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Penser comme un rat | Cairn.

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Sommaire

Penser comme un rat

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Prologue
1Le point de départ de ce livre et de la série de conférences et de rencontres qui a signé
son acte de naissance s’est organisé autour d’un constat que j’avais fait quelque temps
auparavant. Chez certains scientifiques étudiant les animaux et, plus particulièrement
encore, chez les primatologues, une question semble de plus en plus s’imposer : dans
quelle mesure ce que le scientifique observe constitue-t-il une réponse, un jugement,
une opinion, de la part de l’animal au sujet de ce que lui propose celui qui l’interroge ?
Pour certains de ces chercheurs, cette question se pose de manière explicite. Pour
d’autres, elle émerge sous des formes moins ouvertes, elle transparaît parfois comme
une inquiétude, mais une inquiétude dont je ne peux m’empêcher de penser que les
conséquences pourraient être fécondes, pour la recherche, pour le scientifique qui prend
cette inquiétude au sérieux et renvoie la question à l’animal et pour les animaux qui
sont invités à y répondre.

2Lorsque Florence Burgat, Raphaël Larrère et Daniel Renou m’ont demandé de bien
vouloir participer au cycle de réflexions du groupe Sciences en Questions, ils m’ont
suggéré de délocaliser cette question dans le champ des recherches autour du bienêtre.
Je me suis donc tournée vers les chercheurs de ce domaine en leur adressant un
courrier. Leurs travaux pouvaient-ils témoigner de ce changement de perspective que
j’observais ailleurs ? La question de ce que l’animal pense, de ce qu’il perçoit, de la
façon dont il juge les situations auxquelles il est soumis ferait-elle à présent partie du
répertoire des préoccupations dans leurs propres recherches ?

3Une part de ce livre s’est construite autour des réponses à ce courrier et des rencontres
que les conférences de ce cycle de réflexions ont occasionnées. Il ne prétend pas à
l’exhaustivité ; il raconte plutôt certains épisodes de la trajectoire de cette question,
celle du point de vue des sujets d’expérimentation sur ce qu’on leur propose. Il tente de
repérer quelques-unes des raisons pour lesquelles les chercheurs en arrivent à la poser
et les manières dont elle s’impose à un moment ou à un autre : d’abord son émergence
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dans le domaine de la psychologie humaine, son apparition dans celui de la psychologie
animale, de l’éthologie et de la primatologie ensuite et, enfin, plus récemment, dans le
champ des recherches autour du bien-être animal.

4Cette question, on le verra, n’advient pas par miracle, elle demande un changement de
perspective à la fois sur les conceptions du « faire science » et sur les animaux. Mais, en
même temps, elle participe à ce changement : lorsqu’elle est posée, la scène des
recherches se peuple de scientifiques et d’animaux de part et d’autre plus inventifs et, à
bien des égards, plus intéressants.

Leurres et artefacts
5Au milieu des années 1960, la psychologie expérimentale a reçu de sévères critiques au
sujet de la validité de ses expériences : les sujets expérimentaux se conformeraient le
plus souvent aux attentes de leurs expérimentateurs. Ce qui veut dire, affirmeront de
part et d’autre les psychologues américains Martin Orne et Robert Rosenthal, que
chaque expérience recèle une grosse part d’artefact : les scientifiques pensent que les
sujets répondent à la question qu’ils leur ont posée, ces derniers, en fait, répondent à
une autre question.

6Si je propose de m’y intéresser et de faire ce détour, c’est parce que ces critiques
touchent au plus près du sujet que je voudrais explorer. Elles interrogent la manière
dont les sujets d’expériences et leurs réponses sont affectés par la façon dont ils vivent
et prennent activement en compte ce qui est attendu d’eux. En somme, nous allons le
voir, ces deux critiques posent le problème du « point de vue » de ceux que la science
interroge, le « point de vue » sur la question qui leur est adressée, ou sur le protocole
auquel ils sont soumis, et comment ils répondent à ce qu’ils ont interprété comme la
demande de l’expérimentateur. Or, c’est exactement ce qui me semble constituer,
quoique plus tardivement et sous des formes dépassant celle de la critique, un
glissement remarquable des recherches sur l’animal : on a commencé à prendre en
considération le point de vue que les animaux ont sur la manière dont ils peuvent
prendre position par rapport à ce qui leur est proposé dans les recherches scientifiques.

7Les critiques de Martin Orne et de Robert Rosenthal émergent exactement au même


moment, dans les années 1960 ; elles émanent toutes deux de l’intérieur même de la
psychologie puisqu’elles sont toutes deux formulées par des praticiens de
l’expérimentation. Elles se fondent sur des constats empiriques relativement proches et
se présentent sous une forme très similaire : tant de convergences vont toutefois
paradoxalement aboutir à des réponses et des propositions très différentes, voire
antagonistes.

8Précisons-le, leur critique n’était pas, en tant que telle, une nouveauté. Les
psychologues savaient bien que leurs sujets peuvent être influencés par ce que cherche
le scientifique. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle, dans les recherches, les
expérimentateurs veillaient le plus souvent à camoufler les réelles questions qui
guidaient leur recherche, ce qui leur permettait d’éradiquer l’hypothèse selon laquelle
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les sujets auraient fait ce qu’on leur a demandé parce qu’on le leur a demandé. Du fait
qu’ils sont ignorants de ce qui est attendu d’eux, puisqu’on le leur cache, les sujets ne
font pas ce qu’ils font parce que l’expérimentateur leur a demandé, mais pour des
raisons plus abstraites et plus générales. Ce qui, selon les psychologues, garantirait donc
la « validité écologique » de l’expérience. Celle-ci décrit ou démontre quelque chose qui
vaut en dehors du laboratoire, ce qui ne serait pas le cas si le sujet avait fait ce qu’il a fait
parce que le scientifique en tant que tel le lui avait demandé : ce qu’il a fait grâce à ce
stratagème, il pourrait le faire dans d’autres circonstances.

9Lorsque le psychologue Stanley Milgram, pour reprendre une expérience fameuse


datant de cette même époque, entreprend d’étudier la capacité d’obéissance des
humains, il ne demande pas à ses sujets : « êtes-vous capables d’électrocuter quelqu’un
parce que je vous dis de le faire ? » Il prétend, au contraire, qu’ils participent à une
expérience sur les effets de la punition dans le cadre d’un apprentissage, et qu’ils
doivent donner des chocs électriques à un « élève » lorsque celui-ci ne répond pas
correctement aux questions qu’ils doivent lui poser, un élève dont l’expérimentateur les
persuade d’ailleurs qu’il est, comme eux, volontaire dans l’expérience. Puisque les sujets
ne savent pas qu’ils participent à une recherche sur l’obéissance, Milgram se sent à bon
droit de revendiquer que le véritable enjeu de l’expérience ne va pas orienter leurs
réponses. Le problème des attentes, pensait-on, avait trouvé sa solution.

10Martin Orne et Robert Rosenthal vont toutefois, chacun à sa manière, reprendre cette
critique de l’influence de l’expérimentateur et la conduire plus loin. D’une part, cette
question de l’effet de la demande s’était jusqu’alors presque exclusivement cantonnée
aux expériences avec des humains, puisqu’on pensait qu’ils étaient seuls sensibles aux
attentes [1][1]Certes, l’enquête menée en 1904 à Berlin à propos du cas…. Robert
Rosenthal va l’étendre aux animaux : eux aussi seraient affectés par ce qu’on attend
d’eux et cela modifierait leurs performances [2][2]On trouvera le compte rendu de ces
travaux dans Rosenthal R.,…. D’autre part, si la psychologie avec les humains avait
pensé trouver une solution à ce problème des attentes en cachant à ses sujets les enjeux
réels de chaque expérience (comme je viens de le montrer dans le cas de Stanley
Milgram), Martin Orne va démontrer que cette solution soulève encore plus de
difficultés qu’elle n’en résout. Les sujets, la plupart du temps, non seulement devinent
ce que l’expérimentateur attend d’eux, mais ils s’y conforment avec d’autant plus de
bonne volonté que le soin pris à cacher ces attentes ne peut que témoigner de leur
extrême importance [3][3]Orne M.T., 1962, « On the social psychology of the… .

