités
islamiques.
La gestion des lieux de culte réside principalement entre les mains de
deux types d’organes de gestion 5 :

1. Les cultes catholique, protestant et israélite (reconnus dès l’indépendance), anglican


(reconnu au xixe s.), islamique (1974) et orthodoxe (1985).
2. Selon les termes de l’art. 181 de la Constitution. Actuellement, il s’agit uniquement de la
« laïcité organisée », c’est-à-dire la communauté libre-exaministe, mais le bouddhisme a
demandé à être reconnu comme tel et non comme un culte.
3. Les territoires de l’actuelle Belgique (principalement les Pays-Bas autrichiens et la
Principauté de Liège) avaient été « réunis » à la France par le décret du 9 vendé-
miaire an  IV (1er  oct. 1795) qui établit la réunion de la Belgique et du pays de Liège
à la France.
4. Le décret impérial du 30 décembre 1809 sur les fabriques des églises, modifié, est d’ailleurs
toujours d’application dans les Régions wallonne et de Bruxelles-Capitale tandis que les
dispositions décrétales adoptées par la Flandre et la Communauté germanophone en
reprennent l’esprit, voire certaines dispositions.
5. Davagle M.  et Husson  J.-F., « Brève comparaison entre le fonctionnement des établisse-
ments chargés de la gestion du temporel du culte et celui des ASBL », Les Dossiers d’ASBL
Actualités, n° 13, Les fabriques d’église, 2012, p. 83-115.

62
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

– les fabriques d’église – et leurs équivalents au sein des autres cultes –
qui sont des établissements publics faisant l’objet d’une reconnaissance
officielle et soumis à un ensemble de dispositions légales et réglementaires
en matière de fonctionnement, de tutelle et de financement ; ce statut sera
donc utilisé pour les communautés cultuelles ou philosophiques recon-
nues ;
– les associations sans but lucratif (ASBL), personnes morales de droit
privé, soumises à une réglementation générale 6 mais ne requérant pas de
reconnaissance officielle et jouissant d’une large autonomie, dans le cadre
des statuts dont elles se dotent. Ces ASBL correspondent, pour l’essentiel,
aux associations loi 1901 françaises, la législation belge n’ayant pas de statut
particulier pour les associations cultuelles ; ce statut est utilisé par les commu-
nautés non reconnues (le cas échéant, préalablement à leur reconnaissance)
ainsi que pour les activités périphériques, en particulier dans les champs
socioculturel et caritatif.
Enfin, à la suite de la réforme de l’État de 2001 7, les compétences autrefois
fédérales sont dorénavant réparties comme suit 8 :
– État fédéral  : reconnaissance des cultes et des organisations philoso-
phiques non confessionnelles ainsi que de leurs organes représentatifs, prise
en charge des traitements et pensions des ministres des cultes et délégués
des organisations philosophiques ; législation et tutelle relatives aux établis-
sements des organisations philosophiques ;
– Régions 9  : législation et tutelle relatives aux établissements cultuels
locaux (y compris critères et procédure de reconnaissance) ; travaux sur les
édifices des cultes et le patrimoine protégé 10 ;

6. V. loi du 27 juin 1921 sur les associations sans but lucratif, les associations internationales
sans but lucratif et les fondations.
7. Loi spéciale du 13  juillet 2001 portant transfert de diverses compétences aux Régions et
Communautés.
8. Les entités fédérées, Communautés et Régions, peuvent être visualisées sur cette page http://
www.belgium.be/fr/la_belgique/pouvoirs_publics/la_belgique_federale/Carte [consulté le
13 janv. 2017].
9. Ainsi que la Communauté germanophone en application du décret du 27 mai 2004 relatif
à l’exercice, par la Communauté germanophone, de certaines compétences de la Région
wallonne en matière de pouvoirs subordonnés.
10. « Par patrimoine, il faut entendre l’ensemble des biens immobiliers dont la protection
se justifie en raison de leur intérêt historique, archéologique, architectural, scientifique,
artistique, social, mémoriel, esthétique, technique, paysager ou urbanistique, en tenant
compte des critères soit de rareté, soit d’authenticité, soit d’intégrité, soit de représentati-
vité » (extrait de l’art. 185 du Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme,
du patrimoine et de l’énergie).

63
Jean-François HUSSON

– Communautés 11  : patrimoine mobilier (dont les archives et certaines


œuvres d’art) 12.
Au lieu d’un régime unique pour l’ensemble du pays, coexistent actuel-
lement quatre cadres légaux différents pour les cultes (Régions flamande,
wallonne et de Bruxelles-Capitale ; Communauté germanophone) ainsi qu’un
cadre légal pour les organisations philosophiques non confessionnelles
(Autorité fédérale). Des différences existent ainsi entre entités fédérées mais
également, sur un même territoire, entre les cultes relevant de la législation
fédérée et les organisations philosophiques relevant de la législation fédérale.

2. LA SITUATION PATRIMONIALE
DES PRINCIPALES COMMUNAUTÉS CONVICTIONNELLES :
UN PAYSAGE CONTRASTÉ

La situation est contrastée et une distinction peut être opérée entre les
cultes reconnus au xixe siècle (cultes catholique, protestant [EPUB] 13, israé-
lite et anglican) et ceux reconnus aux xxe et xxie siècles (cultes islamique et
orthodoxe ainsi que les évangéliques). Les premiers ont des effectifs au mieux
stables, plus généralement en déclin ; leurs racines historiques expliquent
qu’une part plus ou moins importante de leurs lieux de culte est classée et
peut bénéficier des interventions au titre du patrimoine. Les seconds, dont
les effectifs sont en croissance, n’ont pas le même enracinement historique
et ne bénéficient que rarement des interventions au titre du patrimoine. La
situation de la « laïcité organisée » est, quant à elle, spécifique.

11. Nous utilisons « Communauté » pour les institutions politiques et « communauté » pour
les communautés cultuelles ou philosophiques.
12. « Le décret du 11  juillet 2002 relatif aux biens culturels mobiliers et au patrimoine
immatériel de la Communauté française permet la protection des biens culturels les
plus importants et les plus significatifs situés en Fédération Wallonie-Bruxelles […].
La protection des biens culturels mobiliers touche un large éventail d’objets, allant des
œuvres d’art aux objets archéologiques, aux moyens de transport sans oublier les docu-
ments d’archives, les pièces ethnographiques, les objets d’art décoratifs, les instruments
scientifiques. […] » : http://www.patrimoineculturel.cfwb.be/index.php?id=7244 [consulté
le 13 janv. 2017].
13. La Belgique reconnaît aujourd’hui le culte protestant-évangélique, composé de l’Église
protestante unie de Belgique (EPUB), représentant le protestantisme « historique » et
certains de ses partenaires (tels les adventistes), et le Synode fédéral des Églises évan-
géliques de Belgique. Les deux courants ayant connu des développements différents, ils
seront distingués dans notre propos.

64
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

2.1. LE PATRIMOINE DES CULTES RECONNUS AU XIXE SIÈCLE


Pays fortement marqué par le catholicisme 14, la Belgique compte de
nombreux lieux de culte catholiques, dont une proportion substantielle est
classée. Les pouvoirs publics sont propriétaires d’une part importante des
lieux de culte, principalement des bâtiments antérieurs à 1795 ; les autres
appartiennent aux fabriques et, pour le solde, à des congrégations ou autres
propriétaires privés. Les presbytères appartiennent tantôt aux pouvoirs
publics, tantôt aux fabriques. Ils sont de moins en moins occupés et la pres-
sion des pouvoirs locaux pour leur désaffectation est forte ; nombre d’entre
eux ont ainsi été réaffectés en crèches, pour l’accueil des réfugiés,  etc. La
plupart des fabriques d’église disposent de biens immobiliers non affectés
au culte  : terrains agricoles, immeubles de rapport, logements sociaux… 15.
Les recettes qui en découlent réduisent le déficit à la charge des pouvoirs
publics. Malgré certaines pressions émanant principalement d’élus locaux,
il n’est toutefois pas dans la logique actuelle des autorités de tutelle de
permettre la vente de tels biens afin de financer des gros travaux sur les
lieux de culte. Relevons également que des interventions publiques visant
à améliorer les biens de rapport sont possibles mais facultatives ; pour les
pouvoirs publics, il peut s’agir d’une sorte d’investissement (l’amélioration
du rendement locatif peut améliorer les recettes de la fabrique et réduire
de ce fait l’intervention publique) ou d’un choix politique, par exemple en
faveur du logement social.
Le culte catholique est confronté à une situation difficile, car ce grand
nombre d’églises et de chapelles est desservi par des effectifs limités et vieil-
lissants. Les coûts d’entretien, de rénovation et de fonctionnement s’avèrent
relativement élevés alors que les pouvoirs locaux –  soumis à d’importantes
contraintes budgétaires – rechignent de plus en plus à les supporter ; quant
à la pratique religieuse, elle poursuit sa baisse tendancielle 16. Si les autorités

14. Le recensement de 1846 comptait plus de 99 % de catholiques (Rigaux  M.-F.  et al., Le


financement par l’État fédéral des ministres des cultes et des délégués du Conseil central
laïque. Rapport de la Commission des sages, Bruxelles, SPF Justice, 2006), le protestantisme
ayant été quasiment éradiqué aux xvie et xviie siècles avant de connaître diverses phases
de développement à partir de la fin du xixe siècle.
15. Les bâtiments affectés à la vie socio-culturelle locale (mouvements de jeunesse, salles
paroissiales,  etc.) appartiennent généralement à des associations gravitant autour de
la paroisse, en particulier les associations d’œuvres paroissiales, sous le statut d’ASBL
expliqué plus loin.
16. Arcq  É. et Sägesser C., « Le fonctionnement de l’Église catholique dans un contexte
de crise », Courrier hebdomadaire du Centre de recherche et d’information socio-politiques,
n° 2112-2113, 2011, p. 3-85.

65
Jean-François HUSSON

religieuses sont –  dans certains diocèses  – disposées à « rationaliser » ce


parc immobilier en envisageant la désaffectation de certains lieux de culte,
les fidèles –  voire la population locale  – peuvent se révéler extrêmement
réticents 17. À cela s’ajoutent des lieux de culte classés au patrimoine
exceptionnel, voire au patrimoine mondial 18, qui bénéficient d’importantes
interventions publiques.
L’Église protestante unie de Belgique (EPUB) dispose d’une centaine de
communautés, qui se maintiennent mais ne se développent pas. Les temples
sont le plus souvent la propriété d’ASBL locales ou nationales (par ex. la
Mission méthodiste). Une exception notable est la chapelle royale protestante,
qui jouxte le musée des Beaux-Arts à Bruxelles et est propriété de la Régie
des bâtiments (État fédéral). Un certain nombre de temples sont classés 19.
Le culte israélite dispose d’une dizaine de communautés. Certaines syna-
gogues ont été construites avant la Première Guerre mondiale 20 et sont
généralement classées. Aucune n’appartient aux pouvoirs publics.
Le culte anglican dispose de lieux de culte appartenant à la fabrique d’église
tandis que d’autres sont propriétés de la municipalité dans laquelle ils sont
situés ou de son centre public d’action sociale. D’autres, enfin, appartiennent
à des personnes morales de droit privé ou à des congrégations religieuses 21.
Si le culte catholique sollicite régulièrement les pouvoirs publics pour
des travaux sur ses lieux de culte, les demandes émanant des communautés
protestantes et israélites sont plus rares et souvent limitées à des situations
particulières (bâtiments classés et/ou appartenant à l’État).

2.2. LE PATRIMOINE DES CULTES RECONNUS DEPUIS 1970 22


Ces cultes –  islamique, orthodoxe et évangélique  – sont reconnus, mais
certaines communautés locales ne sont pas reconnues pour diverses raisons

17. Le cas des églises Sainte-Catherine à Bruxelles ou Saint-Jacques à Namur sont deux
exemples particulièrement illustratifs.
18. Telle la cathédrale de Tournai.
19. De Pooter P., De rechtspositie van erkende erediensten en levensbeschouwingen in Staat en
maatschappij, Brussel, Larcier, 2003.
20. Signalons que la plupart d’entre elles furent construites dans un style oriental alors que
la plupart des juifs belges étaient originaires d’Europe centrale. La conception de l’alté-
rité à l’époque était apparemment quelque peu différente de ce qu’elle est aujourd’hui.
21. De Pooter P., op. cit.
22. Le cas des cultes non reconnus ne sera pas abordé. Signalons simplement qu’ils peuvent se
constituer en ASBL et bénéficier de l’exonération d’impôt foncier, ainsi que des subsides
pour le patrimoine classé s’ils occupent de tels bâtiments.

66
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

(demande n’ayant pas encore abouti, demande non encore introduite, souhait
de ne pas être reconnu compte tenu des contraintes administratives en
découlant).
Pour acquérir ou louer des bâtiments destinés au culte, ces communautés
se sont généralement constituées en associations sans but lucratif (ASBL).
Lorsqu’une communauté locale est reconnue par les pouvoirs publics, l’ASBL
peut transférer la propriété du bien à l’établissement public constitué à la
suite de la reconnaissance. Cependant, dans de nombreux cas, les acteurs
locaux ont préféré conserver la propriété au sein de l’ASBL et mettre le
bâtiment à disposition, à titre gracieux, via une location ou encore via un
bail emphytéotique.
Au sein du culte islamique, les bâtiments appartiennent ainsi aux ASBL
locales ou à des fédérations. Dans le cas des mosquées turques affiliées à
la Diyanet de Belgique 23, financées à l’origine par les fidèles, la propriété
est transférée à la Diyanet qui, en contrepartie, apporte divers soutiens à la
communauté locale et lui fournit un imam, dont la présidence des Affaires
religieuses turque supporte la charge. Une mosquée appartient toutefois à
l’État belge  : il s’agit de la Grande Mosquée de Bruxelles, aussi appelée
mosquée du Cinquantenaire. Celle-ci est tout à fait particulière : aujourd’hui
intégrée au réseau de la Ligue islamique mondiale et présidée par l’ambassa-
deur d’Arabie saoudite, elle a fait l’objet d’un bail emphytéotique lorsque les
autorités belges ont souhaité lui confier le rôle de représentation de l’islam
en Belgique. Ce rôle fut contesté par diverses parties et lui fut graduellement
retiré. Compte tenu de son positionnement et de ses affiliations, la Grande
Mosquée n’est pas reconnue par la Région de Bruxelles-Capitale (elle n’a
apparemment jamais introduit de demande) et n’a pas participé au dernier
processus de renouvellement de l’Exécutif des musulmans de Belgique, organe
représentatif reconnu, en 2013-2014. Cela peut apparaître étonnant s’agissant
de la seule mosquée occupant un bâtiment public. Actuellement, près de 80
mosquées sont reconnues sur un total estimé à environ 300 mosquées. Une
spécificité du culte islamique est qu’un même bâtiment abrite non seulement
le lieu de culte mais aussi des espaces socioculturels (cours de langue, cours
sur le Coran,  etc.). Cela ne va pas sans poser diverses questions pratiques
dans le cas des mosquées reconnues ; les interventions publiques (couver-
ture du déficit, exonération d’impôt foncier) n’étant pas identiques pour les
activités cultuelles et les autres activités. Cela pose également le problème,

23. La Diyanet de Belgique, branche belge de la présidence des Affaires religieuses turque,
est constituée sous forme d’association internationale de droit belge.

67
Jean-François HUSSON

parfois aigu, de la cohabitation de deux organes de gestion, l’un pour l’éta-


blissement public (comité islamique de la mosquée reconnue), l’autre pour
l’ASBL. Leurs modes d’élection étant différents (ensemble des fidèles pour
le premier, membres pour la seconde), des tensions sont parfois apparues, y
compris à propos des activités organisées. Au cours des dernières années, un
certain nombre de mosquées ont fait l’objet d’aménagements importants ou
de constructions neuves ; cela n’a pas toujours été sans difficulté en matière
de respect des règles d’urbanisme, d’acceptabilité de certaines caractéristiques
architecturales (à commencer par les minarets, souvent évités de ce fait) par
les administrations concernées et les riverains ou des inconvénients, avérés
ou supposés, découlant de l’implantation d’un lieu de culte fréquenté (en
particulier en matière de circulation et de parking). Enfin, l’origine des fonds
destinés à certains chantiers a suscité des controverses.
Le culte orthodoxe est composé de diverses Églises nationales ainsi que de
communautés relevant du Patriarcat œcuménique. Les communautés locales
se sont constituées en ASBL, bénéficiant le cas échéant du soutien des pays
d’origine. Lorsque des communautés ont été reconnues, le lieu de culte est
généralement demeuré dans le giron de l’ASBL, un contrat de location étant
conclu avec l’établissement public.
Le Synode fédéral des Églises évangéliques regroupe de très nombreuses
confessions, ayant elles-mêmes un nombre variable de communautés locales.
Le nombre de communautés reconnues est limité. Il existe également des
communautés évangéliques n’ayant pas intégré le Synode fédéral. Dans les
deux cas, les bâtiments appartiennent à des ASBL, mais de nombreuses
communautés recourent à la location. Des travaux sur l’implantation des
communautés évangéliques à Bruxelles ont ainsi montré une très grande
mobilité de celles-ci sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale 24, ce
qui constitue un phénomène nouveau. Cette mobilité résulte de la recherche
de bâtiments plus adaptés compte tenu de l’évolution des effectifs de la
communauté concernée, voire – parfois – des dispositions liées à la sécurité
et à la salubrité des bâtiments.
Un point commun à ces cultes, en particulier islamique et évangélique, est
le souhait de jouir de lieux de culte supplémentaires ou davantage adaptés
en taille et/ou en aménagements à leurs activités.

24. Menier B., « Les lieux de culte évangéliques à Bruxelles », 28  avril 2012, en ligne sur
ORELA : http://www.o-re-la.org [consulté le 13 janv. 2017].

68
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

2.3. LA « LAÏCITÉ ORGANISÉE » 25


Le mouvement laïque s’est graduellement structuré au fil du temps, avec
des ASBL tant sur une base locale (dont les Maisons de la laïcité) que secto-
rielle. Ces ASBL étaient elles-mêmes fédérées dans des ASBL faîtières qui, à
leur tour, ont constitué le Centre d’action laïque francophone et son pendant
néerlandophone, formant ensemble le Conseil central laïque. La reconnaissance
de ce mouvement s’est opérée en plusieurs étapes : octroi d’un subside destiné
à faciliter la structuration du mouvement à partir de 1980, modification de
la Constitution en 1993 et, in fine, la loi du 21 juin 2002 relative au Conseil
central des communautés philosophiques non confessionnelles de Belgique,
aux délégués et aux établissements chargés de la gestion des intérêts matériels
et financiers des communautés philosophiques non confessionnelles reconnues.
Il en découle une double structure constituée d’ASBL d’une part et des établis-
sements publics mis en place dans le cadre de la loi de 2002 d’autre part 26.
Les Maisons de la laïcité 27 ont pu disposer de bâtiments publics (parfois
d’anciennes mairies, situées à proximité de l’église locale, ce qui n’est pas
sans portée symbolique) et/ou d’aides publiques à l’achat et à l’aménagement
des bâtiments. Ces interventions peuvent apparaître comme un phénomène
de « rattrapage » 28 par rapport à la présence catholique ; elles ont par la
suite été étendues aux bâtiments des « établissements publics d’assistance
morale » 29, implantations décentralisées du Conseil central laïque.

3. LES INSTRUMENTS : DU NEUF AVEC DU VIEUX ?

Face à ces besoins et développements parfois contradictoires, les instru-


ments publics de régulation et de soutien financier – sur lesquels nous nous
concentrerons – sont toujours ceux mis en place au début du xixe siècle pour

25. Pour une contextualisation  : Husson J.-F., « La libre-pensée, une religion comme une
autre ? Financement public et gestion de la pluralité religieuse et philosophique en
Belgique », in Lamine A.-S., Quand le religieux fait conflit. Désaccords, négociations ou
arrangements, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 47-60.
26. Husson J.-F.  et Sägesser C., « La reconnaissance et le financement de la laïcité (II) »,
Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1760, 2002, p. 3-52.
27. Il s’agit d’ASBL et non d’établissements publics. V. les documents cités dans les notes 28
et 29 pour une explication détaillée.
28. Husson J.-F., « Le financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques »,
Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1703-1704, 2000, p. 3-90.
29. Jeholet P.-Y., Sägesser C. et Husson J.-F., La législation wallonne sur les cultes : état des
lieux et pistes de réformes, Namur, Parlement wallon, 2014.

69
Jean-François HUSSON

le culte catholique. À cet égard, le dispositif belge a pu intégrer l’évolution


de la diversité religieuse et philosophique, bien que la répartition des moyens
reçus par les diverses communautés convictionnelles puisse interpeller. Les
principales interventions publiques au titre des cultes, déjà citées, peuvent
être précisées comme suit.

Tableau 1. Principales interventions publiques 30

Niveau Nature
Niveau
de pouvoir de la dépense
Nature de pouvoir
établissant (pour les
de la dépense supportant
le cadre légal/ établissements
la dépense (a)
réglementaire reconnus)
Frais Régions (b) (c) Couverture Communes
de fonctionnement du déficit ou provinces
(chauffage, eau, de l’établissement selon le culte
assurances, (obligatoire) (service ordinaire
entretien courant…) du budget)
Gros entretien, Régions (b) (c) Obligatoire Communes
réparations, ou provinces selon
reconstruction le culte (service
extraordinaire
du budget). Subsides
régionaux possibles
Construction Régions (b) (c) Facultative Communes
ou provinces selon
le culte (service
extraordinaire
du budget). Subsides
régionaux possibles
Fiscalité Régions Exonération Dépense fiscale
immobilière (d) du précompte pour les communes,
immobilier les provinces,
(impôt foncier) les Régions

30. Pour une information détaillée concernant les montants mobilisés, V. Husson J.-F., « Le
financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques », art. cit. ; Husson J.-F.
(éd.), Le financement des cultes et de la laïcité. Comparaison internationale et perspectives,
Namur, Éd. namuroises, 2005 ; Jeholet P.-Y, Sägesser C. et Husson J.-F., op. cit.

70
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

(a) Communes pour les cultes catholique (hors fabriques cathédrales), protestant-évangélique,


israélite et anglican. Provinces (ou Région de Bruxelles-Capitale sur son territoire) pour les
cultes catholique (fabriques cathédrales), islamique et orthodoxe ainsi que pour les établis-
sements d’assistance morale non confessionnelle.
(b) Communauté germanophone sur son territoire.
(c) État fédéral pour les organisations philosophiques non confessionnelles.
(d) Non limité aux seuls cultes et organisations philosophiques reconnus.

En matière de cultes et d’assistance philosophique, l’intervention des


pouvoirs publics est supplétive, qu’il s’agisse du fonctionnement ou des inves-
tissements. La part incombant à la personne morale gérant le lieu de culte peut
être partiellement couverte par des recettes provenant de collectes, de dons, de
revenus immobiliers ou de diverses activités, ces dernières étant généralement
organisées par des ASBL 31. Les subsides au titre des cultes sont tributaires
de plusieurs conditions, la principale étant que le bâtiment appartienne à un
pouvoir ou établissement public ou qu’il fasse l’objet d’un bail emphytéotique ;
un bâtiment loué sur la base d’un bail commun ne peut en bénéficier.
À cela s’ajoutent des subventions déliées de l’affectation cultuelle du bâtiment :
– subventions régionales au titre de la préservation du patrimoine his-
torique ou architectural, lesquelles représentent des montants considérables
en Région flamande ;
– financements fédéraux pour la promotion du rôle fédéral et international
de Bruxelles (en Région de Bruxelles-Capitale) ;
– subventions des Communautés pour le patrimoine mobilier ;
– subventions régionales au titre de l’environnement, des économies
d’énergie ou du tourisme ;
– prise en charge directe de travaux et autres coûts relatifs à des bâti-
ments appartenant ou confiés aux pouvoirs publics (par exemple la Régie
des bâtiments de l’État fédéral ou l’Institut du patrimoine wallon).
Dans tous les cas, les pouvoirs locaux peuvent également décider d’octroyer
des subventions facultatives, discrétionnaires, lesquelles viennent le cas échéant
s’ajouter aux interventions obligatoires. Enfin, concernant les bâtiments classés
(avec différents niveaux de classement 32), l’Institut du patrimoine wallon, tout

31. Dans certains cas, les dons peuvent bénéficier d’une déductibilité fiscale dans le chef
des donateurs.
32. V. Code wallon de l’aménagement du territoire (art. 187 et suiv.) qui distingue l’inscrip-
tion sur la liste de sauvegarde, le patrimoine exceptionnel, le petit patrimoine populaire
et le patrimoine exceptionnel.

71
Jean-François HUSSON

comme l’agence Onroerende Erfoed en Région flamande, jouent également un


rôle d’appui, voire de contrôle, en matière de biens classés.

4. ÉVALUATION : UN DISPOSITIF ÉQUITABLE ?

Comme évoqué précédemment, appréhender l’action publique relative


au patrimoine religieux implique de prendre en compte plusieurs politiques
publiques, à savoir –  schématiquement  – celle relative à ce que l’on appe-
lait autrefois « la politique des cultes » et celle relative à la préservation du
patrimoine historique.
À cet égard, les interventions publiques peuvent être jaugées à l’aune
de l’équité, dont le respect est généralement considéré comme un élément
de base du « vivre ensemble », thème récurrent du discours politique. Cela
amène à appréhender dans leur globalité les effets des deux grands axes de
politiques publiques cités ci-dessus.
Un constat de départ est que les cultes et les organisations philosophiques
sont inégalement dotés en ressources, notamment monétaires (par exemple
les ressources propres), cognitives (par exemple la maîtrise des dossiers de
subvention), interactives (par exemple un réseau d’appui ou de coordination),
patrimoniales (infrastructure) ou majoritaires (soutien politique) 33. Dès lors,
la recherche d’une forme d’équité doit-elle viser à corriger cette dotation
inégale ? Si l’on se limite aux ressources monétaires et patrimoniales, force
est de constater que le problème est multiforme.
D’abord, certains cultes, présents en Belgique depuis des siècles, disposent
d’un certain patrimoine et de lieux de culte en suffisance, au contraire d’autres
cultes, d’implantation plus récente. Dès lors, dans un régime de soutien
public aux cultes et organisations philosophiques reconnus, convient-il d’or-
ganiser un « rattrapage » afin d’aider les nouveaux arrivés sur le « marché
religieux » ? Cela n’a guère été le cas et les interventions pour la construction
de nouveaux lieux de culte sont facultatives. À notre connaissance, il n’y a
guère eu de subventions octroyées dans ce cadre à l’exception des Maisons
de la laïcité, alors considérées comme l’ancrage local de l’assistance philo-
sophique non confessionnelle 34. Les cultes en développement, qui auraient

33. Pour une liste des divers types de ressources, V.  Knoepfel P., Larrue C.  et Varone F.,
Analyse et pilotage des politiques publiques, Zürich, Verlag Rüegger, 2e  éd. 2006.
34. Husson J.-F., « Le financement des cultes, de la laïcité et des cours philosophiques »,
art. cit. ; Husson J.-F. et Sägesser C., « La reconnaissance et le financement de la laïcité
(II) », art. cit. ; Jeholet P.-Y., Sägesser C. et Husson J.-F, op. cit.

72
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

pu ou pourraient prétendre à un tel « rattrapage », n’en ont guère bénéficié.


Cependant, plusieurs cas peuvent être mentionnés de bâtiments appartenant
aux pouvoirs publics et mis à disposition, voire cédés pour un euro symbo-
lique, afin d’en faire des mosquées 35. Le cas échéant, cette absence de soutien
public à de nouveaux lieux de culte renvoie au problème de la recherche
de financements et, partant, pose la question des financements étrangers,
avérés dans plusieurs cas.
Ensuite, certains cultes sont confrontés à un niveau de dépenses plus
élevé, qu’il s’agisse du fonctionnement 36 ou du coût des travaux de réno-
vation ou d’entretien. Sur ce point, les travaux sur des bâtiments classés
doivent respecter des normes et procédures particulièrement rigoureuses,
ce qui n’est pas sans impact budgétaire. D’autres cultes pourront compter
sur une plus grande générosité des fidèles. La corrélation avec la dotation
en capital cognitif peut également jouer, comme l’illustre le cas du culte
catholique  : fonctionnant –  pour l’essentiel  – sur la base des mêmes dis-
positions depuis plus de deux siècles, bénéficiant d’un réseau de fabriciens
très actif, de services d’appui à la gestion des paroisses dans les évêchés et
d’un monde associatif dynamique (quoique vieillissant), sa capacité à obtenir
des financements tant publics que privés est davantage présente qu’au sein
d’autres cultes.
Enfin, malgré les questions qu’il peut soulever, le dispositif existant pré-
sente un avantage par rapport aux situations française et anglaise. Dans ces
deux cas – que l’on présente souvent comme étant aux antipodes en matière
de régimes des cultes, entre République laïque et Église établie –, il n’y a pas
de financement organique des cultes autrement que par la voie d’incitations
fiscales en faveur des dons consentis. Le fonctionnement et l’entretien des
lieux de cultes reposent donc sur la contribution des fidèles et la capacité
d’obtenir d’autres ressources privées. Une exception réside alors dans le fait
que les bâtiments classés peuvent obtenir des aides d’État ou d’organismes
paraétatiques au titre du patrimoine historique. Or, seuls les cultes béné-
ficiant d’une certaine implantation historique peuvent en bénéficier et, de
ce fait, tel n’est pas le cas du culte musulman en France ou en Angleterre,
hormis de rares exceptions, générant un effet de renforcement de l’inégalité
constatée.

35. Outre le cas de la Grande Mosquée de Bruxelles, déjà évoqué, citons la mosquée d’Andenne,
cédée par la municipalité pour l’euro symbolique. Remarquons qu’aucune de ces mosquées
n’est aujourd’hui reconnue par les pouvoirs publics.
36. Telles les églises catholiques, en général assez anciennes, grandes et énergivores.

73
Jean-François HUSSON

Outre l’équité, d’autres critères d’évaluation peuvent être pris en consi-


dération telles l’efficacité, l’efficience et la légitimité. Illustrons-les par des
exemples significatifs, sans toutefois prétendre à une quelconque exhaustivité.
L’efficacité impliquerait que, d’une part, les cultes et organisations philoso-
phiques non confessionnelles disposent de lieux de culte adéquats et, d’autre
part, que les lieux de culte présentant un intérêt au sens de la préservation
du patrimoine puissent être conservés correctement. L’appréciation peut être
globalement positive à l’égard de ces deux arguments.
À l’égard du premier argument, relevons toutefois que certaines commu-
nautés cultuelles ne disposent pas de bâtiments adéquats (problèmes de taille,
de sécurité…) et que d’autres en disposent, grâce à certains financements
étrangers (en particulier des États du Golfe). Ces deux types de situations
sont intimement liés à la question de la reconnaissance des communautés
cultuelles locales. Souvent, les communautés concernées ne souhaitent pas
être reconnues, afin d’éviter les contraintes administratives liées à un tel
statut ; d’autres ne remplissent pas les conditions fixées pour être reconnues ;
d’autres encore ne trouvent guère d’intérêt à une telle reconnaissance, s’auto-
finançant auprès des fidèles et de donateurs étrangers, ces derniers pouvant
promouvoir des positionnements idéologiques polarisants. Cette dernière
situation va à l’encontre du « vivre ensemble » évoqué précédemment.
À l’égard du second argument, force est de constater que les institutions
en charge du patrimoine sont parfois amenées à établir des priorités et qu’il
n’est pas possible de « préserver tout ». Le sort des églises construites à la fin
du xixe siècle illustre ce débat à propos de ce qu’il est opportun de maintenir
et de sauvegarder ou pas.
L’efficience, entendue comme une minimisation des coûts pour un niveau
fixé de production publique ou une production publique maximale pour
un niveau de coûts donné, peut également être appréciée positivement. Les
pistes pour améliorer globalement l’efficience ont, ces dernières années, été
orientées dans plusieurs directions. Une de celles-ci consiste en la rationali-
sation des acteurs publics en présence, comme en témoigne l’annonce récente
d’un regroupement au sein d’un même organisme des deux principales ins-
titutions wallonnes compétentes en la matière 37. Une autre piste porte sur
la réaffectation des lieux de culte. À cet égard, l’analyse coûts-bénéfice doit

37. Le ministre compétent a annoncé en septembre 2016 le regroupement de la Division du


patrimoine du service public de Wallonie et de l’Institut du patrimoine wallon au sein d’un
nouvel organisme : http://prevot.wallonie.be/un-interlocuteur-unique-pour-le-patrimoine-
en-wallonie-plut-t-que-deux-structures-en-comp-tition [consulté le 13 janv. 2017].

74
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

cependant être approfondie, car une réaffectation, le plus souvent à un but


culturel, requiert des moyens budgétaires substantiels 38 même si elle permet
d’économiser le coût de construction d’un bâtiment neuf.
Enfin, en matière de légitimité, les réactions du public sont généralement
contradictoires. D’une part, on observe une réticence à financer des églises
peu fréquentées ou les lieux de culte des religions minoritaires. D’autre
part, une demande fortement imprégnée de consumérisme religieux va se
traduire par l’exigence de pouvoir disposer d’un lieu de culte proche pour
certaines cérémonies marquantes 39. Dans le même ordre d’idées, peuvent être
relevés plusieurs cas d’opposition à la réaffectation d’un lieu de culte ou,
a contrario, de soutien à des projets de restauration des bâtiments cultuels
classés considérés comme étant d’importance majeure.

5. LE FUTUR : ADAPTATION, RÉFORME OU RÉVOLUTION ?

Nombre d’acteurs, tant du côté des cultes que des pouvoirs publics – en
particulier locaux – considèrent que des efforts doivent être réalisés afin de
réduire les charges des pouvoirs locaux. Si ces dernières sont relativement
limitées –  de l’ordre d’un pour cent des dépenses ordinaires  –, ces inter-
ventions, longtemps relativement préservées, ont été remises en cause au
fur et à mesure des difficultés budgétaires des pouvoirs locaux. Les auto-
rités catholiques en sont d’ailleurs conscientes et, dans plusieurs évêchés,
des réflexions et démarches ont été entamées afin de permettre certaines
rationalisations.
Confrontée à l’existence d’un parc immobilier supérieur à ses besoins
d’assistance religieuse, l’Église catholique a recours à plusieurs pistes, au
cas par cas. Une des pistes privilégiées est le transfert à une autre commu-
nauté catholique, par exemple d’origine immigrée ou encore charismatique 40.
Une autre piste est le transfert vers d’autres communautés chrétiennes, en

38. Pour plus de détails, V.  notamment Hennart E., « Patrimoine et réaffectation  : le rôle
de l’Institut du patrimoine wallon », in Husson J.-F.  (éd.), Le financement des cultes et
de la laïcité. Comparaison internationale et perspectives, Namur, Éd.  namuroises, 2005,
p. 157-168 ; Compte rendu intégral de la Commission des travaux publics, de l’agriculture,
de la ruralité et du patrimoine du Parlement de Wallonie, séance du jeudi 26 avril 2012 :
http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2011_2012/CRIC/cric121.pdf [consulté le
13 janv. 2017].
39. Tels les baptêmes, mariages et funérailles dans le cas du culte catholique.
40. Ces derniers cas ont régulièrement fait l’objet de réserves, voire d’oppositions, des parois-
siens voire des fabriciens.

75
Jean-François HUSSON

particulier orthodoxes 41. Parfois, sans que la propriété soit modifiée, des
églises catholiques accueillent des célébrations d’autres cultes chrétiens 42.
Une piste, tantôt privilégiée, tantôt considérée avec méfiance dans les
milieux catholiques, est celle de l’utilisation partagée entre une affectation
cultuelle et un usage culturel. L’utilisation partagée vise à préserver le culte,
tout en ouvrant l’église à diverses activités culturelles. Outre des arrange-
ments ponctuels entre la fabrique et la commune, cela peut prendre un
aspect formel comme dans le cadre de la convention relative à la chapelle
Notre-Dame-du-Marché, à Jodoigne, apparemment première du genre. Cette
convention, conclue entre la Province du Brabant wallon, la ville de Jodoigne,
la fabrique d’église et l’Institut du patrimoine wallon, détaille les modalités
d’organisation d’activités touristiques et culturelles s’ajoutant aux activités
cultuelles et permet des modalités de financement ad hoc 43. Si un tel dispositif
réduit quelque peu la marge de manœuvre cultuelle, elle permet par contre
de bénéficier de canaux de financement supplémentaires, généralement dans
le cadre des budgets culturels relevant des pouvoirs locaux ou des autorités
supérieures.
Reste la piste de la désaffectation suivie, le cas échéant, de la vente du lieu
de culte, imposant une procédure assez lourde que les acteurs souhaitent voir
simplifiée 44. Plusieurs églises ont ainsi été reconverties en maison de quartier
ou de village, en bibliothèque ou en centre culturel. De telles reconversions
nécessitent toutefois des moyens importants pour l’aménagement des lieux,
voire pour le fonctionnement 45. Parfois, l’église désaffectée rejoint le giron
du secteur privé pour devenir un hôtel-restaurant ou un espace commercial.

41. Il y a parfois des situations tout à fait particulières, comme une église mise provisoire-
ment à disposition d’une communauté musulmane dont la mosquée avait été détruite.
Il arrive aussi que des églises mises en vente soient acquises par des communautés
« indépendantes », telle celle constituée autour de l’ancien prêtre catholique se faisant
appeler Père Samuel, lequel a notamment été cité lors des travaux de la commission
parlementaire sur les sectes (Enquête parlementaire visant à élaborer une politique en vue
de lutter contre les pratiques illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la
société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âge. Rapport fait au nom de
la commission d’enquête par MM.  Duquesne et Willems, Doc. Parl. Ch., 313 / 8 - 95 /
96, p. 160, 175, 262).
42. Cela s’accompagne parfois de tensions liées à l’aménagement des lieux, à l’entretien et
aux coûts.
43. Pour plus de détails, V. notamment le compte rendu intégral de la Commission des travaux
publics, de l’agriculture, de la ruralité et du patrimoine du Parlement de Wallonie, séance
du jeudi 26 avril 2012, précit.
44. La lourdeur découle de l’existence, dans plusieurs Régions, d’une double tutelle religieuse
et administrative.
45. V. source citée dans la note 43.

76
Les pouvoirs publics et les édifices cultuels en Belgique

Cette dernière affectation suscite généralement des réserves, a fortiori lorsque


des éléments de l’ancienne affectation cultuelle sont conservés.
Enfin, depuis le début des années 2000, des débats relatifs à une refonte
globale du système de financement ont régulièrement émergé, sans grande consé-
quence à ce jour. Compte tenu de l’éclatement des compétences entre autorité
fédérale et entités fédérées, une révolution en la matière semble difficile. Ainsi,
le recours à un impôt philosophiquement dédicacé 46 pourrait difficilement
s’étendre au-delà des compétences fédérales, c’est-à-dire des traitements des
ministres des cultes et délégués des organisations philosophiques. Par contre,
les Régions pourraient décider de revoir les modalités de financement par leurs
pouvoirs locaux. Une piste formulée, s’inspirant des développements récents au
Grand-duché de Luxembourg 47, consisterait à regrouper les biens immobiliers
dans une fondation qui, au sein de chaque culte, gérerait l’ensemble des biens
immobiliers. Si pareille organisation pourrait –  vraisemblablement non sans
mal – être mise en place du côté catholique, cela apparaît impossible au sein
des cultes protestant-évangélique ou musulman, au sein desquels une telle
gestion centralisée se heurterait à la diversité interne. Une autre piste pourrait
limiter les interventions aux seuls bâtiments, les autres dépenses devant être
supportées par les fidèles 48. Un tel développement n’apparaît guère envisageable
actuellement, car, comme mentionné précédemment, cela amènerait, sur un
même territoire, à ce que les organisations philosophiques bénéficient d’un
financement plus généreux que les cultes 49.

6. REMARQUES CONCLUSIVES

Le cadre légal et réglementaire belge relatif aux lieux de culte reste for-
tement basé sur des instruments de régulation et de financement remontant
au début du xixe  siècle, même s’il a cependant pu s’ouvrir à de nouveaux
courants religieux et philosophiques.
La situation est toutefois devenue d’une grande complexité, car les produc-
teurs de politiques publiques doivent tenir compte de la régionalisation des

46. S’inspirant, par exemple, du huit pour mille italien.


47. V.  Jeholet P.-Y., Sägesser C.  et Husson J.-F., op. cit., p.  57. – V.  aussi chronique de
F. Messner dans ce numéro.
48. Hormis le traitement du desservant qui resterait à charge de l’autorité fédérale, sauf
changement à ce niveau.
49. Pour un relevé commenté de ces scénarios  : Jeholet P.-Y., Sägesser C.  et Husson J.-F,
op. cit.

