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La Pragmatique Aujourd'hui
La Pragmatique Aujourd'hui
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La pragmatique aujourd'hui
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Introduction
«Que Hal puisse réellement penser est une question qui
a été réglée par le mathématicien britannique Alan Turing
dans les années quarante. Turing avait montré que, si l’on
pouvait conduire une conversation prolongée avec une
machine - que ce soit par l’intermédiaire d’un clavier ou
d’un micro n’a pas d’importance - sans être capable de
distinguer entre ses réponses et celles qu’un homme
pourrait donner, alors la machine penserait, dans
n’importe quelle définition raisonnable du mot. Hal
pouvait facilement passer le test de Turing. »
Alan Turing écrivit son célèbre article proposant le test de Turing en 1950.
Selon ce test, on pourra dire qu’une machine pense le jour où elle pourra
soutenir une conversation prolongée sans sujet préétabli, de telle façon qu’on
puisse prendre ses réponses pour celles d’un être humain. Il envisageait qu’une
machine puisse passer ce test à la fin du siècle. Nous sommes en 1998 : aucune
machine n’a jusqu’ici été capable de passer le test de Turing et, dans l’état actuel
des choses, non seulement une machine capable de le passer n’est pas en vue
d’ici à la fin du siècle, mais on ne sait même pas réellement comment il faudrait
s’y prendre pour construire une telle machine, ou plutôt pour écrire le
programme capable de passer ce test avec succès.
important dans la mesure où l’on n’a pas besoin d’une machine capable de
passer ce test. Cette vision des choses est plausible, mais elle ne doit pas
masquer le fait que l’on n’a pas non plus de machine susceptible de remplir des
tâches simples, comme donner des renseignements téléphoniques sur des sujets
précis (horaires de train ou d’avion, renseignements administratifs, etc.) ou
obéir à la voix. De fait, on n’a tout simplement pas à l’heure actuelle de système
de reconnaissance de parole entièrement satisfaisant, de système de
compréhension de texte dont la capacité dépasse des textes extrêmement courts
et simples, etc. Ne parlons même pas de système de traduction automatique
réellement fiable. En d’autres termes, l’ingénierie linguistique, si elle a
progressé indéniablement, est très loin des objectifs que l’Intelligence
Artificielle s’était fixés. Nous voudrions, dans cette Introduction, tenter de
comprendre les raisons de ce relatif échec.
Nous voudrions suggérer ici que le retard pris par l’ingénierie linguistique
s’explique par le fait que le langage a été envisagé exclusivement dans son
aspect linguistique « formel », concaténation des mots pour former des phrases,
variations formelles entre mots d’une même famille (conjugaison des verbes par
exemple), etc. On n’a pas pris en compte de façon satisfaisante l’usage que les
gens font du langage, la façon dont on utilise des phrases pour exprimer des
pensées, des expressions pour désigner des objets ou en dire quelque chose et,
plus important encore, la façon dont cet usage s’appuie sur une masse énorme
de connaissances sur le monde à partir desquelles les interlocuteurs font des
inférences sur ce que la personne qui leur parle (le locuteur) veut leur dire.
Avant d’indiquer rapidement, dans un premier chapitre, les raisons historiques
pour lesquelles ces facteurs ont été négligés, nous voudrions maintenant dire
quelques mots du langage lui-même.
La fonction du langage est une question qui suscite toujours des débats
passionnés. Certains pensent que c’est d’abord et avant tout une fonction
sociale : selon eux, le langage sert à renforcer les liens à l’intérieur des groupes
humains. D’autres pensent qu’il a d’abord et avant tout une fonction cognitive :
selon eux, le langage sert à représenter des informations, à les stocker et à les
communiquer. Dans une certaine mesure, la question de la fonction du langage
est liée à une autre : celle de son origine.
L’origine du langage a fait l’objet de débats depuis 3 000 ans environ (à notre
connaissance) et les « expériences » visant à résoudre le problème sont aussi
anciennes. La Société Linguistique de Paris en a interdit la discussion en 1866
parce qu’elle y voyait l’occasion de débats purement spéculatifs et stériles. Un
certain nombre de théories existent à ce sujet que nous ne passerons pas en
revue ici. Les moyens physiques de production du langage (l’appareil
La pragmatique aujourd’hui 4
rivalités de se faire jour et qu’il ait limité, si peu que ce soit, la lutte entre
groupes (bizarrement, le langage n’a pas pacifié l’espèce humaine).
Une autre hypothèse est liée au fait que l’homme est un omnivore et qu’il a
dû chasser en groupe : le développement du langage lui aurait permis de
développer des stratégies de coopération plus efficaces pour la chasse.
Cependant, des études ethnologiques (portant sur la vie et le comportement des
populations, généralement de populations primitives) ont montré que les
groupes de chasseurs-cueilleurs qui subsistent à notre époque (bushmen,
pygmées) vivent davantage de la cueillette pratiquée par les femmes et les
enfants que de la chasse pratiquée par les hommes, ce qui réduit assez
fortement le poids évolutionniste de l’argument. De plus, de nombreuses
espèces animales prédatrices chassent en groupe, avec des stratégies parfois très
sophistiquées (lions, loups, hyènes entre autres et, selon certains
paléontologues, quelques espèces de dinosaures, notamment les vélociraptors
popularisés par les films de Steven Spielberg). Enfin, les chimpanzé, comme les
hommes, sont omnivores et ils ajoutent volontiers à leur menu de jeunes singes
Colobus qu’ils chassent en groupe avec une efficacité indiscutable, partageant
ensuite la viande ainsi obtenue entre tous les membres de leur collectivité. De
nouveau, cette hypothèse ne semble pas défendable, étant donné que le langage
ne semble pas apporter un gros avantage aux groupes humains qui chassent en
groupe, par comparaison avec les groupes animaux qui chassent de façon
similaire.
Quant aux signaux d’alarme, il faut remarquer qu’ils existent déjà à l’état
plus ou moins développé chez de nombreux animaux, depuis les marmottes
jusqu’aux singes vervet. Chez ces derniers, il y a ainsi plusieurs signaux
(vocaux) qui correspondent à différents types de prédateurs. Dès lors, on ne
voit pas bien l’avantage que confère la possibilité de dire « Attention, voilà un
léopard », plutôt que « Léopard ». En d’autres termes, la question qui se pose,
dans cette hypothèse comme dans les autres, est celle de la nécessité pour
l’homme de dépasser le niveau de communication développé chez d’autres
espèces ou chez des espèces voisines pour accomplir des tâches qui paraissent
essentiellement similaires et que ces espèces accomplissent de façon
satisfaisante du point de vue de l’évolution, puisqu’elles survivent encore (et
sont parfois plus anciennes que l’espèce humaine).
L’enfant présente le fait de ne pas avoir sommeil comme une raison pour ne
pas aller se laver les dents immédiatement car, dans son esprit, aller se laver les
dents le soir précède de peu le fait d’aller au lit. Mais, on le voit, l’interprétation
de cette simple phrase « Je n’ai pas sommeil » en réponse à l’ordre paternel est
très loin de se réduire à un simple décodage : aucun code linguistique ne
permet de comprendre que cette phrase est une réponse, ni de comprendre que
c’est une réponse négative, ou que c’est une justification de cette réponse
négative. Pour le comprendre, il faut faire des hypothèses sur l’état d’esprit de
l’enfant et supposer que sa phrase est pertinente dans la situation : dans ce cas
précis, cela consiste à y voir une réponse. De même, les connaissances
nécessaires pour comprendre cette phrase (le fait que l’on se lave les dents le
soir avant d’aller se coucher, etc.) ne sont pas linguistiques. Certains pourraient
penser que ce sont des connaissances sociales : mais, à supposer qu’elles le
soient dans ce cas précis, il y a un grand nombre d’autres cas où les
connaissances impliquées ne sont pas de nature sociale. Si l’on vous propose du
café le soir après le dîner et que vous répondiez : « Le café m’empêche de
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plus est, les processus inférentiels qui s’ajoutent aux simples processus
codiques ne sont pas propres à l’usage de la langue : un raisonnement comme
celui qui est décrit plus haut n’a rien de « linguistique ». C’est un raisonnement
comme nous en faisons à longueur de temps pour décider si un ami est chez lui
(« La voiture de Jean est rangée devant chez lui. Il ne se déplace jamais sans sa
voiture, même pour aller acheter le pain. Donc, si sa voiture est là, il y est
aussi »), si nous devons faire du café (« Je veux voir ce film qui passe à minuit et
je veux donc être éveillé à minuit. Le café m’empêche de dormir. Je dois donc
boire du café pour être réveillé à minuit. Il faut que je fasse du café ») et pour de
nombreux faits de notre vie quotidienne. Ce sont aussi des raisonnements de ce
type qui interviennent dans des occupations intellectuelles beaucoup plus
sophistiquées. Ainsi, même si le langage est un code indépendant, son usage ne
peut se séparer de capacités humaines (raisonnement, connaissances sur le
monde) qui n’ont strictement rien de spécifiquement linguistique.
On peut dire davantage : non seulement nous attribuons des pensées et des
intentions aux autres êtres humains ou aux animaux, mais nous en attribuons
également à des objets inanimés dont nous savons qu’ils n’ont pas d’états
mentaux. Quand notre ordinateur se met en rideau à la suite d’une fausse
manoeuvre, nous disons volontiers qu’il n’a pas aimé ce que nous lui avons fait,
qu’il n’accepte pas qu’on lui fasse ça, qu’il ne reconnaît pas tel ou tel fichier,
qu’il ne veut pas faire telle ou telle chose, etc. Nous le faisons même pour des
objets beaucoup moins sophistiqués, comme des voitures ou des aspirateurs,
sans parler des thermostats et autres thermomètres (le thermomètre dit qu’un
enfant a de la fièvre, le thermostat accepte ou refuse que la température
dépasse un certain degré, etc.). Encore ces objets, qui sont des artefacts
humains, peuvent-ils être considérés comme « héritant » de leurs fabricants
certains états mentaux, mais nous attribuons aussi des états mentaux à des
objets inanimés naturels, comme des plantes, des cailloux, des montagnes ou
des océans (la mer ou le ciel se fâchent en cas d’orage ou de tempête, la
montagne se met en colère, etc.). L’attitude qui consiste à attribuer des états
mentaux à autrui dépasse donc de beaucoup l’usage du langage. On l’appelle
communément la stratégie de l’interprète.
Conclusion
Nous allons développer les points abordés dans cette introduction tout au
long de ce livre. Nous ne parlerons donc pas de linguistique au sens strict du
terme, c’est-à-dire que nous ne parlerons pas des aspects codiques du langage :
nous traiterons uniquement des processus d’interprétation qui viennent se
superposer au code pour livrer une interprétation complète des phrases, c’est-à-
dire de pragmatique. Nous commencerons néanmoins par rappeler, dans un
premier chapitre à caractère historique, les débuts de la pragmatique qui
permettent de comprendre pourquoi les phénomènes qui nous occupent ici ont
été négligés pendant longtemps et pourquoi l’Intelligence Artificielle et
l’ingénierie linguistique, en les ignorant, ont rencontré les difficultés que l’on
sait.
La pragmatique aujourd’hui 14
Chapitre 1
La naissance de la pragmatique
« Le Lapin Blanc mit ses lunettes. « Où dois-je
commencer, votre Majesté ? », demanda-t-il.
Introduction
On peut dater les débuts du programme cognitif aux années 1950 et, plus
précisément, à l’année 1956 et aux premiers articles de Chomsky, Miller Newell
et Simon, Minsky et McCulloch (nous les retrouverons dans le chapitre
suivant). On peut aussi dater la naissance de la pragmatique à l’année 1955,
lorsque John Austin a prononcé les William James Lectures à l’Université
d’Harvard.
De cette constatation, Austin tire une conclusion : parmi les phrases qui ne
sont ni interrogatives, ni impératives, ni exclamatives, c’est-à-dire parmi les
phrases déclaratives, certaines, comme « Le chat est sur le paillasson » ou « Il
pleut », décrivent le monde et peuvent être évaluées quant à leur vérité ou leur
fausseté ; d’autres, comme celles que nous avons indiquées plus haut, ne
décrivent pas le monde et ne sont pas susceptibles d’une évaluation en termes
de vérité ou de fausseté. Il nomme les premières constatives et les secondes
performatives. Les phrases performatives ont un certain nombre de particularités
que n’ont pas les phrases constatives : elles sont à la première personne de
l’indicatif présent et elles contiennent un verbe comme ordonner, promettre, jurer,
baptiser dont le sens correspond précisément au fait d’exécuter un acte. Ces
verbes sont dits performatifs. Enfin, les phrases performatives, si elles ne sont
pas susceptibles de vérité ou de fausseté, ne sont pas pour autant impossibles à
évaluer : leur évaluation se fait en termes de bonheur ou d’échec. Pour en
revenir à l’exemple donné dans l’Introduction, le père qui ordonne à son fils
d’aller se laver les dents et qui se voit répondre « Je n’ai pas sommeil » n’a pas
dit quelque chose de vrai ou de faux : il a donné un ordre et son ordre a échoué
puisqu’il n’a pas été obéi. Si, en revanche, l’enfant était allé se laver les dents,
l’ordre aurait été couronné de succès.
Austin est mort en 1960, peu de temps après les William James Lectures qui
ont été publiées de façon posthume (en 1962). Son travail a néanmoins eu un
grand retentissement et a suscité de nombreuses recherches ultérieures dans le
domaine des actes de langage.
Depuis le début de ce chapitre, nous avons fait allusion au fait que les
phrases qui, selon Austin, Searle ou leurs successeurs, correspondent à des
actes illocutionnaires sont des phrases « sérieuses » ou « prononcées
sérieusement ». En effet, Austin, comme Searle, exclut du domaine des actes
illocutionnaires les phrases qui interviennent dans du discours « non sérieux »,
comme la fiction. La fiction ou le mensonge sont qualifiés d’actes parasites par
Austin, qui n’a pas développé d’analyse sur ce sujet. Searle, en revanche, a
consacré un article à la fiction, article où il discute aussi le mensonge.
acte d’assertion, mais n’essaierait pas de faire croire à son interlocuteur qu’il est
confronté à un authentique acte d’assertion, alors que le locuteur d’un
mensonge prétendrait faire un acte d’assertion et essaierait de faire croire à son
interlocuteur qu’il est confronté à un authentique acte d’assertion.
possibilité. Comme, par ailleurs, les contes de fées mis à part (où le récit
commence par « Il était une fois… »), il n’y a pas de formule propre à la fiction,
on ne voit pas bien comment le locuteur d’une phrase de fiction peut satisfaire
son intention de prétendre sans intention de tromper son interlocuteur. Plus
précisément, on ne voit pas bien comment il peut arriver à ne pas tromper son
interlocuteur et il semble que la théorie de Searle échoue à répondre sur ce
point important. Ainsi, la théorie de la fiction proposée par Searle semble poser
davantage de problèmes à la théorie des actes de langage et aux notions
centrales d’intention et de convention qu’elle n’en résout.