11Commençons par les recherches de Martin Orne ; nous envisagerons celles de


Rosenthal au prochain chapitre. Au départ, ce psychologue expérimental, spécialiste de
l’hypnose, n’avait pas en vue de démonter de manière critique la façon dont les
expériences sont menées ; il voulait simplement trouver le dispositif expérimental qui
lui permettrait de découvrir un marqueur fiable de différence entre les sujets hypnotisés
et ceux qui ne le sont pas. En effet, rien, jusqu’alors, dans la procédure expérimentale ne
garantissait qu’on avait affaire à un sujet réellement sous hypnose, et non à un sujet qui
simulerait. Chaque procédure témoignant de l’hypnose était dès lors toujours suspecte,
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puisqu’on ne pouvait jamais prouver que le phénomène dont on tentait d’élucider les
effets était bel et bien celui qu’on prétendait avoir mis en scène. Martin Orne envisagea
alors une situation qui pourrait « faire différence » : selon lui, la capacité de tolérer une
tâche ennuyeuse et de la mener à bien pendant très longtemps et simplement parce que
l’expérimentateur l’avait demandé, allait clairement créer ce contraste. Les personnes
hypnotisées devraient, en principe, manifester une complaisance très différente de celle
des sujets normaux.

12Orne commença avec le groupe témoin, composé des sujets non hypnotisés. Il
demanda à ces derniers de mener à bien une tâche absolument absurde, répétitive et
assommante. Il s’agissait de résoudre quelque deux cents additions sur une feuille de
papier et, à la fin de celles-ci, de pêcher une carte qui donnerait invariablement comme
ordre de déchirer la feuille complétée en 32 pièces puis de prendre une autre feuille de
calcul, d’en résoudre les deux cents additions, de tirer une carte qui invariablement….
Ce fut l’expérimentateur qui, après plus de 5 heures d’observation, renonça le premier.
Et lorsqu’on demanda aux sujets pourquoi ils avaient accompli tout ce travail sans
rechigner et sans poser de questions, ils répondirent qu’ils avaient pensé qu’il s’agissait
d’un test d’endurance. Et ils ont obéi parce qu’un scientifique le leur demandait. Ce qui
veut dire qu’ils n’ont pas répondu à la question que celui-ci prétendait leur poser, mais
à la manière dont ils ont interprété ce qui était attendu d’eux, dans le contexte très
particulier du laboratoire.

13Or, remarque Orne, si j’avais exigé de ma secrétaire qu’elle fasse le dixième du quart
de cette tâche, elle aurait refusé. Si vous demandez, continue-t-il, à des personnes de
votre entourage si elles acceptent de vous faire une faveur, et qu’à leur réponse
affirmative vous leur dîtes de faire cinq pompes, elles vous répondront « Pourquoi ? ».
Si vous demandez à un groupe de personnes si elles veulent prendre part à une
expérience scientifique et, qu’après leur accord, vous leur dîtes que vous attendez d’elles
de faire cinq pompes, elles demanderont « Où ? ». La complaisance, conclut Orne,
visiblement, ne peut pas constituer le bon critère de différence entre des sujets
hypnotisés et des sujets expérimentaux « normaux » [4][4]Depuis lors, la possibilité de
discriminer entre des sujets….

14À la lumière de ce que ses sujets lui ont répondu, Orne va dès lors en conclure que le
leurre utilisé pour masquer les attentes, en psychologie, loin de résoudre le problème,
ne fait que le compliquer. Un simple dispositif suffit à le montrer : Orne réunit des
sujets et leur raconte ce qui leur sera demandé et ce qu’ils devront faire au cours d’une
expérience. Il décrit soigneusement le protocole, les tâches à exécuter, sans leur en dire
plus que s’ils participaient réellement à l’expérience, donc en occultant, comme on le
fait dans ce genre de situations, l’enjeu véritable. Il leur demande, à l’issue de ces
explications, ce que, à leur avis, le psychologue cherche vraiment : les sujets formulent
alors des hypothèses bien précises et très pertinentes.

15Ceci a depuis lors été joliment démontré par une enquête sur cette fameuse
expérience de Milgram que j’évoquais plus haut. Le journaliste scientifique Ian Parker
est allé réinterroger les sujets ayant subi cette expérience, quarante ans après. La
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plupart lui ont dit que, s’ils avaient joué le jeu, c’est justement parce qu’ils avaient
compris que l’expérience devait être forcment truquée, puisqu’il est évident, selon eux,
qu’on n’électrocute pas les gens dans les universités. Certes, on peut toujours suspecter
que les personnes revisitent rétroactivement l’histoire et cherchent à se donner bonne
conscience en prétendant avoir toujours su que c’était, comme le disent les enfants,
« pour du faux ». Il n’en reste pas moins que les arguments tombent sous le coup du
bon sens : on imagine difficilement envoyer, avec la bénédiction d’un scientifique – et
sous sa responsabilité –, des décharges létales à un autre être humain, dans une
université réputée – à un animal, notons-le, ce serait une autre affaire. Les personnes
interrogées, en outre, ont proposé des explications qui me semblent convaincantes :
certaines ont dit, par exemple, qu’au moment où la prétendue victime hurlait de
douleur, inquiètes, elles se sont tournées vers le bureau d’où Milgram et son assistant
surveillaient les opérations, derrière une vitre, et les ont vu rire – ou ne pas s’émouvoir.
Elles en ont conclu ce qu’elles devaient en conclure. Quand Ian Parker leur demande
pourquoi elles ont alors continué, et pourquoi elles n’ont rien dit, puisqu’elles se
rendaient compte que tout cela n’était qu’une farce, elles répondent que c’était « for the
sake of science » [5][5]Parker I., 2000, « Obedience », Granta, 71 (Shrink), 101-125.… .
Puisqu’on le leur demandait...

16Il ne faut pas négliger ce qui prend, dans ce type de recherches, l’allure d’un
paradoxe. Quand la psychologie s’inquiète de cette problématique complaisance des
sujets, ce qu’elle occulte ou néglige délibérément, c’est que cette complaisance n’est pas
une caractéristique inhérente aux humains, elle est due à l’organisation même de la
recherche. Tout en rappelle la nécessité : le protocole rigide et contraignant, le fait que
le scientifique distribue les expertises de manière très asymétrique, une situation proche
de celle de l’examen, l’ignorance supposée, sinon induite, des sujets, etc. Or, la
psychologie traite la complaisance non comme un effet de ce qu’elle impose, mais
comme une caractéristique essentielle qu’il s’agirait de contrer. Ce qui aboutit au
paradoxe : les psychologues construisent des dispositifs qui suscitent la complaisance et
doivent faire tout ce qui est possible pour la neutraliser. Et, comme dans toute situation
de leurre, ils sont alors obligés de sans cesse se demander : « mais mes sujets m’ont-ils
cru vraiment ? N’ont-ils pas quand même compris ce que je cherchais et répondu à cette
question même, à mon insu ? » Aussi font-ils des questionnaires post-test pour vérifier
que les sujets se sont bien laissé mener en bateau. Or, et c’est Orne qui le souligne, les
sujets, dans ce cas, savent que le fait d’avoir compris l’hypothèse va invalider leur
performance, ils préfèrent ne rien dire et continuer à prétendre avoir répondu en toute
naïveté – c’est ce que l’on appelle le pacte de double ignorance, puisque aucun des deux,
ni l’expérimentateur, ni le sujet, n’a vraiment envie de dire ou de savoir ce qui est en
jeu : de part et d’autre cela ficherait l’expérience en l’air. Il vaudrait donc bien mieux,
conclut Orne, dans les expériences, compter sur la collaboration des sujets plutôt que
sur leur prétendue crédulité.

« Si les chercheurs sont gentilsavec leurs animaux… »


17Il est à présent temps d’en venir aux critiques de l’autre psychologue, Robert
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Rosenthal. Au départ, le problème semble similaire, Rosenthal va montrer que les sujets
que l’expérimentation interroge ne sont pas indifférents à la manière dont on s’adresse
à eux. Il va également le faire au moyen d’une expérience. Mais ses conclusions, nous
allons le voir, vont le conduire à une toute autre solution que celle que proposait Martin
Orne.