77
Jean-François HUSSON

compétences liées aux cultes et au patrimoine immobilier classé, amenant à


des cadres différents ; de communautés convictionnelles dont les niveaux de
pratiques, les ressources monétaires et de patrimoine diffèrent grandement ;
des interrelations entre la politique à l’égard des cultes et organisations phi-
losophiques d’une part, et les autres politiques –  dont celle du patrimoine
classé – d’autre part.
Les difficultés rencontrées par les pouvoirs locaux exercent une pression
sur l’ensemble des pouvoirs publics ainsi que sur les autorités catholiques
pour aller vers une rationalisation du système. Parallèlement, se pose la
question des modalités d’un soutien aux lieux de culte pour les cultes en
croissance, en l’absence duquel ces derniers devraient trouver ailleurs les
moyens nécessaires, soulevant dès lors la délicate question des financements
étrangers – particulièrement sensible dans le cas de l’islam.
Enfin, toute réforme en matière de relations entre les pouvoirs publics et
les cultes et organisations philosophiques, fut-elle limitée au mode de finan-
cement, se devra de prendre en compte la question du patrimoine immobilier,
classé ou non.

78
LES DÉFIS DE LA CONSERVATION DU PATRIMOINE
DE L’ÉGLISE DE SUÈDE : FINANCEMENT ÉTATIQUE
ET CONTINUITÉ DE L’USAGE

Eva LÖFGREN
Göteborgs universitet, Institutionen för kulturvård

RÉSUMÉ
Propriété des paroisses, les édifices cultuels de l’Église de Suède sont considérés
comme un élément du patrimoine culturel de tous les citoyens, indépendam-
ment de leur affiliation religieuse. Ces biens religieux bénéficient à ce titre
d’un système de compensation financière versée par l’État visant à protéger
leur intérêt historique. Si, en dehors des offices religieux, les édifices sont
ouverts à un grand nombre d’activités, nombre d’entre eux sont cependant
sous-utilisés, en raison de la baisse de fréquentation des fidèles. La question
de leur usage présent et futur devient cruciale et la distinction entre usage
religieux contemporain et usage patrimonial séculier est au cœur des réflexions
sur l’avenir du patrimoine religieux suédois.

ABSTRACT
The places of worship owned by the Swedish Lutheran congregations are
undeniably part of the cultural heritage of all citizens, notwithstanding
their religious belonging. Those valuable goods benefit on this ground of
the Church Conservation Compensation, a State financial support aimed at
protection their historical value. In addition, although church buildings are
a venue for various activities, many of them remain underused due to the
decrease in churchgoing. The issue of their present and future use has become
crucial and the distinction between the contemporary religious attendance and
the secular heritage interest in those buildings lies at the centre of reflection
on the future of Swedish religious heritage.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 79


Eva LÖFGREN

V u de l’étranger, le contexte social et les conditions économiques qui sous-


tendent l’entretien et la conservation des églises paroissiales en Suède
peuvent apparaître comme relativement avantageux. L’on dénombre approxi-
mativement 3 400 églises paroissiales et 15 cathédrales appartenant à l’Église
évangélique-luthérienne suédoise – l’Église de Suède. La majorité d’entre elles
sont protégées par la loi sur le patrimoine de 1988 (SFS  1988  :  950) qui
prévoit en particulier que toutes les églises construites avant 1940 bénéfi-
cient d’une protection particulièrement élevée. Ainsi, depuis que l’Église de
Suède a été séparée de l’État en 2000, seules 54 églises ont été vendues et 6
ont été démolies 1. Comme dans beaucoup de pays d’Europe de l’Ouest, le
nombre d’édifices cultuels dépasse ce que requièrent les célébrations domi-
nicales 2. Toutefois, les statistiques montrent qu’une majorité de ces édifices
sont malgré tout utilisés, au quotidien ou de façon hebdomadaire 3.
Par ailleurs, il importe de souligner que les deux tiers de la population
suédoise sont toujours membres de l’Église et s’acquittent d’une taxe annuelle
qui s’est élevée en 2016 à 12,8  milliards de couronnes suédoises (environ
1,3 milliard d’euros). En outre, l’État suédois contribue de façon substantielle
à la préservation du patrimoine culturel immobilier de l’Église en finançant
à hauteur d’environ 50 millions d’euros par an des mesures de protection de
l’intérêt historique des édifices cultuels. En dépit de ces conditions favorables,
le discours sur les édifices cultuels, et en particulier sur leurs fonctions
futures, apparaît marqué par une certaine perplexité et de l’inquiétude 4.
Bien que l’Église et l’État disposent tous deux des ressources financières et

1. Il s’agit de l’église Saint-Olof à Uppsala, des églises de Viksjö et Kristineberg (Lycksele),


des églises de Maglarp, Krokom et Solliden (Örebro). À Viksjö, Krokom et Solliden, les
églises démolies ont été remplacées par de nouveaux édifices. V.  L öfgren E., Gamla
kyrkor – nya värden. Bruk och förvaltning av kyrkobyggnader i ett förändrat samhälle
[Vieilles églises, nouvelles valeurs. Utilisation et gestion des édifices cultuels dans une
société en mutation], Göteborgs universitet, Institutionen för kulturvård, (à paraître).
2. Tsivolas T., Law and Religious Cultural Heritage in Europe, Heidelberg, Springer, 2014. –
Fornerod A. (ed.), Funding Religious Heritage, Farnham, Ashgate, 2015.
3. Svenska Kyrkan, Besök i Svenska kyrkans gudstjänster 1990-2015. Svenska kyrkan i siffror
[L’Église de Suède en chiffres. 1990-2015].
4. Löfkvist S., « Levande kyrka eller museum ? » [Église vivante ou musée ?], Sydöstran,
12-06-2006. – Hammar H.  B., « Dags att riva svenska kyrkor » [Le temps est venu de
démolir des églises suédoises], Svenska Dagbladet, 02-10-2011. – Widmark H., « Kyrkornas
framtid berör oss alla » [L’avenir des églises nous concerne tous], Svenska Dagbladet,
05-10-2011. – Beckman S., « Svenska kyrkan klarar inte skötseln av alla kyrkor » [L’Église
de Suède ne peut pas gérer toutes les églises], Dagens Nyheter, 25-12-2013 – Matzols B.,
« Kräv besked om kyrkornas framtid » [Exiger d’être informé de l’avenir des églises],
Kyrkans Tidning, 16-01-2014. – « Svenska kyrkan tappar medlemmar och måste spara »
[L’Église de Suède perd des membres et il faut la sauvegarder], Sveriges Radio, 28-03-2016.

80
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

de la détermination nécessaires à la sauvegarde de ces édifices, la véritable


question est de savoir comment les utiliser à l’avenir.
L’ambition de cette contribution est d’exposer et d’analyser tout d’abord
le cadre formel qui détermine aujourd’hui la gestion des édifices cultuels
en Suède. Il s’agit ensuite d’examiner la notion d’usage et ses applications
en matière de protection des monuments historiques dont font partie les
églises. Le cadre juridique applicable, tant aux édifices cultuels qu’au patri-
moine culturel, doit être apprécié au regard des études gouvernementales
et des rapports des autorités publiques dans ce domaine (1). Par ailleurs,
le système de financement public spécifique permettant la protection de la
valeur patrimoniale des édifices cultuels mérite d’être analysé (2). Enfin, en
revenant sur quelques cas de ventes d’édifices cultuels, nous illustrerons le
décalage existant entre les valeurs liées à l’usage religieux contemporain et
les valeurs historiques qui relèvent de l’ordre profane, lequel constitue l’un
des principaux enjeux du patrimoine culturel matériel en Suède (3).

1. EXPLORER L’AVENIR DES ÉGLISES PAROISSIALES SUÉDOISES

La séparation de l’État et de l’Église de Suède est le fruit d’un long


processus, fait d’enquêtes et d’études menées par le gouvernement et des
travaux de diverses commissions. L’un des fondements les plus importants
de ce processus fut indubitablement la loi sur la liberté religieuse de 1951
(SFS 1951 : 680) 5 qui conférait au peuple suédois la pleine liberté de religion,
y compris le droit de ne pas appartenir à une quelconque confession. À la
suite de cette loi, plusieurs mouvements politiques proposèrent une enquête
approfondie sur les formes et les conséquences prévisibles de la dissolution
des liens organisationnels entre l’État et l’Église 6. Cependant, l’enquête qui
démarra finalement en 1958 ne s’appuya pas sur l’idée d’une séparation
prochaine. Elle souligna plutôt qu’il s’agissait de rassembler et présenter des
informations impartiales qui pourraient servir de base à de futures décisions.
À cette époque, les liens entre l’Église et l’État étaient en effet tenus pour

5. Harding T., « The Dawn of the Secular State ? Heritage and Identity in Swedish Church and
State Debates 1920-1939 », International Journal of Cultural Policy, 22/4, 2016, p. 631-647.
– Burén A., Living Simultaneity : On Religion among semi-secular Swedes, Doct. th., Göte-
borgs universitet, 2015.
6. Svenska kyrkan och staten [L’Église de Suède et l’État] (SOU 1968 : 11). – Modéer K. Å,
« The Long Way towards Traditional Autonomy. The Swedish Church and the Law
1968-2008 », in Christoffersen L., Modéer K.  Å and Andersen S., Law and Religion in
the 21st Century : Nordic Perspectives, Copenhagen, Djøf, 2010, p. 81-88.

81
Eva LÖFGREN

acquis et semblaient indéfectibles. Comme l’a souligné la commission consti-


tutionnelle du Parlement suédois en 1956, « le fait que l’administration de
l’Église ait été assurée de longue date par les autorités publiques a conduit
à une situation où les limites entre les attributions de l’Église et celles de
l’État sont souvent floues » 7. Le principal dessein des études qui ont suivi
la loi de 1951 consistait en fait à explorer une relation politiquement viable
entre deux acteurs institutionnels dont l’interdépendance avait longtemps
imprégné beaucoup d’aspects de la vie des Suédois.
L’une des principales questions posées concernait l’avenir des églises
paroissiales, en particulier leur statut juridique indéterminé et leur situation
économique future. Édifiés avec les moyens et le travail des communautés
locales et affectés à un usage collectif, ces bâtiments étaient constamment
désignés comme des espaces et des propriétés de la commune, bien qu’une
grande majorité des terrains ait été donnée ou léguée à l’Église 8.
Dans les rapports officiels de 1968 et 1970, plusieurs des instances et
organismes consultés soutenaient que la société devait demeurer responsable
des églises paroissiales, qu’il s’agisse pour ce faire de maintenir des liens entre
l’Église et l’État ou d’assurer un financement public de l’entretien de ces
églises 9. Dans ce sens, l’un de ces organismes affirma que la simple suggestion
de laisser ces édifices « à une communauté religieuse qui n’entretient pas de
liens organisationnels avec la vie publique du district et que l’on pourrait
considérer comme une association à but non lucratif » était inacceptable 10.
L’ensemble des parties concernées s’accorda néanmoins sur le droit prioritaire
des paroisses de l’Église de Suède d’utiliser les églises. En outre, chacun fut
convaincu que les paroisses, dussent-elles devenir propriétaires, ne seraient
pas à même, économiquement, d’assurer l’entretien des édifices une fois la
séparation établie et le système d’impôt ecclésiastique modifié. Toutefois,
l’idée de mettre en place un système de financement étatique qui concernerait
les édifices cultuels appartenant à la seule Église de Suède était controversée 11.

7. Svenska kyrkan och staten [L’Église de Suède et l’État] (SOU 1968  : 11) [toutes les tra-
ductions sont de l’auteur].
8. Hillström M., Kyrkoantikvarisk ersättning, bakgrunden. I Gamla kyrkor – nya värden. Bruk
och förvaltning av kyrkobyggnader i ett förändrat samhälle [Le système de compensation
et son contexte. Vieilles églises, nouvelles valeurs. Utilisation et gestion des édifices
cultuels dans une société en mutation], Göteborgs universitet, Institutionen för kultur-
vård (à paraître).
9. Svenska kyrkan och staten [L’Église de Suède et l’État] (SOU 1968  : 11). – Om stat och
kyrka [L’État et l’Église] (SOU 1970 : 2).
10. SFS 1970 : 11, p. 458.
11. Hillström M., op. cit.

82
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

Après huit vagues d’enquêtes et les travaux de plusieurs commissions


réalisés sur une période de quarante ans, des projets de loi gouvernemen-
taux établirent le cadre des nouvelles relations entre l’État et l’Église à la fin
des années 1990 et désignèrent les paroisses comme propriétaires légaux.
Un usage religieux continu participant de la conservation des édifices, il fut
considéré qu’une telle solution protégeait tant l’intérêt public que les inté-
rêts de l’Église. Toutefois, il fut spécifiquement inscrit dans le projet de loi
1997/98 12 qu’au fondement de la nouvelle organisation ainsi envisagée se
trouvait la certitude que l’Église de Suède « n’envisageait pas de profondes
altérations de sa structure » 13. En d’autres termes, les prérequis d’ordre orga-
nisationnel visant à protéger –  à travers l’usage religieux  – ce patrimoine
culturel ne devait pas connaître de changement.

2. LE FINANCEMENT PAR L’ÉTAT DE LA PRÉSERVATION


DES VALEURS SÉCULIÈRES

2.1. LA PRISE EN COMPTE DE LA DOUBLE DIMENSION


DU PATRIMOINE CULTUREL RELIGIEUX
En tant qu’entités juridiques, les paroisses se virent donc attribuer la pleine
propriété des édifices cultuels 14. Or, et ce point est d’une grande importance,
les études ayant présidé au processus de séparation firent le choix de définir
les biens historiques des églises paroissiales comme constituant le patrimoine
culturel de tous les citoyens, indépendamment de leur foi ou affiliation reli-
gieuse 15. Cette affirmation a deux conséquences significatives. D’une part,
les églises relevant de ce patrimoine commun ne peuvent être organisées
localement et entretenues en considération des seuls besoins cultuels de
la communauté religieuse. En conséquence, les exigences contemporaines

12. Staten och trossamfunden bestämmelser om Svenska kyrkan och andra trossamfund
[Projet de loi sur l’Église de Suède et les autres communautés religieuses] (Prop.
1997/98 : 116).
13. Kulturarv kulturmiljöer och kulturföremål [Projet de loi sur le patrimoine culturel] (Prop.
1998/99 : 114).
14. L’Église de Suède dispose d’une personnalité juridique propre, tout comme les treize
diocèses et les paroisses locales. Cette organisation a été fixée par la loi sur l’Église de
Suède (SFS 1998 : 1591).
15. Ändrade relationer mellan staten och Svenska kyrkan [Projet de loi sur les relations entre
l’État et l’Église de Suède] (Prop. 1995/96 : 80) et Staten och trossamfunden bestämmelser
om Svenska kyrkan och andra trossamfund [Projet de loi sur l’Église de Suède et les
autres communautés religieuses] (Prop. 1997/98 : 116, 79).

83
Eva LÖFGREN

liées au culte ne peuvent supplanter la protection de ce qui présente un


intérêt historique pour la société dans son ensemble. D’autre part, et ainsi
qu’il est expressément précisé dans le projet de loi 1995/96 16, il fut estimé
déraisonnable que la communauté religieuse puisse supporter seule le coût
de ce qui relève plus globalement de l’intérêt commun.
La solution finalement retenue consiste en une compensation versée par
l’État qui couvre une large part des dépenses engendrées par l’entretien et la
protection de l’intérêt historique des édifices cultuels 17. Il fut bien expliqué
alors que le financement étatique ne devait pas être considéré comme une
subvention, mais comme une légitime contrepartie financière. Dans cette
approche, il était fondamental de laisser entendre que l’État séculier ne finan-
cerait pas des mesures propres à faciliter ou favoriser les usages religieux 18.
Au final, les propositions qui s’avérèrent décisives supposaient tout d’abord
que les édifices cultuels, bien que propriété de la communauté religieuse,
devaient rester « publics ». Il était également clair que la façon de conce-
voir une église, mais aussi son mobilier et son usage, pouvait et devait être
considérée sous deux angles. D’une part, l’église doit être perçue et utilisée
comme un lieu de culte, dans sa contemporanéité, sa dimension religieuse
et les évolutions qu’elle est susceptible de connaître à ce titre. D’autre part,
et de façon concomitante, l’église doit être vue comme un lieu historique,
ancien, sécularisé et d’une certaine façon immuable.
En effet, ainsi qu’une commission l’avait affirmé antérieurement, il est
« rarement possible de tirer définitivement une ligne entre les coûts d’entre-
tien relatifs à l’usage religieux d’un côté et, de l’autre, les coûts relevant de
l’usage du patrimoine culturel » 19. Il n’en reste pas moins que la distinction
entre l’usage religieux contemporain et l’usage patrimonial séculier devint
le fondement du système de financement par l’État suédois qui vise une
protection à long terme des édifices cultuels. Cette évolution n’est abso-
lument pas surprenante dans la mesure où elle renvoie à une distinction

16. Ändrade relationer mellan staten och Svenska kyrkan [Projet de loi sur les relations entre
l’État et l’Église de Suède] (Prop. 1995/96 : 80)
17. Ibid.
18. Svenska kyrkan, Direktiv till en utredning om Svenska kyrkans fastighetshantering och Utjäm-
ningssystem. Direktiven är fastställda av kyrkostyrelsen den 13 december 2012 [Directive
pour une enquête sur les systèmes de gestion de la propriété et de compensation de
l’Église de Suède] (Dnr Ks 2012  : 1012). – Suède. Skatteverket [Agence suédoise des
impôts], Avgifter och storlek på samfunden [Montant des redevances par confessions]  :
consultable sur https://www.skatteverket.se [consulté le 13 janv. 2017].
19. Staten och trossamfunden Slutbetänkande av Kyrkoberedningen [Rapport final sur l’État et
les communautés religieuses] (SOU 1994 : 42), p. 129.

84
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

établie de longue date entre valeurs d’usage et valeurs commémoratives 20


sur laquelle s’appuient la plupart des projets de conservation. Dans le
contexte suédois, un rapport gouvernemental de 1973 définissait ainsi les
valeurs historiques comme « toutes les valeurs qui ne se rapportent pas
uniquement à l’utilité » 21, définition reprise plus tard dans la loi sur le
patrimoine de 1988.

2.2. LE CADRE PRATIQUE DU SYSTÈME DE COMPENSATION


Le système de compensation de la conservation prise en charge par l’Église
fut légalement établi en 1999 par un amendement à la loi sur le patri-
moine de 1988 qui dispose que « l’Église de Suède est en droit d’obtenir de
l’État une certaine compensation pour les coûts historiquement fondés de
conservation et d’entretien du patrimoine religieux » (SFS 1999 : 304). Selon
cet amendement, les « édifices cultuels » désignent les églises qui ont été
inaugurées par et pour l’Église de Suède avant le 1er  janvier 2000 et étaient
propriété de l’Église à cette même date. Il est important de souligner que la
loi ne s’applique pas aux édifices cultuels construits par les autres commu-
nautés chrétiennes ou appartenant à d’autres confessions qui ne bénéficient
donc pas de la même protection. L’intérêt historique des églises baptistes
ou pentecôtistes, mais aussi des synagogues, des mosquées ou des temples
bouddhistes est en effet apprécié de la même façon que pour les autres
catégories du patrimoine culturel bâti. Outre cet amendement à la loi sur
le patrimoine, l’accord entre l’État et l’Église relatif aux églises paroissiales
fut formellement établi en 2000 dans un court document de six paragraphes
réglementant  : 1)  la durée de l’accord ; 2)  les qualifications requises pour
assurer l’entretien du patrimoine culturel, dont les églises ; 3) les questions
relatives à l’accessibilité ; 4) les formes de coopération entre l’État et l’Église ;
5) les modalités d’information sur l’utilisation de la compensation étatique ;
6) les évaluations régulières 22. La compensation étatique fut versée pour la

20. Riegl A., « The Modern Cult of Monuments. Its Essence and Development » [1903], in
Price N.  et al, (ed.), Historical and Philosophical Issues in the Conservation of Cultural
Heritage, Los Angeles, Getty Conservation Institute, 1996.
21. Lindahl G., Saneringsutredningen. Sanering  : betänkande. 3, Kulturhistoriskt värdefull
bostadsbebyggelse [Enquête sur le renouvellement urbain. Rapport 3. Le résidentiel –
patrimoine historique], Stockholm, 1973.
22. Suède. Kulturdepartementet [Ministère de la culture], Överenskommelse mellan staten och
Svenska kyrkan i frågor som rör de kulturhistoriska värdena inom Svenska kyrkan [Accord
entre l’État et l’Église suédoise sur les questions relatives au patrimoine culturel de l’Église
suédoise], Stockholm, 2000 (Ku2000/470/Ka).

85
Eva LÖFGREN

première fois en 2002 et atteint en 2015 un montant total de 470  millions


de couronnes suédoises (soit 50,3 millions d’euros annuels) 23.
Afin de garantir une pleine transparence, le système est conçu de façon à
associer différents acteurs et répartit les fonctions de contrôle entre plusieurs
institutions. Toutefois, les pouvoirs de décision les plus importants reviennent
à la seule Église de Suède. Ainsi, son organe administratif central décide de
la distribution du financement entre les treize diocèses, tandis que chacun
des diocèses est responsable de sa répartition entre les paroisses. Toutes les
décisions sont fondées sur les demandes émanant des congrégations (commu-
nautés paroissiales locales). Le Conseil national du patrimoine et les conseils
administratifs départementaux disposent, en vertu de la loi, de la possibilité
de faire des observations sur cette répartition, et le système de financement
est économiquement évalué par l’Église elle-même ainsi que par l’Agence
nationale d’audit de Suède 24. En outre, des conseils consultatifs régionaux
réunissent fréquemment des membres de l’administration du patrimoine,
des diocèses et des paroisses afin d’identifier les problèmes et de débattre
des questions importantes. Néanmoins, au regard de sa fonction exécutive,
l’Église joue indubitablement le rôle le plus influent.
Pour obtenir un financement, les projets de conservation présentés doivent
remplir trois conditions générales. D’une part, les mesures envisagées doivent
pouvoir être considérées comme « du plus grand bénéfice possible pour le
patrimoine culturel » 25. D’autre part, les édifices cultuels doivent être ouverts
et accessibles. Enfin, toute collaboration entre l’Église de Suède et l’adminis-
tration du patrimoine doit se nouer « dans une compréhension mutuelle et
le respect des intérêts de chacun » 26.
Au final, il faut souligner que, bien que l’objectif formel du système de
compensation de la conservation prise en charge par l’Église soit de contribuer

23. Svenska kyrkan, Svenska kyrkans redovisning för år 2015 angående de kyrkliga kulturvär-
dena och användningen av den kyrkoantikvariska ersättningen. Svenska kyrkans rapport till
kulturdepartementet [Les comptes de l’Église de Suède pour l’année 2015 concernant les
valeurs culturelles ecclésiastiques et l’utilisation de la compensation. Rapport de l’Église
de Suède au ministère de la Culture], 2016. – Cette somme peut être rapprochée des
25  millions d’euros annuels dépensés par l’État pour l’entretien et la restauration de
l’ensemble des autres sites historiques de Suède.
24. Suède. Riksrevisionen [Agence nationale d’audit], Statens insatser för att bevara de kyrkliga
kulturminnena [Efforts nationaux visant à préserver le patrimoine culturel ecclésiastique],
Stockholm, 2008 (RIR 2008 : 2).
25. Svenska kyrkan, Handbok för arbetet med kyrkoantikvarisk ersättning [Manuel sur la com-
pensation], 2013.
26. Svenska kyrkan, Villkor för kyrkoantikvarisk ersättning. Antagen av Kyrkostyrelsen [Moda-
lités de la compensation adoptées par le Conseil de l’Église], 24 sept. 2012.

86
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

à une gestion durable, à long terme, du patrimoine religieux, il n’est pas exigé
des paroisses qu’elles produisent un plan de prévision de l’usage futur des
édifices cultuels. Comme la compensation ne couvre selon la loi que les coûts
engendrés par la préservation du caractère historique des biens religieux, la
question de l’usage demeure du seul ressort de l’Église. Pour cette raison, il
est courant que les paroisses obtiennent un financement pour restaurer une
église qu’elles estiment sans utilité ou qu’elles n’envisagent pas d’utiliser.

3. PRATIQUES RELIGIEUSES CONTEMPORAINES


ET USAGES PROFANES DU PATRIMOINE CULTUREL RELIGIEUX

3.1. L’AVENIR DES ÉGLISES, UNE QUESTION PAROISSIALE


Les édifices paroissiaux sont, dans une grande majorité, toujours régulière-
ment utilisés. En 2015, 20 % de ces édifices étaient fréquentés quotidiennement
à des fins religieuses, tandis que 47 % l’étaient de façon hebdomadaire 27. En
dehors des offices religieux, les édifices sont utilisés pour beaucoup d’autres
activités. L’Église de Suède accueille ainsi 5 000 chœurs et 97 000 choristes,
dont beaucoup organisent leurs répétitions dans les églises paroissiales 28. Il
convient d’inclure les concerts, les réceptions, les repas et séances de lectures
publiques parmi les activités qui se déroulent dans les édifices religieux à
l’initiative de l’Église 29. Les visites occasionnelles, dans le cadre de voyages
organisés ou par de simples passants et touristes, avec ou sans motivation
religieuse, ne sont pas incluses dans ces statistiques, mais représentent une
part importante des modalités d’usage des églises 30. En ce qui concerne ces
visites, la seule certitude est que les églises paroissiales demeurent ouvertes
en dehors des heures d’ouverture au culte et peuvent ainsi accueillir des
visites sur une période moyenne de 137 jours par an 31.
Parallèlement à cette image d’églises paroissiales régulièrement visitées
et utilisées, le concept d’« église vide » est fréquemment invoqué, que ce
soit par l’Église de Suède elle-même ou dans le débat public, pour rendre
compte de la baisse de fréquentation des églises. De nombreux prêtres et

27. Svenska kyrkan, Svenska kyrkans redovisning för år 2015…, op. cit.
28. Svenska kyrkan, Antal körer och körsångare i Svenska kyrkan 2001-2015 [Nombre de
chorales et de choristes dans l’Église de Suède], 2015.
29. Svenska kyrkan, Svenska kyrkans redovisning för år 2015…, op. cit.
30. Ibid.
31. Ibid., p. 25.

87
Eva LÖFGREN

conseils paroissiaux considèrent que les églises nombreuses constituent un


fardeau, en partie en raison des coûts d’entretien, et aussi parce que ces
spacieux édifices semblent souligner physiquement le déclin des pratiques
religieuses. Comme l’exprime un jeune prêtre, « lors d’un office dominical,
dix fidèles dans une large église en donnent une image particulièrement
vide » 32. Les statistiques, montrant que le nombre total de fidèles assistant
à l’office dominical a diminué d’un tiers au cours de la première décennie
suivant la séparation entre l’État et l’Église de Suède 33, contribuent à forger
le concept d’église vide.
En 2012, les statistiques indiquaient que les dépenses de l’Église relatives
à la gestion de ses biens avaient substantiellement augmenté de 49 % depuis
2002, ce qui fut considéré pour l’essentiel comme un effet du système de
compensation de la conservation prise en charge par l’Église 34. Une enquête
fut alors lancée, afin de recenser la totalité et la diversité des biens de l’Église
et d’envisager des modes alternatifs de répartition des responsabilités 35. Lors
de la présentation du rapport final en 2015, le coordinateur de l’enquête,
Lars Johnsson, insista sur la nécessité de « réduire les coûts en améliorant
la gestion des propriétés et en diminuant le nombre de biens » 36. Cette car-
tographie a montré que les paroisses suédoises possèdent environ 16  000
édifices, en incluant toutes les dépendances (c’est-à-dire, outre les églises
elles-mêmes, les bâtiments paroissiaux, les presbytères, les funérariums ou
encore de simples entrepôts) 37. Le message des auteurs de l’enquête était
clair  : l’Église doit se préparer à un futur plus modeste d’un point de vue
financier, en se séparant si nécessaire des biens sans réelle utilité. Le sort
de ce que l’on peut qualifier d’églises sous-utilisées devrait en conséquence
être reconsidéré.
Les paroisses suédoises appréhendent la situation actuelle de différentes
façons, en fonction de facteurs locaux spécifiques qui, à part l’appartenance à

32. Löfgren E., Gamla kyrkor…, op. cit.


33. Svenska Kyrkan, Besök i Svenska kyrkans gudstjänster 1990-2015…, op. cit.
34. Svenska Kyrkan, Gemensamt ansvar – en utredning om fastigheter, kyrkor och utjäm-
ningssystem. Betänkande från den av kyrkostyrelsens tillsatta Utjämningsutredningen
[Responsabilité partagée. Étude sur l’immobilier, les églises et le système de compensa-
tion. Rapport de l’enquête sur la compensation, commandée par le Conseil de l’Église],
2015, p. 64.
35. Ibid.
36. Svenska Kyrkan, Förslag om effektiv fastighetsförvaltning. Pressmeddelande, 6 maj 2016
[Propositions pour une gestion immobilière efficace. Communiqué de presse du 6  mai
2016].
37. Svenska Kyrkan, Gemensamt ansvar…, op. cit.

88
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

l’Église et la fréquentation des offices, ont trait à la géographie, aux circons-


tances historiques, aux changements démographiques, à la politique culturelle
et aux engagements individuels 38. Lorsqu’une église est considérée comme
délaissée, ces critères semblent déterminer la capacité à agir et la marge de
manœuvre. Depuis 2000, le nombre de paroisses a diminué de près de moitié
et de nouvelles fusions sont prévues en 2017. L’on dénombre aujourd’hui
1  400 paroisses, beaucoup d’entre elles résultant de la fusion de paroisses
à l’origine plus petites et se trouvant de ce fait propriétaires de plusieurs
églises, certaines paroisses pouvant gérer jusqu’à 25 édifices cultuels. Face à
un nombre élevé d’édifices, certaines paroisses ont choisi d’assurer des offices
religieux dans les différentes parties de leur territoire selon un agenda établi
chaque année. D’autres ont quant à elles privilégié une église principale,
tandis que les autres églises et chapelles sont utilisées pour des occasions
spéciales ou en fonction de requêtes individuelles. En outre, dans certaines
paroisses, des églises sont fermées et mises « en sommeil », c’est-à-dire mises
hors service de façon définitive, sans pour autant être désacralisées. Ces édi-
fices sont alors toujours entretenus matériellement, mais indisponibles pour
les célébrations. Enfin, certains conseils paroissiaux décident quant à eux de
vendre un ou plusieurs édifices cultuels de leur circonscription.

3.2. ÉGLISES À VENDRE


Il n’existe pas d’obstacle légal empêchant les paroisses de vendre un édifice
cultuel. La loi sur l’Église de Suède (SFS 1998 : 1591) qui régit les questions
relatives à l’organisation, aux cotisations des membres, aux biens ecclésias-
tiques et aux archives, ne concerne pas les édifices religieux. La loi sur le
patrimoine de 1988 contient une section complète consacrée aux églises, mais
sans aborder la question de leur vente. Enfin, l’ordonnance de l’Église de
Suède ne règle que le processus de désaffectation cultuelle (Kyrkoordningen
2016, ch. 20, §§ 7-8). En outre, des études montrent que jusqu’à présent et de
façon surprenante, peu de paroissiens ou de représentants des communautés
locales ont tenté de s’opposer aux ventes d’édifices 39. Lorsque l’on considère
l’histoire et les caractéristiques architecturales des 54 églises paroissiales qui
ont été vendues et ont connu de nouvelles affectations depuis 2000, date de

38. Löfgren E. and Wetterberg O., Gamla kyrkor – nya värden. Bruk och förvaltning av kyrkor
i ett förändrat samhälle. Redovisning av forskningsresultat, Riksantikvarieämbetet [Vieilles
églises, nouvelles valeurs. Utilisation et gestion des églises dans une société en mutation.
Compte-rendu de la recherche, Conseil national du patrimoine], 2016.
39. Löfgren E., Gamla kyrkor…, op. cit.

89
Eva LÖFGREN

la séparation, l’on observe qu’elles forment un groupe à part de bâtiments,


partageant des particularités et des caractéristiques qui peuvent expliquer le
bon déroulement des ventes.
Beaucoup de ces édifices sont le fruit d’une implication importante d’un
petit groupe de paroissiens qui, au début et au milieu du xxe  siècle, ont
établi le besoin de nouveaux locaux et ont rassemblé des fonds pour leur
construction. Bien qu’utilisés plus ou moins comme des églises paroissiales
ordinaires, ces édifices ont longtemps été entretenus et possédés par des trusts
privés ou des chapel foundations 40. Au fur et à mesure que les initiateurs de
telles constructions ou les fiduciaires vieillissaient, les églises ont été données
aux paroisses, qui ont finalement décidé de les vendre.
L’autre cas typique, qui se superpose parfois au précédent, concerne des
communautés plus récemment établies. Beaucoup des églises vendues ont
été construites à la suite d’une situation manufacturière prospère qui a trans-
formé des villages en petites villes industrielles dans la première moitié
du xxe  siècle. Certains de ces édifices ont été en effet créés et financés
par l’industrie locale elle-même. Lorsque la production a été redéployée
dans les années 1970 ou 1980, la population, et avec elle la congrégation,
a rapidement diminué, ce qui a finalement conduit à vendre des églises pas
tellement anciennes. D’autres églises ayant fait l’objet d’une vente sont issues
de l’expansion périurbaine des années 1960 et 1970. À cette époque, alors
que des théologiens de premier plan soutenaient que l’Église devait rester
spatialement et spirituellement proche de la population et faire partie de la
vie quotidienne, des églises de district et ce que l’on appelait les « petites
églises » furent construites à proximité des centres commerciaux et des sta-
tions de tramway 41. Leur conception architecturale modeste devait incarner
une Église accueillante et facilement accessible 42.
Six églises mises à part, tous les édifices vendus ont été construits au
xxe  siècle, pour la plus grande part après 1939, ce qui signifie que les
limitations légales qui pourraient être apportées aux changements architec-
turaux sont moins strictes (SFS 1988  : 950). Ces églises sont dépourvues

40. Lindblad J., « Kyrkorna 1850-1950 » [Églises 1850-1950], in Dahlberg M. and Franzén K.
(eds). Sockenkyrkorna  : kulturarv och bebyggelsehistoria [Les églises paroissiales  : patri-
moine et histoire des édifices], Stockholm, Riksantikvarieämbetet, 2008, p. 291-317.
41. Ibid.
42. Wennås O., « Får en kyrka se ut hur som helst ? Några drag i svensk kyrkoarkitektur
1955-1975 » [Une église peut-elle ressembler à n’importe quoi ? Caractéristiques de l’ar-
chitecture des églises suédoises 1955-1975], in Gränser  : populärvetenskapliga föredrag
om humanistisk forskning [Frontières  : conférences de vulgarisation scientifique sur la
recherche en sciences humaines], Göteborgs Universitet, 2003, p. 365-372.

90
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

de cimetière, une situation particulièrement peu commune pour les églises


suédoises, mais qui facilite pour le moins leur réutilisation. Les deux tiers
des édifices concernés étaient à l’origine qualifiés de « chapelle » ou de
« salle de réunion ». Enfin, il est à souligner que la majorité des bâtiments
vendus ne présentent pas les caractéristiques typiques des églises suédoises,
telles qu’un clocher, un campanile, des vitraux ou un retable remarquable.
À l’exception d’une croix à l’entrée, les symboles chrétiens bien visibles sont
généralement rares. Dans l’ensemble, les caractéristiques de ces édifices ne
correspondent pas à la conception que l’on se fait généralement de ce à quoi
doit ressembler une église.
Lorsqu’il leur a été demandé d’expliquer leur décision de recourir à la
vente, les représentants des paroisses ont avancé plusieurs arguments : l’as-
pect financier, les besoins de la paroisse et le manque d’intérêt (architectural
et/ou historique) de l’édifice 43. Bien que les considérations économiques et le
nombre décroissant de fidèles fussent les raisons les plus explicitement mises
en avant, elles n’apparaissent pas comme les seules explications. Des études
de terrain indiquent plutôt que les églises furent vendues une fois qu’il fut
définitivement établi que l’édifice présentait peu voire aucun intérêt pour
la paroisse ou la communauté locale 44. Ce manque d’intérêt, exprimé dans
des termes très comparables par les différentes paroisses (l’édifice n’est pas
ancien, est resté vide pendant longtemps, ne ressemble pas à une église, etc.),
doit également être considéré à la lumière de la loi sur le patrimoine qui
attribue une grande valeur et accorde une protection automatique aux églises
construites avant 1940. En d’autres termes, un certain niveau de consensus
semble prévaloir pour apprécier la valeur des édifices cultuels.

3.3. LE PATRIMOINE RELIGIEUX SANS RELIGION


OU LE DÉFI DU MAINTIEN DE L’USAGE
« Le but est de les utiliser parce que nous en sommes propriétaires.
Est-ce raisonnable ? »  : c’est ainsi que s’exprimait un prêtre âgé à propos
de la décision de la paroisse de vendre l’une de ses églises 45. La question
se voulait rhétorique. Du point de vue de ce prêtre, il ne peut être exigé
d’une organisation telle que l’Église de Suède d’administrer des biens qui
ne remplissent pas leur fonction. Même si l’Église est légalement tenue de

43. Löfgren E., Gamla kyrkor…, op. cit.


44. Ibid.
45. Ibid.

91
Eva LÖFGREN

mener des « activités sur tout le territoire national » (SFS 1998  : 591), la
loi ne détaille ni les lieux ni les bâtiments concernés. Or, dans ce contexte
particulier, et en considérant les églises comme des éléments du patrimoine
culturel, la réponse à la question posée demeure ouverte. En tant que ges-
tionnaires désignés du patrimoine culturel national, ne peut-on considérer
que l’usage des églises fait partie de la responsabilité des paroisses ?
L’usage a toujours constitué un concept-clé du discours sur la conserva-
tion du patrimoine. Tout d’abord, la majeure partie du patrimoine mobilier
a en général perduré après un changement d’usage. Les processus de patri-
monialisation sont souvent considérés comme découlant d’un manque de
valeur d’usage, au sens économique du terme 46. Face à l’éventualité de se
défaire d’un édifice, celui-ci se pare de nouvelles qualités : il est redéfini et
de nouvelles fonctions sont établies. La sortie de l’usage originel ouvre la
voie à une nouvelle signification. De ce point de vue, l’inutilité constitue
le premier seuil, voire même un critère du processus de patrimonialisation.
En même temps, et de façon absolument constante, les chartes de conserva-
tion et les documents officiels au niveau international insistent sur l’importance
d’un usage continu, fondamental à la fois pour garantir le statut patrimonial
de l’objet, mais également pour sa pérennité matérielle 47. Il est constamment
demandé aux responsables de la conservation de préserver l’usage continu
afin de garder le patrimoine vivant. Il est vrai que l’usage contemporain des
objets patrimoniaux est souvent décrit comme néfaste pour les complexes
historiques, mais les risques qui accompagnent une sous-utilisation peuvent
s’avérer encore plus dommageables. Comme l’indiquent Susana Mourato et
Massimiliano Mazzanti, une telle situation se présente « par exemple, lorsque
l’objectif de préservation d’un site est poursuivi en mettant en œuvre uni-
quement des politiques défensives, telles que le classement [au titre des
monuments historiques], sans explorer des stratégies intégrées de valorisa-
tion : conservation, restauration et politiques axées sur la demande » 48.

46. Kirshenblatt-Gimbletz B., Destination Culture : Tourism, Museums, and Heritage, Berkeley,
Univ. of California Press, 1998.
47. V. ICOMOS, Charte du patrimoine bâti vernaculaire, ratifiée par la 12e Assemblée générale
de ICOMOS, au Mexique, oct. 1999 ; ICOMOS Australie, Charte de Burra pour la conser-
vation des lieux et des biens patrimoniaux de valeur culturelle, 1979, modifiée en 1981,
1988 et 1999. – Suède. Riksantikvarieämbetet [Conseil national du patrimoine], Vägled-
ning för tillämpning av kulturminneslagen. Kyrkliga kulturminnen [Lignes directrices pour
l’application de la loi sur le patrimoine. Monuments ecclésiastiques], Stockholm, 2012.
48. Mourato S.  and Mazzanti M., « Economic Valuation of Cultural Heritage  : Evidence
and Prospects », in Torre M.  de la (ed.), Assessing the Values of Cultural Heritage, Los
Angeles, The Getty Conservation Institute, 2002, p. 51.

92
Les défis de la conservation du patrimoine de l’Église de Suède

Comme l’indiquait en 2008 Giora Solar, représentant du Conseil inter-


national des monuments et des sites (ICOMOS), l’usage des lieux religieux,
« au-delà des considérations liées à la capacité de prise en charge ou à la
conservation, est une question cruciale et difficile » 49. L’exemple suédois
illustre le fait que c’est l’usage plutôt que le financement qui constitue le
principal défi lorsqu’on évoque l’avenir du patrimoine religieux. La question
se pose de savoir si les Suédois, décrits comme appartenant à l’Église sans être
croyants 50, sont toujours disposés à financer la conservation d’édifices qui ne
sont plus utilisés à des fins religieuses (voire luthériennes) ? Est-ce que ces
édifices garderont leur signification ou, pour paraphraser Lucie K. Morisset
et Luc Noppen, est-ce que le patrimoine religieux survivra à la religion 51 ?
La transformation actuelle du patrimoine religieux interroge la distinc-
tion, tant légale que conceptuelle, entre usage religieux contemporain et
usage patrimonial lié à l’histoire. Outre ce champ de prospective qui reste
encore à explorer, il faut également tenir compte de l’éventail des motiva-
tions, émotions et sensations qui conduisent encore aujourd’hui les personnes
vers les édifices cultuels. L’enjeu, tant pour le secteur de la conservation
du patrimoine suédois que pour l’Église de Suède, consiste à se confronter
aux questions essentielles de la signification des pratiques religieuses pour
le patrimoine historique et des valeurs séculières du patrimoine historique
pour les pratiques religieuses.