Mis à part son analyse élémentaire selon laquelle le locuteur d’un mensonge
a l’intention tout à la fois de prétendre faire un acte d’assertion et de tromper
son adversaire, Searle ne dit pas grand chose du mensonge. De fait, il semble
que le mensonge pose à la théorie des actes de langage des problèmes qui ne
sont pas moins aigus que ceux que pose la fiction. Considérons en effet le type
d’acte qu’est le mensonge : il va de soi que c’est un acte locutionnaire, mais est-
ce un acte illocutionnaire ou un acte perlocutionnaire ? Si c’est un acte
illocutionnaire, alors les intentions du locuteur doivent être exprimées
conventionnellement dans l’énoncé. Dans la mesure où ces intentions consistent
tout à la fois à prétendre accomplir un acte d’assertion et à tromper
l’interlocuteur en lui faisant croire qu’un authentique acte d’assertion a
effectivement été accompli, on ne voit pas bien que ces intentions puissent être
exprimées conventionnellement (c’est-à-dire explicitement) dans une phrase si
l’on veut qu’elles aient la moindre chance d’aboutir. En effet, une condition
évidente du succès d’un acte de tromperie, c’est de ne pas apparaître comme
tel.
Ainsi, le lien étroit établi dans la théorie des actes de langage entre les états
mentaux du locuteur et les phrases dans lesquelles il accomplit des actes
illocutionnaires n’est pas acceptable dans sa version forte et l’ensemble de la
théorie s’en ressent. Cela ne veut pas dire que la théorie des actes de langage
n’a pas mis en lumière des phénomènes intéressants : c’est plutôt qu’elle échoue
à les décrire de façon appropriée, à cause tout à la fois de la généralité à laquelle
elle prétend et de l’approche extrêmement conventionnaliste qu’elle a choisie.
Par certains aspects, elle est plus proche du behaviorisme que des sciences
cognitives.
penserait pas. Son argument passe par ce que l’on appelle une expérience de
pensée, c’est-à-dire une expérience fictive où l’on demande au lecteur de
supposer vraies certaines hypothèses ou certaines situations et de se prononcer
sur les conclusions que l’on pourrait tirer de ces faits ou de ces situations
hypothétiques. Dans cette expérience de pensée, connue sous le nom
d’« Expérience de la chambre chinoise », Searle demande à son lecteur
d’imaginer qu’un individu, de langue maternelle anglaise et qui ne parle pas un
mot de chinois, est enfermé dans une chambre close. On lui donne par une
ouverture des morceaux de papier sur lesquels sont inscrits des signes chinois ;
il doit, suivant des instructions écrites, en donner d’autres en échange, sur
lesquels sont écrits d’autres signes chinois et qu’il choisit en fonction des
instructions reçues. Les papiers qu’on lui donne sont des questions et les
papiers qu’il rend sont des réponses à ces questions, mais il ne le sait pas : tout
ce qu’il sait, c’est qu’il applique de façon aveugle (quant à leurs causes et à leurs
conséquences) les instructions qu’on lui a données.
Si les réponses données aux questions font sens et si l’on peut croire en les
voyant que c’est un être humain conscient de ce qu’il fait qui a répondu, alors
on peut dire que l’individu de langue maternelle anglaise enfermé dans la
chambre close a passé le test de Turing pour le chinois. En réalité,
Mais, dit Searle, selon Turing, un mécanisme quelconque qui passerait ce test
avec succès penserait : le test aurait donc pour conséquence que l’on pourrait
dire d’un mécanisme quelconque, quelle que soit son ignorance, qu’il pense,
dès lors que sa construction lui permet de passer ce test. Enfin, un tel
mécanisme ne « saurait » en aucune façon la langue dans laquelle est passé le
test, de même que l’individu enfermé dans la chambre close ne sait pas le
chinois. Searle en conclut donc que l’objectif même de l’Intelligence Artificelle
qui est, comme son nom l’indique, de construire des artefacts intelligents, est
dénué de sens.
La pragmatique aujourd’hui 30
La question que l’on peut se poser dès lors est celle de savoir pourquoi Searle
pense que le test de Turing est un problème soluble et relativement facile à
résoudre. La réponse à cette question nous ramène au début de ce paragraphe :
selon Searle, le test est facile à satisfaire parce qu’il a une vision essentiellement
codique du langage, conçu comme « transparent ». Mais en engageant la
pragmatique dans cette voie pour de longues années, Austin, Searle et plus
généralement les théoriciens des actes de langage et ceux qui les ont suivis ont
La pragmatique aujourd’hui 31
occulté tout un autre pan de la pragmatique, celui qui a trait aux processus
inférentiels, au recours au contexte et à des informations non linguistiques dans
l’interprétation des phrases. Pour clore ce chapitre, nous allons décrire
rapidement la tendance générale des successeurs immédiats de Searle
La pragmatique linguistique
Loin de vouloir décrire ces phénomènes en détail ici, nous voudrions plutôt
revenir sur le problème linguistique qui a été à l’origine du développement de
la pragmatique intégrée, à savoir la question de la présupposition. Très
schématiquement, on peut décrire la présupposition comme le contenu qu’une
phrase communique sans le faire explicitement. Ainsi, si le locuteur dit « Jean a
cessé de battre sa femme », il dit explicitement que Jean ne bat pas sa femme
maintenant (c’est le contenu posé ou l’assertion), et il communique de façon
non explicite que Jean a battu sa femme autrefois (c’est le contenu présupposé
ou la présupposition).
La pragmatique aujourd’hui 32
Conclusion
leurs débuts. Nous montrerons dans les chapitres suivants qu’il y a pourtant
place pour une pragmatique non linguistique d’obédience cognitive et que cette
pragmatique pourrait se révéler le chaînon manquant pour satisfaire au test de
Turing.
La pragmatique aujourd’hui 35
Chapitre 2
Introduction
L’originalité de Grice était de faire une plus large place aux phénomènes
inférentiels, si négligés par les théoriciens des actes de langage. De plus, Grice
se basait largement sur deux possibilités auxquelles, de nouveau, ceux-ci ne
rendent pas justice : la capacité à avoir des états mentaux et la capacité à en
attribuer aux autres. Comme nous allons le voir, Grice montrait que, de ces
deux capacités, notamment de la seconde, dépend la capacité à interpréter de
façon complète et satisfaisante les énoncés.
Rappellons que Searle assied sa version de la théorie des actes de langage sur
la thèse selon laquelle le locuteur d’une phrase a une double intention :
communiquer le contenu de sa phrase et faire reconnaître cette première
intention en vertu des règles conventionnelles qui gouvernent
l’interprétation de cette phrase dans la langue commune. Cette vision des
choses rejoint partiellement la notion de signification non-naturelle proposée
par Grice, ce qui, d’ailleurs, ne saurait surprendre car Searle s’est appuyé sur
Grice pour écrire cette partie de son ouvrage. Cependant, Searle a critiquée la
proposition de Grice précisément parce que, selon lui, Grice ne donnait pas
suffisamment d’importance à la notion de signification conventionnelle. De fait,
là où Grice distingue (implicitement) trois aspects, la signification
(conventionnelle), l’indication et le fait de vouloir dire, Searle n’en distingue
plus que deux : l’indication (la signification naturelle) et la signification
conventionnelle. Il réduit donc entièrement la signification non-naturelle à la
signification conventionnelle, ce qui n’était pas dans les intentions de Grice. De
fait, la deuxième intention de Grice ne mentionne que la reconnaissance de la
première, sans imposer qu’elle passe, comme chez Searle, par la signification
conventionnelle de la phrase. Dans une série d’autres articles, tirés des William
James Lectures de 1967, Grice a longuement analysé la façon dont on peut
reconnaître une intention, même lorsqu’elle n’est pas indiquée
conventionnellement.
La pragmatique aujourd’hui 38
Le plus célèbre de ces articles, publié en 1975, porte sur ce que Grice appelle
la « logique de la conversation ». Dans cet article, qui correspond à un
développement de la notion de signification non-naturelle et à la construction
d’une approche non exclusivement conventionnaliste de la production et de
l’interprétation des phrases, il introduit deux notions importantes : celle
d’implicature et celle de principe de coopération. Comme le montraient déjà
de façon implicite les exemples de signification non-naturelle qu’il donnait dans
son article de 1957, Grice avait compris que l’interprétation d’une phrase
dépasse généralement de beaucoup la signification qui lui est
conventionnellement attribuée. C’est pourquoi l’on peut faire une distinction
entre la phrase et l’énoncé : la phrase est la suite de mots que Pierre, Paul ou
Jacques peuvent prononcer dans des circonstances différentes et elle ne varie
pas suivant ces circonstances ; l’énoncé, en revanche, est le résultat, qui varie
suivant les circonstances et les locuteurs, de la prononciation d’une phrase. Si
Pierre dit : « Mon fils aîné est le premier de sa classe » en parlant de son fils
Aristide le 1 juin 1947, si Paul dit : « Mon fils aîné est le premier de sa classe »
en parlant de son fils Dieudonné le 30 décembre 1956 et si Jacques dit : « Mon
fils aîné est le premier de sa classe » en parlant de son fils Alexandre le 15 août
1997, Pierre, Paul et Jacques ont prononcé la même phrase, mais produit trois
énoncés différents, dont l’interprétation n’est nécessairement pas la même, alors
que la signification conventionnellement attachée à la phrase « Mon fils aîné est
le premier de sa classe » reste stable. Cette différence entre phrase et énoncé,
dont on ne voit pas la nécessité dans une approche purement conventionnaliste
(et codique) du langage, devient absolument indispensable dès lors qu’on
admet que la signification de la phrase n’épuise pas son interprétation
lorsqu’elle est prononcée dans des circonstances différentes. Dans la suite de cet
ouvrage, nous distinguerons donc systématiquement entre phrase et énoncé.
premier cas, il dit ce qu’il entend communiquer (les Anglais sont courageux) et la
signification conventionnelle de la phrase épuise l’interprétation de l’énoncé : il
n’y a pas d’implicature. Dans le deuxième cas, il communique davantage que ce
qu’il dit puisqu’il dit que John est anglais et qu’il est courageux, alors qu’il
communique qu’il est courageux parce qu’il est anglais et donc que les Anglais
sont courageux : il y a là une implicature. Cependant elle est déclenchée de
manière conventionnelle, par la présence de la conjonction « donc » : c’est une
implicature conventionnelle. Dans le troisième cas, comme dans le deuxième,
Jacques communique plus que ce qu’il dit, puisque, de nouveau, il dit que John
est anglais et qu’il est courageux, alors qu’il communique que John est
courageux parce qu’il est anglais et donc que les Anglais sont courageux : mais,
à la différence de ce qui se passait dans le deuxième cas, s’il y a bien ici une
implicature, elle n’est pas déclenchée conventionnellement par la présence d’un
mot (comme « donc »). Nous retrouvons ici les maximes de conversation et leur
exploitation.
Plutôt que des normes que les interlocuteurs doivent suivre, les maximes de
conversation sont des attentes qu’ils ont face aux locuteurs ; ce sont davantage
des principes d’interprétation que des règles normatives ou des règles de
comportement. Dans cette mesure, à la différence des règles normatives et
conventionnelles de la théorie des actes de langage (dont nous avons vu la
proximité avec les approches behavioristes), les maximes de conversation
s’inscrivent clairement dans le courant cognitiviste : elles reposent non
seulement sur la capacité d’avoir des états mentaux, mais aussi sur la capacité à
en attribuer et, notamment, à attribuer des intentions.
Reprenons l’exemple de l’enfant qui refuse d’aller se laver les dents en disant
qu’il n’a pas sommeil. Comment, selon Searle, fait- on pour comprendre qu’il
s’agit d’un refus (et non, on le notera, d’un acte de refus) ? Dans la théorie des
actes de langage, un énoncé comme « Je n’ai pas sommeil » est un acte
illocutionnaire d’assertion. Supposons que ce soit un acte de langage indirect. Il
aurait pour base un acte secondaire d’assertion (ayant pour contenu
propositionnel, Je n’ai pas sommeil), mais on peut s’interroger sur ce que serait
l’acte primaire de cet acte indirect. De fait, il ne semble pas qu’il y en ait et sur
ce point la théorie des actes de langage fait naufrage dans la mesure où
l’interprétation d’un énoncé comme celui-là ne peut se ramener à
l’identification d’une force illocutionnaire et d’un contenu propositionnel. Par
ailleurs, on pourrait supposer que ce soit un acte indirect avec pour acte
primaire un acte illocutionnaire d’assertion - dont le contenu propositionnel
serait Je ne veux pas aller me laver les dents - accompli au moyen d’un acte
secondaire correspondant à un acte illocutionnaire d’assertion - dont le contenu
propositionnel serait Je n’ai pas sommeil. On a quelque difficulté à voir pourquoi
on aurait un acte indirect qui correspondrait à un acte primaire et à un acte
secondaire de même force illocutionnaire. Qui plus est, il n’y a pas de condition
de succès d’un acte illocutionnaire d’assertion que l’on pourrait invoquer dans
un processus d’interprétation comme celui décrit par Searle : on se rappelle
La pragmatique aujourd’hui 44
qu’il met en relation une condition de réussite de l’acte primaire avec l’acte
secondaire (tout à la fois sa force illocutionnaire et son contenu
propositionnel).Ce n’est pas le cas ici.
Les schémas d’inférence valides sont basés sur des règles que la logique,
depuis Aristote jusqu’à nos jours, s’est donné pour tâche de dégager et de
formuler mathématiquement : ce sont des schémas d’inférence démonstrative,
dans la mesure où la vérité des prémisses garantit la vérité de la conclusion. Les
implicatures gricéennes ne sont pas basées sur des schémas d’inférence
démonstrative : il s’agit plutôt de mécanismes de formation et de confirmation
d’hypothèses. Dans cette mesure, les implicatures conversationnelles peuvent
donner lieu à des erreurs ou à des malentendus et la théorie gricéenne permet
de rendre compte tout à la fois du succès de la communication (et notamment
de la communication implicite) et de son échec. Lors d’un échec de la
communication, lorsqu’il y a eu un malentendu, l’implicature conversationnelle
auquel le processus inférentiel a abouti est annulée. C’est donc une des
marques des implicatures conversationnelles d’être annulables.
Quelle est la place de Grice par rapport aux sciences cognitives ? Plus
particulièrement comment son approche inférentielle s’accorde-t-elle avec le
fonctionnalisme et, plus important encore, avec le représentationnalisme ? Il y a
bien évidemment une dimension représentationnelle chez Grice, puisque le
système qu’il propose repose sur la manipulation de représentations (les
hypothèses à former et à confirmer. Pour autant, cette manipulation n’est pas
décrite de façon formelle et, bien qu’elle représente un progrès par rapport à
d’autres approches, elle est cependant très loin de pouvoir être intégrée à un
calcul informatique. En effet, non seulement les règles utilisées ne sont pas
explicites, mais on ne sait pas comment les prémisses sont choisies, d’où elles
sont tirées, ni ce qui permet à un moment ou à un autre d’arrêter le processus et
de considérer qu’une interprétation satisfaisante a été obtenue pour l’énoncé.
Ces considérations sur l’oeuvre de Grice et sur celle de Searle, ainsi que sur
leurs rapports avec les sciences cognitives, nous conduisent à quelques
propositions quant aux conditions que devrait satisfaire une théorie de
l’interprétation des énoncés pour s’inscrire parmi les sciences cognitives.
La pragmatique aujourd’hui 48
II. elle devra expliciter les processus d’interprétation qu’elle prévoit sur
trois points différents :
Construire une théorie qui satisfasse ces diverses conditions n’est pas simple.
