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LE SClPl'RE Fr LA LYRE
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David Bouvier
LE SCEPTRE
ET LA LYRE
Para8
Le rire des Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne. Sous la direction de
Marie- Laurence Desclos
www.millon.com
1. Le chiffre peut varier en fonction des éditions (qui peuvent prendre des positions dif-
férentes à propos des ven interpolés). Les Alexandrins hésitaient déjà sur le nombre d'hexa-
mètres des poèmes homériques.
2. a. Notopoulos 1964, 12 -. qui rappelle les concluaiom de Page 1955, 76 sur la lon-
gueur de tempe exigée par la récitation d'un poème comme l'lüade: • The rate of ainging
hexametera was approximatively 10 verses per minute; thus it would take 26.9 hours to reci-
te the entire Riad, as we have it, and 20.7 houra for the Odyssey. This ia the very minimum
that must be poeited •. Pour le tempe de lecture, je me réfère à lecture complète de l'lüade
o ~ par A. Hurat à Genève en mai 2000.
3. Mueller 1984, 7/.
4. Lambin 1995, 53.
5. Scott W. 1974, 191 ss.
6. Ménager 1980, 156.
7. Mueller 1984, 82.
{xtip).
Je n'ai pas voulu, pour des raisons d'exposition des faits, aborder directement
le problème de la question homérique. Toutefois, il m'importe de dire dès
maintenant que je considère l'Riade comme un poème issu d'une tradition
orale mais conçu grâce et par l'écriture. Sans que cela soit déterminant, mais
parce que je crois utile d'indiquer ma position en la matière, je considère qu'au
début du VIe siècle, pour des raisons politiques et sociales qui restent encore à
préciser mais dont je parlerai, les Grecs ont ressenti le besoin de fixer par écrit
certaines versions (composées ad hoc) de leur immense patrimoine poétique
oral. Durant des siècles, les aèdes avaient chanté la mémoire des exploits de la
guerre de Troie en perpétuant, de récitation en récitation, des poèmes à chaque
fois recomposés et réinventés. Y a-t-il une fixation de l'histoire de la colère
d'Achille dans la tradition orale elle-même? Cette fixation n'a-t-elle été pos-
sible que grâce à la mise par écrit ? Une chose est sûre : notre Riade ne saurait
en aucun cas être l'exacte reproduction de la première mise par écrit du chant
de la colère d'Achille; peut-être y a-t-il eu une époque, plus longue qu'on ne
le pense, durant laquelle les aèdes ont préparé et pensé cette mise par écrit,
sans exclure qu'ils aient pu en produire plusieurs versions malgré la pression
d'un pouvoir politique qui en réclamait une seule. Le fait est que, dans une
Grèce où le livre et l'imprimerie n'existent pas encore, l'histoire du texte de
l'Riade a été aussi complexe que celle de la tradition orale dont elle est issue.
Dans ces conditions est-il légitime de travailler sur l'Riade dans l'espoir de
comprendre la fonction de la poésie en Grèce archaïque et la raison d'être d'un
tel poème? Si notre Riade n'est pas exactement, au vers près, le poème que les
Grecs ont pu entendre lors des fêtes ou des concours, il reste que la version qui
nous est parvenue est pour l'essentiel fidèle à la ou aux premières versions de
l'Riade : Parry a montré que la langue du poème porte la marque indéniable
d'une technique de composition orale dont on peut étudier les mécanismes. Si
l'écriture a aidé à la composition de l'Riade, cela n'enlève rien au fait que le
poème qui nous est parvenu porte la marque de la tradition dont il est issu.
Ecrivant ou dictant leur chant, les aèdes qui ont composé l'Riade n'ont pu le
faire que parce qu'ils étaient parfaitement entraînés au métier de chanteur.
Qui fut Homère? L'aède principal qui travailla à la mise par écrit de
l'Riade? Un nom mythique à qui les Grecs ont attribué le chant dont est issu
l'Riade? Je laisse à d'autres la question. Toutefois, le lecteur se rendra compte
que j'évite d'employer le nom d'Homère, pour rappeler - je crois que c'est une
donnée fondamentale - que l'llùule ne peut être considérée comme une œuvre
littéraire traditionnelle composée par un auteur particulier et unique. J'ai pré-
féré parler de l'aède, du composileur ou du poète de l'llùule; souvent, je le
désigne métonymiquement, en me limitant au seul nom de l'œuvre (comme si
je considérais, André Hunt me l'a fait remarquer, que l'llùule était son propre
auteur). Il résuhe de ces tournures diverses un certain flou. Dans une étude
récente, j'ai tenté d'opposer systématiquement aède et composileur ou poète,
pour opposer les chanteurs qui ont contribué, des siècles durant, à perpétuer
le chant du retour d'Ulysse et le poète responsable de la version qui nous est
parvenue. Je n'ai pas recouru à une telle opposition systématique dans le pré-
sent travail. Mais était-ce vraiment souhaitable et possible de distinguer tou-
jours et systématiquement entre I'llùule comme poème issu d'une tradition et
l'Iliade comme poème composé et mis par écrit à un moment précis et dans des
conditions précises? fendis plus dans ma conclusion.
Pour les indications bibliographiques données en note, j'ai adopté un
système économique en ne citant que le nom de l'auteur et l'année de la publi-
cation. Toutefois, pour ne pas perdre de vue l'influence de l'histoire sur les
idées, j'ai trouvé utile, dans les cas de réédition, d'indiquer entre parenthèse
l'année de la publication originale; il m'a cependant été impossible de le faire
systématiquement. Sauf mention particulière, je travaille avec mes propres tra-
ductions. Par ailleurs, j'ai systématiquement transcrit en caractères romains les
termes grecs utilisés dans mon texte principal; si j'ai indiqué par des circon-
flexes les• e • et les• o • longs, je n'ai pas pu indiquer les accents. L'helléniste
m'en voudra avec raison, mais à l'heure où les études grecques s'enferment
dans un ghetto, j'ai voulu penser au lecteur non helléniste.
Sauf mention particulière, les textes grecs sont extraits de la version
informatique du Thesaurus Linguœ Grœcœ (University of Califomia lrvine) qui
reprend, pour l'llùule, le texte de l'édition d'Allen (Oxford, 1931) et, pour
l'Odyssée, le texte de l'édition de von der Mühll (Basel, 19623). Dans le présent
travail, pour l'llùule,j'ai parfois préféré suivre l'édition de Mazon (Paris, 1937-
1947) plutôt que celle d'Allen ij'ai ainsi réintroduit dans le texte les vers 458-
461 du chant IX); pour l'Odyssée, j'ai également utilisé van Thiel 1991 (pour
les éditions de l'llùule, cf. également infra 75 n. 87). Comme je l'ai signalé dans
mes remerciements, cet ouvrage est directement issu de la thèse de Doctorat ès
lettres que j'ai présentée à l'Université de Genève en 1998 ; pour la présente
édition, j'ai eu le temps de revoir mon texte en tirant parti des remarques qui
m'avaient été faites; j'ai intégré à mes notes et à la biographie les références à
des ouvrages parus entre-temps mais sans prendre de position critique par rap-
port à eux. Ainsi, je n'ai guère utilisé la très récente édition de l'lliade de West
qui n'est pas sans poser plus d'un problème (cf. West 1998a).
LE DESTINATAIRE OUBLIÉ
Quand on rencontre un aède que les dieux ont instruit et que ct'lui-
ci chante une poésie agréable aux mortels, on désire l'écouter sans
fin, all88i longtemps qu'il chantera! (Od. XVII 518-520)
A son moment inaugural, la poésie occidentale est ainsi placée sous le signe
de l'inspiration religieuse. La suite du poème le confirmera : la déesse invoquée
n'est autre que la Muse. Si l'origine d'une telle invocation est obscure Oa Muse
n'étant pas une divinité indo-européenne), dans la tradition occidentale, les
poètes resteront fidèles, tout au long des siècles, à cette première inspiratrice.
Invoquées par les aèdes de la Grèce arduüque 1, flattées par les poètes
dJ\lexandrie, adulées par ceux de la Rome augustéenne, adoptées par la
Renaissance, reconnues et respectées par le classicisme et le néoclassicisme, ado-
rées par les Romantiques, vénérées par les Parnassiens, les Mwies sont restées, tout
au long des siècles, les infatigables et insatiables inspiratrices d'une poésie fidèle à
sa plus vieille tradition. Rien de plus banal ni de plus conventionnel désormais
qu'un poème qui commence par une invocation aux Muses2. Si souvent imité et
reproduit, le premier vers de l'luade risque fort, aujourd'hui, de ne plus ressem-
1. Sur l'aède homérique, cf. Bowra 1952; Pagliaro 1953, 1-62; Marg 1957; Lanata 1963;
Maehler 1963; Smadewaldt 19654 (1943 1), 54-86; di Donato 1969, 243-294; Detienne 1'179
(1967), 9-'Zl; Stewart 1976, 146-195; Svenbro 1976, 1-73; Cantilena 1983; Bergren 1983, 38
88.; Thalmann 1984, 77 88.; Samonà 1984; Cosi & Scarpi 1984; Gentili 1984, 19-21; Segal
1988; Bertolini 1988; Aloni 1989; Goldhill 1991, 57; Segal 1991; 1994, 118-119 et Miralles
& Portulas 1998, 15-63. Voir également lfrgE, s.v. àoiôôç et àoi&;. Sur le statut social de l'aè-
de, remarquons qu'en 0d. XVll 382 ss., l'aède se trouve mentionné dam une liste d'artisans tra·
vaülant pour le peuple (6',µt.Otp'J'O{) que l'on va chercher à l'étranger et parmi lesquels se trou·
vent également le devin (µâvnç), le médecin (iTJtTlp) et le charpentier (ttK"tOJY); 0d. XIX 135
ajoute au nombre de ces 6'uit.Otp'J'O{ le hérauL
2. Même si de nombreuses études lui sont consacrées, l'invocation aux Muses dans la
poésie homérique n'a pas déclenché l'avalanche de commentaires qu'on aurait pu attendre,
cf. Calhoun 1938 ; Minton 1960 et 1962 ; Accame 1963 ; Simondon 1982, 104 ss. ; Romeo
198S et Rudhardt 1988. Moooa est un nom ancien qu'on a de bonne raison de vouloir rat·
tacher à la racine~- et qu'on retrouve dans des termes désignant la pensée ou la mémoi-
re ; à l'époque classique, µoûoa se trouve employé comme nom commun pour signifier paro-
le chantée, parole rythmée. Pas plus que l'Odyssée, l'Iliade ne se soucie de nous indiquer le
nombre ou les noms particuliers des Muses. On saura seulement qu'elles habitent l'Olympe
et qu'elles sont filles de Zeus qui tient l'égide. Sur la Muse la biographie est importante. Pour
.
bler qu'à un vieux clidté trop souvent rabâdté: slogan éculé d'une poésie à pré-
tentions divines. Mais soyons attentifs. L:évidence n'est souvent qu'un leurre. Il suf-
fit de moisir un autre point de vue pour découvrir, au cœur de ce premier vers,
une annmaliP. I:mvocation de la Muse occulte une autre forme d'interpellation.
S'il y a, dans la tradition littéraire occidentale, une poésie qui peut être
comparée aux chants des aèdes et des rhapsodes homériques3, c'est bien celle
des trouvères et autres ménestrels ou jongleurs du Moyen Age 4• Comme les
aèdes, les chanteurs du Moyen Age5 vivent de leur poésie, attachés à la cour
d'un seigneur ou parcourant les campagnes et les villes. Comme les aède~ ils
sont entraînés à perpétuer une poésie héroïsante et traditionnelle, caractérisée
par la récurrence des mêmes rythme6 et des mêmes fonnules6. Enfin, comme celle
l'étymologie, on verra Setti 1958. 129-131. Sur le nombre des Muses, Rudhardt 1988. IA'
rapport poète/muse à l'époque hellénistique a été étudié par Paduano Faedo 1970. A propos
de la Muse virgilienne, c(. Lyne 1987, 226-227.
3. Sur la distinction entre • aède • et • rhapeode •, les Anciens ne nous ont guère laissé
d'information fiable (malgré le plaiair d'un Pindare de jouer avec l'étymologie du second
terme, cf. P. I. IV 38 et N. 2 1). Toutefois, sana arguer du sens que les Anciens pouvaient don-
ner à ces deux termes. on peut, d'un point de vue moderne et théorique, se servir d'eux pour
distinguer deux moments de l'évolution qui a conduit de la poésie orale improvisée à la poé-
sie orale récitée ; on peut ainsi retenir les remarques de Burkert 1987, 48 : • Normally, the
aoëdos u portrayed by Homer is a creative and a traditional singer al the same lime, moving
within an accepted Crame o( traditional themes but generating his text afresh for each per-
formance [ ...] Conditions had dtanged in a remarkable way by the end of the sixth centu-
ry. At the lime of Xenophanes, apparently the challenge was no longer to • sing the Wooden
Horse, • or even • the Menis of Adtilles, • but to • recite a passage of Homer. • What happe-
ned was that rhapeodes had replaced singers, aoùloi., a momentous mange indeed •. Voir
maintenant l'interprétation originale de Nagy 2000, 86-91. Je reviens sur cette probléma-
tique en conclusion, cf. mes remarques finales. § 6.4.4.
4. Crosby 1936, 91 insiste sur le parallélisme entre les jongleurs et les aèdes:• Whatever the
origin o( the mediaeval minstrel. and various theories of his origin have been propoeed, he occu-
pied mudt the same position in France and England of the Middle-Age as did the rhapsode
among the Greeks, the scald o( the Scandinavian, the scop or gleeman of the Anglo-Saxons, and
the bard of the Welsh. [ ...] 8oth in France and England, he wu known most commonly as a
a.
minstrel or a jongku,, le88 often as a trouvère •. aU88i Dalby 1995, 269-70.
5. • Jongleur •• • ménestrel •, • troubadour •, • trouvère •• la distinction entre les diffé-
rents noms des interprètes de la chanson de geste est d'autant plus difficile à faire qu'il est
impossible • de distinguer systématiquement entre les (onctions de musicien et de dtanteur
ou diaeur •, cf. Zumthor 1987, 62. Voir aussi ibid. 60-61 : • Les sociétés médiévales disposè-
rent, pour désigner les individus assumant dans leur sein la (onction de divertissement, d'un
vocabulaire à la (ois rime et imprécis, dont les termes, en une générale mouvance, ne ces-
sent de gli.sser les uns sur les autres. Le groupe social auquel ils réfèrent tire sans doute sa
lointaine origine de la tradition des dtanteun de dtants germaniques, confondue dans celle
des musiciens et acteurs de !'Antiquité romaine •.
6. L'wiage d'un instrument paraît bien attesté pour les aèdes homériques, dont l'activité
est généralement a880Ciée à un instrument ; cf. cpopµl'YÇ en Il. 1 603; IX 186; 194; XVIII
des aèdes, leur poésie est composée pour être adressée à un auditoire ; dans les
deux cas, on a aft'airP. à une poésie d'occasion, liée à des circonstances précises7•
Une différence toutefois : au début de leurs œants, les jongleurs ignorent la Muse ;
en revanœe, ils interpellent systématiquement le seigneur qui les écoute.
495; 569; XXIV 63; 0d. VIII 67; 99; 105; 254; 257; 261 ; 537; XVII 262; 270; XXI
406; 430; XXII 332; 340; XXIII 133; 144; id8apu; en ll. Ill 54; XIII 731 ; Od. 1 153 ;
159; VIII 248; n8apiÇro en n. XVIII 570; n8apl<rruç en n. Il 600. Sur les instruments de
musique dans l'antiquité, cf. Anderson 1994, 1-26 et Younger 1998, 5-41 ; pour l'aseociation
du chant de l'aède, de la musique et de la danse, cf. ll. XVIII 604 avec le commentaire de
Aubriot 1999, 44-5 et Od. VIII 261 -7, ainsi que Wegoer 1968, 2-18 et Bélis 1999. Voir aussi
infra n. 61. Dans le cas des chanteurs du Moyen Age, le problème semble plus difficile, cf.
supra n. 5. Pour une comparaison des aèdes avec les poètes des Balkans (gwlar), voir main-
tenant Foley 1996, 11-41 et 1999.
7. Sur le problème important du contexte d'énonciation des performances orales, cf.
Calame 1986, 19. CT. aussi infra n. 19 et 20.
8. Le Charroi de ~unes, ed. D. McMillao, Paris, l ':172 ; Les rédactions en vers du
Couronnement de Louis, ed. Y. G. Lepage, Genève - Paris, l':178 ; La prise d'Orange, ed.
C'est un usagP. bien établi, presque une règle: au Moyen Age, quand un
ménestrel ou un jongleur se met à chanter, il adresse à son auditoire une for-
mule de salut9• P. Gallais s'est attaché à calculer la fréquence de cet appel ini-
tial : l'impératif oiez (ou une variante) apparait dans 83% des textes d'un cor-
pus représentatif incluant plus de 300 ouvrages narratifs et didactiques français
des XIIe et XIIIe sièclest 0• La récurrence de cette interpellation initiale s'ex-
plique facilement. Dans cette civilisation du Moyen Age qui connait l'écriture
mais qui ignore l'imprimerie, la diffusion de la poésie reste fondamentalement
orale 11 • Vers l'an mil, seul 2% seulement de la population est capable de lire ;
jusqu'au XIIIe siècle, les nobles, même lettrés, répugneront à l'idée de lire une
poésie qui était faite pour être éooutée 12• Les livres existent mais ils sont pré-
cieux et rares, copiés à la main. En 1250, la bibliothèque de la Sorbonne oomp-
C. Régnier, Paris, 1972•. Pour une di8CU88ion relative à ces trois premiers exemples, cf.
Rychner 1955, 10-17. Aiol, ed. J. Normand & G. Raynaud, New York- London, 1966; Jehan
Bagnyon, L7ùstoire de Charlemagne ou Roman de Fierabrru, ed. H. E. Keller, Genève, 1992;
Gui de Bourgogne, ed. F. Guessard & H. Michelant, Nendeln, 1966 (Reprod. photomécanique
de l'édition de F. Vieweg, Paris, 1859) ; Hugues Capet, ed. De La Grange, Nendeln, 1966
(Reprod. photomécanique de l'édition A. Franck, Paris, 1864) ; La chanson d:.fntioche, ed. S.
Duparc-Quioc, Paris, 1976 (2 vol.) ; La Mort Aymeri de Narbonne, ed J. Couraye du Parc,
New York - London, 1966, (Reprod. photomécanique de l'édition F. Didot, Paris, 1884);
The Lay of Havelok the Dane, ed. G. V. Smithers, Oxford, 1987.
9. Crosby 1936, 101 : • We have only to select at random the opening lines of French and
English romances and chronicles to see how universal this is •. A propos de cette adre88e au
public, Crosby précise encore (ibid. 100) : • The chie( characteristic of such literature, and
in fact the surest evidence of the intention of oral delivery, is the use of direct adre88 not to
the reader, but to those listeners who are present at the recitation •. Pour plus de références,
cf. ibid. 92-93. Voir aU88i Zumthor 1984, 16-17.
10. Indication donnée par Zumthor 1987, 249.
11. L'opposition civilisations orales / civilisatioru de l 'écritwe -qui constitue, encore trop
souvent, la toile de fond explicative de maintes études sur la poésie orale- n'apparait plus
aujourd'hui comme une opposition pertinente. Voir l'importante mise en garde de Gentili
1984, 5-30 et 54 ainsi que les remarques plus générales de Finnegan 1977, 7-29 et 166-167.
Je reviens plus longuement sur ce problème infra § 6.4.1.
12. Zumthor 1987, 108-109 et 119. Pour ce qui concerne le Moyen Age, jusque vers
l'an mil, l'usage de l'écriture a été confiné à quelques monastères et cours royales. Durant
les siècles suivants, la pratique de l'écriture et de la lecture se répand avec une extrême
lenteur. L'écriture n'est perçue alors que comme un outil permettant aux chanteurs de
fixer ou de transmettre le texte de poèmes qui restent essentiellement l'objet de récita-
tions orales. Si • l'histoire des mentalités et des modes de raisonnement est déterminée
par l'évolution des moyens de communication •, il apparait que ce n'est pas tant la diffu-
sion de l'écriture que l'invention de l'imprimerie qui a précipité le déclin des jongleurs,
cf. Zumthor 1987, 68-69 et 100. Par ailleurs, on prendra garde à ne pas confondre tradi-
tion orale et transmission orale : la première se situe dans la durée ; la seconde, dans le
présent de la performance.
l'entendre avant la nuit, si vous me donnez assez pour que je veuille chanter • 17•
Issu d'une tradition séculaire, produit par le talent de jongleurs rodés à
leur art, le poème médiéval se perpétue comme le résultat toujours autre
d'une écoute à chaque fois renouvelée. A cet égard, l'art du jongleur est aussi
un art de l'interpellation. Reprise au début de chaque récitation, souvent
répétée à l'intérieur d'un même morceau pour introduire un nouvel épisode,
parfois associée à une demande de rémunération, l'interpellation de l'audi-
toire a, dans la poésie des conteurs du Moyen Age, tout à la fois une valeur
fonctionnelle et traditionnelle. Si elle ne prouve rien sur l'origine orale ou
13. Zumthor 1987, 109. Une cinquantaine d'années plus tôt, la bibliothèque de Durham,
l'une des plue grandes d'Europe, ne comptait que 546 ouvrages.
14. Dupont 1994, 19.
15. Voir Meneghetti 1992, 71-120.
16. En 1461, pour célébrer son mariage à Jaen, le connétable Miguel Lucas dépense une
fortune pour avoir à sa fête plusieurs ménestrels qu'il fait habiller somptueusement, cf.
Menéndez Pidal 1924, 99- l 09 ; Zumthor 1987, 73.
17. CouroMemenl de Loui.~, 314. Sur ce texte, cf. Rychner 1955, 14.
Cette omission est d'autant plus surprenante qu'elle déroge à ce qui semble
être, dans la société héroïque telle qu'elle est décrite par les poèmes homé-
riques, un usage bien établi. Si l'on e11:amine, en effet. les très nombreux dis-
cours et dialogues tenus par les différents héros de l'Iliade ou de l'Odyssée2 2 ,
on constate que l'apostrophe initiale du destinataire constitue une règle systé-
matiquement observée. Dans le monde héroïque chanté par l'aède, un héros
n'adresse pas la parole à son interlocuteur sans l'interpeller par son nom ou par
un titre23 :
Agamemnon à Chrysès : • Vieillard. que je ne te rencontre plus ... "· (R. 1 26).
Chrysès à Apollon : • Ecoute-moi, dieu à l'arc d'argent, ... •. (ll. 1 37).
Achille à Agamemnon : • Fils d'Atrée, je pense que ... "· (ll. 1 59).
Calchas à Achille : • 0 Achille, cher à Zeus, tu veux ... •. (ll. 1 74).
Achille aux ambassadeurs d'Agamemnon : • Salut, hérauts. memiagers de Zeus et des
hommes ! •· (ll. 1 334).
Achille à sa mère:• Mère, puisque tu m'as enfanté ... "· (R. 1 352).
Agamemnon s'adressant au conseil des vieillards : • Ecoutez (dûte), amis .. . "· (R. Il
56).
Hector s'adressant aux armées troyenne et achéenne : • Ecoutez-moi (lCÉICÂmÉ µru)
Troyens et Achéens aux belles jambières ... "· (R. Ill 86).
Agamemnon aux Troyens et aux Dardaniens : • Ecoutez-moi (lCÉICÂmÉ µru), Troyens et
Dardaniens ... •. (R. Ill 456).
• Le public oublie donc sa propre existence pour se remémorer avec le poète et les Muscs
les faits d'une autre réalité ; il n'apparaît donc pas au niveau de l'énoncé de l'énonciation "·
Sur les tournures à la seconde personne de l'optatif, cf. infra § 0.11 .
22. Les discours des personnages représentent environ 45% de l'ensemble de l'Iliade et
j'ai compté 676 prises de paroles dans l'Iliade.
23. Il n'existe pas d'étude d'ensemble sur le problème de l'interpellation dans la poésie
homérique, malgré l'esquisse, dès le début du siècle, d'un débat sur le problème de la moti-
vation de l'apostrophe (critères métriques ou critères sémantiques). Kahane 1994, 80 M. s'en
tient essentiellement à la position métrique des noms propres au vocatif. L'étude de Lepre
1979 aborde un problème intéressant en examinant l'usage de l'interjection c1> (évitée dans
l'invocation des dieux mais employée devant des noms de mortels) mais l'examen reste ponc-
tuel. Pour d'autres études sur la façon d'interpeller certains dieux ou certains héros, cf. par
exemple Cosset 1990 et Brunius-Nilsson 1955 (qui s'intéresse, uniquement, au vocatif
6aiµôvtt: / 6aiµovfrt). Sur les cas particuliers où le poète apostrophe l'un de ses héros, cf.
infra n. 43 et sur la valeur sacrée de l'apostrophe dans les hymnes homériques, Bergrcn
1982, 83 88.
Alcinoos aux premien des Phéaciens : • Ecoutez (ICÉdutE), mefs et conseillers des
Phéaciens ... •. (Od. VIII 97 et 387).
liant, en revanche, pour un héros que d'être le destinataire direct d'un pro-
pos qui se dispense de le nommer ou de l'interpeller par un quelconque
titre. Dans une première réplique de conversation, ne pas nommer l'interlo-
cuteur à qui l'on s'adresse revient à le traiter comme un rien. Dans l'Iliade,
le fait reste exceptionnel. On en trouve un exemple au chant III. Hélène est
contrainte par Aphrodite d'aller retrouver dans sa chambre son amant, Pâris
Alexandre, qui vient d'être vaincu par Ménélas et qui ne doit sa vie sauve
qu'à la faveur de sa protectrice divine. Découvrant Pâris étendu sur son lit,
alors que tous les autres guerriers sont sur le champ de bataille, Hélène lui
lâche ces mots :
Toutes les épithètes (puissant, cher à Arès, blond) vont, ici, à Ménélas
dont Hélène se plaît à répéter trois fois le nom en moins de huit vers. Pâris
ne vaut même plus une insulte. Il est celui à qui l'on peut parler sans le qua-
lifier aucunement: un sans nom qui n'a plus sa place sur le champ de
bataille. En lui refusant titre et nom, Hélène achève de signifier son mépris
à un héros qui ne mérite plus d'exister dans le monde des héros renommés
et qui pourrait désormais tout aussi bien, selon elle, se retirer de la bataille
et de l'histoire de la guerre: que Pâris abandonne l'idée même d'appeler
Ménélas pour un duel.
En oubliant d'adresser une interpellation à ses interlocuteurs humains, l'aè-
de de l'Iliade enfreint donc une règle normalement respectée dans tout autre
acte de langage. Il est vrai que le chant de l'aède n'est pas un discours comme
un autre, mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi l'aède de l'lliade se dis-
pense, au début de son poème, de saluer son public.
Si l'aède homérique n'interpelle pas son auditoire au début de son chan~ c'est
qu'il invoque, en lieu et place, une divinité.
28. On peut noter une intéressante reprise de l'impératif atl& en 0d. 1 339, où Pénélope
ordonne à Phémios de chanter quelque autre chanL Sur ce verbe, cf. R. 1 473 ; 604 ; Il 598 ;
IX 189; 191 ; XVIII 570; XXII 391 et 0d. VIII 266; X 221 ; 254; XIV 464; XVII 262;
XIX 519; XXI 411.
29. Telles qu'elles sont définies, par exemple, par Benveniste 1966, 260 : • Le langage
n'est poMible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même
comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieu-
re qu'elle est• à moi•, devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu•. Id. 1974, 82 :
• Le locuteur s'approprie l'appareil formel de la langue et il énonce sa position de locuteur
par des indices spécifiques, d'une part, et au moyen de procédés accessoires, de l'autre. Mais
immédiatement, dès qu'il se déclare locuteur et 888ume la langue, il implante l'autre en face
de lui. quel que soit le degré de présence qu'il attribue à cet autre. Toute énonciation est,
explicite ou implicite, une allocution, elle postule un allocutaire •.
30. La difficulté représentée par l'identification des différents niveaux de discours contri-
bue 88D8 doute à expliquer l'absence d'un consensus sur les noms à donner aux différentes
personnes impliquées par un acte d'énonciation ou par l'énoncé de cet acte. Je recours ici
aux termes • locuteur • et • auditeur • comme à des termes génériques. Toutefois, il importe,
dès maintenant, d'introduire une distinction entre la situation réelle de communication et la
aituatioo de communication telle qu'elle est décrite par le discours lui-même. Prenons
l'exemple de l'Iliade: dans la réalité, il y a un chanteur (l'énonciateur) qui chante devant un
public qui l'écoute (l'énonciataire) ; dans le discours (lm-moi Muse ... ), nous trouvons un
• je • (le narrareur) qui s'adresse à une divinité (le narrauure). Sur ce problème, cf. Calame
)986, 191 n. 4. Au fur et à mesure que mon exposé l'exigera, j'introduirai les nuances ter-
minologiques nécessaires.
31. D. Chr. U/19 et 10 Keil : • Homère était, en revanche, si libre (iÂEu8Ép\OÇ) et noble
d'esprit ~ ) que, nulle part dans sa poésie, on ne le voit se souvenir de lui-même
(autoû µEµVJ\µÉvoç), mais en réalité comme les prophètes des dieux, il semble parler depuis
un lieu invisible et retranché •. Sur !'Homère de Dion Chrysostome, cf. Affholder 1966-67 ;
Desideri 1978 et Brancacci 1986.
32. C. B. Vico, La Saenza nuova, ed. F. Nicolini. II, Bari, 193 l, 'Zl où Homère, héritier
de la tradition mythique, appartenant • au troisième âge des poètes héroïques • est qualifié
de • legatore o componitore di favole •. CT. aussi Siciliano 1968, 143 ss. ; Broccia 1979 et
Cerri 1985. Avec les Romantiques anglais, Homère devient le porte-parole d'une langue sans
travesti, immédiate à la nature, incapable d'altérer les tableaux qu'il décrit Voir, par
exemple, T. Blackwell, An Enquiry into the Life and Writings of Homer, London, 1735 ; R.
Wood, A Comparative View of the an.rient and present State of Troad, London, 1767 ; An
Essay on the Original Genius and Writings of Homer, London, 1769. Cf. Crell 1981, 58-63;
Bouvier 1986a et d'une manière plus générale Simonsuuri 1979.
33. Comme le rappelle Siciliano 1968, 143 ss. : • Ce furent, à l'entendre [Vico], de très
savants et subtils lecteurs de la première Scienza nuova qui lui firent remarquer que ses pré-
misses et ses arguments le portaient à conclure qu'Homère n'avait jamais existé. Et Vico de
se rendre à l'évidence. Dans la seconde Scienza nuova, [ ...] le vrai Homère est devenu, lui-
même, un mythe, avec la part de vérité et d'histoire que recèle le mythe •. Une thèse remise en
Au tout début du XIXe siècle, Hegel exploite, à son tour, l'idée, alors répan-
due, d'une enfance de l'humanité. Il élabore alors sa définition d'une
• conscience immédiate ou sensible •, qui aurait caractérisé le mode de pensée
des premiers hommes et qui sera le point de départ de sa Phénoménologie de
l'esprit34• Dans l'histoire de la poésie grecque, Hegel recherche la trace d'une
évolution progre88ive, naturelle et universelle de la conscience humaine35•
Selon lu~ les trois grands genres poétiques, l'épopée, la poésie lyrique et la tra-
gédie, caractériseraient trois phases successives et fondamentales de ce déve-
loppemen~ chaque genre correspondant à une attitude fondamentale de l'hom-
me à l'égard du monde. Dans la première phase, celle de l'épopée36, l'homme
ne ferait encore que s'émerveiller devant la splendeur de la nature et la gran-
deur des dieux. Dans ce temps premier, il se contenterait de chanter son émer-
veillement devant les choses, sans même avoir conscience de son talent poé-
tique, convaincu qu'à travers lui, c'est un dieu qui parle37. Attribuant ses états
d'âme et ses pensées à des agents extérieurs (les dieux), l'homme épique serait
ainsi marqué par l'incapacité de reconnaître la dimension intérieure et subjec-
tive de ses facultés créatrices et émotionnelles38•
circulation par Nagy 1994 (1979), 344 88. Dans la même ligne, cf. mes remarques infra §
6.4.4.
34. Il n'est pas sûr qu'Hegel ait directement connu l'œuvre de Vico. Toutefois les analo-
gies qui existent entre la Scien.za nuova et la Pfaénoménologie de l'esprit sont importantes ;
elles ont notamment frappé Benedetto Croce (Croce 1933, 250 88.).
35. Genette, 1986, 124 a justement dénoncé la fâcheuae tendance à faire remonter la
théorie des trou genres Jondamenlal.tx à !'Antiquité, en recherchant dans la théorie platoni-
cienne de la mimésis ou dans la A>étique d'Aristote les fondements de cette division de la
poésie en trois formes idéales et naturelles.
36. En faisant de l'épopée le premier dans le temps des trois grands genres poétiques,
Hegel invene l'ordre proposé par Schelling et qui s'imposera par la suite: lyrique, épopée,
tragédie, d. Genette 1986, 124 ainsi que Jaoicaud 1975.
'51. Bien avant Hegel et les Romantiques, Platon, déjà, avait cherché à disqualifier
Homère et l e s ~ en soutenant que leur art n'était pas le fait d'une connaÏ88ance tech-
nique, d'un métier, mais uniquement l'effet d'une inspiration divine. a. Pl. Ion 534 c: • Ce
n'est pas en effet en vertu d'un art qu'ils tiennent leur langage mais grâce à un pouvoir
divin•. a. aU.118Î Resp. 398a; 599d-e; 6<Y7e-608a. Le don de la parole des Muses à l'aède ne
doit pu être confondu avec l'idée romantique de l'inspiration. Dans son commentaire à Od.
VIII 63, Hainsworth 1988 note que la théorie de l'inspiration est une invention platoni-
cienne (Pl. Phdr. 245 a); d. aU88i Dodds 1977 (1951), 80-82. On remarquera toutefois le
verbe 4u,ûm,jefai& naitre, en 0d. XXII 348.
38. Une conception de l'homme homérique que l'on va retrouver chez plusieurs hellé-
nÎJtes allemands directement in0uencés par Hegel ; cf. notamment von Fritz 1943 ; Snell
19482, 17-42 et Frinkel 19622, 87-91 et 601 : • ln der lliu wird die Person verstanden nicht
aJa etwu daa sich mit seinem lnnenleben gegen die AU88enwelt abeetzt, sondem ais ein
offenes Kraftfeld, deuen Kraftlinien der Wirkung in die Umwelt hinaU8Ziehen ohne
Schranken, und das auda ohne Schranken zugiinglich ist für das was der Pel'80n widerfahrt •·
Plus près de nous, l'étude de RWIIIO & Simon 1971 (1968) sur la psydaologie homérique appa-
rait encore fortement influencée par le point de vue hégélien, malgré ses prises de distance.
S'interrogeant sur la façon dont l'aède homérique concevait 800 art, RU880 & Simon remarquent
(54) : • Il fatto è dae il poeta non concepi.sce aflatto se ste880 corne un creatore autonomo e libe-
ro di poesia originale, ma piuttosto corne uno dae l'ha riœvUla o che è stato i.spiralo da Conti
esteme •. Cette conception, poursuivent RU880 & Simon, correspond à la manière dont les
poèmes homériques décrivent l'activité psychique des hél"08 qui attribuent l'origine de leurs
pensées et de leurs sentiments aux dieux (55 86.). La thèse est intéressante mais poee plus d'un
problème important. D'une part, l'aède homérique ne parle pas vraiment d'inspiralion. L'idée
qu'il est J>068édé par un dieu vient de Platon. Par ailleurs, on ne saurait exclure toute une série
de passage", où l'aède homérique semble réaffirmer 80n activité créatrice. C'est bien lui qui 888U-
me la conduite du chant, qui l'interrompt pour renouveler l'invocation à la Muse ou pour 90u-
ligner, à l'occasion, la limite de ses fon:es. Voir ici les remarques de Frontisi-Ducroux 1986, 17
118. Sur les limites de ses compétences, cf. par ex. ll. XVII 260.
39. Cf. surtout wntili & Giannini l<Jn qui identifient, dans tout un groupe de formules
homériques, une structure propre à la métrique lyrique (Stésidaore). Une constatation qui
irait dans le sens du témoignage d'Heraclid. Pont. fr. 157 Wehrli.
40. Calame 1986, surtout 47-52 et 61 se. Voir ausei mon compte rendu, Bouvier 1990,
315.
41. Elle aboutira à la miee en évidence d'un véritable proce88us de laïcisation qui voit le
poète archaïque se détamer toujours plus de la Muse. Sur l'évolution du rapport de l'aède à
la Mw,e. voir mea remarquea dans Bouvier 1997a.
re42? Durant les 24 chants que dure l'lliade, les Muses seront invoquées
encore à plusieurs reprises. L'aède interpellera même, ici ou là, ses héros,
comme si le chant lui donnait le privilège de pouvoir dialoguer avec eux :
Voilà qu'arrive, pour toi, Patrocle, le terme de ta vie ! (R. XVI 7ff7}.
Ainsi, près des nefs courbes, tout autour de toi, Péléide, s'arment les Achéens !
(ll. XX 2)43.
42. Calame 1986, 65 propose une explication psychologisante de cette omi88ion du des-
tinataire : tout comme le poète qui s'assimile à son instance inspiratrice, le public oublierait
• sa propre existence pour se remémorer avec le poète et les Muses les faits d'une autre réa-
lité; il n'apparaît donc pas au niveau de l'énoncé de l'énonciation"· L'explication reste une
simple hypothèse: elle suppose que l'écoute de l'histoire de l'autre entraînerait l'oubli de
soi. S'il est vrai que l'oubli de son propre malheur apparaît comme l'une des fins de la poé-
sie hésiodique, il n'est pas sûr que la poésie homérique partage ce but, malgré le consensus
qui s'est établi à ce sujet; cf. infra n. 79 et 82 et mes précisions§ 0.8.
43. Sur l'interpellation des héros dans l'Iliade, cf. de Martino 19-n; Bloclt 1982;
Frontisi-Ducroux 1986, 21 ss. et Kahane 1994, 112-3 et 153-155 qui donne une bibliogra-
phie sur la question. Voir aussi pour l'apostrophe dans la poésie hellénistique, Giangrande
1968. Egalement utile Wendel 1929.
44. Edward& 1991, 2-3.
Chante. Déeue, la colère d'Achille, fils de Pélée ; détestable colère qui valut aux Achéens
des maux innombrables, qui fit choir dans l'Hadès tant d'âmes de héroe vaillants tandis
qu'elle livrait leurs dépouilles à l'appétit des chiens et de tous les charognards. Ainsi le
voulait le plan de Zeus. (ll. I 1-5).
45. n. I 254. Pour l'inéluctabilité de ce malheur, voir aussi les premiers vers du poème,
ll. I 1-7.
46. Sur les dieux homériques, cf. en dernier lieu, Redfield 1994, 225-247.
47. Severyns 1948, 99 : • Les dieux homériques, qui dans leur Olympe vivent des jours
88D.8 fin, ne diffèrent pas des hommes par la psychologie : ils éprouvent, en plus grand, toutes
les passions qui troublent, enchantent ou désespèrent l'âme humaine. Ce ne sont pas de purs
esprits, mais des hommes démesurés •. CT. au88i Severyns 1969 et Mueller 1984, 125-147.
48. Par ex. R. XIV 292-351 ; 0d. VIII 266 88.
49. Cette imperfection des dieux homériques n'a pas manqué de scandaliser les Anciens
eux-mêmes et cela très tôt, puisqu'au VIe siècle av. J.-C. déjà, on voit un philosophe comme
Xénophane de Colophon dénoncer avec virulence l'immoralité des dieux homériques, cf.
même, on les voit lutter contre des mortels50. Preuve absolue de leur vulné-
rabilité, ils peuvent être blessés par un coup porté par un homme : au chant
V de l'lliade, Arès, frappé par la lance de Diomède, doit battre en retraite
pour aller soigner sa blessure sur l'Olympe51. Et surtout, les dieux homé-
riques n'ont de cesse d'être concernés par les affaires des hommes52. Il s'en
est, ainsi, fallu de peu que la querelle d'Agamemnon et d'Achille ne s'éten-
dît jusqu'aux dieux. Méfiante et jalouse, Héra n'a guère apprécié la visite de
Thétis à son époux. Protectrice des Acliéens, elle craint, avec raison, les
faveurs que Zeus pourrait accorder à cette ancienne rivale qui est devenue,
entre temps, la mère d'Achille53. Autour de Zeus et d'Héra, les autres dieux
étaient déjà prêts à prendre parti quand l'intervention d'Héphaïstos a per-
mis d'éviter le pire :
Voilà des ennuis fâcheux et insurmontables, si pour des mortels, voUB voUB querellez tous
deux ainsi et si vous portez l'émeute chez les dieux ! D n'y aura plus guère de joie dans
nœ banquets fameux. si le plUB mauvais l'emporte ! (R. I 573-576)54•
Alors, parmi les dieux bienheureux s'éleva un rire inextinguible à la vue d'Héphaïstos
qui s'affairait à travers la salle. Tout le jour, juaqu'au eoleil couchant, ils banquetèrent, et
leur cœur ne manquait de rien, ni du festin où chacun a sa part, ni de la lyre splendide
que touchait Apollon, ni des MU8e& qui, de leW8 belles voix. chantaient en se faisant
écho. (R. I 599-604).
Xenoph. frr. l et 11 Diels - Kranz. Voir aussi Oem. Al. Strom.. V 110; VII 22 et Sextus Emp.
M. IX 193 où Homère et Hésiode eont accuaés • d'avoir attribué aux dieux tout ce que les
hommes condamnent: le vol, l'adultère, la tromperie•. Buffière 1973 (1956), 14 remarque
que les apologi,tes chrétiens reprendront ces thèmes pour combattre le paganisme. Sur
Xénophane, critique d'Homère, cf. Bahut 1974 ; Svenbro 1976, 98-107 et Lamberton 1986,
10-15.
50. Bataille entre dieux : R. XXI 342 ss. ; XXI 385 88. et XXI 436 ss. Lutte entre dieux et
hommes : Diomède contre Aphrodite en IL V 330 88. ; Diomède contre Arès en ll. V 792 88. ;
Achille contre le Scamandre en ll. XXI 200 ss.
51. ll. V 855-861. Voir au88i ll. V 335-340 où le même Diomède blesse Aphrodite. Sur
le corps des dieux vulnérables aux blessures, cf. Loraux 1986.
52. Cet intérêt pour les affaires humaines est également illustré par le plaisir que les
dieux prennent à se métamorphoser en mortels. Voir sur ce point Chantraine 1952, 60-63 et
68 où est envisagée la question des dieux impuissants devant la µoîpa.
53. IL I 558-559. Cf. Slatkin 1991, 30 ss. et 59.
54. Comparer IL I 517 et 573 avec ll. I 254.
C'est sur cetre image que se termine le Jer chant de l'/lUuJeSS. Il est difficile
de dire si l'idée de cette première pause revient aux Alexandrins à qui l'on attri-
bue la division de l'Iliade en 24 chants ou aux rhapsodes qui ne chantaient, le
plus souvent, que des épisodes particuliers de tel ou tel cycle de légendes. Quoi
qu'il en soit, c'est bien un premier temps du poème qui s'achève ici56• Le
tableau du bonheur des dieux goûtant aux joies du banquet et de la musique
est d'autant plus fort que le malheur des hommes est, à ce moment-là, inéluc-
table57. Entre les dieux et les héros, la différence est entière; tôt ou tard, l'Iliade
devra lui donner un sens.
55. Lynn-George 1988, 152 observe avec pertinence : • Across the first book of the epic
the narrative moves from bow to lyre, from the destruction WTought by the bow of Apollo to
the song of the immortals [...]. lt is above all this relation between destruction and immor-
tal eong that the lliad invites its audience to contemplate •.
56. Sur la division des poèmes homériques en 24 chants, cf. la récente contribution de
Jenaen 2000, 5-91 suivi d'un important débat autour de sa théorie. Voir au88i la position de
NotopouJos 1964, 12: • The division of the Homeric poems into books is not the product of
Ale:undrian acholarship but represents the singer'& skillfull adjustment o( fatigue with artis-
tic finiah of a unit of recitation •, aiDBi que les commentaires de Richardson 1993, 20-21 et
Taplin 1992, 285-293.
SI. Les dieux homériques ignorent la mort (XXIV 99), ils ont une vie facile (VI 138), ils
n'ont p88 à travailler pour se nourrir (V 339 88.). a.
au88i Od. VI 42. MalCap est l'adjectif
employé pour désigner ce bonheur divin. I.:hu.manilé des dieux homériques est notamment
soulignée par Dodds 1977 (1951), 44.
dieux et les hommes, l'lliade gagnerait de devenir cette musique qui permet-
trait à l'homme de transcender sa condition mortelle, pour s'identifier, le
temps de l'lliade, à un dieu écoutant comme lui la voix des Muses. Pour plus
d'un homériste, le doute n'est pas permis : l'image des dieux au festin reflè-
te bien, à la fin du chant I, le plaisir que pouvait éprouver, dans la réalité, le
public de l'aèdeSS.
Mais, à mieux y regarder, il y a dans cet effet de miroir une zone d'ombre.
De fait, si l'Iliade décrit le banquet de dieux réjouis par la musique, elle ne dit
rien de la nature ni du contenu de cette musique. Quel événement célèbre-t-
elle ? Dans quelle forme ? Le miroir reste ici opaque. Les Muses chantent au
son de la cithare d'Apollon, mais de ce chant, l'auditeur de l'Iliade n'entend pas
le moindre vers, ni même le moindre mot. Pour l'auditeur de l'Iliade, le chant
des dieux reste un silence. Est-ce à dire qu'il est interdit à un homme d'en-
tendre l'écho d'un chant destiné aux dieux? Le silence est soudain d'autant
plus lourd qu'il aggrave la différence des hommes et des dieux, alors même que
l'écart semblait pouvoir être comblé.
Je l'ai dit, il y a dans l'Iliade et surtout dans l'Odyssée maintes allusions à
différentes performances musicales. Quand il s'agit de chants humains, l'aède
n'hésite pas à préciser, sinon le contenu, du moins le sujet ou le type de
musique chantée. Au chant Ide l'Iliade, on sait ainsi que les Achéens chantent
un beau péan (mtflrov) pour apaiser la colère d'Apollon ; au chant XXII, on sait
que les Myrmidons sont invités à chanter, eux aussi, un péan pour célébrer la
victoire d'Achille sur Hector59 ; au chant XXIV, on sait que les aèdes, convoqués
pour les funérailles d'Hector, entament un thrène (8p,ivoç) aux accents plain-
tifs60. L'aède de l'Odyssée est encore plus précis. Dans le fer chant, il précise que
Phémios chante aux prétendants le retour des Achéens ; au chant VIII, il va jus-
qu'à nous donner le détail, sinon même le mot à mot, des chants exécutés par
58. Par exemple, Frontisi 1986, 63, qui voit dans le mant des Muses et d'Apollon• l'équi-
valent sonore et sublimé du spectacle que, tout au long du poème, ils [les dieux] se donnent
des souffrances humaines • et 67 : • La projection de l'auditoire à l'intérieur du mant s'opè-
re selon un processus continu qui amène le public à s'888imiler en dernier lieu aux specta-
teurs suprêmes, les dieux, auditeurs habituels de la voix des Muses et de la cithare
d'Apollon•.
59. R. I 473 et XXII 391.
60. IL XXIV 721, seule occurrence de ce mot dans la poésie homérique. Pour d'autres
allusions à des performances poétiques ou à la musique dans l'Iliade, cf. II 598 (Thamyris
défiant les Muses); III 54 (Pâris, l'armer, est aUS8i détenteur d'une cithare); IX 186-191
(Amille jouant de la cithare) ; XIII 731 (évocation de talents dispensés aux mortels par les
dieux) ; XVIII 569-71 (représentation, sur le bouclier d'Amille, de jeunes gens dansant au
son des flûtes et des cithares) ; 604 (représentation, sur le bouclier d'Amille, d'une place de
danse où l'on prend plaisir à écouter un aède jouant de la cithare); XXII 391 (péan de vic-
toire) ; XXIV 62-3 (Apollon jouant de la cithare aux noces de Thétis).
Mais faut-il donner tant d'importance à ce qui n'est après tout qu'un silen-
ce ? La musique entendue par les dieux est-elle vraiment refusée aux
hommes? L'aède ne se contente-t-il pas tout simplement de sous-entendre une
évidence? En quête de références ou d'allusions à sa personne, l'auditeur de
l'Iliade ne peut-il pas supposer que les dieux écoutent un chant, en tout point,
semblable à l'Iliade et que le silence de l'aède à ce propos n'est qu'un sous-
entendu ? Il y a pour défendre cette hypothèse des indices qui ne manquent
pas de poids, mais les difficultés qu'elle soulève sont plus fortes encore: elles
renvoient à ce double paradoxe que l'histoire du malheur humain pourrait
réjouir non seulement les dieux mais encore les hommes eux-mêmes. C'est
finalement toute une conception de l'esthétique poétique qui doit être remise
en cause après une question sur le fondement même de la condition divine.
Commençons par les dieux. Si l'on imagine mal le tableau d'un dieu comme
Yahvé se réjouissant d'un livre disant le malheur inéluctable d'Israël, il est vrai
que l'on peut surprendre les dieux de l'lliade en train de se complaire au récit,
quand ce n'est pas au spectacle, des souffrances humaines. L'Iliade ne nous
révèle pas le contenu du chant divin qu'elle évoque, mais on peut trouver l'in-
61. Dans l'Odyssée, les deacriptions de performances musicales sont beaucoup plus
importantes que dans l'Iliade. Cf. Od. I 154; 325 et 337 (Phémios qui distrait les prétendants
festoyant au palais d'Ulysse) ; 0d. VIII 73-82 ; 256 ss. ; 0d. VIII 499-520. Cf. en dernier lieu
Segal 1994 (1992a), 113 88. Signalons encore l'aède d'Agamemnon, 0d. III 267 et celui de
Ménélas. 0d. IV 17.
formation manquante dans une pièce poétique d'autant plus intéressante que,
à en croire une indication tirée du De musica du Pseudo-Plutarque, elle aurait
pu servir, lors de fêtes musicales, à introduire la récitation des poèmes homé-
riques62: je veux parler de l'Hymne homérique à Apollon qui révèle, dans le
détail, les thèmes de la musique qui réjouit les dieux.
Voilà que s'avance, jouant de sa lyre creuse, le fils de la glorieuse Létô ; habillé de
vêtements aux senteurs divines, il va vers la rocheuse Pythô. Touchée par le plectre
d'or, sa lyre lai88e entendre une agréable musique. Puis, rapide comme la pensée, il
quitte la terre pour se rendre sur !'Olympe, dans la demeure de Zeus où les dieux sont
a88emblés. Au88itôt, les immortels ne songent plus qu'à la lyre et aux chants. Toutes
ensemble, de leurs belles voix, les Muses, accompagnent sa musique, elles chantent
les privilèges immortels des dieux (Oaâv ~• c'iµppota) et les misères des hommes
(àv8p<l)lt(IJV tÀ.Ttµoouvaç), tout ce qu'ils endurent à cause des dieux immonels, eux qui
vivent sans savoir (àq,paôuç) et sans pouvoir (àµT\Xavo1), eux qui ne peuvent trouver
ni remède contre la mort (8avato10 èiiroç) ni antidote à la vieillesse (Y11paoç aÀ.lcap) !
(h. Ap. 182·193)63.
Des dieux réjouis par un chant qui évoque leur fortune tout en rappelant la
misère d'une race humaine condamnée à vieillir et à mourir. Admettons,
comme il est fort probable, que l'information du Pseudo- Plutarque soit fiable,
supposons - ce qui est aussi probable - que l'Hymne lwmérique à Apollon a
pu être chanté dans des fêtes où l'on récitait l'Iliade et l'Odyssée, on pourrait
alors entendre dans ces vers une allusion explicitant le sous-entendu du chant
I de l'lliade. Remplissant pleinement sa fonction introductive, l'hymne irait jus-
qu'à expliciter un non-dit de l'Iliade, comblant un silence qui pouvait gêner et
confirmant que le bonheur des dieux peut bien provenir d'un chant qui dit le
malheur des hommes64•
62. Ps.-Plu. De musica. 1133 c. Sur la fonction introductive des hymnes homériques, cf.
Calame 1995.
63. Aloni 1989.
64. Une idée suggérée par Burkert 1960, 14-0 : • Für die Weil der Ilias ist der Gegensatz
des heiteren Gotterlebens und des todlich emsten menschlischen Schicksals konstitutiv •
ainsi que 1985 (l9TI) 122 et 423 n. 48 où l'on trouvera quelques indications bibliogra·
phiques. Le point de vue de Burkert est notamment repris et développé par Golden 1989,
9-11 et 1990, 56-57 qui tend, toutefois, à idéaliser, à l'excès, l'image du bonheur divin. Pour
donner une idée de la complexité du problème, on peut citer n. XXIV 526 où Achille oppo-
se aux hommes, qui souffrent, les dieux qui vivent sans souci (mct1œt.ç} ; mais alors même
qu'il prononce cette phrase en pensant à son père, Achille oublie les tourments et les peines
endurées, tout au long du poème, par cette divinité qui n'est autre que sa mère. Sur laques-
tion du rire des dieux homériques, par opposition au dieu chrétien qui ne rit pas, d.
Rudhardt 1992 ainsi que les pertinentes observations de Collohert 2000, 133-141 et
Arrighetti 2000, 143-153.
Plus grave encore, en restant cette fois dans l'Iliade, les dieux, dans leur
souci même des hommes65, n'en semblent pas moins se réjouir, à l'occasion, du
spectacle de la guerre et de la mort :
Pueila à des vautours, Athéna et Apollon à l'arc d'argent viennent se pereher sur le
chêne de Zeus qui tient l'égide pour jouir (t~o1) du spectacle des hommes dispo-
sés en rangs serrés, frissonnant& de boucliers, de casques et de lances. (R. VII 58-61)66•
Je me soucie bien de la mort des hommes. Mais pour l'heure, je veux rester a88is dans
ce coin de l'Olympe, d'où je pourrai regarder [la bataille] avec plaûir (Ëv8' bpé,o:N ~
~ l ) [ ...) •. Ainai parla le Cronide et il ranima une guerre sans répit (R. XX 21-23
et 31).
Puisque le spectacle de la guerre peut plaire aux dieux, pourquoi son récit
les attristerait-ils? Au terme du premier chant de l'Iliade, Apollon et les Muses
ont fort bien pu chanter un poème qui disait le malheur des hommes. Les pas-
sages cités n'ont toutefois pas manqué de jeter les commentateurs dans l'em-
barras ; ils posent, en fait, le problème de la dimension morale des dieux homé-
riques et on ne s'étonnera pas des interprétations nombreuses et des traduc-
tions contradictoires qu'ils ont pu susciter67• Sans entrer dans un débat diffici-
le, rappelons, une fois encore, que ces dieux ne jouissent pas d'un bonheur
absolu. Contrairement aux dieux platoniciens, stoïciens, épicuriens et diffé-
remment du dieu chrétien, les dieux homériques connaissent la déception et
65. Par ex. R. XVI 433; XVIII 429 88.; XIX 125. Voir Griffin 1976; 1978 et 1980, 184-
204. Sur les maux que les dieux imposent aux hommes, cf. par ex. R. VI 282 ; VI 349 ; VI
357.
66. La comparaison avec les vautours (aiyu,uoc;) est ici intéressante. Dans l'Iliade, il n'est
dit nulle part que le vautour se nourrit de charogne. Toutefois, l'image d'oiseaux dévorant
les cadavres abandonnés sur le champ de bataille est annoncée dès les premien1 vers (R. 15).
Comme le suggère Kirk 1990, 239, l'image de vautours hantant les champs de bataille ne
devait pas être ignorée des Anciens. Les poèmes homériques décrivent l'oiseau comme un
prédateur; cf. R. XIII 531 ; XVI 428; XVII 460; 0d. XXII 302; cf. aU88i Soph. Aj. 169. Cf.
aU88Ï Thompson 19362, 303-4.
67. C'est surtout le ca& pour le second passage R. XX 21-23. Golden 1989, 9-10 traduit
µÉÀo\)cJi µo1 olluµEVoi ,œp par • they are the object of my interest even while they are
dying • ; une traduction qui ne tient pas compte du àU' ifro1 au ven1 suivant Edwards 1991,
289, qui aouligne que Zeus ne manque pas de sympathie à l'égard des humains, traduit au
contraire : • 1 am concemed about them, dying as they are •. Voir ici la très pertinente étude
de Griflin 1978. On peut citer ~aintenant Red.field 1994, 230-231 : • The gods define the
human world by their difference &om it ; they are what we are not. At the &ame time, they
are in the epic entangled with mortals. This generates a contradiction : the gods are careless
yet careful of us and touched by our cares, free yet constrained by our finitude. This contra-
dictio~ 1 would claim, critically shapes the epic vision ; it constitutes, as it were, the pecu-
liar epic theology •.
68. Voir aussi Rudhardt 1992 ( 1958), 59 ss. ; Griffin 1978, 9-11 ; Dctienne & Sissa 1989
et maintenant les remarques de Vidal-Naquet 2000, 77-90.
69. ll. XIII 667-670.
70. La poésie homérique le dit à plusieurs reprises: il n'est jamais bon pour un homme
de vouloir s'identifier à un dieu. Dans l'Odyssée, Ulysse refuse l'immortalité que lui offre
Calypso : le héros sait qu'il doit assumer sa condition mortelle jusqu'au bout.
71. Voir également mes remarques dans Bouvier 1999a, 53-6.
dentale qui serait née en Grèce. Les études se multiplient pour dénoncer les
défauts de la démocratie antique, son idéologie ethnocentriste et discrimina-
toire à l'égard des femmes, des étrangers et des esclaves, sa méfiance aussi à
l'égard des penseurs et des philosophesn. Mais ce mouvement de remise en
cause générale, qui a sans doute ses excès, semble avoir épargné, en partie au
moins, la poésie. Comme si le don des Muses était affaire sacrée. On critique
Platon ou Démosthène, mais Homère et Sappho restent intouchables. La Grèce
demeure cette terre des Muses, où l'homme était naturellement poète et où le
pouvoir de la poésie était absolu. Il est temps de réfléchir à ce que suppose cette
idéalisation de la poésie grecque, à ce qu'elle occulte.
llnie au Cronide, leur père, Mnémosyne', reine des coteaux d'Eleuthère, donna naissan-
ce aux Muses en Piérie, pour qu'elles soient l'oubli des maux et le répit dei. souri!-. (Hes.
Th. 53-55).
Bienheureux celui que chérissent les Muses ; de sa bouche coule une voix douce. Quand
une âme, encore vierge de toute peine, subit son premier deuil, tandis que le cœur se
consume de chagrin, il suffit qu'un aède (àot&'.,ç), serviteur des Muses, dumle (ÙµVTl(JEt)
les exploits des hommes d'autrefois (KÀEia 11:potÉp(iJY civ8pciw.,v) et le bonheur des dieux
olympiens, pour qu'aussitôt il oublie (bt~at) les tristes pensées et ne se souvienne
(µÉµVYft(lt) plus du chagrin. {Hes. Th. 96-103).
Dans la poésie hésiodique, les choses sont très claires. Serviteur des Muses,
l'aède d'Hésiode revendique haut et fort un pouvoir qui lui serait propre.
Serviteur des Muses, il peut, par son chant, apporter aux hommes l'oubli des
maux. La poésie se dit investie d'une fonction consolatrice. Si elle n'explique
pas le pourquoi du malheur humain, elle contribue, au moins, à soulager
l'homme de ses peines.
Celui que les filles du grand Zeus [les Muses] honorent, celui d'entre les rois, issus
d'une race divine, sur lequel elles posent leur regard le jour où il vient au monde,
celui-là, elles lui versent sur la langue une douce rosée et de sa bouche coulent des
mots suaves. Tout le monde regarde vers lui quand il prononce des sentences inspi-
rées par une droite justice. D'une voix sûre, il fait cesser sans retard les plus grandes
querelles. [ ...] Tel est le don sacré (itpTJ ooa1c;) que les Muses font aux hommes. (Hes.
Th. 81-87 et 93).
72. Outre Vernant 1965, Loraux 1981, Vidal-Naquet 1990, cf. maintenant L. Canfora,
l/ne proft!S$ion dangereuse. Les penseurs grecs dans la cité, Paris, 2000, (trad. I. Ahramé-
Battesti).
Toi, Persès, met&-toi bien ces avis en tête et que la Querelle qui se complaît au mal ne
t'écarte pas du travail, pour aller chercher sur la place publique quelques disputes,
l'oreille tendue. [ ...] Va, réglons ici notre querelle par un de ces droits jugements qui,
rendus au nom de 1.eus, sont bien les meilleurs de tous. (Hes. Op. Z7-29 et 36-37).
Dans la poésie homérique, les choses sont beaucoup moins nettes et beau-
coup plus complexes. Le lecteur de l'Odyssée pensera bien sûr à maints pas-
73. CT. Redfield 1984 (1975), 70 88. qui cite plusieurs textes importants. Retenons Gorg.
Hel. 8 : • le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d'une extrême petites-
se et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire
cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié • (trad. J.-L. Poirier) et
T1D1ocles, CAF fr. 6 2-19 (= Ath. 223 b): • L'homme est par nature un animal voué aux
peines (èiv8p(o,t6ç àm Çcpov brutovov cp(xn:i). La vie est pour lui la cause de mille chagrins;
à ses soucis, il a toutefois trouvé ces moyens de consolation (JtaPOOl'UXaç} : devant la souf-
france d'autrui, son esprit oublie sa propre douleur et s'apaise; en même temps, il tire plai-
sir de cette leçon (µd}'-i}&>vi\ç WtftÂ& mt&u8d~ aµcx). Prends d'abord l'exemple des tra-
giques et regarde combien ils nous sont à tous utiles. Qu'un pauvre s'intéresse à l'exemple
de Télèphe encore plus pauvre que lui, il en supporte plus facilement 88 pauvreté. [ ...] Si
l'on perd un enfant, l'histoire de Niobé adoucit la douleur. [ ...] En comprenant que les
autres souffrent des malheurs encore plus grands, on ose moins se plaindre de 88 propre
misère •. Après Hésiode, ce motif d'une parole apaisant les maux se trouve régulièrement
repris comme un argument clé des plaidoyers en faveur de la poésie. Sur la poésie et la
musique adoucissant les mœurs et le caractère et apaisant les maux et les colères, cf. par
exemple Plu. Lye. 4 3 ; Mor. 704 c - 706 e (Quaest. Conv. VII 5) ; Mor. 589 d (De Genw
Soaali&, VII) ; Mor. 545 f (De se ipsum citra invidiam laudando, XVII). Cf. aussi Tagliasacchi
1961, 78-79.
74. Detienne 1979 (1967), 29 88. Sur l'intention didactique de la poésie hésiodique, cf.
Nagy 1982, Heath 1985, 245-263 et Rousseau 1996, 93-167.
sages qui semblent idéaliser la poésie de l'aède. Il y a d'abord cet extrait que
nous avons cité en épitaphe de cette introduction :
Quand on rencontre un aède que les dieux ont instruit et que celui-ci chante une poé-
sie agréable aux mortels, on désire l'écouter sam fin, all88i longtemps qu'il chantera !
(Od. XVII 518-520).
Mais rappelons que le propos est adressé par le porcher Eumée à Pénélope ;
or Pénélope est aussi cette reine que l'on a vue précédemment pleurer à l'écou-
te d'un chant qui lui était insoutenable (Od. I 337-344) ; par ailleurs, Eumée
prononce ces mots pour inviter la reine à écouter, non point un aède, mais
l1ysse. On oublie trop souvent que l'Odyssée problématise chacun des propos
qu'elle tient sur la poésie75• Cela n'enlève rien à la vérité générale du propos
d'Eumée, mais il faut tenir compte d'un contexte qui invite à nuancer les
choses.
Evoquons aussi et surtout les paroles que s'échangent Alcinoos, le roi des
Phéaciens, et Ulysse, à la charnière des chants VIII et 1~ alors que Démodocos,
qui chantait l'épisode du cheval de Troie, vient à peine d'être interrompu.
Comme les larmes d'Ulysse à l'écoute de l'aède ne lui ont pas échappé, Alcinoos
interroge le héros :
Dis pourquoi tu pleures, pourquoi en ton cœur tu gémis lorsque tu entends le sort des
Danaens d'Argos et d'ilion. Ce sont les dieux qui ont tramé (trugxv) cela, filant la ruine
des hommes, afin qu'il en nai811e un chant pour les générations à venir. Un de tes parents,
héros d'excellence, a-t-il péri devant Ilion, un gendre ou un beau-père, qui sont les plus
chers après ceux de eon sang et de sa famille ? Ou un compagnon valeureux qui te vou-
lait du bien? Il ne vaut pas moins qu'un frère l'ami qui est sage. (Od. VIII 577-586).
Les mots d'Alcinoos établissent entre les dieux et la poésie une relation sur
laquelle il importe de s'arrêter un instant A entendre Alcinoos, la poésie serait
la finalité et la justification ultime de ces épreuves que les hommes subissent
par le vouloir des dieux. La poésie servirait à justifier les souffrances humaines
autant qu'à expliquer l'ambiguïté du rôle des dieux par rapport aux hommes.
Les dieux homériques seraient poètes à leur façon : là où Yahvé confie à Moïse
les Tables de la Loi pour offrir aux hommes une prescription de sagesse, les
dieux homériques imposent aux héros les épreuves d'où ils pourront tirer une
histoire exemplaire à l'intention des générations à venir. Je reviendrai tout au
long du prochain chapitre sur le fondement éthique d'une telle conception.
Mais si Alcinoos trouve dans le chant des aèdes la justification ultime du mal-
75. Après un débat qui n'a pas manqué d'être stimulant, je m'écarte ici de l'interpréta-::
lion que J. Redfield donne de ce passage, (Red.field 1984 (1975), 65) et partant de sa lectu-,
re aristotélicienne de l'Iliade. CT. auesi infra§ 0.11.
heur des hommes, il n'est pas sûr que le compositeur de l'Odyssée partage cette
conviction. A chaque fois qu'elle évoque la musique des aèdes, l'Odyssée ouvre
un débat polémique qui, en multipliant les allusions critiques à l'Iliade, remet
en cause son propre statut et sa propre fonction. Sur ce point aussi, j'aurai à
revenir76• Contentons-nous ici d'une question : quel ami si proche Ulysse a-t-il
perdu sous les murs de Troie, comme Achille qui se découvre responsable de la
mort de Patrocle? Le héros de l'Iliade aurait été un destinataire plus légitime
de la question d'Alcinoos. Ses larmes auraient été plus compréhensibles que
celles d'Ulysse. Mais c'est tout le jeu de l'Odyssée que de s'interroger sur le sens
du destin d'Achille par opposition à celui d'Ulysse ; on verra, dans le prochain
chapitre71, comment Ulysse laisse finalement l'âme d~chille répondre à laques-
tion du roi Phéacien. Quant à lui, provisoirement, sa réponse est la suivante :
Pui888nt Alcinoos, honneur de tout ce peuple, assurément, il est beau d'écouter un chan-
teur tel que celui-ci, égal aux dieux par sa voix. Je pense en effet qu'il n'y a rien de plus
agréable que Ionique le bonheur règne parmi tout un peuple, que les convives dans le
palais écoutent l'aède, toua assis en bon ordre, que les tables sont couvertes de pain et
de viandes et que l'échanson, puisant le vin au cratère, le porte et le verse dans les
coupes: cela me semble être ce qu'il y a de plus beau. (Od. IX 2-11).
79. Ce que fait Pucci 1995 (1987), 266 88. Voir aussi Walsh 1984, commenté infra n. 89.
Sur la conception poétique de l'Odyssée, je me permets aussi de renvoyer à mes propres
remarques à paraitre dans O. Bouvier, • Le pouvoir de Calypso : à propos d'une poétique
odyS&éenne •, in F. Utouhlon (ed.), La mythologie et l'Odyssée, Genève.
80. Pucci 1995 (1987), 266 n. 11, observe que, dans la poésie épique archaïque, l'em-
ploi du verbe OÉÀ:ynv (• dtarmer •, •envoûter•), pour désigner l'effet d'une récitation poé-
tique, est propre à l'Odyssée : • Dans l'Iliade comme chez Hésiode, le chant de la poésie
donne du plaisir, up,ŒlY (ll. IX 186; Hes. Th. :rl, etc.), mais ce plaisir n'est pas lié au
8û:ynv •. Ibid. 266 : • Car 8û..YEtY suppose une structure supplémentaire où le • plaisir • pro-
duit par la poésie contient en même temps la • perte de soi •. Voir aussi Latacz 1966, 208-
209.
81. Le terme àoiooc; apparait en deux endroits: R. XVIII 604 el XXIV 720; c{. supra n .
60.
82. Hes. Op. 9-10 ; 35 ; 202 ss. ; 249 ss. etc.
83. Hes. Th. 8o-93.
trouve des devins, des médecins, des hérauts, des charpentiers84, mais curieu-
sement, ou significativement, on ne compte parmi les Achéens aucun aède :
une absence surprenante85. Seul Achille s'adonne, un instant, au début du
chant IX, à l'exercice du chant : mais sa musique ne contribue guère à calmer
la violence de sa colère86. Dans le camp des Troyens, il y a bien des aèdes, mais
ils ne sont convoqués qu'une seule fois, pour entonner la plainte funèbre en
l'honneur d'Hector. Sinon, personne dans la ville assiégée ne songe au récon-
fort de la musique.
Il y a ici un contraste évident que les homéristes n'ont, toutefois, pas suf-
fisamment perçu. La poétique de l'lliade est difficile à définir. Je choisirai
de l'illustrer par le contraste mis en scène à la fin du chant I : s'il est donné
aux dieux de l'lliade de pouvoir se distraire de leurs soucis en écoutant le
chant d'Apollon et des Muses, jamais on ne voit les héros iliadiques chercher
dans la musique quelque consolation à leurs malheurs ou à leurs deuils87 •
Dira-t-on que la musique consolatrice est dans l'lliade un privilège réservé
aux seuls dieux? Le héros iliadique se préoccupe d'accomplir l'exploit qui
lui vaudra d'être chanté par les poètes futurs88, mais il semble bien ignorer,
en revanche, l'existence d'une musique qui pourrait le distraire de ses
.
peines.
Entre les dieux et les héros, l'auditeur de l'Iliade aura quelque mal à trou-
ver sa juste place : sans doute, partage-t-il avec les immortels le droit d'écouter
un chant qui vient des Muses, mais le contenu même de ce chant l'éloigne des
dieux pour le rapprocher des héros. C'est tout le poème qui va lui faire décou-
vrir la distance qui le sépare des dieux et la parenté qui l'associe aux héros,
condamnés comme lui aux souffrances d'une existence mortelle89. En choisis-
84. Cf. Red.field 1984 (1975), 61 : • Le chant épique n'appartient pas au monde des
héros •. Sur la relation établie entre médecin et aède, cf. 0d. XVII 382 86. et ma remarque
supra n. l.
85. En l 066 de notre ère, lors de la bataille de Hastings qui livra l'Angleterre à
Guillaume le Conquérant, un jongleur marchait en tête de l'armée normande : il avait pour
rôle d'annoncer par son chant le signal de la mêlée. Du moins est-ce là le témoignage laissé
par sept des dix chroniques qui nous font le récit de ces événements, cf. Zumthor 1987, 74.
cr. aUBSi le cas de Tyrtée en Grèce.
86. Achille se concède donc un privilège qui, dans l'Riade, semble réservé aux dieux.
Avant de revenir plus longuement sur cette scène, dont je propose une interprétation qui
s'écarte des commentaires traditionnels au chapitre IV, remarquons déjà que la lyre tenue
par Achille provient d'un butin de guerre, enlevée à un aède qu'il a peut-être tué.
87. Cf. toutefois Dodds l'lTl (1951), 38-39: • Dans l'Iliade, une conduite héroïque ne
procure pas le bonheur, 88 seule et adéquate récompense est la renommée •.
88. ll. VI 357-8.
89. ll. XXI 462 ss. Je ne suis pas sûr que la situation soit exactement la même dans
l'Odyssée ; le début du chant IX 1-11, contient une description idéaliste du plaisir procuré
par la mUBique. Toutefois, l'interprétation de ce paeeage doit être nuancée par une série de
faits bien observés par Walsh 1984, 4 88. Evoquant notamment les chants de Démodocoe qui
font pleurer Ulysse tandis que les Phéaciens les écoutent avec bonheur, Walsh note que l'au-
diteur réel de l'Odyssée ne saurait ee reconnaitre exactement ni en Ulysse ni dans les
Phéaciens. D'un côté, Ulysee est trop directement concerné par le chant qu'il entend, son
émotion est trop forte. De l'autre, les Phéaciens sont trop éloignée des misères humaines
pour pouvoir s'identifier à des héros qui ne leur ressemblent guère : leur plaisir musical reste
purement esthétique. Habituée à une vie faite de jeux, de danses et de musique, naviguant
sur des bateaux intelligents, ignorant les tempêtes qui sont le lot des marine humains, les
Phéaciens sont plU8 proches des dieux que des autres mortels (cf. Od. VI 270 ; VIII 559-561).
Ce qui manque dans l'Odyssée, note Walsh, c'est la description d'une réaction intermédiai-
re, œUe d'un auditeur capable de s'identifier aux héros tout en goûtant au plaisir du chant :
• There ie no third kind of audience in the Odyssey expre881y or impressly indicated, no
middle tenn or common ground for the psychologies of Alcinoos and Odysseus, and there i.s
no single, coherent poetice that can encompase the two audiences taken together • (5). Cf.
aussi ibid. 4 • The song itself, the transformation of experience into art, hae not diminiehed
the pain of recoUection ; no healing distance eeparatee experience from its poetic represen-
tation •· A tout prendre, Walsh estime que l'auditeur réel est finalement plus proche d'Ulysse
que des Phéaciena: • Perhaps Odysseue'e teare more accurately figure the nonn for Uomer's
audience as well ae for Arietotle'e •(5). A la suite de Walsh, je soulignerai comme une don-
née importante le fait que l'Odyuée interdit à son auditeur de s'identifier avec les différen~
publics qu'elle met en scène : personne ne saurait non plue s'identifier aux prétendants ravie
par la musique de Phémioe ! Sur le problème de la distance épique, cf. Redfield 1994
(1 '175), 35 88.
90. de Jong 1987, 19 et 44.
de son auditeur en l'impliquant dans le texte. Les résultats de son enquête vont
nous permettre de nuancer notre propos.
Subordonné aux Muses dans son prologue, l'aède tend, en effet, dans la
suite de sa récitation, à se réapproprier le rôle de narrateur qu'il avait d'abord
semblé concéder entièrement aux déesses9 1• Cette réappropriation de la narra-
tion répond à plusieurs motivations mais l'une de ses principales conséquences
est d'ordre esthétique. En se soustrayant, un instant, à l'autorité de la Muse, le
narrateur se détache de l'action qu'il décrit pour se donner alors la liberté d'en
commenter la dimension spectaculaire92. Cette réappropriation du discours se
trouve, par ailleurs, souvent associée, comme le constate de Jong, à l'interpel-
lation d'un tu anonyme93 susceptible de renvoyer à l'auditeur94• C'est la seule
amorce d'une allusion plus directe au public.
Alors vous n'auriez pas vu (oi)lc: âv rôoiç) le divin Agamemnon somnoler, prendre peur,
ou reculer face à la bataille mais bien au contraire se hâter vers le combat qui rend
l'homme glorieux. (ll. IV 223-225).
Les hommes marchaient, silencieux ; vow n'auriez jamais dil (oùœ 1Œ cpablÇ) que cette
si grande armée comptait, dans la poitrine de chaque homme, une voix ; elle maràiait
en silence, craignant ses chefs. (ll. IV 429-431).
Quant au fils de Tydée, vous n'auriez pas compris (oi>1c âv yvohlÇ) de quel côté il com-
battait, s'il était avec les Troyens ou avec les Achéens. (R. V 85-86).
De nouveau, la bataiUe se fait rude près des nefs. Vous auriez dil (cpahlÇ) que c'était des
hommes infatigables et inl8888bles qui s'affrontaient, les uns les autres, dans la bataille.
tant ils bataillaient avec ardeur. (R. XV 696-698).
Ils se battaient ainsi, pareils au feu, et vow n'auriez pas dil (OÙÔÉ lCE cpaiTtç) que le soleil
et la lune existaient encore. (ll. XVII 366-367)95.
91. Sur cette réappropriation, cf. par exemple de Jong 1987, 47 ss.
92. Parfois l'aède souligne la distance qui sépare l'homme d'aujourd'hui des temps
héroïques : ll. V 302-304 : • Alors, le fils de Tydée prit dans sa main une pierre, c'est un
grand exploit : deux hommes pareils à ceux d'aujourd'hui ne sauraient la porter ; lui, il la
brandit, seul et facilement •. Voir aussi : ll. V 302-304 ; XII 381-385 ; 447-449 ; XX 285-
287; cf. aussi Od. VIII 221-223 et les remarques de Strauss Oay, 1983, 172 et Vidal-Naquet,
1984, 19. Sur l'idée d'une dégénérescence des générations, cf. aussi les commentaires du
vieux Nestor li. l 271-272. Je ne discute pas ici du problème des analepses et des prolepses
externes (XII 10-33; et VII 445-463) pour lequel on pourra consulter de Jong 1987, 81 qui
donne une bibliographie sur la question et Steinrück 1992, 12.
93. Dans des tournures à la 2e personne du singulier de l'optatif, que je prends. ci-des-
sou11, la liberté de rendre par une 2e personne du pluriel. Pour une problématique parallè-
le chez Platon, cf. Desclos 2001, 69-97.
94. Voir aussi les remarques de de Martino l 9TI, 1-6 et Frontisi 1986, 27-28.
95. Remarquons que toutes ces expressions à la 2e personne de l'optatif, employées par
le narrateur pour s'adresser à un • tu • anonyme, sont également employées dans les discours
Alors à cette betlogne guerrière, il n'aurait rien eu à reprocher l'homme qui serait arri-
vé là et qui, sans être touché ni blessé par le bronze aigu, se serait promené au milieu
(m,:à µioc,ov) de la bataille, tandis qu'Athéna l'aurait conduit en le tenant par la main
et en écartant de lui la course des traits. (ll. IV 539-542).
des personnages pour s'adresser à un interlocuteur précis. CT. ll. Ill 220, où cpaiTJÇ IŒ s'adres-
se à Hélène, ainsi que XV 6'17; XIV 58 (oinc av yvoiTJç) ; Ill 392 (oùœ 1Œ cpa{TJç).
96. Sur cet aspect du discours qui se donne à voir, cf. Calame 1991, 20-21.
'17. De fait si l'auditeur est invité à devenir spectateur, le texte précise, à chaque fois, que
ce spectacle reste purement potentiel. Dans chacun des cas, l'interpellation du • tu • anony-
me se fait à l'optatif accompagné de IŒ ou av et non à l'impératif ou à l'indicatif. On n'a affai-
re ni à un ordre ni à un constat, mais à un potentiel du passé qu'on peut, en suivant 1. de
Jong, rendre ainsi : • si tu avais été toi-même présent à ce moment-là et à cet endroit-là, tu
aurais (ou tu n'aurais pas) vu, dit, pen&é cela• (de Jong 1987, 55). Dans la langue homérique,
contrairement à ce qui se passe en attique, l'optatif accompagné de 1Œ ou de av peut cor-
respondre à un potentiel du passé si le contexte renvoie à un procès passé. CT. Chantraine
1953, 219-220 qui se réfère précisément aux pa88ages que nous avons cités:• comme l'op-
tatif de souhait, l'optatif potentiel peut être utilisé pour un procès qui ne semble pas réali-
sable, mais que l'on peut imaginer comme tel : ll. XII 322 [ ... ) D'autre part, le grec expri-
me la modalité sans chercher à marquer le temps. L'optatif accompagné de 1Œ ou de av a pu
servir de potentiel du passé. Le tour est &équent pour indiquer une opinion, un sentiment
que l'on aurait eUB dans le passé : ll. Ill 220 ; 226 •.
98. Commentant ll. XVII 366-367, le traité Sur le Sublime, qui date au moins du \er
siècle de notre ère, relève comment l'emploi du vow anonyme permet au p<>ète d'impliquer
l'auditeur en le transportant sur le lieu même de l'action : • au milieu du danger (i:v µ.Éoo\ç,
tOÎÇ nv6uvo\.Ç) •, pour reprendre l'expre88ion du Ps-Longin. De subi. 26 l.
D'une part, l'action d'imiter est chez l'homme une activité naturelle qui se manifeste dès
l'enfance O'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est le plus porté à l'imitation
et par le fait qu'il acquiert ses premières connai88ances en imitant), d'autre part, les imi-
tations sont pour tous les hommes une source de plmsir (xaipe1v). Preuve en est ce qui
se p888e da1111 la réalité : certaines ch08e8 que nous regardons avec peine, nous aimons
en contempler les images qui les reproduisent avec la plus grande certitude, comme, par
exemple, l'image des bêtes les plus dégoûtantes ou les cadavres. (Arist. Po. 1448 b 5-12).
Citation 10 • qui mérite d'être complétée par deux autres extraits tradition-
nellement rappelés, à propos de la tragédie, pour illustrer la théorie de la
catharsis:
99. Dans l'Iliade, elle donne à Diomède force et courage ; sur son casque et son bouclier,
elle • allume un feu infatigable • (ll. V 4) ; dans l'Odyssée, elle permet à Ulysse de traverser
la ville des Phéaciens sans être vu de ceux qu'il croise (Od. VII 14-17).
100. Gorgias attribue un charme magique au discours qui j<UJ voir, cf. supra n. 73 et
Calame 1991, 20-21.
101. A propos du chapitre 4 de la Poétique (1448 b 17 ss.), Dupont-Roc & Lallot 1980,
165, invitent à distinguer entre le plaisir lié à la reconnaissance (to xaipt:1v to'iç µ1µftµacnv)
Ce spectateur, ce pourrait être l'auditeur du poète qui ne prend pas part aux malheurs
de la guerre, mais qui prend inlellectuellement (mtà voûv) plaisir au beau spectacle
(mÂDÛ8Eaµatoç) des récita guerriers. (Eust. ll. IV 539-544 (506 6-8])'°2•
(1448 b 9) et le plaisir purement esthétique que peut procurer une représentation appréciée
en tant que telle. On partira de cette distinction pour souligner que c'est le plasir lié à la
reconnaissance qui est impliqué dans le processus de la• catharsis•. Cf. aussi ibid. 189-190.
Citons aussi la remarque de Peabody 1975, 1 : • lt is beginning to be recognized that an oral
tradition is not a group of memorized songs. culturalty peripheral to their society and sung
for amusement's sake ; rather, an oral tradition is a highly sophisticated socio-linguistical
institution that plays a central role in mantaining the continuities of the culture in which it
occurs •· Sur Peabody, cf. infra§ 2.7.4.
102. Eust. n. IV 539-544 (506 6-8 van der Valk) : Totoûtoç 6' âv EtT10ro-riiç otoû 1tOl11-
toû oocpoun,~ ÔÇ OÙ tÛJY tOÛ 1t0Àiµou ICCllroJV µt:tqEt, àJJ.JJ. tOÛ tÛJY 1t0Â.EµucÔJ\I 6tytyr)OEO)V K'Cltà
voûv a,wÀaut:t mÂoÛ &aµmoç ... Texte également cité par de Jong I 987, 59.
2) [Au bruit fait par l'armure de Diomède) Le bronze retentit terriblement sur la poitri-
ne de ce chef qui s'élance; la crainte surprendrai.t même un homme à l'âme courageuse
(into iœv -raÂ.aoicppova up &oc; ElÀEv). (ll. IV 420-421).
Cette fois, l'aède le dit clairement, la guerre n'est pas faite pour réjouir !
Chez ses spectateurs humains éventuels, c'est plutôt la tristesse et la peur qu'el-
le fait naitre. D'ordinaire, l'aède tend à rapporter l'action qu'il décrit sans la
commenter, sans la juger ; commentaires et jugements sont plutôt à chercher
dans les discours de ses personnages. Sur un point toutefois, l'aède n'hésite pas
103. de Jong 1987, 59: • The anonymity of the focalizer [in this passage] invites the
Ne Fe I (and through him the historical hearer/reader) to identify himself with him and to
share his feelings of awe -my evaluation is different from that of Eustathius- about the inten-
sity and fierceness of the battle •.
à émettre son jugement pour partager la même émotion que ses personnages :
lorsqu'il dénonce l'horreur de la guerre. Dans son discours comme dans celui
de ses personnages, les mêmes mots reviennent pour dire que la guerre, la
bataille et la mêlée sont sanglantes (ai.µa'tœ\Ç), douloureuses (ciÀ.eyEtvoç), rudes
(àÀ.tamoc;), pénibles (ÙP'f(lÂÉoç), sources de larmes (6cX1CpuOElç, 1t0À.0000Cpuç},
destructrices (ffllloç), amères (ap1µuç), tueuses d'hommes (q,8t~oç), etc.104
Dans la littérature grecque archaïque, la complémentarité de la guerre et de
la poésie est un problème fondamental. La guerre fournit sans doute à la poé-
sie sa matière ; en contrepartie, la poésie pose la question de la justification de
la guerre, plus qu'elle ne la justifie au nom de l'art 1°5• Que les descriptions de
l'aède puissent avoir la force d'un spectacle ou d'un tableau ne suffit pas à
transformer les auditeurs de l'Iliade en dieux olympiens. Entre les dieux réjouis
par la musique d'Apollon et l'auditeur de l'lliade, la différence demeure. Nulle
part, l'aède de l'lliade ne laisse entendre qu'il veut rendre son public plus heu-
reux en lui faisant oublier ses soucis. En critique aussi provocateur qu'avisé, A.
Momigliano ne s'est pas privé de dénoncer, dans un pamphlet virulent mais
pertinent., les vocations guerrières et destructrices que l'lliade a pu susciter:
Jwiqu'ici aucune institution internationale n'a pris l'initiative de recenser les cent livres
les plus dangereux qui n'ont jamais existé. Tôt ou tard, sana doute, ce recensement se
fera. Et quand il se fera. je pense qu'au nombre de ces cents livres dangereux il faudra
assigper une nette priorité à l'lliade d'Homère et à la Germanie de Tacite. [... ] Qui niera
que l'Iliade et la Germanie suscitent dans l'esprit humain les passions les plus ter-
ribles ?106
104.a. ici de Jong 1987, 231, qui étudie la répartition des occurrences des adjectifs qua-
lifiant la guerre en comparant leur fréquence dans le récit du narrateur et dans les discours
des personnages. Voir aussi Paraskevaides 1984, 39-43. Sur la conception de la guerre dans
l'Antiquité, cf. Garland 1'll2.
105. Je renvoie aux pertinentes observations à ce propos de Frontisi- Ducroux 1986, 12.
106. Momigliano 1982 (1954), 156-7: • Finora nessun ente intemazionale ha preso l'ini-
ziativa di raccogliere i cento libri più pericolosi che mai si siano scritti. Prima o poi, senza
dubbio, questa raœolta si farà. Quando si farà, ritengo che tra questi cento libri pericolosi si
dovrà assegnare una netta priorità aU'lliade di Omero e alla Germania di Tacito. [ ...) Ma chi
neghera che l'Iliade e la Germania suscitano neUo spirito umano le passioni più terribili ? •
lj'ai traduit). On rappellera la référence de l'idéologie nazie à la Germanie de Tacite et le fait
que Momigliano a été victime de la discrimination nazie, sans parler du sort de sa famille.
devra chercher ailleurs une bonne raison d'écouter ce poème qui évoque le
malheur des hommes. Le chant entendu par les dieux à la fin du chant I reste
pour lui un silence. Vlliade entend être plus qu'un simple divertissement de
banquet, sa fonction ne répond pas à une exigence qui serait seulement d'ordre
esthétique. Vauditeur peut toujours céder à la tentation de s'identifier à ces
dieux du chant I réjouis par la musique, mais il devra se demander si, à leur
image, il peut vraiment se distraire d'une musique qui dit la guerre et la mort ;
si ce n'est pas à un autre titre, au nom d'une autre forme d'intérêt et de fasci-
nation, que le texte l'implique. Comprenons bien, il ne s'agit nullement de lan-
cer une impossible enquête sur les réactions du public antique à l'écoute de
l'lliade, encore moins - mais l'enquête serait ici possible - sur les réactions du
public moderne. L'intention est seulement de réfléchir aux conditions cultu-
relles qui ont pu permettre l'existence d'un poème comme l'Iliade. Notre pre-
mière piste sera de vérifier comment le poème prétend finalement impliquer
son auditeur autrement que par une interpellation directe ou une procédure
d'identification immédiate ; de vérifier comment il se donne à entendre.
l. Sur l'importance de la mùnésis chez Homère, cf. aussi Arist. Po. 1448a et 1460a tltl.
(rappelons qu'Aristote a formulé sa propre théorie de la mimési.s en opposition à celle de
Platon). Sur le problème de la mimési.s chez Platon, la bibliographie est importante : cf. de
manière très sélective Verdenius I 949 ; Havelock 1963, 20-31 et Cerri 1991.
gésis simple) et celui des personnages du récit dont les paroles sont rappor-
tées au style direct (diégésis imitative) ; ce dernier mode est particulièrement
utilisé dans la poésie homérique. On peut compter dans l'lliade 676 répliques
au style direct totalisant 6853 vers, soit 43% du poème entier, presque la
moitié2 • Ajoutons que l'aède fait parler aussi bien les dieux que les héros, les
hommes que les femmes, les vivants que les morts. Depuis le Songe3 qui vient
trouver Agamemnon endormi jusqu'au cheval qui prédit sa mort à Achille en
passant par le Scamandre, ce fleuve qui se fait guerrier, il n'est aucun dieu ni
aucune puissance à qui l'aède refuse sa voix. D'Ulysse à l'éloquence si brillan-
te jusqu'à Thersite au parler indécent, il n'est pas de parlers qu'il ne sache
reproduire.
Dans l'ion, Platon met en scène un rhapsode contemporain, véritable cham-
pion de récitation homérique, qui explique comment un passage pathétique le
fait pleurer tandis que ses cheveux se hérissent quand il décrit quelque scène
de terreur4. Jusqu'à quel point l'aède (ou le rhapsode) jouait-il vraiment l'his-
toire qu'il récitait ? Modifiait-il sa voix pour imiter les différents caractères ou
les différentes humeurs de ses personnages? C'est une question à laquelle il est
difficile d'apporter une réponse définitive. Mais on peut étudier, par un autre
biais, le processus d'identification psychologique qui a pu amener l'aède à
devenir bel et bien chacun des personnages dont il rapporte - en le créant ou
en le recréant - le discours. Bien avant nous, Aristote, déjà, avait remarqué que
l'aède fait dire à ses personnages des choses que, lui-même, dans les parties
narratives, n'aurait pas osé dire : ainsi les héros évoquent-ils souvent des
monstres ou des prodiges, ce que le narrateur ne fait pas5• S'agit-il simplement
d'une subtilité rhétorique ou l'aède perd-il une part de son esprit critique
quand il entre dans le discours de ses personnages ?
Durant ces dernières années, ce problème a été abordé dans un nombre
toujours plus important d'études. Sans chercher à dresser aucun bilan, on peut
tout de même évoquer une série de résultats qui démontrent que le propos du
narrateur se distingue nettement des discours qu'il attribue à ses personnages,
tant au niveau du contenu qu'au niveau de la forme. C'est là un fait d'autant
2. Dans l'Odyssée, la proportion des discours des personnages rapportés au style direct
s'élève à presque 70%. En particulier, l'aède se plait à rapporter au style direct, pendant plus
de 2200 vers (chants IX, X, XI, XII), les récits d'Ulysse à la cour d'Alcinoos. Sur cette iden-
tification de l'aède avec le personnage principal de l'Odyssée, cf. Bouvier 1988, 73 ss. Kelly
1990, 3 observe que si l'on déduit les récits d'Ulysse à la cour d'Alcinoos, la proportion des
discours directs s'élève alors à 61%, un pourcentage qui reste donc largement supérieur à
celui de l'Iliade.
3. Sur le songe dans la poésie homérique, cf. Pellizer 1995, 1033-1045.
4. Pl. /on 535c. Voir aussi Sealey 1957, 312-355.
5. Arist.fr. 163 Rose.
plus remarquable que, après les découvertes de M. Parry sur le caractère for-
mulaire de la langue homérique, beaucoup d'homéristes avaient conclu, de
manière précipitée, qu'une telle langue n'autorisait aucune variation stylis-
tique6. Aujourd'hui, il apparait que les différences entre la partie narrative pro-
prement dite et les discours des personnages touchent non seulement le champ
lexical7 et la syntaxe8 mais aussi la métrique9• Comme Platon l'avait perçu, jus-
qu'à un certain point au moins, la poésie homérique est bien fondée sur un
processus d'identification psychologique. L'aède semble effectivement devenir
autre quand il 888\lme le • je • de ses héros. Il y a, dans l'lliade, une manière de
parler qui n'appartient, par exemple, qu'à AchilJelO: un vocabulaire, des
6. Il faut citer ici le travail de Parry A. 1956 qui aboutit touteCois à un intéressant para-
doxe, relevé par Reeve 1973 : supposant que le langage Connulaire ne permet pas aux héros
de s'exprimer différemment du narrateur, A. Parry observe qu'Achille est alors amené à refu-
ser ce • langage commun • en le déCormant : • Achilles has no language with wich lo express
his disillusionment. Yet he expres8e8 it, and in a remarkable way. He does il by misusing the
language he disposes or• (Parry A. 1956, 6).
7. Griffin 1986 et de Jong 1995, 142. Griflin 1986, 36 souligne, par exemple, que le nar-
rateur nomme généralement les différents dieux qui interviennent sur le champ de bataille,
tandis que ses personnages parlent plus abstraitement de l'intervention d'un • dieu • (&é,ç)
ou d'un •démon• (6aiµrov). a. aU88i Krarup 1948. Sur le système des renvois temporels
(ainsi que sur les analepses et les prolepses) dans le propos du narrateur et dans les discours
des personnages, cf. Steinrück 1992, 15 88.
8. Austin 1975, 49 a remarqué que les Cormules nom + épilh.ète sont employées diffé-
remment dans la partie narrative et dans les discours des personnages. Higbie 1990, 118-
120 démontre que les •enjambements• (• progressive or necessary •) peuvent refléter un
certain degré d'émotion chez l'énonciateur: la nervosité d'Ajax (en n. IX 625-642) serait
notamment trahie par les multiples enjambements présents dans sa réplique. Rappelons qu'il
y a • enjambement • quand l'unité syntaxique ne coïncide plus avec l'unité métrique consti-
tuée par l'hexamètre. De manière très générale, on peut dire qu'il y a enjambement quand
la phrase ne se termine pas avec le vers mais continue sur le vers suivant ; pour cette défi-
nition très générale, cf. Parry 1971 (1929), 253 n. 1. Pour une analyse plus complexe des dif-
Cérents types d'enjambements (un problème qui touche la question des rapports entre unités
syntaxiques et unités métriques), cf. Higbie 1990 ainsi que Oark 1994.
9. Dans une étude sur le problème de la correptio (abrégement d'une voyelle longue ou
d'une diphtongue devant une autre voyelle ou diphtongue), Kelly 1990, 7 a noté que les cas
de correptio sont deux Cois plus fréquents dans les discours des personnages que dans le dis-
cours du narrateur. Kelly explique ce phénomène comme un résultat particulier de la Cor-
mation des poèmes homériques au fil du temps. TouteCois, il n'exclut pas la dimension psy-
chologique : • The speeclies in Homeric epic exhibit conservative tendencies because they
reOect the thoughts of characters dealing with a cosmos or fixed and reliable landmarks and
a society of men who thereCore think in the same general patterns • (79-80). L'argument est
plus que fragile mais le point de vue est intéressant.
l O. Le problème du langage d'Achille, posé initialement par Parry A. 1956, a suscité
ensuite toute une série d'études qui ont montré la spécificité du langage d'Achille: Reeve
1973, 193-195; Oaus 1975, 13-28; Cramer 1976, 300-304; Hogan 1976, 305-310;
Quelle honte (aiaxpov) awsi pour les génération.s à venir quand elles apprendront (mt
toooµivotcn mi8io8a1) que l'année des Achéens, si grande et si forte, batailla en vain,
contre des hommes moins nombreux, menant une guerre inutile dont la fin semblait ne
jamais venir. (ll. Il 119-122) 14.
Friedriàt & Redfield 1978, 263-288; Scully 1984, 11-27; Nimis 1986, 217-225; Lynn-
George 1988, 51-152 et Martin 1989, 147-205. Tout comme il y a un langage d'Aàtille, il y
a un langage d'Hector, d'Ajax, d'Ulysse, de Nestor (cf. par ex. infra ll. Il 362 : mtà cpûÀa,
mtà cpplltpa.ç, une expre88ion qui caractérise typiquement Nestor ; voir le commentaire de
Kirk 1985, 154).
11. a. surtout Martin 1989, 220-230.
12. Platon dirait la diégésis simple.
13. a.
R. 11 119; 111287; 460; VI 358; XXII 305; Od. 111204; Vlll 580; XI 76; XXI
255 et xxrv 433.
14. Sur la traduction de ce paMage, cf. mes remarques infra § 1.4.4. Sur ce p.eesage, cf.
D. H. Rh. 8 15 41 et 9 5 65 Spengel. Dans l'Odyssée, après son éàtec à l'épreuve de l'arc,
Eurymaque emploie une formule proàte de celle d'Agamemnon : • Hélas ! quelle peine pour
moi et pour tous ceux qui sont ici. [ ...] Mais nous manquons tant de cette force que possè-
de Ulysse, incapables que nous sommes de tendre son arc : quelle honte jusque dans les
générations à venir qui l'apprendront• (Od. XXI 249-255) ; formule analogue encore
lorsqu'Eupithès s'adresse à ses proches pour les appeler à venger les prétendants exterminés
Si Alexandre tue Ménélaa. qu'il garde, pour lui-même, Hélène et tous les tréson ; nous,
nous rentrerons sur nos nefs qui franchi88ent les men. Mais si c'est le blond Ménélas qui
tue Alexandre, il faudra alors que les Troyens rendent Hélène et tous lrs trésors et qu'ils
paient aux Argiens la réparation qui convient d'un hoMeur (nµiiv) dom pourronl aussi
se réclamer les gi-néralioru à venir (i\ tt mi ~ l c n µEt' ~ l c n JttÀ.lltal). ( Il.
Ill 281-287 voir au88i 458-460)15.
Ù\18 roi, donne-moi de tirer vengeance de celui qui m'a, le premier, fait du tort, le divin
Alexandre, et dompte-le sous mon bras, en sorte que chacun redoute, jwque chl!z les
hommes de demain (mi OV/\JOVON ~ ) , de faire du tort à rhôte qui lui aura offert
son amitié. (ll. Ill 351-354).
[NoU8] à qui l.eus a fait un dur destin pour que now soyons plus tard maniés aux généra-
tions à venir (éoi; mi OlhaOO> 1~ l ( J l ~ cioIBiiioi ÈoaofJÉYol(Jl). (IL VI 357-358).
Dis-moi pourquoi tu pleures et te chagrines en ton cœur, à l'écoute du destin des Argiens
et Danaens et des gens de Troie. Ce sont les dieux qui ont œuvré et tissé cela pour qu'il
en soit un daant dan.s les générations à venir ({va noi mi roooµÉvolcnv àol&;). (Od. VIII
sn-sso).
Il n'est aucun héros qui aime être traité de lâche. Si détestable qu'elle puis-
se être, la guerre est une réalité d'autant plus perverse qu'elle trouve en elle-
par Uly88e et Télémaque : • Allons, car nous serions l'objet d'un opprobre éternel ; quelle
honte ju&q1.1e dans les générations à venir qui l'apprendront si nous ne vengions pas le
meurtre de 008 fils et de 008 frères• (Od. XXIV 433-435).
15. a. infra § 1.4.4.
16. Voir aU88i ll. IV 176-182; Od. Ill 204; XI 76; XI 433; XXI 255 et XXfV 433. Voir
aUBSi les discours tenus par des narrateurs anonymes, de Jong 1987a.
Divise les hommes. Agamemnon. par pays (mtà cpû).a) et par clan (mtà cpp11tpaç) 18, en
sorte que le clan soit soutenu par le clan et le pays par le pays ; si tu agis ainsi et que les
Achéens t'obéissent, tu sauras parmi les chefs et parmi les hommes qui est un lâche
(icaicoç) et qui est un brave (io8).6ç). puisqu'ils combattront par groupes. (ll. Il 362-366).
Parce qu'ils sont dans une situation de guerre, parce qu'ils constituent une
société de guerriers, les héros de l'Iliade se trouvent contraints de défendre un
système de valeurs qui finit par justifier la guerre. Si l'Iliade était le poème de
cette justification, la condamnation de Momigliano appelant à proscrire une
telle œuvre deviendrait parfaitement légitime 19• Mais comme l'a rappelé
Simone Weil en 1941 20, l'Iliade est moins un poème sur la bravoure guerrière
17. Adkins a bien souligné le fait que le système de valeurs iliadique est. avant tout, un
système de valeurs militaires. cf. Adkins 1975 (1960), 30, 33 et 36 : • The noun &pm,, with
the adjective ayo96c;, its synonyms i.o8MÇ and Xpl10'tOÇ, the comparative forms àpEivOJY and
Pù,.'tiCDY, and the superlatives aptmoç and JxÀ,'t\O'tOÇ, are, as will be demonstrated below, the
most powerful words of commendation used of a man both in Homer and in later Greek. The
noun m!CÔtT\ç, with the adjective icairoç, it.s synonyms &v.oç and 1tOVT1poç, the comparative
fonn ICUlC\CIJY, and the superlative m,nmoç, are the corresponding words of denigration. The
neuter adjective ai<Jxpov (aiaxWJY, aiaximoç) is the most powerful word used to denigrate a
man's actions, together with noun aiaxoç [...] To be àtu9&., one must be brave skilful, and
successful in war and in peace [ ... ] lt is ai<JXPOV to fail. in war or in peace [ . ..] Thus,
Homeric society does value most highly the class it needs most : men who are well-armed,
strong, fleet of foot and skill in war, counsel. and strategy •. Voir aussi Adkins l ':172 ; 1972a ;
1975 (l 960) ; 1982 (qui contient d'importantes indications bibliographiques dans les 6 pre-
mières notes) ; 1982a ; 1987. Pour une discussion sur les thèses d'Adkins, cf. Lloyd-Jones
1971, chap. l et Gagarin 1987 avec la réponse de l'intéressé et, plus récemment. Zanker
1994, 2 sa. Voir aussi Long 1970.
18. Sur la traduction des termes cpûÀov et cpprrtpri, je reprends la proposition de la tra-
duction de Mazon 1937 ; on verra toutefois le commentaire ad loc. de Kirk 1985, 154- 155.
19. a. supra 49, n. 105.
20. Weil 1941.
Comme tous les héros, et plus encore en tant que premier Troyen, Hector
attache une importance décisive à son honneur : son premier souci est de prou-
ver son excellence. Au chant VI, dans un passage devenu célèbre, il s'entretient,
pour la dernière fois, avec Andromaque. La discussion des deux époux res-
semble à un rapprochement impossible ; malgré tout ce qui les unit, Hector et
Andromaque se trouvent séparés par une guerre qui révèle leur différence22.
Là où Andromaque cherche à sauver l'homme qu'elle aime, Hector se doit de
défendre son honneur. Quand sa femme l'incite à la prudence, le héros tient un
langage bien différent :
Femme, tout cela me préoccupe all88i ; mais, devant les Troyem et les Troyennes aux
/onsues robes, j'ai honte (aiœo,.uxt Tpônç mi. Tpcpa&xç ~ à l'idée de me
tenir, tel un lâche (micoc;), loin de la bataille. Mon cœur ne m'y poU88e pas car j'ai apprù
{µa8ov) à être toujoun un brave (ia8).6ç) et à combattre aux premien rangs des Troyens
pour gagner une grande gloire (kleos) à mon père et à moi-même. (ll. VI 441-446).
•Devant les Troyens et les Troyennes aux longues robes.j'ai honte ... ,.: cette
formule - qu'Hector reprendra au chant XXII - a été maintes fois commentée:
le verbe aideomai (j'ai honte) renvoie à un sentiment difficile à définir, l'aidôs,
qui confond le sens de l'honneur et une certaine forme de pudeur face à l'opinion
d'autrui23. A la suite de E.R Dodds, J. Redfield rappelle, à ce titre, que l'aidôs est
• l'émotion éthique ,. propre à une • civilisation de la honte ,. :
21. Ce que Redfield 1994 (1975), 99 88, souligne très bien et résume par une jolie for-
mule:• The warrior's role generates the warrior ethic • (104). Je reviendrai beaucoup p\us
longuement sur ce problème de l'éthique dans ma deuxième partie.
22. Schadewaldt 19654 (19431), 215-217. Voir aU88i Zamharbieri 1988, 365 ss. et mon
analyse sur la façon dont l'histoire de la guerre implique, dans l'Iliade, le refoulement de
l'histoire d'amour, cf. Bouvier 2001.
23. a.
Redfield 1984 (1975), 151. Sur l'aioolç. cf. aussi Verdenius 1945; Dodds lCJTl
(1951), 28; Claua 1975; Oteyna 1983, 60 ss. et Cairns 1993. Sur l'honneur (nµi\), cf.
Riedinger 1970.
[dans• une civilisation de la honte•, comme l'est la civilisation homérique,] les héros ne
distinguent pas la morale personnelle du conformisme; dans un monde où le qu'en-
dira-t-on est le guide infaillible du bien et du mal, les deux notions sont pratiquement
fondues24.
Un héros n'existe, donc, comme tel que quand il est reconnu et estimé
par les autres. Sans cette reconnaissance extérieure, il n'est rien. Achille -
c'est tout son problème - ne se contente pas de penser qu'il l'emporte sur
tous les autres Achéens, il veut être officiellement reconnu comme le
meilleur. Dans l'lliade, la valeur du héros est d'abord un fait sociaJ25. Pour
un héros, il n'y a d'estime de soi possible que réfléchie par le jugement de
l'autre : chacun existe en fonction d'autrui, ou, pour être plus précis, en
fonction de la réputation qu'il a auprès d'autrui 26. Ce qui explique pourquoi,
au moment d'agir, un héros comme Hector n'écoute pas la voix d'une
conscience intérieure mais préfère laisser résonner à ses oreilles la voix de
l'opinion publique, cette voix que l'aède de l'Odyssée appelle la • voix du
peuple• (ôftµoto <Pllµtç} (Od. XVI 75 ; XIX 527). Ce qui guide le héros au
moment de ses choix cruciaux, ce n'est pas la conviction intime de sa
conscience, ni non plus la poursuite d'un idéal divin mais la peur du juge-
ment social. Dans l'lliade, Zeus ne s'occupe pas de morale. Le héros homé-
rique n'est pas jugé par un dieu omniscient et infaillible mais par ses sem-
blables. Cela Dodds l'explique parfaitement :
La plus grande force morale que connaiue l'homme homérique n'est pas la crainte de
Dieu. mais le reapect de l'opinion publique27.
C'est la seule vraie déclaration d'amour qui soit prononcée par un héros dans
l'Iliade. Toutefois, alors même qu'il se préoccupe du sort d'Andromaque et qu'il
songe aux épreuves qu'elle devra subir, Hector n'en demeure pas moins préoc-
cupé par l'histoire qui s'attachera à son nom:• Et un jour, quelqu'un dira peut-
être..• Voilà ce qu'on dira ..29. Loin de n'être qu'un détail, sa renommée future,
Z/. Dodds 1977 (1951), 28. CT. aU88i Red.field 1984 (lm), 151 : • L'aidos est l'émotion
éthique la plus répandue dans la société homérique; c'est avant tout le souci de l'opinion
d'autrui•·
28. Le verbe dxncnv est au subjonctif, un subjonctif qui équivaut à un futur affectif, cf.
O.antraine 1953, 209 § 309.
