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L'économie 

n'est pas une science
Entretien avec François Bourguignon, directeur de la Paris School of Economics 
Propos recueillis par Christian Chavagneux
Alternatives Economiques n° 316 ­ septembre 2012

François Bourguignon revient sur les errements des économistes face à la crise et sur ce que l'on peut
attendre, ou pas, de l'économie.

Juste avant la crise, la théorie économique dominante nous disait que les crises appartenaient à
l'histoire et que les bulles financières étaient impossibles. Pourquoi les économistes ont­ils
accepté d'apporter une validation intellectuelle à ces idées ?

Ils ne se sont pas tous nécessairement rendu compte des implications de leur modèle théorique simple
sous­jacent et de ses faiblesses. Une partie d'entre eux vivaient dans une sorte de bulle théorique, sans
s'interroger sur toutes ses propriétés. La théorie leur disait que, sous certaines hypothèses qu'ils ne
cherchaient pas à remettre en question, les marchés financiers étaient efficaces et devaient être libres
d'agir à leur guise. Cela semblait être le cas puisque tout fonctionnait apparemment bien, et c'est
devenu un discours dominant.

Je ne crois pas que ces gens étaient de mauvaise foi, pas plus qu'ils n'obéissaient à des donneurs
d'ordre qui leur demandaient de propager ce discours. On n'est pas dans le cas de l'industrie du tabac
qui payait des chercheurs pour développer un propos scientifique destiné à montrer l'absence de
nocivité de la cigarette ! L'industrie de la finance n'a pas "acheté" la communauté des économistes
pour dissimuler telle ou telle chose.

Certains avaient d'ailleurs averti, bien avant que la crise n'éclate, qu'un retournement des marchés était
inévitable. Lorsque j'étais économiste en chef de la Banque mondiale, nous avions souligné dès la fin
2006 que la bulle immobilière américaine avait éclaté et qu'une correction majeure de l'économie
mondiale était à prévoir. Mais nous n'avions pas prévu que la correction serait aussi violente, car nous
n'avions pas compris qu'elle s'opérerait dans un monde financier complètement déréglé.

J'ai rencontré Alan Greenspan peu avant son départ de la Banque centrale des Etats­Unis début 2006.
Il insistait sur le fait que les marchés financiers des dix années à venir ne seraient probablement pas
aussi calmes qu'ils l'avaient été, durant son mandat, lors de la décennie précédente, un cas
exceptionnel à ses yeux. Pour autant, il n'exprimait alors aucune inquiétude évidente sur la situation
du moment.

Certains, comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman, insistent sur le rôle des choix idéologiques
des économistes. Qu'en pensez­vous ?

Il me semble que c'est un peu plus compliqué que cela. Certes, il y a une part d'idéologie dans la façon
dont certains pratiquent l'économie. C'est une réponse à l'ignorance. Lorsqu'on ne comprend pas
comment fonctionnent les choses, lorsque la réalité est d'une extrême complexité, on a tendance à la
simplifier outre mesure et à y plaquer des a priori en guise d'explication : les vertus absolues des libres
marchés pour les uns ou du contrôle de l'Etat pour les autres.

Pour dénoncer sans se tromper un discours trop empreint d'idéologie, il faudrait pouvoir dire et
expliquer comment fonctionnent effectivement l'économie et la finance par rapport à des modèles trop
simplistes. Il n'est pas sûr qu'une telle connaissance existe, de la même façon que les physiciens sont
incapables d'expliquer l'ensemble de l'univers. La connaissance s'arrête souvent à un niveau de
complexité trop faible pour pouvoir écarter l'idéologie, surtout lorsque celle­ci sert certains intérêts,
économiques mais aussi politiques. On voudrait que l'économie soit une science avec des réponses
uniques et indiscutables, mais ce n'est pas le cas.

Sur ce point, Alan Kirman avance que "nous avons été piégés par la vieille ambition des
économistes de développer une théorie scientifique de l'économie" [1]. Ne faut­il pas reconnaître
que l'économie n'est pas une science décrivant des lois objectives ?

L'économie n'est pas une science dans le sens où elle ne peut pas fournir des lois universelles et
objectives expliquant le fonctionnement des économies en tout point de l'espace et du temps. En outre,
les comportements économiques évoluent en même temps que les sociétés et ne sont pas immuables.
Dans une certaine mesure, la compréhension des mécanismes économiques peut modifier ces
mécanismes eux­mêmes, un phénomène qui est peu présent dans les sciences naturelles.

Mais l'économie est peut­être un peu plus scientifique que d'autres sciences humaines et sociales, dans
la mesure où, à partir de quelques hypothèses clairement énoncées, il est possible d'expliquer un
certain nombre de phénomènes complexes grâce à un appareil analytique sophistiqué, mêlant
mathématiques et statistiques. Encore faut­il effectivement, comme on l'a dit précédemment, que ces
hypothèses soient réalistes.

De ce fait, qu'est­ce qu'un bon économiste aujourd'hui ?

Un bon économiste, c'est quelqu'un qui a une compréhension générale des systèmes économiques,
dans toute leur complexité, et qui a compris qu'il y avait peu de règles universelles, et donc peu
d'idéologie, dans la conduite de la politique économique, car celle­ci dépend considérablement de
circonstances particulières. La difficulté est de communiquer sur ces deux plans. Démonter la
complexité des systèmes économiques passe le plus souvent par des articles sophistiqués dans des
revues académiques. Intervenir dans le débat de politique économique demande une approche
nécessairement plus simpliste, dans des livres ou des discours grand public. Peu d'économistes
peuvent faire les deux. Stiglitz est un de ceux­là. Il a la capacité de marier des discussions de haut
niveau avec ses collègues, la publication d'ouvrages et la tenue de discours que certains qualifient de
simplistes, mais qui essaient d'influencer le cours des choses !