18L’expérience, cette fois, implique des rats. Rosenthal, en effet, a demandé à ses
étudiants en psychologie d’évaluer, dans une épreuve de labyrinthe, des rats issus de
lignées qui avaient été soigneusement sélectionnées sur le critère de la réussite à des
tests de labyrinthe, dans une expérience antérieure, menée quant à elle par des
chercheurs de l’université de Berkeley. En effet, les chercheurs, à l’issue de leurs
travaux, avaient veillé à garder quelques spécimens de ces lignées « pures », les
descendants des « brights » ne se reproduisant qu’entre eux, de même que les
descendants des « dulls ». Les étudiants ont donc soumis leurs rats brillants ou leurs
rats médiocres aux mêmes épreuves standardisées de labyrinthe que celles qui avaient
classé leurs arrière-arrière-grands parents. Ils ont rendu des résultats en accord avec les
prédictions : les descendants des rats sélectionnés pour leur intelligence ou leur bêtise
étaient conformes à ce qu’on pouvait attendre d’eux.

19En fait, ces rats n’avaient jamais été sélectionnés, ne venaient pas de Berkeley,
n’avaient pas d’illustres ancêtres, mais provenaient de l’animalerie la plus proche, et
c’est Rosenthal qui avait discriminé au hasard les « brights » et les « dulls ». Comme les
étudiants n’ont ni triché ni trafiqué les données, Rosenthal en conclut qu’ils ont traité
leurs rats différemment en fonction de ce qu’ils en pensaient, ce qui pouvait affecter les
performances de chacun d’entre eux. Ce que les étudiants ont confirmé : les rats traités
avec amitié et confiance se sont avérés bien meilleurs à l’apprentissage, comme on
pourra dire que les rats vécus comme intelligents ont été traités avec plus d’attention.

20On pourrait bien sûr penser que le mérite de Rosenthal est d’ouvrir la porte à l’idée
que les animaux collaborent aux recherches, et qu’ils ne sont pas indifférents à la
manière dont on s’adresse à eux. Mais le but du psychologue n’est pas d’ouvrir la porte,
mais bien de la fermer – et si possible d’en jeter la clé. Le problème de Rosenthal, en
fait, est celui de la généralisation en science. Ce qui vaut comme hypothèse pour un rat
doit valoir pour tous les rats ; pour ce faire, il faut garantir la similarité absolue des
circonstances. Il va donc traquer les sources de la variation. Rosenthal veut uniformiser
les expérimentateurs en exigeant plus de neutralité, ou plus d’indifférence. Il faudrait,
affirme-t-il, pour garantir le contrôle et l’objectivité, idéalement éliminer tout contact
entre les humains et ceux qu’ils interrogent, et remplacer les premiers par des
automates [6][6]J’ai été étonnée de trouver, dans un article par ailleurs…. Seuls des
expérimentateurs absolument neutres ou indifférents peuvent garantir des rats tout
aussi neutres, des rats indifférents quant à la manière dont ils sont traités. Ce qui, vous
en conviendrez, se base sur un présupposé aussi absurde que simpliste – que les rats
sont indifférents à l’indifférence. Fallait-il que Rosenthal soit le spécialiste d’une
psychologie exclusivement humaine et connaisse bien mal les animaux pour en arriver à
une conclusion aussi peu imaginative !
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21Pour ma part, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi Rosenthal n’opte
pas pour une autre solution, celle qui logiquement aurait pu s’imposer, celle que
proposa, dans les années quarante, le pharmacologue Michaël Robin Chance, soucieux,
lui aussi d’uniformiser les résultats d’un laboratoire à l’autre [7][7]Kirk Robert, 2008,
« A Chance Observation : Ethology and the…. Chance avait montré qu’une bonne part
des divergences des résultats entre les dispositifs pouvait être expliquée par la diversité
des « conditions sociales » dans lesquelles les expériences étaient menées. Par
« conditions sociales », il entendait tout aussi bien le fait que les rats soient gardés ou
expérimentés avec des compagnons ou de manière isolée, que la manière dont les
expérimentateurs les traitaient. Or, conclut Chance, puisque les résultats divergent en
fonction des conditions sociales de la mise en scène expérimentale, quitte à traiter tous
les animaux de la même façon, pourquoi ne pas les traiter tous le mieux possible ? Ceci
donnerait des résultats non seulement fiables, mais bien plus intéressants : chaque
animal, dans chaque expérience, donnerait le meilleur de lui-même, (offrirait « sa
meilleure collaboration », dit Chance) dans une relation avec un chercheur qui, lui-
même, en s’intéressant à son sujet, et en lui faisant confiance, chercherait à devenir un
expérimentateur plus compétent [8][8]Ou encore, comme l’a souligné Joseph
Bonnemaire dans….

22On peut dès lors demander à Rosenthal, puisque son projet est d’évaluer, de manière
critique, des expériences qui ambitionnent d’élucider les lois de l’apprentissage,
pourquoi il ne peut pas célébrer, comme pertinentes et fiables, les conditions du bon
apprentissage, les conditions dans lesquelles les animaux apprennent le mieux.
Visiblement, cela s’avère hors champ de son projet. Peu importe pour lui que les rats
aient acquis ou non des compétences dans le labyrinthe et dans la relation avec ceux qui
les avaient en charge, il réduit toute forme de réussite – ou d’échec programmé – à un
problème de biais scientifiques, de variations à éradiquer.

23Je verrais au moins deux raisons à son impossibilité d’envisager d’autres


conséquences aux propositions imaginatives auxquelles son expérience aurait pu le
mener. D’une part, ces propositions exigeraient des expérimentateurs extrêmement
compétents, au sens où s’impliquer activement dans une relation de façon à donner
toutes ses chances à l’animal requiert un haut niveau d’expertise et doit faire l’objet
d’un apprentissage. Les rencontres que j’ai pu faire avec les animaliers de l’Inra m’ont à
cet égard totalement convaincue [9][9]Ces rencontres ont eu lieu à diverses reprises,
lors d’un cycle…. Cela requiert de l’expérience, du tact, de l’intelligence relationnelle et,
de ce que j’ai pu entendre, cela demande d’aimer les animaux avec lesquels on travaille.
Or, on peut craindre, ou en tout cas on peut penser que Rosenthal le craint, que tous les
scientifiques ne possèdent pas ce talent, ou plus généreusement dit, ne le possèdent pas
dans la même mesure ; qu’ils diffèrent considérablement quant à leur capacité à rendre
les animaux intelligents, ce qui conduit immanquablement à des résultats manifestant
cette malheureuse diversité qui compromet toute généralisation. Ce que l’on teste dans
ce cas ne sont pas tant, ou pas seulement, les performances des animaux, que
l’intelligence relationnelle des chercheurs.

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24En revanche, si vous attendez des expérimentateurs qu’ils s’alignent sur une
compétence relationnelle médiocre, cette variation disparaîtra, « quiconque » pourra le
faire. On retrouve d’ailleurs, avec ce type de procédure, une certaine conception de
l’objectivité, mais une conception qui montre, concrètement, ses limites et
l’appauvrissement qu’elle requiert : tout le monde, quiconque, pourrait produire et donc
observer la même chose. On ne manquera pas en outre, de relever cette singulière
inéquité des investissements dans le travail de la preuve : finalement, dans ce type
d’expériences, on évalue les capacités des animaux à apprendre, sans que les humains
ne se soumettent au moindre apprentissage.

25D’autre part, on peut envisager une seconde raison pour expliquer cette impossibilité
du laboratoire, tel que le définit Rosenthal, à penser l’expérience comme un co-
apprentissage dans le contexte d’une relation : les scientifiques qu’il met en scène ne
veulent pas, ou ne peuvent pas, prendre en compte le fait que les animaux, dans ce type
d’expérimentation jugent, évaluent et prennent position par rapport à ce qui leur est
proposé [10][10]« Les étudiants s’intéressant au comportement animal ont…. C’est
pourtant exactement ce que faisaient les rats. Et c’est bien un artefact – pour le coup,
Rosenthal avait raison. Mais ce n’en est plus un, dès lors que l’on se décide à assumer
que c’est d’abord à cette question-là, celle de la relation, et pas à celle qu’on leur
impose, que les animaux répondent.