29. Pour l'Iliade, de Jong 1987a dénombre 17 • tis-speeches •, 9 occurrences dans le
texte du narrateur (diégèse) (ll.11 Z/1-8; Ill 2g]-302; 111319-324; IV 81-5; VII 178-181;
VU 201-206; XVII 414-419; XVII 420; XXII 372-375) et 8 dans les discours de ses per-
sonnages: Hector emploie la formule 5x : (VI 459-462; VI 479; VII 87-91 ; VII 300-302 ;
XXII 106-108); Agamemnon lx (IV 176-182); Sarpédon lx (XII 317-321); Ménélas lx
(XXIII 575). Comme de Jong le remarque en passant (83), les discours anonymes contenus
dans les discours des personnages sont tous au futur, tandis que ceux qui se trouvent dans le
l'histoire qu'il laissera, semble obséder Hector. A peine a-t-il prononcé ces mots
qu'il prend son fils Astyanax dans ses bras, en adressant une prière aux dieux:
7..eus et vous tous dieux., donnez à mon enfant de devenir, comme moi-même je le suis,
un Troyen exemplaire (àputptXm) entre towi, qu'il excelle aussi par sa force et qu'il puis-
se régner sur Ilion. Et qu 'wi jour quelqu'un puisse dire (mi xoti tl.Ç tÜto1) de lui en le
voyant revenir du combat : • Il est bien meilleur (JtOÂ.Àov àµt:ivrov) que son père •. Puisse-
t-il alors rapporter les dépouilles sanglantes de l'ennemi qu'il aura tué, pour le plaisir de
sa mère ! (ll. VI 476-481).
Ici encore, Hector perçoit le futur de son fils à travers les mots qui évoque-
ront son propre passé. Il subit à l'avance l'influence des phrases qui, demain,
pourraient être les fragments d'une épopée chantant les exploits d'Astyanax,
fils d'Hector. De son fils, il attend qu'il devienne un héros à son image, propre
à susciter l'admiration, perpétuant son renom et celui de ses ancêtres. Hector
rêve à l'épopée idéale qui pourrait chanter sa lignée. Et ce rêve qui se trans-
forme en pensée obsessionnelle continue.
Au chant VIi alors qu'il a quitté Andromaque et son fils et qu'il est revenu sur
le champ de bataille, sûr de ses forces et protégé par Apollon, Hector provoque,
en duel singulier, le champion achéen qui voudra l'affronter. Dans le défi qu'il
lance, il s'engage, s'il est vainqueur, à rendre aux Achéens le corps de son adver-
.
sarre:
Son corps, je le rapporterai aux nefs à la bonne àiarpente, pour que les Adiéens à la belle
àievelure l'ensevelissent et répandent sur lui la terre d'un tombeau, le long du large
Hellespont en sorte que, parmi les hommes de demain, quelqu'un puisse dire (mi JtOti nç
tÜtfl<n ml O'lfl"fOVùJV ~ ) , quand il naviguera sur la mer aux reflets de vin à bord
d'une nef aux rames nombreuses : • Voici la tombe d'un homme mort il y a longtemps, un
àiampion que tua jadis le resplendissant Hector ! • Ainsi parlera-t-il (roc; JtOti nç ipm) et ma
rerwmmée ne périra pas (to ~• qwv KÂ.Éoç oü 1tot' oÀ.âta1) ! (ll. VII 84-90)30•
Plus clairement encore que dans les deux cas précédents et devant tous les
Achéens, Hector continue de faire parler les hommes de demain et d'édifier ce
qui pourrait devenir son épopée. Comme si sa parole pouvait avoir une valeur
performative, comme s'il était possible à un homme de fixer et de régler le des-
tin, Hector se plaît, durant un bref instant, à imaginer les mots de ce marin de
demain, croisant au large du rivage de Troade et apercevant au loin une tombe.
Durant un bref instant, comme s'il était lui-même ce marin, il fait, à la troisiè-
me personne, son propre éloge posthume, s'attribuant au passage une épithète
texte du narrateur sont tous au passé (ti'.1troiœv). On trouve ici une confirmation de l'obser-
vation faite supra § l. l. l.
30. a.aussi Elpénor dans l'Odyssée. Sur l'importance de la réputation, de l'honneur et
du blâme dans les propos d'Hector, cf. au88i ll. III 50-51.
(q,aiôiµoç ''EK"tmp.1 1) que l'aède lui prête souvent Composant une épitaphe qui
pourrait évoquer sa victoire - une victoire qui n'aura jamais lieu ! -, Hector
conclut : • Ainsi parlera-t-il et mon re,wm (kleos) ne périra pas ! •. Une gloire
immortelle! Et le héros va jusqu'à concevoir les conditions de diffusion de sa
propre renommée. Il n'imagine pas un aède qui s'adresse à une assemblée de
seigneurs dans un palais particulier, mais un navire qui transporte, d'une terre
à une autre, des hommes qui ont entendu son histoire et qui connaissent ses
exploits : un navire qui transporte sur les mers le souvenir de sa gloire pour la
diffuser vers d'autres rivages. Par-delà l'épopée qui pourrait le célébrer et les
cheminements de son histoire, Hector se pense comme une figure inscrite dans
la mémoire collective.
Hector redoute certes le jugement des Troyens et des Troyennes, il devine
la chute future de Troie, il s'inquiète du sort d'Andromaque et il rêve aux
exploits de son fils, mais ses pensées apparaissent, à chaque fois, comme emboî-
tées dans une autre préoccupation plus fondamentale qui est celle de sa place
dans la mémoire des hommes de demain, du discours de tout un chacun à son
propos32• L'aspiration du héros n'est pas seulement de devenir une figure chan-
tée par les poètes33 mais surtout d'exister, grâce au chant des aèdes mais aussi
à d'autres voies, dans la mémoire collective. Plus encore que l'opinion des
Troyens et des Troyennes qui le regardent, c'est le jugement des générations à
venir qu'un héros comme Hector semble surtout redouter. Jusqu'où cette
crainte détermine-t-elle son comportement ?
Hélas, si je franchis les portes et les murs, Polydamas sera le premier à jeter sur moi la
honte (û.qxei11v). Lui qui m'exhortait à ramener les Troyens vers la ville en cette nuit
de mort lors de laquelle Achille s'est levé. Mais moi, je ne l'ai pas écouté. Cela aurait
pourtant bien mieux valu. Maintenant que j'ai fait périr mon armée par mes pensées
31. Voir ll. VI, 466; 472 ; VIII, 489; XII, -1-62 ; XIII, 823 ; XIV, 388; etc. Sur cette for-
mule, cf. en dernier lieu Sacks 1987. 105 ss.
32. a. :µ111WtÉ 't\Ç tuttl(Jl [.. .] éoç JtOtÉ 't\Ç Èp&\ (VI 459 et 462) ; ICCll JtOtÉ 't\Ç ElltOI.. .. (VI
479) ; mi 1WtÉ 'tlÇ aJttlOl mi OVf\Y0VCfN àv8p(l)ff(OY [ .••] éoç noti -riç ÈpÉE1 (VII 87 et 91)
33. Comme on le répète communément sur la base de R. VI 358 et 0d. Ill 204; VIII
580; cf. par ex. Pucci 2001, 280.
insensées, j'ai honte face aux Troyeru et aux Troyennes aux l o ~ robes (aiœol,lal
Tpôxxç mi Tpqxxôaç~. Qu'un autre, moùu brave que moi. ne vienne pas un
jour dire (µ~ JtOtÉ nç EutJl(Jl mMEf)OÇ èilloc; èµEio) : • Hector, pour avoir eu trop
confiance en 88 force, a fait périr son armée •. C'est là ce qu'on dira (me; Èproucnv). Pour
moi, il vaudrait bien mieux faire face à Achille et ne revenir qu'après l'avoir tué, ou périr
sous 88 main, glorieusement (iüw\.CÎ>ç), devant ma cité. Pourtant, si je déposais à terre
mon bouclier bombé et mon casque plein de force, si, appuyant ma lance à la muraille,
je m'avançais en allant droit vers l'irréprochable Achille pour lui promettre de lui rendre
Hélène et avec elle tous les autres biena qu'Alexandre emporta à Troie, dans ses nefs
creuses, - ce fut là l'origine du conflit-, tout cela, je le donnerais aux Atrides pour qu'ils
l'emmènent. Et si je promettais encore de partager avec les Achéens tout ce que cette
ville recèle; si j'obtenais en plus des Troyena le serment, prêté par les Anciens, de ne
rien cacher mais de faire deux parts de toutes les richessea qu'enferment les mW'!i de
notre cité aimable... Mais pourquoi mon cœur discute-t-il ces pensées?[...] Mieux vaut
pour la querelle que nous nous affrontiona au plus vite. Voyons auquel des deux
!'Olympien veut accorder l'orgueil de la victoire (d,xoç) ! • (ll. XXII 99-130).
Une fois encore les mêmes expressions qui mettent en scène la parole et le
jugement des hommes d'aujourd'hui et à venir. Mais Hector est plus hésitant
qu'il n'y paraît. Ses pensées se bousculent et sa réflexion dévie. Cinq vers plus
loin, à la seule vue d'Achille, il prend peur et s'enfuit. La peur du jugement
social cesse-t-elle d'être déterminante ? Ce serait ignorer le glissement de la
pensée d'Hector. A la honte devant les Troyens et l'homme de dem~ il sub-
stitue, dans les derniers vers de sa tirade une autre question, qui renvoie au rôle
des dieux: à qui Zeus entend-il donner la gloire? C'est l'histoire qui est ici en
jeu : la mort et la défaite d'Hector impliqueraient, on le sait, la chute immi-
nente de Troie, tout comme sa survie et sa victoire sur Achille signifieraient la
victoire des Troyens. C'est tout l'art de l'Iliade de ramener à un duel le sort de
toute une guerre34. Mais cette question de l'issue de la guerre, fondamentale
dans une perspective historique, n'a finalement qu'une valeur relative dans
l'Iliade où l'important est moins la victoire ou la défaite en elles-mêmes que la
manière de vaincre ou de tomber : la mort d'un brave compte plus que la vic-
toire d'un lâche. La poésie de l'aède - c'est particulièrement vrai pour l'Iliade
- dit l'héroïsme plus que l'histoire. Il en résulte que le pouvoir des dieux d'in-
fluencer l'issue de la guerre compte moins que la détermination d'un héros à
agir ou non en brave. Cest une donnée importante qui va nous conduire à rela-
tiviser l'importance des dieux au niveau éthique. Hector a vite fait de se
demander à qui Zeus veut accorder l'orgueü de la victoire (eukhos), la vraie
question est de savoir comment il se comportera, dans la victoire ou dans la
défaite (sur la fonction des dieux, cf. aussi infra § 1.5.10 et 4.3).
Après une poursuite qui semble sans fin, après que les deux héros ont fait
trois fois le tour de Troie, Zeus prend sa balance d'or pour peser les destins des
34. Cette technique narrative est bien analysée par Rousseau 2001.
deux guerriers. C est le destin d'Hector qui bascule. Au même moment, Apollon
l'abandonne et Athéna le trompe. Hector comprend trop tard qu'il a été joué
par les die~ mais il se décide, enfin, à affronter Achille. La scène a lieu près
des lavoirs de Troie35. A ce moment-là, le héros sait déjà qu'il n'y a pour lui
plus aucune chance d'échapper à une mort fixée par le destin36 :
Hélas, voilà bien que les dieux m'appellent à la mort. [ ...] Voilà maintenant la vilaine
mort tout près de moi, elle n'est plus loin, ni contoumable. Il y a sans doute longtemps
que cela plaisait d'avantage à 1.eus et à son fils l'Ardler, eux qui auparavant me proté-
geaient volontiers. Maintenant donc le destin me tienL Toutefois., je ne veux pas périr,
sa,u lutte ni sa,u gl.oire ( ~ { YF, ml CllCÂEtÔ)Ç), maÏ$ accomplir quelq""' haut faü dont
ln hommes de demain pourront tirer leçon (âllà µqa pér,,x. n ml roooµévoun
it\,&ro&:u). (R. XXII 297-305).
Au terme de son destin, face à une mort inéluctable, Hector veut sauver
quelque chose de plus essentiel que la vie, quelque chose qui pourra apporter
un sens à son existence et justifier sa destinée. Hector n'a plus qu'un désir:
accomplir un exploit exemplaire, digne d'être rappelé aux générations à venir.
Face à la mort, le héros homérique ne s'inquiète ni du jugement des dieux ni
de son salut personnel. Il ne doit aucune confession, ni n'attend aucun pardon.
Il n'aspire à aucun paradis ni ne craint aucun enfer. Son passage dans l'au-delà
ne le préoccupe pas. En revanche, toute son inquiétude va à la façon dont il
pourra survivre dans le monde et la mémoire des vivants. C'est aux mots qui
diront son exploit et qui le rendront inoubliable qu'Hector sacrifie sa vie et sa
jeunesse; c'est l'espoir de se savoir reconnu par les hommes de demain qui le
motive jusqu'au dernier moment de sa vie. Et cela vaut pour tous les héros,
pour un champion comme Achille37 aussi bien que pour un héros aussi peu glo-
35. Sur le sena de ce lieu, cf. Bouvier 1987, 9-13 ; sur la valeur du paysage dans la
mythologie, cf. Buxton 1996, 99-130.
36. Sur rinéluctabilité de ce destin, cf. R. XXII 5 et 20 l-203.
'n. En R. IX 41()-416, Achille rappelle ainsi à Ulysse les deux chemins que peut emprun-
ter son destin : • Ma mère, Thétis, la déesse aux pieds d'argent. me ra dit : deux destins peu-
vent me conduire jusqu'à rheure ultime de ma mort. Si je reste ici à combattre autour de la
ville de Troie, je verrai mourir mes chances de retour mais je gagnerai une gloire immortel-
le (ICÀ.Éoç iiq,6itov). En revanche, si je rentre chez moi, dans la terre de mes pères, je verrai
mourir mes chances de conquérir une noble gloire (ICÂÉ:oç Éo8À.ov), mais alors je jouirai d'une
longue vie et l'heure ultime de la mort ne me rattrapera pas d'aussitôt •. Achille n'aura pas
à choisir. Oaacun de ses gestes jusqu'aux plus impulsifs, chacune de ses réactions jusqu'aux
moins conscientes, l'engagent, parce qu'il est un hér08. sur le chemin de cette gloire qui
implique sa mort. Sur ce passage, cf. Griffin 1995, 125. Cf. aussi les propos de Sarpédon, ll.
XII 322-8. Sur la corrélation de la gloire et de la mort, cf. mes remarques infra § 1.5.3. Sur
la gloire immortelle (ICÂÉ:oç cicp8itov), cf. Schmitt 1967, 61-102; West 1973b, 179-192; Nagy
1974, 142 88.; 1994 (1979), 150-152; 214-228 et Finkerlberg 1986.
rieux qu'Elpénor dans l'OdysséelB. C'est dans la mémoire des hommes à venir
et nulle part ailleurs que le héros veut survivre et être immortalisé. C'est à cela
qu'il prétend et non à quelque paradis. Hélène le dit dans l'Iliade:« Zeus nous
a fait un dur destin pour que nous soyons plus tard chantés aux générations à
venir (aoidimoi essomenoisi) • (ll. VI 357-358) ; Alcinoos le répète dans
l'Odyssée : « Ce sont les dieux qui ont œuvré et tissé cela pour qu 'ü en soit un
chant dans les générations à venir (iva nm
mi OO<JoµÉvO\O\V ClO\Ôil• (Od. VIII
5TI-580). Rien ne justifie mieux le dur destin des héros que l'espoir d'être com-
mémorés jusque dans les générations à venir. Il y a ici une idéalité de la paro-
le poétique qui devient le fonde ment de l'éthique héroïque. En choisissant de
sacrifier sa vie aux mots qui perpétueront son histoire, Hector confère à la poé-
sie qui raconte son histoire une des plus fortes justifications que la littérature
poétique pourra jamais se donner39. Je reviendrai sur le problème de cette
autolégitimation de la poésie plus loin (infra§ 1.3.5). Pour l'heure, contentons-
nous de remarquer que cette dédicace de l'action héroïque aux hommes à
venir est aussi une forme incontestable d'interpellation.
38. Dans l'Odyuée, l'âme d'Elpénor supplie Ulysse de lui édifier une tombe : • dresse, sur
le rivage de la mer argentée, la tombe d'un homme malheureux pour que les hommes à venir
en soienl informés (mi ÊoaoµÉvOl<n 11..i8ro8al) • (Od. XI 75-6). Sur la figure d'Elpénor, cf. mes
remarques in Bouvier 1999b, 62-65 et 1999c, 190-192.
39. Comme le dit très bien Redfiel 1984 (1975), S7: • Ainsi l'épopée a ses fondements
dans l'éthique héroïque elle-même•. Cf. aussi Vernant 1989 (1980), 54. Pour le prolonge-
ment de cette discussion, cf. infra § 1.3.5
tions futures. On toudie ici à la fonction sociale de la poésie : c'est parce qu'el-
le n'est pas seulement une parole qu'il faut écouter pour le plaisir, mais qu'el-
le s'inscrit dans un contexte social où elle remplit une fonction spécifique, que
l'Iliade interpelle son auditeur avec un procédé qui lui est propre. Insistons sur
ce point avant de revenir, en fin de chapitre, sur les nuances à apporter à ces
observations (infra § 1.6).
D'un point de vue purement poétique ou littéraire, le motif d'un héros qui
accepte de mourir pour la parole qui le chante apparait comme un thème idéal
qui devrait être promis à une longue destinée, à des récupérations et des resé-
mantisations diverses. Il n'en est rien. Si l'on s'en tient à l'histoire de la littéra-
ture grecque, on constate que ce thème n'aura pratiquement aucun succès.
Rien d'étonnant à ce qu'il n'apparaisse dans la tragédie que sur un mode
mineur et problématique40 ; on sera plus surpris de noter son absence dans la
poésie épique posthomérique : le héros des Posthomériques de Quintus de
Smyrne obéit à des impératifs très différents dans un poème qui se veut por-
tant la suite même de l'Iliade - je vais y revenir plus loin (cf. infra § 1.6).
Livrons-nous simplement ici à une expérience qui va se révéler rapide et
redterchons, dans le corpus informatisé des textes grecs, quand et chez qui les
mots d'Hector, dédiant son histoire aux hommes à venir, se trouvent repris. On
ne trouve que deux occurrences. La première chez Polybe, au livre V de son
Histoire, où il évoque la situation peu héroïque, à la cour de Ptolémée
Philopatôr à la fin du III.. siècle av. J.-C., du spartiate Cléoménès, victime d'un
bas complot, calomnié et emprisonné, privé surtout de tout espoir de salut :
D voulut du moins mourir glorieusement et ne pas attendre qu'on lui fit subir un sort
digne de ses exploits antérieurs•· Et Polybe ajoute : • Je pense qu'il avait présente à l'es-
prit une idée qui vient d'ordinaire aux hommes de cœur: Non.je ne veux pas périr, sans
lutte ni sans gloire, mais accomplir quelque haut /ail dont les hommes de demain pour-
ront tirer leçon. 41
40. Cf. par ex. Eur. Tr. 1242-45 et le commentaire de di Benedetto 1971, 223-238. fai
tenté d'apporter un début de réponse à cette question dans une contribution • Mémoire et
tragédie en Grèce ancienne : l'exemple de l'Ajax de Sophocle•, présenté lors d'un colloque
organisé par A. Cavoret-Bouvier sur Théâtre et mémoire à l'université d'Avignon et dont la
publication des Actes est attendue.
41. Plb. 5 38 10 et 88. femprunte, sauf pour la citation de l'lli.ade. la traduction de D.
Rouasel.
privé de sa belle, décide, après avoir pensé au suicide, de se venger de son rival ;
l'intrigue, très complexe, le conduit à offrir son soutien guerrier au roi d'Egypte :
Car je serais déjà mort. étant donné mes malheurs, mais si je vis encore c'est seulement
pour faire du mal à mon ennemi. Non, je ne veux pas périr, sans lutte ni sans gloire, mais
accomplir quelque haul /ail dom les hommes de demain pourront tirer leçon.42
Voilà pour les héros littéraires qui se sont souvenus des mots d'Hector, c'est
finalement peu de choses. Mais le peu de succès rencontré par l'exemple
d'Hector est un indice très fort que l'allusion aux générations à venir, de la part
d'un héros et non d'un auteur, est moins un artifice littéraire que le fondement
d'une poésie soumise à des conditions de réception particulières.
Mais on ne saurait s'arrêter ici. Il est une question que Dodds a oublié de
poser, un point sur lequel il est passé un peu vite. Qu'il s'agisse de l'opinion
publique ou du jugement des générations à venir, comment expliquer qu'une
morale puisse être fondée sur un critère aussi subjectif que l'opinion ou l'ap-
préciation de l'autre? Qu'est-ce qui peut, dans le monde homérique, conférer
à l'avis d'autrui cette valeur éthique? Comment la vox populi, cette rumeur qui
court les rues et qui risque à chaque fois de se déformer, peut-elle constituer le
fondement d'une morale digne de ce nom et équivaloir à l'autorité d'un Dieu
tout puissant43? Comment expliquer une civilisation où l'espoir d'exister dans
la mémoire des hommes à venir a valeur de bonheur éternel ? Que penser fina-
lement de ces héros qui tiennent tant à ce qu'on se souvienne d'eux ? Et sur-
tout, pourquoi l'homme de demain doit-il accepter de se souvenir des héros ?
Alors que les questions se multiplient ici et que certaines réponses n'arriveront
qu'en fin de parcours, tentons de cerner une première donnée de la religion
homérique qui regarde la conception de la mort.
Un premier élément de réponse est à chercher du côté des solutions que les
Grecs ont pu apporter au problème de la mort. A bien y regarder, il semble
nécessaire d'établir, dans la poésie homérique, une corrélation entre l'aspira-
tion à une gloire immortelle et l'absence de solution eschatologique au problè-
42. Charito 7 2 4.
43. Comme l'observe subtilement Pucci 1995 (1987), 350 : • Le kleos qui fait mourir les
jeunes gens est sans cesse menacé de n'être qu'une rumeur ignorante•.
44. Sur ce problème, cf. Rohde 1928 (1894), 9-18 (qui reste un intéreMant point de
départ pour une étude 8W' le monde des morts). a. Vermeule 1979, 34-41 ; Sourvinou 1981.
Voir aUMi Dietrich 1965 et Moreux 1967.
45. ll. XV 187 •· et VIII 367.
46. a. Loraux 1991.
47. 0d. X 521 et XI 29.
48. 0d. XI 2<1l.
49. Od. X 493-495 ; XI 2(fl. a. aussi le qualificatif d' ~ en Od. XI 476. Voir aU88i
0d. XI 216-223; 488-491 et n. XXIII 104. La discu88ion entre les âmes des défunts au début
du chant XXIV de l'Odyssée (deuteronekuio) fait ici problème ; on rappeUera toutefois que
œ pavage, hautement problématique, était déjà oonsidéré par les Anciens comme une
absurde interpolation.
50. IL XXIII 100.
51. Dodds lm (1951), chap. l et 2 et la oontribution essentielle de Vernant \989
(1980), 42-79; 1989 (1979) 93 et sgg. ainsi que 104-115.
52. Sur l'oppoeition du héros homérique et du héroe chrétien, cf. Dodds 19i7 (1951), 28.
Les • peuples primitifs • attribuent généralement aux • âmes • séparées du corps une
puissance immense, invisible sans doute, mais d'autant plus effrayante;[...] Homère, au
contraire, ne connaît aucune action des psychés [âmes) dans le domaine du visible, et
guère par conséquent de culte rendu aux âmes53.
[ ...] Pour Homère, l'âme une fois bannie dans l'Hadès ne joue plus aucun rôle. Si l'on
considère combien l'idée qu'on se faisait d'elle a dû être différente à l'époque qui a pré-
cédé Homère, et combien elle l'a été dans celle qui l'a suivie, on ne pourra s'empêcher
de s'étonner que les Grecs aient réussi, à cet âge primitif de leur civilisation, à se libérer
à tel point de toute crainte superstitieuse, dans le domaine où la superstition pousse
habituellement ses plus fortes racines. On ne peut rechercher qu'avec la plus grande
prudence les circonstances qui ont produit une si grande liberté d'opinion, et l'on ne
saurait s'attendre à les déterminer complètement Et tout d'abord il ne faut par perdre
de vue, que, dans ces poèmes, nous ne sommes jamais en contact direct et immédiat
qu'avec le poète et ses compagnons. [ ... ) Si l'on voulait en croire le seul Homère, les
innombrables cultes locaux de la Grèce, avec leurs divinités liées à une étroite résiden-
ce, n'auraient pour ainsi dire pas existé: Homère les ignore presque complètement [ ... )
C'est ainsi qu'il a réalisé de la manière la plus grandiose, dans sa représentation du
monde des dieux, la fonction, véritablement poétique, sur laquelle repose tout l'idéalis-
me de l'art grec, et qui consiste à simplifier et à coordonner ce qu'il y avait de confus et
d'exubérant dans les éléments dont il disposait54•
helléniques ou non - mais qui, d'autre part, n'a pu s'imposer que parce qu'el-
le était compatible avec les idées et les croyances alors prépondérantes. Si la
religion des héros homériques ne reflète pas la pratique de cultes locaux ren-
dus aux âmes des morts, elle n'est peut-être pas aussi éloignée des croyances
populaires que Rohde l'a pensé. Là où Rohde cherche à opposer la religion du
peuple grec à la sensibilité plus raffinée d'un grand poète, il importe sans doute
de réfléchir plutôt à une forme de complémentarité entre des conceptions de
l'Hadès qui, tout en s'opposant, s'excluaient peut-être moins qu'on a bien voulu
le dire.
.55. Jrr Livre de Samuel, 28 19. Pour la question de l'au-ddà dans la Bibl,·, cf.
Dictionnaire de la Bible, s.11. Chéol, Enfer, 1Wort et Résurrection.
56. Job, 10 21-22. Cf. aussi ibid. 17 13 et 38 16-7.
57. Psaumes, 88 (87) 6 et 13.
58. Proverbes, 2 18 et 9 18 (où Dame Folie joue le rôl«- d'une Siri-ne) ; P~aumes, 16 ( 15)
10; 13 (12) 4; 49 (48) 10.
59. Psaumes, 94 (93) 17; 115 () 13) 17.
60. Job, 26 5; Esaü.>, 14 9-10
61. Job, 14 12; fulésimte, 9 5.
62. Psaumes, 88 (87) 5-6.
Car chez les morts. on ne prononce pas ton Nom ; au Chéol, qui te rend grâce ?
(Psaumes, 6 6)64.
Honore ton père et ta mère, comme le Seigneur ton Dieu te l'a ordonné, afin que tes jours
se prolongent et que tu sois heureux sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu66•
Mais si tu n'écoutes pas la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique
tous ses commandements et ses lois que je te donne aujourd'hui, voici les malédictioos
qui viendront sur toi et qui t'atteindront: [ ... ] Le Seigneur t'enverra disgrâce, panique
et menaces dans tout ce que tu entreprendras de faire. jusqu'à ce que tu sois exterminé,
et jusqu'à ce que tu disparaisses promptement, à cause du mal que tu auras fait en
m'abandonnant.67
peut rien pour sauver de la mort son fils, Sarpédon. Privé d'un pouvoir absolu,
il n'est pas non plus, à proprement parler, un dieu justicierm. Dans l'Iliade, une
vie longue et calme n'est pas considérée comme une récompense absolue;
peines et joies échoient aux hommes d'une manière arbitraire et imprévisible :
Il y a pώes sur le sol du palais de Zeus deux jarres remplies de dona. l'une contient des
maux., l'autre des bienfaits. Celui qui reçoit du foudroyant Zeus une part mélangée se
trouvera tantôt malheureux. tantôt heureux ; en revanche, celui qui ne reçoit que
misères, celui-ci, le dieu en fait un être méprisable ; une vilaine faim le poursuit sur la
tene divine; il erre sana être honoré ni des dieux ni des hommes. (ll. XXIV 527-533)7 1.
70. Dodds l'ln (1951), 41 : • Je ne vois aucune indication dans le récit de l'Iliade que
1.eus ait cure de la justice en soi•· Dans la même ligne que Dodds, cf. Chantraine 1951, 75-
76 et surtout Adkins 1975 (1960), 12-13 et 62-63. Sur l'évolution morale de Zeus dans la
poésie archaïque grecque, cf. Lloyd-Jones ICJ71, chap. l. Sur le pouvoir de Zeus dans l'Iliade,
cf. Iriarte 1986, 17 88.
71. Ce pa88age est bien entendu critiqué par Platon (Pl. Resp. 'm c-d) qui dénonce l'ima-
ge de dieux dispensant des maux. CT. le commentaire de Macleod 1982, 133 ainsi que Dodds
l'Tn (1951), 38-39. Eo relisant mon travail, je me suis rendu compte que j'ai été amené à
tnduire ce texte à deux moments différents de ma recherche ; cf. infra 434. Les écarts entre
les deull: traductions sont révélateurs de la différence qui peut exister entre la mémoire de
l'aède et celle du traducteur.
72. Esaie, 14 11 et 15. CT. aussi Ezéchiel, 32 17-32.
73. Ecdésiastique, 21 9.
ténèbres (4 10)74. Au lie siècle av. J.-C., dans le 2! livre des Maccabées, Judas
n'hésite pas à ordonner un sacrifice pour des morts convaincus de péché. D le
fait• dans la pensée de leur résurrection,. : • s'il n'avait pas espéré que les sol-
dats tombés ressusciteraient, il eût été superflu et sot de prier pour des
morts •75• A la même époque, le livre de Daniel distingue le sort des justes et
des injustes : • Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se
réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle; ceux-là pour l'opprobre, pour l'hor-
reur éternelle ,. (12 2-3). Un siècle plus tard, le Livre de la Sagesse, qui trahit
des influences grecques indéniables, oppose nettement la destinée immortelle
des âmes justes à la réprobation éternelle qui pèse sur les impies 76• Le chris-
tianisme diffusera à son tour la conception d'une résurrection des justes pro-
mis, après le jugement dernier, au bonheur éternel77•
Ces remarques suffisent à souligner la manière dont se développe dans la
Bible une corrélation entre une exigence éthique et une croyance eschatolo-
gique. Dans un premier temps, il a suffi que Dieu récompense les hommes
durant leur vie terrestre. Toutefois, aux privilèges et punitions terrestres se
trouvent bientôt substituées des récompenses et des châtiments éternels.
L'éthique est ici fondée sur une conviction d'ordre métaphysique. Entendons
par là que l'homme trouve le sens ultime de ses gestes ailleurs que dans les
limites de sa vie terrestre. L'espoir de la résurrection et du bonheur immortel
justifie l'obéissance aux commandements de Dieu, tandis que le manquement
aux lois divines est sanctionné par des châtiments éternels.
Si, avec l'orphisme et le pythagorisme, la religion grecque n'a pas ignoré
l'idée d'une vie post mortem pour les âmes, si l'évolution de la religion
grecque a même pu influencer certaines conceptions des religions juive
d'abord et chrétienne ensuite, il est, en revanche, tout à fait remarquable
que la religion homérique, vieille d'une tradition séculaire, ait évolué sans
78. Sur le cas très particulier de Ménélas en Od. IV 560 ss.• cf. l'analyse qu'en donnent
Rohde 1925 (1894), 55-60 et Nagy 1994 (1979), 206-210 et 246-251.
Dans le Nouveau Testament, Dieu partage sa gloire avec son fils ressuscité8 1•
En tant que Messie, Jésus révèle une puissance royale qui est aussi celle de son
père82• Quant au chrétien, il peut à son tour participer à la gloire du Seigneur,
illuminé par lui lorsqu'il le contemple:
Et nous tous qui. le visage dévoilé, reflétons la gloire du Seigneur ('tllv &x;av irupiou),
nous sommes transfigurés en cette même image, avec une gloire toujours plus grande par
le Seigneur, qui est Espril (àJto ool;riç EÏÇ 66l;av Oitt. de gloire en gloire] m8am:p àJto
KUpÎou JtVEUµaToç). (2- Epitre aux Corinthiens, 3 18).
79. Le terme hébreu qui correspond à • gloire • est • kabôd • Oitt. : • ce qui donne du
poids•) rendu dans la Septante par le terme 66l;a qu'on retrouve, dans ce sens, dans le
N01Jum Testamentum Graece; cf. par ex. 1ère Epître aux Corinthiens, 15 43. CT. Bauer, s.v.
66l;a.. Le terme kleos n'est employé que très rarement, cf. par ex. Job, 28 22 et 30 8.
80. Psaumes, 19 2. a. aussi Exode, 14 4; 16 7; 29 43-46; Nombres, 14 21 ; etc.
81. Christ devient alors • le Seigneur de gloire • (o ciptoç 'tT}Ç &x';riç), cf. l ère Epître aux
Corinthiens, 2 8 ; Epitre de Jacques 2 1 ; Evangile selon Marc 8 38 ; etc.
82. Le partage de la gloire entre les générations est un problème qu'on retrouve dans
l'éthique homérique, cf. infra § ) .4.6.
83. Par exemple, Ezéchiel, 30 6 : • Les soutiens de l'Egypte tomberont, l'orgueil de sa
force s'effondrera•; Ier livre de Samuel 2 3-9; Job, 20 4-7; Esaïe 5 15.
84. Esaïe, 57 15.
85. Evangile selon Malthieu, 18 4 : • Celui donc qui se fera petit comme cet enfant. voilà
le plus grand dam le Royaume des cieux •.
86. ü,duuie, 9 9.
frl. Le Goff 1985 (1957), 20; Bisdioff 1967, 231-5 et Bolgar l<Jn (1954), 122-3. Pour le
problème plus particulier des éditiom et des traductiom de rniade, cf. Wilamowitz 1967
(l9Z7), 35; Cheyns 1976, Montanari 1988, 116: • Dante non aveva modo di conoscere
direttamente Omero, ehe ai letterati italiani divenne accessibile dapprima solo con la tradu-
zione in latino fatta daU'esule greco Leonzio Pilato per volontà di Petrarca (ehe possedeva
un Omero ma non poteva leggerlo) e Boccaccio, e poi in originale con racquisizione deUa
conœcenza della lingua greca, che dopo Boccaccio commincio a diffondersi nell'umanesimo
europeo grazie soprattutto all'afflU860 in occidente dei dotti provenienti dalle rcgioni orien-
tali bizantine. Nella Firenze umanistica, Omero ebbe la sua prima edizione a stampa nel
1488 perle cure del greco Demetrio Chalcondylas •. Après l'édition prinœps de 1488 sont
parues à Venise les deux éditiom aldines de 1504 et 1517; en 1566, Henri Estienne fit
paraître, à Paris, dam ses lbetœ Grœci principes, une version des poèmes homériques qui
allaient être reprÎ.8e8 par de nombreux éditeurs du XVIIe siècle.Depuis la première édition
de 1488. le texte de rlliade a été édité maintes fois; on trouvera une liste alphabétique des
différentes éditions jusqu'à 1930 dans Allen 1931, 1, 248 ss.
88. Parmi les modèles latins alors en vogue, citons l'llias Latina de Baebius Italicus,
l'Enéide de Virgile, I'Achilléide de Stace, les Six livres des Ephémérydes de la guerre de Troie
de Dictys de Crète et I'Histoire de la du.ue de Troie de Darès le Phrygien, sans oublier la poé-
sie d'Ovide. Parmi les œuvres médiévales qui traitent de la guerre de Troie, il faut surtout
citer Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, ed. L. Constans & E. Faral, Paris. 1922 ;
Guido de Columnis, Historiae Destrudioni.s Troiae, ed. N. E. Griffin, Cambridge Mass., 1936
et le Libro de Alexandre, ed. J. Canas, Madrid, 1978.
89. Attribuée à Baebius Italicus, l'llias Latina a pu être composée vers 65 ap. J.-C. Plus
qu'une version latine de l'Iliade, l'llias Latina est un résumé qui ramène les 15 688 vers de
l'Iliade à 1070. Voir à ce propos King 1991 (1987), 143 el Grillone 1992.
90. Cette épopée n'est pas traduite en français. Je dois ici remercier vivement Angel
Alvares (Université de Lausanne) qui a bien voulu me traduire tous les passages qui m'inté-
ressaient; j'ai ainsi pu vérifier la qualité de l'analyse de King 1991 (1987), 149-157 et 232.
Cf. aussi pour notre propos, Michael 1970, 262 ss.
91. Libro de Alexandre, stt. 328; 764-770; 2288 et 2571-2574.
92. Pour cette idée, cf. Libro de Alexandre, st. 70c-7ld : • non farian de Achilles tan luen-
ga ledanial si sopiessen en él alguna covard{a.l Dizen que buen esfuerço vençe mala ventu-
ra ;I meten al que bien lidia luego en escriptura ;I un dia gana omne preçio que sienpre
dura ;I de fablar de covarde ninguno non ha cura •.
The battle between the angry self-confident bearer of the tower [Achille] and the
humble suppliant of God [Hector] cornes very close to being an allegorical battlt) bet-
ween Pride and Christian humility94.
Et cela est vrai d'une manière plus générale. Tout au long des XIII" et XIV1•
siècles, tandis qu'Hector joue le rôle du héros modèle, Achille devient, lui,
l'exemple de ce qu'il ne faut pas être. On peut parier, comme le fait C. King,
qu'à cette époque la plupart des auditeurs ou des lecteurs du Roman de Troie
partageaient cet avis, énoncé dans le Roman, que Dieu avait, justement, entraî-
né la perte d'Achille pour que cela servit de leçon :
Et nostre sire 90ufri bien que si cruel home et sans pitie corne il estoit fust cruelment
punnis et defacie son orgueil dessus la terre'15•
93. King 199 l (l 987), 15 l : • The poet makcs it clear that this precise achievement, sur-
pas&ing the glory of Troy, hu been the goal of Alexander's life. When Alexander secs the
scenes of Troy painted on his tent (stL 2571-2574) he is inspired and exclaims that he would
rather die than not have surpassed them (si non se mejorasse, morir se dexarié, st. 2575d) •.
Voir aU&Si stt. 329-330 où Alexandre découvre le tombeau d'Achille orné d'une inscription
qui le fait rêver. Sur le problème de la • gloire • dans le Libro de Alexandre, cl. Lida de
Malkiel 1952, 172-187.
94. King 1991 (1987), 156 et 232: • Even where Achilles could be seen as a true hero,
as in the Spanish Libro de Alexandre, a severe Oaw mars his heroism : Greek hubri.s,
Christian pride. This Oaw is a mort.al one, spriritually as well as physicaUy, and eliminates
Achilles as a model for Christian warriors to imitate •.
95. King 1991 (1987), 232-233 : • Most auditors of the Troy story in those centuries
would no doubt have inferred what the author of the prose Roman made explicit - that Cod
himself had brought down the terrible hero specifically to make him a lesson for others. •
Le peesage du Roman de Troie en prose cité ici est omis dans l'édition de Constans et f aral ;
l'auteur l'a trouvé dans deux manuscrits du XIII• siècle conservés à la Bibliothèque
~ationale de France à Paris, mss. 1612 (fols. 98v-99r) et 1627 (fol. 6lv.). Sur la fortune du
personnage d'Hector au Moyen Age, il importe de citer la tradition qui fait de lui l'ancêtre
inattendu des • anciens rois • de France, une tradition notamment perpétuée par Ronsard
dans sa Franciad.e ; cf. Genette 1982, 260-262.
Sans même avoir lu l'Iliade, les poètes chrétiens ont donc prononcé leur
verdict Aux yeux du Dieu de la Bible, Achille ne mérite aucun pardon ; sa
cruauté, son manque de pitié et son orgueil doivent être punis de mort ; l'his-
toire d'Achille ne mérite d'être rappelée que pour illustrer les conséquences
d'une ambition démesurée. Loin d'être le meilleur des Achéens, Achille n'est
plus que le modèle du héros sans cœur et sans pitié. Et ce verdict aura la vie
longue. Tandis que les humanistes occidentaux, aidés par les érudits byzantins,
se remettront progressivement à l'étude du grec ancien, la redécouverte de la
version originale des poèmes homériques - qu'un Pétrarque se fait, encore,
tradui.re en latin - ne déclenchera, en Occident, qu'un enthousiasme très
modéré. Jusqu'à la Querelle des Anciens et des Modernes qui éclate dans la
seconde moitié du XVIIe siècle, la poésie homérique ne jouit que d'une estime
mitigée. Durant toute cette époque, Homère demeure souvent le rival malheu-
reux de Virgile : à la • rudesse barbare et primitive • de sa poésie, on opposait
volontiers la • perfection claire et achevée• de l'Enéide. Dans sa Poétique
publiée en 1561, Scaliger allait jusqu'à considérer la poésie de Musée (aujour-
d'hui inconnu du grand public) comme supérieure à celle d'Homère 96•
Au début du XXe siècle, si l'Iliade et l'Odyssée sont pleinement réhabilitées
et considérées comme deux des plus remarquables chefs-d'œuvre de la culture
occidentale, la religion et la morale homériques restent, elles, l'objet d'un scep-
ticisme certain. G. Murray n'hésite pas à déclarer que la •religion• homérique
n'a rien à voir avec une vraie religion; dans le Ier volume de son histoire de la
littérature grecque, W. Schmid partage pleinement cet avis ; P. Mazon, à qui l'on
doit la meilleure édition française de l'Iliade, le dit sans détour dans son intro-
duction : • La vérité est qu'il n'y eut jamais poème moins religieux que l'Iliade•.
En 1954, A. Momigliano se fait plus provocateur encore en inscrivant l'Iliade et
la Germanie de Tacite en tête d'une liste des cent livres les plus dangereux de
l'histoire de l'humanité, œuvres coupables d'avoir incité trop de guerres et de
passions meurtrières9"7. Pour conclure ce catalogue critique, citons encore C. M.
Bowra. En 1930, l'illustre savant anglais avait catégoriquement dénoncé ces
dieux homériques qui n'avaient• aucun rapport avec une religion ou une mora-
le véritables •98• En 1957, vingt-sept ans plus tard, dans un livre qui connut un
important succès, Bowra poursuivait sa critique en dénonçant plus précisément
la dimension strictement individuelle et égoïste de la gloire homérique :
96. CT. Montanari 1988, 116. Pour l'histoire des études homériques durant cette époque.
cf. Hepp 1962 et 1968 ; Bleicher 1CJ72 ; Broccia l CJ79 et Clarke 1981.
CJ7. Momigliano 1982, 156-7, cf. supra p. 49 n. 106; cf. aussi Smmid 1929. 112 ; Murray
19344 (1907), 265 ; Mazon 1942, 294.
98. Bowra 1950 (I 930), 222.
La gloire est la récompense de l'honneur. et c'est elle que le héros recherche avant tout.
[... ] Aux tempe héroïques, Achille. le héroe véritable, ne combat pas pour sa cité, ni
même pour les Achéens, mais pour sa propre gloire. Le héros est i.solé, égocentrique : il
vit et meurt pour sa propre satisfaction.99
S'il n'évoque plus l'intervention d'un dieu tout puissant frappant un Achille
coupable d'orgueil, Bowra n'en continue pas moins - et il ne sera pas le dernier
- à accuser le héros homérique d'égocentrisme: la quête de la gloire répond ici
à un besoin purement égoïste. Faut-il alors écouter l'Iliade pour satisfaire la
•mégalomanie• de héros avides de célébrité 100 ? C'est un vrai problème complè-
tement occulté dans les travaux récents et pourtant nombreux sur la question du
kleos dans la poésie homérique. Et pourtant, la question avait été posée.
Dans la première moitié du XXe siècle, parallèlement aux voix qui se sont
élevées pour souligner ou dénoncer les carences de la religion et de la morale
homériques, d'autres ont cherché à comprendre plus positivement ce qu'il pou-
vait en être d'une éthique héroïque dans l'lliade. Dans l'Allemagne des années
trente, W. Jaegertot, tout empreint d'idéalisme et rêvant à un• troisième huma-
nisme•, s'appliqua brillamment à dégager, dans l'lliade, les données d'une
éthique de l'honneur à laquelle les Grecs seraient, ensuite, restés longtemps
fidèles. Jaeger est l'un des rares hellénistes de cette époque à souligner le pro-
blème de l'incompatibilité des morales chrétienne et homérique. L'un des pre-
miers, il précise l'erreur qu'il y aurait à vouloir apprécier en termes chrétiens
la morale homérique, à vouloir parler de vanité là où il est question d'honneur
(timê). L'un des premiers aussi, il propose de voir dans la quête de la gloire une
tentative de dépassement métaphysique de la personne :
99. Bowra I 969 () 957), 34 et 39. Remarquons que, dans ce livre, Bowra oublie le pro-
blème particulier de la religion homérique pour parler de la religion grecque de manière
générale. ibid., fil : • Dès l'abord, la religion grecque surprend par son absence de système,
de toute organisation comparable à celles que l'on observe dans les principales religions du
monde n1odeme. Elle n'a pas de grand prophète. ni de grand théologien qui ait élucidé la
nature des dieux. ni de livres sacrés qui fa88Cnt autorité en matière de doctrine ou de mora-
le, ni de hiérarchie centralisée, ni de cosmologie révélée ; elle ne conçoit pas de vie exclusi-
vement religieuse. ne s'attache pas à une orthodoxie, n'apporte aucune formule acceptée
d'eschatologie ou de rédemption •.
100. Je me réfère ici à la définition médicale que le Petit Robert donne de ce terme :
• comportement pathologique caractérisé par le désir excessif de gloire •.
101. Illustre successeur de Wilamowitz à l'université de Berlin. W. Jacger quitta
r.\llemagne pour échapper au nazisme et aller se réfugier en Amérique.
Cest dans la ligne ouverte par Jaeger que vont s'inscrire les travaux de E.
R Dodds, de J. Redfield et de J.-P. Vernant. Si Dodds ne s'intéresse pas au fon-
dement de l'éthique homérique, Redfield et Vernant reprennent en revanche,
l'un et l'autre, l'idée de la dimension métaphysique d'une gloire qui survit à
l'individu : • L'idéal héroïque dont s'inspire l'épopée, note Vernant, constitue
ainsi l'une des réponses que les Grecs ont élaborées face au problème du déclin
inexorable des forces, du vieillissement continu, de la fatalité de la mort - 103•
En accomplissant un exploit glorieux, en répondant aux exigences de l'hon-
neur héroïque, le héros gagnerait d'échapper à la mort en devenant une figu-
re digne de mémoire. Vernant constate ainsi :
La vraie raison de l'exploit héroïque est ailleurs; elle ne relève pas de calculs utilitaires
ni du besoin de prestige social ; elle est d'ordre, pourrait-on dire, métaphysique ; elle
tient à la condition humaine que les dieux n'ont pas faite seulement mortelle, mais sou-
mise, comme toute créature d'ici-bas, après la floraison et l'épanouissement de la jeu-
nesse, au déclin des forces et à la décrépitude de l'âge. L'exploit héroïque s'enracine dans
102. Jaeger 1988 (1933), 36. Cf. aussi W. Jaeger, Humanisme et Théologie, Paris, 1956,
53. Remarquons par ailleurs que le thème de la gloire suscite plusieurs études dans
l'Allemagne de cette époque : cf. Steinkopf 1937 et Greindl 1938 et 1940.
103. Vernant 1989 (1981), 82. Voir aussi Redfield 1994 (1975), 34: • Kleos is specially
a880Ciated with the gravcstone. Society secures its memories of the dead man by creating for
him a memorial to perpetuate his name and remind men to tell his story (fl. VII 86-91). He
will not be utterly annihilated. Thus the kleos of the hero is to some extent a compensation
to him for his destruction•. Le problème de l'éthique et de l'honneur en Grèce ancienne a,
par ailleurs, été discuté dans des travaux récents. cf. Williams 1993, Fisher 1994 ; Cohen
1995 ; Cairns 1996.
re, je ne le crois pas. Mais, avant d'aller plus loin, il importe, ici, d'écarter un
malentendu qui tient à la définition même de la notion de gloire.
109. C'est le propos de Suzanne dans To die for de Gus van Sant.
Cest le chant aeul qui, en le disant, fonde l'héroïsme, fait l'exploit et désigne le héros.
Son arbitraire va plus loin. La plupart des héroe ne mourront pas au combat. f.ertains
auront une mort ignominiewie, Agamemnon le tout premier, et l'auditoire le sait. Leur
mémoire n'en est pas moins transmise aux générations à venir. Comme sont immortali-
sés la noblCMe et le courage du vieux Priam, la vigueur évanouie de Nestor, qui a soin
d'en 888umer lui-même la survie par ses récits. lirk auMi à jamais de l'oubli les com-
battants 88118 honneur, Pâris le séducteur, et les femmes, causes et victimes des guerres.
Hélène, Brùéi.s, Andromaque, Hécube... Thersite lui-même vivra à jamais dans la
mémoire des hommes, vilipendé certes comme le pire des Achéens, mais immortalisé
malgré tout. Le chant serait-il, en définitive, indifférent au contenu des actions
humaines 1 IO?
110. Frontisi-Ducroux 1986, 43. Je m'écarte auMi de la suggestion de Nagy 1974, 253
qui pose que le sens primordial de kleos serait • the craft of song, in the specialized langua-
ge of the Singer himself •. La gloire des hommes et des dieux constitue bien l'objet du chant
de l'aède. Mais elle peut être véhiculée par d'autres supports que la poésie. On ne saurait
donc confondre kief» et poésie.
111. Detienne 1979 (l 967) 22-23 t't Vernant 1989 (1980), 70.
112. Redfield 1984 (1975), 60-61.
113. On prendra alors garde à distinguer les deux valeurs du mot kleos : le sens non mar-
qué de • bruit entendu •• • réputation • et celui marqué de • gloire • (voir infra § 5.1.5 mes
remarques sur l'étymologie de kleos). Quand un héros évoque le kief» qu'il veut conquérir,
il emploie toujours le mot dans son sellll fort : il veut se faire une réputation glorieuse et non
une mauvaise réputation ; ainsi oppose-t-il les termes ÊÜICÀ.EIÎç (R. X 281 et Od. XXI 331 ; R.
XVII 415), ruwi11 (R. VIII 285 et Od. XIV 402), rulCÀEtéix; (Il. XXII I JO) et kleos qu'il
emploie au sens fort à ~ (cf. ll. Il 115 et IX 22). Sur le kleos, cf. Goldhill 1991, 69
ss. et 93. Egalement Schmitt 1967, 61-102; Nagy 1974, 231-255; Edwards 1985, 73 avec le
commentaire de Goldhill 1991, 71.
Par ailleurs et pour les mêmes raisons, comme je l'ai annoncé plus haut 114,
on ne saurait identifier la thématique du kleos à une géniale invention d'auto-
légitimation de la poésie homérique, qui aurait attribué à son héros, soucieux
d'être chanté par les poètes, l'aspiration propre à la fonder. Le défaut est ici de
considérer l'lliade comme une œuvre littéraire, composée par un auteur pré-
occupé par l'immortalité de sa propre œuvre. C'est la position toute récente de
P. Pucci qui affirme dans une jolie formule : « la conscience dont le poète
gratifie ses héros ne peut être que sa propre conscience, le pari gagnant qu'il
fait sur l'immortalité de son œuvre ,.Ils. C'est oublier que les héros sont des
figures traditionnelles et que leurs aspirations obéissent à des thématiques
traditionnelles (cf. infra § 4.4). C'est un fait que la poésie chante une histoi-
re qui la justifie en retour, mais cela ne relève nullement d'une intention lit-
téraire. Malgré l'illusion que peut engendrer l'existence d'un livre comme
l'Iliade, la poésie grecque antique, dans sa dynamique, ne doit pas être pen-
sée en termes d'œuvres qui s'ajoutent les unes aux autres mais en termes de
•performances,. qui s'effacent les unes les autres en perpétuant une poésie
traditionnelle. Dans une civilisation où le livre n'existe pas, l'aède ou le
compositeur de l'Iliade était bien moins sûr de l'immortalité de sa poésie
qu'il n'était sensible à sa fragilité. L'ambition du héros homérique est moins
le reflet de l'angoisse créatrice d'un poète rêvant à la postérité de son œuvre
qu'une exigence ancrée dans un système de valeurs complexe, qui inclut et
implique la poésie des aèdes mais en la subordonnant à une finalité supé-
rieure. Significativement, Pucci relève, lui-même, la limite de son interpré-
tation : en créant la figure propre à légitimer son propos, note-t-il, le poète
a peut-être été • en cela trop ambitieux, car son art ne nous donne pas, à
nous, lecteurs, de preuve que la mort des héros ait un sens ,.ll6. En assimi-
lant l'lliade à une œuvre essentiellement littéraire, en y cherchant une
intention d'auteur, Pucci décontextualise une poésie chargée d'une fonction
sociale. Le héros aspire à la gloire, non pour satisfaire un quelconque désir
de notoriété, le sien ou celui d'un poète, mais parce que le fonctionnement
de toute une culture suppose cette aspiration : c'est un problème difficile,
mais il apparaît bien - on le verra dans le prochain chapitre - que l'lliade
doit être située, non par rapport à une intention d'auteur, mais par rapport
à tout un système culturel1 t7.
L'erreur est d'avoir cru que le kleos était, dans la poésie homérique, une
finalité en soi : le substitut, à travers la poésie, d'une forme d'immortalité autre-
ment inaccessible, - comme le considère Vernant. Pas plus qu'il ne suppose
nécessairement la mort au combat et en pleine jeunesse 118, le kleos ne suffit à
compenser, à lui seul, la perte de la vie. Dans la poésie homérique, la gloire
immortelle ne signifie ni l'immortalité du héros ni celle du chant qui le célèbre.
Revenons sur le dialogue d'Ulysse et d'Alcinoos à la charnière des chants X et
XI de l'Odyssée (cf. supra § 0.9). A Alcinoos - qui évoquait des souffrances
humaines voulues par les dieux pour qu'ils en naissent des chants - Ulysse
avait répondu que la poésie est d'autant plus belle à entendre que l'on vit dans
un cadre heureux. Mais cette réponse n'est qu'un préambule; il va en dire
beaucoup plus dans le long récit qu'il s'apprête à raconter au roi phéacien et à
l'assemblée qui l'écoute. Le passage est fameux, il constitue aussi une pièce
centrale de la démonstration de Vernant.
Aux Phéaciens, Ulysse raconte comment son voyage l'entraina jusqu'aux
portes de l'Hadès pour y interroger l'âme du devin Tirésias sur la suite de son
voyage. Pour entrer en contact avec les morts, Ulysse doit d'abord accomplir
une libation et un sacrifice. Les âmes qu'il laissera s'abreuver de sang retrou-
veront leur mémoire et leur conscience. Après Tirésias, après sa mère, après
plusieurs héroïnes fameuses, après Agamemnon, voici que s'approchent les
âmes d'Achille, de Patrocle, d'Antiloque et d'Ajax. Achille, le premier, s'adresse
à Ulysse qui lui répond alors en ces termes :
Achille, fils de Pélée, toi qui es le plus brave des Achéens( ...] aucun homme n'a été, par
le passé, plw heureux (µampn:poç) que toi et aucun ne le sera dans le futur. Avanl (xpl.v
µÈv), quand tu étais vivant. nous autres Argiens, nous t'honorions à l'égal des dieux. Et
mainlenant (vûv a?rtE) que tu es ici, tu l'emportes de loin sur les morts. Et même si tu c.,;
mort. ne t'afflige point Achille ! (Od. XI 478-486).
Héros aux mille tours, Ulysse est connu pour ses qualités d'orateur subtil
entre tous. Mieux vaut alors relire deux fois le compliment que le héros de
l'Odyssée adresse à son éternel rival de l'Iliade. S'il félicite Achille d'avoir été
de son vivant l'homme le plus honoré de tous les temps, Ulysse oublie de rap-
peler comment cette reconnaissance a coûté la mort du héros. Surtout, il ne
livre à l'âme d'Achille aucun renseignement sur l'état de sa gloire posthume
dans le monde des vivants ; il oppose certes le passé au présent (1tp1.v µÈv [ ... ]
vûv airte), mais cette opposition est subvertie par le fait qu'elle renvoie à deux
118. Comme le suppose trop restrictivement Vernant 1989, (1981), 81-89, en s'appuyant
sur R. IX 4lo-416. Pour un kleos qui n'implique pas la mort. cf. par exemple R. IV 197;
2<Jl ; V 3 ; 172 ; 273 ; etc.
119. Vernant 1989 (1981), 86. Voir aussi Rütcr 1969, 261 SI!. ; Nagy 1994 (1979), 59-
60 ; Holscher 1967 ; Clay 1983, 111 ss.
120. Pour Vernant 1989 (1981), 89, il n'y a aucun doute, la remise en r..auee ne nie pas
l'idéal de la belJe mort mais elJe la complète et la conforte. Pucci 1995 (1987), 300 dit le
contraire : il y a bien, pour lui, dépréciation du kleos dans l'Odyssée. Parce que le kleos
d'Achille implique la mort du héros, on a parfoiB pensé que la gloire ne pouvait être conqui-
se dans l'Iliade que par la mort donnée ou reçue. Cf. Segal 1983.
12 l. Voir ici Pl. Hipp. min. 369 c et passim.
122. Redfield 1984 (1975), 65 : • Le poète de l'Odyssée est. entre autres, le premier
critique de l'Iliade •. Cf. aussi Id., • The Making of the Odyssey •, in fbrna.ssw Revisited,
ed. A. C. Yu, Chicago, 141-154 ; Heubeck 1954; Rüter 1969, 247-254; Segal 1983;
Edwards 1984; Nagy 1994 (1979), 42-44; Pucci 1995 (1987), 35. Voir aussi Ps-Longin.
De subi. 9 12 9.
être mise par écrit après l'lliade, cela n'empêche pas que les deux poèmes se
sont formés simultanément et parallèlement. Dire qu'une histoire a été com-
posée après ou d'après l'autre n'a ici aucun sens: tout au long des siècles, les
deux légendes, celle d'Achille et celle d'Ulysse, se sont constituées et ont évo-
luées l'une par rapport à l'autre, l'une en fonction de l'autre; elles étaient
chantées par des aèdes qui s'affrontaient dans des concours et qui rivalisaient
en usant de techniques et de matériaux analogues 123. On peut même penser
que, dans le contexte de ces compétitions, l'allusion critique a été l'un des
moteurs de la perpétuation de ces deux traditions. Si l'lliade et l'Odyssée sem-
blent refléter des valeurs et des positions idéologiques opposées, ces valeurs et
ces positions ne caractérisent pas des époques et des sociétés différentes mais
constituent, plutôt, les faces complémentaires d'un même système idéolo-
gique 124. La difficulté est alors de comprendre comment des conceptions de la
gloire radicalement différentes peuvent néanmoins relever d'un système idéo-
logique cohérent. Dans l'lliade, Achille était placé devant une alternative qui
l'obligeait à choisir entre la gloire ou son retour (nostos) en Phthie. Dans
l'Odyssée, Ulysse peut à la fois rentrer dans sa patrie et ne rien perdre de sa
gloire : son retour devient, même, l'objet d'un chant all.S8i glorieux que l'lliade.
Toutefois, si l'lliade et l'Odyssée jouent à se critiquer réciproquement, ce jeu de
distanciation critique constitue l'un des principes mêmes de la perpétuation de
l'idéologie homérique. Achille et Ulysse ne sont pas des héros qui s'excluent
réciproquement mais des héros qui se complètent et qui s'affirment en s'oppo-
sant l'un à l'autre. L'idéologie héroïque, perpétuée par la poésie épique orale,
se trouve ainsi constamment renforcée par sa propre remise en cause. Mais ces
remarques sont condamnées à rester vagues si l'on ne précise pas mieux sur
quel point Achille et Ulysse finissent par se rejoindre.
123. Voir Pucci 1995 (]987), 36 qui observe que les deux œuvres se présupposent. Sur
la relation lliade I Odyssée, cf. aussi Genette 1982, 246.
124. Sur ce point, je m'écarte de Pucci 1995 (1987), 36 qui observe que• cette complé-
mentarité ne signifie pas pour autant que les deux poèmes constituent une unité logique et
harmoniewie •. C.Omme l'observe Nagy 1994 (1979), 43 : • les traditions de l'Iliade et de
l'Odyssée forment un tout en raison même de la complémentarité dans la distribution de
leurs récits •. Sur le fait que l'Iliade et l'Odyssée semblent, également, s'ignorer dans la mesu-
re où aucun des deux poèmes ne fait explicitement référence à l'autre, et sur les règles qui
pouvaient régir les allusions directes aux chants d'autres aèdes, cf. infra§ 5.2.7.
125. J. Ntedika, L'Evocalion de l'au-delà dans les prières pour les morts, Louvain, J971,
55 ss.
Mais allons, donne-moi des nouvelles de mon illustre fils ; marche-t-il sur mes pas, en se
tenant au premier rang de la bataiUe, ou est-ce le contraire ? Dis-moi aussi si tu as
quelque nouvelle de l'irréprochable Pélée ? Est-il toujours honoré par le nombreux
peuple des Myrmidons ? Ou bien le méprise-t-on à travers l'HeUade et la Phthie, à cause
de la vieillesse qui alourdit ses mains et ses jambes ? Si seulement, pour lui prêter
secours, je pouvais revenir à la lumière et être le même qu'autrefois dans la vaste Troade,
quand je protégeais les Argiens en m8888crant l'élite guerrière, si tel je pouvais revenir,
ne serait-ce qu'un instant, dans la demeure de mon père, comme ma force et mes mains
invincibles les feraient frissonner d'horreur ceux qui l'outragent et l'écartent des hon-
neurs. (Od. XI 492-503).
Achille ne s'inquiète pas de sa gloire posthume. Son souci n'est pas là. Ce qu'il
veut savoir, c'est ce qu'il est advenu de son fils et de son père. Savoir si son fils
est à son image; savoir si l'irréprochable Pélée n'est pas victime d'outrages. Si
l'âme d'Achille a pu un instant remettre en cause l'idéal de la gloire, il est clair
que ce n'était qu'une manière de dénoncer le• non-être• de l'Hadès. Si les dieux
lui donnaient de revenir sur terre, Achille n'aurait d'autre hâte que de reprendre
les armes:• être le même qu'à Troie• pour protéger son père comme à Troie il
protégea les Argiens ! S'il pouvait renaître, Achille ne se ferait donc pas paysan
mais il redeviendrait celui qu'il a été dans l'lliade 127• Pourquoi?
A cet Achille inquiet pour son père et pour son fils, lJlysse ne peut apporter
qu'une seule consolation. Il ne sait rien de Pélée mais il peut parler de
Néoptolème. Et, à son sujet, il dira toute la vérité (nâaav cU.t\8EiTtv, 0d. XI 507),
comment surtout il excellait au combat :
Moi-même, sur ma nef creuse et bien balancée, je l'ai conduit depuis Scyros jusqu'à l'ar-
mée des Argiens aux bonnes guêtres ; lorsque nous tE'nions conseil devant la ville de
Troie, il était toujours le premier à prendre la parole et il ne se trompait pas de mots.
seuls Nestor pareil aux dieux et moi l'emportions sur lui. Et quand tous les Achéens. nous
combattions devant la viUe de Troie, jamais il ne restait dans la masse ou dans le gros
des troupes. mais il courait en avant, son ardeur était sans égale. (Od. XI 508-515).
Et comme s'il était un aède 128, Ulysse se lance dans le récit des exploits de
Néoptolème, en reprenant une formule traditionnelle dans les prologues de
catalogues :
Ils étaient nombreux ceux qu'il tuait dans l'effroyable mêlée. Tous, je ne saurais te lt's
dire ni te les nommer, tant il en ma888cra, en défendant les Argiens. Mais quel héros était
le fils de Télèphe, Eurypyle, qu'il tua par le bronze ... (Od. XI 516-519).
Ainsi répondis-je [c'est toujours Ulysse qui parle] et l'âme de l'Eacide aux pieds légers
s'en alla à grands pas à travers la prairie d'asphodèles. remplie <k joie (gêthosunê) à la
penaée que ... (Od. XI 538-540).
Pour brève qu'elle soit, la description n'en est pas moins remarquable.
L'adjectif gêthoswws (fém. : gêthosunê) 129 indique une joie très grande, plus
IZ7. a. l'expression Ào1-,ÔV àµûva1 en IL XXIV 489 et le commentaire de Held 1987, 247.
128. Sur Ulysse aède, cf. 0d. XI 368; XXI 410 ainsi que Segal 1983, 36; Monsacré \9S4,
154-7.
129. Sur le sens d e ~ exprimant une joie très forte, cf. Latacz 133 ss. et \52-3
ainsi que DELG, s.v. yrfjim.
Laërte, alors, se réjouil (qap11, 0d. XXIV 513) et s'exprime à son tour:
Quel jour c'est pour moi, dieux amis ! Comme je suis heureux (~ µaÀa xalp(I)) ; mon fils
et mon petit-fils s'affrontent dans une querelle d'honneur! (Od. XXIV 514-515).
134. Goldhill 1991, 106: • When Ody88eus, Telemachus and Laertes stand together
apinst the suitor's relatives, it offen a paradigm of generational reciprocal support and
continuity that reverses the reeu.lt of Achilles' choice in the Riad•. Voir aU88i 8W' le mccès
d'Uly1111e, Hartog 1996, 43.
n.
135. On rapprochera 0d. XXIV 598 de VI 209 où Hippoloque donne le même conseil
à Glaucoe : J.l'lŒ yÉvo(; Kaœp<llY aÙJXUvɵEv.
136. a. infra § 2.5.5.
1'S'/. Mais encore faut-il observer que l'{)d_ys&tt se termine par l'intervention d'Athéna
qui vient proposer aWl partie ennemis un traité de réconciliation. La guerre annoncée a fina-
lement été interrompue. Télémaque restera un héroe dont la gloire aura été de chercher son
Achille et Ulysse sont des héros antithétiques mais leur ambition ultime est la
même, voir leur fils perpétuer leur exemple, revivre à travers lui. Achille et
Ulysse sont d'accord, comme tous les héros, sur l'exigence d'un exemple à
transmettre. L'ironie de l'Odyssée à l'égard de l'Riade s'exprime ici par un autre
biais que ce souci commun.
Dans la plaine de Troie, Néoptolème aurait donc été comme son père un
héros à l'ardeur sans égale. Rien ne pouvait mieux rassurer Achille que cette
nouvelle. Est-ce à dire que l'Odyssée finirait par justifier toutes les épreuves
subies par Achille dans l'Riade? J'en doute. Les deux poèmes entretiennent
une relation d'opposition critique. Il est un aspect d'Ulysse dont il faut se méfier
au plus haut point, son art consommé du mensonge. La méfiance sera ici d'au-
tant plus grande qu'il a annoncé à Achille son intention de lui dire toute la véri-
té : (Jtâaav àÂ~tflV, Od. XI 507). Comment oublier la tradition, dont Virgile
se fera l'écho138, et qui nous rappelle comment, à la fin de la guerre de Troie,
Néoptolème se comporta en héros sans loi ni pitié, massacrant le vieux Priam
qui s'était réfugié sur l'autel de Zeus? Que dire de ces images qui le montrent
brandissant le corps d'un jeune enfant (Astyanax) pour frapper Priam 139 ?
L'Odyssée ne dissimule-t-elle pas derrière la prétention de sincérité d'Ulysse
une tradition à laquelle elle n'oublie pas de renvoyer : celle d'un Néoptolème
tuant le vieillard que son père avait épargné, reniant ce sentiment de pitié et
de compassion qui fait la grandeur d'Achille au terme de l'Riade ? L'exemple
d'Achille n'aurait donc servi en rien. On retrouverait ici toute l'ironie de
l'Odyssée à l'égard de l'Riadel40,
Dans un article de 1983, C. P. Segal a démontré l'attitude critique de
l'Odyssée à l'égard du kleos. Je suis loin de vouloir le contredire mais j'élargi-
rais son propos à l'Riade. Pour l'heure, disons simplement que, dans chacun des
deux poèmes, il importe de ne pas confondre l'idéologie des héros et celle du
poème qui les célèbre. Si les héros aspirent au kleos, il n'est pas sûr que la poé-
sie qui les célèbre ne nourrisse pas quelque doute ou quelque inquiétude sur
cette idéologie de la renommée ou sur les possibilités de sa condition. On verra
que l'Riade aussi pose la question de la prétention héroïque. L'épopée à laquel-
le Hector rêve n'existera jamais. Mais n'anticipons pas et interrogeons encore
père. On ne saura jamais s'il aurait été capable de l'égaler. Sur la dimension ironique du
kleos dans l'Odyssée, cf. Segal 1983. Sur le kleos de Télémaque, cf. Jones 1988, 496-506.
138. Virg. lfn. II 543-558.
139. Voirparex.ABV 10921 ; 10924; 13655;3164.
140. fai abordé ce problème dans un exposé intitulé • Mort de Priam et d'Astyana.x :
deux scènes interdites dans les poèmes homériques. Réflexion sur la tradition épique el la
circulation des images en Grèce ancienne•, exposé présenté au colloque du GIPSA de Belo
Horizonte, organisé par J.L Brandào, sur les rapports entre textes et images en Grèce ancien-
ne. Une publication est prévue.
ces héros soucieux du jugement des hommes à venir, heureux à l'idée d'un fils
qui leur ressemblerait
Dans 1'%-ssée, Télémaque admire la gloire d'Oreste dont il vient d'entendre l'histoire :
Et les Achéens diffuseront sa gloire au loin pour que les hommes à venir l'apprennent
(mi oi. 'Axa,oi. 1oÏOOOO\ ,c,l.ioç tùpù mi iaaoµévo1m nv8ioea1) 1-12. (Od. Ill 203-204).
Eurymaque, incapable tout comme les autres prétendants, de tendre l'arc d'lllysst- s'ex-
clame:
Quel opprobre aussi pour les générations à t1enir quand elles l'apprendront (ik;xcil'] Ô€
mi ioaoµtvo1m ,ro6io&,). (Od. XXI 255).
141. Parmi les occurrences de l'expre&t;ion ÈOooµÉ:volCn. seules trois ne r<'nvoicnt pas
directement à la honte ou à la gloire : ll. VI 357-358; Od. VIII 580 et XI 75.
142. Je suis ici la proposition d'Eust. 0d. Ill 203-204 (1463 61 Stallbaum] qui lisait
Èoooµivol<n xu8ia8at au lieu de Ëoooµ.Évo1cnv ào,6ilv retenu par l'édition de von der Mühll.
Voir aU88i Od. VIII 580; XXIV 197; 200.
fois, la formule qui suit est la même : kai essomenoisi puthesthai. Une formule
dont le sens exact reste difficile à rendre. Prenons notre premier exemple :
aiaxpov -,ùp to&: y Èo'n ml èaooµivou:n m>8ro8at (ll. II 119). Il y a deux
manières de le comprendre. On peut faire retomber tout le poids de la honte
sur les seuls Achéens,« honteux face aux générations à venir•. C'est la traduc-
tion choisie par :
Mme Dacier : Quelle honte pour now, parmi les races futures, qu'une année...
E. La88erre: C'est une honte, en effet, que la postérité elle-même apprenne que...
M. Meunier : ll est honteux, en effet, que même ceux qui viendront après now sadient
que...
R. Flacelière : Quelle honte pour now, si la postérité dans l'avenu l'apprend, qu'une
,
annee - ...1..,
u.u&eenne . .• 143
Mais on peut aussi, comme je l'ai traduit, comprendre que la honte est
contagieuse et qu'elle touche aussi bien les Achéens que les générations futures
qui apprendront les faits passés. C'est la traduction choisie par:
Leconte de Lisle : Certes, ceci sera une honte dans la postérité,
F. Mugler : Ah, quelle honte pour nos descendants, lorsqu'on dira
P. Mazon (qui joue habilement sur l'expression connailre la honte) : Quelle honte à faire
•
connaUre • , ·
aux generatwns a· venu· ... 144
143. Ces traductions rendent mal compte de l'infinitif 1\.ü8ÉxJ8txt. Le datif ÈaooµÉvoun est
compris comme un datif de point de vue ; cf. par ex. ll. Il 285 : ltÔa\v ü.J:rx;,mov 8ɵEval
µEp6,œom pPotoîmv • blâmer au plus haut point aux yeux de tous les hommes •.
144. L'infinitif est commandé par l'adjectif aiaxpov (honteux à apprendre), cf. Chantraine
1953, 302 § 442 ; il s'agit de l'emploi fort ancien de l'infinitif consécutif; voir Schwyzer-
Debrunner 362 ss. et Chantraine 1953, 300-301 § 440-441 qui cite ll. XXIV 35 : OÙK ctÂ.1l'Œ
... aaiooal, 1TI 't' à¼rp iœ.tlV • vous ne l'avez pas protégé pour 800 épouse pour le voir •,
c'est à dire• pour être vu de son épouse•. Platon semble se souvenir de l'expression dans le
tour 8aûµa mt àxoûaat (Lois, 656d) ; Smyth, § 200 l ss. Le datif (~ol<n) doit être
compris comme un datif d'intérêt, cf. par ex. R. I 159: 'ttµTlV àpvoµE:Vot MEVEÀoq>; ll. XII
174 : "EICtopl [...] lCÛÔoç opé9u • offrir la gloire à Hector•.
Ici le sens est parfaitement clair. Par son crime, Clytemnestre a sali non seu-
lement son propre renom mais aussi celui de toutes les femmes : elle a répan-
du la honte (alaxoc;) sur sa propre personne et sur toute la race des femmes
jusque dans les générations à venir. Au chant XXIV de l'Odyssée, dans l'épiso-
de de la seconde Nekyia, Agamemnon est encore plus explicite. Opposant la
gloire de Pénélope à la honte de Clytemnestre, il précise :
Quelle belles pensées habitaient l'irréprochable Pénélope, fille d'lcare. Elle s'est fidèle-
ment souvenue d'Uly88e, son époux ! La gloire (kleos) que lui valut 88 vertu ne périra
jamais et les immortels inspireront aux hommes de gracieux chants en l'honneur de la
sage Pénélope. Ce ne sera pas le cas pour la fille de Tyndare qui a machiné une œuvre
criminelle en tuant son époux. Et parmi les homme9, on chantera son histoirt> haï.uabk>
œ
(<m>"fEPll t' àolml) qui vaudra aux pauvres femmes une tristè renommée (xaÂ.E:ffllv tE œ
q,i\µ1v), même à celle qui serait vertueuse. (Od. XXIV 193-202).
Une fois encore, on peut distinguer deux choix de traductions qui privilé-
gient plus ou moins le rapport des générations à venir avec le tribut qui revien-
drait aux Achéens en cas de victoire ij'accepte provisoirement cette traduction
de tribut pour timê). Pour un premier groupe de traducteurs, ce tribut ne pro-
fite qu'aux Achéens et les générations à venir n'en gardent que le souvenir:
Leconte de Lisle : Que les Troyens [...) paient aux Argiens, comme il est juste, un tri-
but dont se souviendront les hommes futurs.
Lasserre : Aux Troyens [...] de payer aux Argiens un prix convenable, dont se
souviennent même les hommes à venir.
Meunier : Que les Troyens [.. .) paient aux Argiens une indemnité suffisante
pour que les hommes qui viendront après nous s'en souviennent
encore.
Mugler: Aux Troyens (...] de payer aux Achéens une somme assez forte pour
qu'on en parle encore parmi les générations à venir.
est motivé par la conviction que le 11i11bstantif timê et le verbe apotinô sont issus
d'une même racine, une conviction qui s'appuie précisément sur ce passage•so. Il
est vrai que limé désigne un honneur à la fois matériel et symbolique • qui com-
prend à la fois des égards, des manifestations de respect et aussi des avantages
matériels • 151 • Toutefois, si l'on suit la démonstration de E. Benveniste, rien ne per-
met de confirmer une relation entre timê et la famille de tinô, payer, ~ f a i r e
payer, tisis, châlimem 152• On ne saurait donc passer de l'idée de prix et de ven-
geanœ à celle d'honneur pour traduire timê par prix ou par tribut. Même si elle
peut être l'objet d'une procédure concrète d'amendement, la timê désigne avant
tout l'honneur qui s'attadte à la valeur d'un individu ou d'une communauté: elle
est le prestige qui lui est inhérent 153• Il n'y a dès lors qu'une manière de com-
prendre le texte. Agamemnon exige que soit réparé l'honneur des Achéens et cela
également pour le bénéfice des générations à venir :
Mais si c'est le blond Ménélas qui tue Alexandre, il faudra alors que les Troyens rendent
Hélène et tous les trésors et qu'ils paient aux Argiens la juste réparation d'un honneur
(timê) dont pourront aussi se réclamer les générations à venir [litt. : un honneur qui sera
là aussi parmi les génératioos à venir : i\ TE rot ioooµivol<n µa' àv8pcimol<n JW.llTat]. (ll.
Ill 284-287 ).
150. Conviction qu'on retrouve encore chez Zanker 1994, 6: • The wonf used to des-
cribe the Trojans' •paying • for their breach of the treaty, ootOTIVCll, is philologically related
to 'tlµT)-. On aurait donc affaire à un accusatif d'objet interne: nµ11v [ .•.] àJwnvɵtv.
151. Benveniste 1969, 55. Voir aussi la définition de Gemet 1955, ainsi que Zanker
1994, 6-7 et 11 : • Precisely what is this • honor •, this TlµTJ, that is evidently so central to
the heroic life ? ln brie(, nµ11 is the preserve of warriors high on the social scale, who
maintain their standing in society through the exercise of their prowess, or àpE'tTI, in batt-
le, sport, or the council •. Cf. au88i Redfield 1984 (1975), 58-59; Riedinger 1976 et
Schofield 1986.
152. Benveniste 1969, 54-55 qui note, à propos de notre passage : • On a voulu lire ici
une liaison étymologique entre TtVCll, àxotivœ • payer • et -nµt\, d'une part, et une équivalen-
ce entre TlµTJ et JWlVT\, de l'autre. En fait, ni l'une ni l'autre relation ne résiste à l'examen •.
Voir au88i DELG, s.v. Tivœ : • Il ne paraît pas plausible de rattacher à cette famille [se. celle
de Tivw] le groupe de Tt(I), -nµii•, et L.5J, s.v. Tlµfi Ill : • The spelling (-n- not TE\- IG 12 347.33,
etc.) and the majority of the senses show that TlflTJ is cognate with Ttœ • value, honour • ;
sense Ill [id est• compensation, penalty•] perhaps arose from a later association with Tivœ •.
Pl. ~ - 94ia montre bien comment l'asaociation a pu être établie entre les deux familles :
, ., ' # R ' I
'tlfl11µŒ ••. , 0 Tl XP'l JtOOXElV 11 axotlVE\V.
Dès lors, considérée d'un point de vue spécialement humain, la timê n'est autre que la
vertu du groupe, que le groupe communique aux siens: pensée qui s'exalte dans cer-
tains emplois où timê désigne une sorte d'apanage religieux possédé par le gerws. C'est
en ce sens qu'il faut faire une place centrale, dans l'analyse de la timê, à la notion bien
attestée d'un honneur du clan [...] - celui-ci soutenant la timê de celui-là et inverse-
ment - [...] Cette représentation [de la timê] ne fait que traduire, dans le seul langage
que connaisse d'abord la pensée sociale, le sentiment que la valeur de l'individu émane
de celle du groupe, parce que la personnalité même de cet individu tient par toutes ses
fibres à l'existence même de ce groupel54.
public qu'elle conceme 156. Hector ne tient pas seulement à être connu des
hommes à venir, il tient à ce que sa gloire soit reconnue par des descendants
qui seront fiers de ses exploits et qui voudront se réclamer de sa personne. Aux
générations futures, il lègue une histoire qui est aussi comme un testament de
gloire ou de honte.
• Femme, tout cela me préoccupe aussi ; maia, devant les Troyens et les Troyennes aux
longues robes, j'aurau honte (aiœoµat) de me tenir, tel un lâdie (Ka1COÇ), loin de la
bataille. Mon cœur ne m'y poW18e pas car j'ai appris (J.uieov) à être toujours un brave
(io8Âoc;) et à combattre aux premiers rangs des Troyens pour gagner une grande gloire
à mon père et à moi-même (~oc; fffflpo<; tt µéya 1CÂa>Ç ~• qwv aùtoû). (ll. VI 441-
446).
Quelle différence entre cette déclaration et celle du chant XXII ? entre cette
gloire qu'Hector veut offrir à son père et celle qu'il veut léguer aux hommes de
demain ? On soupçonne facilement, entre les deux déclarations, une relation de
complémentarité symétrique: l'une dédie au futur un honneur que l'autre
réserve au passé. Tout se passe comme si le héros avait une double dette de
gloire, envers ses descendants comme envers ses ancêtres. Mais on ne saurait
s'arrêter ici. Peu après avoir évoqué la gloire qu'il veut offrir à son père, après
avoir dit aU88i son inquiétude pour le sort futur d~dromaque, Hector s'inter-
rompt un instant pour prendre, dans ses bras, son enfant, le petit Astyanax, le
seul petit enfant qu'il nous soit donné de voir dans l'Riade. Le berçant, le héros
troyen adresse alors à Zeus et aux autres dieux une prière pleine de sens :
1.eua et vous tous dieux. donnez à mon enfant de devenir, comme moi-même je le suis,
un Troyen exemplaire (àpuq>t:JŒa) entre tous, qu'il excelle all88i par sa force et qu'il puis-
156. Je rejoins ici une remarque faite par Vernant 1989 (1980), 54 : • Pour que l'hon-
neur héroïque ~emeure vivant au cœur d'une civilisation, pour que tout le système de
valeUJ'II reste comme marqué de son sceau, il faut que la fonction poétique, plus qu'objet de
divertissement, ait conservé un rôle d'éducation et de formation, que par elle et en elle se
transmette, s'enseigne, s'actualise dans l'ime de chacun cet ensemble de savoirs, de
croyances, d'attitudes, de valeurs dont est faite une culture•.
se régner sur Ilion. Et qu'un jour quelqu'un puÏB&e dire de lui en le voyant revenir du
combat : • ll est bien meilleur que son père (1tatpoc; y' o& 1t0iJJ:,v àµ.Eivwv) •. Puisse-t-il
alors rapporter les dépouilles sanglantes de l'ennemi qu'il aura tué, pour le plaisir de sa
mère ! (ll. VI 476-481).
Si Hector entend combattre aux premiers rangs des Troyens pour conqué-
rir une gloire qui rejaillira sur son père, il espère aussi, en retour, que son
propre fils ne déméritera pas de ses ancêtres. Mieux encore, il rêve d'un fils qui
pourra un jour le dépasser : un fils dont on pourra dire, en le regardant reve-
nir du combat, qu'il est encore meilleur qu'Hector 157 • A la gloire que le héros
veut rendre à Priam répond ainsi la gloire que devra lui retourner un jour son
propre fils. On peut ici reformuler la question que nous avons à peine posée en
la faisant porter sur la relation plus particulière qu'il peut y avoir, dans l'Iliade,
entre le désir d'honorer un père, l'espoir d'un fils meilleur et l'ambition de
léguer aux hommes à venir une histoire exemplaire.
Mais regardons le texte plus en détail. Il y a, dans les mots d'Hector, qui
imagine une histoire qui lui vaudra d'être renommé à travers son fils, un sin-
gulier lapsus, pour ne pas dire une singulière prémonition. Alors même qu'il
vient de déclarer qu'il va partir au combat pour montrer qu'il est le digne fils
de son père, Hector pense moins à son propre retour de la bataille qu'à l'ima-
ge de son fils, revenant dti combat, triomphant. Plus précisément encore, il
imagine le jeune Astyanax apportant à sa mère les dépouilles d'un ennemi tué.
C'est une scène insolite qui ne trouve aucun parallèle dans la poésie homé-
rique, où d'ordinaire le jeune héros vient s'enorgueillir de ses victoires auprès
de son père et non de sa mère. De fait, comme tout le reste de son discours, la
prière d'Hector est marquée par l'appréhension d'une mort inéluctable. Est-ce
à dire que l'espoir d'un fils meilleur implique la mort glorieuse de son père ?
Le kleos peut-il avoir une valeur exhortative, pour ne pas dire éducative ? Il y
a des chances pour qu'un héros comme Hector le pense.
S'il me fallait ramener à un seul argument l'analyse menée jusqu'ici, ce
serait celui de la tension existant entre trois déclarations d'Hector 158 : l'inten-
tion de conquérir une gloire qui reviendra aussi à son père, le vœu d'avoir un
fils dont la renommée surpassera un jour la sienne et enfin l'ultime ambition
d'accomplir un exploit mémorable dont les hommes à venir voudront se sou-
venir. Essayons par un nouvel effet de projecteur de renforcer la cohérence de
ce triple souci d'ambition et d'espoir.
•Toutefois. je ne veux pas périr. sans lutte ni sans gloire, mais accomplir quelque haut
fait aU88i pour les générations à n•nir. pour qu'eUes l'apprennent (pulhesthai) •· (Il. XXII
304-5).
Sans doute convient-il de souligner, plus qu'on ne l'a fait. le sens et la valeur
consécutive de l'infinitif aoriste pulhestha.i que l'on traduit par apprendre mais
qui est issu d'une racine qui exprime l'éveil et la prise de ronscienœ: *bheudh-159.
Hector veut accomplir un exploit. non pas pour devenir célèbre, mais pour que
les hommes à venir• s'en informent•. Qu'est-ce à dire? Si l'on s'inspire de l'ana-
lyse étymologique, on peut suggérer qu 'Hector rêve à une gloire qui • réveille-
rait,. et travaillerait la• conscience" des hommes à venir, comme s'il fallait qu'ils
• tirent quelque leçon" de son action exemplaire 160. Cette hypothèse reste ici
purement gratuite. Mais elle nous ouvre une piste de recherche qui mérite, au
moins, d'être brièvement explorée. A savoir, la renommée des hommes du passé
peut-elle avoir, dans la poésie, une valeur instructive? Trouvera-t-on d'autres
attestations d'un kleos qui aurait valeur d'enseignement?
Au chant IX de l'Iliade, Achille s'enfonce plus encore dans sa colère. Il vient
d'opposer un net refus à la proposition de réconciliation qu'Ulysse lui a pré-
C'est la leçon que nous pouvons tirer des haws faiu des hiros d'autrefois (tCÎJY xpoc,&v
~ wn. àv6pcôv itpcoo,v) : lorsqu'une colère violente saisi86aÏt l'un d'eux., il res-
tait sensible aux dons et acceseible aux propos. Je me souviens d'un fait. point récent
mais d'il y a longtemps ; amis, je veux, à tous, vous le raconter. (ll. IX 524-528).
Les exploits (klea) des héros d'autrefois, c'est cela même qui constitue la
matière de l'épopée162, ce que l'aède chante traditionnellement. Si Phoinix
évoque l'histoire des héros d'autrefois, c'est parce qu'elle a une valeur exem-
plaire163 et qu'elle est riche d'une leçon dont Achille ferait bien de profiter. On
retrouve ici le verbe peuthomai employé par Hector dans sa déclaration du
chant XXII: accomplir un exploit pour que les hommes à venir en tirent leçon
(kai essomenoisi puthesthai) 164 ; nous reviendrons longuement sur ce passage
dans le chapitre 4. Mais plus encore que l'Iliade, c'est l'Odyssée qui va nous
permettre ici de souligner le mieux l'importance qu'il peut y avoir pour un fils
à s'informer du kleos de son père.
161. Sur le personnage de Phoinix et sur cette épisode, cf. infra § 4.2.1.
162. Cf. all88i ll. IX 189; 0d. VIII 73. En Od. l 338 on trouve: qyy' àv6pcôv ~ 8Eéàv tE.
ta tE ICÂaou<nV ào16oi.
163. Sur la valeur exemplaire des wn.àv6pcôv, cf. Willcock 1964 et Braswell l<nl.
164. Le verbe nri&µa1 est souvent 8880cié au substantif kleos, cf. ll. XI 21.
165. Eust. 0d. l l [1381 20-25 Stallbaum]. Voir all88i Strauss Clay 1983, 25 ss.
Dis-moi, Muse, l'homme aux miUe tours qui a tant erré, après avoir détruit la divine cité
de Troie. (Od. I 1-2).
Je veux l'envoyer à Sparte et à Pylos des Sables pour qu'il y apprenne (JŒ'UCJÔµtvov)
quelque nouvelle au sujet du retour (VOOtOV) de son père - s'il peut entendre quelque
chœe - et pour qu'il gagne aimi un digne renom (lcleos) parmi les hommes. (Od. 1 93-
95)167.
Télémaque, pareil aux dieux, fut le tout premier à la voir. Il était. en effet. 888is parmi
les prétendants, le cœur en peine. Il voyait en pensée son noble père : si seulement. de
retour, celui-ci pouvait venir ch888er de sa demeure ces prétendants, et rétablir, lui-
même, son honneur et son pouvoir chez lui ! Tandis qu'il pensait à ces choses, assis
parmi les prétendants, Télémaque vit Athéna ... (Od. 1 113-118).
Athéna : Mais allons, parle-moi de ceci et énumère-moi bien chaque chose : Ulysse a-t-
il donc un tel fils? Vraiment. tu lui ressembles, même tête, mêmes beaux yeux[... ] (Od.
1 206-209).
Et Télémaque répond:
Eh bien, mon hôte, je vais te dire les choses exactement. Ma mère affirme que je suis son
fils. Mais moi, je n'en sais rien. Personne ne peut se souvenir de sa naissance. Comme je
voudrais mieux être le fils d'un homme heureux qui attendrait l'âge de la vieillesse
parmi ses biens ! Mais le plus malheureux des mortels, voilà, à ce que l'on dit. qui est
mon père, puisque tu veux le savoir. (Od. I 214-220).
Privé d'un père qu'il n'a jamais vu, fragile face à des prétendants qui lui
contestent son droit de régner sur Ithaque, Télémaque semble réduit à douter
de sa propre identité. Quelles que puissent être les raisons qui le poussent à
taire son nom 169, il importe de s'interroger sur les conséquences que peut avoir
pour Télémaque l'absence prolongée de son père. A l'arrivée d'Athéna, il était
168. Sur ce mode d'affirmation de l'identité et sur l'emploi du verbe eüxoµa, dans ce
contexte, cf. Muellner 1976, 62 ss. Sur les scène de • nomination • (Naming Type-scene), cf.
Higbie 1995, 72 ss. Sur l'identité de Télémaque, cf. aussi Vernant 1997, 253-264.
169. Moins qu'à une forme d'ironie (comme le suggère West S. 1988, 102, en se référant
à Men. fr. 227 : • The idea must already have been a commonplace and the tone is surely
mildly ironical •), on a peut-être affaire, ici, à une forme de ruse. Ulysse est un héros connu
plongé dans une rêverie intérieure, occupé à • regarder son père en pensée •
(O<JOOµEVoç natÉp' ro8'>J:Jv Èvt cpproiv, Od. I 115). Par deux fois dans sa conver-
sation avec Mentès, le jeune héros revient, avec insistance, sur le chagrin que
lui cause l'absence de son père. Une première fois, il décrit tout le dégoût que
lui inspire le spectacle de ces prétendants festoyant sans fin et sans pudeur,
dévorant les biens d'un homme dont il ne reste peut-être plus que des os blancs
pourrissant - l'image est forte - sous les pluies :
Dans cette atmosphère de festin où l'on voit passer des plateaux de viandes
assorties, où le fumet des viandes découpées et rôties se mêle aux parfums des
vins 171 , rien ne saurait être plus inquiétant que l'image de ces os blancs que
Télémaque décrit pourrissant sous les pluies, livrés à l'amertume de la vague
salée. Tout absent qu'il est, le père jamais vu n'en continue pas moins d'obsé-
der la mémoire de son fils. Télémaque en arrive à retrouver, jusque dans le
décor qu'il a sous les yeux, le reflet de l'absence qui le hante: comme si, à la
fin du festin, les carcasses d'os rongés ne pouvaient que suggérer la dépouille
d'un homme mangé par les vagues.
Et comme Athéna l'interroge encore sur le sens du banquet qu'on célèbre
chez lui, Télémaque répond en évoquant, une fois encore, l'invisibilité de son
et les étrangers, avides de quelque récompense, qui sont venus à Ithaque flatter ses pr0tfies
de faux espoirs sont nombreux. Pour confondre les menteurs, Pénélope peut se fier à
quelques détails sur le physique ou les vêtements d'Ulysse mais Télémaque n'a jamais vu son
père : il sait de lui ce que les autres ont pu lui dire. Mais si tout le monde peut raconter l'ex-
ploit d'Ulysse à Troie, ceux qui savent le nom de son fils sont, sans doute, moins nombreux.
Quand il sera chez Ménélas pour s'informer de son père, Télémaque évitera, de la même
manière, de prononcer trop vite son nom : il lui importe, avant tout, de vérifier si Ulysse a
pu parler de lui ! Le cas échéant, il pourra se réjouir d'être le fils d'un père qui ne l'a pas
oublié et vérifier que ceux qui ne le connaissaient pu ne lui mentent pas. Comme si elle vou-
lait laisser à Télémaque une part d'incertitude, Athéna évitera jusqu'au bout de prononcer
son nom. C'est finalement chez Ménélas que Télémaque s'entend nommer, pour la premiè-
re fois, par un tiers qui n'était pas censé le connaitre.
170. On se souviendra des dieux au festin à la fin du prcmif'r chant de l'lliade.
171. Od. 1 112; 142.
père. Mais cette fois, il dit tout haut la raison de son inquiétude. Là où d'autres
héros ont eu droit à une tombe, Ulysse reste un cadavre sans sépulture ; là où
d'autres ont pu léguer à leur fils une part de gloire kleos, Ulysse reste lui un
héros dont on ne saurait rien apprendre, apustos.
Etranger, puisque tu m'interroges et que tu me poees ces questions, sans doute cette mai-
son fut-elle, autrefois, riche et prospère, à l'époque où celui dont nous parlons y demeu-
raiL Mais aujourd'hui les dieux, aux mauvais desseins, en ont voulu autrement : ils ont
fait de lui le plus invisible de tous les hommes ; car je m'affligerais moins de sa mort s'il
était tombé parmi ses compagnons, au pays des Troyens, ou dans les bras de ses proches,
une fois la guerre finie. Les Panachéens lui auraient fait une tombe et il aurait gagné
une grande gloire, à l'avenir, pour son fils ('lœ IŒ ml cp Jtat~l µiya ICÂroç ,Ïpa't' 172 o,nOO'O>).
Mais les Harpyies l'ont enlevé (CXV11pÉltl(xvto) sans gloire (mcÀE:UÎlç), il est parti, invisible,
sans qu'on puwe rien apprendre de lui (apustos) . Il ne m'a légué que des pleurs et des
larmes. (Od. I 231-243).
172. Chantraine 1948, 387-388 explique la forme ,Ïpa'to comme un aoriste sigmatique de
apvuµ.at, parallèlement à ,ÏpE"tO qu'on aurait logiquement attendu. Sans doute, note
Chantraine, la forme ,Ïpa'to a-t-elle subi l'influence de ,Ïpato de aïpro. • lever •· a. aussi
DELG, s.v. apvuµ.at et West S. 1988, 105. On rapprochera donc l'expression den. VI 446.
173. Comparer les vers 1 235 (or' mvov µ.Èv èiimov hro{11c,av ,Œp\ mvtOJV) et 239 (m1 ,œv
oi ro~ µ.Èv È1rot11CJaV llwaxntoi) qui se font joliment écho. Voir aU88Î dans cette tirade les
échos de µiya ICÂroç (240) et àwtéilç (241); ,Ïpa't' om.oo<0 (240) et CXV11Pbvavto (241);
"Apm>lat (241) et èimxnoç (242). Voir aussi sur ce passage, Ford 1992, 102 et ss.
174. Remarquons qu'à la crainte de Télémaque correspond très exactement celle
d'Ulysse en 0d. V 308-312.
175. Phémiœ chante en 0d. 1 153 88. Au vel'II 337, Pénélope intervient pour demander à
Phémiœ de choisir, dans son répertoire, un autre chant Mais Télémaque insiste pour que
Phémios continue le récit de malheur qu'il a commencé (Od. 1 34,6 ss.). On a voulu faire de
Télémaque dans ce pa•ag<' un porte parole des aèdes et de leurs revendications:• Telemachus'
reply em.bodies the earliest literary criticism in Greek literature; he is surely the poet's spok~
man in hie plea for artiatic &eedom and his emphasis on the importance of novelty • (West S.
1988, l 19). On n'oubliera pas qu'il peut, avant tout, s'agir d'une ruse de Télémaque.
176. Dans l'Odyssée, le rivage des Sirènes jonché d'ossements et de chairs putréfiées est
au contraire.. une image effrayante, parfaite négation de tout ce qui constitue une société
civilisée; cf. Vernant 1981 b,
Qu'est-ce qui fait qu'une personne est ce qu'elle est? D'une culture à
l'autre, d'une époque à l'autre et, l'on voudrait ajouter, d'une personne à
l'autre, on n'est jamais pareillement soi-même. Les données constitutives de
l'identité sont des données complexes et variables, comme pourraient l'être les
pièces d'un puzzle à plusieurs visages. En Grèce archaïque, le problème de
l'identité personnelle est lié à une problématique plus complexe qui renvoie
aussi bien au devenir de la lignée familiale qu'aux différentes réponses qui
peuvent être apportées au problème de la mort. Attardons-nous un instant sur
ce problème.
Si Télémaque n'a jamais vu son père, s'il en arrive à douter de sa propre
identité de fils d'Ulysse, la ressemblance qu'il a avec lui constitue, en revanche,
une donnée d'autant plus remarquable qu'elle est aussi bien intellectuelle que
physique. Athéna a été la première à la remarquer : même tête et mêmes beaux
yeux (Od. I 208) ; à Sparte, c'est Hélène qui s'émerveille de voir combien le fils
\ton fils_ tel que tu parles, tu es d'un sang noble. ((>d. IV 611) 179•
177. Voir aussi Od. IV 611. Sur la ressemblance entre Télémaque et Uly~ cf. aussi Ath.
5 182 et l'analyse de Roisman 1994, 2-22 qui examine les différents procéd,~11 en1ployés par
l'aède pour suggérer et illustrer cette ressemblance.
178. La formule aq3aç µ' qt:l EiaopooJVta semblait pourtant annone-cr l'èvot·ation d'une
ressemblance physique, comme en Od. 1 208 ss. et IV 140 ss.
179. Au chant IV de l'Odyssée, Ménélas s'est réjoui d'accueillir dans sa maison deux
étrangers, dont l'apparence révèle, d'une manière certaine, des pères illustres : OÙ yàp aq,éi:,v
YE yÉvoc; èm,ÀJJ.W, 'tOKll(OV, 1àll' àvôp(î,v yÉvoc; ÉatÈ 6lotp€!pWV ~ 1<J1C1llt"toUXCIJV, DtEl
OÜ lŒ icmrot tOlO\)(J&: tÉICOteV : • La race des ancêtres ne s'est pas éteinte en vous. Mais vous
êtes d'une race d'hommes qui descend des rois issus de Zeus et porteurs de sceptres; car df's
vilains n'auraient pas enfanté de tels fils• (Od. IV 62-65); notons que ces vers étaient athé-
tisés par Zénodote, Aristarque et Aristophane.
Ceux qui rendent de droites sentences pour l'étranger comme pour l'indigène et qui ne
s'écartent pas de ce qui est juate, ceux-ci voient leur cité s'épanouir et la population qui
l'habite devenir florissante. Dans leur terre règne la paix. nourricière de jeunes gens, et
Zeus au vaste regard ne leur annonce jamais la guerre pénible. La famine et le malheur
ne s'installent pas chez ces hommes qui rendent une droite justice, mais ils joui88ent du
fruit des travaux auxquels ils se sont dédiés. [ ...] Leurs femmes donnent naissance à des
enfants qui ressemblenl à leurs parerw (roucota tbcva yoveûcn). [ ...] En revanche, à ceux
qui n'ont d'autres pensées que la vilaine démesure et les œuvres cruelles, à ceux-là Zeus
signifie son arrêt de justice; souvent toute une ville paie le crime d'un seul qui s'égare
et accomplit des œuvres vilaines. Sur ceux-ci, du haut du Ciel, le Cronide fait tomber
une immense calamité, peste et famine à la fois. Les hommes meurent. les femmes n'en-
fantent plus et les maisons dépéri88ent, par le vouloir de Zeus. (Hes. Op. 225-245).
Hésiode décrit ici un monde idéal où seule prospère la race des justes. Zeus
règne en maître de justice, tandis que la nature semble programmée pour favo-
riser l'essor d'un monde meilleur : non seulement la race des impies est frap-
pée de stérilité 180 mais il s'avère que les justes ont le privilège d'enfanter des
enfants qui leur ressemblent Rien ne saurait être plus parfait que ce monde où
le bien engendre le bien et où la ressemblance des générations semblent être
la conséquence d'un droit exercice de la justice. Entre la nature et la culture,
il y a ici un système d'autorégulation : le bon fonctionnement de la nature
implique et suppose un bon fonctionnement de la culture, à savoir une vie
sociale réglée par des sentences droites et justes. Hésiode ne dit rien du sort
réservé aux âmes des justes et à celles des injustes après la mort On peut sup-
pléer à ce silence en reportant sur cette description paradigmatique des deux
cités les informations données dans le mythe des races. Les hommes de bron-
ze qui vivent de guerre et de violence et qui n'ont cesse de s'entretuer finiront
• dans l'humide demeure du glacial Hadès • (Ëç E'Ùpcœvta ooµov 1CpuEpoû
'Ai6ao), ils seront sans renom (vMµvoi)I81. En revanche, aux hommes de la
race héroïque, • plus juste et meilleure • (611ea1ôtEpov Kat èipEiov), Zeus offre la
possibilité d'une existence aux confins du monde, dans les Iles des
Bienheureux où ils demeureront heureux (o).f3101), • le cœur libre de soucis •
(à1C116ia 8uµov qovtEÇ} 182• Mais moins que les honneurs qui peuvent leur être
accordés après la mort, il semble que les habitants de la cité des justes doivent
se réjouir de leur sort terrestre. Plus que d'un séjour chez les Bienheure~ il
semble qu'ils doivent se réjouir d'une progéniture à leur image. Le juste conti-
nuera d'exister à travers une descendance qui le reproduit : la justice acquiert
180. Voir aus.,i la description de la race de fer où la pratique de l'injustice risque d'en-
traîner une dégénérescence jusqu'au jour où les pères enfanteront des fils qui ne leur res-
sembleront plus guère, cf. Hee. Op. 182.
181. Hee. Op. 154.
182. Hee. Op. 170-172.
une dimension transcendantale dès lors qu'elle offre aux justes de se perpétuer
en restant eux-mêmes. On retrouve ici un système éthique qui s'ancre dans une
préoccupation métaphysique. Tandis que la race des injustes est condamnée à
mourir de faim et de maladie, privée de descendants, la race des justes échap-
pe à la mort dans la mesure où une succession de générations semblables lui
permet de renaître toujours pareille à elle-même. Dans la cité des justes, l'exi-
gence éthique suppose une logique génétique qui veut que le bon seul puisse
se dédoubler et se reproduire.
Tel était Tydée, l'Etolien. Mais, pour la bataille, il a engendré un fils pire que lui, bien
œ
que meilleur au conseil (àllà tàv ui.àv I ydvcrto EÎo xq,aa JUXX'{l, àyopfi t ' àµE(v0>) . (Il.
IV 399-400).
Tydée a engendré un fils qui lui ressemble peu. (ll. V 800) 184
184. Dans le même sens, au début du chant Il de l'Odyssée, Athéna invite Télémaque à
retrouver en lui l'énergie d'Ulysse. Au début du chant Il, Athéna qui a pris cette fois l'appa-
rence de Mentor vient rappeler à Télémaque un vieux proverbe : Télémaque, tu ne seras à
l'avenir ni un vilain ni un fou si la beUe énergie de ton père est en toi. [...] Si tu n'étais pas
son fils à lui et à Pénélope, je n'aurais pas l'espoir que tu viennes à bout de tes projets. Ils
sont peu nombreux les enfants qui sont semblables à leurs pères, la plupart sont pires, peu
sont meilleurs (1UXÛpol -yap tot 1uii&ç oµoîol 1tatpi JtiÀ.ovtat) (Od. II 270-278). a. West S.
1988, 148 qui souligne l'allitération du 1t tout en renvoyant pour la question de l'allitération
dans les phrases proverbiales à S.M. Silk, Interaction in Poetic lmagery, Cambridge, 1974,
224 ss. Sur la relation • père-fils • dans la poésie homérique, cf. Schouler 1980, 1-24 et
Arrighetti 1991, 133-147, Buxton 1996, 131-159 et surtout Wohrle 1999 (que je n'ai pas pu
utiliser dans ce travail mais qui semble croiser, en plus d'un point, mon propos) . Sur le rap-
port• mère-fils•, cf. les remarques de Papadopoulou-Belmehdi 1994, 137-141.
Télémaque le souvenir qu'elle a gardé, elle, d'Ulysse: l'image d'un héros armé
• de son casque, de son bouclier et de ses deux lances • qu'elle vit autrefois dans
sa demeure• buvant et joyeux• (Od. I 258). Ensuite, comme elle l'avait annon-
cé à Zeus, elle invite le jeune homme à se rendre à Pylos et à Sparte pour y
rencontrer des héros qui pourront lui parler de son père :
Je vais te donner un sage conseil, si tu veux l'écouter. Equipe un bateau, le meilleur que
tu as. avec vingt rameurs. Pars pour apprendre des nouvelles (pewomenos) de ton père,
parti il y a longtemps. Peut-être qu'un mortel te parlera ou que tu entendras quelque
rumeur venue de Zeus. une de celles qui diffusent la renommée (kleos) parmi les mor-
tels. (Od. I 279-283).
Ne connais-tu pas la renommée (kleos) que s'est faite le divin Oreste sur tous les hommes
en tuant le meurtrier de son père, Egisthe aux ruses fourbes qui avait frappé son père
renommé ? Toi all88i, mon cher, grand et beau comme je te vois. sois brave afin qu'un
homme de demain (tiç O'Ufl)'OVCIJY) dise du bien de toi ! (Od. 1298-302)187.
Mon hôte, tu parles avec des sentiments amicaux, comme un père à sonfils, et je ne l'ou-
blierai pas (i&; tE ffaTI'IP q> Mi6i. mi OÜ JtOtE Afl(JOl.l(Xl aùteîJv). (Od. I 307-308).
187. Voir all88i Od. I 35 ss. 11 est remarquable de noter qu'Athéna envoie Télémaque chez
Nestor, cette figure éminemment paternelle qui répétera au jeune héros comment Oreste fut
un fils modèle : • Quant à l'Atride, même si vous venez de loin, vous avez entendu quel fut
son retour et comment Egisthe ourdit sa fin funeste. Mais celui-ci a payé lourdement. C'est
un bien que le mort ait eu un fils et que celui-ci ait châtié l'assassin de son père, le rusé
Egisthe, qui avait frappé son père renommé. Toi aussi, mon cher, grand et beau comme je te
vois. sois brave afin qu'un homme de demain dise du bien de toi ! ({va tiç OE mt O'UflY0VCIJY
è\:i tutyt) • (Od. 111193-200); remarquons que les vers 111198-200 reprennent Od. I 300-302.
Modèle de fils parfait à l'égard de son père, Oreste devient une figure plus complexe quand
on s'interroge sur son rapport à sa mère, cf. Papadopoulou-Belmehdi 1994, 137-141.
Tu ne seru déeorma.ia ni mauvais ni insell8é, si la belle énergie de ton père entre en toi.
Celui-ci était homme à conduire jusqu'au bout 8e8 actes et ses paroles. Ton voyage ne
saurait être vain ni rester inachevé. En revanche, si tu n'es pas le rejeton de ce père et
de Pénélope, alors je n'espère plus que tu puisses conduire à leur terme tes projets. lis
sont peu nombreux les enfants comparables à leurs pères : les plus nombreux sont plus
mauvais et rares aont ceux qui sont meilleurs (àpriouç). Mais puisque tu ne seras désor-
mais ni mauvais ni insensé et que l'intelligence d1Jly1111e est tout entière en toi, il y a
quelque espoir que tu ailles au bout de tes actes. (Od. II 270-80).