On a pourtant, dans les dernières années, fait de grands progrès dans cette voie.
Nous allons maintenant les décrire.
La pragmatique aujourd’hui 49
Chapitre 3
Steven Pinker
Introduction
Le code et l’inférence
Comme nous l’avons dit depuis le début de cet ouvrage, on ne rend pas
compte de l’interprétation complète des énoncés dans une optique
La pragmatique aujourd’hui 50
Selon Sperber et Wilson, qui ont choisi la seconde option, les processus
inférentiels qui viennent compléter l’analyse codique fournie par la linguistique
pour livrer une interprétation complète des énoncés sont ceux qui s’appliquent
dans toutes les tâches, que ce soit dans les activités quotidiennes de la vie
courante ou dans des activités beaucoup plus sophistiquées comme la recherche
scientifique ou la production d’oeuvres d’art. Ainsi, loin que les processus que
l’on voit à l’oeuvre dans l’interprétation pragmatique des énoncés soient
spécifiques à la langue, ils sont généraux, non spécifiques et universels : ils ne
La pragmatique aujourd’hui 52
sont pas culturellement déterminés ; tous les êtres humains les partagent et,
pour les plus simples d’entre eux tout au moins, nous les avons en commun
avec les mammifères supérieurs. Tout au plus peut-on dire que c’est leur usage
dans l’interprétation pragmatique des énoncés qui permettra de les analyser,
mais certainement pas qu’ils sont propres au langage.
tel ou tel canal : on aurait donc un système spécialisé dans le traitement des
données visuelles, un système spécialisé dans le traitement des données
auditives, un système spécialisé dans le traitement des données olfactives, etc.
et aussi un système spécialisé dans le traitement des données linguistiques
(considérées comme différentes des données auditives : qu’on pensera à l’écrit).
Ce système livre une première interprétation des données perçues,
interprétation qui, dans le cas des énoncés, est largement codique. Cependant,
que cette première interprétation doit être complétée et c’est là qu’intervient le
système central.
Pour pouvoir dans cette description, il faut avoir, au moins, une idée de ce
que livre le module linguistique, c’est-à-dire de ce dont part l’interprétation
pragmatique. Sperber et Wilson sont proches intellectuellement de la
grammaire générative. Elle s’est développée autour de Noam Chomsky à partir
du milieu des années 1950 et s’appuyait, à ses débuts, sur trois notions
fondamentales : celles de transformation, de structure de surface et de
structure profonde. L’hypothèse est chaque phrase (on est au niveau de la
linguistique et il n’est pas question d’énoncé) a une structure de surface (ce
qu’on entend ou qu’on lit) et une structure profonde, que l’analyse syntaxique a
pour fonction de récupérer. Les transformations sont ce qui opère sur la
structure profonde pour obtenir la structure de surface, lors de la production de
la phrase.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que Sperber et Wilson ont une vision
cognitive du langage et de sa fonction. Pour eux, comme nous avons essayé de
le montrer dans l’Introduction (cf. § A quoi sert le langage ?), la fonction du
langage est d’abord et avant toute chose de représenter de l’information et de
permettre, par la communication entre autres, aux individus d’augmenter leur
stock de connaissances. A leurs yeux, le but de tout système cognitif (êtres
humains mais aussi animaux) est de se construire une représentation du monde
qui peut à tout moment être améliorée.
On voit l’importance du rôle joué par les concepts de la forme logique dans
la constitution du contexte. Nous allons maintenant décrire plus en détail le
fonctionnement des concepts.
Concepts et contexte
I. L’entrée logique rassemble des informations sur les relations logiques que
le concept entretient avec d’autres concepts (contradiction, implication, etc.).
Jusqu’ici, les processus inférentiels mis à part, il ne semble pas qu’il y ait de
point commun entre l’approche de Grice et celle de Sperber et Wilson.
Cependant, comme nous allons le voir, s’ils se séparent de Grice sur certains
points importants, ils en ont malgré tout très proches par d’autres côtés.
La notion de vérité a fait couler des flots d’encre. Nous nous contenterons de
dire qu’une information est vraie dans la mesure où elle représente de façon
appropriée un événement ou une situation qui existe ou qui a effectivement
existé dans le monde. Dans cette mesure, Sperber et Wilson remarquent que la
maxime de relation suffit à faire le travail de l’ensemble des maximes : la
maxime de quantité, qui demande que la contribution d’un locuteur contienne
une quantité de contenu appropriée (pas plus et pas moins d’information qu’il
n’est nécessaire), la maxime de qualité, qui impose que le locuteur croit ce qu’il
dit et ait de bonnes raisons de le croire, la maxime de manière qui impose que
l’on parle clairement et de façon non ambiguë. Toutes ces maximes peuvent être
remplacées par une seule maxime, la maxime de relation qui enjoint d’être
pertinent. En effet, être pertinent suppose que l’on donne la quantité
d’information requise (sans noyer son interlocuteur dans une masse de détails
superflus), que l’on dise la vérité (pour les raisons que nous venons de voir) et
que l’on parle clairement et sans ambiguïté.
Ce raisonnement n’est pas gratuit : il suppose un effort, une notion qui entre
pour beaucoup dans l’analyse que font Sperber et Wilson de la notion de
pertinence. En effet, selon eux, la pertinence est une question d’effort (les
efforts nécessaires à la constitution du contexte, notamment) et d’effets (les
conclusions que l’on tire du processus inférentiel). Dans cette optique, on peut
proposer une définition informelle de la pertinence d’un acte de
communication ostensive-inférentielle :
Dans l’optique cognitiviste qui est celle de Sperber et Wilson, le but d’un
système cognitif et celui de l’être humain en particulier est de se construire et
de modifier constamment une représentation du monde. Tout ce qui modifie
cette représentation du monde est un effet cognitif (pas nécessairement dû à un
acte de communication ostensive-inférentielle : il peut aussi s’agir du résultat
d’un acte de perception). Les conclusions que l’on peut tirer des processus
inférentiels et qui viennent éventuellement s’ajouter à l’ensemble des
connaissances encyclopédiques sont, bien entendu, un des types d’effet cognitif
possible. Mais il y en a deux autres au moins : le premier correspond au
changement de la force de conviction avec laquelle une croyance est
entretenue ; le second correspond à l’éradication d’une croyance et se produit
lorsqu’une information nouvelle vient contredire une information dont on
disposait et lorsqu’elle paraît plus convaincante que la première.
La pertinence est donc tout ce qui reste, chez Sperber et Wilson, des maximes
conversationnelles de Grice. On peut toutefois se demander, même si l’on
admet que ce soit un des moteurs du fonctionnement du système central, à quoi
exactement elle sert.
Conclusion
I. elle peut subsister alors même qu’un grand nombre d’autres (ou toutes les
autres) capacités de l’individu sont endommagées voire complètement
absentes ;
II. elle peut être gravement endommagée, voire détruite, alors que d’autres
(ou toutes les autres) capacités de l’individu subsistent intactes.
Chapitre 4
Cognition et vérité
« « Quand vous dites « colline » », interrompit la
Reine, « je pourrais vous montrer des collines, en
comparaison desquelles vous appelleriez ceci une vallée »
L. Carroll
Introduction
Comme nous l’avons répété, le but de tout système cognitif est, selon Sperber
et Wilson, de se construire une représentation du monde. Pour que cette
représentation du monde lui soit utile (ce qui, dans l’esprit de la théorie de
l’évolution, est indispensable), ou, tout du moins, pour qu’elle ne lui soit pas
nuisible, il faut qu’elle soit appropriée au monde dans lequel il vit, ou, en
d’autres termes, qu’elle soit vraie. Reprenons l’exemple évoqué dans
l’Introduction : nous disions qu’il pouvait être utile de représenter des
informations comme «Il y a un léopard qui vit dans une caverne à côté de la
rivière. Il vaut mieux éviter d’aller par là ». Supposons que la rivière soit la
seule source d’eau dans l’endroit en question. Une information de ce genre peut
conduire l’individu qui la croit vraie à émigrer vers une région plus éloignée ou
à faire de grands détours pour aller chercher l’eau dont il a besoin. Si elle est
fausse, c’est-à-dire s’il n’y a pas de léopard près de la rivière et si aucun autre
danger ne menace ce secteur, l’émigration ou les grands détours sont non
seulement coûteux (et potentiellement dangereux) mais inutiles, d’où l’intérêt
d’avoir une représentation correcte du monde.
Nous répondrons aussi à ceux qui défendent la thèse selon laquelle les
notions de vérité ou de fausseté n’ont rien à voir avec le langage ou avec son
utilisation. C’est ce que nous ferons dans la conclusion de ce chapitre.
I. D’une part, elle rend compte du fait que les capacités mentales des gens
pour leur représentation du monde et pour leur capacité de raisonnement
sur le monde, semblent les mêmes quelle que soit leur langue, alors que
les capacités de représentation des langues ne sont pas les mêmes (non
que certaines langues soient meilleures que d’autres : simplement, aucune
langue n’a exactement la même capacité de représentation que n’importe
quelle autre ; par exemple, ce qu’une langue donnée représentera de façon
détaillée ne le sera pas du tout dans une autre langue et vice versa).
représentations en mentalais doivent avoir pour être évaluées par rapport à leur
correspondance avec ce qui se produit dans le monde, c’est-à-dire quant à leur
vérité. En effet, la simple comparaison de représentations ne suffit pas : le choix
de l’une ou de l’autre, dès lors qu’elles ont le même format, se fera par rapport à
un critère extérieur, celui de la vérité.
Vérité et proposition
Dans l’optique de Sperber et Wilson - c’est là une autre différence entre leur
approche et celle de Grice - les énoncés n’expriment pas des propositions
complètes ou, plus exactement, ils n’en expriment que rarement. Ainsi, la forme
logique obtenue au terme du processus d’interprétation linguistique n’est en
général pas susceptible d’une évaluation en termes de vérité ou de fausseté :
elle n’est pas pleinement propositionnelle. Pour qu’elle le devienne, il faut lui
appliquer des processus pragmatiques, dits d’enrichissement de la forme
logique. Ces processus portent sur deux problèmes principaux : l’ambiguïté des
énoncés et l’attribution des référents. L’ambiguïté peut avoir différentes
sources :
I. Elle peut être lexicale : le même mot peut avoir plusieurs significations
différentes. Lorsque l’on dit « Jean a posé la paille sur la table », la paille
peut désigner le fourrage pour les animaux ou un chalumeau que l’on
utilise pour boire.
II. Elle peut être syntaxique : le même énoncé peut correspondre à des
phrases différentes. Lorsque l’on dit « La petite brise la glace », on peut
considérer que « petite » est un nom désignant un enfant, « brise » un
verbe et « glace » de nouveau un nom ; on peut aussi voir dans « petite
brise » un nom accompagnée d’un adjectif, dans « glace » un verbe et dans
« la » un pronom. On a deux phrases différentes avec deux significations
différentes. Dans la première, une enfant casse la glace ; dans la seconde,
du vent donne froid à un individu de sexe féminin.
La pragmatique aujourd’hui 73
III. Elle peut être pragmatique et porter sur la référence à attribuer à une
expression, souvent un pronom. On peut en donner deux exemples : « Si
une bombe incendiaire tombe à côté de vous, ne perdez pas la tête.
Mettez-la dans un seau plein de sable » ; « Le patron a congédié l’ouvrier
parce qu’il était un communiste convaincu » (le premier exemple restera
probablement longtemps exploitable ; avec la disparition de l’URSS,
l’avenir du deuxième est moins assuré, aussi profitons-nous de la situation
pour rappeler que, jusqu’en 1991, la Russie et les pays environnants ont
constitué un seul pays immense, communiste et dictatorial, l’URSS, et que
cette situation durait depuis près de 70 ans). Dans le premier exemple, une
première hypothèse immédiate est que ce qu’il faut mettre dans un seau et
recouvrir de sable, c’est sa tête ; un second mouvement fait comprendre
qu’il s’agit, bien entendu, de la bombe incendiaire. Dans le second
exemple, suivant que l’on suppose que l’action se passe aux Etats-Unis
(pays où les patrons ont, traditionnellement, assez peu de sympathie pour
les communistes) ou dans l’URSS pré-gorbatchévienne, on pensera
respectivement que le pronom « il » désigne l’ouvrier ou le patron.
En d’autres termes, dans tous ces cas, il faut pouvoir choisir l’interprétation
appropriée pour pouvoir évaluer la vérité ou la fausseté des énoncés « Jean a
posé la paille sur la table », « La petite brise la glace », etc. Il faut désambiguïser
l’énoncé. Cela ne suffit cependant pas toujours, comme le montrait l’exemple
du léopard qui est ou pas dans la caverne et il y a de nombreux énoncés qui,
sans être pour autant ambigus, ne sont pas évaluables du point de vue de leur
vérité ou de leur fausseté avant qu’on les ait complétés en déterminant les
référents des expressions qui y apparaissent.
Etant donné que c’est la forme logique de ces énoncés qui est complétée par
un ou plusieurs processus pragmatiques, alors il faut bien admettre, avec
Sperber et Wilson et contre Grice, que l’interprétation pragmatique n’est pas
quelque chose qui vient se superposer à l’interprétation linguistique pour
déterminer ce qui est communiqué (les implicatures), l’interprétation
linguistique déterminant ce qui est dit (la proposition exprimée). La
pragmatique intervient déjà pour déterminer ce qui est dit et n’est pas
cantonnée à ce qui est communiqué.
concerne tout à la fois ce qui est communiqué et ce qui est dit. En d’autres
termes, l’interprétation linguistique par le module linguistique, qui livre la
forme logique de l’énoncé, ne suffit pas à déterminer ce qui est dit ; il faut
l’enrichir par des processus pragmatiques pour arriver à une détermination
complète de ce qui est dit. Ceci les amène à distinguer la forme logique de
l’énoncé, qui est ce que l’on obtient à la fin du processus d’interprétation opéré
par le module linguistique, et la forme propositionnelle qui est ce que l’obtient
(lorsque le processus est couronné de succès) à la fin du processus pragmatique
d’enrichissement de la forme logique. La forme logique n’est que rarement
susceptible d’une évaluation quant à sa vérité ou sa fausseté, contrairement à la
forme propositionnelle.
Ainsi les contenus des états mentaux, de même que ce que disent les énoncés,
sont des représentations qui ont pour particularité d’avoir une forme
propositionnelle, c’est-à-dire d’être susceptibles d’une évaluation en termes de
vérité ou de fausseté. On peut aller plus loin et dire que toutes les
informations qui entrent dans notre représentation du monde y apparaissent
sous forme propositionnelle. Quant à leur format, c’est, bien entendu, selon
Sperber et Wilson, le mentalais.
C. traitement pragmatique.
V. Elle est enrichie par des processus pragmatiques pour obtenir une forme
propositionnelle qui, elle, est susceptible de vérité ou de fausseté.
VII. Les énoncés ne sont pas les seuls éléments susceptibles d’avoir une
forme propositionnelle : c’est aussi le cas du contenu des états mentaux
(ou des attitudes) et des informations qui apparaissent dans la
représentation du monde.
VIII. C’est donc aussi le cas des informations présentes dans le contexte et
tirées de cette représentation du monde.