49. Solar G., « Conservation and Religion », in Conservation and Preservation  : Interactions
between Theory and Practice  : in Memoriam Alois Riegl (1858-1905), Proceedings of the
International Conference of the ICOMOS, 2008, p. 255.
50. Davie G., « Vicarious Religion : A Methodological Challenge », in Ammerman N., Everyday
Religion. Observing Modern Religious Lives, Oxford, OUP, 2007, p. 21.
51. Morrisset L.  K. and Noppen L., « Du patrimoine démodé au retour du Grand Tour  :
réflexions sur la désaffection des cultes », Téoros. Revue de recherche en tourisme, 24-2,
2005, p. 39-46.

93
LA PROTECTION DU PATRIMOINE RELIGIEUX
EN ESTONIE : LIEUX DE CULTE
ET SITES NATURELS SACRÉS 1

Ringo RINGVEE
Ministère estonien de l’Intérieur, Département des affaires religieuses

RÉSUMÉ
Cet article met en lumière certains défis posés au patrimoine religieux esto-
nien, dans le contexte sécularisé du début du xxie siècle. La collaboration entre
le gouvernement et l’Église évangélique luthérienne a permis la création de
programmes de sauvegarde des édifices du culte ayant une valeur culturelle
et historique, malgré des ressources financières limitées. Surtout, il s’agit de
montrer comment les sites naturels sacrés sont devenus une question majeure
dans le domaine de la protection du patrimoine religieux.

ABSTRACT
The article pays attention on some of the new challenges for the Estonian
religious heritage, in the secularized beginning of the 21st  century. Despite
limited financial resources, the collaboration between the government and the
Evangelical Lutheran Church has resulted in the creation of programs aimed
at protecting church buildings of historical and cultural value. Above all, this
paper concentrates on the sacred natural sites that have become a key issue
in the area of religious heritage protection.

NB. Cette contribution correspond pour partie à la mise à jour et traduction d’un article paru
dans Fornerod A. (ed.), Funding religious heritage, Farnham, Ashgate, 2015.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 95


Ringo RINGVEE

L a protection et la conservation du patrimoine culturel estonien sont


étroitement liées à l’histoire, et plus précisément aux épisodes de guerre.
Avec la guerre d’indépendance de 1918-1920 apparaît l’attention portée au
patrimoine, qui se caractérise dès cette époque comme une initiative civique 1.
En 1919, alors que les conflits opposent l’Estonie à la Russie bolchevique
à l’est et aux corps francs allemands au sud, le comité central estonien des
sociétés culturelles établit deux comités de protection des arts afin de veiller
à la préservation des monuments culturels 2.
Le premier texte légal régissant la protection du patrimoine, la loi sur la
protection des antiquités, fut adopté en 1925 3. Une version modifiée de cette
loi fut appliquée à partir de 1936, alors qu’était nommé le premier inspecteur
des monuments historiques, dépendant du gouvernement 4. La loi ne distin-
guait pas entre les monuments religieux et les autres. Dans les années 1920
et encore dans les années 1930, les recherches et la protection se concen-
traient sur les débuts de l’histoire estonienne et le Moyen Âge, tandis que les
premiers manoirs de la Baltique allemande furent classés comme monuments
culturels dans les années 1930 5. Les batailles de la Seconde Guerre mondiale
opposant les troupes soviétiques et allemandes traversèrent l’Estonie en 1941
et 1944, avec des effets dévastateurs sur le patrimoine culturel. Ainsi, les
batailles de 1944 détruisirent complètement Narva, unique ville baroque du
xviie siècle, mais aussi la moitié du centre-ville de Tartu et une partie de la
vieille ville de l’époque médiévale de la capitale Tallinn. Les édifices religieux
furent sévèrement endommagés à travers tout le pays.
L’annexion de l’Estonie par l’Union soviétique en 1940 se traduisit par
l’adoption d’une législation sur la conservation et l’entretien des monuments
historiques, qui s’appliqua à partir de 1947. La loi sur la conservation des

1. À cette époque, et depuis lors, la recherche dans le domaine du patrimoine culturel, mais
aussi le processus de sélection et la protection procèdent du bénévolat et sont le fait,
essentiellement, de professeurs et d’étudiants de l’Université de Tartu.
2. Raal M., « Kunstiväärtuste kaitsmine Eestis 1919-1921 » [Protection des biens artistiques
en Estonie 1919-1921], in Randla A.  (ed.), Mälu. Eesti Kunstiakadeemia Toimetised 20,
Tallinn, Estonian Academy of Arts, 2011, p. 149 et 152.
3. Muinasvarade kaitse seadus [Loi sur la conservation des antiquités], Riigi Teataja [Journal
officiel], 1925, 111/112.
4. Muinasvarade kaitse seadus [Loi sur la conservation des antiquités], Riigi Teataja,
1936, 67.
5. Alatalu R., Muinsuskaitse siirdeühiskonnas 1986-2002 : rahvuslikust südametunnistusest Eesti
NSV-somaniku ahistajaks Eesti Vabariigis [Le patrimoine dans une société transitionnelle,
1986-2002 : de la conscience nationale dans la République socialiste soviétique d’Estonie
au harcèlement du propriétaire privé en République d’Estonie], Tallinn, Eesti Kunstia-
kadeemia, 2012, p. 41.

96
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés

monuments culturels dans la République socialiste soviétique d’Estonie qui


fut adoptée en 1961 était la première de ce type en Union Soviétique 6. Les
spécialistes en la matière qui œuvraient déjà pendant la période d’indépen-
dance élaborèrent ce texte selon les principes expérimentés dans les années
1920 et 1930 7. Les premières dispositions adoptées par le gouvernement
central d’URSS entrèrent en vigueur en 1977. La restauration et la conser-
vation professionnelles des édifices religieux en Estonie pendant la période
soviétique débutèrent cependant dès les années 1950 et furent approfon-
dies dans les années 1980 8. Certains de ces édifices furent alors considérés
comme des monuments d’architecture ou culturels et, à ce titre, protégés de
la même façon que les autres monuments. La loi de 1977 avait tenu compte
de l’engagement de nature civique dans la protection du patrimoine culturel
et, en conséquence, des sociétés locales du patrimoine culturel s’établirent
en rassemblant les jeunes générations. Près d’une décennie plus tard, ces
clubs du patrimoine formèrent un forum politique majeur pour le soutien
du réveil national 9.
L’Estonie a donc hérité du siècle dernier un dispositif législatif relatif au
patrimoine culturel et historique applicable au patrimoine religieux et partage
avec de nombreux autres pays européens un contexte sociétal marqué par la
sécularisation (1). Au xxie siècle, l’État estonien et les groupes religieux sont
confrontés à de nouveaux défis en matière de protection du patrimoine reli-
gieux. Sur un plan strictement technique, cela concerne par exemple l’usage
de nouveaux matériaux de conservation des objets protégés, le contexte de
sécularisation n’empêchant pas une attention soutenue portée au patrimoine
religieux (2). D’autres défis soulèvent des questions plus profondes sur le
sacré, comme l’illustrent les débats sur l’essence et les frontières des sites
naturels sacrés et leurs conséquences juridiques (3).

6. Eesti NSV seadus Eesti NSV kultuurimälestiste kaitse kohta [Loi de la République socialiste
soviétique d’Estonie sur la conservation des monuments culturels], Eesti NSV Ülemnõukogu
Teataja [Bulletin de la Cour suprême d’Estonie], 23, 15.06.1961.
7. Alatalu R., op. cit., p. 42.
8. Ibid., p. 118.
9. Kasekamp A., A History of the Baltic States, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010, p. 161.
– Rohtmets P., Ringvee R., « Religious Revival and the Political Activity of Religious
Communities in Estonia during the Process of Liberation and the Collapse of the Soviet
Union 1985-1991 », Religion, State and Society, 2013, 41 (4), p. 355-393.

97
Ringo RINGVEE

1. LE CADRE INSTITUTIONNEL ET LÉGISLATIF


APPLICABLE AU PATRIMOINE RELIGIEUX

1.1. PROTÉGER LE PATRIMOINE CULTUREL : L’HÉRITAGE DU XXE SIÈCLE


La protection du patrimoine était devenue un enjeu de taille dans le cadre
du réveil national à la fin des années 1980 et l’élaboration d’une nouvelle
législation relative à la conservation du patrimoine débuta en 1990. Ce pro-
cessus aboutit en 1994 à l’adoption d’une première loi sur la conservation
du patrimoine 10, suivie d’une nouvelle version du texte en 2002, elle-même
modifiée à plusieurs reprises 11. La loi ne fait pas de distinction entre monu-
ments régionaux et nationaux, ni ne réserve de catégorie spécifique pour
les biens religieux. Selon cette loi, un édifice peut être classé en tant que
monument archéologique, architectural, artistique, technique, industriel ou
historique. L’article  2 de la loi sur la conservation du patrimoine définit le
monument culturel comme  : « Un bien meuble ou immeuble, en tout ou
partie, un ensemble de biens ou de structures sous la protection de l’État,
ayant un intérêt historique, archéologique, ethnographique, de développe-
ment urbain, architectural, artistique ou scientifique ou un intérêt en termes
d’histoire religieuse ou culturelle. »
En application de cette loi, les biens immobiliers incluent les édifices du
culte, les cimetières, les pierres à cupules et les édifices sacrés présentant une
valeur artistique ou un intérêt au regard de l’histoire culturelle 12. Les biens
mobiliers incluent les objets ethnographiques et les œuvres d’art visuel et
appliqué ayant un intérêt du point de vue de l’histoire culturelle ou religieuse.
Les années 1990 furent, tant pour la protection du patrimoine que pour
la société dans son ensemble, une période de transition mais également le
moment de déterminer des priorités. En conséquence, au début des années
2000, plusieurs programmes dans le domaine de la conservation du patrimoine
purent être initiés, dont le premier, en 2001, désigné comme le programme
« Écoles dans les manoirs anciens – préservation d’ensembles historiques et
culturels et transformation en centres d’apprentissage contemporains ». Ce
programme visait à transformer les écoles situées dans d’anciens manoirs en
centres régionaux d’éducation et de culture modernisés, tout en s’assurant

10. Muinsuskaitse seadus [Loi sur la conservation du patrimoine], Riigi Teataja, RT I 1994,
24, 391.
11. Muinsuskaitse seadus [Loi sur la conservation du patrimoine], Riigi Teataja, RT I 2002,
47, 297.
12. En 2012, l’Estonie comptait 26 076 monuments classés. V. Alatalu R., op. cit., p. 183.

98
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés

que ces bâtiments historiques et le mobilier protégé qu’ils contiennent fussent


préservés. Ce programme fut suivi en 2003 par un programme d’État pour
la conservation des édifices du culte et un autre consacré à l’architecture et
aux paysages ruraux, en 2007.

1.2. LE PATRIMOINE RELIGIEUX ENTRE INSTITUTIONNALISATION


ET SÉCULARISATION
Les changements sociopolitiques intervenus à partir des années 1980
culminèrent avec le retour de l’indépendance de l’Estonie en 1991, consacré
par une nouvelle Constitution adoptée par référendum en 1992. La liberté de
religion et le principe de l’absence d’Église d’État en Estonie sont énoncés à
l’article 40 de la Constitution de 1992. C’est au cours de cette période que
la religion et les institutions religieuses revinrent dans la sphère publique et
que les relations entre l’État et les groupes religieux se restructurèrent, en
particulier à travers l’adoption de la loi sur les Églises et les congrégations
(Kirikute ja koguduste seadus) en 1993 13. Cette loi établissait une situation
de marché néolibéral en matière religieuse 14.
Le modèle de relations État-religions qui en découle pourrait être qua-
lifié de système de coopération dans les domaines d’intérêt commun, dont
fait partie la protection du patrimoine 15. Les principaux interlocuteurs de
l’État sont l’Église évangélique luthérienne d’Estonie (ci-après EELE) et le
Conseil estonien des Églises (ci-après CEE), lequel, établi en 1989, constitue
une organisation-cadre regroupant les Églises chrétiennes estoniennes et les
associations de congrégations (communautés paroissiales locales). Le CEE
représente l’organisation œcuménique la plus importante d’Estonie 16. En

13. Kirikute ja koguduste seadus [Loi sur les Églises et les congrégations], Riigi Teataja,
RT I 1993, 30, 510. La loi de 1993 fut remplacée par un nouveau texte en 2002 : Kiri-
kute ja koguduste seadus [Loi sur les Églises et les congrégations], Riigi Teataja, RT I
2002, 24, p. 135, disponible en ligne en version anglaise : https://www.riigiteataja.ee/en/
eli/523012015005/consolide [consulté le 13 janv. 2017]. V. Kiviorg M., Religion and Law
in Estonia, Alphen aan den Rijn, Kluwer, 2nd ed. 2016.
14. Ringvee R., Riik ja religioon nõukogudejärgses Eestis 1991-2008 [État et religion en Estonie
post-soviétique 1991-2008, résumé en anglais], Tartu University Press, 2011.
15. Ibid., p. 91-92.
16. Si l’on tient compte des recensements, les associations membres du CEE représentent
plus de 90 % de la population ayant une affiliation religieuse. Actuellement, le CEE inclut
l’Église évangélique luthérienne, l’Église apostolique orthodoxe, l’Église orthodoxe du
patriarcat de Moscou, l’Église catholique romaine, l’Union des Églises chrétiennes évan-
géliques et baptistes, l’Église méthodiste, l’Association des adventistes du septième jour,
l’Église chrétienne pentecôtiste, une congrégation de l’Église apostolique arménienne et
l’Église épiscopale charismatique d’Estonie.

99
Ringo RINGVEE

2002, le gouvernement estonien signa un protocole d’intérêts communs avec


le CEE. Le ministère de l’Intérieur et le CEE réitérèrent les principes fondant
leur coopérant établis en 2002 par un nouvel accord en 2015 17. Les raisons
d’un tel accord entre État et religion relèvent du pragmatisme  : l’EELE est
l’Église majoritaire depuis le xvie  siècle, dotée historiquement d’une forte
influence sur la culture estonienne, et les congrégations luthériennes couvrent
tout le territoire de l’Estonie. En 1995, le gouvernement établit un comité
mixte avec l’EELE, comprenant une sous-commission pour le patrimoine
architectural. Il est ici à signaler que la majorité des 219 édifices cultuels
classés comme monuments nationaux sont la propriété de congrégations de
l’EELE, tandis que l’Église orthodoxe estonienne du patriarcat de Moscou
et les Vieux-croyants sont propriétaires respectivement de treize et deux
édifices classés monuments historiques.
Selon différentes études et sondages, l’Estonie du xxie siècle est l’une des
sociétés européennes ayant le plus bas taux de fréquentation des églises et l’un
des rares pays où la majorité de la population n’a pas d’affiliation religieuse.
La sécularisation de la société estonienne se traduit donc par une faible fré-
quentation hebdomadaire des services religieux. Selon le recensement de la
population de 2011, 29 % de la population de plus de quinze ans s’estiment
affiliés à une tradition religieuse 18. Quatre ans plus tard, 4,7 % des sondés
déclaraient assister à un office religieux au moins une fois par semaine. La
même année, une étude indiquait que, dans l’ordre des motivations pour
assister à ces offices, la qualité de l’architecture de l’édifice cultuel venait en
quatrième position 19, illustrant le fait que la sécularisation peut s’associer à
la patrimonialisation.
L’on observe une autre conséquence de la sécularisation s’agissant de
la dimension financière de la gestion du patrimoine religieux. En effet, les

17. Eesti Vabariigi Valitsuse ja Eesti Kirikute Nõukogu Ühishuvide Protokoll, 17.10.2002
[Protocole d’intérêts communs entre le gouvernement de la République d’Estonie et le
Conseil estonien des Églises] ; Siseminsiteeriumi ja Eesti Kirikute Nõukogu koostööleping,
21.01.2015 [Accord de coopération entre le ministère de l’Intérieur et le Conseil estonien
des Églises].
18. Estonian Statistics. Statistical Database : Population and Housing Census 2011. Demographic
and ethno-cultural characteristics of the population. Religious Affiliation.
19. Étude Elust, usust ja usuelust 2015 [La vie, la foi et la vie religieuse en 2015], non publiée.
Les données issues du recensement ainsi que d’autres études montrent une différence
considérable entre les Estoniens et les personnes appartenant aux minorités ethniques
dans leur relation à la religion. Selon le recensement, 55 % des personnes ayant une
affiliation religieuse font partie des minorités ethniques. Selon une étude de 2015, 18 %
des Estoniens se considèrent comme membre d’associations religieuses, le pourcentage
étant de 25 % pour les personnes issues des minorités ethniques.

100
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés

associations religieuses estoniennes s’autofinancent  : leur budget dépend


des dons et de leurs activités économiques qui demeurent rares. Le vieil-
lissement et la diminution des membres des congrégations se sont révélés
problématiques, spécialement pour l’EELE, propriétaire du plus grand nombre
d’édifices religieux, dont la majorité nécessite des travaux de conservation et
de restauration. La diminution des dons des membres pose nécessairement
des limites à la réalisation de tels travaux 20 et implique de recourir aux
subventions étatiques ou municipales.
Dans ce contexte, le programme gouvernemental « Conservation et déve-
loppement des lieux de culte » appelle quelques développements.

2. LE PROGRAMME « CONSERVATION ET DÉVELOPPEMENT


DES LIEUX DE CULTE »

Le programme gouvernemental « Conservation et développement des lieux


de culte », adopté en 2003 et étendu jusqu’en 2018 21, vise à conserver et
restaurer les édifices du culte ayant une valeur culturelle et historique, ainsi
que les cimetières et les objets sacrés (autels, icônes…). L’idée d’introduire
un tel programme revient au comité mixte précité, créé en 1995 et asso-
ciant l’EELE et le gouvernement. Au ministère de la Culture, le Comité
national du patrimoine est responsable de la mise en œuvre et du pilotage
du programme. Le budget alloué couvre la conservation et la restauration des
biens concernés mais sert également au financement de projets autour de ce
patrimoine comme à l’installation d’alarmes de sécurité ou de paratonnerres
ou encore aux recherches scientifiques le concernant. Il est à souligner que
ce programme ne s’applique pas qu’aux seuls édifices et objets classés  : un
cinquième du budget a été utilisé pour la conservation de lieux de culte non
protégés au titre des monuments historiques.
La majorité des édifices et objets religieux monuments historiques sont
la propriété ou sont utilisés par l’EELE, ce qui se reflète dans la répartition
de la dotation du programme : entre 2004 et 2010, l’EELE en a reçu 71,3 %

20. Niit R., « The State of Church Buildings in Estonia. Good Economic Management of a
Church », in Hansson J., Ranta H.  (eds), Archaeology and History of Churches in Baltic
Region, Visby, Gotland University Press, 2011, p. 233-236.
21. Riiklik programm ‘Pühakodade säilitamine ja areng’ [Programme gouvernemental « Conser-
vation et développement des lieux de culte »], consultable sur le site du Comité national
du patrimoine  : http://www.muinas.ee/puhakoda [consulté le 13 janv. 2017]. Le site
contient notamment les budgets annuels du programme.

101
Ringo RINGVEE

(4 654 000 euros) 22. Cette tendance a toutefois évolué ces dernières années,


les subventions versées à l’EELE n’atteignant plus que 40 % du budget total.
En 2016, sept mouvements religieux ont bénéficié d’un financement à travers
ce programme 23. À l’instar d’autres projets de ce type, il subsiste toujours
un décalage entre les besoins et les ressources financières. La plupart des
travaux entrepris dans les édifices religieux et financés par le programme sont
réalisés dans l’urgence. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un cadre de
collaboration fructueuse entre le Comité national du patrimoine et les insti-
tutions de recherche comme l’Université technique de Tallinn et l’Académie
des arts d’Estonie. Cette coopération a donné lieu à des publications sur
trois édifices religieux, sur des intérieurs d’églises et à la création d’archives
numériques sur la conservation des églises 24.
D’autres programmes portent sur le patrimoine religieux, aux niveaux
régional et municipal. Ainsi, le programme d’ampleur concernant les églises
de la Renaissance de Tallinn (2002-2011) a permis de financer la conservation
de vingt-deux églises de la ville. Il est d’ailleurs d’usage courant en Estonie
que les autorités locales offrent leur concours financier pour la conservation
des édifices cultuels. En 2008, le ministre des Affaires régionales, auprès du
ministère de l’Intérieur, a approuvé un programme pour la préservation des
traditions des Vieux-croyants installés sur la côte ouest du lac Peïpous, qui a
permis le financement de la conservation et de la restauration de leurs églises,
icônes et manuscrits. De manière générale, de nombreux monuments ont reçu
des subventions directes de l’État ou de l’autorité locale pour leur conserva-
tion. Parmi les multiples exemples qui pourraient être donnés, méritent d’être
citées l’église médiévale Saint-Jean à Tartu et l’église estonienne luthérienne
Saint-Jean à Saint-Pétersbourg en Russie 25.
Un des points problématiques soulevé par la protection du patrimoine
résulte de la rencontre entre les principes guidant la conservation et une
lecture religieuse des monuments qui peut entrer en opposition avec les règles

22. Uustalu K., « Le financement des lieux de culte par l’État et les autorités locales en
Estonie », intervention lors de la Conférence sur les valeurs chrétiennes, Tallinn, 19 nov.
2010.
23. Il s’agit des luthériens, des deux Églises orthodoxes, des baptistes, des méthodistes, de
l’Église des Frères moraves et des Vieux-croyants russes.
24. V. http://kirikud.muinas.ee [consulté le 13 janv. 2017]. V. aussi Uustalu K., précit.
25. En 2014, l’Estonie obtint l’édifice historique de l’église Saint-Jean et tandis que l’EELE
assure les services religieux en Estonie, le bâtiment est géré par la Fondation Eesti
Kontsert et est considéré comme une ambassade culturelle d’Estonie informelle dans
la ville, dans la mesure où il sert de salle de concert. V.  http://www.concert.ee/index.
php?sisu=esileht&mid =  123&lang =  eng [consulté le 13 janv. 2017]. V.  Alatalu R.,
op. cit., p. 118-119.

102
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés

régissant cette conservation. Les difficultés surgissent lorsque de nouveaux


matériaux sont utilisés uniquement selon des considérations esthétiques, en
négligeant voire ignorant les principes de la conservation. Ce fut le cas en
2005 lorsqu’une congrégation entreprit, en toute bonne foi, de peindre un
autel du xviie  siècle et une chaire avec de vives couleurs synthétiques, qui
suscitèrent l’approbation et l’enthousiasme du pasteur et de la congrégation
mais endommagèrent sérieusement les biens 26. C’est à la suite de cet incident
qu’en 2006 le Comité national pour le patrimoine et le ministère de l’Intérieur
initièrent un programme d’information sur l’entretien des édifices et objets
sacrés, à l’intention du clergé et des représentants des congrégations. Ce
programme de sensibilisation aux règles de la conservation des monuments
est devenu régulier et s’adresse aux différentes confessions. Cette initiative a
rencontré un succès certain et a donné lieu à la publication d’un guide sur
la bonne conservation des édifices religieux 27.

3. LA PROTECTION DES SITES NATURELS SACRÉS

3.1. LE PLAN DE DÉVELOPPEMENT POUR LA PROTECTION


DES SITES NATURELS SACRÉS HISTORIQUES
Au début du xxie  siècle, l’association locale des païens autochtones, la
Maison de Taara et des religions autochtones (Taarausuliste ja Maausuliste
Maavalla Koda, ci-après la MTRA) 28, devint une voix critique des politiques

26. Registre national des monuments culturels, monument 15373, église de Vigala  : http://
register.muinas.ee/?menuID=monument&action = view&id = 15373 [consulté le 13 janv.
2017].
27. L’ouvrage est disponible sur le site du Comité national du patrimoine en estonien (http://
www.muinas.ee/files/Kirikute%20hooldusraamat_.pdf) ainsi qu’en russe (http://www.
muinas.ee/files/Kirikute%20hooldusraamat%20RUS_.pdf) [consultés le 13 janv. 2017].
28. La Maison de Taara et des religions autochtones fut créée en 1995 afin de représenter
deux mouvements de païens autochtones contemporains : la religion de Taara et Maausk.
La première fut fondée dans les années 1920 comme un mouvement autochtone néo-
païen. La seconde, Maausk (littéralement « religion de la Terre »), émergea durant le
réveil national à la fin des années 1980 et était liée au mouvement folklorique des années
1960 (V.  Vakker T., « Rahvusliku religiooni konstrueerimise katsed 1920-1930 aastate
Eestis – taara usk » [Les efforts de construction d’une religion nationale en Estonie
dans les années 1920-1930 – La croyance de Taara, résumé en anglais], Mäetagused,
2012, 50  : http://www.folklore.ee/tagused/nr50/vakker.pdf [consulté le 13 janv. 2017] ;
V.  aussi Västrik E.-H., « In Search of Genuine Religion  : The Contemporary Estonian
Maausulised Movement and National Discourse », in Rountree K.  (ed.), Contemporary
Pagan and Native Faith Movements in Europe : Colonialist and Nationalist Impulses, Oxford,
Berghahn, 2015, p. 130-153.

103
Ringo RINGVEE

gouvernementales sur la religion, car considérées comme trop orientées vers


le christianisme 29. Leurs reproches portaient sur la coopération entre l’État
et les Églises chrétiennes dans le domaine de l’assistance spirituelle dans
les forces armées et les prisons et de l’éducation religieuse dans les écoles
publiques, qui équivalaient à leurs yeux à financer une mission chrétienne 30.
La MTRA défendait également l’idée que la conservation des édifices reli-
gieux revenait à financer indirectement le christianisme 31. Toutefois, peu de
temps après l’adoption du programme « Conservation et développement des
lieux de culte », les premières initiatives en faveur d’un programme similaire
pour la protection des lieux et sites naturels sacrés historiques vinrent de la
MTRA. Des archéologues et ethnologues de l’Université de Tartu soutinrent
l’idée d’un programme consacré spécifiquement aux sites sacrés et obtinrent
une réponse positive du Comité national du patrimoine. En 2005 se tint à
Tallinn la première conférence sur les sites naturels sacrés, dont les actes
furent publiés par la Société savante estonienne (Õpetatud Eesti Selts) 32.
En septembre 2006, le ministère de la Culture organisa la première table
ronde sur les lieux saints naturels et étudia alors les possibilités d’un plan
d’engagement gouvernemental et de mesures de conservation. À la suite
de cette table ronde, il installa un comité de travail chargé de préparer un
programme, qui réunissait des représentants de différents ministères et ins-
titutions publiques ainsi que des représentants des groupes religieux et du
monde universitaire. Le ministre de la Culture signa le plan de développement

À l’instar d’autres États balkaniques, le mouvement folklorique estonien soulignait l’im-


portance du folklore local et des chants traditionnels et également le lien avec d’autres
nations finno-ougriennes (V.  Smidchens G., A Baltic Music  : The Folklore Movement in
Lithuania, Latvia, and Estonia, 1968-1991, thèse, Université de l’Indiana, 1996  : https://
scholarworks. iu.edu/dspace/handle/2022/20479 [consulté le 13 janv. 2017]. Ces der-
nières années, la Maausk est devenue la branche dominante au sein de la MTRA. V. aussi
Ringvee R., « New Religious Movements and New Age in Estonia », in Lewis J.R., Bårdsen
Tøllefsen I. (eds), Handbook of Nordic New Religions, Leiden, Brill, 2015, p. 478-494.
29. Vakker T., Rohtmets P., « Estonia  : Relations between Christian and Non-Christian
Religious Organisations and the State of Religious Freedom », Religion, State and Society,
2008, 36 (1), p. 48-50.
30. La liste des déclarations officielles de la MTRA sur différentes questions est disponible
– en estonien – sur le site de la MTRA : http://www.maavald.ee [consulté le 13 janv. 2017].
31. V.  Lipp K., « Ahto Kaasik  : Eestil on praktilise usuvabaduseni veel pikk tee minna (I
osa) » [Ahto Kaasik  : la longue route de l’Estonie vers une liberté de religion effective.
1re  partie], 2008 : www.bioneer.ee/bioneer/arvamus/aid-1552/AHTO-KAASIK%3A-Eestil-
on-praktilise-usuvabaduseni-veel-pikk-tee-minna-I-osa- [consulté le 13 janv. 2017].
32. Valk H. (ed.), Looduslikud pühapaigad. Väärtused ja kaitse [Sites naturels sacrés. Valeurs
et conservation], Tartu, Õpetatud Eesti Selts, 2007, résumé en anglais : www.muinas.ee/
files/Looduslikud%20pyhapaigad.pdf [consulté le 13 janv. 2017].

104
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés

pour la protection des sites naturels sacrés historiques en 2008 33. L’initiative
de la MTRA faisait écho à l’identité estonienne dans son lien avec la nature
et avait rencontré un soutien politique, conduisant ainsi à une formalisa-
tion à travers ce projet consacré aux sites naturels sacrés. Ce programme a
bénéficié d’un soutien financier substantiel sur le budget de l’État de l’année
2008, à l’initiative du Parti vert estonien 34. Ainsi, 1,5 million de couronnes
estoniennes (environ 100 000 euros) furent alloués, sur le budget de l’État,
à la Fondation Hiite Maja (la Maison des bosquets), créée par la MTRA, en
vue de la mise en œuvre du plan de développement 35.
Le plan de développement « Lieux saints naturels historiques en Estonie »,
pour la période 2008-2012, a défini les lieux sacrés comme « historiques »
dès lors que leur histoire remonte à plus de cent ans et que cette historicité
s’appuie sur des archives ou d’autres sources 36. Le plan de développement se
concentrait sur les sites sacrés historiques naturels (les bosquets, les sources,
les arbres, pierres, etc.) considérés comme formant une part importante du
patrimoine estonien, mais également de l’identité nationale, en lien étroit
avec les forêts où les Estoniens avaient trouvé abri durant les guerres et
les persécutions. L’Estonie compterait ainsi approximativement 2  800 sites
naturels sacrés historiques, le chiffre exact demeurant discuté. À l’instar du
programme précité pour les lieux de culte, le programme consacré aux sites
naturels a été touché par un manque de moyens financiers 37.
Alors que le plan de développement pour les sites sacrés prenait fin en
2012, des tensions apparurent entre les différentes parties prenantes, quant
à la méthodologie employée mais également quant à l’objectif général de
conservation des sites sacrés, retardant l’adoption d’une suite au plan de
développement. C’est donc après des discussions au sein du comité de travail

33. Ministri käskkiri 01. Aprill 2008 nr 146. Valdkonna arengukava ‘Eesti ajaloolised loodus-
likud pühapaigad. Uurimine ja hoidmine’ aastateks 2008-2012 kinnitamine [Ministre de la
Culture, décret n° 146 du 1er  avril 2008 portant approbation du plan de développement
« Sites naturels sacrés historiques d’Estonie, 2008-2012 »].
34. Le Parti vert estonien (également appelé les Verts estoniens, Erakond Eestimaa Rohelised)
était représenté au Parlement de 2007 à 2011. Bien que ne faisant pas partie de la majorité
gouvernementale, ils eurent un poids décisif dans certains votes.
35. Compte-rendu du Comité des finances du Parlement (Riigikogu), n°  152, 7 déc. 2008  :
http://web.riigikogu.ee [consulté le 13 janv. 2013]
36. Valdkonna arengukava 2008–2012 ‘Eesti ajaloolised looduslikud pühapaigad. Uurimine ja
hoidmine’ [Plan de développement « Lieux saints sacrés historiques en Estonie. Étude et
préservation, 2008-2012 »].
37. Kaasik A., Eesti ajaloolised looduslikud pühapaigad. Uurimine ja hoidmine. Valdkonna aren-
gukava 2008-2012. Koondaruanne [Lieux saints sacrés historiques en Estonie. Étude et
préservation, 2008-2012. Rapport résumé], Université de Tartu, 2013, p. 7.

105
Ringo RINGVEE

qu’un nouveau plan de développement « Sites naturels sacrés estoniens.


Recherche et conservation 2015-2020 » fut finalement signé par le ministre
de la Culture en 2015. Si les discussions ont donné lieu à des débats sur
le financement et la méthodologie (par exemple sur la prise en compte du
folklore contemporain lié aux sites naturels sacrés lors des inventaires),
l’objectif général du plan de développement demeure le même 38.

3.2. LE DÉFI DE LA PROTECTION DES SITES NATURELS SACRÉS


Le respect et la déférence à l’égard de la nature occupent une place
importante dans la tradition populaire estonienne. Les traditions religieuses
autochtones préchrétiennes sont généralement analysées comme une véné-
ration animiste de la nature et leurs sites sacrés sont installés dans la nature
depuis des siècles. Certaines de ces traditions ont été préservées jusqu’à
aujourd’hui, telles les croix gravées sur les arbres lors des funérailles dans
certaines parts du sud-est de l’Estonie, mais également, et plus généralement,
les lieux saints ou sacrés dans la nature (arbres, bosquets, sources, pierres)
qui sont toujours en usage aujourd’hui 39.
Certains de ces sites sacrés furent protégés dès les années 1920, après
l’accession à l’indépendance de l’Estonie et ce processus continua pendant
la période soviétique. Aujourd’hui, ces sites sacrés sont protégés sur le fon-
dement de deux lois différentes : la loi sur la conservation du patrimoine 40
et la loi sur la conservation de la nature 41. Il en résulte que les sites et lieux
sacrés peuvent relever de différentes catégories visant à leur protection. Ainsi,
en 2016, l’on comptait 455 sites naturels sacrés protégés, certains de ces sites

38. Texte du plan de développement 2015-2020 disponible en ligne (en estonien)  : www.
muinas.ee/files/ALPAK%20arengukava_2015-2020.docx [consulté le 13 janv. 2017].
39. V.  Jonuks T., « From Holy Hiis to Sacred Stone  : Diverse and Dynamic Meanings of
Estonian Holy Sites », in Rountree K., Morris C., Peatfield A.  (eds), Archaeology of
Spiritualities, New York, Springer, 2012, p.  163-183. – Jonuks T., Veldi M., Oras E.,
« Looduslikud pühapaigad – uue ja vana piiril » [Les sites naturels sacrés – nouvelle et
ancienne frontière], Vikerkaar, 2014, p. 93-108. – Kõivupuu M., « Natural sacred places
in landscape : an Estonian mode », in Bergmann S., Scott P.-M., Jansdotter Samuelsson
M. and Bedford-Strohm H. (eds), Nature, Space and the Sacred. Transdisciplinary Perspec-
tives, Farnham, Ashgate, 2009, p. 223-234. – Valk H., « Sacred Natural Places of Estonia :
Regional Aspects », Folklore. Electronic Journal of Folklore, 2009, vol. 42 : www.folklore.
ee/folklore/vol42/valk.pdf [consulté le 13 janv. 2017].
40. Muinsuskaitse seadus [Loi sur la conservation du patrimoine], Riigi Teataja, RT I,
23.03.2015, 128. Traduction anglaise disponible en ligne  : https://www.riigiteataja.ee/
en/eli/517062015012/consolide [consulté le 13 janv. 2017].
41. Looduskaitse seadus [Loi sur la conservation de la nature], Riigi Teataja, RT I 2004,
38, 258.

106
La protection du patrimoine religieux en Estonie : lieux de culte et sites naturels sacrés

– et objets – étant protégés pour leur valeur culturelle, d’autres parce qu’ils
constituent d’importants sites archéologiques, d’autres encore en ce qu’ils
permettent de préserver en tout ou partie des zones naturelles d’une valeur
culturelle ou esthétique.
Il n’en reste pas moins que 80 % des sites et objets sacrés naturels seraient
sans protection 42. En outre, plusieurs sites protégés n’ont pas de limites
fixes ou leur délimitation est l’objet de discussions. La MTRA et la Maison
des bosquets ont formé plusieurs recours en justice afin de s’opposer à des
activités économiques réalisées sur des sites sacrés en violation des principes
applicables à la gestion de ces sites 43. De manière générale, la difficulté vient
de ce que l’existence de preuves –  et leur fiabilité  – que ces lieux ont été
des sites sacrés historiques fait débat.
Par ailleurs, la mise en œuvre du plan de développement pour la conser-
vation des sites naturels sacrés soulève de nouveaux questionnements pour
le législateur. À la différence des édifices cultuels qui sont la propriété des
associations religieuses, ou sont utilisés par elles, et qui servent à des fins
de célébration du culte, aucun de ces sites sacrés historiques n’est la pro-
priété d’associations religieuses. En revanche, tout comme la conservation
des édifices religieux et le classement au titre des monuments historiques
entraînent l’application de règles spécifiques et des limitations aux droits du
propriétaire, la protection des sites naturels sacrés se traduit par des limites
aux activités économiques du propriétaire. Sur ce point, les différents intérêts
en présence peuvent aisément se heurter, comme le montrent les recours
judiciaires relatifs à la protection de ces sites. La MTRA et la fondation Maison
des bosquets insistèrent au cours de la période 2008-2012 sur la nécessité
d’une législation spécifiquement consacrée à la protection des sites naturels
sacrés historiques, mais sans résultat.
Dans ce cadre de réflexion, la question a été soulevée de la protection
des sites sacrés non pas seulement en tant qu’objets matériels, mais aussi
comme espaces spirituels. Ici, la question déjà délicate d’une délimitation des
sites sacrés clairement établie dans les documents cadastraux en vue de leur
protection se complexifie devant la perspective de les protéger également en

42. Kaasik A., op. cit., p. 5.


43. Ces recours ont connu des issues variables. En 2007, la MTRA a obtenu gain de cause
contre le développement d’un parc éolien sur une colline sacrée dans le nord-est de
l’Estonie, tandis qu’un jugement de 2008 de la Cour suprême (Riigikohus) n’a pas modifié
le plan de développement local qui incluait le territoire d’un bosquet sacré. En revanche,
la Cour a, en 2012, mis fin à une licence d’exploitation forestière concernant une forêt
jouxtant le bosquet de Maardu.

107
Ringo RINGVEE

tant qu’espaces spirituels. En dépit de l’importance de ces questions, il semble


extrêmement difficile, voire impossible, de régler par la loi la protection des
espaces sacrés naturels. Où commence et où s’arrête le sacré ? La subjecti-
vité de l’expérience du sacré se prête mal à une régulation juridique et les
débats deviennent passionnés, même si les archéologues ont mis en avant
que le point de vue sur les sites sacrés défendu par la MTRA a été accepté
sans critique par l’opinion publique 44.
L’intérêt de cette question des sites naturels sacrés est de souligner que
la protection du patrimoine religieux ne peut se réduire à sa préservation
matérielle et au respect des règles de conservation du patrimoine culturel,
mais renvoie au positionnement de l’État, des institutions et des commu-
nautés religieuses et à leur autorité dans le paysage spirituel local.

44. Jonuks T., Veldi M., Oras E., précit., p. 93-108.

108
VARIA
LA LIBERTÉ DE RELIGION DANS LE CONTENTIEUX
EUROPÉEN DE L’ÉLOIGNEMENT DES ÉTRANGERS :
ENTRE RÉALISME ET EXIGENCE D’EFFECTIVITÉ

Mustapha AFROUKH
Université de Montpellier, Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH)

RÉSUMÉ
Dans un contexte international favorisant les départs de nombreux migrants
persécutés en raison de leur appartenance religieuse, la question se pose de
savoir si la liberté de religion peut être invoquée, dans le contentieux des
étrangers, pour faire obstacle à l’exécution d’une mesure d’éloignement. La
réponse donnée par la Cour européenne des droits de l’homme oscille entre
conservatisme et audace. Si elle se refuse toujours à reconnaître un effet
extraterritorial autonome à la liberté de religion protégée à l’article  9 de la
Convention européenne, elle n’hésite plus à prendre en compte les risques
de persécution religieuse.