Athéna peut encore promettre une nef au jeune homme, elle a dit et répé-
té l'essentiel dans ces lignes. Si Télémaque est bien le fils de ses parents, si la
belle énergie d'lllyS&e peul entrer en lui, s'il possède l'intelligence de son père,
il y a quelque espoir qu'il mène à bien son voyage. Mieux encore qu'au chant
I, Athéna apprend au jeune homme de quelle force et de quelle intelligence il
est potentiellement porteur. A lui dès lors de devenir et de prouver qu'il est
bien le fils d'lllysse.
A chacune de ses tirades, Athéna ajoute une pièce au puzzle qui permet à
Télémaque de reconstruire son identité de fils d'lllysse. Sûr de lui, il retourne
trouver les prétendants et tandis qu 'Antinoos le raille une nouvelle fois, il lui
adresse, sur un ton qui n'a jamais été aussi sûr, cette réponse catégorique:
Antin00&, avec des gens au88i arrogants que vous, il n'est pas po68ible de prendre volon-
tiers part à un banquet et d'y trouver tranquillement plaisir. N'est-ce pas 888eZ, préten-
dants, que vous ayez déjà dévoré mes nombreuses et riches réserves, tandis que j'étais
encore enfant. Mais, maintenant je suis grand ; en écoutant les paroles des autres, je
prends conscience des choses (punthanomm) et en moi le courage grandit si bien que je
vais m'efforcer de jeter sur vous le mauvais sort, soit en allant à Pylos soit en restant ici.
dans ma maison. Mais j'irai et mon voyage ne sera pas vain ; j'embarquerai sur le bateau
d'un autre, puisque je suis 8808 nef et sans équipage: vous avez trouvé que c'était mieux
ainsi. (Od. II 310-320).
188. Reprenant les paroles dj\théna en Od. 1 282, le vers 215 est encore repris par
Télémaque dans la prière qu'il adresse à Athéna en li 264. Cf. aussi l 94.
«En écoutant les paroles des autres (èvJ..rov), je prends conscience des
choses : punthanomai •. Ces autres que Télémaque écoutent et de qui il
apprend ce qu'il doit, c'est bien sûr Athéna qui s'est présentée à lui sous les
visages de Mentès et de Mentor189. Le mot que je voudrais ici souligner n'est
autre que le verbe punthanomai : j'apprends, je tire leçon. Dans cette nouvelle
tirade, comme dans la précédente, Télémaque reprend les mots de la déesse,
faisant définitivement sien le projet qu'elle lui a ordonné190. Heureux d'écou-
ter une voix qui lui parle comme le ferait un père, heureux de pouvoir
« apprendre • en écoutant des conseils qui ont valeur de recommandations
héros qui souhaite conquérir une gloire telle qu'elle puisse constituer, pour les
hommes de demain, ce modèle d'excellence que devront imiter tous ceux qui vou-
dront se réclamer de lui.
On peut ici parler d'une fonction • génétique .. du kleos en ce sens qu'un héros
ne saurait se réclamer de la gloire de ses ancêtres sans s'obliger, à son tour, à être,
lui-même à l'image de ceux dont il se réclame. Dans le monde homérique, un
héros ne saurait se contenter d'avoir des enfants, il se doit encore de leur léguer
le modèle auquel ils voudront ressembler. Le désir de gloire est la contrepartie de
cette autre exigence qui veut que tout héros ait des descendants.
Mais le plus intéressant est que l'on peut maintenant établir un lien entre le fils
particulier du héros et l'homme anonyme des temps à venir, en passant ainsi du
ge,ws particulier à la communauté au sens large. Dans la mesure où la nature
n'offre aucune solution pour 888Ul'er la transmission et le maintien de l'excellen-
ce au sein du gerws, il a fallu trouver, au niveau de la société en général, une solu-
tion d'ordre culturel pour 8881.lrer le maintien de l'identité et de la valeur ances-
trales : la communauté dans son ensemble et le gerws au sens strict sont ici confon-
dus. Le défaut naturel d'une excellence non congénitale est ainsi compensé par
l'existence, au niveau culturei d'une solution qui assimile tout le groupe à un
unique gmos; si aucun gmos au sens strict n'est à l'abri d'une éventuelle forme
de dégénérescence, la mémoire des actes héroïques et l'imitation des héros per-
mettent non seulement aux descendants directs du héros mais à toute la commu-
nauté de rivaliser avec l'exemple des ancêtres pour perpétuer leur valeur. La moti-
vation de la poésie des aèdes devient alors politique en ce qu'elle vise à souder
toute la communauté au nom d'un même système de valeurs transmis de généra-
tion en génération. A la fin de l'Iliade, c'est bien aux générations à venir en géné-
ral plus qu'à Astyanax en particulier qu'Hector dédie son histoire: autant
qu'Astyanax, c'est n'importe quel homme de demain qui pourrait, en l'imitant,
perpétuer l'excellence et le souvenir d'Hector. Si elle nous est d'abord apparue
comme rime d'une dimension métaphysique en ce qu'elle apportait une solution
au problème de la mort, l'obligation éthique de perpétuer la valeur des ancêtres
exemplaires est a ~ dans l'luade, le principe qui permet de souder en un unique
genos toute la communauté des auditeurs du poème.
Dans la poésie homérique, le kleos concerne les hommes, les femmes, les
événements, les objets illustres, mais point les dieux 191 • L'Odyssée ne parle
jamais du kleos d'un dieu ; l'lliade le fait une seule fois, mais l'exception con.tir-
191. Voir les remarques de Redfield 1984 (ICJ75), 57-61. Pour les hommes, cf. fi. V 3; 172,
etc.; pour les femmes, cf. 0d. Il 125; pour un événement, cf. n. XI 21; pe>ur un objet, cf. n.
VIII 192.
192. Sur cette différence ontologique et sur l'opposition d'un temps humain et divin dans
l'lli.ade, cf. Pucci 2000, 33-48 et 2001, 261-275.
193. La hantise de cette prédiction qui concerne directement Achille et l'écho qu'elle
trouve dans l'lüade ont parfaitement été étudiés par Slatkin 199 l.
dieux. C est par ailleurs en agissant sur les affaires des hommes, en défendant
chacun leurs champions et leur protégés mortels que les dieux vérifient leurs
propres rapports de forces. La guerre des Troyens et des Achéens, défendus
chacun par leurs divinités, permet aux dieux de se mesurer et de confirmer
leurs positions et leur rangs réciproques sans entrer directement en conflit :
la paix, relative, des dieux implique la guerre chez les hommes. Quand
Alcinoos explique à Ulysse que les dieux infligent des souffrances aux
hommes pour qu'il en naissent des chants, il exprime un point de vue
humain. D'un point de vue divin, il faudrait dire que ces souffrances sont
infligées aux hommes pour que puisse être évité un conflit direct entre dieux,
ce qui n'empêche pas nécessairement les dérapages comme le rappelle la fin
du chant XXI, lorsque la bataille des dieux vient prolonger la bataille des
héros. Mais les dieux n'ont pas besoin de souffrir pour être chantés. En
revanche, ils ont besoin d'être puissant.s194.
Soulignons-le, les dieux ne se soucient pas de l'éthique des héros, s'ils peu-
vent le faire, ce sera toujours pour des raisons finalement politiques. L'éthique
héroïque reste, dans l'Iliade, une affaire purement humaine. Les dieux infligent
des souffrances aux hommes, les hommes en tirent une leçon éthique, mais
cette leçon n'était pas prévue par les dieux. On le voit, tel que nous l'avons
posé, le problème de l'éthique héroïque reste dans l'Iliade un problème essen-
tiellement humain. C'est pour cela que nous aurons peu à parler des dieux.
194. Cf., par exemple, Conche 1999, 112: •Carles humains magnifient Zeus comme le
Défenseur du droiL Mais le poète montre, par delà les images naïves que s'en font les mor-
tels, la réalité de Zeus: un souverain d'autant plus préoccupé de garder son pouvoir qu'il a
risqué de le perdre •.
195. Cest pour Platon une loi première que toute créature mortelJe aspire naturelJement
à une forme d'immortalité; cf. Pl. Symp. 207dl : • la nature mortelle cherche, dans la mesu-
re où elle le peut, à exister de manière permanente et à être immortelle • (11 8vTrril cp{xnç
Çyttt:Î, iaxtà to ôuvatov, àt:i 'tE t:Îvat IC(l\ à9avmoç).
Le genre humain tient d'un don naturel une certaine part d'immortalité, dont le désir
aU88i est inné chez tout homme 80118 tous les rapports. Car l'ambition de s'illustrer et de
ne pas rester sans nom (civ(OV\)µov) après la mort revient à ce désir-là. Or, la race humai-
ne a une affinité natureUe avec l'ensemble du temps. qu'eUe accompagne et accompa-
gnera avec la durée; c'est par là qu'eUe est immortelle, en lai888nt des enfants de ses
enfants, et ainsi grâce à la permanence de 800 unité toujours identique, en participant
par la génération à l'immortalité. (Pl. Lg. 721 b-c).
196. Amour, explique Diotime, est un démon, un être intermédiaire entre ce qui est mor-
tel et ce qui est immortel; surtout il est la pui888nce qui pousse l'homme à la contemplation
du Beau en soi. Voir aussi l'analyse de Calame 1996, 211-217.
tuel, Diotime évoque l'instinct naturel qui pousse les êtres vivants à s'accoupler
pour perpétuer l'espèce dont ils sont issus. L'instinct amoureux, souligne-t-elle,
obéit à un besoin d'immortalité : si l'individu est condamné à mourir, il
cherche, au moins, à assurer la survie de son espèce.
Après avoir expliqué comment la régénérescence est un principe constitutif
de la vie et comment l'instinct de procréation correspond à une forme naturel-
le d'aspiration à l'immortalité197, Diotime continue sa démonstration en citant
l'exemple des héros homériques. Coïncidence toute platonicienne, il se trouve
que le discours jadis prononcé par Diotime vient corriger la thèse à peine sou-
tenue par Phèdre et que les héros qu'elle cite pour défendre son point de vue
sont ceux-là mêmes que Phèdre a cités. Toutefois, là où Phèdre a démontré
comment Alceste et Achille ont gagné de ressusciter ou d'être soustraits à
l'Hadès en accomplissant un acte d'amour, Diotime prouve, elle, qu'ils étaient,
en fait, amoureux non d'une autre personne mais de l'immortalité.
Paraphrasant Homère pour mieux le modifier, improvisant l'hexamètre lwmé-
rique dont elle a besoin, Diotime entre au cœur même de l'éthique homérique
en soulignant que les héros sont uniquement mus par• l'amoureux désir de se
faire un nom et de s'assurer pour l'éternité des temps une gloire impérissable•
(Ëpœtl 'tOÛ ovoµamol yEVÉo0at 1C(l\ 1CÀioç Èç 'tOV ru:i. XP()VOV à8ava'tOV
m-ta8ioeal). Certes Alceste et Achille ont accepté de mourir pour sauver ou
venger l'être qu'ils aimaient mais plus que l'amour de l'autre, c'est• l'amour de
l'immortalité• ('tO\I à8ava'too Èp<Îxnv) qui les motivait (Pl. Symp. 208 e).
Résumée ainsi, l'interprétation de Diotime semble sans faille. Mais les choses
deviennent plus compliquées quand, entrant dans le détail de son argumenta-
tion, on s'aperçoit que, sous prétexte d'étayer son propos, elle introduit une pré-
cision qui n'était pas nécessaire. Pour conquérir une gloire immortelle,
explique-t-elle, les héros sont prêts à courir tous les périls, • plus encore que
pour leurs enfants• (1Cal inœp 'tOU'tOO nvôuvouç 'tE nvooveuEtv Ë'totµoi Eim 7taV-
'tQÇ m µâll.ov it inœp 'trov 1Ult&Jv)(Pl. Symp. 208 d). Diotime est à la fois trop
précise et trop vague. Elle précise que les héros se soucient plus de leur propre
gloire que de leur progéniture, mais elle oublie d'appuyer son propos sur un
quelconque exemple tiré des poèmes homériques ; elle oublie les mots d'Hector
l '17. Les créatures mortelles, rappelle Diotime, sont toutes dotées d'un pouvoir généra-
teur (yÉvrou;) qui permet de remplacer l'être ancien par un être toujours nouveau (otl cu:l
~ ëupov vrov àvtl toû 1UXÂ.alOÛ). L'existence même peut être conçue, depuis la nais-
sance jusqu'à la vieillesse, comme une série de reoai888oces: •En effet, même dans ce qu'on
appelle la vie individuelle de chaque vivant et dans son identité (c'est ainsi que depuis sa
petite enfance jusqu'à ce qu'il soit devenu vieux, on dit qu'il est la même personne), oui, cet
être-là, quoiqu'en lui il n'ait jamais les mêmes choses, on l'appelle néanmoins le même, et
cependant, tout en faisant des pertes, il se renouvelle incessamment, dans sa chevelure, dans
sa chair, dans ses os, dans son sang et, d'une façon générale, dans tout son corps • (Pl Symp.
207d).
Ceux dont la fécondité réside dans le corps se tournent plutôt vers les femmes ; et leur
façon d'être amoureux, c'est de chercher en engendrant des enfants à se procurer ainsi
à eux-mêmes, teUe est leur idée, immortalilé (à0avooiav), commémoration (µvftµriv) et
bonheur (Ei>&xtµovuxv), pour la totalilé des temps à venir (Eiç 'tOV rnt'.l'ta 'XJ'OVOV JtaV'Ul).
Quant à ceux dont la fécondité réside dans l'âme ... (Pl. Symp. 208 e).
Peu importe qu'Homère soit, ensuite, poliment loué pour les poèmes qu'il
a enfantés, Diotime a dit ce qu'il fallait pour confisquer à sa poésie toute dimen-
sion morale. Pour achever de ruiner l'éthique héroïque, elle n'a plus alors qu'à
conclure en distinguant entre ceux qui se sont épris de beautés particulières,
simples reflets de la beauté en soi, et ceux qui ont vu la beauté elle-même. Dans
le langage qui est le sien, Diotime précise alors que les premiers (qui incluent
bien sûr Alceste et Achille) n'enfanteront jamais que des • images fantoma-
tiques de vertu,. (EÏ&oÂa àp€tllç) - rappelons l'ambiguïté du terme eidôl.on qui
oscille entre les sens d'image et de fantôme - tandis que les seconds enfante-
ront • une vertu réelle,. (àp€t'JlV à)..tt0ft} (212 a) ; seuls les seconds auront le
privilège d'être vraiment immortels. Les premiers, victimes d'illusions (eidôla),
seront réduits, on le devine, à devenir eux-mêmes des eidôla. Voilà Achille et
Alceste définitivement enfermés dans le monde des ombres de l'Hadès homé-
rique ; oubliés les privilèges d'un séjour dans l'ile des Bienheureux que Phèdre
leur avait reconnus, oubliée aussi la valeur éthique de la gloire homérique.
Comme Platon n'est jamais aussi subtil que quand il entend ruiner le fonde-
ment éthique de la poésie héroïque, on peut penser que la donnée qu'il s'em-
presse d'effacer n'en était que plus importante et fondamentale. Mais il est vrai
que Platon était d'autant plus libre d'oublier cette dimension éthique du kleos
que la poésie elle-même l'avait abandonnée. Avant de conclure cette première
partie, pour souligner à quel point le système éthique que nous avons analysé
est spécifique de la poésie homérique, il importe encore d'examiner ce qu'a pu
être, dans la poésie grecque posthomérique, le rapport des héros avec les géné-
.
. a' venir.
rations
Accomplir un grand exploit pour que les hommes à venir en tirent leçon. Si
l'on replace l'Iliade et l'Odyssée dans le contexte d'une tradition orale 198, il devient
tentant de reconnaître dans l'aspiration première des héros la projection d'une
autre ambition: le héros rêverait à une gloire éternelle là où l'aède rêverait à l'im-
mortali88tion de 88 poésie. Sans aller si vite all88i loin, il est particulièrement inté-
re ssant de noter que le souci de transmettre aux hommes à venir une histoire
exemplaire ne concerne guère, dans la tradition de la poésie grecque, que le héros
homérique. On aurait facilement pu imaginer que les imitateurs d'Homère allaient
reprendre ce thème pour en faire un topos de la poésie épique : il n'en est rien.
Prenons l'exemple des Argonauliques di\pollonios de Rhodes au Ille siècle av.
J.-C. ou encore des .fbsthomériques de Quintus de Smyrne au Ille siècle de notre
ère. Dans ces deux épopées qui se réclament, bien que différemment, du modèle
homérique, le héros ne s'intéresse plus guère à 88 renommée future ou à la survie
de son histoire dans la mémoire des hommes à venir. Jamais, on ne le voit évoquer
les générations futures, en rêvant à ce qu'il poumut leur dédier, comme s'il n'y
avait, pour lui, plus de sens à vouloir transmettre quelque histoire exemplaire aux
hommes de demain. f.ontrairement à l'auditeur de la poésie homérique qui se
trouve responsabilisé par une histoire où les héros se battent et meurent afin de
lui léguer une histoire exemplaire, le lecteur d'Apollonios ou de Quintus n'est char-
gé à l'égard des héros d'aucune forme de responsabilité. Alors que la poésie homé-
rique parie sur son futur et sur la continuité à venir d'une histoire où les généra-
tions sont solidaires les unes des autres, la poésie posthomérique se retourne vers
un pasoé qui se trouve comme coupé du présent. Mais on peut ici être plus précis.
Si l'on compare l'lliade et l'Odyssée aux Argonautiques ou aux
Posthomériques et si l'on examine le type de rapport que ces différents poèmes
établissent entre les générations passées et futures, on remarque un singulier
renversement. Alors que dans la poésie homérique, les expressions qui dési-
gnent les lwmmes de demain (essomenoi ou opsigonoî) ne se rencontrent que
dans les discours des personnages (2e niveau d'énonciation), dans la poésie
posthomérique, ces mêmes expressions ne se rencontrent que dans le discours
du narrateur (Ier niveau d'énonciation)l99. Cest ainsi tout un rapport au temps
. .
qw se trouve comme inverse.
,
198. Sur la relation des deux poèmes avec cette tradition orale, cf. mes remarques infra
§ 6.3.6.
299. Sur les compétences réciproques et asymétriques du narrateur et de ses person-
nages dam la poésie homérique, notamment à propos de l'anticipation ou de l'allusiQn aux
événements p:rés, ct. Steinrück 1992.
Aujourd'hui encore ce tombeau s'élève à cet endroit toujours visible aussi pour les
hommes de demain (ml. Ô\Vlyovounv iœ,&1). (Ap. Rh. l 1061)200.
Au livre II, Apollonios décrit cette fois les funérailles que les Argonautes
donnent à leur compagnon ldmon, tué par un sanglier dans le pays des
Maryandines :
Au livre IV, accompagnés par Médée, les Argonautes font escale sur les côtes
de Paphlagonie, devant l'embouchure du fleuve Halys. Pendant que Médée
offre un sacrifice propitiatoire à Hécate, les Argonautes bâtissent un temple
pour la déesse :
Le sanctuaire que les héros bâtirent, en l'honneur de la déesse, sur le rivage subsiste
aujourd'hui encore, également visible pour les générations à venir (àv6pamv O'lfl)'OVO«n
µ.ÉvEl Kal ti\µoç i6ro6cx1). (Ap. Rh. IV 252)201,
200. Notons que dans ce passage Apollonios multiplie les aitia : une dizaine au total (1
988; l O19; l <170; l <175). Cf. Vian 1974, 34-36. Voir aussi la métamorphose de Cléité en Ap.
Rh. l 1065 ss.
201. Au livre Il 720 ss., les Argonautes arrivent au cap de l'Achéron; décrivant l'aspect
tourmenté et effrayant de ces lieux, Apollonios évoque également le fleuve Achéron, en pré-
cisant que • dans les générations suivantes. il fut nommé Soônautés par les Mégariens de
Nyssa qui lui durent d'avoir pu échapper à une tempête : tàv µÈv Év Ô\Vlyov01<n Ioœvaut11v
ov6µTtVOV I N1oaîo1 ME"YOPJlEÇ, otE voo0Ea0a1 ˵EÂÂov l yiiv MapuxvÔUvÔJV. (Ap. Rh. Il 746);
au livre IV, Zeus confie aux Dioscures la charge de veiller sur les vaisseaux des hommes à
venir : Zru; 6i aq,1 m1. 01f'l)'OVWV JtOPE Vll<XÇ (Ap. Rh. IV 653). Remarquons enfin que pour
désigner les hommes à venir, Apollonios emploie le terme Ollfl"fOVOÇ uniquement.
ture des héros d'autrefois: des tombeaux et des monuments mais aussi des
curiosités naturelles et des paysages merveilleux. Au livre II de ses
Posthomériques, il décrit la façon dont les vents, obéissant à Eos, vinrent enle-
ver du champ de bataille le corps de l'Ethiopien Memnon, tué par Achille :
Des membres de celui-ci tombèrent alors sur la terre des gouttes dt> sang qui sont comme
un signe de mémoire pour les génératioru à venu (<ri\µa mt Èoooµivolç) ; en cfTeL ces
gouttes, tombées ici et là, les dieux les ont recueiUies pour en faire un fleuve grondant,
le Paphlagonéios comme le nomment tous les mortels qui habitent jusqu'à ses confins la
vallée de l'lda. Ce fleuve charrie des eaux teintées de sang chaque fois que revient le
lugubre anniversaire du jour qui vit mourir Memnon. (Q.S. Il 556-564).
Au livre VII. décrivant cette fois les funérailles de Pénélée, chef des
Béotiens, tué par Eurypyle, Quintus évoque le tombeau bâti sur le rivage :
Ils ~difièrent un tombeau très large .-t haut, bien ,,;_~ible pour le.~ générations à t•Pnir (rot
ÈO<JOµÉvo\Ç àpiôrtÀov). (Q.S. VII 160).
Au livre IX, Ulysse et Néoptolème vont dans l'ile de Lemnos pour y cher-
cher Philoctète dont la blessure continuait à exsuder un pus infecte, un pus si
abondant que la trace en est aujourd'hui encore visible :
De sa bleSBure dégoulinait sans cesse, sur la terre, un pu1- qui 80uillait le sol de sa vaste
caverne : wu- merveille pour les lwiwnes bs générations à l't>nir (8aûµa µi-y' àv8p<imoun
m1. Ü<mpov Ëoooµivoun). (Q.S. IX 389-391)202.
Au livre XI, alors que la bataille fait rage et que les héros s'entretuent,
Quintus mentionne le nom d'Archéloque abattu par Ménélas, héros peu connu,
mais qui mérite d'être rappelé pour son lieu d'origine : le mont Corycos en
Cilicie où se trouve le rocher d'Héphaïstos :
A la fin du poème, alors que Troie est détruite, Quintus décrit une dernière
merveille, une roche qui est l'extraordinaire fossile de l'horrible douleur subie
par Hécube lorsqu'elle se transforma en chienne :
202. Vian 1966, 221 observe que Lemnos est une terre volcanique : • dt's dépôts de
soufre ont pu donner naiMance à la légende d'un • lac de pus • qui ne semble pas attestée
ailleurs•.
Là se produisit un prodige étonnant pour les mortels. L'épouse du pitoyable Priam, d•hu-
maine qu•eue était, se changea, sous l'effet de la douleur. en chienne gémi888.Dte. Tout
autour, les gens r888emblés s'émerveillaienL Un dieu transforma tout son corpe en pier-
re : c'est une grande meroeille pour les hommes à venir (µqa Oaûµa ml roaoµÉvoun
pPotoim). (Q.S. XIV 347-351)203.
203. Pour d'autres occurrences de roooµÉvoicn chez Quintus, cf. IV 428 à propos d'un
héros tué avant son mariage et que le poète compare à un épi ou à un pavot fauché avant
sa maturité et qui restera stérile pour les générations à venir : (4l'10CXÇ ŒVrov 'tt ml ~
pov roooµÉvoun 1µillov8' ÉpartEVtOÇ im' Euxpo<; aÀ&xivro8ul· (comparer avec n. VIII 306-
308). Remarquons que si les références aux générations à venir se trouvent, dans la poé-
sie posthomérique, toujours dans le discours du narrateur, il y a, dans les Poslhomériques
de Quintus de Smyrne, une exception : au livre XIII, Calchas, le devin, invite les Achéens
à ne pas lancer leurs traits sur Enée, choisi par les dieux pour fonder, près du large Tabre,
• une ville sainte, qui fera l'admiration des générations à venir• ([...] it:pov amu ml
ÈcrooµÉvounv àyyrtàv I àv8p<mt01c;) (Q.S. XIII 338-9). Remarquons toutefois que cette
exception semble confirmer la règle qui voudrait que l'évocation des générations à venir
appartienne au discours du narrateur plus qu'à celui des personnages: de fait, Calchas est,
en tant que devin, dans une position qui le rapproche du narrateur. Calchas ne parle ni de
honte ni de gloire, il ne rêve pas d'un exploit dont il pourrait laisser l'exemple aux géné-
rations à venir mais il évoque un futur qu'il connaîL Comme le narrateur, il peut juger le
passé d'après le futur.
204. Pour cette formule chez Ap. Rh., cf. les passages suivants: I 1062 : 'tOOt ai\µa ml
O'lfl~Voicnv i6io6cn; Il 842 : ml O'lfl~voicnv i6io0a1; IV 252 : àv~v O'lfl~Voicn µÉvtl ml
'tT)Â.oo' i6io0a1. Pour l'emploi de ce terme avec des sens un peu différents, cf. Il 746; IV 653.
Au chant VI de l'Iliade, si Hector rêve à un fils meilleur que lui, c'est aussi
parce qu'il croit au pouvoir des aèdes de transmettre son histoire jusque dans
les générations à venir. Dans !'Athènes du Vème siècle, sur la scène du théâtre
tragique, le héros semble avoir définitivement perdu sa confiance en une poé-
sie capable de rendre son fils meilleur. Il suffi~ pour s'en convaincre, de s'in-
téresser à la figure d~jax et à la manière dont Sophocle la met en scène.
Dans l'Iliade, Ajax est un héros connu pour son attachement aux valeurs
héroïques traditionnelles. Il est panni les Achéens un deuxième Achille, des-
cendant comme lui d'Eaque. Sur le rivage de la plaine de Troie, les deux héros
on~ chacun, tiré leur nef à une extrémité du camp. L'un et l'autre sont définis
pour leur force comme les • remparts des Achéens -208• Plus que par tout autre
emblème, Ajax est caractérisé par son grand bouclier (salros) qu'il porte, sem-
blable à une tour209. Armes et armures sont pour lui, plus encore qu'un instru-
ment de comha~ un élément de son identité. Ajax est fils d'un héros dont le
no~ Télamon, évoque cette courroie de cuir (telamôn) où l'on accroche l'épée
2(J'l. Pour un exemple tiré des Argonautiques, cf. Ap. Rh. 1 1065 ss.
208. R. 1 283-4 où Nestor dit d'Achille qu'il est le plus ferme rempart (ËpK'OÇ) des Achéens
contre la guerre cruelle et ll. VII 211 où Ajax est dit rempart (Ëp,roç) des Achéens.
209. R. VII 219 = XI 485 ; cf. aU88i VIII 331-2, etc.
210. a. n.
par exemple XI 527 où Cébrion reconnait Ajax au large bouclier qu'il a sur
les épaules : ropù )'à.p àµq,' œµounv tXEl OOKOÇ.
211. ll. XVIII 192-195.
212. Starobinski 1974, 11 -71.
213.Soph. Aj.815ss.
eu lieu, Ajax ressemble à un héros qui se serait fait voler l'histoire qu'il aurait
voulu vivre.
Dans cette tragédie d'un héros déchu, un passage doit retenir, plus enco-
re, notre attention. Un passage où, plus encore qu'ailleurs, Ajax semble se
résigner à abandonner les grands espoirs du héros épique. Après le massacre
du bétail qu'il a confondu avec les chefs achéens, Ajax ne retrouve la raison
que pour se découvrir plus humilié et plus honteux qu'il ne l'a jamais été.
Abandonné à sa douleur, il ne lui reste qu'à appeler sur lui la mort 214• C'est
alors qu'intervient Tecmesse, cette captive qui est devenue son épouse215 ;
elle lui rappelle la vieillesse de son père et de sa mère, mais surtout elle
évoque le sort qui pourrait être le sien s'il venait à mourir ; comment elle
serait, avec le petit Eurysacès, enlevée par un autre guerrier dont elle
deviendrait l'esclave :
Et l'un de mes maitres dira. en me lançant ces mots amen : • Regardez la compagne
d'Ajax qui était, dans l'armée, le plus fort, dans quelle servitude elle se retrouve après
avoir été si enviée•. Voilà ce qu'on dira. (Soph. Aj. 500-503).
Comme le notaient déjà les scholiastes, il y a, non seulement dans ces mots
mais dans toute la scène, une évidente référence à l'épisode de la rencontre
d'Andromaque et d'Hector au chant VI de l'Jliade2 16• Après avoir écouté
Tecmesse, Ajax, comme le fit Hector, demande à pouvoir prendre son fils dans
ses bras. Comme Hector, il rêve à la manière dont son fils pourrait lui ressem-
bler. Mais le parallélisme entre les deux scènes ne sert qu'à souligner la dis-
tance qui sépare le héros épique du héros tragique. Dans les mots d'Ajax, tout
résonne autrement.
Porte-le, porte-le à moi. Il ne prendra pas peur à la vue de ce sang qui vient à peine
d'être versé, s'il est à juste titre mon fils, rejeton issu de son père. Mais, tout de suite, il
faut le dreS11er aux dures mœun de son père et faire qu'il soit d'une nature égale. Mon
fih, sois plus heureux que ton père ('O mi, yÉvow 1tatpoc; rotuxÉmt:pOÇ) ; ressemble-lui
pour tout le reste, et tu ne seras pas un lâdte. En ce moment, je t'envie toutefois de ne
pas avoir conscience de noe maux. C'est dans l'absence de conscience que la vie est la
plus agréable, jusqu'à ce que tu apprennes (µaOnç) ce que sont le plaisir et la douleur.
(Soph. Aj. 545-555).
Entre les paroles d'Hector dans l'Iliade et la tirade d'Ajax dans la tragédie
de Sophocle, le premier écart, le plus significatif est la substitution du compa-
ratif meilleur (àµEivcov) par le comparatif plus heureux (ron,xéo-tEpoç). Entre
214. Soph.Aj.394ss.
215. Soph·. Aj. 211-212 et 489 ss.
216. Comparer surtout Soph. Aj. 500-503 et ll. VI 459-462.
ces deux adjectifs, il y a toute la distance qui peut séparer la poésie épique de
la tragédie. Le désir d'avoir un fils • meilleur que soi• nous est apparu, dans
l'épopée homérique, comme le fondement de tout un système éthique. Dans la
prière qu'il adresse à Zeus, Hector s'oblige à être d'autant meilleur qu'il sou-
haite que son fils le soit plus encore. Il s'oblige à accomplir l'action dont son
fils pourra se réclamer pour le dépasser. Là où Hector espère un fils
• meilleur • que lui, Ajax souhaite uniquement un fils plus • heureux •, pour ne
pas dire plus • chanceux •·
Mais il faut examiner de plus près encore l'adjectif eutukhês. Parmi les
adjectifs qui, dans la langue grecque, indiquent le fait d'être heureux, il en
est deux, eudaimôn et eutukhês, qui, s'ils semblent synonymes, n'en impli-
quent pas moins des conceptions distinctes du bonheur217• Dans une étude
sur l'usage de ces termes dans la tragédie grecque du v~ siècle av. J.-C.,
Marianne McDonald a remarqué une évolution qui semble caractériser un
véritable changement de mentalité. Chez Eschyle, l'adjectif le plus utilisé
pour dire le bonheur est eudaimôn : un mot qui donne au bonheur une
valeur morale. L'eudaimonia est un bonheur mérité ou justifié, soit qu'un
dieu (daimôn) veille sur celui qui mérite d'être heureux (eudaimôn), soit que
son bon caractère, son génie intérieur, daimôn, lui vaille d'être heureux. Le
bonheur de celui qui est eudaimôn est justifié et rend presque acceptable la
différence entre gens heureux et malheureux : c'est à peu de chose près le
monde d'Eschyle, celui d'une Athènes qui n'est pas encore plongée dans les
vicissitudes de la guerre du Péloponnèse. A l'opposé d'Eschyle, Euripide est
le poète d'un univers moins moral où dominent ce hasard et cette chance
que les Grecs nomment tukhê. Dans le monde d'Euripide, qui reflète une
Athènes usée par la guerre et par les conflits internes, le bonheur ne s'ex-
plique plus et ne se mérite plus : il résulte simplement de la chance.
Significativemen~ beaucoup plus que l'adjectif eudaimôn, Euripide emploie,
dans ses tragédies, le terme eutukhês pour désigner l'homme fortuné.
Logiquement et comme on pouvait s'y attendre, Sophocle se situe à mi-che-
min d'Eschyle et d'Euripide. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que, dans
notre tirade, pour évoquer le bonheur qu'il souhaite à son fils, Ajax n'em-
ploie pas l'adjectif eudaimôn mais bien l'adjectif eutukhês.
Pas plus qu'il ne saurait se fier à des dieux qui l'ont trompé, Ajax ne saurait
croire à l'existence d'une force intérieure qui le rendrait heureux. A son fils, il
ne peut souhaiter que plus de • chance • : une chance gratuite que plus rien ne
justifie. Tout à l'opposé d'Hector qui rêve d'un fils meilleur et qui dédie son his-
toire aux générations à venir, Ajax remet son fils aux forces du hasard pour
s'empresser d'oublier une vie où la valeur ne procure pas le bonheur. Là où
Hector veut croire à une poésie capable de transmettre son histoire aux
hommes du futur, Ajax ne croit plus au message qu'il pourrait adresser aux
hommes de demain. Avant de se donner la mort, ses dernières paroles sont pour
saluer le monde de la lumière et pour dire comment désormais il ne s'entre-
tiendra plt18 qu'avec les morts; aux vivants. il n'a déjà plus rien à dire ni à
léguer:
0 Mort. ô Mort. viens déaormaia et regarde-moi. Là-bu, certes, c'est avec toi que je serai
et que je m'entretiendrai. Mais toi, lumière de ce jour resplendieeant, et toi, Solei~ 8UJ'
ton char, je vous adresse la parole pour la toute dernière fois, jamais plus je ne le ferai.
0 lumière, ô sol sacré de ma patrie, Salamine, ô socle ancestral de mon foyer, illustre
Athènes, et ta descendance parente, et vous, sources et fleuves que voici, et toi plaine
troyenne, je vous dia adieu. voue qui m'avez nourri. Voilà la dernière parole que vous
crie Aju; à l'avenir, c'est dans l'Hadèe avec ceux d'en bas que je parlerai. (Soph. Aj.
854-865)218.
Il est difficile de conclure cette analyse sur l'ambition héroïque sans citer un
dernier passage tiré cette fois de Vugile. Au livre XII de l'Enéide, le poète latin s'est
plu, à son tour, à décrire la scène d'un père s'adressant pour la dernière fois à son
fils. I.:intérêt de la description virgilienne est qu'elle se réfère, d'une manière cri-
tique, tout à la fois à l'Iliade et à la tragédie de Sophocle. A ce titre, on peut la
considérer comme l'une des meilleures interprétations de la distance qui sépare le
héros homérique du héros tragique2 19. Au livre XII de l'Enéide, après avoir été
blessé et soigné par Vénus, sa mère divine, Enée est prêt à retourner au combat
mais auparavant, il veut encore embrasser son fils, Ascagne :
Apprend. (disœ) de moi, mon enfant, la valeur et le véritable effort; d'autres t ' e ~
ront la fortune Vortunam ex aliis). Aujourd'hui mon bras, à la guerre, aesurera ta défen-
se, et te conduira de récompenses en récompenses. Toi tâche de te le rappeler quand tu
seras parvenu à l'âge mûr, et que le souvenir des exemples de tes aïeux anime le file
d'F.nœ et le neveu d'Hector. (Verg. lfn. XII 435-440).
Le passage est remarquable, tant Enée, en bon héros épique, semble sou-
cieux de rétablir la morale du modèle ancestral. Dans l'lliade, Hector vou-
218. Il n'est pas inintéressant de noter que dans la scène de la Nekyia de l'Odyssée, Ajax
est la seule âme qui ne souhaite pas s'entretenir avec Ulysse qui apporte des nouvelles des
vivante. Contrairement à Agamemnon et à Achille qui s'inquiètent de leur fils, Ajax ne songe
nullement à interroger son ennemi sur l'éventuel destin d'Eurysacès.
219. Verg. A:n. XII 435-6 qui reprend Il. VI 476-81.
lait un fils meilleur que lui et il rêvait à une histoire dont les hommes à venir
pourraient tirer leçon (puthesthai) ; Ajax, lui, souhaitait à son fils une fortu-
ne meilleure. Premier héros de l'épopée latine, dernier survivant troyen,
Enée s'inscrit dans la lignée d'Hector : il se veut maître de valeur !
D'emblée, il s'impose comme un modèle pour son fils et l'invite à com-
prendre l'enseignement de l'exemple paternel : disce. A sa façon le texte de
Virgile donne tout son poids au verbe puthesthai (apprendre, tirer leçon)
employé par Hector dans l'lliade. Mais Enée se rapproche d'autant plus
d'Hector qu'il se démarque de l'Ajax de Sophocle. Le petit Ascagne appren-
dra, de son père, la valeur et le courage ; quant au sort, à cette chance gra-
tuite qu'est lafortuna - un Grec aurait dit tukhê -, Enée précise qu'Ascagne
l'apprendra des autres : une façon de dire, bien sûr, qu'il n'y a pas d'école
ni de maître de la chance et du hasard. La fortuna ne s'enseigne pas.
L'opposition qu'Enée établit entre le courage, qu'un fils apprend de ses
pères, et le sort, sur lequel on ne peut rien, confirme l'idéal romain du mos
majorum. Comme le héros homérique, le héros de l'épopée virgilienne n'a
pas à se soucier du sort mais il doit mériter sa gloire par son courage, et cela
en suivant le modèle des ancêtres. Virgile se fait bien ici l'Homère de Rome.
A sa manière, le poète latin aura ainsi, en l'imitant, interprété un passage clé
de la poésie homérique : il y a bien chez un Hector le rêve d'accomplir un
exploit dont les générations à venir pourront s'instruire pour être
meilleures, un rêve propre à l'épopée homérique, un rêve oublié par la tra-
gédie et l'épopée posthomérique grecque mais significativement ressuscité
par l'épopée virgilienne.
Accomplir un exploit pour que les hommes de demain en tirent leçon: l'am-
bition des héros homériques de devenir des figures de mémoire répond à une
double exigence, éthique et métaphysique tout à la fois. La poésie des aèdes
trouverait ici sa meilleure justification, à tel point que certains ont été tentés de
reconnaître, dans un tel système, la création même d'une poésie en quête d'au-
tojustification. Le danger d'une telle tentation est qu'elle est sous-tendue par
une conception qui recherche dans le texte une intention d'auteur (cf. supra.
1.3.5). On l'a vu : l'lliade et l'Odyssée sont moins l'œuvre d'un auteur particu-
lier qu'une création collective. Les aèdes n'ont pas à chanter une poésie qui
s'autojustifie mais une poésie qui répond à l'exigence d'une culture dont ils
sont les porte-parole. Mais évitons alors une confusion trop souvent faite. La
poésie homérique évoque la société des héros et cette société a son idéologie,
ses valeurs qui ne sont pas nécessairement celles de la société réelle à laquelle
l'aède appartient220 : à travers son chant. l'aède peut aussi bien idéaliser que
critiquer les aspirations des héros. Cette tension entre le monde des héros et
celui de l'aède, je l'ai exprimée à travers une question déjà évoquée : si Hector
et Achille sont motivés - consciemment dans le d'Hector, moins consciemment
dans le cas d'Achille - par l'espoir de léguer une histoire exemplaire aux
hommes à venir, quelle raison l'auditeur du poème a-t-il de s'intéresser à l'his-
toire de ces héros? Pourquoi les Grecs ont-ils choisi de faire de l'lliade leur
œuvre de référence? Sommes-nous sûrs que l'lliade supporte jusqu'au bout
l'aspiration d'Hector ? Si le rêve des héros justifie la poésie qui les célèbre,
sommes-nous sûrs que cette poésie justifie en retour, aussi facilement qu'on a
voulu le croire, l'histoire de ces héros qui aspirent à être chantés ? Pour le véri-
fier, il est une question fondamentale qui doit être posée et qui a été jusqu'à ce
jour remarquablement négligée.
Dans une culture où le livre et l'imprimerie n'existent pas, de quels instru-
ments la mémoire collective dispose-t-elle pour perpétuer et conserver l'histoi-
re de ces héros qui ne voulaient pas être oubliés? On le voit: l'analyse de
l'éthique héroïque conduit à une enquête sur la langue de l'lliade comme outil
de mémoire. Rappelons avec vigueur que la langue homérique n'est pas la
marque d'un style personnel mais le résultat d'une tradition séculaire soumise
à des exigences diverses sur lesquelles il convient également de s'interroger. La
langue de l'aède est-elle cet outil de mémoire propre à justifier jusqu'au bout
le rêve des héros ? Depuis les travaux de Milman Parry, les études de linguis-
tique homérique se sont multipliées mais en se limitant le plus souvent à l'étu-
de des critères et des marques de l'oralité. En bénéficiant de l'acquis de ces tra-
vaux, l'enquête doit ici être reprise pour vérifier si cette langue peut être le pro-
duit de l'éthique héroïque. Avant de dire que le rêve du héros justifie la paro-
le qui le chante, il convient de se demander si la langue de cette poésie peut
être identifiée, dans tout ce qui la caractérise, comme le produit d'une exigen-
ce sociale. Et ici encore, il faudra préciser de quelle exigence et de quelle socié-
té nous entendons parler. Certaines réponses seront données à la fin du pro-
chain chapitre, certaines questions seront renforcées.
Muses qui habitez l'Olympe, dites-moi maintenant - car vous êtes des déesses partout
pré&ente8 et voua savez tout tandis que noua, noua connai880ns seulement ce que la
renommée nous donne à entendre, mais noua n'avons rien vu - dites-moi qui étaient les
guides et les chefs des Danaens ? La foule des combattants, je ne pourrai ni la dénom-
brer ni la nommer ; même avec dix langues, dix bouches, même avec une voix indes-
tructible et un cœur de bronze! A moins que les Muscs de l'Olympe. filles de Zeus qui
tient l'égide, ne me rappelJent, eUet1-mêmes, tous ceux qui sont venus sous Ilion. Mais je
dirai les commandants des vaisseaux et to\18 leun vaiS&eaux. (ll. Il 484-493).
Au chant II de l'Iliade, alors que le poème est déjà bien avancé, l'aède
renouvelle son invocation aux Muses. C'est maintenant le catalogue des
innombrables forces achéennes et troyennes qu'il lui faut dire. L'exercice est un
tour de force qui requiert tout un art de la mémoire. Durant plus de 260 vers
vont se succéder noms de héros, de villes, de lieux, nombres de vaisseaux,
nombres de guerriers; durant plus de 260 vers, c'est tout un savoir sur le
monde achéen et troyen qui se trouve inventorié par la mémoire de l'aède;
toute une population de guerriers qui se trouve recensée.
Au beau milieu de ce catalogue, voilà toutefois que l'aède s'arrête un ins-
tant sur le nom d'une ville, Dôrion, pour évoquer un épisode qui trahit, au
cœur même de cette démonstration de mémoire, une inquiétude profonde.
Dôrion, rappelle-t-il, fut jadis ce lieu où les Muses firent oublier à l'aède
Thamyris l'art de son chanL C'est que le chanteur s'était vanté de pouvoir
vaincre, dans un concours de musique, les Muses elles-mêmes. Celles-ci le
punirent aussitôt :
Irritées, elles le rendirent infirme (mtpov) 1 ; en plus, elles le privèrent de son divin talent de
dtanteur et lui firent oohlier (EICÂÉÀa8ov) son habileté à jouer de la cithare. (IL II 599-600).
Dans l'lliade comme dans l'Odyssée, les héros vivent et meurent, on l'a
vu, pour accomplir cet acte exemplaire que les générations à venir se
devront d'égaler. Autrement dit, l'éthique héroïque suppose, pour perpétuer
les exploits des ancêtres, une mémoire capable de transcender le temps.
Célébrant des héros qui se dédient aux générations futures, la poésie des
aèdes ne peut légitimement avoir de sens que si elle apparaît comme le pro-
duit assuré d'une mémoire infaillible. L'aède doit alors convaincre ses audi-
teurs qu'il est bien le détenteur d'une parole de toujours. Imaginons une
seconde ce que représenterait, au sein de sa poésie, un oubli, un temps d'hé-
sitation ou une marque d'incertitude : c'est alors l'aspiration première du
héros qui se trouverait ruinée. Que le poète hésite et Hector et Achille sont
morts et ont souffert pour rien. Le poème n'a soudain plus aucune raison
d'être. Pour rendre crédible la geste de ses héros, le poète doit savoir nous
prouver que sa poésie relève de l'inoubliable. L'invocation aux Muses trou-
ve ici une justification. A l'opposé de Thamyris qui osa défier les filles de
Zeus et de Mémoire2, l'aède de l'lliade se garde soigneusement de rompre le
contrat qu'il a passé avec elles. A plusieurs reprises dans le poème, il renou-
l. Le sens exact de ffl'lpoç est difficile à établir. Hsc.h. s.v. ffl'lpoç propoae de traduire par
•muet• mais il n'exclut pas le sens d'• aveugle•. Sur Thamyris, cf. aussi Paus. 9 30 2 et
Dickson 1995, 7-9.
2. Hes. Th. 55 et 96-103.
velle son invocation pour nous rappeler qu'à travers lui c'est toujours la
divinité qui parle3.
Mais peut-on se contenter de l'invocation aux Muses pour croire à l'im-
mortalité du chant de l'aède? Après tout, l'invocation pourrait n'être qu'un
artifice destiné à berner l'auditeur, un moyen de donner le change et de faire
passer pour immortelle une parole tout simplement mortelle (ce que je ne crois
nullement). Ou encore, la Muse pourrait avoir inspiré au poète un chant si beau
et si parfait qu'il serait impossible de le retrouver ou de le reproduire, tant les
conditions de l'enthousiasme étaient extraordinaires la première fois. Pour que
l'auditeur puisse croire à la dimension• immortelle• du chant, pour qu'il puis-
se se convaincre que l'aède est bien le porte-parole des Muses, il faut une
garantie plus forte qu'une simple invocation. C'est tout le chant qui doit appa-
raître, à traven ses rythmes et sa musique, comme un objet de toujoun. C'est
la langue elle-même de l'aède qui doit apparaître, dans sa logique et dans son
fonctionnement, comme une langue de toujours, d'origine divine.
Remarquons-le bien: l'éthique des héros exige une langue autre, capable de
transcender le temps des vies humaines. S'il existe une justification ou une
réponse à l'ambition ultime d'un héros comme Hector, c'est finalement au
cœur de la langue homérique qu'il faut aller la chercher. Vllùule pourrait être
ce poème qui a exigé l'invention d'une • langue • différente pour que l'histoire
des hérœ d'hier parviennent aux hommes de demain sans altération. Il impor-
te ici de s'interroger sur la relation qui peut exister entre le fonctionnement
particulier de la langue homérique et la fonction spécifique du chant des aèdes.
Avant d'entrer au cœur du problème, il peut être utile, en guise d'introduction,
de suivre comment la question de la langue homérique a pu, au fil des siècles,
se poser et se compliquer.
Une langue autre? Mi\vlv atl&, 8w, IhtÂ.11la&co 'Axv..i\oç... Le trait le plus
immédiatement apparent de le langue homérique est qu'elle est en vers. Si cet
aspect est flagrant, il est aussi parfaitement banal. Rien de plus attendu, en
effet, dans la tradition occidentale qu'une poésie venifiée, exploitant les
3. R. Il 484-493 ; Il 761-63 ; XI 218-220; XIV 508-510; XVI I 12- 113. Sur d'autres
peeeag~ qui pourraient être con&idérés comme une invocation aux Muses, cf. Minton 1960,
304 88. On remarquera que, dans l'Odyssée, l'aède n'invoque la Muse que dans son premier
vers ; par la suite, il semble l'oublier complètement. Cf. sur ce problème, mes remarques
dana Bouvier 1986.
6. On peut ici citer une anecdote rapportée par A. Baddeley dans un travail sur le fonc-
tionnement de la mémoire (Baddeley 1992) : Aiken, surdoué, doté d'une mémoire étonnan-
te et d'un humour tout britannique, s'amusait à expliquer à ses amis que, pour lui. apprendre
par cœur une série de mille chiffres. par exemple les mille premières décimales du chiffre 1t,
était d'une grande facilité. D'une grande facilité à condition d'employer le système qu'il avait
mis au point et qui n'est pas sans faire penser au langage métrique. Aiken se rappelait les
chiffres en les regroupant par unité de cinq (par ex. : 53422 = cinquante trois mille quatre
cent vingt-deux) et en récitant ces groupes par série de dix et selon un rythme régulier et
récurrenL Un psychologue du nom d'Hunter eut alors l'idée heureuse de tester les perfor-
mances de la mémoire d'Aiken. Dans un premier temfl8, il lui débita. sur un rythme neutre,
des listes de chiffres séparés les uns des autres (cinq, trois, quatre, etc.) ; la performance
d'Aiken fut tout à fait banale, comparable à celle réalisée par la moyenne des individus (qui
retiennent six ou sept chiffres). Ensuite, Hunter débita les chiffres en reprenant le rythme et
la technique de récitation mise au point par Aiken. La performance s'accrut immédiatemenL
Aiken put sans difficulté retenir des séries de quinze chiffres. L'expérience suggère bien que
le travail de la mémoire est facilité par une mise en musique qui permet d'associer les don-
nées à un rythme donné.
7. X. Mem. 1 2 21. Voir ausei Pl. Phœdr. 267 a. qui rappelle comment Evènos de Paro6 a
mis 11es blâmes en vers pour en faciliter la mémorisation (oi 6' aù-tov ml JtafXX~ cpamv
tv µkpcp ÀÉ'yEtv, µvitµtlÇ xap1v·) et sur ce texte le commentaire, au Ve siècle de notre ère, de
Herm. in Pl. Phœdr. toc. cit. : 'tO œµvitµ11ç xap1v €2ŒlmJ tà 001 tÔ:,V iaxtcxÀ.oyoorlv E'ÙµVTtµo-
VrotOtq>a tanv. Sur Evén08 de Paros, cf. aussi Pl. Ap. 20 a-b et Phœd. 60 f et 61 b.
son traité sur la Poétique, postuler, entre le mètre héroïque et l'épopée, une
sorte d'adéquation naturelle8. Un postulat qui, par la suite, égarera plus d'un
chercheur.
Puüque nous avons une tendance naturelle à la représentation (KUtà cpûmv 6è ovroc; ~iv
toû µq.1Eio8al), et aU88i à la mélodie et au rythme (car il est évident que les mètres font
partie des rythmes), ceux qui au départ avaient les meilleures düpositions naturelles (iç
Clf>XTlÇ oi. wpumt:.Ç npoç amà µ6)..1.(J't(l) firent peu à peu des progrès et donnèrent naÏ.$-
sance à la poé3ie (È'yÉvvTJ<Jav titv 1t0i11(J'1v) à partir de leurs improvisations. Puis la poésie
se divisa suivant le caractère propre de chacun (mtà 'tà oi1Œîa ,;8ti) : les auteurs graves
représentaient (quµoûV'to) dt"S actions de qualité accomplies par des hommes de quali-
té ... (Arist. Po. 1448 b 20)(trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot).
8. Arist. Po. 1448b. Remarquons qu'Aristote suit ici la ligne ouverte par Platon qui, lui-
même, suivait sans doute, en cela, Damon ; cf. Pl. Resp. 400a ss. où le philosophe exploite
l'idée que les rythmes correspondent naturellement à des états d'âme. Pour une interpréta-
tion pythagoricienne de l'hexamètre qui prend en considération le problème de la césure,
cf. aussi Arist. Métaph. 1093a 26.
9. Dupont-Roc & Lallot 1980, 175: • Aristote, raisonnant en termes naturalistes, postu-
le que l'histoire de la poésie est un processus finalisé et que la tragédie, comme une espèce
naturelle, a connu une évolution qui la conduisait à rejoindre sa nature propre (titv ainftç
cpûmv, 1449a 15) •.
10. Arist. Po. 1449a 22-27 (à propos de l'introduction des iambes dans la tragédie) :
• D'abord on avait utilisé le tétramètre parce que la poésie était associée aux satyres et
davantage liée à la danse, mais lorsque le parlé fut introduit, la nature trouva d'elle-même
le mètre approprié : de fait le mètre iambique est celui qui s'accorde le mieux au parlé, et la
preuve c'est que nous prononçons beaucoup de mètres iambiques dans la langue de la
conversation, mais très rarement des hexamètres et seulement quand nous sortons du
registre parlé • (trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot qui recourent au terme • parlé • pour tra-
duire Â.içlÇ ; cf. pour une justification de cet usage, Dupont-Roc & Lallot 1980, 174).
Pour l'épopée. c'est le mètre héroïque, à l'expérience, qui s'est imposé. Vouloir employer
un autre mètre, ou pluaieurs, pour composer une représentation narrative, paraîtrait
déplacé, car le mètre héroïque est de tous celui qui a le plus d'assùe et d'ampwur (cna-
cnµwtcnov ml. O"flC(l>6É<Jtarov) - et pour cette raison il admet particulièrement bien les
mots empruntés et les métaphores, car la représentation narrative s'étend plus que les
autres. ( ... ] Au88i personne n'a-t-il compost de long poème en un autre mètre que l'hé-
roïque : comme nous l'avons dit. la nature elle-même (aimt fi cp\)(JIQ apprend à choisir le
mètre qui lui convienL (Arist. /b. 1459b 31-1460a)(trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot).
11. On peut citer Oemetr. Eloc. 4-5, qui souligne comme une évidence l'affinité de
l'hexamètre et de l'épopée.
L'un des traits les plus étonnants de la langue homérique est la fréquence
des répétitions. Au Ve siècle av. J.-C. déjà, les premières voix s'élèvent pour
dénoncer les répétitions d'Homère. On peut citer le poète comique, Cratinos,
qui se moquait de l'UAAge excess~ dans la poésie homérique, de la formule « lui
répondant, il dit... ,. ('tov Ô' ~ o c ; Jq)O(JÉq,rl ••• ) 12• A l'époque alexandri-
ne, les répétitions homériques sont perçues comme un défaut. Les poètes
épiques alexandrins s'appliquent soigneusement à les éviter dans leurs propres
poèmes 13 • De son côté, un grammairien comme Zénodote n'hésite pas, dans son
travail d'édition des poèmes homériques, à corriger et à supprimer, quand il le
peut, redites et reprises trop flagrantes, comme si Homère ne pouvait en être
l'auteur1•. Sans réfléchir à ce que pouvait être la spécificité du « style homé-
rique •, Zénodote récrit le texte au nom de ses propres exigences. Au début
du lie siècle av. J.-C., dans son propre commentaire des poèmes homériques,
Aristarque se montre plus avisé. Il remarque qu'un grand nombre de répéti-
tions porte sur une série d'épithètes systématiquement employées devant les
mêmes noms, parfois même en contradiction avec le contexte. Pour rendre
compte de cet usage, il introduit la notion d'épithètes par nature (cpooEt), qui
désigneraient non pas les caractéristiques particulières d'un objet ou d'une per-
sonne dans un contexte précis mais ses qualités génériques. Ainsi l'aède de
l'Odyssée qualifie-t-il de resplendissant (q,aElVTIV, Od. VI 74) le linge que
Nausicaa emporte aux lavoirs pour le laver de sa crasse (pfuca., Od. VI 93).
Aristarque explique que l'épithète est employée ici d'une manière générique,
« en effet, le linge est sale, mais il est, dans sa nature, d'être propre ,.is.
12. Cratinos. fr. 355 K888el - Austin; sur ce fragment. cf. Fantuzzi 1988, 23 et sur
Cratinos, cf. Bonanno 1972. Remarquons que la formule raillée par Cratinos est précisément
l'une de celles qui permettent à M. Parry d'élaborer sa thèse sur le langage formulaire, cf.
Parry 1928, 18.
13. Œ par exemple Kurz 1982, 17 86.; Fantuzzi 1988, 21 n. 34: • Fra le categorie interpre-
tativc della poesia alessandrina, ed in particolare delle imitazioni alC68alldrine di Omero, i
concetti di • oppositio in imitando • o di • aemulatio • sono largamente accreditati cd ugualmen-
te adottati sia per Callimaco e Teocrito, sia per Apollonio •. Pour ce problème de la réinvention
imitative, cf. Gentili 1980, 22. Pour un exemple relatif à Quintus de Smyrne, cf. infra § 2.8.1.
14. Schol. A R. XI 123 où il est dit, à propos de cc vers, que 7.énodote proposait de lire
mKOCppOVoç ijamais employé par Homère) à la place de ooicppovoç (employé, en revanche.
très souvent). Cf. Janko 1992, 23.
15. Schol. EHPV Od. VI 74 : 1)€p\)1UIJt(ll yap· wJ.i,.111v cp\)(JEl ica9apav. Voir aussi Porph.
ad R. VIII 555 qui fait allusion à notre passage. Pour d'autres exemples, cf. Parry 1928, 150,
qui souligne comment Aristarque oppose ainsi l'épithète employée• non pas pour sa valeur
ornementale mais en fonction du passage • (où ,cooµou X(lf)lV wJ.i,. JtpOÇ tl) à l'épithèt<'
employée • non en fonction du passage mais pour sa nature • (où totE, wJ.i,. cp\)(JEl).
16. Par exemple, les vers XV 263-268 qui reprennent ll. VI 506-511 ainsi que les vers
XV 449-451 qui redoublent R. XVII 291 -293; cf. Janko 1992, Z7 ; 256 et m. A ce propos,
on nuancera les remarques de Shive 1987, 3 qui postule que les répétitions n'étaient pas pro·
blématiques pour les Anciens. Voir aussi Hor. Ars 358 88. qui semble également faire allu-
sion aux fatigantes répétitions homériques. Pour conclure, on peut citer, au Il• siècle de
notre ère, une parodie de Lucien qui donne libre cours à sa moquerie pour railler -en visant
Homère- les poètes aux épithètes trop généreuses, Luc. Tun. 1 : • 0 Zeus, dieu des amis, des
hôtes, des compagnons, du foyer, de l'éclair, protecteur des serments, rassembleur de nuages.
maitre du tonnerre et sous quelque autre nom que t'invoque le cerveau brûlé des ~tes,
surtout quand ils sont embarrassés pour la mesure ; car alors tu deviens pour eux celui aux
maints noms afin de soutenir la chute du mètre et de remplir le vide du rythme • (Je
reprends ici, en la complétant, la traduction de M. Parry qui cite ce texte, Parry 1928, 167).
17. Et il faudra attendre longtemps pour que cette suggestion soit faite explicitement, voir
infra § 2.3.1 les remarques sur G.B. Vico et J. Beattie.
18. Sur le problème des dialectes, cf. Budt 1955; Palmer 1963; Durante 1971 ; Schmitt
1m. Pour les rapports avec le mycénien, cf. les travaux de Ruijgh et Wathelet cités dans
notre bibliographie.
J9. Ps.-Plu. de Hom. B 8 et 14 Kindstrand. Sur la Vie et fbésie d'Homère, cf. Buffière
)9732 ()956), 12-Tl; pour le nouveau titre donné à ce traité, De Homero, cf. Kindstrand
)990, XI. Une autre explication analogue est donnée par la Souda: en voyageur qu'il était
Homère aurait rédigé les différentes parties de l'Iliade en différents moments et dans des
lieux différents. cf. Sud. s.v. "~11poç (0 251 = 526 3-4 Adler).
[Homère] n'a pas choisi une seule manière de dire mais il a mélangé tous les dialectes
grecs, qui étaient restés jusque-là distincts : celui des Doriens, celui des Ioniens et celui
des Athéniens au88i. Il les a mélangés bien mieux que ne le font les peintres avec les cou-
leurs ; et pas seulement les langues de ses contemporains mais aU88i celles des généra-
tions précédentes : si, parfois, il survivait quelque parole désuète, il la sauvait comme si
ce fut quelque vieille monnaie tombée d'un tré8or 118118 maître, pou88é qu'il était par son
amour des moi& (&à tp1.Âopp1uumav). (D. Chr. 12 66-7)20,
Ailleurs encore, Dion dénonce l'imagination de ce poète qui est allé jusqu'à
inventer un parler des dieux :
A propos de cette rivière, il dit que [les dieux] l'appellent non pas Scamandre mais
Xanthe, et, à partir de là, lui-même, dans ses vers, il recourt à ce nom, comme s'il lui
était permis non seulement de mélanger les dialectes gre01 et de recourir à des paroles
très anciennes, mais encore de parler avec les mots des dieux [...] ces choses, je le dis
sans détour, non pas pour accuser mais parce qu'Homère est de tous les hommes le plus
impudent menteur. (D. Chr. 11 23).
Les Anciens n'ont pas manqué de s'interroger sur l'ancienneté des poèmes
homériques; en revanche, ils n'ont pas soulevé le problème de l'origine de
cette forme poétique. Significativement, s'ils se souviennent d'un temps où la
poésie homérique était morcelée et disséminée à travers les territoires d'lonie
ou de Crète, les commentateurs antiques s'intéressent moins aux raisons origi-
20. Cf. sur ce texte, Russell l 992, ad loe. Sur le caractère composite de la langue homé-
rique, cf. aussi Arist. Po. 1461a; Ps.-Plu. Vit. Hom. B 8 et 14 ; Max. Tyr. 3 4. A propos de la
dimension panhellénique de cette langue et l'intérêt de celle forme panhellénique pour les
Anciens, cf. Nagy 1994 (1979), 148 ss.; 1990, 37-79; 1990b, 82-115; 1992, 37-44 et
Montanari 1992, 88. Sur l'analogie entre l'usage de la langue et celui de la monnaie, cf. auMi
QuinL 1 6 8; Hor. Ars 59 avec le commentaire de Brink 1971, 146-8.
21. Homère est l'auteur que Dion Chrysostome cite le plus; de manière générale Dion
entend souligner et défendre la valeur morale de la poésie homérique mais ce point de vue
n'interdit pas quelques reproches sévères sur le style, cf. Affholder 1966-1967, 292-293. Sur
Dion critique d'Homère, cf. au88i Olivieri 1898; Montgomery 1901 ; Valgimigli 1913 ; Scott
1924 ; Desideri 1978 ; Brancacci 1986.
22. Plu. Lye. 4 : • Là [en Ionie], il [Lycurgue] découvrit., pour la première fois. les
poèmes d'Homère qui étaient, semble-t-il. conservés chez les descendants de Créophyle ; il
remarqua qu'aux épisodes inspirés par le plaisir et la joie s'ajoutaient des épisodes instruc-
tifs ; il s'appliqua à les recueillir et à les rassembler. Les poèmes homériques étaient déjà
sommairement connus mais les Grecs n'en possédaient que de rares exemplaires car l'œuvre
était diffuae ici et là•. Ael. VH 13 14: • Les anciens chantaient les morceaux d'Homère par
morceaux détadiés auxquels ils donnaient des titres qui en marquaient le sujet : par
exemple, le Combat auprès des Vaisseaux, la Dolonie, la valeur d'Agamemnon [ ... ]. Ce fut
assez tard que le Lacédémonien Lycurgue, étant allé voyager en Ionie, apporta le premier
dans la Grèce, comme un effet préciewc, toutes les poésies d'Homère. Dans la suite, Pisistrate,
les ayant ru&emblées, en fonna I'lliade et I' Odysstt •· Sur Lycurgue importateur des poèmes
homériques en Grèce, cf. aussi Eph. FGrH 70 F 103; 149 19; ApoUodorua, FGrH 244 F 63
ainsi que D. Chr. 2 44-45. Sur la relation entre Lycurgue et la poésie homérique, cf.
Manfredini & Piccirilli 1980, 226-227 et Nagy 1992, 46-47. Sur le rôle de la poésie à Sparte,
cf. Tagliasacchi 1961, 78-80.
23. Pour Pisistrate dans le rôle d'importateur ou de diffuseur de cette poésie, cf. Cie. De
Or. 3 34 :•Quis doctior iisdem illis temporibus aut cujus eloquentia litteris instructior fuisse
traditur quam Pisistrati, qui primus Homeri libros confusos antea sic disposuisse dicitur ut
nunc habemus? •, cfr. avec Aulu-Gelle, 7 17 1. Bérard 1921, 196, note: • Avant Cicéron,
personne ne semble connaître ce rôle de Pisistrate •. Voir aussi AP XI. 442 : • moi Pisistrate
qui fus grand dans le conseil. qui d'Homère en un tout ra88emblai ce qui autrefois n'était
chanté que par bribes (i\8pou,a OllOpCWYlV). Car il était notre concitoyen, cet homme, ce
poète d'or, s'il est vrai que les Athéniens ont colonisé Smyrne•. Voir encore Paus. 7 26 13;
Ael. VH 13 14 ; Lib. Or. 12 56 ; Sud. s.v. "q,.11poc; (0 251 = 526 3-4 Adler) ; Eust ll. I ad
iml. (5 33-36 van der Valk] et Vat. Hom. 4 13-14 et 5 23-26 Allen. A propos des témoignages
relatifs à Pisistrate, on notera qu'ils impliquent non seulement une certaine conception de la
poésie homérique mais aussi une certaine représentation de la figure de Pisistrate, repré-
sentation qui n'est pas sans rapport avec une forme de propagande; cf. déjà sur ce point Wolf
1985 (1795), 139; Mazon 1942, 268; Merkelbach 19692 (1951), 239-262; Jensen
1980,128-157 et maintenant Nagy 1992, 48 (qui s'interroge sur le parallélisme des versions
attribuant l'importation des poèmes à Lycurgue ou à Pisistrate) et 1996, 70-86.
24. L'institution de cette règle est attribuée à Hipparque par [Pl.] Hipparch. 228b qui
attribue également au fils de Pisistrate le rôle de premier importateur athénien de la poésie
homérique ()'Hipparque appartient à la 4- Tétralogie de Thrasylle que les commentateurs
modernes s'accordent à considérer comme apocryphe ; l'auteur vivait, peut-être, au Ille
siècle avant notre ère.). En revanche, Solon apparaît comme l'instigateur de cette règle
d'après Dieuchidas, FGrH 485 F 6 (= D. L. 1 57). Strab. 9 394, au début du 1•• siècle de notre
ère, mentionne les deux traditions en rappelant que Solon, d'après les uns, ou Pisistrate,
selon d'autres, aurait rajouté un vers au • catalogue des vai88eaux •. Sur l'initiative
Plutôt que de s'étonner des incohérences des poèmes homériques, les Grecs ont
ainsi préféré penser à leur réunification et à leur unité retrouvée. Quant au
morcellement initial des poèmes homériques, il faut attendre, apparemment,
jusqu'au VIe ou Vl(e siècle de notre ère, pour qu'un scholiaste aborde le pro-
blème en s'ingéniant à le résoudre: après une première publication et une pre-
mière diffusion, les poèmes d'Homère auraient été détruits par quelque catas-
trophe naturelle, incendie, inondation ou tremblement de terre. Plus tard,
continue le scholiaste, un homme aurait eu la patience de voyager pour retrou-
ver ici et là les morceaux et les fragments échappés à la destruction. Et ainsi
aurait été reconstruite l'intégrité de la version originale25 !
S'ils ont donc, ici ou là, soupçonné la possibilité d'une question homé-
rique26, les Anciens n'ont jamais poussé l'enquête jusqu'au bout. Dès Héraclite
et Xénophane, il y a des voix pour critiquer, voire pour condamner, la morale
et les dieux homériques. Platon va jusqu'à bannir le poète de l'lliade de sa cité
idéale27• Mais ces critiques d'ordre moral, qui peuvent à leur manière être radi-
cales, n'aboutissent jamais à une mise en question de l'origine même des
poèmes homériques. Et pour cause ! Premier entre les poètes, instructeur de
toute la Grèce28, garant de la culture panhellénique, pour ne pas dire fonda-
teur de l'identité grecque, Homère devait être, aux yeux des Grecs anciens,
l'auteur d'une poésie une et unique. De manière significative, Aristote se plaît
à citer l'lliade comme le modèle par excellence d'une œuvre cohérente, consti-
tuant un tout, et centrée • autour d'une seule action, entière et complète • (1œ.p1.
µiav 1tpâ;lv OÀTIV ml tEÂ.Etav)29. Là où ils auraient éventuellement pu s'inter-
roger sur l'origine de la langue homérique, les Grecs anciens ont préféré croi-
re à l'existence d'un poète unique, doté d'un style particulier. Tout se passe
athénienne d'exploiter le • catalogue des vaisseaux • ou d'y interpoler un vers pour justifier
un droit sur Salamine, cf. Arist. Rhet. 1375b 30 ; selon Ephore, l'initiative de cette interpo-
lation revient à Solon (cf. schol. b R. Il 494-877) ; dans le même sens, voir, à la fin du IV•
siècle av. J.-C., Dieudtidas, FGrH 485 F 6 (= D. L. l 57) et Hereas, FGrH 486 F l (= Plu.
Sol. 10; sur ce texte, cf. Manfredini & Piccirilli 1977, ad /oc.).
25. Cf. schol. Dion. Thrac. 3 29 ss. Hilgard, avec le commentaire de Bérard 1921, 207 ss.
26. Fameuse depuis la querelle des Anciens et des Modernes, la question homérique ne
peut plus aujourd'hui être ramenée à une interrogation unique, on préférera donc suivre
Nagy pour parler au pluriel de • questions homériques • (comme le suggère le titre de Nagy
1992). Cf. aussi Broccia 1978 et Ballabriga 1990.
'n. Pl. Resp. 398a et b et 607a.
28. Sur Homère éducateur des Grecs, cf. Ar. Ran. l 034-1036 ; Pl. Resp. 606e ; Lycurg.
ln Leocratem 102 et lsoc. 4 159 (lbnegyricus) ainsi que D. Chr. 2 45 et Plu. Lye. 4.
29. Arist. Po. 1459a. Remarquons qu'Aristote connaissait très vraisemblablement les
anecdotes sur l'éparpillement initial de la poésie homérique, voir par ex. Heraclides Lembus,
F.xcerpta poliliarum 10 Dilts et Arist. Fragmenta varia, 142 ss. Rose.
comme s'il était impératif, pour eux, de postuler l'unité et l'homogénéité d'une
poésie symbolisant l'unité culturelle des Grecs30• Plutôt qu'à une langue faite
pour traverser les siècles, ils ont préféré croire à un poète au beau parler,
emblème de leur culture.
Ce Poëte, pour faciliter sa versification, a commencé par équiper tous ses Héros & tous
8e8 Dieux. de plusieurs épithètes de différentes longueurs, pour finir ses vers pompeuse-
ment & commodément. Achille est divin, il est un Dieu, il est semblable à un Dieu ; il est
bien botté, il est bien coiffé. il a les pieda légers ; & tout cela non point selon le cas dont
il s'agit. mais selon qu'il reste plus ou moins de place à remplir pour achever le vers.32
33. I..:Abbé d'Aubignac. Conjectures académiques ou dissertation sur l1liade, 1925 (1713),
133. Parmi les détracteurs d'Homère dans la querelle, citons aussi Terrasson et La Motte ;
dam le camp des défenseurs, Madame Dacier, le père F. Gaucon (auteur d'un Homère vengé,
Paris, 1715), le père Hardouin. Sur Homère et la querelle des Anciens et des Modernes, cf.
Siciliano 1968, I et ss; Broccia 1979 et Oarke 1981, pour des indicatiom bibliographiques
sur cette question, Grafton, Mœt & Zetzel 1985, 249 ss. Parry s'attaque à cette conception de
manière très directe : • On sait comment toute expression répétée, même tout écho d'une
autre expression, était considéré comme preuve d'imitation, et comment, aux mains de Sittl,
de Gemoll, et de maint autre critique, les vers et les passages qui les contenaient reçurent un
dur traitement • (1928, 9).
34. Cie. De Or. 3 34 137; Jos. C. Ap. 1 2 12. Sur ces passages, voir les remarques de Wolf
1985 (1795), 137.
35. En Italie, G. B. Vico suppose, dans sa première édition de La scienza nuova. (parue
en 1721), qu'Homère est un• legatore o un componitore di favole •; dans sa deuxième édi-
tion de 1744, La scienza mwva seconda. il franchit un pas supplémentaire pour ne plus voir
dans Homère que la personnification de la tradition orale : cf. l'édition de F. Nicolini, Bari,
19533, livre III • Della discoverta del vero Omero •; sur !'Homère de Vico, cf. Cerri 1985 et
Siciliano 1968, 5 et 88 ; de manière plus générale, cf. Gentili 1984, 28. En Angleterre, il faut
faire une place particulière à R. Wood qui se rend à Troie pour vérifier les descriptiom
homériques et qui se convainc de la valeur • historique • des poèmes homériques pour les-
. quels il suppose jusqu'à Pisistrate une transmission orale (Essay on the original Genius of
Homer, London 1769, 17752) ; sur ces travaux, cf. Simonsuuri 1979 et Grell 1981. En France,
outre les travaux déjà cités, on peut mentionner l'intuition de J.-J. Rousseau qui, dans son
Essai sur l'origine des langues (chapitre VI), écrivait en 1781 : • Il m'est venu bien souvent
dans l'esprit de douter, non seulement qu'Homère sût écrire, mais même qu'on écrivît de son
temps •· Sans oublier, en Allemagne, le magistral ouvrage de F. A. Wolf ; voir maintenant
l'édition commentée de A. Grafton, G. W. Most & J. E. G. Zetzel : Wolf 1985 (1795).
Auteur d'un traité sur la musique et la poésie, James Beattie observait ainsi en
1762:
[ ...] Homère composa son œuvre immortelle à une époque où l'écriture n'était pu une
choee commune : en ce temps, les gem écoutaient la poésie plus qu'ils ne la lisaient
[ ...] ; eo ce temps, les fréquentes répétitions de certains mots et de certaines phrases
aidaient la mémoire et faciHtaient la compréhension du poème ; on les considérait
davantage comme quelque chose de beau que comme quelque chose de blâmable.36 G«'
traduis).
36. James Beattie, Of Poetry and Mwick, London, 1762 : • Let it be observed too, that
Homer composed his immortal work at a time when writing was not common : when people
were rather hearers than readers of poetry, [...] ; and when, consequently, the frequent
repetitioo of certain words and phrases, being a help to memory, as well as to right appre-
hension of the poem's meaning, would be thought rather a beauty than a blamish. The same
thing is observable in some of our old ballads •. Sur ce texte, voir Shive 1987, 8 et Foerster
1969 (1947). 103-4.
Ille et au lie siècles av. J.-C. C'est surtout, par l'intermédiaire de ces scholies.
qu'ils ont pris conscience de l'existence, en Grèce ancienne, des multiples ver-
sions divergentes des poèmes homériques bientôt recueillies par les philologues
alexandrins. Ces versions multiples posaient le double problème d'une version
originale (et authentique) et celui, complémentaire, de l'histoire de cette ver-
sion. Dans la lignée ouverte par F. A. Wolf37, les philologues allemands du XIXe
siècle allaient s'employer, avant tout, à remonter à la version originale.
Paradoxalement, alors même qu'ils découvraient le rapport de la poésie homé-
rique à une tradition orale, les philologues adoptaient, pour comprendre l'his-
toire de cette tradition, le modèle d'une transmission textuelle remontant à un
archétype original, qui dans le cas de l'Riade et de l'Odyssée ne peut être
qu'éminemment problématique. Faute de découverte capitale - l'archétype
restant inaccessible-, les philologues allemands parviennent, tout de même, à
la fin du siècle à une série de résultats importants. S'intéressant de près aux
irrégularités de la langue homérique qui auraient dû, selon leur attente, ren-
voyer à des états successifs de la genèse du poème, les linguistes découvrent
que la plupart de ces irrégularités sont dues à l'influence du mètre sur la phra-
séologie et ne permettent guère d'évaluer l'ancienneté plus ou moins grande
des différents passages.
De même que les forêts changent de feuillages à mesure que l'année déeline - les pre-
mières feuilles venues tombant les premières - de même meurent les vieilles générations
de mots, alors que les nouvelles, comme de jeunes gens, s'épanoui88ent et prennent
force. (Hor. A.P. 6o-62).38
39. On peut mentionner, entre autrt)S, Geoffroy Tory. Ren~ Ma~é. Henri ~:,;tit)nnt•, Ou
Bellay, Ronsard.
40. Sur ce caractère composite, cf. Chantraine 1948, 1 : • La langue homérique est
l'aboutissement d'une longue histoire et présente un mélange de formes impliqutts les unes
dam les autres. [...] Dès la constitution des deux poèmes, la langue a dû présenter un mélan-
ge inextricable de dialectes, achéen, éolien et ionien surtout •. Voir aussi Kirk 1962, 142-
150; Palmer 1963; Meillet 19758 (1965 7), 157-186. Pour le problème des éoliemes, cf.
Wathelet 1970. Pour d'autres références bibliographiques, cf. Montanari 1988. 163. Voir
au88i Miller 1982.
41. a. infra § 2.4.2.
42. Par exemple. R. XIII 2Sl; pour d'autres cas, cf. Chantraine 1948, '17.
43. Voir surtout le phénomène de la • distension •. A propos de formes comme µvci>ovto
(en face de µvaovto), iyyaao8t (en face de irtat:,o&) etc., Chantraine 1948. 76, note, en repre-
nant l'explication de Wackemagel : • li s'agit là sans doute de formes artificielles qui se sont
introduites à un moment donné de la langue épique. Les formules homériques, sous leur
forme la plus archaïque, ont dû contenir des formes non contractées du type opaœ, ~
i\p&ovta. etc. Lorsque à ces formes se sont sub&tituées en ionien des formes non contractes :
opcÎl, opâo&, i\t}ô,vta. les contractions se sont peu à peu introduites dans la langue épique.
Mais il était nécessaire que dans le vers la syllabe contracte continuât à valoir, suivant les cas,
3 temps (opaao&) ou 4 temps de brèves (µvci>ovto ou i\~a). Suivant un procédé qui est
également employé dans quelques textes musicaux, la voyelle se trouve répétée de manière
à indiquer la quantité de la syllabe qui, pour la métrique, peut compter 3 ou 4 temps •.
44. Chantraine 1948, 87-88 qui définit l'apocope comme la chute de la voyelle finale
devant consonne et ajoute : • ce traitement s'observe chez Homère dans les prépositions soit
devant un nom, soit devant un verbe. Mais les cas sont très définis et l'apocope n'est usuel-
le que pour les prépositions àvé.c, iarté.c, ,axpa •. Voir. par exemple, ~ \ en 0d. Il 2:r'l
qui autrement ne serait pas entré dans le vers.
45. Le rythme de l'hexamètre interdisant les séries de trois syllabes brèves, l'aède s'au-
torise à modifier les termes tribraques en allongeant une des trois syllabes ; au lieu de la
forme attendue µax6µ.E9a, on trouve ainsi la forme µaxoµa,6a ; cf. Chantraine 1948, 95-6.
De même, dans les séries de forme crétique (- u -), la brève médiane peut se trouver allon-
gée au temps faible, par exemple imo&l;fr1 en fin de vers où le • iota • compte long ; cf. ibid.
101.
46. Sur la µE"tpllCJl àv<X"flCTl, cf. Parry 1928, 4-5 ainsi que Bérard 1924. 174-177.
47. Cf. J.-E. Ellendt. Ueber den Einflws des Metrums au/ Wortbildung und
Wortverbindung, Kônisberg, 1861 et H. Dünt.zer, Homerische Abhandlungen. Leipzig, 1872.
48. H. Dünt.zer, Homemche Abhandlungen, Leipzig, 1872, 5 l 9. Texte cité par Parry
1928, 154.
49. a. 0d. Ill 266 avec la remarque du scholiaste ad loc. : ,cmà KOOµov JtOl'ftllCOV
,q,oaq,pumxl <ilç mi. bti. toû oux IO.utatµVll(Jtl"l (• I.:épithète est ajoutée comme ornement
poétique comme c'est le C88 aWl6i pour la divine Clytemnestre•). Voir aussi le C88 d'Egisthe,
Parry 1928, 15 l.
50. Parry 1928, 155.
51. Cité par Parry 1928, 218. cr. ausai ibid. 5. Voir au88i Bérard 1924, 173: • Nos homé-
ri.santa retrouvent donc et acceptent enfin une très ancienne vérité: c'est que la langue dite
homérique fut dominée par les nécessités du rythme. I.:épos est d'abord une musique d'hexa-
mètres où tout s'incline devant sa majesté le dactyle "·
52. Comme le remarquent pertinemment Dupont-Roc & Lallot 1980, 174 (à propos de
Arist. Po. 1449a 28) : • Les métriciens modernes sont volontiers sceptiques sur les affinités
naturelles décrites ici entre tel mètre et tel type de débit ou d'interprétation. Maas 1962
(1923), 54-55, n'est pas loin de prêter à Aristote une pétition de principe généralisée : • The
oeµvÔtllç of the dactylic rhythm, attested by Aristotle, must have originated from its associa-
tion with the epic ,. ; cf. aussi ibid. :r79.
D'abord on avait utilisé le tétramètre parce que la poésie était associée aux satyres et
davantage liée à la danse, maia lonque le parlé fut introduit, la nature trouva d'elle-
même le mètre approprié : de fait le mètre iambique est celui qui s'accorde le mieux au
parlé, et la preuve c'est que nous prononçons beaucoup de mètres iambiques dans la
langue de la conversation, mais très rarement des hexamètres et seulement quand nous
sortons du registre parlé. (Arist. A,. 1449a 22-27)(trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot qui
recourent ici au terme • parlé • pour traduire ~lç).
On pourrait se demander s'il n'y a pas ici, dans /,a Poétique, un paradoxe:
si la poésie s'adapte naturellement au rythme qui lui convient, si l'imitation est,
chez l'homme, une activité naturelle, comment le philosophe explique-t-il
l'écart entre l'hexamètre et la langue quotidienne? Comment le passage de la
langue courante à la langue épique a-t-il pu se faire « naturellement • ? Mais
justement Aristote ne dit pas qu'un tel passage est exclu. Au contraire, ce qu'il
entend démontrer c'est la manière dont les poètes les plus estimables (<JEµVotE-
pot) sont amenés à produire une langue grave et à adopter le mètre qui a • le
plus d'assise et d'ampleur • (mamµc.i>Tatov ml O"(ICroœmatov) pour dire • les
belles actions• (-ràç 1CaÂàç 1tp<Ü,E\Ç) des héros55. C'est bien parce que la langue
de tous les jours ne saurait suffire à glorifier les exploits des héros que les
poètes ont dû produire le mètre héroïque56• La remarque d'Aristote sur l'écart
existant entre la langue hexamétrique et le • parlé • courant n'infirme en rien
sa thèse d'une adéquation naturelle entre rythme et genre poétique. Il n'em-
pêche que les homéristes du début du siècle n'ont pas hésité à récupérer cette
53. Arist. A,. 1449a 22. Cf. aussi ibid. 1459a 12.
54. Pour une approche qui suit ce point de vue, cf. Nagy 1976 qui ne fait, cependant.,
aucune allusion à Aristote.
55. Arist. A>. 1448b 25-28; 1459b 35
56. Arist. A,. 1459b 31 : • Vouloir employer un autre mètre, ou plusieurs, pour compo-
ser une représentation narrative, paraitrait déplacé, car le mètre héroïque est de tous celui
qui a le plus d'assise et d'ampleur •(trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot); cf. aussi 1449b 10.
A la fin des années 1920, reprenant les grands travaux des philologues alle-
mands, M. Parry, un jeune savant américain, allait soutenir à la Sorbonne une
thèse essentielle sur L'épithète traditionnelle dans Homère. S'il reste attaché à
la thèse d'une influence du mètre sur la langue, Parry se persuade que cette
influence n'a pu agir qu'avec le temps et qu'elle obéit à des règles précises.
Dans les curiosités de la langue homérique, il cherche ainsi le fonctionnement
d'un système cohérent, caractéristique d'une langue faite pour défier l'usure du
temps6 1• Il lui apparaît ainsi que, dans les hexamètres homériques, une forme
archaïque ne concurrence, en principe, jamais une forme plus récente qui
aurait la même valeur métrique. Riche de multiples formes dialectales, la
langue homérique tend par ailleurs à exclure les synonymes métriquement
équivalents et cela d'une manière si systématique qu'il ne saurait s'agir ni d'une
intention propre à un auteur particulier, ni d'une coïncidence.
Confrontant, par exemple, des formes archaïques comme cl11pFÇ [ammes],
(ipi)&nmoç [(eri)doupos], 1c:t: [ke], m6Au; fptolis], 1t0AU1taµ(l)Y fpolupamôn] aux
62. Parry 1928, 7 : • Lorsqu'on met, par exemple, les désinences ioniennes côte à côte
avec les désinences non-ioniennes correspondantes (·l"fÇ, -Eùl, -ou, -WN, -m., etc. à côté de -a,
-ao, -OlO, - WIJV, -rom., etc.), des mots ioniens à côté de mots non-ioniens (iuu:îç, (Èpi).,&u,roç,
av, JtOÂ.lç. JtOÂ.uim;µoov, etc., à côté de a,,,,rç.(ipi)OOUJtOÇ, IŒ, lttÔÂ.lç. JtOÂ.Ultaµ(IJV, etc.), on
trouve de part et d'autre des éléments de la langue qui ont presque toujours des valeurs
métriques différentes •.
63. Rimard Bentley ( 1662-1742) -qui enseigna au Trinity C.Ollege de Cambridge et qui pen-
sait que l'Iliade avait été composée pour les hommes et l'Odyssée pour les femmes (cf. Wolf 1985
(1795), 118, n. 84)- fut par ailleurs l'un des premiers à poser la question de l'ancienneté de la
langue homérique. S'attamant à résoudre des difficultés de prosodie et de métrique, il put éta-
blir l'existence d'une semi-voyelle, u; ou digamma, encore prononcée, dans certains cas par les
aèdes, mais qui, par suite d'amuïssement, devait disparaître de la plupart des dialectes à date his-
torique : ainsi en ionien ne correspond-elle à aucun signe graphique. Bentley en concluait que
les poèmes homériques transcrits à l'époque de Pisistrate remontaient à une époque beaucoup
plus ancienne. La constatation a donné lieu à une quantité d'enquêtes et constitue aujourd'hui
encore l'un des problèmes les plus difficiles de la poésie homérique. Remarquons que l'évolu·
tion de la prononciation peut aW!8i influencer la métrique.
64. Düntzer 1872, 514.
concurrencées par des équivalents plus récents de même valeur métrique. Pour
la première fois, quelqu'un s'attaquait directement au difficile problème du
rapport entre la langue métrique et la mémoire.
65. Parry 1928, 16. Cette définition donnée, Parry pose aussitôt la question de l'origine
et du caractère traditionnel des formules (16-19).
66. Voir ici l'apport fondamental de O'Neill 1942 qui s'intéresse aux mots et non aux
groupes de mots (individual words and not their combinations) ; pour la localisation des
mots dans la poésie de Quintus de Smyrne, cf. Vian 1959, 183 ss.
67. Parry l 928, 7.
68. Od. JI 352 ; 366 ; V 387.
69. 0d. V 171 ; 354; 486; VI l ; VI 249. Parry 1928, 50-51 : Ô10'fMIÇ 'œoori>ç: - uu
1- uu 1- ; JtOÂ.U'tÀ.œ; owç · ~ :ul - - 1- u ul - x. Notons la variante orthographique
pour le nom d'Ulysse selon l'exigence du mètre.
Düntzer avait mis en avant l'influence du mètre sur la langue (disons sur la
phraséologie). Parry accepte l'idée de cette influence, mais il souligne qu'elle
n'a pu s'exercer pleinement qu'au cours du temps; elle est le fait d'une longue
évolution. Vinvention d'une langue aussi complexe dépasse de loin les forces
d'un seul aède; elle n'est pas l'œuvre d'un compositeur unique, mais le résul-
tat d'une tradition qui a vu les aèdes se transmettre et parfaire leur art de géné-
ration en génération70. Il en allait de l'évolution d'un système que chaque aède
contribuait à perfectionner sans même en être parfaitement conscient. Si l'ana-
lyse de Parry est essentiellement synchronique, elle suppose une perspective
diachronique. C'est d'ailleurs quand il aborde directement le rôle de l'analogie
dans le fonctionnement évolutif du système que le jeune savant est le plus
convaincant.
Le principe d'analogie est un principe bien connu des linguistes. Il est fré-
quemment invoqué en morphologie pour expliquer la création d'une nouvelle
forme sur le modèle d'une autre71 • C'est à ce principe que Parry recourt pour
expliquer non pas seulement des fait.s de morphologie mais surtout différentes
•singularités• d'ordre syntaxique.
L'analogie, qui a eu une telle importance dans la formation de la diction, tendait tou-
joun à amener cette diction vers une simplification constante de l'expression des idées
eBBentielles. En excluant l'expression nouvelle ou originale qui pouvait être traduite par
une formule traditionnelle, elle engageait les poètes à exprimer, autant que possible,
toute idée nouvelle par des mots reBBemblant à ceux qui servaient déjà pour exprimer
une idée similaire.72
70. Parry 1928, 21 : • Il est évident qu'un seul poète n'aurait jamais pu créer toute cette
série de formules•· Parry est bien conscient des implications de sa thèse. Il sait qu'il remet
en cause l'idée même du génie homérique, cf. ibid. passim et plus particulièrment 146. Sur
les limites de la thèse de Düntzer cf. ibid. 86 et 156.
71. Par exemple, la forme OOOXE'tOÇ, • irrésistible •, que Chantraine 1948, 83, explique
ainsi : • Le mot présente un sens identique à celui de aaxeroc;(qui est clair), et l'on ne peut
rendre compte de l'a initial. D'après l'analogie des formes à 61DCtamç on a pu développer
cet a par nécessité métrique. Dans les deux paBSages (• probablement récents•) la forme
aaxeroc; serait métriquement impossible : èanv àaoxttov ll. V 892 et KaVtOÇ yàp à.âoxerov
n. XXIV 708 •. Ce qui est ici remarquable, c'est qu'un phénomène qui reste inexplicable sur
le plan synchronique devient évident quand on le situe dans la dimension diachronique.
L'anomalie n'est qu'apparente. En fait., il apparaît que la langue homérique garde, dans son
fonctionnement synchronique, mémoire de certains principes régissant son évolution.
72. Parry 1928, 93. a aussi 85 : • La diction épique, tendant toujours à rendre aussi
simple et aussi facile que possible l'expression des idées de la poésie héroïque, employa à
cette fin le moyen de l'analogie, et elle s'en est servie jusqu'à ce que la complexité des idées
Reprenant les thèses de K. Witte, Parry insiste ainsi sur le rôle fonda-
mental de l'analogie dans ce qu'il convient d'appeler l'économie de la
langue homérique. Pour ne donner qu'un exemple de cette action du prin-
cipe d'analogie, on peut remarquer comment les héros dont les noms ont
une même valeur métrique tendent à être qualifiés par les mêmes épithètes
quand ils occupent, dans le vers, la même position : ainsi, Diomède,
Lycomède, Lycurgue, Megapenthès et Polupoitès, dont les noms ont une
même valeur métrique (Diomêdês, Lukomêdês, Luhoorgos, Megapenthês : uu
- -)[le signe• u,. note une syllabe brève; le signe• - ,. une syllabe longue],
ont en commun d'être tous qualifiés de puissant (krateros) quand ils sont
nommés après la césure hephtémimère (uu - uu - -) 73• S'ils ont pu, au
départ, avoir des caractères distincts, les héros nommés finissent, à cause du
principe de l'analogie, par partager une même qualité ; c'est là l'économie
du système, une épithète est favorisée au détriment d'autres qui auraient été
possibles et qui ont pu exister. Cette démonstration peut être répétée pour
toutes les autres séries de noms qui ont même valeur métrique et qui occu-
pent une même position dans le vers. L'économie du système formulaire
trouve ici son explication : le fonctionnement efficace du processus d'analo-
gie permet à la mémoire de se défaire d'un surplus d'information ; peu
importe le caractère particulier du héros, l'épithète qui le qualifiera sera
celle qui aura été sélectionnée pour qualifier, à cet endroit du vers, tous les
autres héros dont les noms ont la même valeur métrique 74• C'est là, consta-
te Parry, une donnée fondamentale de la diction homérique :
Il n'y a peut-être aucun autre facteur dans la diction homérique dont la connaissance
soit plus e88entielle que n'est l'analogie à une vraie compréhension de la diction.
à exprimer en rendit l'usage impossible. On peut exprimer ce fait en termes plus concrets.
Les aèdes, cherchant toujoul"II pour l'expression de chaque idée dans la poésie héroïque une
formule à la fois élevée et facile à manier, créaient - en tant que le résultat était compatible
avec leur sens du style héroïque - de nouvelles expressions de la manière la plus simple : il
modifiaient une expression qui existait déjà. C'est à ce procédé que sont dues toutes les séries
de formules qui ont déjà été étudiées. li serait inutile de chercher celle qui, dans chacune
des séries, est la formule originale ou même la plus ancienne. Mais il doit y avoir eu une
expression originale dont on a pu tirer chacune de ces séries par le système d'imitation qu'on
a appelé l'analogie •. Sur ce principe de l'analogie, cf. encore 158 et sur la limite de ce prin-
cipe et la manière dont l'analogie peut menacer l'équilibre du système, cf. 222.
73. Parry 1928, 106 et 108: • Ce qu'il y a d'important, c'est le fait que les aèdes n'hési-
taient pu à employer pour un héros quelconque l'épithète qui, à un moment donné, avait
été attribuée pour la première fois à un seul •. Sur les césures, cf. infra § 2.7.4.
74. Sur la théorie de la formule selon Parry, cf. les études de Notopoulos 1964 ; Hoekstra
1965; Hainsworth 1968 et 1993; Peahody 1975; Cantilena 1982 et 1986; Di Benedetto
1986 ainsi que Lord 1991.
Plus qu'un autre, et ce fut l'un de ses principaux atouts, Parry sut se
convaincre, dès le dépa~ que la langue homérique ne pouvait en aucun cas
être l'œuvre d'un seul homme ni même d'une seule génération de poètes; mais
l'existence d'une longue tradition, d'une poésie transmise d'aède en aède, était
nécessaire pour expliquer la langue des poèmes homériques.
Il est évident qu'un tel système ne saurait qu'être traditionnel; car un poète, emprun-
tant selon son goût personnel des formes et des mots à un dialecte autre que le sien, en
choisirait certainement quelques-uns, même sur un petit nombre d'emplois, qui auraient
des valeurs métriques équivalentes. [ ...] Il faut que nous sachions que cette langue a été
l'œuvre de générations d'aèdes qui gardaient toujours les éléments de la langue de leurs
prédécesseurs propres à faciliter la composition et ne pouvant être remplacés par
d'autres éléments plus récents.76
Comprenons bien ce que peut être la différence qui sépare la langue des
aèdes et le style d'un écrivain. S'il crée sa manière de dire, son style, un écri-
vain comme Proust ou comme Céline n'invente en aucun cas une nouvelle
langue ; il fait ce que le français lui permet de faire lje vais revenir sur ce point
délicat infra§ 2.5). Le cas de la poésie homérique est tout différent: on a ici
affaire à l'apparition, au fil du temps, d'une nouvelle langue obéissant à ses
propres critères d'évolution, sauvant des mots et des éléments linguistiques
que la langue ordinaire aurait normalement éliminés. Il ne s'agit plus seule-
ment de comprendre une œuvre « littéraire ,. mais de comprendre un phéno-
mène linguistique complexe qui n'est rien moins que l'avènement d'une nou-
velle forme de la langue, pour ne pas dire d'une nouvelle forme de langue77•
C'est dans ce sens que je voudrais, en m'écartant quelque peu de Parry, orien-
ter ma réflexion. Quel type de relation peut-il exister, au sein d'une commu-
nauté, entre certains besoins communicationnels et l'émergence d'une nouvel-
le langue? Qu'est-ce qui peut motiver dans une société donnée l'apparition
d'une langue nouvelle, différente du parler partagé par l'ensemble de la com-
munauté?
82. Parry 1928, 90: • Si l'on ne se rend pas compte des procédés par lesquels les aèdes
se sont laissés amener à créer la diction formulaire, on ne parviendra que très imparfaite-
ment à se figurer la manière à la fois naturelle et tout à fait légitime au point de vue esthé-
tique dont le style dit homérique a été créé •.
83. Parry 1928, 6 ; Peabody 1'175, 22 : • Unlike scholars of fifty years ago, we no longer
regard the language of the epos as an artificial patois deliberately created by epic poets out
of their natural language ; rather, it seems to be close to an early, Achaean stage of the natu-
ral language out of which the Greeks of clasaical times developed •.
84. Voir Foley 1996, 23-4 et 1999, 74-5.
85. Sur l'épopée comme genre, cf. Ford 1997, 396-414.
86. Par ext!mple, F. Brunetière, L'évolution des genres dans l'histoire de la littérature,
Paris, 2000 ( 1890). Sur Brunetière, cf. A. Compagnon, Connaissez-vow Brunetière ? Enquête
JUT un antidreyfward et ses amis, Paris, lm.
(pour cette ouverture, cf. infra§ 2.10.5). Epistémologiquement, cela vaut pour
n'importe quel code linguistique mais c'est particulièrement le cas pour l'épo-
pée. Je parlerai donc de « langue ,. épique et non, avec la restriction que cela
impliquait, de « langue artificielle •.
Sans oublier notre question initiale qui est de savoir si la langue homérique
peut être, d'une manière ou d'une autre, une réponse à l'exigence éthique d'un
héros comme Hector, il importe ici, compte tenu de nos dernières remarques,
de ne pas trop isoler la langue homérique mais de la comprendre par rapport
à un contexte plus large, sans la couper trop vite de la langue courante. Au
début du siècle, durant les années 1906-1907, 1908- 1909 et 19 l 0- 19 l l, F. de
Saussure dispensa à l'Université de Genève trois cours de linguistique généra-
le. Dans ces cours, publiés après sa mort par deux de ses fidèles étudiants,
Saussure consacre deux pages au rapport entre idiome et langue littéraire et, à
ce propos, il aborde le problème de la langue homérique. Que dit-il ? Ce qui
l'intéresse, c'est la manière dont un parler se substitue dans certains cas à un
autre, plus exactement encore comment un parler savant, une langue littéraire
devient, au détriment d'autres dialectes, la langue officielle de la communauté.
C'est précisément notre problème.
On m'objectera que cela n'a rien à voir avec la langue homérique. Saussure
va y venir. Abruptement et à propos d'un nouveau point. Remarquons cepen-
dant, avant de continuer, que, dans cette page difficile, le savant reste très
approximatif, pour des raisons que nous venons d'évoquer, dans sa dénomina-
tion de cette• langue officielle et commune• qu'il nomme aussi• langue litté-
raire • et qu'il va bientôt nommer • langue générale • ; une langue officielle
qu~ au dé~ n'était qu'un dialecte qui s'est imposé au détriment des autres
et qui a bientôt assimilé différentes données des autres dialectes. Ce qui est très
intéressant, c'est la manière dont Saussure imagine une continuité et une com-
patibilité entre l'idiome local et la langue officielle ; la manière aussi dont il
remarque qu'à un certain moment l'émergence d'une nouvelle identité collec-
tive a impliqué le développement d'un parler nouveau, issu de l'un des idiomes
locaux. La langue homérique n'a jamais été le parler officiel de la Grèce mais
on sait qu'elle a répondu à un idéal panhellénique : si elle n'a pas été parlée
par tous les Grecs, elle a été cette langue entendue par tous les Grecs. Si
Saussure ne spécifie pas ce point, il le suppose presque explicitement dans la
suite de son propos où il s'interroge sur la nécessité éventuelle de l'écriture
pour le développement d'une langue générale.
Une langue générale suppose-t-elle forcément l'usage de l'écriture? Les poèmes homé-
riques semblent prouver le contraire; bien qu'ils aient vu le jour à une époque où l'on
ne faisait pas ou presque pu usage de l'écriture, leur langue est conventionnelle et accu-
se toU8 les caractères d'une langue littéraire89,
Ce que Saussure perçoit fort bien, dans sa remarque très rapide, c'est qu'il
faut penser l'émergence de la langue homérique dans le contexte plus général
d'une évolution simultanée des différents parlers de la Grèce antique. Le pro-
blème est de comprendre pourquoi un certain dialecte s'est spécialisé pour une
certaine fonction. Loin d'isoler le problème de la langue homérique, Saussure
l'évoque alors même qu'il s'intéresse à la transformation d'un dialecte particu-
lier en langue officielle. La langue homérique prouverait que cette évolution
ne suppose pas l'écriture. Autrement dit, elle suppose simplement l'action de
ces mécanismes que Saussure cherche à décrire dans son cours et qui sont la
base de la linguistique générale. Pas de frontière entre la langue homérique et
n'importe quel autre parler, seulement une destinée privilégiée. M. Parry a très
certainement dû entendre le nom de Saussure mais je ne crois pas qu'il l'ait
jamais cité. Si Parry avait lu et utilisé Saussure, la situation des études de lin-
guistique homérique serait très différente.
C'est un trésor dépoeé par la pratique de la parole dans les sujets appartenant à une
même communauté, un système grammatical existant virtuellement dans chaque cér-
veau, ou plus exactement dans les cerveaux d'un ensemble d'individus ; car la langue
n'est complète dans aucun, elle n'existe parfaitement que dans la masse. 90
90. Saussure 1972 (1916), 30. F. de Saussure n'a laissé aucune version écrite satisfai-
sante de son cours de linguistique générale. On doit à deux de ses élèves, Charles Bally
et Albert Sechehaye, d'avoir rassemblé leurs notes et celles de leurs condisciples pour
éditer, après la mort de leur maitre, une version écrite du Cours de linguistique généra-
le. La première édition est parue en 1916. J'ai utilisé ici l'édition de T. de Mauro. On
trouvera plus de détail dans l'édition de Engler 1967-1974, 4 vols. ainsi que dans Godel
1957. Pour une approche linguistique de la notion de • style •, cf. par ex. les travaux
réunis dans Freeman 1970.
91. Saussure 1972 (I 916), 31 et Vendryès. A propos du langage comme monnaie qui cir-
cule, cf. Hor. Ars 52, 55, Sl, 59.
92. Benveniste 1974. 95.
de franchir le temps et l'espace, non pas pour établir un dialogue mais pour
assurer la diffusion d'un certain type de savoir. Tout se passe donc comme si les
différentes communautés grecques avaient eu besoin de pouvoir entendre une
même langue et une même histoire, tout en conservant chacune son dialecte
particulier. On retrouve ici, au niveau de la communauté grecque dans son
ensemble, une double tendance, bien observée par Saussure, qui fait de chaque
langue l'enjeu constant d'une réaffirmation de l'identité collective qui peut
s'ouvrir à l'influence extérieure ou au contraire se refermer sur elle-même.
C'est par l'esprit de clocher qu'une communauté linguistique restreinte reste fidèle aux
traditions qui se sont développées dans son sein. Ces habitudes sont les premières que
chaque individu contracte dans son enfance ; de là leur force et leur persistance. Si elles
agissaient seules, elles créeraient en matière de langage des particularités à l'infini.
Mais leurs effets sont corrigés par l'action de la force opposée. Si l'esprit de clocher rend
les hommes sédentaires, l'intercourse les oblige à communiquer entre eux. C'est lui qui
amène dans un village les passants d'autres localités, qui déplace une partie de la popu-
lation à l'occasion d'une fête ou d'une foire, qui réunit sous les drapeaux les hommes de
provinces diverses, etc. En un mot, c'est un principe unifiant, qui contrarie l'action dis-
solvante de l'esprit de clocher.
C'est à l'intercourse qu'est due l'extension et la cohésion d'une langue. Il agit de deux
manières : tantôt négativement : il prévient le morcellement dialectal en étouffant une
innovation au moment où elle surgit sur un point ; tantôt positivement : il favorise l'uni-
té en acceptant et propageant cette innovation.96
Les choses sont, sans doute, plus complexes que ne le veut Saussure mais sa
définition a le mérite d'expliquer clairement ce que peut être la dimension
sociale d'une langue qui évolue avec et en même temps que la société97.
95. Une notion que l'on peut rapprocher de ce que les linguistes appellent aujourd'hui
• loyauté linguistique •.
96. Saussure 1972 (1916), 281-2.
97. Pour montrer sa pertinence et évoquer cette fois un domaine étranger au langage
articulé, on peut citer l'exemple du chant des oiseaux. Il apparaît, en effet, que ce chant évo-
lue et se diversifie à travers le temps et l'espace. Ainsi, si l'on tire du nid de jeunes oiseaux
appartenant à trois régions de dialectes différents et qu'on les isole dans un nouveau lieu
pour les élever ensemble, on les entend développer, tous les trois, une manière de chanter
assez similaire mais différente. pour chacun. du dialecte de l'habitat d'origine. La force d'in-
tercourse se confond ici avec une action mimétique qui consiste à reproduire des caracté-
ristiques du comportement de l'autre : • Ce qui tendrait à prouver que le chant dialectal s'ac-
quiert en écoutant le chant des membres voisins de la même espèce à un stade très primitif
de l'ontogénie. Les variations locales dans le chant tendraient donc à s'accentuer exactement
comme dans la formation des dialectes humains•, McFarland 1990 (1981), 290.
98. SaU88ure 1972 (1916), 221-222.
tif euru-n, d'une forme eure-a, analogue aux formes des autres cas construites
sur le thème eure- 99. Comme pour l'exemple cité par SaW1Sure, le principe de
l'analogie tend ici à limiter la diversité morphologique des formes existantes.
Certes, la nouvelle forme eurea n'entraîne pas, dans la poésie homérique, la
disparition de la forme eurun, qui revient notamment à plusieurs reprises dans
la formule « le vaste camp des Achéens,. (mpmov ropùv 'AxalÔJv) (en fin de
vers: ll. 1 229; 478, etc. ; avant la diérèse bucolique I 384). Si la conservation
de cette forme mérite attention, l'important est ici de pouvoir vérifier le fonc-
tionnement du principe d'analogie pour la création d'une forme dont la langue
homérique avait besoin.
Depuis Saussure, l'étude de la phonologie et de la phonétique historique a
fait des progrès considérables. Mais la technologie de l'enregistrement et les
nouvelles méthodes d'analyse du son et de la voix ont permis de confirmer la
manière dont le principe d'analogie contribue à une économie des unités
employées au sein d'un système linguistique. C'est ce que A. Martinet appelle
de manière courante le principe du moindre effort. M. Parry a bien montré com-
ment, dans la poésie homérique, le principe d'analogie a permis de faciliter la
diction et la composition des hexamètres : en ne retenant pour chaque idée, en
une position donnée, qu'une forme au détriment de ses synonymes, l'aède se
défait d'un surplus d'information qui ne pourrait que le gêner. Il y a ici une
tendance au moindre effort de la mémoire parfaitement équivalent à ce qui se
passe dans les autres langues.