26Si l’indifférence, telle que la souhaite Rosenthal avec ses automates ou ses
expérimentateurs remplaçables, peut produire des conditions d’uniformisation, ce que
je traduirais ici par « médiocrité relativement fiable », elle ne sera jamais une réponse
indifférente aux conditions de l’expérimentation, mais bien une réponse des rats à
l’indifférence, ce qui est tout à fait différent. Une réponse qui sera tout sauf neutre.
Allons-y plus franchement, si les rats produisent des réponses moyennes, cela ne
traduit tout au plus qu’une chose : que les rats ont bien mesuré le degré de coopération
qui est attendu d’eux. Les résultats ne sont pas plus objectifs, ils sont simplement
susceptibles d’être plus facilement répliqués.

27Que ceux qui penseraient que je m’égare quand j’affirme que les rats mesurent le
degré de coopération qui est attendu d’eux, se réfèrent, pour un joli contraste, aux
recherches menées par Crespi, dans les années 1940 [11][11]Crespi L.P., 1942,
« Quantitative variation of incentive and…. Ces recherches ont montré que, si l’on
donne, au cours d’un apprentissage, une récompense à des rats, beaucoup plus
importante qu’aux essais précédents, ceux-ci augmentent leur régime d’activité. Le
groupe auquel est donné d’office cette récompense importante dès le premier essai et à
tous les suivants ne manifeste pas les mêmes performances : Crespi parlera d’« élation »
 [12][12]En anglais elation qu’on peut traduire par « ivresse du… . Si, en revanche, l’on
teste la procédure inverse en diminuant la récompense attendue, les rats courent moins
vite et Crespi envisage de traduire leur réaction par le terme de « déception ». Oui, la
performance du rat traduit non pas ce dont il est capable dans l’abstrait, mais bien la
manière dont il fait l’expérience de l’intention qui s’adresse à lui : il fait l’expérience de
la déception (ou de l’exaltation).
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28Il me semble que nous pourrions tirer des conclusions très similaires au départ des
recherches, bien connues dans le domaine de l’étude du stress, menées par
Mason [13][13]Mason J.W., 1971, « A re-evaluation of the concept on… . Mason a en
effet montré que des singes en captivité réagissent à un jeûne délibérément provoqué
par une augmentation du cortisol dans la circulation générale – ce qui est un indicateur
de stress. Or, remarque-t-il, cette réponse indicatrice de stress est absente quand le
jeûne se fait à leur insu, par exemple en distribuant des aliments non-nutritifs, quoique
d’aspect similaire, aux aliments normaux. L’auteur en conclut qu’on ne peut résumer le
stress à une adaptation physiologique mais qu’il faut prendre en compte la manière
dont l’animal se représente son environnement. Mais qu’entend-on par
environnement ? Je ferais l’hypothèse que ce terme prudemment abstrait désigne un
ensemble tellement compliqué d’événements et d’êtres qu’il serait impossible de les
répertorier tous, pire encore, de les mettre tous à l’épreuve. Quoi qu’il en soit, ce qu’on
peut parier à coup sûr, c’est que le chercheur, ou celui qui nourrit l’animal, fait bien
partie de cet environnement. Ce que le singe soumis au « régime pauvre » montre
clairement, en ne présentant pas la réaction de stress, c’est que tout cela n’est pas
simple affaire de « réaction ». La réponse de ces singes témoigne de ce que chacun,
singe nourri ou singe leurré, prend activement en compte ce qu’on lui propose ; chacun
interprète, comme faisant différence, le fait de recevoir, ou non, ce qu’il croit être de la
nourriture. Il juge et répond à la manière dont on s’adresse à lui. Comme on dit
justement à propos des cadeaux, et surtout pour ceux qui ne coûtent pas grand-chose ou
qui s’avèrent franchement à côté de la plaque : c’est l’intention qui compte.

29Si l’on accepte de soutenir cette hypothèse selon laquelle les animaux jugent de ce
qui leur est proposé et répondent, en fait, à cette question plutôt qu’à celle qui leur est
posée, on doit alors considérer plus sérieusement que certains animaux répondent à ce
qu’ils perçoivent, ou comprennent, ou imaginent de nos intentions. Cette possibilité de
non seulement prêter des intentions aux congénères, mais de nous les accorder
également (la réciproque, remarquons-le en passant, a longtemps tardé) a été maintes
fois expérimentée au cours de ces dernières années, avec notamment des singes et des
corbeaux. En 1978, David Premack et G. Woodruff décident de donner une nouvelle
orientation à leurs recherches avec les chimpanzés. On avait jusqu’alors interrogé,
expliquent-ils, des chimpanzés physiciens, puisqu’on leur demandait généralement de
résoudre des problèmes comme ceux d’attraper une banane avec un bâton, un tabouret
et une caisse ; nous nous sommes maintenant attelés à interroger des chimpanzés
psychologues. Les chimpanzés auraient-ils une théorie de l’esprit ? Seraient-ils capables
de se mettre mentalement à la place d’un autre et de lui attribuer des intentions ? Si
l’expérimentateur cherche une friandise dont le chimpanzé connaît la cachette, ce
dernier généralement l’aide. Mais si l’humain refuse de la lui offrir, on constatera qu’à
l’essai suivant, le chimpanzé va lui mentir [14][14]On trouvera un compte rendu assez
bien documenté de ces….

30Par ailleurs, des expériences similaires ont été proposées aux corbeaux. Les corbeaux
ont pour habitude de cacher de la nourriture. Ils le font différemment s’ils se sentent
observés et peuvent même prétendre la cacher et, quand les autres se mettent à la
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chercher, la dissimuler réellement en profitant de leur inattention [15][15]Heinrich
Bernd, 2000, Mind of the Raven, New York, Harper…. Plus étonnant, les corbeaux
sembleraient jouer à cacher des objets. Or, si un observateur humain vole un de ces
jouets cachés dans le contexte du jeu, on remarquera un changement radical d’attitude
vis-à-vis de cette personne précise lorsqu’il s’agira de nourriture : le corbeau prendra
bien plus de précautions, veillera à être en dehors de son champ de vision et consacrera
plus de temps à la recouvrir que s’il est en présence d’une personne
inconnue [16][16]Bugnyar Thomas et Heinrich Bernd « Ravens, corvux corax,… . Certes,
on pourrait toujours réduire l’explication à l’hypothèse du conditionnement : les
chimpanzés ou les corbeaux ne feraient qu’obéir à la règle des associations apprises.
Premack et Woodruff ne le pensent pas. Nous prêtons spontanément des intentions aux
autres parce que c’est plus simple comme explication, disent-ils, le singe fait
probablement de même : « Le singe [ou le corbeau] pourrait s’avérer n’être que
mentaliste. À moins que nous nous trompions lourdement, il n’est pas assez intelligent
pour être behavioriste »  [17][17]Premack D. et Wooldruff G., 1978, « Does the
Chimpanzee have a….

31Dominique Guillo [18][18]2009, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier,…,


quant à lui, souligne les limites de cette perspective behavioriste lorsque des chiens sont
soumis à l’expérimentation. D’une part, explique-t-il, des éthologues ont tenté de
reprendre, dans les années 1970, avec des chiens, les fameuses expériences de
conditionnement de Pavlov – Pavlov avait montré qu’on peut créer un réflexe
conditionné de salivation chez le chien : lorsqu’on annonce la nourriture par un son de
cloche, on constate, après quelques associations, que le chien salive en entendant la
cloche. Or, lors de la reproduction de l’expérience, ces éthologues ont constaté que les
chiens manifestaient quantité de comportements, comme des battements de queue, des
aboiements, des amorces de jeu ou des mouvements de museau. Ces comportements,
auxquels les scientifiques ne prêtaient généralement pas attention, sont en fait les
conduites sociales que les chiens adoptent lorsqu’ils quémandent de la nourriture aux
humains. En d’autres termes, conclut Guillo, du point de vue du chien, le contexte de
l’expérience était d’abord un contexte social de relation avec des humains. Le son de la
cloche n’indique pas l’arrivée de la nourriture mais bien l’annonce d’une interaction
sociale avec l’expérimentateur.