ABSTRACT
In an international context which results in the departure of many migrants
persecuted on the basis of their religious affiliation, the question arises whether
freedom of religion could be relevant as a barrier to the implementation of
any expulsion measure in aliens litigation. The answer given by the European
Court of Human Rights stands between conservatism and audacity. While
the Court still refuses to admit an autonomous extraterritorial effect on the
freedom of religion protected by Article 9 of the European Convention, it no
longer hesitates to take into account persecution risks on religious grounds.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 111


Mustapha AFROUKH

U n État partie à la Convention européenne des droits de l’homme peut-il


éloigner un individu vers un État où l’exercice de sa liberté de reli-
gion (art. 9) risque d’être limité ? La question, bien que technique, soulève
des enjeux considérables tenant aux tentatives d’arrimage du droit d’asile
à la Convention européenne 1. La difficulté est bien connue  : si la Cour
européenne applique la Convention aux demandeurs d’asile et insiste tout
particulièrement sur leur situation d’extrême vulnérabilité, elle ne cesse de
rappeler que la Convention et ses protocoles ne garantissent pas le droit de
rechercher et de demander l’asile 2. Aussi, souligne-t-elle que son rôle n’est
pas « d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière
dont les États remplissent leurs obligations découlant de la convention de
Genève relative au statut des réfugiés » 3. La situation est toute autre en
droit de l’Union européenne avec l’existence d’un régime européen de l’asile
constitué de plusieurs textes de droit dérivé et fondé sur une application inté-
grale de la convention de Genève, qualifiée de « pierre angulaire du régime
juridique international de protection des réfugiés » 4. S’agissant du système
européen de protection des droits de l’homme, les liens entre le droit d’asile
et la Convention européenne ne peuvent être envisagés qu’à la lumière de la
jurisprudence relative à l’éloignement des étrangers. Toute la difficulté pour
la Cour est de prendre en compte la situation des demandeurs d’asile sans
dépasser les limites de son office.
Sans doute est-il utile de rappeler, à titre liminaire, que la lettre de la
Convention ne nous renseigne guère sur son applicabilité dans le domaine
du droit des étrangers. En effet, le texte initial de la Convention était silen-
cieux sur ce point. Aussi, soucieuse d’effectivité, la Cour a développé une
jurisprudence audacieuse et particulièrement constructive pour combler ce
vide juridique. On songe évidemment au mécanisme de la « protection par

1. Chetail V., « Le droit des réfugiés à l’épreuve des droits de l’homme  : bilan de la juris-
prudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’interdiction du renvoi des
étrangers menacés de torture et de traitements inhumains et dégradants », RBDI 2004/1,
p. 155.
2. CEDH, 30 oct. 1991, Vilvarajah et a. c/ Royaume-Uni, § 102, série A n° 215.
3. Pour une affirmation récente, CEDH, Gde ch., 23 mars 2016, no  43611/11, F.G. c/ Suède,
§ 117.
4. V., parmi d’autres, CJUE, 2 mars 2010, aff. C-175/08, Aydin Abdulla, Rec. p. I-1493, pt. 53
et CJUE, 17 juin 2010, aff. C-31/09, Bolbol, pt. 38. Selon J.-Ch. Martin, « ce qui caracté-
rise la relation entre la Convention de 1951 et les régimes européens de protection […],
c’est la primauté de la Convention de 1951 à laquelle tous les États membres de l’Union
sont parties » (« La cohérence des régimes de protection dans l’Union européenne », in
Millet-Devalle A.-S. (dir.), L’Union européenne et la protection des migrants et des réfugiés,
Paris, Pedone, 2010, p. 191).

112
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers

ricochet » qui permet d’étendre la protection de certains droits et libertés à


des situations non visées par la Convention. Alors que le droit à ne pas être
expulsé ou extradé ne figure pas comme tel au nombre des droits et libertés
garantis par la Convention, il est établi depuis l’important arrêt Soering que
des risques réels et sérieux de traitements contraires à l’article 3 5 dans l’État
de destination rendent l’exécution de la mesure d’éloignement constitutive
d’une violation de la Convention. L’originalité de cette jurisprudence est
double : d’abord, elle conduit le juge européen à se prononcer sur une vio-
lation virtuelle de la Convention. Comme l’a fort justement souligné Jennifer
Marchand, « on suppute le risque d’une future violation de l’article 3 […].
Si la Cour retient la violation avant même qu’elle se réalise –  dès lors que
l’expulsion n’a pas été mise en œuvre  – l’atteinte aux droits garantis n’en
apparaît pas moins réelle » 6. Tout bien considéré, pèse sur les États une
obligation de prévenir les violations de l’article 3 en cas d’éloignement d’un
étranger. Ensuite et surtout, la jurisprudence Soering confère à l’article  3
une portée extraterritoriale de la Convention en ce que le juge européen est
nécessairement amené à « apprécier la situation dans le pays de destination
à l’aune des exigences [de la Convention] » 7.
Dans l’arrêt Soering, la Cour s’appuie fortement sur la singularité de l’ar-
ticle  3 dans le corpus européen des droits de l’homme pour justifier une
telle extension de la protection conventionnelle  : « [cette disposition] ne
ménage aucune exception et l’article 15 ne permet pas d’y déroger en temps
de guerre ou autre danger national. Cette prohibition absolue, par la Conven-
tion, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
montre que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés
démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe » (§ 88). L’on peut s’inter-
roger sur le fait de savoir si cet effet extraterritorial bénéficie également à
la liberté de religion protégée à l’article 9 de la Convention. La question est
d’autant plus légitime que le juge européen semble faire dépendre cet effet
de l’importance des droits en cause. Or, si ce droit ne fait pas partie de la

5. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou


dégradants. »
6. Marchand J., « Prévention et dissuasion dans la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme », RFDA 2014, p. 1150.
7. CEDH, Gde ch., 7 juill. 1989, n°  14038/88, Soering c/ Royaume-Uni, §  91. Dans cette
situation, l’effet extraterritorial de la Convention « appréhende des situations se déroulant
ou ayant pris naissance sur le territoire d’un État et/ou qui produisent leurs effets hors
du territoire de l’État auteur » (Lagrange E., « L’application de la Convention de Rome
à des actes accomplis par les États parties en dehors du territoire national », RGDI publ.
2008, p. 525).

113
Mustapha AFROUKH

liste des droits indérogeables, son aspect interne qui renvoie aux croyances
et aux convictions de l’individu ne peut, en aucun cas, « nous être ôté par
une puissance supérieure » 8. Seule la liberté de manifester sa religion ou ses
convictions, c’est-à-dire son aspect externe, son exercice concret, peut faire
l’objet de restrictions selon le paragraphe  2 de l’article  9. En tant qu’elle
protège le for intérieur, la liberté de religion peut être considérée comme
une liberté absolue. Notons surtout que la liberté de religion constitue un
droit fondamental dans la jurisprudence européenne. C’est ce dont témoigne
la formule célèbre de l’arrêt Kokkinakis selon laquelle « la liberté de pensée,
de conscience et de religion […] représente l’une des assises d’une “société
démocratique” au sens de la Convention » 9. La Cour a également pu juger
que la liberté de religion est « dans sa dimension religieuse, l’un des élé-
ments les plus vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur
conception de la vie » 10, soulignant ainsi l’objet de la liberté de religion dans
l’accomplissement de l’individu en tant que créature spirituelle, donc de son
caractère essentiel pour la personne humaine.
Cet appel à la fondamentalité ne revêt pas une simple force rhétorique, invo-
quer l’importance d’un droit dans le standard de société démocratique permet
souvent de lui conférer une protection spécifique. En outre, l’extension du
raisonnement de la Cour dans l’affaire Soering à la liberté de religion s’inscrirait
dans la logique de la convention de Genève de 1951 qui prévoit que le statut
de réfugié peut être reconnu à toute personne répondant à la définition de
l’article 1er, A, 2 qui craint de subir des persécutions en raison de ses opinions
politiques, de son appartenance religieuse, de sa race, de sa nationalité ou de
son appartenance à un certain groupe social. Allant plus loin, l’article 10 de la
directive dite « Qualification » 2004/83/CE du 29 avril 2004 prévoit même que
« la notion de religion recouvre, en particulier, le fait d’avoir des convictions
théistes, non théistes ou athées, la participation à des cérémonies de culte
privées ou publiques, seul ou en communauté, ou le fait de ne pas y participer,
les autres actes religieux ou expressions d’opinions religieuses, et les formes de
comportement personnel ou communautaire fondées sur des croyances reli-
gieuses ou imposées par ces croyances », ce qui explique que la Cour de justice
développe ici une interprétation autonome et audacieuse 11, on y reviendra.

8. E. Kant, cité par Laupies F., La liberté, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2004, p. 103.
9. CEDH, 25 mai 1993, n° 14307/88, Kokkinakis c/ Grèce, § 31.
10. CEDH, 20 sept. 1994, n° 13470/87, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, § 47.
11. CJUE, 5 sept. 2012, aff. jointes C-71/11 et C-99/11, Bundesrepublik Deutschland c/ Y et Z,
AJDA 2012, p. 2267, chron. Aubert M., Broussy E., Cassagnabere H. ; RDP 2013, p. 707,
note Schahmaneche A.

114
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers

Ces dernières années, le contexte international a favorisé des exodes


de masse et des départs de nombreux migrants persécutés en raison de
leur appartenance religieuse. L’exemple dramatique des chrétiens d’Irak
pourchassés par l’armée de Daesh est topique à cet égard. Conscients des
potentialités qu’offre la jurisprudence Soering, de nombreux requérants
n’hésitent plus à saisir le juge européen pour contester leur éloignement en
invoquant des risques de persécution religieuse. C’est ainsi que nous sont
livrés des enseignements sur le traitement réservé à la liberté de religion
dans le contentieux de l’éloignement des étrangers. De toute évidence, la
Cour refuse de s’ériger en juge européen de l’asile, mais elle n’ignore pas
les risques de persécution religieuse au titre de sa jurisprudence Soering.
Pour le dire autrement, le refus de conférer un effet extraterritorial à la
liberté de religion (1) ne signifie pas que la liberté de religion n’est pas
protégée, la jurisprudence récente ouvrant timidement la voie à une garantie
indirecte de cette liberté dans le contentieux de l’éloignement (2). La juris-
prudence étudiée est intéressante parce qu’elle illustre à merveille la tension
entre audace et prudence du juge. Le récent arrêt F. G c/ Suède 12 constitue
d’ailleurs le dernier avatar particulièrement emblématique de cette tension
jurisprudentielle  : il souffle le chaud et le froid, oscillant entre innovation
et conservatisme.

1. LE REFUS DE CONSACRER L’EFFET EXTRATERRITORIAL


DE LA LIBERTÉ DE RELIGION

Pétrie de réalisme (1.1), la solution refusant d’étendre mécaniquement


l’effet extraterritorial de la CEDH à la liberté de religion accrédite l’idée d’une
hiérarchisation des droits et libertés au sein de l’ordre conventionnel (1.2).

1.1. UNE SOLUTION RÉALISTE


La question de l’invocabilité de la liberté de religion dans le conten-
tieux de l’éloignement a été posée pour la première fois à l’occasion d’une
affaire Katani c/ Allemagne dans laquelle les requérants alléguaient qu’en cas
d’expulsion vers la Géorgie, ils risquaient de subir des mauvais traitements en
raison de leur appartenance à la religion yézidie 13. Alors qu’ils invoquaient
directement l’article  9, la Cour oppose un raisonnement à tout le moins

12. CEDH, Gde ch., 23 mars 2016, précit.


13. CEDH, déc. 31 mai 2001, n° 67679/01, Katani c/ Allemagne.

115
Mustapha AFROUKH

équivoque : « eu égard à ce qui a été relevé ci-dessus [grief tiré d’une viola-
tion de l’article 3 considéré comme manifestement mal fondé], la Cour note
qu’elle n’est pas appelée à se prononcer sur la question de savoir si l’article 9
de la Convention peut, dans certains cas, impliquer la responsabilité d’un
État qui s’apprête à expulser une personne vers un autre État contractant ».
Inutile de dire ici que l’article 9 est éclipsé par l’article 3 qui est le vecteur
principal de la protection par ricochet 14. Un autre cas particulièrement signi-
ficatif est sans conteste la décision d’irrecevabilité Z. et T. c/ Royaume-Uni 15.
Saisi par des ressortissantes pakistanaises de confession chrétienne menacées
d’expulsion vers le Pakistan, le juge européen estime que la reconnaissance
de l’application extraterritoriale de l’article  9 reviendrait « [à imposer] aux
États parties une obligation d’agir effectivement en tant que garants indirects
de la liberté de religion et de culte pour le reste du monde ». L’accent mis
sur les obligations internationales issues de la convention des Nations unies
relative au statut des réfugiés révèle une nette hostilité de la Cour européenne
aux tentatives d’arrimage du droit d’asile à la Convention. En ce sens, sont
rappelées les limites de l’office de la Cour qui n’est pas juge de l’asile. La
force des motifs avancés par le juge laisse penser que la liberté de religion
ne peut pas faire l’objet d’un examen séparé. Elle n’est protégée que si les
persécutions alléguées exposent l’étranger à un risque sérieux pour sa liberté
ou son intégrité physique 16. L’effet extraterritorial conféré à d’autres dispo-
sitions devrait suffire à empêcher que « des droits humains fondamentaux,
tels que ceux qui sont garantis par la Convention, pourraient être soit gros-
sièrement violés, soit entièrement supprimés » 17. La logique réaliste atteint
son paroxysme lorsque la décision indique « [qu’on] ne saurait exiger qu’un
État contractant procédant à une expulsion ne renvoie un étranger que dans
un pays où la situation est pleinement et effectivement conforme à chacun
des droits et libertés garantis par la Convention » 18. On ne peut alors se

14. Dans le même sens, CEDH, déc. 11 mars 2003, n° 64599/01, Razaghi c/ Suède : « En ce
qui concerne le droit du requérant à la liberté de religion, la Cour observe que, dans la
mesure où aucune conséquence présumée en Iran de la conversion de la requérante au
christianisme n’atteint le niveau de traitement prohibé par l’article 3 de la Convention […].
La Cour estime que l’expulsion du requérant ne peut engager séparément la responsabilité
du gouvernement suédois en vertu de l’article 9 de la Convention. » [trad. par nous].
15. CEDH, déc. 28 févr. 2006, n°  27034/05, Z.  et T.  c/ Royaume-Uni, AJDA 2006, p.  1712,
chron. Flauss J.-F. Selon les requérantes, les obliger à dissimuler leur adhésion au chris-
tianisme reviendrait à une négation totale de leur droit à la liberté de religion.
16. Pour une illustration, V. l’arrêt M. E. c/ France du 6 juin 2013 (persécutions subies par
des chrétiens coptes en Égypte).
17. V. la décision X. c/ RFA (n° 1802/62, 26 mars 1963, Annuaire 6, p. 481).
18. CEDH, déc. 28 févr. 2006, Z. et T. c/ Royaume-Uni, précit.

116
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers

défendre du sentiment que la Cour souhaite se prémunir contre les dangers


d’un impérialisme des droits fondamentaux consistant à exporter sa propre
conception de ces droits.
Dans le sillage de cette jurisprudence, la Cour de justice de l’Union euro-
péenne a jugé que toute atteinte à la liberté de religion qui viole l’article 10 § 1
de la Charte des droits fondamentaux ne constitue pas un acte de persécution
au sens de l’article  9 §  1 de la directive 2004/83 19. Cette dernière disposi-
tion précise que les actes considérés comme une persécution doivent être
« suffisamment graves » en raison de leur nature ou de leur répétition pour
constituer une « violation grave des droits fondamentaux de l’homme », en
particulier des droits auxquels aucune dérogation n’est possible en vertu de
l’article  15, paragraphe  2, de la Convention européenne. Plus exactement,
la Cour a mis en exergue l’importance du critère de gravité des actes ou des
risques d’actes de persécution. Chemin faisant, on perçoit un même souci
des deux cours européennes de ne pas imposer des charges trop lourdes aux
États. L’arrêt de Grande Chambre F.G. c/ Suède, dans laquelle était en cause
le refus d’accorder l’asile à un ressortissant iranien converti au luthérianisme
après sa fuite en Suède et son expulsion vers l’Iran, ne déroge pas à cette
ligne jurisprudentielle puisque la Cour ne se prononce pas sur la violation
autonome de l’article 9 20. Critiquable, cette solution l’est en ce qu’elle laisse
penser que l’effet extraterritorial de l’article  9 ne pourrait pas être limité
par un seuil de gravité. Le juge européen pourrait très bien reconnaître un
tel effet en considérant que seules certaines atteintes à la liberté de religion
seront prises en considération.
À la lecture de ces affaires, il appert que le raisonnement de la Cour intro-
duit une hiérarchisation entre les droits et libertés garantis par la Convention.

1.2. L’ESQUISSE D’UNE HIÉRARCHISATION DES DROITS ET LIBERTÉS


Lorsque l’on s’interroge sur la question d’une éventuelle hiérarchie
des droits au sein de la Convention, il est classique d’opposer les droits
indérogeables, considérés comme absolus, et les droits conditionnels sus-
ceptibles de limitation. À la suite de l’arrêt Soering, il apparaissait que l’effet

19. CJUE, 5 sept. 2012, Bundesrepublik Deutschland c/ Y. et Z., précit., pt. 53.
20. Dans son opinion séparée, le juge Sajo critique le point de vue de la Cour  : « J’aurais
préféré une analyse séparée de la mesure dans laquelle le droit consacré par la Conven-
tion de manifester librement sa religion (c’est-à-dire, en l’espèce, au lieu de dissimuler
sa foi chrétienne en Iran, comme l’ont suggéré les autorités nationales) a une application
extraterritoriale ».

117
Mustapha AFROUKH

extraterritorial de la Convention n’était pas sans limites 21. Exceptionnel, il ne


devait concerner que certains droits garantis. La nature du droit en jeu est dès
lors une donnée essentielle. La décision Z. et T. c/ Royaume-Uni se livre ainsi
à de longs développements sur l’importance fondamentale des droits énoncés
aux articles 2 et 3. Selon la juge Tulkens, « lorsque l’État tiers n’est lui-même
pas partie à la Convention, seules les violations du noyau dur des droits et
libertés conventionnels commises par celui-ci sont susceptibles d’engager la
responsabilité des États membres » 22. Cette idée d’un « noyau dur » de droits
est reprise par Maurice Kamto dans son cinquième rapport sur l’expulsion
des étrangers : « Selon le Rapporteur spécial, il paraît irréaliste de prescrire
qu’une personne en cours d’expulsion peut bénéficier de l’ensemble des droits
de l’homme garantis par les instruments internationaux et par la législation
nationale de l’État expulsant. […] Il semble plus en résonance avec la réalité
et la pratique des États de circonscrire les droits garantis durant l’expulsion
aux droits fondamentaux de la personne humaine. » 23
Ceci est conforté par l’approche sélective de la Cour. Par exemple, si elle
considère qu’une décision d’extradition peut exceptionnellement soulever un
problème au cas où l’individu risquerait de subir un déni de justice flagrant
dans un État tiers 24, les droits garantis aux articles 8 et 9 ne bénéficient pas
per se de cet effet extraterritorial. En l’état actuel de la jurisprudence, seuls les
droits garantis aux articles 2, 3, 5 et 6 bénéficient d’un effet extraterritorial.
On le voit, l’extraterritorialité ne découle pas de l’indérogeabilité d’un droit.
Le critère distinctif doit dès lors être recherché ailleurs. Comment expliquer
que la liberté de religion érigée en « assise d’une “société démocratique” au
sens de la Convention » ne bénéficie pas de la même protection ? On se sou-
vient que le Professeur Dubouis avait même écrit que « la liberté de religion
se situe à un niveau élevé, au sommet peut-être, de la hiérarchie des droits et
libertés garantis par la Convention européenne » 25. La hiérarchie des droits

21. « L’article  1 […] ne saurait s’interpréter comme consacrant un principe général selon
lequel un État contractant, nonobstant ses obligations en matière d’extradition, ne peut
livrer un individu sans se convaincre que les conditions escomptées dans le pays de destination
cadrent pleinement avec chacune des garanties de la Convention » (§ 86, souligné par nous).
22. Tulkens F., « Postface », in Bribosia E. et Hennebel L. (dir.), Classer les droits de l’homme,
Bruxelles, Bruylant, 2004, p. 390.
23. Nations unies. Commission du droit international, Cinquième rapport sur l’expulsion
des étrangers, présenté par M.  Maurice Kamto, Rapporteur spécial, 61e  session, Genève,
4 mai-5 juin et 6 juillet-7 août 2009, A/CN.4/611.
24. Arrêt Soering, § 113. Pour un constat de violation, V. CEDH, 17 janv. 2012, n° 8139/09,
Othman Abu Qatada c/ Royaume-Uni.
25. Préface de L. Dubouis à la thèse de G. Gonzalez, La Convention européenne des droits de
l’homme et la liberté des religions, Paris, Économica, 1997, p. 2.

118
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers

revêt parfois dans la Convention une dimension universelle. Aussi, on ne


peut écarter totalement l’hypothèse que la question de la mise en jeu de la
Convention pour des faits survenus en dehors du territoire des États parties
ne peut concerner que des droits dont le caractère universel ne souffre aucune
contestation. En ce sens, la jurisprudence Soering serait révélatrice d’un lien
entre l’universalité des droits et l’identification d’un noyau dur des droits de
l’homme. Relativement à l’interdiction énoncée à l’article 3, la Cour évoque
ainsi « une norme internationalement acceptée ». Somme toute, ce n’est ni la
fondamentalité du droit, ni son régime juridique qui est déterminant, mais le
fait qu’il soit universel. La liberté de religion ne serait pas aussi universelle
que le droit à la vie, ou bien encore l’interdiction énoncée à l’article  3. Du
reste, conférer un effet extraterritorial à l’article  9 pourrait être vu comme
une volonté du juge d’exporter sa conception de la liberté de religion 26. La
Cour le reconnaît d’ailleurs dans l’affaire Z.  et T.  en jugeant, à propos de
l’article 9, qu’il « s’agit là avant tout de la norme appliquée au sein des États
contractants à la Convention, lesquels sont attachés aux idéaux démocra-
tiques, à la prééminence du droit et des droits de l’homme ». Par conséquent,
le juge retient pour cette disposition une conception strictement territoriale.
Il n’empêche que le refus de conférer un effet extraterritorial à l’article 9
n’empêche pas la Cour de prendre en compte les risques de persécution reli-
gieuse, en particulier lorsqu’elle examine si l’État a respecté ses obligations
au titre de l’article 3.

2. LA PRISE EN COMPTE INDIRECTE DES RISQUES D’ATTEINTE


À LA LIBERTÉ DE RELIGION

Un récent arrêt F.G. c/ Suède, inspiré pour partie de la jurisprudence de


la Cour de justice, tend à montrer que le juge européen n’est pas insensible
à la situation des demandeurs d’asile qui invoquent un risque de mauvais
traitements en raison d’une conversion religieuse. Afin de bien mesurer
l’apport de cet arrêt, il sera vu, dans un premier temps, que sa portée n’est

26. La même conclusion s’applique au droit protégé à l’article 8 (CEDH, déc. 22 juin 2004,
n° 17341/03, F. c/ Royaume-Uni, et CJUE, 7 nov. 2013, aff. jointes C-199/12 à C-201/12,
Minister voor immigratie en Asiel c/ X, Y et Z, V.  tout particulièrement le pt.  41 des
conclusions de l’avocat général : le but de la directive 2004/83 « n’est pas d’exporter [les
droits et libertés garantis par la charte et la CEDH] », « pareille exportation peut en effet
être considérée comme une forme d’impérialisme humanitaire ou culturel » (à propos de
la reconnaissance du statut de réfugié à des personnes homosexuelles persécutées dans
leur pays d’origine).

119
Mustapha AFROUKH

pas négligeable sur le terrain des obligations procédurales pesant sur les
États (2.1). Puis, dans un deuxième temps, seront examinées les limites du
contrôle européen (2.2). Aussi l’arrêt F.G. se prête-t-il à une double lecture.

2.1. LES AVANCÉES


C’est essentiellement sur le terrain procédural que la question de la per-
sécution religieuse connaît de réelles avancées. Au cas d’espèce, le requérant
soutenait que son éloignement en Iran emporterait violation des articles  2
et  3 de la Convention en raison notamment de sa conversion de l’islam au
christianisme en Suède. L’affaire puise son origine dans le refus des autorités
suédoises de faire droit à la demande d’asile déposée par le requérant, lequel
avait, dans un premier temps, refusé d’invoquer sa conversion à l’appui
de sa demande, avant de changer de position lorsque l’arrêté d’expulsion
qui le visait est devenu exécutoire. Contrairement à la plupart des affaires
concernant la liberté de religion des demandeurs d’asile, le requérant n’a
pas fui son pays en raison de persécutions pour des motifs religieux. S’étant
converti après son arrivée en Suède, il invoque des risques de persécution liés
à cette conversion 27. Avec des réponses différentes, tant l’arrêt de chambre
que celui de la Grande Chambre vont se focaliser sur la prise en compte par
les autorités suédoises de la question de la conversion religieuse et de ses
conséquences. S’agissant des obligations procédurales pesant sur les États, la
Cour rappelle, dans le sillon d’une jurisprudence bien balisée, que dans « le
contexte de l’expulsion », « il appartient en principe au requérant de produire
des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de
penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé
à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 ; et
que lorsque de tels éléments sont soumis, il incombe au Gouvernement de
dissiper les doutes éventuels à ce sujet » 28, en précisant que les demandes
d’asile connaissent un régime particulier. Elle a, par exemple, estimé dans
l’affaire M.S. c/ Belgique, que lorsque des informations sur un risque général
de mauvais traitements sont aisées à vérifier, les autorités doivent évaluer
ce risque d’office 29. Le fait que le demandeur d’asile s’abstienne de soulever
l’existence d’un tel risque ne saurait être regardé comme une renonciation

27. Ce qui distingue cette affaire de celle jugée par la Cour de justice de l’Union européenne.
28. § 120.
29. Selon cet arrêt, au moment d’expulser le requérant, les autorités belges savaient ou devaient
savoir qu’il n’avait aucune garantie de voir sa demande d’asile examinée sérieusement
par les autorités grecques (31 janv. 2012, no  50012/08).

120
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers

aux garanties prévues à l’article 3. L’intérêt de l’arrêt F.G. est de préciser que


cette obligation s’applique également aux cas où sont invoqués des risques
individuels. Alors que, d’ordinaire,
« il incombe à la personne qui sollicite l’asile d’évoquer et d’étayer
pareil risque », il est désormais établi qu’« eu égard toutefois au carac-
tère absolu des droits garantis par les articles 2 et 3 de la Convention,
et à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent
les demandeurs d’asile, si un État contractant est informé de faits,
relatifs à un individu donné, propres à exposer celui-ci à un risque de
mauvais traitements contraires auxdites dispositions en cas de retour
dans le pays en question, les obligations découlant pour les États des
articles 2 et 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent
ce risque d’office » 30.

La solution n’était pas complètement prévisible, mais elle ne surprend pas


vraiment, car elle s’inscrit dans une tendance visant à renverser la charge de
la preuve lorsque le risque de mauvais traitements est de notoriété publique.
Il n’est d’ailleurs pas neutre que ce changement intervienne dans une affaire
mettant en cause des risques liés à des croyances religieuses. En statuant
ainsi, la Cour européenne entend suggérer que la Cour de justice n’a pas le
monopole de la protection de la liberté de religion des demandeurs d’asile.
Dans leur opinion dissidente commune sous l’arrêt de chambre F.G. c/ Suède,
les juges Zupančič, Power-Forde et Lemmens avaient souligné la timidité de
la Cour qui semblait faire sien l’argument selon lequel la dissimulation par
le requérant de ses convictions religieuses excluait tout risque de mauvais
traitements, en comparaison avec l’approche plus protectrice retenue par la
Cour de justice dans l’arrêt Bundesrepublik Deutschland c/ Y et Z. La pression
des droits fondamentaux a finalement incité la Cour de Strasbourg à revoir
sa copie en s’inspirant directement de la jurisprudence de la Cour de justice,
peut-être pas la plus pertinente 31.
Il convient toutefois de ne pas procéder à une approche trop angélique
du dialogue judiciaire, la Cour semblant accorder davantage d’importance
au caractère absolu des droits garantis par les articles  2 et  3 et à l’extrême

30. § 127. L’arrêt ajoute que « cela vaut spécialement pour les situations où il a été porté à
la connaissance des autorités nationales que le demandeur d’asile fait vraisemblablement
partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements et
qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et
à son appartenance au groupe visé ».
31. L’arrêt A (C-148/13), B (C-149/13), C (C-150/13) c/ Staatssecretaris van Veiligheid en
Justitie concernait une demande d’asile fondée sur l’homosexualité et l’arrêt Bundesrepublik
Deutschland c/ Y et Z ne portait pas sur une conversion sur place.

121
Mustapha AFROUKH

vulnérabilité des demandeurs d’asile. Reste qu’au moment même où les


relations entre les deux cours se sont sérieusement dégradées à la suite
de l’avis 2/13 relatif à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention,
un rapprochement s’opère en faveur de la protection de la liberté de reli-
gion des demandeurs d’asile. À preuve, à l’instar de la Cour de justice 32 et
conformément aux positions du Haut-Commissariat des Nations unies pour
les réfugiés, la Cour européenne énonce qu’une « personne qui s’est sincère-
ment convertie ou qui risque de se voir attribuer ses nouvelles convictions
religieuses et s’expose ainsi à la persécution ne doit pas être contrainte de
cacher sa foi dans le seul but d’échapper à un tel traitement » 33. La Grande
Chambre est sur ce point d’une clarté tranchante en désavouant la chambre
pour avoir fondé son constat de non-violation sur le fait que le requérant a
« cantonné sa foi dans le domaine privé » 34. Pareillement, toujours dans cette
logique « d’absorption » 35 de la liberté de religion par les articles 2 et 3, la
Cour suggère que les hésitations du requérant à invoquer sa conversion reli-
gieuse ne sauraient être assimilées à une renonciation des garanties offertes
par ces dispositions. À ses yeux, « eu égard au caractère absolu des articles 2
et 3 de la Convention, une renonciation à la protection qui en résulte pour
l’individu concerné est peu concevable. Il s’ensuit que, indépendamment de
l’attitude du requérant, les autorités nationales compétentes ont l’obligation
d’évaluer d’office tous les éléments portés à leur connaissance avant de se
prononcer sur l’expulsion de l’intéressé vers l’Iran » 36.
En définitive, on est conduit à considérer que via les articles 2 et 3, la liberté
de religion fait une entrée remarquée dans le contentieux de l’éloignement

32. « La crainte du demandeur d’être persécuté est fondée dès que les autorités compétentes,
au regard de la situation personnelle du demandeur, estiment qu’il est raisonnable de
penser que, à son retour dans son pays d’origine, il effectuera des actes religieux l’exposant
à un risque réel de persécution. Lors de l’évaluation individuelle d’une demande visant
à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre
du demandeur qu’il renonce à ces actes religieux » (CJUE, 5 sept. 2012, Bundesrepublik
Deutschland c/ Y et Z, précit.).
33. § 145 de l’arrêt F.G.
34. Adde CEDH, 19 déc. 2013, n° 7974/11, N.K. c/ France : le requérant doit démontrer qu’il
pratique ouvertement cette religion et qu’il est un prosélyte ou, à tout le moins, qu’il est
perçu comme tel par les autorités pakistanaises.
35. Gonzalez G., « Conversion sur place et traitement d’une demande d’asile », JCP G 2016,
439.
36. CEDH, Gde ch., 23 mars 2016, F.G. c/ Suède, § 156 (arrêt rendu en matière d’éloignement
des étrangers). L’arrêt traduit une évolution par rapport à l’affaire M.S. c/ Belgique dans
laquelle la Cour n’estimait pas « devoir se prononcer in abstracto sur le point de savoir
si le caractère indérogeable du droit en question entraîne ipso facto l’impossibilité d’y
renoncer » (31 janv. 2012, n° 50012/08, § 122).

122
La liberté de religion dans le contentieux européen de l’éloignement des étrangers

des étrangers, au moins sur le terrain procédural. La Cour européenne se


montre cependant prudente et ne s’aventure à aucun instant sur le volet
substantiel des articles 2 et 3, étape qui aurait permis de transformer l’essai
et de donner toute son effectivité à la protection des demandeurs d’asile
fondée sur la religion. Au point que cette évolution de la jurisprudence est
éclipsée par un autre aspect de l’arrêt, le refus de la Cour de se prononcer
sur la violation matérielle des articles 2 et 3.

2.2. LES LIMITES


L’arrêt F.G. ne tire pas les conséquences de cette précision de l’obligation
procédurale pesant sur les États dans le cadre de l’examen d’une demande
d’asile. Alors que la Cour constate in specie que la demande d’asile du requé-
rant fondée sur sa conversion mérite d’être examinée par lesdites autorités,
elle élude totalement l’examen du volet substantiel des articles  2 et  3, à
savoir les risques encourus par l’intéressé en cas de renvoi vers l’Iran. En
bref, elle se satisfait d’un simple constat de violation de l’obligation procé-
durale dans une situation où une violation potentielle des articles 2 et 3 est
clairement établie. Alors certes, la validité de la décision d’expulsion avait
expiré, mais dès lors que la Grande Chambre a refusé de radier la requête
du rôle, il paraissait logique qu’elle rende un arrêt de principe sur tous les
aspects de la question. Une nouvelle fois, elle a paru céder au mouvement de
procéduralisation des droits substantiels 37, moult fois dénoncé en doctrine.
Rigoureusement comprise, la démarche suivie implique que le requérant
introduise une nouvelle demande d’asile en Suède et que les autorités remé-
dient aux défaillances qui ont entaché la procédure nationale, mais sans que
son renvoi soit finalement exclu. La Cour a donc éludé le débat au fond
alors que, comme l’ont noté les juges dissidents,
« le requérant risque des poursuites pénales pour crime d’apostasie.
Bien que l’État iranien n’ait jamais codifié ce crime, il autorise l’appli-
cation de certaines lois islamiques alors même que le crime n’est pas
spécifiquement mentionné dans le Code pénal […] dès lors que la
répression visant l’acte qui consiste à changer de religion emporte
violation du droit à la liberté de religion et contraint en pratique les
citoyens musulmans à s’abstenir d’adopter une autre foi. Or, comme
l’indique l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme,

37. Dubout E., « La procéduralisation des droits », in Sudre F.  (dir.), Le principe de sub-
sidiarité au sens du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles,
Némésis-Anthémis, 2014, p. 265.

123
Mustapha AFROUKH

la liberté de religion implique la “liberté de changer de religion ou de


conviction” ».

On se souvient que cette formulation avait heurté certains États arabo-


musulmans lors de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de
l’homme, l’Arabie saoudite s’étant même abstenue après avoir tenté de faire
supprimer le passage de l’article 18 relatif au changement de religion 38. On
fera cependant remarquer que l’apostasie n’a aucun fondement dans le Coran.
Plus encore, le verset 256 de la Sourate La Vache « Point de contrainte en
matière de religion » et le verset 29 de la sourate La Caverne « Dis  : La
vérité vient de Dieu, que celui qui veut croire croie, et que celui qui veut
être infidèle, le soit » plaident plutôt en sens inverse.
Quand bien même la dernière peine de mort pour apostasie a été exécutée
en 1990, celle-ci donne lieu à de nombreuses persécutions et détentions.
Semblable retenue judiciaire de la Cour tranche, par exemple, avec ses prises
de position sur la question de la compatibilité des peines corporelles prévues
en droit musulman avec les exigences de l’article  3. Dans son arrêt Jabari,
elle a ainsi jugé que la Turquie ne pouvait expulser la requérante vers l’Iran
au motif qu’il existait un risque réel qu’elle subisse la peine de lapidation
pour adultère 39. Il en est de même en ce qui concerne la peine de la flagel-
lation 40. La sévérité ne serait-elle plus de mise lorsqu’est en cause la liberté
de religion ? Le moins que l’on puisse dire est que, dans un contexte de
recrudescence de l’intolérance religieuse, la position de la Cour fait tache.
Il ne faut pas voir dans ces quelques remarques une critique en règle de
l’arrêt F.G., à bien des égards innovant. Cet arrêt marque une première étape
dans la série jurisprudentielle relative à la prise en compte de la liberté de
religion dans le cadre du contentieux de l’éloignement. On ne saurait trop
recommander à la Cour de ne pas en rester là…

38. L’article  18 du Pacte international sur les droits civils et politiques a également fait
l’objet de nombreuses réserves, V.  https://treaties. un.org/Pages/ViewDetails.aspx ? src
=  TREATY&mtdsg_no =  IV-4&chapter =  4&clang =  _fr#EndDec [consulté le 13 janv.
2017]
39. CEDH, 11 juill. 2000, n° 40035/98, Jabari c/ Turquie, §§ 41-42.
40. CEDH, 22 juin 2006, n° 24245/03, D. et autres c/ Turquie, § 50.

124
LA RELIGION ET LE TRAVAIL AU MILIEU
DU GUÉ EUROPÉEN : SUR LA MÉTHODE JURIDICO-
POLITIQUE DES AVOCATS GÉNÉRAUX PRÈS LA CJUE

Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT


Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)

RÉSUMÉ
Deux renvois préjudiciels fournissent à la CJUE l’occasion de se prononcer,
par le prisme de l’interdiction des discriminations par la directive 2000/78,
sur le degré de protection de la liberté de religion du salarié face à la liberté
d’entreprendre de l’employeur. L’analyse développée dans l’article porte sur
les conclusions présentées par les avocats généraux Kokott et Sharpston res-
pectivement en mai et juillet 2016. Elle tend à montrer comment, tant la (re)
formulation des questions préjudicielles que les solutions suggérées tentent
d’orienter la CJUE dans deux voies opposées. Guidée par une logique (néo)
libérale, la première propose un assouplissement des contraintes antidiscri-
minatoires, tandis que la seconde repose sur une approche centrée sur les
droits de l’homme.

ABSTRACT
The CJEU has been asked to make two preliminary rulings designed to clarify
prohibition under EU law (Directive No  2000/78) of discrimination on the
ground of religion at work and, in doing so, to determine the level of pro-
tection of the exercise of workers’ religious freedom. This article provides an
analysis of the opinions delivered by Advocates General Kokott and Sharpston
in May and July 2016. In the authors’ view, the (re) wording of the questions,
as well as the solutions suggested propose two opposite directions to the
CJEU: on the one hand, a neoliberal approach, which tends to alleviate anti-
discrimination requirements, and on the other a human rights-based approach.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 125


Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

S aisie de deux renvois préjudiciels en interprétation par les Cours de


cassation belge 1 et française 2, relativement similaires 3, la Cour de
justice de l’Union européenne (CJUE) est appelée à préciser pour la première
fois l’interprétation des dispositions de la directive de l’Union européenne
2000/78 4 relatives à l’interdiction des discriminations fondées sur la religion
dans le cadre du travail.
Dans les deux affaires, il s’agit de savoir si une restriction au port de
tenues ou signes liés aux convictions religieuses sur le lieu de travail s’analyse
comme une discrimination prohibée ou, au contraire, si elle est admise par la
législation antidiscrimination de l’UE. Comme dans les arrêts Baby Loup, sont
néanmoins posées, en creux, la question de l’exercice de la liberté de religion
par les salariés et celle, corollaire, de l’articulation de ces deux éléments
fondamentaux 5 : sont-ils mis en tension, en hiérarchie, ou se renforcent-ils
mutuellement ? Le nouvel article L.  1321-2-1 du Code du travail 6, issu de
la loi du 8  août 2016, dite « Loi travail », prolonge ce questionnement en
se plaçant sur le terrain des restrictions possibles à la manifestation des
convictions, tout en s’éloignant du régime juridique de la discrimination
directe qu’il vise pourtant implicitement.
Le caractère discriminatoire ou non des interdictions en cause dépendra
des règles de l’UE applicables, lesquelles seront déterminées en fonction
de la qualification juridique qui sera retenue. Les deux avocats généraux,
Mme Kokott (affaire belge Samira Achbita) et Mme Sharpston (affaire fran-
çaise Asma Bougnaoui) proposent des solutions différentes (2) reposant sur
deux manières opposées de traiter le problème formulé par les juridictions
de renvoi (1).