Contrairement à l'opinion défendue encore tout récemment, dans un ouvra-
ge sur la poésie homérique par ailleurs excellent 100, la langue de l'lliade et de
l'Odyssée ne contredit pas les principes les plus élémentaires de l'économie,
mais elle les confirme. Mieux encore, je dirais qu'elle nous montre un fonc-
tionnement hypertrophié de ces principes d'économ.ie. Considérons une
remarque comme celle que Martinet fait sur le caractère économique de la
langue:
Lorsqu'un mot nouveau entre dans une langue, son apparition modifie nécessairement
l'économie informationnelle de cette langue. S'il y avait n mots auparavant, il y aura
maintenant n + 1 mols. Théoriquement, chacun des n mots devrait, de ce fait, être deve-
99. Chantraine 194,8, <J7 : • En 6 passages se trouve attesté au lieu de l'accusatif singu-
lier normal rupuv, de rupuç, un accusatif rupia au quatrième pied ou cinquième pied : en
fin de vers rupia 7tOvtOV en R. Vl 291 et Od. XXIV 118, rupia lCOMOV en n. XVIII 140 ; XXJI
125 ; Od. IV 435 et rupia 1t0vtov èi-you(nv en IX 72. La forme est analogique des autres cas
avec -E. la structure métrique des autres cas que le nominatif a tendu à être unifiée. Une for-
mule fréquente comme rupti: 1t0vtq> a joué un rôle décisif dans la création de rupÉa 1t0vtov •.
100. Montanari 1992, 90 qui reconnaît, dans la langue homérique,• una polimorfia che
clamorosamente viola ogni principio di economia linguistica, dal punto di vista sia morfolo-
gico che lcssicale •.
I 03. Par fonctionnafume, on entend la théorie linguistique qui définit les éléments d'une
langue en vertu de leur fonction dans un système qui n'existe lui-même comme tel que par
sa fonction de communication.
l 04. Martinet I 969 (l 962), 194.
105. Dans cette langue, le principe d'analogie consiste à assimiler des matériaux nou-
veaux à des matériaux déjà existants. Reste à comprendre pourquoi une telle langue a pu
naître.
106. Coldstream lm, 3(17-311, sur les premiers recours à l'écriture en Grèce ancienne.
Sur l'introduction et la diffusion de l'écriture alphabétique en Grèce ancienne, cf. Snodgra88
1971, 416 88. ; Snodgr888 1980, 78 811.; Jeffery 1982, 819 88.; Coldstream Im, 296 88. ;
Heubeck 1979, Tl 88. ; Johnston l 983, 63 88. Les premières traces d'une pratique scriptura-
le se trouvent sur des vases ou des fragments de céramiques; il s'agit de noms propres, de
vers d'inspiration homérique, voire d'inscriptions obscènes. De ce qui pouvait être écrit. à la
même époque, sur des tablettes de bois, ou sur les papyrus, on ne possède évidemment rien.
Certains ont cherché dans le développement des relations commerciales et dans I' e880r de la
vie économique la raison qui a pu motiver l'introduction et l'adoption de l'écriture, cf.
Heubeck 1979, 150 88., critiqué et nuancé par Lombardo 1988, 169 88. Sur Homère et l'al-
phabet. cf. aU88Î Goold 1960 et maintenant Powell 1991. Sur l'ancienneté de l'alphabet grec
et son origine sémitique, cf. Naveh 1991.
1(17. Havelock 1963, 186-7.
108. J'utilise ici un terme que Saussure pourrait bien avoir emprunté à J.-J. Rousseau.
L:influence d'un ouvrage comme le Conual social sur le cours de Linguistique générale méri-
terait d'être étudiée de plus près.
109. Wadc-Gery 1952, 38-9 : • As Darwin seemed to many to have removed the fingcr
of God from the creation of the world and of man, 80 Milman Parry scemed to some to remo·
vc the creative poet from the Riad and Odyssc,y •.
How does tradition generates formulas in the singer ? The key, it seem.s, is to be found
in the traditional Ù&emn inherited by the singer. [ ... ] 1lie singer is not bound by the
formula: 1 would also add that the singer is indeed bound by the traditional theme. The
theme I submit, is the key to ail the other levels of fixity in oral poetry - including both
the fonnulaic and the metrical leveis.11 6 [ ..• ] The /omw.la is a ftxed phrme conditioned
by the troditional tMmes of oral ~try. Furthermore, 1 am ready to propose that mete
is diaduonicoUy generated by fomw.la radier than vice versa.117
Comprenons bien qu'il ne s'agit pas de dire que le mètre est sans effet sur
la formule. L'intention de Nagy est plutôt de souligner une hiérarchie qui
donne au thème la primauté ; il y aurait une thématique traditionnelle à laquel-
le, dans une perspective diachronique, la langue se serait adaptée : • on the
level of secular memory it can be shown that meaning takes precedence over
sound » 118• Autrement dit, le principe régulateur de la diction épique serait le
thème (signifié) plutôt que le mètre (signifiant), le contenu plutôt que la maniè-
re de dire 119 : on retrouve ici une perspective fonctionnaliste analogue à celle
indiquée plus haut par MartineL
L'argument de Nagy a le grand mérite de relativiser l'importance accordée
à l'influence métrique. Le mètre n'explique pas l'épopée ! C'est un fait indé-
niable. Le seul problème, c'est que la démonstration de Nagy reste, faute de
documents, essentiellement théorique et abstraite avec ce que cela peut com-
porter de confus. Par exemple, Nagy assimile le thème traditionnel à la fonnu-
le 120, sans expliquer comment on serait passé du thème à la formule avant de
116. Nagy 1976, 247 qui reprend Nagy 1974. Sur ce dernier travail de Nagy, cf. Gentili
& Giannini 1977, 29-32 ; Cantilena 1982, 41-45 et Fantu:u:i 1984, 44-48.
117. Nagy 1976, 251 (les italiques sont de l'auteur). Voir aussi 254: • the diachronie pers-
pective suggests that fonnula-shapes generated colon-shapes, not vice versa •. Nagy propose
ici un principe de hiérarchie : ce qui, reconnaît-il, n'empêche pas de trouver des exemples
où la régularité métrique conditionne la phraséologie, cf. 264.
118. Parry 1971 (1930), 266.
119. Contrairement à Fantuzzi 1980, 44, je ne crois pas que l'argumentation de Nagy
puÏ88e être comprise ici comme une confirmation théorique des multiples travaux qui dans
les années septante et quatre-vingt ont montré que la langue homérique n'interdisait pas
l'emploi de l'épithète contextualisée (cf. Whallon 1969; Parry AA 1973; Shannon 1975;
Tsagarakis 1982; Vivante 1982). Le fait que l'aède puisse éviter une formule récurrente
pour une autre plus adaptée au contexte nuance, bien sûr, la théorie de M. Parry mais sans
remettre en cause l'idée générale du système formulaire. Si elle renverse le rapport de subor-
dination de la langue au mètre établi par Parry, la remarque de Nagy sur la prédominance
du thème ne remet pas en cause l'existence même du système formulaire.
120. A la question de J. Puhvel qui lui demande de définir ce qu'il entend par thème
(262), G. Nagy répond qu'il est prêt à faire sienne la définition de C. Watkins: • that theme
is formula's deep structure• (266).
passer de la formule au mètre 12I. Je ne suis pas sûr que l'on puisse voir dans la
formule - qui reste une notion vaguel22 - le principe régulateur de la
métrique. Je ferai alors volontiers mienne la remarque de B. Gentili sur l'im-
possibilité d'établir, entre la formule et le mètre, une forme de priorité :
121. S'il affirme que • The formula is a fixed phrase conditioned by the traditional
thcmes of oral poetry •• Nagy ne dit pas comment cc conditionnement s'est opéré.
122. Depuis que j'ai écrit ces lignes, on doit à l'initiative de P. Rousseau et G.-J. Pinault
l'organisation à Lille, en avril 2000, d'un colloque sur les • enjeux théoriques des débats sur
la formule homérique • ; les Actes de ce colloque, où la pertinence du concept de formule a
été largement remise en cause et où la relation entre langue courante el langue homérique
a été abordée, devraient paraître prochainement.
123. Gentili & Giannini 19n, 32 •Mail metro e il ritmo esistono corne sistemi autono-
mi al di fuori del linguaggio e, nel caso specifico, la struttura verbale della formula è corre-
lata al patteni ritmico che deve conternerla ; in sostanza essa nasce in stretta e indissolubile
connessionc con la figura ritmica die la governa. E impossibile stabilire una priorità dell'uno
sull'altra e vicevcrsa •.
124. Sur la relation du mètre et de la formule, les travaux de références sont Hainsworth
1968 et Hoekstra 1965.
125. Sur les limites néccssair«>s d'une enquête sur la préhistoire de l'hexamètre, cf.
Hoekstra 1969. 51.
un poète comme Nonnos de Panopolis au JVe siècle de notre ère, nous dispo-
sons d'un matériel considérable pour comprendre l'influence réciproque de la
langue et de la métrique dans leur évolution respective. Sans nullement pré-
supposer que l'évolution posthomérique de l'hexamètre puisse reOéter son évo-
lution préhomérique, je crois que ce matériel peut permettre de vérifier cer-
taines potentialités de l'hexamètre. Jusqu'ici, cette voie de recherche a été
quelque peu négligéet26. Et cela en partie à cause de M. Parry qui a postulé
entre l'hexamètre homérique et l'hexamètre posthomérique une différence
radicale, considérant que les deux mètres (pourtant semblables dans leur forme
générale) renvoyaient à deux systèmes de composition incompatibles, l'un oral,
l'autre écrit 1Z7. Il ne s'agit pas ici de nier cette différence, même si elle doit être
nuancée ; le problème est de vérifier si l'évolution de l'hexamètre posthomé-
rique ne trahit pas quelques aspects de la structure de ce mètre qui pourraient
concerner notre enquête générale. Sans perdre de vue notre question de base
qui est de savoir si la langue homérique est à même de satisfaire et de justifier
l'aspiration éthique d'un héros comme Hector, il importe de vérifier si l'on peut
trouver dans la structure de l'hexamètre la trace d'une évolution qui aurait vu
la langue s'adapter à cette exigence sociale. Nous avons vu que le héros de la
poésie posthomérique ne se souciait plus de léguer aux générations à venir une
histoire exemplaire. Est-ce à dire que quelque chose va se dérégler dans les
principes qui commandent l'évolution de l'hexamètre? C'est une question dif-
ficile mais, au moins, on dispose pour une fois d'un matériel suffisant.
126. Voir la pertinente remarque de Fantuzzi 1984, 39: • Frankel 1926 (1962 2) , O'Neill
1942 e Porter 195) -fino a tempi recenti, i contributi più rilevanti alla storia dell'exametro-
sono dominati in effetti da un orientamento sincronico, ed anche lo stesso interesse storico
porta in essi solo al confronto fra due o più piani sincronici (quelli dell'esametro di Omero,
di Callimaco o di altri Alessandrini) : un confronto da cui O' Neill e Porter arrivano conclu-
sivamente a minimizzare l'effetiva evoluzione storica del verso in quanto tale •.
1Z7. Sans infirmer la valeur de leurs résultats, on remarquera que dei.: études commt'
celles de Visser 1987 et Riggeby l 992 perpétuent encore ce point de vue.
Le style d'un auteur récent se trahirait aussitôt par le fait qu'on n'y reconnaitrait plus
l'influence de l'hexamètre: notre étude d'Apollonius et de Virgile nous a montré qu'un
poète dont le style ne suit pas une tradition établie ne peut se créer un style visant à la
facilité de versification que dans une mesure infime.1 28
128. Parry 1928, 219. Cf. aussi Parry 1971 (1930), 267. A propos de l'enjambement, cf.
Parry 1971 (1929), 250-265. Il semble que la fréquence des enjambements dits nécessaires
Qa période syntaxique ne pouvant être comprise que si l'on s'étend au vers suivant) s'accroit
chez les auteurs tardifs. Voir aussi maintenant Higbie 1990 et Bakker 1990, 1-19. Dans
!'Antiquité, le problème de l'enjambement a été posé par D. H. Comp. 26 11.
129. Parry 1971 (1930), 266 : • I believe that the chapter on the epithet in Apollonius
and Virgil shows that true noun-epithet formulas are absent from later Greek and Latin
verse, if oot from all written literature •.
130. S'il repère des répétitions chez Apollonios de Rhodes et surtout chez Virgile, Parry
n'entreprend pas de chercher le système qui pourrait justifier ces répétitions mais il conclut,
sans autre examen, à un effet de style, une imitation. Pour le problème de la formularité de
la poésie virgilienne, cf. Hellegouarc'h 1984.
Parry avait bien constaté, dans un poème comme les Argonautiques, un cer-
tain nombre de répétitions. Toutefois, comme il n'avait aucun intérêt à retrou-
ver dans la poésie posthomérique écrite la trace d'un système formulaire, il
n'avait accordé à ces répétitions qu'un intérêt moindre pour n'y voir que l'in-
dice évident d'une intention imitatrice 13I • Apollonios aurait parsemé sa poésie
de répétitions pour donner à son style une manière homérique. Mais s'agit-il
uniquement d'un souci d'imitation ? Je ne le crois pas.
Au lie siècle de notre ère, dans une épigramme polémique en distique élé-
giaque, le grammairien Pollien s'amuse à parodier le premier vers de l'Riade
pour déclarer sa rolère (ménin) à l'encontre de ces nombreux poètes cycliques
qui dans leurs épopées n'inventaient rien sans le dérober à Homère :
Ces poètes cycliques qui compoaent à coup de • et puis encore •, je les hais : détrousseurs
de la poésie d'autrui! Pour cette raison, je m'adonne plutôt aux vers élégiaques. Car, je
ne puis rien voler à Partheniœ ni à Callimaque. Je ressemblerais à • l'animal aux longues
oreilles • si jamais je devais écrire • la jaune chélidoine qui sort des rivières •· Mais ceux-
là détroUMent Homère avec si peu de honte que j'en arrive à écrire : • Chante, déeBBe,
la colère ... • ! (Pollianua, AP 11 130) 132
131. A propos des multiples répétitions qu'il peut observer chez Virgile, Parry 1971
(1930), 300 note : • but fare more they [the repetitions] show that he [Virgil] was trying to
make a poem like Homer's •.
132. Sur cette épigramme, cf. Skiadas 1965, 162 88. et Fantuzzi 1988, 7-8.
133. Voir dans le même sens la remarque de Gentili citée supra o. I 10.
Nous découvrons que les termes du vers 73, par exemple, se trouvent tous sans exœp-
tion quelque part chez Homère, sous la même forme et en même position. Il en va de
même du vers 78. Quant aux autres vers, à une, deux, rarement trois exceptions près. les
termes de chacun d'eux, considérés séparément, existent sous la même forme et en
même position chez Homère135.
L'auteur de l'idylle 25 apparait comme un homme dont le cerveau est farci de vers
épiques, de résonances homériques, et chez qui le souvenir d'un seul mot peut provo-
quer des réminiscences en chaîne. [... ] L:auteur de l'idylle 25 est. lui, un homme qui
134. Comparer Théocrite, 25 68-79 à Od. XIV 29-38 ; dans les deux passages, note Kurz
1982, 17 : • un homme -laboureur ou porcher- chasse de la voix et à coups de pierres les
chiens, gardiens des étables, qui se sont mis à aboyer férocement contre un étranger, puis
prononce quelques paroles d'excuses •.
135. Kurz 1982, 18- 19.
• possède son Homère• à fond. qui en est tout imprégné, • hanté• [...], qui est capable
de l'imiter de mille manières avec une virtuoeité indéniable qui se révèle jusqu'à sa c.apa-
cité de s'arrêter à temps.136
Au début des années 40, dans la lignée des travaux de M. Parry, un autre
savant américain, Eugene O'Neill faisait une découverte capitale qui reste
aujourd'hui encore souvent méconnue 137• Analysant la position de plus de 48
000 mots dans 7152 hexamètres tirés de poèmes aussi différents que l'lliade,
l'Odyssée, Les Travaux et les Jours et le Bouclier d'Héraclès d'Hésiode, les
Phénomènes d'Aratos, les Hymnes de Callimaque, les Argonautiques
d'Apollonios de Rhodes el les Idylles de Théocrite 138, E. O'Neill put démontrer
que les mots métriquement équivalents tendent, dans leur grande majorité, à
occuper, dans l'hexamètre, toujours les mêmes positions, au détriment d'autres
positions qu'ils auraient théoriquement pu occuper. E. O'Neill parle ici d'un
principe de localisation qu'il définit ainsi :
ln every word-type except u , -, and u u we find that the vast majority of the words used
are concentrated in but a few of their possible positions. ln a large number of these posi-
tiona no words are found al ail. ln many others the occurrences are so rare as to consti-
tute Jess than one per cent of the totaJs. On the positive side, we find that in many types
the total, or very nearly the total. is concentrated in a single position. ln the great majo-
rity of the types such a concentration is spread over two positions. Only a few types occur
frequently in three, and only one in more than three positions. lt is this concentration
of occurrences in but a few of the possible positions that I call the locaU.zation of word-
type8.139
140. Cf. toutefois infra§ 2.8.3 les remarques relatives à l'organisation de l'hexamètre.
141. Dans ce sens, cf. Peabody 1975, 75 88. Toutefois, la démonstration de l'équivalence
entre unités syntaxiques et unités rythmiques (côla) reste un point délicat. On n'oubliera pas
la vieille remarque de Meillet 19758 (19657), 146 : • De plus, les ven védiques et les ven
grecs d'une certaine étendue comportent une sépantion de mot à une place fixe, qui géné-
ralement est plus proche du début que de la fin du vers. Cette coupe ne coïncide avec aucu-
ne coupe de sens ; elle se trouve parfois après un tempe fort, parfois après un tempe faible ;
elle ne ressemble pas à la césure de l'alexandrin français et consiste seulement dans le fait
que, à place fixe, il y a une fin de mot •. Sur le problème de l'interdépendance entre l'orga-
nisation rythmique et syntaxique de l'hexamètre, (articulation des formules et des côla), cf.
ROll8i 1965 et Nagy 1974, 50. Notona tout de même que, dans la poésie homérique, l'hexa-
mètre tend à définir une unité syntaxique; voir ici les études sur le problème de l'enjambe-
ment. en dernier lieu : Higbie 1990.
142. Je conserve ici les termes de• longue• et de• brève• même si on pourrait leur en
préférer d'autres: Schein 1984, 4: • Like ail Greek meters, the dactylic hexameter is based
on the patterned occurrence of • heavy • and • light • syllables •.
143. La régularité du ven est fondée sur l'équivalence des dactyles et des spondées, per-
mettant des pieds de deux ou trois syllabes, les métriciens parlent de principe d'isochronie.
Notons que le cinquième pied est plus généralement un dactyle, et que le dernier pied est
toujours composé de deux syllabes dont la dernière peut être indifféremment longue ou
brève. Si l'on excepte la dernière syllabe du vers, les brèves sont donc toujoun regroupées
par deux et ne peuvent se rencontrer qu'après une longue. Pour souligner l'originalité de
l'hexamètre, on peut lui opposer l'exemple du glyconique (xx - uu - u -) des poètes les-
biens, un mètre qui ne respecte ni le principe de la répétition du même pied, ni le principe
d'isodtronie ; cf. par exemple, Ruijgh 1995, 7.
144. Gentili 1952, l ss.
145. Pea.body 1975, aborde la question dans une perspective très prodte de celle que nous
voudrions suggérer ici : • The present study approaches the problem of the interrelation of
human consciousnesa with the formation of linguistic texts somewhat in the manner of sys-
tems of analysis • (274 n. 2) ; cf. au88i Porter 1951. Pour une première analyse colométrique
de l'hexamètre, cf. Friinkel 19622 (I 926), 100-156.
146. Il faudrait, toutefois, tenir compte du fait que dans l'ensemble des vocables homé-
riques certains schémas métriques sont peut-être plus fréquents que d'autres : autrement dit
examiner comment le rythme des mots peut influencer le rythme de la langue. Voir ici les
suggestives remarques de Kurz 1982, 129 sur l'évolution de la longueur des mots dans la
poésie posthomérique.
147. Varron cité par A. Gellius, XVIII, 15 : « M. etiam Varro in libris disciplinarum scrip-
sit observasse sese in versu hexametro quod omnimodo quintus semipes verbum finiret, et
quod priores quinque semipedes aeque magnam vim haberent in efficiendo versu atque alii
posteriorcs septem, idque ipeum ratione quadam geometrica fieri disserit •. Mentionnant ce
texte, O'Neill 1942, 160 propose de nommer loi de Varron le principe d'une césure après le
cinquième demi-pied ou après le trochée cinquième, même si la remarque de Varron concer-
nait l'hexamètre latin et non l'hexamètre grec. Remarquons que la césure penthémimère de
l'hexamètre latin n'obéit pas à la progressive disparition de cette césure daD8 l'hexamèttt
grec posthomérique.
grec, s'il n'y a pas une fin de mot à la position 7, il y en a obligatoirement une
à la position 8 (on parle de césure féminine ou du trochée cinquième). Jamais
en revanche, on ne trouve de fin de mot correspondant à une coupure syn-
taxique (fin de syntagme) après le troisième dactyle (position 9) 148• Vhexamètre
est ainsi régulièrement divisé en deux parties inégales, séparées par une pause
qui tend à tomber en position 7 ou 8 (coupe Bl ou B2 selon le système de
Peabody qui reprend celui développé par H. Friinkel 149). Ce sont ces positions
de pauses, correspondant à une plus haute fréquence d'une fin de mot en une
position donnée, qui permettent au métricien d'analyser la structure de l'hexa-
mètre et d'envisager son histoire. Certains, comme B. Gentili, n'ont pas hésité
à supposer que cette structure composite révélait la fusion de deux éléments
originaux 150•
Mais l'origine de l'hexamètre m'intéresse moins ici que la possibilité de le
décrire avec une précision plus grande. En plus de la coupe principale, on peut
aussi constater que chacune des deux parties principales de l'hexamètre tend
également à être divisée par une position de pause, mobile elle all88i, mais
moins fréquente et moins régulière que la coupe principale. On peut ainsi rele-
ver, pour la deuxième partie de l'hexamètre, la fréquence d'une fin de mot en
position 10 (césure hephtémimère) ou en pos1t1on 12 (diérèse
bucolique)(coupes Cl et C2 selon le système de Peahody) et pour la première
partie en position 3 ou 4 (coupes Al et A2 selon le système de Peahody) 151 •
Enfin, si certaines positions correspondent plus fréquemment à des fins de mo4
d'autres les excluent. On a déjà observé l'absence de pause après le 3e dactyle
(position 9) ; on peut aussi relever qu'une fin de mot est exceptionnelle après
le quatrième trochée, position l l (on parle de pont de Hermann) 152•
A titre récapitulatif, voici le schéma des différentes coupes et ponts à l'inté-
rieur de l'hexamètre (les coupes -Al, A2, 81, B2, Cl,C2 - sont marquées d'un
trait vertical ; les ponts par un souligné) :
148. - uu - uu - u.u..:: uu - uu - x.
149. Frinkel 19602 (1926).
150. Gentili 1952, 224: • Ma la clausola con la sua ultima sillaba anœps e il prevalere
in Omero della cesura maschile e femminile (o del terzo trocheo) sembrano rivelare la natu-
ra compoeita del venio, nato probabilmente dalla fusione di due elementi originari, l'he-
miepes ( prœodiaco acef.) e l'enoplio • ; cf. au88i Gentili & Giannini l'lTl.
151. A savoir: - uu 1-uu -uu -uu -uu - x: Al après le premier pied; - uu -1 uu -
uu -uu -uu - x : A2 après le premier trochée; - uu -uu -uu -1 uu -uu - x : CI après
l'hephtémimère ; - uu -uu -uu -uu 1 -uu - x : C2 après la bucolique.
152. Pont de Hermann : - uu - uu - uu - WI. - uu - x. Ajoutons la constatation de
Naelte qui observe la faible fréquence d'une fin de mot après les spondées des 2ème et 4ème
pieds. Pour d'autres règles, cf. Gentili 1952, 224 88.; West 1982 et aussi Vian 1959, 220-252.
- uu 1 - 1 uu - 1 u l u....= 1 w 1 -uu - x.
A1 A2 B1 82 Cl C2
Si l'on tient compte des différentes pauses et ponts, l'hexamètre peut être
décrit d'un point de structurel comme une unité complexe, divisée en deux
parties qui s'équilihrent 153, par une coupe qui oscille entre deux positions (BI
ou 82) ; chacune de ces deux parties étant elle-même divisible en deux sous-
parties. Autrement dit, on peut repérer dans l'hexamètre, en tenant compte de
la fréquence des fins de mots en des positions données, quatre parties de for-
mat métrique différent (qu'on appelle• côla •) et qui tendent à correspondre à
des unités syntaxiques 154• Si l'on reprend les tableaux de Peahody, qui a pro-
cédé à une analyse colométrique des poèmes d'Hésiode, on peut relever, sans
compliquer les choses, que les trois coupes mobiles permettent de réaliser huit
types de combinaison colométrique :
Ce qui est intéressant, c'est que ces résultats confirment logiquement les
tableaux de E. O' Neill sur la localisation des mots. E. O'Neill notait, par
exemple, qu'un mot du type • - uu - u • tendait à se situer juste avant la césu-
re féminine. Si l'on tient compte de l'analyse colométrique, on constate que la
fixation du mot à cet endroit résulte directement de l'existence des coupes.
I.:exploitation musicale de la langue, l'existence d'un rythme, tend ainsi à favo-
riser, au sein de l'hexamètre, le regroupement des mots par grappes (côla) régu-
lières. Impliquant le regroupement des mots, le rythme influence donc l'orga-
nisation syntaxique de la phrase. La musique implique et détermine un ryth-
me pour ne pas dire une vitesse ou une manière de penser. Relevons, que si je
suis ici le modèle de Peabody et de Frankel plutôt que celui de Gentili, c'est
que je m'intéresse non à l'origine de l'hexamètre mais à son évolution postho-
, .
menque.
153. Notons que la césure Best la césure principale; cr. supra n. 150.
154. Peabody 1975 s'est livré à l'analyse colométrique des poèmes d'Hésiode. Ses résul-
tats tendent à confirmer ceux de O'Neill 1942. Pour une identification des côla par les métri-
ciens antiques, cf. D. H. Comp. 26 l.
155. Moyenne sur un échantilJonnage de 280 vers (I, 1-280). Frankel 1962: (1926), l 00-
156 a ainsi observé que 71% des hexamètres présentent la coupe 82 contre 50°/o chez
Homère ; s'agissant de la césure A, Frankel admet pour sa mobilité chez Callimaque quatre
positions (Al après le premier demi-pied, A2 après le trochée premier, A3 correspondant à
Al chez Peabody 1975 et A4 correspondant à A2). On peut remarquer aussi une tendance à
l'allongement moyen des mots.
156. A savoir, sans noter le dernier pied : ddddd; 88888; dddds; dddsd; ddsdd; dsddd;
sdddd ; dddss ; ddssd ; dssdd ; ssddd ; ddsss ; dsssd ; sssdd ; d8888 ; ss88d ; sdsdd ; sddsd ;
sddds ; dsdsd ; dsdds ; ddsds ; sddss ; sdssd ; dsdss ; dssds; ssdds ; ssdsd ; sdsds; ssdse ; sssd.s;
sd888. Sur cette question, cf. aussi Nasta 1994. La définition aristotélicienne de l'hexamètre
comme forme idéale pour l'épopée est ici nettement remise en cause.
157. Encore faut-il ajouter que sur les neufs formes employées par Nonnos, cinq suffisent
à recouvrir 93% des vers (ddddd (38%); dsddd; dddsd, dsdsd, sdddd). CT. aussi pour Quintus,
J. La Roche, Zur Prosodie und Metrilc der spateren EpiJcer, 1, in Wiener Studien, XXII, 1900,
1, 35-55 ; plus près de nous la remarque est reprise par Korzeniewski 1968, 28-35.
158. On a noté plus haut la relation entre la loi de localisation et le phénomène des
césures, des diérèses et des ponts. A propos du pont de Hermann, il est intéressant de noter
que, si quelques infractions étaient permises dans la poésie homérique, dans la poésie épique
hellénistique le pourcentage d'infractions devient inexistant (cf. Montanari 1992, 93). Cette
donnée va dans le sens des remarques de O'Neill.
159. Tendance à la disparition du vers spondaïque (qui présente un spondée au cin-
quième pied). D'où la tendance à rejeter le mot spondaïque à la fin du vers; les monosylla-
biques sont évités aux temps faibles (sauf pour quelques mots outils tels que mi. ou,
µTt). li
conviendrait ici d'examiner également l'évolution de la position des césures : d'une maniè-
re générale, on peut noter, chez Nonnos, une tendance à réduire le nombre des césures et à
favoriser par conséquent l'emploi des mots longs.
160. Voir la pertinente remarque de Hoekatra 1965, 16: • Si l'on ignorait tout de l'his-
toire grecque jusqu'au IVe siècle de notre ère et si les Posthomériques de Quintus de Smyrne
était le plus antique poème qui nous fut conservé, l'argumentation exposée dans les Studi.es
[Parry 1930 et 1932] conduirait à penser que ce poème fut composé oralement •·
161. Je retombe ici dans une argumentation qui démontre l'influence du mètre sur la
langue. Il ne s'agit pas de dire que l'influence va seulement du mètre à la langue (il y a bien
sûr une influence de la langue sur le mètre, cf. infra§ 2.8.3) ; mais ici il m'importe de consta-
ter que, même chez les auteurs posthomériques, le mètre continue d'exercer une influence
sur la diction. Surtout, il me semble important de remarquer, sur la base de cette analyse,
que, dans la poésie posthomérique, l'hexamètre évolue vers une plus grande • fixité • alors
même que l'on voit se dissoudre les •formules• dont Nagy 1976 avait suggéré qu'elles
avaient pu commander l'évolution préhomérique de la langue épique.
162. a. infra § 2.8.3.
163. Dès lors, je crois que l'on peut dire que l'évolution de la langue épique ne renvoie
pas tant au problème de la relation mètre - formule et qu'il est un peu vain de se demander
si le mètre engendre la formule ou inversement. Le problème est plutôt de savoir comment
un locuteur x est amené à rechercher dans ses énoncés un équilibre rythmique, une forme
de régularité : je crois que ce souci de régularité a entrainé la recherche d'une régularité
rythmique et phraséologique. Si l'on pose que • rythme et formule • sont deux aspects inter-
complémentaires d'une même évolution, il apparait qu'il faut chercher le secret de l'évolu-
tion de l'épopée ailleurs que dans la seule influence du mètre sur la formule.
Fidèle à une esthétique qui remonte aux Alexandrins, Quintus veille soi-
gneusement à éviter les répétitions 164• Pour illustrer ce souci de variation, on
peut citer un exemple extrait du livre XII où, par deux fois, Ulysse est amené à
présenter sa ruse du cheval de Troie. D'abord à l'assemblée des chefs (XII 25-
46) puis à l'ensemble des Achéens (XII 220-242). Là où, chez Homère, on trou-
verait la reprise de groupes de vers entiers (cf. au chant II de l'Iliade, le cas du
rêve d'Agamemnon rapporté trois fois par les mêmes vers : II 11 et ss. repris en
Il 28 et ss. et en II 65 et ss.), Quintus s'efforce, lui, d'éviter les répétitions, tout
en montrant comment il excelle dans l'art de la variatio.
Que parmi les hommes robustes, un brave, que les Troyens n'ont jamais vu, reste près
du cheval, avec un cœur de fer; tout ce que j'ai dit auparavant, il lui faudra le faire bien
rigoureusement. (Q.S. XII 238-241).
164. Cette esthétique peut être illustrée aussi bien par la tentative des éditeurs antiques
d'Homère prêts à supprimer un vers pour éviter une répétition que par l'absence de formules
dans la poésie d'un Apollonios de Rhodes.
site pas à répéter l'ensemble des consignes données, l'Ulysse de Quintus abrè-
ge son discours en renvoyant à ce qu'il a déjà dit: tout ce que j'ai dit aupara-
vant165. Quintus évite donc de se répéter. Mais examinons maintenant les
conséquences que peut avoir dans son poème le renforcement du principe de
localisation des mots.
Examinons - c'est un choix arbitraire - le terme • Achéens ,. au datif plu-
riel, Akhaiois chez Homère et chez Quintus166.
165. Dans l'Odyssée, UlyS11e avait usé d'une formule analogue mais alors il s'agissait de
ne pas reprendre tout le récit de ses aventures chez Calypeo : Od. XII 451.
166. On pourra ainsi identifier deux techniques de versification bien distinctes mais qui
chacune suppose entre le mot, l'idée, le mètre et la syntaxe une forme d'interdépendance.
une préposition ou dépendre d'un verbe situé dans le même vers ou au vers
suivant).
la)
1 521 : Aiaidôai, µi:ya xapµa À.lÀa1oµÉvo101v i\za1oiç
V 573 : toîov &oç µnuiuv a"71Zcµivo101v i\xa1oîç
VI 301: l6pamv i:v Tproromv ii»rro).fµo1m r' i\xa1oîç
VIII 476: tov pa JUXpoç ~ oµ17YVpéœa1v i\za1oiç
XI 131 : oi -yàp 6il µapvavto ,ro,too&véEomv i\zawîç
XI 150 : âiç apa Tpcot01 uÎE.ç ÉinrToÂtµo1mv i\zawîç
Xll 26 : ti i:Œov œqxami ÉinrToÂtµDWlv i\zawîç
XII 218: oi 6' àvà-yaîav e,.uµvov. 'Ev~IO'I G i\xa1oîç
lb)
111575: 6µwflçO'Ùv µo'(Epfi<n mi cqvvµivo101v i\xa1oiç
V 192 : ü.8ɵtvat àï.h1vti; aµ' aypoµivo101v i\za1oîç
Vil 66 l : 'AM' CÏ'yE, MupµtMvrom mi imro&lµo101v i\zaioîç
XI 'Z79: UDWµaxou; Tprorom mi a,xeµaxo101v i1za1oîçI67
d' Akhaiois pourraient faire penser qu'on a ici affaire à un système formu-
laire168. Mais cette tendance à la répétition est brisée par le souci de choisir
un participe ou un adjectif adapté au contexte ; l'épithète fixe est ici nette-
ment évitée. La loi de l'économie formulaire est ainsi enfreinte dans chacu-
ne des deux séries où les divers adjectifs ou participes constituent, au sein
de chaque série, autant de doublets métriquesl 69. On assiste ici à un double
phénomène : d'une part Quintus se soucie de varier son style en cherchant
des doublets et des synonymes, d'autre part, on le voit céder à la facilité et
la commodité de composition qu'offre la récurrence formulaire (s'il n'em-
ploie pas les mêmes mots, Quintus emploie les mêmes types de mots) •70•
Quintus cherche à éviter un excès de répétitions, mais il apparaît que
quelque chose se fige dans sa langue. En comparant les deux listes d'occur-
rences, il est évident que la variété rythmique et syntaxique est bien plus
grande chez Homère que chez Quintus. Une constatation capitale s'impose
ici : l'écriture (on est sûr que Quintus écrit) n'a pas détruit la potentialité de
la langue hexamétrique à créer des formules ; bien au contraire, cette poten-
tialité se trouve renforcée : tout semble indiquer que le renforcement du
principe de localisation et la tendance à la fixation des césures mobiles
auraient favorisé la formation de formules fixes encore plus nombreuses si
l'écriture n'avait pas fourni au poète un moyen d'éviter ces répétitions trop
visibles 171 •
168. Voir aU88i dans ce sens, le syntagme employé également de manière formulaire pour
désigner les Troyens dana l'expression Tpo>mol 5' ~ u n v en 1807 ; IV 90 ; Vil 473 et
Tpoxnv ~ u n v en V 174 et VIII 401.
169. Dans la série la, les formes Â.wxtoµÉvotcnv et xoÂ.uo8t:vœocnv qui commencent par
une conaonne permettent d'éviter l'hiatus; elles ne contreviennent donc pu à la loi de l'éco-
nomie formulaire.
170. Vian 1959, 174. U faut peut-être chercher ici une explication au fait que, maJgré
l'économie formulaire plus nette, le lexique homérique reste plus riche que les lexiques des
poètes posthomériques. Homère compte 526 verbes, S72 noms et 725 pronoms, adjectifs,
prépositions et adverbes et autres petits mots (1823) employés plus de 10 fois, soit un total
de 3646 mots employés plus de 10 fois et 655 hapax (cf. Kumpf 1984, 1 et 30). Par ailleurs
l'ensemble du lexique homérique semble pouvoir être estimé à 9000 mots (incluant 1382
noms propres). Quintus poll8ède environ 3800 mots, cf. Paschal 1904, 22 : • The vocabulary
of Quintus, exclusive of a great number of proper names, contains about thirty eight-hun-
dred word.s. Of these, about three thousand, or 80 per cent, are Homeric •. Une étude de
fond sur la description des lexiques des différents auteurs épiques reste à faire comme res-
tent à vérifier les chiffres donnés ici.
171. Cette constatation semble confirmer que la formation de formules est bien favorisée
par l'adaptation de la langue à un rythme régulier.
uu 3 u uu 5 u uu 6 u
Odusêos ('ÜÔU<Jil<>Ç) 4 0 5
Odusêa ('~a) l 0 5
Odusêi ( ' ~ l ) 2 l 3
total Ulysse : 7 1 13
uu 3 u uu 5 u uu 6 u
Akhüêos ('Axv..itoç 21 0 48
Akhüêa ('Axv..ita) 5 1 15
Akhüêi ('AXV..Ttl) 12 0 10
total Achille : 38 l 73
total Achille + Ulysse 45 2 86
Ces deux tableaux confirment la loi de localisation des mots. Pour chacun
des deux héros, on obtient les trois mêmes positions possibles avec des fré-
quences analogues. Majoritairement (86x), le nom du héros tend à se placer à
la fin du vers ; 45x à cheval sur les 2e et 3e pieds ; 2x à cheval sur les 4e et Se
pieds ; jamais à cheval sur les 1er et 2e ou 3e et 4e pieds. Reste à savoir si cela a
une influence sur la syntaxe. Commençons par examiner les deux occurrences
de la fonne Odusêi ('~l) en position • u u 3 u • :
VI <n : 6'1-rô8' oµmç 'Œooij1 1CEp{rppov1 Tuôfuç uièx; : alors le fils de Tydée, en même
temps qu'Ulysse aux sages pemées (Odusêi periphroni) ...
VII 347 : Ë ~ ' oµcôc; 'Œooij1 &xi'1ppov1 Tuôfuç uioç, : le fils de Tydée le suit en même
temps qu'Ulysse aux pemées belliqueuses (Odusêi daïphroni) ...
Ill 248: èimœtov, ci)Ç i1x1Àij1 &xi',ppovi. upœ 9avovn : (on te loue) grandement., comme
Achille aux pensées belliquewes (Akhüêi daiphroru), qui est mort ...
V 222 : aû-t<î> oµmç i1zr)Jj1 &ir'q,povL Nûv 6' lipa µu&,.., : ... en même temps qu'Achille
aux pensées belliqueuses (Akhüêi daiphroru) lui-même. Mais...
Ill 330 : batayÂ.coç 6' Aiavn &ii',ppovi· wüvtK' ap' ËJlffl1Ç : (la mort d'Achille est une pré-
occupation) surtout pour Ajax aux pensées belliqueuses (Aianti daiphroru) ...
Il 511 : cpa~ 6' &µ.p' Ï1XW1CX &xi',ppova tot 6' ~ : (un destin) étincelant se
place aux côtés d'Achille aux pensées belliqueuses (AkhiJêa daiphrona), à cette vue ...
XI 358 : Kat tot' cip' àµAp' 'Oôoofia &xl,ppova icootµot èiv6pt:ç174 : Et alors autour d1.Jlysse
aux pensées belliqueuses, les hommes valeureux ...
174. Notons que le contexte qui souligne l'ingéniosité d1.Jlysse appellerait plus volontiers
l'épithète ,œp{q,povt. Voir aussi dans la même position, Q.S. VIII 113 : 'OOooftoc; füppovoc; et
en 1 594 et Il 17 : ôaiq,pova nEV8rov..tuxv.
cette position métrique, aU88i bien Ulysse qu'Achille (ce qui nous permet de
vérifier l'action du principe d'analogie).
Série l : philoptolemoulô
VI 79 : . , ~ -yap iœv iovtt: q,IÀDlrnWµou i\x~
VII 245 : ~vtv 1t0tqoovto . , ~ i\xwjoç
VIII 256 : "A &:lÀ.oi, ri q,q3tx& q , ~ i\xwjoç
V 158: àvnOapT' Aüxvn c p ~ r • '0Sooij1
Série 2 : meneptolemonlou
VI 64 : 'AU' èryE, Tuœoç uîa µtVmtoÀ.q.lOV r' 'Œvoija
VII 325 : mi; èipa iruôtµ.ov uta µEVaro).iµov i \ ~
VII 583 : aiÇT1ô:N, àll' ou n µtVEJrn>Âɵot> i\xwjoç
VIII 285 : 'Ap"fEiot 6' èipa nnt6i µEV€1C'fOÂɵot> i\xw,oç.
IX 335 : Tuœoç 5'3Ptµ.ov uîa µtVDmMEµ()V î' 'Œvc,ija
XI 433 : 1tpoq,povicoc;· uioç œµEV€1C'fOÂɵot> i\xwjoç175
Série 3 : t!Üptolemoulô
111 552 : BpUJ11iç mpal('Otnç tü,rro.Uµou i\xwjoç
IV 320 : JUMEÇ ~éovtt.ç ~ '0Sooij1·
VII 183 : 'HµEiç 'tOl cplÀ.ol tlµh, furroUµov i\xw1oç,
VII 576 : mi; èipa iruôiµoç uioç tü,rro.Uµou i\xwjoç
VIII 76 : npônoc; 6' 5'3Piµoç uioç furroUµov i\xwjoç
XII 52 : it, cpU.Oi, aJJJ,. 1tl8w& ~ '0Sooij1.
XIII 226 : "OTbcoçoJ3piµ6&uµov tü,rro.Uµou i\xlÂ.ipoç,
175. Un trait remarquable de cette série est que la formule ~Elt'toÀiµou 'AxtÀ.itoc;
n'est employée dans les Posthomériques que lonqu'elle désigne Achille en tant que père
de Néoptolème. (Pour le vers VII 583, le terme uîa se trouve au vers suivant, un bon
exemple de variation formulaire). Plus singulier encore, par une curieuse a880ciation
d'idées, la formule ~tJttoÂ.eµov 't' '06uofta est, dans les deux cas où elle est employée
dana les Posthomériques, mise en corrélation avec une expreBSion qui désigne Diomède,
fds de Tydée : Tuœoç uîa.
fois supra XII 52 où le poète ne semble pas gêné par le hiatus). En face de eüp-
tolemou Akhilêos 176 au génitif, on trouve ici eüptolemô Odusêi au datif.
L'examen des trois séries permet de constater comment Quintus ne s'auto-
rise l'emploi d'épithètes semblables pour qualifier Achille et Ulysse que quand
le cas grammatical est différent. Il n'en reste pas moins que la loi de localisa-
tion des mots l'amène à reprendre les mêmes épithètes pour qualifier des héros
aussi dissemblables qu'Achille et Ulysse. On peut relever ainsi que sur les 19
formes d'épithètes qui qualifient Ulysse, dans les Posthomériques, 7 se retrou-
vent pour qualifier Achille.
Pour prolonger ces remarques, on peut s'intéresser un instant encore à la
manière dont la localisation des mots est génératrice de fonnules. Prenons le
cas de la forme eüptolemoisi(n) que l'on trouve employée 10 fois dans les
Posthomériques, 8 fois après la césure féminine et 2 fois avant. Avant la césure
féminine, l'épithète qualifie exclusivement les Troyens :
Après la césure féminine, l'épithète est employée pour qualifier soit les
Troyens soit les Achéens. Toutefois, on peut noter que dans la première partie
du poème, la formule tend plutôt à qualifier les Troyens {le nom des Troyens
précédant l'épithète) :
176. Pour la formule 'Axv..iio<; ÈÜJt'toÀ.ɵou, voir aussi, dans une autre position métrique :
Q.S. VIII 491 : 'Apynol 6' 'Axv..iio<; ÉÜ!rtoÀ.ɵou 8paaùv uta. Sur les formules qualifiant
Ulysse, cf. Û>sset 1984; sur celles qualifiant Achille, Shive 1987, 14-0-152.
177. fomets la référence de XII 50 où eüptolemoisin, employé pour qualifier le tenne
aristêessin (vaillants), ne rentre pas dans les séries considérées ici.
dernier exemple, qui se trouve au livre VI, que c'est bien la localisation du
terme eüptolenwisi après la césure féminine qui a entraîné la création de la
formule eüptolenwisin Akhaiois d'après la formule Trôessi d'eüptolenwisin.
Voyons comment :
178. Maas 1962 (1923), 62-65; Keydell 1959, 1, 35-42. Voir aussi Wifstrand 1933. 3:
• Wir wi88en, d888 Nonnos auf den Wortak.zent Rücksicht nimmt. Am Ende des Verses ges-
tattet er keine Proparoxytona ; vor der Penthemimeres nur Paroxytona •·
179. Si l'on examine les tableaux établis par Vis.ser 1988 et maintenant par Riggsby 1992,
on s'aperçoit qu'ils reflètent. pour la poésie posthomérique, l'existence de plusieurs
enfreintes au principe d'économie (plus que dans la poésie homérique). Je partage leur
conclusion qu'on trouve là un argument pour opposer une technique orale et une technique
fondée sur l'écriture. Toutefois, le seul fait qu'ils puissent établir ces tableaux prouve que
l'hexamètre posthomérique obéit au principe d'économie même si c'est avec des infractions.
180. Dans la poésie orale, l'obligation d'une certaine rapidité dans la composition est
peut-être à mettre en relation avec une mobilité rythmique plus grande. Inversement. dans
la poésie posthomérique, on peut se demander si la possibilité d'exploiter des variantes
métriques plus nombreuses n'est pas à mettre en rapport avec la tendance à une certaine
fixation de l'hexamètre : il y aurait alors comme un principe qui voudrait qu'un effort nou-
veau soit compensé par une économie faite à un autre niveau. Le problème pourrait être for-
mulé ainsi : a) chez Homère, l'économie formulaire, mise en évidence par Parry, a-t-elle
pour contrepartie une riche exploitation des variantes métriques de l'hexamètre ? b) che-z
des poètes comme Quintus ou comme Nonnos de Panopolis, le souci d'un style varié a-t-il
pour contrepartie une économie (un appauvrissement) des possibilités métriques ?
suis pas sûr que la langue homérique apporte à l'aspiration d'Hector une
réponse satisfaisante.
181. L'expérience de l'écrivain peut aussi être celle du lecteur. On peut citer une phra-
se de la première page du Temps perdu de Proust qui semble être comme une invitation à
I'• aliénation •: •li me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église,
un quatuor, la rivalité de François l., et de Charles Quint •.
drait pouvoir entendre répéter dans un lointain futur. Qu'en est-il au juste,
dans l'Iliade, des répétitions de cette phrase? La voix de l'aède va-t-elle relayer
celle de son héros pour que ses mots parviennent aux générations à venir ? On
voudrait dire que oui puisque nous sommes là à parler d'Hector, mais ce n'est
pas si simple. Relisons tout l'épisode.
Au début du chant VII, Apollon et Athéna se sont mis d'accord pour que la
guerre des héros connaisse une trêve. L'idée d'Apollon est d'exciter la fougue
d'Hector:
afin qu'il provoque, tout seul, un des Danaens à l'affronter, face à face, en un combat
acharné. (ll. VII 39-4-0).
Dans le camp des hommes, Hélénos, • de loin le meilleur des devins " (ll. VI
76), a deviné le dessein des dieux et il en avertit Hector :
Hector, fils de Priam, égal de Zeus en sagesse, fie-toi à moi, je suis ton frère. Fais asseoir
les Troyens et tous les Achéens. Et toi-même provoque (1tpoicw..e.ooa1) celui d'entre les
182. Pour le lecteur du XVIII•, et déjà pour Montaigne, les poèmes d'Homère existent si
bien par eux-mêmes et comme des classiques qu'il n'est plus besoin de se soucier de ce qui
pourrait assurer leur permanence. Les répétitions sont alors de trop et deviennent le prétexte
à un découpage du poème et à un épurage (au sens où, par delà la redite, on cherchait à
retrouver l'œuvre pure et originelle).
Achéens qui est le meilleur ( 'AxaÛIN oç 't\Ç ap\O'tOÇ) à t'affronter, face à face, en un com-
bat acharné (àvtiPwv µaxiaao8al i:v aivfi &,iotftn). Ce n'est pas encore l'heure que tu
meures ni que tu achèves ton destin. Je l'ai, en effet, entendu de la voix des dieux éter-
nels. (ll. VII 47-53).
des Achéens •. Grisé par l'illusion d'une victoire sur le meilleur des Achéens,
Hector n'hésite pas à convoquer les deux années. S'adressant au camp ennemi,
il lance tout haut son défi :
• Parmi vous se trouvent les meilleurs de tous les Achéens. Que celui d'entre eux, que
son cœur pousse au combat, s'avance maintenant ici, champion de tous, pour affronter
le divin Hector. Voici ce que je déclare - que :leus nous serve de témoin : si c'est lui qui
me tue de sa pique aiguë, qu'il m'enlève mes armes pour les porter aux nefs creuses;
mais mon corps. qu'il le rende à ma maison pour que les Troyens et les Troyennes accor-
dent au mort que je serai sa part de feu. Si c'est moi, en revanche, qui le tue, et
qu'Apollon m'offre cette gloire, ses armes je les lui enlèverai pour les porter dans la sain-
te Ilion, et je les suspendrai aux murs du temple de l'archer Apollon; mais son corps, je
le rapporterai aux nefs à la bonne charpente, pour que les Achéens à la belle chevelure
l'ensevelissent et répandent sur lui la terre d'un tombeau, le long du large Hellespont en
sorte que, parmi les hommes cle clemain. quelqu'un puisse dire un jour (mi JWti 't\Ç rutJIOl
mi O't/fllWOJV ~ ) , quand il naviguera sur la mer aux reflets de vin à bord d'une
nef aux rames nombreuses : • Voici le tombeau d'un guerrier mort il y a lo~mps
(àv6pè,c; µÈV 'tOOE afiµa JtOÀal mia~ôm:>c;,), un guerrier excellent que tua jadis le res-
plerulwanl Hec1or (ov 1t0t' àplO'ttoovta mtbcravt cpaŒlf.lOÇ "Eictœp) ! • Ainsi parlera-t-il
(éhç JtO'ti 't\Ç ÈpÉ.tl) et ma renommée jamaiB ne périra (to ô' ȵov ilioç oü 1t0t' oÂ.timl) ! •
Ainsi parla-t-il, et tous demeurèrent silencieux, sans voix. (R. VII 73-91).
Hector ne défie pas le meilleur des Achéens mais seulement celui, parmi les
meilleu~ qui voudra l'affronter. Dans la phrase qu'il attribue à un marin de
demain, il parle d'une victoire remportée sur un Achéen qui serait un guerrier
excellant au combat : aristeuonta. A qui pense-t-il ? A ce moment-là, Achille est
absent. On devine que c'est le meilleur après lui qui va se lever: Ajax, le fils de
Télamon. Mais la victoire qu'Hector espère remporter n'arrivera pas. Le duel,
s'il est bien engagé, reste sans conclusion, interrompu par la tombée de la nuit
(ll. VII 293) ; ni victoire ni défaite mais deux héros qui se quittent en s'échan-
geant des présents : Hector offre son épée et Ajax sa ceinture.
Dans l'histoire de la guerre de Troie, le duel d'Ajax et d'Hector reste une
scène inachevée 183• Ajax, on l'a vu, est un héros frustré. Contrairement à
183. Dans les autres occasions où la guerre les met en présence, on peut relever que c'est,
en général. Ajax qui a l'avantage, cf. ll. XIII 190-205; 673-7'22; 808-837 ; XIV 402-430 et
XVII 316. Dans le présent duel, on soulignera les vers Vil 215-218 qui décrivent la peur
qu'Ajax inspire à Hector. Voir aU86i l'affrontement verbal d'Hector et d'Ajax en ll. XIII 810 ss.
Patrocle et à Achille, il n'a pas le droit de se battre jusqu'au bout contre Hector.
Privé du duel qui lui aurait permis de tuer ou d'être tué par un héros digne de
lui, Ajax finira par rejouer seul la scène dont l'Iliade l'a privé. Il se souviendra
de l'épée d'Hector pour mettre en scène son suicide 184• Son tombeau sera bien
édifié sur le rivage de Troie, mais il ne s'agira pas du« tombeau d'un guerrier
jadis tué par Hector ,.iss. Est-ce à dire qu'Hector a mis trop tôt dans la bouche
d'un marin futur une parole qui ne sera jamais prononcée ? Autant qu'Aj~ on
va voir qu'il perd, dans ce duel interrompu, l'histoire dont il rêvait.
Hector s'est fâcheusement trompé en croyant qu'il pouvait revenir à un
héros de fixer le cours des événements. Son vrai duel, il le livrera, non pas au
chant VII face à Aj~ mais au chant XXII face à Achille. Si au chant VII, il pou-
vait entrer en lice avec la certitude que l'heure de sa mort était encore loin, au
chant XXII, c'est le contraire. Aux rassurantes paroles que lui adressait Hélénos
- « Ce n'est pas encore l'heure que tu meures ni que tu achèves ton destin• (où
-yap 1tCI) 'tOl µoipa 8cxvEiv m11t0tµ0v èm.01tEiv)- on peut opposer les propos qu'il
a esse, alors, a·1•
s'dr u1-meme :
A
Voilà maintenant la vilaine mort tout près de moi, elle n'est plus loin, ni contoumable.
li y a sans doute longtemps que cela plaisait davantage à Zeus et à son fils l'Archer, eux
qui auparavant me protégeaient volontiers. Maintenant donc le destin me tient. (ll. XXII
300-303).
c'est tout le contraire qui se passe: on voit son vieux père venir, en tremblant,
offrir à Achille une précieuse rançon pour rechercher sa dépouille.
Mais il est vrai que, dans l'lliade, Hector est le• héros des illusions• et des
désillusions 187• Alors même qu'il croit pouvoir prédire sa gloire future, le héros
charge son récit de pressentiments qui laissent apparaître, sous les mots, l'an-
nonce d'une autre histoire. Il faut ici relire la phrase qu'il attribue aux marins
et voir comment au sein de l'lliade les formules employées par Hector seront
répétées.
187. Sacks 1987, 141-149. L'Iliade confirme, peut-être, moins les idéaux héroïques qu·et-
le ne les remet en cause ; cf. Sacls 1987, 149 : • But, in the form of its hero, Achilles, the
poem takes us from acceptance of the norms of heroism to a questionning of those very
norms • et Redfield 1</75, 222 : • The action of the Riad is an enactement of the contradic-
tions of the warrior's role • (on ne saurait retenir ici la traduction française de Redfield 1984
(I</75), Z73 : • Toute l'intrigue de l'Iliade n'est que l'illustration de la fonction du guerrier•).
188. Pour une analyse métrique de l'épigramme imaginée par Hector et pour son rap-
port avec les inscriptions funéraires, cf. Gentili & Giannini 19'n, 24 (qui renvoient à Ps.-Plu.
de Hom. B 215 Kindstrand et à schol. A ll. VII 89): • L'espressione che apre il primo dei due
versi e si conclude alla cesura del terzo trocheo assumendo cos1 la struttura di un hemiepes
femminile, corrisponde esattamente aUa formula tipica deU'epigramma sepolcrale, con la
sola dill'erenza che in luogo del nome proprio ricorre qui il generico • di un uomo •. Proprio
la genericità del riferimento al defunto induce a ritenere che l'enunciato omerico ricalchi
formule tradizionali il cui referente reale era appunto il tumulo sepolcrale, formule che
entreranno poi nel repertorio dell'epigramma funerario •.
Dans une étude de 1987, R Sacks a observé un fait curieux. Dans l'Iliade,
la formule phaicümos Hektôr (le resplendissant Hector) est utilisée dans des
contextes où, de manière presque systématique, Hector n'a rien de« resplen-
dissant .,189. Sans reprendre l'analyse serrée de R. Sacks, je m'intéresserai à
deux exemples particuliers où l'on retrouve, face à face, Hector et Ajax.
1) La première occurrence de la formule phaicümos Hektôr se trouve au
chant IV, dans un vers qui décrit le « resplendissant Hector • et les champions
troyens en train de reculer devant l'ennemi (ll. IV 505 : xropTl<J(XV ô' imo 'tE xpo-
JWXOl m1 q,cxiôqwç "EIC'tC1>f)). Ce même vers est repris encore en XVI 588 pour
décrire la retraite d'Hector et des champions troyens devant Patrocle et, surtout,
en XVII 316 pour décrire leur retraite devant un héros qui n'est autre qu'Ajax.
2) Au chant XIV, Hector réordonne ses troupes pour lancer un assaut plus
soutenu. En moins de quinze vers (ll. XIV 388-401), l'aède le qualifie par trois
fois de phaicümos. La troisième occurrence le décrit alors même qu'il jette sa
lance sur Ajax. Mais la splendeur du héros va vite s'éteindre. C'est pour rien
que le resplendissant Hector a lancé son trait, Ajax s'est trouvé protégé par les
courroies de cuir qui le ceignent. En revanche, Hector n'échappe pas à la pier-
re lancée par son ennemi. « Roulant comme une toupie• (413), il tombe à
terre, lui et ses armes étincelantes :
Ainsi la fougue d'Hector a vite fait de tomber dans la poussière, tandis que sa lance
s'échappe de sa main, que son bouclier et son casque retombent sur lui et que résonnent
autour de lui ses armes de bronze étincelant. (ll. XIV 418-419).
189. Sacks 1987, 121-151; notamment 125: •Thus, the passage in which Hector is
repeatedly called cpai61µoc; in the most concentrated way (ll. XIV 406-420) is also a rassage
in which he emerges far from shilling or glorious•.
Hector avait déjà employé ce verbe au chant VI, alors qu'il s'adressait à
Andromaque et qu'il imaghiait commen~ dans le futur, en voyant son épouse,
on rappellerai~ non pas l'excellence de ses victimes, mais la sienne:
Voilà l'épouse d'Hector qui. entre les Troyens dompteun de chevaux, excellait
(àp&.am>EOlŒ) au combat. lonqu'on se battait sous Troie. (R. VI 460-1).
Mais qu'en est-il des autres occurrences de ce verbe dont Hector aime à
penser qu'il reviendra souvent dans son épopée, pour dire sa bravoure ou celle
des héros qu'il vaincra? Dans l'Iliade, le verbe aristeuô, j'excelle, (fabriqué à
partir du superlatif aristos : excellent, meilleur190) est peu employé malgré son
sens qui renvoie à l'obligation imposée à tout champion d'être le meilleur et
d'exœller19t. Le plus souven~ l'Riade emploie ce verbe, comme le fait Hector
dans son épitaphe imaginaire, pour décrire un héros tué par un autre, • alors
même qu'il excellait au combat•· Au chant XI, Nestor se plaît ainsi à raconter
commen~ dans sa jeunesse, il tua Moulios • qui excellait au combat • (ôç
àp1cnroron: µaxro6a1) (R. XI 627). En XI 506, Alexandre blesse Machaon• qui
excellait au combat • (àp1cnroovta). Au chant XVI 292, Patrocle tue le chef des
Péoniens • qui excellait au combat ,. (ôç àplcrtroron: µaxro6a1). En XVI 551,
les Troyens pleurent Sarpédon qui • excellait au combat ,. (àptcnœron: µâxe-
o8a1) et que Patrocle a tué. Au chant XVII 351, enfin, c'est Lycomède, chéri
d'Arès, qui tue Apisaon • qui, après Astéropée, était le meilleur au combat,. (m'i.
6È: µet' 'AcrtEpo7taÎOV àp1cnœron: µaxro6a1). Jamais, en revanche, l'Iliade ne
nous dit littéralement qu'Hector aurait tué un héros• qui excellait au combat•.
Plus flagrant encore, elle rapporte un épisode où Hector a manqué de peu de
voir son nom inscrit au nombre des héros, frappés en pleine action de bravou-
re. Au chant XV 460, Teucros tend son arc en visant Hector. Et sa flèche, nous
dit l'aède, aurait tué Hector alors même • qu'il excellait au combat•• si l.eus
n'avait fait se briser la corde de l'arc (R. XV 460). Voilà comment le participe
aristeuonla est finalement repris pour raconter autrement et en inversant les
rôles l'histoire de cet épisode qu'Hector voulait inscrire à sa légende.
Mais il y a d'autres échos de ce vers qu'il nous faut examiner. Au chant XV,
l.eus annonce à Héra les événements qu'il entend favoriser. Il lui dit comment
190. Chantraine 1948, 367 : • il est probable que le verbe a été constitué sur aptcrtoç,
puis qu'àpurm'x; a été tiré du verbe•. Pour les occurrences de ce verbe, l'index de Gehring
197()2 (1891) indique les références suivantes: àplcrttuylO\ XI 409; àplcrtEUE\V VI 208; XI
784; àp1crtEOOVta VII 90; XI 506; XV 460; àp1cnruro1Œ(v) VI 460; XI 6'Z7; 746; XVI
292; 551 ; XVII 351 ; voir également Leumann 1950, 138.
191. Au chant VI, on entend Glaucos rappeler à Diomède comment son père, en l'en-
voyant à Troie, lui recommandait d'être toujoun le meilleur: aü:v àplcrtE\lElV (R. VI 208) ;
au chant XI, Nestor rappelle comment Pélée donnait le même conseil à son fils., Achille : aitv
àpKrtEUt:\V mi i>,œ:ipoxov ˵µEval ri>J.sJN (R. XI 784).
Apollon ira trouver Hector, blessé, pour lui insuffler une ardeur nouvelle ;
comment les Achéens prendront alors la fuite ; comment Achille acceptera,
alors, de prêter ses armes à son ami Patrocle et comment Hector précipitera son
propre destin en tuant Patrocle :
En fuyant. [les Achéens] viendront se jeter sur les nefs aux mille rames du fils de Pélée,
Achille. Celui-ci fera se lever soo compagnon Polrocle que tuera eruuite, d'un roup de
lance, le resplendwant Hector (na-rpcncÂov· tov œ
K'ŒVt:i q"XEÏ cpawtµOÇ ''ElC'tœp), devant
Troie; cela, après qu'il aura lui-même massacré d'innombrables guerriers ainsi que mon
propre 61s Sarpédon. Rendu furieux à cause de la mort de Patrocle, le divin Achille tuera
alors Hector. (R. XV 63-68).
On ne saurait parler d'une répétition littérale, mais le jeu d'écho n'en est pas
moins perceptible 192• En fixant le destin d'Hector, Zeus a repris les mots que le
héros avait prononcés mais avec des changements significatifs : là où Hector
pensai~ en s'identifiant à un homme de demain, pouvoir parler au passé
(katektane : tua), le premier des dieux parle, lui, au futur (ktenei : tuera), pré-
voyant l'histoire à venir. Là où Hector devait trouver une formule neutre pour
désigner un adversaire encore inconnu, le dieu peu~ lui, inscrire un nom :
celui de Patrocle. Coïncidence singulière ou intuition remarquable, mais il se
trouve que, dans l'épitaphe qu'il avait composée, Hector laissait entendre,
maintenant qu'on y prend garde, l'écho du nom de Patrocle:
192. Pour entendre l'écho, il faut comparer les syllabes qui occupent les n1êmes positions
métriques, à savoir mréKtavt: à tov ôÈ: KtEVEÎ.
Dans leur grande majorité, les consonnes contenues dans ces deux vers sont
celles qui composent le nom de Patrocle à l'accusatif: Patroklo~ ce nom que
Zeus rétablit quand il reprend le propos d'Hector, en le déformant, pour
annoncer l'histoire à venir. Et si l'on souligne les temps forts du vers, le jeu
d'écho, renforcé par les allitérations, devient plus net encore. Peu importe qu'il
s'agisse ou non d'une coïncidence : l'écho musical nous offre une piste vers
laquelle nous entraînent d'autres indices 193.
On dirait des chevaux aux bons sabota, des gagnants, qui, à toute vitesse, tournent autour
de la home. L'enjeu est un prix important., un trépied ou une femme, en l'honneur d'un
guerrier mort (àv6pèx; 1CatafflMl<În09. (R. XXII 162-164).
Il pourrait s'agir d'une simple comparaison. Mais elle renvoie à une théma-
tique plus complexe. Vainqueur d'Hector, Achille réserve au corps de son enne-
mi les pires outrages 19 4 tandis qu'à Patrocle il offre des funérailles exagérément
importantes. Hector que l'on compare à un coursier engagé dans une joute
funéraire se trouve être, par ailleurs, ce héros qui restera trop longtemps privé
d'honneurs funéraires. C est pour Patrocle et non pour lui que se dérouleront
des jeux funéraires.
193. Dans ses notes sur les anagrammes qui datent principalement de 1906-1909 (enco-
re inédites à ce jour, mais sur lesquelles on peut lire la commode présentation de Starobinski
1971 qui cite de larges extraits de ce matériel), Saussure tente de retrouver ce qui détermi-
ne le choix incoru;cient des sonorités dans la poésie. Le linguiste démontre comment un nom
présent dans la pensée peut avoir une influence sur le choix de termes renvoyant., par leur
sonorité, à ce nom (cf. Starobinski 1971, 79-107).
194. Segal 1971,49ss.
S'agit-il du tombeau d'un homme mort il y a longtemps (sêma brotoio palai katatethnêô-
tos) ou d'une borne installée au temps des hommes d'autrefois ? (R. XXIII 331-332).
en sorte qu'il fut visible de loin pour les hommes en mer, pour ceux qui vivent mainte-
nant ou qui viendront plw t a r d ~ roovtai). (Od. XXIV 83-84).
195. Od. XXIV 82-84 commenté par Nagy 1994 (1979), 50-52.
196. ll. XXIII 262-265.
197. Voir aussi Peradotto 1990, 159.
L'épithète ne devient ornementale que lorsque son sens, perdant sa valeur propre, se
confond tellement avec l'idée de son substantif qu'il n'est plus possible de l'en séparer.
Si, pour décrire certains héros, on avait d'abord employé d'autres épithètes de la même
valeur métrique. les aèdes furent amenés à les abandonner et à les oublier, sauf dam les
cas 888ez rares où une épithète décrivait quelque caractéristique d'un héros du plus
grand renom ou renfermait un détail ayant un intérêt historique. 204
Mais si le nom d'Arès évoque tout cela, le die~ lui-même, n'~ dans
l'Riade, qu'une figure de deuxième plan, une divinité sans grande envergure,
souvent ridicule, insultée par Zeus, raillée et humiliée par Athéna qui est sa
rivale2 11 • Avec Aphrodite, il est le seul autre dieu à être blessé par un mortel.
obligé d'abandonner la bataille dont son nom est, pourtant, le signifiant méto-
nymique212; plus ironique encore, la blessure qu'il a reçue est grave, c'est un
coup de lance au bas-ventre, là où il est dit qu'Arès fait le plus mal ! Au chant
XXI, dans la bataille que les dieux se livrent, il est défait par Athéna qui le jette
à terre : • la poussière souille ses cheveux ., et la déesse, qui le voit étendu
devant elle, éclate de rire : • Pauvre sot! tu n'as pas encore compris combien
je me glorifie d'être plus forte que toi . .. -213. Enfin dans l'Odyssée, le terrible
dieu semble plus attiré par le charme d'Aphrodite que par la guerre2 14.
On peut alors se demander si les formules récurrentes qui assimilent les
guerriers redoutables à des Arès ne gardent pas mémoire d'une histoire qui
accordait au dieu un rôle plus prestigieux. On a soudain l'impression que la tra-
dition a évolué en se dépouillant de certains épisodes dont elle garde pourtant
une trace à un autre niveau. Si l'on accepte de voir dans la description dj\J-ès
blessé au bas-ventre une marque d'ironie, on peut aller jusqu'à dire que l'aède
joue sur le contraste que peut provoquer l'emploi de certaines formules figées
et traditionnelles dans des passages qui développent une thématique plus
récente. Vlliade est alors ce poème complexe et énigmatique, construit sur les
ruines d'autres histoires qu'il fallait oublier pour composer les nouvelles.
Mais peut-être sommes-nous allés trop vite. Avant de relever l'effet d'un tra-
vail de l'oubli, il convenait de s'intéresser à ce que l'on peut appeler la durée
de vie de la formule. Il faut éviter ici un malentendu. En mettant en évidence
21 I. Sur la rivalité d'Athéna et d'Arès, voir IV 439 où Athéna conduit à la bataille les
Achéem tandis qu'Arès mène les Troyens. Chacune des deux divinités incarne un aspect
oppoeé de la guerre, voir Darmon 1981.
212. ll. V 850 88. Tout le chant V montre la vulnérabilité d'Arès. Il se fait d'abord duper
par Athéna qui l'invite à se retirer du combat en prétextant qu'elle en fera autant. Obéissant.
il reste 886is au bord du Scamandre (V 29-34), tandis que la déesse va, par derrière, accor-
der à Diomède, son champion, toute sa force (V 121-133). Pour consoler Aphrodite, blessée
par Diomède, Dioné lui rappelle comment jadis les fils d'Aloeus lièrent Arès et I'enfennèrent
treize mois dans une jarre, Arès qui manqua alors de mourir (V 382 88.). Pour les dieux bles-
sés par des mortels ailleurs qu'à Troie, voir V 395 88.
213. ll. XXI 410 : à noter l'emploi de àptl<.IJV qui fait écho au nom d'Arès et à l'adjectif
à.pfitoç. Pour la supériorité d'Athéna sur Arès, cf. au88i XV 110-142.
214. Voir tout l'épisode des amours d'Arès et d'Aphrodite chanté par Démodocos (Od.
VIII 266 88.).
une technique formulaire, Parry n'a jamais voulu insinuer que cette technique
permettait de transmettre de manière sûre des poèmes entiers215. Certaines for-
mules de la poésie homérique semblent avoir une origine indo-européenne216,
certaines descriptions semblent renvoyer au monde mycénien217 • Faut-il en
déduire que l'histoire de la colère d'Achille et celle du retour d'lflysse étaien4
sinon des histoires de toujours, du moins des histoires connues par les
Mycéniens2 18 ? On l'a cru et certains le croient encore. Toutefois, ni la récur-
rence des formules, ni la récurrence de scènes typiques, n'implique l'ancien-
neté du poème chanté. Si la technique de l'aède est un art traditionnel, chacu-
ne de ses performances donne naissance à un nouveau poème qui n'existait pas
la veille. C'est toute la question de la tradition et de l'innovation qui est ici
posée. Autant qu'il perpétue une tradition, l'aède la réinvente nécessairement
Il existe des églises chrétiennes construites avec les pierres de temples païens :
on peut même imaginer - je vais y venir- qu'un aède scribe a pu écrire en uti-
lisant la technique traditionnelle d'un compositeur oral.
Il y a lieu de reprendre, ici, la théorie de la formule. Paradoxalemen4 ce
concept si employé est sans doute le plus faible de la théorie de Parry. Les
séries de répétitions qu'il examine révèlen4 de manière indéniable, le fonc-
tionnement particulier d'une langue particulière, dotée d'une évolution
propre; nul doute non plus sur l'existence de mécanismes analogiques per-
mettant de sélectionner les données en fonction d'un principe d'économie.
Mais qu'est-ce que la formule? Faut-il imaginer que les aèdes qui perpétuaient
la tradition se transmettaient un stock d'expressions préfabriquées et de thèmes
traditionnels? Faut-il dire que l'aède compose ses vers en choisissant ses
expressions parmi un vaste répertoire de phrases types qu'il a entendues dans
les compositions des autres poètes ? Quoi que puissent dire ses avocats, Parry a
soutenu cette vue2 19. Qu'il suffise de rappeler qu'il fait sienne la remarque de
A. van Gennep sur les guslars serbo-croates :
215. Dans ce sens, voir Kirk 1962. Pour l'influence des études de Parry sur l'étude de la
Grèce antique, d . Parry A. 1C/71.
216. Pour des exemples. cf. Nagy lC/74 et Nagy 1994 (1CJ79), 38-40.
217. Voir surtout les travaux de CJ. Ruijgh. Donnons l'exemple de la formule JtotVla
'llp11, qui comporte une irrégularité prosodique résolue si on remonte au mycénien où h se
comportait encore comme une consonne normale ; cf. Ruijgh 1967 et 1995, 75 : • Chez
Homère, cette formule comporte un hiatus, mais lorsqu'on la retraduit en mycénien, elle
redevient prosodiquement correcte : dans mye. JtOtVUl H17pa , h- fonctionne comme une
consonne normale •.
218. La comparaison avec l'épopée de Gilgamesh est ici particulièrement intéressante:
je dirais que ce qui compte, en l'occurrence, c'est l'écart.
219. Parry lC/71 (1932), 329: • He D'aède] makes his verses by dwosin(5from a vast num-
ber of fixed phrases whicfi he has heard in the poems of other poets. Eacfi one of these phrases
does this: it expresees a given idea in words whicfi fit into a given length of the verse•.
Les poésies des guslars sont une juxtaposition de clichéa, relativement peu nombreux et
qu'il suffit de poaséder. Le développement de chacun de ces clichés se fait automatique-
ment suivant des règles fixes. Seul leur ordre peut varier. Un bon guslar est celui qui joue
de ses clichés comme nous avec des cartes, qui les ordonne diversement suivant le parti
qu'il en veut tirer.220
Cette idée d'un stock de formules qui serait comme un jeu de cartes trans-
mis d'aède en aède est une idée fausse. Ce que l'on peut observer dans l'Iliade,
ce n'est pas la récurrence de formules figées mais une véritable vie de la for-
mule. Si les aèdes se transmettent un • jeu de cartes •, chacun est libre de chan-
ger les valeurs de ces cartes, d'en retrancher et d'en rajouter, etc. Cela a été par-
faitement démontré par les travaux de A. Hoekstra et de J.B. Hainsworth dans
les années soixante : l'un et l'autre ont travaillé à montrer que la formule était
une donnée flexible sujette à modifications. Plutôt que de formules, il vaut
mieux parler de groupes de mots qui tendent à être associés les uns aux autres
et qui peuvent l'être de différentes manières. Sans reprendre l'analyse de A.
Hoekstra et de J.B. Hainsworth, j'illustrerai cette • variabilité • de la formule en
citant différents exemples tous empruntés à des scènes décrivant la mort d'un
.
guemer:
(Remarquons dans ce dernier cas que la formule s'est déplacée pour occu-
per une position à cheval sur la césure principale22t).
220. A. van Gennep, La question d'Homère, Paris, 1909, 52 cité par Parry 1971 (I 932),
329.
221. Cf. infra o. 224.
(A rappromer de XVI 338 : umoiroµou ,ropu8o; .,a.l.ov ,jÀam:v, ciµcpi. & muMv).
Et l'on pourrait continuer. Mais ceci suffit pour remettre en cause l'idée
d'un stock de formules fixes que les aèdes se seraient transmis au cours du
temps. Les conséquences sont importantes222• On ne peut plus considérer le
chant de l'aède comme la juxtaposition libre d'une série de formules préap-
prises ; l'aède ne mémorise pas des listes de formules. Il n'apprend rien par
cœur; sa mémoire ne restitue pas le mot à mot d'une version qu'elle conser-
verait de manière figée, mais elle recrée le poème : les répétitions sont dues à
222. Sur les conséquences de ces observations pour la conception de la formule, cf.
Kiparsky l 976, 86 : • For example, èiaru µi-ya is more frequent than µi-ya èiaru, but µi-ya
ICÛµa is more frequent than ICÛµa µi-ya. And what are we to say of cases where three or more
shapes of a flexible formula are found ? Who is to say that Homer considered as basic either
xti8Ev èU.-yw. ,tri,fJ' iV.:ym, M)'E(l JtaOXtl, aÂ.yro JWO"XOJY, or aÂ.Yf.' bmaxov? What is essential
on the present hypothesis is only the abstract bond between cU:yoç and Jt0.9-. It is this bond
whim constitutes the formula. The • Oexibility • of formulas is, then, the product of the
transformational rules of the language itself, not of any special analogical maminery •.
lt is discouraging at this late date still to find references to a body of formulas, fixed
phrases, • memorized by alJ singers • and to which singers were restricted. [ ...] There is
no body of formulas to which all singers are restricted. Singers remember phrases they
have heard and lines they have used, bw they do not "memorùe" set offormulas. 224
On pourrait objecter que Lord joue sur les mots et que la différence est
moindre entre• mémoriser des formules .. et• se souvenir de phrases que l'on
a entendues .. ? Apparemment il s'agit d'une nuance, mais elle est fondamenta-
le. Dans le premier cas la formule est conçue comme un matériau premier de
la technique orale qui sert à construire le poème et à perpétuer la tradition ;
dans le second cas, tout au contraire, l'aède recrée un chant déjà entendu en
usant d'une technique traditionnelle, mais sans avoir eu besoin d'apprendre des
listes de formules ; l'association de mots est le produit variable d'une technique
de composition où la mémoire obéit à des règles mais ne mémorise aucune
série de données privilégiées. Lord explique ici que la formule doit être com-
prise comme le résultat d'un processus de réminiscence automatique et non pas
comme une donnée préalablement mémorisée. Les fonnules viennent sur la
bouche de l'aède comme• par un réflexe conditionné, sans effort de mémoire
conscient ..22s. Cette remarque est fondamentale : Lord réintroduit ici l'idée
223. Il importe ici de remarquer que les formules peuvent occuper une place à cheval
sur la césure principale : une constatation qui pourrait suggérer une indépendance entre
l'organisation syntaxique et le rythme. C'est là une piste encore peu explorée et qui pourrait
conduire à des résultats importants pour la compréhension de la langue homérique. Pour un
0
autre exemple de formules à cheval sur la césure, cf. atpa'tov ropùv Axa1Ô'N en fin de vers
en ll. I 229 ; 478, et à cheval sur la césure principale en R. I 384.
224. Lord 1991, 72 (les italiques sont de moi). Lord exagère cependant: Parry a bien
parlé d'un stock de formules; il est vrai qu'il a vu que la formule était une donnée modi-
fiable, mais il n'en a pas moins continué à penser que les aèdes utilisaient un stock de for-
mules qu'ils se transmettaient; cf. aussi à ce propos mes remarques à paraitre dans les Actes
du colloque cité supra n. 122.
225. Lord 1985, 41 et 1991, 76. Voir également la pertinente remarque de Di Benedetto
1986, 273 à propos du parallélisme entre àµq,iiÂ.u8t 9iiÂ.uç âiml (Od. VI 122) et ~u&v
fiôùç àütµii- (Od. XII 369) : • ln realtà questa somiglianza si puo spiegare agevolmente corne
un fenomeno di persistenza fonico-espressiva, per il cui il poeta dell'Odissea quando com-
poneva XII 369 'si ricordeva' -anche eventualmente a livello di non piena consapevollezza
o addirittura anche senza nessuna consciente consapevolezza- dell'espressione da lui creata
in VI 122 •.
226. Cf. Di Benedetto 1986, 275 ss. qui établit une distinction entre formularité intt'rne
et fonnularité externe.
227. Lord 1991, 77 : • I believe that this P'acquisition de la technique de composition
orale] is what we do when we leam to speak a language •. Remarquons que des propositions
dans ce sens avaient déjà été faites par Peabody 1975, 218 ss.: les aèdes pouvaient compo-
ser leurs poèmes facilement parce qu'ils composaient avec la même facilité qu'ils parlaienL
228. C'est-à-dire que j'ai travaillé sur l'a880Ciation automatique de différents côla plutôt
que sur l'aseociation automatique de différents mots. A l'aide d'un programme informatique
les mêmes vers se répètent-iJ.s229 ? Avec quelle fréquence ? Voyant dans maque
vers répété comme une pulsation de la mémoire, j'ai tenté de comprendre si
ces pulsations obéissaient à certains rythmes, l'idée étant d'établir une sorte de
diagramme de l'activité de la mémoire. Un premier résultat est que le dia-
gramme confirme nettement l'effet de duster.
l) Si l'on considère pour un vers donné le nombre possible de ses répéti-
tions, on constate que les vers répétés un petit nombre de fois sont beaucoup
plus nombreux que ceux répétés un grand nombre de fois. Les vers repris deux
fois sont environ trois fois plus nombreux que les vers répétés trois fois, eux-
mêmes trois fois plus nombreux que les vers répétés quatre fois. La courbe
continue à descendre régulièrement jusqu'au cas des quelques rares vers répé-
tés plus de dix fois.
2) Si l'on examine le nombre de vers séparant les répétitions, on constate
que les reprises ont tendance à se raréfier au fur et à mesure que s'agrandit la
distance qui les sépare. Il s'agit ici uniquement d'une tendance230 et l'on n'ou-
bliera pas que l'exception est toujours possible. L'effet de cluster est vérifié pour
les vers répétés un petit nombre de fois. Il ne l'est pas pour les vers répétés un
grand nombre de fois231,
encore tJ-è8 imparfait, j'ai tenté d'établir un tableau des ven répétés dans la poésie homérique.
Quoi qu'il en soit des difficultés rencontrées et des eneun sans nul doute cnmmiees, les résul-
tats obtenus sont suffisamment nets pour suggérer un système cohérent, répondant à une cer-
taine forme de logique. La chose n'est pas simple : la position des accents devant les majuscules
et après les minuscules interdit, par exemple, la recoone;eear>œ de deux ven identiques dont
l'un serait situé après un point et l'autre non. Ces résultats sont également pré8entés dans
Bouvier 1997b.
229. Les poèmes de l'Iliade et de l'Odyssée constituent un document exceptionnel en ce
qu'ils apparaiS11ent comme tissés de répétitions: le peu que l'on pourra apprendre de la
mémoire homérique se cache dans l'éventuelle logique qui préside à ces répétitions.
230. Notons ici que notre présente enquête est essentiellement quantitative. Il convien-
drait de la nuancer qualitativement, en observant comment différent.s types de vers obéiS&ent
à différents types de répétitions. M. Parry avait, à ce propos, avancé une première série de
remarques, cf. Parry 1971 (1933), 379 ss.
231. Il n'est pas inutile de relever un contraste très frappant entre la poésie homérique
et la poésie épique posthomérique. Si dans l'Iliade et l'Odyssée on obtient un pourcentage
d'environ 20% de vers répétés, ce pourcentage devient à peu près nul dans les poèmes
d'Apollonios de Rhodes, de Quintus de Smyrne et de Nonnos de Panopolis. Pour spectacu-
laire qu'elle soit, cette observation est plus difficile à interpréter qu'il n'y paraîL A la suite de
Lord. on définitivement la thèse de Coold 1977, 267-280 qui veut voir dans les
rejettera
répétitions de ven une marque nécessaire de l'écriture.
Non plus un catalogue mais 120 vers narrant des épisodes différents : dis-
cours de Glaucos à Diomède (VI 211), réponse de Diomède (215-231),
retour d'Hector à Troie (237-253), paroles d'Hécube (une mère) à Hector
(un fils) (254-262), réponse d'Hector (265-285), offrande des Troyennes à
Athéna (286-312), réprimandes d'Hector à Alexandre (326-33 l).
Retiendront ici notre attention les récurrences du vers 276 qui correspond à
une manière masculine de définir Troie (en associant cité, épouses et
enfants : OO'tU tE Kat Îpc.ooJV àÂ.oXouç 1eat vitxta tÉKVa, • cité, épouses des
Troyens et petits enfants•). D'abord prononcée par Hélénos en VI 95, l'ex-
pression est reprise en 276 par Hector qui se souvient du conseil donné par
Hélénos. Rien de surprenant à cette première reprise. En revanche, la troi-
sième occurrence du vers en VI 310 est plus inattendue: puisque c'est une
femme qui parle, la jolie Théano. Logiquement employé pour désigner Troie
dans deux premiers discours masculins rapprochés, le vers revient automa-
tiquement à l'esprit de l'aède dans un troisième passage rapproché : mais
cette fois, il semble s'être substitué à une formule qui aurait pu être plus
adéquate et appropriée à une façon féminine de décrire Troie. Par la suite,
le vers ne reviendra plus, alors que la ville de Troie ne cessera d'être la pré-
occupation des guerriers Troyens.
Si rien n'interdit à l'aède de retrouver (consciemment ou non) une donnée
après un long intervalle (par ex. II 674 = XVII 280), il apparaît tout de même
assez nettement que les récurrences d'une même donnée ont tendance à se
concentrer dans des passagP.s proches les uns des autres. C'est là un résultat
qu'on peut interpréter et qui peut nous aider à comprendre le fonctionnement
de la mémoire de l'aède.
D'autre part. en dehors du discours, les mots offrant quelque chœe de commun s'88SO-
cient dans la mémoire, et il se forme ainsi des groupes au sein desquels règnent des rap-
ports très divers. Ainsi le mot etL~eignement fera surgir inconsciemment devant l'esprit
une foule d'autres mots (enseigner, retLH•igner, etc. ou bien armement, changement, etc.
ou bien éducaJion, apprentissage) ; par un côté ou un autre, tous ont quelque chose de
commun entre eux. On voit que ces coordinations sont d'une tout autre espèce que les
premières. Elles n'ont pas pour support l'étendue; leur siège est dans le cerveau; elles
font partie de ce trésor intérieur qui constitue la langue chez chaque individu. Nous les
appellerons rapports msocialifs. [... ] Le rapport associatif unit des termes ua absentia
dans une série mnémonique virtueUe.233
233. Sall88ure 1'172 (1916), 171. Sur les rapports associatifs, cf. Frei 1942; Bresson 1963,
'n ; Lyons 1963, 37 sa.
234. Hjelmslev parle de œnjonclion et de di&jonction, Jakobson de rapports syntagma-
tiques et de rapports paradigmatiques, retrouvant cette dualité à la base de la distinction éta-
blie depuis longtemps par la rhétorique entre la métonymie, écart syntagmatique, et la méta-
phore, écart paradigmatique.
235. Aux exemples de rencontres phonématiques donnés par de Saussure 1'172 (1916),
175, j'ai ajouté ici saignement.
236. Sall88Ure l '172 (1916), 174.
237. Saussure 1972 (1916), 179: • L'idée [qu'on veut exprimer] appelle, non une forme,
mais tout un système latent, grâce auquel on obtient les oppositions nécessaires à la consti-
tution du signe •.
238. Pour cette remarque de T. De Mauro, cf. Saussure 1'172 (1916), 469 qui renvoie à
ce propos à S. Freud, Psyc:lwpai.hologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 5 ss. ainsi qu'au
travail de C. C. Jung sur les 8S80ciations verbales, Studies in Ward-Associations, trad. angl.,
Londres 1918 et à Miller, Langage et communication. chap. IX. 236-52.
239. On peut donner l'exemple des formules introduisant les tirades de Priam. Dans
l'Iliade, le vieux roi de Troie prend la parole à maintes repri8e8 ; toutefois, les deux formules
qui servent à introduire la plupart de ses tirades au chant XXIV, où il occupe le devant de la
scène, ne se retrouvent dans aucun autre passage de l'Iliade où ses tirades sont introduites
par des formules différentes; comparer ll. Ill 161 ; Ill 181 ; 111191 ; III 225; Ill 303; VII
366-67 ; XXII '57 ; XXII 415 avec les formules qui servent à introduire ses propos au chant
XXIV. De même l'adjectif &œim,c;, qui semble être au chant XXIV une épithète tradition-
neUe de Priam, est réservée dans les 23 premiers chants à d'autres héros (Alexandre en par-
ticulier). CT. en particulier la récurrence de cet adjectif en Ill 16 ; Tl ; 30; '57 ; 58 où l'effet
de clwter est à nouveau vérifiable. Sur le personnage de Pâris - Alexandre, cf. Gartziou-Tatti
1992.
240. Craik & Loàhart 1972, 671-684; Craik & Watkins 1973, 599-607. Sur cette expé-
rience et sur ce problème, cf. aU88Î Baddeley 1992, chapitres 111 et Vl Il. Je reprends ici, dans
une pel"llpective différente, une analyse également présentée dans Bouvier 1997b, 86-88.
241. Je prolonge ici, mais dans une perspective un peu différente, la réflexion de
Schadewaldt 1938, 250-264, sur l'Iliade comme un• organisme vivant•.
qui s'écoute dans la continuité d'un temps linéaire qu'un poème dont on pour-
ra risquer une lecture • archéologique ,. pour vérifier les diverses strates de sa
mémoire et de sa construction : jeux d'échos, glissements de sens, incohérences
seront autant de traces de la mémoire séculaire d'une œuvre que l'on peut
écouter en quelques heures. Voici comment l'analyse linguistique révèle une
forme littéraire autre qui méritera une approche poétique propre (cf. supra §
2.5 et surtout infra chapitre 5)
Il faut, ici, reprendre la question de la fonction de la poésie épique. Pour E.
Havel~ la poésie des aèdes était censée véhiculer, à travers la légende des
héros, tout un savoir et tout un ensemble de règles indispensables à la com-
munauté242. Mais on l'a vu, la technique formulaire vise moins à assurer la
conservation d'un savoir précis qu'à permettre la fluidité du chant de l'aède (cf.
supra 226) et la réinvention du patri.moine culturel. Si l'on travaille dans la
perspective ouverte par Martinet et si l'on accepte que la langue évolue pour
s'adapter à des exigences de communication particulières, on peut alors penser
que la Grèce archaïque avait besoin, non pas de connaissances fixes et de règles
définitives, mais d'un savoir et d'une éthique modelables. Ce point peut sur-
prendre tant nos propres conceptions du savoir et de la loi sont fondées sur
l'idée d'exactitude. Dans le monde des aèdes en revanche, tout se passe comme
s'il était plus important de pouvoir réinventer la tradition que de pouvoir la
conserver sous une forme stable. Là où l'historien moderne se donne pour but
de reconstruire un passé véridique, l'aède se soucie d'adapter l'histoire du
passé à un contexte présent. Sa mémoire ne vise pas à emmagasiner des
connaissances fixes mais à reformuler ces connaissances sous une forme tou-
jours plus acceptable. Il importe maintenant de s'intéresser aux raisons sociales
qui exigent cette constante réinvention d'un patrimoine culturel. L'aspiration
d'Hector reste une aspiration illusoire. fut-ce à dire qu'elle est, au sein de
l'lliade, une contradiction et que le lecteur d'aujourd'hui n'est que, par acci-
dent, cet homme de demain auquel le héros pensait? S'il n'y avait pas eu l'écri-
ture pour fixer l'lliade, qui nous assure que la formule kai essomenoisi puthes-
thai (pour que les hommes à venir en tirent leçon) n'aurait pas, elle aussi, subi
bientôt quelque transformation ? Nous voilà revenus au point de départ et obli-
gés de vérifier si l'lliade n'implique pas son auditeur ou son lecteur d'une autre
façon encore. Il est temps de rappeler que le héros de l'lliade est moins Hector
qu'Achille. C'est vers lui qu'il faut se tourner pour s'interroger sur son rôle poli-
tique et sur sa conscience éthique. Mais une chose est certaine, le poète de
l'lliade était parfaitement conscient des possibilités et des limites de sa langue.
l. Nilsson 1923-1924, 363. Voir aussi Siciliano 1968, 12 et Adkins 1975 (1960), 52.
2. Romilly lWI, 10: • L'époque homérique, en effet, ne connaissait pas de lois : elle ne
connai88a.Ît que les règles évoquées tout à l'heure. Le pouvoir était entre les mains des rois ;
la société était féodale ; la justice se rendait dans la famille ou par débat et arbitrage. Bien
que cette situation ait sans doute pas mal évolué depuis l'époque mycénienne jusqu'au
qu'un droit de lafamül.e (genos), impropre à régler les problèmes d'ordre poli-
tique3 ? Autant de critiques qui semblent incompatibles avec cet autre juge-
ment, lui aussi largement répandu, et qui voit dans les héros homériques autant
de figures exemplaires ? Plus que jamais voilà posée la question d'une dimen-
sion éthique de la poésie homérique. Pour sortir de l'impasse où nous nous
retrouvons, il importe de revenir en arrière et de préciser certains points de
méthode sans oublier d'évoquer l'histoire de la question.
Le sens de la justice, la conscience éthique, la responsabilité morale, la foi
religieuse, l'idée du bien et du mal constituent, d'une société à l'autre, autant
de • variables culturelles .., à chaque fois différemment définies. En fait, tout le
problème est là ! Prenons l'exemple des notions de « droit .. et de • responsabi-
lité morale .. ; ce sont des concepts modernes qui ne possèdent pas leurs équi-
valents dans le monde homérique. A cet égard et si l'on s'en tient au sens pré-
cis de ces concepts, il est parfaitement légitime de dire que les héros homé-
riques ignorent l'idée de • droit .. et de « responsabilité morale ... Ils l'ignorent
au sens moderne de ces termes. Est-ce à dire qu'ils n'ont aucune préoccupation
d'ordre juridique ou moral ? Bien sûr que non ! Il y a chez les héros des pro-
blèmes d'ordre juridique et d'ordre moral; seulement ces problèmes sont
autrement définis que chez nous et ils reçoivent des réponses différentes. Là où
nous distinguons entre convictions religieuses, conscience civique et conscien-
ce morale, le héros homérique obéit, lui, à des impératifs qui relèvent de
domaines différents et qui peuvent parfois confondre en un seul devoir l'obli-
gation familiale, sociale et religieuse. N'oublions pas que de nombreux héros
peuvent faire remonter leur famille (genos) jusqu'à un dieu et que l'armée
achéenne se bat pour une cause qui, pour nous, relèverait du droit privé. Il
importe ici d'assouplir nos catégories. Si le lecteur moderne peut reconnaître à
l'ultime aspiration d'Hector une dimension éthique, il ne doit pas oublier que
l'« éthique • est une notion relative et que, d'une civilisation à l'autre, la
conscience du devoir peut prendre des statuts très différents.
Comment devons-nous, dans ces conditions, interpréter le fait que nous
n'avons pas découvert cette mémoire absolue et parfaite qui aurait pu répondre
à l'aspiration des héros et immortaliser à jamais leur histoire exemplaire? Sans
le relais de l'écriture, que saurions-nous de l'histoire d'Achille telle que la chan-
taient les aèdes? Avant de conclure à une imperfection de l'éthique héroïque,
début du VIII• siècle (date probable pour Homère), cette évolution compte peu auprès des
grands changements qu'aUaient connaître les deux siècles suivants•. Sur les limites de cette
interprétation, cf. infra 253-4 n. 56 à 59.
3. Havelock 1978, 137-8 : • But for disputes between competing city-states, the procedu-
re was not available, because no common agora was available to aUow it to function .
Between Greeks and Trojans. • justice • cannot exist.. only the inaction of peace or the acti-
vity of war •. Sur la position d'Havelock, cf. infra § 4.4.8.
survécu que quelques pâtres habitant les sommets des montagnes. Cest d'eux,
• petites étincelles préservées du genre humain• (oµucpà Çm,rupa 'tOÛ TiiN
àv8powov 6uxaroroµiva yÉvouç) (PL 1.g. 6nh), que tout repartira. Evidemment,
poursuit li\thénien, ces pâtres, éloignés des villes, ignoraient tout des savoirs
('tEXVÔJv), des intrigues de pouvoir et autres querelles qui sont le fait des cités. Ils
ignoraient tout al188Î des différentes formes de constitutions (n:oÀ.lttiaç) ou de légis-
lcùions (voµo&aiaç) (PL 1.g. 678a). C.Omme tout a été détruit, voilà donc les pâtres
des montagnes obligés de tout réinventer. Dans un premier temps, comme le délu-
ge avait sans doute transformé la terre en une triste étendue désertique, les pâtres
ont dû redouter de descendre de leurs montagnes (Pl. 1.g. 678c). Vu leur petit
nombre, on peut supposer-continue 11\thénien - qu'ils n'avaient ni problème de
place ni problème de nourriture. Ils vivaient loin les uru; des autres mais n'en
avaient que plus de plaisir à se voir. Il n'y avait chez eux ni conflit, interne (O'UUJ\Ç)
ni guerre (7tOÂ.Eµoç) (Pl. 1.g. 678e). Ni rimes ni pauvres, ces premiers hommes
menaient une vie simple mais, à certains égards, proche d'une forme d'idéal :
N'est-il pas évident que ces hommes n'avaient point besoin de législateurs et que l'heure
n'était pas encore venue pour eux de s'occuper de législation? Cest que l'écriture n'existe
pas non plus pour les hommes qui vivent à ce moment de l'évolution; c'est selon l'usage
(&l) et ce qu'on appelle la règle des ancêtres (nmpiou; vqwu;) qu'ils vivent (PL~- 680a).
Les pâtres n'ont pas besoin de lois, ils précèdent l'âge des législateurs. Leur
vie commune est régie par l'usage (Ë8an), ce que l'Athéoieo nomme des règles
ancestrales (1ta'tpioiç voµotç,) 6• Quant au nom que l'on peut donner à ce type de
régime communautaire, l'Athénieo choisit de parler d'une constitution dynas-
6. Sur le double sens du terme voµoç qui signifie au86i bien • usage, habitude • que • loi •,
cf. Romilly 1971, 'Z7; 44 et 60-71. Cf. au86i Pl. Lg. 793a ss. où Platon donne une remarquable
théorie de la complémentarité entre lois écrites et lois non écrites. Le pa~e est mention-
né par Ostwald 1969, 62-137. Ajoutons que l'Iliade connaît l'adjectif Jt<X'tJ)(l)\OÇ (VI 215) dans
le sens de • hérité des pères •.
tique: 1t0Â.ltEiav 6uvamtiav (Pl. Lg. 680b 1). Une société d'avant l'écriture,
sans loi ni législateur, où l'on était naturellement juste. On attend un exemple
et l'Athénien le donne : les Cyclopes, ceux-là mêmes qu'Homère décrit au chant
IX de l'Odyssée :
7. Od. IX 112-115. Sur cette citation de l'Odyssée par Platon, cf. Strab. XIII 592 et
Labarbe 1949, 236 ss.
8. Cf. Heubeck 1989, 21 : les Cyclopes sont • the embodiment of the non-human •. Je
partage également l'avis d'Heubeck pour le commentaire du vers 107 que je développe ici.
9. Voir aussi n. IX 63-64 : <Xepp1lt0lp àBɵlatOÇ àvronoç ÈmtV iiœ:îvoç I ôc; IOOÀ.ɵo\> q)(XîCll
bn6tlµiou oicp\)Ôf:vtoç.
Tu es naïf, mon hôte, ou tu viens de loin si tu m'invites à craindre (&iô{µtv) les dieux
ou à les respecter (àÀ.Éao8a1) ; car les Cyclopes ne se soucient (où à).éyoumv) ni de Zeus
qui tient l'F.gide ni des dieux bienheureux, puisque nous sommes beaucoup plus fora
(1t0À.Ù cpéptqx,Q. Ce n'est pas la crainte de la haine de Zeus qui me ferait t'épargner, toi
ou tes amis, si mon cœur ne m'y poU88ait pas. (Od. IX 273-278).
d'avant la civilisation mais qu'ils sont une non-civilisation. S'il peut si facile-
ment prendre, chez eux, le nom de Personne, c'est bien que, d'une certaine
façon, dans cette non-société personne n'est personne pour personne 13• Quand
Polyphème appelle à l'aide, les autres Cyclopes lui demandent s'il est agressé
ou s'il souffre de quelque mal envoyé par Zeus : s'il s'agit de se battre, ils sont
prêts à venir ; sinon, que Polyphème ne compte pas sur eux. L'idée de veiller
un malade ne les effleure pas. La relation avec l'autre ne les intéresse que
quand il s'agit de bataille. Il n'y a pas de relation sociale qui lie les Cyclopes
entre eux: la meilleure preuve en est l'absence, dans leur ile, d'une agora (lieu
du rassemblement social et symbole même de la société en Grèce archaïque
comme en Grèce classique) 14• Pas d'agora où l'on délibère ni de règles (the-
mistes).
Voilà tout ce que le texte de Platon éclipse ou ignore pour réinventer le sta-
tut des Cyclopes. Certes, l'Athénien cite bien le vers 112 qui rappelle qu'il n'y
a. chez les Cyclopes, ni agora où l'on délibère (ayopal (3ouÀ.Tlq>Ôpot) ni règles
(themistes), mais il découpe sa citation de manière à faire ressortir les vers 114-
115 : • là, chacun /ail. sa loi (themisteuei) pour ses femmes et ses enfants et ils
ne se soucient pas les uns des autres •. En isolant ce passage, il opère un remar-
quable renversement. Comme l'a justement précisé Heubeck 1S, le vers 114 du
chant IX est ironique : dire que chacun des Cyclopes dicte sa propre themis,
revient à dire que, chez eux, il n'y a pas de themis. Dissimulant tout aspect
négatif des Cyclopes, l'Athénien suggère qu'ils représentent une société de la
famille, ce qu'il appelle une dynastie (ôuv<XO'tEta). Ce qui était considéré dans
l'Odyssée comme un monde antihumain devient donc dans le texte de Platon
le premier âge de la vie humaine : un point de départ. Là où il y a chez Homère
une opposition, l'Athénien des Lois substitue une évolution. Les Cyclopes ne
sont plus non-humains ou inhumains, mais deviennent l'exemple de ce que fut
la première fonne de vie humaine, l'âge d'un bonheur simple où la justice était
naturelle. Platon dissout l'antithèse homérique pour reconstituer une évolution
toute théorique de la société et bien sûr il ne le fait pas innocemment. On peut
13. Polyphème a bien un nom, mais 1·e nom est as.,;o1·if avet· l'idée d'une voix multiple :
rentretien entre • Plusieurs voix • et • Personne • renvoit\ bien à un dialogue doublement
imp<>88Ïble.
14. Pas de sacrifice, ni repas en commun, les règles de l'hospitalité sont perverties. Cf.
Heubeck 1989, 20 : • The impression of unsociability is reinforced by the isolation of
Polyphemus from his kinsmen who are quite unconcemed about him despite his power and
position (ICp(X"tOÇ IX 70-71) • et 21 : • Polyphemus himself is more beast than man•. !:agora
est le lieu où l'on prononce la justice dans l'Iliade : cf. R. XVI 387 ; XIX 497. Voir aussi le fait
que les Cyclopes ignorent l'art du charpentier ; ils ne construisent pas de bateaux et nt>
savent rien de la navigation (Od. IX 125-30) : ils sont des anti-Ulysse. Sur le savoir d'lJlys.'S<·
charpentier, cf. Bertolini 1988.
15. Heubeck 1989, 21.
se demander pourquoi l'Athénien des Lois opère un tel renversement. Bien sûr,
il entend reconstituer l'évolution de la société humaine depuis les premiers
groupements par familles jusqu'à la cité politiquement organisée. Mais pour-
quoi choisit-il de se référer à un passage de l'Odyssée qu'il réinterprète com-
plètement ? Pourquoi Platon éprouve-t-il le besoin de réinterpréter le texte
homérique tout en se réclamant de son autorité (Pl. Lg. 680 d) ?
Après avoir installé les Cyclopes dans un âge idéal, l'Athénien continue sa
démonstration. Il veut en venir à un point précis. Les années passent : un grand
nombre d'années. Les communautés familiales se développent, apprennent à
cultiver (68le) et construisent des enceintes pour se protéger des bêtes sau-
vages (tout à coup apparues alors que seules quelques espèces domestiques
avaient survécu au déluge !1 6). Chaque famille continue d'obéir à son chef et à
suivre la tradition de ses ancêtres mais certaines familles, explique 1:-\thénien,
commencent à se rassembler pour créer des communautés plus grandes : cha-
cune apporte alors avec elle ses coutumes propres (Ë8rl iôux), • plus convenables
quand elles étaient héritées d'ancêtres plus convenables, plus courageuses
quand elles venaient d'ancêtres plus courageux• (KOOµUO'tÉp<.IJV µ.Èv KO<Jµlcotq><x
mt àvôptw àvôpucmttpa) (Pl. Lg. 681b). Et comme sa phrase est un peu
longue, l'Athénien éprouve le besoin, à la fin de sa proposition, de reprendre
son idée principale :
.. .comme nous l'avons dit. elles Pes différentes familles] arrivaient dans une commu-
nauté plus grande en y apportant leurs lou propres (i6iouç v ~ . (Pl. Lg. 681 b).
16. Pl. Lg. 677e : • La majorité des animaux ayant péri, peut-être survivait-il quelques
troupeaux de bêtes à cornes, de chèvres sans doute, et ceux-ci d'ailleurs trop chétifs pour
suffire, dans les débuts de cette époque, à la vie de ceux qui les paissaient ! • (trad. L.
Robin).
17. L'assimilation des voµot et des i't8ta (voir aussi Pl. Lg. 715d) est un point important
de la démonstration de Platon. On notera qu'au départ il avait remarqué l'impossibilité
d'avoir des lois (voµot) dans une société ignorant l'écriture (Pl. Lg. 680a). Mais ici la loi appa-
raît indépendamment de l'écriture. Platon a besoin d'introduire la loi avant le temps des
héros homériques : il faut donc que les héros soient des hors-la-loi et non une société du
prédroit. Le terme voµoc; au sens de • loi • manque dans la poésie homérique. à moins
Maintenant. il DOU8 faut encore parler d'une troisième forme d'organisation politique,
dans laquelle se rencontrent en même tempe toutes les formes et tous les changements
de constitutions et de cités... (Pl. Lg. 681 d).
Une citation toute simple mais à laquelle l'Athénien donne une grande
valeur : selon lui, les poètes, inspirés par les Muses, possèdent, sans même le
savoir, la connaissance d'événements réellement advenus dans le passé (1t0Uiiiv
tcôv m-t' àÀ~\av "f\"fVOµÉvrov, Pl. Lg. 682 a). Homère devient ainsi l'historien
de Platon : sans le savoir, le poète de l'Riade aurait gardé mémoire de ce que
fut, après le déluge, le retour des hommes dans la plaine. La guerre de Troie
devient, alors, le témoignage de ce qui a pu se passer dans cette 3ème période
du développement de la vie sociale. La logique, qui a jusqu'ici permis à
l'Athénien de reconstituer l'histoire humaine, l'autorise maintenant à recon-
naitre à l'Riade sa vérité. D'après l'Athénien, il faut en effet supposer que, des-
cendue dans la plaine, la population humaine a continué d'augmenter (Pl. Lg.
682c) et qu'il s'est ainsi créé beaucoup d'autres villes,• ne serait-ce que celles
qui entreprirent d'attaquer Troiel8 •.
L'Athénien : D'autres cités, je suppose, s'installaient dans les plaines, d'autant plus nom-
breuses que la population des hommes augmentaiL
Clinias : Sans doute !
L'Athénien : Et ce sont ces cités qui entreprirent une expédition contre Troie, et peut-
être même par mer, car à cette époque déjà on naviguait sans crainte.
Clinias : Il semble bien.
L'Athénien : Il fallut dix années d'attente avant que les Achéens ne saccagent Troie.
Clinias : Bien vrai !
l:Athénien : Or, pendant ce temps, pendant ces dix années que dura le siège de Troie, de
nombreux malheurs (mm. ,roll.à) frappèrent les maisons de chacun des assiégeants : des
séditions (ataattç) dues aux jeunes gens qui reçurent, méd&ammenl et sans jwtiœ (où
lCW.lÎX; ooo' Èv 6{icn), les guerriers qui rentraient dans leurs cités et leurs foyers.
Nombreux furent les meurtres, les égorgements et les banni88ements. (Pl. Lg. 682 d-e).
18. AÏ. yÉ 7tO\l Kal bœcnpateooavto aù-tft (Pl. tg. 682c). Le texte emploie le pronom aÙ'tjl
qui ne peut reprendre que Dardanie, mais il est évident qu'il s'agit de Troie. La suite nous
oblige à reconnaître Troie dans la cité attaquée.
19. CT. aussi Pl. tg. 685c.
20. L'analyse pourrait être ici prolongée par la lecture de plusieurs passages. Notamment
Pl. Lg. 700 ss. où la décadence de la société athénienne est associée à un dérèglement des
lois régissant la poésie. Voir surtout 858c - 8.59 où, à l'œuvre du poète, !'Athénien affirme
qu'il faut préférer celle du législateur. ·
du compte, dans ce passage des Lois, Platon a totalement déprécié la valeur que
peut avoir la themis dans le monde homérique21.