Sperber et Wilson distinguent donc entre ce qui est dit et ce qui est
communiqué explicitement (les explicitations d’un énoncé) et ce qui est
communiqué implicitement (ses implicitations). Pour en revenir à l’exemple de
l’enfant qui dit « Je n’ai pas sommeil » avec pour première explicitation la forme
propositionnelle de l’énoncé (A l’instant T et à l’endroit E, je - Pierre- n’ai pas
sommeil) et pour deuxième explicitation Je crois que je n’ai pas sommeil, il implicite
(c’est ce que son énoncé communique aussi) qu’il ne veut pas aller se laver les
dents tout de suite.
Les relations entre vérité et croyance, comme celles entre états mentaux et
énoncés, sont plus complexes qu’il n’y paraît à première vue. Pour le montrer,
nous examinerons le paradoxe de Moore (philosophe britannique, 1873-1958).
Nous indiquerons ensuite comment Sperber et Wilson arrivent à la fois à
montrer que les deux propositions Il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-
Cécile et Je crois qu’il fait beau le mercredi 20 août 1997 à Sainte-Cécile sont des
explicitations de l’énoncé « Il fait beau » et à éviter le problème.
En revanche, si l’on reprend l’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait
beau », les deux parties de l’énoncé « Il fait beau » et « je ne crois pas qu’il fait
beau » ne sont pas en contradiction : il peut très bien se faire qu’il fasse beau en
un endroit donné et à un moment donné et que je ne crois pas qu’il fait beau à
cet endroit et à ce moment. Il n’y a donc pas contradiction authentique, et le
paradoxe de Moore tient précisément à la bizarrerie de l’énoncé « Il fait beau et
je ne crois pas qu’il fait beau », alors même qu’il n’y a pas contradiction.
1. L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » est bizarre.
La pragmatique aujourd’hui 79
A. L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » est bizarre.
B. L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau » est équivalent du
point de vue de son sens linguistique à Je crois qu’il fait beau et je ne crois pas
qu’il fait beau. Il est donc contradictoire.
D’où la conclusion : L’énoncé « Il fait beau et je ne crois pas qu’il fait beau »
est bizarre parce qu’il est en réalité contradictoire.
b) l’état du monde (si l’on en exclue les croyances de Jean) ne dépend pas des
croyances de Jean.
généralement par le fait que la première partie de l’énoncé (ici « Il fait beau »)
est attribué à un autre individu que le locuteur qui, en revanche, s’engage sur la
deuxième partie de l’énoncé (« Je ne crois pas qu’il fait beau »). Il n’y a donc
plus bizarrerie, puisqu’il ne s’agit plus d’attribuer au même individu (le
locuteur) la conjonction de deux énoncés qui, sans être contradictoires à
strictement parler, ne s’accordent cependant pas. L’énoncé est alors équivalent à
« Pierre croit qu’il fait beau et Jacques ne croit pas qu’il fait beau », qui n’est ni
bizarre, ni contradictoire.
Langage et vérité
Elle conclut de l’une ou l’autre de ces deux idées que la vérité n’existe pas en
un sens absolu, mais qu’elle est relative à une époque ou à un lieu et aux
croyances des individus. Elle n’a donc pas de rôle à jouer dans la production ou
l’interprétation des énoncés.
croyance soit acceptée suffit à la rendre vraie (d’ailleurs, toutes les croyances
sont vraies) : donc, lorsque les habitants du monde antique (et jusqu’à
Christophe Colomb) croyaient que la terre était plate et que, s’ils arrivaient au
bout de la terre, ils tomberaient dans le vide, ils croyaient quelque chose de
vrai. En d’autres termes, il était vrai, avant la découverte du Nouveau Monde,
que la terre est plate. Maintenant, il est vrai qu’elle est ronde.
Supposons que les relativistes ont raison : cela voudrait dire que terre est un
concept complexe qui désigne un objet plat jusqu’à une certaine date et rond
après cette date. C’est une façon bizarre et peu intuitive d’envisager les choses.
Qui plus est, comme nous le verrons dans le chapitre 5 (cf. § « La Terre est
plonde »), ce ne serait pas un concept applicable.
Mais si on admet effectivement, avec les relativistes, que toute croyance est
vraie et donc que toutes les croyances se valent, alors on admet que la théorie
aristotélicienne du mouvement vaut les théories modernes en termes
d’exactitude et de rapport au monde (en termes de vérité). Si c’est le cas, on
peut se demander pourquoi les relativistes ne tremblent pas en montant dans
un avion. En effet, si la théorie aristotélicienne et les théories modernes se
valent, il devrait être aussi dangereux de prendre un avion moderne qu’un
avion aristotélicien et tout relativiste devrait, soit accepter de prendre l’un ou
l’autre (puisqu’ils se valent selon le relativisme) sans trembler devant un avion
aristotélicien, soit n’accepter de prendre ni l’un ni l’autre.
Enfin, dernière objection et, à notre sens, pas la moindre : si les relativistes
ont raison, alors l’opinion des nazis de l’époque hitlérienne est aussi acceptable
que l’opinion des anti-nazis et des anti-racistes, dire qu’il y a des inégalités
entre les races est aussi acceptable que de dire qu’il n’y en a pas, et, puisque les
nazis pensaient que la destruction de certaines populations était justifiée du
point de vue éthique, il n’y a pas de raison de contester cette opinion. Les
décisions et les actions qui ont suivi les convictions nazies ne sont pas
davantage contestables et donc on ne voit pas bien pourquoi le procès de
Nuremberg a eu lieu et les notions de crime ou de crime contre l’humanité sont
dénuées de sens.
La pragmatique aujourd’hui 85
Conclusion
Qui dit vérité dit logique, et c’est au type de logique que l’on peut envisager
comme base des inférences qui interviennent pour une part dans les processus
pragmatiques que nous allons nous intéresser au début du chapitre 5.
La pragmatique aujourd’hui 86
Chapitre 5
P. Eluard
Introduction
Induction et déduction
Dans une série d’articles restée célèbre, l’américain Nelson Goodman, un des
grands philosophes de ce siècle (né en 1906), a montré qu’il était très difficile,
pour ne pas dire impossible, de rendre compte de la notion d’induction. Très
grossièrement, l’induction se distingue de la déduction de la façon suivante :
La pragmatique aujourd’hui 87
1) La déduction repose sur des règles qui, étant donné des prémisses vraies,
livrent des conclusions vraies, indépendamment de l’expérience.
il se fait que l’esprit humain soit apte à saisir la réalité au-delà de son
expérience (la théorie de l’évolution a probablement des réponses à fournir sur
ce point, comme nous le verrons plus bas) ou adopter une position relativiste
selon laquelle, comme il n’y a pas de vérité (ou de réalité), les conclusions des
déductions logiques ne sont pas plus vraies que leurs prémisses. Mais on ne
voit pas l’intérêt d’une logique déductive relativiste, car l’intérêt principal
d’une telle logique est de préserver la vérité ce à quoi précisément les
relativistes renoncent.
Le problème posé par l’induction est très différent : il n’est pas, comme celui
de la déduction, d’expliquer le succès de schémas logiques, mais de se
demander s’il peut y avoir succès, c’est-à-dire si l’on peut jamais tirer avec un
minimum de certitude une conclusion générale de prémisses particulières.
prémisses particulières (du type : J’ai vu un merle : il était noir) à une conclusion
générale (Tous les merles sont noirs). De cette conclusion générale, on peut tirer
des prédictions particulières : Le prochain merle que je verrai sera noir. Ces
prédictions sont valides si elles sont à la fois projectibles (on peut les
appliquer) et si, une fois projetées, elles sont vérifiées.
Pour Goodman, établir une distinction entre les inférences inductives valides
(qui donnent lieu à des prédictions valides) et celles qui ne le sont pas revient à
définir le ou les termes utilisés. Définir le mot « merle », dans cette optique,
revient à construire une définition qui permette d’appliquer ce mot à tous les
objets couramment considérés comme des merles et à aucun objet qui ne le soit
pas. Le passage du particulier au général, caractéristique de l’induction,
s’explique par un aller-retour perpétuel entre définition et usage. Le problème
est alors celui de la confirmation de cette définition. Sur ce point, Goodman cite
le paradoxe des corbeaux, dont nous allons donner une version pour les
merles, restant fidèles à notre exemple de départ.
Si l’on dit d’un objet particulier, une carte postale par exemple, qu’il n’est ni
noir ni un merle, on confirme par là même la proposition Toutes les choses qui ne
sont pas noires ne sont pas non plus des merles, qui est équivalente à la proposition
Tous les merles sont noirs. Le résultat (paradoxal) est donc qu’en disant d’un objet
(n’importe lequel) qui n’est pas un merle et qui n’est pas noir, qu’il n’est ni noir
ni un merle, on confirme la proposition Tous les merles sont noirs (dont nous
avons vu qu’elle n’est pas vraie, puisqu’il y a des merles albinos et, donc,
blancs).
Nous ferons ici une incise en reprenant notre exemple à propos de la thèse
relativiste. Les gens croyaient, jusqu’en 1492, que la Terre était plate. Ils croient
généralement, depuis, que la Terre est ronde. Si l’on en croit la thèse relativiste
selon laquelle toutes les croyances sont vraies, il faut donc admettre qu’il a été
vrai jusqu’en 1492 que la Terre était plate et qu’il est vrai depuis 1492 que la
Terre est ronde. Autrement dit, la Terre était plate jusqu’en 1492 et est ronde
La pragmatique aujourd’hui 91
depuis 1492. Selon nous, cette façon de voir les choses implique que la Terre est
plonde, où plonde signifie plate avant 1492 et ronde depuis 1492. On
remarquera que plonde est un concept comparable à vleu, puisque c’est un
concept qui attribue à un même objets des caractéristiques contradictoires (un
même objet ne peut pas être plat et rond). La thèse relativiste conduit donc, de
façon peu surprenante, à une vision du langage dans laquelle les concepts ne
sont pas projectibles : en effet, si l’on admet, comme les relativistes sont obligés
de le faire, que la Terre est plonde, alors on admet que l’hypothèse La Terre est
plate est vérifiée avant 1492 et que l’hypothèse La Terre est ronde est vérifiée
après 1492. Cela revient à dire que les concepts plat et rond n’ont eux-mêmes pas
de sens. Si la position relativiste est cohérente, elle doit admettre cette
conclusion et, dans cette mesure, on peut s’interroger sur la possibilité de
construire une analyse relativiste du langage qui ne soit pas vouée à l’échec
parce que relativiste.
Ce que montre Goodman sur l’induction, c’est qu’elle ne conduit pas à des
hypothèses valides en elles-mêmes : c’est la comparaison d’hypothèses
concurrentes qui importe (par exemple : Les émeraudes sont vertes, Les émeraudes
sont vleues, Les émeraudes sont bleues) et le fait que l’une d’entre elles l’emportera
sur les autres parce qu’elle sera projectible et n’aura pas encore été falsifiée.
Cependant, comme le note Goodman lui-même, les suggestions qu’il fait sont
davantage des spéculations que des solutions et l’induction semble soulever
plus de problèmes qu’elle n’en résout. On n’est donc pas beaucoup plus avancé
sur la voie d’une logique de l’induction et on peut douter en avoir jamais une.
◊ d’une part (et ceci nous ramène à une question soulevée au paragraphe
précédent), pourquoi la logique déductive est-elle si accessible aux êtres
humains, alors que la logique inductive semble leur rester inaccessible ?
La pragmatique aujourd’hui 92
Comme nous l’avons dit, Sperber et Wilson font l’hypothèse que les
processus pragmatiques d’interprétation des énoncés sont des processus
inférentiels. Il y a (potentiellement) au moins deux types de processus
inférentiels : les processus inférentiels déductifs et les processus inférentiels
inductifs. Etant donné les difficultés que rencontre la notion d’induction (cf. le
paragraphe précédent, « La terre est plonde »), il n’est pas surprenant que
Sperber et Wilson aient choisi l’hypothèse selon laquelle les processus
inférentiels en question sont, pour une part, déductifs. Selon eux, ces processus
sont simples et basés sur la logique des propositions. Pour autant, ils n’adoptent
pas la totalité des règles déductives de la logique des propositions.
La pragmatique aujourd’hui 93
De fait, il y a, dans ce qui a été dit au paragraphe ci-dessus, non pas une,
mais deux règles liées à la conjonction :
II. une règle d’élimination qui nous autorise, si nous avons A & B vraie, à
éliminer la conjonction, obtenant ainsi deux propositions A et B (qui sont
toutes les deux vraies).
Cela revient à établir ce que l’on appelle une table de vérité pour la
conjonction, à préciser à quelles conditions la conjonction est vraie. Nous ne
donnerons pas cette table de vérité (qui se présente comme un tableau), mais les
conditions de vérité de la conjonction sont d’une simplicité enfantine : la
conjonction A & B est vraie si et seulement si A est vraie et B est vraie ; dans
tous les autres cas (A vraie/B fausse ; A fausse/B vraie ; A fausse/B fausse), la
conjonction A & B est fausse. Si, par exemple, il est vrai que le chat est dehors
(A) et faux qu’il fait nuit (B), il est faux que le chat est dehors et qu’il fait nuit
(A & B). On remarquera que les deux règles d’introduction et d’élimination
découlent directement de ces conditions de vérité.
La disjonction, quant à elle, est vraie si l’un ou l’autre membre (ou les deux à
la fois) de la proposition complexe est vrai. Ainsi, si l’on a la proposition C
vraie, on a le droit d’en déduire la disjonction C ∨ D, C ∨ E, etc. (où le symbole ∨
se lit ou). En d’autres termes, dès lors que l’on sait qu’une proposition P est
vraie, la disjonction P ∨ Q de cette proposition P avec n’importe quelle autre
proposition Q est vraie, que Q soit vraie ou qu’elle soit fausse. Cette règle
correspond bien évidemment à la règle d’introduction de la disjonction.
La règle d’élimination est bien plus complexe et nous ne la donnerons pas ici.
Par contre, nous donnerons une règle dérivée plus accessible, connue sous le
nom de modus tollendo ponens. Selon cette règle, si Jean sait que C ∨ D est vraie et
s’il sait que C est fausse, alors il peut en déduire que D est vraie (et inversement,
s’il sait que C ∨ D est vraie et s’il sait que D est fausse, alors il peut en déduire
que C est vraie). Supposons que C ∨ D soit Pierre et Sophie vont à la plage ou Pierre
et Sophie vont au cinéma (C = Pierre et Sophie vont à la plage ; D = Pierre et Sophie
vont au cinéma) : si Jean sait que C ∨ D est vraie (s’il sait qu’il est vrai que Pierre
et Sophie vont à la plage ou Pierre et Sophie vont au cinéma) et s’il sait que C (Pierre
et Sophie vont à la plage) est fausse, alors il peut en déduire que D (Pierre et Sophie
vont au cinéma) est vraie. On remarque que cette règle, comme la règle
d’introduction de la disjonction, peut se déduire des valeurs de vérité de la
La pragmatique aujourd’hui 95
I. Jean vient est vraie et Marie sera contente est vraie : de façon peu
surprenante, la proposition Si Jean vient, alors Marie sera contente est vraie.
II. Jean vient est vraie et Marie sera contente est fausse : la proposition Si Jean
vient, alors Marie sera contente est fausse.