1. Aff. C-157/15, Samira Achbita, conclusions de l’avocat général J.  Kokott présentées le
31 mai 2016.
2. Aff. C-188/15, Asma Bougnaoui, conclusions de l’avocat général E.  Sharpston présentées
le 13 juillet 2016.
3. Concl. Kokott, préc., § 5.
4. Dir. 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en
faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
5. Sur cette articulation, V. Tebbes N., Religion and Equality Law, Farnahm, Ashgate, 2013.
6. « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutra-
lité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont
justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du
bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

126
La religion et le travail au milieu du gué européen

1. LE PROBLÈME DE DROIT : DE LA QUESTION FORMULÉE


À LA PROPOSITION ORIENTÉE

1.1. LES QUESTIONS PRÉJUDICIELLES :


L’INFLUENCE DU CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE
Exprimées dans un langage politico-juridique, les questions peuvent
dénoter tout à la fois l’embarras des juges internes d’appréhender ce qui
constitue désormais une délicate controverse, mais également leur volonté
maladroite d’orienter la réponse de la CJUE. La formulation de la ques-
tion préjudicielle a une incidence sur le positionnement susceptible d’être
emprunté par les juges de Luxembourg. En vertu de la règle de l’ultra petita,
le fondement juridique sur lequel s’appuie une demande délimite l’office du
juge. De la même façon, la CJUE ne peut fixer l’interprétation d’une norme
de l’UE qu’en réponse à une question répondant aux critères énoncés dans
le règlement de la Cour.
La Cour de cassation belge a posé la question suivante : « L’article 2, para-
graphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE […] doit-il être interprété en
ce sens que l’interdiction de porter un foulard en tant que musulmane sur le
lieu de travail ne constitue pas une discrimination directe lorsque la règle en
vigueur chez l’employeur interdit à tous les travailleurs de porter sur le lieu
de travail des signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou
religieuses ? ». Cette question est, à plusieurs titres, critiquable dans sa seule
formulation. Elle introduit ainsi plusieurs biais dans la (re)présentation des
faits de l’espèce. Reposant sur une formule négative (« ne constitue pas une
discrimination directe »), elle suggère une réponse fermée. Sur le plan juri-
dique, le choix de la négation laisse entrevoir deux perspectives de réponse,
contrairement à ce qu’envisage l’avocat général Kokott 7  : l’interdiction de
porter le foulard islamique peut constituer soit une discrimination indirecte,
soit une discrimination directe « rachetée », c’est-à-dire une mesure reposant
certes directement sur la religion mais justifiée. Implicitement mais sûrement,
c’est bien la justification de la différence de traitement qui se trouvera au
cœur de la réponse de la Cour.
Ensuite, il est fait mention d’une règle en vigueur au sein de l’entreprise,
alors que la salariée a été licenciée par l’employeur sur le fondement d’une
décision unilatérale prise à son encontre, le 12 juin 2016. Le règlement du
travail comprendra, le lendemain de la décision de licenciement, autrement

7. Concl. Kokott, § 26.

127
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

dit le 13  juin, la règle selon laquelle « il est interdit aux travailleurs de
porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques,
philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle » 8. Il
peut sembler anachronique de solliciter l’application d’une règle 9 qui n’a pas
été mobilisée par une éventuelle victime, même si l’existence d’une victime
identifiée ne conditionne pas la validité de l’action en contestation du dis-
positif 10. Néanmoins, dans l’analyse des circonstances de l’affaire, il n’est pas
anodin de retenir le caractère discrétionnaire, voire arbitraire, de la décision
de l’employeur qui n’invoque pas l’application d’une norme collective adoptée
antérieurement, ni une obligation contractuelle que la salariée n’aurait pas
respectée.
Par ailleurs, la question introduit dans les débats les convictions politiques
et philosophiques en sus des convictions religieuses. Argutie juridique ou
stratégie d’évitement, la frilosité à évoquer frontalement la religion révèle
l’hypocrisie de l’analyse. Non seulement ces convictions ne doivent pas être
confondues avec la religion (confusion opérée également par l’article  2 de
la « Loi travail »), mais de plus la distinction entre la liberté de pensée ou
de conviction et la liberté d’exercice ou de manifestation de sa conviction
doit être clairement opérée de sorte que l’analyse développée confine au
sophisme 11. Ainsi, l’avocat général Kokott considère que le règlement de
travail « ne se borne pas à interdire le port de signes visibles de convictions
religieuses mais interdit expressément aussi, dans le même temps, le port
de signes visibles de convictions politiques ou philosophiques » de sorte
que « ce règlement de travail met (donc) en œuvre dans l’entreprise une
politique générale et totalement indiscriminée de neutralité en matière de
religion et de convictions » 12. Or, si une règle peut interdire un ensemble
de comportements, elle n’en est pas pour autant légitime sous prétexte que
tous les comportements identiques ou similaires sont concernés.
S’agissant de la question posée par la Cour de cassation française 13, des
critiques peuvent également être soulevées. La question est la suivante : « Les
dispositions de l’article  4 §  1 de la directive 2000/78/CE […] doivent-elles

8. Rappelé dans les conclusions de J. Kokott, § 17.


9. L’avocat général Kokott centre son analyse sur ce règlement et encourage la Cour à faire
de même (§ 67).
10. CJCE, 10 juill. 2008, n° C-54/07, Feryn.
11. V. Hennette-Vauchez S., Wolmark C., « Plus vous discriminez, moins vous discriminez.
À propos des conclusions de l’avocate générale dans l’affaire sur le port du voile au travail,
CJUE, Achbita, aff. C. 157-15 », SSL, n° 1728, 2016, p. 5.
12. Concl. Kokott, § 51.
13. Cass. soc., 9 avril 2015, n° 13-19.855.

128
La religion et le travail au milieu du gué européen

être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essen-


tielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle
ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de
conseils informatiques de ne plus voir les prestations de services informa-
tiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études, portant
un foulard islamique ? ».
La question oriente le sens de la réponse, puisqu’il s’agit de s’interroger
sur la justification de la différence de traitement et non de préciser l’exis-
tence ou non d’une discrimination. La différence de traitement ne paraît faire
aucun doute dans l’esprit du juge français. En outre, l’argument économique
convoqué se fait l’écho de la logique utilitariste animant les choix de poli-
tiques économiques réalisés ces dernières années. L’orientation de la solution
est ici manifeste. En invoquant l’activité professionnelle ou les conditions de
son exercice, la liberté d’entreprendre et l’image de l’entreprise constitueraient
un objectif légitime justifiant la différence de traitement fondée sur la religion.

1.2. LES PROPOSITIONS DES AVOCATS GÉNÉRAUX :


DES APPROCHES JURIDICO-POLITIQUES DIFFÉRENCIÉES
Les avocats généraux J. Kokott et E. Sharpston, au regard respectivement
des questions posées, ont adapté leur argumentation afin d’orienter le débat
judiciaire.
Mme  Kokott évoque « le contexte politique et social actuel, qui voit
l’Europe confrontée à un afflux absolument sans précédent de migrants pro-
venant de pays tiers et dans lequel les moyens de parvenir à une intégration
réussie des personnes issues de l’immigration sont âprement débattus » 14.
Développant son raisonnement sur l’existence d’une justification de la diffé-
rence de traitement à partir de la religion musulmane, elle considère ensuite
que l’interdiction litigieuse, en l’espèce, ne correspond pas à « une mesure
dirigée spécifiquement contre les travailleurs de religion musulmane, ni
spécifiquement contre les travailleuses de cette appartenance religieuse » 15.
L’incohérence du propos sur le plan juridique (soulignée par le sophisme
précédemment relevé) est renforcée par la dimension politique dont est
empreint l’ensemble des arguments avancés. Le positionnement politique de
Mme Kokott oriente le raisonnement juridique qu’elle mène pour finalement
valider l’interdiction du port de tenues liées à la religion.

14. Concl. Kokott, § 2.


15. Concl. Kokott, § 49.

129
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

Les conclusions de l’avocat général Kokott contrastent avec celles de


l’avocat général Sharpston qui ne se place que sur le terrain du droit. Lorsque
cette dernière généralise la question posée en ce qu’elle ne concerne pas la
seule religion islamique ni les seules personnes de sexe féminin 16, l’objectivité
scientifique donne une assise plus solide à sa démonstration, puisqu’il s’agit
de tenir compte de toutes les manifestations de la liberté de religion et de
les protéger en tant que telles.
À l’inverse de l’avocat général Kokott, Mme  Sharpston rappelle le cadre
juridique et identifie, au premier chef, les dispositions de la Convention
européenne des droits de l’homme (CEDH, article  9 et article  14). Par ce
préambule, elle fait le choix d’apolitiser les débats et de conférer une teneur
juridique au discours relatif à la place de la religion dans l’entreprise. Son
analyse permet de prendre en considération de manière relative l’exercice de
la liberté de religion et l’impact des décisions de l’entreprise 17. Ainsi, l’avocat
général Sharpston évoque la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme en rappelant que « le respect de la dignité des personnes ne peut
légitimement motiver l’interdiction générale du port du voile intégral dans
l’espace public. La Cour est consciente de ce que le vêtement en cause est
perçu comme étrange par beaucoup de ceux qui l’observent. Elle souligne
toutefois que, dans sa différence, il est l’expression d’une identité culturelle
qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit » 18. Au contraire
de l’avocat général Kokott qui considère la religion comme une décision
subjective, réversible à la différence du sexe, de l’âge ou de l’orientation
sexuelle 19.
Il est intéressant de noter que Mme  Sharpston relève elle-même l’orien-
tation de la solution résultant de la formulation de la question, à travers la
différence sémantique entre les termes « foulard » et « voile » 20. Elle choisit
d’unifier le vocabulaire en retenant le terme de « foulard » qui est un vête-
ment alors que le vocable « voile », plus connoté, est une matière textile
évoquant la religion islamique.

16. Concl. Sharpston, § 30.


17. Concl. Sharpston, § 29.
18. Concl. Sharpston, § 54, citant l’arrêt de la CEDH, Gde ch., 1er  juill. 2014, n° 43835/11,
S.A.S. c/ France, § 120.
19. Concl. Kokott, § 45 ; V. infra 2.
20. Concl. Sharpston, § 78. Rappelant que « la formule de la question et le contexte du litige
au principal soulèvent un certain nombre de questions » (§ 77).

130
La religion et le travail au milieu du gué européen

2. LES SOLUTIONS : DE LA DISCRIMINATION QUALIFIÉE


À L’INFLUENCE NORMATIVE RECHERCHÉE

2.1. LA CENTRALITÉ DE L’OPÉRATION DE QUALIFICATION


L’interdiction des discriminations obéit, en droit de l’Union européenne,
à un régime juridique spécifique reposant sur la summa divisio discrimina-
tion directe/discrimination indirecte. Cette distinction est déterminante car
les possibilités de justifier une différence de traitement sont beaucoup plus
ouvertes lorsque celle-ci est liée indirectement à un critère discriminatoire.
Alors que « la discrimination directe se produit lorsqu’une personne est
traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le
serait dans une situation comparable » 21, une discrimination indirecte est
caractérisée « lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparem-
ment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des
personnes d’une religion ou de convictions […] donné[e]s, par rapport à
d’autres personnes », à moins que « cette disposition, ce critère ou cette
pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les
moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires » 22.
Mme  Kokott envisage la caractérisation de la discrimination directe et
de la discrimination indirecte, en conformité avec la question posée. Mais,
l’orientation est prise dans l’analyse des faits en vue d’évincer la connotation
religieuse de l’affaire et de justifier la discrimination éventuelle.
Mme  Kokott s’écarte d’abord de la jurisprudence de la CJUE qui retient
une interprétation large de la discrimination directe comme englobant toute
mesure liée indissociablement à un critère discriminatoire. Elle retient le
fait que d’autres critères discriminatoires sont mentionnés, ce qui, pour elle,
exclut la qualification de discrimination directe. En outre, elle établit une
distinction critiquable entre les critères qui ont donné lieu à la jurisprudence
de la Cour – le sexe, l’âge, l’origine ethnique – et les convictions : « il s’agis-
sait […] toujours de particularités physiques inséparables de la personne
ou de caractéristiques liées à la personne […], et non de comportements
reposant sur une décision ou une conviction subjective comme, en l’espèce,
le fait de porter ou ne pas porter un couvre-chef » 23. Ce faisant, elle établit
une hiérarchie entre les critères qui n’est absolument pas fondée en droit

21. Dir. 2000/78, art. 2 § 2, a).


22. Dir. 2000/78, art. 2 § 2, b).
23. Concl. Kokott, § 45.

131
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

et méconnaît, en outre, le rôle des convictions pour la constitution de la


personne elle-même.
Retenant néanmoins une potentielle discrimination indirecte, l’avocat
général Kokott estime que, en vertu de l’article 4 § 1 de la directive, l’inter-
diction du port de tenues vestimentaires peut constituer « une exigence
professionnelle essentielle et déterminante » justifiant une différence de
traitement fondée sur un critère discriminatoire tel que, en l’espèce, la reli-
gion. Elle considère même que « la quintessence de cette disposition est
tout simplement de permettre la justification d’une inégalité de traitement
par des motifs économiques (plus précisément des motifs commerciaux) ».
Il relèverait alors de l’entreprise d’« opter pour une politique de stricte neu-
tralité en matière de religion et de convictions et, pour réaliser cette image
de marque, imposer à son personnel dans le cadre des exigences profession-
nelles, d’afficher une apparence neutre au travail » 24. En outre, la liberté
d’entreprendre justifierait la décision de l’entrepreneur d’imposer un code
vestimentaire déterminé 25. Quant à l’objectif poursuivi qui doit être légitime
et proportionné, il apparaîtrait « pleinement légitime pour une entreprise
d’ériger le respect de ces attentes de sa clientèle en condition d’exercice de
l’activité de ses travailleurs ». Au soutien de cette assertion, est avancé que
« tout client est parfaitement en droit d’exiger d’être servi sans discrimination
ainsi que de manière aimable et dans le respect des formes élémentaires de
la politesse ». De plus, l’avocat général Kokott insiste sur le fait que l’inter-
diction litigieuse est la mesure la plus appropriée pour mettre en œuvre la
politique de neutralité souhaitée.
Les conclusions de Mme Sharpston prennent méthodiquement le contre-
pied du raisonnement de Mme  Kokott et proposent une lecture plus fidèle
de la directive 2000/78 26. L’avocat général Sharpston insiste sur l’importance
et la portée du principe de non-discrimination telles qu’elles résultent de la
directive 2000/78, de la jurisprudence de la CJUE et de la Charte des droits
fondamentaux de l’UE (article 21). Il en découlerait que l’interdiction de toute
discrimination fondée sur la religion et les convictions constitue un « principe
général du droit de l’Union concrétisé par la directive 2000/78 » 27. Prenant

24. Concl. Kokott, § 76.


25. Concl. Kokott, § 81.
26. Laulom S., « Pour une interprétation plus fidèle de la directive 2000/78. Les conclusions
de l’avocate générale dans l’affaire française sur le port du voile au travail », SSL, nº 1733,
2016, p.  10. Adde Moizard N., « Les toges européennes se déchirent sur le voile au
travail », RDT 2016, p. 569.
27. Concl. Sharpston, § 62.

132
La religion et le travail au milieu du gué européen

comme modèle la solution jurisprudentielle relative à l’interdiction des dis-


criminations liées à l’âge, Mme Sharpston souhaite ainsi lui conférer un effet
direct vertical et horizontal, permettant à tout travailleur du secteur public
comme du secteur privé d’invoquer devant le juge national les dispositions
de la directive 2000/78 à l’encontre de son employeur et obligeant le juge
national à appliquer la jurisprudence de la CJUE.
Mme  Sharpston se prononce en faveur d’une discrimination directe, en
appliquant l’analyse littérale de la définition retenue par ailleurs 28 par la
CJUE 29. La lettre de licenciement mentionnait le critère religieux de sorte que
la qualification de discrimination directe ne posait guère de difficulté. L’avocat
général Sharpston rejette aussi catégoriquement l’idée de Mme Kokott selon
laquelle les convictions, parce que subjectives, peuvent être moins protégées
par la législation antidiscrimination. Elle « souligne que, pour l’adepte prati-
quant d’une religion, son identité religieuse fait partie intégrante de son être
même […] on aurait tort de supposer que, en quelque sorte, tandis que le
sexe ou la couleur de peau suivent une personne partout, la religion ne le
ferait pas » 30. Si la Cour de cassation française retient bien la qualification
de discrimination directe, plus généralement, de l’interdiction du port du
voile 31, il n’est pas certain qu’elle soit insensible à une telle différenciation
dans l’appréhension des critères de discrimination 32.
Sur la justification éventuelle au regard de l’article  4 §  1 de la directive
2000/78, Mme  Sharpston rappelle que cette disposition est d’interprétation
stricte, comme toute dérogation au principe de non-discrimination, et que
sa mise en œuvre doit être prévue par la législation nationale 33. En l’occur-
rence, elle ne peut que présumer que l’article L. 1133-1 du Code du travail,
mentionné par la Cour de cassation dans sa décision de renvoi, réalise cette
mise en œuvre 34. Notons que le nouvel article L.  1321-2-1 ne manquera
pas de susciter des difficultés supplémentaires à cet égard. En autorisant les
employeurs à insérer dans le règlement intérieur des « dispositions inscri-
vant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions

28. CJCE, 17 juill. 2008, n° C-303/06, Coleman.


29. Concl. Sharpston, § 88.
30. Concl. Sharpston, § 118.
31. Huglo J.-G., « Le point sur la jurisprudence française et européenne », SSL, n°  1733,
2016, p. 4.
32. Ibid.  : « Contrairement à un voile ou tout autre signe religieux que l’on peut matériel-
lement arrêter de porter facilement, tel n’est pas le cas d’une couleur de peau ou d’une
orientation sexuelle ».
33. Selon CJUE, 13 sept. 2011, n° C-447/09, Prigge e.a., §§ 46 et 59.
34. Concl. Sharpston, § 91.

133
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés
et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de
l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché », le législateur
pose les conditions de validité de la différence de traitement directe que
produira ce type de clauses. Or, ces conditions et, tout particulièrement,
l’objectif lié au fonctionnement de l’entreprise, s’écartent de celles prévues
par la directive 2000/78.
L’avocat général Sharpston souligne ensuite « le caractère limité de la
dérogation [qui] se reflète dans la formulation de l’article 4, paragraphe 1 »,
de sorte que cette dérogation doit être « limitée à des éléments qui sont
absolument nécessaires pour exercer l’activité professionnelle en question » 35.
Elle réfute l’analyse selon laquelle l’intérêt commercial de l’entreprise dans ses
relations avec la clientèle pourrait constituer une telle exigence justifiant une
différence de traitement, ce d’autant qu’est en cause une différence directe-
ment fondée sur la religion. Aucune autre disposition de la directive ne peut
être mobilisée au soutien de cette analyse, ni même la liberté d’entreprendre
telle que consacrée par la Charte des droits fondamentaux.
À titre subsidiaire, Mme Sharpston examine la qualification de discrimi-
nation indirecte, mais l’on voit nettement qu’elle ne conçoit pas réellement
l’application de cette catégorie en l’espèce 36. Néanmoins, elle considère que
l’intérêt commercial de l’employeur constitue un objectif légitime pouvant
« disqualifier » au sens de l’article 2 § 2 sous b) une discrimination indirecte.
Finalement la question se résout au travers de l’« équation de la pro-
portionnalité » 37 et, plus précisément, du poids que donne chaque avocat
général à la liberté d’entreprendre de l’employeur face à la liberté du salarié
de manifester ses convictions. Alors que Mme Kokott fait prévaloir la liberté
d’entreprendre, dans le droit fil de la jurisprudence récente de la CJUE 38,
l’avocat général Sharpston promeut une approche humaine 39 fondée sur les
valeurs de dignité et d’autonomie qui sont au cœur du droit de la non-
discrimination. Mme Sharpston admet sans difficulté que l’employeur puisse
imposer certaines restrictions à la liberté de porter des vêtements ou des
signes religieux, mais identifie clairement la limite qui, selon elle, ne saurait

35. Ibid., § 96.


36. Ibid., § 110.
37. Vickers L., Religious Freedom, Religious Discrimination and the Workplace, Oxford, Hart,
2008, p. 54.
38. V. CJUE, 18 juill. 2013, n° C-426/11, Alemo-Herron e.a.
39. Ferreira N. and Kostakopoulou D., The Human Face of the European Union. Are EU Law
and Policy Humane Enough ?, Cambridge University Press, 2016.

134
La religion et le travail au milieu du gué européen

être franchie : la contrainte imposée par l’employeur « ne pourra cependant


pas porter atteinte à un aspect de la pratique religieuse que le travailleur
considère comme essentiel » 40. Sa position est claire : lorsqu’aucune solution
acceptable par les deux parties n’a pu être trouvée, « [e]n dernier recours,
l’intérêt de l’entreprise à produire un profit maximal devrait alors […] s’ef-
facer devant le droit du travailleur à manifester ses convictions religieuses » 41.
Et, puisque l’évidence est ignorée par Mme Kokott, Mme Sharpston rappelle
qu’une préférence exprimée par les clients de l’entreprise, elle-même fondée
sur des stéréotypes relatifs à une religion, ne saurait ôter à une différence de
traitement son caractère discriminatoire. Elle le renforce bien au contraire.
Une autre différence fondamentale dans le raisonnement des deux avocats
généraux est l’articulation divergente qu’elles proposent entre la liberté de
religion et l’interdiction des discriminations, posant ainsi la question cruciale
de l’internormativité entre le droit de l’UE et la CEDH.

2.2. L’INTERNORMATIVITÉ ENTRE LE DROIT DE L’UE


ET LE DROIT DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
Il n’est guère étonnant que les deux avocats généraux se réfèrent abon-
damment à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
relative à l’article 9 CEDH, tant pour définir la religion que pour déterminer
les limites admissibles (non-discriminatoires) à la manifestation des convic-
tions religieuses au travail. Mme  Sharpston, particulièrement, produit un
condensé éclairant des décisions pertinentes de la Cour de Strasbourg. Les
droits et libertés garantis par la Convention sont en effet érigés au rang de
principes généraux du droit de l’Union (article 6 du traité sur l’Union euro-
péenne) dont la CJUE assure le respect et ont inspiré la rédaction d’articles
« correspondants » au sein de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.
Ainsi, l’article 10 de cette charte a-t-il le même sens et la même portée que
l’article 9 CEDH 42. Quant à l’article 21 de la charte, il s’inspire notamment
de l’article  14 CEDH prohibant les discriminations dans la jouissance des
droits de la Convention et, « pour autant qu’il coïncide avec l’article 14 de
la CEDH, il s’applique conformément à celui-ci » 43.

40. Concl. Sharpston, § 128.


41. Concl. Sharpston, § 133.
42. Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, JOUE
C 303, 14 déc. 2007, explication ad article 10.
43. Explications relatives à la Charte, préc., explication ad article 21.

135
Fleur LARONZE et Mélanie SCHMITT

C’est ainsi que Mme Kokott reprend le raisonnement de la Cour de Stras-


bourg afin de conférer une assise solide à l’admission de la différence de
traitement dans l’affaire belge. Ce faisant, elle duplique l’approche de la
Cour EDH basée sur les restrictions à la liberté de religion et met à l’écart
l’approche, pourtant classique en droit de l’UE, en matière d’interdiction des
discriminations. Or, comme le souligne fort justement Mme Sharpston, il ne
saurait être question d’appliquer purement et simplement la jurisprudence de
Strasbourg. En effet, si le mécanisme des « droits correspondants » inscrit à
l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE impose à la CJUE
d’interpréter les droits de cette charte conformément aux droits correspon-
dants de la CEDH, c’est sous réserve toutefois que le droit de l’UE n’accorde
pas « une protection plus étendue que celle de la CEDH » 44.
La distinction entre discriminations directe et indirecte révèle, à nouveau,
son caractère décisif. Les exigences de justification propres à disqualifier une
discrimination directe sont ainsi très élevées en droit de l’UE, offrant aux
salariés une protection très élevée, plus étendue que celle découlant de la
CEDH. En revanche, en matière de discrimination indirecte, la différence des
deux approches n’est plus pertinente puisque, en abordant la question sous
l’angle des restrictions pouvant affecter l’exercice de la liberté de religion,
la Cour EDH laisse une marge de manœuvre importante aux entreprises et
aux États responsables du comportement des entreprises (par la doctrine des
« obligations positives »). La jurisprudence de la CJUE s’avère très semblable,
au vu des nombreuses possibilités de justification prévues par la directive
2000/78 et qu’elle interprète de manière très compréhensive.
In fine, le test de proportionnalité 45 favorise l’internormativité. À propos
d’une éventuelle discrimination indirecte, les avocats généraux s’entendent
ainsi pour appliquer la méthode de résolution des conflits de droits privilégiée
par la Cour européenne des droits de l’homme  : « Il convient de ‘trouver
un juste équilibre entre les différents intérêts en présence’ » 46. S’il en va de
même en matière de discrimination directe, il reste que le contrôle se fait
plus ou moins rigoureusement et tous les intérêts en présence n’ont pas la
même valeur. C’est précisément cette dimension axiologique qui permet à
Mme Sharpston de faire prévaloir la liberté fondamentale dont jouissent les

44. Art. 52 § 3 de la Charte de l’UE.


45. Sur l’importance du principe pour le système conventionnel, V. van Drooghenbroeck S.,
La proportionnalité dans le droit de la convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles,
FUSL, 2002.
46. Concl. Sharpston § 121, qui cite les concl. Kokott.

136
La religion et le travail au milieu du gué européen

êtres humains et qui participe de leur dignité 47. Se trouvant au fondement de


l’interdiction des discriminations, l’égale dignité des personnes est également
consacrée par la CEDH, mais l’interdiction des discriminations inscrite au
sein de son article  14 n’ayant pas de vie autonome, elle n’a que peu influé
sur la construction de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en matière
de liberté de religion. Sans aucun doute, la prise de position prochaine de
la CJUE sur l’interdiction des discriminations liées à la religion au travail
fournira au juge des droits de l’homme un point d’appui pour développer
cet autre aspect de la protection de la liberté de religion.

47. Sur la fonction de la dignité dans la détermination du droit et de ses finalités, V. Ost F.,
À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruxelles, Bruylant, 2016, spéc. p. 294 et s.

137
LE TRAITEMENT JURIDIQUE
DU PHÉNOMÈNE SECTAIRE AUX ÉTATS-UNIS :
LE CAS DES NEW RELIGIOUS MOVEMENTS

Philippe SÉGUR
Université de Perpignan Via Domitia

RÉSUMÉ
Si la liberté religieuse nord-américaine est parfois source d’incompréhensions,
une approche du traitement juridique des nouveaux mouvements religieux aux
États-Unis permet de mesurer que sa singularité n’est pas aussi marquée que l’on
pourrait croire. Bien que le droit américain consacre avec une force particulière
la liberté de conscience, il est loin d’ignorer le principe de séparation de l’État et
de la religion. De même, veille-t-il à soumettre les activités religieuses à un cadre
légal susceptible de garantir l’ordre public sous l’autorité stricte du juge. Sa par-
ticularité procède alors d’une conception spécifique du fait religieux : celui-ci est
placé au cœur du rapport social à la fois comme le ciment de la nation tout entière
et comme le gage de la liberté individuelle dont jouit tout citoyen américain.

ABSTRACT
If the North American approach to freedom of religion is sometimes source of
misunderstanding, an insight into the US legal treatment of the new religious
movements shows that its singularity is less significant than supposed. Although
the American law enshrines the freedom of conscience with a particular strength,
it is far from ignoring the principle of State and religion separation. Also, it
ensures that the religious activities abide by a legal framework protecting the
public order under the judiciary authority. In reality, the legal specificity stems
from a particular conception of the religious phenomenon: this is placed at the
heart of the social life, both as the cement of the nation and as the guarantee
of the personal freedom enjoyed by every American citizen.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 139


Philippe SÉGUR

R ecourir au terme « secte » pour analyser le traitement juridique de la


question religieuse aux États-Unis pose d’emblée un problème séman-
tique 1. En effet, si le mot revêt en anglais un sens sensiblement identique
à celui que lui prête le français, il fait l’objet d’un usage très différent dans
les deux pays.
Selon le Littré, la secte désigne un « ensemble de personnes qui font
profession d’une même doctrine ». Cette définition neutre renvoie à une
communauté humaine constituée sur un fondement idéologique. Néanmoins
le mot peut revêtir un second sens qui emporte un jugement de valeur  :
c’est alors l’« ensemble de ceux qui suivent une opinion accusée d’hérésie ou
d’erreur » 2. Cette distinction se retrouve, modernisée, dans les dictionnaires
contemporains. Dans l’acception péjorative du terme, un critère implicite de
dangerosité y remplace celui de l’erreur. Ainsi, la secte sera une « commu-
nauté fermée, d’intention spiritualiste, où des guides, des maîtres exercent
un pouvoir absolu sur ses membres » 3.
Aux États-Unis, le terme sect revêt, de la même manière, une double
acception. En marge de sa signification traditionnelle, s’est développé un
sens à la connotation péjorative, déterminé d’abord par l’hérésie, ensuite
par la dangerosité. Il est toutefois significatif que, dans son usage courant,
le vocable sect ne soit pas immédiatement dépréciatif, mais qu’il continue
de véhiculer sa signification première : celle d’un groupe religieux dissident
constitutif d’une Église plus ou moins institutionnalisée. Dans son acception
dévalorisante, le mot est, en effet, supplanté par celui de cult. Ce dernier a
acquis un sens négatif dans les années 1970, lorsque les associations anti-
sectes ont commencé à dénoncer leurs agissements et surtout, dans les années
1980, lorsque s’est répandue la peur des cultes sataniques (satanic panic) 4.
Le terme cult est alors devenu synonyme de groupe à la fois hérésiarque et
potentiellement dangereux.

1. Au-delà de son acception commune qui le rattache aux préoccupations spirituelles, le


phénomène des sectes excède parfois le champ strictement religieux (Abgrall J.-M., La
mécanique des sectes, Paris, Payot, 1996 ; Fournier A., Monroy M., La dérive sectaire,
Paris, PUF, 1999). En 2000, la Mission interministérielle de lutte contre les sectes avait,
d’ailleurs, proposé une définition qui relativisait le critère de la religion : « une association
de structure totalitaire, déclarant ou non des objectifs religieux, dont le comportement
porte atteinte aux droits de l’Homme et à l’équilibre social » (MILS, Rapport, janv. 2000,
p. 44 ; Vivien A., Les sectes, Paris, O. Jacob, 2003, p. 56).
2. Littré E., Dictionnaire de la langue française, t. 4, Paris, Hachette, 1877, p. 1874.
3. Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 2001.
4. Petersen J.  A., « Modern Satanism: Dark Doctrines and Black Flames », in Lewis J.  R.,
Petersen J. A. (eds), Controversial New Religions, Oxford, OUP, 2004.

140
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

Ces différences terminologiques dans le langage courant se retrouvent sur


le terrain du droit. En France, tout en se refusant à donner une définition
juridique de la secte 5, les pouvoirs publics n’ont pas hésité à légiférer sur
le sujet avec la loi About-Picard du 12 juin 2001 relative aux mouvements
sectaires 6, texte qui crée un délit spécifique d’abus de faiblesse ainsi qu’un
organisme public de surveillance des dérives sectaires 7. Les pouvoirs publics
américains, au contraire, gardent le silence à propos des cults ou des sects,
ce qui revient à en dénier toute réalité. L’administration fédérale ne connaît
que des Églises (Churches) par la voie de l’Internal Revenue Service. C’est, en
effet, l’administration fiscale qui octroie le statut d’Église aux groupes reli-
gieux en fonction de ses critères propres et des décisions jurisprudentielles
ponctuelles 8. Les sects en tant que sous-groupes religieux ou groupes religieux
dissidents sont donc accessibles au statut d’Église  : l’Église de scientologie
est ainsi reconnue comme une corporation religieuse à but non lucratif dans
certains États comme la Californie ou Washington D.C.
L’Office of International Religious Freedom atteste de cet usage libéral du
terme « Église ». Ce bureau a été institué au sein du Département d’État par
l’International Religious Freedom Act du 27 octobre 1998 pour promouvoir la
liberté de religion et lutter contre les persécutions religieuses dans le monde.
Dans son rapport annuel, il a régulièrement dénoncé l’utilisation par certains
États du mot cult ou sect pour désigner les Églises d’origine américaine, ce
qui constitue à ses yeux une pratique stigmatisante pour ces minorités. En
2008, le rapport a ainsi affirmé à propos de la France que « la discrimination
envers les Témoins de Jéhovah, les scientologues et d’autres groupes consi-
dérés comme des sectes ou des cultes dangereux demeure une préoccupation
et peut avoir contribué à des actes de vandalisme contre ces groupements » 9.
Dans le rapport de 1999, les pouvoirs publics français étaient déjà suspectés

5. Woehrling J.-M., « Une définition juridique des sectes ? », in Messner F.  (dir.), Les
« sectes » et le droit en France, Paris, PUF, 1999, p. 63.
6. Loi n°  2001-504 du 12  juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des
mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamen-
tales, JO, 13 juin 2001, p. 9337.
7. La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Pour une définition de la notion de « dérive sectaire », V.  sur son site  : http://www.
derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-dérive-sectaire/que-dit-la-loi/le-dispositif-juridique-
français [consulté le 13 janv. 2017].
8. Bostwick H., « What Constitutes a Church Under Federal Law ? », Legalzoom, Dec.
2009 : https://www.legalzoom.com/articles/what-constitutes-a-church-under-federal-laws
[consulté le 13 janv. 2017].
9. États-Unis. Department of State, Report on International Religious Freedom, 2008 [trad.
par nous].

141
Philippe SÉGUR

de viser des groupes « non pas sur la base d’activités illégales présumées,
mais sur celle de leur religion ou de leurs croyances » 10.
On le voit, la typologie wébéro-troeltschienne de l’Église et de la secte,
fondée sur le double critère du mode d’organisation 11 et du contenu des
croyances 12, conserve aux États-Unis toute sa pertinence. La secte anglo-
américaine demeure une organisation de type volontariste procédant par
différenciation, voire protestation contre une culture religieuse dominante.
Cependant, si l’idéal-type de la secte n’existe que par opposition avec celui
de l’Église 13, le droit américain réconcilie leurs manifestations concrètes par
une labellisation juridique identique. L’une comme l’autre sont susceptibles
d’être des Churches.
Dès lors, on peut craindre qu’une analyse juridique en langue française
utilisant le terme « secte » –  chez nous très fortement connoté et même
indexé par le droit dans le sens de la défiance, de la prévention et de la
répression  – ne conduise à d’importants contresens quant à la situation
américaine. Il est donc préférable de recourir à l’expression plus neutre de
« nouveaux mouvements religieux » (new religious movements), même si son
usage dans les deux langues révèle lui aussi quelques failles et quelques
décalages 14. L’expression rend mieux compte de l’attitude de neutralité des

10. Klein G., Les sectes et l’ordre public, Besançon, Presses univ. de Franche-Comté, 2005,
p.  26. – La Miviludes a répondu à ces critiques récurrentes dans son rapport de 2008
(Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2009, p. 46).
11. Max Weber distingue la secte, qui est constituée sur la base d’un principe volontariste de
l’Église, communauté religieuse qui résulte d’un état de fait hérité (L’éthique protestante
et l’esprit du capitalisme, 1904-1905, Paris, Flammarion, 2008, chap. 2).
12. Ernst Troeltsch a insisté sur la contestation de la culture religieuse dominante comme
critère de définition de la secte (The Social Teaching of the Christian Churches, 1912,
Univ. Chicago Press, 1976).
13. Disselkamp A., « La typologie Église-secte-mystique selon Ernst Troeltsch », L’Année socio-
logique, vol. 56, 2/2006, p. 457-474.
14. Aux États-Unis, le tropisme protestant qui a conduit, encore aux xviiie et xixe  siècles, à
une efflorescence d’Églises chrétiennes dissidentes, rend l’usage de l’expression new reli-
gious movements assez indécis. Bien que l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers
jours (fondée en 1830), les Témoins de Jéhovah (apparus dans les années 1870) et la
science chrétienne (fondée en 1879) aient pu être considérés comme des new religious
movements, les groupes religieux d’obédience chrétienne n’entrent généralement pas dans
cette catégorie (Olson P.  J., « Public Perception of “Cults” and “New Religious Move-
ments” », Journal for the Scientific Study of Religion, 45 (1), March 2006, p. 97-106). Or,
cela laisse de côté un grand nombre de groupes ou sous-groupes tels que Young Life créé
en 1941 ou les Churches of Christ, liées aux Églises du Christ internationales qui sont
classées en France parmi les nouveaux mouvements religieux (Courbet S., Ethnologie
d’une secte. L’Église du Christ de Paris, Publ. de l’Université Paris VII, 1995 ; Réflexions sur
l’enfermement sectaire à partir de l’étude du néo-langage des bostoniens (adeptes de l’Église
du Christ internationale de Paris), thèse, ethnologie, Paris 7, 1999).

142
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

pouvoirs publics américains à l’égard de groupes tels que Eckankar, la scien-


tologie (Church of Scientology), les Témoins de Jéhovah (Jehovah’s Witnesses),
la science chrétienne (Christian Science) ou le mouvement raélien (United
States Raelian Religion), considérés aux États-Unis comme des religions, mais
qualifiés de sectes dans le rapport de la commission parlementaire d’enquête
française en 1995 15. Cette tolérance remarquable, qui est source de nom-
breux malentendus avec la France, se comprend dans une large mesure par
la spécificité culturelle de cette nation.
L’identité américaine porte, en effet, l’empreinte du non-conformisme
religieux qui caractérisait les colons issus de la Réforme protestante. Les
groupes congrégationnistes, qui fuyaient les persécutions religieuses en
Europe, ont fait naître une exigence démocratique spécifique  : celle qui
place « au-dessus de tout la liberté de “prophétiser”, c’est-à-dire la liberté
de se réunir, de prêcher, de prier ensemble, sans intervention de l’extérieur,
et même d’aucune hiérarchie » 16. Ceci explique que les États-Unis aient
toujours été une terre d’élection pour les nouveaux mouvements religieux
et que ceux-ci aient pu y prospérer. L’esprit d’entreprise importé par les
protestants depuis l’Europe 17 et le nouveau contexte libéral associé à la
dérégulation institutionnelle ont constitué le terreau du développement des
nouveaux mouvements religieux 18. Ceux-ci ont, par conséquent, profité
d’une opportunité économique liée à un contexte historique  : l’apparition
d’un marché religieux 19.
Plus tard, c’est l’intronisation de la culture de soi, associée au rejet de la
société industrielle et capitaliste, qui a provoqué le revival religieux des années
1960 et 1970. De nouveaux mouvements ont émergé, dont la nature était
différente. Avec eux, il ne s’agissait plus d’une protestation spécifiquement
religieuse, mais d’une contestation globale. L’extrême radicalité de certains
de ces groupes devait alors conduire à une prise de conscience. L’affaire

15. Rapport n° 2468 de la Commission d’enquête Gest-Guyard sur les sectes, Paris, Assemblée
nationale, 22 déc. 1995. « 90 % des sectes réputées dangereuses sont d’origine améri-
caine », affirmaient en 2002 A. Fournier et C. Picard (Sectes, démocratie et mondialisation,
Paris, PUF, 2002).
16. Séguy J., « Non conformisme religieux », in Puech H.-C.  (dir.), Histoire des religions,
t. 3, Paris, Gallimard, 1972, p. 1282 ; V. aussi « Le non-conformisme sectaire en France,
problèmes de recherches », Rev. française de sociologie, janv.-mars 1965, p. 44-57.
17. Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit.
18. Stark R., Finke R., « How the Upstart Sects Won America: 1776-1850 », Journal for the
Scientific Study of Religion, vol. 28, No. 1, p. 27-44.
19. Laurence Moore R., Selling God : American Religion in the Marketplace of Culture, Oxford,
OUP, 1994. – Mayali L. (dir.), Le façonnage juridique du marché des religions aux États-Unis,
Paris, Mille et une nuits, 2002.

143
Philippe SÉGUR

du Temple du Peuple a joué, sur ce point, un rôle décisif. Le 18 novembre


1978, ce mouvement messianique, fondé par Jim Jones, a conduit 914 per-
sonnes au suicide collectif à Jonestown au Guyana. L’émotion provoquée
par ce drame a engendré une double réaction  : d’une part, un mouvement
d’origine chrétienne contre les sectes (counter-cult movement) et, d’autre part,
un mouvement anti-sectes d’origine laïque (anti-cult movement) 20. Cependant,
faute d’avoir réussi à se faire reconnaître par les pouvoirs publics, tous deux
ont perdu de leur influence dans les années 1990.
Pour autant, les drames collectifs ou individuels liés à des groupements
sectaires n’ont pas disparu 21. On rappellera, en 1993, le siège de la rési-
dence des Branch Davidians à Waco où 83  personnes ont trouvé la mort,
le suicide de 39 membres de Heaven’s Gate en 1997 et, plus récemment, en
octobre  2015 à New Hartford, le décès d’un adolescent de 17  ans battu à
mort par plusieurs adeptes de la Word of Life Christian Church, parce qu’il
avait émis le vœu de la quitter 22. Ces affaires n’ont pas conduit les pouvoirs
publics à infléchir leur position sur la question religieuse. Les chiffres en
attestent, la vitalité du phénomène religieux reste importante 23. À l’heure
actuelle, on dénombre 313 religions, parmi lesquelles 127 relèvent du new age
et 124 sont hors classification 24. Sur le nombre, 85 sont reconnues en tant
qu’Églises 25. Fermement attachés à leur libéralisme religieux, les États-Unis
demeurent le « royaume des cultes » qu’on a parfois vu en eux 26.
Outre ses déterminants historiques et sociaux, cette très grande diver-
sité religieuse se comprend à l’examen des principes constitutionnels qui

20. Melton J. G., « The Counter-Cult Monitoring Movement in Historical Perspective », in


Challenging Religion: Essays in Honour of Eileen Barker, London, Routledge, 2003.
21. Bromley D.  G., Melton J.  G. (eds), Cults, Religion and Violence, Cambridge University
Press, 2002.
22. Mac Kinley J., « Survivor of Word of Life Church Beatings Testifies in Court », New
York Times, 21 Oct. 2015.
23. De 2007 à 2014, le nombre d’Américains se déclarant chrétiens a chuté de 78,4 % à 70,6 %.
En revanche, ceux qui déclarent adhérer à une foi non chrétienne sont passés de 4,7 %
à 5,9 %. – Pew Research Center, « America’s Changing Religious Landscape », 12  mai
2015  : http://www.pewforum.org/2015/05/12/americas-changing-religious-landscape/
[consulté le 13 janv. 2017].
24. Melton J. G. et al. (eds), Encyclopedia of American Religions, Detroit, Gale, 8th ed. 2009.
– V.  aussi Kosmin B., Lachman S.  P., One Nation Under God: Religion in Contemporary
American Society, New York, Three Rivers Press, 2011. – Pour un tableau des 313 religions
répertoriées aux États-Unis en 2008, V. sur le site ProCon : http://undergod.procon.org/
view.resource.php?resourceID=000068 [consulté le 13 janv. 2017].
25. Toinet M.-F., Lennkh A.  (dir.), États-Unis, peuple et culture, Paris, La Découverte,
2004, p. 88.
26. Martin W., The Kingdom of the Cults, Minneapolis, Bethany House Publ., 2003.