32Guillo mentionne une autre expérience, dans la même veine mais un peu plus rude
encore, qui consiste à apprendre à des chiens à éviter un choc électrique, notamment en
sortant du local où ce choc est donné. Or, la plupart du temps, le chien reste immobile,
et ne profite pas de la possibilité d’échapper à ce qu’on lui inflige. Si les behavioristes
n’ont jamais compris l’étonnante réaction du chien, c’est tout simplement parce qu’ils
n’ont pas pris en compte ce simple fait : le choc électrique n’est pas un événement
abstrait, il y a un « quelqu’un » qui inflige. Or, lorsqu’un chien est victime d’une attaque
douloureuse, la stratégie la plus efficace pour éviter une autre morsure, c’est de montrer
tous les signes de la soumission en restant immobile : « … on peut donc présumer, écrit
Guillo, que les chiens ont interprété la douleur en la rapportant aux interactions qu’ils

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avaient nouées avec les humains du laboratoire ». Ces chiens ne répondaient pas à une
question concernant leur capacité d’apprentissage, ils interprétaient les événements du
dispositif comme des propositions relationnelles. Et ils y répondaient.

33Enfin, la philosophe et dresseuse de chiens et de chevaux, Vicki Hearne, raconte que


les expérimentateurs expérimentés conseillent aux jeunes scientifiques de ne pas
travailler avec les chats [19][19]Hearne V., 1986, Adam’s Task, New-York, Knops,
p. 225.. Il semblerait en effet que, dans certaines circonstances, si vous donnez à un chat
un problème à résoudre ou une tâche à exécuter pour trouver de la nourriture, il va le
faire assez rapidement, et le graphique qui donne la mesure de son intelligence dans les
études comparatives connaîtra une courbe ascendante assez raide. Mais, elle cite ici un
de ces expérimentateurs, « le problème est que, aussitôt qu’ils ont compris que le
chercheur ou le technicien veut qu’ils poussent le levier, les chats arrêtent de le faire.
Certains d’entre eux se laisseront mourir de faim plutôt que de continuer l’expérience ».
Elle ajoute laconiquement que cette théorie violemment anti- behavioriste n’a jamais
été, à sa connaissance, publiée. La version officielle devient : « n’utilisez pas de chats, ils
foutent les données en l’air ».

34Certes, ce sont des singes, des corbeaux, ou des chiens et des chats. Avec les années,
nous avons appris assez de choses au sujet des premiers pour penser que ces histoires
sont crédibles ; et nous ne pouvons ignorer, pour les seconds, à quel point ce qu’ils
vivent et les manières dont ils font l’expérience du monde ont été façonnés par leurs
relations avec nous. Peut-on toutefois en espérer autant des rats ? C’est évidemment
plus difficile, sans doute parce que les recherches leur ont demandé d’autres choses,
sans doute aussi parce qu’on attend moins d’eux du point de vue cognitif [20][20]Voir
l’analyse qui a été proposée au travail de Thelma Rowell…. Et sans doute encore parce
que la question de la façon dont ils interprètent ce qui leur est généralement proposé a
d’autant moins de chance de leur être posée que cette question pourrait nous obliger à
sérieusement remettre en cause une bonne part de ce que nous leur proposons. On
nomme cela « ignorance intéressée ».

35Une expérience pourrait cependant recevoir une interprétation prolongeant celle de


Crespi. D’avance, je concède qu’elle requiert une légère torsion interprétative, une petite
extravagance anthropomorphique pour étayer cette idée que je vous propose de mettre
à l’épreuve. Certaines expériences ont montré que des rats tenus dans des conditions de
captivité conçues afin d’induire une humeur (mood) négative permanente (des
conditions comme l’isolement ou le stress), sont moins facilement prêts à accorder, à un
stimulus ambigu, la signification de « bon événement ». De même, toujours dans ces
conditions, ces rats manifestent une diminution des comportements de transition
typiques de l’anticipation d’une récompense (hyperactivité anticipatoire, dont la
description n’est pas sans évoquer, pour moi, celui des enfants surexcités qui se
réjouissent) lorsque celle-ci est annoncée. Ceci, remarquent les auteurs qui évoquent
cette expérience [21][21]Boissy et al., 2007, « Assessment of positive emotions in…,
« indiquerait de ce fait une réduction des comportements anticipatoires due à des
difficultés de jugement ».
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36Il n’est pas du tout dans mes intentions de critiquer la sobriété ou la rigueur avec
laquelle ces comportements sont décrits. Je n’ai aucun appétit pour ce genre d’exercices
critiques dont les philosophes parfois se délectent, et qui consiste à donner des leçons
sans tenir compte des exigences auxquelles sont liées les pratiques, et plus
particulièrement les contraintes qui pèsent sur les pratiques de publication. Mais je
prends mon métier de philosophe au sérieux et, parmi les manières d’être philosophe et
de faire de la philosophie, je chéris particulièrement celles qui me permettent d’ouvrir
des possibles, non pas en sortant les portes de leurs gonds, mais par entrebaillements
précautionneux. Je chéris et tente de cultiver ces gestes qui rapprochent des
significations d’autres significations, de proche en proche [22][22]Ce terme « de proche
en proche » à l’origine est issu de d’un…, par glissements et trahisons successives dont
j’espère qu’elles seront, ou resteront, partageables [23][23]Ce faisant, j’essaie d’hériter,
du mieux que je peux, d’une….

37Ainsi, ces « difficultés de jugement » dont parlent les auteurs ne pourraient-elles pas
faire l’objet d’une traduction qui leur donne non pas un autre sens, mais une portée
légèrement différente ? Je profite de la liberté que m’offre ma pratique – et celle de ne
pas être soumise aux contraintes et au jugement des referees de Physiology and
Behavior – pour poser la question : c’est quoi une « difficulté de jugement », dans ce
cadre ? Que dirait-on s’il s’agissait d’un humain ? Non pas un humain évoqué dans un
article de neuro-psychologie (les termes seraient probablement les mêmes), mais un
humain que nous devrions décrire de manière commune. Nous dirions probablement,
dans ces conditions, qu’il est suspicieux, qu’il n’y croit pas trop, qu’il ne fait pas trop
confiance en ce qu’on lui annonce, qu’il a tendance à une certaine réserve à l’égard à ce
qu’on lui promet. Si je propose d’utiliser ces termes pour les rats, est-ce que cela
implique beaucoup plus que « difficultés de jugement » ? Est-ce que cela demande des
capacités cognitives plus complexes ? Je ne le crois pas.

38Mais ces termes engagent à une autre manière de raconter l’histoire, ils lui donnent
une autre épaisseur : l’histoire devient alors une histoire au cours de laquelle des
intentions se croisent et se traduisent réciproquement. Le rat traduit les intentions
auxquelles il est soumis (être stressé, être soumis à des conditions difficiles, recevoir une
récompense) et le chercheur traduit les intentions du rat (ne pas croire trop vite, ne pas
se réjouir trop facilement). Cela ne change pas grand-chose, mais cela nous oblige à ne
pas oublier ce qui résiste au cœur de l’expérience : le fait que les réponses de l’animal ne
sont pas des réactions, ne sont pas des cognitions abstraites ou des états mentaux dans
des bocaux, mais sont des réponses organisées dans le temps d’une histoire qui lie des
êtres ensemble, une histoire qui articule des réponses à des intentions qui émanent de
quelqu’un.

39Une dernière question, concernant l’expérience de Crespi vers laquelle je retourne un


instant. Certaines expériences plus récentes, tentant de répéter les résultats du
dispositif original, ont attiré l’attention sur le fait que la procédure du contraste positif
(par laquelle on augmente la récompense) reste difficile à obtenir – au contraire du

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contraste négatif – : il arrive que les rats, disent les auteurs qui relaient cette
information, n’augmentent pas leurs performances parce qu’ils couraient déjà le plus
vite qu’ils le pouvaient [24][24]Boissy et al., 2007, ibid..