III. Jean vient est fausse et Marie sera contente est vraie : la proposition Si Jean
vient, alors Marie sera contente est vraie.
IV. Jean vient est fausse et Marie sera contente est fausse : la proposition Si Jean
vient, alors Marie sera contente est vraie.
Il y a deux règles qui sont associées à l’implication et qui peuvent avoir des
usages intéressants :
II. Le modus tollendo tollens, selon lequel de la fausseté de la conclusion (si l’on
sait que Marie est contente est faux) et de la vérité de l’implication (si l’on sait
que Si Jean vient, alors Marie sera contente est vraie), l’on peut tirer la fausseté de
l’hypothèse (on déduit que Jean est venu est fausse).
Nous ne dirons rien ici du calcul des prédicats, si ce n’est que c’est lui qui a
servi de base à nombre de développements en sémantique formelle. On notera
seulement que le calcul des prédicats conserve les mêmes règles que le calcul
des propositions : il en ajoute de nombreuses autres pour traiter des problèmes
complexes que sont la quantification, le temps, les modalités, etc., problèmes
qui dépassent le propos de ce livre.
C’est le cas des règles d’introduction et on peut montrer, à partir des deux
règles d’introduction dont nous avons parlé plus haut (pour la conjonction et
pour la disjonction), que les résultats donnés ces règles n’offrent pas d’intérêt
dans un système qui recherche la pertinence, soit parce qu’elles augmentent le
coût de traitement sans apporter d’informations nouvelles, soit, tout
simplement, qu’elles livrent des résultats triviaux.
Prenons la conjonction : si Jean sait que le chat est dehors et s’il sait qu’il fait
nuit, alors il sait que le chat est dehors et qu’il fait nuit. Mais ceci ne lui dit rien
de plus que ce qu’il savait déjà. Il y a plus : du fait que Jean sait que le chat est
dehors, il peut déduire par introduction de la conjonction Le chat est dehors et le
chat est dehors ou Le chat est dehors et le chat est dehors et le chat est dehors, etc. De
fait, le seul cas où l’on peut voir une quelconque utilité à l’introduction de la
La pragmatique aujourd’hui 98
conjonction, c’est le cas où Jean sait que si le chat est dehors et qu’il fait nuit, il
faut le faire rentrer, c’est-à-dire le cas où l’hypothèse d’une implication
correspond à une proposition complexe obtenue par conjonction. Le cas d’une
disjonction comme hypothèse d’une implication soulèverait le même type de
problème. Mais, selon Sperber et Wilson, dans ce cas, il y a des dérivations
alternatives qui se mettent en place. Ce qu’ils proposent, c’est que, dans le cas
de la conjonction, on ait une règle, dite de modus ponens conjonctif. Selon
cette règle, si Jean sait que :
• Si le chat est dehors et qu’il fait nuit, alors il faut le faire rentrer
• Il fait nuit,
Jean a le droit de passer de Si le chat est dehors et qu’il fait nuit, alors il faut le
faire rentrer et de Le chat est dehors à S’il fait nuit, alors il faut faire rentrer le chat.
Dès lors, il applique le modus ponendo ponens simple, c’est-à-dire que de S’il fait
nuit, il faut faire rentrer le chat et de Il fait nuit, il déduit Il faut faire rentrer le chat.
• Si le chat est sur le balcon ou le chat est à la porte d’entrée, alors il faut le faire
rentrer.
Jean a le droit de passer de Si le chat est sur le balcon ou le chat est à la porte
d’entrée, alors il faut le faire rentrer et de Le chat est sur le balcon à Il faut le faire
rentrer. De façon similaire, si Jean sait que Si le chat est sur le balcon ou le chat est à
la porte d’entrée et que Le chat est à la porte d’entrée, il a le droit d’en déduire Il faut
le faire rentrer.
l’implication matérielle, c’est à entériner un calcul déjà fait. On peut donc s’en
passer.
les failles de notre système perceptif, sur la stabilité de nos concepts enfin, s’ils
ne sont pas construits sur l’induction. Nous reviendrons sur la construction des
concepts, leur stabilité, leur contenu cognitif dans le chapitre 6. Pour clore le
chapitre 5, nous voudrions indiquer comment on peut concilier d’une part une
vision des systèmes cognitifs comme celle qu’ont Sperber et Wilson et une
approche partiellement logique des phénomènes interprétatifs et d’autre part la
notion de croyance (Sperber et Wilson utilisent le terme d’hypothèse - assumption
en anglais -, qui dit bien ce qu’il veut dire, à savoir qu’il ne s’agit pas de
certitude).
l’inverse n’est pas vrai. Ainsi, si Paul sait que Jean est parti, alors il est vrai que
Paul croit que Jean est parti, mais si Paul croit que Jean est parti, alors il n’est
pas vrai que Paul sait que Jean est parti.
L’approche logique garde donc tout son intérêt, même dans une conception
selon laquelle les propositions qui interviennent dans la représentation du
monde d’un individu sont de l’ordre des croyances et non des connaissances.
On peut cependant se demander si l’on n’en revient pas purement et
simplement au relativisme.
La réponse à cette question, selon nous, est à l’évidence négative. Dire qu’un
certain nombre des propositions qui entrent dans nos représentations du
monde sont de l’ordre de la croyance, c’est-à-dire admettre qu’elles pourraient
se révéler fausses, ce n’est pas dire que nous pouvons jamais et en principe
avoir des croyances vraies (c’est-à-dire de connaissances), ni dire que nos
croyances sont nécessairement fausses. Supposons la situation suivante : Jean
croit que Paul est chez lui parce qu’il a vu sa voiture devant sa porte. Il
entretient cette croyance avec un certain degré de certitude parce qu’il sait que
Paul a une profonde aversion pour tout effort physique et qu’il ne se déplace
qu’en voiture. Il se trouve qu’il a raison et que Paul est bien chez lui. La
croyance de Jean est donc vraie, mais il peut très bien se faire que Jean ne le
sache jamais et qu’il continue à entretenir la proposition correspondante avec
un degré de conviction important, mais pas absolu. Ici, on le voit, la proposition
est vraie, et sa vérité est indépendante
c) du fait que cette croyance soit ou ne soit pas partagée par d’autres
individus.
Qu’en est-il maintenant des arguments sur les limites de nos facultés de
perception ? Peut-on déduire quoi que ce soit du fait que nous ne voyons pas
certaines couleurs, que nous n’entendons pas certains sons ou que nous ne
sentons pas certaines odeurs ? Le fait que nous n’avons pas les mêmes capacités
que d’autres animaux implique-t-il que nous avons une représentation du
monde nécessairement différente de la leur ? Nous voudrions répondre
rapidement sur tous ces points, en commençant par le dernier et en prenant un
exemple bien connu en philosophie, celui de la chauve-souris.
Conclusion
Chapitre 6
Steven Pinker
Introduction
II. Chercher une voie de formation des concepts qui ne soit pas inductive.
celles qui sont disponibles dans l’expérience (nous y reviendrons plus bas). Elle
pourrait aussi s’appuyer sur une critique de l’induction (cf. chapitre 5, §
Induction et déduction et § « La Terre est plonde »). Néanmoins, les objections ne
manquent pas :
« Gavagai ! »
• « Tiens, un lapin ! »
• « Regardez, un lapin ! »
• « Lapin ! »
La pragmatique aujourd’hui 109
• « Voilà le diner ! »
• etc.
Malgré l’ingéniosité de Quine, toutes les possibilités ne sont pas ouvertes et
la perception de la réalité étant bornée tout à la fois par les capacités perceptives
et conceptuelles humaines, la situation n’est pas si mauvaise : certes,
« Gavagai ! » pourrait vouloir dire « Tiens, un lapin ! » ou « Regardez, un
lapin ! » ou « Lapin ». Ce pourrait aussi signifier à la rigueur « Voilà le diner ! »,
mais les chances pour que cela signifie « Parties non détachées de lapin » ou
« Cela lapine » sont minces, parce que personne, autochtone ou non, n’a en
général de catégories aussi bizarres que celles-là.
Un enfant qui apprend à parler est dans une situation identique à celle de
l’anthropologue, son entourage jouant le rôle des autochtones. Ce que montre
l’exemple de Quine, et c’est lui qui le dit, c’est qu’une approche purement
inductive de l’acquisition des concepts ne peut pas fonctionner.
Ce qu’il ne dit pas, en revanche, c’est que son exemple montre aussi que
nous n’avons pas une approche inductive des concepts et du langage, qu’il
s’agisse des concepts de notre langue maternelle dans notre petite enfance ou
de ceux d’une langue étrangère que nous essayons d’acquérir par la suite.
N’importe quel parent qui a regardé avec un très jeune enfant en phase
d’acquisition linguistique un imagier quelconque en a fait l’expérience : face à
une image, il ne fait pas un nombre incalculable d’hypothèses sur ce que peut
désigner le mot. Il pense, à juste titre, que le mot qu’on lui dit désigne l’objet
représenté sur l’image. De même, un enfant qui apprend une langue étrangère
dans un livre moderne largement illustré ne fait pas de nombreuses hypothèses
sur ce que désignent les mots de la langue étrangère qu’il apprend : il n’a en
général pas grande peine à identifier l’objet auquel réfère le mot en question.
Le point notable, c’est que cette relation entre un mot et un objet bien
déterminé soit aussi peu problématique. Certaines recherches récentes en
anthropologie et en psychologie expliquent peut-être en partie pourquoi. Des
La pragmatique aujourd’hui 110
Ainsi, il semble bien que, si ce n’est l’ensemble des concepts dans leur détail,
en tout cas de grandes catégorisations de base soient universelles et innées.
Fodor n’a pas nécessairement raison. Mais cela veut dire que son hypothèse
n’est pas absurde et que l’hypothèse d’une capacité de catégorisation et de
connaissances préalables innées est à peu près inévitable. En fait, nous le
verrons plus loin, on peut, sur la base des expériences discutées ci-dessus,
proposer un modèle élémentaire et non inductif de l’acquisition des concepts.
Ce que nous venons de dire incite à penser que les concepts sont précis. Cette
vision des concepts et plus généralement de la catégorisation (la capacité à
former des concepts et à ranger les objets du monde sous les catégories
correspondantes) a prédominé pendant très longtemps. Elle date d’Aristote, elle
aussi, et est généralement connue sous le nom de modèle des conditions nécessaires
et suffisantes. Son hypothèse de base est en effet qu’un concept regroupe un
certain nombre de conditions qui, dans leur ensemble, sont tout à la fois
La pragmatique aujourd’hui 111
Rosch et ses partisans vont cependant plus loin encore : pour eux, la notion
de ressemblance de famille, empruntée au philosophe autrichien Ludwig
Wittgenstein, s’applique pour déterminer l’appartenance à une catégorie.
La pragmatique aujourd’hui 112
Cette notion est très simple : dans une famille donnée, on considère
généralement qu’il y a une vague ressemblance partagée par tous les membres
de la famille. Ceci n’implique pas que chacun d’entre eux ressemble à tous les
autres : plutôt, chacun d’entre eux ressemble à au moins un autre membre de la
famille. Grand-Papa ressemble à Tante-Adèle, Maman ressemble à Grand-Papa,
le petit Paul ressemble à Maman, Félicie ressemble au petit Paul, etc. Dans cette
optique, les membres d’une catégorie sont déterminés non seulement par la
ressemblance que chacun d’entre eux entretient avec le prototype, mais plus
simplement (et de façon beaucoup moins exigeante) par la ressemblance que
chacun d’entre eux entretient avec au moins un autre membre de la catégorie,
même s’il ne s’agit pas du prototype.
Le lecteur un tant soit peu ornithologue pourrait nous objecter que l’homme
n’a pas un certain nombre des propriétés nécessaires qui font qu’un être vivant
est un oiseau : il n’est pas ovipare, il n’a pas de bec, il n’a pas de plumes, etc. A
notre grand regret, nous nous voyons tenus d’informer ce lecteur qu’il est peut-
être un bon ornithologue, mais qu’il est un piètre psychologue : il n’y a pas,
répétons-le, de propriétés définitoires d’une catégorie. Que l’homme ne ponde
pas d’oeufs, qu’il n’ait pas de bec, ni de plumes ne le disqualifie en rien en ce
qui concerne son appartenance à la catégorie oiseau. L’homme est bel et bien un
oiseau.
Trève de plaisanterie : non, bien sûr, l’homme n’est pas un oiseau et, comme
celle du contemporain de Platon, notre démonstration est nulle et non avenue.
Le premier échoue à montrer que l’homme n’est pas un bipède sans plumes,
mais il montre que la définition de Platon (quels que soient ses défauts par
ailleurs) n’est pas assez précise. Platon pensait à l’homme dans son état naturel :
aucun autre objet que l’homme n’est, dans son état naturel, à la fois un bipède
et dénué de plumes. Nous n’avons pas non plus montré que l’homme est un
oiseau, mais que la théorie du prototype pose de sérieux problèmes, dus
principalement au refus de toute propriété nécessaire.
La pragmatique aujourd’hui 114
1. que si l’on demande aux gens de dire quel est, selon eux, le meilleur
exemple de ce que c’est qu’un oiseau, ils sont prêts à dire que c’est le
moineau (un des oiseaux les plus communs sur l’ensemble de la planète) ;
Si nous reprenons l’exemple du merle (cf. chapitre 5, § « La Terre est plonde »),
nous sommes face à un problème similaire : la plupart des merles sont noirs,
mais certains merles ne le sont pas ; de même, la plupart des oiseaux volent,
mais certains ne volent pas. Dans un cas comme dans l’autre, l’appel à la notion
de stéréotype aide à résoudre le problème : le stéréotype rassemble l’ensemble
des connaissances qu’un individu non-expert (non-ornithologue) peut avoir sur
l’objet, mais certaines de ces connaissances concernent des propriétés qui sont
caractéristiques sans être nécessaires (la noirceur des merles ou des corbeaux, la
capacité à voler des oiseaux). Plus l’individu est expert, plus le concept sera
riche (rassemblera de connaissances) et plus l’individu sera capable de faire la
différence entre les propriétés nécessaires (essentielles) et les propriétés
fréquentes mais non nécessaires (caractéristiques). Tous les individus savent
qu’il y a des conditions nécessaires et suffisantes et sont généralement capables
de les appliquer : aucun d’entre nous, s’il connait le concept poisson et s’il sait
que les dauphins allaitent leurs petits, ne pensera que les dauphins sont des
La pragmatique aujourd’hui 117
difficulté à connaître le concept dans son intégralité. On peut penser ici à des
concepts techniques comme implication matérielle (cf. chapitre 4, § Logique
déductive et calcul des propositions) ou disjonction. Ce n’est pas la seule explication
(cf. chapitre 8, § Usage approximatif, vague ou flou, des concepts).
Ce modèle n’est pas inductif : il n’est pas basé sur la multiplicité des
expériences en l’absence de toute connaissance préalable. Au contraire, il
s’appuie sur des connaissances préalables pour produire une conclusion et une
expérience suffit à obtenir cette conclusion. Les tests suivent, mais ils ne
constituent pas en eux-mêmes des éléments permettant de construire
inductivement d’autres définitions : ils permettent plutôt de contredire la
La pragmatique aujourd’hui 119
Reprenons l’exemple d’un enfant qui apprend à parler : ses parents peuvent
lui montrer Milou, le chien de la maison, en lui disant avec insistance « chien ».