144
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

structurent le rapport entre le politique et le religieux. Thomas Jefferson


lui-même estimait que « l’acte du peuple américain tout entier qui a déclaré
que son parlement ne pouvait faire aucune loi qui touche à l’établissement
d’une religion ou en interdise le libre exercice, construisait ainsi un mur
de séparation entre l’Église et l’État » 27. Or, si ce principe américain de
séparation constitue, à n’en pas douter, une garantie pour les new religious
movements (1), il en dessine également, à rebours des idées reçues, la plus
sûre des limites (2).

1. LE PRINCIPE AMÉRICAIN DE SÉPARATION,


UNE GARANTIE POUR LES NEW RELIGIOUS MOVEMENTS

Le principe américain de séparation est défini au sein du Bill of Rights par


le Premier Amendement à la Constitution de 1787. Celui-ci dispose que « le
Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre
exercice d’une religion ». Il en découle deux éléments fondamentaux  : la
Free Exercise Clause qui garantit la liberté de culte 28 (1.1) et l’Establishment
Clause qui interdit d’instaurer une religion d’État 29 (1.2).

1.1. LA FREE EXERCISE CLAUSE : LA LIBERTÉ DE CONSCIENCE ET DE CULTE


Dès 1785, James Madison, l’un des pères de la future Constitution amé-
ricaine, avait défendu « le droit égal de chaque citoyen au libre exercice de
sa religion selon les préceptes de conscience » 30. Son célèbre « mémoire de
protestation » sur le sujet fait aujourd’hui figure de référence à la fois rhéto-
rique et doctrinale sur les rapports de l’État et de la religion. Pour Madison,
l’absolue liberté individuelle est fondée sur l’autonomie de la conscience
personnelle et celle-ci doit être regardée comme sacrée. Dans cette optique, le

27. Jefferson Th., « Letter to the Danbury Baptists, 1rst Jan. 1802 », in Writings, New York,
Library of America, 1984, p.  510 [trad. par nous]  : http://www.loc.gov/loc/lcib/9806/
danpost.html [consulté le 13 janv. 2017].
28. Mc  Connell M.  W., « The Origins and Historical Understanding of Free Exercise of
Religion », Harvard Law Review, vol. 103, May 1990, p. 1409-1517.
29. Hamilton M. A., « Les origines religieuses de la clause américaine de non-établissement »,
in Zoller É. (dir.), La conception américaine de la laïcité, Paris, Dalloz, 2005, p.  71-88.
– Conkle D.  O, Constitutional Law, The Religion Clauses, New York, Foundation Press
and Thomson West, 2003.
30. Madison J., Memorial and Remonstrance against Religious Assessments (1785), in
Hutchinson W. T. et al. (eds), The Papers of James Madison, 10 vol., University of Chicago
Press, 1962-1977 [trad. par nous].

145
Philippe SÉGUR

Virginia Statute for Religious Freedom, rédigé par Thomas Jefferson et adopté
par l’Assemblée législative de Virginie le 16 janvier 1786, sera le premier texte
américain à instaurer la liberté de conscience : « Nul homme ne sera contraint
de fréquenter ou de soutenir quelque culte, lieu ou ministère religieux que
ce soit, ni ne sera contraint par la force, retenu, molesté ou accablé dans sa
personne ou dans ses biens, ni ne souffrira autrement à cause de ses opinions
ou croyances religieuses. » 31 Il en résultera, dans la Constitution de 1787, un
principe de non-discrimination fondé sur l’appartenance religieuse : « Aucune
profession de foi religieuse ne sera exigée comme condition d’aptitude aux
fonctions ou charges publiques sous l’autorité des États-Unis. » (art. VI-3)
Dans ces conditions, les doctrines religieuses les plus diverses sont sus-
ceptibles de relever de la Free Exercise Clause. Les tribunaux admettent le
pluralisme religieux et considèrent que « selon la conception moderne, la
“religion” ne se réduit pas à la relation entre l’homme et son Créateur, ni à
une question de droit ou de théologie » 32. Par conséquent, une foi nouvelle
est recevable et garantie au même titre que la foi traditionnelle. Il suffira,
selon la Cour suprême fédérale, que les croyances religieuses soient « accep-
tables, logiques, cohérentes, ou compréhensibles pour les autres pour mériter
la protection du Premier Amendement » 33.
La liberté de conscience impliquant celle d’extérioriser sa religion et de
la pratiquer sous une forme communautaire par des rituels, les cultes sont
largement reconnus et le principe demeure celui de la plus grande tolérance à
l’égard des nouveaux mouvements religieux. Selon la Haute juridiction fédé-
rale, « les procès en hérésie sont étrangers à notre Constitution. Les hommes
ont la faculté de croire ce qu’ils ne peuvent pas prouver. Ils ne peuvent pas
être sommés de prouver leurs doctrines ou croyances religieuses » 34. Cela
vaut donc pour toutes les convictions religieuses, y compris celles qui sur-
prennent ou qui choquent. Certaines peuvent « sembler incroyables, sinon
absurdes à la plupart des personnes. Mais si ces doctrines étaient soumises
à un jury chargé de déterminer leur véracité ou leur fausseté, alors la même
chose pourrait être faite avec les croyances religieuses de n’importe quelle

31. [Trad. par nous]  : http://www.virginiamemory.com/docs/ReligiousFree.pdf [consulté le


13 janv. 2017].
32. U.S. Court of Appeals, 3d.  Cir., 2 Febr. 1979, Malnak v.  Yogi, 592  F. 2d 197 (1979)
[trad. par nous].
33. U.S. Supreme Court, 6 Apr. 1981, Thomas v.  Review Board of the Indiana Employment
Security Division, 450 U.S. 707 (1981) [trad. par nous].
34. U.S. Supreme Court, 24 Apr. 1944, United States v Ballard, 322 U.S. 78 (1944) [trad.
par nous].

146
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

secte » 35. Dans l’affaire Ballard, la Cour Suprême s’est ainsi refusée à appré-
cier la sincérité des dirigeants de l’« I Am » Movement, nouveau mouvement
religieux issu de la théosophie et précurseur du new age, auquel il était
reproché de tromper sciemment les adeptes avec de fausses croyances pour
lever des fonds.
La jurisprudence s’attache néanmoins à borner la protection du Premier
Amendement. En matière d’action en responsabilité, elle veillera à ce que
l’atteinte à la Free Exercise Clause soit directe. Par exemple, elle a estimé que
l’Église de scientologie pouvait exiger que l’un de ses anciens membres n’en-
voie plus d’e-mails à la communauté pour dénoncer ses méthodes financières,
mais qu’elle ne pouvait invoquer en l’espèce le Premier Amendement pour
obtenir des dommages-intérêts, faute d’atteinte directe à la protection qu’il
organise 36. De même, un Témoin de Jéhovah qui a demandé à son employeur
de le licencier après que l’entreprise se soit reconvertie dans l’industrie de
l’armement et qui, n’ayant pas obtenu satisfaction, a démissionné, ne peut
réclamer une compensation au nom du Premier Amendement, car il n’y a
qu’une atteinte indirecte à la Free Exercise Clause 37.
La Free Exercise Clause ne justifie pas davantage une protection, sous
couvert de diffamation (libel), pour toute critique relative à un mouvement
néo-religieux. L’examen concret du but poursuivi par les auteurs du propos
est un moyen pour le juge d’arbitrer entre la liberté d’expression générale
(free speech) et la liberté de conscience et de culte. Lorsque le propos est à
vocation informative, il ne saurait être sanctionné. Après la publication d’un
article intitulé « La scientologie, le culte de l’avidité », publié en 1991 dans
Time magazine, l’Église de scientologie avait tenté d’obtenir la condamnation
de son auteur. La justice l’avait déboutée en considérant qu’il s’agissait d’un
article informatif, argumenté et étayé par des éléments d’enquête et qu’il était
dépourvu d’« intention effective de nuire » (actual malice) 38.
De la même façon, après la publication d’un livre sur les manipulations
mentales dans les mouvements néo-religieux 39, la diffusion d’une émission

35. Ibid.
36. District Court of Bexar County, Texas, 150th  Judicial District, 23 Apr. 2012, Church of
Scientology Flag Service Organization v. Debra J. Baumgarten, AKA Debbie Cook, No 2012-
CI-01271 (2012).
37. U.S. Supreme Court, 6 Apr. 1981, Thomas v.  Review Board of the Indiana Employment
Security Division, 450 U.S. 707 (1981) [trad. par nous].
38. U.S. Court of Appeals, 2d Cir., 12 Jan. 2001, Church of Scientology International v. Behar,
No 98-9522(L), 99-7332(CON) (2001).
39. Conway F., Siegelman J., Snapping: America’s Epidemic of Sudden Personality Change, New
York, Stillpoint Press, 1978.

147
Philippe SÉGUR

de télévision sur le sujet et la parution d’une interview accordée au magazine


People, l’Église de scientologie avait poursuivi les auteurs de l’ouvrage pour
propos diffamatoires. Les juges avaient toutefois estimé que ces derniers
n’avaient pas conspiré pour la « priver de la catégorie présumée de ses droits
constitutionnels » 40.

1.2. L’ESTABLISHMENT CLAUSE : LE DEVOIR D’ABSTENTION DE L’ÉTAT


Madison avait bien perçu la difficulté de distinguer de façon rigoureuse
l’activité religieuse de la sphère publique sur laquelle se situe parfois, de fait,
l’activité cultuelle. Il admettait ainsi « qu’il peut être malaisé de tracer, dans
chaque cas, la ligne de séparation entre les droits de la religion et l’autorité
civile avec assez de netteté pour éviter des heurts et des doutes sur des points
secondaires » 41. C’est pourquoi il prônait le principe d’abstention de l’État.
Pour lui comme pour les autres auteurs de la Constitution de 1787, il était
clair que « le Congrès n’avait le pouvoir de légiférer en aucune manière au
sujet de la religion » 42. La religion, en effet, ne peut être qu’une affaire privée
et l’État doit se tenir sur la réserve dans une parfaite neutralité. Le droit
lui-même « n’est voué au soutien d’aucun dogme, à l’établissement d’aucune
secte » 43. Les États-Unis se fondent donc sur un principe de laïcité même si
le terme correspondant (secularism) ne figure pas dans leur Constitution 44. Ils
sont supposés pratiquer « l’absence conjointe de religion nationale et d’État
confessionnel, et séparent l’État de toute forme de religion organisée » 45.
Dès lors, l’Establishment Clause implique de ne porter atteinte à aucune
religion ni directement en cherchant à lui nuire ni indirectement en en pri-
vilégiant d’autres. La Cour suprême fédérale a ainsi décidé en 1947, dans

40. U.S. District Court for the Southern District of New York, 27 Aug. 1979, Church of
Scientology of California v. Siegelman, 475 F. Supp. 950 (1979) [trad. par nous].
41. Madison J., « Letter to Jasper Adams » (1832), in Alley R. S., James Madison on Religious
Liberty, Buffalo, Prometheus Books, 1985, p. 86-88 [trad. par nous].
42. Lévy L. W., The Establishment Clause: Religion and the First Amendment, Chapel Hill, Univ.
of North Carolina Press, 1994, p. 119 [trad. par nous].
43. U.S. Supreme Court, 15 Apr. 1872, Watson v. Jones, 80 U.S. 679 (1872) [trad. par nous].
44. Hamburger P., Separation of Church and State, Cambridge, Harvard University Press,
2002. – Samaha A.  M., « Separation of Church and State », Constitutional Commentary,
Vol. 19, 2002, p. 713. – Zoller É, « La laïcité aux États-Unis ou la séparation des Églises
et de l’État dans la société pluraliste », in La conception américaine de la laïcité, Paris,
Dalloz, 2005, p. 3-32.
45. Chelini-Pont B., « Laïcités française et américaine en miroir », in Quel avenir pour la
laïcité cent ans après la loi de 1905 ?, Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux,
n° 4, 2005, p. 109.

148
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

l’arrêt de principe Everson, que toutes les religions doivent être considérées
comme égales  : « Ni l’État ni le gouvernement fédéral ne peuvent insti-
tuer une Église ; ni l’un ni l’autre ne peuvent adopter de loi qui aiderait
une religion, ou toutes les religions, ou qui préférerait l’une par rapport à
l’autre. » 46 Dès lors, la Cour suprême a pu sanctionner la municipalité de
Hialeah qui, en Floride, avait tenté d’empêcher la religion santeria de s’ins-
taller sur son territoire par l’interdiction des sacrifices rituels d’animaux. En
effet, la réglementation publique ne visait pas en l’espèce les autres formes
d’abattage qu’elles soient civiles ou religieuses, c’est-à-dire notamment les
rites casher ou halal 47.
Les inégalités de traitement peuvent également résulter du statut accordé
aux Églises dans la mesure où la loi prévoit que les associations religieuses
bénéficient d’un statut fiscal spécial 48. L’article  501 du Code fédéral des
impôts américain (Internal Revenue Code, IRC) précise que ces associations
seront exemptées de taxes. Selon l’Internal Revenue Service (IRS), pour bénéfi-
cier de ce statut fiscal avantageux, une Église doit remplir un certain nombre
de conditions combinées (mais non cumulatives) : une existence légale dis-
tincte et une histoire religieuse, une croyance reconnue et une forme de
culte, des lieux de culte établis, une congrégation et des services religieux
réguliers, une organisation de ministres du culte ordonnés,  etc. 49. Ces cri-
tères, qui bénéficient naturellement aux religions historiques, sont donc plus
difficiles à remplir pour les nouveaux mouvements religieux.
L’IRS différencie cependant les institutions religieuses, comme les Églises,
des organisations religieuses. Ces dernières sont « des ministères non-
confessionnels, des organisations interconfessionnelles et œcuméniques et
d’autres entités dont le but principal est l’étude ou l’avancement de la reli-
gion » 50. Cette notion permet à l’administration fiscale d’octroyer le statut
d’Église de manière flexible. Certaines organisations seront qualifiées d’Églises
même si elles n’apparaissent pas comme telles. C’est le cas de Young Life, un
ministère évangélique fondé en 1941, qui ne répond pas à tous les critères,

46. U.S. Supreme Court, 10 Feb. 1947, Everson v. Board of Education of the Township of Ewing,
330 U.S.1, 16 (1947) [trad. par nous].
47. U.S. Supreme Court, 11 June 1993, Church of the Lukumi Babalu Aye, Inc. v.  Hialeah,
508 U.S. 520 (1993).
48. Gerzog Shaller W., « Churches and Their Enviable Tax Status », University of Pittsburgh
Law Review, 51, 1990, p. 345-364.
49. V.  en ligne sur le site de l’IRS  : https://www.irs.gov/Charities-&-Non-Profits/Churches-
&-Religious-Organizations/Churches--Defined [consulté le 13 janv. 2017].
50. Revised Code of Washington (RCW), Title 19, Chap. 19.09, Section 19.09.020 : http://app.
leg.wa.gov/rcw/default.aspx?cite=19.09.020 [consulté le 13 janv. 2017].

149
Philippe SÉGUR

puisqu’il n’a pas de lieu de culte dédié. L’IRS voit néanmoins en lui une
Église depuis juillet 2005 51. En outre, des nouveaux mouvements religieux
pourtant très contestés par les pouvoirs publics et par l’IRS pourront être
reconnus par la jurisprudence. C’est le cas de l’Unification Church (Moon)
qui a été qualifiée de « bona fide religion » par la justice en 1982 52.
Cette exemption fiscale peut surprendre. Pourtant, selon la Cour suprême
fédérale, elle est justifiée par le principe de séparation, car une exonération
fiscale « ne crée qu’un lien minimal et lointain entre l’Église et l’État et de
beaucoup inférieur à une taxation des Églises. [Une exemption] limite la
relation fiscale entre l’Église et l’État et tend à compléter et renforcer la sépa-
ration souhaitée en isolant chacun de l’autre » 53. Selon la Haute juridiction,
« le pouvoir de taxer implique le pouvoir de détruire » et la fiscalisation des
mouvements religieux porterait atteinte au principe de séparation tout en
conduisant la Free Exercise Clause à sa perte.

2. LE PRINCIPE AMÉRICAIN DE SÉPARATION,


UNE LIMITE POUR LES NEW RELIGIOUS MOVEMENTS

Malgré un champ d’application important, le Premier Amendement se


heurte à deux limites majeures  : la finalité première de l’Église (Church’s
primary purpose) qui doit demeurer cohérente avec le principe de sépara-
tion (2.1) et les règles d’ordre public (public policy rules) qu’aucun nouveau
mouvement religieux ne saurait enfreindre sans être sanctionné (2.2).

2.1. LE CHURCH’S PRIMARY PURPOSE :


LA LIMITE FONDAMENTALE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
Le principe de séparation implique qu’en contrepartie de la liberté qui leur
est reconnue, les organisations religieuses ne s’immiscent pas dans la sphère du
pouvoir politique. Tout nouveau mouvement religieux suspecté en ce domaine
fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics et d’une étroite
surveillance comme l’atteste le dossier relatif à l’Unification Church (Moon)

51. En ce sens et préalablement, V. Court of Appeals of California, Third Appellate District,


31 July 1981, Young Life Campaign v. Patino, civ. No. 19408.
52. Court of Appeals of New York, 6 May 1982, HSA-UWC v. Tax Commission of New York
City, 59 N.Y.2d 512, 435 N.E.2d 662, 450 N.Y.S.2d 292 (1982).
53. U.S. Supreme Court, 4 May 1970, Walz v. Tax Commission of the City of New York, 397
U.S. 664 (1970) [trad. par nous].

150
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

dont le contenu, recueilli de 1967 à 1988, a été déclassifié et publié par le FBI
en 1988 54. En 1978, dans un rapport sur les relations américano-coréennes,
une sous-commission de la Chambre des représentants relevait que « parmi
les objectifs de l’organisation Moon, se trouve l’établissement d’un gouverne-
ment mondial dans lequel la séparation de l’Église et de l’État serait abolie et
qui serait dirigé par Moon et ses fidèles » 55. Dès lors, le document dénonçait
le fait que l’organisation utilisait son Église et d’autres structures exonérées
d’impôts en soutien de ses activités politiques et économiques.
Dans cette hypothèse, c’est sur le terrain fiscal que l’État va pouvoir
intervenir. En effet, pour bénéficier de l’exemption fiscale, les Églises sont
soumises à une condition : elles doivent s’abstenir de faire de la politique 56.
Il en découle que les groupes religieux ne doivent pas tenter d’influencer
la législation, ni participer ou intervenir dans une campagne électorale.
Cette disposition, dite Johnson Amendment, a été introduite en 1954 par
Lyndon  B.  Johnson, alors sénateur 57. Elle interdit à un ministre du culte
tant de soutenir un candidat à des élections que de s’opposer à lui depuis la
chaire en s’appuyant sur les Écritures. En cas d’infraction, le gouvernement
pourra taxer l’organisation religieuse à laquelle il appartient.
Toutefois, la Free Exercise Clause « est limitée dans la seule mesure du
refus de l’exemption fiscale et seulement dans le cas d’un intérêt gouver-
nemental impérieux et incontestable (overwhelming and compelling state
interest) : celui de garantir que le mur de séparation de l’Église et de l’État
demeure haut et solide » 58. Ainsi la demande d’exonération de l’Unification
Church avait d’abord été rejetée le 21  septembre 1977 par la Tax Commis-
sion of the City of New-York 59. Celle-ci considérait que le « but premier de
l’Église » (Church’s primary purpose) était politique plutôt que religieux.

54. U.S. Department of Justice, FBI, Unification Church (Reverend Sun-Myung), 30 May
2008  : http://www.governmentattic.org/docs/FBI_File_UnificationChurch_1967-1988.
pdf [consulté le 13 janv. 2017].
55. États-Unis. House of Representatives, Investigation of Korean-American Relations. Report of
the Subcommittee on International Organizations of the Committee on International Relations,
31 Oct. 1978, p.  387 [trad. par nous]  : http://www.culteducation.com/group/1277-uni-
fication-church/23652-the-moon-organization-1978-congressional-report.html [consulté
le 13 janv. 2017].
56. Bittker B.  I., Ravitch F.  S., Idleman S., Religion and the State, Cambridge University
Press, 2015, p. 429.
57. Section 501(c)(3) de l’Internal Revenue Code.
58. U.S. Court of Appeals, 10th  Cir., 18 Dec. 1972, Christian Echoes National Ministry, inc.
v. United States, 470 F.2d 849 (1972) [trad. par nous].
59. V. Court of Appeals of New York, 6 May 1982, HSA-UWC v. Tax Commission of the City
of New York, 55 N.Y.2d 512 (1982) [trad. par nous].

151
Philippe SÉGUR

Cette disposition de l’IRC est critiquée au motif qu’elle laisse une marge
d’appréciation importante à l’Internal Revenue Service pour sanctionner un
mouvement religieux et porter ainsi atteinte à la double garantie du Premier
Amendement. Néanmoins, la Cour suprême a jugé cette interdiction consti-
tutionnelle dans la mesure où une dérogation est prévue par le § 501(c)(4)
de l’IRC 60. Selon cette disposition, les associations religieuses engagées dans
la protection sociale peuvent, en effet, s’engager dans une activité politique
ou de lobbying sans perdre le bénéfice de l’exemption fiscale 61.
Il faut alors remarquer que cette entorse au principe de séparation va de
pair avec une autre contradiction fondamentale de la laïcité américaine 62.
Celle-ci coexiste avec une religion civile qui affleure en permanence dans
le discours public et dans les institutions 63. Elle figure dans la Déclaration
d’indépendance du 4 juillet 1776 64. Elle se renforce de toute une série d’indi-
cateurs symboliques et institutionnels comme la devise « In God We Trust »
adoptée en 1952 sous la présidence Eisenhower, l’invocation religieuse cou-
tumière qui clôt le serment présidentiel lors de l’entrée en fonction (« So
help me God »), le National Day of Prayer institué par le Congrès en 1952
et organisé le premier jeudi du mois de mai depuis une loi de 1988, les
petits-déjeuners de prière présidentiels (National Prayer Breakfasts) organisés
depuis 1953 et diffusés à la télévision, la Presidential Prayer Team créée à la
Maison Blanche après le 11 septembre 2001, etc. 65.
Bien qu’elle soit de culture WASP (White Anglo-Saxon Protestant), cette
religion civile à vocation consensuelle se détache de tout culte ou de toute
Église clairement identifiés. Elle s’apparente à un déisme civil, aussi vague que
fédérateur, qui n’est pas sans rappeler le culte de l’Être suprême qu’évoque le
préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789 et que les Montagnards tentèrent d’imposer en France en 1794. En cela,
elle peut elle-même être considérée comme une forme politique paradoxale

60. U.S. Supreme Court, 23 May 1983, Regan v. Taxation With Representation of Washington,
461 U.S. 540, 552 (1983).
61. Cela entraîne malgré tout une atténuation de leur situation dérogatoire, puisque, dans ce
cas, les donations qu’ils reçoivent seront soumises à l’impôt (Bittker B. I., Ravitch F. S.,
Idleman S., op. cit., p. 435 et s).
62. Froidevaux-Metterie C., Politique et religion aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2009.
63. Bellah R.  N., « Civil Religion in America », Daedalus, 96, Winter 1967, p.  1-21 ; The
Broken Covenant. American Civil Religion in Time of Trial, New York, Seabury Press, 1975.
64. « Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils
sont dotés par leur Créateur de droits certains et inaliénables. » [trad. par nous].
65. Fath S., Dieu bénisse l’Amérique. La religion de la Maison Blanche, Paris, Seuil, 2004,
p. 54-60.

152
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

de new religious movement. Il s’agit d’une atténuation unidirectionnelle au


principe de séparation  : elle admet une forme de religiosité de l’État, mais
en aucune façon une politisation des organisations religieuses. Cette par-
ticularité rend bien compte de la plasticité idéologique des institutions et
contribue à expliquer leur libéralisme et leur pragmatisme à l’égard des
religions émergentes.

2.2. LES PUBLIC POLICY RULES :


UNE LIMITE VARIABLE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
Il n’était pas dans l’intention des auteurs de la Constitution de 1787 ni
des premiers États d’exempter les religions des lois générales grâce à la Free
Exercise Clause 66. Les règles d’ordre public (public policy rules) vont donc
prévaloir dans certains cas sur le Premier Amendement et la justice inter-
dira les comportements religieux dérogatoires à la loi commune. Cet ordre
de priorités a vocation à s’appliquer aux vaccinations obligatoires, au repos
dominical légal, à l’obligation du service militaire, à l’obligation de payer les
impôts, les cotisations sociales, etc. 67.
En 1978, dans son rapport sur les relations américano-coréennes, la
Chambre des représentants avait noté qu’il était prouvé que l’organisation
Moon « avait systématiquement violé les lois américaines relatives à l’impôt, à
l’immigration, au secteur bancaire, à la monnaie et à l’enregistrement d’agents
[économiques] étrangers » 68. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que, le 18 mai
1982, le fondateur de l’Église de l’unification pour un christianisme mondial,
Sun Myung Moon, ait été condamné à dix-huit mois de prison et à une
amende de 25  000  dollars par la cour de district de New York pour fausse
déclaration et évasion fiscale 69. Cette condamnation a été confirmée en appel 70
et Moon a purgé treize mois de prison avant d’être libéré pour bonne conduite.
Par ailleurs, un devoir religieux ne saurait être en soi un motif suffisant
pour se soustraire à la loi. Les États ont, certes, le pouvoir de s’accommoder

66. Mc  Connell M.  W., « The Origins and Historical Understanding of Free Exercise of
Religion », Harvard Law Review, vol. 103, May 1990, p. 1435.
67. Zoller É., « La laïcité aux États-Unis ou la séparation des Églises et de l’État dans la
société pluraliste », art. cit., p. 23.
68. États-Unis. House of Representatives, Investigation of Korean-American Relations, op. cit.
[trad. par nous].
69. V.  à ce sujet, U.S. District Court, S.  D. New York, 1rst Mar. 1982, U.S. v.  Sun Myung
Moon and Takeru Kamiyama, 532 F. Supp. 1360 (1982).
70. U.S. Court of Appeals, 2d.  Cir., 13 Sept. 1983, U.S. v.  Sun Myung Moon and Takeru
Kamiyama, 718 F.2d 1210, No. 755, 765, 766, 1153 (1983).

153
Philippe SÉGUR

d’actes illégaux accomplis au nom de croyances religieuses (théorie de la rea-


sonnable accomodation). Toutefois, ils ne sont pas tenus de le faire. L’État de
l’Oregon a pu refuser le bénéfice du fonds de chômage à deux Amérindiens
licenciés pour avoir consommé du peyotl en infraction avec la loi pénale,
même si la consommation de cette drogue faisait partie intégrante du rituel
de la Native American Church à laquelle ils appartenaient 71.
Les groupes de pression religieux tentent d’atténuer la portée de cette
limitation du Premier Amendement. À la suite de l’affaire du peyotl, des
organisations religieuses ont manifesté leur crainte de voir leurs pratiques
religieuses menacées, de sorte que l’État fédéral a introduit une exception
à la loi pénale sur les stupéfiants pour l’usage du peyotl à des fins reli-
gieuses 72. Le Congrès a voté dans ce but le Religious Freedom Restauration
Act du 16 novembre 1993 qui renforce la liberté religieuse du citoyen. Tout
en considérant que cette loi est applicable au gouvernement fédéral, la Cour
suprême fédérale a cependant réduit sa portée en la déclarant inconstitution-
nelle pour les États fédérés 73. Dans une affaire intéressant l’União do Vegetal,
une religion brésilienne faisant usage d’un thé contenant une substance psy-
chotrope, la Haute juridiction a encore rappelé que le gouvernement fédéral
devait démontrer un intérêt étatique impérieux (compelling state interest)
pour toute restriction d’une conduite à caractère religieux 74.
Sous cette réserve, les juges américains considèrent que la croyance et la
pratique religieuse ne sont pas des causes exonératoires pour une incrimi-
nation légale. Un membre de l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers
jours (mormons) ne peut donc pas, au nom de sa religion, contracter un
mariage alors qu’il est déjà marié. Il enfreindrait alors le Morrill Anti-Bigamy
Act du 8 juillet 1862 qui visait expressément ce mouvement religieux 75. De
même, le Premier Amendement n’empêche pas de poursuivre cette même
Église pour séquestration 76. Il n’interdit pas non plus une action en justice
contre une Église pentecôtiste, ses ministres du culte et plusieurs fidèles pour

71. U.S. Supreme Court, 17 Apr. 1990, Employment Division of Oregon v.  Smith, 494 U.S.
872, 874 (1990).
72. Dwyer J. P., « Les protections politiques et constitutionnelles des minorités religieuses »,
in Mayali L.  (dir.), Le façonnage juridique du marché des religions aux États-Unis, Paris,
Mille et une nuits, 2002, p. 141-176.
73. U.S. Supreme Court, 25 June 1997, City of Boern v. Flores, 521 U.S. 507 (1997).
74. U.S. Supreme Court, 21 Feb. 2006, Gonzales v.  O Centro Espirita Beneficente Uniao do
Vegetal, 546 U.S. 418 (2006).
75. U.S. Supreme Court, 6 Jan. 1879, Reynolds v. United States, 98 U.S. 145, 167 (1879).
76. Court of Appeals of Texas, 25 May 2000, Turner v. Church of Jesus Christ of Latter Day
Saints, 18 SW 3d 877 (2000).

154
Le traitement juridique du phénomène sectaire aux États-Unis

coups et blessures 77. Il en ira de même en cas d’agression sexuelle si celle-ci


est rattachable à l’activité religieuse 78 ou lorsque l’un des responsables de
la World Harvest Church a infligé une « détresse émotionnelle » (emotional
distress) à l’un de ses adeptes 79.
De façon générale, le juge américain se montre vigilant quant aux infrac-
tions pénales commises par les nouveaux mouvements religieux. Si, dans une
décision très controversée, la Cour suprême du Texas a refusé, au nom du
Premier Amendement, de reconnaître la responsabilité d’une Église pour bles-
sures infligées à une adolescente de 17 ans au cours d’un exorcisme 80, cette
jurisprudence paraît tout à fait marginale. Le plus souvent, la justice cher-
chera la qualification utile pour sanctionner le fait incriminé. Ainsi l’Église
de scientologie, déclarée non coupable de trafic d’êtres humains, a-t-elle pu
être poursuivie pour travail forcé 81.
Reste que le juge demeure très méfiant quand il s’agit d’apprécier les
pratiques de dépersonnalisation ou de manipulation mentale reprochées à
certains nouveaux mouvements religieux. En 1990, une cour de district de
Californie a refusé de retenir la notion de « lavage de cerveau » (brainwashing)
à l’encontre de l’Église de scientologie pour décrire une pratique de médita-
tion non coercitive 82. De la même manière, l’accusation de contrôle mental
(mind control) n’a-t-elle pu être retenue contre l’organisation Moon 83.
Cette attitude n’est guère surprenante dans une culture qui, refusant de
porter un jugement a priori sur le contenu des croyances, érige en valeur
absolue le primat de l’autonomie de la volonté. Dans cette optique, ce que
l’esprit français identifie parfois comme une aliénation n’est pour le juge

77. Supreme Court of Texas, 27 June 2008, Pleasant Glade Assembly of God v.  Schubert,
No. 05-0916 (2008).
78. Court of Appeals of Texas, 29 Aug. 1997, Robertson v.  Church of God International,
No. 12-96-00083-CV (1997).
79. Court of Common Pleas of Ohio, 6 May 2008, Faieta v.  World Harvest Church, No.  06
CVH–05–7031 (2008). Dans cette affaire, des parents reprochaient des mauvais traite-
ments, causes d’une détresse émotionnelle infligée à leur enfant, dans le cadre d’une
garderie organisée par cette Église pentecôtiste internationale fondée en 1977.
80. Supreme Court of Texas, 27 June 2008, Pleasant Glade Assembly of God v. Schubert, précit.
81. U.S. Court of Appeals, 9th  Cir., 24 July 2012, Claire Headley v.  Church of Scientology
International et al., No.  10-56266 D.  C. No.  2  : 09-cv-03987-DSF-MAN, No.  10-56278
D. C., No. 2 : 09-cv-03986-DSF-MAN (2012).
82. U.S. District Court for the Northern District of California, 13 Apr. 1990, United States
v. Fishman, 743 F. Supp. 713 (1990). – V. Richardson J. T., « Legal Dimensions of New
Religions », in Lewis J. R. (ed.), The Oxford Handbook of New Religious Movements, Oxford,
OUP, 2008, p. 163-183.
83. Wayne County Circuit Court of Michigan, 3 Dec. 1982, Eden v.  Reverend Sun Myung
Moon, HSA-UWC et al., No. 77-736-880 (1982).

155
Philippe SÉGUR

américain qu’une forme parmi d’autres du libre choix individuel. On peut


y déceler aussi, comme dans l’ensemble du dispositif juridique relatif au
new religious movements, une expression de cet optimisme indéracinable qui
voit dans toute occasion de conversion une possible « régénération de la
nation » 84.

84. Hervieu-Léger D., Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion,


1999, p. 90.

156
LA RELIGION DANS LES DÉCISIONS RELATIVES
À LA SANTÉ ET À L’ÉDUCATION
DES ENFANTS EN DROIT CANADIEN ET QUÉBÉCOIS
José WOEHRLING
Université de Montréal

RÉSUMÉ
Dans cette contribution, l’auteur examine les règles de droit canadien et qué-
bécois qui encadrent la prise en compte de la religion dans les décisions
relatives à la santé et à l’éducation des enfants, décisions habituellement prises
par les parents et parfois par les enfants eux-mêmes. Les lois adoptées dans
ce domaine par le Parlement fédéral et les législatures provinciales, les lois
québécoises faisant l’objet d’une attention particulière, peuvent être contes-
tées comme ne respectant pas les droits constitutionnels des intéressés, tant
les parents que les enfants. On évoquera donc les principales décisions de
la Cour suprême du Canada dans lesquelles la Cour a été amenée à mettre
en balance les droits des parents et ceux des enfants et à concilier le degré
d’autonomie décisionnelle du mineur et la protection de sa vie et de sa santé.
ABSTRACT
In this paper, the author examines the rules of Canadian and Quebec law
governing the consideration of religion in decisions relating to health and
education of children, decisions that are usually made by parents and some-
times by children themselves. The legislation adopted, in their respective
fields, by the federal Parliament and the provincial legislatures, Quebec laws
being accorded special attention, can be challenged as not respecting the
constitutional rights of parents or children. We will thus consider the main
decisions of the Supreme Court of Canada on the issue, in which the Court
had to balance the rights of parents, those of children and reconcile the minors
autonomy of decision-making and the protection of his/her life and health.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 157


José WOEHRLING

INTRODUCTION : LE CONTEXTE JURIDIQUE ET CONSTITUTIONNEL


CANADIEN ET QUÉBÉCOIS

Dans cette étude, notre objectif est d’examiner la prise en compte, par
le droit canadien, de la religion dans l’encadrement des décisions relatives
à la santé et à l’éducation des enfants, décisions habituellement prises par
les parents ou les personnes qui en tiennent lieu, ou plus rarement par les
enfants eux-mêmes. Les principales difficultés résident dans la nécessité de
concilier les droits des parents et ceux des enfants tout en tenant compte
de l’intérêt général de la société dans son ensemble, de donner un contenu
concret au concept d’intérêt de l’enfant, qui constitue le concept juridique
prédominant en la matière et, finalement, de déterminer le moment à partir
duquel le mineur doit être habilité à faire ses propres choix.

En vertu de la Constitution canadienne de 1867, ce sont les entités fédé-


rées, les provinces et territoires, qui ont la compétence générale sur le droit
civil et l’état des personnes, ce qui comprend l’essentiel des questions relatives
au droit de la famille 1. Par ailleurs, le Parlement fédéral se voit attribuer
plus spécialement la compétence sur le mariage et le divorce (la « célébra-
tion du mariage » étant à nouveau réservée aux législatures provinciales) 2,
ce qui veut dire que le Parlement fédéral peut seul légiférer sur la capa-
cité au mariage et les conditions de fond de celui-ci, les provinces étant
exclusivement compétentes pour régler les exigences formelles du mariage.
Le Parlement fédéral légifère également sur le divorce et ses conséquences
juridiques (pensions alimentaires, droit de garde et de visite,  etc.) 3. Cette
situation entraîne une certaine complexité juridique : par exemple, dans une
même province, les règles concernant les pensions alimentaires, le droit de
garde et le droit de visite varient selon l’état matrimonial du couple qui se
sépare, la loi fédérale s’appliquant si les parents divorcent, la loi provinciale
s’ils mettent fin à une union civile ou à une union de fait. Par ailleurs, deux

1. Loi constitutionnelle de 1867, 30  &  31 Vict., R.-U., c.  3 ; L.R.C. (1985), app. II, n°  5,
art. 91(13).
2. Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(26) et 92(12).
3. Cette solution un peu curieuse s’explique pour des raisons historiques. En 1867, lors
de l’adoption de la Constitution canadienne, les rédacteurs voulaient éviter que des
considérations religieuses puissent influencer la législation en matière de divorce, en
particulier au Québec dont la population était majoritairement catholique. En fait, on
voulait s’assurer que la majorité catholique du Québec ne porterait pas atteinte au droit
au divorce de la minorité protestante.

158
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

traditions juridiques, la common law d’une part et le droit civil de tradition


française de l’autre, coexistent au Canada. Au Québec, le droit familial est
essentiellement contenu dans le Code civil québécois (et dans quelques lois
plus spécifiques) alors qu’il relève encore largement, dans les autres provinces
et dans les territoires, des règles de la common law (bien sûr complétées par
les lois provinciales et parfois codifiées dans celles-ci) 4.
Il ne sera évidemment pas possible de tracer ici un tableau complet du
droit fédéral et de celui applicable dans toutes les entités fédérées. On se
concentrera donc plutôt sur la situation au Québec, en donnant à l’occa-
sion quelques détails sur le droit applicable dans d’autres provinces, dans la
mesure où il sera tenu compte des principales décisions de la Cour suprême
du Canada pertinentes sur le sujet, certaines portant sur le droit provincial
du Québec, d’autres traitant de questions soulevées par le droit provincial
applicable ailleurs au Canada.
Nous examinerons d’abord les questions que soulèvent les décisions
concernant la santé des enfants (1), puis celles qui ont trait à leur éduca-
tion (2).

1. LES DÉCISIONS RELATIVES À LA SANTÉ DES ENFANTS

Avant l’atteinte par les enfants de leur majorité, ce sont normalement


leurs parents, ou les personnes qui en tiennent lieu, qui prennent pour eux
les décisions qui les concernent, y compris celles qui ont une portée ou une
incidence religieuses. Au fur et à mesure que les enfants avancent en âge, ils
acquièrent progressivement les capacités de jugement et la maturité néces-
saires, d’abord pour exprimer leur opinion afin qu’il en soit tenu compte,
ensuite pour faire leurs propres choix. C’est pourquoi divers régimes légis-
latifs aménagent des paliers d’âge à partir desquels les enfants obtiennent le
droit de prendre leurs propres décisions avant même d’atteindre leur majorité
(1.1). Dans la conception et la mise en œuvre de ces régimes, la difficulté
est évidemment de concilier deux objectifs qui sont, d’une part, la protec-
tion du mineur contre les mauvaises décisions qu’il pourrait prendre à son
propre égard et, d’autre part, une certaine reconnaissance de son autonomie

4. Pour le droit familial au Québec, V.  Castelli M.  D. et Goubeau D., Précis du droit de la
famille, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2005. Pour le droit applicable dans les
autres juridictions canadiennes, V.  Laviolette N.  et Audet J., L’essentiel du droit de la
famille dans les provinces et territoires de common law au Canada, Cowansville, Éd. Yvon
Blais, 2014.

159
José WOEHRLING

décisionnelle (1.2). Le domaine qui illustre probablement le mieux la tension


entre ces deux objectifs est celui des décisions concernant la santé des enfants.
Comme pour le droit de la famille, la compétence de principe de légiférer
dans le domaine des soins de santé appartient aux entités fédérées. La situa-
tion varie donc d’une province à l’autre. Néanmoins, le Parlement fédéral
peut également intervenir dans ce domaine par l’entremise de sa compétence
sur le droit criminel, dans la mesure où certains actes de nature médicale
sont susceptibles de faire l’objet d’une réglementation pénale 5.