40Or la question qui visiblement ne se pose pas, à l’issue de ces recherches, la question
qui me paraît devoir s’imposer est toute simple : pourquoi les rats courent-ils le plus
vite qu’ils le peuvent ? Ou, pour le dire dans les termes de la sociologue interactionniste
Eileen Crist : pourquoi jouent-ils si bien le jeu ?  [25][25]Crist pose cette question à
propos de Hans, le fameux cheval.… Quelle est la signification de toute cette histoire
finalement pour les rats ?

Ce que peut signifier un labyrinthe


41En proposant de traduire ce qui arrive aux rats en termes de significations, je me
rattache ici au très important travail du naturaliste Jacob von Uexküll, et à sa théorie,
celle de l’Umwelt. Et puisque nous sommes avec les rats, c’est avec eux que je vous
propose d’envisager la manière dont cette théorie a pu ouvrir pour l’animal, du moins
partiellement, la question du point de vue.

42Précisons quelques éléments biographiques. Jacob von Uexküll est un naturaliste


estonien (1864-1944). Après des études de biologie, il s’attache à une étude comparative
de la physiologie des invertébrés. Ces recherches le mènent, au contraire de ce que les
pratiques de l’époque engageaient à faire, à vouloir élargir la perspective et à considérer
la totalité de l’organisme en relation avec son milieu, milieu qu’il définira comme milieu
concret ou vécu : l’Umwelt.

43L’intuition de départ de cette théorie est en apparence simple : l’animal, doté


d’organes sensoriels différents des nôtres, ne peut percevoir le même monde. Les
abeilles n’ont pas la même perception des couleurs que nous, nous ne percevons pas les
parfums comme les papillons, pas plus que nous ne sommes sensibles, comme peut le
faire la tique, à l’odeur de l’acide butyrique dégagée par les follicules sébacés des
mammifères. Là où la théorie va prendre un tour résolument original, c’est lorsque la
perception va être définie non comme une affaire de « réception » mais comme un acte
de création : l’animal ne perçoit pas passivement, il « remplit son milieu d’objets
perceptifs », il construit son milieu en le peuplant d’objets perceptifs qui, dès lors,
deviennent perçus. En d’autres termes, les perceptions ne sont pas passives, elle font
l’objet d’une activité par laquelle l’animal va les percevoir. L’activité de perception est
avant tout une activité qui accorde des significations. N’est perçu que ce qui a une
signification, comme ne reçoit de signification que ce qui peut être perçu, et qui importe
pour l’organisme.

44L’Umwelt, ou monde vécu par l’animal, est dès lors un monde où les choses ne sont
perçues, d’une part, que parce qu’elles sont captées par un équipement sensoriel
particulier – le papillon vit dans un monde d’intensités lumineuses et d’odeurs, par
exemple – et, d’autre part, que dans la mesure où elles ont pris une signification. Et
c’est avec ces significations que l’animal construit son univers perceptif. Temps, espace,
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lieu, chemin, parcours, maison, odeur, ennemi, chaque événement du monde perçu est
un événement qui « signifie », qui n’est perçu que parce qu’il signifie – et par ce qu’il
signifie –, un événement qui fait de l’animal un « prêteur » de significations, c’est-à-
dire un sujet. Car toute perception de signification, selon Uexküll, implique un sujet, de
même que tout sujet se définit comme ce qui accorde de la signification. Comment les
choses acquièrent-elles une signification ? Tout simplement, répond Uexküll, dans
l’agir. L’animal n’entre jamais en relation avec un objet comme tel. L’objet se constitue
dans l’action, sa signification n’émerge que par rapport à l’action qui peut être exercée.

45Les objets ne sont pas seuls à se voir accorder des significations. S’inspirant des
travaux de Konrad Lorenz, en effet, Jacob von Uexküll affirmera que l’Umwelt est en
même temps un environnement de relations, c’est-à-dire un environnement dans lequel
des êtres vont prendre, l’un pour l’autre, des significations. Dès lors, aucun être ne peut
être neutre, dans l’environnement d’un autre, s’il est perçu, c’est à dire s’il peut
s’accorder à une signification, ou s’il peut se la voir accorder. Que signifie un choucas
dans la vie d’un choucas, ou plutôt que signifie tel choucas dans la vie de tel autre ?
C’est la question que Lorenz posera à Tchock, le choucas qu’il a adopté. C’est un étrange
leurre qui a outillé ce genre de recherches : Lorenz est devenu lui-même l’appeau
producteur de socialité, un appât pour les significations (car il faut souvent des leurres
pour traduire les significations d’un animal)  [26][26]Il faut, par exemple, modifier la
couleur des fleurs pour…. En adoptant un jeune choucas, Lorenz montre qu’un humain
peut prendre la signification de « socius » et dès lors apprendre ce que signifie
« socius » dans la vie d’un choucas. Les choucas qui vivent en société ont l’habitude de
s’associer, toute leur vie, à un compagnon (socius) avec lequel ils accomplissent de
conserve les activités les plus variées. Tchock, élevé par Lorenz le prit donc pour socius
maternel. Il le suivait partout et l’appelait pour qu’il lui donne à manger. Il tenta,
ultérieurement, de lui apprendre à voler ; devant l’échec de ses tentatives répétées, le
choucas finit par abdiquer et par considérer Lorenz comme un compagnon d’activités,
acceptable certes, mais limité. Cette aventure originale nous montre que les
significations ne sont pas fixées une fois pour toutes, tributaires des besoins
élémentaires de l’organisme : elles sont flexibles, peuvent s’accorder à d’autres êtres,
s’étendre à des situations imprévisibles, se modifier, voire s’inventer et créer de
nouveaux usages relationnels.

46Il est temps à présent d’en revenir aux rats, afin de leur demander, conformément
d’ailleurs à une tradition que pourtant j’interroge, de m’aider à expérimenter une
hypothèse : que peut produire, quand on observe des rats, le fait de traduire leurs
conduites en termes de significations ?

47« Pendant des années, écrit Uexküll, en s’appuyant sur des milliers d’expériences
faites avec toutes sortes d’animaux qui devaient trouver leur chemin dans un labyrinthe,
de nombreux chercheurs américains ont tenté de déterminer le temps nécessaire à un
animal pour apprendre un parcours donné. Ils n’en ont pas moins méconnu le problème
du chemin familier (…). Ils n’ont pas examiné les caractères perceptifs optiques, tactiles
et olfactifs et ne se sont pas davantage interrogés sur l’utilisation d’un système de
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coordonnées par l’animal : le fait que la droite et la gauche constituent un problème en
soi ne les a même pas effleurés. Ils n’ont pas soulevé non plus la question du nombre de
pas, n’ayant pas vu que chez l’animal le pas peut servir à mesurer la distance. »
 [27][27]1965, Mondes animaux et monde humain, suivi de La Théorie de la…

48La critique est tout sauf déméritée, mais son exactitude requiert quelques précisions.
Les behavioristes, John Watson en particulier, ont en fait bel et bien envisagé l’influence
de ces caractères perceptifs optiques, tactiles et olfactifs. Je n’irais toutefois pas jusqu’à
affirmer qu’ils les ont examinés. À moins de confondre le terme « examiner » avec celui
de « neutraliser ». Car c’est bien ce qu’a fait Watson, dans une procédure qui, si l’on
pense qu’elle s’apparente à l’examen, devrait conduire les malades chez un tortionnaire
sadique plutôt que chez leur médecin : il a retiré au rat ses yeux, son bulbe olfactif et ses
vibrisses, essentiels au sens du toucher chez le rat, avant de le lancer à la découverte du
labyrinthe. Et comme le rat ne voulait plus ni courir dans le labyrinthe ni aller chercher
la récompense de nourriture, il l’a affamé : « il commença à ce moment à apprendre le
labyrinthe et finalement devint l’automate habituel. »  [28][28]Watson John B., 1907,
« Kinaesthetic and organic sensations :… Certes. Tout ce que cela prouve c’est que, si on
enlève à un psychologue sa conscience, il continue à écrire [29][29]Pour une analyse
plus étayée de ce que ce genre d’expériences…. Qui est devenu l’automate dans cette
histoire ?