L’enfant, s’appuyant sur la distinction innée entre objet inanimé et objet animé,
en déduira que le concept chien désigne un objet animé. Par la suite, confronté à
un autre objet animé, Minet, le chat de la maison, il testera son concept chien en
désignant Minet et en affirmant « Chien ! ». Ses parents le contrediront : « Non,
pas chien. Chat ! ». L’enfant en déduira alors que sa première hypothèse, sans
être fausse (les chiens restent des objets animés), n’est pas suffisante : les chiens
sont d’autres objets animés que les chats. Il pourra observer qu’il y a un certain
nombre de différences apparentes entre chiens et chats : ils ne font pas le même
bruit, les chats ont des yeux différents de ceux des chiens et sont de couleurs
plus variées, ils peuvent griffer, alors que les chiens ont tendance à mordre, etc.
Toutes ces informations lui permettront de se construire un stéréotype de ce
qu’est un chien ou un chat. Qui plus est, du fait que son approche des concepts
est essentialiste de façon innée, il admettra qu’il y a des différences essentielles
entre chiens et chats ; et si une condition nécessaire à l’appartenance à l’une ou
l’autre des catégories chat ou chien est le fait d’être un objet animé, cette
condition n’est pas à elle seule suffisante. Il peut ne pas être en mesure de dire
avec précision quelles sont les autres caractéristiques nécessaires au fait d’être
un chat plutôt qu’un chien, ou inversement, mais il sait qu’il y en a.
exemple, autoriseraient à considérer les êtres humains comme des oiseaux dans
la théorie du prototype ; enfin, ne pas connaître consciemment les conditions
nécessaires et suffisantes et ne pas être capable de les énoncer explicitement
n’implique pas qu’on ne les connaît pas inconsciemment et qu’on n’est pas
capable de les appliquer tacitement.
Comme nous l’avons indiqué, le fait que certains concepts paraissent vagues
ou flous ne signifie pas qu’ils le soient réellement. Reprenons l’exemple de
l’enfant qui est en train d’apprendre les concepts chien et chat : sa première
hypothèse ne lui permet pas d’appliquer le concept chien correctement,
puisqu’il pense que ce concept recouvre tous les êtres vivants animés. Son
concept chien est vague, mais cela n’implique pas qu’on ne puisse avoir un
concept chien tout à la fois précis et recouvrant des conditions nécessaires et
suffisantes énumérables. Lorsque l’enfant acquiert la différence entre chien et
chat, il se peut qu’il commette encore des erreurs ; par exemple, voyant une
image de tigre, il pense que le tigre en question est un chat. Cependant, cela ne
signifie pas que le concept chat est radicalement vague ou flou : tout au plus, le
concept chat de l’enfant n’est pas encore completement formé.
L’exemple de l’enfant ne doit pas nous aveugler sur le fait que, si des
concepts d’usage courant comme chien ou chat sont généralement acquis par
l’ensemble de la population de façon complète et précise (au moins en ce qui
concerne les conditions nécessaires et suffisantes tacites), d’autres concepts,
d’usage moins courant, peuvent ne jamais l’être complètement. Par exemple,
dans nos sociétés citadines, les concepts correspondant aux différentes espèces
d’arbre peuvent n’être acquis que très partiellement. Dans ce cas, le concept
correspondant, hêtre par exemple, sera effectivement incomplet et imprécis pour
la majorité de la population. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas moyen de
différencier systématiquement entre un hêtre et un chêne ou que le concept de
hêtre est en lui-même imprécis. Mais c’est plutôt qu’il ne fait pas partie du
domaine des concepts couramment acquis par une majorité de la population.
Une étude pourrait en conclure à son caractère vague ou flou puisque,
statistiquement, la plupart des citadins ne le maîtrisent pas.
Conclusion
Chapitre 7
Langage et concepts
« L’irrationalité est la racine carrée de tout mal »
Douglas Hofstadter
Introduction
La sémantique structurale
II. Des langues comme l’inuit comprennent un très grand nombre de termes
pour désigner un concept comme neige, alors que le français doit utiliser
soit des expressions composées (« neige mouillée », « neige lourde »,
« neige poudreuse », etc.), soit des métaphores (« soupe », « poudre »,
« carton », etc.).
déborde en fait sur le vert, et à nouveau « cips uka », qui correspond aux
w
B. D’autre part, l’idée que la langue spécifique qu’il parle impose à l’individu
sa perception et sa classification des objets du monde ; loin que ces
perceptions et ces classifications soient imposées par le système perceptif
et cognitif humain, et bien évidemment par la réalité, elles seraient
intrinsèquement dépendantes du langage. Cette hypothèse,
principalement défendue par deux linguistes américains, Edward Sapir et
Benjamin Lee Whorf, avait pour conséquence le fait que deux individus
parlant des langues différentes auraient des visions du monde
La pragmatique aujourd’hui 126
Ces trois arguments n’en font qu’un en réalité, illustré par des exemples
différents : il dit qu’il n’y a pas de correspondance terme à terme d’une langue
quelconque à une autre, que la différence entre langues ne se ramène pas à une
simple différence de prononciation et de grammaire, mais qu’il peut y avoir
plus. C’est une constatation qu’on peut difficilement considérer comme
révolutionnaire. Elle mérite néanmoins d’être examinée relativement aux
exemples proposés.
Qu’en est-il des deux autres exemples, celui de la langue inuit, et celui de la
répartition des couleurs dans diverses langues ? Le premier, celui de la richesse
des termes donne lieu en réalité à des descriptions assez différentes d’un écrit à
un autre : selon les cas, on dit que la langue inuit a quatre cents mots désignant
la neige, deux cents, cent ou quarante-huit, voire neuf. Dans les faits, un compte
(généreux) dégage une douzaine de mots, ce qui n’est pas considérablement
plus que celui de la langue anglaise par exemple. Par ailleurs, il est difficile de
savoir ce que l’exemple de la neige dans la langue inuit est supposé prouver :
on disait en effet initialement que les Inuit ont plus de mots que les Européens,
par exemple, pour désigner la neige, car ils ont des expériences beaucoup plus
différenciées de la neige, vu les conditions climatiques auxquelles ils sont
confrontés (c’est une tribu esquimau). Si l’on admet cet argument, on devrait
logiquement en conclure que le langage est déterminé par la perception que les
individus ont de la réalité (les Inuit perçoivent différentes sortes de neige) et,
plus profondément, par la réalité elle-même (les conditions climatiques) et non
l’inverse. Ainsi, même si l’exemple reposait sur un fait (ce qui ne semble pas
être le cas) on ne voit pas bien en quoi il pourrait renforcer la thèse de
l’autonomie du sens ou celle du relativisme linguistique.
toujours certains autres qui leur sont associés. On distingue ainsi deux séries de
couleurs, les plus fréquemment nommées (blanc, noir, rouge) et les moins
fréquemment nommées (mauve, orange, gris), aucune couleur de la seconde
série n’apparaissant sans que toutes les couleurs de la première ne soit présente.
monde, mais qu’ils sont étroitement associés à un mot de la langue, qui n’est
généralement ni un nom, ni un verbe, ni un adjectif. Nous pensons ici aux
pronoms personnels ou démonstratifs, aux temps verbaux, aux connecteurs dits
pragmatiques (conjonctions de coordination ou de subordination, adverbes).
Les uns et les autres se laissent malaisément décrire comme mettant en jeu un
ensemble de conditions ou de propriétés pour une raison simple : dans
l’ensemble, ils ne regroupent pas d’objets auxquelles ces conditions pourraient
s’appliquer. Nous reprendrons une hypothèse générale, qui s’est exprimée de
diverses manières, en termes d’instructions, chez Oswald Ducrot par exemple,
comme en termes de procédures, chez Diane Blakemore et chez Dan Sperber et
Deirdre Wilson : selon cette hypothèse, des mots de ce type ne correspondent
pas à un contenu conceptuel, mais plutôt à une procédure ou à un ensemble de
procédures.
Par ailleurs que cette approche évite une difficulté majeure des approches en
terme de contenu conceptuel. En effet, lorsque l’on rapporte le discours de
quelqu’un d’autre, on peut utiliser le pronom personnel de première personne ;
dans ce cas, il ne renvoie pas à la personne qui prononce l’ensemble de
l’énoncé, mais à la personne dont le discours est rapporté. Ainsi, si Pierre veut
dire à Paul que Jacques lui a dit qu’il trouvait Paul idiot, Pierre peut dire :
« Jacques m’a dit : « Je trouve Paul idiot » ». Si l’on substitue aux deux pronoms
de première personne la paraphrase « le locuteur de cet énoncé », il devient
difficile de voir qu’ils réfèrent respectivement à Pierre et à Jacques : « Jacques a
dit au locuteur de cet énoncé : « Le locuteur de cet énoncé trouve Paul idiot » ».
En revanche, dans une vision procédurale de je, la procédure s’appliquera une
première fois à une première description de la situation, tirée de la perception
(à savoir, le locuteur = Pierre) et identifiera correctement Pierre, et une seconde
fois à une seconde description de la situation, tirée de « Jacques m’a dit :… » (à
savoir, le locuteur = Jacques), et identifiera correctement Jacques.
La pragmatique aujourd’hui 131
Ainsi, même dans le cas d’un mot qui renvoie à un objet du monde, comme
je (et plus généralement comme les pronoms personnels et démonstratifs, les
adverbes de lieu et de temps), il faut admettre que, parfois, un contenu
procédural doit être préféré à un contenu conceptuel. On notera pour autant
que ceci ne nous ramène pas à la sémantique structurale :
Les pronoms ou les adverbes de temps et de lieu ne sont cependant pas les
seuls exemples de mots qui correspondent à un concept avec contenu
procédural, comme le montre un autre exemple de concepts à contenu
procédural (associés à des mots ou à des réalités linguistiques), celui du
connecteur et.
2) des conjonction de subordination, comme bien que, même si, pour que, parce
que, puisque ;
Supposons que vous soyez mis dans la situation suivante : vous devez
fournir un inventaires des emplois possibles de « et ». Comme vous n’êtes pas
un ou une professionnel(le) de la description linguistique, mais plein(e) de
bonne volonté, vous allez penser, à juste titre, qu’une partie du travail a été faite
par les dictionnaires. Vous allez donc dans une bibliothèque pour consulter le
dictionnaire le plus complet de la langue française. On vous conseille le Trésor
de la langue française. Vous l’ouvrez au volume « épicycle-fuyard », et vous
trouvez une description hiérarchisée, avec 108 emplois différents. À première
vue, vous ne devez pas être surpris, car un mot aussi fréquent que « et » doit
avoir beaucoup d’emplois. Mais à la réflexion, vous restez perplexe : comment
se fait-il qu’un mot aussi utilisé puisse avoir des variations d’emplois et de
significations aussi importantes ? La classification proposée ne peut-elle pas
faire l’objet d’une description plus simple ? Un individu francophone possède-
t-il vraiment une entrée lexicale sous le concept « et », qui se subdivise en 108
entrées ? Pourquoi pas 107, 109 ou 125 entrées ?
langue française et noms propres, qui contient 39 000 mots, ne contient pour « et »
que six entrées classées en trois catégories. Si vous multipliez les consultations
de dictionnaires, vous trouverez des résultats variables, quantitativement et
qualitativement. Et pourtant, chacune de ces descriptions est légitime : elle a sa
part d’information et de pertinence pratique. Mais, à coup sûr, elle ne rend pas
compte de l’aspect principal de ce mot, à savoir de son contenu procédural
alors que presque tous les exemples pertinents ont été recensés.
1) « et » articule des mots ou des groupes de mots de même nature dans une
phrase : « Nous les accuserions de se payer de mots et de formules » ;
2) « et » introduit une relation, non spécifiée, entre les propositions qui sont
connectées : « Qu’on me permette de traduire mot à mot et sans chercher
aucunement l’élégance du langage actuel » ;
En fait cet inventaire n’en est pas un : 1) correspond à ce qui est commun à
tous les emplois, 3) et 4) sont des emplois élaborant 2), de même que 5) élabore
4); parallèlement, 7), 8) et 9) élaborent 6), et, avec 2), décrivent deux grands
types d’emplois de « et », des emplois impliquant des événements ou des
actions (2), et des emplois enchaînant sur des actes de langage (6).
En dernier ressort, les connecteurs ont un rôle important dans les processus
de compréhension des discours : ils ne fonctionnent ni comme de simples
signaux (« attention, ici nouveau paragraphe !», « attention, ici contre-
argument ! », « attention, ici conclusion ! ») ni comme des balises (« je suis une
balise rouge : il faut suivre les balises rouges et il faut ignorer les balises
jaunes »), à savoir des repères dans le discours. Plus fondamentalement, ils
La pragmatique aujourd’hui 135
L’asymétrie entre ces deux types d’éléments, les éléments qui ont un contenu
procédural et ceux qui ont un contenu conceptuel, ne doit pas surprendre : en
effet, ce n’est pas seulement le mode de fonctionnement qui n’est pas le même
La pragmatique aujourd’hui 136
dans un cas et dans l’autre ; c’est aussi la contribution cognitive qui est
radicalement différente. A de très rares exceptions près en effet (les pronoms
personnels notamment, cf. § Contenu procédural et contenu conceptuel ), les
éléments linguistiques qui n’ont qu’un contenu procédural ne désignent pas,
même en étendant le sens de cette expression, une entité quelconque dans le
monde. Les connecteurs pragmatiques ne décrivent ni une situation ni une
partie, si restreinte soit-elle, de situation ; les temps verbaux ne décrivent pas
des événements (c’est la fonction des verbes). Ils facilitent l’interprétation des
énoncés où ils apparaissent. C’est en ce sens et en ce sens seulement qu’ils
peuvent contribuer à la vériconditionnalité des propositions exprimées par les
énoncés. Ainsi, les temps verbaux se présentent comme des modificateurs
appliqués aux verbes ; ils permettent de déterminer si l’événement décrit est
achevé, inachevé, en cours, passé, etc. ; les connecteurs permettent de
sélectionner une proposition plutôt qu’une autre pour qu’elle apparaisse dans
le contexte et, dans cette mesure, ils peuvent contribuer, indirectement, à la
détermination de la forme propositionnelle, par l’attribution des référents ou la
désambiguïsation, par exemple. Ainsi, dans « Paul cria et ensuite Marie
pleura », « ensuite » signale que la seule interprétation possible est celle dans
laquelle il y a ordre temporel : d’abord Paul cria et ensuite Marie pleura.
Par contraste, les noms communs, les adjectifs ou les verbes correspondent à
des entités du monde ou aux événements dans lesquelles ces entités sont
impliquées. C’est une des raisons pour lesquelles les enfants apprennent ce type
de mots de façon hypothético-déductive (cf. chapitre 6, § Un modèle hypothético-
déductif de la formation des concepts) alors que les mots qui ont un contenu
procédural sont, généralement, d’un apprentissage plus difficile.
Dans des termes plus contemporains, on peut dire qu’un référent correspond
à un particulier et qu’attribuer à ce particulier une propriété, c’est dire qu’il fait
partie de l’ensemble des objets qui ont cette propriété. Dans le cas des verbes
qui décrivent un événement (« marcher », « courir », « construire une maison »,
etc.), dire qu’un particulier donné fait partie de l’ensemble en question, c’est
dire qu’à un moment ou à un autre le particulier a accompli l’action décrite.