On ne s'étonnera pas, bien sûr, de voir Platon profiter d'un détour pour nier
l'éventuelle dimension éthique de la poésie homérique. Ce qui surprend en
revanche, c'est l'influence que l'interprétation platonicienne va exercer sur
toute une tradition. Longtemps, la themis sera définie comme cet ensemble de
règles propres aux sociétés familiales précédant l'avènement de la cité poli-
tique. Longtemps, les héros seront vus comme les habitants d'une époque où la
loi était encore balbutiante. Sans nous attarder trop longtemps sur cette tradi-
tion, on peut, au moins, à titre d'exemples, citer quelques textes qui nous feront
pesser d'Aristote à A. Adkins.
Toute famille, en effet, est soumise à la royauté du plus âgé, et les colonies sont dans le
même cas par suite de la communauté d'origine. C'est ce que dit Homère : • Chacun
dicte sa loi (&µtat€Ut:t) à ses femmes et enfants •; car les familles étaient disséminées et
c'est ainsi qu'elles vivaient autrefois. (Arist. Pol. 1252b 20-24).
Aristote a-t-il sous les yeux le texte de l'Odyssée dont il cite un fragment ou se
réfère-t-il simplement, comme d'autres indices le suggèrent23, au passage des Lois
que nous venons de lire ? Par ailleurs, dans ce passagP., Aristote attribue clairement
au verbe themisteuô (&µlO'trixo) un sens parallèle à celui du verbe régner (Jhn-
Â.ruù>) ; son problème est de pouvoir penser les premiers rois et les premiers mefs
de village sur le modèle du pater familias. Aristote est-il conscient que le modèle
invoqué n'est autre que Polyphème, le Cyclope sans foi ni loi? Difficile de le savoir
exactement. Mais le fait est que l'anti-société des Cyclopes est maintenant bien pla-
cée pour devenir le modèle (paradoxal !) d'une première fonne de vie sociale, pré-
cédant et préparant l'avènement de la Cité. Pour toute une tradition attadtée à
l'idée d'un miracle grec, l'histoire du droit se devra de démontrer que la premiè-
re vraie législation n'a pu naître que dans le contexte de la cité. Explicitement ou
implicitement, les héros homériques continueront longtemps de représenter ce
temps primordial où la famille était la structure première de la société et où l'hom-
me était encore ignorant d'une vraie justice.
Au début du XVIIIe siècle, G. B. Vico, pourtant sensible à la complexité des
poèmes homériques, évoquait, en insistant, les coutumes • frustes, grossière~
cruelles, volubiles, irraisonnées ou irraisonnablement obstinées, légères et
bêtes • des héros homériques en ajoutant que de telles coutumes • ne pouvaient
être que celles d'hommes pareils à des jeunes filles pour leur pauvreté d'esprit,
pareils à des femmes pour la grossièreté de leur imagination et pareils à de très
violents jeunes hommes pour le bouillonnement de leurs passions •24•
Cinquante ans plus tard, dans son Essai sur le génie d'Homère, R Wood entre-
prenait d'expliquer les mœurs homériques en les comparant avec celles qu'il
avait découvertes lors de ses voyages en Orient. Si l'intention est celle d'un
Romantique qui veut retrouver • la simplicité naturelle • d'un âge d'avant la
raison 25, il apparaît bientôt que l'avocat d'Homère joue, malgré lui et à son
tour, le rôle de témoin à charge :
23. Pour une autre référence à ce passage de l'Odyssée dans l'œuvre d'Aristote, cf. Arist
EN 1180a 28.
24. G. B. Vico, /,a Scienza nuova, Milano, 1957, livre Ill, chap. I, § I, 403 fje donne ici
ma traduction).
25. Wood 17n (1769), 124 (chap. VIII) : • Quelques parties de l'Orient conservent enco·
re cette simplicité naturelle que nous admirons dans ses poëmes & dans la bible ; & comme
on y trouve les mœurs des héros de l'lliade, il ne sera pas inutile d'examiner pourquoi ces
usages ont été si invariables •.
Le voyageur qui aura le tems & l'occasion d'obeerver les mœurs & les coutumes, des pays
que noUB avons parcourus en Orient. sera surpris de voir jusqu'où l'on pousse la dissi-
mulation et la défiance dans cette partie du monde ; il sera choqué de la cruauté, de la
violence & de l'injustice qu'il apercevra; & en même temP8 il sera enchanté de l'esprit
général d'hospitalité qui y est beaucoup plus répandu qu'en Europe; il regrettera la
perte de la société des femmes, & il sera dégoûté des plaisanteries licencieuses dont elles
sont continuellement l'objet ; en voyant les personnes du rang le plU8 élevé adonnées
aux travaux domestiques les plus vils, il sera blessé de la bassesse de ces occupations ;
enfin il trouvera que le caractère d'esprit & de gaité est plat & insipide, ou grossier & sans
délicatesse.
Homere faisoit la même description ; & ses tableaux ne sont pas des singularités bizarres
d'un siècle ou d'un pays particulier. On peut leur assigner des eau.ses communes, en
trouver la source dans la nature du sol & du climat, & dans l'esprit de cette législation
inégale que la foiblesse des Orientaux supporte lâchement. sans oser réclamer les droits
naturels du genre humain.26
[...]
Le lecteur[...] doit regarder le courage d'Achille comme une férocité bn1tale, & la sages-
se d'Ulysse comme une basse ruse. 27
On pourroit rappeler ici les mœurs des sauvages d'Amérique qui attestent avec combien
de fidélité Homère a peint la nature humaine. 28
On est tellement habitué de nos jours à considérer la justice comme un attribut de l'Etat.
qu'une tribu ou une cité primitive où n'apparaît point encore de juridiction sociale
semble dépourvue de toute juridiction. C'est sous cet aspect qu'on se représente souvent
la Grèce aux tempe légendaires.30
Je voulus le tuer avec le bronze tranchant, mais l'un des immortels calma mon courroux
en rappelant à mon cœur la voix du peuple et les nombreux blâmes qui viennent des
hommes: je n'aurais pas voulu être appelé parmi les Achéens du nom de parricide
(1tatpocpovoç). (ll. IX 458-461).
fille ; et la loi a dit avec la religion : Le fils hérite, la fille n'hérite pas ; le neveu par les mâles
hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment la loi s'est faite; elle s'est présentée
d'elle-même et sans qu'on eût à la chercher. Elle était la conséquence directe et nécC888ire
de la croyance; elle était la religion même s'appliquant aux relations des hommes entre
eux • (Fustel de Coulanges 1984 (1864), 221). Là où la famille avait des croyances, la cité a
des lois ; mais, des croyances aux lois, Fustel souligne une continuité : les Anciens, précise-
t-il, n'aimaient pas abroger leurs anciennes lois, même s'ils se plaisaient à en établir de nou-
velles. Pour prouver sa théorie, l'auteur de La Cilé antique n'a plus qu'à évoquer la coexis-
tence, dans la cité grecque, de deux formes de droit contradictoires, le droit traditionnel,
hérité des ancêtres et d'origine religieuse et le droit de la cité, élaboré par les législateurs
conformément à la volonté du peuple (cf. Fustel de Coulanges 1984 (1864), 364-365). Voilà
comment l'opposition du droit privé et du droit public permettait de reconstruire l'histoire
du droit archaïque en récupérant le modèle platonicien et aristotélicien qui faisait de la
famille la première forme d'organisation sociale : • La famille n'a pas reçu ses lois de la cité.
Si c'était la cité qui eût établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût fait tout différent de
cc que nous l'avons vu• (Fustel de Coulanges 1984 (1864), 92).
30. Glotz 1904, 19.
31. Contrairement à ce que suggère Fustel de Coulanges.
32. Peu importe ici qu'il s'agisse ou non de vers interpolés.
Si l'on veut dire que les cités primitives n'avaient pas de juridiction criminelle pour pro-
noncer impérativement sur les offenses commises à l'intérieur d'un genos (yÉvoç), on a
bien raison. [ ...] Mais on a grand tort si l'on prétend que, faute de juridiction sociale, les
crimes commis en famille fussent 888urés d'une complète impunité.35
33. Glotz 1904, 19 : • On croit volontiers que dans les rapports entre membres d'un
même yivoc;, il n'y a point d'acte incriminable. Une logique superficielle amène à cette
conclusion que rien de ce qu'un parent fait contre un parent n'est susceptible de châtimenL
L'attentat le plus horrible dans la nature, le plus monstrueusement sacrilège dans les socié-
tés rudimentaires, c'est le parricide ; le parricide même semble avoir échappé à toute sanc-
tion dans les vieilles coutumes de la Grèce, et, comme la législation tirée de ces coutumes ne
fut jamais abolie par les Athéniens. on va jusqu'à soutenir que jamais dans Athènes le parri-
cide ne fut puni •.
34. Cf. Glotz 1904, 19 qui renvoie à d'Arbois de Jubainville, TA civilisation des Celtes et
ce/ü> de l'époque homérique, 313-314; cf. aussi Leist 1884.
35. Glotz 1904, 19-20.
36. On retrouve ici un problème déjà rencontré. Dans la société chrétienne, l'opinion
publique, la rumeur, est fortement dépréciée. D'Arbois de Jubainville et Leist n'ont pas su
comprendre l'importance accordée par les héros au jugement de l'autre. Dans la société
homérique, l'homme vaut ce que vaut sa renommée. Comme ra remarqué Dodds : la voix
du peuple agit dans ce monde comme une force morale. Dans un monde où les fils sont tenus
de perpétuer l'identité des pères, rien ne saurait être pire qu'une réputation de parricide. Si
la divinité évoquée par Phoinix recourt à la menace du jugement public pour dissuader le
héros de son geste, c'est bien parce que la rumeur publique, ~ q>(l'tlÇ (ll. IX 460) (cf.
aU88i 6ftµolo cpi,µi.c; en Od. XVI 75) constitue, dans le monde des héros, une force de coerci-
tion aU.88Î forte et efficace que peut l'être la loi chez nous. En aucun cas. on ne saurait donc
déduire que l'inexistence d'une loi sur le parricide implique, dans le monde homérique, l'ab-
sence d'une forme de justice.
tuler les défauts d'un système grec archaïque de la justice, il faut concevoir des
formes d'arbitrage et de sanction fonctionnant à différents niveaux:
Glotz n'a pas hésité à donner des noms aux choses: par désir de clarté mais
aussi parce qu'une démonstration comme la sienne est plus probante quand
elle renvoie à des noms précis. A ce~ comme B. W. Leist ou H. d'Arbois de
Jubainville qui prétextaient l'absence d'une loi sur le parricide pour dénoncer
la barbarie des héros, Glotz oppose l'existence d'un système qui distingue une
justice interfamiliale, la dikê, d'une justice familiale, la themis. Et pour être plus
convaincant encore sur l'existence d'un • code ,. de la famille, il précise :
Les themùtes (84&latr.ç} étaient, à l'origine, des décisions autoritaires prises par un chef
unique, le roi du genos, ou tout simplement le chef de famille (Od. IX 114). Accumulées
de siècle en siècle, les themistes ont formé dans chaque famille comme un recueil tradi-
tionnel. anonyme, mystérieux. qui a pris le nom abstrait de themis. Par une extension
naturelle, ce nom en est arrivé à désigner le code diffus des themùtes léguées par le
temps à toutes les familles de la cité et même de toutes les cités. Alors la themis apparait
comme l'ensemble des principes latents qui s'imposent à tous les membres d'une com-
munauté, comme le dhâman des Hindous et le /as des Romains.38
rence qu'il trouve pour illustrer son propos, le seul ancrage de sa thèse dans
une• réalité grecque•. Et c'est encore sur cet exemple qu'il revient quand, plus
loin, il développe ses remarques sur la juridiction familiale :
Dans la famille étroite, le chef est armé de pouvoirs redoutables : il est le roi de la mai-
son (otKO\O aval;). Il traite tous les siens en souverain maitre et juge. Tel le Cyclope isolé,
œ
farouche, tout-puissant : 8quam'..ie1 ËICOO"tOÇ ,uxi&a,v ~ àU,x«N [•chacun dicte sa loi
pour 11e& enfants et ses épouses •J.40
Une fois encore Polyphème est élu représentant exclusif de cette themis qui
constituerait le droit familial ; Polyphème dont Ulysse avait pourtant précisé
qu'il ne connaissait ni lois (ôi!CCXÇ) ni règles (0ɵtmaç} 41 • Il y a ici une contra-
diction qui remonte à Platon et Aristote : les deux seuls auteurs que Glotz cite
pour étayer son propos. L'exemple du Cyclope est contradictoire, mais il est le
seul que Glotz trouve pour défendre sa thèse d'une themis opposée à une jus-
tice interfamiliale. Certes, il est possible d'opposer, dans la poésie homérique,
des règles qui concernent la vie interne de la famille et d'autres qui concernent
les relations entre familles. Les conflits entre familles (genê) se règlent à l'ago-
ra dans un débat qui implique la communauté42, tandis qu'au sein de la famil-
le le père peut, seul, décider de bannir son fils. Glotz a donc raison de parler
de deux systèmes ou de deux niveaux de justice. En revanche, on ne saurait le
suivre quand il identifie ces deux systèmes à la dikê d'un côté et à la themis de
l'autre avec comme représentants les Cyclopes de l'Odyssée.
Remarquons, mais ce serait un autre chapitre, qu'en Angleterre, il est des
historiens du droit pour travailler dans le sens contraire et réintroduire, dans
les textes de Platon et d'Aristote, le jugement négatif que la poésie homérique
portait contre les Cyclopes. Homère sert alors à corriger les philosophes.
Dans deux ouvrages sur le droit ancien traduits en français en 1874 et 188443,
le britannique Sir Henri Sumner Maine, historien réputé du droit antique,
évoquait ces Cyclopes barbares et sauvages si différents des patriarches des
Ecritures:
the Greek was the last de80lation •. (Harrison 19'n (1911), 484). La confrontation avec le
travail de Glotz est d'autant pll18 intéressante que tous deux appartiennent à une même ten·
dance intellectuelle. L'un et l'autre ont lu et entendu Bergson et Durkheim. l'un et l'autre
ouvrent l'étude de l'Antiquité à l'ethnologie. A Harrison 19'n (1911), 485, on doit l'oppoei·
tion de l'homo religiosus et de l'homo politicus.
40. Glotz 1904, 31.
41. 0d. IX 215 : OÜtt 6iicw; rt> ciooia OÜtt 84t1maç.
42. Voir la scène du bouclier ll. XVIII 497-508. Pour une bibliographie relative à ce pas-
sage difficile, cf. Edward& 1991, 218-221.
43. Maine 1874 (1861 4), 117-8 et Id. 1884 (1883), 262-4, ouvrages connus de Glotz.
Je ne suis pas sûr, toutefois, que cet appel au droit romain n'ait pas rendu un mauvais
service à la théorie patriarcale dans quelques esprits. Elle a encouragé la croyance qu'el-
le se réfère à un ordre social relativement avancé. Or, Platon et Aristote entendaient clai-
rement décrire une condition profondément barbare de la race. Ils l'exemplifiaient tous
les deux par l'histoire des Cyclopes, d'après Homère,• lesquels n'avaient ni assemblées
pour les délibérations, ni sentences, mais qui exerçaient une juridiction (prononçaient
des sentences) sur leurs femmes et leurs enfants, et ne s'inquiétaient point l'un de
l'autre. • Mais les groupes familiaux que vise la théorie sont plus que barbares : ils sont
extrêmement sauvages, si l'on peut leur appliquer le critérium de l'analogie avec la vie
animale. (Maine 1884 (1883), 263).
Voici Maine bien pressé d'8880Cier à son jugement les philosophes grecs, quit-
te à les contredire. Chez lui comme chez Glotz, l'autorité de Platon en matière de
droit antique est incontestable. En Angleterre comme en France, il faudra encore
attendre pour que le paradoxe de la référence aux Cyclopes soit reconnu.
Pour ce qui est de celle-ci ~a themis], nous nous en tenons à l'interprétation, vraiment
positive, de Glol.7., Solularilé, p. 19 et s., malgré les objections d'ordre philologique qu'on
a élevées contre elle [Notamment Th. Reinach in Rev. crit. 1905, Il, p. 500) : la the-
mis, c'est la justice familiale, qui s'exprime en particulier dans les themistes, décisions
divines (inspirées de Zeus) d'un chef du genos. D'ailleurs, dans un régime où les clans
ne sauraient être rigoureusement étrangers les uns aux autres, la valeur du terme
s'élargit: il ne s'agit plus seulement du jus d'une famille isolée, retranchée dans une
autonomie absolue (Od. IX 114), mais du droit qui est commun à tous les genê
(familles) d'un même milieu, et qui, à la faveur de l'évolution sociale, en vient à se
manifester sur l'agora où s'assemblent leurs chefs ou représentants : de là l'opposition,
la contradiction même, dans le passage de l'Odyssée relatif aux Cyclopes : IX 112 :
-roîmv 6' oü-t' &-yopai J}ouÀ.11q,opo1 oü-tE 8iµ1meç ; 114-115 : tv <fflUCJl yÂ.acpupoîm, &µ10-
œ
-rrot1 t:iaxmoç l mi&av n6' èi>.irxOJV [CT. Hirzel, Themis, pp. 26-27 et notes. C'est peut-
être la seule remarque pénétrante et positive que contienne la fumeuse première par-
tie de cet ouvrage]. Mais dans ce groupe de genê, c'est toujours l'esprit du geoos, la
moralité du clan qui prévaut : il s'agit d'un jus gentium au sens premier de l'expres-
sion [Glol.7., Solidarité, p. 21 n. 2].44
44. Cemet 2001, (1917), 23-4; voir aussi ibid. 22: • La 9ÉJuç, en principe, c'est l'ordre dans
et par le yÉvoç : son essence, ce sont les règles de la morale familiale que complètent, quant aux
rapports avec l'étranger, des prescriptions religieuses comme celles de l'hospitalité•.
La therrw est l'apanage du basileus, qui est d'origine céleste, et le pluriel therrwtes
indique l'ensemble de ces prescriptions, code irupiré par les dieux. lois non écrites,
recueil de dits, d'arrêts rendus par les oracles, qui fixent dans la conscience du juge (en
l'espèce, le chef de la famille) la conduite à tenir toutes les fois que l'ordre du génos est
.
en Jeu.
[...]
Cette organisation sociale et la themi.s qui y règne re880rtent mieux encore du tableau
inverse que le poète trace en quelques traits du paya des Cyclopes. Ceux-ci, dit-il. sont
athemistes; chez eux. il n'y a ni assemblées de délibération, ni themistes; chacun dicle
sa loi (8q.t1atEUE1) à ses femmes et enfants, et nul ne se soucie des autres (Od. IX 106-
115). Voilà illustrée d'une manière lumineuse la définition de la themis. Là où il n'y a
pas de génos et de roi, il n'y a pas de themi.s, ni d'assemblée; chaque famille vit sous sa
propre loi. Ces Cyclopes sont décidément des sauvages. 46
45. Benveniste 1969, II, 107: • A la notion de thémis fait pendant celle de dike. La pre-
mière indique la justice qui s'exerce à l'intérieur du groupe familial; l'autre, celle qui règle
les rapports entre les familles •.
46. Benveniste 1969, II, l 03- 104. C'est moi qui souligne.
47. Sur le camp des Achéens. cf. mes remarques infra § 3.2. l.
48. Contrairement à ce que dit Benveniste, repris, tout récemment encore. par Griffin
1995, 91 : • 8ɵiç as opposed to 6t1CT1 (relations between households or communitics), was
originaUy l'ordre de la maison et de la famille •.
49. Voir l'analyse de Cantarella 1979, 171-202 et celle de Wolff 1944, 43-95.
50. Sur le rapport 8iµiç / 6tlCTI, paraissait, en 1907, l'ouvrage de Hirzel, Themis, Dihe und
Verwandles, Leipzig. Le sens premier de 6tlCTI est • manière, usage •.
diens des usages ?)51 les fils des Achéens qui contrôlent les themistes (ll. 1 238 :
ôucwntoÂ.ol, oï. tE 8ɵ1mœ; 1npoç A1oç Eipoota1•)52. Au cliant XVI, l'aède rappel-
le que lorsque les hommes prononcent des themistes torses (cnro>..iœ; [... ]
8ɵ1<mr.ç), ils chassent la clikê (ll. XVI 388)53. Dans la Théogonie, Hésiode parle
de ceux qui rendent des themistes à l'aide d'une clikê droite54• La themis et la
clikê correspondent à des aspects de la justice qui loin, de s'opposer, s'emboi-
tent l'un dans l'autre. La themis, c'est l'ordre en général, tel qu'il est garanti par
les dieux ; la clikê est un jugement ou une attitude humaine qui respecte l'ordre
en général55.
51 . Le terme est un composé dont le premier terme (6iicoo;) présente une étonnante
forme d'accusatif pluriel. Pour le second terme, on peul le comparer à aÏ1t0Àoç. J3ouiro).oç.
etc. Le sens de JŒÂDµat d'où est issu le second terme (cf. DELG, s.v. 1tÉ.Àoµat) est difficile à
établir clairement et oscille entre les valeurs de s'occuper, servir, garder. Le sens de gardRr
serait ici très intéressant car on pourrait rapprocher 6ilCOOltOÀ.ot de l'expression 8ɵtcnw;
tipumaL On peut également comparer 6ummroÀ.oÇ à &µun01toÀ.oÇ (déjà attesté en mycé-
nien) et qu'on trouve dans Hes. Cat. fr. 10 1 MW (lk,.,10101toÂ.o1 J3amÀ.ilEÇ} et dans h. Cer. 103.
Cf. aussi Cantarella 1979, 247. Rappelons que le Cyclope ignorant des thémistes est aussi
ro
ignorant des dikai (OÜtt 6imç ti66ta OÜtt 8ɵunw;, Od. IX 215).
52. Sur les vers ll. IX 145 et 347 où 6i1C11 et 8ɵlÇ sont associées, cf. infra § 3.2.3 ss.
53. Comparer avec Hcs. Op. 22()-222 el 256-262. Sur ces passag«'s, cf. aussi Pucci 1979,
45 ss.
54. Hes. Op. 9 et 221 ainsi que 771. 85-86.
55. Biscardi 1982, 354.
56. Romilly 1971, 9 : • Cest ainsi que E. Benveniste (dans Le vocabulaire des institutions
irulo-ew-opéennes, p. 103) définit la themis de l'époque homérique en disant : • Dans l'épo-
pée, on entend par themi& la prescription qui fixe les droits et les devoirs de chacun sous l'au-
torité du chef du genos, que ce soit dans la vie de tous les jours à l'intérieur de la maison ou
dans les circonstances exceptionnelles : alliance, mariage, combat •. De teUes règles peuvent
aU86i valoir pour les relations des diverses familles entre eUes et avec un souverain : dans ce
cas, elles prennent déjà une valeur politique. Pourtant, cc ne sont point des lois •.
57. Son livre ne contient aucune référence à l'Iliade et trois seulement à l'Odyssée.
58. En matière de • loi •, il y avait en Grèce ancienne, jusque dans la cité démocra-
tique, une continuité entre le religieux et le politique. A. Biscardi le résume fort bien dans
l'appendice II de son livre sur le droit en Grèce ancienne : • E tuttavia la legge scritta -o
v6µoç per antonomasia- alla cui identificazione concettuale i Greci pervennero in seguito
al proce880 storico fin qui delineato [émergence de la cité], era per i Greci stessi qualco-
sa di profondamente diverso dalla nostra legge. A differenza dello 'lfllcplaµa votato dall'as-
semblea (È1CICÀ.1l<Jla) o dalla bulè, la legge infatti - cosi in Atene come negli altri Stati cit-
tadini al meriggio della loro evoluzione costituzionale - non è il prodotto di un organo
della polis, ma una norma che la coscienza popolare ritiene preesistente alla polis o quan-
to meno nata con essa, anche se adottata succe8Sivamente da un legislatore interprete della
divinità, e pertanto valida teoricamente in etemo • (Biscardi 1982, 345). C'est une
remarque importante. Je n'entends pas la commenter mais simplement rappeler un
contexte qui permet de comprendre pourquoi, en Grèce archaïque comme en Grèce clas-
sique, l'ordre social aura tendance à renvoyer nécessairement à un ordre cosmique garan-
ti par les dieux. C'est la raison pour laquelle il vaut mieux parler de continuité et d'évo-
lution progressive plutôt que d'invention et de rupture. De la 8ɵ1.Ç et des 8ɵlatEÇ homé-
riques au v6µoç et aux voµot, il n'y a pas une opposition entre deux systèmes qui s'excluent
mais un jeu subtil de déplacements et de glissements. Chez Hérodote, le sens de voµoç
oscille constamment entre ceux d'• usage • et de • loi •. Par ailleurs, on a vu comment
Platon pouvait jouer sur les mots.
59. Mais l'oubli de J. de Romilly n'est pas ici une coïncidence : il lui permet de renfor-
cer sa thèse d'une Grèce qui a • l'avantage unique de nous faire assister à la transformation
de règles de ce genre en lois proprement dites : dans les faitJ;, dans le vocabulaire, on voit
naitre une notion dont devait vivre ensuite toute notre civilisation occidentale •. J. de
Romilly peut alors s'identifier à Platon pour reprendre la démoruJtration faite dans les Lois
et dire qu'avant la naissance de l'écriture les hommes ne connaissaient que des coutumes,
des règles traditionnelles (Romilly lm, 10). L'écriture n'est pas la condition de la loi, elle
permet simplement de vérifier et de contrôler son évolution.
Disputes between chieftains of equal power, if they are sufficiently angry to refuse arbi-
tration, as. given their competitive scheme of values, they are only too likely to do, can-
not be settled easily. The organization to coerce them does not exist : and since any
concession might be regarded by public opinion as a sign of failure or weakness, and fai-
hue is awrhron, than which nothing is worse, there is always the danger that such a
situation as arose between Agamemnon and Achilles will occur again.61
Ier une conclusion où les héros homériques se retrouvent. une nouvelle fois,
associés aux Cyclopes de l'Odyssée :
The reason [de ce manque] is clear. The society of the Homeric poems, however much
the author may imply that the manner of living of the Cyclopes is old-fashioned, inas-
much as each administers justice to his own children and dependents and has nothing to
do with his neighbours, is in feeling and in its terms of value, which help lo maintain the
status quo, still much more an agglomeration of individual •Cyclopean' households than
an integrated society.
Adkins ne cite pas Platon mais sa démarche est parallèle à celle du philo-
sophe grec. Certes les héros ne sont pas des Cyclopes, mais l'absence, dans leur
société, d'un système juridique efficace fait qu'ils restent, malgré tout pour
Adkins, plus proches des monstres odysséens que des futurs citoyens de la cité
démocratique6.l.
Dans un ouvrage sur les premières formes de lois en Grèce ancienne, Early
Greek Law, paru en 1986, M. Gagarin constate lui aussi l'inefficacité du systè-
me juridique homérique. L'intérêt de son analyse est qu'elle tente d'expliquer
la cause de cette inefficacité en cherchant à repérer, dans cette mécanique
imparfaite, le rouage manquant S'inspirant d'une définition théorique de
H.L.A. Hart64 et de différents travaux anthropologiques (Radcliffe-Brown,
Schapera et Hoebel), Gagarin établit une distinction entre deux grands types de
règles : les « primary rules ,. qui correspondent aux usages et aux différentes
conventions qui règlent la vie d'une société et les • secondary rules • qui per-
mettent de contrôler et de sanctionner la violation des • primary rules •.
Coutumes ou règles traditionnelles, les • primary rules ,. deviennent • normes
légales,. quand il existe d'autres règles (les • secondary rules •) permettant de
les imposer et d'en punir l'infraction. Gagarin insiste pour rappeler la dimen-
sion purement théorique de cette définition et les nuances qu'elle exige, mais
c'est à elle qu'il va se référer pour expliquer le défaut du système• juridique•
63. Voir également Adkins 1975 ()960), 55 où l'auteur insiste sur l'insuffisance du sys-
tème juridique dans la société homérique : • That the organization of society, its values, and
the sanction by which those values are sustained all lead to the ignoring of intention is unfor-
tunate, but of less importance than the possible inability of the basic social unit, the hou.se-
hold, to hold its own against other such units ; and accordingly the problems are not keen-
ly felt •.
64. Gagarin 1986, 2 : • »Primary rules • impose obligations, and• secondary rules • regu-
late the creation and operation of the primary rules. The most important secondary rules are
• rules of recognition "• which tell us how to • recognize • the primary rules - that is, how to
know which of a society's rules are laws •.
Mais Achille renferme dans sa poitrine un grand cœur devenu sauvage, l'insensible. li ne
se soucie plus de l'amitié de ses compagnons pour laquelle nous l'honorions plus que les
autres près des nefs, l'impitoyable ; et pourtant on accepte une indemniw (1t0tvit} pour
le meurtre d'un frère et même pour un enfant mort ! Et ainsi, celui qui s'PSt largpmenl
amendé (,roll' àxorloa.ç) reste là, dans son pays.. tandis que l'autre apaise son cœur et
son esprit révoltés : il a reçu l'indemnité (1t0tVf1V). Mai8 toi, c'est un cœur insatiable et
mauvais que les dieux ont mis en ta poitrine, à cause d'une fille, d'une seule filJe ! (Il. IX
628-638).
This episode [le refus d'Achille d'accepter la proposition des ambassadeurs au chant IX],
and indeed the whole poem, implicitly confirms the general rule that one should accept
a reasonable amount of compensation for a loss. give up one's anger after a lime, and
settle one's disputes peacefully. At the same time, however, by reaffirming the conflic-
ting norms underlying the dispute the poem gives no guidance at ail for the resolution
of similar disputes, and, as far as the poem is concemed, the competitive norms it fos-
ters will likely continue to produce similar conflicts in the future.
65. Gagarin 1986, 11 : • Certainly it concems an area of behavior often govemed by law
in later societies, but it is not cast in the form of a law, namely a general prescription, but it
is presented as an observaliÏon of normal behavior (though, to be sure, it is intended to have
pre8Criptive force) •.
66. Gagarin 1986, 8 : • Many preliterate societies, however, have recognizable proce-
dures for settling disputes that meet the criteria I have set forth, and I shall designate this
second stage of development, in which a society has legal procedures but no recognized rules
(in Hart's sense), as • protolegal ••.
67. La poésie homérique n'ignore pas l'idée d'amende, cf. ll. XIII 669 et Od. li 192.
68. Benveniste l 969, 11 O.
être réglé par une procédure analogue à celle décrite sur le bouclier d'Achille.
On ne saurait dès lors constater le défaut du système juridique homérique sans
noter que la querelle concerne deux des plus importants héros du camp
achéen. Dans notre propre société, l'autorité de la loi atteint souvent sa propre
limite quand elle met en cause les agissements de certains hauts fonctionnaires
de l'Etat. On n'accuse pas un dirigeant d'armée ou d'état comme un simple
individu. C'est un point que l'analyse de Gagarin omet.
Au chant I de l'Iliade, le problème juridique se complique d'une dimension
politique. Agamemnon représente le pouvoir administratif, il est le plus puis-
sant des héros: le chef de l'armée achéenne; Achille, de son côté, est le plus
fort des héros : sans lui, aucune victoire n'est possible. Le conflit des deux
hommes renvoie à un problème inhérent à toute société et n'est autre que la
conciliation du pouvoir politique et du pouvoir militaire : il faut éviter que les
hommes forts se retournent contre ceux qui gouvernent. En Grèce ancienne, le
problème ne sera résolu qu'avec l'instauration dans la cité démocratique du
statut de citoyen-soldat. Il est important de constater que le premier chant de
l'Iliade pose une question qui sera, dans l'histoire qui conduit à la cité, le fait
d'un long débat. Problème politico-juridique, la querelle qui s'ouvre au chant
I de l'Iliade est une manière d'interroger et d'éprouver les limites mêmes du
système juridique des héros. Contrairement à tout ce qu'une tradition fidèle à
Platon a suggéré, la question de la justice n'est pas, dans l'Iliade, un problème
secondaire. Il est temps de se plonger dans le texte pour comprendre ce qu'il
en est exactement de cette crise qui se déclare au premier chant de l'Iliade.
Commençons en examinant d'abord l'endroit même où se jouent les événe-
ments : le camp des Achéens.
est devenu maître d'Hécamède, gagnée à Ténédos (Il. XI 624). Quel rapport
entre les héros et les captives ? Dans la mesure où il n'y a dans le camp des
Achéens aucun foyer, il est impossible à un héros de conduire une femme chez
lui : or c'est cet acte qui symbolise l'union de l'homme et de la femme dans le
monde homérique. Toutefois, Agamemnon a promis à la fille de Chrysès qu'à
son retour à Argos, il ferait d'elle son épouse et Achille a fait la même promes-
se à Briséis. Les héros achéens ont-ils des relations sexuelles entre eux ou avec
leurs captives? L'Iliade évoque l'union de Zeus et d'Héra sur l'Olympe, celle
d'Alexandre et d'Hélène dans la cité de Troie ; mais elle ne dit presque rien sur
la vie sexuelle des héros achéens69• Le fait est qu'en dix ans de siège, on n'en-
registre aucune naissance. Il n'y a pas d'enfant dans le camp des Achéens. Le
groupe des Achéens constitue une société provisoire : la reproduction ne
semble pas être une exigence première. Plus singulier encore, ce groupe semble
vivre des réserves de ses précédents pillages. Il entretient quelques bêtes mais, en
dix ans de siège, il ne semble avoir entrepris ni culture ni élevage.
L'absence d'enfants et le peu de vieillards correspondent également à un
éclatement de la structure familiale. Si des liens de parenté existent entre cer-
tains héros, on ne peut pas dire que ces liens servent à structurer le groupe.
Autre signe du caractère provisoire de cette société, l'absence de héros fonda-
teur et l'absence de maisons fixées dans la terre. En revanche, les héros habi-
tent un village de vaisseaux, halés sur le rivage et, entre lesquels, ils ont dres-
sé leurs tentes.
Peut-on, à propos de ce groupe, parler d'organisation sociale? Rassemblant
des héros venus de la Grèce du nord, de l'isthme de Corinthe, du Péloponnèse,
de Crète, de Rhodes et de Magnésie70, le camp des Achéens n'est nullement un
agglomérat désordonné de contingents juxtaposés et conservant chacun son
autonomie propre. Ni ensemble de familles, ni cité, les forces achéennes n'en
constituent pas moins une communauté dotée d'une identité propre et dont on
peut d'emblée souligner l'unité culturelle (les héros parlent une même langue),
religieuse (ils ont les mêmes dieux) et politique : ils s'entendent pour recon-
naître en Agamemnon leur chef suprême.
L'Iliade ne nous dit pas pourquoi le commandement de l'armée achéenne est
revenu à ce roi plutôt qu'à un autre 71 , mais il apparaît que le modèle d'un com-
mandement unique s'est imposé comme une nécessité. Ulysse le dit au chant II.
alors qu'il tente de ramener à l'assemblée les Achéens pris de panique:
69. En XXIV 130, Thétis conseille à Achille, qu'elle sait condamné à une mort prochai-
ne, de s'unir à une femme ; conseil qu'Achille semble vouloir suivre, Ion.que l'on voit Briséis
venir s'étendre à ses côtés en XXIV 676.
70. L'identification de l'ensemble représenté par les forces achéennes est l'objet d'un
débat important. Pour une bibliographie sur ce problème, cf. 7..ambarbieri 1988, 128 ss.
71. Lowenstam 1993, 63.
Le commandemenl de plusieurs (KOÂ.UICOlpCXVttl} n'est pas bon ; un seul doit être com-
mandant, un seul doit être roi, celui à qui le fils de Cronos à l'intelligence retorse a
donné le sceptre et les therrwtes pour qu'il commande. (R. Il 204-206).
72. a. par exemple Finley 1978 (1954), l 0 l : • Le verbe grec anassein., qui signifie • être
un chef•, • commander •, est employé aussi bien pour le roi (basileus) que pour le chef d'un
oilws. Il s'applique également aux dieux ; Zeus, par exemple, • règne • (anassein) sur les
dieux et sur les hommes •.
73. Cf. aussi Hes. Op. 230 ; 267 ; 280.
74. CT. R. 1176; 1198; 196; 445; 660; V 463; VII 109; XI 648, etc. Nombreuses réfé-
rences aussi dans l'Odys.,ée. Cf. aussi Cantarella 1979, 249, n. 19.
75. Voir CantareUa 1979, 97. Sur le domaine gouverné par Agamemnon, cf. les remarques
de Kirk 1985, 180-181.
76. A Ithaque, il semble que le pouvoir d'un roi disparu peut revenir à l'homme qui.
s'installant chez lui, devient le nouvel époux de sa femme. Il semble également qu'un roi trop
vieux cède le pouvoir à son fils.
77. a. n.11 46 où le sceptre d'Agamemnon est qualifié de JUXtp<O\OV et n.
Il 101 SS. où
l'aède rappelle les étapes de cette transmission héréditaire. En Od. Ill 409-412, il est rap-
pelé que Nestor tient son sceptre de Nélée.
Tout au contraire des Cyclopes, qui n'ont pas d'agora dans leur commu-
nauté et qui ne respectent pas les themistes, les héros achéens ont, eux, instal-
lé, au centre de leur camp, l'agora et la therrùs (<XYOP"l 'tE 8ɵl.Ç 'tE)83. L'agora et
78. L'unité de l'armée grecque est ici perçue d'après un modèle qui n'est pas sans annon-
cer, par certains traits, la cité à venir.
79. Sur la circulation du sceptre, cf. infra § 3.2.7.
80. Sur l'organisation et la formation de l'espace civique ou communautaire, cf. les tra-
vaux cités par Polignac 19952, 195-6.
81. En R. Il 278, Uly88e tenant le sceptre réclame le silence avec l'intention de se faire
entendre par tous • pour que, des premiers aux derniers, les fils des Achéens pussent
entendre son discours et peser ses conseils •.
82. IL VIII 222-226 = XI 5-9 : cm\ 6' be' • ~ µE)'(XlâltEÏ V11î µdaivo, 1i\ p' Èv µmoarcp
io1Œ ~ ~ 1TUJÈv bt' Alavtoc; ~ îfÀaµ(i)Y•ooao 1,;5' be' 'AxvJ..iioc;, -roi p'
ro,tata vfiœ; èioaç Idpuoav itvopéo 1t\OWOl ml mpœï X[tp<ÎJv : • Ds'arrête près de la sombre nef
d'Ulysse aux flancs profonds ; elle se trouve au milieu de la ligne et permet à la voix de porter
des deux côtés, aUS8i bien jusqu'à la tente d'Ajax., fils de Télamon, que jusqu'à celle d~e, œs
deux-là ont halé leurs nefs aux points extrêmes, sûrs de leur courage et de la force de leurs
bras•. a. aussi sur ce passage Hainsworth 1993, 215 qui renvoie à Cuillandre 19¾ 23-24 pour
une localisation des différents héros le long de la ligne des nefs.
83. Les Cyclopes sont définis imq,cpuwov à&µiat(l)V (Od. IX 106) ; 'tOÛJlV 6' wt' à:yopai
J3ouÀ.Ttcpopot wtE 8ÉJ1tO'tE.Ç (Od. IX 112) et wtE 6imç d> tl6ota wtE 8ÉJ1tata.ç (Od. IX 215).
la themis indiquent une vie et une organisation sociales ; elles sont la marque
et la condition nécessaires d'une société civilisée.
84. Puisque c'est en cet endroit que la société se reconstitue le plus vite.
85. Alors que le concept abstrait de thmw semble être une notion primordiale dans la
poésie homérique, Harrison Im (1911) a été frappée par le peu d'importance accordé à la
déea&e. Thémis ne pouvait être, notait-elle, assimilée à une divinité comme Iris ou Hermès,
elle devait être beaucoup plus, et conduire au principe même de la religion primitive. Une
fois encore, le désir de retrouver les traces d'une religion primitive empêche de reconnaître
la valeur sociale de la thému.
86. a. H. Vos, 8EMI1:, Assen, 1956, 6 et 42-7.
frl. ll. XX 4 1.e\>ç 6€ 8quma lŒÂ.t\xJE 8roix; <XYOPTl" œlCaÀ.Éooa1. Notons qu'en ll. VIII 2,
7.eus convoque lui-même l'assemblée.
convoquer l'assemblée pour déclarer devant tous la situation dont il est victi-
me et pour exiger publiquement que les prétendants se retirent de chez lui. Il
s'agit d'une affaire privée (Od. II 44), mais Télémaque entend la régler devant
tous, au nom d'une solidarité sociale que 1hemis incarne. Dans son discours.
Télémaque en appelle à toute la communauté en invoquant non seulement
Zeus Olympien mais aussi 1hemis :
J'invoque Zeus Olympien et Themis qui rassemble et dissout l'assemblée. (Od. Il 68-69).
Themis et l'assemblée réeUe ne sont guère distinguables. [ ...] Elle est le Jas, l'impératif
social [...] Elle est la force qui rassemble et unit les hommes, elle est• l'instinct grégai-
re •, la conscience collective, la sanction sociale88.
88. Harrison 19TI (1911), 484-485 qui note encore à propos de la 9ɵi.ç : • Shc is not
religion, but she is the stuff of which religion is made •.
89. Voir aussi la définition d'Arès en R. V 761.
90. La formule est introduite par un pronom relatif au féminin (par attraction) qui n'ap-
parait pas dans la traduction proposée ici. Pour l'usage de cette formule et de ses
aussi bien une loi naturelle, un usage, une nonne sociale ou une tradition ins-
crite dans l'ordre des choses. Lorsqu'il se défend en répétant qu'il ne s'est pas
uni à Briséis, Agamemnon précise que cela est pourtant la règle chez les
humains, entre hommes et femmes (t\ 8iµiç ~ JŒÀt:l àvôp<ÎJV 1\&
yuvaucfüv) (R. IX 134 ; 2:76 ; XIX 177). L'union de l'homme et de la femme obéit
à une loi naturelle, à une habitude instinctive, cela même qui se répète et à
quoi on ne saurait échapper ; cela même qui permet à la société de se repro-
duire. Agamemnon qui a commis une faute en enlevant Briséis à Achille tient
à la rendre intacte ; il insiste donc pour dire comment il a su résister à un
• désir naturel,. et comment il n'a pas succombé à ce qui était dans l'ordre de
la themis. Loi naturelle, la themis désigne all88i ce qui semble n'être qu'une
simple habitude: Achille évoque l'habitude qu'ont les Achéens de venir chez
lui s'asseoir pour tenir conseil (o'i tÉ µol aœ1. 1Pot,Aàç IJouÂ.E'Ûoum ~ O l , t\
8iµiç roti (R. XXIV 652). Le plus souvent, cet usag,i: tend à devenir nonne
sociale et règle de comportement ; ainsi, dans le rituel d'hospitalité, reconnaît-
on qu'un héros a su offrir les préserw d'hospitalité (givu:x) • qu'il est de règle
[de présenter] à ses hôtes• (a tE givoiç 8iµiç àniv) (R. XI 779). Dans des tour-
nures négatives, tout ce qui ne relève pas de la themis se trouve interdit ; ainsi
Achille refuse de se laver avant d'avoir rendu au corps de Patrocle les honneurs
des funérailles: • ce n'est pas la règle d'approcher de l'eau de son front• (où
8iµiç ànt Âœtpà mp1l<X'toç &ooov ilCÉo8al) (R. XXIII 44)91. La themis ne
désigne pas une règle impérative mais une habitude, un usage qui devient
nonne sociale : une coutume qui prend force de loi.
Le pluriel, themistes, présente un sens quelque peu différent. Le mot est
souvent associé au sceptre et au nom de Zeus. En ll. 1 238, Achille rappelle qu'il
a en main le sceptre que tiennent les fils des Achéens • gardiens des dikai
(ôucaa1t0Â.ol) qui protègent les themistes au nom de Zeus • (ôucamtoÂ.ol, o'i tE
8ɵtataç l xpèx; âlOÇ Eipuauxt). En ll. Il 206, Ulysse rappelle que c'est Zeus qui
• donne (00>1Œ) le sceptre et les themistes au roi afin qu'il règne,. (00>,œ [ ... ] 1
mcitmpov t' 1\& 8iµl<rtaç, 'iva ocpun f3amÂ.EÛn) 92• En ll. IX 99, Nestor dit
variantes., cf. R. Il 73; IX 33; IX 134; 'Z76; XI n9 ; XIX In ; XXIII 581 ; XXIV 652 ; et
négativement : XIV 386 ; XVI 796 ; XXII 1 44.
91. A l'agora, la thémi.s est qu'on se bataille avec des mots ('Atj)Èlôrt ooi 1tp<Î1ta µaxrl(JOµ(ll
mppa.œovt1, 1 ij Biµ~ œrlv av~ aro,,fj (R. IX 63). Ménélas invite Antiloque à prononcer un
ij Biµ~ m,
serment, debout, devant ses chevaux, comme c'est l'wage ( 'Avti>.ox' t:i 6' <ÏyE &ûpo 6wtptq>Éç.
I atàç ünroJy xpomp<n8t: mi apµatoç (R. XXIII 581). Remarquons qu'en ll. V
761, Héra s'indigne du comportement d'Arès qui ne reconnait aucune loi : ÔÇ ou nva oî&
8iµlata.
92. Il n'est pas sûr que chacun ait du sceptre et des thérrwtes la même idée. Ulysse
évoque mcf\inpov t' ,;œ 8iµlatOÇ, '{va aq,un Pc,uÀEV(lcn cependant que Nestor parle de
cncrj,rcpov t' Tt&: 8ɵ~ \va oq,un Pou~ Remarquom que darui le vers cité ici (Tl. 11
206), la forme ~ est métriquement impossible après ocpu:n. Mais les manuscrits don-
nent cette forme. Kirk 1985, 1'57, argumente pour le maintien de ce vers mais propose de
rétablir 13ouÂ.EUtl<Jl sur le modèle de ll. IX 99. Il explique ~ comme un solécisme :
une faute par analogie avec ~ au vers précédent. On ne peut rien prouver, mais il ne
faut pas exclure la possibilité d'une irrégularité métrique voulue. R. IX 99, métriquement
correct, correspond à ce que l'on peut considérer comme une définition tradilionneUe du
sceptre et des thémistes, définition donnée par Nestor à un moment où il entend se concilier
la personne d'Agamemnon. Au chant Il, c'est tout le passage qui est irrégulier. Agamemnon
a remis son sceptre à Ulysse comme si, à ce moment-là, il n'était plus à même d'assurer le
pouvoir. L'aède précise qu'Ulysse qui va parmi les hommes en les frappant de son sceptre,
parle en chef, KOlpclVEWY. Or Ulysse clame précisément qu'il n'y a qu'un chef (mipavoc;),
qu'un roi ( ~ : celui à qui Zeus a donné le sceptre. L'ironie est qu'ici ce n'est pas
Agamemnon mais Ulysse qui tient le sceptre. Ulysse substitue sa personne à celle du roi et
s'approprie le pouvoir symboliquement. Le sceptre sert à conseiller autant qu'à commander.
Mais Ulysse commande plus qu'il ne conseille ici. Le solécisme pourrait révéler le lapsus d'un
copiste qui s'est pris au jeu d'Ulysse. On a ici un bel exemple de la façon dont la métrique
pouvait servir à éviter de tels dérapages. Mais l'exemple pourrait bien indiquer que la dis-
torsion restait possible. Le lapsus peut être dû à l'aède.
93. Le nom du héros n'est pas inintéressant. Relevons également qu'il est petit-fils
d'Arétos.
94. Mais c'est surtout chez Pindare que 0iµurtEÇ prend le sens d'oracles.
95. Il. XVI 385-389 ; cf. aussi Hes. Op. 9-1 O.
96. Glotz 1904, 21 : • Les 8ɵtatt,; étaient, à l'origine, des décisions autoritaires prises
par un chef unique, le roi du yÉvoc;, ou tout simplement le chef de famille (1). Accumulées
de siècle en siècle, les 8ɵtatt,; ont formé dans chaque famille comme un recueil tradition-
nel, anonyme, mystérieux, qui a pris le nom abstrait de 8iµ~ •· Benveniste 1969, Il, 106:
• La thénw est l'apanage de basileus, qui est d'origine céleste, et le pluriel thémistes indique
l'ensemble de ces prescriptions, code inspiré par les dieux, lois non écrites, recueil de dits,
d'arrêts rendus par les oracles, qui fixent dans la conscience du juge (en l'espèce, le chef de
la famille) la conduite à tenir toutes les fois que l'ordre du génos est en jeu•. Romilly 1971,
10: • N'ayant souvent pas d'autre existence que l'acceptation tacite de ceux qui les obser-
vent. elles [les thémistes] ne prétendent être ni valables pour un Etat dans son ensemblt>, ni
connues de tous, ni souveraines par elles-mêmes •.
97. Hes. C'.al. fr. l 0 MW.
talents seront offerts au juge qui « prononcera le plus droitement la diJcê • (~i1C11V
i86Vtata rut0l). On a vu, en revanche, que Polyphème ne connaît ni di.kai. ni the-
mistes (Od. IX 215), contrairement à Nestor dont Télémaque souligne qu'il
connaît mieux que tout autre homme les di.kai. (Od. III 244). Que recouvrent
exactement la diJcê et les di.kai. ? Je citerai ici la définition de Cemet :
Le terme diké est fréquent chez Homère. Il est synonyme d'usage (Od. IV 69 ; XIV 59 ;
XVIII 275; XXIV 295) ; il signifie non seulement coutume, mais manière d'être habi-
tuelle chez les hommes, ou encore chez les dieux (Od. XIX 43) et même dans la nature
(Od. XI 218) : de là l'emploi de dikên (6ilCl"lv) comme préposition, • à la manière de •. Il
a aussi, beaucoup plus rarement d'ailleurs, une valeur judiciaire, avec le sens de • sen-
tence• (ll. XVIII 508; Od. XI 570) ou, au moins implicitement, d'• affaire•, de• procès•
(R. XXIII 542 [ ...]). Dans ce domaine, c'est le centre de décision arbitrale qui comman-
de les autres ; mais il nous parait impossible de déduire les autres valeurs, multiples et
générales, du mot, de la diké entendue comme sentence de l'arbitre armé du bâton reli-
gieux, ainsi que le voudrait Hirzel [ ... ]. La notion fondamentale d'où dérive même le
sens de • convenance, équité • (Il. XIX 180) et, qui plus est, de •justice• (/l. XVI 387 ;
Od. XIV 84) est bien plutôt celle de précédents, de • dits • dont l'assemblage constitue le
corps même de la tradition (pluriel dikm). C'est là qu'a sa source la notion primitive de
la sentence : une i&ûx 6ilCl"I (diké droite) est celle qui respecte les précédents, une ~
À.ÙX 6ilCl"I (dikê oblique), ce qui ne s'y conforme pas ou les invoque à tort.
[... ]
La diké, tantôt sentence arbitraire et tantôt coutume traditionnelle, n'est pas encore un
facteur d'harmonie ni d'organisation ; elle prolonge en un sens, elle respecte en tout cas,
et sans l'altérer par du nouveau, la thenw99.
1hemis et dikê, les deux mots ont ainsi en commun de renvoyer à un systè-
me d'habitudes, à ce que l'on peut appeler la tradition. Disons qu'il y a themis
ou dücê, lorsque le geste ou la parole répétés deviennent normatifs. Cela est
fondamental, pour comprendre que la justice est toujours en jeu : la répétition
confirme l'ordre ; la rupture de répétition le menace. On ne saurait réfléchir
sur le problème de la loi dans le monde héroïque sans considérer la valeur de
l'usage, sans réfléchir sur la façon dont l'habitude, le geste ou la parole répé-
tés, se transforment en norme sociale. Le héros qui se réfère à la themis se réfè-
re à l'usage et inscrit. son geste ou son propos dans une tradition qui se fait
norme. Il faudra insister sur ce système où le temps de l'habitude définit l'acte
juste. Entre le centre, la cohésion sociale, la tradition, et finalement la justice,
il y a, dans la poésie homérique, complémentarité 100•
98. Il. XVI 388-389 : oi Pin ElV cryopfj (1J(OÀ1àç KptVllX11 8iµurrœ;, 1ÈK ÔÈ: ÔIKTJV ÈÂ.oo(J)(Jl
9aôv 01t\V O\)IC èû.Éyovttç.
99. Gemet 2001 (1917), 23.
I 00. La relation entre 6ilCl"I au sens de • manière, habitude • et 6tlCl"I au sens de • jus-
tice • doit être ici soulignée. Je dirais volontiers que le meilleur représentant de c4;-tte
complémentarité est Ulysse : un héros dont il faut rappeler le sens de la mesure. Le centre
On pourrait aller plus loin dans cette analyse. Mais il me suffit ici d'avoir
repéré quelques-unes des valeurs attachées à ce milieu et où l'on voit le grou-
pe des Achéens se réunir pour délibérer et pour rendre, sceptre en mai~ des
sentences qui fondent l'ordre social en l'ancrant dans le temps de l'habitude.
Ce centre du camp où se trouvent themi.s et les autels des dieux symbolise un
ordre et un équilibre qui structurent la société. Ce n'est pas un hasard si la
communauté se rassemble en cet endroit pour débattre de ses problèmes. Ce
n'est pas un hasard non plus si la première scène de l'lliade se joue en cet
endroiL Maintenant que le décor est fixé, regardons de quoi il retourne exac-
temenL
En fait l'aède remonte plus haut encore. Il nous dit comment le vieux prêtre
d'Apollon, Chrysès, était venu auprès des nefs des Achéens pour obtenir qu'on
lui rendît sa fille, captive de l'Atride, Agamemnon. Il offrait au plus puissant des
Achéens une immense rançon, mais celui-ci refusa, sans respect pour la requê-
te de Chrysès qui se retourne alors vers son dieu. Apollon entend la prière de
Chrysès et, • descendant de l'Olympe, le cœur en colère • (R. 1 44), durant neuf
jours, il décoche ses traits sur le camp des Achéens. Neuf jours durant lesquels
les Achéens sont décimés. Il y a ici une situation de crise. Normalement, il
reviendrait à Agamemnon de prendre une initiative. Mais le premier des
Achéens reste passif. Les autres meneurs achéens n'interviennent pas non plus,
ni le sage Nestor aux conseils pourtant avisés, ni Ulysse, ni Ménélas.
Finalement, le dixième jour, c'est Achille, inspiré par Héra, qui prend l'initiati-
ve de convoquer l'assemblée (ll. 1 54). Le fait qu'Achille doive intervenir met
en évidence l'incompétence d'Agamemnon qui, dans ce début de l'lliade, accu-
mule les fautes : la première ayant été de refuser la rançon de Chrysès. A un
Agamemnon qui semble incapable d'assumer correctement son rôle de • chef
suprême• de l'armée, le début de l'lliade oppose ainsi un Achille qui semble,
lui, soucieux de la cause commune. On ne saurait ici nier la responsabilité poli-
est également point d'équilibre el en cela il peut évoquer une forme de balance. Cette ana-
logie mériterait un développement qui n'est point nécessaire ici.
tique dJ\chille. Au début de l'lliade, c'est lui et nul autre qui songe à convo-
quer l'assemblée; dans la société homérique, comme plus tard dans la cité
démocratique, c'est à l'assemblée que sont débattues les affaires qui regardent
l'ensemble de la communauté.
Et Achille ne se limite pas à convoquer l'assemblée, il est aussi le premier à
prendre la parole pour décider des mesures à prendre. Il dit la gravité de la
situation et ses conséquences presque certaines ; il sait ou il devine que la cause
du fléau doit être quelque faute commise à l'égard du dieu Apollon et il
conseille d'interroger un devin ou un prêtre (ll. 1 59-67). Se lève alors Calchas,
le devin « qui connaît le présent, le futur, le passé et qui a guidé les nefs des
Achéens jusqu'à Troie grâce à l'art divinatoire qu'il détient de Phoihos
Apollon .101. Si jusqu'ici il n'a pas parlé, c'est qu'il avait peur de le faire. La
règle est pourtant qu'à l'assemblée chacun puisse s'exprimer librement 102• Mais
que vaut la règle quand elle risque de nuire au plus important personnage de
la communauté? Calchas a d'autant plus raison de craindre Agamemnon que
sa déclaration va directement le mettre en cause :
Si l'on peut parler d'un défaut des procédures juridiques dans le premier
chant de l'lliade, il importe aussi de relever toutes les allusions aux fautes et
aux excès d'Agamemnon. Le pouvoir est conféré à un roi dont les sentences
sont contrôlées par une assemblée. Le bon équilibre du système dépend du bon
équilibre du débat. En soi, le système n'est pas mauvais, il le devient quand le
roi abuse de son pouvoir. Au début de l'lliade, il y a nettement suggérée une
critique contre les excès d'Agamemnon.
101. Compétence analogue à celle des Muses d'Hésiode et par ailleurs allusion possible
au sacrifice d'Iphigénie.
l 02. ll. IX 32-4.
103. Le vers 80 • C est qu'un roi est le plus fort (Kpdoorov) quand il se fâche avec un
homme de rang moindre • est, comme le note Kirk 1985, 61, • a typical heroic sententia •.
Le présent passage pourrait laisser croire qu'il n'existe aucune forme de loi protégeant le
devin. Toutefois, il est aussi possible de penser que ces lois existent mais qu'elles sont violées
par Agamemnon.
La crise est due à une situation tout à fait particulière, dans la mesure où le
personnage responsable du désordre est celui-là même qui devrait faire régner
l'ordre. Dans cette situation extrême, Calchas n'a plus qu'une possibilité : exi-
ger une garantie de protection avant de prononcer un discours qui irritera son
roi. Achille, qui tient à l'entendre, s'engage à le protéger :
Prends courage et dis franchement ce que tu sais être l'arrêt des dieux. Non, au nom
d'Apollon cher à Zeus que tu invoques, Calchas, quand tu révèles aux Daoaens les arrêts
des dieux, non, aussi longtemps que je serai vivant et que je verrai cette terre, personne
d'entre tous les Danaens ne portera sur toi, près des nefs creuses, sa lourde main, per-
sonne! Pas même si tu devais nommer Agamemnon qui se flatte, aujourd'hui, d'être de
loin, dans cette armée, le plus puissant (èipunoc;). (ll. I 85-91).
Mais toi, rends maintenant cette fille au dieu et nous, Achéens. nous te le rembourserons
(mt0tElGOfJ.EV) au triple et au quadruple, si Zeus nous donne jamais de détruire la cité de
Troie aux bonnes murailles. (Il. l 127-129).
Prononcée devant l'assemblée par un héros qui peut à lui seul faire bascu-
ler la victoire, la proposition n'est pas sans valeur. Mais une fois encore,
Agamemnon ne fait aucune concession ; pire, il menace Achille de lui enlever
sa propre captivel0S. A partir de là, la situation va se dégrader rapidement.
Tandis qu'Achille rappelle comment il est, à la bataille, celui qui fournit le plus
Mais voici ce que je te déclare et le grand serment que je veux prêter. Je le fais au nom
de œ sceptre (val µà to&: cndl:ittpov) qui ne produira jamais plus ni de feuilles ni de
rameaux, c'est qu'il est. désormais, détaché de l'arbre des forêts. et il ne refleurira plus!
Tout autour, le bronze l'a en effet dépouillé de ses feuilles et de son écorce. Aujourd'hui
il est dans les mains des 618 des Achéens gardiens des dikai (6ucaO'ltOÂ.o1) qui, au nom de
Zeus, contrôlent les therrwtes. Voici ce que sera ce grand serment : un jour viendra où
tous les 618 des Achéens regretteront Achille ; et toi, alors, malgré ta douleur, tu ne pour-
ras plus protéger personne : beaucoup tomberont alors en mourant sous les coups
d'Hector tueur d'hommes. Et, toi, au dedans de toi, tu déchireras ton cœur, courroucé
de n'avoir en rien honoré le meilleur des Achéens.• Ainsi parla le Péléide et il jeta à
«
terre le sceptre (JtOn cndlxtpov J3a).t: -yain) orné de clous en or, puis il s'assit. (ll. I 233-
246) 108.
106. Sur la valeur réciproque de la bravoure guerrière et du statut de roi, cf. l'avis de
Nestor en R. I m 88. et celui de Diomède qui s'adresse à Agamemnon en R. IX 38-39:
<Jlallt'tpcp µtv tO\ OO)IŒ tmµilo8a1 up, JtaVtCIJY. 1<V.JCTIV 6' oü tOl OO>ICEV. 0 tE ICpCXtOÇ rorl µÉyla-
tov.
1fil. Achille, vexé, humilié, pensera frapper Agamemnon, et il faut l'intervention
d'Athéna pour prévenir ce crime. Mais l'intervention divine, si elle retient Achille du
meurtre, n'apporte pas au débat sa solution. La venue d'Athéna n'est en aucun cas motivée
par un éventuel souci éthique. Les rapports entre hommes et dieux ressemblent singulière-
ment à ceux que les hommes ont entre eux. Héra qui a la même affection pour Achille et
Agamemnon souhaite éviter le meurtre. C'est elle qui a dépêché Athéna pour qu'elle aille
di88uader Achille de son désir meurtrier lui promettant, pour être plus convaincante, qu'il
recevra de splendides présents comme prix de l'iD110lence subie. A la sentence de Calchas
répond maintenant celle d'Achille : celui qui obéil aux dieux, les dieux l'kouterom.
l 08. Il y a une certaine ambiguïté dans le serment d'Achille : Jto8i, et àxv{>µEVOÇ sont des
mots qui appartiennent au vocabulaire du deuil mais ce double sens permet au héros de sou-
ligner le caractère inéluctable de sa décision. Par ailleurs. il est intéressant de retrouver dans
la bouche d'Achille le verbe xi,a«JµEiv déjà employé par Agamemnon en ll. I 28, lorsque le
roi a averti Chrysès que son sceptre pourrait bien ne plus le protéger. Achille retournerait la
menace contre Agamemnon lui-même en faisant valoir qu'il est l'un des éléments du presti-
ge d'Agamemnon.
109. Pour les devins, cf. Tirésias, Od. XI 91. Pour les prêtres, cf. Chrysès, ll. 1 14-15 ; 28 ;
374. Pour les hérauts tenant ou faisant circuler le sceptre, cf. ll. VII m; XVIII 505; XXIII
568. Pour les rois, cf. Agamemnon, R. Il 46; 101 ; 279; Proetos, R. VI 159; Hector, R. X
321 ; roi anonyme, R. XVIII 557; Minos, Od. XI 569. Pour d'autres usages d'un <Jl017ttpov
dans l'Iliade, cf. IL XVIII 416 (bâton d'Héphaïst08) ; dans l'Odyssée, cf. Od. XIII 437; XIV
31 ; XVII 199; XVIII 103.
110. R. 1146. Voir R. VII 412: Agamemnon tient le sceptre quand il prononce le pacte
(oplClŒ) de la trêve et qu'il invoque Zeus et Héra. En R. XXIII 568, Ménélas reçoit le sceptre
du héraut quand il invite les Achéens à juger le différend qui l'oppose à Antiloque. Le sceptre
est également tenu par les hérauts qui lancent un appel solennel, cf. R. VII m. Voir aussi Il.
X 321-328.
111. Sur le sceptre, cf. Cemet 1968 (1951), 240 et 1968 (1948), 127: • En fait, il y a un
lien nécessaire entre le port du sceptre et le pouvoir d'émettre les thémistes, ordonnances et
jugements, qui sont de l'espèce des oracles •.
112. ll. Il 46 et 101; Od. 111 412.
Mais à toi, le fils de Cronos, à l'intelligence retorse, n'a donné (6éotœ:) qu'une moitié de
dons; il t'a donné d'être honoré entre tous pour ton sceptre, mais il ne t'a poinl donné
la valeur (àÀICTIV 6' OÜ to1 &Î>lŒv) qui est la plus grande force (Kpatoç). (ll. IX 37).
Toutefois, il n'est dit nulle part dans la poésie homérique que le pouvoir du
roi soit sans limite. Le conseil et l'assemblée sont là pour contrôler un roi qui
déraisonne. Agamemnon est le détenteur privilégié du sceptre, mais il n'en est
pas le propriétaire exclusif. Dans la communauté, le sceptre est un objet qui
circule 114• Ulysse (dont les qualités d'homme « politique• sont déjà clairement
reconnues et définies dans l'lliade) le reçoit à plusieurs reprises II5 ; par ailleurs
au chant XXIII, on voit un héraut donner le sceptre à Ménélas qui le tient pour
demander aux Achéens de juger le différend qui l'oppose à Antiloque 116.
Comme le dit fort bien L. Cemet :
I.:objet qui est censé être toujours le même, circule ; et, à vrai dire, il apparait [ici]
comme symbolisant plutôt une souveraineté impersonnelle du groupe que l'émanation
d'une vertu royale. Il convient aux juges ; il convient à l'orateur dont la fonction socia-
le restera consacrée, même dans l'assemblée du peuple athénien, par le signe religieux
de la couronne ; il convient à Ménélas qui agit ici dans l'assemblée à des fins person-
nelles de revendication.117
118. La description du sceptre par Achille a fait l'objet de multiples commentaires par-
fois très divergents: comparer par exemple Kirk 1985, 77-78 et Zambarbieri 1988, 39.
119. ll. XI 832. Sur Eaque (Awiroç), cf. R. XXI 189.
120. Ce héros, au centre même de la société, sera dans l'Odyssée relégué aux ultimes
limites de la civilisation. On pourrait dans cette perspective reprendre les remarques sur lt-
nom de Télémaque.
eux, halé leurs nefs aux extrémités du camp achéen, « sûrs de la force de leurs
bras .121. Dans l'Iliade, les deux héros sont, l'un et l'autre, comparés à wi rempart
fip1COÇ) 122• Le meilleur rempart pour protéger les Achéens n'est pas celui qu,.i.ls ont
construit au livre VII mais celui que sont, métaphoriquement, Adùlle et Ajax (XVI
210-217). Aux limites du camp des Achéens, les deux héros de la force sont comme
un mur protégeant le groupe. Mais tout le problème est que cette position de
« protecteurs • est all88i une position marginale qui les éloigne de ce centre où les
121. Sur le fait que l'un soit à droite et l'autre à gauche, voir les remarques de CuiUandrc
1944.
122. ll. VI 90 ; VII 21 J ; XVIII 564.
123. CT. ll. 1 1 ainsi que IX 6<J'l sa.
124. ll. XIX 347 et 353, Achille est le seul héros à recevoir vivant ce réconfort divin.
125. L'étymologie de l'épithète reste difficile mais il nous suffit de relever que pour les
Ancierui le terme était un composé de ayav et de àvfip ( DELG, s.v.) : Achille serait airuii le
héros de l'excès (Il. IX 398 et 699) ; il est intéressant de relever par aiUeurs qu'AchiUe affron-
te Agénor en XX 1 544-611 . Agénor est le seul héros à réchapper d'un face à face avec Achille.
tice fondée sur l'idée d'un juste équilibre. S'il est le héros qui se situe au point
extrême, le plus éloigné du centre et de l'agora, il nous est révélé, dans le der-
nier chant de l'Iliade, qu'il existe parmi les Achéens une habitude (themis),
celle d'aller à l'extrémité du camp des Achéens, chez Achille, pour y délibérer.
Achille invite Priam à dormir dehors, il craint que n'arrive chez lui, sans pré-
venir, l'un ou l'autre des Achéens• qui participent au conseil•:
Tu dormiras dehon, vieillard, de crainte que l'un des Adtéens qui partiapenl au con.wil
(j3ouÂl)qlopoç) ne vienne ici ; c'est qu'ils viennent sam ~ (aiLi) dtez moi pour tenir corueiJ
(j3oui.ài; ~ ) 886is, oomme c'est la règk ftl 8Qliç ron1 (Il. XXIV 650-653) 126.
126. Sur l'usage du tt au vers 652, cf. Chantraine 1953, 240 qui remarque que la parti-
cule exprime ici une habitude, une coutume; ce qui confirme que l'expre88ion Tl Oɵiç ro-ti
porte bien sur toute la relative et non seulement sur le participe mpr'u.1EVOL
l 'n. Le sceptre d'Uly88e devrait lui revenir, puisque le pouvoir est héréditaire, mais les
prétendants lui contestent ce droit.
128. Voir 0d. II 89 et 106. Cette indication suggère que les prétendants à la succession
d'Uly88e sont restés pa88ifs durant seize ans. Ils appartiennent en fait à la même génération
que Télémaque.
la vie politique ; les prétendants ont en commun avec les Cyclopes d'être
décrits, à plus d'une reprise, comme des êtres sans « themi.& "'· En suivant le
conseil dl\théna et en convoquant l'assemblée, Télémaque entend, comme
Achille dans l'Iliade, poser le problème d'une situation qui ne saurait se pro-
longer plus longtemps. Comme le remarque le vieil Aigyptios, quelle que soit
la raison de l'assemblée, c'est une bonne chose que de l'avoir convoquée (Od.
II 33-34). Athéna le dit elle-même: les prétendants sont • sans esprit et sans
justice,. (v011µovr,; oùœ ôimtot)(Od. II 282). Leur comportement est contraire
à l'usage: il déroge à la themis. En revanche, Télémaque agit conformément à
l'usage : il s'avance au milieu de l'assemblée et prend dans sa main le sceptre
que lui remet Pisénor (Od. II 37-38). C'est bien sous le signe du sceptre que
Télémaque entend placer son discours dans lequel il n'oublie pas d'invoquer
Themis (Od. II 68). Or, après avoir parlé et avoir dénoncé le comportement des
prétendants, comme Achille dans l'Riade, il jette à terre le sceptre :
129. Aucune remarque sur ce geste ni dans le commentaire de Kirk 1985 au premier
chant de l'Iliade ni dans celui de S. West au deuxième chant de l'Odyssée, cf. West S. 1988a.
Dans son commentaire à l'Iliade, Zambarbieri 1988, 39 relève, en revanche, • Il gesto sug-
gt'lla con violenza le parole di Achille ; rapprensenta ad un tempo il definitivo distacco dalle
sue funzioni di capo e percuote corne una sfida gli allibiti spettatori •, mais Zambarbieri ne
r«.>lève pas que Télémaque accomplit un geste analogue dans l'Odyssée.
re de Troie. Il fait passer son orgueil personnel avant l'intérêt de tous les
Adtéens 130. A l'entendre, les Adtéens demeurent sans voix. En fait, le roi
adtéen est en train de commettre une double faute : il conseille la fuite -ce
qu'un vrai héros ne doit jamais faire- et surtout il prolonge, plus qu'il ne
convient, la querelle qui l'oppose à Achille. Diomède est alors le premier à
rompre le silence pour dire sa colère ; il se sent atteint dans sa valeur 131 :
Si les héros haïssent la guerre intestine 132, ils se sentent, en revandte, auto-
risés à se livrer bataille en paroles à l'assemblée, si les circonstances l'exigent
Diomède le souligne: c'est là l'usage, la themis, le roi doit pouvoir être critiqué
s'il le mérite. Sa critique est aussi catégorique que celle d'Achille au chant 1.
Agamemnon est bien le premier des Achéens, le plus roi de tous,
(~moç) (ll. IX 69) ; il n'empêdte, souligne Diomède, qu'il y a des
limites à son pouvoir et à ses prérogatives. Après ces mots du jeune héros, oo
pourrait craindre une nouvelle colère d'Agamemnon et une nouvelle querelle
entre le souverain et l'un de ses meilleurs guerriers. Mais cette fois, Nestor
intervient plus tôt qu'il ne l'avait fait au dtant 1. Sans laisser à Agamemnon le
temps de répondre, il enchaîne sur les paroles de Diomède pour renforcer son
propos et louer le jeune héros d'avoir parlé comme il l'a fait:
Fils de Tydée, à la guerre tu es fort (mpttpoç) entre tous, et au conseil (J3ou).fü, de tous
ceux qui ont ton âge, c'est toi le meilleur. Aucun des Achéens, tant qu'ils sont, ne criti-
quera ton propoe. Personne ne le contredira. Mais tu n'es pas allé jusqu'au bout de ce
œ
qu'il fallait dire. C'est que tu es jeune, tu poUITtm même être mon fw (iµoc; lŒ mi m~
e.t11ç) : le dernier né. Et pourtant tu tiens de sages avis aux rois des Argiens, car tu parles
130. Il est vrai que la scène peut être rapprochée de celle du chant Il : cf. ll. Il 111-1 18
et 139-41 = IX 18-28. Sur le problème que peut poser la reprise d'un groupe de dix vers
après un long intervalle, cf. Hainsworth 1993, 61-62.
131. Cf. au88i ll. IV 370-400.
132. Le propos revient souvent: cf. par exemple les mots de Nestor dans la tirade sui-
vante (ll. IX 63-64) : àcppf\'tmp à6iµ10Toç cxvÉmloç hmv ÈKEÎVOÇ I oç .IWM.µ00 Ëpatal hnôryJwu
OKpuœvtOÇ. L'agora apparaît ici comme ce lieu où peuvent s'épancher - dans la joute ora-
toire - des tensions qui autrement menaceraient de conduire à la guerre civile. Au droit de
batailler en mots à l'assemblée (ft 8ɵ1ç Èo'nv livaç àyopfi) s'oppose l'illégalité (à8éµ1<m>ç) de
celui qui suscite la guerre intestine.
conformémenl à l'ordre des chosn (bœt m-cà J.10Îpav ë.tuœç). Mais à mon tour, moi qui
me vante d'être plus vieux que toi, j'achèverai de tout dire, et personne ne manquera
d'honorer (cittµTl(Jt:l) mon propos. pas même le puissant Agamemnon. (Il. IX 53-62).
Très glorieux Atride, Agamemnon, sc-igneur des héros, par toi je Jwrai et par toi je com-
mencerai (Èv aot µÈv Âill;ro, oÉo 6' CÏpçoµal) parce que tu es le sc-igneur de tout un peuple
et parce que Üus t'a remis en main (qyuaÂ.l;t) sceptre et lois pour que tu délibères
(PouÂ.rofl08a) dans l'intérêt de tes gens. Voilà pourquoi il te faut tout particulièrement
parler, écouter et même agir selon l'avis d'un autre lorsque son cœur le pousse à parler
pour le bien de tous 133 ; le mérite sera tien. Eh bien, je veux dire ce qui me semble être
le mieux. (ll. IX 96-103).
Cédant à ton cœur altier, tu as déshonoré (itt{µ'l(J(XÇ) un très puissant hél"08 que les
immortels eux-mêmes honorenl (Ë'noav) ! Tu lui as pris el lu gardes sa part d'honneur
(-yÊpal;). Mais songeons pendant qu'il est encore tempe à la façon de le convaincre en le
jlauœal ( ~ o l ) avec des dons amicaux et des paroles douces comme le miel
(bœooi tt µEV..lXlOlO\). (ll. IX 110-113).
133. Contre l'avis el la thèse d'Adkins 1960, je me plais ici à reprendre l'expression de
Mazon dans sa traduction (Mazon 1937-1947, II).
134. Par exemple, h. Ap. 1-2 ; sur l'efficacité des paroles apaisantes comme le miel, cf.
les mots d'Athéna aux Erinyes dans A'.sch. &un. 886.
tique qui devrait inspirer Agamemnon. Mais l'enjeu est d'importance. li s'agit
pour Nestor de convaincre le roi achéen que, dans cette affaire, c'est lui le fau-
tif. Il le dit explicitement : Agamemnon a déshonoré Achille ; en lui retirant sa
part d'honneur Cgeras), il a porté atteinte à sa timê. Dans le monde homérique,
la timê constitue un principe fondamental. Elle désigne la considération due à
une personne en fonction de sa valeur. L'équilibre social exige que l'on res-
pecte et que l'on reconnaisse la timê de chacun. A chaque fois qu'elle le peut,
la communauté redéfinit la timê qui revient à chacun. Elle le fait concrètement
à l'occasion de circonstances bien définies. Lors d'un partage de butin de guer-
re ou après une partie de chasse, lorsque les proies sont distribuées, chacun
reçoit une part qui est proportionnelle à son rang et à sa valeur : une part
d'honneur qui est appelée geras 135• L'attribution des parts permet de confirmer
la hiérarchie sociale, mais elle implique aussi que les meilleurs prouvent leur
valeur durant le combat ou durant la chasse. La hiérarchie de l'honneur n'est
jamais définitive : elle suppose une compétition continuelle. Comme le relève
J. Red.field, la timê est une valeur relative : • c'est l'évaluation de la place qu'oc-
cupe un homme par rapport à un autre (ll. I 278 ; XXIV 57). Elle s'inscrit dans
un système à somme nulle ; la timê octroyée à l'un est obligatoirement sous-
traite aux autres .136.
En enlevant Briséis à Achille, en le privant d'un geras qui lui revient de
droit, Agamemnon a commis l'erreur de contester la timê d'un héros qui reste,
pour la bataille, le• meilleur des Achéens•. Sa qualité de roi l'autorise à com-
mander Achille, non à mettre en cause son honneur. I.:affront injustifié qu'il
inflige à son meilleur guerrier exige réparation. Tout cela Nestor le dit claire-
ment. En revanche, le vieux roi n'explicite ni le contenu ni les modalités du
dédommagement dû à Achille ; il se contente d'évoquer vaguement des • dons
amicaux et des paroles douces comme le miel •. De fait, Nestor est un héros
prudent; il sait qu'Agamemnon est un roi susceptible et qu'on ne saurait lui
dicter trop précisément son devoir. Pour l'heure, l'important est
qu 'Agamemnon ait compris le discours de Nestor. Au début du chant IX, iJ son-
geait à la fuite ; maintenant, il accepte de reconnaître explicitement ses fautes :
• Vieillard, c'est sans aucun mensonge que tu énumères mes fautes• (<i> yÉpov
135. Relevons que yipa.i; désigne aussi l'honneur rendu à un mort (ll. XVI 457) ou les
présents que l'on offre à un dieu lors d'un sacrifice (ll. IV 94).
136. Redfield 1984 (1975), 59. On pourrait se risquer à rapprocher le respect de la nµt1
d'un héros d'une forme de respect de sa • personne •. Dam la poésie homérique, la notion
de personne renvoie nécessairement au principe de la nµ'l, de ce qui constitue son identité
sociale. Cf. aussi Cantarella 1979, 182 ss. et Hainsworth 1993, 50: • The Riad is an epic with
a wide vision but a sharp focus. lt is concerned with the twin concepts, honour (tiµii} and
glory (ICÀ.Éoç or ICÛÔoÇ), that are the driving force of a small group of men, the heroes. No one
else is of serious consequence •.
Comme le relève Eva Cantarella, toute atteinte à la timê constitue une faute
qui exige réparation. Afin d'éviter toute complication du confli~ l'offenseur doit
payer à l'offensé une amende: il doit s'acquitter d'une poinê 138. Si la timê est,
en tant que telle, une notion abstraite, elle e~ sur le plan social et sur le plan
juridique, liée à des procédures qui, elles, sont concrètes. Part de butin ou
offrande, le geras est, dans la vie sociale, ce don qui permet d'exprimer maté-
riellement à un guerrier ou à un mort le respect qu'on lui témoigne. Sur le plan
juridique, l'atteinte à la timê doit être réparée par le paiement public d'une
amende, poinê, qui sera versée à l'agora 139• Pour comprendre la relation de la
timê et de la poinê, on peut revenir à l'épisode du chant III où Achéens et
Troyens envisagent de conclure la guerre par un duel opposant Ménélas à
Alexandre. Les hommes ont ici l'illusion qu'ils pourront gérer eux-mêmes leur
destin en choisissant d'éviter une guerre inutile. Respectueux des mêmes dieux,
Achéens et Troyens s'entendent aussi sur le contenu et la forme du pacte qu'ils
doivent conclure 140• C'est Agamemnon qui prononce la prière qui scelle le
pacte:
Si Alexandre tue Ménélas. qu'il garde, pour lui-même, Hélène et tous les trésors ; nous,
nous rentrerons mr noe nefs qui franchÎ88ent les mers. Maia ai c'est le blond Ménélas qui
tue Alexandre, il faudra alors que les Troyens rendent (àm&ruvat) Hélène et toua les tré-
sors et qu'ils paienl aux Argiens la réparation (àmnviµEv) qui convient d'un honneur
(timê) qui sera aU88i celui des généralioru à venir (èaooµivou:n µn' àv8p(o,wu:n). Si, après
la mort d'Alexandre, Priam et les 61a de Priam refusent de nous payer (tivEw) cette dette
d'honneur (timê), alors, moi, je continuerai de combattre pour une poiliê, et je resterai
jusqu'à ce que j'aie conduit la guerre à son terme. (R.111 281-291).
137. La notion de faute à laquelle je recours par souci de clarté est une notion éminem-
ment compliquée : elle poee le double problème du statut de la responsabilité et de la
conscience individuelle. Sur ce point, on peut suivre l'analyse de Lloyd Jones 1(]71.
138. R. IX 635-636 ; XVI II 498. Voir Biacardi 1982, 159 ; 162 ; '1:16 ss. et Cantarella
1979, 225 •.
139. a.R. XIX 173. Pour une explication plus détaillée de cette procédure, cf. Cantarella
1979, 232-233. Voir aussi Hes. Op. 711-712.
140. On trouve ici un évident exemple d'application d'une procédure qui permet de
régler une querelle extra-familiale : sans parler d'un droit international. il convient, cepen-
dant, de remarquer que les relations entre peuples peuvent être soumises à des règles expli-
citement reconnues par chacun des partis. Je m'écarte ici de Havelock 1978.
141. A propos du terme 1tOlVT\, il me semble important de souligner que, pour tout ct>
groupe, l'idée première n'est pas celle de •vengeance• mais celle de • prix •: tivm (cf. aussi
a.
tEtVUµal, CXJtO'tEtVUµl, -tivvuµt, -tlVV\)(I)) signifiant d'abord payer. DELG, s.v. JtOlVT\ et s.t>.
tivm qui rappelle que le groupe tivw / JtOlVT\ n'est pas lié étymologiquement au groupe tw
/ nµ11 qui exprime l'idée d'honneur; cf. aussi supra <J'l, n. 152. li serait donc erroné de vou-
loir dériver l'idée de rançon de celle de vengeance. On ne saurait donc accepter la remarque
d'Adkins 1960b, 23.
142. Cf. par exemple Od. XIV 70 où Eumée rappelle que son maitre partit vers Troie
combattre les Troyens pour l'honneur d'Agamemnon : 'A-yaµiµvovoç iivtm uµijç.
143. R. XVI 398.
144. ll. V 266 : &ôx' utoç tcoivirv favuµ11ôroç. La 1tOlVT\ désigne ici la compensation que
Zeus verse à Trôs pour le dédommager de la faute qu'il a commise à son égard.
145. Hes. Op. 712. CT. aussi E. Heracl. 852 : CXJtOttioao8a1 ÔtlCJlV.
146. Sur cette dernière expression, cf. infra§ 3.3.6.
les themistes. Désigné par Zeus pour détenir le sceptre et les themistes et pour
prononcer des sentences droites, Agamemnon devrait être, en même temps que
le plus roi des héros, le plus juste (~umWtatoçl47) d'entre eux. On comprend
alors la difficulté qu'il peut ressentir à accomplir le geste d'un amendement.
Reconnaitre sa faute dans le contexte d'un repas avec les Anciens est une chose,
payer publiquement une poinê à Achille en est une autre. La tradition qui
reconnaît dans la personne d'Agamemnon un maitre de justice désigné par
Zeus s'accorderait mal avec la scène qui le montrerait en train de s'amender.
Nestor avait prudemment parlé de dons aimables et de mots apaisants. Il n'avait
pas osé imaginer un Agamemnon donnant une poinê à Achille. Et pourtant,
c'est là ce que la situation exige.
Puisque j'ai commis une erreur (àamiµ11v) en me laissant persuader par des J)f'nsées
funestes, je veux le satisfaire 148 et lui donner une irnmeTL~e rançon (6ôµEvai t' rutt:pt:icn'
WtOtva) ... (R. IX 119-120149).
147. ll. XI 832 (où Chiron est d,~signé comme le plus juste d('s Centaures) et XIII 6 (où
les Abantes sont ainsi désignés).
148. Contrairement à ce que suggère la traduction de Maron 1937-1947, Il : • je veux
faire amende honorable •, âproat<Ôpi(JlC(O est un verbe dont le sens est relativement faible.
Nestor l'avait employé pour dire la nécessité de • plaire • à Achille, de le • satisfaire •. Ailleurs
dans l'lliade, le verbe s'emploie pour une excuse que l'on est prêt à présenter - à l'amiable
-. La vraie excuse d'Agamemnon n'est pas là.
149. Noter le jeu d'allitération dans le vers 120 qui sera repris par Agamcn1non au chant
XIX 138.
150. Le singulier (mrotvov) est attesté dans /G XIV, 1389. Voir aussi D. 23. 33.
151. Issu, par haplologie. de •à,ro-,ro1va, correspondant au verbe apparenté ooto-tivro ;
cf. DELG, s.v. 1t0lVT1,
d'une rançon constitue, dans l'lliade, une scène typique. Or, sans aucune
exception, la rançon, apoina, est toujours proposée ou donnée pour racheter un
prisonnier ou le corps d'un mort ; jamais le terme n'est employé pour signifier
l'amende offerte à une victime par son offenseur 152• On peut aller jllB(Jll'à dire
que la procédure de la rançon est à l'opposé de celle de la poinê. Prenons
l'exemple de Zeus qui a ravi Ganymède à son père, Trôs. On apprend que, dans
ce cas, Zeus a dédommagé Trôs en lui payant une poinê en compensation de
son fils 153• La poinê est ici la solution choisie par Zeus pour ne pas commettre
une injustice et satisfaire un roi qui lui est inférieur et à qui il a fait offense.
Tout au contraire, la rançon, apoina, est le prix que Trôs aurait pu payer pour
racheter à un offenseur, plus puissant que lui, la personne enlevée. Il y a dans
la proposition d'Agamemnon de donner à Achille une rançon une évidente dis-
torsion de la procédure attendue. Il n'est pas l'offensé et il n'a personne à
racheter ; au contraire, c'est lui qui a ravi Briséis.
Agamemnon joue sur les mots. Il emploie le terme rançon, apoina, moins
connoté que poinê, et qui surtout est étranger à l'idée de faute. Le glissement
d'une procédure à l'autre est d'autant plus aisé que les deux mots sont proches
et qu'il y a entre la procédure de la rançon et celle de la poinê une certaine
symétrie. Comme une poinê, une rançon se donne et se reçoit: notons l'ex-
pression ta apoina dekhesthai (ll. I 20, cf. aussi I 23, 95, 377, V1 46 etc.) en
regard de poinên dekhesthai (R. IX 633, cf. aussi 636) ; lambanein apereisi'
apoina (R. V1 427, cf. aussi XI 406) en regard de poinên lambanein (E. Tr. 360)
et surtout domenai t'apereisi' apoina (R. IX 120, cf. aussi XIX 138 et XXIV 594)
en regard de poinên dounai (cf. R. V 266, E. IT 446). Mais la symétrie des for-
mules ne doit pas masquer la différence essentielle : donner une rançon (dome-
nai t'apereisi' apoina) est la procédure d'un vaincu qui veut racheter un otage;
donner une poinê (poinên dounai) est une procédure d'amendement due par
l'offenseur. P. Chantraine rappelle qu'en prose attique le terme poinê cède la
place à celui de dikê : une remarque qui nous permet d'inscrire en regard de
la formule poinên dounai l'expression dikên didonai que l'on trouve dans
l'Hymne lwmérique à Hermès•54.
En rajoutant une lettre au mot qu'il aurait dû prononcer, Agamemnon a
trouvé le compromis idéal pour éviter une procédure juridique qui l'aurait
152. Toutes les autres occurrences de ce terme dans l'Iliade (1 13; 20; 23; 95; 11 l ;
372 ; m; Il 230; VI 46; 49; 427; X 380; XI 106; 131 ; 134; XIX 138; XXI 99; XXII
349 ; XXIV 137 ; 139 ; 276 ; 502 ; 555 ; 579 ; 594) correspondent à cet usage du rachat
d'une personne ou du corpe d'une personne.
153. R. V 266.
154. CT. Chantraine, sv. 1t01VJ\: • le mot ne s'emploie plus en prose attique remplacé par
ôilCl'I •. Voir aussi Gemet 2001 (1917), 460-2.
Mais l'offre de rançon n'est pas le seul compromis proposé par Agamemnon.
Il y a, dans le discours qu'il tient devant les Anciens, un deuxième codage plus
important encore que le premier. En énumérant les objets de la rançon qu'il
est prêt à apporter chez Achille, le roi achéen se plaît à répéter, à plusieurs
reprises, le verbe • donner •:
Puisque f ai commis une erreur en me laissant persuader par des pensées funestes, je
veux le satisfaire et lui donner (ooµEVat) une immense rançon ; devant vous tous, je vais
énumérer ces doru illwtres (n:pucÂ.utà &ôp') ... (ll. IX 119-121).
Je lui donnerai (&.oao,) sept femmes de Lesbos, expertes en ouvrages parfaits, que j'avais
prises pour moi le jour où il avait pris Lesbos bien construite : par leur beauté, elles
l'emportaient sur leur sexe. (ll. IX 128-130).
Je les lui donnerai (00>0<0) et avec elles sera la jeune Briséis que je lui ai ravie. Par un
grand serment.je jurerai de n'être jamais entré dans sa couche pour m'unir à elle comme
il est de règle entre hommes et femmes. Tout cela est prêt pour lui. Et si les dieux nous
donnent d'abattre un jour la cité de Priam, qu'il vienne remplir (Vl1ll<'âa0ro tiaù.Swv)
complètement sa nef d'or et de bronze et, lorsque, entre Achéens, nous partagerons le
butin, qu'il choÏ$Ï$$e (ü.io&>), lui-même, vingt femmes de Troie, celles qui sont les plus
belles après l'Argienoe Hélène.... (ll. IX 131-140).
S'il a enlevé Briséis à Achille, Agamemnon est prêt non seulement à la lui
rendre mais aussi à lui offrir sept autres captives de Lesbos ; mieux encore,
en cas de victoire, il lui promet de pouvoir choisir vingt des plus belles
Troyennes. Cette répétition du verbe donner (6i&oµt) et ce catalogue de dons
Dans son traité sur La Politique, Aristote observe que la langue grecque ne
connaît pas de • nom • spécifique pour désigner l'union de l'homme et de la
femme 156. C'est que jusqu'à lui et après lui encore, la cérémonie du mariage est
moins perçue comme l'union d'un homme et d'une femme que comme un
accord conclu entre deux familles ; le rôle de la mariée est purement passif.
C'est vrai pour la Grèce antique comme pour le monde homérique ; une jeune
fille ne• se marie• pas, elle• est mariée•; l'action est du côté des hommes; le
contrat se fait entre le père de la jeune fille (ou son représentant légal) et le
prétendant au mariage 157• Subordonnée à son époux comme elle l'était à son
155. Hainsworth 1993, 78-79 souligne la difficulté présentée par ce vers. D'ordinaire,
c'est le roi qui détient les 84turm;. On a voulu éviter la difficulté en traduisant par• sous son
sceptre, ils lui paieront des droits fructueux•. On n'a cependant aucun parallèle pour justi-
fier une telle traduction.
156. CT. Arist. Pol. I 3 2 : àvC1JVUµoç Tl yuvaucoc; m1 àv6poç auÇeuçtç. Voir aussi Benveniste
1969, I, 239.
1S7. Benveniste 1969, 1, 241. CT. par exemple le verbe yopao employé à l'actif pour dire
que l'homme • prend femme • et au pa66if pour dire que la femme • est mariée à un
homme •. Les inversions sont possibles et en général significatives : cf. E. Med. 606 ou Lch.
fr. 11.
père, la jeune femme passe simplement d'une forme de tutelle à une autre. Ce
sont alors les idées de « donner • et de • conduire • qui définissent le mieux le
déroulement de cette pratique 158 : le père l 59 donne 88 fille à son futur gendre
pour qu'il la conduise à 88 nouvelle demeure. Si flou qu'ait pu être le statut juri-
dique du régime matrimonial 160, un verbe comme donner (ôi&qu) continuera,
par-delà les siècles et les lieux, à signifier cette pratique et à l'ancrer dans une
tradition indo-européenne. E. Benveniste remarque ainsi :
Donner est le verbe constant pour cet acte solennel ; on le retrouve d'une langue à
l'autre, tout au plus avec quelques variations dans le préverbe : gr 6oûva1., Èlc6oûva1., laL
dare, got..fragiban. sl. oti,da,i. liL i.fduoti,, skr. prada-161.
Dans la poésie homérique, comme dans la loi de Gortyne 162, chez Hérodote
comme chez Thucydide et chez Xénophon, l'expression donner sa fille à un
homme (0uymépa àvôpt ôoûvai), est régulièrement employée pour signifier le
158. Vernant 1974, 58. Remarquons que le terme bc&mç ne se rencontre pas dans la
poésie homérique. Pl. Lg. 924d parle du mariage comme d'une • dation • (bc&xnç).
159. Ou à défaut son frère. CT. au88i Wolff' 1944, 48 qui examine le vocabulaire de la
dation employé dans la procédure du mariage.
160. Dans la cité démocratique, le mariage sera l'objet de maintes redéfinitions. L'enjeu
de ces redéfinitions est moins de fixer le statut de l'union de l'homme et de la femme que
de définir le statut des enfants légitimes qui deviendront les citoyens de demain. C'est le cas,
par exemple, de la loi de 451 qui interdit officiellement le mariage entre Athéniem et étran-
gers. Sur cette loi. cf. Dem. 59 (Contra Neœram). Une analyse plus détaillée exigerait que l'on
prenne en conaidération les termes qyoo)..iÇm et tyyOO,Q> ainsi que t"fYÛtl. f évite ce détour
dam la mesure où Agamemnon n'emploie aucun de ces termes. Voir cependant E.
Cantarella, • La ÈyyuTt prima e dopo la legislazione di Solone ne) diritto matrimoniale atti-
co •, RJL 98, 1964, 121 68.
161. Benveniste 1969, 1, 240-241. La démonstration est moins évidente pour le verbe
conduire, &,roeat, dans la mesure où le grec a choisi d'exprimer cette idée en recourant à
une racine synonyme mais différente de celle adoptée par les autres langues indo-euro-
péennes. Ainai en face d'o:yoµ41., on peut poser une racine indo-européenne, •wedh-, qui
exprime l'idée de • conduire •. Benveniste, ibid. 24-0 remarque : • Pour dire que l'homme
prend femme •, l'indo-européen emploie les formes d'une racine verbale •wedh- conduire,
spécialement conduire une femme à la maison •. Remarquons qu 'Agamemnon a souligné
qu'Achille pourrait conduire sa fille dans la maison de Pélée. Comme le grec. le latin a choi-
si pour exprimer cette idée un verbe nouveau : duœre. La mémoire des gestes pourrait être
ici plus forte que la mémoire des mots, puisqu'en latin, en grec et en sanskrit, on trouve des
verbes synonymes mais' de racines différentes pour exprimer le même moment d'une céré-
monie qui par ailleurs prenait des formes propres dans chacune de ces civilisatiom.
162. Gortyne est une cité de Crète, sa législation a réputation d'avoir été l'une des pre-
ot.ières, cf. Biecardi 1982, 22 ; mais le texte de la loi de Gortyne date du Ve siècle, cf. Willetts
1967, 65 et Maffi 1997, 345. Pour une traduction française de ce code, cf. van Effenterre &
Ruzé, Nomi.ma I et II, Rome, 1995-1996.
163. CT. ll. VI 192; XI 226; XIX 291 ; 0d. rv 7; XV 367; XVII 442 ainsi qu'll. XlV 268
où l'on trouve l'expression : &ooco 8uyatipa 01ruliµEva1. Relevons aussi Od. II 223 où
Télémaque se substitue au père ou au frère de sa mère pour la promettre en mariage : àvip1
µrttÉpa 6cooco. Voir aussi la loi de Gortyne, VIII 21 WiUetts ; HdL l 107 ; Thue. 6 59 ; X. HelL
4 1 4; Pi. P. 9 117 et pour ayoµa1 Hdt. 5 90 et Thue. 8 91 (remarquons que dans un cas au
moins le verbe est employé, avec ce sens, à l'actif : ..«F.sch. Pr. 558).
164. tyoo ô' bri µeiÂ.ia &«,o, l ff.o'>JJ,. µaÀ', ooo' oü 1tc0 tu; q\ bri&,,œ9u-,atpi· 1 bttà ôi oi
OOXJO) [ •••]
premier entre les roisl74. Agamemnon trouve dans le nom de ses filles un excel-
lent moyen de rappeler qu'avant de pouvoir être dénoncé comme un héros
«fautif•, il doit d'abord être reconnu comme le maître absolu de la themis et
de la dikê. Toutefois, on ne saurait s'en tenir là. Si Agamemnon se plaît à rap-
peler, à travers les noms de ses trois filles, sa triple qualité de roi qui comman-
de, qui rend la justice et qui assure le respect de la themis, il importe de remar-
quer que, dans ce passage, il se dit prêt à donner l'une de ses filles en mariage
à Achille. En évoquant les noms de ses filles, Chrysothemis, Laodikê,
Iphianassa (R. IX 145), en formulant une proposition de mariage et en répé-
tant la forme verbale je donnerai aux vers 147 et 149, Agamemnon n'est pas
sans jouer, une fois encore, avec les mots pour suggérer ce qu'il se refuse à dire
clairement. Appliquée aux deux premières filles d'Agamemnon, associée à leurs
noms, la formule de promesse en mariage prend un sens particulier. « Donner
Chrysothemis •, «donner Laodikê •: difficile de ne pas entendre, derrière ces
mots, l'écho de cette autre promesse espérée par Achille qui attend que le roi
achéen « lui donne justice •.
Commençons par Laodikê dont le nom évoque la « justice • et le « peuple •.
S'il n'est pas facile de préciser le sens exact de ce nom propre et la connotation
particulière que pouvait lui valoir, dans le monde homérique, l'association avec
le verbe donner, il est, en revanche, intéressant de remarquer que, dans
l'Athènes du Ve siècle, la formule dikên didonai (parfois dikcu didonai) était
régulièrement employée pour signifier l'amendement: donner une dikê ou des
dikai, c'est, au v~ siècle, payer le prix, d'une atteinte à la loi 175• Comme le
remarque P. Chantraine, le terme dikê s'est ici substitué au terme poinê: à la
vieille formule donner ou payer une poinê répond désormais dans la cité démo-
cratique l'expression donner une dikê ou des dikai 176. Ainsi cherchant à établir
la cause des guerres entre Grecs et • barbares •, Hérodote mentionne une dikê
non donnée, là où, deux siècles plus tôt, on aurait certainement parlé d'une
aussi maître de justice. Notons que si Agamemnon est père d'une Laodiké, dans le camp des
Troyens, Laodiké est aussi le nom d'une fille de Priam, la plus belle de ses filles, cf. ll. Ill
124 et VI 252. Nestor, dont Télémaque rappelle en Od. Ill 244 qu'il connaît mieux que tout
autre les ôi,mç, se trouve avoir pour épouse, dans l'Odyssée, une femme nommée Eurydiké,
cf. Od. III 452. C'est là l'unique mention d'un tel nom pour l'épouse de Nestor, ailleurs nom·
mée Mnesioché ou Anaxibia (Apollod. l 9 9). Von Kamptz 1982, 84-85 comprend AW>-ÔiKTI
comme ~ 'tOÙÇ ÀaoÙç ôumÇoooa mais il ne justifie pas autrement cette interprétation qui va
daru le sens de mon commentaire.
174. Le nom d'lphian8688 est un composé de Îcpl, • avec force• et aval;.• seigneur•.
175. Voir Hdt. 5 106 5; Soph. El. 538; Lys. 3 l ; 42 (Contre Simon) ; Pl. Grg. 525b, etc.
Voir aussi ÔlKTIV ou ôimç 'tlVElV Hdt. 9 94 ; ..Esch. Suppl. 703 ; Hdt. 5 83 et X. Ath. 1 18.
176. Le DELG (s.v. 1t01V11} note qu'en prœe attique le terme 1WlVl1 est remplacé par ôiKT1 ;
voir aussi ÔtKTIV (tt)nve1v chez Hdt. 9 94 et Soph. Aj. l I 3.
poinê non donnée. Evoquant la série des rapts successifs qui aboutit à l'enlève-
ment de Médée par les Grecs, évoquant comment le roi de Colchide envoya un
ambassadeur en Grèce pour demander justice: aileein dücas (Hdt l 2 12),
Hérodote rappelle comment les Grecs refusèrent de satisfaire cette requête sous
prétexte que, lors de l'enlèvement de l'Argienne lo, les barbares non plus« ne
leur avaient pas donné de compensation juridique (dücas) ,. (coç oùœ ÈlŒÎvot
loûç Tll<; 'AP"fEi11ç oooacxv acpt 6imç TllÇ étPfUX'Y'lÇ (Hdt. l 2 14-15) 111.
Mais c'est sans doute là un sens et un usage récents de la formule dücên
didonai. A l'origine, les valeurs du terme dikê oscillaient entre les idées de
«sentence•, •arrêt•, •amende• et• procès•. Les premières attestations de l'ex-
pression dihên didonai évoquent moins l'idée d'• amende• que celle d'une pro-
cédure d'entente ou d'arbitrage judiciaire 178• Dans l'Hymne lwmérique à
Hermès, (fin du Vif' siècle ?179), le jeune dieu -appelé à devenir le patron des
voleurs- demande à Apollon qui l'accuse d'accepter une procédure de juge-
ment devant Zeus :
Donne et accepte une dikê devant Zeus fils de Cronos. (h. ,IIJerc. 312).
La dikê demandée et offerte par Hermès renvoie ici non pas à une com-
pensation juridique mais à la possibilité d'une procédure judiciaire qui ne peut
devenir effective que si elle est acceptée par les deux partis 180• Dans ses
Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, L.
Gemet retrouve une trace de cette procédure dans plusieurs passages de
Thucydide. Par exemple, au début de l'année 418, deux citoyens argiens pren-
nent l'initiative de proposer une trêve aux Lacédémoniens, en assurant « que
les Argiens étaient prêts [s'ils avaient commis quelque faute] à donner et accep-
ter une procédure d'arbitrage (dihas) équitable et impartiale• (hoiµouç -yàp
EÎVal 'ApyEiouc; 6imç 6oûva1 Kat 6il;ao&1 ioaç Kal oµo{aç).181 Gemet men-
tionne encore deux autres exemples qui peuvent nous intéresser. Dans un
passage des Travaux et les Jours où Hésiode conseille à Persée de ne pas
refuser la dikê offerte par un offenseur, Gemet comprend qu'il s'agit, non
pas directement d'une compensation, mais d'une offre de jugement ou d'ar-
bitrage.
Ne fais pas d'un camarade l'égal d'un &ère, mais si tu le faia, alon ne sois pas le premier
à lui faire du mal. Ne mens pas non plus par plaisir des mots ; si lui commence à dire
ou à faire quelque chose de désobligeant. souviens-toi de lui faire payer deux fois
autant; s'il revient à des sentiments amicaux et veut te procurer (mpaaxâv) une
• dikê •,accepte! ( ~ 1 ) (Hes. Op. 707-713)182,
un geste concret 184• Rappelant que la notion de dikê renvoie tout à la fois aux
valeurs • d'ordre du monde, de tradition tout ensemble sociale et religieuse •
ainsi qu'à • l'idée d'une justice administrée conformément aux précédents par
des individus revêtus d'un prestige religieux•, Gernet constate :
C'est à tout cela que s'applique le mot dücê ou dücai [... ] - à tout cela, et du même coup
à toutes les formes et à toWJ les moments de la jWltice arbitrale ou de la composition
réglée par la vénérable coutume. Dikên didonai peut donc supposer, tour à tour, le dépôt
d'une somme ou plutôt d'un lingot qui servira soit de caution, soit de salaire (comme
dans la scène judiciaire du Bouclier difchüle, ll. XVIII 5<17-508) ; la remise volontaire et
avant procès d'une satisfaction [ ...] ; la formation du contrat primitif qu'est le règlement
d'arbitrage et qui, accompagné d'ailleurs par le double serment des parties[ ...], ne peut
être qu'un contrat formel 888ujetti à des rites.
A ce dernier point de vue, l'expression permet un rapprochement avec thesmos et les
mots de la même famille, c'est-à-dire de la famille de tithêmi [ ... ] : ils .-xpriment à la fois
l'idée de • déposer • et celle de • passer un contrat •.
185. Rappelons au88i que les deux talents déposés au milieu de l'assemblée iront à
l'Ancien qui prononcera, le plWI droitement J>088ible, la • jWltice • (R. XVIII 498).
186. Gemet 2001 (1917), 461 souligne le rapprochement entre les deux racines da-
(dans 6(&oµi, dare) et dha- (dans T(8,uu).
187. von Kamptz 1982, 89 qui explique le nom de Chrysothémis : • mit goldener
Sat.zung •.a. .€8ch. Suppl. 436; ..Esch. A. 1431.
Evoquant l'idée d'une themi.s d'or et celle d'une dikê publique, associés à
l'idée du verbe • donner • (supposé par le contexte du mariage), les noms de
Laodikê et de Chrysothemis suggèrent ainsi l'ensemble d'une procédure de jus-
tice devant aboutir au paiement d'une poinê. A la procédure d'amendement à
laquelle Agamemnon devrait se soumettre, se trouve ainsi substituée, après la
proposition de rançon, une offre en mariage.
188. ll. XVI 178; 190; XXII 472; Od. VI 159; Vlll 318; XI 117 = XIII 378; XI 282;
XV 18 ; XVI 391 = XXI 161 ; XIX 529. Remarquons que dans deux pasaages de l'Odyssée,
le terme rova semble pouvoir désigner des dons faits non par le fiancé mais par les proches
de la mariée : cf. Od. l m et Il 196 ainsi que Od. Il 53 (où est employé le verbe ~6o-
µa1). Sur ces trois derniers pasaages qui posent problème, cf. le commentaire de West S.
1988a, ad loc. qui s'écarte des propositions faites par le DELG.
189. Le singulier du mot est rare, cf. par exemple Pi. O. 9 10. Notons que le terme tt.6va
est apparenté à la racine *wedh- (conduire) d'où sont issus, dans diverses langues indo-euro-
péennes, les verbes indiquant l'acte solennel du jeune marié conduisant son épouse à sa
demeure ; cf. Benveniste 1969, I, 240.
190. Sur ce problème, cf. Finley 1955 et Snodgrass 1974, 1 15 qui cite en vrac ll. VI 191 ~
251 ; 394 ; IX 147 = 269 ; XXII 51 ; Od. 1 m = Il 196 ; II 54 ; 132 ; IV 736 ; VII 311 ; XX
341 ; XXII 227; XXIV 294. Tous ces passagies ne sauraient toutefois être mis sur le même
plan.
191. Remarquons que Priam nomme Polydore l'un des deux fils qu'il a de Laothoé.
tème qui, s'il ne correspond à aucune réalité historique particulière, n'en défi-
nit pas moins un modèle idéologique cohérent. En offrant à Achille des dons
aimables, Agamemnon exploite une pratique qui est reconnue par la poésie
homérique : il n'enfreint pas les règles du mariage telles qu'elles sont définies
et reconstituées par la poésie traditionnelle.
Tout au plus, peut-on s'arrêter sur l'emploi du terme meilia employé pour
désigner les dom offerts à Achille : • Je lui donnerai (œ OOXJO>), moi, des dons
aimables (meilia) comme personne n'en a encore poun,u (bti&olœ) sa fille,. (R.
IX 147-148). C'est malheureusement la seule occurrence du terme meilia dans
la poésie homérique 192• Dans la poésie posthomérique, ces • dons apaisants,.
désigneront des offrandes offertes à un dieul93.
S'il est ici impo88ible de préciser l'exacte valeur des meilia, il importe, en
revanche, de constater que le prétexte du mariage a permis à Agamemnon de
conclure, dans un tout autre espri~ le catalogue de présents qu'il avait com-
mencé avec la proposition de rançon. En cas de mariage avec l'une de ses filles,
Agamemnon promet d'offrir encore à Achille sept villes dont les habitants, pré-
cise-t-il, l'honoreront comme un dieu en rendant des sentences prospères :
Les habitants ont grand nombre de moutons et de bœufs et c'est comme un dieu que par
Jeun dons (&orlvncn) ils l'honoreront (tlJ.l11(JO\)CJ\) et que, sous son aceptre, ils exécUleronl
des senlenœs prospères (Àutapàç tEÀ.Éouc:n 8q.L~. (IL IX 153-156) 194.