Pourquoi est­ce uniquement ceux qui publient ces papiers pointus et étroits qui voient leurs
travaux reconnus par la profession ?

Pour arriver à une compréhension globale des systèmes économiques, il faut d'abord passer par un
effort de compréhension en profondeur de mécanismes ponctuels. Cette démarche, qui alimente les
revues spécialisées, garantit en même temps la nécessaire exhaustivité de la réflexion et de la
recherche économique. Sans un tel effort initial, il est difficile de prendre en compte ce que font les
autres et ce qu'ils apportent, et d'aboutir ainsi à une compréhension globale du monde économique.

On peut néanmoins regretter que les parcours des économistes soient désormais marqués par une
spécialisation assez étroite, avec de moins en moins de perspective globale. Pour progresser dans leur
carrière, les jeunes chercheurs doivent montrer une capacité à contribuer à des idées nouvelles, et c'est
plus facile d'innover sur un sujet pointu. On peut espérer qu'avec le temps, ils élargiront leur champ de
réflexion.

La crise a­t­elle changé quelque chose à la réflexion économique ?
Pour l'instant, je n'en ai pas le sentiment. Les questions existaient avant la crise, celle­ci leur a
simplement donné plus d'acuité. Dans certains cas, il n'y a pas besoin de développer des analyses
nouvelles pour savoir ce qu'il faut faire. Dans la crise de la zone euro, par exemple, on sait ce qui est
nécessaire sur le plan économique : une mutualisation des dettes, une politique budgétaire plus
communautaire, etc. La réalisation relève du politique. Pour ceux qui travaillent sur le comportement
des banques et des marchés financiers, en revanche, il est certain que la crise les invite à mieux
comprendre ce qui s'est passé et à proposer des formes de régulation plus efficaces.

Des gens comme Joseph Stiglitz ou David Colander proposent effectivement que les économistes
améliorent leurs modèles. Mais quand j'ai demandé à ce dernier combien de temps cela
prendrait pour bâtir un modèle capable de rendre compte de notre crise, il m'a répondu cent
cinquante ans !

C'est difficile à dire. Dès que l'on sort de l'hypothèse des anticipations rationnelles, clairement
insatisfaisante sur les marchés financiers, on n'a plus de représentation simple des interactions entre
les agents. Peut­être quelqu'un va­t­il proposer rapidement une idée géniale pour s'en passer, peut­être
faudra­t­il cent cinquante ans ! A la Paris School of Economics, Roger Guesnerie a constitué un
réseau mondial de chercheurs sur ce sujet. Vont­ils proposer des solutions opératoires ? Dans combien
de temps ? Je n'en ai aucune idée !

Certains, comme Barry Eichengreen, disent qu'il faut abandonner ces réflexions théoriques
générales pour donner la priorité aux travaux empiriques et "faire parler" les bases de données.

Je suis radicalement contre ce type de data mining. Sans structure théorique, cette démarche ne nous
apprend rien sur la façon de contrôler le système économique. En outre, prendre des données qui se
réfèrent au passé nous renseigne sur le passé, sans nous expliquer le futur ! Or, nous devons être
capables d'anticiper les ruptures ou les bifurcations de nos systèmes économiques et d'en gérer les
conséquences.

Paul Samuelson, juste avant sa mort, prônait de faire plus d'histoire économique. D'autres
appellent à se rapprocher de la science politique, de la sociologie, etc. L'avenir de l'économie se
trouve­t­il dans des approches multidisciplinaires ?

Au cours de ces dernières années, l'économie a connu une ouverture croissante et bienvenue vers les
autres sciences sociales. Il ne s'agit heureusement plus de tout expliquer, du mariage au suicide, par le
comportement de l'homo oeconomicus, mais de s'ouvrir à la psychologie, la sociologie, l'histoire, etc.
Cette ouverture ne peut qu'être bénéfique. D'un côté, l'appareil analytique des économistes est souvent
plus solide que celui dont disposent d'autres sciences sociales. D'un autre côté, les autres disciplines
ont accumulé une connaissance factuelle qui manque aux économistes.

Nous avons par exemple beaucoup à apprendre des historiens : quand certains économistes, comme
Daron Acemoglu, construisent des modèles visant à expliquer les évolutions de long terme des
sociétés par leurs mutations institutionnelles, ils essaient de les valider en se référant à l'histoire, mais
très souvent à partir d'une vision très simpliste de celle­ci. Le travail des historiens est alors essentiel
pour dire "attention, ça ne s'est pas passé comme ça". Un dialogue est désormais ouvert avec les autres
sciences sociales, un dialogue de qualité. Je vois cependant mal les économistes abandonner
complètement l'hypothèse d'une certaine rationalité des agents. Ils y perdraient l'appareil analytique
avec lequel ils essaient de comprendre le monde.

Entretien avec François Bourguignon, directeur de la Paris School of Economics 
Propos recueillis par Christian Chavagneux
Alternatives Economiques n° 316 ­ septembre 2012
 Notes

(1) "La théorie économique dans la crise", Revue économique, vol. 63, n° 3, mai 2012.
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