Ainsi, les termes à contenu conceptuel correspondent à des catégories
ontologiques que l’on peut isoler, qu’on le fasse directement (les particuliers) ou
indirectement (les propriétés ou les événements qui sont identifiés par
l’ensemble des particuliers qui les manifestent).
linguistiques. En effet, les seconds appartiennent à des classes (la classe des
temps grammaticaux, celle des conjonctions, celle des pronoms personnels,
celle des déterminants, etc.) que l’on considère généralement comme fermées,
c’est-à-dire qu’on ne peut pas leur ajouter librement, sans modifier l’ensemble
du système linguistique, de nouveaux membres. On dit de ces termes qu’ils
ressortissent aux catégories non lexicales. En revanche, les termes à contenu
conceptuel appartiennent à des classes ouvertes (celles des noms, des verbes et
des adjectifs) auxquelles on peut ajouter de nouveaux membres sans toucher à
l’organisation du système linguistique. L’adjonction de nouveaux termes à ces
classes, qu’ils proviennent de langues différentes (comme les emprunts
contemporains du français à l’anglais), d’une création linguistique spontanée
(comme l’argot) ou d’une construction savante (comme dans les jargons
spécialisés utilisés dans les sciences et les technologies), ne fait pas de difficulté.
Ces classes dites ouvertes correspondent aux catégories dites lexicales.
Ceci ne signifie pas que le contenu des concepts humains n’inclut pas
d’informations sensorielles : mais ces informations ne semblent pas
nécessairement d’une grande importance pour le succès des applications visées
par l’intelligence artificielle dans le domaine du langage. De façon générale,
l’enracinement des concepts, sans être un faux problème, nous paraît bien
davantage problématique dans des approches idéalistes (où l’on considère que
la réalité n’existe pas) ou dans les approches relativistes (elle n’existe peut-être
pas et, même si elle existe, le langage n’a pas de rapport avec elle) que dans une
approche réaliste comme celle que nous défendons ici. La modélisation de la
façon dont se construisent les représentations des individus à partir des
concepts qui s’appliquent à des classes nous paraît plus intéressante : non pas le
concept chat ou chien en général, mais la représentation d’un chat particulier,
Perceval, ou celle d’un chien particulier, Ego, non pas le concept courir, mais
l’événement particulier que constitue la course d’Eric, etc. Nous n’en dirons pas
davantage ici.
Conclusion
Chapitre 8
Bertrand Russell
Introduction
3. alors que les énoncés littéraux n’ont qu’un sens, leur sens littéral, les
énoncés non-littéraux ont deux sens, leur sens littéral et leur sens non-littéral ou
figuré ;
2. de même, selon eux, il n’y a pas de distinction tranchée entre usage littéral
et usage non-littéral, mais plutôt un continuum qui va de la littéralité complète
à la non-littéralité ;
Dans la suite de ce chapitre, nous allons examiner toutes ces affirmations les
unes après les autres en montrant sur quoi s’appuient les positions de Sperber
et Wilson et pourquoi elles paraissent plus fécondes que celles de la
linguistique ou de la rhétorique classique.
Les hypothèses de Sperber et Wilson sont liées entre elles : s’il n’y a pas de
processus interprétatifs différents pour les énoncés littéraux et non littéraux, il
devient difficile de postuler une frontière stricte entre les uns et les autres ; s’il
n’y a pas de frontière stricte, alors il y a de grandes chances pour que la
littéralité (ou la non-littéralité) soit une propriété pragmatique, c’est-à-dire une
propriété de l’énoncé, plutôt qu’une propriété linguistique, c’est-à-dire une
propriété de la phrase.
Cependant cette belle construction est affaiblie par la distinction entre figures
de style et figures de pensée : il est en effet difficile de voir comment la forme
linguistique d’un énoncé ironique permet de décider que l’énoncé est ironique.
Pour reprendre l’exemple donné plus haut, si les auteurs disent à leur fils
« C’est fou ce que tu es bon en maths » alors qu’il a régulièrement de mauvais
résultats dans cette matière, rien ne leur interdirait, s’il était effectivement
excellent en mathématiques, de lui dire, sans la moindre ironie, la même chose.
En reconnaissant implicitement ce fait, à travers la distinction entre figure de
style et figure de pensée, la linguistique ou la rhétorique affaiblissent, de ce fait
même, la distinction tranchée entre littéralité et non-littéralité et perdent un peu
de la crédibilité que pourrait leur valoir une distinction basée sur des « faits »
linguistiques.
quelqu’un d’autre, ou d’une pensée que le locuteur juge, pour une raison ou
pour une autre, désirable. Cette approche du rapport entre langage et pensée
passe donc par une relation d’expression de la pensée du locuteur par l’énoncé
ou de représentation dans la pensée du locuteur d’une autre pensée. Ce qui
permet à un énoncé d’exprimer une pensée et ce qui permet à une pensée d’en
représenter une autre, c’est la même chose : la ressemblance entre
représentations à forme propositionnelle.
On se souviendra que, selon Sperber et Wilson, les énoncés ont une forme
propositionnelle (cf. chapitre 4, § Forme logique et forme propositionnelle), c’est-à-
dire une forme à laquelle on peut attribuer une valeur de vérité. C’est aussi le
cas, d’après eux, des pensées : elles ont, de même, une forme propositionnelle.
En d’autres termes, pensées et énoncés sont des représentations qui ont un
format commun (cf. chapitre 4, § Quelle représentation du monde, pour quoi faire et
sous quelle forme ?), format qu’ils partagent avec les propositions qui forment le
contexte. Ce format est précisément ce qui permet de les comparer et de
déterminer le degré de ressemblance entre eux.
pensée qu’il représente. Mais l’énoncé représente la pensée (de façon moins que
littérale) dès lors qu’il a au moins une implication commune avec elle. De l’un
de ces extrêmes à l’autre, tous les degrés de la non-littéralité se rencontrent.
C’est ainsi que, selon Sperber et Wilson, il n’y a pas de fontière stricte, mais
plutôt un continuum qui va de la littéralité (la communauté de toutes les
implications de la pensée et de l’énoncé) à la non-littéralité la plus élevée (la
communauté d’une unique implication). Ainsi, la non-littéralité correspond à la
deuxième situation décrite plus haut : celle où l’intersection de l’ensemble S des
implications de P dans C et de l’ensemble S’ des implications de E dans C est
non nulle.
Non-littéralité et métaphore
Dans les théories classiques, on a beaucoup insisté sur le fait que les
métaphores étaient littéralement fausses, et on a fait l’hypothèse qu’un
processus d’interprétation spécifique était déclenché par la reconnaissance de
cette fausseté. Ce processus conduisait à la récupération d’un sens non-littéral,
qui correspondait à la paraphrase de la métaphore. Dans cette optique, on
affirmait volontiers qu’une métaphore était littéralement fausse, mais non-
littéralement vraie.
Plus simplement, on peut faire le test suivant : prendre une métaphore qui
correspond à un énoncé faux et lui appliquer une négation. Comme on sait,
logiquement la négation d’un énoncé faux est obligatoirement vrai et vice versa.
Si, donc, on prend un énoncé métaphorique faux et qu’on lui applique une
négation, on obtiendra un énoncé vrai. La question est alors de savoir si cet
énoncé est toujours une métaphore. S’il continue à l’être, alors vous aurez fait la
La pragmatique aujourd’hui 151
Ainsi, la fausseté n’est pas centrale pour les métaphores, et le fait qu’elle
puisse être absente suffit à mettre en difficulté les positions classiques : en effet,
si la métaphore met en jeu un processus d’interprétation particulier et si il est
déclenché par la fausseté des métaphores, le fait que certaines métaphores ne
soient pas fausses suffit à rendre impossible l’analyse de leur interprétation.
exprimée par son énoncé. Le fait que cet énoncé relève de la communication
ostensive-inférentielle suscite en revanche une attente de pertinence chez
l’interlocuteur. Ceci, comme nous l’avons dit plus haut, ne s’accorde pas avec la
théorie searlienne des actes de langage. Aussi bien, Sperber et Wilson
proposent-ils leur propre hypothèse sur le phénomène.
Fiction et littéralité
(tel qu’il est ou tel qu’il devrait être). Comme la métaphore, la fiction nous
permet de déduire des conclusions vraies à partir des énoncés du discours et
des propositions des contextes successifs par rapport auxquels ces énoncés sont
interprétés. Pensons à un roman comme Le Zéro et l’infini, d’Arthur Koestler, où
il décrit les affres d’un personnage fictif victime d’un procès stalinien, on peut
tirer de ce roman de nombreuses conclusions vraies quant à ce qui s’est passé
durant cette période et quant aux méthodes par lesquelles Staline a assis sa
domination sur l’URSS et le parti communiste soviétique. Dans cette mesure, un
roman peut avoir une influence sur les actions des lecteurs, dans le cas du Zéro
et de l’infini, en les détournant d’une adhésion au parti communiste. Le Zéro et
l’infini est en fait une représentation non-littérale de ce que Koestler savait du
fonctionnement du système stalinien. De même, la pièce d’Eugène Ionesco,
Rhinocéros, permet au lecteur ou au spectateur de tirer des conclusions sur le
caractère contagieux du fascisme en montrant une situation dans laquelle des
êtres humains de plus en plus nombreux se transforment en rhinocéros.
Un problème que pourrait soulever la fiction dans une théorie comme celle
de Sperber et Wilson, qui a pour postulat que le but de tout système cognitif est
de se construire la représentation du monde la plus exacte possible, c’est celui
de son intérêt même. La réponse à cette question passe par le caractère non-
littéral de la fiction. C’est parce qu’elle est non-littérale que, malgré la fausseté
de la majeure partie des énoncés qui composent les discours de fiction, la fiction
contribue à la construction ou à l’amélioration de la représentation du monde.
Ainsi, de façon paradoxale, parce que la théorie de la pertinence est
vériconditionaliste et logiciste, elle peut expliquer la façon dont fonctionne la
fiction et son intérêt cognitif majeur.
La pragmatique aujourd’hui 155
Reste une dernière difficulté, soulevée par le fait que la forme logique des
énoncés de fiction, pour ceux, du moins, qui sont faux, peut se trouver en
contradiction avec une proposition dans le contexte. Par exemple si la forme
logique de l’énoncé « Sherlock Holmes habitait Baker Street » s’ajoute à un
contexte comportant la proposition Sherlock Holmes n’existe pas. La même chose
est vraie pour un grand nombre de métaphores, celles qui sont fausses : si la
forme logique de l’énoncé « Ta chambre est une porcherie » est ajoutée à un
contexte où figure la proposition La chambre de Pierre est une chambre à coucher, il
y aura contradiction. Or, lorsqu’il y a contradiction, la logique classique nous
dit que l’on peut en tirer n’importe quelle proposition. Pour éviter cette
conséquence gênante, Sperber et Wilson proposent qu’en cas de contradiction
entre des propositions dans le contexte, celle qui est entretenue avec le moins de
conviction soit purement et simplement supprimée. Mais dans le cas de la
métaphore ou de la fiction, cette recommandation rendrait impossible
l’interprétation de certains énoncés métaphoriques ou de fiction puisque l’on
sait qu’ils sont faux.
Conclusion
Conclusion
« Le progrès scientifique requiert la croissance de la
compréhension dans les deux directions, décroissante, du
tout vers ses parties et croissante, des parties vers le tout »
Freeman Dyson
Introduction
Comme nous l’avons dit dans l’Introduction, nous n’avons pas à l’heure
actuelle d’ordinateur de ce type et il est extrêmement peu probable que nous en
ayons dans un avenir proche. Mais ceci ne signifie pas que nous n’en aurons
jamais ou que nous devions abandonner tout espoir (ou toute crainte, si l’on
pense aux tendances homicides de HAL) d’en avoir. Nous avons indiqué, tout
au long de ce livre, les raisons pour lesquelles certains progrès, notamment en
pragmatique, pourraient permettre des avancées significatives. Nous avons
aussi dit de quel ordre sont ces progrès, pour ceux en tout cas qui ont déjà été
réalisés. Nous voudrions maintenant esquisser rapidement un certain nombre
de directions de recherche dont nous espérons qu’elles constitueront une
avancée dans les années à venir.
pensées à autrui), ou, dans les termes de Dennett, sur l’importance de la stratégie
de l’interprète. Nous avons essayé de montrer comment la stratégie de
l’interprète fonctionne, sur quels indices linguistiques ou non linguistiques elle
repose, quels mécanismes d’interprétation elle met en jeu. Nous avons dit que
les mêmes mécanismes, mutatis mutandis, s’appliquent à tous les actes de
communication, qu’ils passent ou qu’ils ne passent pas par le langage. Nous
avons cependant principalement pris des exemples d’énoncés pour des raisons
de facilité d’exposition et nous voudrions maintenant clore ce livre sur l’examen
d’un problème qui ressortit à la communication linguistique, mais qui dépasse
le cadre de l’énoncé.
Nous faisons l’hypothèse, que nous défendrons par la suite, que la stratégie
de l’interprète permet d’expliquer pourquoi l’interprétation d’un discours ne se
réduit pas à la somme des interprétations des énoncés qui le composent. Très
La pragmatique aujourd’hui 162
Avant de développer ces points, nous voudrions montrer que les linguistes
qui postulent le discours comme une unité indépendante sont conduits à une
difficulté à cause du type de théories qu’ils proposent pour justifier leur
position.
La compositionnalité du discours
Pour les deux raisons évoquées plus haut - non-résolution locale de certaines
unités linguistiques et non-compositionnalité du discours - les linguistes
tenants de ce qu’il est convenu d’appeler l’analyse de discours ont proposé
d’introduire une nouvelle unité linguistique : le discours. Selon eux, en effet, les
« phénomènes discursifs » ne se réduisent pas à la composition entre
phénomènes intervenant au niveau de la phrase ou de l’énoncé : le discours ne
saurait donc se réduire à la succession des phrases ou des énoncés qui le
composent. C’est une entité à part entière, une unité, un phénomène « naturel »
qui nécessite une analyse propre.
A partir de là, les analystes de discours ont fait diverses hypothèses parmi
lesquelles les plus précises s’appuient sur l’hypothèse d’une structure propre
au discours. La phrase a une structure, que la syntaxe a pour tâche d’étudier et
qui lui est propre ; de même le discours a une structure que l’analyse de
discours a pour tâche de mettre à jour et qui lui est propre. La structure de la
phrase permet de composer une phrase à partir d’un certain nombre d’unités
de rang inférieur, les morphèmes, suivant des règles de composition qui livrent
à la fois une caractéristique syntaxique, la grammaticalité ou l’agrammaticalité
La pragmatique aujourd’hui 163
(la phrase est ou n’est pas bien formée) et une entrée pour l’interprétation
sémantique. Ainsi, pour prendre un exemple trivial, dans une langue comme le
français, l’ordre des mots dans la phrase en change le sens : « Le chat mange la
souris » et « La souris mange le chat » n’ont pas la même interprétation. La
structure syntaxique a donc deux caractéristiques qui interdisent de réduire la
phrase aux morphèmes qui la composent : la grammaticalité (les morphèmes en
eux-mêmes ne sont pas grammaticaux ou agrammaticaux) et la signification
(deux phrases composées des mêmes morphèmes n’ont pas toujours la même
signification).