Qu'il se soumette à moi tant il e8t vrai que je suis plus roi que lui et que je me flatte
d'avoir sur lui l'autorité de l'âge. (ll. IX 160-161).
Vénérable Atride, Agamemnon, roi des hommes, il n'y a rien à reprodter aux dons
(&î>pa) que tu offres (~tooîç}. (R. IX 163-164)
S'il ne reproche rien à la valeur des dons, Nestor ne dit rien sur la façon
dont l'offre a été présentée. Il est clair toutefois que quelque chose l'inquiète.
S'il ne s'agi888it que des derniers mots de la tirade, il pourrait encore conseiller
à l'Atride de les retrancher198. Son inquiétude est plus profonde. Comme s'il
craignait qu'Agamemnon ne change d'attitude ou de propos face à Achille,
Nestor propose d'envoyer chez le jeune hérœ une délégation qu'il choisit lui-
même et qui sera composée d'un homme au parler habile entre tous, Ulysse,
d'un vieil homme qui fut, jadis, le précepteur d'Achille, Phoinix et d'un héros
qui ressemble au Péléide, Ajax. Et pour mettre toutes les chances de leur côté,
Nestor propose encore d'adresser une prière à 1.eus: • pour qu'il ait pitié
d'eux•.
Heureux de reconnaître parmi les amb8888deurs les deux Achéens qui lui
sont le plus chers (Phoinix et Ajax), Achille les accueille avec tous les honneurs
dus à des hôtes de ce rang. Après le repas, Ajax fait signe à Phoinix de prendre
la parole mais Ulysse le devance en prenant lui-même l'initiative de rapporter
les mots d'Agamemnon. Il ne le fait pas sans, toutefois, y ajouter une longue
entrée en matière où il donne au héros plus d'une indication sur la réponse que
les Achéens attendent de lui et sur les conséquences désastreuses que pourrait
entraîner son refus. Dans deux vers étonnants où il joue sur les sons et les mots,
il avertit Achille du malheur qui pourrait se retourner contre lui s'il devait per-
sister dans sa colère :
Pour toi au88Î, demain sera souffrance ! Et, quand le mal est fait, il est trop tard pour
trouver un remède à la douleur. (Il. IX 249-250).
erreur (ll. IX 119) ; de même omet-il de reprendre les mots du vers 120 où le
roi achéen disait vouloir donner à son rival une immense rançon: domenai
t'apereisi' apoina. Là où Agamemnon s'est appliqué devant les Anciens à sub-
stituer une rançon à l'amendement, lilysse ne parle plus que de présems de
valeurs (&;ta &ôpa) :
Divin fils de Laërte, UlyBBe aux mille astuces, il faut que ma réponse soit directe pour
vous dire ce que je veux faire et comment cela sera fait. Ainsi, auprès de moi, vous ne
viendrez pas l'un après l'autre roucouler. Je le hais autant que les portes de l'Hadès celui
qui dit une chose et en cache une autre dans ses pensées. (R. IX 308-313)
Achille ne saurait dire plus clairement que le discours double est un dis-
cours de menteur: il refuse l'ambiguïté et les détours. Comme il y a un parler
d'Agamemnon, il y a un parler d'Achille 200. Achille est un homme de l'absolu.
A ce titre, il est aussi un homme entièrement intègre. Sa conception des valeurs
est à l'opposé de celle d'Agamemnon. Sa tirade est l'une des plus commentées
du poème ; il suffira ici de souligner la façon catégorique dont le héros rejette
l'offre de son rival en déniant toute valeur à ses présents :
Ses présents (ôropa) me sont odieux ; je les respecte moins qu'un cheveu. (ll. IX 378).
Plus loin, après un long développement sur lequel je vais revenir, Achille
conclut sur une formule qui reste difficile à comprendre exactement mais qui
signifie nettement l'irrecevabilité des présents d'Agamemnon. Même s'il lui
donnait dix fois, vingt fois tout ce qu'il possédait, ou toutes les richesses
d'Orchomène ou de Thèbes d'Egypte, même s'il lui donnait autant de biens
qu'il y a de grains de sable ou de poussière, le roi achéen ne saurait convaincre
Achille d'accepter ses présents avant de lui avoir donné la satisfaction qu'il
attend pour l'outrage qu'il a subi :
Même ainsi Agamemnon ne saurait persuader mon cœur avant de m'auoir donné (66µ!:-
va1) [dédommagement] en contrepartie de tout l'oUlrage ( ~ ) qui fait souffrir mon
cœur. (ll. IX 386-387).
Les riches el beaux trésors que j'ai pris. j'apportais tout à l'Atride Agamemnon, j 'avais
l'habitude de tout lui donner (66mcov) ; restant à l'arrière, près des nefs creuses, il avait
lui pour habitude de partager (6aaâattto) peu et de garder (fxEXnŒV) beaucoup. (ll. IX
330-333).
Trois verbes à l'itératif pour rappeler comment, par le passé, les occasions
de partage étaient toujours la répétition d'une même scène. A la récurrence
du verbe •donner• dans l'offre d'Agamemnon répond, dans le discours
d'Achille, la reprise d'une série de verbes qui semblent dresser un catalogue
de torts:
A moi, seul d'entre les Achéens, il a enlevé ma part d'honneur ((-yipa.ç) iwt'). (ll. IX
336).
Maintenant qu'il m'a enlevé des mains ma part d'honneur (yipaç ÉÎÀEto) et qu'il m'a
trompé (CXJaml(JE). (ll. IX 344).
Ma part d'honneur (yipaç) à moi, celui qui me l'a donnée (i&mœ), me l'a enlevée pour
m'outrager à nouveau (<rtmç bpupPiÇCOY û..tto). (ll. IX 367-368).
En effet, il m'a abusé (àm-t,iœ) et offensé ; mais il ne me trompera pœ une nout,elle fois
avec ses mol$ (aon.ç
il:pmq,ol't' btux,mv2°3) ; c'est trop. (IL IX 375-376).
Pourquoi le fils d'Atrée a-t-il raMemblé et conduit jusqu'ici une armée? N'est-ce pas
pour Hélène aux beaux cheveux ? Les Atrides sont-ils seuls entre les hommes à aimer
leur femme (alokhow) ? Tout homme noble et sage aime la sienne et se soucie d'elle
comme moi, alors, j'aimais cette femme du fond du cœur, même si elle n'était qu'une
captive. (ll. IX 338-343).
203. ÉÇmtaq)Ot't' < •ÈÇruta(picmo, si le verbe est différent d'Wta'tam, l'écho n'en est pas
moins frappant Sur les multiples effets d'allitérations comme caractéristique du langage
d'Achille, cf. Martin 1989, 221 : • Occasionally, it seems as if the argument is being carried
on solely by means of such associations of sound •.
should make this declaration, emphatic though it is, only in a context where
his rhetoric requires her to be raised to the status of the alokhoi of the Atreidai
so that his loss may be equated whith that of Menelaos •204• Pour charger
Achille, on peut, en effet, remarquer qu'il n'y a aucune commune mesure entre
les sentiments qu'il éprouve pour Patrocle et ceux qu'il éprouve pour Briséis.
A la nouvelle de la mort de Patrocle, sa douleur est telle qu'Antiloque peut
craindre qu'il ne se suicide. Lorsqu'on lui enlève Briséis, il pleure plus parce
qu'on a attenté à son honneur que parce qu'il a été séparé d'un être cher. Au
chant XIX, dans un contexte différent, Achille n'accordera plus du tout la
même importance à son amour pour Briséis ; s'interrogeant sur les querelles
qui divisent les hommes à cause d'une femme, il dira son regret qu'Artémis n'ait
pas tué Briséis le jour où il l'enlevait (ll. XIX 59-60).
Faut-il en conclure qu'Achille ment alors même qu'il vient de dire sa haine
pour les menteurs ? Ce serait aller trop loin que de le prétendre. Dans ce qu'il
peut avoir d'intègre, Achille n'en est pas moins un personnage aux motivations
complexes. Entre Briséis et lui, il y a bien une relation particulière. Parmi les
diverses captives qu'il possède (ll. I 366 = XXIII 261), Briséis occupe une posi-
tion évidente de favorite. Au chant XIX, lors des funérailles de Patrocle, la
jeune femme nous apprend, elle-même, comment l'homme qu'elle pleure lui
avait jadis promis, pour la consoler, de faire d'elle l'épouse légitime d'Achille.
Singulière déclaration qui vise peut-être moins à louer Patrocle qu'à rappeler
à Achille un éventuel engagement. Au chant XXIV, dans l'une des dernières
scènes du poème, on voit la jeune femme venir s'étendre dans le lit d'Achille
pour passer la nuit à ses côtés205• Rien n'interdit de penser qu'Achille ait sincè-
rement pu parler de Briséis comme d'une future épouse. Dans un monde où le
statut du mariage reste très flou, il apparait normal qu'un héros ramène une
captive de guerre dans sa demeure pour en faire sa compagne légitime, quitte
à reléguer au second rang une première épouse qui a pu lui donner des enfants.
C'était, par exemple, l'intention d'Agamemnon avec la fille de Chrysès.
Mais le point qui m'intéresse est ailleurs. En évoquant son projet de maria-
ge avec Briséis, Achille apporte une précision qui, elle, s'oppose nettement à ses
déclarations précédentes. Au chant I, dans sa colère contre Agamemnon, le
héros a insisté pour dire que ce sont les Achéens qui lui ont donné Briséis
comme part d'honneur (geras)206 :
204. Haimworth 1993, 108. De son côté, Griffin )995, )05, souligne l'emploi • plutôt
froid • de l'imparfait (q,v.rov).
205. R. XXIV 676. Pour souligner la bonne entente entre Achille et Briséis, on peut éga-
lement remarquer qu'au chant 1, lors de son enlèvement, Briséis quitte Achille• malgré elle•
(àitrouaa) (R. I 348).
206. L e ~ c'est ce que vaut à une personne sa condition naturelle ou sociale : c'est
le yÉpw; des vieux que de pouvoir conseiller les jeunes (ll. JV 323 ; cf. aussi IX 422) ; c'est
Mais de ces chœea, tu n'as nulle préoccupation ni aucun souci. Et, toi-même, tu menaces
maintenant de m'enlever ma part d'honneur (gerw), pour laquelle j'ai tant peiné et que
m'ont donnée (oooav) les fils des Achéens. (ll. I 160-162)207•
Quant à ma part d'honneur (geras), celui qui me l'a donnée (l&oiœv) me l'a reprise, pour
m'outrager à nouveau, le puissant Agamemnon, fils d'Atrée. (ll. IX 367-368).
l'unique -yqxxçdes hommes que de pouvoir pleurer dans le deuil (Od. IV 197) ; c'est la tombe
qu'on doit au mort (R. XVI 457; 675 et XXIII 9). Dans le cas d'un dieu ou d'un roi, le ytpcxç
est la part d'honneur qui lui revient de droit : c'est la part de sacrifice que les hommes doi-
vent à Zeus (ll. IV 49). Cest le cadeau que le peuple fait à son souverain pour l'honorer (Od.
VII 9-10) ; c'est le privilège royal qu'un vieux roi comme Priam pourrait accorder à un héroe
comme Enée s'il n'avait pas des fils (ll. XX 182). C'est ainsi que la fille de Chrysès et Briséis
peuvent être considérées, chacune, comme le ytpcxç du roi qui les a reçues comme part
d'honneur au moment du partage du butin. Pour Chrysès, cf. R. I 118; 120; 123; 133;
Pour Briséis, cf. R. 1 135 ; 161 ; 185 ; 276 ; 507 ; Il 240 ; IX 111 ; 344; 367 ; XVI 54 ; 56 ;
XVIII 444; XIX 89. Sur ce terme, cf. encore R. XX 182.
2ITT. Cf. aussi R. I 299.
contraire: c'est bien une épouse que le roi achéen vient de lui ravir. Et le héros
va jusqu'à suggérer un parallélisme entre l'enlèvement de Briséis et le rapt
d'Hélène (Il. IX 339). Mais il y a plus. On a vu que le mariage était moins la
consécration d'une union entre un homme et une femme qu'un accord passé
entre deux hommes de deux familles différentes. Sans entrer dans les détails
d'un problème difficile, il importe de souligner que, du point de vue des héros
homériques, il pouvait y avoir une éventuelle analogie entre l'acte d'un père
donnant 88 fille à un guerrier et l'acte d'un roi donnant, après une bataille, une
captive, en guise de geras, à l'un de ses guerriers208• On peut reprendre
l'exemple d'Othryonée, ce prétendant, 8808 présent, à qui Priam veut bien don-
ner (&ooiµ.Eva1) l'une de ses filles s'il accomplit un exploit sur le champ de
bataille (ll. XIII 366). En lui promettant 88 fille, c'est bien une marque d'hon-
neur que Priam promet à Othryonée. En faisant remarquer qu'il revient à
Agamemnon seul de • donner • les captives de guerre, en spécifiant soudain
que c'est le roi seul qui lui a •donné• Briséis comme geras, Achille n'est pas
sans suggérer la méfiance que peut lui inspirer la nouvelle proposition du roi
qui lui offre cette fois l'une de ses propres filles. A ce stade de notre analyse, il
reste une dernière clé de lecture à donner: mais ici l'on entre dans le domai-
ne délicat des références cachées.
On sait à quel point les Grecs aiment trouver dans les noms propres qui sont
des noms parlants le caractère même de la personne ou un trait fondamentai
de son identité. Or dans ce vers, Achille joue à donner 88 lecture du nom du
premier des Achéens: dans le nom d'Agamemnon, il feint de retrouver l'écho
du verbe gameô précédé d'un a- privatif..?09, R. Martin, qui a étudié le jeu des
208. Dans l'Odyssée, XV 329, il est dit que le prétendant qui épouserait Pénélope héri-
terait du yÉpaç d'Ulysse.
209. Sur cette paronomase, cf. Martin 1989, 221 ; Hainsworth 1993, 114; Griffin 1995,
121 ; Edwards 1991, 58-59. Sur le problème de la paronomase en général, cf. Packard 1974.
assonances et des allitérations dans cette tirade d'Achille, remarque que le jeu
des échos sonores atteint une sorte de • climax • au vers 388 qu'il traduit ainsi :
Soit, mais pourquoi Achille insiste-t-il tant sur ce fait qu'Agamemnon est
l'homme qui ne marie pas sa fille, l'homme qui reprend la fille qu'il donne?
Pourquoi la proposition de mariage l'irrite-t-elle donc tant ?
On retrouve ici une question qui a occupé et divisé des philologues comme
P. von der Mühl et W. Kullmann et qui est de savoir si le poète de l'Iliade a pu
connaître l'épisode du sacrifice d'Iphigénie ou d'Iphimédée. Dans un fragment
du Catalogue des femmes, Hésiode évoque clairement l'événement sans toute-
fois le raconter en détail, ce qui laisse entendre qu'il devait s'agir d'un épisode
bien connu211 • D'après le témoignage des Chants Cypriens, il ressort que, lors
de la halte à Aulis de l'armée achéenne, Agamemnon a tué une biche, en se
vantant d'être un meilleur chasseur qu'Artémis. Pour le punir, la déesse pro-
voque une tempête, contraignant l'armée achéenne à prolonger sa halte et à
différer ainsi l'expédition contre Troie. Calchas révèle alors aux Achéens la
colère de la déesse qui exige, en réparation, le sacrifice d'Iphigénie sur son
autel. Pour faire venir sa fille à Aulis, Agamemnon lui fait croire qu'il entend
la marier à Achille212. D'après Euripide, Achille aurait été, dans cette affaire,
complètement trompé par Agamemnon ; plus grave encore, il aurait éprouvé
pour Iphigénie une véritable admiration.
Le problème a été posé de savoir si le poète de l'Iliade connaissait cet épi-
sode et si l'on est donc en droit de chercher, dans la réponse d'Achille, une allu-
sion à cette première promesse de mariage qui n'aurait été qu'une ruse per-
verse. En se basant sur le vers 145 du chant IX où Agamemnon nomme ses trois
filles et en identifiant Iphianassa à Iphigénie, Aristarque pensait pouvoir prou-
ver que l'lliade ne connaissait pas l'épisode rapporté par les Chants Cypriens21 3,
jugement corroboré par le fait que les Chants Cypriens auraient été une créa-
tion postérieure à l'lliade. Longtemps, les philologues n'ont pas cru nécessaire
de remettre en cause cette démonstration. Selon un modèle qui n'est pas diffi-
cile à identifier, ils considéraient que les premiers poètes grecs étaient des écri-
vains qui se lisaient les uns les autres et qui se plaisaient ensuite à parsemer leurs
œuvres de citations et de références susceptibles d'illustrer l'étendue de leur cul-
1. La thèee de M. Parry. Sans rien découvrir de définitif 8W' les conditions mêmes de la
composition d'un poème comme l'Iliade ou l'Odyssée, M. Parry a démontré de manière
irréfutable que cette poésie était issue d'une tradition orale.
Prolongement : nous avons vu, dans le He chapitre, que certaines formules pouvaient
garder la trace d'épisodes oubliés. Ce qui vaut pour les formules vaut aussi pour la thé-
matique ou la structure du poème. Une histoire • A • peut garder le souvenir du scéna-
rio d'une histoire • B • ou d'une thématique contenue dans cette histoire • B •. Par
exemple, on peut reconnaitre dans le début de l'Iliade une intrigue qui rappelle, par cer-
taim aspecta, celle du début de l'épisode du sacrifice d'Iphigénie; tout en semblant
s'ignorer, les deux récits développent une thématique parallèle : 1) faute d'Agamemnon
contre un dieu (Artémis ou Apollon) ; 2) révélation de Calchas qui accuse Agamemnon ;
3) conflit entre Agamemnon et Achille.
2. Loi de Monro. En 1901, David Monro observait que• l'Odyssée ne répète jamais ou
ne fait jamais référence à aucun incident relaté dans l'Iliade •· Comme le rappelle juste-
ment P. Pucci, ce constat qui devint • la loi de Monro • ne permet, en aucun cas, de
conclure que le poète de l'Odyssée ignorait l'Iliade. Il semble plutôt que les aèdes aient,
en composant leurs chants, tenté de donner à ceux-ci une forme d'autonomie. Au
moment de sa performance, chaque aède est libre de réinventer la tradition comme il le
veut. En même temps. tout se passe comme si la performance devait se suffire à elle-
même (en feignant d'ignorer les poèmes rivaux, ce qui n'empêchait pas d'en reprendre
la thématique mais sans suivre la version rivale).
3. A partir des années cinquante, fidèles à la tradition philologique du XIXe siècle qui
cherchait à reconstituer la chronologie des premiers poètes grecs, les Néoanalystes214 se
sont livrés à une lecture extrêmement attentive des poèmes homériques et des poèmes
cycliques pour vérifier tous les échos et tous les emprunts possibles. Si ces travaux sont
dépassés d'un point de vue méthodologique, les résultats accumulés constituent un
matériel fondamental et unique. Tout le problème est de savoir comment il faut inter-
préter ce matériel en tenant compte de l'influence de la tradition orale et de l'observa-
tion de Monro.
214. Sur cette école, cf. Schein 1984 cl mes remarques ci-dessous.
Catalogue des femmes d'Hésiode et par les Chants Cypriens aient, chacune de
leur côté, gardé souvenir du sacrifice de la fille d'Agamemnon suggère que
l'épisode remontait à une tradition ancienne que le poète de l'Riade pouvait
difficilement ignorer. Dans les années soixante, W. Kullmann développait une
suggestion des commentateurs antiques et observait que la violente réaction
d'Agamemnon à l'encontre de Calchas au (er chant de l'Iliade n'était pleine-
ment compréhensible que par rapport à l'épisode d'Aulis215• Averti par le devin
qu'il était responsable du fléau ruinant l'armée grecque, Agamemnon s'écrie :
Prophète de malheurs,jamai.s (où ,uo,roœ) tu ne m'as dit une bonne nouvelle; mais tou-
jours (ait:{) ce sont de mauvais augures que ton cœur se plaît à prophétiser ! (R. 1 l 06-
107).
217. L'impoesible mariage des filles d'Agamemnon semble avoir inspiré les poètes tra-
giques qui en ont tiré une • étymologie • du nom d'Electre : • celle qui ne peut pas avoir
d'union (a-Â.EK"tpoç) • ; cf. Soph. El. 492 ; Eur. Or. 1080, etc.
Mais Achille renferme dans sa poitrine un grand cœur devenu sauvage (aypwv), l'insen-
sible. Il ne se soucie plus de l'amitié de 8e8 compagnons pour laqueUe nous l'honorions
(moµEV) plus que les autres près des nefs, l'impitoyable ; et pourtant on accepte une
indemnité (poinê) pour le meurtre d'un frère et même pour un enfant mort ! Et ainsi,
celui qui s'est largement amendé reste là, dans son pays, tandis que l'autre apaise son
cœur et son esprit révolté8 : il a reçu l'indemnité (poinê). Mais toi, c'est un cœur insa-
tiable et mauvais que les dieux ont mis en ta poitrine, à cause d'une fiUe, d'une seule
fiUe ! Aujourd'hui, nous t'en portons sept, vraiment parfait.es, et beaucoup d'autres biens.
Montre un cœur favorable ; respecte ta maison. Nous sommes sous ton toit à cause du
peuple danaen, et, plus que tous les autres, nous désirons être pour toi les plus attentifs
et les plus chers, entre tous les Achéens. (R. IX 628-642)219.
218. L'aède commente qu'AchiUe a parlé µaÀcx 1qxru:pcôç. Il est difficile de préciser le sens
que peut avoir ici l'adverbe Kpatq><Î>ç. Benveniste 1969,77-79 montre que l'adjectif icpaœpoc;
peut signifier soit la puissance de celui qui a le pouvoir (en relation avec l'idée première de
icpa-roc;), soit l'idée, moins élogieuse, de brutalité. Remarquons que l'aède emploie la même
formule au chant VIII pour décrire la réaction des dieux après que Zeus a pris la parole pour
réaffirmer catégoriquement son autorité (ll. XV 22-22).
219. On notera qu'Ajax s'adresse à Ulysse, son ennemi traditionnel, pour blâmer le com-
portement d'Achille.
220. On peut remarquer encore un effet intéressant dans la tirade d'Achille. En rappor-
tant les propos d'Agamemnon, Ulysse a omis les dernières phrases où le roi achéen avec arro-
gance s'était proclamé • plus roi• (~q>oç) qu'Achille (ll. IX 160) ; toutefois, Achille
semble les avoir entendues puisque dans la tirade où il refuse la proposition de mariage, il
observe qu'Agamemnon n'a qu'à donner sa fille à un homme de son rang,• plus roi• que
lui : ~ (ll. IX 392). Sur cette technique d'allusion, cf. Taplin 1992, 150 n. 4 ainsi
que Griflin 1995, 85.
CORDRE DE LA LYRE :
LE HÉROS ET CHISTOIRE DES ANCÊTRES
Ils arrivèrent am tentes et aux nef.s des Myrmidons ; ils trouvèrent Adtille en train de dis-
traire ses pemées avec une lyre au son clair, joliment ouvragée et tenue par une traverse
d'argent; il l'avait prise panni les dépouilles le jour où il ravagea la ville d'Eétion ; il dis-
trayait son cœur et dtantait les exploits des hommes. Seul Patrocle était assis en face de lui,
silenciem et attendant le moment où l'Eacide aurait ceMé de chanter. Ils arrivèrent, Ulysse
en tête, et ils se mirent devant lui. Surpris., Achille se leva ; tenant toujours I sa dlhare (<XÙ'tjl
aùv ~UYY\), il abandonna le siège où il était assis. Patrocle aU88Î se leva quand il les vit.
Leur faisant signe, Achille aux pieds rapides leur dit... (IL IX 185-196).
Le détail qui m'intéresse est celui de cette cithare que le héros ne lâche pas
alors même qu'il se lève pour accueillir ses visiteurs. Après le sceptre jeté à
terre au chant I, voilà Achille qui tient une lyre ; de tous les héros de la poésie
homérique, Achille est le seul qui tienne, tour à tour, et le sceptre et la lyre. Au
cliant I, le héros avait remis en cause l'autorité du sceptre, révélant les failles
et les limites de la • justice •. Au cliant IX, le compromis proposé par
1. Û>mme le relève Griffin 1995, 99 • This use of aùt6ç means • complete with •, • still
œ
holding the lyre • ; cf. 541 ; XIV 498, of a beheading : &m,pagv xapôÇE I aùtj\ aùv JnlÀT)Kl
mP'). the head still in the helmet •·
De toi, AchiUe semblable aux dieux, je voulus donc faire ce fils qui un jour écarterait de
moi le malheur outrogPuX (iva µoi ,rm' àeuœa Âol'fOY àµuvnç) . (R. IX 494-495)3•
Non, cher enfant (phüon te/cm), je ne saurais vouloir rester ici sans toi, pas même si un
dieu me promettait, lui-même, de me dépouiUer de mes ans pour me rendre ma jeunes-
se florissante (véov T1Pcoovta), tel que j'étais lorsque je quittai pour la première fois
l'HeUade aux beUes femmes [ ... ] (R. IX 444-447).
C'est avec ce préambule que Phoinix se met à raconter son passé. Il arrive
que les dieux proposent aux mortels des formes d'immortalité, d'éternelle jeu-
nesse ou de retour dans le temps. Mais le vrai héros refuse toujours. Ulysse
repousse l'offre d'immortalité que lui fait, sur son île, la nymphe Calypso4 • Pour
le héros épique, il s'agit d'accepter la loi du temps humain, de savoir s'inscrire
dans une histoire qui va des pères aux fils. C'est de cela qu'il va s'agir, de l'ac-
ceptation d'une temporalité fondée sur l'enchaînement des générations. C'est
cet ordre du temps que l'épopée défend et que Phoinix veut maintenant rap-
peler à Achille.
( ...) tel que j'étais lorsque je quittai pour la première fois l'HeUade aux beUes femmes,
fuyant une querelle (vtimx) avec mon père Amyntor, le fils d'Ormène. Il était fâché
(,œpt;twOtttO) contre moi à cause d'une concubine (itaU.md6oc;) aux beaux cheveux :
c'est qu'il l'aimait et méprisait(~) son épowe (a,annv), ma mère. Celle-ci, sans
3. R. XXIV 489. Voir ici les remarques de Held 1987, 247 ss. Sur la formule Âoryov
àµûvat et ses variantes, cf. Blickman 1987, 3-4.
4. Od. V 136 ; 209 ; VII 2:ü; VIII 453 et XXIII 336. CT. aussi Vernant 1981b.
L'histoire de Phoinix est celle d'un fils renié par son père, condamné à ne
pas pouvoir prolonger la lignée dont il est issu6• Quel rapport avec la colère
d'Achille? Si son histoire n'avait pas une valeur exemplaire, le vieux précep-
teur ne la raconterait pas. Avant de l'écouter plus avant, il importe de faire
quelques remarques sur la structure de la famille dans le monde homérique
pour comprendre ce qu'il en est du lien des générations. Il nous faut revenir
sur les statuts d'épouse et de fils au sein du genos : des statuts qui restent fra-
giles.
Commençons d'abord par le statut de l'épouse. Dans une société aussi stric-
tement patrilinéaire que celle des héros, le • mariage • ne vise pas à consacrer
l'amour de l'homme et de la femme7 mais à assurer la perpétuation du genos;
ce qui compte, c'est la naissance d'un fils qui pourra succéder à son père à la
tête du clan familial. Le genos se perpétue quand il y a des mâles pour succé-
der aux mâles8. La femme est là pour servir à l'enchaînement des générations
masculines9 ; sa fidélité est une exigence et une condition du système. En
5. Sur ces vers, cf. Pap. VII(= Mus. Brit. 1605c = 19652, nO 1188). Hainsworth 1993,
122, qui donne cette référence, établit un rapprochement avec Absalom (2ème livre de
Sanwel, 16, 21-3 et 20, 3) et Ruben (Genèse 35, 22 et 49, 4) qui souillent l'un et l'autre la
couche de leur père. Si ces rapprochements sont intére88ants, il convient de les resituer dans
le contexte culturel qui est le leur.
6. L'histoire de Phoinix est également rapportée par Apollod. 3 13 8 et schol. Pl. Lg. 931
b. Notons que la concubine d'Amyntor s'appelle Klutia ou Phthia, deux noms significatifs.
7. Il n'implique pas la bénédiction d'un dieu contrairement à la définition juive ou chré-
tienne où l'homme et la femme sont offerts l'un à l'autre par Dieu et où l'homme et la femme
ne sauraient défaire ou trahir ce que Dieu a uni (cf. Genèse, 2 22; Livre de Tobie, 7 12;
Proverbes, 18 22 et 19 14, etc.) Remarquons que cette conception du mariage n'était pas en
contradiction avec certaines formes de polygamie.
8. Cf. le cas de Pénélope : en l'ab6ence d'Ulysse, 88 maison reste vide.
9. Le cas du mariage en bru est ici significatif. Dans le cas particulier où un père a une
fille mais point de fils, il peut transmettre ses biens, son pouvoir et 88 terre, à un gendre qui
deviendra, non pas son fils symbolique, mais son frère. On n'a que deux exemples de ce type
de mariage dans la poésie homérique: le cas de Bellérophon (R. VI 155-221) et la proposi-
tion faite par Alcinoos à Ulysse (Od. VII 312-3). Dans ce cas encore, la femme est là pour
aider le yÉvoç masculin.
revanche, l'homme est libre de s'unir à d'autres femmes, à cette seule condition
qu'elles ne soient pas les épouses légitimes d'un autre homme. Dans la société
homérique, il n'y a adultère que du point de vue de la femme 1°. Mais il y a plus,
l'homme marié n'est pas seulement libre de s'unir à une autre femme, il a aussi
le droit de la conduire dans sa maison pour l'y faire vivre auprès de lui et pour
avoir d'elle des enfants.
Si la fidélité est pour l'épouse une obligation, le respect de cette obligation
ne constitue pour elle aucune garantie. Dans ce qu'il peut avoir d'officie~ le
statut d'épouse légitime ne garantit pas à une femme de demeurer constam-
ment la favorite de son époux. Qu'elle lui ait ou non donné des enfants, elle
peut être à tout moment répudiée ou négligée au profit d'une autre femme dont
le statut social peut être inférieur au sien. Prenons l'exemple des captives de
guerre. Au premier chant de l'lliade, Agamemnon déclare qu'il s'est épris de la
fille de Chrysès et qu'il la préfère à Clytemnestre, son épouse légitime (ll. 1
113). Il dit qu'il la conduira dans sa maison et qu'elle y restera jusqu'à ses vieux
jours, ~nt et partageant sa couche 11 . Que recouvre cette promesse ? La fille
de Chrysès pourra-t-elle être auprès du roi autre chose qu'une esclave favori-
te ? Pour en faire une épouse légitime, une alokhos kouridiê, il conviendrait
qu'Agamemnon la reçoive des mains de Chrysès, ce qui semble hors de ques-
tion. Mais on a, au moins, un contre-exemple. Comme la fille de Chrysès,
Briséis aussi n'est qu'une captive de guerre ; or, Achille n'exclut pas d'en faire
son épouse légitime, même si, dans ce cas aussi, il est hors de question qu'il la
reçoive de la main de son père 12• Prenons, encore, le cas de Priam qui loge dans
son palais non seulement ses fils et ses filles mais encore les différentes mères
de tous ses enfants. Hécube occupe bien parmi celles-ci une position premiè-
re : on la considère comme l'épouse du roi 13 ; elle est celle qui lui a donné le
fils qui lui succédera, Hector. Mais à quel point les autres femmes de Priam
sont-elles subordonnées à Hécube et doivent-elles être considérées comme de
simples concubines? De Castianire, il est dit qu'elle a été épousée (om>loµn"l)
par Priam. De, Laothoè, fille d'un roi, Priam dit, lui-même, qu'elle est la plus
noble des femmes (x:pEiouoa yuvatx:&v) 14. On peut imaginer, sur le modèle des
mariages de tyran, qu'elle a été cédée par son père à Priam pour nouer une
alliance entre les deux maisons, mais on peut aussi imaginer qu'elle a été enle-
vée par le roi Troyen lors d'un pillage 15. S'il est possible de distinguer entre une
10. Cest également le cas chez les dieux. Cr. l'analyse de Cohen 1991, 140 ss.
11. ll. l 113 et 29-30.
12. ll. XIX 291 88.
13. Selon une légende rapportée par Apollod. 3 12 4, Hécube serait la deuxième épou-
se de Priam.
14. On ne saurait exclure, comme le fait Vernant 197-1, 66, qu'elle puisse être cependant
une concubine.
conjointe épousée selon les modalités de la dot et une autre achetée ou obte-
nue comme captive de guerre, il apparaît aussi que cette distinction n'a pas,
pour la femme, de valeur «légale•: rien n'empêche un héros de préférer sa
concubine à la conjointe épousée.
Il ne semble pas qu'il faille donner au terme de pallakis ou de pallakê une
connotation négative. D'après le DELG, la racine de ce mot est liée à l'idée de
« jeunesse ,.16 et l'on peut remarquer que les deux occurrences homériques de
ce terme peuvent fort bien être rendues par la traduction de « jeune fille ,.17 _
Dans le monde homérique, la pallakê est d'abord une« jeune femme•, dont la
condition sociale importe moins qu'on pourrait le croire. Esclave ou captive de
guerre, le fait d'être reçue dans la maison (oî,roç) pour y partager le lit du chef
de famille suffit à lui conférer un statut qui peut faire d'elle une rivale directe
de la première épouselB.
Faut-il admettre que la société homérique acceptait la polygamie? Le mot
semble lourd et ce serait oublier que les plus grands héros sopt, dans l'ensemble,
les époux d'une seule femme. On a plutôt affaire à une société qui tend à privilé-
gier la monogamie mais en reconnaissant la possibilité de la polygamie. Il n'est pas
facile d'expliquer ce système qui accepte deux conceptions opposées de la famil-
le. Il n'est pas sûr qu'il faille recourir à l'argument de l'évolution pour voir dans
cet état de fait une étape intermédiaire dans le dieminement qui conduirait de la
polygamie à la monogamie 19. Il faut plutôt considérer que ce système mixte avait
un avantage fonctionnel et qu'il s'est imposé ou maintenu pour cette raison. Cette
absence d'une distinction claire entre épouse et concubine nous conduit au pro-
blème, plus délicat, du statut des enfants et surtout des fils. Le droit d'aînesse n'a
dans la société homérique qu'une valeur relative.
15. Voir aU88i le cas de Castianire qui vient d'Esyrne et que Priam a •épousée•,
07t'UU>µMl (R. VIII 302).
16. DELG, s.v. Jtall.alCll.
17. n. IX 449 ; 452 ; Od. XIV 203.Dans l'Odyssée, la seule • pallaké • dont il soit ques-
tion est une esclave évoquée par Ulysse. On opposera la terminologie de l'achat el celle du
don. Cf. aU88i Hdt. l 135.
18. Cantarella 1979, 175: • L'uomo ornerico, corne risulta ampiamente dalle fonti, aveva
spesso una concubina (Jtall.aidç) : e, spesso, da questa concubina o da altre donne (anche
schiave) aveva figli che, pur essendo vô8oi (spuri), non erano discriminati, rispetto a quelli
legittimi ("fVll(nOi), corne nel successivo diritto classico •.
19. Suggestion faite par Leduc 1991.
aimer comme ses autres fils25. Il y a ici une légitimité du nothos qu'on oppose-
ra à l'illégitimité de l'enfant qu'aucun père ne voudrait reconnaître.
Significativement, la poésie homérique ne connaît aucun exemple d'un enfant
né d'une femme adultère ; dans le monde des héros, les femmes épousées ne
donnent d'enfants qu'à l'homme dont elles dépendent La poésie du kleos ne
saurait se souvenir d'enfants sans père26.
Ces remarques sont pleines de sens : dans une poésie qui va des pères aux
fils, il n'y a rien à dire d'un enfant qui ne connaîtrait pas le nom de son père.
En revanche, le nothos a, dans cette poésie, toute sa place. Il est vrai que, d'une
façon générale, ce descendant indirect compte moins que le descendant direct.
Lorsqu'au chant XI, Agamemnon donne la mort à deux fils de Priam, qui se
trouvent sur un même char, il apparaît que le nothos est le cocher du fils légi-
time27. Mais les exemples abondent qui disent l'intérêt porté par un père à ses
descendants indirects. Au chant XIV de l'Odyssée, alors qu'il est, une fois enco-
re, en train de s'inventer une identité, Ulysse explique à Eumée que, s'il a pour
mère une concubine achetée, il n'en a pas moins été traité par son père à l'égal
des fils légitimes (taov i8cxyEvÉrom). Au chant V de l'Iliade, on voit la divine
Théanô élever avec grand soin les enfants que son époux Anténor a eus d'une
autre femme : elle le fait par amour pour son époux (xaplÇoµÉvn 1t00EÏ q>), ce
qui laisse supposer qu'Anténor tenait à ce nothos autant qu'à ses autres fils28.
25. On a ici l'exemple de Pédée (Il. V 70), bâtard d'Anténor que sa femme, la divine
Théanô, éleva comme ses propres enfants., pour plaire à son époux. Sur Théanô, prêtresse
d'Athéna. voir aU88i ll. VI 298 et XI 224.
26. Il y a donc une totale différence entre les enfants qu'une femme a hors mariage et
les enfanta qu'un homme a hors mariage. Quant à l'enfant qui pourrait naître d'une fille
mère, il est qualifié, non pas de v69oc;. mais de ,axp8Évwç. Dans les poèmes homériques. le
mot est employé pour désigner l'enfant donné par un dieu à une jeune fille non mariée. On
ne rencontre, en revanche, aucun exemple de nap8Évwç dont le géniteur serait un homme
mortel.
27. ll. XI 102 : les noms de ces deux fils sont intére!l8aJlts : 1806 (désignant le bâtard) et
Antiphos (le fils légitime). Voir auMi le cas de Cébrion ll. XVI 738 ; de même, du côté grec.
Teucros et Médon sont subordonnés à leur frère. Voir surtout ll. VI 24 où Boucolion, fils aîné
de Laomédon mais 0'1COtlOÇ, est écarté du pouvoir. Sur la fonction de cocher occupée par un
membre du -yivoç, cf. Trypanis 1963 et Krischer 1994, 153-155 et infra § 5.2.4.
28. ll. V 70.
29. On cite un Phœnix de Sophocle (Soph. fr. 718-720 Pearson), d'autres d'ion (TGF'2.
739-741) ainsi que d'Astydamas le Jeune (ibid. m).
30. Evoquant l'enfance d'Achille et résumant l'histoire de Phoinix, la Bibliothèque
d'Apollodore s'écarte de la version iliadique pour suivre, vraisemblablement, la version don-
née dans une tragédie d'Euripide. Pour le Phœnix d'Euripide, cf. Eur. fr. 804-818 et 813a =
adesp. 515. Voir aussi les fragments très mutilés de l'hypathésis et du premier vers donnés
par le P. Oxy. 2455, fr. 14, col. XVII. On utilise, pour reconstruire le drame d'Euripide, l'in-
dication donnée par Ar. Ach. 421. Pour cette reconstruction, voir surtout Jouan 1966, 60.
31. Apollod. 3 13 8; schol. bT ll. IX 453; Eust. ll. IX 448-452 [762 42 ss. van der Valk] ;
AP 3, 3; Suda, s.v. 'Avayupamoç et Évaut1v Adler; Pl. Lg. 931b et schol. ad loc; Lye. Alex.
422 et schol. Lye. Alex. ad loc. .
32. Voir Soph. fr. 704 et 705 Pearson; Orph. Arg. 672-3 ; Apollod. l 9 21 ; 3 15 2-3;
schol. Soph. Ant. 981 ; schol. Ap. Rh. I 21 lc; Ov. Ars am. l 339, etc. Pour l'ensemble des
références, cf. Bouvier & Moreau 1983, 10, n. 24.
33. La notice ajoute que Hiéronymos de Rhodes aurait rapproché cette légende de l'in-
trigue du l'Paœnix d'Euripide.
Dans une variante tardive et peu connue de la légende d'Œdipe, le héros, après avoir
épousé 88 mère et avoir eu d'elle deux fils (Etéocle et Polynice), la répudie pour s'unir,
en secondes noces, à Astymédousa. La nouvelle épouse ne tarde pas à calomnier ses
beaux-fils en prétendant qu'ils ont tenté de la violer ; elle convainc Œdipe qui, dans sa
colère, maudit ses fils et les condamne à prendre le pouvoir dans le sang36.
Myénos, fils de Téléstor et d'AJphésibée, est calomnié, auprès de 80D père, par sa belle-
mère qui prétend que le jeune homme a conçu pour elle une passion coupable. Irrité,
Télestor poursuit 80n fils qui s'enfuit dans la montagne et se précipite du haut d'une
falaise37.
Aucun des scénarios n'est parfaitement parallèle aux autres, mais on a affai-
re à un ensemble de légendes relatives à une même thématique, comme Platon
l'avait déjà observé38• Si la bigamie pouvait être acceptée, notamment quand le
premier mariage était resté stérile, il apparaît, d'après les récits examinés,
qu'une nouvelle union est dangereuse quand il y a déjà dans la famille un héri-
tier mâle. Une première conséquence est la rivalité de la première et de la
deuxième épouse (ou concubine). Première et deuxième épouses ont comme
souci commun d'éliminer la descendance de l'autre pour imposer la leur. Dans
34. PaU8. 10 14 1 précise que cette première épouse s'appelait ITpo'ICÀ.t:ia, fille de IO.utioç
et sœur de KaÀiît(l)f), le héros mentionné dans l'Iliade. Notons que la concubine d'Amyntor
s'appelle Klutia ou Phthia, deux noms significatifs. On retrouve le nom de IO.utioc; comme
fils de Phinée dans AP 3, 4.
35. Apollod. EpiJ. 3 23 et ss; Paus. 10 14 l et ss; Strabon 13 l 9; Tz. ad Lye. 232 ; schol.
bT n. 1 38 ; Eust. n. 1 38 [33 24-31 van der Valk] ; Diod. Sic. 5 83 ; Sud. s.v. ÎEVWlOÇ av8pco-
1tOÇ Adler; Conon 28 Westermann; voir aU88i Frazer 1921, Il, 193. Notons que Ténès sera,
par la suite, l'une des victimes d'Achille.
36. Eust. n.
IV 376 [484 31 ss. van der Valk] ; sur ce texte, cf. Delcourt 1938, l 00-101.
Le thème de la µtltpuui hostile à ses beaux-fils est connu d'Homère : ll. V 388-390 ; XIII
695-7 ; XV 336.
37. Ps.- Plu. Fluv. 8 3.
38. Pl. Lg. 931b qui regroupe les légendes de Œdipe, Phoinix, Hippolyte. De leur côté,
voulant célébrer la mémoire de leur mère ApoUonis, Eumène Il et Attale Il lui élevèrent
dans 88 ville natale de Cyzique un sanctuaire orné de bas-reliefs évoquant des exemples de
piété filiale : le bas-relief de Phoinix défendant l'honneur de sa mère semble avoir été placé
à côté de celui des enfants de Phinée, eux au88i défendant l'honneur de leur mère.
quelques cas où le conflit dégénère, on les voit attenter directement à la vie des
enfants rivaux. On peut évoquer ici l'intrigue de l'Andromaque d'Euripide.
Captive de guerre, Andromaque devient la concubine de Néoptolème à qui elle
a donné un premier et unique fils. Par la suite, Néoptolème épouse Hermione,
fille de Ménélas. Entre les deux femmes, la différence de statut n'empêche pas
la rivalité; Andromaque craint pour la vie de son fils tandis qu'Hermione l'ac-
cuse de vouloir, par des philtres cachés, la rendre stérile, pour qu'elle devien-
ne ainsi odieuse à son époux39• Un autre cas est intéressant qui nous montre la
tentative meurtrière d'une concubine devenue mère. Athamas, un roi béotien,
fils d'Eole, se marie, une première fois, avec Néphélé qui lui donne deux
enfants, un garçon Phrixos, et une fille Hellé. Ensuite, il s'unit à lno, la fille de
Cadmos. De ce second mariage naissent deux fils, Léarchos et Mélicerte. Malgré
ses deux enfants, [no n'en entreprend pas moins de tuer les enfants du premier
litw. Il apparaît clairement, d'après ces cas, qu'épouses et concubines essaient,
chacune de leur côté, d'imposer leurs enfants; c'est en tant que mère des
enfants favoris qu'une femme était respectée par son époux.
Mais la situation de la deuxième épouse se complique d'une autre donnée.
Plus jeune que son époux, elle appartient à la génération de ses fils. L'équilibre
du gerws est alors menacé par l'attirance que peuvent éprouver, l'un pour
l'autre, seconde épouse et beau-fils. La logique de l'âge voudrait que la concu-
bine revienne non pas au père mais à ses fils. Dans la plupart des récits exa-
minés, la concubine semble exploiter cette situation pour compromettre les
enfants du premier lit Mais son attirance pour eux peut aussi être sincère. C'est
le cas bien connu de Phèdre41 • C'est aussi le cas évoqué par un personnage des
Métamorphoses d'Apulée qui raconte la passion que conçut pour son beau-fils
une femme dévorée par l'amour et prête à tout pour satisfaire son désir. On
retiendra la phrase qu'elle prononce pour attirer dans son lit le jeune fils de
39. Eur. Andr. 33 et 47 ainsi que I Sl ; 205 ; 355. L'ép<>use légitime est celle qui peut se
prévaloir d'enfants.
40. Sur cette légende, particulièrement complexe, cf. Ap<>llod. 1 9 1-2 ; 3 4 3 ; Hyg. Fab.
1-4 ; Astr. 2 20 ; Tz. ad Lye. 22 ; 229 ; Ov. Met. 4 481-542 ; 11 195 ss. ; Paus. l 24 2 ; 44 7 ;
6 21 11 ; 7 3 6 ; 9 23 6 ; 24 l ; 34 5-8 ; schol. Paus. 9 23 6 ; Strab. 9 433 ; schol. A ll. VII
86; Eust. R. VII 86 (667 3-23 van der Valk] ; schol. Ar. Nub. 2Sl; schol. Ap. Rh. 1 763; 3
265 ; Serv. ad Verg. Georg. 1 219 ; Ov. f: 2 628 ss. ; 3 853 ss. ; Diod. Sic. 4 47.
41. La mère d'Hippolyte, l'Amazone Antiopé ou Mélanippé, est morte lorsque Thésée, en
deuxièmes noces, ép<>usa Phèdre. Si elle donne deux enfants à Thésée, Phèdre n'en tombe
pu moins amou~use de son beau-fils qui la repousse d'une manière catégorique. Phèdre
craint alors d'être dénoncée, et p<>ur prévenir toute révélation, elle calomnie son beau-fils
d'avoir voulu la séduire. Thésée prête foi à ces médisances et invoque Poséidon p<>ur appe-
ler sur eon fils la mort. a.
Ap<>llod. Epit. 1 17 ; Eur. Hipp. ; Diod. Sic. 4 62 ; Paus. l 22 l 88. ;
2 32 1-4; achol. 0d. XI 321 ; Tz. ad Lye. 1329; schol. Plat. Lg. 931b. Pour d'autres réfé-
rences, cf. Frazer 1921, Il, 1146-147.
son mari : • C'est parce que je retrouve son image dans tes traits que je t'aime
tout naturellement. -42• Rhétorique de la persuasion amoureuse ou non, le pro-
pos suggère bien que, plus que le père, c'est le fils qui est le partenaire idéal de
la concubine.
On notera que, dans tous ces récits de second mariage, la crise déclenchée
aboutit à un conflit de générations. En prétendant à un second mariage, le père
a ravi à ses fils une femme qui aurait dû être la leur. En s'unissant à une nou-
velle conjointe (qui aurait pu être épousée par l'un de ses fils), le chef de famil-
le court le risque de mettre au monde une nouvelle lignée qui deviendra riva-
le de la première. Il confisque à ses fils le droit de perpétuer le gerws et entre
ainsi en conflit avec eux. Significativement, le conflit de générations n'est dans
aucun cas évité43.
Délaissant l'épouse qui lui a donné un fils légitime, s'unissant à une concu-
bine qui a l'âge de son fils, Amyntor appartient à cette catégorie de pères abu-
sifs qui brouillent l'ordre des générations en confisquant à leurs descendants le
droit de perpétuer directement la lignée. Au lieu de songer au mariage de
Phoinix pour que le gerws soit assuré d'une descendance en ligne droite,
Amyntor prend le risque de laisser la lignée de sa descendance se diviser en une
double branche, devenant ainsi le rival de son fils. Au lieu d'accepter la loi d'un
temps humain qui exige que les fils succèdent aux pères, Amyntor agit comme
si le temps n'avait pas passé. Il faut ici se souvenir de la remarque initiale de
Phoinix quand il précisait que pour ne pas perdre Achille il irait jusqu'à refu-
ser le privilège d'une nouvelle jeunesse. C'est qu'Achille est bien ce fils que
Phoinix a failli ne jamais avoir.
42. Apul. Met. l O 3. Le dénouement sera ici plus complt>xe avec le rebondissement d'un
empoisonnement manqué.
43. Si le corpus est si cohérent, c'est aussi parce que ces légendes, loin de se démoder,
ont parfaitement survécu dans la cité démocratique, notamment à travers la tragédie. Alors
que la loi se garde de légiférer trop précisément sur le statut et les droits de la concubine,
les récits traditionnels permettaient de dénoncer clairement le danger que pouvait repré-
senter l'arrivée d'une nouvelle épouse dans une famille déjà dotée d'un héritier mâle. Qu'il
suffise de citer comment un Platon, toujours attentif au propos des poètes, saura se souvenir
de ces légendes dans sa vaste entreprise d'une législation fictive et idéale: • Lorsqu'une
femme meurt en laissant des enfants, filles ou garçons, la loi que nous instituons conseillera
au mari, mais sans l'y contraindre, d'élever seul les enfants qu'il a, et de ne pas introduire
chez lui une marâtre. Mais dans le cas où le veuf n'a point d'enfants, c'est une nécessité pour
lui de se marier, jusqu'à ce que, dans l'intérêt de sa maison et de l'Etat, il ait eu un nombre
convenables d'enfants• (Pl. Lg. 930b). Remarque suivie par une série de considérations sur
les devoirs réciproques des parents et des enfants et où Platon cite comment Œdipe,
Amyntor, Thésée ont maudit leurs fils. Une chose est, ici, frappante : si la législation sur le
mariage a subi. au cours des siècles, plus d'une modification, si la loi a défini et redéfini les
critères de la citoyenneté, la concubine est restée une figure ambiguë : nécessaire ou dange-
reuse, pratique et problématique.
Il prononça contre moi de violentes imprécations, il invoqua les affreuses Erinyes pour
que jamais il n'eût à asseoir sur ses genoux un fils né de moi ! Et les dieux ont accompli
ses malédictions, l.eus Infernal et la terrible Perséphone. (R. IX 454--457).
Dans une société fondée sur la perpétuation des ancêtres, cette condamna-
tion à la stérilité, prononcée par un père, correspond à une exclusion du genos.
S'il n'est pas directement chassé du territoire familial, comme c'est ordinaire-
ment le cas pour ceux qui ont commis une faute grave à l'encontre d'un paren4
Phoinix est exclu de cet ordre particulier que défini4 au sein du temps en géné-
ral, la succession des générations. Une société doit non seulement baliser son
territoire spatial mais elle doit aussi définir la dimension temporelle dans
laquelle elle s'inscrit. La reconnaissance de différentes classes d'âge, l'attribu-
tion de devoirs distincts selon les périodes de la vie, la définition d'obligations
réciproques entre les différentes générations sont autant de moyens qui per-
mettent de structurer la société en fonction de son développement temporel.
Pour que la société ne se décompose pas en se reproduisan 4 il faut que la rela-
tion entre générations devienne un facteur de cohésion sociale. En privilégiant
la relation père/ fils, la société des héros s'est installée dans un temporalité qui
voit les nouvelles générations masculines reproduire celles des ancêtres. Renié
par son père et interdit de descendance, Phoinix est exclu d'une relation qui,
dans le monde héroïque, est constitutive du temps humain. Dans l'épopée qui
chante l'enchaînement des générations, il devient une figure pour le moins pro-
blématique. Ce n'est peut-être pas une coïncidence si le texte devient à ce
moment-là lui aussi problématique.
Que peut-il en être d'un fils renié par son père dans la tradition épique ?
Je conçus alors de le tuer avec le bronze tranchant mais quelque immortel suspendit ma
colère (7ta\>On' XQÀov) et fit résonner dans mon cœur l'écho de la rumeur populaire
(&)µou[ ...] q,anv) et du lourd blâme des hom111RS (ovdôm 1t0U.' àv6p<mWJV), pour que je
ne reçoive peu, parmi les Achéens, le ,wm de parricide (ci>ç µfl ,urrpoq,ovoç µet' 'Axawimv
mÂ.rolJlllV). (ll. IX 458-461).
Ces quatre vers manquent dans la tradition manuscrite et ils sont unique-
ment rapportés par Plutarque qui accuse Aristarque de les avoir supprimés :
tiqu~ on peut encore se demander si Phoinix peut avoir quelque raison par-
ticulière de craindre une pulsion parricide chez Achille ? Dans le poème qui
doit illustrer le bon enchaînement des générations, rien ne serait plus inaccep-
table qu'un héros menaçant ses ancêtres48.
Maudit par son père, Phoinix choisit de s'exiler, malgré les pressions de cer-
tains parents qui tentent de le retenir. Le destin le conduit alors chez Pélée où
il trouve, plus qu'un simple accueil, le droit d'une place dans la maison de
l'Eacide.
Je m'enfuis loin dam l'Hellade aux larges espaces. j'arrivai dans la fertile Phthie, mère
de troupeaux, chez Pélée. Ce roi me reçut avec bonté el m'aima comme un père aime un
fils qui serai.t l'unique héritier de toute sa fortune (miµ' Ëcpw,a' me; ti tt mtTIP ôv JtalÔa
cplÂilO'!l l µoûvov TI\ÀV'(E'tov 1t0lloimv bd K'trottom). Il me rendit riche et me fit régner
sur des gens nombreux. fhabitais à l'extrémité de la Phthie régnant sur les Dolopes. Et
je t'ai fait tel que tu es Achille semblable aux dieux. Je t'ai aimé (cptÀÉ.coY) de tout mon
cœur ; tu ne voulais pu de la compagnie d'un autre, ni pour aller au banquet ni pour
manger à la maison, pas avant du moins que je ne t'aie OS$ÏS sur~ smoux (')'OUvrom
m9îooa.ç pour te r811888ier, coupant ta viande et portant le vin à ta bouche. Et combien
de fois, à cet âge difficile, recrachant ton vin, tu salis, sur mon poitrail, ma tunique.
Comme je souffrais et comme j'étais en peine en pensant que les dieux ne voulaient pas
que je domae nawanœ à un enfant (o µol OÜ n 8tot yovov tÇE'tM.ElOV I ÈÇ ÈµEÜ). Mais toi,
je t'ai Jai.t mon fils, Achille semblable aux dieux (àll.à <JÈ Jtai6a 8toiç bru:ilŒÂ' 'Axtlliû
11tOlEUJlllv), pour qu'un jour tu écartes de moi l'indigne malheur (iva µoi KOt' èœuœa
Âol"t'()Y aµuvttÇ). Allons Achille dompte ton cœur orgueilleux. (R. IX 478-496).
Accueilli par un Pélée qui lui voue l'amour qu'un père voue à son fils, trou-
vant en Achille le fils qu'il désespérait de ne jamais plus avoir, Phoinix retrou-
ve une place dans cette succession des générations qui rythme le destin de l'es-
pèce humaine. L'expérience de Phoinix est celle d'un héros réintégré dans la
dimension d'un temps humain dont il avait été exclu. Cette expérience, il en a
dit l'acquis au début de sa tirade lorsqu'il déclarait que la jeunesse que les
dieux pourraient proposer à un homme déjà vieux ne saurait être préférée à un
fils. Le discours de Phoinix dit tout ce qu'il y a à dire de la relation qui peut
unir un père à un fils. Sa dernière prière est aussi un avertissement : si Achille
a pu envisager de quitter ses camarades, il ne saurait ignorer l'appel de Phoinix
qui lui parle en sa qualité de père : • Mais toi, je t'ai fait mon fils, Achille sem-
blable aux dieux, pour qu'un jour tu écartes de moi l'indigne malheur•; c'est
là une formule traditionnelle pour dire le devoir filial. Tout le propos de
48. Sur cette thématique importante, voir l'importante étude de Slatkin 1991 ainsi que
Slatkin 1986a.
Phoinix contribue à placer Achille dans la situation d'un fils face à un père, à
lui rappeler les devoirs d'un fils à l'égard des ancêtres.
Repousser l'appel de Phoinix reviendrait à briser une relation qui dans
l'épopée est primordiale. Si Achille peut se mettre en marge de la société et
négliger l'appel de ses camarades, il ne saurait ignorer l'appel d'un père sans
transgresser la définition même de la condition humaine. Le discours de
Phoinix dit la nécessité pour l'homme de rester attaché à la lignée qu'il doit
perpétuer. Rompre avec ses ancêtres, condamner un fils à la stérilité, tuer un
père, sont autant d'actes qui ont en commun d'abolir le fondement même de la
société héroïque. Coupé de l'espèce dont il est un maillon provisoire, l'homme
devient une créature inquiétante, vouée à une solitude totale, seule face à la
mort. Si l'homme est mortel, il peut se consoler de voir, après lui, sa lignée sur-
vivre. La continuité du genos transcende la mort de l'individu, elle lui permet
de survivre à travers ses descendants. En rompant le lien avec ses ancêtres, en
trahissant la loi du genos, un héros détruirait sa propre dimension humaine.
On peut se demander pourquoi Phoinix rappelle tout cela à Achille, pour-
quoi il juge si important d'insister sur cette nécessaire relation des fils aux
ancêtres. On pourrait également s'interroger sur la façon dont la figure de
Phoinix éclipse, dans l'Iliade, celle de Pélée. Mais le plus singulier est que l'his-
toire de Phoinix n'est pas sans rappeler celle de Pélée.
I.:lliade parle peu de Pélée49; mais dans le peu qu'elle nous dit de lui, elle
le présente comme un hôte enclin à accueillir dans sa maison des héros sans
foyer. En plus de Phoinix, on apprend qu'il a accueilli chez lui deux autres exi-
lés : Patrocle, le fidèle ami d'Achille, et Epigée, un héros moins connu, fils
dj\gaclès, qui régnait à Budion. Patrocle fut conduit chez Pélée par son père.
Lors d'une partie de jeu d'osselets, il avait, involontairement, tué le fils
d'Amphidamas et avait été ainsi condamné à l'exil50• Quant à Epigée, • après
49. En ll. VII 124-131, Nestor rappelle comment, lors d'une visite qu'il rendit en Phthie
(probablement lorsqu'il alla chercher Achille pour l'emmener à Troie), Pélée l'interrogea sur
la lignée et la descendance des Achéens qui se battaient à Troie: l'expression qui désigne
l'objet de son souci est intéressante : "fEVEJlV tE toKOv tE (ll. VII 128, cf. aussi XV 141). Dans
le même sens, Ulysse, en ll. IX 252-259, qui rappelle à Achille les paroles que Pélée lui
adressait avant son départ, met dans la bouche du vieillard l'expression iiJ.Lh, vrot Tl6È yÉpov-
u.ç pour désigner les héros Argiens à Troie. Sur Pélée dans l'Iliade, cf. aU88i ll. IX 252-259 ;
394; IX 478-484; XI 767-790; XVI 570-6; XVII 194-197 (à propœ des armes qu'il a
léguées à son fils) ; XIX 387-391 (à propos de la lance que lui donna jadis Chiron) ; XXI 188-
189 (où Achille nomme son père et cite sa généalogie qui remonte à Zeus) ; XXIII 89-90 ;
XXIV 534-542.
50. ll. XXIII 87-88.
avoir tué un cousin (àv~, il vint, en suppliant, chez Pélée et Thétis aux
pieds d'argent; ils l'envoyèrent à Troie aux riches coursiers à la suite d'Achille
le destructeur » 51 • Le passé de Pélée peut expliquer sa propension à accueillir
des héros exilés.
Relégué à l'arrière-plan de l'Iliade, Pélée n'en était pas moins, dans la
mythologie grecque archaïque, un héros de première importance52• Il est
connu pour avoir participé à la chasse de Calydon, au combat des Centaures et
des Lapithes53 ; il a suivi Héraclès dans sa campagne troyenne54; il l'a aidé
dans la conquête de la ceinture de l'Amazone ; enfin, sans être exhaustif, on
peut encore rappeler qu'il a accompagné Jason lors de l'expédition des
Argonautes55• L'idée d'une geste de Pélée antérieure à l'Iliade a été émise56. Si
l'on entend par là qu'il y avait, aux VIIIe et VIIe siècles av. J.-C., des aèdes chan-
tant les aventures de Pélée, l'hypothèse est plus que plausible. Le personnage
semble en tout cas avoir été bien connu dès une haute époque.
Sur le passé de Pélée, l'Iliade dit peu de chœes mais différents indices laissent
comprendre qu'elle connaissait les grandes lignes de la légende du héros. Elle pré-
cise que Pélée et Télamon sont fils d'Eaque, roi d'Egine57, mais elle nous montre
Pélée régnant à Phthie et Télamon à Salamine58. Cette situation implique qu'il y
a eu, dans la lignée des Eacides, une rupture et que Pélée et Télamon ont dû s'exi-
ler ; par ailleurs, au chant XVI (175), on découvre l'existence d'une fille de Pélée,
Polydora: ce qui suppose un mariage antérieur à l'union avec Thétis. Si l'Iliade
ne dit ici rien de plus, différents fragments du Catalogue des femmes, des Chants
Cypriens et de l'Alcméonide permettent de reconstituer l'histoire du héros.
D'un premier mariage avec Endéis, Eaque a eu deux fils, Pélée et T élamoo. Il
s'unit ensuite à une Néréide, Psamathée, qui lui donne un troisième fils, Phôcos59•
Comme dans les autres cas examinés, le dédoublement de la lignée va entrai-
se serait transformée en phoque pour tenter, en vain, d'échapper à l'étreinte d'Eaque. Phôcos
tirerait son nom de cette métamorphose.
60. Apollod. 3 12 6; schol. Eur. Andr. 687; Ant. Lib. 38 l.
61. Paus. 2 29 9.
62. Alonéonide, fr. 1 Kinkel. Pour certains, cet épisode du meurtre de Phôeo8 est un
motif• rajouté •, permettant de résoudre la difficulté poeée par l'origine theesalienne du nom
de Pélée qui semble avoir été tiré du Mont Pélion, au nord d'lolcos, en Thessalie. A l'origi-
ne Pélée aurait été un héros thessalien mais, pour quelque raison, on aurait voulu le ratta-
cher à la lignée d'Eaque. Le meurtre de Phôcos serait ce prétexte qui permettrait de le faire
revenir en Thessalie, cf. Lesky 1937, coll. 274-275. Dans la mesure où l'Iliade fait déjà de
Pélée un fils d'Eaque, le meurtre de Phôcos aurait dû, selon cette thèse, être rajouté à une
époque • préhomérique •. On retiendra simplement que la couleur thessalienne du nom de
Pélée laisse planer un doute sur sa véritable origine. Pindare insiste sur cette piété d'Eaque
qui n'est. toutefois, pas autrement évoquée par la poésie homérique.
63. Dans l'Alonéonide (fr. l Kinkel), Télamon lance le disque et Pélée donne le coup de
hâche. Les rôles sont inversés dans schol. Pi. N. 5 25 Drachmann. Selon ApoUod. 3 12 6,
Phérécyde (480 av. J.-C.) aurait fait de Télamon un ami et non un frère de Pélée : ses parentB
auraient été Actaeus et Glaucé. Frazer pense pouvoir s'appuyer sur ce témoignage pour sup-
poser que, dans une version originale, Pélée était le seul meurtrier de Phôcos.
L'argumentation reste fragile, mais il est, en revanche, vrai que, dans la plupart des versions,
l'initiative du meurtre revient à Pélée : cf. Eur. Andr. 687 et schol. ad loc. ; Paus. 2 29 9 ; X
30 4; Eust. ll. Il 684 (321 1 ss. van der Valk]; schol. A ll. Il 684; Tz. ad Lye. 175; Ov. Met.
266-67. En revanche Ap. Rh. 1 93 et Diod. Sic. IV 72 6 croient. eux, à la version de l'acci-
dent (CX1C0001oc; cpovoc;). L'anecdote semble embarrasser un Pindare soucieux de retrouver
dans Pélée le digne descendant d'Eaque (Pi. N. 5 14-18). Pour le traitement favorable de la
figure de Pélée par Pindare, cf. Duchemin 1955, 170-173 et Méautis 1962, 281-287. Sur le
silence tenu à ce propos dans !'Iphigénie à Aulis, cf. Jouan 1966, 59. Le thème du disque
meurtriP.r est étudié par Moreau 1988 qui cite des parallèles ('Thermios tué par Oxylos,
. Hyacinthe par Apollon, Acrisios par Persée) mais où le meurtre est toujours accidentel. On
mentionnera aussi, pour un rapprochement. Chrysippos tué par ses demi-frères Atrée et
Thyeste ('Thue. I 9) et le meurtre du Cabire par ses frères (Oem. Al. Protr. Il 19 et Finn. Mat.
11 ). Voir aussi Severyns 1928, 234-36 et 252.
64. Remarquons que l'Iliade continue de désigner Pélée et Télamon comme des Eacides,
alors que Phoinix, explicitement désavoué par son père, n'est jamais désigné comme un
Amyntoride. Sur une faute qui condamne un jeune héros à l'exil, thème particulièrement
courrant, cf. Brelich 1958, 69-72 ; voir aussi Phylée, père de Mégès et Médon, etc. Sur le
problème de l'exil dans les poèmes homériques, cf. Schlunk 1976.
65. Le cas d'Alciooos, père de plusieurs fils et prêt à faire d'Ulysse son gendre, est parti-
culier. On notera, cependant, qu'U1ysse est bien, à ce moment là de son voyage, encore coupé
de sa patrie ; seul AJcinOOB a le pouvoir de le faire rapatrier à Ithaque s'il le veuL U1ysse est
donc bien dans la situation d'un héros sans famille. Alcinoos qui a reconnu son excellence
souhaiterait pourtant l'avoir pour gendre. L'hostilité de ses fils à l'égard de l'étranger est ici
significative.
Souillés par le sang qu'ils ont fait couler, Télamon et Pélée quittent Egine.
Télamon va vers Salamine où il est accueilli et adopté par un vieux roi resté
8808 descendant ni héritier67• Pélée s'en va, lui, plus au nord jusqu'à Phthie, en
Thessalie. Là, Eurytion, fils dj\ctor68, l'accueille à sa cour, le purifie de son
crime et lui donne en mariage sa fille Antigone, en lui accordant de surcroit un
tiers de son pays. Toutefois, l'intégration de Pélée dans ce nouveau foyer va être
un double échec. De l'union de Pélée et d'Antigone nait une fille, Polydora,
mais aucun fils69• Et surtou~ le destin va faire de Pélée le meurtrier de son hôte
66. On peut citer le caB d'lobatès, roi de Lycie, qui reçoit diez lui Bellérophon (IL VI
154 88.). D'abord trompé par une lettre mensongère, il tente de mettre à mort son hôte; mais
bientôt, comprenant sa valeur, il n'hésite plus à lui offrir en mariage sa fille tout en lui confé-
rant la moitié des honneurs royaux. Bonne analyse de ce type de mariage chez Leduc 1991,
275 qui n'a toutefois pas relevé le caractère à part de ce type de mariage.
67. Selon Apollod. 3 12, Cychreus serait devenu roi de Salamis après avoir tué un ser-
pent qui ravageait l'île. Sans descendant, Cydireus aurait à sa mort légué son royaume à
Télamon qui aurait ensuite épousé Périboea, la fille d'Alcathée.
68. Selon Diod. Sic. IV 72 6; Eust. n. Il 684 [321 1-2 van der Valk] et Staphylos (schol.
A ll. XVI 175), c'est Actor et non son fils Eurytion qui accueillait Pélée. Tz. ad. Lye. 175 (qui
se réfiire à Phérécyde) et schol. Ar. Nub. J063 ont Eurytos au lieu d'Eurytion. Ant. Lib. 38
fait d'Eurytion le fils d'lros, mais d'après Ap. Rh. 1 72 ; schol. ad Loc. ; Tz. ad Lye. 175 ; schol.
T ll. XXIII 89 ; schol. Aristid. III 463 Dindorf, lros était fils d'Actor. La récurrence de la pré-
sence d'Actor est importante. Dans l'Iliade, Actor est le père de Ménoitios et grand-père de
Patrocle. On peut alors imaginer que Pélée se souvient de cette hospitalité lorsqu'à son tour
il accueille dans son foyer Patrocle.
69. Antigone est le nom donné par Phérécyde (schol. A ll. XVI 175), également men-
tionné par Apollod. 3 13 l. Eust. ll. II 684 [321 5 van der Valk] la nomme Polymèle.
Staphylos, au troisième livre de ses 0roaaÀlm (schol. A R. XVI 175}, l'appelle Eurydice.
70. La présence de Pélée à la masse de C-alydon est attestée sur le vase François (ABV
76, 1) ; pour d'autres références, cf. Lesky 1938, col.m.
Remarquons que le peintre du vase
François accouple les ligures de Méléagre et de Pélée. Une association intéressante pour le
rappromement des légendes d'Amille et de Méléagre.
71. Le nom est alors entendu comme un composé prépositionnel verbal (cf. 'Avriµaxoç).
72. Le nom est alors entendu comme un composé prépositionnel nominal (• prapositio·
nales Rektionscompositum •). Cf. infra § 5.1.
73. Ainsi Jouan 1966, 64 : • ces récits constituaient sans doute, dès l'origine, des dou·
blets, mais ils ont été ensuite cousus l'un à l'autre •.
74. Cm. fr. 211 ; 212b et 213 MW (sur ces fragments, cf. Mardi 1988, 45 ss.); Pherecyd.
FGrH 3 F 62 ; Pi. N. 3 34 ; 4 54 ss. ; 5 25 ss. ; schol. Pi. N. 4 54 et 59 Drammann ; schol.
Ar. Nub. 1063 ; schol. ad Ap. Rh. 1 224 et surtout Apollod. 3 13 2·3.
75. Acaste est aussi connu comme un roi de Phylakè en Thessalie, père de Laodamie qui
devait épouser Protésilas. Dans cette légendt> aussi, Acaste apparait comme un roi soucit>ux de
sa descendance. Il n'a qu'une fille, Laodamie qui a épousé Protésilas; mais avant d'avoir pu
donner un fils à sa jeune épouse, Protésilas a dû partir pour Troie où, premier des Grecs à
mettre pied sur le sol troyen, il a été tué. Connaissant ou devinant le sort de son gendre, Acaste
priait Laodamie d'accepter un autre époux mais la jeune fille restait fidèle à Protésilas. Sur
cette légende, notamment traitée dans une tragédie d'Euripide, cf. Jouan 1966.
76. Pindare la nomme Hippolyté en précisant qu'elle est la fille de Cretheus. Apollodore
la nomme Astydamie. Les deux noms fonctionnent comme des doublets dans schol. Ar. Nub.
1063.
Tl. Ce nom est un composé du verbe 6a~1aco, • dompter, passer sous le joug•, qui s'em-
ploie pour des animaux et pour des peuples que l'on conquiert maie aussi pour la femme que
l'on épouse. Cf., avec a- privatif, l'adjectif ci6t,111toc;. • non marié •, et le terme Mpap signi-
fiant •l'épouse•. Voir les remarques de Sourvinou-lnwood 1988, 176-7 sur l'expression
àypia Mpap tiésignant Antigone.
78. ll. II 742. Voir aussi l'adjectif composé correspondant imt6&xµoç en ll. li 23.
79. ll. V1 l </7. Voir aussi l'adjectif composé correspondant Ào.oOOµa.c; en tEsch. Sept. 343.
80. Sur la calomnie, voir C. Dugas, • Un épisode de l'histoire de Pélée •, Arm. Eph. 92-
93, 1953-54, 176-179. Selon Apollod. 3 13 3, elle aurait envoyé à Antigone une lettre men-
songère annonçant le mariage de Pélée avec la fille d'Acaste. Déçue de se savoir trompée,
Antigone se pend. Cette intrigue pourrait avoir servi à renforcer la relation de deux variantes
initialement distinctes. Voir aussi Cal. fr. 208 MW et Pi. N. 4 54-58.
Astydamie et avoir dépecé son corps. il entre dans la ville en faisant passer son
armée entre les morceaux du corps démemhré81 . Voilà l'étrange fin de cette
« dompteuse de villes• telle que la raconte Apollodore82,
Il y a là un motif bien connu que les historiens des religions ont appelé le
motif de Potiphar. Dans la GenèseM, Putiphar ou Potiphar est cet homme de
confiance du Pharaon qui achète Joseph après qu'il a été trahi par ses frères.
Protégé par Dieu, Joseph apporte la prospérité dans la maison de Potiphar jus-
qu'à ce que la femme de celui-ci entreprenne de le séduire. Comme Joseph
résiste à ses avances, elle le calomnie auprès de son époux et obtient qu'il soit
jeté en prison. Les historiens des religions n'ont pas hésité à rassembler sous
l'étiquette du motif de Potiphar une importante série de légendes, allant des
marâtres calomniant les enfants du premier lit jusqu'à ces femmes infidèles qui
convoitent l'hôte de leur époux85• Mais la cohérence d'un corpus ne saurait être
fondée sur la seule récurrence d'une donnée thématique. Et si l'on veut corn-
81. Le sens de ce geste est difficile à comprendre et mériterait une analyse en soi. On
notera toutefois qu'il peut y avoir un rapport avec le sens du nom d'Astydamie. Sur le
démembrement d'un corps humain comme geste fondateur d'une cité, cf. Lincoln 1986, 42-
43.
82. Impossible de savoir si le mythographe suit ici Phérécyde.
83. Autres thèmes communs aux deux légendes : la purification d'un héros meurtrier, la
scène de chasse.
84. Genèse '5l 36 ; 39 1-20.
85. Dans l'Riade, ils ont retrouvé le motif de Potiphar dans l'histoire de Bellérophon rap-
portée par Glaucos au chant VI. Bellérophon est à Argos, à la cour du roi Prœtos. Si, l'lliade
ne précise malheureusement pas les raisons qui ont conduit Bellérophon chez Prœtos, la
Biblwthèque d'Apollodore (Apollod. 2 3 I) explique, elle, que le héros aurait été reçu et puri-
fié par Prœtos après avoir dû s'exiler d'Ephyre (= Corinthe), sa cité natale, à cause d'un
meurtre qui pourrait être celui de son propre frère. Quoi qu'il en soit de la raison qui a conduit
Bellérophon à Argos, Glaucon explique qu'Antée, la femme de Prœtos, s'éprit de lui: • Elle
avait conçu un désir furieux de s'unir à lui dans des amours furtives; et, comme elle n'arrivait
point à toucher Bellérophon, le brave aux sages pensers, menteusement, elle dit au roi Prœtœ :
• Je te voue à la mort, Prœtos, si tu ne tues Bellérophon, qui voulait s'unir d'amour à moi, mal-
gré moi •. Elle dit et la colère prit le roi à ouïr tel langage. li recula pourtant devant un
meurtre; son cœur y eut scrupule. Mais il envoya Bellérophon en Lycie ... •(Il.VI I6o-66). Le
fait que Prœtœ répugne à tuer Bellérophon - en se contentant de commanditer sa mort par un
parer les marâtres amoureuses de leurs beaux-fils aux épouses éprises de leurs
hôtes, il convient de rechercher ce qui peut pousser ces deux catégories de
femmes à agir de la même manière.
Précisons le statut de Pélée chez Acaste. Exilé, coupé de la maison de ses
pères, Pélée n'est pas un simple voyageur qui demande un hébergement pro-
visoire; il est un héros en quête de foyer. Dans ces conditions, l'accueil qu'il
reçoit chez un hôte qui le purifie de son crime correspond à une forme d'adop-
tion. Dans l'épisode précédent - qui pourrait bien constituer un doublet de
celui-ci - le héros était non seulement accueilli mais intégré dans la maison
d'Eurytion dont il devenait le gendre. On peut également citer les exemples de
Phoinix qui, accueilli chez Pélée, est traité comme un fils ou de Télamon qui
devient, lui, le successeur et l'héritier de l'hôte qui l'a accueilli. Banni de chez
lui, le jeune héros devient dans le foyer qui le reçoit un éventuel héritier. Ce
statut de fils potentiel constitue une menace évidente pour une épouse qui
serait restée jusque-là sans enfant mâle. Pour elle, il s'agit alors de neutraliser
l'étranger, et le mieux qu'elle puisse faire est de le séduire pour en faire un rival
de son époux.
A F.gine chez son père, à Phthie chez Eurytion et à lolcos chez Acaste, Pélée
est à chaque fois victime d'un destin qui le coupe du genos auquel il était atta-
ché. Par ailleurs, son destin n'est pas sans rappeler celui de Phoinix : à F.gine,
il est ce descendant du premier lit qui n'accepte pas d'être dépassé par un
demi-frère ; à lolcos, il est calomnié par une épouse qui craint de trouver en
lui un rival de ses propres fils. Chassés du foyer paternel, condamnés à ne pas
avoir d'enfant ou incapables de trouver refuge dans un nouveau genos, Phoinix
et Pélée ont en commun d'être exclus d'une société qui veut que les fils succè-
dent aux pères86• Dans ce qu'elles ont de parallèle, ces deux destinées étaient
faites pour se retrouver.
Si l'lliade fait quelques allusions à ce passé de Pélée87, elle évoque surtout
courrier secret - semble bien confirmer que le jeune héros était l'hôte du roi ; par ailleurs,
pour qu'Antée, tenue comme toutes les femmes de rester à l'intérieur de la maison, puisse
s'éprendre de Bellérophon, il faut nécessairement que celui-ci réside chez Prœtos. CT. main-
tenant Calame 2000, 71-93.
86. Certains sont allés jusqu'à supposer que le personnage de Phoinix avait été conçu
d'après le modèle de Pélée. Il apparait qu'en rappelant son histoire, Phoinix évoque l'in-
quiétude d'un homme interdit de paternité, une inquiétude que Pélée connut avant de deve-
nir, par la faveur des dieux, l'époux de Thétis. Si l'lliade révèle peu de chose de la vie et du
passé de Pélée, elle laisse à Phoinix le droit d'être plus suggestif. A sa manière, l'histoire de
Phoinix évoque celle de Pélée, mieux encore elle exagère ce que put être l'inquiétude d'un
homme privé de père et de fils, exclu de tout yivoç.
frl. Les allusions les plus évidentes sont l'évocation du personnage de Polydora, désignée
comme fille de Pélée (ll. XVI 173-178), et l'allusion au centaure Chiron qui lui offrit notam-
ment sa lance de frêne (ll. XVI 141-144) ; sur cette lance, cf. Shannon 1975, 31-86.
sa situation particulière de mortel qui s'est uni à une immortelle88. Après ses
épreuves, Pélée reçut de 7.eus le droit de pouvoir s'unir à la déesse Thétis. Un
privilège dont l'Iliade n'ignorait pas la motivation particulière: une prédiction
de Thémis annonçait que le fils de Thétis serait supérieur à son père. Dès qu'ils
connurent cette prophétie, 7.eus et son rival, Poséidon, renoncèrent l'un et
l'autre à la déesse, craignant d'engendrer un fils qui les dépasserait et qui les
dépossèderait de leur pouvoir89. Pour éviter le renversement de l'ordre divin,
les dieux décidèrent alors d'unir Thétis à un mortel et le choix se porta sur
Pélée, qui, encore privé d'un fils humain, allait ainsi pouvoir devenir le père
d'un fils plus puissant que lui, né d'une déesse. Les échecs de Pélée à fonder
une lignée dans le monde des mortels sont compensés par l'enfant qui naît de
son union avec une déesse. Temps des hommes et temps des dieux se trouvent
ici confondus. Rétabli à la tête d'un genos, Pélée s'installe à Phthie où Thétis
ne tarde pas à l'abandonner. Marqué par son expérience, le héros devient alors
l'hôte généreux que l'on sait. Ainsi le voit-on accueillir dans sa maison ceux qui
comme lui se sont retrouvés privés de foyer. Ainsi Phoinix se souvient-il : • Ce
roi me reçut avec bonté et m'aima comme un père aime un fils qui serait
l'unique héritier de toute sa fortune• (ll. IX 480-482). Mieux encore, Phoinix
trouve en Adiille un enfant qu'il peut aimer comme son propre fils. Achille
apparaît ainsi comme ce fils offert à des héros qui pouvaient craindre de rester
sans descendant, un fils idéal puisqu'il est voué à dépasser son père.
En évoquant sa propre histoire qui rejoint celle de Pélée, Phoinix n'est pas
sans rappeler à Achille tout ce qu'il peut représenter à ses propres yeux et à
ceux de son père. Mais on peut se demander pourquoi le héros insiste tant sur
ce thème de la relation père-fils à ce moment-là de l'lüade. Pourquoi le vieux
précepteur s'enorgueillit-il encore de rappeler comment jadis il sut, lui-même,
calmer sa colère contre un père qui fut pourtant injuste envers lui ? Pélée et
Phoinix ont-ils quelques raisons de craindre que la colère d'Achille ne se
retourne contre eux? Avant d'aller plus loin, il importe ici d'ouvrir une paren-
thèse pour regarder ce qu'il peut en être dans l'épopée d'un héros qui aurait
pu être plus puissant que 7.eus, si une prophétie n'avait pas trahi le secret de
'
sa mere.
88. Malgré R. XVI 573-576 qui suggère que Pélée et Thétis auraient vécu ensemble à
Phthie. D'après Aristarque, Thétis serait restée avec Pélée jmqu'à ce qu'Achille atteigne la
maturité.
89. Sur cette tradition, cf. Pi. /. 8 28-48; N. 5 35-37; Jf.sch. Pr. 904 ss. ; Apollod. 3 13
15; Ap. Rh. IV 790-99. Cf. F. Jouan, REG 69, 1956, 292-2Cl7, A. Lesky, • Pcleus und Thetis
im frühen Epoe ., S/FC 27-28, 1956, 216-226.
90. Il est vrai que l'on rencontre dans !'Ecriture l'expression• frère •ou• sœur • de Jésus
(Evangile de Matthieu, 12 46-47; 13 55-56; Evangile de Marc, 3 31-32; 6 3; Evangile de
Luc, 8 19-20; Evangile de Jean, 2 12, etc.). Si certains comme le Milanais Helvétius ont émis
l'hypothèse que Marie avait pu avoir d'autres enfants après la naissance de Jésus, les com-
mentateurs, dès l'Antiquité, font remarquer que le vocabulaire de la parenté confondaient
volontiers les catégories de • frère • et de • cousin •. Défendue par Origène, l'hypothèse a été
faite qu'il pourrait s'agir de demi-frères, nés d'un premier mariage de Josèphe. Voir mainte-
nant, Borgeaud 1996, 168-183.
91. Xenoph. A 28 3 11.
92. Xenoph. 8 24.
Dans la dernière partie de son discours, après avoir décrit comment Erreur
et les Prières s'emploient à persécuter l'homme au cœur impitoyable, Phoinix
invite Achille à accepter l'offre d'Agamemnon : les dons que le roi achéen pro-
pose sont importants, il en promet d'autres, et les ambassadeurs choisis pour
cette requête comptent parmi ses plllil chers compagnons. Jusqu'ici la colère du
héros n'était pas autrement condamnable (OÜ t\ Vf'flf'O'<JTl'tOV, IX 523) ; mais son
obstination le deviendrait, poursuit Phoinix, s'il devait s'entêter à tout refuser.
Ne méprise pas leur propos et leur démarche. Jusqu'à présent, ta colère n'a rien eu de
condamnable (vt:µE.001ltov). C'est là ce qlU! now enseignent les hauts /ails des héros d'au-
trefois (OÜ-Cco ml tÔ'N 1tpéo0E:v ~ wa. àv6prov I Tlp<OOJY) : lorsqu'une colère vio-
lente saisissait l'un d'eux, il restait sensible aux dons et accessible aux propos. Je me sou-
viens d'un fait, point récent mais d'il y a longtemps (µÉµVT)µa1 té& lpyov È:'fO) JtaÂ.a1 oü n
vrov yt:) ;je veux à vow tow, qui êtes ami.s, le rac,,onter (Èv 6'uµîv Èpfu>1tCXVtEOm cpv..o1m).
Les Courètes et les Etoliens à l'âme guerrière combattaient [ ... ] (R. IX 522-529).
est le seul héros de l'Riade que l'on voie s'adonner au chant mais rien ne nous
est dit sur le contenu de son chant On ne sait pas quel épisode ni quel exploit
il se plaît à rappeler. On ignore ce qu'il retient du passé. L'aède précise seule-
ment que le héros a pris cette lyre • parmi les dépouilles le jour où il ravagea
la ville d'Eétion • (R. IX 188). La précision suppose la fuite ou la mort d'un
aède qui a dû abandonner sa lyre. L'image devient alors ambiguë : elle est
autant celle d'un héros qui s'essaie à la musique que celle d'un guerrier qui a
pu mettre à mort un aède. Quant à Patrocle, seul (oîoc;) à écouter Achille (alors
que plusieurs Myrmidons sont auprès des nefs d'Achille), plus que son plaisir
d'auditeur, l'Riade rappelle qu'il attend, en silence, le moment où l'Eacide ces-
sera de chanter. On se gardera d'idéaliser trop vite cette image d'Achille musi-
cien. Quel qu'il ait pu être, son chant ne semble pas avoir été un remède contre
la colère. Sans doute célébrait-il des exploits très différents de ceux que
Phoinix entend maintenant lui rappeler.
Si l'Riade ne juge pas nécessaire de rapporter ou de résumer le chant
d'Achille, elle nous rapporte, en revanche, la geste évoquée par Phoinix. Le
vieux précepteur n'est pas un aède, il ne tient pas la cithare, mais son récit n'en
renvoie pas moins à la geste des héros. Il offre une occasion unique de vérifier
quelles pouvaient être, dans le monde héroïque, la fonction et la valeur de
l'histoire des héros. Au cœur de l'lliade, le récit de Phoinix offre à la poésie
héroïque et à la tradition épique une possibilité de justification. Mieux encore,
il apparaît que l'histoire de Phoinix est, au cœur du poème, une véritable petite-
Riade. Comme si Phoinix voulait placer Achille face à lui-même et lui faire
entendre l'écho de sa propre histoire. Ce sera l'ultime tentative de Phoinix pour
convaincre Achille, la plus significative, la plus importante parce qu'elle
engage le sens et la valeur de la poésie. Il y va ici du sens de la poésie tra-
ditionnelle.
Le haut fait rappelé par Phoinix est l'histoire de Méléagre. Telle que le
vieux précepteur la raconte, la geste de Méléagre renvoie singulièrement à la
situation d'Achille et des Achéens à ce moment-là de l'Iliade. Malgré plusieurs
difficultés importantes, les grandes lignes du discours de Phoinix se laissent
facilement résumer. Dans la guerre qui oppose les Etoliens aux Courètes,
Méléagre pourrait, s'il le voulait, donner la victoire aux siens. Mais le héros s'est
retranché dans son palais, en proie à une colère inflexible, insensible aux
prières et aux supplications des siens, indifférent à leurs cadeaux. Voilà pour les
grandes lignes de ce récit, mais il importe d'en reprendre le détail pour exami-
ner différents déplacements.
La guerre entre Etoliens et Courètes renvoie bien sûr à la guerre entre
Achéens et Troyens. Les Etoliens (parmi lesquels se trouvent Méléagre) défen-
dent leur cité (Calydon) tandis que les Courètes les assiègent (R. IX 529-530).
On pourrait penser que la situation des Etoliens correspond à celle des Troyens,
mais il faut garder à l'esprit qu'au moment où Phoinix parle, ce sont les
Achéens qui, retranchés dans leur camp, se trouvent dans la position d'assiégés.
Quant à la cause de ce conflit, elle rappelle, non pas la cause de la guerre de
Troie, mais celle de la dispute entre Achille et Agamemnon. Il y a ici un pre-
mier défaut de symétrie entre le récit de Phoinix et l'Iliade. Œnée9S qui règne
sur Calydon (et en qui on peut reconnaître un double d'Agamemnon) a com-
mis une faute à l'égard de la déesse Artémis; tout comme Agamemnon a com-
mis une faute à l'égard d'Apollon, double masculin d'Artémis. La déesse se
venge en excitant un sanglier qui vient ruiner les vignobles d'Œnée, et Phoinix
précise que c'est un vrai fléau. (mmv) pour les Etoliens (R. IX 533); dans
l'Iliade, Apollon se venge en décimant les Achéens de ses traits. Face au fléau,
Œnée ne semble pas réagir (sa passivité rappelle celle dj\gamemnon au chant
1) et c'est son fils, Méléagre (double d'Achille), qui prend l'initiative de convo-
quer tous les chasseurs de la région. La fameuse chasse de Calydon est ainsi
ouverte. La bête est finalement tuée par Méléagre mais le partage de la
dépouille suscite une violente querelle entre Etoliens et Courètes96• Dans
l'Riade, l'intervention d'Achille aboutit à une querelle relative au partage du
butin de guerre. Dans le monde héroïque, chasse et guerre se concluent par le
partage du butin qui permet de vérifier et de confirmer la hiérarchie sociale du
groupe. A chacun revient une part proportionnelle à son rang et à sa valeur.
Dans l'Iliade, Achille ne se voit pas octroyer la part et la place qu'il réclame;
c'est l'origine de la querelle qui l'oppose à Agamemnon. On peut imaginer que
Méléagre, qui a abattu le sanglier, a été lésé dans le partage mais, quoi qu'il en
soit de ce partage, il aboutit non pas à une querelle entre Méléagre et Œnée
mais à une guerre entre les Etoliens et les Courètes (qui s'étaient unis dans la
chasse). Sur ce point, le récit de Phoinix s'écarte de l'Iliade.
Tant que Méléagre cher à Arès combattait, les choses allaient mal pour les Courètes. [ ...]
Mais un jour la colère (xoÀ.oç) -qui gonfle même dans la poitrine des plus sages- péné-
tra Méléagre ; le cœur courroucé contre sa mère, Althée, il restait étendu auprès de son
épouse légitime (µV'fl(J'tji à¼cp), Cléopatra, fille de Marpe888., l'Evénienne aux belles che-
villes, et d'ldès qui fut le plus puissant des hommes de son tempe [ ...] Donc, près de
celle-ci [Cléopatra], Méléagre restait étendu, bouillonnant d'une colère douloureuse. Il
était en colère à cause des malédictions proférées par sa mère (èç àpécov µfl'tpoç) ; affli-
gée par le meurtre de son frère, celle-ci suppliait les dieux. frappait la terre nourricière
de ses mains, invoquant Hadès et la féroce Perséphone, étendue de tout son long à terre,
dans ses voiles trempés de pleurs, et leur demandant de donner la mort à son fils. Et
l'Erinye au cœur impitoyable, qui marche dans la brume, du fond de l'Erè.be, entendit
sa voix. (R. IX 550-551 ; 553-559 ; 565-572).
Comme l'ont relevé les critiques, le texte est ici quelque peu elliptique. On
devine un travail de remaniement. Toutefois, d'autres évocations de ce
•mythe•, notamment une ode de Bacchylide (Epin. S)«n, permettent de préci-
ser que c'est sans doute durant la bataille entre Etoliens et Courètes que
Méléagre a dû tuer son (ou ses) oncle(s) maternel(s)98 • Sa mère le maudit pour
ce crime. En colère, le héros se retire dans sa demeure, aux côtés de son épou-
se Cléopatra. Le parallélisme avec l'lliade est ici biaisé : à la colère d'un héros
humilié contre un roi injuste, Phoinix substitue la colère d'un fils meurtrier de
son oncle contre une mère endeuillée. Après avoir mis Achille dans la position
d'un fils face à son père, après lui avoir dit sa propre histoire de fils maudit par
son père, Phoinix évoque maintenant l'histoire d'un héros maudit par sa mère.
Une fois encore, il projette la situation d'Achille dans un contexte de relations
familiales tendues. Après avoir évoqué, avec sa propre histoire, la colère d'un
fils à l'égard d'un père, après avoir mentionné le cas de Méléagre tuant ses
oncles maternels (en général chargés de l'éducation des jeunes hommes),
Phoinix en arrive à la colère du fils contre la mère. Une fois encore, le vieux
précepteur semble craindre un fils qui se retournerait contre ses parents. C'est
une donnée importante sur laquelle il nous faudra revenir, mais pour l'heure
continuons d'écouter le récit de Phoinix.
En l'absence de Méléagre, les Etoliens sont durement éprouvés. Mais le
héros persiste dans sa colère, refusant d'entendre tous ceux qui viennent le
supplier de reprendre le combat, repoussant ambassades et dons :
Déjà, près des portes, s'élève le bruit de la bataille alors que contre les murs les coups
sont portés. Les Anciens d'Etolie supplient Méléagre, envoient chez lui les meilleurs
prêtres pour lui promettre de grands dons et le convaincre de venir à leur secours. Là
où la terre de l'aimable Calydon est la plus riche, ils l'invitaient à choisir un très beau
terrain, cinquante arpents, moitié vignobles, moitié terre à cultiver, à délimiter dans la
plaine. Œnée, le vieux meneur de chars, le suppliait avec force, il allait jusqu'au seuil de
son haut appartement, secouait les portes fermées, suppliant son fi.ls. Avec force, le sup-
pliaient ses sœurs, sa noble mère. Lui s'obstinait à refuser. Avec force, le suppliaient
encore ses compagnons, ceux qui lui étaient le plus proches et le plus chers. Mais, même
ainsi, ils ne parvenaient pas à persuader son cœur dans sa poitrine, [...]. (R. IX 573-587).
A l'écart des autres, ignorant leurs prières et n'ayant aucune pitié pour leur
sort, donnant libre cours à sa rancune, Méléagre est un Achille d'autrefois. Le
héros de l'lliade est évidemment invité à se reconnaitre dans ce héros de jadis
'l'l. Gentili 1984, 157-160. D'autres variantes spécifient que Méléagre était directement
impliqué dans cette dispute qui l'opposait à ses oncles maternels : il aurait pu les tuer au
moment même du partage ; cf. Renaud 1993, 82.
98. Sur le rôle des oncles maternels dans l'éducation, cf. Bremmer 1983.
qui reste, comme lui, sourd aux requêtes des différentes ambassades. Mais le
récit ne s'arrête pas là. Si Méléagre s'est retiré pour s'isoler dans sa demeure, il
garde, tout de même, auprès de lui son épouse, Oéopatra.
Mais même ainsi ils ne parvenaient pas à persuader son cœur dans sa poitrine. Mais
quand son appartement devint la cible directe des traits et que les Courètes furent mon-
tés sur les remparts, mettant le feu à la ville, alors son épowe (ltapa1CO\TIÇ) à la belle cein-
ture vint, en pleurs, implorer Méléagre. Elle lui énuméra ( ~ ) tous les maux qui
frappent les hommes quand leur cilé tombe (aaru ~ : les guerriers qu'on tue, le feu
qui détruit la cité et les enfants emmenés par des étrangers avec les femmes aux cein-
tures encore bien nouées. Et voilà qu'en entendant ces malheurs, le cœur du héroe
s'émeut, il se lève pour marcher au combat et, sur sa peau, il revêt ses armes resplen-
dissantes. Ainsi, après sa colère (ti;aç cp 9uµq>99), il protégea les Etoliens du jour fatal.
Toutefois. w ne lui donnèrent~ les dons nombreux et précieux (tép 6' OÙ1CÉn 6êopa
tél.roauv 11t0Ua tt mi xapiEVta,), même s'il écarta le malheur (l{'(ll(()V 6' i\µuvt). Toi, ne
te mets pas de telles pensées en tête ; puissent les dieux ne pas te conduire sur cette voie,
mon cher. (Il. IX 587-601).
99. U n'y a pas grand sens à traduire riçaç cp0uµip. IX 598, par• cédant à son impulsion•.
Comme le constate Gri.ffin 1995, 140, l'expression doit être rapprochée de aù œCJiil µqa).rrropt
9uµtp I til;aç èiv6pa q,Ép\O'tov (Il. IX 109-1 JO) et être plutôt rendue, avec idée d'antériorité, par
• après avoir cédé à sa colère • ; cf. aussi IX 496 où Phoinix demandait à Adtille de dompter son
impuWon (Suµov). Il est vrai que la transition avec le vers 599 est un peu sèdte ; de fait, la rai-
son pour laquelle les dons ne sont plus donnés est mal expliquée; mais Phoinix veut d'abord
menacer Adtille de ce qui pourrait arriver s'il persistait dans sa colère.
100. Voir en 1859 déjà P. La Roche,• Die Erzahlung des Phoinix vom Meleagros (ll. IX
529-600). Ein Beitrag zu den homerischen Studien •, Programm des koniglichen Ludwigs-
Gymna&iums zum Sdilwse des Studienjahres 185811859, 1859; G. Finsler, Homer. I. Der
Didaler und seine Web, Leipzig - Berlin, 1924, 41 : • Ohne den Zorn des Meleagros giibe es
keinen Zorn des Achilleus und keineo Versuch den Zümenden Umzustimmen •. Thèse déve-
loppée par E. Howald, • Meleager und Achilles •, RhM 73, 1924, 402-425 et Id., 1946, 118-
143.
101. C. Robert, Die griedwche Heldensage, vol. 1, Berlin, 1918, 91 ainsi que E. Bethe,
• llûu und Meleager •, RhM 74, 1925, 11. La thèse de Bethe ne manque pas de finesse.
Wilamowitz qui avait d'abord soutenu la thèse de la priorité de l'Iliade se rallia ensuite, avec
une certaine réticence, à la thèse de Bethe: cf. Wilamowitz 1916, 335.
102. Le rapport entre Homère et la mythologie est une question difficile. Voir par
exemple, Graf 1987 (1985), 43-59, avec une remarque sur Méléagre à la page 49.
ment abritait les peintures de Polygnote de Thaso~ considéré par les Anciens
comme le plus grand peintre de son époque (Ve siècle) : deux grandes compo-
sitions, représentant l'une La dernière nuit de Troie et l'autre Ulysse évoquant
les morts, l'Iliade et l'Odyssée mises en peinture. Enumérant les héros repré-
sentés sur ces peintures, Pausanias mentionne, situé au-dessus d'Aj~ fils
d'Oilée, Méléagre 103 et il ajoute quelques lignes pour rappeler sa légende, don-
nant de sa mort non moins de trois versions différentes :
A propos de la mort de Méléagre, il est dit dtez Homère que l'Erinye entendit les impré-
cations proférées par Althéia et que Méléagre serait mort pour cette raison. Mais le
poème qu'on appelle Ehées [=Catalogue des femmes] et la Minyade s'entendent sur une
autre version : ces poèmes disent qu'Apollon aurait protégé les Courètes contre les
Etoliens et que Méléagre fut tué par Apollon. L'histoire du tison, comment il fut donné
par les Moires à AJthéia, comment il était fixé que Méléagre vivrait tant que le tison ne
serait pas consumé par le feu, comment il arriva qu 'AJthéia, en colère, jeta le tison dans
le feu, cette histoire, Phrynidtos, le fils de Polyphradmon, fut le premier à la présenter
dans 88 tragédie des Pleuroniennes: •Il n'échappa pas à son destin cruel. la flamme brûla
rapidement et le tison se consuma à cause de 88 mère impitoyable et malfaisante. •
Toutefois, il ne semble pas que Phrynidtos ait traité ce récit comme s'il était son inven-
tion originale mais plutôt qu'il l'a abordé comme un récit déjà répandu dans toute la
Grèce. (Paus. 10 31 3-4).
103. Sur cette peinture, cf. F.S. Kleiner, • The Calydonian HunL A Reconstruction of a
Painting from the Circle of Polygnotoe •, Antike KUJLSt 15, 1972, 7-19.
104. CT. Hainsworth 1993, 138. De même. on peut trouver une allusion à la mort de
Méléagre en ll. Il 642 mais le passage ne précise rien sur les modalités de cette mort.
Mais, à cette faute de mémoire près, Pausanias semble être ici un témoin
fiable. Son jugement sur les Pleuroniennes de Phrynichos peut être étayé. La
version du tison, reprise par le tragédien, racontait qu'à la naissance du héros,
les Moires avaient donné à sa mère, Althée, un tison : le destin prévoyait que
la vie de Méléagre se consumerait en même temps que le tison. Althée se dépê-
cha de le sauver des flammes et de le mettre à l'abri, mais, un jour, prise de
colère contre son fils qui lui avait tué son (ou ses) frère(s), elle le jeta au feu 1°5•
Pausanias a de bonnes raisons de penser qu'à l'époque de Phrynichos, cette
version de la légende était déjà bien répandue ; on la trouve, en effet, longue-
ment évoquée, en 476 av. J.-C., dans l'ode V de Bacchylide 106; elle est aussi
mentionnée dans les Choéphores d'Eschyle en 458 av. J.-C.H17• Avant
Phrynichos, c'est peut-être Stésichore qui a évoqué cette version 108• Par
ailleurs, l'étude de certains rituels liés à Artémis a conduit un historien des reli-
gions comme W. Burkert à penser que le thème du tison était préhomérique 109•
Si Burkert a raison, il apparaît que l'aède homérique ignorait cette variante ou
alors - et c'est une hypothèse plus intéressante - qu'il la connaissait mais qu'il
l'a écartée parce qu'il voulait renforcer le parallélisme avec la situation
d'Achille.
On arrive au même constat si l'on examine l'autre tradition de la légende dont
Pausanias trouve la trace dans le Calalogue des femmes et la Minyade. Par chan-
ce, on a conservé un fragment du Calalogue des femmes qui confirme le témoi-
gnage de Pausanias et qui évoque la mort de Méléagre tué par Apollon''°; une
mort qu'on aurait facilement pu rapprocher de celle d'Achille mais que le Phoinix
de l'Iliade, s'il la connaissait, avait toutes les raisons de taire. Son intention n'étant
pas de prédire la mort d'Achille mais de l'inciter à reprendre un combat pour
gagner une grande gloire. Phoinix avait donc toutes les raisons de s'écarter de la
version rapportée dans les Ehées et dans la Minyade.
105. Voir Phrynichœ, Pleur. fr. 6 S (vers 470 av. J.-C.). Pour la figure de Méléagre dans
la tragédie, cf. aU.88i Soph. fr. 401-6 Radt (ainsi que fr. 830a, 838, 916 et 1111), Eur. fr. 515-
39 Nauck2 ; Antiphon TrGF 55 F lb-2 ; Sosiphanès TrGF 92 F 1 ; TrGF Ad. 625 ; Arist. fb.
13, 1453a 18.
106. Sur le rapport de cette ode avec la version homérique, cf. les remarques de Burnett
1985, 142-144.
107. A. Ch. 602-611.
108. Stesich. fr. 179 (2) PMGF, ainsi que Bremmer 1988, 45.
109. Sur ce point, Pausanias a été suivi par J. Kakridis 1949, 52 ss. qui a tenté de démon-
trer que la version était antérieure à Homère; voir aussi Gentili 1989, 157-160.
110. Hes. Cat. fr. 25 12-13 MW. Pour la Minyade (cf. fr. 5 Kinkel = 5 Bernabé = 3
Davies), Pausanias reste notre unique témoin. Sur cette version du mythe, voir aussi une
série de sarcophages romains du Ille siècle ap. J.-C. mais remontant à des prototypes
attiques, cf. LJMC li 1 : 430, n. 483.
Mais il est une autre transformation qui s'avère beaucoup plus intéressante
pour notre propos. Si l'on regarde du côté de l'iconographie, la figure de
Méléagre apparait sur de nombreux vases des VIe et Ve siècles av. J.-Clll, De sa
geste, une seule scène est représentée, celle de la chasse au sanglier. Les histo-
riens des religions ont rattaché, logiquement, cette chasse à une épreuve d'ini-
tiation. De fait, si l'on excepte la version homérique, Méléagre est, toujours,
présenté comme un jeune homme 11 2• La chasse, on le sait, était par excellence
une activité initiatique 113• Par ailleurs, comme l'a justement relevé Jan
Bremmer, les oncles maternels jouent souvent le rôle d'éducateurs11 4• Leur
présence dans la légende de Méléagre est donc cohérente avec le contexte ini-
tiatique. On peut ajouter ici une remarque sur le nom des Courètes 115 - le texte
ne dit pas si les oncles ont été tués accidentellement ou non, ni non plus s'ils
l l l. Pour les témoignages iconographiques, cf. surtout LI MC, s.v. Mekagros. Signalons
tout de même l'exemple fameux du vase François (ABV 76, l). Sur le vase François, par
exemple, on voit, au premier plan, Pélée et Méléagre qui semblent ficher leurs lances dans
les naseaux du sanglier. Derrière les deux guerriers se trouvent Mélanion et une jeune
femme, Atalante. Sa présence, ignorée dans la version de l'lliade, nous intéresse dans la
mesure où, selon certaines autres variantes (Ap<>Uod. l 8 2), Atalante était la cause de la dis-
pute entre Courètes et Etoliens. La jeune fille aurait participé à la chasse et aurait été la pre-
mière à blesser le monstre. Amoureux d'elle, Méléagre aurait exigé qu'on lui remette la peau
du sanglier mais ses oncles maternels se seraient fermement opposés à l'attribution de cette
récompense. Pris de colère, Méléagre les auraient alors tués, encourant les malédictions de
sa mère. Sur le vase François ainsi que sur le bahut de Cypsélos (Paus. 5 19 1), Atalante par-
ticipe à la chasse de Calydon. Sur l'éventuel présence d'Atalante chez Stésichore (Suotherai
22 l - 1 PMG), cf. M. Croiset qui fait de Stésichore l'inventeur de cette version du tison, voir
au88i Bremmer 1988, 44-45 avec le commentaire de MueUner 1996, 146 n. 32 qui insiste
avec raison sur la p<>lymorphie du mythe dès son origine : • any given myth is multiform
from the beginning, or to put it another way, even the supp<>sed • first version • of a myth,
were it recoverable, would only be one variant among many •.
112. Voir Simonide fr. 564 PMG; Ap. Rh. 1 195 le décrit comme un KoupiÇrov mot que
l'on rapprochera de ICO\)P'lÇ (R. XIX 193).
113. Vidal-Naquet 1983 169-173. On peut citer plusieurs chasses au sanglier qui ont,
clairement, cette valeur initiatique : dans l'Odyssée, Ulysse chassait le sanglier au moment
d'atteindre la puberté, accompagné de ses oncles maternels. Rappelons aussi comment, en
Macédoine, les jeunes gens ne p<>uvaient s'allonger au banquet qu'après avoir tué un san-
glier.
114. Bremmer 1983, 173-186.
115. Phoinix explique qu'Althéia aurait maudit Méléagre à cause du meurtre de ses deux
frères. Le texte ne dit ici rien de plus. Dans son résumé, Ap<>Uodore donne deux versions où
les deux frères d'Althéia auraient été tués au moment du partage ou dans la guerre qui s'en
serait suivie : Ap<>llod. 1 8 2-3.
combattaient du côté des Courètes ou des Etoliens 116• Leur identification a posé
problème et certains ont pensé qu'il pouvait simplement s'agir du pluriel du
terme kourês (jeune guerrier) pour désigner un groupe de jeunes guerriers ou
de maîtres initiateurs 117• La guerre entre Etoliens et Courètes renverrait non
pas au conflit de deux peuples mais à un conflit entre deux groupes sociaux.
Phoinix aurait simplement donné à ce conflit social l'apparence d'une guerre
entre nations pour renforcer le parallélisme avec la guerre opposant Achéens
et Troyens! 18.