49On est très loin du compte. Et l’on est surtout très loin de l’univers des significations.
On en est d’ailleurs d’autant plus éloigné que l’être issu de cette pratique de destruction
systématique n’est plus, pour le psychologue, un rat. Si le monde a probablement perdu
toute signification pour ce rat désensorialisé, le rat lui-même a perdu toute signification
pour son expérimentateur – si tant est qu’il en ait jamais eu une. C’est un nouvel
organisme, réduit au minimum de ses sens, et qui, de ce fait, vaut pour tous les autres.
C’est le but de la procédure ; chercher le plus petit dénominateur commun, le « ce qui
reste », l’automate, le comportement qui, d’une espèce à l’autre, va rendre tous les
organismes commensurables [30][30]Burt Jonathan, 2006, op. cit.. Et cette
commensurabilité, on le soulignera en passant, s’effectue sur le critère par excellence
d’une société hantée par l’idée de production et d’efficacité [31][31]Haraway Donna,
2009, Des singes, des cyborgs et des femmes,… : le temps d’acquisition du parcours du
labyrinthe.

50Tout ceci, on le voit, n’a rien à voir avec les significations que peut prendre le
labyrinthe pour le rat. Nous n’avons pas appris grand chose qui tienne ; c’est d’ailleurs
sur ce point que Jacob von Uexküll reprend sa critique, dans son essai sur la théorie de
la signification : « C’est ainsi que les savants américains ont essayé infatigablement,
dans des milliers d’expériences et avec les animaux les plus variés en commençant par
le rat blanc, d’étudier les relations des animaux avec un labyrinthe. Les résultats peu
concluants de ces travaux menés avec les plus fines méthodes de mensuration et les
plus grands raffinements statistiques, n’importe qui aurait pu les prévoir, à condition de
savoir que l’hypothèse implicite sur laquelle ils reposent est erronée : l’animal ne peut
entrer en relation avec un objet comme tel. »  [32][32]Von Uexküll, 1965, p. 94.
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51Notons-le en passant, cette critique fait aujourd’hui écho dans les recherches sur le
bien-être. Lorsqu’on interroge des poules pondeuses au sujet de leurs préférences,
explique Robert Dantzer, on leur demande généralement quel effort elles sont prêtes à
consentir pour un environnement particulier [33][33]Dantzer R., 2001, « Comment les
recherches sur la biologie du…. L’oiseau dispose à cet usage de deux clés qu’il peut
actionner avec son bec pour restreindre (avec une clé) ou augmenter (avec l’autre) la
taille de la cage. On constate, continue-t-il non sans une pointe d’ironie, que l’espace
que s’octroient les poules diffère peu des conditions commerciales. On en conclut donc
que c’est l’espace optimal pour les poules. « Mais c’est aller un peu vite en besogne et
négliger un problème épistémologique majeur, à savoir qu’il n’est pas évident de rentrer
dans l’univers subjectif d’un animal en l’interrogeant au travers d’un dispositif
expérimental imaginé par un humain. Il est possible que l’animal réponde dans le
dispositif expérimental sur la base d’éléments très différents, par exemple la proximité
du congénère, mais pas la représentation de l’espace en tant que tel ».

52Revenons au rat : sur la base de quels éléments répond-il lorsqu’il se soumet à


l’exigence de parcourir le labyrinthe ? Poser cette question revient alors à se demander
ce que peut bien signifier, pour un rat, ce dispositif particulier. Comment ce parcours
arrive-t-il à devenir, de son point de vue de rat, ce que Uexküll appelle un « chemin
familier » ? Comment les rats, en prétendant répondre à la question des
behavioristes– cette question étant en l’occurrence : quel est le rapport abstrait d’un
être quel qu’il soit, (ce qui, dans le vocabulaire des behavioristes, s’appelle un
organisme) à un objet neutre ? – répondent-ils en fait à une autre question ? Car c’est
bien de cela qu’il s’agit : de l’artefact par excellence. Les rats répondent à une autre
question que celle que leur expérimentateur leur pose. Et l’expérimentateur ne peut, à
aucun moment s’en douter, simplement parce qu’il n’a pas pris en considération le
point de vue que le rat pouvait avoir sur la situation.

53Posons le problème autrement, au départ d’un autre constat, qui nous permettra de
donner raison aux hypothèses de Uexküll en ajoutant quelques précisions : pourquoi les
rats longent-ils toujours, en les touchant, les murs ? C’est ce que tous ceux qui ont déjà
pu observer les rats, et notamment lorsqu’ils envahissent nos demeures, ont pu
constater. Répondre à cette question nous donnera des indices sur ce qui fait « chemin
familier » pour un rat. Il nous faut cependant reformuler cette question, quitter le
pourquoi des causes et entrer dans le régime des significations : que signifie, dans cette
perspective, un mur (chose à longer) pour un rat ? Les biologistes américains qui les ont
observés ont inventé un terme pour caractériser les rats : ils sont « haptophiles », ils
aiment toucher. Le mur a donc pour signification « chose à toucher ». Mais une
hypothèse un peu plus compliquée pourrait donner un sens à cette
particularité [34][34]Sullivan Robert, 2005, Rats, A Year with New York’s most…. Le rat
a développé une mémoire kinesthésique particulière. Car le rat doit quotidiennement
résoudre un problème. Et son haptophilie est une réponse à ce problème. Dans les
pérégrinations quotidiennes qui le mènent du nid aux différents lieux d’exploration qui
vont lui permettre de se nourrir, comment pourrait-il retrouver le chemin de retour ?
Comment mémoriser les indices, d’autant plus que la plupart de ceux-ci sont des
16/44
indices qui n’ont de signification que pour les humains – objets, nom et numéro de rue,
droite, gauche, voire cartes ou plans ? Le rat a résolu ce problème en cartographiant son
parcours d’une autre manière. Il inscrit, dans son corps, le cours de sa route, sous la
forme de lignes, de courbes, et de tournants, voire de rugosités, de textures, de
sensations de froid ou d’humidité – que sait-on de ce qu’un corps de rat peut sentir ?

54Le rat dessine, marque, imprègne, dans ses muscles et sur sa peau, la carte d’un
paysage latéral. Et ce sera la concordance de cette carte avec les sensations qu’il
récoltera sur la route du retour qui lui indiquera qu’il est bien sur le bon chemin, et que
le nid sera là, au lieu précis où toutes les sensations auront achevé de se dérouler. Le
rapport à la trace s’inverse : il ne s’agit plus seulement de « marquer » les lieux où l’on
passe, comme le font les rats et nombre d’animaux, étendant leur corps aux limites de
leur territoire à grands coups de substance odoriférante, il s’agit aussi de se faire
marquer par l’espace, lui-même organisé par le trajet, et d’en incorporer l’organisation.

55Ce qui veut dire alors ceci : le labyrinthe a été construit en intégrant activement une
caractéristique du rat, il est « rattier » pourrait-on dire en plagiant quelque peu Jacob
von Uexküll. Mais il a intégré cette caractéristique en la retraduisant comme une
caractéristique abstraite – le dispositif vaudra d’ailleurs pour un nombre considérable
d’animaux, puisqu’il est l’objet sur lequel se construira la série infinie de comparaisons
entre ce qui devient des organismes. Ce faisant, en effaçant le couplage, l’accord
singulier qui pouvait se tisser entre le rat et la structure qui lui est proposée, en rendant
impensable l’événement que peut constituer un labyrinthe pour un rat, le dispositif
expérimental coupe l’herbe sous le pied à toute interrogation au sujet du rat, à tout ce
qu’il pourrait témoigner d’intéressant. Car le rat ne répond pas à la question de
l’apprentissage, il répond à la question d’une architecture qui fait monde pour lui. Ce
qui est tout différent. Et ce qui ne peut, de la manière dont les choses sont organisées,
être envisagé.