I. soit les analystes de discours ont raison et le discours est formé par
compositionnalité d’unités inférieures, phrases ou énoncés, mais cette
compositionnalité (forte) obéit à des règles indépendantes et ils ont réussi
(ou, du moins, l’on peut espérer qu’ils réussiront) à prouver que le
discours n’est pas réductible aux énoncés qui le composent;
II. soit les analystes de discours ont tort et le discours est compositionnel,
dans le sens où il est composé d’unités inférieures, phrases ou énoncés,
mais cette compositionnalité est faible, dans la mesure où elle n’est pas
régie par des règles indépendantes.
La pragmatique aujourd’hui 165
On n’a pas de mal à prouver qu’il n’en est rien : des discours qui, selon cette
approche, devraient être considérés comme cohérents parce qu’ils comportent
les soi-disant marques de cohésion, sont jugés incohérents. Si les jugements de
cohérence existent, à l’instar des jugements de grammaticalité, ils ne se laissent
pas saisir par la notion de marques de cohésion. On trouve des discours
incohérents avec des marques de cohésion (par exemple, « Jean a acheté une
vache. D’ailleurs elle est rousse comme un écureuil. Il vit dans la forêt et
hiberne l'hiver. Mais il est très froid dans la région ») et des discours cohérents
sans marques de cohésion (par exemple, «Une série de blocs de pierre tombe
sur l’Olympe, accompagnée de torches enflammées. Les Immortels se
regroupent pour examiner la situation qui s’avère extrêmement préoccupante.
Sur toutes les montagnes avoisinantes, se dressent les silhouettes inquiétantes
de vingt-quatre Géants à la longue chevelure et possédant des pieds en forme
de serpents, auteurs du bombardement qui dévaste l’Olympe. Fils de la Terre,
les Géants ont décidé de détrôner Zeus, de chasser les autres divinités et de
prendre leur place »). Cette difficulté a été admise par les analystes de discours
eux-mêmes, et l’hypothèse d’un lien entre cohérence et marques de cohésion a
été abandonnée dans sa version forte.
Il y a plus : quel serait le poids cognitif d’une analyse de ce type si elle avait
réussie ? En quoi aurait-elle contribué, si peu que ce soit, aux entreprises de
l’intelligence artificielle ? A cet égard, il est intéressant de noter que les
approches soi-disant cognitives du discours l’étudient comme un objet isolé du
reste du monde et de la situation de communication, un objet qui suffit à sa
propre interprétation : en d’autres termes, leur option est à peu près exactement
l’inverse de celle de la théorie de la pertinence puisqu’elle consiste à isoler
La pragmatique aujourd’hui 168
Les analystes du discours échouent donc à montrer que le discours est une
unité au même titre que le sont le phonème, le morphème ou la phrase. Dès
lors, étant donné la compositionnalité (faible) du discours, il n’y a aucune
raison de penser qu’il ne se réduit pas aux éléments qui le composent et aucune
raison de penser que des règles spécifiques s’y appliquent. Reste cependant
deux faits dont il faut rendre compte :
2. les individus portent des jugements de cohérence sur les discours ou sur
les personnes qui les produisent.
Nous allons maintenant esquisser ce que pourrait être une approche de ces
deux faits dans la théorie de la pertinence.
Notre position est donc simple : le discours n’est rien de plus que la suite
des énoncés qui le composent. On pourrait nous objecter que l’interprétation
du discours ne se réduit pas à la somme des interprétations des énoncés qui le
composent. Nous avons, face à cette objection, deux stratégies possibles :
Nous avons dit plus haut que la théorie de la pertinence s’appuie dans une
large mesure sur la stratégie de l’interprète ; celle-ci repose sur l’hypothèse
générale que la chose à laquelle on l’applique est rationnelle. On peut aller plus
loin et dire que la stratégie de l’interprète repose sur une hypothèse de
La pragmatique aujourd’hui 171
rationalité qui fait l’objet d’un corps de « connaissances », que l’on a pu appeler
diversement théorie de l’esprit ou psychologie populaire. Le passage des intentions
locales aux intentions globales se fait typiquement par la théorie de l’esprit :
nous faisons l’hypothèse que tout locuteur d’un discours cherche à nous
amener à une (ou plusieurs) conclusion(s) générale(s) (son intention globale) et
que chaque chose qu’il nous dit l’est pour nous rapprocher (ou pour nous
éloigner, dans certains cas plus rares) de cette conclusion. En d’autres termes,
sur la base de ce qu’il nous a déjà dit (intentions locales), nous faisons des
hypothèses sur ce qu’il veut nous dire et nous prévoyons (avec ou sans succès)
ce qu’il va nous dire. Des processus très similaires sont à l’oeuvre lorsque nous
finissons une phrase pour quelqu’un ou lorsque nous anticipons sur la suite de
son discours. De tels processus d’anticipation semblent être au coeur de notre
interprétation des énoncés et du discours ; on les met facilement à jour lorsque
l’on examine des textes littéraires souvent très construits, qui exploitent de
façon positive (pour aider à l’interprétation) ou de façon négative (pour
conduire à une conclusion inexacte, la contredire et obtenir de ce fait un effet de
surprise) cette tendance.
Il reste, pour finir, à expliquer les jugements de cohérence que les individus
portent spontanément sur les discours et ceux qui les produisent. Comme nous
l’avons dit précédemment, l’interprétation d’un discours revient à l’attribution,
à son locuteur, d’une intention globale. Dès lors, plus cette intention globale est
facile à construire (moins son coût de construction est important), plus elle est
riche et complexe, plus l’on aura tendance à juger que le discours en question
(et son producteur) est cohérent.
Conclusion
« Allons, dites-moi où vous avez mis les pincettes que j’ai cherchées
partout depuis votre départ. C’est là une bien mauvaise plaisanterie. »
Références
Introduction
Sur l’éthologie des primates et sur la chasse collective, on pourra lire deux
livres récents : de Waal, F. (1995), La politique du chimpanzé, Paris, Odile Jacob, et
Wrangham, R. & Peterson, D. (1996), Demonic Males, Boston/New York,
Houghton Mifflin Company.
La pragmatique aujourd’hui 174
Comme pour tout ce qui touche au langage, Lewis Carroll est une source de
plaisirs sans limite : Carroll, L. (1979), Tout Alice, Paris, Garnier-Flammarion. On
peut aussi se reporter au modèle de la communication développé par Shannon
et Weaver : Shannon, C. & Weaver, W. (1949), The Mathematical Theory of
Information, Urbana, University of Illinois Press. On en trouvera une
présentation en français dans Eco, U. (1972), La structure absente, Paris, Mercure
de France, ainsi qu’une critique dans le chapitre 1 de Sperber, D. & Wilson, D.
(1989), La Pertinence : Communication et cognition, Paris, Minuit.
Introduction
Sur les débuts de la pragmatique et sur les actes de langage, on trouvera une
introduction accessible dans le premier chapitre de Moeschler, J. & Reboul, A.
(1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil. Il faut aussi lire,
si l’on se passionne pour ces problèmes, le livre fondateur : Austin, J.L. (1970),
Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil. Enfin, sur la distinction entre les deux
étapes de la pensée austinienne, on peut consulter Récanati, F. (1981), Les
Enoncés performatifs, Paris, Minuit.
La pragmatique aujourd’hui 175
Sur la première théorie searlienne, il faut lire l’ouvrage de Searle : Searle, J.R.
(1972), Les Actes de langage : Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann. Pour
les développements logiques, on se reportera à Searle, J.R. & Vanderveken, D.
(1985), Foundations of Illocutionary Logic, Cambridge, Cambridge University
Press, et à Vanderveken, D. (1988), Les Actes de discours, Bruxelles, Mardaga.
L’article de Searle sur la fiction est reproduit dans le chapitre 3 de Searle, J.R.
(1982), Sens et expression : Etudes de théorie des actes de langage, Paris, Minuit. Pour
une critique, on pourra lire Reboul, A. (1997), « La fiction et le mensonge : les
« parasites » dans la théorie des actes de langage », Interaction et Cognitions 1/2.
On pourra aussi consulter le chapitre 16 de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994),
Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Le Seuil.
Sur les actes de langage, on pourra relire Searle, J.R. (1972), Les Actes de
langage : Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann. Sur l’expérience de
pensée de la chambre chinoise, avec une discussion critique, on consultera le
chapitre 22 de Hofstadter, D. R. & Dennett, D.C. (1986), Vues de l’esprit, Paris,
InterEditions. Pour une autre critique, on pourra se reporter à Reboul, A. (1996),
« Philosophie, langage et informatique : la place de la pragmatique », in Chazal,
G. & Terrasse, M-N. (eds.), Philosophie du langage et informatique, Paris, Hermès,
La pragmatique aujourd’hui 176
83-102. Enfin, pour la position actuelle (et qui n’a pas notablement changé) de
Searle sur les sciences cognitives, on pourra lire : Searle, J.R. (1995), La
Redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard.
La pragmatique linguistique
Introduction
Introduction
Le code et l’inférence
Conclusion
Vérité et proposition
Langage et vérité
Induction et déduction
Sur les difficultés des approches inductives, il faut lire Goodman, N. (1984),
Faits, fictions et prédictions, Paris, Minuit, et Popper, K.R. (1968), La logique de la
découverte scientifique, Paris, Payot.
Sur Fodor et le mentalais, il faut lire Fodor, J. (1975), The Language of Thought,
New York, Crowell et Fodor, J. (1995), The Elm and the Expert, Cambridge,
Mass., MIT Press.
« Gavagai! »
Women, Fire and Dangerous Things : What Categories Reveal about the Mind,
Chicago, University of Chicago Press. On pourra aussi se référer au chapitre 14
de Moeschler, J. & Reboul, A. (1994), Dictionnaire encyclopédique de pragmatique,
Paris, Le Seuil.
La sémantique structurale
University of California Press. Pour une présentation plus accessible sur cette
question, il faut se reporter au chapitre 3 de Moeschler, J. & Auchlin, A. (1997),
Introduction à la linguistique contemporaine, Paris, Armand Colin.
Introduction
Non-littéralité et métaphore
Fiction et littéralité
Conclusion
Sur l’analyse de discours, on peut lire Brown, G. & Yule, G. (1983), Discourse
Analysis, Cambridge, Cambridge University Press. Sur la stratégie de
La pragmatique aujourd’hui 186
La compositionnalité du discours
Pour une critique d’un lien étroit entre cohérence et marques de la cohésion,
on lira le chapitre 5 de Moeschler, J. (1989), Modélisation du dialogue :
Représentation de l’inférence argumentative, Paris, Hermès, ainsi que Charolles, M.
(1994), « Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Revue Internationale de
Linguistique française 29, 125-151. Pour une critique générale de la notion de
cohérence, on lira Reboul, A. (1997), « (In)cohérence et anaphore : mythes et
réalité », in de Mulder, W., Tasmowski-de Ryck, L. & Vetters, C. (eds), Relations
anaphoriques et (in)cohérence, Amsterdam, Rodopi, 297-314.
Linguistics 12/3, et à Grosz, B.J. & Sidner, C.L. (1990), « Plans for Discourse », in
Cohen, P.R., Morgan, J.L. & Pollack, M.E. (eds.), Intentions and Communication,
Cambridge, MA, MIT Press.
La pragmatique aujourd’hui 188
CHAPITRE 1........................................................................................................................................ 14
INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 14
AUSTIN ET LA NAISSANCE DE LA PRAGMATIQUE..................................................................................... 15
SEARLE ET LA THÉORIE DES ACTES DE LANGAGE .................................................................................... 18
L’HYPOTHÈSE PERFORMATIVE ET LE PERFORMADOXE............................................................................ 20
QUELLE SORTE D’ACTES DE LANGAGE SONT LA FICTION ET LE MENSONGE ? ......................................... 22
LA CONDITION DE SINCÉRITÉ, LES ÉTATS MENTAUX DU LOCUTEUR ET LE PARADOXE DE LA CROYANCE 26
LA THÉORIE DES ACTES DE LANGAGE N’EST PAS UNE THÉORIE COGNITIVE ............................................ 27
LA PRAGMATIQUE LINGUISTIQUE............................................................................................................ 31
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 33
CHAPITRE 2 ....................................................................................................................................... 35
INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 35
GRICE ET LA NOTION DE SIGNIFICATION NON-NATURELLE ..................................................................... 36
GRICE ET LA LOGIQUE DE LA CONVERSATION ......................................................................................... 38
GRICE, SEARLE ET LE PROBLÈME DES ACTES DE LANGAGE INDIRECTS ................................................... 41
GRICE, SEARLE ET LES IMPLICATURES CONVERSATIONNELLES .............................................................. 43
INFÉRENCE NON-DÉMONSTRATIVE, IMPLICATURES ET CONNAISSANCES COMMUNES ............................. 44
LA PORTÉE COGNITIVE DE L’OEUVRE DE GRICE ET DE CELLE DE SEARLE ............................................... 46
CONCLUSION : LES CONDITIONS D’UNE PRAGMATIQUE COGNITIVE ........................................................ 48
CHAPITRE 3........................................................................................................................................ 49
INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 49
LE CODE ET L’INFÉRENCE ....................................................................................................................... 49
LES PROCESSUS PRAGMATIQUES : SPÉCIFIQUES AU LANGAGE OU INDÉPENDANTS DU LANGAGE ............ 51
FODOR ET LA VISION MODULAIRE DU FONCTIONNEMENT DU CERVEAU HUMAIN .................................... 52
La pragmatique aujourd’hui 189
CHAPITRE 4........................................................................................................................................ 68
INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 68
QUELLE REPRÉSENTATION DU MONDE, POUR QUOI FAIRE ET SOUS QUELLE FORME ? ............................. 69
VÉRITÉ ET PROPOSITION ......................................................................................................................... 71
FORME LOGIQUE ET FORME PROPOSITIONNELLE ..................................................................................... 74
EXPLICITATIONS, IMPLICITATIONS ET SOUS-DÉTERMINATION LINGUISTIQUE ......................................... 75
EXPLICITATIONS, SOUS-DÉTERMINATION LINGUISTIQUE ET VÉRITÉ ....................................................... 77
UNE SOLUTION PRAGMATIQUE AU PARADOXE DE MOORE ...................................................................... 80
LANGAGE ET VÉRITÉ ............................................................................................................................... 82
CONCLUSION .......................................................................................................................................... 85
CHAPITRE 5........................................................................................................................................ 86
INTRODUCTION ....................................................................................................................................... 86
INDUCTION ET DÉDUCTION ..................................................................................................................... 86
« LA TERRE EST PLONDE »...................................................................................................................... 88
LES INFÉRENCES PRAGMATIQUES : DES INFÉRENCES DÉDUCTIVES ......................................................... 91
LOGIQUE DÉDUCTIVE ET CALCUL DES PROPOSITIONS ............................................................................. 93
RÈGLES D’ÉLIMINATION ET PERTINENCE ................................................................................................ 97
CROYANCES, CONVICTIONS ET VÉRITÉ ................................................................................................... 99
CONCLUSION ........................................................................................................................................ 104
CONCLUSION................................................................................................................................... 159