1.1. LE CONSENTEMENT DU MINEUR AUX SOINS MÉDICAUX


ET LA PROTECTION DE SA VIE OU DE SA SANTÉ
Au Québec, les dispositions législatives applicables prévoient que le
consentement aux soins requis par l’état de santé d’une personne mineure
est donné par le titulaire de l’autorité parentale ou par le tuteur. Cependant,
à partir de quatorze ans, la personne mineure peut consentir seule à ces
soins. Si son état exige qu’elle demeure dans un établissement de santé ou
de services sociaux plus de douze heures, le titulaire de l’autorité parentale
doit en être avisé, mais sans pour autant devoir être informé des motifs de
la prise en charge 6. On remarquera qu’un tel régime permet à une mineure
d’obtenir un avortement ou une prescription de médicaments anticoncep-
tionnels à partir de quatorze ans, sans implication des parents, ce qui peut
s’avérer pertinent notamment dans les cas où ces derniers s’y opposeraient
pour des raisons religieuses ou morales. De la même façon, les adolescents
ont ainsi accès aux mesures de dépistage et de traitement des maladies sexuel-
lement transmissibles sans que leurs parents soient nécessairement mis au
courant. Si un mineur qui a atteint l’âge de quatorze ans refuse les soins

5. Par exemple, avant 1988, le Code criminel canadien interdisait l’avortement sauf pour des
raisons thérapeutiques. Les dispositions en cause ayant été invalidées par la Cour suprême
et n’ayant jamais été remplacées, l’avortement est maintenant possible sans restriction
légale et relève essentiellement de la compétence provinciale sur les soins de santé.
6. Code civil du Québec, art. 14. La circoncision rituelle n’étant pas requise par l’état de santé
des enfants sur lesquels elle est pratiquée, c’est l’article 18 du Code civil qui s’applique,
en vertu duquel, là encore, le consentement doit être donné par le titulaire de l’autorité
parentale dans le cas d’un mineur âgé de moins de quatorze ans. L’article ajoute que
l’autorisation du tribunal est en outre nécessaire si les soins (non requis par l’état de santé
du mineur) présentent un risque sérieux pour la santé ou s’ils peuvent causer des effets
graves et permanents. En pratique, la circoncision n’est pas considérée comme ayant de
tels effets et l’autorisation du tribunal n’est donc pas nécessaire. V. pour plus de détails
Robert M.-P., « La circoncision rituelle au Canada », in Fortier V. (dir.), La circoncision
rituelle. Enjeux de droit, enjeux de vérité, Strasbourg, PUS, 2016, p. 302.

160
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

nécessaires à sa santé, l’autorisation pourra être donnée par le tribunal ou,


en cas d’urgence, lorsque sa vie est en danger ou son intégrité menacée, par
le titulaire de l’autorité parentale ou le tuteur. Dans le cas d’un mineur de
moins de quatorze ans, le refus injustifié des soins par le titulaire de l’autorité
parentale ou le tuteur peut également être écarté par le tribunal, statuant
dans le meilleur intérêt de l’enfant 7. Dans les autres provinces canadiennes,
des régimes similaires s’appliquent, soit en vertu de la loi, soit en vertu des
règles de la common law applicables aux « mineurs matures » 8. Par exemple,
la loi du Manitoba sur les services à l’enfant et à la famille fixe l’âge du
consentement des mineurs à seize ans 9.
Les tribunaux canadiens ont à plusieurs reprises autorisé des soins qui
avaient été d’abord refusés par le titulaire de l’autorité parentale pour un
motif d’ordre religieux. En 1995, la Cour suprême du Canada, dans une
affaire provenant de l’Ontario 10, a tranché la question de la conformité de
telles interventions judiciaires au regard de la Charte canadienne des droits
et libertés 11. La Cour a jugé que celle-ci garantissait le droit des parents
de prendre les décisions relatives à l’éducation et aux soins médicaux de
leurs enfants en conformité avec leurs croyances religieuses, mais que les
restrictions à ce droit des parents étaient justifiées si leur décision menaçait
la vie, la sécurité ou la santé de l’enfant (l’affaire concernait une enfant de
quelques semaines qui avait besoin d’une transfusion sanguine. Les parents,
Témoins de Jéhovah, refusaient leur consentement) 12.
En ce qui concerne les situations dans lesquelles c’était un adolescent
qui refusait les soins de santé pour un motif religieux, les positions ont été
plus nuancées. Certaines décisions appliquant la common law canadienne ont
confirmé le refus, après que le tribunal ait constaté la maturité et l’aptitude du

7. Code civil du Québec, art. 16.


8. Sur cet aspect de la common law, V. Robertson G. B., « Children’s Rights and Health Law:
The “Mature Minor” Rule Revisited », in Anand S. (ed.), Children and the Law. Essays in
Honour of Professor Nicholas Bala, Toronto, Irwin Law Inc., 2011, p. 39.
9. Loi sur les services à l’enfant et à la famille, C.P.L.M. chap. C80.
10. B. (R) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315.
11. La Charte canadienne des droits et libertés (ci-après : la Charte canadienne) est contenue
dans la partie  I (articles  1 à  34) de la loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la loi
de 1982 sur le Canada, 1982, R.-U., c. 11 ; L.R.C. (1985), app. II, n° 44.
12. La Cour a analysé la question sous l’angle des articles 2(a) (liberté de religion) et 7 de la
Charte canadienne des droits et libertés. Ce dernier article énonce : « Chacun a droit à
la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ; il ne peut être porté atteinte à ce droit
qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. » Les tribunaux canadiens
font découler de l’article  7 un certain droit au respect de la vie privée et familiale, qui
n’est pas reconnu expressément en tant que tel dans la Charte canadienne.

161
José WOEHRLING

mineur, alors que d’autres décisions ont plutôt autorisé les soins en dépit du
refus du mineur 13. On comprend qu’il est très difficile de systématiser cette
jurisprudence dans la mesure où les décisions sont rendues en cherchant à
concilier le degré d’autonomie décisionnelle du mineur et la protection de
sa vie et de sa santé, cette conciliation étant forcément tributaire des faits
de chaque espèce.

1.2. AUTONOMIE DÉCISIONNELLE ET DEGRÉ DE MATURITÉ DU MINEUR


Les régimes législatifs en vigueur peuvent être contestés si on estime
qu’ils ne respectent pas les droits constitutionnels des personnes intéressées,
parents ou enfants. C’est ce qui est arrivé dans le cas de la loi manitobaine
mentionnée plus tôt, qui fixe à seize ans l’âge du consentement aux soins
de santé. Selon cette loi, si l’enfant est âgé de seize ans et plus et refuse le
traitement, son refus doit être respecté à condition qu’il comprenne l’infor-
mation nécessaire à la décision à prendre et qu’il soit en mesure d’en évaluer
les conséquences normalement prévisibles. Si l’enfant a moins de seize ans, la
loi prévoit également qu’il faudra tenir compte de son opinion, mais celle-ci
pourra être écartée par le tribunal dans le « meilleur intérêt de l’enfant »,
même dans les cas où celui-ci est considéré comme apte à comprendre et à
évaluer les conséquences de sa décision. La loi manitobaine a été contestée
dans une affaire où une jeune fille âgée de quatorze ans et dix mois, appar-
tenant aux Témoins de Jéhovah, avait refusé, avec l’accord de ses parents,
une transfusion sanguine jugée médicalement nécessaire. Le tribunal saisi
de l’affaire avait ordonné que la transfusion lui soit administrée d’autorité
malgré le fait que les psychiatres ayant examiné l’intéressée aient été d’avis
qu’elle comprenait les conséquences possibles d’un refus de traitement 14.
Les droits constitutionnels invoqués au nom de la jeune fille pour contester
la décision et la loi étaient le droit à l’égalité sans discrimination fondée sur
l’âge, la liberté de religion et le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne.
La Cour suprême a rejeté cette contestation et validé la loi. La majorité des
juges a considéré qu’une distinction basée sur l’âge du mineur est conforme
aux réalités entourant le développement progressif des jeunes, le point de
démarcation entre ceux âgés de seize ans et les mineurs de moins de seize ans
étant rationnellement valable. À l’égard des mineurs de moins de seize ans,
la difficulté inhérente dans l’évaluation de la « maturité » justifie que l’État

13. Pour une analyse plus détaillée de cette jurisprudence, V. Ogilvie M. H., Religious Insti-
tutions and the Law in Canada, 3rd ed., Toronto, Irwin Law Inc., 2010, p. 384-387.
14. A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant et à la famille), [2009] 2 R.C.S. 181.

162
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

conserve le pouvoir suprême de décider s’il est réellement dans l’intérêt de


l’enfant de lui permettre d’exercer son autonomie dans une situation donnée.
Mais « l’intérêt de l’enfant » doit, à son tour, être interprété de manière à
refléter et à respecter le droit croissant de l’adolescent à l’autonomie. Plus
le tribunal est convaincu que l’enfant est capable de prendre lui-même des
décisions de façon véritablement mature et indépendante, plus il doit accorder
de poids à ses opinions dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire 15.
Autrement dit, la loi peut être considérée comme constitutionnelle à condi-
tion de l’interpréter comme permettant aux adolescents de moins de seize
ans de démontrer qu’ils possèdent la maturité suffisante pour prendre les
décisions médicales les concernant. La Cour a mentionné que, dans l’examen
de la maturité d’un adolescent, le tribunal doit tenir compte des éléments
suivants  : la nature, le but et l’utilité du traitement médical recommandé,
ainsi que ses risques et bénéfices ; la capacité intellectuelle de l’adolescent
et le discernement requis pour comprendre les renseignements qui lui per-
mettraient de prendre la décision et d’en évaluer les conséquences possibles ;
l’opinion de l’adolescent et la question de savoir si elle reflète véritablement
ses valeurs et croyances profondes ; l’impact que pourraient avoir le style
de vie de l’adolescent, ses relations avec sa famille et ses affiliations sociales
sur sa capacité d’exercer tout seul son jugement ; l’existence de troubles
émotionnels ou psychiatriques et les incidences de la maladie de l’adolescent
sur sa capacité de décider. Enfin, il faut aussi prendre en considération le
« patrimoine culturel, linguistique et religieux » de l’enfant.
Si une certaine autonomie décisionnelle est reconnue, en ce qui concerne
les décisions concernant leur santé, aux mineurs qui ont atteint un âge ou
un degré de maturité suffisant, on verra maintenant que cela n’est pas encore
le cas pour ce qui est des décisions relatives à leur éducation.

15. « Plus le tribunal est convaincu que l’enfant est capable de prendre lui-même des décisions
de façon mature et indépendante, plus il accordera de poids à ses opinions dans l’exercice
de son pouvoir discrétionnaire […]. Si, après une analyse approfondie et complexe de la
capacité de la jeune personne d’exercer son jugement de façon mature et indépendante, le
tribunal est convaincu qu’elle a la maturité nécessaire, il s’ensuit nécessairement, à mon
avis, qu’il faut respecter ses opinions. Il ressort d’une telle approche qu’en matière de
traitement médical, les moins de 16 ans devraient avoir le droit de tenter de démontrer
que leur opinion sur une décision touchant un traitement médical particulier révèle une
indépendance d’esprit et une maturité suffisantes. » (A.C. c. Manitoba, § 87 ; juge Abella).

163
José WOEHRLING

2. LES DÉCISIONS RELATIVES À L’ÉDUCATION DES ENFANTS

Après avoir examiné les restrictions relatives à l’éducation et aux pra-


tiques religieuses susceptibles d’être imposées au droit de visite des parents
en cas de séparation (2.1), nous verrons selon quelles modalités les parents
peuvent choisir l’école privée ou l’éducation à domicile, plutôt que l’école
publique, notamment pour des raisons religieuses (2.2) et quels sont les
accommodements et exemptions susceptibles d’être réclamés au nom de la
religion dans le contexte de l’éducation des enfants (2.3). Nous terminerons
en soulevant la question du droit des adolescents de prendre eux-mêmes
certaines décisions relatives à leur éducation (2.4).

2.1. LES RESTRICTIONS RELATIVES À L’ÉDUCATION RELIGIEUSE


SUSCEPTIBLES D’ÊTRE IMPOSÉES DANS L’INTÉRÊT DE L’ENFANT
Les parents séparés conservent à l’égard de leurs enfants les droits et
devoirs d’éducation, de garde et de surveillance, mais la situation de sépa-
ration amène presque toujours un démembrement de l’autorité parentale 16.
Lorsque la garde des enfants est confiée à l’un des parents, comme c’est le
plus souvent le cas, l’autre conserve ordinairement un droit de visite et de
sortie (ou droit d’accès, selon la loi fédérale sur le divorce). En effet, tant la
loi fédérale que le droit civil québécois posent le principe selon lequel l’enfant
doit avoir avec chacun de ses parents le maximum de contacts compatible
avec son propre intérêt. Dans ce contexte, les tribunaux sont habilités à
imposer des restrictions aux droits de visite et de sortie octroyés à un parent
lorsqu’ils estiment ces restrictions nécessaires dans l’intérêt de l’enfant. Des
restrictions relatives à l’instruction religieuse de l’enfant ou à sa participation
à des activités de culte ou de démarchage sont parfois imposées, notamment
dans le cas de parents qui font partie des Témoins de Jéhovah.
En 1993, la Cour suprême du Canada a rendu deux décisions le même
jour sur cette question, en appel l’une de la Cour d’appel du Québec 17,

16. En cas de conflit entre les parents sur une décision concernant l’enfant, par exemple
en ce qui concerne le choix de la religion ou l’éducation religieuse, chacun d’entre eux
peut saisir le tribunal (la Cour supérieure) qui devra statuer dans l’intérêt de l’enfant
après avoir favorisé la conciliation entre les parties (art. 604 du Code civil du Québec).
La décision du tribunal met fin au conflit entre les parents, mais elle n’entraîne aucune
perte d’autorité parentale. Le même mécanisme pourrait également servir à trancher un
différend entre un enfant et ses parents.
17. P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141.

164
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

l’autre de la Cour d’appel de la Colombie britannique 18. Dans chacune des


deux affaires, le parent non-gardien, le père en l’occurrence, appartenait
aux Témoins de Jéhovah et contestait les restrictions relatives à la pratique
religieuse dont son droit de visite avait été assorti, en invoquant sa liberté de
religion garantie par la Constitution. La Cour a reconnu que les restrictions
en cause constituaient effectivement une limite à cette liberté, mais qu’une
telle limite serait justifiée par la recherche du meilleur intérêt de l’enfant
dans les cas où il apparaîtrait que la participation à des pratiques religieuses
entraîne des effets nocifs pour ce dernier.
Une tendance qu’on constate dans la jurisprudence consiste à mettre
l’accent sur l’intégration de l’enfant à la fois dans son milieu familial et dans
le milieu social plus large auquel il appartient, ce qui est susceptible de
défavoriser les parents appartenant à un groupe religieux qui prône l’isole-
ment d’avec la société et d’avec les membres de la famille qui ne partagent
pas les mêmes convictions, comme c’est le cas par exemple des Témoins de
Jéhovah 19. Par ailleurs, les tribunaux expriment d’habitude leur préférence
pour les solutions qui restreignent aussi peu que possible la capacité de
chaque parent de partager ses convictions religieuses avec ses enfants. Ils
soulignent qu’il est dans l’intérêt des enfants de connaître le plus pleinement
possible le parent non-gardien, y compris sous l’angle de ses croyances et
de sa pratique religieuses 20.

2.2. LE CHOIX DE L’ÉCOLE PRIVÉE OU DE L’ÉDUCATION À DOMICILE


Le droit à la liberté reconnu par l’article  7 de la Charte canadienne a
été interprété comme incluant le droit des parents de prendre les déci-
sions concernant l’éducation de leurs enfants. Cela comprend notamment
le droit de choisir de les éduquer à la maison plutôt que de les envoyer
à l’école, ainsi que le droit de choisir une école privée plutôt que l’école
publique. Lorsque la décision de les éduquer à domicile repose sur des
raisons religieuses, ou que les parents choisissent une école privée religieuse,

18. Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3.


19. En ce sens, V. Ogilvie M. H., op. cit. p. 373.
20. « Ni les divergences d’opinions des parents sur les questions religieuses ni la franche
discussion avec les enfants des perceptions religieuses des deux parents ne seront automa-
tiquement préjudiciables. En fait, elles peuvent souvent être avantageuses […]. L’intérêt
de l’enfant englobe certainement une discussion franche sur la croyance religieuse, par
opposition à l’endoctrinement, au recrutement ou au harcèlement qui a pour objectif de
miner la décision du parent qui a la garde sur la question de la religion » (P. (D.) c. S. (C.),
précit., p. 191 ; juges Cory et Iacobucci).

165
José WOEHRLING

on pourra également invoquer la liberté de religion. Dans une décision de


1986 21, la Cour suprême a jugé que la liberté de religion n’empêchait pas
l’État d’exiger que les parents qui veulent éduquer leurs enfants à domicile
soient tenus de faire une demande d’exemption et de se soumettre à des
inspections par le ministère provincial de l’Éducation. De la même façon,
les écoles privées doivent respecter les normes pédagogiques définies par
l’État provincial pour que les certificats qu’elles délivrent soient reconnus
et, a fortiori, pour obtenir des subventions publiques. Cependant, comme
on le verra plus loin, la Cour suprême a mis des limites aux directives
que le ministère provincial de l’Éducation peut imposer à une école privée
religieuse en ce qui concerne l’enseignement de la religion dont l’école se
réclame.
Par ailleurs, la Constitution canadienne a été interprétée comme ne
reconnaissant aucun droit au subventionnement public des écoles privées,
religieuses ou autres, même si les parents qui y envoient leurs enfants sont
de ce fait assujettis à une double charge financière puisqu’ils continuent de
devoir payer l’impôt scolaire destiné aux écoles publiques 22. Néanmoins, sans
être constitutionnellement nécessaires, les subventions aux écoles privées
religieuses ne sont pas constitutionnellement prohibées (comme c’est le cas
aux États-Unis). Et de fait, un certain nombre de provinces canadiennes,
dont le Québec, subventionnent les écoles privées, dans le cas du Québec à
hauteur de 60 % de ce que l’État dépense par enfant dans le système public.
D’autres provinces par contre, comme l’Ontario (la province la plus peuplée),
refusent un tel subventionnement.
La fréquentation des écoles privées religieuses a sensiblement augmenté
depuis une quinzaine d’années, notamment, semble-t-il, à la suite de la laï-
cisation imposée aux écoles publiques par les tribunaux en application de la
Charte canadienne des droits et libertés. En effet, avant l’entrée en vigueur
de celle-ci, en 1982, un enseignement religieux et certaines pratiques reli-
gieuses (par exemple la prière au début de la journée scolaire) existaient
dans les écoles publiques de la plupart des provinces. Tant l’enseignement
religieux que les pratiques religieuses à l’école publique ont été déclarées
inconstitutionnelles, comme étant incompatibles avec l’obligation de neu-
tralité religieuse de l’État et la liberté de conscience et de religion, et ceci
même si les parents pouvaient se prévaloir d’un droit d’exemption pour
leurs enfants. En effet, les tribunaux ont considéré que le fait de réclamer

21. La Reine c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284.


22. Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609.

166
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

le bénéfice de l’exemption pourrait avoir pour effet de stigmatiser et de sin-


gulariser les enfants concernés 23.
La neutralité religieuse de l’État (ou laïcité) n’est pas expressément pro-
clamée dans la Constitution canadienne, mais les tribunaux ont jugé qu’une
obligation de neutralité religieuse s’imposant à l’État constitue un élément
implicite de la liberté de conscience et de religion 24. Tenant compte de son
caractère implicite, et d’autres particularités de la Constitution, ce principe
de neutralité est interprété de façon moins rigoureuse qu’aux États-Unis (où
il figure explicitement au Premier Amendement). Ainsi, comme on vient de
le voir, le principe de neutralité n’a pas été jugé incompatible avec le finan-
cement public des écoles religieuses, à condition qu’un tel financement ne
soit pas discriminatoire. De la même façon, non seulement le principe de
neutralité religieuse n’interdit pas les « accommodements » en faveur de la
religion, mais au contraire, il les rend obligatoires dans certains cas, bien
que sous un autre angle, on pourrait également les considérer comme une
façon d’aider et de favoriser la religion dans la mesure où ils ont pour but
de supprimer certains obstacles à la pratique religieuse.

2.3. LES ACCOMMODEMENTS RELIGIEUX


SUSCEPTIBLES D’ÊTRE RÉCLAMÉS EN MATIÈRE D’ÉDUCATION
En droit canadien, l’accommodement (ou aménagement) raisonnable fondé
sur la religion consiste à modifier ou à aménager une règle d’application géné-
rale pour faciliter la pratique religieuse, lorsque la règle générale constitue un
empêchement ou un obstacle à cette pratique. L’obligation d’accommodement
est considérée comme découlant principalement du droit à l’égalité, car les
tribunaux estiment qu’une règle générale qui crée des inconvénients pour

23. Zylberberg c.  Sudbury Board of Education, (1988) 65 O.R. (2d) 641 (C.A. Ont.), autori-
sation d’appel en Cour suprême refusée ; Canadian Civil Liberties Association c.  Ontario
(Minister of Education), (1990) 71 O.R. (2d) 341 ; 65 D.L.R. (4th) 1 (C.A. Ont.), auto-
risation d’appel en Cour suprême refusée.
24. Sur le principe de neutralité religieuse de l’État en droit canadien, V. Jukier R. et Woehr-
ling J., « Religion and the Secular State. National Report for Canada », in Martinez
Torron J. et Durham W. C. (eds), Religion and the Secular State. National Reports (XVIIIth
Congress of the International Academy of Comparative Law), Madrid, Facultad de Derecho
de la Universidad Complutense, 2015, p.  155. – Woehrling J., « Quelle place pour la
religion dans les institutions publiques ? », in Gaudreault-DesBiens J.-F. (dir.), Le droit,
la religion et le « raisonnable », Montréal, Thémis, 2009, p. 115. – Moon R., « Freedom
of Religion Under the Charter of Rights  : The Limits of State Neutrality », University of
British Columbia Law Review, (2012) 45, p. 497. – Boutouba N. et Bernatchez S., « L’État
et la diversité religieuse au Canada  : une possible histoire du principe de neutralité de
l’État », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, numéro spécial, 2013, p. 9.

167
José WOEHRLING

un groupe particulier, alors qu’elle est favorable ou neutre à l’égard de la


majorité, constitue une discrimination indirecte à l’égard de ce groupe. Dans
le cas des accommodements religieux, l’obligation est également fondée sur
la liberté de conscience et de religion 25.
C’est ainsi que la Cour suprême du Canada a décidé, dans une affaire
datant de 2006 26, qu’une école publique de Montréal était tenue d’autoriser
un élève de religion sikh à conserver son kirpan (un poignard de métal
rituel) durant sa présence à l’école, le faisant ainsi bénéficier d’une exemp-
tion d’application du règlement général de l’école interdisant la possession
d’armes par les élèves. Elle a souligné qu’on n’avait jamais rapporté d’inci-
dent impliquant un kirpan dans une école et que l’intéressé avait accepté
de porter le kirpan dans une gaine solidement fermée et cousue sous ses
vêtements. Il existe également des décisions autorisant les enseignants d’une
école publique de l’Ontario à porter le kirpan à l’école 27. Par ailleurs, d’autres
décisions judiciaires ont interdit le port du kirpan dans les palais de justice
et à bord des avions 28. Des décisions judiciaires ont également reconnu

25. Sur l’accommodement raisonnable en droit canadien, V. Woehrling J., « Aménagement de


la diversité religieuse et conflits entre droits fondamentaux. Le contexte juridique cana-
dien », in Bribosia E. et Rorive I. (dir.), L’accommodement de la diversité religieuse. Regards
croisés – Canada, Europe, Belgique, Bruxelles, Peter Lang, 2015, p. 135. – Bosset P., « Les
fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable », in
Jézéquel M. (dir.), Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ? Cowans-
ville, Éd. Yvon Blais, 2007, p. 3.
26. Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256.
27. Pandori c.  Peel Board of Education, (1990) 12 C.H.R.R. D/364 (Commission d’enquête,
Ontario). Il s’agissait de deux plaintes conjointes relatives au port du kirpan par un pro-
fesseur et par des élèves sikhs à l’école. Le professeur et les élèves se voyaient opposer une
résolution de la Commission scolaire de Peel interdisant le port du kirpan dans l’enceinte
de l’école. Une commission d’enquête établie en vertu du Code ontarien des droits de la
personne est arrivée à la conclusion, au vu de la preuve, que le port du kirpan devait être
autorisé dans cette école, tant pour les élèves que pour les enseignants et les membres de
l’administration, mais aux conditions qu’il soit d’une taille raisonnable, porté en dessous
des habits de façon à être invisible et maintenu de façon assez ferme dans sa gaine pour
être difficile, mais pas impossible, à en sortir. La décision de la commission devait être
confirmée par la Cour divisionnaire d’Ontario : Peel Board of Education c. Ontario Human
Rights Commission, (1991) 3  O.R. (3d) 351 (Cour divisionnaire, Ontario). Autorisation
d’appel en cour d’appel rejetée le 12 août 1991.
28. Dans Hothi c. R., [1985] 3 W.W.R. 256 (Cour du Banc de la Reine du Manitoba) confirmé
à [1986] 3 W.W.R. 671 (Cour d’appel du Manitoba), la Cour du Banc de la Reine
du Manitoba a confirmé l’ordonnance d’un juge de la Cour provinciale interdisant le
port du kirpan dans une salle d’audience. Dans le même sens, V.  R. c.  Kaur, [1997]
Q.J. No.  5066 (cour municipale de Ville Saint-Laurent). Dans Nijjar c.  Lignes aériennes
Canada 3000 Ltée, un tribunal canadien des droits de la personne, constitué en vertu de
la loi canadienne sur les droits de la personne, a rejeté la plainte d’un sikh qui s’était
vu refuser l’accès à un avion à cause de son kirpan, bien qu’il s’agissait en l’occurrence,

168
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

que les écoles publiques ont l’obligation d’autoriser les absences des élèves
(et des enseignants) pour fêtes religieuses 29. D’autres accommodements ont
été négociés, sans que l’intervention d’un tribunal soit nécessaire, comme
celui autorisant les jeunes filles à porter un pantalon long pour les cours de
gymnastique, à la place du short, de façon à permettre le respect des règles
de modestie de l’islam 30.
L’obligation d’accommodement a par ailleurs des limites, puisque l’accom-
modement ne doit être accordé que dans la mesure où il est « raisonnable »,
ce qui signifie qu’il peut être légitimement refusé s’il entraîne une « contrainte
excessive ». Dans le cas d’un accommodement réclamé auprès d’une école
publique, il y aura contrainte excessive si l’accommodement entraîne des
coûts exagérés ou une entrave importante au fonctionnement de l’école.
L’accommodement devra également être refusé s’il entraîne une atteinte aux
droits ou aux libertés d’autrui.
Selon la même logique, existe-t-il un droit des parents d’obtenir que
leurs enfants soient exemptés de certains éléments du programme obliga-
toire des écoles publiques, en particulier lorsque les parents s’y opposent
pour des raisons religieuses 31 ? La question se pose notamment pour les
cours d’éducation sexuelle. Le gouvernement de l’Ontario, qui a mis en

selon le plaignant, d’un « kirpan de voyage » dont la lame ne dépassait pas 4 pouces
de longueur. Le tribunal a tenu compte de l’environnement particulier d’un avion, où
il n’est possible d’avoir accès ni à des services médicaux d’urgence ni à une assistance
policière. Par contre, dans Pritam Singh c. Workmen’s Compensation Board Hospital, (1981)
2 C.H.R.R. D/459 (Commission d’enquête, Ontario), M. Singh avait été informé qu’il ne
pourrait pas passer de tests à l’hôpital s’il n’ôtait pas son kirpan, ce qu’il avait refusé
de faire ; la commission d’enquête décide que l’hôpital aurait pu trouver une solution
d’accommodement respectant les croyances de M.  Singh ; elle ordonne qu’à l’avenir les
patients de religion sikh soient autorisés à conserver leur kirpan, à condition qu’il soit
d’une longueur raisonnable, pendant qu’ils reçoivent des soins à l’hôpital.
29. Islamic Schools Federation of Ontario c.  Ottawa Board of Education, (1997) 145 D.L.R.
(4th) 659 (Cour divisionnaire de l’Ontario) ; Commission scolaire régionale de Chambly
c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525 (Cour suprême du Canada).
30. Pour plus de détails, V. Woehrling J., « La place de la religion dans les écoles publiques
du Québec », Revue juridique Thémis, (2007) 41, p. 651.
31. Sur cette question des exemptions religieuses au curriculum obligatoire des écoles
publiques, telle qu’elle a été abordée par les tribunaux des États-Unis et par les organes
d’application de certaines conventions internationales sur les droits de la personne,
V.  Woehrling J., « Liberté de religion et demandes d’exemption à l’égard du curri-
culum scolaire obligatoire  : les réponses des tribunaux américains », in Lefebvre B.  et
Leduc A. (dir.), Mélanges Pierre Ciotola, Montréal, Thémis, 2012, p. 563 ; Woehrling J.,
« L’enseignement des religions et de l’éthique à l’école publique  : les principes dégagés
par la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme des
Nations unies (affaires Folgero, Zengin et Leirvag) », Revue québécoise de droit international,
hors-série juin 2015, p. 359.

169
José WOEHRLING

place un nouveau programme de ce genre l’année dernière, a dû reculer


devant l’ampleur des protestations, particulièrement celles venant des parents
catholiques et musulmans, et a accepté que les parents puissent retirer leurs
enfants du programme après avoir dans un premier temps exclu cette pos-
sibilité. Le gouvernement québécois lance lui aussi cette année un nouveau
programme-pilote d’éducation sexuelle et, pour l’instant, il a annoncé qu’il
ne permettrait aucune exemption.
La question des exemptions religieuses au programme obligatoire des
écoles publiques a fait l’objet d’une décision de la Cour suprême du Canada
en 2012. Jusqu’en 2008, le programme des écoles publiques québécoises
comprenait un enseignement religieux catholique ou protestant et un ensei-
gnement moral, les parents devant obligatoirement choisir entre les deux.
L’enseignement religieux ayant été déclaré inconstitutionnel par les tribu-
naux 32, le gouvernement québécois a décidé d’introduire une nouvelle formule
à partir de 2008, celle d’un cours unique d’éthique et de culture religieuse
obligatoire pour tous les élèves (communément connu comme le cours ECR).
Le volet éthique du programme vise à encourager les élèves à porter un
regard critique sur leur propre conduite éthique et sur celle d’autrui, ainsi
que sur les valeurs et les normes adoptées par différents groupes religieux.
La partie du cours consacrée à la culture religieuse est destinée à présenter
de façon neutre et objective les diverses traditions religieuses du monde, en
insistant sur celles traditionnellement présentes au Québec. Le programme
exige des enseignants qu’ils fassent preuve d’objectivité et d’impartialité. Ils
ne doivent pas affirmer la vérité d’un système particulier de croyances ou
tenter d’influencer les convictions de leurs élèves, mais favoriser la connais-
sance d’une variété de valeurs, de convictions et de cultures. Le cours ECR
est obligatoire au primaire et au secondaire, sans possibilité d’exemption,
dans les écoles publiques et dans les écoles privées subventionnées par le
gouvernement, y compris les écoles privées religieuses.
Depuis son entrée en vigueur, le programme ECR fait l’objet de critiques
provenant de deux camps opposés. D’une part, ceux qui pensent que sous
couvert de neutralité et de visée culturelle, le cours comporte des éléments
d’endoctrinement contraires aux principes d’un enseignement public laïque.
Ils réclament l’abolition pure et simple du volet « culture religieuse ». D’autre
part, le cours ECR est également critiqué par les parents animés de fortes
convictions religieuses qui considèrent que l’enseignement en question, pré-
cisément à cause de son objectif de neutralité, véhicule un relativisme qui

32. V. supra, note 23 et les développements du texte.

170
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

entre en conflit avec leurs efforts pour transmettre leurs propres convictions
à leurs enfants. Ces parents, quant à eux, réclament pour leurs enfants le
bénéfice d’une exemption du cours, ce qui leur a été refusé jusqu’à présent.
Ils se sont donc pourvus devant les tribunaux. La Cour suprême a rendu
son jugement dans cette affaire en 2012 33.
Malheureusement, le jugement ne va pas au fond des choses, le contexte
factuel de la décision ne l’ayant pas permis. En effet, les requérants ont
contesté le cours ECR de façon prématurée, très peu de temps après sa mise
en application, ces circonstances faisant en sorte qu’il était très difficile pour
la Cour d’évaluer les effets réels du programme. Sur la base des éléments
incomplets qui lui étaient soumis, à savoir le seul cadre pédagogique du
cours, la Cour suprême a conclu que les requérants n’avaient pas réussi à
faire la preuve que le nouveau programme enfreignait leur liberté de religion
ou celle de leurs enfants. Néanmoins, dans la mesure où elle s’est prononcée
sur les questions de fond, la Cour a jugé que le fait d’exposer les enfants à
une présentation globale des diverses religions, sans les obliger à y adhérer,
ne constituait pas un « endoctrinement » des élèves. Elle a également conclu
que l’exposition précoce des enfants à des réalités autres que celles qu’ils
vivent dans leur environnement familial immédiat constitue un fait de la
vie en société et que suggérer que le fait même d’exposer des enfants à dif-
férents faits religieux porterait atteinte à leur liberté de religion ou à celle
de leurs parents reviendrait à rejeter la réalité multiculturelle de la société
canadienne et méconnaître les obligations de l’État québécois en matière
d’éducation publique. Par ailleurs, certains des juges ont souligné que même
si le programme ne portait pas en lui-même atteinte à la liberté de religion,
une telle atteinte pourrait éventuellement résulter de sa mise en application
concrète, ce qui suggère que la question pourrait être portée à nouveau
devant les tribunaux à l’avenir.
En fait, la Cour suprême a eu l’occasion de se pencher à nouveau sur le
cours ECR dès 2015, mais sous un autre angle. En effet, il s’agissait cette
fois du recours d’un collège catholique privé subventionné, donc obligé
d’enseigner le cours ECR, et qui réclamait le droit de l’enseigner, dans tous
ses aspects, avec une orientation catholique plutôt que l’orientation neutre
et non confessionnelle imposée par le ministère. La Cour a effectivement
jugé que le fait d’imposer à un collège catholique l’obligation d’enseigner
le catholicisme avec une orientation neutre et laïque entraînait une atteinte
non justifiable à la liberté de religion. Par contre, selon la Cour, le ministère

33. S.L. c. Commission scolaire des Chênes, [2012] 1 R.C.S. 235.

171
José WOEHRLING

était justifié d’exiger du collège qu’il adopte l’orientation neutre et laïque


pour enseigner les traditions religieuses autres que le catholicisme ainsi que
l’éthique, y compris celle des autres religions 34. Et la Cour ajoute que, dans
le cas d’une école secondaire confessionnelle, où les élèves acquièrent des
connaissances au sujet des préceptes d’une religion particulière pendant toute
la durée de leurs études, il est encore plus important qu’ils explorent, de
façon aussi objective que possible, d’autres systèmes de croyances ainsi que
leurs fondements 35.

2.4. LA SITUATION DES ADOLESCENTS


CONCERNANT LES CHOIX RELATIFS À LEUR ÉDUCATION
Pour les jeunes enfants, ce sont les parents qui font les choix relatifs
à l’éducation et à la formation religieuse et morale. Mais qu’en est-il des
adolescents ? Devrait-on prévoir en matière de choix éducatifs les mêmes
modalités qu’en matière de choix portant sur les soins de santé, c’est-à-dire
un âge à partir duquel le mineur est habilité à faire ses propres choix, même
s’ils l’amènent à prendre d’autres positions que ses parents ? À l’époque où
le choix existait entre l’enseignement religieux et l’enseignement moral dans
les écoles publiques du Québec, la loi prévoyait que c’est à partir de la troi-
sième année du secondaire, donc normalement vers quatorze ans, que l’élève
pouvait effectuer lui-même ce choix. Le législateur lui reconnaissait donc la
capacité d’exercer directement en ce domaine sa liberté de conscience et de
religion. Par contre, à l’heure actuelle, seul un élève majeur, ou dans le cas
d’un élève mineur les parents de celui-ci, peuvent demander une exemption
de l’application du régime pédagogique « pour des raisons humanitaires ou
pour éviter un grave préjudice à l’élève » 36. Il n’est pas impossible d’ima-
giner que l’on puisse se fonder sur les droits constitutionnels, la liberté de
conscience et de religion et le droit à l’égalité en particulier, pour contester
une situation dans laquelle les adolescents ne se voient pas reconnaître le
droit de choisir eux-mêmes certaines modalités de leur éducation morale et
religieuse. D’ores et déjà en droit québécois, en considérant les différentes
limites d’âge prévues par le Code civil et par les lois particulières, on constate
que l’âge de quatorze ans apparaît comme une étape significative dans le par-
cours vers la majorité. Si à l’avenir le législateur québécois décidait d’établir
une possibilité d’exemption du cours ECR, il conviendrait donc probablement

34. École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), [2015] 1 R.C.S. 613.
35. Ibid., § 72 (juge Abella).
36. Loi sur l’instruction publique, L.R.Q., ch. I-13.3, art. 222, al. 2.

172
La religion dans les décisions relatives à la santé et à l’éducation des enfants

qu’il prévoie le même régime que celui qui s’appliquait anciennement au


choix entre l’enseignement moral et l’enseignement religieux, c’est-à-dire de
permettre à l’élève de demander lui-même l’exemption à partir de la troisième
année du secondaire.

CONCLUSION : L’INTÉRÊT DE L’ENFANT, UN CONCEPT POLYMORPHE

Le concept juridique prédominant en matière de relations parents-enfants


et de décisions relatives aux enfants est celui de l’intérêt de l’enfant. En vertu
du Code civil du Québec, l’autorité parentale doit s’exercer dans l’intérêt
de l’enfant et dans le respect de ses droits 37. La loi fédérale sur le divorce
prévoit que les juges doivent tenir compte du meilleur intérêt de l’enfant
dans leurs décisions au sujet des ententes parentales à l’issue d’un divorce.
La Convention relative aux droits de l’enfant des Nations unies dispose à son
article 3 que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles
soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des
tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt
supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».
Ce concept d’intérêt de l’enfant est appliqué différemment selon que l’en-
fant concerné a ou non atteint une maturité suffisante. Comme nous l’avons
vu précédemment, en matière de consentement aux soins de santé, la Cour
suprême du Canada considère qu’il y a en quelque sorte une présomption
voulant que l’intérêt d’un enfant ayant atteint une maturité suffisante suppose
qu’on reconnaisse son autonomie décisionnelle (il y a donc pour ainsi dire
« fusion » entre l’intérêt du mineur et le respect de son autonomie). Avec le
consentement aux soins, il s’agit d’une situation où l’évaluation individualisée
du degré de maturité du mineur est à la fois nécessaire et possible. Ce n’est
évidemment pas toujours le cas. Par exemple, en matière de décision concer-
nant l’enseignement religieux ou moral, une évaluation individualisée serait
probablement trop complexe sur le plan administratif. Il faut donc laisser
la possibilité au législateur de fixer les étapes qui ponctuent l’acquisition de
certains éléments d’autonomie décisionnelle pour les mineurs. Ces seuils
législatifs possèdent inévitablement une part d’arbitraire. Le cas échéant, ils
pourront être contestés sur la base des droits constitutionnels des mineurs,

37. Code civil du Québec, art. 33  : « Les décisions concernant l’enfant doivent être prises
dans son intérêt et dans le respect de ses droits. Sont pris en considération, outre les
besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son
caractère, son milieu familial et les autres aspects de sa situation. »

173
José WOEHRLING

notamment leur droit à l’égalité. Quant aux mineurs qui n’ont pas atteint la
maturité suffisante pour prendre leurs propres décisions, ils ont essentielle-
ment le droit à des décisions prises pour eux par d’autres dans leur meilleur
intérêt : leurs parents en situation habituelle, sinon les organismes de protec-
tion de l’enfance ou encore les tribunaux qui doivent arbitrer les conflits des
parents entre eux, ceux des parents avec les organismes étatiques ou encore,
dans certains cas, les conflits entre les parents et les enfants eux-mêmes.
Le consensus dominant dans notre société semble être que le meilleur
intérêt de l’enfant passe par la maximisation de ses potentialités de déve-
loppement vers l’autonomie personnelle et l’épanouissement individuel (son
« autoréalisation »). C’est là un point de vue qui correspond bien au libéra-
lisme individualiste, qui sert de soubassement idéologique aux instruments
de protection des droits de l’homme au Canada et ailleurs. On comprend
qu’un tel point de vue entrera en conflit avec des conceptions plus com-
munautaristes selon lesquelles ce sont le maintien de l’appartenance des
individus au groupe, notamment religieux, et la cohésion de celui-ci qui
doivent être recherchés en priorité. Par ailleurs, la prédominance conférée à
l’intérêt de l’enfant à l’autoréalisation ne fait pas disparaître toutes les diffi-
cultés, ce critère étant lui-même susceptible d’appréciations et d’applications
diverses. Par exemple, si l’on revient à la problématique du cours d’éthique
et de culture religieuse et à la critique que lui adressent les parents animés
de fortes convictions religieuses, il reste encore à déterminer quel serait le
facteur le plus nuisible, immédiatement ou à plus long terme, pour l’auto-
réalisation des enfants  : le conflit d’allégeances susceptible de ternir leurs
relations avec leurs parents ou le fait d’être privé de l’exposition aux idées
et informations considérées comme nécessaires pour développer leur esprit
critique et leur tolérance envers les différences culturelles et religieuses (et
le fait d’être privés d’une interaction significative avec leurs pairs dans cet
important domaine) ? Si l’on en revient par ailleurs à l’intérêt de l’État,
celui-ci a un intérêt légitime, selon la Cour suprême du Canada, à s’assurer
que les élèves de toutes les écoles (privées autant que publiques) seront en
mesure, une fois devenus adultes, de se comporter avec ouverture et respect
lorsqu’ils devront faire face aux différences culturelles et religieuses. Une
démocratie multiculturelle dynamique doit pouvoir compter sur la capacité
de ses citoyens de discuter de manière réfléchie et ouverte 38.