Si cette version de la chasse est ancienne, on devine une fois encore que
Phoinix n'avait pas intérêt à la récupérer telle quelle : elle supposait que
Méléagre fût un jeune homme et interdisait la présence à ses côtés de
Cléopatra, son épouse. Or, Phoinix a besoin de ce personnage qu'on ne ren-
contre que dans cette version de la légende et qui semble bien avoir été créé à
dessein. Le personnage de Cléopatra semble bien être une • invention • homé-
rique : le mariage de Méléagre suppose qu'il a quitté le groupe des jeunes gens
et contredi~ par conséquen~ la thématique de l'initiation que l'on peut perce-
voir dans les grandes lignes de la légende 11 9. Si l'on remarque que la version
homérique ignore plusieurs données de la légende de Méléagre présentes dans
les autres variantes (et peu importe ici la date), il apparaît aussi que ces autres
variantes ignorent les données homériques de la légende 120• La probabilité est
alors très grande que l'aède de l'lliade ait fortement remanié la légende de
121. Je reprend ici la suggestion de Nagy 1994 (1979), 137 qui suppose que l'8880Ciation
des termes mmiP et lCÂ.Éoç renvoie à l'idée du lCÂ.Éoç des ancêtres, ce ICÂÉoç que Phoinix
évoque au début de son propos dans la formule t&v xpé,o&v [...] dÉJJ. àv6piiw I T\p<ooJV. Sur
le nom de Cléopatra, cf. infra § 5.1.7.
122. Généralement, à la suite d'Aristarque, on comprend que cette épithète indique une.
ceinture nouée au-dessus des hanches et non sous la gorge, laissant retomber le vêtement en
marquant un pli qui pouvait servir de poche (West S. 1988, 169). Schol. 0d. III 154 relève
que c'est une épithète propre aux • femmes barbares•. Sur la base d'Od. Ill 154, où l'ad-
jectif est employé pour désigner les Troyennes et d'après l'analogie avec l'épithète l}o0i,ICoÀ.-
1tOÇ (aux plis profonds) qui revient trois fois dans l'Iliade pour désigner les femmes de Troie,
on a voulu opposer une manière grecque et une manière orientale de lier les ceintures. La
question pourrait se poser de savoir si Cléopatra pense dans sa description à des femmes bar-
bares.
123. fl. IX 366; XXIII 261.
c une robe de femme dénouée•: pour les Achéens, prendre Troie, c'est c délier
le voile divin de la cité• (Tpoil\Ç iq>à 1CpT16eµva ÂUE1v)(ll. XVI 99-100) 124• C'est
quand le nœud serré (profond) des ceintures cédera, quand les femmes seront
dénudées, que l'horreur de la guerre sera la plus grande. La variation bathw:ô-
nous I eüzônous est suggestive, elle prouve le talent oratoire de Cléopatra, et à
plus forte raison celui de Phoinix qui sait se souvenir de ces nuances.
Aux malheurs de la guerre, aux guerriers tués, aux femmes et aux enfants
emmenés que Cléopatra évoque pour convaincre Méléagre correspondent les
klea des héros d'autrefois que Phoinix évoque pour tenter de convaincre
Achille. Il y a ici un jeu de mise en abîme : dans le répertoire des histoires
ancestrales, Cléopatra est cette figure parfaite qui nous montre comment l'évo-
cation des guerres passées peut servir à ramener un héros à la raison. Cléopatra
est cette figure modèle qui donne un sens à ces exploits ancestraux que son
nom désigne. Si Méléagre devient une figure exemplaire, c'est bien parce que
le propos de Cléopatra l'a convaincu de reprendre les armes pour défendre les
siens. Convaincu par la voix de Oéopatra, Méléagre est un héros qui sait com-
prendre la geste exemplaire des héros, qui sait comprendre la leçon des
c exploits des ancêtres •. Reste à vérifier si, après son refus du compromis juri-
124. Sur cette métaphore, cf. Monsacré 1984, 68-69; Nagler 1974, 44-63 ainsi que
Scully 1990, 33.
125. Quand un héros récite sa généalogie (en remontant en général à guère plus de trois
générations), il veut, avant tout, rappeler le renom et la qualité de ses ancêtres ; qualité et
renom dont il est porteur. Savoir si l'histoire de Méléagre a eu lieu avant ou après l'histoire
de Bellérophon n'a pas de sens pour Phoinix ou pour Glaucon. En revanche, la relation ana-
logique que Phoinix établit entre l'histoire de Méléagre et celle d'Achille est importante : le
p888é est intéressant quand il peut aider à résoudre un problème présent. Les hél"06 agissent
et vivent non pour entrer dans le temps de l'Histoire mais pour devenir des modèles. Sur la
conception du temps dans l'Iliade, cf. Accame 1961 et Andersen 1990.
Remarquons que les histoires des exploits ancestraux n'avaient rien d'abso-
lu et ne contenaien4 en elles-mêmes, aucune vérité particulière ou définitive.
Leur valeur paradigmatique n'est pas liée à une vérité qui leur serait intrin-
sèque. Ce n'est que parce qu'elles sont dites d'une certaine façon, insérées dans
un certain contexte et adaptées à une certaine situation, qu'elles peuvent se
trouver investies d'une valeur exemplaire et fonctionner comme • norme socia-
le•. Une histoire comme celle de Méléagre ne peut s'enrichir d'une valeur
paradigmatique qu'au moment précis de son énonciation, contrairement à un
décret ou à un usage qui représente une norme définitivement fixée. C'est en
cela et pour cela que l'histoire des exploits ancestraux peut remédier à
résoudre un conflit qui ne peut être résolu autrement Face au système fixe des
règles et des normes habituelles, représenté par la themis, l'histoire renommée
des héros d'autrefois ('tÔJv 1tpoo&v [... ] wn. àv6pwv I llp<OOJV) peu4 grâce à sa
possibilité de constante réactualisation, régler un ordre que la norme ne suffit
plus à rétablir. Dans ce qu'ils ont d'exceptionnel, les exploits ancestraux consti-
tuent des références propres à résoudre des situations exceptionnelles. Il y a ici
entre la themis et l'histoire des ancêtres complémentarité : l'une et l'autre
contribuent à régler la vie sociale.
J. Bremmer s'est demandé, dans un article consacré à Méléagre, comment
l'auditoire pouvait accepter la transformation du matériel légendaire (ce qu'il
appelle le • mythe •) sans réagirl26• La question renvoie à la surprise d'un lec-
teur trop habitué à l'idée de textes fixés par l'écriture. Dans une société orale,
les légendes existent comme un savoir souple. Les anciens ne se souciaient pas
de la véracité d'une légende. Ils avaient en tête une histoire qui pouvait être
dite d'une manière ou d'une autre. Entendre l'histoire racontée autrement
n'importait guère si la nouvelle version se révélait plus pertinente. Il n'y avait
aucun contrôle sur l'uniformité de l'histoire. Bien au contraire, la légende ne
pouvait vivre que parce qu'elle se transformait Sur les contradictions internes
au récit de Phoinix, on ne peut rien dire de définitif. Cependant rien n'autori-
se à dire que ces contradictions gênaient l'auditeur. Elles pouvaient tout au
contraire être le signe même que l'histoire vivait en se transformant Le pro-
blème auquel nous sommes confrontés est ailleurs.
Revenons au parallèle que nous avons établi entre la figure de Cléopatra qui
persuade Méléagre grâce à l'évocation des thèmes traditionnels et celle de
Phoini.x qui tente de convaincre Achille en lui rappelant une histoire tradi-
tionnelle. Tout au long du chant IX, les allusions aux exploits ancestraux ne
manquent pas. A l'arrivée des ambassadeurs, nous avions vu Achille, lyre en
main, chanter les exploits des ancêtres à Patrocle (dont le nom est parallèle à
celui de Cléopatra) 127 ; Phoinix, après l'allégorie des prières, annonce qu'il va
dire un épisode de légende ancestrale ; enfin dans l'épisode de la geste de
Méléagre qu'il rappelle, il introduit le personnage de Cléopatra qui, en évo-
quant les thèmes traditionnels de la guerre, réussit à convaincre Méléagre d'ou-
blier sa colère. Dans la version que Phoinix donne de la geste de Méléagre, c'est
grâce à l'évocation des exploits ancestraux que la situation rentre dans l'ordre.
Il est incontestable que le chant IX de l'Iliade entend poser la question du sens
même de la poésie traditionnelle et de la valeur que peut avoir dans la société
la geste des ancêtres.
Toutefois, entre Cléopatra et Phoinix, entre l'histoire de Méléagre et le
chant IX de l'Iliade, il y a une différence fondamentale. Cléopatra réussit là où
Phoinix échoue128. Car Achille refuse catégoriquement le conseil de son vieux
précepteur qui dans les dernières lignes de son propos l'a invité, une fois enco-
re, à accepter les dons et l'honneur que veulent lui rendre les Achéens :
Phoini.x, mon vieux père, rejeton de Zeus 129, quel besoin ai-je de cet honneur? Je tiens
à être honoré par le destin de Zeus qui m'accompagnera près des nefs creuses aU88i long-
temps qu'il y aura un souffle dans ma poitrine et que mes genoux me porteronL Mais je
vais te dire autre chose. Mets-le toi bien en tête : ne cherche pas à secouer mon cœur
avec tes gémissements et tes souffrances pour plaire à l'Atride. D ne faut pas que tu
l'aimes (cplÀŒtv) si tu ne veux pas que je te prenne en haine ( ~ 1 ) alors que je t'ai·
me (cpvJ.ovn). Le bien, c'est qu'avec moi tu te soucies de ceux qui se soucient de moi.
(R. IX 6<17-615).
127. Cf. infra§ 5.1.7 mes remarques sur le nom de Patrocle ainsi que Bader 1969, 25
qui observe que l'inversion des termes peut, dans les noms propres composés, servir à fabri·
quer des féminins : • De ce point de vue on pourrait dire que KÂ.ro7tatP11, qui présente un
ordre des membres inverse de celui de nmpo~ (nmpoKÂoç) est le féminin de ce dernier •.
128. Di.fférence signalée par Furley 1981, 86 et Wolfring 1953, 41-44.
129. Remarquons la manière dont Achille évite de prononcer le patronyme.
passé? Entre Hector et Achille, jamais la différence n'aura été aussi grande
qu'ici ; alors qu'Hector est entièrement motivé par l'idée qu'un jour la tradition
pourrait se souvenir et perpétuer l'histoire de son geste exemplaire, on voit
Achille contester le sens même de cette tradition. Pourquoi l'lüade célèbre-t-
elle un héros qui renie le sens même d'une poésie traditionnelle ? Au terme du
chant IX, on peut s'interroger sur les paroles qu'Achille chantait à l'arrivée des
ambassadeurs. Il n'est pas sûr qu'à ce moment-là son chant perpétuait les
mêmes valeurs que la poésie traditionnelle ou alors elle le faisait de manière
, ,
exageree.
Mais on ne saurait conclure une lecture du chant IX sans revenir sur le per-
sonnage de Cléopatra. Si Cléopatra réussit là où Phoinix échoue, il reste que le
vieux précepteur avait une dernière raison d'insister sur ce personnage au nom
parfaiL On l'a vu, elle incarne doublement la tradition des ancêtres, par son
nom et parce qu'elle convainc Méléagre en lui faisant le récit de gestes guer-
rières. Mais il y a plus. Comme plusieurs homéristes l'ont remarqué, le nom de
Oéopatra est un composé parallèle et symétrique à celui de Patrocle : l'un et
l'autre nom sont formés à partir des termes kleos et palêr 13°. Il y a ici de la part
de Phoinix une allusion à Patrocle. Patrocle est à son tour invité à s'identifier
au personnage de Cléopatra. Si Phoinix échoue, Patrocle est le dernier qui peut
encore intervenir. Mais l'ami d'Achille, celui dont le nom suggère qu'il devrait
faire parler la tradition, va rester silencieux, ignorant l'allusion de Phoinix.
Pour aller de l'avant, il faut maintenant braquer le projecteur sur Patrocle.
Alors même que l'Iliade vient de mettre en scène l'échec de la tradition qu'el-
le véhicule, alors même que le récit des exploits ancestraux semble sans effet,
quel peut être le rôle d'un héros dont le nom dit la geste des ancêtres ?
130. Kakridis 1949, 28 ; Nagy 1994 ( J979), J39-140 ; Bader 1985, 120.
Par définition dans une poésie qui dit le renom des ancêtres, il ne saurait y
avoir de héros sans nom. Des personnages anonymes, l'épopée n'a rien à dire.
Les personnages sans nom sont des personnages sans histoire. Mais le plus sin-
gulier est qu'il y a parfois un lien étroit entre l'histoire des héros et leur nom 1•
Avant d'en venir à Patrocle, arrêtons-nous un instant sur le problème du nom
et de la nomination dans le monde homérique.
Si l'on excepte les dérivés de noms ethniques ou de toponymes et les formes
empruntées à des langues étrangères, les noms de personnes sont, en Grèce
ancienne, dans leur grande majorité, formés à partir de lexèmes empruntés à
la langue commune2 ; qu'il s'agisse de noms composés, de noms simples ou de
noms abrégés3, ils sont, de par leur lien avec la langue commune, riches de pos-
l. Mis à part les exemples que je vais examiner, on peut renvoyer au cas d'Ulysse ; cf.
Salvadore 1987, 15 qui résume : • La vicenda dell'Odisseo omerico mostra appunto corne la
sua denominazione e la sua persona siano intimamente connesse e corne da questa unità sca-
turiscano le peripezie dell'eroe, che possono essere soltanto sue •. Sur le nom d'Ulysse, cf.
infra § 5.1 et Austin 1972.
2. Le plus souvent, il s'agit de noms composés de deux léxèmes empruntés à la langue
commune.
3. Cf. Calame 1986, 154-155. On trouvera quelques remarques d'introduction au pro-
blème des anthroponymes homériques ainsi que quelques indications bibliographiques dans
Wathelet 1988, I, 35 88. Quand Clisthène entreprend de réformer les structures de la socié-
té grecque, il ne manque pas de changer également les règles de la nomination : • En 508,
après avoir supprimé tout préalable timocratique à l'inscription sur les listes civiques en
posant comme seule condition à l'acquisition de la citoyenneté d'être né de père athénien,
Clisthène décida que les citoyens ne seraient désormais désignés que par leur nom propre et
celui de leur dème, c'est-à-dire de la circonscription territoriale dans laquelle ils habitaient •
(Ménager 1980, 153). Sur cette mesure, qui n'a pas été véritablement respectée si l'on exa-
mine les inscriptions du Ve siècle, cf. Arist. Ath. 21 4. Par ailleurs, l'essence du nom propre
sera l'occasion d'un débat entre Platon et Aristote ; voir à ce propos l..oraux P. 1993, 198-
218.
4. On parle aussi de compo~s de • subordination • ou • déterminatifs •. Pour le problè-
me de la nomination de manière plus générale, cf. Oerget 1990.
d'Aphrodite en nous rappelant qu'elle est née de cette écume blanche (aphro-
genea), éjaculée par le sexe émasculé d'Ouranos que Cronos avait jeté à la mer
(Hes. Th. 191-198). Dans un tout autre contexte, Euripide se plaît à associer le
nom de la déesse à celui de la folie : • ce sont leurs passions impures que les
humains appellent Aphrodite et ce nom donné à la déesse commence exacte-
ment comme celui de la• folie,. (aphrosunês) (Eur. Tr. 989-990)5. Moins qu'au
sens précis de tel ou tel nom propre, les poètes grecs semblent s'être intéressés
aux différentes significations qu'il pouvait suggérer'>. C'est un point important
pour comprendre la fonction des anthroponymes dans le monde des héros. Tôt
ou tard, il semble ainsi que tout nom finisse, en poésie, par trouver son sens.
Dans l'Iliade, Sarpédon rappelle à Hector à quel devoir son nom -''EK'trop
(celui qui tient)7- l'attache :
Hector (celui qui tient), où s'en est allée la fougue que tu détenais ? Ne prétends-tu pas
pouvoir tenir la cité, sans allié, seul avec tes frères et tes beaux-frères ? (IL V 472-4).
Le recours aux noms communs pour fabriquer des noms propres a quelque
chose de paradoxal 11 : peut-on désigner une personne d'une manière propre à
partir de mots qui renvoient à des réalités qui lui sont extérieures? Qu'en
serait-il d'un héros qui ne se reconnaîtrait pas dans son nom ? Comment la
fidèle et soucieuse épouse d'Hector peut-elle s'identifier à un nom qui évoque
la guerre des hommes (Andro-machê) alors qu'elle rêve de paix? Un tel systè-
me pourrait supposer une tension entre l'identité réelle de l'individu et son
identité onomastique ; à mieux y regarder, il apparait cependant que le nom et
la personne tendent à se confondre : comme si le héros était appelé à répondre
au destin impliqué par son nom, à devenir celui que son nom disait. On ne
s'étonnera pas que Kharu dont le nom dit la grâce (xap~ soit jolie (KaÀ.11) (ll.
XVIII 382), ni que Prothoos soit qualifié de rapide (86oç). A sa première appa-
rition dans l'Odyssée, Démodocos (accueilli par le peuple) est cet aède que les
Phéaciens s'empressent de bien recevoir. Il est, glose le texte : « Démodocos,
honoré par le peuple,. (âl\µoooiroç, Âaoîm te-nµivoç) (Od. VIII 472 et XIII 28).
Laomédon (qui gouverne le peuple) fut l'un des rois de Troie. Antiloque (œlui
qui s'oppose à l'embuscade) acquiert sa gloire lorsqu'il s'oppose à l'embuscade
où manque de tom.ber son pèret2.
On touche ici à l'essence même du nom propre dans la poésie homérique.
Non seulement, le nom désigne la personne mais il lui confère une propriété
ou une caractéristique qu'elle devra assumer pour être pleinement elle-
même 13. D'une manière ou d'une autre, il apparait qu'un héros finit toujours
par faire l'expérience de son nom : tôt ou tard, il est amené à vivre une épreu-
ve qui lui permet de vérifier la pertinence de son nom. Entre la personne, son
nom et son histoire, il y a alors comme une parfaite adéquation. Dans le monde
héroïque, le nom est constitutif de l'identité ; il ne désigne pas simplement la
11. Au [Ve siècle de notre ère, le grammairien Donat faisait réciter à ses élèves la diffé-
rence qui opposait noms communs et noms propres : • En quoi consiste la qualité du nom ?
Elle est double : ou il est le nom d'un seul et est appelé nom propre, ou il est le nom de plu-
sieurs et il est appelé commun•. Molino 1982, 5, qui cite ce texte, souligne bien qu'aucun
critère linguistique • ne permet de séparer sans ambiguïté les noms propres des noms com-
muna •.
12. Sur cet épisode, cf. mes remarques infra § 5.2.9. Pour le nom d'Antiloque, cf.
Wathelet 1989, 50 qui observe, par ailleurs, que, dans l'Iliade, le héros tue des Troyens dont
les noms renvoient à des chevaux: Echépolos (• qui possède des poulains•), Mélanippe
(• qui a un cheval noir•).
13. Dans le même sens, Salvadore 1987, 53 observe à propos des anthroponymes homé-
riques: • il nome è uno strumento per conoscere, per spiegare gli avvenimenti dell'esisten-
za della persona •. Salvadore tend, par ailleurs, à distinguer les conceptions du nom propre
dans la poésie épique et dans la poésie tragique.
Eustathe et les scholiastes avaient déjà observé que certains héros portent
un nom qui renvoie à l'identité de leur père, quelquefois de leur mère ou de
leur grand-père 15• On a déjà vu le cas des filles d'Agamemnon. Mais on peut
citer d'autres exemples: Astyanax ('Acrru--avaç: roi de la ville) porte un nom
qui renvoie à Hector :
Et si Hector, lui-même, aime appeler son fils Scamandrios, il n'en prie pas
moins les dieux de permettre à son fils un jour de régner avec puissance sur
Troie (kai lliou iphi anassein) (R. VI 478), un souhait que résume le nom
d'Astyanax : roi de la ville.
On peut citer également le cas d'lflysse qui a donné à son fils un nom qui
le qualifie de plusieurs façons: Télémaque (îl)Â.É-µaxoç), c'est à la fois celui qui
se bat au loin et celui qui se bat de loin. Dans l'Riade, alors qu'Agamemnon
reproche à lflysse de rester en retrait dans la bataille, le héros lui répond, non
. .
sans 1ron1e :
Partout dans ses poèmes, Homère nomme Néoptolème le fils d'Achille. Mais, dans les
Chants Cypriens, il est dit qu'il était appelé Pyrrhus par Lycomède mais que Phoinix lui
donna le nom de Néoptolème (Nto1tt6ÀEµov) parce qu'Achille était encore jeune (vroç)
quand il commença à/aire la guerre (1t0ÀtµEîv). (Paus. 10 26 4).
Nestor a, lui aussi, donné à ses fils des noms qui le renomment : Ekhephrôn
(qui possède l'intelligence), Thrasumêdês (à la sagesse assurée?), Peisistratos
(qui persuade l'armée). Ajax, fils de Télamon (baudrier) donne à son fils
Eurysakês (large bouclier) un nom qui renvoie au grand bouclier qui le carac-
térise 17.
Sur la base de tels exemples, M. Sulzberger n'hésitait pas à conclure en
1926:
On voit qu'aux temps homériques, en ce qui concerne les noms de personnes, la coutu-
me la plus répandue, pour ne pas dire la règle générale, veut que l'enfant reçoive un
nom destiné à rappeler une caractéristique ou un événement de l'existence de son père,
parfois de sa mère ou de son aïeul.18
une fonction classificatrice et jouent un rôle essentiel dans les proce88U8 d'in-
tégration sociale. L'attribution des noms contribue à organiser et à structurer la
société; par ailleurs, le nom permet à l'individu de s'intégrer au groupe social,
d'y occuper la place qui lui revienL Dans plusieurs sociétés, le nom de l'indivi-
du apporte une indication sur sa place au sein de la famille ou au sein du grou-
pe21. On se gardera de généraliser ou d'ériger des lois: d'une société à l'autre,
les règles de dénomination changent tant il est vrai que les enjeux d'intégra-
tions sociales diffèrenL D'une société à l'autre, on ne nomme pas pareillemenL
D'une société à l'autre, le puzzle de l'identité est différenL
Dans le monde homérique, il est clair que le nom sert à unifier les généra-
tions en marquant la continuité de la lignée. S'il est important pour un ancêtre
de pouvoir se renommer à travers ses descendants, il est aussi fondamental
pour un fils de pouvoir, en se nommant, prouver son attache à un genos pres-
tigieux. A la honte de ne pas être l'égal de ses ancêtres correspond l'honneur
de pouvoir se réclamer d'eux. Quand un héros se nomme, il le fait en disant
son nom et son patronyme. Par ailleurs, il apparait que les plus grands héros
sont ceux qui citent le plus volontiers leurs ancêtres22• Dans le monde homé-
rique, c'est un titre de gloire que de pouvoir se réclamer d'ancêtres presti-
gieux ; un titre de gloire que le héros ne peut décemment revendiquer que s'il
est sûr d'être à la hauteur de ses ancêtres. Cest un fait intéressant que Thersite
reste, dans l'Iliade, un héros sans patronyme. Un héros qui n'ose se réclamer
de personne est un héros dont personne ne voudrait se réclamer. Le héros qui
se présente se flatte toujours de pouvoir nommer ses ancêtres23•
21. Cf. Bromberger 1982 qui cite plusieurs exemples ; on peut retenir celui des Guidar
du Nord-<:ameroun où tout individu • reçoit au cours de son existence deux noms : à sa nais-
sance d'abord, un nom qui indique son rang de naiS88nce, puis, trois ou quatre mois plus
tard. un • surnom • qui le désigne de façon plus personnelle. Les premiers noms sont iden-
tiques pour tous les Guidar qui ont le même rang de nai888nce ; ainsi tous les aînés sont nom-
més Tizi, toutes les aînées Keza [...] ; le cinquième né recevra indifféremment, qu'il soit gar-
çon ou fille, le nom de Madi, le sixième, celui de Todou, etc.• (Bromberger 1982, 106).
22. Ménager 1980, 159. On se méfiera des statistiques de Ménager qui tente de recenser
les différentes classes sociales sur la base du nombre d'ancêtres que les héros mentionnent
quand ils se nomment : les raisons qui amènent un héros à ne citer aucun ou plusieurs de
ses ancêtres sont dictées par le contexte et ne correspondent pas nécessairement à une posi-
tion hiérarchique dans la société. Il reste que, de manière générale, il revient aux héros les
plU8 prestigieux de citer le plus souvent leurs ancêtres. En reprenant les chiffres donnés par
Ménager, on peut constater que sur 360 guerriers, 162 ne sont pas amenés à citer leurs
ancêtres, 132 citent le nom de leur père, 21 remontent jusqu'à leur grand-père, 9 jusqu'à
leur arrière grand-père. Glaucos et Sarpédon peuvent remonter jusqu'à cinq générations en
arrière et Hector et ses frères jusqu'à six générations.
23. Voir aussi la formule de Glaucos en n. VI 211 : • Voici la lignée et le sang dont je me
Ratte d'être issu •· Par ailleurs, quand on interroge un héros sur son identité, on lui deman-
de• qui il est et de quels parents il est né•: cf. ll. XXIV 387. Alors que Télémaque enfreint
la règle en mettant en cause son ascendance, Athéna Mentès a employé, elle, la formule
d'usage : • Je me flatte d'être Mentès, fils du sage Anchialos • (Od. I 180). Formule que l'on
peut rapprocher de celle employée par Diomède dans l'Iliade:• Je me flatte, moi al188i d'être
né d'un père de bonne souche• (ll. XIV 113).
24. Comme le remarque Proclos in Cra. 47 88, cité supra n.18. Voir all88i Calame 1986,
159 et les remarques de Clerget 1990, 34-39 sur • numen - nomen •. CT. aussi Bromberger
1982, 111. Quint. 5 10 relève le fait que dans le nom est inscrit le destin de la personne, non
pas tout son destin, mais un élément significatif qui lui vaudra de découvrir qui elle est.
Quand il le peut., le héros n'hésite pas à reeémantiser son nom : comme s'il éprouvait le
besoin de s'approprier son propre nom ; comme si un destin s'accomplissait dans la décou-
verte du sens de son nom.
25. Le texte est difficile à établir et ne permet pas vraiment de trancher si le surnom
d'Alcyoné est donné à Cléopatra (comme le supposent Hainsworth 1993, 136 ; Griffin 1995,
138 et Higbie 1995, 25) ou à Marpeesa, sa mère, (comme le supposent Kakridis 1949, 31 f't
Renaud 1993, 99). J'opte pour la première solution.
Donner un nom à un héros, c'est l'appeler à un destin qui lui vaudra de per-
pétuer l'identité du genos. Comme je l'ai souligné le nom est un moyen de
transmettre une identité génétique. Dans la mesure où la nature ne garantit pas
nécessairement la ressemblance des générations, il importe de trouver, au
niveau culturel, un système qui oblige les descendants à rivaliser avec leurs
ancêtres. L'obligation d'honorer la réputation des ancêtres, leur kleos, dédouble
ici l'obligation qu'un héros a d'assumer l'identité que lui confère son nom. Ces
remarques nous invitent à rappeler - plus que cela n'a été fait - le sens éty-
mologique du terme kleos. J'ouvrirai ici une parenthèse plus technique dans
laquelle j'évite de transcrire le grec.
KÀ-É-oç (<tCÂÉ[ oc;) est • un vieux nom inanimé • qui peut être rangé dans l'importante
série des substantifs neutres athématiques en -s (type : gerws, penlhos, pal.hos) et que l'on
peut décomposer ainsi : racine •kt- au degré zéro (qui exprime l'idée d'un bruit. géné-
ralement lié à la voix humaine) + élargissement -ew- au degré plein (vocalisme e) + suf-
fixe -es/-os des neutres inanimés26. Rappelons que les neutres inanimés en -s sont le plus
souvent en rapport avec des racines verbales (cf. ~ < ~ vro&>c; < ~ etc.).
En principe, la racine du substantif prend le degré e, mais si le verbe est affecté du voca-
lisme zéro, le substantif peut lui emprunter ce vocalisme zéro au lieu du degré eZ7 : c'est
le cas pour kleos qu'on peut rapprocher de l'aoriste thématique ËICÀ.oov (d'où sera tiré le
présent d<xo, • j'entends •)28.
Comme kleos, la forme ËICÀ.oov est construite sur le degré zéro de la racine •kt- + -u-
(degré zéro de l'élargissement suffixal)29• Remarquons le sens de l'adjectif verbal
26. Chantraine 1933, 415 note que le suffixe -s- constitue un type de déclinaison et non
un système de dérivation productif.
Z'l. Cf. Chantraine 1979 (1933), 414-415 qui donne l'exemple particulier de mi9oç: • de
la racine qui a fourni le verbe Jt6axco, il a été tiré un substantif uv8oc;, usuel en grec depuis
Homère. Mais la langue a créé aussi un substantif xa9oç d'après bta&v.
28. Le rapport entre ICÀ.Éoç et WJJ> (tCÂÉ[ro) ou dtiro (qu'on ne trouve que dans la poé-
sie hexamétrique) est difficile à établir exactement : cf. DELG, s.v. ICÂÉ.oç, § 3.
dl>'t6ç-10 • célèbre, glorieWl • et l'emploi du verbe à l'actif avec t:O Oll mm,ç au sens de
• avoir boMe ou mauvaise réputation -31 (Soph. Tr. 721 : vivre en/emme décriée ('ICllKiix;
ICÂ.UOUCJCXV) est intolérable) ; un emploi analogue à celui qu'on trouve pour le verbe
' I
ŒK'OOO).
Parallèlement à kleos, le DELG note que l'on a, dans d'autres langues indo-européennes,
le sanscrit srcivas- n. • gloire •, l'avestique sravah- • mot •, et le vieWl slave slovo n. • mol,
parole •. A propos de ces termes, le DELG souligne les diff'érences de sens qui vont de la
• parole • à la • gloire •. Kleos peut ainsi prendre, dans la poésie homérique, le sem non
marqué de • bruit que font courir les voix •, •rumeur • et le sens marqué de • gloire •,
•la rumeur qui s'attache à une penoone • et qui constitue l'objet du chant des aèdes. Par
ailleurs, si le rapprochement de kleos et de EICÂ.oov est correct32, il apparait que le kleos
est un• bruit que l'on entend et que l'on perçoit• el, au sens marqué, un• bruit que l'on
perçoit à son propos •, à savoir • réputation comme fait d'avoir un nom entendu •; ainsi
s'expliquerait l'emploi de ICÂ.00> au sens de • j'ai une réputation : j'entends qu'on me
nomme •, dam les expressions t:O ou mlCCÎ)Ç dixo.
Enfin, dans une étude sur la racine •kel-, F. Bader a tenté de démontrer que, contraire-
ment à l'opinion de Chantraine, les verbes mÂÉ.o> (•j'appelle•) (•JcOl-H1-), IŒ.ÀrEU-0)
(•j'exhorte•), IŒÂroµm (•j'appelle•) et ICÂ.00> étaient toua liés à la même racine •ket-
•appliquée au bruit, à sa réception - sa perception - , comme à son émission, selon une
opposition de diathèses •· L'intérêt de son étude est de pouvoir associer à une même raci-
ne les notions de • dation du nom•, d'• appel• et de •réputation•. En même temps
qu'un • nom entendu•, le kleos pourrait être • un appel entendu•. N'oublions pas que
la renommée des ancêtres constitue pour leurs descendants une obligation à assumer
l'identité familiale. Le nom donné à la naissance et le kleos sont bien deWl manières
parallèles de conférer une identité à un descendant. Comme le relève F. Bader, dans une
civilisation de l'hoMeur, le nom et le renom finissent par se confondre". Mais, les noms
n'ont pas toujours le sens qu'on veut leur donner.
29. KÂioç et ËlCÂ.uov sont bien rattachés à une même racine mais représentent donc des
bases diff'érentes.
30. A noter aussi Wl'tOÇ qui fonctionne comme un substitut métrique de ICÂ.moç chez
Homère.
31. ff..sch. Ag. 468 ; Ewn. 430 ; Pr. 868 ; Soph. Tr. 72 l ; EL 524 , etc.
32. Comme le relève le DELG, s.v. lCÂ.Éoç, les formes lCÀÉm, ICÂéoµal et wiw doivent. sans
doute, être comprises comme des dénominatifs de ICÀ.Éoç. Toutefois, les difficultés posées par
ces formes sont nombreuses. Voir aussi Bader 1983.
33. Bader l 983, 29.
Pindare: Et le dieu lui envoya le roi des oiseaux[ ...] : • Tu auras l'enfant que tu désires,
ô Télamon; tu as vu cet oiseau; donnes-en le nom à ton fils; nomme-le robuste Ajax•.
(Pi. 1. 6 50)(trad. A. Puech).
Sophocle : Ah ! Ah ! (Auu) • Ajax •! Qui donc eût jamaÎ8 pensé que ce nom répondrait si
bien aux maux qui m'étaient réservés? L'heure est venue de redire deux fois, trois fois
- ah ! ah ! • Ajax •! - alors que je me heurte à de pareils revers. (Soph. Aj. 430-
434)(trad. P. Mazon)l4,
Les héros se garderont ainsi de croire trop vite au premier sens suggéré par
leur nom. Ce qui vaut pour la tragédie vaut aussi pour l'épopée35• Au cours de
ses mésaventures, Ulysse ne fait pas que jouer avec son nom ; il en découvre les
sens divers. Ainsi, au chant V, entend-il, par deux fois, deux déesses l'interpel-
ler en substituant à son nom (Odus(s)eus) une forme verbale qui lui fait singu-
lièrement écho. Tandis que Calypso associe son nom au verbe pleurer (oduro-
mai), la déesse lno l'associe au verbe irriter (odussomai) :
Calypso : Homme au destin malheureux, ne reste pas ici à pleurer (odureo) devant moi ;
[ ... ] (Od. V 160).
34. Voir aU88i Soph. Aj. 914, avec le commentaire de Loraux 1999, 45-66. A ces propo-
sitions étymologiques, on peut rajouter celle de Mühlestein 1987 (1967), 16-23 qui s'inspire
d'une tablette mycénienne (Cn 973) pour tirer le nom d'Aiaç de aiÔÂ.oc;, étymologie étayée
par le fait que l'épithète 'l'aXl>Ç, synonyme d'après Hésychius de l'épithète aiÔÂ.oc;, sert à qua-
lifier Ajax, fils d'Oi1ée tandis qu'Ajax, fils de Télamon, possède un bouclier auquel il s'iden-
tifie et qui est qualifié d'aiÔÀoç (fl. VII 219-223 et XVI 107). Sur l'identification d'Ajax avec
son bouclier, on rappellera que son père se nomme TrÂaµ{.ov (• Baudrier •) et que son fils
porte le nom de EÙpo-oalCYlÇ (• Grand bouclier •). Voir le commentaire de Eust. R. XIV 404
[995 20-26 van der Valk]. On pourrait également citer les variations sur le nom d'(F,,dipe,
dans l'Œdipe Roi de Sophocle (cf. à ce propos, Ahl 1991, 26-Z7; 265 et Z75 ainsi que
Calame 1986b) ou celles sur le nom d'Hélène dans !'Agamemnon d'Eschyle (v. 681 ss.). Sur
l'usage des noms propres dans la tragédie, cf. également Fuochi 1898, Z72 ss.
35. Je n'accepte que partiellement les remarques de Salvadore 1987, 53-55 sur la fonc-
tion différente du nom dans la tragédie et l'épopée. Il est vrai que le rapport entre le nom el
le récit n'est pas exactement le même dans les deux genres, mais on ne saurait radicaliser
cette différence dont Salvadore oublie de relever qu'elle est due au fait que les modes de
composition sont, eux, radicalement différents.
Patrocle s'inscrit dans la série des noms propres en -dfiç, gén. -~.Ajuste titre,
von Kamptz considère TTatpo-d11ç comme un composé possessif à second terme nomi-
36 Le nom d'Uly88e est associé au verbe ooupoµat en Od. I 55 ; V 153 ; 160 ; XIV 142 ;
174 et XIX 265 et au verbe OÔ\x:Yooµat en 0d. I 62; V 340; 423; XIX 275 et 407. Pour
d'autres interprétations du nom d'Ulysse, cf. Salvadore 1987, 19.
37. Sur ce nom, voir en dernier lieu Nagy 1994 (1979), 137 qui comprend Patrocle
comme • les actes de gloire des hommes du passé •, le • renom des ancêtres •.
38. natpodfiç connaît aussi le doublet natpolCÀ.oç. La série des noms en -ICÂ.11Ç est bien
attestée tant à l'époque archaïque qu'à l'époque classique; voir cliez Homère: Ba&udiic;.
6tolCÂ.ilç, 'E,ndfiç, 'Etrod11ç, 'Extdfiç (cf. aussi "ExElCÂOç), ' HpalCÂ.llÇ, 'lcptlCÂ.f)ç (cf. aussi
icpuc)..oç), 'Oldfiç. &>p\>ICÀ.oç et Cl>ÉpEICÀ.oç ne présentent que la forme composée sur -ICÀoÇ.
nal (1982, 87-89). li le range dans l'importante série des noms propres en "'1'lÇ dérivés de
substantifs neutres athématiques en -ç. On a ainsi natpo-lCÂ.il<; : kleo5 en face de Eù-
av&i,ç : av8oc;, Aa-ÉpX'Yl<; : Ëpiroc;. nq,l-µ11611<; : µil&><;, noÀ.U-VElK'Tl<; : vtîiroc;. Mtya-
~ : xév8oc;. Eùpu-o9Évll<; : o0ivoç, etc. Le système de dérivation est celui-là même
qui a fourni les adjectifs composés en -T1<; tels JWÀ.al-yn'TIÇ : genos, ro-lCÀd}<; : kleos, EÙ-
av81;c; : av8oc;, EÙ-tplC'll<; : Ëpiroc;, ffl.>ICl-µ~ : µft6oc;, à-VtllCTI<; : Vttiroc;, Vto-uv8fiç :
xév8oc;. t Ù ~ : o0ivoc; (cf. Chantraine 1979 (1933), 424-25)39. Remarquons
plus précisément que le second élément du composé, -diic;, est issu de -KÀEitJ- < -
i>..tfro- après chute du f 40. Pour la forme *kl-ew-es-, elle correspond au degré zéro
de la racine (*kl-) + élargissement en -ew- (degré plein) + suffixe -es-41 • L'existence
des adjectifs ayalCÀd}c; (•quia une solide réputation •) 42, 6ooicÂEIÎc; (•quia une mau-
vaise réputation •), tulCÀd}<; (• qui a une bonne réputation •) permet de traduire
natpo-lCÂ.ilc; comme • celui qui reçoit le kleos de son père/de ses pères •. Toutefois, il
importe de signaler que le sens des adjectifs en -Tl<; peut être soit actif, soit passif ; par-
fois, comme le note Chantraine 1979 (1933), 428, les deux sens peuvent coexister dans
le même mot; c'est le cas pour tÜruxflç, •quia de la chance• (E. Med. 1229) ou• qui
porte chance • (Soph. OC 308) ; de même 8toJ,ltcnic; (: µûroç) • haï des dieux • (Pl.
Euthphr. 7a ; Lg. 916e) ou • qui hait les dieux• (Ar. Av. 1548). On peut alors com-
prendre le nom de Patrocle, comme celui qui donne du kleos à son père/ses pères ;
celui qui fait entendre le nom de son père; c'est ce second sens, actif. que suppose la
traduction du nom du héros par renom de son père43.
Par ailleurs, si l'on fait res&ortir le sens étymologique du terme kleos (• nom entendu •),
le nom de Patrocle peut être associé, plus librement il est vrai, aux sens de celui qui
entend un bruit de voix venant de son père : celui qui entend le nom que lui donne son
père, celui qui entend la voix ou l'appel de son père, celui qui obéit à l'appel de son père ;
un sens que propose également H. Mühlestein dans une analyse sur laquelle il nous fau-
dra très vite revenir : Patrocle est pour lui : der au/ seinen Voter hort (celui qui prête
l'oreille à son père). Mais il appartient maintenant à l'Iliade de nous renseigner sur le
nom de Patrocle.
44. Pourquoi Patrocle mentionne-t-il cette partie d'osselets ? Il semble y avoir, de sa part.
une association d'idées entre ses ossements qu'il veut savoir unis à ceux d'Achille et les osse-
lets de ce jeu qui brisa son enfance et qui le vit tuer un camarade ; analogie vague mais qu'on
peut se risquer à préciser. On peut souligner une coïncidence qui n'est peut-être pas sans
intérêt. Patrocle précise dans ce passage qu'il habitait à Oponte, une cité de Locride. Or, il
apparaît que, dans la tradition locrienne, il y avait une coutume qui voulait que des astra-
gales soient jetés dans la tombe des morts. Un geste à valeur apotropaïque ? Dans la ville de
Locres épizéphirienne (une colonie des Locriens, vers le VII av. J.-C.), il s'avère que la tombe
qui contient le plus grand nombre d'osselets était une tombe double réunissant deux corps.
Faut-il voir un rapport entre ce geste apotropaïque et le jeu d'osselets ~ S'il y en a un, l'as-
sociation d'idées de Patrocle reçoit une certaine force. CT. The. 1 5 où il est d.it que les
Locriens ont conservé les usages d'autrefois.
45. Sur les jeux dans la poésie homérique, cf. Od. I 107. On ne sait pas si Patrocle jouait
au jeu du • pair ou impair • que l'on pouvait pratiquer avec des osselets : cf. Pl. Ly. 206e et
Phœdr. 274-d. Sur les osselets, cf. la scholie à Pl. Lysis, ad loc. CT. aussi Hdt. 1 94 3. De maniè-
re générale, sur les jeux d'osselets, cf. Becq de Fouquières 18732, 302-324.
46. On verra plus loin que les noms de • Patrot·le • l'l de • Klcitonumos • renvoient à
ridée de filiation plus qu'à celle de camaraderie.
Machaon est tout à la fois guerrier et médecin et son absence pourrait avoir
des conséquences désastreuses 47• Aussitôt, Nestor le charge sur son char
pour le conduire chez lui et l'y soigner. Depuis sa tente, Achille voit passer
le convoi. Spectateur impassible de la débâcle achéenne, il n'en reste pas
moins attentif à tout ce qui se passe. Et comme il n'est pas sûr d'avoir recon-
nu l'identité du blessé, il appelle Patrocle. Pour la première fois dans
l'Iliade, les mots de Patrocle vont être rapportés au style direct. Pour la pre-
mière fois, on va entendre la voix du héros jusqu'ici silencieux. Et l'aède
précise que c'est là pour le héros le début du malheur.
AuSBitôt, il appelle (itpoottUŒ) son compagnon Patrocle, il crie (~oc.) depuis les
nefs et Patrocle, à l'intérieur de la tente, l'entend, il accourt pareil à Arès, et c'est le début
de son malheur (miroû ... àpxlü. Le premier, le vaillant fils de Ménoitios, prend la paro-
le (1tpôtq>oç 1tpooÉEuœ) : • Pourquoi m'appelles-tu, Achille ? (ruttÉ µE 1CtlCÂ.itfflŒ1ç
'AX\À,ri>;) Quel besoin as-tu de moi ? • (ll. XI 602-606).
47. ll. Il 729-733 ; fils d'Asclépios, Madtaon est, avec son frère Podalire, l'un des principaux
médecins de l'année améenne ; on le voit soigner Ménélas blessé en ll. IV 193-219 ; d. aU88i ll.
XIV 3. Pour le personnage de Mamaon dans l'Iliade, cf. Martin 1983, 62-65 et Arieti 1984, 125-
130, qui explique notamment sur la raison de l'intérêt d'Amille pour Mamaon.
48. Hainsworth 1993, 288.
49. La racine est ici au degré zéro •kt- avec élargissement radical au degré plein (thème
Il : •kl-f'Hr).
50. La forme lCllÀiw est formée sur un thème Ill avec voyelle d'appui •k0 l-H1- (t-f.
ÈICW..t:aa).
51. Voir ll. Il 813 ; VII 139 ; XIV 291. CT. Bader, 1983, 60, n. 140 : •1CtKÀil<JlC{I) s'emploie
différentiellement par opposition à lCllÀiw pour les noms parlants, en particulier cewc qui
sont donnés dans le langage des dieux, par opposition à ceux du langage des hommes,
Pars donc maintenant Patrocle. aimé de Zeus, et demande à Nestor quel est l'homme qu'il
emmène. bleeeé, hors de la bataille. De dos, il reeeernble fort à Mamaon, fils d'Asclépiœ ;
mais je n'ai pas vu ses yeux: les cavales ont passé devant moi trop pressées d'être au buL li
dit; fblrode obéil à son compagnon (TimpolCÂ.oÇ 6t cpiÂ.c!> bcuœ:t8E9' haipci>). Il s'en va en
courant tout le long des tentes et des nefs améennes. (R. XI 611-616).
Une fois encore, Patrocle obéit pour devenir cette fois, comme l'a observé
B. Hainsworth, le messager (èiyyû.oç, R. XI 652) d'Achille53. La première mis-
sion de Patrocle est ainsi, dans l'Riade, d'aller s'enquérir d'un nom. Or, fait sin-
gulier, quand Patrocle revient auprès d'Achille, au début du chant XVI, il n'est
plus du tout question de l'identité du blessé. Achille s'étonne simplement de
voir Patrocle arriver en pleurant, pareil, remarque-t-il, à une petite fille. Et sur-
tout, Patrocle ne parle guère de Machaon54• Oubli d'autant plus curieux qu'il
immotivés, cf. R. II 813-4 (butte)•. Pour ce verbe, cf. encore R. VII 139 et XIV 291 où il a
n.
ce sens. En R. IX 569 et XXI Il 221, il signifie • invoquer • et en Il 4-04 ; IX 11 ; X 300 et
XVII 532, il signifie • inviter•, • mander•, •convoquer•, sens qu'il faut également lui don-
ner dans le passage que nous discutons.
52. Grammaticalement, le vers 606 peut aussi signifier: • comment m'appelles-tu?•.
53. Hainsworth 1993, 290 : • Patroldos is now given the role of a messenger. He ha.s pre-
viously performed humble tasks for Akhilleus, having acted as server (R. IX 201), officiant
(R. IX 219) and major-domo (R. IX 658). These were normally the tasks of ICTIP\>I΂, cf. Od.
VII 178 (server), ll. XII 351 (messenger) •. Sur ce passage, cf. aussi Finlay 1980, 268-270.
54. Mais comme l'a très finement observé Martin 1983, 65 ss., Patrocle semble être
influencé par le nom de Machaon lorsqu'il qualifie Achille d'àµT\XCXVOÇ; (sur la relation éty·
mologique entre les termes µax,,, µ'llavti et le nom de Maxaow, cf. ibid. 94-96). Le nom de
Machaon serait ici à fleur de la mémoire. Il est intéressant de voir que Patrocle se permet de
jouer sur le nom du héros dont il devait aller reconnaitre l'identité. La thèse des Analystes
me semble peu convaincante ici. Sur ce type d'omi88ions, cf. Besslich 1976.
Aussitôt que Nestor voit arriver Patrocle, il l'invite à s'asseoir mais Patrocle
refuse:
Pour la première fois, Patrocle n'obéit pas à l'invitation qu'on lui adresse56.
Il vient lui-même de reconnaître Machaon et il craint de faire attendre Achille.
S'il est son meilleur ami, il apparaît qu'il est aussi terrorisé par ce compagnon
qu'il critique d'une manière catégorique. Le jugement de Patrocle est impor-
tant ; il est, de tous les héros, celui qui est le mieux placé pour connaître Achille
et le juger. On prêtera alors attention à ses propos. Un détail toutefois peut sur-
prendre : jusqu'ici, l'lüade a évoqué un Achille intransigeant mais il n'a jamais
été question d'un innocent (àvainoc;) injustement accusé par le héros.
Agamemnon, accusé par Achille, n'est pas à proprement parler un innocent ; il
reconnaît lui-même qu'il a commis une faute57. A qui d'autre Patrocle peut-il
penser ? Achille a-t-il accusé, à tort, quelque héros dans le chant qu'il compo-
sait à l'arrivée des ambassadeurs? On se souvient que Patrocle attendait la fin
de ce chant. Quoi qu'il en soit, entre Achille et Patrocle, la relation d'amitié est
aussi une relation de peur et de crainte58•
Nestor est trop habile pour laisser repartir Patrocle ainsi. Comprenant le
parti qu'il peut tirer de sa visite, il le retient de force en lui répondant par un
long discours que le jeune héros serait mal venu d'interrompre. Durant 147
vers (ll. XI 656-803), Nestor parle d'un seul souffle. Sa force est de pouvoir
Quittant Bouprasion, les Achéens revinrent alors avec leurs chevaux à Pylos ; tow ren-
daient gr✠à ùw parmi les dieux et à Nestor parmi les hommes (mvtr.ç 6' EÙittOOJVto
8Eéàv âll NÉmopi t' àv6pfuv). Voilà ce que j'étais, - si c'était vraiment moi ! - parmi lc•s
hommes ; mais Achille sera seul, lui, à profiter de sa valeur. (ll. XI 759-763).
rappelle comment ils étaient ainsi arrivés dans le pays de Phthie, chez Pélée où
se trouvaient aussi Patrocle et Ménoitiosf>O. Parmi les Achéens, Nestor n'est pas
le plus puissant mais il est le plus vieux : il appartient à la génération des pères
et cela lui confère une autorité particulière. Mieux qu'un autre, Nestor peut
rappeler aux jeunes héros la voix de leurs pères. Il est un témoin du temps qui
passe, des traditions qui se perdent et du travail de l'oubli. C'est son rôle, à
chaque fois qu'il le peut, de rappeler le passé. Mieux qu'un autre, parce qu'il
était chez Pélée ce jour-là et parce qu'il a une mémoire qui ne le trahit pas,
Nestor peut rappeler à Patrocle les recommandations que Ménoitios lui adres-
sa à la veille du départ pour Troie :
Ah! mon bon, voici les recommandations que Ménoitioe t'adressait, le jour où. depuis
Phthie, il t'envoyait chez Agamemnon - nous étions là tous les deux, le divin Uly&Se et
moi et, dans la salle, now écoutioru attentivement tout œ qu'il. te recommandail (JWVta
µ6)..' Èv µeyapoiç 'lirouoµEV roç bœtr.U.t:) ; nous étions venus dans la belle demeure de
Pélée alors que nous recrutions des hommes à travers !'Achaïe prospère. Là. à l'intérieur
de la demeure, nous vous avions trouvés le hél'08 Ménoitios et toi auprès d'Achille. (ll.
XI 765-772).
A son fils Achille, le vieux Pélée recommandail (bœtûJ..1 d'être toujours le meilleur et de
surpasser tous les autres (aikv àp1meuttv mt inœ(poxov ë~a1 aÂÂùlv). A toi, en
revanche, voici ce que recommandait (bœtr.U.t:) Ménoitios, le fils d'Actor : • Mon fils, de
par son origine, Achille t'est supérieur ; mais toi, tu es plus vieux. Par la force, il est de
beaucoup le meilleur, mais dis-lui des paroles avisées (,rulC\vov moç}, conseille-le bien et
influence-le. ll t'écoutera [o 6È 1œi<JEta1) pour son bien "· Voilà ce que le vieil homme te
60. I.:lliade ignore ici la version d'Achille à Scyros selon laquelle, averti qu'Achille trou-
verait la mort à Troie, Pélée aurait tenté de le cacher en l'envoyant à la cour de Lycomède,
le roi de Scyros, où, vêtu en fille, il vécut parmi les filles du roi.
61. Le détail de la coupe pourrait avoir son importance et servir à établir un lien entre
la scène d'autrefois et la scène présente ; avant l'arrivée de Patrocle, Nestor a soulevé une
coupe splendide ornée de clous d'or et qui est restée là, posée devant eux. Sur le parallélis-
me des deux scènes, cf. Il. IX 642 et IX 780.
recommandaü (ixittll1, et toi, tu l'oublies (aù 6€ ~,). Mais il est encore temfl6 que
tu parles au valeureux Achille : peut-être qu'il t'écoulera (aï lŒ m&,rta,). (ll. XI 783-791).
Mais le discours de Nestor ne s'arrête pas là. S'il revient à Patrocle de bien
conseiller Achille, le vieux roi de Pylos ne manque pas de suggérer, lui-même,
au jeune héros le conseil qu'il doit rapporter à Achille. Et il ne nous échappe-
ra pas que ce conseil prend la forme d'une tentation. Nestor propose au jeune
héros d'emprunter les belles armes. (troxm KtXÀa) d'Achille et de prendre la
C
tête des Mynnidons pour devenir lui-même le « salut des Danaens • (cporoc;
62. Sur la relation de Nestor avec Pélée, cf. aU88i ll. VII 125-131.
63. On peut citer ici un détail relatif à une variante de la légende d'AchiUe rapportée par
Plu. Mor. 297d-f et évoquée par Lye. Alex. 24-0 88.; selon cette variante, Thétis aurait connu
une prédiction qui annonçait des malheurs à l'homme qui tuerait Ténès (un héros cher à
ApoUon) ; connai888nt le caractère impétueux de son fils et inquiète pour lui, eUe lui aurait
révélé la prophétie tout en plaçant auprès de lui un serviteur chargé de lui rappeler la pro-
phétie. D'après la schol. Lye. Alex. ad loc., ce serviteur aurait eu pour nom Mnémon (• celui
qui rappelle •). Il est intére888nt de comparer ce serviteur de mémoire à Patrocle : même si
elle est tardive, cette variante illustre la nécessité d'associer Achille à un compagnon chargé
de le raisonner. Achille aurait, malgré tout, tué Ténès. Voir au88i Cosi & Scarpi 1984, 73-74
et Fusillo 1991, 184.
&xvaoîm) (ll. XI 7'17). Chez Nestor, Patrocle ne découvre pas seulement un des
sens possibles de son nom, il se voit confier un rôle qui pourrait lui valoir une
renommée sans pareille s'il venait à sauver les Achéens.
A peine Nestor a-t-il conclu son propos que Patrocle, sans même répondre,
s'en va en courant, pressé de revenir chez Achille, non plus parce qu'il craint
de le faire attendre mais parce qu'il a hâte désormais de l'informer du conseil
de Nestor. Entend-il seulement jouer son rôle de messager qui doit rapporter
un conseil paternel? Est-il également motivé par l'idée d'entrer sur le champ
de bataille, couvert de la plus belle armure? Il n'est pas possible ici de tran-
cher.
Sur le chemin du retour, Patrocle rencontre encore Eurypyle, blessé. Malgré
sa hâte, il s'arrête pour l'interroger sur la déroute des Achéens. Eurypyle lui
répond et profite des connaissances médicales de Patrocle pour lui demander
quelques soins puisque, précise-t-il, Machaon est blessé.64 A quoi Patrocle
répond:
Comment les choses iront-eUes? Qu'allons-nous faire, héros Eurypyle? Je cours pour
apporter au valeureux Achille le propos (µû&v) que m'a reoommandé (éutîll.E) Nestor
l'homme de Gérèn08, gardien des Achéens. Mais je ne peux pas te laisser ici ainsi épui-
sé. (R. XI 838-841).
Malgré cet épisode qui lui rappelle que Machaon est blessé, Patrocle oublie-
ra, complètement, quand il reviendra auprès d'Achille de lui signaler que le
médecin des Grecs est blessé65• En pleurant, il lui dira le malheur des Achéens
et fera le catalogue des blessés ; il citera Diomède, Ulysse, Agamemnon,
Eurypyle mais il oubliera le nom de Machaon. On peut se demander si cet oubli
est, de la part de l'aède, intentionnel ou non. Il y a bien ici un processus qui
ressemble à un refoulement : une donnée importante a été oubliée parce
qu'une information nouvelle, plus importante, s'y est substituée. L'actualisation
du nom de Patrocle est ainsi un moment important dans le poème qui évoque
le kleos des ancêtres. A la fin du chant XI, le suspense de l'lliade est celui d'un
héros qui transporte un conseil paternel. On retrouvera Patrocle au chant XVI.
Entre temps, l'Iliade aura décrit l'aggravation de la situation. Sans e1raminer ces
chants intermédiaires, mais en attendant que Patrocle rejoigne Achille après
64. R. XI 828 ss. : • Sauve-moi, en me menant à ta nef[...]. Nous avons bien des bons
médecins, Podalire et Machaon ; mais, l'un, je crois bien, est dans sa tente, avec une blessu-
re, et il a lui-même besoin d'un médecin sans reproche ... •. Remarquons qu'Eurypyle se
trouve près des autels et de l'agora. Dans le contexte d'une analyse attentive aux noms par-
lants des héros, il convient de relever le nom d'Eurypyle : • large porte • ou • large Pylœ ••
patrie de Nestor. Le lieu de la rencontre, près de l'agora, là où sont aussi les autels des dieux,
est également un indice intéressanL
65. CT. Page 1959, 297 ss. et 331 et Martin 1983, 64.
avoir fini de soigner Eurypyle, il importe de s'arrêter sur une étude qui a pro-
posé une explication particulièrement ingénieuse du nom de Patrocle.
Parmi les travaux des Néoanalystes66, il est une recherche à laquelle il faut
faire une place à part, celle de H. Mühlestein67• Son originalité est de s'être
attaché à comprendre la relation entre le texte et le nom des personnages. fai
dit plus haut que le nom pouvait être défini comme un • micro-récit •, en ce
sens qu'il est, à lui seul, une petite histoire dans l'histoire. Dans ses travaux qui
s'inscrivent, très directement, dans la lignée des thèses néoanalystes,
Mühlestein va plus loin et n'hésite pas à retrouver dans les noms parlants la
mémoire d'histoires antérieures à l'Iliade. Même s'il n'a pas poussé son étude
dans ce sens, les résultats auxquels il parvient constituent un matériel essentiel
pour une meilleure compréhension du fonctionnement de la mémoire de l'aè-
de.
Autant que les formules ou les épithètes68, les noms propres pourraient tra-
hir la genèse ou l'histoire d'un poème comme l'Iliade. Pour Mühlestein, il ne
fait aucun doute que le nom de Patrocle renvoie à cette partie de l'Ethiopide
qu'on appelle la Memnonide lj'écris • Memnonide • sans italique dans la mesu-
re où je désigne ici non pas une œuvre ou un chant particulier mais une thé-
matique légendaire : celle liée à la geste de Memnon).
66. Oark 1986, :r79 : • Neoanalysis is a critical approach to the Riad which takes into
account the &tories and themes of the epic cycle as sources of or as a ba~ound for the
Homeric poem •. C.Omme les• Analystes•, les• Néoanalystes • s'interrogent sur l'origine de
l'ffiade et sur ses sources possibles ; toutefois, leurs travaux tentent, le plus souvent, de mon-
trer la cohérence du poème ; à cet égard, il est faux d'opposer les • Néoanalystes • à l'école
unitariste. On trouvera dans cet article une bibliographie commentée des principaux travaux
néoanalystes jusqu'aux années quatre-vingts.
67. Il a été l'élève de A. Debrunner, de K. Meuli et surtout de P. von der MühU. Lestra-
vaux de H. Mühlesteio (commodément réunis dans Mühlestein 1987) sont pratiquement
ignorés dans le commentaire de l'Iliade dirigé par Kirk. En revanche, Zambarbieri souligne,
à juste titre, leur importance et leur pertinence. Sur les travaux des Néoanalystes, cf. Clark
1986 et Edwards 1991, 16-18.
68. a. supra§ 2.10.
que soit la date assignée à cette rédaction écrite, il apparaît évident que, dans
la même période, plusieurs autres poèmes furent mis par écrit qui chantaient
différents moments de la geste héroïque. Pour des raisons complexes, alors que
nous possédons des éditions intégrales de l'lliade et de l'Odyssée, il ne nous
reste, du texte de ces poèmes, que quelques fragments que nous devons à des
sources différentes69 ainsi que des résumés laissés par la Chrestomalhie de
Proclus70: c'est trop peu pour que l'on puisse véritablement comprendre les
conditions d'émergence de cette littérature du • cycle épique » 71 , mais c'est
assez pour connaître la matière des différents poèmes.
Parmi ces poèmes, il en est un, l'Ethiopide, attribué à Arctinos de Milet. qui
racontait la suite immédiate de l'Iliade. Or, le 2ème livre de ce poème, consacré
à la mort de Memnon72, présente une intrigue qui n'est pas sans évoquer celle
de l'lliade. Dans la plaine de Troie, Memnon, le roi des Ethiopiens, allié de
Priam, est le plus redoutable adversaire d'Achille (Memnon apparaît dans ce
scénario comme un double d'Hector) ; en vain, Thétis prévient son fils que sa
mort suivra de peu celle de Memnon (dans l'Iliade, elle l'avertit en vain que sa
mort suivra de peu celle d'Hector73) ; Memnon tue Antiloque qui est, alors, le
plus proche ami d'Achille (dans l'lliade, Hector tue Patrocle qui est. à ce
moment-là, le plus proche ami d'Achille) ; sans penser à l'avertissement de sa
mère, Achille décide d'affronter Memnon pour venger Antiloque (dans l'Iliade,
il décide d'affronter Hector pour venger Patrocle) ; dans les deux poèmes,
avant le combat des deux champions, Zeus prend sa balance pour peser les
âmes des deux héros74 ; Achille l'emporte sur Memnon comme il l'emporte sur
Hector dans l'lliade75•
Si le parallélisme des deux scénarios est éviden~ son interprétation l'est
beaucoup moins. Fidèle à une tradition romantique qui avait idéalisé le génie
et les chefs-d'œuvre de la culture grecque antique, toute une tradition philolo-
gique s'était convaincue que l'Iliade ne pouvait être qu'une œuvre unique. Au
nom d'une esthétique qui condamnait toute forme d'imitation servile, la poésie
homérique pouvait s'enraciner dans la tradition orale, mais elle n'en devait pas
moins apparaitre comme une poésie parfaitement originale. Ainsi, on considé-
rai~ sans même pousser l'enquête, que le livre li de l'Ethiopide n'était qu'une
pâle réplique de l'lliade76• En 1945, le doute commence à s'installer avec la
parution de la thèse de H. Pestalozzi, die Achillei.s als Quelle der Rias, qui, sur
la base de plusieurs rapprochements, observait :
Ainsi peut-on établir avec certitude que la Memnonide, qui fut généralement conçue
comme une réplique de l'Iliade, est bien, au contraire, &on modèle. 77
Seul, l'homme de Gérènos, Nestor, rempart des Achéens, /ail face (˵i.µvt) ; mais c'est
malgré lui, un de ses chevaux est épuisé : le divin Alexandre, l'époux d'Hélène aux belles
boucles, l'a touché d'une flèche au sommet de la tête [ ... ] la bête bondit de douleur, la
flèche pénètre jusque dans sa cervelle ; s'enroulant sur le trait de bronze qui le trans-
perce, le cheval secoue l'attelage. Le vieil homme s'élance pour couper la longe du che-
val avec son épée, mais déjà arrivent les chevaux rapides d'Hector, transportant un
cocher intrépide à travers la déroute : Hector. Alors le vieillard aurait rendu l'âme, si le
bon Diomède au cri puissant ne l'avait vu. (ll. VIII 80-91).
Avec pertinence, Pestalozzi observait que cet épisode isolé renvoyait très
précisément à un moment clé de la Memnonide tel que Pindare nous en aurait
gardé le souvenir dans sa VIe Pythique (28-36)78 : dans ce texte, que je citerai
78. Pestalozzi 1945, 10. Sur le rapport de Pindare avec la tradition orale, cf. Nagy 1990h,
notamment 414 88. Ce passage a, bien sûr, retenu toute l'attention des Néoanalystes, voir par
plus loin, un des chevaux de Nestor est cloué sur place, blessé par une flèche
d'Alexandre, tandis que Memnon s'approche déjà avec sa javeline; le parallé-
lisme s'arrête là puisque, à la place de Diomède, on verra s'avancer Antiloque
qui trouvera la mort pour avoir sauvé son père. En toute bonne logique,
Pestalozzi trouvait insolite qu'un détail de l'lliade eût pu inspirer le poète de la
Memnonide; il en concluait donc que c'était ici l'Riade qui se souvenait de
l'Ethiopide.
La porte était ainsi grande ouverte à une enquête sur l'influence que la
Memnonide avait pu avoir sur la composition de l'Riade. Au début des années
cinquante, alors que la thèse de Pestalozzi gagnait du terrain, W. Schadewaldt
la confirmait dans une étude rigoureuse où il démontrait que plusieurs autres
scènes de l'Iliade portaient également une trace de l'influence de l'Ethi.opide:
l'enlèvement du corps de Sarpédon par Hypnos et Thanatos au chant XVI 450-
683 inspiré par la scène de l'enlèvement du corps de Memnon; les lamentations
de Thétis sur son fils au chant XVIII 35-64 inspirées par la scène du deuil de
Thétis à la mort d~chiUe ; la description de la mort de Patrocle inspirée par la
description de la mort d'Antiloque 79• Schadewaldt constatait ainsi après
Pestalozzi: • que la structure de la Memnonide est première et celle de l'Iliade
dérivée •80• Peu importe ici que les Néoanalystes cherchent ou non à repérer la
part originale de la poésie homérique pour réaffirmer le génie d'Homère,
• dépassant, toujours, son modèle •, l'important est de reconnaître, après eux, les
importants parallélismes qui existent entre les différents poèmes qu'ont pu chan-
ter les aèdes. Plus loin, on verra quel sens on peut donner à ces parallélismes.
Achille aurait donc deux fois la même histoire ; Hector et Patrocle tenant
dans l'Iliade les rôles respectivement tenus par Memnon et Antiloque dans
ex. Kullmann 1960, 45. Le parallélisme avec la VIe Pythique est frappant et l'on voit mal la
raison qui aurait amené Pindare à se souvenir de cette anecdote de l'Iliade. Une seule expli-
cation semble s'imposer: Pindare s'inspire d'une tradition différente de celle de l'Iliade mais
connue par l'aède. Dans son commentaire à ce passage, Kirk 1990, 304-305 récuse la thèse
des Néonalystes et présume que l'Iliade et l'Ethiopide étaient, ici, • versions of a lost, typical
exemplar •· Voir aussi Edwards 1991, 15; Kirk 1990, Z'l; Nagy 1990b, 208 qui renvoie éga-
lement à 0d. IV 186-188, ainsi que Schein 1987, 247 ; Janko 1992, 312 ss. et :r79 ; et
Willcock 1983, 482 ss. A propos de ce passage, il conviendrait d'étudier également la rela-
tion entre Antiloque et Diomède dans l'Iliade. CT. aussi Apollod. 1 9 9 et 0d. Ill 111 ss.;
XXIV 72 et ss ; Paus. 10 30 3. Soph. Ph. 424 ss. Sur la relation de la VIe fythù:p.,e avec
l'Iliade ou la Memnonide, cf. Willcock 1973.
79. Cf. Schadewaldt 19654 (1943 1), 155-206, qui cite encore d'autres exemples.
80. Schadewaldt 19654 (1943 1), 162 (dass die Fa88ung der Memnonis die originale, die
der llias die abgeleitete ist).
8 l. Scheliha 1943, 246. Perpétuant la gloire d'un père peu réputé, Patrocle devient. de
par son nom (• celui qui doit son nom au renom de son père •), une figure contradictoire. Je
choisis ici une seule formule pour rendre compte des trois propositions exclues par
Mühlestein 1987 (1969), 48: • durch seinen Vater berühmt • (d'après Papc-Benseler), • den
Ruhm seines Vaters (= habend) weitertragend •, • der nach dem Ruhme seines Vaters
benannte •. Pour ce nom, cf. aussi Reinhardt 1961, 22 qui souligne que Ménoitios est l'une
des figures les moins connues du monde héroïque : • Menoitios ist dem Horer so bekannt
wie die Heldenviiter Peleus oder Atreus. Und doch ist er nur der noch unbekanntere Vater
eines sonst Unbekannten •.
82. Sur Patrocle comme figure inventée par l'aède de l'Iliade, cf. aussi, outre les travaux
de Mühlestein cités supra, Erbse 1983, 1-15. Deux passages du poème attestent de son ori-
gine locrienne (XVIII 324-327 et XXIII 85 ss.), ce qui n'interdit pas à Achille de le considé-
rer comme un Myrmidon. Un problème plus important est posé par les épithètes tradition-
nelles a.ssociées à son nom. En 1960, Kullmann obervait avec pertinence que Patrocle était
le seul héros achéen d'importance à trouver la mort dans l'Iliade. Sur le personnage
d'Antiloque, cf. au88i Detienne & Vernant 1974, 17-23 et Dunkle 1987, 3-9.
83. Scheliha 1943, 247.
Quoi qu'il en soit de cette supposition, elle révèle à quel point le nom de
Patrocle a pu exciter la curiosité des homéristes.
Après Scheliha et Reinhardt qui pose lui aussi la question84, c'est au tour de
Mühlestein de revenir sur la contradiction posée par le nom de Patrocle.
Comme ses prédécesseurs, Mühlestein constate que le nom de « Patrocle • ne
saurait convenir au fils d'un héros aussi peu renommé que Ménoitios à moins
qu'on le comprenne autrement S'intéressant d'abord au nom d'Euryclée
(EÙpulCÂ.Eux), la vieille nourrice d'Ulysse, intendante du palais85, le philologue
bâlois observe que l'explication traditionnelle de ce nom, celle qui est large-
ment renommée correspond mal, ici aussi, au caractère et à la fonction du per-
sonnage86. Euryclée est une servante (Od. I 340) qui vit et travaille dans
l'ombre du palais d'Ulysse; comment expliquer qu'elle porte un nom qui sug-
gère une vaste renommée ? L'idée de Mühlestein est alors de dériver le deuxiè-
me terme du nom de l'intendante, non pas de kleos, mais d'une forme verbale
formée sur la même racine, l'aoriste ekluon (j'ai entendu, obéi) qui donnera
naissance au présent kluô (j'entends) :
Certes, il est vrai que kleos veut dire • rumeur, gloire •, mais c'est un nom verbal dérivé
de EICÀ.OOV qui signifie communément • entendre •. Donc, dans les noms composés. les
suffixes -kleês et -/clos, fem.-kleia, signifient, non ce que l'on peut entendre à propœ
de quelqu'un, à savoir la 'gloire', mais au contraire le fait que quelqu'un est écouté, c'est-
à-dire • l'attention qu'on lui témoigne, son autorité •; ainsi également que le fait que
quelqu'un obéit (à un appel ou à un ordre), c'est à dire • l'obéissance• [ ...] Dans le cas
d'Euryclée, c'est le deuxième sens qui s'impose : elle est • celle qu'on écoute tout à la
ronde .ffl.
bruit que l'on entend (diathèse passive) ; le nom d'Euryclée se laisse alors
comprendre comme celle dont la voix se fait entendre ou est entendue tout à
la ronde. Mis à part ce problème technique, l'hypothèse de Mühlestein élar-
git considérablement le champ d'interprétation des noms en -kleês, -klos,
-kleia en les associant à la thématique de la renommée comprise comme un
échange d'appel et d'écoute, le renom étant compris comme un appel enten-
du. De fait, il apparaît qu'Euryclée est bien, dans l'Odyssée, celle dont la voix
se fait entendre; celle à qui les servantes doivent obéir lorsqu'elle leur
donne des ordres. Mühlestein cite un exemple très pertinent tiré du chant
XX. Euryclée vient de donner toute une série d'ordres : • allez vite ...
balayez ... lavez ... mettez des couvertures de pourpre . . . essuyez les tables
... nettoyez ... allez chercher de l'eau à la fontaine et rapportez-en •)(Od.
XX 149-154) ; et les servantes, continue l'aède, obéissent à cette intendante
qui fait entendre sa voix :
Ainsi parlait-elle ; et celles-ci l'entendirent bien (ekluon mala) et lui obéirent (epithonto).
(Od. XX 157).
88. Mühlestein 1987 (1969), 40 et 50 cite également le héraut Peisenor et un autre per-
sonnage, père de Kleitos. sur lequel nous aurons à revenir, cf. § 5.3. l. Cf. aussi Austin 1972,
17.
Pour conclure son enquête, Mühlestein s'intéresse aux épithètes qui quali-
fient Patrocle dans l'lliade. Il observe qu'au chant XVI, la forme vocative du
nom de Patrocle (TTa-rpé>1cÂEEç) est associée à quatre reprises au substantif hip-
peus, cavalier, œnducteur de char (TTcrtpoKÂEEç ut1ŒÜ) et à trois reprises à l'ad-
jectif hippokeleuthos (Ila'tpoKÂEEç ut1t01ŒÂE\&)91. D'ordinaire l'adjectif compo-
sé hippo-keleuthos est traduit par qui va en cha,IJ 2 mais Mühlestein opte pour
89. Sur l'explication de cette étymologie, Mühlestein 1987 (1981), 152 ajoute: • Der
Dichter war ja nicht an die Wortbildungsregeln gebunden, welche erst die moderne
Sprachwissenschaft festgestellt hat., so wenig wie der (andere oder eher gleiche) Dichter, der
in Patroklos und Patroklês das zweite Gild direkt auf ICÂ.utiv bezog wahrend ICÂ.Éoç darin
steckt und der Name ursprünglich den bezeichnete, der soviet Ruhm genoss wie sein Vater •.
Cf. aussi Mühlestein 1987 (1972), 83-84; 1987 (1981), 149.
90. Mühlestein revient plusieurs fois dans ses travaux sur cette interprétation. Voir sur-
tout Mühlestein 1987 (1969), 48-54; 1987 (1981), 146-152; 1987 ()986), 175-179. Quant
au nom de Menoitios (MEY-oh-toc;), le savant bâlois se risque à penser qu'il pourrait être
influencé par la situation de Nestor en ce moment et signifier • celui qui attend de pied
ferme son destin •. Mais il y a autre chose qui frappe H. Mühleatein : par deux fois, dans ce
passage, est répété le verbe µÉvco, • attendre •• • faire face •• • tenir • qui fait écho au nom de
•Memnon•. La récurrence de cette forme aurait marqué le poète de l'Iliade qui aurait repris
ce verbe pour former le nom du père de Patrocle, MEV-Ott-ux;. • celui qui fait face à son des·
tin •, Mühlestein 1987 (1969), 53-54. Remarquons que dans P. O. 9, 69, Ménoitios est le fils
d'Egine et de son mari humain, Actor, cependant que Pélée est le petit-fils de la nymphe.
Sur l'âge de Patrocle, dans les Myrmidons d'Eschyle (fr. 228-9 M.) il est l'ipacmiç d'Achille.
Voir aussi pour Télamon, Jouan 1966, 58.
91. TTatpolCÂUç imœû: R. XVI 20,744,812,843; TTatpolCÂUç imto~: R. XVI 126;
584: 839.
92. Le terme est rare ; le LSJ cite également AP9 210.
une autre traduction proposée par les scholies93 qui glosent hippokeleuthos
comme • qui prépare / ouvre le dtemin aux dtevaux • ('toi.ç 'imwiç rotpmtÇ<.tJY
ooov)94• Cette explication, relève Mühlestein, ne s'applique pas du tout au per-
sonnage de Patrocle, mais définit parfaitement l'action d'Antiloque dans
l'Ethiopide95 ; pour sauver son père, Antiloque a dû ouvrir un dtemin aux die-
vaux de Nestor :
Mais aucune image de Patrocle ne légitime qu'on pui88e le caractériser comme celui qui
trouve un chemin pour un attelage. En revanche, ouvrir une voie au char (de 80n père),
c'est exactement l'action d'Antiloque dans l'Ethiopide: le char de Nestor était arrêté par
son cheval qu'une flèche de Pâris avait blessé. C'est pourquoi Nestor appela son fils à
l'aide. Cette version est explicitement donnée par Pindare. Ainsi Homère a-t-il créé pour
Patrocle une épithète qui, de toute évidence, renvoie à l'exploit individuel de 800 modè-
le Antiloque96,
93. Schol. bT R. XVI 126. Mühlestein 1987 (1969), 51 cite également Bechtel 1964
(1914), 179 qui s'inspire den. XV 260 pour comprendre uoro1ŒÂ.E\18oç comme une forme
abrégée équivalant à ~wç. Une explication qui va dans le sens de la proposition de
Mühlestein. a. aussi Zambarbieri 1990, 278.
94. L'épithète est reprise en ll. XVI 584 et 8.39. Voir aWJ8i ll. XVI 20 avec le commentai-
re de Janko 1992, 317-318. Pour imroiduu8oc;. DELG, s.v., propose le sens de • qui va en
char•, mais signale la glose d'Hsch. ÜCtolÇ IŒÂt'lxoY corrigée par Latte et comprise comme
ÜCtotÇ ~ <m1.0\)JŒV09 que l'on rapprochera ici de R. XV 260.
95. a. cependant Krischer 1992.
96. Mühlestein 1987 ( 1969), 51-52 : • Aber kein Auftritt des PatrokJos rechûertig es,
gerade ihn ais denjenigen zu charakterisieren, der für das Gespann einen Weg fànde.
Hingegen war genau das, 'dem Wagen (seines Vaters) einen (Aus-)weg bahnen', die Tat des
Antilochos in der Aithiopis : Nestor& Wagen war behindert durch ein von Paris' Pfeil getrof-
fenes Pferd. Deshalb rie(. Nestor seinen Sohn zu Hi Ife. Diese Begründung gibt Pindar Vers
32(. ausdrücJ<lich. Also hat Homer mit aller Deutlichkeit sogar das Beiwort für seinen
Patroklos mit den Blick auf die eine, individuelle Leistung des Vorbilds Antilochos geschaf-
fen •.
Une dernière preuve de ceta est donnée par le fait que Patrocle se trouve à non moins
de sept reprises apostrophé par les l'épithète hippeu (imtri>) et hippokeleuthe
(imt01CÉÂ.tu8E), expressions qui, dans tous les cas, se laissent le mieux comprendre si elles
se réfèrent à son rôle de cocherlOO.
Soit, on pourrait penser que c'est toujours le modèle d'Antiloque qui fonc-
tionne ici. Mais, en s'inspirant d'une étude de C.A. Trypanis 101 , Krischer montre
que la fonction de cocher était, en général, confiée à un membre de la famille
en. Dans l'lliade, après sa mort, l'âme de Patrocle apparait à Achille pour lui demander
de déposer ses cendres dans l'urne qui receVTa les siennes (ll. XXIII 91-92) ; dans l'Odyssée,
on apprend que furent également déposées dans cette urne les cendres d'Antiloque (Od.
XXIV 78-79). Cf. aussi 0d. XI 467-470; XXIV 15-18 et les commentaires de Kullmann 1960,
40-42 et Reinhardt 1961, 362 ainsi que Willcock l'll3 et Krischer 1992 et 1994.
98. Automédon ne ferait que succéder à Patrocle: cf. R. XVI 145-147 et le commentai-
re de Krischer 1992, 'll-99.
99. C'est un passage important qui établit une corrélation entre les qualités de bon
cocher et la sagesse, un thème que l'on va retrouver à propos d'Antiloque.
100. Krischer 1992, 99 : • Schliesslich aber sei darauf hingewiesen, dass Patroklos ni<'ht
weniger al.s sieben Mal mit den Epitheta hippeu fumro) und hippokeleuthe (i.mtolcÉÂ.ro8E)
apostrophiert wird, Ausdrücken also, die jedenfalls am besten aus seiner Rolle ais
Wagenlenker zu verstehen sind •.
10 l. Trypanis 1963, 289 ss.
(on a vu plus haut le cas d'Isos, cocher de son demi-frère, Antiphos). Or, deux
passagP-s de l'Iliade que nous avons déjà examinés, permettent d'établir que
Patrocle, après le meurtre de son camarade au jeu d'osselets, a trouvé refuge
dans la maison de Pélée où il fut accueilli, Nestor l'a rappelé lui-même au
héros, comme aide ( ~ ) d~chille : un terme qui signifie également
«cocher• (cf. Il. VIII 89) ; Patrocle devient donc, à la fois et en même temps,
« frère adoptif • et rocher d'Achille. Ces allusions au passé de Patrocle suggèrent
l'existence d'une tradition, antérieure à l'Iliade, qui racontait l'amitié de deux
héros dont l'un devait logiquement devenir le cocher de l'autre. Pour aller dans
le sens de Krischer et pour étayer son analyse, je crois qu'on peut citer un
témoignage d'Eustathe qui attribue à Hésiode une version qui faisait de
Ménoitios, le père de Patrocle, un frère de Pélée, et de Patrocle un cousin
d'Achille 102• En gardant à l'épithète hippokeleuthos le sens qui s'impose de qui
va en charl03, on peut supposer que l'identité de Patrocle comme hippeus,
conducteur de char, est liée à la tradition qui fait de lui ce compagnon au ser-
vice d'Achille. Dès lors, rien n 'empê(,-he de penser que Patrocle et Antiloque
sont des figures originellement indépendantes l'une de l'autre, mais que la tra-
dition a par la suite rapprochées jusqu'à jouer, au sein d'un poème particulier,
sur le parallélisme de leur destinée. L'Odyssée nous apprend qu'une même
urne renfermera les cendres d'Achille, de Patrocle et d'Antiloque.
Ce serait une grave erreur que de supposer l'uniformité des thèses néoana-
lystes. S'il est vrai que, dans les années quarante, W. Schadewaldt travaillait
comme s'il avait affaire à une littérature écrite, s'il est vrai qu'il croyait à l'exis-
tence d'une version écrite de l'Ethiopide antérieure à l'Iliade, un savant comme
W. Kullmann, qui fut son étudian~ se montre, dans sa thèse de 1960, beaucoup
plus prudent et préfère parler de traditions qui s'influencent les unes les
autres 104• Avec la diffusion et la reconnaissance des travaux de Parry sur la rela-
tion de l'Iliade avec une tradition orale, il devenait impossible de traiter les
poèmes homériques comme des œuvres uniquement écrites, influencées par
d'autres œuvres écrites et dues au seul génie d'auteurs individuels. Répondant
102. Eust. ll. I 337 (112 45 ss. van der Valk]: 'latÉov 6È on wv nmpodov ~ Jta.Àaw
latopux ml <J'U'YYEVTÎ tip 'Axi)).tî 1ta~i&xn Àéyo\>oo, on 'Haioôoc; fPllO'l MEVOltlOV, tOV
natpoKÀou JUXtq,a, n'lÀ,É.(oç tÎVa\ MEÀApov, WÇ tÎVa\ àvtcxvEVUJÙÇ oot(l)Ç àJUpotÉf)OUÇ àÀÀJy..olÇ.
œ
VAÀÀ.ol q,acnv, on âioç Mupµioow, OU VAICtcop, ÔÇ Ai:y1vav 'Y'lJIOÇ µetà to ttlCEÎV toV tt â1oç
Aùx,rov 1t01tîtat MEVoittov, of> natpolCÂoç. CT. aussi Hes. Cal. fr. 212 a et b MW.
103. On peut comparer avec ai'l"lpo-1ŒÀtu8oc;. • qui chemine vite •• épithète de Borée
(Hes. Th. 379) et oµo-1CÉÀ.ti.l8oç: • qui voyage avec•.
104. CT. aussi Edward& 1991, 17.
Hélas, désormais même le plus naïf comprendrait que c'est Zeus le Père, lui-même. qui
888Î8te les Troyens. [ ... ] Si un de nos camarades pouvait. sur-le-champ, aller annoncer
la nouvelle au fils de Pélée ! Je ne crois pas qu'il ait seulement appris la pénible nou-
velle de la mort de son ami. Mais je suis incapable d'apercevoir un tel homme parmi les
Achéens. C'est qu'eux et leurs chevaux sont pareillement pris dans le brouillard. Zeus
Père ! tire de ce brouillard les fils des Achéens, fais-nous un ciel clair ; rends la vue à nos
yeux ! et achève-nous en pleine lumière puisque cela te plait. (ll. XVII 629-630 et 640-
647).
Regarde, Ménélas, nourri880n de Zeus, si tu n'aperçois pas quelque part, enrore vivant
(Çwàv tt'), Antiloque, le fils du magnanime Nestor ; dis-lui de courir chez le valeureux
Achille pour lui dire que celui qui était de beaucoup le plus cher de ses amis a péri. (ll.
XVII 652-655).
112. Il faut relever la répétition des vers XVII 116-7 et XVIII 682-683. Antiloque se
retrouve dans la situation exacte d'Ajax et Ménélas le trouve là où il avait trouvé Ajax.
Deux hommes, deux guerriers glorieux, Thrasymède et Antiloque, n'ont pas encore
appris la mort de l'irréprochable Patrocle ; ils supposent qu'il est encore vivant (Ët' ...
Çcoov) , en train de se battre, au premier rang, avec les Troyens. Soucieux d'épargner à
leurs compagnons la mort et la panique, ils combattent à l'écart, comme Nestor le leur
a recommandé (bœtÉÀÀE'to), lorsqu'il les a. depuis les nefs noires, envoyés au combaL (ll.
XVII 375-383).
Antiloque, nourrisson de Zeus, viens ici apprendre la pénible nouvelle de ce qui n'aurait
pas dû être. Je pense qu'en regardant. tu comprends toi-même, désormais, quel malheur
les dieux précipitent sur les Danaens ; la victoire est pour les Troyens ! Le meilleur des
Adtéens, Patrocle, est tombé ; le regret est grand parmi les Danaens (µey<iÀt'l 6È: ,ro0ri
âavaoîcn tiru1c-tal). Mais toi, cours vite jusqu'aux nefs achéennes pour parler à Achille;
peut-être qu'en se hâtant il pourra sauver le cadavre et le ramener aux nefs, même sans
armes puisque ses armes c'est maintenant Hector au casque étincelant qui les tienL (/1.
XVII 685-693).
Ainsi parle-t-il ; en entendant ces mot&, Antiloque est saui d'horreur (mtimuyE) ; long-
temps. il demeure frappé d'aphasie (amphasiê), ses yeux sont pleins de larmes; sa voix
puissante est paralysée. Mais, pas même ainsi, il ne néglige l'ordre de Ménélas; il part
en courant et donne ses armes à son irréprochable compagnon Laod0008 qui fait évo-
luer près de lui ses chevaux aux lourds sabots. (Il. XVII 694-699).
Vlliade ne dit rien sur la relation entre Antiloque et Patrocle. Mais quel-
le qu'elle ait pu être, elle ne saurait expliquer la réaction violente que le
héros éprouve ici. Normalement, la mort d'un proche, sur le champ de
bataille ou ailleurs, provoque l'akhos ou le penthos, deux mots qui disent le
lourd chagrin du deuil. Lorsque Achille apprend la mort de Patrocle 114, l'aè-
de décrit en premier lieu • le noir nuage du chagrin (akhos) qui l'envelop-
pe • (Il. XVIII 22) ; au chant IV, alors que Ménélas est blessé, on entend
Agamemnon lui dire • quel cruel chagrin (akhos) • il éprouverait s'il venait
à mourir (ll. IV 169) ; à la mort de Déipyre, Agamemnon sent l'akhos le sai-
sir (ll. XIII 581) ; à la mort de Patrocle, Ménélas a senti grandir en lui un
penthos (ll. XVII 139). Or, ici, Antiloque n'éprouve ni akhos ni penthos mais
plutôt un sentiment d'horreur qui le paralyse. Le verbe katastugeô (je suis
frappé d'horreur) n'est employé, dans l'lliade, que dans ce passage 115• Par
ailleurs, s'il y a plusieurs situations où l'on voit des héros • rester sans voix
et silencieux • (àlCJlv qÉvovto otomft) 116, l'• aphasie • (amphasiê) es4 elle,
exceptionnelle : Antiloque est le seul héros de l'lliade à éprouver une telle
réaction. En revanche, Pénélope ressent la même paralysie vocale dans
l'Odyssée lorsqu'elle apprend que les prétendants envisagent de mettre à
mort son fils (Od. IV 704-705 = ll. XVII 695-696). Enfin, pourquoi
Antiloque ne prend-il pas ses chevaux pour aller plus vite chez Achille 117 ?
Comme Pénélope, mais dans son cas de manière contradictoire, Antiloque
114. Remarquons qu'Antiloque reprend, avec quelques variations, les mots de Ménélas;
la comparaison entre la réaction d'Antiloque et ceUe d'AchiUe est donc ici particulièrement
pertinente. Comparer Il. XVII 685-686 et XVI Il )8-19 (avec une intéressante variation for-
mulaire à cheval sur l'enjambement) ainsi que Il. XVII 693 et Il. XVIII 20 (où la reprise du
même vers n'empêche pas la variation sémantique).
115. Hapax également : àµcpaai11. La formf' à11cpac:n11 (pour àcpac:n11) est due à un allon-
gement métrique.
116. Il. Ill 95; VII 92; 398; VIII 28; IX 29, etc.
117. Schol. bT Il. XVII 698 explique que l'usage du char ne con,·ient pas à un mes.sager
porteur de mauvaises nouvelles ou, plus simplement, qu'Antiloque n'y pense pas à cauSf' du
choc qu'il a éprouvé.
n'est pas touché par la douleur du deuil mais il est horrifié par une nouvel-
le qui semble annoncer un malheur plus grand. Tout se passe ici comme si
Antiloque devinait que l'histoire de Patrocle annonce la sienne. L'lliade
semble bien renvoyer au scénario de la Memnonide.
Dans la scène qu'on vient d'examiner, on pourrait encore se demander
pourquoi Antiloque se désarme. Dans son commentaire à ce chan~ M. W.
Edwards observe que c'est le seul cas où l'on voit un guerrier se désarmer
ainsi 118• Le plus singulier ici est que normalement le désarmement ou la perte
des armes correspond, dans le monde héroïque, à une perte de sa vitalité et à
une mort symholique 11 9. Or, dam les vers suivants, il apparaît que le départ
d'Antiloque va provoquer chez ses compagnons un sentiment qui, lui, peut être
comparé à un deuil.
Et tandis qu'il répand ses pleurs. ses pieds l'emportent loin de la bataiUe : messager
d'une mauvaise nouveUe pour Achille, fils de Pélée. Quant à toi, Ménélas, nourrisson de
.leWI, ton âme ne s'attarde pas à secourir les compagnons épuisés qu'Antiloque vient de
quitter : le regret est grand parmi les lylieru ~ œffo8Îl nuÂ.iounv ~ - (ll. XVII
700-704).
Si Ménélas ne s'attarde pas parmi les Pyliem, c'est qu'il trouve plus urgent
de retourner au centre de la mêlée, là où la bataille a pour enjeu le corps de
Patrocle. Nouvelle surprise. L'aède dit avec insistance comment Nestor avait
conseillé à ses fils de rester à l'écart (voocptv) de la bataille pour ne pas mettre
en danger leurs gens ; il a également précisé que seuls ceux qui se battaient au
centre étaient épuisés (tEipovto) par la bataille (ll. XVII 376). Les compagnons
d'Antiloque apparaissent pourtant épuisés (tEtpoµÉvo\Ç) ; mais surtout le départ
de leur chef leur cause un grand regret : • le regret est grand parmi les Pyliens •
(megalê de pothê Pulwisin etukhthê) (XI 704). Le terme pothê désigne un
• regret intense .120; il est généralement employé à propos d'une absence qui
se fait péniblement ressentir et qui sera lourde de conséquences. Pothê dit le
regret que l'absence di\chille cause aux Achéens (ll. 1 240 et XIV 368) ; au
chant VI, Hector - qui s'est absenté de la bataille - songe au regret que son
absence prolongée doit causer aux Troyens ; au chant XI, Ménélas évoque le
pothê que la mort d'lTiysse pourrait provoquer parmi les Achéens (XI 471) 121 ;
pleurant Patrocle, Achille décrit comment son cœur refuse le boire et le man-
ger à cause du pothê qu'il a de son ami (R. XIX 319-321) 122•
Sans être véritablement exagéré, le regret causé aux Pyliens par le départ
d'Antiloque n'en est pas moins quelque peu surprenant. Caède de l'Iliade précise
lui-même que Thrasymède est pourtant là pour les aider. Et surtout, Antiloque
n'est ni mort ni blessé. On peut alors se demander ce qui a motivé une telle for-
mule. A mieux y regarder, il apparaît qu'elle est, à quelques vers de distance, l'édio
exact de la formule employée par Ménélas pour décrire à Antiloque le regret
immense causé aux Danaens par la mort de Patrocle. On peut ainsi comparer :
Remarquons bien que ce sont les deux seuls vers de l'Riade qui sont struc-
turés de cette façon. On a ici un bel exemple de fonctionnement de la mémoi-
re courte 123 : au moment où il a besoin de mots pour décrire le sentiment pro-
voqué par le départ d'Antiloque, l'aède retrouverait, automatiquement, la der-
nière formule qui lui a servi à décrire un sentiment analogue. Mais, en même
122. no9i, n'est pas., à proprement parler, un terme fréquent dans l'Iliade. Voir aussi le
terme ,w&ç employé en R. XVII 439 pour dire le regret des chevaux d'Achille à la mort de
Patrocle. Le terme est également employé trois fois dans l'Odyssée : en Od. XI 202, Anticléf-
explique à son fils, Ulysse, qu'eUe est morte, consumée par le ,w&ç qu'elle avait de lui; en
Od. XIV 144, Eumée explique à son visiteur le Jt08oç que lui cause l'absence d'Ulysse. Sur le
terme no8oç, cf. Mawet 1979, 267-274.
123. Cf. supra§ 2.10.3.
temps, les choses sont beaucoup plus compliquées: si l'aède est amené à
retrouver la même structure d'hexamètre à quatorze vers de distance, c'est soit
parce qu'il se soucie d'établir une analogie entre la situation de Patrocle et celle
d~tiloque (auquel cas l'écho est intentionnel) ; soit parce que, dans son esprit,
la mémoire d'une histoire informe celle de l'autre.
Si l'on s'intéresse à tout cet épisode, si l'on ajoute qu'en allant retrouver
Achille, Antiloque va bientôt remplir un rôle autrefois dévolu à Patrocle, il
semble clair que l'aède de l'lliade ne fait pas que reprendre une thématique
traditionnelle dont on pourrait, par ailleurs, trouver l'écho dans la Memnonide.
Il est bien ici en train de composer son récit d'après le scénario de la
Memnonide. Ainsi se plaît-il à indiquer les permutations de rôles. L'isolement
d'Antiloque et des Pyliens en marge de la bataille, le brouillard qui empêche de
voir et qui sépare les combattants, la nécessité de trouver un messager pour
apporter à Achille la nouvelle de la mort de Patrocle, toute cette mise en scène
élaborée et complexe semble faite pour établir entre l'histoire d'Antiloque et
celle de Patrocle un jeu d'écho.
XVII 698 : Il [Antiloque] s'en alla en courant (J}ii ÔÈ 8ÉElV), après avoir donné ses armes
à un compagnon irréprochable ...
XI 805 : Il [Patrocle] s'en alla en courant (J}ii ÔÈ 8Ét:tv), le long des nefs, vers l'Eacide
Achille ...
a1ns1 que
ll. XVII 700, à propos d'Antiloque : Et ses pieds le portaient, alors qu'il versait des
larmes, (Tèv µÈv Micpu xrovta 7t6&ç cpÉpov) loin de la bataille, pour porter la mauvaise
nouvelle au Péléide Achille.
124. Ménélas et Antiloque sont, dans l'lliade, très souvent impliqués dans les mêmes
scènes.
ll. XV 405, à propos de Patrocle : Et ses pieds le portaient, alors qu'il parlait (Tov µÈv <14>'
Ox; t:ùtovta ~ cpipov).
Et lorsque Antiloque aux pieds rapides arrive chez Achille, qui craint le pire,
il verse de chaudes larmes exactement comme l'avait fait Patrocle lorsqu'il était
revenu chez Achille :
ll. XVI 2-3 : Et Patrocle se tient auprès d'Achille pasteur d'hommes. il verse de chaudes
larmes (6mcpoo &pµà XÉHN) ...
XVIII 16-7 : Le fils de l'illustre Nestor arrive près de lui, il verse de chaudes larmes
( uuicpoo
IL!. Q.._ ' XWN
\n.Yµa ' ) . . . 125•
Car il craint qu'il ne se tranche la gorge avec le fer. (R. XVIII 34).
Veiller sur l'irascible Achille : c'est cela même que Ménoitios avait recom-
mandé à son fils Patrocle ; cela même que Nestor avait rappelé au héros. On
pourrait continuer à étudier tout ce jeu d'analogies (surtout au chant XXIII où
les funérailles de Patrocle vont donner à Antiloque la possibilité de gagner
toute la sympathie d'Achille). Il ne s'agit pas de dire que l'histoire d'Antiloque
redouble celle de Patrocle mais de montrer que le rapprochement des deux
héros (dont les cendres seront enfermées ensemble) est, dans l'lliade, une don-
née claire. A l'évidence, le compositeur de l'Riade s'inspire du scénario de la
Memnonide pour le transformer et cela sans faire aucune référence explicite à
l'histoire de Memnon mais en multipliant les allusions implicites. On peut se
demander pourquoi l'lliade éprouve le besoin de transformer l'histoire de
Memnon. De la même manière qu'Achille refuse de suivre l'exemple de
Méléagre, l'aède de l'lliade renonce à perpétuer un chant précédent pour
transformer la tradition. Vlliade - et cela est vrai de toute composition orale -
est aussi l'évocation d'une histoire qui se transforme : le savoir de l'aède est un
savoir en mutation. On peut ici reprendre le problème de la loi de Monro nuan-
cée par Pucci sur le fait que l'Odyssée ne cite pas explicitement l'Riade même
si elle multiplie les allusions à l'histoire d'Achille. On peut faire la même obser-
vation sur la relation de l'lliade à la Memnonide : l'lliade ignore le personna-
125. n. XVIII 17 : OOICpoo Oq,µà XWN, cpato 6' ayyEÀ.11JV à.Â.e}'FIV1JV. Edwards 199 l. 144
souligne la singularité de cette formule pour introduire un discours. En revanche, il ne sou-
ligne pas le jeu d'allitérations.
Je n'hésiterais pas ici à me rallier à l'école oraliste pour dire qu'il faut projeter
dans la tradition le rapprochement des figures d~tiloque et de Patrocle. En reje-
tant la thèse d'une influence unique qui voudrait qu'à un moment précis l'une des
deux figures ait servi de modèle à l'invention de l'autre, je crois que l'on peut, en
revancne, raisonnablement considérer que les aèdes ont été amenés, au cours du
temps, à rappromer ces deux figures (dont l'origine reste, par ailleurs, inconnue).
En ce sens, si le nom de Patrocle n'a pas été •inventé• d'après l'histoire
d'Antiloque, on peut, en revandie, penser qu'il a servi au rappromement des deux
figures puisqu'il suggère une thématique qui semble être une donnée première de
la Memnonide : celle d'un jeune héros mourant pour son père126.
Mais si j'adhère au point de vue de l'école oraliste, je crois important d'ajou-
ter une considération nouvelle. Le problème de la relation entre l'lliade et le
scénario de l'Ethiopide ne saurait être résolu par la simple supposition que les
deux scénarios hériteraient, indépendamment l'un de l'autre, d'une même thé-
matique traditionnelle 127 ou dériveraient, indépendamment l'un de l'autre,
d'une troisième version qui leur aurait été antérieure 128. Dans la manière
de cette remise en cause critique de la tradition. Mais pour l'heure, il nous faut
insister sur la façon dont l'lliade remet en cause le scénario de la Memnonide.
Plus que dans le résumé de Proclus, c'est dans la V(e Pythique de Pindare
qu'on trouve le meilleur écho de ce que pouvait être, dans la Grèce du V(e
siècle av. J.-C., la légende de Memnon. Comme le relève G. Nagy,• the presen-
ce of heroic narrative in Pindar is the continuation of a living tradition, not the
preservation of references to lost epic texts ,.JJI. Il importe donc de comprendre
quelle occasion particulière a pu offrir à Pindare la possibilité de perpétuer à
son tour la légende de Memnon13 2• La V(e Pythique célèbre la victoire rem-
portée aux Jeux Pythiques de Delphes. en 490 av. J.-C., par l'attelage de
Xénocrate, frère de Théron qui devint, par la suite, tyran d'Agrigente (il n'est
pas impossible que l'attelage ait appartenu aux deux frères; dans ce cas la vic-
toire leur serait commune) 133• Une scholie laisse entendre que la composition
de l'ode officielle avait été confiée à Simonide 134 ; si tel est le cas, Pindare
aurait composé son ode libremenL Il est important de rappeler que, en règle
générale, les épinicies célébraient les propriétaires des chars vainqueurs. Dans
la V]r. Pythique, - peut-être parce que la commande de célébration officielle
était revenue à Simonide - Pindare choisit de célébrer non pas Xénocrate, pro-
priétaire du char, mais son fils, Thrasybule, qui dut être, d'après ce que l'on
peut comprendre, le conducteur du char 135. L'éloge va donc ici à un fils qui a
fait honneur à son père et à son genos 136• Il n'est pas inintéressant non plus de
savoir que Pindare était un ami de Thrasybule : tous deux étaient de la même
génération.
131. Nagy 1990b, 437. Pour un commentaire de la VI• fythique cf. Centili et al. 1995 et
infra n. 137.
132. Dans son œuvre, Pindare fait plusieurs fois référence au S<:énario de la Memnonidc
qui semble l'avoir inspiré : Pi. N. 3 63. Cf. Famell 1912, 260.
133. En se fondant sur la fin de l'épinicie Pi. P. 6 46, certains commentateurs ont pro-
posé de considérer que Théron était. avec Xénocrate, propriétaire du char.
134. Schol. Pi./. 2 ad init. Drachmann : Thrasybule semble avoir été un ami de Pindare :
cf. Pi. /. 2.
135. L'hésitation vient du fait qu'un vers très discuté de la 2• Isthmique laisse entendre
que le conducteur du char aurait pu être Nicomaque. Contre l'opinion de Burton 1962, je
préfère suivre la proposition de Famell 1932, 183 qui suppose que Thrasybule conduisait le
char. a. infra n. 137.
136. Comme dans le monde homérique où la gloire passe d'une génération à l'autre,
Pindare veut louer une victoire que Thrasybule partage avec son père (mtpl taî> ( ...] KO\VCXV
-œyt:Vt4 [... ] vhcav)(Pi. P. 6 15-17). Cf. Famell 1932, 183 qui souligne la bravoure filiale de
Thrasybule dans un contexte dangereux.
Et toi ['Thrasybule], en le 137 tenant en main, sur ton côté droit, tu fais progresser ce jw;te
précepte que le fils de Philyre [= le centaure Chiron] - c'est ce que l'on dit - enseignait
jadis, dans les montagnes, au puissant fils de Pélée, sevré de ses parents 138 : • C'est le
Cronide, à la voix profonde, prytane des foudres el des éclairs, qu'entre les dieux tu
honoreras le plus ; cet honneur, n'en prive pas les parents, tant que le destin fait durer
leur vie •.
Dans le passé aussi, Antiloque à la force violente portait avec lui ce précepte, lui qui
mourut pour son père ·(oc; imq,Élp8\to mtpoç), en auendant de pied ferme (àvaµrivcnç,), le
tueur d'hommes, Memnon qui conduisait l'armée des Ethiopiens. C'est qu'un cheval de
Nestor, blessé par les flèches de Pâris, immobilisait son char. Memnon brandissait déjà
sa puissante lance. L'âme du vieux Messénien fut bouleversée, il cria vers son fils (P6a.aE
miôa ov). Et l'appel qu'il lança ne tomba pas à te"e (xaµauœtÈç 6' ap' EJtOÇ oinc
èuœptljlt:V). Le héros divin (Antiloque) se trouva là pour faire face et il paya de sa mort
la vie de son père (1tpiato µÈv 8avaroto ,roµt6àv mtpoç). Pour avoir accompli cet exploit
prodigieux, il apparut, aux nouvelles ~alions (OMOtipounv) 139, dan, ce temps d'®-
treJois (t<ÎJY ltOÀ.al YEV~). comme le plw parfait modèle de piété filiale (ümtoc; àplp1.
totŒÛmv q.1JI.EV JtPOÇ àp€tàv). Mais ces choses sont le passé. Aujourd'hui, Thrasybule est
celui qui suit le mieux la règle ancestrale (7tatpqxxv cna:9µav), cheminant, avec tout son
éclat, sur les traces de son oncle (mtp<i>). (Pi. P. 6 28-39).
137. Je suis ici la suggestion de la scholie à ce vers qui propose de rattacher VlV à
~µo<J'UVTlV du vers 20 (Schol. Pi. P. 6 19a Drachmann). FameU 1932, 186 (qui s'appuie sur
Boeclch) le rattache à !t<npt tt:êp (en comprenant que Xénocrate était lui aussi sur le char au
côté de Thrasybule). Burton 1962, 20 le rattache à vimv. Gentili et al. 1995, 184 prend parti
pour désigner Thrasybule comme conducteur du char : • Si Ioda Trasibulo perché vincendo
ha dato lustro al padre e alla sua stirpe (v. 15), mostrando cosi di tenere nel massimo onore
la nonna del saggio centauro Chirone ... •. Gentili continue son commentaire en insistant sur
les dangers que Thrasybule a, sans doute, dû affronter dans cette course, dangers qui étaient
fréquents, souligne Gentili, lors de telles épreuves.
138. Pour cette allusion au passé de Pélée, cf. supra§ 4.2.2.
139. Littéralement, émÀou:poç signifie • mieux armé par la jeunesse •: on peut alors hési-
ter entre deux traductions : • il apparut aux plus jeunes gens • ou • il apparut aux généra-
tions plus jeunes •.
140. Schol. Pi. P. 6 23-27 Drachmann et Hes. fr. 283-285 MW. Voir aussi Porph. Abst.
IV 22 qui cite un commandement analogue attribué à Xénocrate : yoveîç ttµfxv, 8roîç
lCClPJtOÎÇ àyoÂÀt:tv. Pour le personnage de Chiron dans l'Iliade, cf. n. IV 219 (où il est dit
qu'• en mourant pour son père, Antiloque acquit une telle renommée que seul
il fut proclamé philopatôr parmi les Grecs ,.l41, De fait, Antiloque est le seul
héros de la mythologie grecque qui soit mort pour sauver son père. La
remarque de Xénophon révèle bien qu'il était, pour les Grecs, le modèle même
de la piété filiale. Et c'est à ce modèle que Pindare se réfère pour célébrer
Thrasybule et perpétuer, à son tour, l'éloge des fils honorant leurs pères. Pour
reprendre la remarque de Nagy, la VIe Pythique ne• cite,. pas la Memnonide,
mais elle perpétue une tradition encore vivante et dont la Memnonide s'était
fait l'écho dans le passé. Le témoignage de la VIe Pythique est important parce
qu'il nous assure qu'Antiloque était, dans la tradition grecque antique, le modè-
le même du héros qui avait honoré son père: celui dont Pindare peut dire qu'il
n'avait pas laissé tomber à terre (xaµaUŒtÉç) la parole (btoç) d'appel lancée par
son père (Pi. P. 6 37). Remarquons - Pindare aime bien ce genre d'analogie -
que la VIe Pythique honore, elle-même, le principe qu'elle loue puisqu'elle ne
laisse tomber dans l'oubli ni les exploits des ancêtres ni ceux des hommes d'au-
jourd'hui.
qu'il enseigna l'art des remèdes à Asclépios lui-même) ; XI 832 {où il est rappelé qu'il initia
Achille à la médecine) ainsi que XVI 140-144 et XIX 387-391. Le nom de Chiron est très
certainement dérivé du terme xdp (•main•) qu'on retrouve notamment dans le français
• chirurgien •.
141. X. Cyn. 1 14.
142. Q.S. Il 389-395.
A la fin du chant XI, Patrocle avait transporté Eurypyle à sa nef pour l'y soi-
gner, différant ainsi son retour auprès d'Achille. Ce n'est qu'après plus de 2000
vers qui décrivent la suite d'une guerre qui use les Achéens qu'on retrouve les
deux héros (R. XV 390-405). Patrocle a fini d'opérer Eurypyle et il importe
qu'il reparte sur-le-champ : les combats se sont encore rapprochés des nefs et
l'urgence d'un secours est toujours plus grande. Prenant congé du blessé
convalescent, Patrocle répète les mots mêmes que lui avait adressés Nestor :
Dans ces deux derniers vers, Patrocle reprend les mots exacts de Nestor
(avec le changement de personne nécessaire : opivco pour opivaiç). Preuve qu'il
n'oublie pas, cette fois, les recommandations qu'un« père• lui a adressées 143;
les mots de Nestor sont ainsi des • paroles ailées • qui ne tombent pas à terre :
X<Xfl(ltnetÉç 144.