38. École secondaire Loyola c. Québec, précit., § 48 (juge Abella).

174
CHRONIQUES
LA RÉFORME DE L’ORGANISATION PAROISSIALE
AU LUXEMBOURG

Francis MESSNER
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)

L a réforme des cultes initiée par le gouvernement du Grand-duché de


Luxembourg en 2015 comprend trois grands volets  : la rémunération
des ministres des cultes conventionnés par l’État, l’enseignement religieux
dans les écoles publiques et enfin la réforme des paroisses catholiques 1.
Cette contribution se concentre sur la réforme de l’organisation paroissiale
qui met fin à l’étroite collaboration entre les communes et les paroisses qui
prévalait jusqu’à présent pour la gestion du temporel du culte catholique.

LES FONDEMENTS JURIDIQUES DE L’ORGANISATION PAROISSIALE

Les fabriques d’église créées pour gérer le temporel des diocèses de l’Église
catholique ont été instaurées conformément à l’article  77 des articles orga-
niques du culte catholique de la loi du 18 germinal an  X. Le décret du
30  décembre 1809 concernant les fabriques des églises, pris en applica-
tion de cette loi, détaille les règles d’organisation et de fonctionnement de
ces établissements qui seront qualifiés d’établissements publics à la fin du
xixe  siècle. Le décret de 1809 (si l’on excepte le chapitre  V de ce texte)

1. V. notre précédente chronique : « La réforme des cultes au Grand-duché de Luxembourg


en 2015 », Revue du droit des religions, n° 1/mai 2016, p. 161-166.

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 177


Francis MESSNER

traite de l’entretien et de la conservation des temples (églises paroissiales),


de l’administration des aumônes et des biens, rentes et perceptions autorisés
par les lois et règlements, des sommes supplémentaires fournies par les com-
munes, des fonds affectés à l’exercice du culte et de l’obligation d’assurer cet
exercice ainsi que du maintien de la dignité du culte dans les églises, soit
en réglant les dépenses qui y sont nécessaires, soit en assurant les moyens
d’y pourvoir. Les fabriques d’église prennent en charge les aspects matériels
du culte. Tout ce qui relève du spirituel est de la seule compétence du curé
sous l’autorité de l’évêque diocésain.

UN CADRE JURIDIQUE INADAPTÉ

Contrairement à la loi du 18 germinal an X, le décret du 30 décembre 1809


n’avait jamais été réformé dans le Grand-duché de Luxembourg avant 2016.
Ce texte du début du xixe siècle comporte un chapitre V relatif aux édifices
diocésains (palais épiscopal, cathédrale, séminaire) dont les dispositions ne
sont plus appliquées. Il comprend par ailleurs une série d’articles obsolètes
qui correspondent à une conception du droit et à une culture juridique qui
ne sont plus en phase avec la société contemporaine. L’article 3 précise par
exemple que les conseillers des conseils de fabrique sont choisis parmi par
les notables qui, de surcroît, étaient traditionnellement des hommes. Le terme
de notable n’existe plus en droit luxembourgeois et l’intitulé de « marguil-
liers » est devenu incompréhensible pour nos contemporains. L’obligation
d’appartenir à la religion catholique aux fins de siéger au conseil de fabrique
en tant que membre de droit, ce qui est le cas du maire de la commune, est
également connotée historiquement et renvoie à une société homogène du
point de vue de l’affiliation religieuse. De plus, les maires des communes
autres que celles du siège curial ne sont pas représentés lorsque la paroisse
englobe plusieurs communes. Enfin, la constitution du conseil de fabrique
et son renouvellement ne répondent pas à un fonctionnement démocra-
tique. Nommés par les autorités religieuses et par les autorités publiques
lors de leur création, les membres des conseils sont par la suite renouvelés
par cooptation. Ces dysfonctionnements, qui pourraient être corrigés, sont
accentués par des problèmes de fond  : une application confuse du décret
de 1809 et une inégalité de traitement entre le culte catholique et les autres
cultes conventionnés. En effet, les dispositions du décret de 1809 n’ont pas
été étendues aux autres communautés religieuses reconnues.

178
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg

La fabrique est chargée, aux termes de l’article 37 du décret du 30 décembre


1809, de couvrir l’ensemble des dépenses de fonctionnement et d’investis-
sement de la paroisse. Ces dépenses comprennent les frais nécessaires à la
célébration des cultes, les salaires et les charges du personnel employé par
l’établissement, à l’exclusion des ministres du culte, les travaux d’embellis-
sement, l’entretien, les réparations et la reconstruction des édifices du culte
et des logements des ministres du culte, les assurances des biens et des
personnes. Ces dépenses sont couvertes par les revenus de la fabrique qui
comportent le produit des biens et rentes affectés aux fabriques, des quêtes,
des oblations et des honoraires (art. 36). En application de l’article  92, les
communes interviennent en cas d’insuffisance des revenus de la fabrique pour
les charges portées à l’article 37. Les communes luxembourgeoises prennent
traditionnellement en charge non seulement l’entretien des édifices affectés
au culte catholique et au logement des ministres du culte, mais également
les frais de chauffage et d’électricité, sans avoir recours au principe de sub-
sidiarité. Enfin, il semblerait qu’une partie des biens paroissiaux constitués
très souvent de dons et de legs sont propriétés d’associations sans but lucratif
ou d’associations et de fondations d’utilité publique. Cette dispersion du
patrimoine fait obstacle à une mise en œuvre efficace du principe de subsi-
diarité, puisque les biens paroissiaux ne sont pas propriétés de l’établissement
chargé de financer le culte. En bref, les fabriques ne sont pas soumises à un
régime de droit précis, mais plutôt à des pratiques extra legem générées par
les circonstances, par la relative aisance financière des communes et par le
poids social de l’Église catholique.

UNE RÉFORME RADICALE PRÉVUE PAR LA CONVENTION DE 2015

La convention entre l’État du Grand-duché de Luxembourg et l’Église


catholique du Luxembourg relative à la nouvelle organisation des fabriques
d’église signée le 26  janvier 2015 stipule que les fabriques d’église seront
supprimées et remplacées par un Fonds de gestion des édifices religieux du
culte catholique appelé le « Fonds », créé par voie législative. Le Fonds a
pour objectif « de fournir aux frais nécessaires du culte ». Il sera administré
par un conseil dont les membres seront nommés par l’archevêque de Luxem-
bourg. Le Fonds qui pourra recueillir des dons et des legs sera destinataire
des avoirs de l’ensemble des fabriques d’église luxembourgeoises et prendra
en charge la totalité du temporel du culte local. Les dépenses seront financées
par les revenus du patrimoine transféré au Fonds par les fabriques et par

179
Francis MESSNER

la générosité des fidèles. Le cofinancement par les communes est prohibé


par la convention. Le Fonds exercera un droit de propriété sur les édifices
cultuels transférés par les communes dont il ne pourra modifier l’affectation
cultuelle, sauf à engager une procédure de désacralisation. Dans ce cas, un
droit d’acquisition préférentiel au prix d’achat d’un euro est conféré à la
commune, sinon à l’État. Les édifices qui au terme de la procédure ne seront
pas transférés au Fonds seront la propriété de la commune du territoire
d’implantation. Le culte catholique s’engage à les désacraliser. Le Fonds
aura un droit de préemption sur le mobilier placé dans ces édifices pour le
prix d’un euro. Un régime spécial sera toutefois dégagé pour la cathédrale
Notre-Dame et la basilique d’Echternach connue pour sa procession dansante.

UNE PREMIÈRE MODIFICATION LÉGISLATIVE : L’INTERDICTION


POUR LES COMMUNES DE FINANCER LES FABRIQUES

Une modification du décret de 1809 a constitué une première étape dans


l’application de la convention précitée de 2015. Une loi du 17  mars 2016 2
interdit ainsi aux communes de verser des subventions obligatoires et volon-
taires aux fabriques 3. L’obligation des communes par rapport aux fabriques
se limite à pourvoir aux grosses réparations des édifices consacrés au culte
conformément à l’article 92 du décret de 1809. Les fabriques sont désormais
en charge de la totalité du financement des frais de culte, de la mise à dis-
position d’un logement pour le curé et de l’entretien de ce logement. Cette
obligation est assortie d’une interdiction pour les communes de participer à
leur cofinancement. Cette première évolution du statut des fabriques illustre
la volonté du gouvernement luxembourgeois d’éviter toute imbrication entre
les institutions religieuses et l’administration des communes.

LE PROJET DE LOI DE MISE EN ŒUVRE DE LA CONVENTION DE 2015

Le projet de loi n°  7037 portant sur la gestion des édifices religieux et
autres biens du culte catholique constitue la troisième étape de la réforme de
la gestion des biens paroissiaux catholiques. Ce texte abroge l’article 76 de la

2. Loi du 17  mars 2016 modifiant le décret du 30  décembre 1809 concernant les fabriques
des églises.
3. Les articles 1er, 39 et 92 du décret de 1809 sont modifiés et les articles  36 §  11, 44, 93,
96, 97 et 99 sont abrogés.

180
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg

loi du 18 germinal an X qui institue les fabriques, le décret du 5 mai 1806
s’appliquant au logement des ministres du culte protestant et à l’entretien
des temples et le décret du 30 décembre 1809 concernant les fabriques des
églises à l’exception de son article  113 4 (art. 21). Il entraîne la dissolution
des fabriques (art. 10).

LE FONDS DE GESTION DES ÉDIFICES RELIGIEUX


ET AUTRES BIENS RELEVANT DU CULTE CATHOLIQUE
Conformément aux dispositions prévues par la convention de 2015, les
274 fabriques d’église sont remplacées par un « Fonds de gestion des édifices
religieux et autres biens relevant du culte catholique » qui gérera les besoins
matériels liés à l’exercice du culte catholique. Le Fonds qualifié d’organisme
sui generis de droit privé 5 a un statut de fondation d’utilité publique 6 et est
placé sous la tutelle de l’archevêché (art. 1er). Il reprend l’universalité du
patrimoine des fabriques. Il assurera en tant que propriétaire la gestion des
biens meubles et immeubles ayant relevé des fabriques ainsi que des biens
acquis postérieurement à la dissolution de ces dernières. Il répondra de
leurs dettes et charges. Il pourvoira aux besoins matériels liés à l’exercice
du culte catholique, et notamment à la préservation des édifices cultuels
dont il est propriétaire, à l’exception de la rémunération des membres du
clergé. Les biens des cures, c’est-à-dire des menses curiales 7 représentant
les intérêts des curés et desservants successifs feront également partie du
patrimoine du Fonds (art. 2). Toutes les mutations immobilières en faveur
du Fonds dans l’intérêt de l’exercice du culte bénéficieront d’exonérations
fiscales (art. 3). Le Fonds est également exempt de l’impôt sur le revenu
des collectivités, de l’impôt commercial, communal et de l’impôt sur la
fortune (art. 9).

4. La possibilité de faire des dons, legs et fondations au profit de la cathédrale et du séminaire


est maintenue, mais dans le cadre du Fonds.
5. Le statut juridique du Fonds de gestion des édifices religieux et des autres biens relevant
du culte catholique a été aménagé à partir de la loi du 21 avril 1928 sur les associations
et fondations. Au Luxembourg, les fondations, dont la gestion incombe à un conseil
d’administration, sont placées sous la surveillance du ministre de la Justice, alors que les
statuts du Fonds, ses opérations immobilières, les comptes et les budgets sont soumis à
l’approbation de l’archevêché.
6. Les fondations doivent poursuivre une œuvre ayant un caractère philanthropique, social,
religieux, scientifique, artistique, pédagogique, sportif ou touristique selon la loi du
21 avril 1928.
7. Décret impérial du 6  novembre 1813, art. 1er. Les biens des cures au Luxembourg com-
prennent 170 parcelles d’une superficie de 83,40 hectares.

181
Francis MESSNER

Le Fonds est placé sous l’autorité de l’archevêché qui détermine son orga-
nisation et son fonctionnement. Il est géré par un conseil d’administration
dont les membres sont nommés par l’archevêché qui doit approuver les statuts
du Fonds (art. 5). Les responsables du Fonds soumettront pour approba-
tion à l’archevêché les comptes du Fonds et le rapport du réviseur relatifs
à l’exercice écoulé ainsi que le budget à établir pour l’exercice comptable à
venir. Le cofinancement des activités du Fonds par les communes est exclu
par la loi (art. 7). Les presbytères ne sont plus affectés au logement des
ministres du culte catholique (curés et desservants). Ceux propriétés des
fabriques et, à partir de la date d’application de la loi sur les fabriques, du
Fonds sont entretenus par lui et peuvent être mis à la disposition des curés
et desservants.

LA PROPRIÉTÉ DES ÉDIFICES DU CULTE


Le chapitre 3 du projet de loi s’applique à la question délicate du statut
des édifices du culte catholique. Il importait peu jusqu’à présent de savoir à
qui appartenaient les édifices affectés à l’exercice du culte, puisque le finan-
cement de leur entretien était assuré conformément au décret de 1809 soit
par les fabriques, soit par les communes. Or ces dernières sont désormais
interdites de subventionnement, alors que le Fonds est tenu d’entretenir les
églises dont il est le propriétaire. Une clarification s’impose donc.
La propriété des églises résulte soit des titres de propriété soit des conven-
tions conclues entre les fabriques d’église et les communes, en principe avant
le 1er janvier 2017. Les églises dont la propriété n’a pas été établie avant cette
date et qui servent à l’exercice public du culte catholique appartiennent de
plein droit au Fonds. Par contre, les églises désaffectées dont la propriété
est incertaine appartiennent de plein droit à la commune concernée, sauf si
le Fonds produit un titre de propriété dans les dix ans suivant l’entrée en
vigueur de la loi (art. 11).
La convention entre l’État du Grand-duché de Luxembourg et l’Église
catholique du Luxembourg relative à la nouvelle organisation des fabriques
d’église du 26 janvier 2015 fixe les modalités selon lesquelles « sont déter-
minés les édifices religieux qui continuent à être utilisés pour l’exercice du
culte catholique et comment seront établis les droits de propriété afférents ».
Le gouvernement souhaite mettre fin au flou relatif au titre de propriété de
certains édifices cultuels et instaurer une procédure facilitant la désaffectation
des édifices qui ne sont plus nécessaires au bon fonctionnement du culte

182
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg

catholique. À cette fin, et conformément à l’alinéa 3 de l’article premier de


la convention de 2015 :
« Les communes et l’ensemble des fabriques des églises situées sur
le territoire d’une même commune entameront dès la signature de la
présente et devant aboutir jusqu’au 1er  janvier 2017 au plus tard des
négociations […] afin d’identifier les édifices à affecter au culte catho-
lique. En cas d’accord entre les communes et les fabriques des églises
concernées, les édifices ainsi déterminés seront transférés par la voie
législative soit à la commune, soit au Fonds. En cas de désaccord, le
législateur tranchera, l’Archevêché étant entendu en son avis. »

Le projet de loi portant sur la gestion des édifices religieux et autres


biens du culte catholique fixe la procédure à suivre. Les églises propriété
des communes et affectées au culte sont désaffectées par l’autorité religieuse
lorsque le Fonds renonce à leur utilisation cultuelle. Mais les communes
peuvent également demander la désaffectation d’églises servant à l’exercice
du culte, et cela en dépit de la volonté de l’autorité religieuse de maintenir
l’affectation. Dans ce cas, à défaut d’un accord de l’archevêché, le Fonds est
tenu d’acquérir l’édifice à un prix correspondant à la part non amortie des
dépenses d’investissement effectuées par la commune sur une période donnée.
Si le Fonds omet de l’acquérir, l’archevêché est tenu de procéder à la désaf-
fectation. Le Fonds cède aux communes concernées pour le prix d’un euro
les édifices religieux désaffectés, sauf si les communes ou l’État déclarent
renoncer à l’acquisition. Le Fonds est cependant autorisé à conserver le
mobilier à l’exception des cloches, des orgues et des autres objets fixés à
demeure (art. 13 et 14).
Les édifices religieux propriété de la commune et qui sont affectés à
l’exercice du culte peuvent être cédés au Fonds à titre gratuit ou onéreux.
Ils peuvent également être mis à disposition du Fonds sur la base d’une
indemnité se situant entre 1  000 et 2  500  euros annuels par le biais d’une
convention signée avec la commune pour un terme de 5 à 9 ans. Dans ce cas,
l’intervention du Fonds se limite aux frais de fonctionnement et d’entretien
courant (art. 15).
La conservation, l’entretien constructif et la remise en état des édifices
cultuels affectés et désaffectés sont assurés par le propriétaire. Dans tous les
cas, la dignité des lieux doit être respectée (art. 16).
Le gouvernement est cependant autorisé à contribuer aux frais de
conservation, d’entretien constructif et de remise en état de la cathédrale de
Luxembourg et de la basilique d’Echternach (art. 19).

183
Francis MESSNER

L’archidiocèse du Luxembourg est actuellement organisé dans le cadre


de 274 paroisses regroupées dans 57 unités pastorales. L’archevêché envi-
sage de créer une centaine de paroisses qui se subsisteront aux paroisses
« concordataires » existantes. Le vicariat général de l’archidiocèse a indiqué
que chaque nouvelle paroisse comportant 10  000 habitants devra disposer
au moins d’une église « qui n’est pas menacée de désaffectation. » Dans les
zones rurales où les circonscriptions sont plus étendues, le vicariat général
revendique au moins deux édifices 8. Ces églises devront être propriété du
Fonds ou être inscrites sur une liste des édifices protégés.

CONCLUSION

Le régime français des cultes reconnus conservé par le Grand-duché de


Luxembourg à l’occasion de son indépendance se caractérise par l’intégration
du régime des cultes dans l’organisation étatique. Les religions reconnues
sont financées et administrées par les pouvoirs publics. Au niveau local,
cette architecture se vérifie notamment par l’obligation faite aux communes
d’équilibrer les budgets des établissements cultuels lorsqu’ils sont déficitaires :
le culte est un service public dont la continuité ne saurait être interrompue
pour des raisons financières.
Le projet de loi sur les fabriques du Luxembourg met fin à ce système
en instaurant une stricte séparation entre les paroisses et les communes.
Ces dernières sont notamment interdites de financement cultuel. Cette
législation est plus sévère, du moins à cet égard, que la loi française de
séparation de 1905 qui autorise le subventionnement public de l’entretien
des édifices affectés à l’exercice public du culte propriété des communes
et également des associations cultuelles. Ce sont les pouvoirs publics
qui dictent à l’Église catholique les éléments de la nouvelle organisa-
tion, en instaurant une fondation chargée de recueillir l’ensemble des
biens des fabriques supprimées et en mettant en place une procédure
visant à faire le tri entre les bâtiments cultuels nécessaires à l’exercice du
culte et les édifices susceptibles d’être désacralisés pour une utilisation
culturelle. Cette évolution résulte certes d’une sécularisation croissante
de la société et de l’accent mis sur la neutralité de l’État en matière reli-
gieuse. Elle s’impose également comme l’illustration de l’incapacité pour

8. Lettre du 16 août 2016 du vicaire général Leo Wagener de l’archidiocèse du Luxembourg


aux curés et aux présidents des conseils de fabrique.

184
La réforme de l’organisation paroissiale au Luxembourg

le diocèse d’anticiper la réforme aux fins de proposer un cadre juridique


adapté et de la volonté des pouvoirs publics d’accentuer la séparation
sans prendre  sérieusement  en  compte, au niveau local, le principe de
coopération entre les communes et les religions, le tout sur fond de crise
économique.

185
VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?

Vincente FORTIER
Université de Strasbourg / CNRS, Droit, Religion, Entreprise et Société (DRES)

L e rappel dans la loi du 20  avril 2016 (art. 1er) 1 de l’obligation de neu-
tralité pesant sur les fonctionnaires et l’introduction dans le Code du
travail 2, quelques mois plus tard, de la neutralité applicable sous certaines
conditions au salarié de l’entreprise privée recentrent le débat, à propos du
fait religieux et des frottements 3 qu’il est susceptible d’engendrer hors de

1. Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des
fonctionnaires, art. 1er  modifiant l’art. 25 de la loi du 13 juillet 1983 : « Le fonctionnaire
exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité. Dans l’exercice de ses
fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité. Le fonctionnaire exerce ses fonctions
dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester,
dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon
égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. […] »
2. Article L. 1321-2-1 du Code du travail : « Le règlement intérieur peut contenir des dispo-
sitions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions
des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fon-
damentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont
proportionnées au but recherché. »
3. Comme l’écrit fort justement Mark Hunyadi, ce terme (frottement) est préférable à celui
de dysfonctionnement  : « car le dysfonctionnement implique que quelque chose ne va
pas dans le principe ou son application ; les revendications religieuses seraient une sorte
de trouble de fonctionnement. Ici, il s’agit au contraire de montrer que l’écart entre les
pratiques, et leur heurt éventuel, n’est pas précisément un dysfonctionnement social, mais
appartient à la nature même du social : en l’occurrence, le frottement entre monde laïc
et monde religieux est ce qui définit une société postséculière. Il s’agit donc de fluidi-
fier un frottement, non de réparer un dysfonctionnement. » (Hunyadi M., « Des entreprises
postséculières ? », in Marti S., Fortier V., Maïla J., Hunyadi M., L’expression religieuse
en entreprise, Paris, Le Bord de l’eau, 2016, p. 169, note 1).

Revue du droit des religions•N°3•mai 2017 187


Vincente FORTIER

la  sphère de la vie privée 4, sur un concept central du droit des religions,
dont le contenu et la mise en œuvre sont complexes.
Cette mobilisation de la neutralité, voire son instrumentalisation, parfois
invoquée comme une valeur mais qui, du point de vue juridique, en appelle
à un principe, n’est pas le seul fait de la France. Ainsi, à titre d’exemple,
signalerons-nous le projet de loi n° 62 présenté en 2015 à l’Assemblée natio-
nale du Québec intitulé « Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse
de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements
religieux dans certains organismes » 5 et celui qui l’a précédé sous le titre
« Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État
ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes
d’accommodements » 6.
La neutralité représenterait, ainsi, « l’ultime rempart face à des univers et
gestes religieux minoritaires mais menaçants, sans que l’on se soit préalable-
ment attaché à retracer la multiplicité et la complexité des trajectoires » 7.
Si l’on peut s’interroger sur la nécessité de transcrire dans une loi l’obli-
gation stricte de neutralité pesant sur les fonctionnaires (la jurisprudence
constante du Conseil d’État, récemment confortée par celle de la Cour de
Strasbourg 8, ne laissait pas place au doute et ce, depuis 1950 et l’arrêt Jamet 9),
sur sa formulation, ses redondances, son insistance, le texte a le mérite de
la clarté et donc une vocation pédagogique  : la disposition indique, dans
des termes sans équivoque, que le fonctionnaire, incarnation de la puissance
publique, ne doit pas manifester sa religion lors de l’exercice de ses fonctions.

4. Encore que l’analyse du contentieux familial montre que la vie conjugale ou les relations
parentales ne sont pas à l’abri de ces frottements liés au fait religieux, conduisant alors
à des dysfonctionnements du couple !
5. http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-62-41-1.html
[consulté le 13 janv. 2017].
6. Projet de loi n°  60, http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-
loi-60-40-1.html [consulté le 13 janv. 2017].
7. Amiraux V. et Koussens D., « La neutralité de l’État à l’épreuve du pluralisme », in Amiraux
V. et Koussens D., Trajectoires de la neutralité, Presses de l’Université de Montréal, 2014,
p. 10.
8. CEDH, 26 nov. 2015, n° 64846/11, Ebrahimian c/ France ; Dieu F., « L’obligation de neu-
tralité religieuse des agents publics jugée conforme à la convention européenne des
droits de l’homme », JCP A, 23  mai 2016, p.  2132 ; Gonzalez G., « Conventionalité
de l’obligation stricte de neutralité religieuse des agents publics », JCP G 2016, p.  97 ;
Ruet C., « Interdiction du port de signes religieux par les agents du service public  : la
combinatoire subtile de l’arrêt Ebrahimian », Rev. droits de l’homme : http//revdh. revues.
org/2516 [consulté le 13 janv. 2017].
9. CE, 3 mai 1950, n° 28238, Delle Jamet.

188
Vous avez dit neutralité ?

La prohibition est, nous le savons, large : elle porte sur toute extériorisation
des convictions, qu’elle soit vestimentaire, discursive, comportementale…
Nul usager ne doit pouvoir douter de l’impartialité du fonctionnaire lors du
traitement de sa demande, en raison des convictions religieuses de l’un (le
fonctionnaire) ou de l’autre (l’usager).
Toutefois, l’article 1er  n’est pas réductible au seul énoncé de la neutralité.
Il pose, en effet, les normes comportementales du fonctionnaire à l’égard des
usagers du service public (obligation de neutralité certes, mais également
égalité de traitement, respect de la liberté de conscience des usagers et de
leur dignité) et les qualités dont il doit faire preuve dans l’exécution de sa
mission : dignité, impartialité, intégrité et probité. On peut considérer que,
dans les relations avec les usagers, la neutralité religieuse est une notion à
large portée puisqu’elle emporte égalité de traitement, impartialité et respect
de la liberté religieuse de l’usager.
La mise en parallèle de l’obligation de neutralité pesant sur les agents
publics, d’un côté, et celle pouvant être imposée aux salariés du secteur privé
via le règlement intérieur 10, d’un autre, interpelle le juriste à de multiples
égards :
– Tout d’abord quant à la diffusion de ce principe en dehors de son champ
traditionnel d’application qui invite à ré-interroger la frontière entre sphère
publique (c’est-à-dire la sphère administrative et politique comprenant les
administrations et les institutions politiques) et sphère privée (c’est-à-dire
tout ce qui ne participe pas de l’administration et du politique, le domicile
mais également l’ensemble des lieux privés et des lieux publics non affectés
à des services publics), auxquelles nous devons ajouter, depuis la loi du
11  octobre 2010, l’espace public, nouvelle catégorie juridique 11. Le même
concept (la neutralité) est utilisé et a vocation à s’appliquer indistinctement
à deux catégories de destinataires (fonctionnaires/salariés) qui sembleraient
désormais confondues, opérant dans des espaces séparés (services publics/
entreprise privée) eux-aussi désormais indifférenciés, bousculant de ce fait
les points de départ du raisonnement (principe de laïcité-neutralité dans les

10. Dans son rapport au Premier ministre, déposé en janvier  2016, le Comité chargé de
définir les principes essentiels du droit du travail prévoyait un article 6 disposant que « La
liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître
de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fon-
damentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont
proportionnées au but recherché ».
11. Bui-Xuan O., « L’espace public, l’émergence d’une nouvelle catégorie juridique ? », RFDA
2011, p. 551.

189
Vincente FORTIER

services publics/droit à la liberté religieuse dans l’entreprise privée) pour


tout diluer dans la neutralité.
– Ensuite, et du point de vue du droit du travail, sur l’intérêt véritable
de la disposition de l’article L. 1321-2-1, sa portée, les dangers qu’elle recèle.
– Enfin, sur le basculement d’une laïcité-neutralité vers le respect voire
l’adhésion à certaines valeurs et donc l’adossement à un programme axiolo-
gique ne permettant plus de prétendre à la neutralité, comme l’écrit Stéphanie
Hennette-Vauchez 12. Fait historique, fait actuel, le fait religieux doit-il être
systématiquement passé sous silence et ce silence, même à le supposer pos-
sible, ne serait-il pas déjà une option 13 ?
Nous voudrions ici nous interroger sur l’apport véritable de la transposition
de la neutralité religieuse à l’entreprise privée, devenue alors une entreprise
postséculière, selon la qualification de Mark Hunyadi 14. Ceci suppose, au
préalable, un rapide retour aux sources de la neutralité religieuse.

1. RETOUR AUX SOURCES DE LA NEUTRALITÉ (RELIGIEUSE)

Dans son article daté de 1949, maintes fois cité parce qu’il n’a rien perdu
ni de sa pertinence ni de sa force, Jean Rivero écrit :
« Le seuil du droit franchi, les disputes s’apaisent ; pour le juriste,
la définition de la laïcité ne soulève pas de difficultés majeures ; des
conceptions fort différentes ont pu être développées par des hommes
politiques dans le feu des réunions publiques ; mais une seule a trouvé
place dans les documents officiels ; les textes législatifs, les rapports
parlementaires qui les commentent, les circulaires qui ont accompagné
leur mise en application ont toujours entendu la laïcité en un seul et
même sens, celui de la neutralité religieuse de l’État. » 15

La neutralité religieuse est une obligation qui s’impose à l’État, en ce sens


elle est moins une valeur sociétale qu’un idéal de l’exercice d’un pouvoir
politique qui ne promeut aucune conception de la vie bonne en particu-
lier 16. La neutralité confessionnelle de l’État « n’est pas d’abord une règle

12. Hennette-Vauchez S., « Séparation, garantie, neutralité… Les multiples grammaires de


la laïcité », N3C 2016, n° 53, p. 9.
13. Rivero J., « La notion juridique de laïcité », D.  1949, p.  137 ; Arch. Phil. Droit, t.  48,
2005, p. 262.
14. Hunyadi M., « Des entreprises postséculières ? », précit.
15. Rivero J., « La notion juridique de laïcité », précit., souligné par nous.
16. Amiraux V. et Koussens D., « La neutralité de l’État à l’épreuve du pluralisme », précit.

190
Vous avez dit neutralité ?

de gestion des religions mais une règle de gestion de l’État lui-même » 17.
Cette neutralité religieuse de l’État rejaillit sur ses agents : l’Administration
et les services publics doivent donner toutes les garanties de la neutralité ;
en conséquence, les fonctionnaires sont soumis à une stricte obligation de
neutralité dans l’exercice de leurs fonctions. Ceci ne se discute pas.
Cette négation de la religion au sein de l’État et son exclusion de la sphère
publique définit la laïcité, selon Maurice Barbier 18 :
« C’est donc une notion négative, telle qu’elle ressort du droit actuel.
Il s’agit là de la définition exacte et précise de la laïcité française […].
C’est ce caractère qui permet de bien cerner la nature véritable de
la laïcité, qui n’est ni ancienne, ni nouvelle, ni ouverte, ni fermée
[…]. On risque de se méprendre à son sujet quand on cherche à en
faire une notion ou une valeur positive ou quand on propose de lui
donner un contenu substantiel […]. Pour combler le vide essentiel de
la laïcité, on lui donne un contenu positif et un visage rassurant et
attirant. On l’assimile alors aux réalités les plus diverses, ce qui revient
à l’oublier ou à s’en éloigner. Ainsi que reste-t-il de la laïcité quand
on l’identifie à la liberté religieuse, à la tolérance, ou au pluralisme ?
Elle devient tout simplement inutile car tout cela peut exister sans elle
[…]. Au contraire il importe de maintenir son caractère négatif, en ne
l’identifiant à aucune réalité positive. Car elle n’a rien de substantiel
en elle-même, tout en rendant possible la liberté, la diversité et le
pluralisme en matière religieuse. »

Il convient de rappeler que pèsent sur l’État a-religieux (neutre) des obli-
gations positives  : il garantit l’exercice du culte et la liberté religieuse. En
effet, et poursuivant le raisonnement, Maurice Barbier ajoute que :
« Si la laïcité est l’exclusion de la religion de la sphère publique, elle
comporte un autre aspect, qui ne fait pas partie de sa nature mais qui
en découle nécessairement. En effet, la religion n’est pas niée totale-
ment et elle peut exister en dehors de l’État, c’est-à-dire dans la société
civile où elle peut s’exercer et s’organiser librement. La laïcité n’est la
négation de la religion que dans l’État, ce qui permet son affirmation
en dehors de l’État et donc l’existence de la liberté de religion. »

Ce qui, déjà, appliqué à l’entreprise privée, et par analogie, signifierait


que celle-ci doit apporter des garanties identiques aux salariés, attachées à
la liberté de religion, à l’instar de l’État pour les fonctionnaires, ce à quoi

17. Messner F., Prélot P.-H., Woehrling J.-M.  (dir.), Traité de droit français des religions,
Paris, Litec, 2e  éd. 2013, p. 79.
18. Barbier M., « Pour une définition de la laïcité française », Le Débat, n° 134, 2005.

191
Vincente FORTIER

nous supposons qu’elle veut échapper par la mise en place dans le règlement
intérieur d’une obligation de neutralité religieuse du personnel. Par consé-
quent, et du côté de l’entreprise, la neutralité ne résout rien. Sauf à considérer
que l’entreprise privée a basculé du côté de la sphère publique, que toute
distinction entre les secteurs (public et privé) doit sauter par adjonction de
la neutralité au titre des obligations auxquelles sont soumis les salariés du
privé. L’entreprise privée et ses salariés se verraient assujettis aux mêmes
contraintes que la puissance publique et ses représentants. Ce qui, on en
conviendra, est une absurdité.

2. LA DIFFUSION DE LA NEUTRALITÉ

Comme semble nous y inviter l’article L.  1321-2-1 du Code du travail,


nous allons tenter d’appliquer à l’entreprise privée le principe de neutralité
jusqu’ici applicable à l’État et selon lequel l’entreprise privée serait un espace
de négation de la religion à l’instar de l’État, une entreprise a-religieuse.
Ceci permettra d’évaluer l’exacte portée, l’efficience, la part d’innovation de
l’introduction du concept dans l’entreprise privée.
Il faut alors distinguer plusieurs niveaux de relations et procéder pour
chacune d’entre elles à une comparaison avec le secteur public : d’une part,
les relations du chef d’entreprise avec ses salariés (comparées aux relations
État/agents). D’autre part, les relations entre les salariés et les clients de
l’entreprise (comparées aux relations agents publics/usagers des services
publics) ; enfin, les relations des salariés entre eux (à l’instar de celles des
agents publics).

LES RELATIONS ÉTABLIES ENTRE LE CHEF D’ENTREPRISE ET SES SALARIÉS


SUR LE MODÈLE DES RELATIONS DE L’ÉTAT AVEC SES AGENTS
Il n’est pas besoin d’insister ici sur la vigueur et la rigueur du prin-
cipe de non-discrimination. L’entreprise et le chef d’entreprise doivent être
« neutres »  : toute discrimination notamment fondée sur la religion est
formellement prohibée. Toutes les décisions prises par le chef d’entreprise
doivent l’être sans considération des convictions du salarié et cela à toutes
les étapes du contrat de travail  : embauche, exécution du contrat, rupture
éventuelle du contrat. Tel est également le cas pour l’État ; le statut général
de la fonction publique garantit la liberté de conscience des agents publics.
Par conséquent, aussi bien dans les opérations de recrutement que dans le

192
Vous avez dit neutralité ?

déroulement de la carrière de l’agent, les opinions religieuses n’entrent jamais


en ligne de compte.
Toutefois, l’exigence de neutralité du service n’interdit pas que l’État,
employeur, tienne compte des convictions religieuses de ses agents, dans la
mesure de la compatibilité des demandes avec le fonctionnement du service :
respect (facultatif) des prescriptions alimentaires dans les cantines, autori-
sations d’absence pour fêtes religieuses. En revanche, une interdiction très
ferme est attachée au port de signes religieux.
Dès lors et du côté de l’entreprise privée, pour respecter le parallélisme
des formes, une ignorance totale des revendications religieuses des sala-
riés n’est pas possible sauf à cantonner le salarié à sa force de travail  : des
formes d’aménagements ou d’ajustements 19 devraient être mises en place. Cela
signifie au passage que la neutralité des salariés exigible par le règlement
intérieur de l’entreprise ne permettrait pas d’opposer un refus systématique à
toute demande fondée sur le fait religieux. Car ce serait alors considérer que
l’entreprise privée est beaucoup plus restrictive quant à la notion de neutralité
que l’État lui-même. La neutralité ne serait plus ce qui caractérise l’absence
de religion, mais la dénégation totale de la religion. Or la neutralité n’efface
pas la liberté religieuse, qu’il s’agisse de celle des fonctionnaires comme de
celle des salariés. Certes, il n’y a d’un côté comme de l’autre aucune obliga-
tion de répondre positivement aux demandes, mais plutôt des compromis à
mettre en œuvre, nécessaires pour éviter le danger de l’exclusion ou le repli
vers des entreprises dites communautaires, toutes situations que par ailleurs
l’on tente d’éviter par la neutralisation du fait religieux dans l’entreprise !
Les garde-fous posés dans le texte de l’article L. 321-2-1 peuvent être lus
a contrario  : si les restrictions apportées à la manifestation des convictions
des salariés ne sont pas justifiées par « l’exercice d’autres libertés et droit
fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise »
et si elles ne sont pas « proportionnées au but recherché », alors la demande
fondée sur la religion est recevable. Le « bon fonctionnement de l’entreprise »
fait écho aux « nécessités du service » que le chef de service peut opposer
à l’agent pour justifier un refus de sa demande.

19. Comme M. Hunyadi, dans son article précité, nous préférons utiliser le terme d’ajustement
plutôt que celui d’accommodement par souci de rigueur et de précision.

193
Vincente FORTIER

LES RELATIONS ENTRETENUES PAR LES SALARIÉS AVEC LES CLIENTS


DE L’ENTREPRISE SUR LE MODÈLE DES RELATIONS FONCTIONNAIRES/
USAGERS DES SERVICES PUBLICS
Les usagers des services publics comme les clients de l’entreprise dis-
posent de la liberté de religion. Ils ne sont pas tenus à la neutralité. Mais
pour les premiers, cette liberté s’exerce dans les limites de la neutralité du
service public (dont la signification nous paraît tout de même obscure), de
la sécurité, de la santé, de la salubrité, de l’hygiène et plus généralement
du bon fonctionnement du service (par exemple dans les services publics
de la santé où les convictions religieuses des patients ne doivent pas porter
atteinte à la qualité des soins, aux règles d’hygiène, à la tranquillité des autres
patients, à la planification des équipes soignantes…). De manière générale,
un comportement qui ne trouble pas l’ordre public, ne porte pas atteinte aux
libertés d’autrui et ne compromet pas la bonne marche du service ne saurait
être interdit sans remettre en cause les fondements mêmes de la conception
française des libertés publiques 20.
Dans le secteur privé, pourrait-on admettre d’imposer aux clients de l’en-
treprise une quelconque neutralité religieuse ? Un salarié pourrait-il s’opposer
à travailler avec un client de l’entreprise en raison des convictions religieuses
qu’il professe et dont il ferait état de manière visible ? La réponse aux deux
questions est très certainement négative à moins que l’attitude du client
n’engendre des perturbations dans la relation de travail. Auquel cas le chef
d’entreprise devrait prendre des mesures pour protéger son salarié.
Par ailleurs, aux usagers du service public comme aux clients de l’entreprise
s’appliquent les dispositions relatives à la prohibition des discriminations.
Il en serait de même d’un patient refusant les soins d’un praticien sous le
prétexte de la religion du soignant, comme d’un client refusant de traiter
avec un salarié au motif de sa religion.
Quant à une obligation de stricte neutralité pesant sur les salariés de
l’entreprise privée, à l’instar de celle qui pèse sur les agents publics, elle
obligerait, comme nous l’avons dit, à soumettre les salariés du secteur privé
à une contrainte identique à celle des fonctionnaires, avec toutes les réserves
et les remises en cause signalées auparavant.

20. CNCDH, Avis sur la laïcité, 26 sept. 2013.

194
Vous avez dit neutralité ?

LES RELATIONS DES SALARIÉS ENTRE EUX (OU ENTRE LES AGENTS PUBLICS).
Ici c’est la notion de trouble objectif qui nous paraît la plus à même de
répondre à la question. Cette voie est du reste celle à privilégier dans tous
les cas de figure.
Le chef d’entreprise est le garant de la paix sociale. Dès lors que l’attitude
du salarié compromet la paix sociale, cause un trouble objectif dûment établi
par l’employeur, alors il devra être sanctionné 21. De manière particulière et
au regard des convictions religieuses, le prosélytisme actif contraignant la
conscience de l’autre, par exemple, doit être fermement prohibé. Quant au
port de signes religieux, les perturbations engendrées au sein du collectif de
travail devront également être établies. Sauf bien évidemment à envisager
une application sans distinction d’une neutralité sévère, identique à celle
qui oblige les agents du service public et qui renvoie une fois de plus à nos
développements précédents.

CONCLUSION

Il y aurait encore beaucoup à écrire sur cette notion de neutralité introduite


dans l’entreprise privée. Les développements brefs et sans doute incomplets
que nous y avons consacrés montrent qu’elle relève de la « fausse bonne
idée ». Elle ne résout pas les difficultés managériales qui, bien que marginales,
n’en sont pas moins une réalité. Elle semble « conférer aux employeurs un
blanc-seing pour priver leurs salariés de leur droit à exprimer leurs convic-
tions religieuses » 22.
Pour conclure plus sévèrement encore, cette neutralité n’est qu’apparence,
contresens et « ignorance laïque ».

21. Antonmattei P.-H., « Le licenciement pour trouble objectif », Dr. soc. 2012, p. 10.
22. CNCDH, Avis sur la laïcité, 26 sept. 2013.

195
Achevé d’imprimer en avril 2017
Imprimerie et reprographie
Direction des affaires logistiques intérieures
Université de Strasbourg

Dépôt légal : mai 2017

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