Quittant Eurypyle, Patrocle se remet à courir. Une fois encore, l'aède va
retourner à la description de la guerre et il faudra attendre 340 vers pour revoir
Patrocle arriver chez Achille. Pendant ce temps, sur le champ de bataille, la
guerre continue et des guerriers tombent Ce sont pour la plupart, comme les
autres morts de l'fliade, des figures secondaires, dont l'aède invente ou retrou-
ve les noms par association d'idées. Comme cela a été souvent observé, l'aède
143. Cf. R. XI 790 où Nestor reprochait à Patrocle d'avoir oublié les recommandations
œ
de Ménoitios : où M8mt.
144. Sur ce rapprochement, cf. Burton 1962, 22.
145. Wathelet 1988, 1,644 explique KaÀfttcop comme un nom d'agent en -trop dérivé de
KtXÀéco. Sur ce verbe et son rapport avec 1CÂ.Éoç, cf. supra § 5.1.5.
146. Wathelet 1988, I, 684 explique KÂutÎOÇ comme un dérivé en -toç d'un adjectif ver-
bal dutoç, lui-même issu du verbe ICÂ.00> • entendre, exaucer•. D'après Paus. 10 14 2,
Kalétor, fils de Klutios, avait une sœur nommée Prokléia.
147. R. III 147 et XX 237-238.
148. Whathelet 1988, I, 645.
149. R. IX 653.
loup »)150, fils de Mastôr (• celui qui cherche•), (deux noms qui évoquent la
quête d'un héros-loup ?) 151. Comme Hector a appelé les siens pour venger
Kalétor, Ajax appelle Teucros pour que soit vengé Lycophron. Teucros com-
prend et court : de sa flèche, il frappe alors Kleitos, (•entendu•), fils de
Peisênôr (• celui qui persuade l'homme •) 152 (cf. supra§ 5.2.2, le cas d'Euryclée,
fille de Pisénor). Remarquons que, dans la poésie homérique, la forme kleitos
fonction ne comme substitut de klutos ; par ailleurs, dans son commentaire à
l'Odyssée, Eustathe remarque que le nom de Pisénor est approprié aux hérauts
qui doivent convaincre et se faire entendre 153• Si les noms de Kleitos et de
Pisénor sont courants dans la mythologie grecque, les deux héros mentionnés
ici sont, par ailleurs, totalement inconnus. Il est évident que le couple Kleitos
- Pisénor constitue ici un doublet du couple Kalétor - Klutios. Il faut souli-
gner la symétrie des deux scènes. Ajax et Teucros sont, dans l'Iliade, deux héros
inséparables et symétriques. Ils agissent souvent ensemble. A Ajax frappant
Kalétor fils de Klutios correspond, immédiatement après, Teucros frappant
Kleitos fils de Pisénor. Il me semble évident que le second couple est suggéré
à l'aède par le premier. Il y a ici une création analogique qui révèle que l'aède
a bien en tête la thématique de• l'appel et de l'écoute•: de fait, dans la scène
suivante, Patrocle retrouvera enfin Achille ; il sera à la fois héraut obéjssaot à
Nestor et conseiller qui devra persuader. Ainsi les noms des guerriers morts au
combat révèlent-ils la thématique qui inspire l'aède en cette fin de chant XV.
L'enjeu de l'Iliade est bien, par l'intermédiaire de Patrocle, de savoir si Achille
acceptera ou non d'écouter une voix qui lui rappelle les conseils paternels.
150. Il faut souligner l'écho entre le nom des Lyciens (Il. XV 4,24; 425) et le nom de
Lycophron (ll. XV 429).
l 5 l. Kamptz 1982, 250.
152. Wathelet 1988, Il, 875.
153. Eust. Od. Il "57 [1432 46 Stallbaum].
154. Il. XVI 4-5.
fburquoi es-lU loul en pleurs Ailrode (tiple dedalawai lblroldtts), comme une pelile filk
(koc.,œ) qui courrait derrière sa mère pour la forœr à la prendre dans les bras ; 8U8pCndue
à sa robe, elle la tire (kaleruhea) pendant qu'elle manne (.potiderketai), tout en pleurs
(dakruoessa), elle supplie des yeux qu'on la prenne. Tu es pareil, /btroele, quand tu tierses
tes tendres pleurs (llitrokle teren kala dakruon eibeis). As-tu quelque chose à révéler aux
Myrmidons ou à moi-même ? Ou es-tu seul à avoir enmadu (exeklues) quelque nouvelle
venue de Phthie? Il vit pourtant encore, du moins à ce qu'on dit. Ménoitios, le fils d'Actor.
D vit l'Eacide Pélée, parmi les autres Myrmidons ; or, voilà les deux personnes pour qui nous
nous affligerions le plus, si elles étaient mortes. Ou bien te lamentes-tu sur les Argiens, parce
qu'ils périssent près des nefs creuses, par leur propre faute ? Parle ; ne me cache pas ta pen-
sée en sorte que, loU8 les deux, nous sachions. (Il. XVI 7-19).
Mon enfant. pourquoi pleures-tu (tÉlcvov tt ICÀ.altlç) ? Quel chagrin envahit ton cœur ?
Parle ; ne me cache pas ta pensée en sorte que, tous les deux, nous sachions. (ll. 1 362-
363) 158.
155. Voir notamment la présence des • K • et des • p • dans le premier vers. On peut se
demander si l'enchainement • &&i,cpuoar IlarpoKÀHr, • n'a pas entraîné le choix du terme
KOUP11 en fan de vers.
156. Sur le vocabulaire des pleurs dans la poésie homérique, cf. Monsacré 1984, 171 :
sur les guerriers qui pleurent dans l'lliade, ibid. 228, n. 18.
157. Voir l'interprétation du nom d'Achille comme celui qui provoque l'axoç de son entou-
rage (Nagy 1994 (1979), 94). Remarquons que, dans la réponse qu'il va donner à Adtille dans
la réplique suivante, Patrocle joue sur cette figure étymologique: él> 'Azw;û l'hwioç ulk µÉya
cpqmxt' 'Axmfj:N 1µTl vr.µroa· toîov )'àp aioç Jxl3t'llŒV i\zmouç (ll. XVI 21-22).
158. Des mots que Thétis répète en Il. XVIII 73-74.
Mon enfant, pourquoi pleures-tu (tÉlcvov ti ICÂa\E\.Ç) ? Quel chagrin envahit ton cœur ?
Parle ; ne me cache pas ta pensée en sorte que, tous les deux, nous sachions.
et ll. XVI 7 et I 9 :
tUt'tE &oolcpooa1 natpolCÂttç,
[...]
içcxûôa. l1TJ m& VO<j>, 'iva EtÔC>µf:v aµ'l)(I).
159. Moulton 1CJ77, 100, qui remarque qu'Achille aime les comparaisons dans ses dis-
cours et qui voit là une preuve de plus des qualités poétiques du héros. Moulton observe
all88i que les comparaisons qui décrivent Achille et Patrocle sont souvent liées au thème de
la relation parents-enfants : ll. IX 323 ss. (où Achille se compare lui-même à un oiseau qui
nourrit ses petits); ll. XVII 4; 133; XVIII 56; 109; 318; XXIII 222. Dans le même sens.
Finlay 1980, 269, a montré que Patrocle remplissait auprès d'Achille le rôle d'un père sub-
stitutif.
160. Od. VIII 523-531. Comparaison commentée par Nagy 1994 (1979), 135 et
Monsacré 1984, 152-153. Pour une description de pillage, voir supra § 4.4.5 le récit de
Cléopatra. Sur le problème des comparaisons inversées, cf. Foley 1978, 7-26.
Il vit pourtant encore, du moins à ce qu'on dit, Ménoitioe, le fils d'Actor. Il vit l'Eacide
Pélée, parmi les autres Myrmidons ; or voilà les deux personnes pour qui nous nom affli-
gerions le plus, si elles étaient mortes. Ou bien te lamentes-tu sur les Argiens, parce qu'ils
péri88ent près des nefs creU11e&, par leur propre faute ? (ll. XVI 14-18).
Achille a beau jeu de poser ici une seconde question qui annule la précé-
dente; il oublie bien des choses. Si les Argiens périssent, c'est, d'abord, par sa
faute. Quant à Ménoitios et à Pélée, on ne peut être que surpris par l'assuran-
ce qu'il a de les savoir en bonne santé 163 • Après la mort de Patrocle, quand son
humeur sera très différente, il parlera tout autrement :
161. Scltoeck 1961, 89 a proposé de voir, dans cette comparaison insolite, une réminis-
cence de l'Ethiopide : Achille choisirait d'888umer le rôle de Thétis, cette mère qui va perdre
800 fils.
162. a. infra§ 6.3.4.
163. Achille évoque son père en Il. XVIII 84 (noter les dons offerts par les dieux à
Pélée) ; XVIII 331 ; XIX 422.
Pélée,je peruie qu'il est maintenant complètement mort ou, s'il est encore un peu vivant.
qu'il est affligé par l'odieuse vieillesse, passant tout son temps à craindre l'affreuse nou-
t•elle (ÀuyP'lv àyy[Âi11v), lorsqu'il apprendra ma mort (ot' àJtoq,8iµivo10 Jru8r)m1). (ll. XIX
334-337).
Achille, fils de Pélée, de loin le plus fort des Danaens ; ne me blâme pas, la peine qui
presse les Achéens est ai grande ! Tous ceux qui comptaient avant parmi les meilleurs
sont étendus entre les nefs, frappés et blessés. Le fils de Tydée, le puissant Diomède, est
touché ; Uly~ à la lance illustre (6oupucÀmoç 165) est blessé ; Agamemnon aussi ;
164. Je n'examine pas ici l'importance de la relation fils / mère qui a été bien étudiée
par Slatki n 199 l.
l 65. Mazon 1937-1947, Il, lit : 6oupl ICÂ.moç en deux mots. Sans rejeter cette lecture, on
peut dtoisir de jouer sur l'ambiguïté : ai l'épithète &rup1dm6ç est bien employée à plusieurs
reprise8 pour qualifier Ulysse (cf. par exemple R. XI 396 et 0d. XV 544), il est également vni
que le héroe a, en l'occurrence, été blessé par une lance (en R. XI 433).11 n'est pas impoesible
Eurypyle a été touché par une flèche à la cui88e 166. Autour d'eux, les médecins aux nom-
breux remèdes s'affairent pour soigner les blessures. Toi. en revanche, tu restes là ineffi-
cace et inébranlable (àJ.Litxavoc;) 167• Que jamais ne me tienne une colère comme celle
que tu r e ~es, toi dont la vertu est maudite. En quoi l'homme de demain profitera-t-il
(OVTl(JEtat O'lfl"fOVoc;) de toi, si tu n'écartes pas <Ù>s Argiens l'infamant malheur (ai IŒ µfl
'Apytio1cnv <XEllŒQ ÀolyoY àJ,luvnç ;)? Héro6 8808 pitié, tu n'as pas pour père (Jtttt'llp)
Pélée, le conducteur de chars, ni pour mère (µllfllp) Thétis ; mais c'est la mer aux reflets
étincelants et les rochen escarpés qui t'onl enge,ulré (nlC'tE), puisque ton âme est si dure.
(ll. XVI 21-35).
Après Phoinix qui avait rappelé la dimension d'un temps humain fondé sur
l'enchaînement et l'assistance réciproque des générations, c'est maintenant
Patrocle qui confronte Achille à sa responsabilité d'homme engagé dans le
temps. Et ses mots sont plus clairs et plus durs que tout ce que nous avons
entendu jusqu'ici. Alors que les champions achéens portent, tous, sur leurs
corps les marques de la guerre, alors que chacun s'efforce d'aider l'autre,
Achille continue d'attendre: amêkhanos. Le mot a un double sens (1. sans res-
source ; 2. sur qui ou sur quoi, on ne peut rien) que j'ai exploité dans ma tra-
duction: • inefficace et ioébralahle •. A l'opposé d'Ulysse connu comme le
héros aux mille tours (polumêtis) et aux mille expédients (polumêkhanos),
Achille devient amêkhanos, un héros que son intransigeance intraitable rend
inutile 168• Dans un monde où l'on vit pour devenir un modèle, Achille a pous-
sé si loin ses exigences qu'il a basculé dans l'inhumain. La dimension pragma-
tique de l'éthique héroïque est ici évidente. S'il reprend, dans le début de sa
tirade, plusieurs vers du discours de Nestor (cf. ll. XVII 24-27 et ll. XI 659-
662), Patrocle introduit ensuite un argument nouveau. Au chant XI, Nestor
avait dénoncé un Achille • sans souci ni pitié des Achéens • (où 1C11œtat ooo'
ü.mipt:t)(R. XI 665), un Achille• qui serait seul à tirer profil (aponêsetcu) de sa
vertu • (oloc; 'tiiç àpm\ç ClfflM1(JE'tat·)(R. XI 763). Patrocle va, à son tour,
reprendre le verbe tirer profil, être utile (oninêmi) mais pour poser la question
de l'utilité d'Achille dans le contexte de l'obligation réciproque des généra-
tions:
que l'aède joue sur les mots pour nous rappeler que l'homme à la lance illustre n'en est pas
moins un héros illwtre qui a été frappé par une lance.
166. Ces trois ven (XVI 25-7) qui énumèrent les blessés reprennent exactement ceux de
Nestor (XI 660-2). La correspondance est partielle pour les vers XVI 24 et XI 659.
167. Je cherche à rendre le double sens de l'adjectif àJ,Lftxavoç : 1) • sans moyens, qui est
dans l'embarras, qui ne sait pas se tirer d'une difficulté• ; 2) • dont on ne peut venir à bout,
impossible, contre qui l'on ne peut rien• (cf. ll. VIII 130).
168.11 y a ici deux conceptions de l'héroïsme qui s'opposent; cf. Pucci 1995 (1987), 307-
310.
Toi dont la vertu est maudite. En quoi l'homme de demam profaera-t-il (ovil(Jcnu
O'lf\'YOV6ç) de toi, si tu n 'écartes pas des Argien.s l'infamant malheur (at IŒ µii 'ApytÎOlmv
ru:uœa Mll-,ÙV àµuvnç) ? (R. XVI 31-32).
Héros sans pitié, tu n'as pas pour père (1UX'tTlP) Pélée le conducteur de chars. ni pour
mère (µ'l'tTIP) Thétis ; mais c'est la mer aux reflets étincelants et les rochers escarpés qui
t'ont engendré, puisque ton âme est si dure. (ll. XVI 33-35).
169. Voir, dans le même sens, la pertinente remarque de Janko 1992, 319: • Nestor
ended his exemplum with the thought that others wiU not gain from Akhilleus' valour (XI
763), adding that he too would suffer if the anny perished ; Patrokloe means that posterity
(Ô'lf\'YQVOl) learns from ancestral examples (Ill 353) •.
Patrocle est allé jusqu'au bout de son rôle. A-t-il réussi? Oui, si l'on se base
sur le fait qu'Achille va lui prêter ses armes. Mais il suffit de continuer la lec-
ture pour comprendre que ce prêt ne change rien au fond du problème.
!;Achille du chant XVI reste un héros qui échappe tant à l'ordre du sceptre qu'à
ce que j'appelle l'ordre de la lyre, puisque c'est cet instrument qui symbolise la
tradition poétique du kleos. Il suffit d'écouter les derniers mots de la réponse
d'Achille. Après avoir autorisé Patrocle à prendre ses armes, après lui avoir
demandé de revenir du combat une fois les nefs sauvées du feu, le héros de
l'Iliade adresse à Zeus cette ultime prière pour le moins inquiétante :
Ah ! Zeus Père. Athéna, Apollon ! qu'aucun des Troyen, si nombreux qu'ils soient.
n'échappe à la mort. aucun des Argicns non plus! mais que nous deux. nous émergions
de la ruine. seuls, pour délier le voile sacré de Troie. (ll. XVI 97-100).
Il faut absolument rejeter ces quatre vers : d'abord parce que la prière est puérile et
impossible; ensuite parce qu'elle envieuse et érotique. Aristarque dit que Zénodote les
a soupçonnés avec raison en considérant qu'ils ont été insérés par ceux qui disent qu'il
existe des amours masculins chez Homère et qui supposent qu'Achille était le chéri (mxt-
ôum) de PatrocJel70.
Il est vrai que les Anciens s'étaient interrogés très tôt sur le problème
d'une éventuelle relation homosexuelle entre Achille et Patrocle ; on discu-
tait non seulement de la nature de leur relation mais aussi de leur rôle réci-
proque comme éraste ou éromène 171 • Ce qui est curieux, c'est que Zénodote
se soit référé à un tel débat pour mettre en cause l'authenticité de ces vers,
d'autant plus que l'allusion érotique est, dans ce passage, plus que discrète.
On peut alors se demander si Zénodote n'a pas profité de ce débat comme
d'un prétexte pour éliminer un passage que la phobie meurtrière du héros
rendait autrement plus gênant : on connaît l'effort du critique alexandrin
pour innocenter les héros homériques des accusations prononcées par
170. Schol. T n. XVI 97-100 : 7taVtEÀ<Î>ç Èiq3À.trtÉov tOÙÇ tro<mpaç mixouç· Jtpéinov, Otl
1ta~uo&1ç mi àoovatoç Tl EÙXTI, ete· o8i cp8ovÉpa. t:Îta ÈJ)(l)tllCTJ. KcxÀ<Î>ç ot>v cpll(nV 'Apimapxoç
Z11V000tOV \)Jt(J)Jt"[EU'IŒVat, roç EÎEV 1tapEVtt:8ÉvtEÇ oi mixot ÙJtO téÏJv Ùpotvuroùç Ëprotaç
~ t:Îva11tap' ·~pq> mi ÙJtovoowtOJV 1tatôucà elvat 'Axtllm natpolCÂ.ou. A propoe de
cette scholie, cf. BoUing 1986 (1925), 160-161 et Apthorp 1980, 22 qui discute le sens à
donner à ~ÀtytÉov. Voir aussi Plu. Mor. 25e.
171. Buffière 1980, 369-373. Voir surtout Pl. Phœdr. l79e-l80b où Phèdre reproche
à Eschyle d'avoir laissé entendre qu'Achille était l'éraste de Patrocle ; Bion 12 (pour qui
Achille et Patrocle sont de vrais amis) et Theoc. 29 33-34 (pour qui la relation est plus
ambiguë).
Platon 172. Mais, pour comprendre Achille, il faut relever que le héros continue
d'évoluer tout au long de l'lliade. Encore acceptable au chant IX, sa colère le
pousse maintenant à basculer dans l'inhumain. Et l'on retrouve toujours la
même question : pourquoi l'lliade célèbre-t-elle un héros qui, en les poussant
à l'extrême, finit par nier toutes les valeurs de l'héroïsme, par nier l'ordre
même du temps humain ?
CONCLUSION
Dans la poésie qui renomme les ancêtres, le héros au nom parfait était
condamné à mourir 1• On le savait depuis le début de son histoire lorsqu'il
avait répondu à l'appel d'Achille : • et Patrocle, à l'intérieur de la tente, l'en-
tend, il accourt pareil à Arès, et c'est le début de son malheur • (KaKOÛ •••
à.PXTt) (ll. XI 603-604). On peut s'interroger sur cette logique qui implique,
au sein de la poésie, la mort d'une figure évoquant la tradition poétique elle-
même. Vlliade s'inquiète, on en trouvera une confirmation dans la conclu-
sion, d'une voix ou d'un appel paternel qui pourrait ne plus être entendu, la
mort de Patrocle pourrait bien trahir l'inquiétude d'une poésie soucieuse de
.
sa survie ...
Mais, à ce point de l'lliade, il fallait que les choses basculent dans un sens
ou dans un autre. Si Patrocle s'était contenté de repousser Hector comme
Achille le lui avait demandé, l'lliade n'aurait gagné qu'un sursis et très vite tout
serait redevenu comme avant ; Achille aurait continué de ruminer sa colère et
Hector aurait repris l'avantage. Et si Hector ne l'avait pas tué, Patrocle aurait
sans doute poussé son assaut jusque sous les murs de Troie, enfreignant ainsi
l'ordre d'Achille :
1. Pour la mort de Patrocle, cf. Il. XVI 789 ss. Sur cette scène, cf. l'analyse de Mühlestein
1987 (1972), 78-89.
lJne fois que tu les auras repoU.88és hors des nefs, fais demi-tour. [ ...] Ne cherche pas à
combattre les Troyens avides de guerre sans moi ; tu ferais de moi un homme encort'
plus déshonoré (ànµotEpov) (ll. XVI fr7 et 89-90).
Quand on sait le prix qu'Achille accorde à son honneur ('tlµti), on peut faci-
lement imaginer la colère qu'il aurait laissé exploser contre son ami si celui-ci
avait dû désobéir. La mort de Patrocle était encore la meilleure solution. Et sur-
tout, elle permet de révéler une nouvelle face du caractère d'Achille. S'il est vrai
qu'Achille a défendu une certaine idée du droit, son intransigeance est telle
qu'il en est arrivé à menacer un autre principe fondamental du monde
héroïque qui est la reconnaissance de l'autorité des •pères». La mort de
Patrocle nous laisse découvrir un héros aussi entier dans la douleur que dans
la colère. Achille vit de manière extrême et exclusive chacune de ses passions
et chacun de ses sentiments. Seule une émotion plus forte pouvait le distraire
de sa colère. Thétis est la première à comprendre le parti qui peut être tiré de
cette situation.
Il y a une logique de l'absolu qui interdit qu'on se batte pour deux causes à
la fois ; la vraie passion est exclusive. Maintenant que Patrocle est tombé,
Achille ne vit plus que pour reprendre le combat et venger son ami. Tuer
Hector est l'unique sens que le héros trouve encore à ses jours. li attend seule-
ment que sa mère lui apporte une nouvelle annure2 : l'ancienne, enlevée au
corps de Patrocle, a été revêtue par son ennemi3• Pendant tout le temps que
dure son attente, Achille n'évoque pas une seule fois, même par allusion, la
nécessité d'une réconciliation avec Agamemnon4• Il dit sa douleur, répète son
désir de tuerie, mais pas un instant il ne songe à rencontrer le roi achéen. Il y
pense encore moins quand sa mère lui apporte les armes forgées par Héphaïstos :
à peine voit-il ces armes que • la fureur le pénètre plus encore »: µlv µâllov ËÔu
XoÀoç (Il. XIX 16). Et tandis qu'une flamme s'allume dans ses yeux, il prend la
parole pour dire à sa mère son désir urgent de se battre pour tuer Hector. La
crainte des mouches et des vers qui vont bientôt dévorer le cadavre de son ami ne
suffisent pas à le convaincre de célébrer d'abord les funérailles.
Face à cette ardeur guerrière, Thétis prend une double initiative : elle
garantit à son fils qu'elle préservera le corps du mort une année entière s'il le
faut; mais surtout, elle lui conseille de convoquer l'assemblée des Achéens
pour leur signifier publiquement la fin de sa colère. Thétis est ainsi la premiè-
re à comprendre que le moment est propice au règlement de la crise qui oppo-
se son fils au plus puissant des Ar.héens, la première à entrevoir que le moment
est venu de rétablir l'ordre du sceptre5 •
Le héros suit le conseil de sa mère, mais, au fond de lui, il ne cultive qu'une
o~ion : tuer Hector. Avec des cris terribles ( ~ ÙXX<.tW), il appelle les
Achéens à l'assemblée. Les héros qui arrivent sont épuisés par une guerre qu'ils
soutiennent de plus en plus mal. Souffrant de leurs blessures, Diomède et Uysse
viennent en boitant, tandis qu l\gamemnon, qui a été touché par la lance de Coon,
est le dernier à rejoindre l'assemblée. Comme il l'avait fait au chant I, Achille
prend la parole en premier et prononce la phrase tant attendue par les Achéens :
Je tiens maintenant à mettre fin à ma colère. Il n'est plus besoin qu'encore et sans cesse,
je ressasse mon courroux. Mais aUons vite, excite à la guerre les Achéens à tête chevelue
[...] (R. XIX 67-69).
5. Notons une coïncidence. Sur le nouveau bouclier qui fait resplendir une lumière dans
les yeux d'Achille, Héphaïstos a forgé deux cités, l'une en paix, l'autre en guerre. Dans la cité
en paix, ce sont noces et festins, cortèges nuptiaux et chants d'hyménée, cependant que sur
la place publique se déroule un procès : la paix implique le fonctionnement et l'acceptation
de la 6i101. L'évocation de cette scène sur le bouclier est-eUe une simple coïncidence ou une
manière, subtile, de suggérer à Achille le règlement juridique de son différend avec Aga-
memnon?
6. Remarquons au pa868ge qu'Achille, qui ne fait guère allusion aux générations à venir,
n'est pas sans conscience du souvenir qu'il laissera aux Achéens : aùtàp 'Axa10ÙÇ l 6ripàv ȵ~ç
mt cri\ç Ëp1~ µVTl(JE0&1 otco (ll. IX 63-64).
7. Schadewaldt 19654 (1943 1), 181 ss. et 343: • Der Ü>rn wirft sich, tief mit dem
Schmerz um den Freund verwoben, nun mit Gewalt auf Hektor und die Troer und die ganze
Erscheinung des Achilles ist von nun und dureh ihn gezeichnet •.
faut oublier ce qui est arrivé, c'est pour mieux répondre à l'urgence d'une rage
nouvelle et 800 discours se termine par un appel au combat :
Mais alloos vite, excite à la guerre les Achéena à tête chevelue [...] (Il. XIX 69).
Même s'il ne s'agit pas d'un vrai repentir, la décision d'Achille ne peut que
réjouir Agamemnon. Affaibli par sa blessure, incapable de se lever pour aller
au centre de l'assemhlée8, lJ\tride est un roi amoindri face à un jeune hérœ que
la guerre n'a pas encore fatigué. La pœition est difficile mais le roi achéen ne
perd rien de 800 savoir politique. Au chant IX, devant le conseil des Anciens et
en l'absence d'Achille, il avait, après les discours de Diomède et Nestor, pleine-
ment reconnu et assumé la responsabilité de sa faute :
f ai commis une erreur ; je ne le nie pas du touL [ ...] Puisque j'ai commis une erreur en
me laiuant persuader par des pensées funestes, je veux le satisfaire et lui donner une
immense rançon (ÔJŒp€un' am1va). (R. IX 116-120).
Moi, je ne suis pas responsable mais ÙU8, Moira et l'Erinye qui habite les ténèbres, ce
sont eux qui ont jeté dans mon esprit l'erreur sauvage, le jour où, à l'aseemblée, je l'ai,
personnellement, privé de sa part d'honneur. Qu'aurais-je pu faire? Cest par les dieux
que tout s'achève. Erreur est fille ainée de ùus; c'est elle, funeste déesse, qui trompe
tout le monde. Elle a des pieds délicats qui ne touchent pas terre mais elle se promène
1W" les têtes des hommes pour leur malheur et allant de l'un à l'au~ elle tend &e&
pièges. Un jour, elle trompa même ÛU8, qui est, à ce que l'on dit, le plus puissant des
hommes et des dieux. (Il. XIX 86-94).
Mais puisque j'ai commis une erreur et que üus m'a ravi l'esprit, je veux ici te satisfai-
re et te donner une immense rançon. Mais lève-toi pour la bataille et fais lever tes
hommes. Quant aux dons, me voici prêt à te donner tout ce que le divin Ulysse est venu,
hier, te promettre dane ta tente. Si tu le veux. malgr~ ta soif d'Arès, patiente et. de mes
nefs. mes serviteun vont venir t'apporter les dons poW' que tu puisses voir si je te donne
ce qui te plaiL (R. XIX 137-144).
C est à partir de ce paesag,. que E.R. Dodds a construit sa théorie sur le sens
de la responsabilité dans le monde héroïque9. Il est entièrement vrai qu'on ne
saurait trop vite accuser Agamemnon de vouloir • se fabriquer un alibi moral •·
Comme Dodds l'a bien montré, dans la poésie homérique, la vie psychique des
héros renvoie, sans cesse, à l'intervention de différentes divinités. Le héros est
courageux quand une divinité lui insuffle le courage ; souvent son idée est celle
qu'un dieu met dans son esprit; il se trompe quand un dieu l'abuse.
L'expérience de l'intériorité renvoie, ici, à la perception d'influences divines et
l'on ne saurait procéder à une analyse du comportement des héros sans tenir
compte de ces projections qui confondent religion et psychologie. Mais d'autre
p~ Dodds a tort de systématiser ses observations. Prenons l'exemple des récits
d'Ulysse chez les Phéaciens : dans la longue évocation de ses aventures, le héros
n'attribue jamais ses faiblesses ou ses exploits à l'influence de quelque divini-
.té. Si un héros peut, en effet expliquer, qu'un dieu lui a inspiré telle pensée ou
tel sentiment, il peut aussi se les attribuer directement. Achille n'attribue aucu-
ne origine divine à sa colère et, quand il y met fin, il souligne que c'est lui qui
le fait: vûv a· ,rtOl µhi ÊycÎ)1UXOO> xo'ADv (ll. XIX 67). Il importe alors de vérifier
dans quelles conditions particulières les héros tèndent à reconnaître l'inter-
vention d'un dieu dans leurs pensées et leurs sentiments: Contrairement à ce
que Dodds prétend, Agamemnon est bien ici en train de se décharger d'une
partie de sa responsabilité. Au chant IX, devant le conseil restreint des Anciens
et en l'absence d'Achille, le roi achéen reconnaissait ses fautes (ooo' aùtèx;
àva{voµa1) tout en précisant qu'il s'en était remis à ses mauvaises pensées:
f ai commis une erreur ; je ne le nie pas du touL [ ...] Puisque j'ai commis une erreur en
me le••uit pel'8Uader par des pensées funestes, je veux le satisfaire et lui donner une
immense rançon. (ll. IX 119-120).
Au chant XIX, face à son rival, il oublie ses • mauvaises pensées • pour évo-
quer plutôt l'influence de Zeus :
Moi. je ne suis pas responsable mais Zeus, Moira et l'Erinye qui habite les ténèbres, ce
sont eux qui ont jeté dans mon esprit l'erreur sauvage ( ~ liypwv <ffllV), le jour où,
à l'a&11emblée, [ ...] Mais puisque j'ai commis une erreur et que Zeus m'a ravi l'esprit. je
veux ici te satisfaire et te donner une immense rançon. (ll. XIX 86-88 et 137-138).
9..Dodda 1m (1951), 13: • En parlant ainsi, Agamemnon ne nie assurément pas sa res-
ponsabilité juridique •·
Glorieux Atride, Agamemnon, seigneur des hommes, tes présents, si tu le veux, donne-
les moi comme il convient (ci,ç bttEt!ŒÇ), sinon garde-les. Pour l'heure, rappelons-nous.
au plus vite, à la bataille. Il ne faut pas que nous restions ici à bavarder ni que nous per-
dions du temps. Un grand travail reste encore à faire. Et tout comme l'on pourra à nou-
veau voir Achille au premier rang décimant de sa lance de bronze les Troyens, de même
que chacun de vous songe à combattre son adversaire. (Il. XIX 146-153).
Par deux fois, le héros invite à ne pas oublier l'urgence de la bataille. Achille
est plus que jamais lui-même : un guerrier. Guerroyer sans attendre. Quant aux
dons d'Agamemnon, Achille les considère à peine 12 • • Tes présents, si tu le veux,
donne-les moi comme il convient, sinon garde-les •. Finsler, déjà, avait, en
1918, relevé le caractère choquant de ces mots 13• Contrairement à ce que pro-
posent T. W. Allen et P. Mazon dans leurs éditions, je supprime la virgule avant
cilç ÔtlEtlŒÇ 14 pour traduire : • tes présents, donne-les moi comme il convient••
10. Ce que les Grecs ignorent ce n'est pas l'idée de faute ou de responsabilité, mais le
complexe de culpabilité : la faute incombe à celui qui l'a commise mais elle ne révèle pas sa
nature criminelle, elle ne le transforme pas en délinquant Sur la notion de faute, cf. égale-
ment Wyatt 1982, 247 ss.
11. Si habilement que certains ont accepté sa bonne foi .
12. Au chant IX 378, Achille avait qualifié d'haïssables les dons d'Agamemnon.
13. Finsler 1918, 201 : • Achilleus ist denn auch auf das unangenehmste berührt und
erwidert mit schneiderte Kalte •. a.aussi Whitman 1958, 193.
14. Pareillement en ll. VIII 431.
demander si Achille n'invite pas son rival à reformuler une fois encore sa pro-
position d'excuse.
On est loin ici d'une vraie réconciliation. Agamemnon est surtout soucieux
de trouver un renfort contre les Troyens, Achille songe d'abord à venger son
ami. Sa colère contre l'Atride ne s'apaise que parce qu'une autre fureur, plus
grande encore, l'a saisi. Hector tué, Patrocle vengé, Achille risque fort de reve-
nir à une vieille querelle qui n'aurait pas été entièrement réglée. Le héros est
susceptible et imprévisible 16• Plus que tout autre, c'est alors Ulysse, l'homme du
milieu, qui comprend le mieux le danger de la situation et la nécessité de pro-
poser un règlement du conflit qui puisse avoir une valeur juridique. A peine
Achille a-t-il fini de parler à Agamemnon qu'il prend la parole pour différer le
retour au combat en invitant les Achéens à un repas :
Si brave que tu sois, Achille égal aux dieux, ne pousse pas les fils des Achéens à marcher
vers Troie pour combattre, à jeun, les Troyens. La bataille sera longue une fois que les
phalanges se seront rejointes et qu'un dieu insufflera l'ardeur de part et d'autre. Donne
donc aux Achéens l'ordre de se rassasier, près des nefs rapides, de pain et de vin, c'est là
que se trouvent la fougue et l'ardeur. (ll. XIX 155-161).
Pour Ulysse, les Achéens ont assez jeûné, ils ont faim, l'heure est donc venue
de s'asseoir à une même table pour manger et retrouver les forces nécessaires
à la guerre. Tout oppose ici le héros de l'lliade au héros de l'Odyssée. Au prag-
matisme sensé d'Ulysse répond la passion excessive d'Achille oubliant les exi-
gences de la vie matérielle 17• Le repas partagé est toujours une façon de fonder
ou de réaffirmer la solidarité d'une communauté 18• Mais Ulysse ne pense pas
seulement à un repas qui pourrait marquer la réintégration sociale d'Achille, il
songe aussi et surtout à entériner • officiellement • la fin de sa colère pour que
Quant aux dona, qu'Agamemnon, roi des hommes, les apporte au milieu (~ J1fflCJ'llY) de
l'agora afin que toua les Améem les voient de leun yeux et que, toi, tu en sois en ton
esprit comblé. Puis que, debout (âv~ devant les Argiena, il prononœ le serment
œ
(ot,LvuÉw tol opKOV) de n'être jamais entré dans le lit de Briaéis, ni de e'.être jamais uni
à elle, comme c'est l'habitude, seigneur, entre hommes et femmes; et qu'aimi, au fond
de toi, ton cœur soit satisfait. Qu'ensuite, dam sa tente, il t'offre le plai11ir·d'un rime repu
en sorte que jUlltice te soit pleinement rendue (litt. : que tu n'aies aa,am manque de jus-
tice : Ïva µii n 6\"'1'; ~ txnc,8u). Quant à toi, Alride, sois à l'avenir plus jusle
(6uaxwœpoc;), même à l'égard d'un autre. Car il ne faut point blâmer qu'un roi donne
satisfaction à un guerrier, si, le premier, il l'a maltraité. (R. XIX 172-~83).
Ulysse est parfaitement clair : la justice doit être rétablie. Agamemnon est
l'offenseur: le premier, il a·fait tort à Adiillè et, mêm~ s'il est roi, il convient
qu'il fasse amende de 88 faute. Ulysse ne prononce pas le terme ·de poinê mais
son propos n'en explicite pas moins la vàleur de ces •dons• qui doivent être
portés au centre de l'agora, en ce lieu, voisin de 88 nef, où se trouve la thémis.
Comme le remarque M. Detienne, s'ils avaient été remis • de la main à la
main .., les dons auraient • fait d'Achille l'obligé d'Agamemoon » 19. Déposés
dans ce lieu du milieu qu'est l'agora (ll. XIX 242), ils deviennent propriété
commune. • La procédure préconisée par Ulysse permet donc de recréer les
conditions d'un partage ..20• Déposés au centre, les objets offerts par
Agamemnon cessent d'être des dons pour devenir symboliquement cette garan-
tie que l'offenseur dépose avant le procès: ils ont valeur de poinê. Mais Ulysse
explicite surtout que la faute d'Agamemnon constituait une atteinte à la dikê
(justice). C'est l'équilibre de la dikê qui doit être ici réparé et rétabli. Il n'y a
19. Detienne 1979 (1967), fI7 : • Quand Agamemnon fait amende honorable, quand il
confesse qu'il a été victime d'Erreur ("Afll), il offre à Amille de lui rendre 8e8 biena, 88 • part
de moix •. Maie les biens ne sont pas remis de la main à la main : une telle procédure ferait
nécessairement d'Achille l'obligé d'Agamemnon. On recourt à une formalité qu'Ulysse pro-
pose avec la compétence d'un arbitre : • Qu'Agamemnon, protecteur de son peuple, apporte
les présente en pleine wsemblée • (Il. XIX 173 88.). Procédure qu'Ulysse justifie par une exi-
gence de publicité, qui est en effet fondamentale dans ce contexte juridique et dans ce milieu
guerrier : • Toue les Améene de la sorte pourront voir de leurs yeux et tu e.n auras, toi, l'â!M
épanouie • (ll. XIX 174) •.
20. Detienne 1979 (1967), 88.
CO!"fCLllSION 423
A l'heure qu..tl est. des corpe lacérés eont là qui gisent sur le eol; ce sont des guerriers
qu'Hector, le fils de Priam. a domptés quand Zeus lui donnait la gloire. Et vous deux,
vous m'invitez à manger. Mais moi, en ce moment, je voudrais ordonner aux fils des
Adiéens de combattre à jeun, sans aucun repas ; et quand le eoleil serait à son coucher,
alors je donnerais l'ordre de préparer un grand repas, après avoir fait payer l'olllr~
( ~ ) qui nous a été infligé. Auparavant, aucune boi880n, aucun manger ne saurait
passer par ma gorge, alors qu'est mort mon compagnon, lui qui gît sous ma tente, le
corpe lacéré par le bronze aigu, tourné vers la porte, entouré des compagnons qui le
pleurenL AU88i, je ne me soucie pas de votre invitation mais de tuerie, de sang et
d'hommes gémissant lourdement (t6 µol OÜ n µEtà cpptXJl taûta µÉµtlÂ,EV, 1àJJJ,. q,ovoç tt
mi a{µa mi àpyaï.ioç movoç àvôp<ÎJV). (ll. XJX 203-214).
Dans l'Iliade, le terme lôbê est peu employé mais c'est l'un des plus forts de
la poésie homérique pour désigner l'outrage, l'acte par lequel on veut désho-
norer quelqu'un. Le terme est employé par Agamemnon pour désigner la faute
commise jadis par Antimaque, quand il refusa l'hospitalité à Ménélas et à Ulysse
en menaçant de les tuer sur place (ll. XI 142). Lôbê est aussi la pire insulte
qu'on puisse adresser à un héros: au chant III, Hector humilie Pâris en lui
disant qu'il est devenu la •honte• des Troyens (ll. III 42) ; au chant VII,
21. On peut s'interroger sur l'exact déroulement de la procédure proposée par Ulysse.
Dans un premier temps, l'invitation de préparer un repas a été donnée à Achille ; dans un
deuxième temps, il revient à Agamemnon d'offrir ce repas. On peut se demander comment
il faut comprendre la relation entre ces deux repas.
22. R. XIX 185-197.
Ménélas pique l'honneur des Achéens en les traitant d'Achéennes et en leur fai-
sant remarquer• quelle honte ce serait• si aucun d'eux n'acceptait d'affronter
Hector en duel (ll. VII 97) 23 • Achille surtout semble aimer ce mot qu'il emploie
toute(ois de manière un peu excessive. S'il est vrai que sur le champ de bataille
la mort d'un proche doit être vengée, on ne voit jamais que les héros parlent,
dans ce cas, de lôbê : en général, il est simplement dit qu'ils sont courroucés à
cause de la mort d'un compagnon et c'est ce courroux qui les pousse à venger
le mort. Achille est le seul à considérer la mort d'un proche à la bataille comme
un outrage qui doit être payé. Il se pourrait bien que dans ces mots exagérés,
Achille soit en train de confondre deux choses. Souvenons-nous, au chant IX
déjà, il avait employé le terme lôbê dans ce vers difficile à rendre où il indiquait
qu'il n'accepterait aucun don d'Agamemnon • avant que celui-ci ne lui ait
donné [dédommagement] en contrepartie de tout l'outrage qui faisait souffrir
son cœur • 1tp{v "( à1Ù> Jtâmxv ȵot 66µ€vat &uµaÀ:yÉa ~ (ll. IX 387). On peut
parler ici d'un transfert: si elle change d'objet, ou si elle recouvre un ancien
motif sous un nouveau, la colère d'Achille ne fait que grandir tandis que le
héros continue d'invoquer l'outrage dont il a été victime24 • On peut s'inquiéter
du propos d'Achille. Si, au chant ~ on pouvait encore lui donner raison de
repousser un compromis qui ne satisfaisait pas les exigences de la dikê, on peut
se demander en quoi la victoire d'Hector sur Patrocle constitue véritablement
un outrage, même si elle exige vengeance. Achille semble bien confondre en
une seule rage son ancienne et sa nouvelle colère : • Chante, Déesse, la colère
d'Achille ... •: l'aède annonçait une histoire lourde de morts pour les Achéens
mais de dépouilles livrées à l'appétit des chiens et des charognards. Hector mis
à mort, livré au chiens, Patrocle enseveli, Achille ne reviendrait-il pas à I'ou-
trage toujours non réparé infligé par son roi ?
C'est alors toute l'intelligence d'Ulysse que d'imposer la procédure qu'il
s'était d'abord contenté de conseiller. Se rendant chez Agamemnon avec Nestor
et d'autres héros, il y prend les objets promis par le roi achéen ainsi que Briséis
et les sept femmes de Lesbos et il apporte tout au centre de l'assemblée (ll. XIX
249). Agamemnon accepte alors de prononcer le serment exigé, sacrifie un ver-
rat et prononce une dernière prière avant de mettre fin à l'assemblée (ll. XIX
276). A ce moment-là, même si Achille refuse encore de partager le repas que
lui offrent les Anciens, devant tous son • honneur .. est rétabli et l'ordre de la
justice est restauré. La crise du chant I est ici résolue.
23. Hainswort.h 1993, 240. CT. aussi n. XVIII 180, où Iris emploie le terme pour influen-
cer Achille, et aUS8i ll. XIII 622.
24. Sur le passage d'une colère au nom de l'honneur à une rage de vengeance (Rache-
Zom), voir Schadewaldt 19654 (1943 1), 181 et 88. et 343.
CONCl.t:SION 425
25. Havelock 1978, 133 : • Aside, therefore, from the substratum of nom os and eth os
which is discovered incidentally as it lurks in Homer's verse, the mythos of the epic itself
as announced io the preface and terminated in the nineteenth book is a paradigm of oral
• justice •, that is, of legal procedure as conducted in the early city-state. The didactic
purpose of the storage epic emerges in the way the story is told. lt may be objected that
the dücê language actually present is scanty, and further that the epic after nineteen
books bas not completed itself. Action is transfonned from the agora back to the battle-
field, and the succeeding course of the story is dominated by the theme of Achille's ons-
laught and its aftermath •.
26. Sur ces travaux, cf. Codi no 1965, 98 et 114 ; Willcock 1976, 215 et Pucci 1995
(1987), 233.
Cela n'est ni beau ni bon. Pour brave qu'il aoit, il ne faudrait pas que noua ayons à noua
fâdier contre lui ; c'est que dans sa colère, il outrage une argile insenaible (KO>ll"IV -yàp
ffll -,aiav àairllp µ2\'En\VOJY). (R. XXIV 52-54).
27. Macleod 1982, 86 qui note à propoe du vers 12 : • At trus point the description of one
night merges into the description of a series of nighta (-ecnœ, -OOlŒ'tO, -ro,œc1> are &equen-
tative imperfecta, denoting repeated actions). The transition is made with ease and delicacy •.
28. Sur le cadavre outragé d'Hector, cf. Segal 1971, 49 ss. et Vernant 1989 (1981), 81-
89 et 1989 (1980), 41-79.
29. Soulignons la figure étymologique qui, en grec comme en français d'ailleurs, suggè-
re l'évidence de cette décision : la patrie n'est autre que la terre des ancêtres (mtP11, -ya'ia /
ala mtpiç)(cf. ll. XXIV 86; 480; 500; 540; 557; 771), le lieu où s'enracine la lignée
(Jtatpia). Le double sens de mtPTl, • patrie • (ll. 1 30) et • descendance •(R. XIII 354) est
exemplaire du fait qu'il revienne au père (mtJlp) de rapatrier son fils, de le ramener à ce
lieu où il se trouve attaché par la relation au père. Dans la perspective de cette conscience
qu'ont les poèmes homériques de mettre en scène le rapport père-fils, notons que l'Odyssée
aussi se termine par la scène d'un fils retrouvant sa patrie et son père.
30. C'est au moins ce qu'il prétend dans son discours à Achille, faisant peu cas alors dt>
ses autres enfants encore vivants : Hélénos, Pâris, Agathon, Pammon, Antiphone, Politk.
Après avoir été si longtemps le spectateur passif d'une guerre qui l'a privé
de tous ses meillelll"8 fils, le vieux roi de Troie s'en va pour affronter le plus
redoutable de ses ennemis. La rencontre entre Achille et Priam, au chant XXIV,
est aussi importante, sinon plus, que le duel d'Achille et d'Hector au chant
XXII. C'est de ce face-à-face que dépend l'issue du poème. Tout devient sou-
dain important parce que le moindre détail peut suffire à faire basculer Achille
vers le meilleur ou vers le pire : soit la pitié d'un Achille cédant à la requête du
vieillard, soit l'acharnement d'un héros oubliant jusqu'au dernier sentiment
humain et l'obligation, alors, pour les dieux de ravir le corps d'Hector, sans
parler de la colère que ce geste provoquerait chez Achille.
A la tombée de la nuit, après avoir chargé la rançon sur son char, Priam s'en
va donc avec son héraut à travers la plaine qui fut le théâtre de tant de luttes.
A le voir, 1.eus prend pitié et, comme s'il craignait qu'aucune précaution ne fût
de trop, il demande à son fils Hermès ('Epµ.Eiav uiov q,O.Ov) d'aller escorter le
convoi (ll. XXIV 334). Patron des voyageurs et des transactions, Hermès est
tout désigné pour une telle mission.
Se doutant que Priam serait pris d'une grande peur à le rencontrer soudain
dans la nuit et en territoire ennemi (ll. XXIV 358), Hermès décide de prendre
l'apparence d'un jeune prince. Et, pour lui donner toute confiance, il n'hésite
pas, dès sa première réplique, à l'appeler du nom de patêr (ll. XXIV 362) et à
le comparer à un homme qui pourrait être son propre père :
Mais je ne veux te faire aucun mal ; plutôt, je voudrais te défendre contre un autre. C'est
que tu ressembles à mon propre père (q,wp 6i en: mtp'i. Èknro>.) (ll. XXIV 370-371).
Mis en confiance, Priam lui répond à son tour en l'appelant : philon tekos ;
philon tekos, c'est l'expression qu'un père ou une mère emploie pour s'adres-
ser à son enfant ou à ses beaux-enfants31 ; la dernière fois que Priam a pro-
Déiphobe, Hippothoos et Dioe. Mais il est clair que dam l'esprit de Priam ne comptent que
les fils dont il peut s'enorgueillir et ceux-là sont morts : •J'ai donné le jour à des fils qui
étaient des braves, dans la vaste Troie; et je songe que d'eux aucun ne m'est resté... Seuls
me restent ceux qui, pour moi, sont des opprobres, des menteurs, des danseurs • (ll. XXIV
255 ss.), mots que Priam répète en partie dans sa première tirade à Achille. Notons encore
que c'est Achille surtout qui a tué les fils de Priam; le roi de Troie s'en souvient amèrement
en ll. XXII 423 88.
31. Seule exception au chant IX où Phoinix emploie l'expression pour s'adresser à
Achille, mais, précisément, il entend rappeler au héros qu'il est pour lui un père. CT. supra
§ 4.1.2.
Entre, toi, prends les genoux du fils de Pélée et, en invoquant les noms de son père, de
sa mère aux beaux cheveux et de eon fila, 8Upplie-le afin d'ébranler eon cœur. (R. XXIV
465-467).
Souviens-toi de ton père (µvi;oat mtpoc; ooio), Achille égal aux dieux, il a le même âge
que moi, au seuil d'une funeste vieillesse ; uns doute, autour de lui ses voisins le tour-
mentent-ils et il n'a per80nne pour écarter le malheur et l'outrage. [... ) Mais respecte les
dieux, Achille, et aie pitié de ma per80nne en te souvenant de ton père (µV1'l(J(Xf1EVOC; ooû
mtpoç) ; je suis encore plus pitoyable que lui; j'ai 08é ce qu'aucun mortel n'avait enco-
re jamais 08é: j'ai porté à ma bouche la main du meurtrier de mes enfants. (R. XXIV
486-489 et 503-506).
32. L'aède compare ce face-à-face à celui d'un meurtrier qui a quitté sa patrie et qui se
présente dans la maison d'un homme riche : un thème qui nous ramène au personnage de
Pélée. Les accusatifs du vers XXIV 506 autorisent une autre lecture du vers (• j'ai osé porté
ma main à la bouche du meurtrier de mes enfants •) que Virg. .tEn. I 487 semble avoir sui-
vie.
tous, honoré. Je n'hésiterais pas à dire qu'il y a ici un 8U8pense réel Certes, l'aède
perpétue une poésie traditionnelle mais on a vu à quel point il peut se démarquer
d'une performance antérieure et la transformer. On ne sait pas encore, à ce
moment-là du poème, comment Achille va réagir. Qu'il soit irrité par les premiers
mots du vieillard et tout peut, une fois encore, être remis en question. « Souviens-
toi de ton père... •: coïncidence singulière, les mots de Priam sont aWlSÎ, à la fin
du poème, comme le mot d'ordre de la tradition orale, le mot de passe d'une poé-
sie qui n'a pu survivre que pour s'être transmise de père en fils.
Durant des siècles, la fonction du chant des aèdes a été d'établir un lien
entre les générations, de transmettre un savoir qui permettait à la société de
rester elle-même. l~ambition des héros d'accomplir quelque haut fait inou-
bliable n'est jamais que la projection dans le monde héroïque d'une société
soucieuse de rester elle-même en perpétuant une poésie fondatrice de son
identité. La poésie des aèdes était marquée d'une condition: l'exigence pour
les nouvelles générations d'écouter l'histoire des ancêtres. Est-ce une simple
coïncidence si l'on retrouve, au terme de cette tradition, au dernier chant de
l'Iliade, la remarquable expression de l'exigence sur laquelle est fondée toute
la tradition orale : se souvenir des pères. Si Achille accepte d'obéir à ce mot
d'ordre, le poème pourra trouver sa conclusion; entre Achille, invité à se sou-
venir de son père, et l'auditeur de l'lliade qui a su écouter jusqu'ici l'histoire
des ancêtres, l'analogie est intéressante. Au terme de l'Iliade, l'exploit du héros
serait comparable à cette action de mémoire et d'écoute exigée de l'auditeur du
poème. Dans un cas comme dans l'autre, le refus d'écouter la voix des ancêtres
signifierait la fin de la tradition poétique fondée sur le respect des ancêtres.
Nous trouverions enfin - mais tout n'est pas fini - une analogie qui permet-
trait à l'auditeur de se reconnaître, un instant, dans celui qui fut le plus terrible
de tous les héros : pour un instant, écoutant la voix des pères, il serait comme
Achille et Achille serait comme lui.
Mais sommes-nous si sûrs que la fin de l'Iliade raconte le temps des géné-
rations retrouvées? Dans un premier temps, tenu par le suspense, l'auditeur est
soulagé d'entendre que le héros cède à la requête de Priam. C'est que le dis-
cours du vieil homme est habile et plus encore les tous premiers mots de sa
tirade. « Mnêsai patro...s sow • : on se souvient qu'à ce moment-là Achille est
obsédé par la mémoire de Patrocle ; qu'il passe des nuits entières, sans dormir,
à penser à son ami. Le distraire brutalement de cette pensée pourrait être dan-
gereux. Les premiers mots de Priam sont une habile invitation à la mémoire ;
pendant une seconde, on peut hésiter sur le nom que Priam va prononcer :
« souviens-toi de Patrocle • ou « souviens-toi de ton père •. Le début du vers est
génitif qui se place volontiers à cet endroit précis du vers33 : mnêsai Patro...
kloio .... Le jeu d'écho est ici très net et tout semble fait pour qu'Achille puisse
entendre deux phrases en une. Si le rôle de Patrocle~ dans l'Iliade, d'être un
médiateur entre Achille et le passé ancestral symbolisé par son père, il apparaît
que jamais autant qu'ici le héros n'aura si bien rempli son rôle; son nom trou-
ve ici tout son sens. Après les mots de Priam, on entend ainsi Achille pleurer
tout à la fois son père et Patrocle :
Ainsi parla-t-il [Priam] et il fit naître en lui le désir de pleurer son père. Prenant la main
du vieiUard, il l'écarta doucement. Et tous deux s'abandonnèrent au souvenir; l'un.
replié aux pieds d'Achille, pleurait éperdument Hector, tueur d'hommes ; Adtille, lui,
pleurait son père (klaien eon pater) et tantôt Patrocle (Patroldon). Et la maison résonnait
de leurs plaintes. (R. XXIV 507-512).
Mais alors même qu'on pourrait croire que la fin de l'Iliade décrit l'histoi-
re de générations retrouvées, on s'aperçoit que tout se déchire:
Et tous deux s'abandonnèrent au souvenir; l'un, replié aux pieds d'Adtille, pleurait
éperdument Hector, tueur d'hommes ; Achille, lui, pleurait son père et tantôt Patrocle.
Et la maison résonnait de leurs plaintes. (fl. XXIV 509-512).
Larmes d'un père hanté par le souvenir de son fils, mémoire d'un fils qui
pleure le sort de son père, Priam et Achille, que tout oppose et sépare, sont si
proches que l'aède peut parler d'eux au duel : tô de mnêsamenô34: une tour-
nure grammaticale employée pour désigner deux personnes (ou deux choses)
fortement unies dans une même action. Le vieux roi de Troie et le jeune héros
grec sont chacun le reflet de l'être qui occupe les pensées de l'autre. Le duel
unit les deux héros comme si chacun pouvait incarner celui que l'autre pleu-
rait ; comme si Priam pouvait être le père et Achille le fils. Mais l'image des
33. ll. XVI 420; 434; 452; XVII 187; XXI 28; XXII 323 ; XXIII 239.
34. Voir les remarques rapides de Fortassier 1989, 187 (comme le suggère l'auteur, l'étu-
de du duel chez Homère reste à faire).
générations retrouvées est un leurre. Achille n'est pas le double d'Hector mais
son meurtrier; Priam n'est pas le père d'Achille mais sa victime, humblement
blottie à ses pieds. Paradoxalement, c'est aux deux figures les plus opposées et
inconciliables que l'Iliade demande d'évoquer la mémoire réciproque qui unit
les générations. I.:illusion ne saurait durer trop longtemps: l'emploi du duel est
très provisoire puisque la suite de la phrase oppose, aussitôt après, les deux
,
h eros : 0· µ.EV
' ••• <XU'tap
•' 'Axl.lV\C,~·
.11...:,,. ..
A l'opposé d'Hector qui rêvait à l'histoire idéale qu'il léguerait aux généra-
tions à venir, Achille est, à la fin de l'Iliade, ce héros qui pense au passé plus
qu'à l'avenir. A deux reprises, pour consoler Priam, il se réfère au passé mais
un passé qu'il n'hésite pas à réinventer. Alors qu '« il a épanché sa soif de
pleurs •, Achille se lève de son siège. Redressant aussi le vieillard de Troie -
dont la barbe blanche lui inspire pitié - , il l'exhorte à « laisser dormir ses
35. On peut ici se souvenir que Oéopatra - ce double féminin de Patrocle - avait un
deuxième nom qui évoquait la douleur de l'alcyon parce que sa mère avait souffert -
comme un alcyon - quand on lui avait enlevé sa fille.
plaintes • tout en lui rappelant la parabole des deux jarres, enfenuaot l'une des
ma~ l'autre des biens:
Celui à qui 1.eua, lanceur de foudre, donne des parts mélangées rencontrera tantôt le
malheur et tantôt le bonheur. Mais celui à qui il ne donne que des parts misérables, il
en fait un être méprisable ; la male faim le poursuit à travers la terre divine ; il erre sans
être honoré ni des dieux ni des hommes. Ainsi. à Pélée, les dieux ont-ils donné, dès la
naissance, des dons magnifiques. D excellait sur tous les autres humains en bonheur et
en ridieue ; il commandait aux Myrmidona ; et, bien que mortel. les dieux lui avaient
donné une dé~see pour épouse. Maie, pour lui aUSIÎ, les dieux déposèrent une part de
malheur, puisqu'il n'a pas vu naître, dam son palais, une lignée d'enfants faite pour
régner; mais il n'a engendré qu'un enfant, voué à mourir avant l'heure. Et je ne 8UÎ8
pas là pour prendre soin de sa vieillesse, puisque, très loin de ma patrie, me voici en
Troade où je cause ta ruine et celle de tes enfante ! (R. XXIV 529-542).
Si l'on est certain que la langue des poèmes homériques renvoie à une tedi-
nique orale, c'est également un fait indéniable que ces poèmes sont pour nous des
œuvres écrites. A un moment donné, la voix des aèdes à rencontré l'écriture, la
tradition orale qui vivait de sa constante réinvention s'est trouvée figée. Or nous
l'avons vu - et c'est l'un de nos principaux résultats - fixée par l'écriture, l'Jliade
n'en reste pas moins habitée par la tradition dont elle est issue : elle n'est pas seu-
lement un résultat d'une tradition en mouvement, elle en est un moment. Il faut
préciser ce point. Si l'on est d'accord pour dire que les mythes se transforment en
Grèce ancienne, on étudie généralement ces métamorphoses des données myth~
logiques en comparant entre elles les différentes versions d'un même mythe
comme si elles étaient des données fixes, la métamorphose du matériel se situant
entre les versions"° ; cette méthode de travail est imposée par le fait que souvent
on ne possède de ces versions que des témoignages rapides. Or l'luade, telle que
nous l'avons lue dans notre Ve chapitre, nous est apparue comme une histoire en
train de se métamorphoser : la métamorphose est ici dans le poème. Le composi-
teur n'a pas travaillé en se démarquant nettement des récits antérieurs qu'il
connaissait mais en les transfonnant alors même qu'il composait une nouvelle ver-
sion : ce qui implique une mémoire proche de la version à transformer et à dépas-
Depuis les travaux de M. Parry, il est souvent admis comme une évidence
que l'Iliade nous conserverait le scénario quasi intact d'une histoire remontant
à plusieurs siècles. Que la langue de l'lliade soit une langue ancestrale, que la
plupart des thèmes du poème soient des thèmes ancestraux est un fait que j'ad-
mets volontiers et que je défends. En revanche, je crois que le scénario de
l'lliade (colère d'Achille aboutissant à la mort de Patrocle, mort d'Hector et ren-
contre du héros avec Priam) est lui • original • en ce sens qu'il appartient à un
moment précis de l'histoire et qu'il a été motivé par un contexte précis.
D'ailleurs, dans le contexte d'une poésie traditionnelle, toute performance est
• originale • dans la mesure où elle répond à une demande précise. L'idée que
la tradition aurait sans accident et de façon immuable perpétué un stock de
41. Elle est défendue, jusqu'à un certain point, par Nagy 1990b, 70 qui s'appuie sur
Finnegan ; cf. infra § 6.4.4.
42. Zumthor 1989, 5 avec le commentaire de Dupont 1994, 289. Sur l'idée de l'écritu-
re causant la mort du mythe, cf. Pl. Phœdr. 275a où l'écrit menace la mémoire mais permet,
néanmoins, une procédure de re880uvenir ; contrairement à ce qui a été parfois suggéré.
Platon ne condamne pas l'écriture, cf. à ce propos Cosi & Scarpi 1984, 74; Vegetti 1988, 403
et Loraux P. 1993 (1988), 161-197.
43. Lord 1960, 137. Sur le danger représenté par l'écriture, cf. également dans un autre
contexte Caes. Gal. 6 14 cité infra 440.
44. Lord nuance son point de vue dans une remarque qui suit un expoeé de R. Finnegan
(Finnegan 1976, 175) : • There has been an idea that is rather widespread, that in The Singer
of Tales I indicated that once a singer learned to write, he loet the ability to compose orally.
This is not actually true ; 88 a malter of fact, I don 't think I said it in exactly those tenm but
it's been picked up at any rate. The fact of the malter is that a singer can learn to write and
still continue to compose orally. The problem is that frequently, when singera learn to write,
they try, after that, to memorize something, rather than to compose•.
Their fint attempts at writing were mere recordinga of the songs they knew. When they
go beyond thia and begin to break the formula patterns in which they have thought poe-
tically all their lives, the results are not felicious. [ ...] They become wordy and stilted to
the point of being unconaciously mock heroic. The natural dignity of the traditional
expressiona is lost and what remaina ia a caricature. The Literary technique takes seve-
ral generatiom to mature. I cannot conceive of the author of the lliad as semiliterate.
The poem is too great. is done with fare too much asaurance, to be the first hesitating
stepe in a new technique. lt seems to me rather that it is the product of a great oral poet
in a rich oral tradition. The poems of a semiliterate oral poet are awkward in construc-
tion because they mix two techniques, one of which has not yet had time to develop, and
the other of which the poet already disdains. 45
Le problème est que, en bon disciple, Lord veut sauver, aussi loin qu'il le
peut, la thèse de Parry. Pour soustraire les poèmes homériques à une quel-
conque influence de l'écriture, il va jusqu'à invoquer des critères esthétiques
dont il est à peine besoin de souligner la subjectivité. Lord exclut donc d'em-
blée la possibilité d'une évolution progressive qui autoriserait un aède à décou-
vrir l'écriture sans tout perdre de son art. Il exclut le fait que l'lliade puisse
révéler le fonctionnement d'une technique orale tout en étant le produit d'un
aède lettré, héritier de la tradition orale, mais travaillant • plume ,. en main.
Pour Lord, il n'y a dès lors qu'un seul scénario possible : celui d'un aède génia~
Homère, qui dicta son chant à un scribe. Et le disciple de Parry imagine alors
comment l'aède sut adapter son rythme de composition à la vitesse de la dic-
tée, comment il tira parti de ce temps supplémentaire, comment, de son côté,
le scribe sut se dépasser pour saisir sans faute le chant de l'aède musicien46•
L'aède parfait aurait donc rencontré le scribe parfait. Dans la même ligne, on
peut citer l'idée de H.T. Wade-Gery, reprise d'une façon plus systématique par
B.D. Powell, que les Grecs auraient emprunté l'écriture à leurs voisins phéni-
ciens, au début du VIIIe siècle, pour transcrire les poèmes homériques. Comme
s~ bien avant nous mais déjà doués de ce sens critique qui sait reconnaître le
génie, les Grecs anciens avaient vers le Vl((e siècle compris qu'ils détenaient
une poésie supérieure méritant un sauvetage d'urgence. Comme si l'écriture
avait d'emblée été capable de s'affranchir de cette mission. On va le voir: cette
thèse ne tient pas !
Il faut ici être très prudent : l'introduction de l'écriture dans une société
orale n'entraîne nullement le dépérissement immédiat de la culture tradition-
nelle ; un compositeur oral peut apprendre à écrire sans rien perdre de son
art47 • Au (er siècle de notre ère, dans le sixième livre de sa Guerre des Gaules,
Jules César relevait déjà que l'introduction de l'écriture n'entraîne pas néces-
sairement la disparition soudaine des techniques de composition tradition-
nelles. Il évoque ainsi le cas des druides gaulois qui ont emprunté aux Grecs
leur écriture, l'utilisant notamment pour leurs affaires publiques et privées,
mais qui se refusent, au nom d'un droil saaé (fas), à transcrire les vers qui
expliquent leur doctrine :
Ils considèrent que la religion interdit de confier à l'écriture leurs vers, alors que pour
tout le reste en général, pour leurs comptes publics et privés, ils se servent de l'alphabet
grec. Ils me paraissent avoir établi cet usage pour deux raisons, parce qu'ils ne veulent
pas que leur doctrine soit divulguée et pour éviter que leurs élèves, se fiant à l'écriture.
négligent leur mémoire; car c'est une choses courante : quand on est aidé par des textes
écrits, on s'applique moins à retenir par cœur et on laisse se rouiller sa mémoire. (Caes.
Gal. 6 13 2-4).
comparable à l'Iliade. Il faut être ici plus souple. A mieux y regarder, il appa-
raît que les poèmes homériques, dans la version où ils nous ont été conservés,
contiennent des passages fjusqu'à 15 vers) qui sont la reprise exacte de passages
précédents : si l'on s'en tient à la position de Lord, il devient difficile de justi-
fier de tels passagP.S ; l'hypothèse de l'interpolation étant à exclure49, la seule
solution est d'accepter une forme de compatibilité entre l'art de l'aède et la
technique du rhapsode. La thèse de Lord doit impérativement être nuancée.
Entre la mémoire créatrice et la mémoire reproductive, l'interaction est pos-
sible. On peut trouver là l'indice qu'en Grèce ancienne, l'évolution conduisant
de la mémoire inventive des aèdes à la mémoire fixe des récitations rhapso-
diques n'a pas été un passage brutal mais un processus lent et progressif, à tel
point, d'ailleurs, que les Grecs anciens ne semblent pas avoir distingué nette-
ment entre aède et rhaps<Jde50. La voie est ouverte pour considérer la poésie
homérique autrement que comme la transcription d'une performance orale par
un scribe parfait. La possibilité de considérer un aède ou des aèdes lettrés peut
être envisagée. En Grèce archaïque, les aèdes ne faisaient pas que composer et
chanter. Ils travaillaient également, on ne le rappelle jamais, à transmettre et à
enseigner leur art. On ne sait rien sur les modalités de cet enseignement ni sur
son éventuel évolution, mais on devine la part que l'écriture a pu y prendre.
Dans son travail sur la poésie orale, R. Finnegan rapporte une série de faits
qu'on ne saurait, désormais, négliger-S 1• Mettant en évidence l'existence de dif-
férentes formes de poésies orales, elle se plaît à démontrer la multiplicité des
rapports possibles entre techniques orales et techniques de l'écriture. La partie
la plus provocatrice de sa démonstration est celle qui révèle la possibilité d'une
fixation de la poésie orale sans le recours à l'écriture (il suffit que le contexte
social, l'attente du public exigent cette fixation). A l'encontre des convictions
de Parry et surtout de Lord, elle mentionne l'existence de poèmes oraux
mémorisés et reproduits mot à mot dans des sociétés ignorant l'écriture. Plus
étonnant encore, elle précise que ces poèmes, fixés par la mémoire, sont consi-
dérés comme la propriété de leur compositeur ; un autre poète peut les réciter
mais en signalant le nom de leur • auteur ». Reprenant l'étude de B. W.
Andrzejewski et d'I.M. Lewis sur la poésie orale de Somalie, R. Finnegan donne
ainsi l'exemple des poètes somaliens qui, sans l'aide d'aucune écriture, appren-
nent, par cœur, de longs poèmes pour se constituer des répertoires très vastes
que plusieurs soirées ne suffisent pas à épuiser52 • R. Finnegan étaye son argu-
mentation en citant encore l'étude de G. lnnes sur l'épopée de Sunjata, un roi
héroïque du XIJJe siècle de notre ère, chanté par les griots mandingues (dans
l'ouest de l'Afrique). La légende de Sunjata est riche d'une multitude d'épisodes
constituant le répertoire des griots. En étudiant cette tradition, lnnes fut frap-
pé par les différentes formes de mémoire qu'elle semblait impliquer. Il fut
d'abord sensible à la variété des différentes versions de la légende. Il évoque, à
ce propos, le cas de deux frères, Banna et Dembo Kanute, qui faisaient partie
des griots les plus éminents ; tous deux tenaient leur art de leur père, lui-même
griot; ils avaient travaillé et s'étaient entrainés ensemble mais lorsqu'ils chan-
taient un même épisode, leurs versions étaient nettement différentes l'une de
l'autre. Toutefois cette diversité des versions, significative d'une mémoire créa-
trice, n'empêchait pas, dans le même temps, l'existence d'une mémoire capable
de fixer certains passages importants d'un chant particulier. Comparant préci-
sément deux versions d'un même épisode chanté par un même griot après un
certain laps de temps, Jones nota leur étonnante similitude et, en plusieurs
endroits, des passages entiers répétés mot à mot :
Different interpretations of this evidence are no doubt po68ible, but, taken along with
other evidence, it suggest8 to me a pattern of life in which a griot in his younger days
travel.s extensively, listens to other griots and borrows selectively from them, repeatedly
modifying his own version until eventuaUy he arrives at a version which seems to him
the most satisfying. With repetition, this version will become more or less fixed, and even
the words will tend to become fixed to eome extenL But even this version wiU of course
vary from performance to performance, depending upon sudi factors as who happem to
be present and in whœe honour the performance is being given.53
52. Dans cette poésie, l'aUitération semble jouer une part essentielle ; d'une manière plus
efficace encore que la métrique, l'allitération semble permettre la fixation du diant dans une
culture qui tend au conservatisme.
53. Jones 1973, 118 : • At first sight the two pieces of evidence presented here seem to
contradict each other. The evidence from the Kanute brothers shows that in the course of
his professional career a griot's version of the Sunjata legend may undergo considerable
mange. The evidence from Bamba, on the other hand, shows that a griot's version may
remain remarkably stable, both in content and language, over a period of time •·
recite a passagP. of Homer •. What had happened was that rhapsodes had repla-
ced singers, aoidoi, a momentous change indeed ,.ss. Le problème est de situer
les poèmes homériques par rapport à cette évolution en cherchant à com-
prendre pourquoi l'histoire de la· Grèce ancienne exigeait que, parmi les chants
des aèdes, on sélectionnât certains poèmes particuliers destinés à devenir des
œuvres de référence56. C'est alors le statut même du savoir qui est en train de
changer. Je ferai alors miennes deux questions, posées l'une par Nagy, l'autre
par Burkert :
54.. Cette éventualité a été considérée par Kirk 1962, 88-98 ainsi que 208-217; pour
Kirk, la fixation est vue comme un déclin progrèaeif ; hypothèse critiquée par Jepsen 1980,
113-114 ; plus récemment elle est reprise par Nagy 1990b, 70 88. qui, de manière très per-
tinente, imagine que la poésie des aèdes se fixa d'abord oralement pour être • transcrite •
seulement dans un deuxième temps. Sur la difficulté d'imaginer une fixation absolue des
poèmes sans le recoun à l'écriture, cf. auui Ford 1992, 134 88. et Miller 1982, 99-102. On
notera que la difficulté énorme que constitue aujourd'hui l'établissement d'une édition des
poèmes homériques prouve, plus qu'il ne le faut, l'absence dans l'Antiquité d'un texte défi·
nitivement fixé. Même l'écriture ne suffit pas à donner à cette poésie une forme fixe.
55. Burkert 1987, 48. PIU8 précisément, on peut remarquer que des récitations d'Ho-
mère se font déjà au .milieu du VI• siècle.
· 56. Sur le rapport des poèmes homériques au cycle troyen, cf. Griffin l 977.
.
Nagy : How, then, could the diversification of the Greeks coincide with the consolida-
tion of their poetic heritage ?Sl
Burkert : How did it happen that these texts were singled out with the name of Homeros
attached to them, and were given absolute authority ?58
By way of counùess such performances for over two centuries. each recomposition at
each successive perfomance could become l("ss and less variable. Such graduablc crys-
tallization into what became set poems would have becn a direct rt!sponse to the exi-
gencies of a pan- Hellenic audience.
61. L'introduction de l'alphabet va dans le sens de toute une série de réformes. S'il faci-
lite, en effet, l'entreprise de fixation du répertoire des aèdes, il permet aussi la fixation des
lois et le recensement de certains décrets. Je ne crois pas que le désir de fixer la poésie homé-
rique soit la cause de l'introduction de l'alphabet., comme le suppose Powell 1991.
62. Sur cet aspect de l'aède itinérant, cf. Nagy 1990b, 56.
63. Nagy l 982, 42.
Nagy avance alors une autre hypothèse : Homère et Hésiode seraient moins
des poètes particuliers que des figures génériques construites par la tradition pour
être récupérées ensuite. Paradoxalement, la figure et le nom d'•Homère • seraient
nés alors même que l'aède disparaissait pour laisser la place au rhapsode.
Les références qu'un poème archaïque fait à son compositeur ou• auteur• sont moins
une tentative personnelle du poète pour faire connaitre son identité qu'une réflexion
formelle de la poésie mr sa propre importance : le poème archaïque ee présente rétros-
pectivement comme tranmlia par le poète par excellence.64
On peut discuter sur les modalités66, mais il est indiscutable que l'évolution
qui, entre les Vl((e et VJe siècles, conduit de l'aède au rhapsode a eu pour
conséquence ultime la création d'Homère ; ce que W. Burkert appelle, de son
côté, • the making of Homer • ou la constitution, par fixation, d'un classique :
ln tenD8 of performance there wu a break between Homeric aoidoi and rhapsodes. [...]
ln Thukydidean tenD8, ktema hu been dissociated from <w>nisma. A frozen classic has
appeared in the bachound, a fixed text, a set of books no doubt, even if it wu possible
to memorize the whole. This is the making of Homer in the sixth century, possibly due
to Homeridai of Chios.67
68. Wolf 1985 (1795), 108 me semble être l'un des premiers à percevoir ce processus de
laïcisation quand il note la dévalorisation du métier de rhapsode : • The rhapsode enjoyed
the same respect, the same way of life, until his profession, gradually changing together with
men's interests and characters, diminished and cheapened to a trivial job when money was
oflered as a prize at contests •.
69. Sans doute faudrait-il auBSi évoquer la conséquence qu'a pu avoir pour la poésie
orale la codification écrite des loia en Grèce archaïque mais ce serait une nouvelle enquête.
70. Sur la relation de l'aède à la Muse, cf. Rudhardt 1988, 37-62.
Tout se passe comme si l'aède se faisait ici auditeur de sa propre voix : il s'écou-
te chanter un chant qui vient d'ailleurs et qui semble bénéficier d'une caution
divine71 • On imagine bien l'intérêt que pouvaient avoir les aèdes à invoquer
cette autorité divine à l'heure où ils composaient le poème de tous les Grecs.
Toutefois, si l'lliade donne bien la parole à la Muse, les choses sont moins nettes
dans l'Odyssée où la Muse semble perdre de son pouvoir72• Mais surtout, si l'on
s'intéresse à l'histoire de la poésie archaïque entre les Vl((e et Ve siècles, on
remarque que la Muse perd progressivement de son pouvoir et de son autori-
té. Elle reste sans nul doute l'inspiratrice privilégiée de toute composition musi-
cale mais, de plus en plus, le compositeur se soustrait à son autorité pour reven-
diquer la responsabilité de son chant. Aux formules qui conféraient à la Muse
le statut de narrateur (Chante, Muse, la colère d:4chille ... Dis-moi, Muse, quifut
le premier, qui fut le dernier... ) vont être substituées des expressions nouvelles
qui révèlent, de la part des compositeurs, l'affirmation progressive du statut de
créateur: la Muse ne sera plus bientôt que la destinataire d'une poésie qu'on
lui offre (cf. aussi supra§ 0.4). Revendiquant son discours, le compositeur n'hé-
site pas à affirmer toujours plus son identité véritable (alors que l'aède tradi-
tionnel s'effaçait derrière la divinité qui l'inspirait). Il faut ici souligner l'émer-
gence d'un vocabulaire de la création attaché au verbe poiein ; le compositeur
qu'était l'aède devient un « poiêtês •, un «poète•, ou pour donner au mot sa
valeur littérale : un «fabricateur•, un « constructeur ,.73 ; le chant n'est plus
offert par une divinité mais constitue le produit à part entière d'une technique
humaine. S'il fallait résumer en une seule formule l'histoire archaïque de la
poésie grecque du VIIIe à la fin du VJe siècle, je dirais qu'elle est celle d'un
chant divin qui devient poésie humaine.
Il faut replacer cette affirmation progressive du statut de poète-créateur
dans son contexte historique. Cette évolution était nécessaire. L'aède tradition-
nel ne pouvait survivre aux transformations de la société. Les rois qui l'entre-
tenaient perdaient leur pouvoir. Des lois nouvelles étaient proclamées qui
venaient supplanter les règles éthiques contenues dans les poèmes tradition-
nels, des savoirs nouveaux apparaissaient. Par ailleurs, l'expansion des cités
impliquait une nouvelle économie fondée sur la monnaie. Tout cela a contraint
l'aède à chercher des commanditaires nouveaux et à s'interroger sur la valeur
matérielle de son chant. Dans le contexte d'une compétition économique, il
importait qu'il puisse vendre un produit original, résultant d'un travail humain.
71. Sur cette idée de caution divine, cf. Calame 1986, 22-29 et 50.
72. Pour une démonstration, cf. Bouvier 1988 et ma plus récente proposition dans • Le
pouvoir de Calypso : à propos d'une poétique odysséenne •, in F. Létoublon (ed.), La mytho-
logie et l'OdyS&ée, Genève, à paraitre.
73. Cf. sur ce problème, Ford 1981.
Après avoir chanté une poésie divine, l'aède devait vendre une poésie humai-
ne, qu'elle fût sienne ou celle d'un ancêtre génial dont il était l'héritier direct.
L'aède avait ainsi le choix : ou il devenait• poète,. revendiquant l'originalité de
sa poésie et signant son poème de son nom, à la manière des céramistes qui, à
la même époque, commencent, eux aussi, à signer systématiquement leurs
• œuvres ,.74 ; ou bien, c'était une autre possibilité, il devenait • rhapsode ,.
insistant sur la dimension humaine de sa mémoire. A la fin du V]e siècle, un
poète comme Simonide de Céos, connu comme le premier à monnayer son art,
s'affirme également comme l'inventeur de la mnémotechnique. La mémoire
n'est plus donnée avec l'inspiration, elle cesse d'être intrinsèque au chant pour
devenir une technique répondant à des règles et à un savoir précis. Mettre en
avant les principes d'une mnémotechnique revient à remettre en cause la rela-
tion de la muse à la mémoire. Au privilège religieux qui permettait à l'aède
d'accéder immédiatement à un passé révélé par la Muse s'oppose, désormais,
une technique accessible à tous, un mécanisme intellectuel qui rend à l'intelli-
gence humaine le pouvoir jadis reconnu au dieu. Alors que le poète enlevait à
la Muse son droit d'auteur, le rhapsode lui ravissait sa mémoire.
C'est par rapport à ce contexte qu'il faut comprendre l'attribution des chants
traditionnels à un • poète ,. originel et original. Dans un monde qui redéfinit le
pouvoir traditionnel de la Muse, il était parfaitement logique qu'on cherchât à
humaniser la poésie de toujours. Tandis qu'un Théognis ou un Solon se procla-
maient inventeurs de leur poésie, les rhapsodes - qui ne pouvaient s'approprier
directement une poésie traditionnelle - se faisaient héritiers de poèmes légués
par un poète qui fut, dans le double sens du mot, le premier. Dans un monde qui
contestait toujours plus le pouvoir de la Muse, la poésie de jadis risquait de perdre
son autorité : il y avait tout à gagner à la rattacher à un nom prestigieux. Là où
l'aède faisait parler la Muse, le rhapsode fait parler Homère, le premier poète75•
En un sens, je dirais que la poésie traditionnelle ne pouvait survivre à ce proces-
sus de laïcisation qu'en se détachant de la tradition dans laquelle elle s'ancrait:
on inventa le poète pour enlever au dieu une part d'invention trop grande. C'était
le prix pour sauver la légende des héros76. Mais, en même temps, en devenant
74. Un premier exemple de signature est attesté pour le début du VIIe siècle sur ce qui
fut peut-être une pierre tombale, cf. IG XII 3 25 ainsi que Jeffery 1964, pl. 5.
75. Ce processus de laïcisation, dont je dirais volontiers qu'il est lié à l'évolution de la socié-
té grecque, mettait en cause l'existence même d'une poésie traditionneUe. Alors qu'un mouve-
ment inteUectuel met en cause la Muse, les compositeurs doivent revendiquer l'autonomie de
leur création et souligner le prix de leur travail ; cf. sur cet aspect Svenbro l '116, 206.
76. Ce qui est frappant est que les Grecs de la Cité parlent d'Homère et d'Hésiode comme
de deux poètes : ils préfèrent cette explication plutôt que l'idée d'une poésie venue du fond
des âges. La parole venue de trop loin leur faisait peur. Reste la question matérielle des
conditions de la transcription.
l'œuvre d'un poète particulier, la poésie des aèdes se vidait de sa force de méta-
morphose : contrainte de devenir une et unique. En devenant œuvre monu-
mentale, elle risquait de perdre cette force qui avait été, jusque-~ le principe
de sa survie.
Si l'on a défini ici le contexte social qui a pu être celui de la mise par écrit
des poèmes homériques, il me reste à revenir au poème qui m'intéresse pour
dire comment matériellement l'Iliade a pu devenir poème écrit. Les remarques
précédentes rendent probable, sinon certaine, l'hypothèse d'une progressive
alphabétisation des aèdes tout au long des Vile, VJe et Ve siècles. On peut alors
reprendre l'hypothèse de Nagy et suggérer que, dans une première phase, les
aèdes, en s'aidant ou non de l'écriture, auraient lentement évolué vers une
mémoire récitative, tendant ainsi à donner à la poésie traditionnelle une forme
fixe. Toutefois, ni les remarques de Finnegan ni celles de Nagy ne permettent
de concevoir la fixation absolue de poèmes aussi complexes que l'lliade et
l'Odyssée sans le recours à l'écriture77• Quelle que fût la tendance à la fixation,
les poèmes récités à l'occasion des grandes fêtes panhelléniques continuaient
d'évoluer. L'heure est venue de récupérer directement l'acquis de notre
démonstration évoquée supra(§ 6.4.1). Nous avons interprété l'Iliade comme
une histoire en métamorphose. Dans une tradition orale, la fixation d'un
poème, grâce et par la mémoire, implique, par définition, une certaine durée ;
elle est un phénomène progressif. Les cas de fixation orale d'un poème varient.
Le problème de l'Iliade est d'autant plus difficile à concevoir que le poème est
long. S'il est indéniable qu'entre le Ville et le Ve siècles (pour choisir une gran-
de fourchette) la mémoire des aèdes a évolué vers une mémoire fixe, je reste
convaincu qu'un poème comme l'Iliade - qui peut être issu d'une progressive
fixation de l'histoire de la colère d'Achille - n'en est pas moins, au sein de la
tradition orale, un poème neuf ou récent, composé par un ou des aèdes,
conscients des limites de leur langue et des potentialités de l'écriture.
En effet, durant sa phase de stabilisation, la cohérence d'un poème se trou-
ve renforcée et le souvenir d'épisodes concurrentiels qui ont pu inspirer sa
composition doit nécessairement s'atténuer pour éviter le risque de confusions.
Dans l'Iliade, l'évocation de la geste de Patrocle trahit une mémoire encore
attachée à l'histoire d'Antiloque telle que les témoignages sur la Memnonide
nous permettent de la reconstituer. Autrement dit, le compositeur de l'Iliade,
écrivant ou chantant, conçoit son poème alors même qu'il se souvient encore
du scénario, ou d'un scénario, de la Memnonide. La fixation sur une longue
71. Cf. Finnegan 1971, 79-83. Cf. aussi Wolf 1985 ( 1795), l 08 ss. sur la manière dont les
rhapeodes mémorisaient les poèmes.
période d'un poème aussi long que l'Iliade aurait contribué à atténuer ces réfé-
rences. Cela implique également que la composition de l'Iliade s'inscrit dans un
contexte et à un moment précis de l'histoire. Je suivrais, alors, volontiers l'hy-
pothèse de W. Burkert pour situer dans la deuxième moitié du V]e siècle seu-
lement la mise par écrit des deux poèmes homériques78• Il faut donner à l'écri-
rure sa part d'importance : elle était à cette époque un outil avec lequel poètes
et rhapsodes avaient eu le temps de se familiariser : il était alors possible de
composer en écrivant, d'être un écrivain-aède. L'écriture servit sans nul doute
à fixer définitivement une poésie qui était issue de la tradition. f irai ici plus
loin. Nous avons vu que l'on peut lire dans l'Iliade l'inquiétude d'une nouvel-
le génération de héros qui pouvaient refuser d'entendre la voix ou l'appel des
père; l'idéologie du renom à laquelle Hector croit si bien n'est pas directement
remise en cause mais ses conditions, dans une société qui évolue politiquement
et culturellement, semblent menacées. Je suis convaincu que les aèdes ou com-
positeurs de l'lliade, parfaitement conscients des possibilités et des limites de la
langue épique, comprirent également d'emblée les potentialités de l'écriture,
non pas pour la diffusion de leur poésie, qui continuerait des siècles durant
d'être portée par la voix, mais pour sa conservation et sa fixation.
L'écriture fixait un poème qui, pour être issu de la tradition, n'en était pas
moins nouveau. Pour devenir ce monument dont la Grèce avait besoin, il fal-
lait que la poésie traditionnelle subisse une dernière métamorphose et qu'elle
s'adapte à ce nouveau corps qu'allait être pour elle l'écriture. Si l'écriture ser-
vit à recueillir la poésie traditionnelle des aèdes, il faut noter que la dynamique
de transformation de cette poésie était encore assez forte pour lui permettre de
devenir un texte écrit. Que cela se soit passé à Athènes sous Pisistrate ou ses
fils, que les rhapsodes aient ou non joué un rôle essentiel, progressive ou rapi-
de, la dernière métamorphose de l'histoire de la colère d~chille rappelle le prix
de la tradition : elle évoque un héros qui aurait pu devenir monstrueux s'il
n'avait pas accepté, au terme du poème, d'écouter la voix d'un père. A un
moment où les aèdes ont pu douter des conditions idéologiques qui avaient
favorisé jusque-là l'essor de leur poésie, ils ont pu accepter, peut-être sollicités
par le pouvoir, l'idée d'une mise par écrit de leurs chants. Paradoxalement, c'est
au moment où elle commençait à douter d'elle-même que la tradition orale a
trouvé sa version la plus forte. Habitée par la peur d'un demain où les hommes
pourraient ne plus vouloir entendre la leçon du passé, l'lliade est devenue cette
œuvre de référence de la culture grecque. L'auditeur de l'Iliade peut alors se
comparer à cet Achille qui n'aura jamais été aussi émouvant que lorsqu'il a
78. La mise par écrit de l'Odys.,ée semble être postérieure à celle de l'Iliade. Remarquons
que la mise par écrit n'implique pas la fixation définitive du poème. Tant que dure la diffu-
sion orale du poème, les modifications sont possibles, cf. West S. 1988, 33-48 ainsi que, pour
un exemple précis, Mühlestein 1987 (1984), 161 88,
accepté d'écouter ce vieil homme lui rappeler le souvenir de son père. C'est la
le dernier message que voulait ne pas oublier, à l'heure où elle rencontrait
l'écriture, cette poésie qui durant des siècles s'était transmise de génération en
génération. Les dieux ont peut-être fait un dur destin aux hommes pour qu'ils
soient chantés par les poètes, mais le poète sait que, sans l'attention de son
auditeur, plus rien n'aura de sens, ni le pouvoir des dieux, ni la souffrance des
héros. La prière de Priam peut résonner une dernière fois, mais adressée cette
fois, à l'homme de demain : souviens-toi de l'histoire de tes pères ...
Remarque générale : j'ai cité les auteurs anciens en recourant aux abréviations pro-
posées par le dictionnaire de Liddell & Scott (A Greek-Engli.sh Lexicon), ceci à
quelques adaptations près. Les textes de la Bible sont cités d'après l'édition de la
Traduction œcuménique de la Bible, Paris - Villiers-le-Bel, 19945 (1972). Pour les
abréviations des revues, j'ai utilisé les sigles proposés par l'Année Philologique.
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96-103 281; 99 265; 110-3 281; 115 319-21 396; 334-7 408; 410
283; 116-20 418; 119-20 285; 419; XX 2 28; 4-6 263; 21-3 35; 248-250 415
119-21 287; 128-30 287; 131-40 287; XXII 51 296; 99-130 62; 162-4 211; 2<n-
134 265; 141-56 288; 147-8 2</7; 153-6 305 63; 300-3 206; 304-5 93; 98; 101;
2</7; l 6o- l 298; 163-4 298; 185-96 333-6 206; 416-22 428
313; 188 341; 205 '571; 249-50 299;
XXIII 44 265; 82-92 '570; 261 303; 331 -2
260-3 300; Z76 265; 308-13 300; 330-3
212; 568 Z73
301; 336 302; 338-43 302; 339 305;
344 302; 367-8 302; 304; 369-71 302; XXIV 3-18 426; 52-54 4Z7; 85 408; 107-14
375-6 302; 378 301; 386-7 301; 387 4Z7; 334 429; 358 429; 362 429: '570- l
424; 388-91 305; 410-6 63; 413 86; 429; 465-467 430; 486-489 430; 503-
434 21; 434-45 314; 444-7 315; 447-57 506 430; 511-512 432; 5Z7-533 71 ;
316; 454-7 325; 458-61 246; 325; 478- 529-542 434; 650-653 277; 652 265
96 3Z7; 480-2 3'57; 494-5 315; 522-9
340; 524-8 102; 529-30 341; 533 342; LIBRO DE ALEXANDRE:
5SO- I 342; 553-9 342; 556 344: 562-4 33b 76; 70a-c 76
364; 565-71 344; 346; 573-87 343; 587-
601 344; 607-15 354; 620-1 '571; 628- 0Dvssr-E:
38 257; 628-42 310; 666-7 '571 11-2103;93-95 103;94-95113; 113-118
X 321-328 273 104; 158- 168 105; 180 104; 206-209
XI 5-9 262; 142 301; 423; 602-6 '572; 611- 104; 208 108; 214-220 104; 231-243
6 '573; 624 260; 648-54 '574; 656-65 106; 279-283 114; 298-302 114; 307-
375; 668-83 375; 707-58 375; 759-63 308 114; 3'57-344 39; 429 385
375; 763 411; 765-72 '576; 779 265; 783- Il 26 277; 33-34 278; '57-38 278; 44 264; 68
91 '577; 7<J7 378; 805 3</7; 807-8 262; Z78; 68-69 264; 80 Z78; 215 115; 252
838-41 378 278; Z70-80 115; 310-20 115
XIII 339-44 48; 366 296; 305; 581 394 111 120-5 109; 203-4 93
XIV 116 4Z7; 153 et ss. 420; 388-401 208; rv 140-6 109. 611 109; 69 268; 104-5 394
418-9 208 V 160 367; 338-40 368
XV 63-8 21 0; 65 21 0; 39o-405 404; 399- VIII 'J7 et 387 21; 577-80 55; 64; 577-86 39
404 404; 403-4 404; 405 398; 424 405;
IX 2-11 40; 8-10 5; 114-115 239; 215 268:
460 209; 696-8 44
Z73-8 238
XVI 2-3 398; 7-19 407; 14-8 409; 21-35
XI 66-78 64; 432-4 94; 457-60 90; 465-6
411 ; 31 426; 31-2 412; 33-5 412; 87 et
90; 478-86 85; 488-91 86; 492-503 88:
89-90 416; '17-100 413; 99-100 351;
507 89; 92; 508-15 89; 516-9 89: 538-
175 329; 431-61 70; 450-68.3 382; 787
40 89
28
XVI 75 58; 403 266
XVII 139 394; 260 25; 366-367 44; 375-83
393: '576 395; 477 '577; 629-30 392; XVII 518-20 13; 39
640-647 392; 652-5 392; 682 392; 685- XIX 135 445; 406-9 364; 5Z7 58
93 393; 694-9 394; 698 3</7; 700 3</7; XX 157 385
700-4 395 XXI 255 93
XVIII 16-7 398; 22 394: 34 398; 35-64 382; XXIV 83-4 212; 193-202 95; 433 93; 506-
499 301: 505 Z73; 508 267 9 91; 511-3 91: 514-5 91
XIX 16 416; 59-60 303; 65 417; 67 419; 67-
9 417; 69 418: 86-8 420; 86-94 418; PAi IS,\~1,\S:
1.37-38 420; l '57-44 419: 146-53 421 : 10 14 3 405; 26 4 362; 31 3-4 346
PINDARE: POI.I.IE~:
I. 6 50 367 AP Il 130 181
P. 6 28-36 381; 28-39 402; 36 386; 37 386
Q l!lrmJS DF: SMYRNE:
Pl.ATON: Il 556-64 125; VII 160 125; IX 389-91125;
Ion 535c 52 XI 93-8 125; XII 32-5 192; 238-41 192;
Lg. 677b 236; 678a 236; 678c 236; 678e 306-7 13; XIV 347-51 126
236; 679b-c 236; 679e 236; 680a 236;
680b 237; 680b 1 237; 680d 240; 681 b SoPHOCI.E:
240; 681d-e 241; 682a 241; 682d-e Aj. 430-4 367; 500-3 129; 545-55 129; 854-
242; 72lb-c 120 65 131
Resp. 386a et ss. 47; 392c et 88. 51-2 Tr. 721 366
Symp. 179c-d 120; 179e 120; 208d 121;
208e 121-2 SOUl)A:
s.ti. 'Avayupamoç 321
Pl.l.T..\RQl lE:
Mor. 26 f 326 1)fÉOCRm::
25 68-79 182
Pst:uoo-Purr.~RQUE
De Mwica 1133c 34 VIRGILE:
de Hom. B 8 et 14 143 l'f:n. 1 8 13; XII 435-440 131
POLYBE:
5 38 10 65
Les duffres renvoient aux pages, qu'il s'agisse du texte principal ou des notes
-·--
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-
498 LE SCEJYfRE IT Lo\ LYRE
mort 66, 427; et sexualité 339 (cf. aU88i au- Panathénées 145
delà, Hadèa, Chéol) panhellénisme 444-6
Moyen Age: activité poétique 15; christiani- Pâris (Alexandre) 22, 283
sation des héros homériques 75 parole: usage de la parole dans le monde
von der Mühl 306 des héros 20-1
Mühlestein 370, 379, 384-7 parricide 246, 325-7
Musée 78 Parry 53, 147-9, 155-162, 165, 179, 196.
MU8e8: invocation 13, 136; chant des Muses 213,217,228,307, 389-90, 437
31, 34; perdant de leur pouvoir 448 passé 351, 375-6, 426 (cf. aU88i exploits des
musique: cf. chant et instrument hommes d'autrefois, ancêtres)
Musset 13 patrimoine poétique: évolution 86 (cf. aU&&i
mythe: métamorphose 436-7; et épopée chant)
345; rapport entre la poésie homérique Patrocle 211, 303, 328, 355, 368-414, 431-
et la mythologie 443 3; en quête de son nom 373-4; parallé-
lisme avec Antiloque 391-9 (cf. aU88i
Nagy 175-7, 359, 401, 403, 443-7 Achille)
naÏ.88ance de la cité 235-43, 444 Pausanias 345-7, 362, 405
narrateur: cf. énonciation Peabody 185-9
nature / culture 110, 112 péan 32
Néoanalyse 307, 379-99 Peisênôr 406
Néoptolème 89, 92, 125, 323, 362, 435 Pélée 314, 327-39, 434-5
Nestor 29, 41, 56, 280-2, 298-9, 362, 372, Pénélope 95, 394
374-9, 385-6; évoquant ses exploits 375 père: rôle 112; castrateur 315-6; maudis-
nom 111, 305, 333-4, 350; nom parlant sant son fils 320-5; conseiller 376; appe-
358-62; absence de nom 21; dation du lant 800 fils 386 (cf. aussi Pélée, Nestor,
nom 291; et renom l 04; comme micro- Phoinix, relations familiales)
récit 357-9, 366-8, 379; suggéré par le performance 204, 217, 4-00 (cf. aussi récita-
contexte 404-6; et destin identitaire tion)
359-61, 364; et mémoire 362; ren-
Perrault 147, 153
voyant aux pères 361; fonction sociale
362-5; médiateur génétique 365; dans personne: conception de la personne 25;
la tragédie 127 (cf. aussi identité) estime de soi 58; conscience de soi 21;
vie intérieure 419 (cf. aussi nom, identi-
nom composé: formation 358
té)
Nonnos de Panopolis 190
Pestalozzi 381-2
pharmacopée en vers 138
Odyssée 91, 102-22, 367, 445; rapport à
l'Iliade 40 (cf. au68i poésie homérique) Phéaciens 40
O'Neill 183-5, 188-90 Phèdre 323
opinion publique 58 Phémios 33, 40, 1CY7
oracle 266 Phinée 321
oralité/écriture 16-8, 84, 133, 148, 179-80, Phôcos 329-30, 434
202, 379-80, 389, 436-7 Phoinix l 02, 246, 299, 314- 55, 435-6
orgueil 74-7 Phrynicos 346
Othryonée 296, 305 Pindare 381,386, 401 -3
oubli 213-6, 377-8; peur de l'oubli 136 Pisistrate 145, 451
Ouranos 339 pitié 47
Platon 25, 47, 51, 119-22, 146, 203, 235- relations familiales et sociales 112; père et
243, 322,338,358,414 fils humains 60, 88, 91-2, 99, 102, 105,
pleurs 407-8, 433 109-112, 129, 315-28, 375, 408, 430-6
Plutarque 325-6 (cf. aussi nom); pères et fils divins 339;
poèmes homériques et le Cycle 181, 443 père et fille 271, 279-83; mère et fils
279, 320-5, 330, 342-3, 407-8 (cf. al188i
poésie homérique: origine 145-7; dimen-
marâtre); mère et fille 407-8; frères 38;
sion traditionneUe 69; rapport à la tra-
gendre et beau-père 298, 331-8; cousins
dition 307-9, 345, 352; contexte de dif-
fusion et de récitation 19; fonction 33, 329
36-39, 65, 73, 202, 231; fonction poli- religion 72, 78
tique 117; justification éthique 39; renom 21, 60, 103; com1ne appel entendu
dimension performative 38, 60; idéali- 385; diffusion du renom 61 (cf. aussi
sation de la poésie grecque 37; réduite à nom)
sa dimension esthétique 47-8; guerre et repas 421
poésie 49; au Moyen Age 75, 147; au répétition 142-4, 148-9, 156-161, 181, 191,
XVJe 147; au XVIIe 78, 147; au XVIIIe 201-7, 299; ou imitation 181; et trans-
148-9, 244; au XIXe 151-3 (cf. aussi formation 207; comme procédé de resé-
chant, lliade) mantisation 208; à courte distance 22 1-
poésie posthomérique 179, 184 4; et tradition 229; et habitude 267-8
poète 447; statut social 27 (cf. aussi aède); (cf. aussi mémoire)
somaliens 441 reproduction 260, 339-40
Pollien 181 résurrection 71
Polydora 332 rhapeode 52
polygamie 317-8 Rohde 68
Polygnote de Thasos 346 Roman de Troie 77
Polyphème 237-59 de Romilly 253
Poséidon 118, 375 Ruijgh 175
Potiphar (motif de) 335-8
Powell 439 sacrifice 306
Priam 92, 317, 428-35, 452 Sarpédon 71
processus de laïcisation 266, 447-50 de Saussure 164-171; sur l'analogie et la
Proclus 380, 401 force d'intercourse 168-71; rapports in
Pseudo-Plutarque 34, 143 absenti.a 224-6
public / privé 98 (cf. aussi auditeur) savoir: transmission 139, 173-5, 309, 399;
Pucci 84, 307, 398 traditionnel 174, 390; fixation 442
scène typique: cf. thème traditionnel
Querelle des Anciens et des Modernes 78, sceptre 258, 272-9, 311, 413, 417; ordre du
147-9 sceptre 279, 425
question homérique 144-62, 436-52 Schadewaldt 382, 389-90
Quintus de Smyrne 123-7, 189, 192-201 Scheliha 383
Segal 92
rançon 271, 285, 418-20 (cf. aussi apoina) sexualité 260, 338-9 (cf. aussi reproduction)
Redfield 57, 80-1, 282 silence 212, 280, 394
référence (cf. intertextualité) Simonidc 401, 449
Reinhardt 384 Snell 26
relation dieux - hommes (cf. dieux) Snodgrass 444
.•-
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- ....
504
Préambule et remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Avant.-propitJS . • • . . . • • • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . • . 9
lliade, fidte analytique . . . . .. . . . ... . . . .. . ................... . 9
lli:_-1_ ,
~ , precaubon• d'u.sage . .. . .... .. ...... . . . . .. . .. . .... .... . . 10
INTRODUCTION
LE DESTINATAIRE OUBLIÉ
CHAPITRE l
HECTOR ET LES HOMMES DE DEMAIN
1. 1. LE DESTINATAIRE RETROUVt • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • • 51
1. 1. 1. Propos du narrateur et discours des personnages . . . . . . . . . . . . 51
1.1.2. Dédier son histoire aux générations de demain : essomenoisi . . 54
1.1.3. Valeurs guerrières et valeurs sociales . . . . . . . . . . . . . .. .. ... . 55
1.1.4. Hector et l'opinion publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. ... . 57
l. 1.5. Hector et les hommes de demain . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. ... . 59
1.1.6. Honte et honneur : la conscience éthique du héros . . .. .. ... . 61
l. l.7. Le destinataire retrouvé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. ... . 64
CHAPITRE 2
L'INVENTION D'UNE LANGUE DE LA MÉMOIRE
2.8. L'HEXAMttRE COMME MACHINE À PRODUIRE DES ~PtlfllONS . .•. •...••• 192
2.8.1. Métriques et formules dans les Posthomériques
de Quintus de Smyrne ..................... . . . ....... . 192
.,,........
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508 LE SCEPTRE ET L.\ LYRE
CHAPITRE 3
L'ORDRE DU SCEPI'RE: LE HÉROS ET LA LOI
CHAPITRE 4
L'ORDRE DE LA LYRE : LE HÉROS ET L'HISTOIRE DES ANCÊTRES
4.3. LE SEXE DES DIEUX •••. . . . . . ••••. . •. ••. •. . . . . ••. . . . ••. . . . . . . 338
4.3.1. Sexualité humaine et sexualité divine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 339
4.4. Lf.s HAUI'S FAITS DES HffiOS D'Al!I'REFOIS .. .. . . .....•• . ..•. . • .. • .• 340
4.4.1. La colère de Méléagre .... .. . . ......... .. . . . .. ....... . 342
4.4.2. L'histoire de Méléagre et ses variantes .......... . . . .. .... . 344
4.4.3. La variante du • tison • .. . ...... .. . ..... . . . .. . . . ...... . 345
4 •4 •4 • 'L ,.1nvenb'on de Q eopa
' tra ... . ......... . .... . ..... . . ... . 348
4 .4.5. Oéopatra ou l'apparition du personnage parfait . .. . ...... . . 350
4.4.6. La notion de • passé • ...... . .... .. . . .. . . . . .. . .. . . . . .. . 351
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510
CHAPITRE 5
PATROCLE OU LA MEMOIRE DE VILIADE
5.2. PATROCLE À L'U:OUl'E DE SON NOM : LA MÉMOIRE D'l -~F. Al'THE HISTOIRE . . . 379
5.2.1. Vlliade et l'Ethiopuk . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
5.2.2. Antiloque modèle de Patrocle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 382
5.2.3. Les épithètes de Patrocle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386
5.2.4. La thèse de Krischer : Patrocle cocher d'Achille . . . . . . . . . . . . . 387
5.2.5. Les Néoanalystes inspirés par les oralistes . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
5.2.6. Vlliade et la mort d'Antiloque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391
5.2.7. Antiloque remplaçant de Patrocle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397
5.2.8. Savoir et mémoire de l'1liade : le problème des références . . . . 399
5.2.9. Pindare et la tradition homérique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 I
CHAPITRE 6
CONCLUSION
. des ab retJiat,oru
Liste , . . .... . .. . . .. ......... . . .. . ... .. ... .. . . .... . 453
Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 455
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493
.- -
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i
1111ï11ilï5ï 1iiillii1111
3 9015 05182 7635
DATE DUE
DEC 12 2003
28 ;j~ HH IQ
09/04 rPR D
02-013-DI
112 fri
Gec
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Face à la miort., le héros homÇrictue n'a d' utre exigence qup d'accomplir 1'exploit qui f1'
de lui une ftgUre de mémoire: il est pr;t. à mourir r 1e poème- qui le célébrera. \Il
sacriJic-e al.J: nom de la poésif. 80i1.; mais i<·i le Têve de ~itt. n'a cle sens que- parce qtAi
est le fonde.mena. d'un y~tèn..e de "'aleo.rs phis complexe: qui noue en un tout l'éth:i .
l'esthétique el la mélaphysiqu U faut rappeler co,pmeoi le hé ros l,omé rique n'all '
rien de l'au-dela maie aspire à rrvfvre à travers ceu.~ qui v9ud.ront se réclamer de
• ~ i f t o i . . , . . , . _ ~.. t1oinm.,,..-,.,....,.,dleetrmltttral"l"t'i'••erm,rrd'lll!:",~ "1'1:mfl't11111
chaque auditeur à un.devoir de mémoire, ~ lui transme un héritage qu'i\ sera tbl~
d'.... mer. Le "'1an\ des aède 1rav1ille ai~oi à unir les g néralion&; il rap,ellr quel
cohésion SO(iale se rnnslrui{ aussi da111 I.e temps.
Mais rien n't:8\s:i simple. Pour gagner/On pari de I ie immortelle, l'aède doit prouWJ
( qu'il t"Sl bien le d~entrur d' un la.ngi.k..de wujours, aile pour in1mortaHser rexemple let
ancêtres. t: nalyse de l'éthique héroïquf conduit Ici à une coq etc l\nguistiqu'e. L Pot
s.ie homérique est-,elle alors celte'langt.lÇ à r:k,•font l'évoluliou ripond ail une -ej-
gcnce socia~? L'analy lingui,tique réstn.f' une surprise de. tail\-: l'he~raètre iff1
ins à satis.faire ur\e e*gen dç mé1hoi.r aB&olue qu'à assurer la buidit de la dict•
1 la posoibilité de réinvenl'f".""' fin l'histoire deo héros. li faljl alors relircl'Hiade paw
voir commen 1.'est tbut le roemé qui est traversé par la crai.le d l'o~li, par la ~ 1
aussi d'un h ros qui pourrait se relQUrnM' contre.es père Si l'Jlù, 'ffl l'about" m~1
d\me traditit;m orale séN.laft'e ~ doruiè nuîtamo h d'une histo· vouh•1t uhfr
générations - on mt{cfüera sur pette t.oncfu.siot\, qui montrç un vie~ père edlbr
u1ain de son ennemi pour racheter le cadâvre de ,on Gls.
Remcltant en caute le po1tulat ristolélici n d'un art poétique lran.s forraant l'histojrc le,
u.llrances humaine, en objet esthétique, ~e,ivr • (&x,01{,enaé dt1 prix Char~es11,ally, •
l'une des premières tentative tl'envcrgure souci de · er un )Onl ntrc les 1-.ude tit·
téniires, anthropologiques et liaguistiques de l'Tliade.
Mentb,e du Ce~,,.. Louis Ceme4 Î>avùl Boovi,r pt Mait,e ,t'...,eign<-ment ~"' fc-d erd •
l'V11ivmité de h."UMJnne {Section d~ Scienœs <& l!4nliquité) .
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