56Certes, on est dans les significations et les points de vue. Je reste toutefois avec ma
question : comment le rat interprète-t-il cette dimension particulière de l’expérience qui
l’inscrit dans une demande d’un humain, comment traduit-il ce qui est attendu de lui ?
Comment interprète-t-il ce qu’on lui veut, quand on le fait courir, quand on le
récompense, ou encore quand on l’aveugle et lui enlève chacun de ses organes des sens
avant de l’affamer ? À cette question, qui est peut-être une question contemporaine, en
tout cas dans le domaine des sciences, Uexküll n’apporte pas de réponse. Ce sont les
limites de son champ. Car si Jacob von Uexküll peut attribuer une subjectivité à
l’animal, et si l’Umwelt est également un environnement social, il me semble que son
intérêt s’est particulièrement focalisé sur l’environnement physique et ses objets. Le
« monde propre » de l’animal peut difficilement inclure l’observateur humain en tant
qu’observateur. Le monde propre n’apparaît pas comme un monde passible de cette
double hybridation que requièrent la rencontre interspécifique et le croisement d’un
univers expérimental avec celui d’une expérience de vie. En d’autres termes encore, le

17/44
monde propre de Uexküll peut ambitionner un « penser comme » un autre animal, il
peut difficilement envisager de « penser avec » cet autre animal [35][35]Je tiens à
remercier mes collègues philosophes de l’université….

57En outre, les animaux que Jacob von Uexküll, comme biologiste, a privilégiés, des
tiques, des mouches, des oursins, sont des organismes relativement simples, dont on ne
peut pas dire, pour l’exprimer un peu simplement, qu’il est aisé de les intéresser à nos
problèmes.

58Il n’en reste pas moins que le contraste amorcé au sujet des manières de penser ce
que peut représenter le labyrinthe garde toute sa pertinence, et donne la mesure de ce
que coûte, en termes de savoir, le fait de ne pas prendre en compte le point de vue de
l’animal. Le labyrinthe ne peut autoriser, ni la question du « chemin familier », ni celle
de la signification du mur, encore moins celle de sa signification en tant qu’événement
dans un monde de rat. Il l’interdit d’autant plus sûrement qu’il est construit de telle
sorte que cette question ne puisse être ouverte, puisque le rat ne peut faire autrement
qu’y suivre les murs. Et lorsqu’un animal ne peut faire autrement que de faire ce à quoi
il est contraint, quand il ne le fait que parce qu’il n’a pas d’autres possibilités ou d’autres
choix, on a alors une certitude : on a affaire à un artefact. À au moins un artefact.

Que me veut-il ?
59J’ai clôturé de manière un peu elliptique le précédent chapitre, en affirmant que la
situation du labyrinthe présentait au moins un artefact, ce qui laisse entendre qu’il y en
aurait d’autres. On se souviendra qu’à propos des expériences de psychologie humaine,
j’avais défini comme artefactuelles les situations où l’être interrogé répond à une autre
question que celle que le scientifique lui pose. Mais il y a quantité de manières de
répondre à une autre question : il y a donc tout autant de possibilités d’artefact.

60Si j’ai abordé ce problème au départ de ce livre, c’est pour une simple raison : lorsque
la question de l’artefact se pose – je l’ai appris au cours de cette recherche – il y a
souvent quelque chose d’intéressant qui s’ouvre comme possible. Il m’est apparu que, la
plupart du temps, l’hypothèse de l’existence d’un artefact s’accompagne de la possibilité
de prendre en compte le fait que l’animal ait un point de vue sur la situation. Certes, ce
possible peut être ignoré, peut déboucher, comme chez Rosenthal sur une volonté de
purification plus grande, lorsque le chercheur ne prend pas la pleine mesure de ce que
son inquiétude est en train de lui souffler. Lorsque cette inquiétude, au lieu de la
susciter, paralyse son imagination. J’ai d’ailleurs également appris à reconnaître, sous
la forme de l’injonction à « plus de contrôle », la petite lumière rouge qui annonce cette
paralysie. Et j’avoue être à chaque fois un peu triste en voyant une belle occasion
manquée : ce que je pensais être une promesse ne sera pas tenu. Car il y a quelque chose
de prometteur à chaque fois que l’inquiétude de l’artefact se profile dans les sciences qui
mettent en présence des êtres qui se répondent. Envisageons alors comment ces
promesses se déclinent et ce qui favorise le fait qu’elles puissent recevoir, comme
réponse, ce à quoi elles engagent.

18/44
61Dans un article se chargeant d’évaluer les recherches sur les relations entre les
hommes et les animaux d’élevage [36][36]J’ai déjà, dans une note, fait allusion à cet
article,…, les auteurs notent que les animaux peuvent réagir aux observateurs.
Toutefois, continuent-ils, ce ne sont pas les seuls éléments pris en compte par l’animal :
« … les chercheurs devraient également considérer les attentes de l’animal pendant le
test. Par exemple, les tests de choix mesurant les préférences de l’animal ou son
aversion pour différentes procédures de manipulation indiquent que l’animal peut
souvent prédire la procédure qui va lui être proposée au départ des indices
environnementaux humains ». Ce qui veut dire, et je suis encore la conclusion des
auteurs, que la généralisation devient problématique. Chaque expérience indique non
pas la manière dont les animaux vivent en général les procédures, mais la façon dont
chacun de ces animaux les vit en fonction de la perception qu’il en a, en fonction de ce
qu’il attend. On voit que le problème des attentes est ici attribué au sujet de l’expérience
et qu’il traduit la manière dont l’animal intègre, activement, ce qui est attendu de lui.
Certes, la généralisation est alors compromise.

62En fait, j’irais plus loin en affirmant que ce n’est que s’il y a généralisation qu’il y a
artefact. Si l’on sait à quelle question précise, cet animal-là, avec des attentes
perceptibles ou déductibles, dans ce contexte-là, répond, il n’y a pas d’artefact. Ce qui
ne résout évidemment pas le problème de la généralisation [37][37]François Calatayud
se demandait d’ailleurs si cela a beaucoup…. Ce qui, on le pressent, peut tout aussi bien
déboucher soit sur une exigence de plus de contrôle (assez vaine, pourtant), en vertu de
laquelle les chercheurs se mettraient en tête de neutraliser tout ce qui pourrait
permettre à l’animal d’interpréter ce qu’on attend de lui ; soit, de manière plus féconde,
sur le fait de s’intéresser à la façon dont l’animal interprète la situation. Dans le premier
cas, on n’éradiquera pas l’artefact – puisque les animaux attendront toujours quelque
chose, donc répondront toujours à une autre question ; dans le second, on subordonne
les résultats à la question : « À quoi a-t-il répondu ? »

63La façon dont les attentes de l’animal affectent les expériences a bien été repérée par
certains animaliers, et certains scientifiques, dans les recherches destinées à évaluer
certains aliments chez les animaux d’élevage [38][38]Voir à cet égard les travaux de
Michel Meuret. Par ailleurs, M.…. Il semblerait, quand on observe la manière dont ils se
comportent, que les animaux interprètent ces dispositifs pour ce qu’ils sont : des
dispositifs exceptionnels. Mais le terme « exceptionnel » semblerait prendre, chez
certains d’entre eux, une double signification : « ce n’est pas comme d’habitude » et
« cela ne va pas durer ». Les choses se compliquent. En fait, tout leur indique
l’exceptionnalité : le temps du dispositif expérimental n’est pas le même puisqu’il
s’inscrit dans un temps provisoire et court (cinq jours de test, correspondant à la
semaine de travail) alors que le temps de l’élevage est un temps de mémoire et
d’expériences accumulées. Ce qui va être fourni à l’animal comme nourriture relève
aussi de l’exceptionnel, puisque seront testés de nouveaux fourrages.

64Or, si les animaux mangent ces fourrages avec moins d’appétit, c’est pour une raison
bien simple : parce que ce n’est pas la même chose que ce qu’ils ont l’habitude de
19/44
recevoir. « Du point de vue de l’animal, la mémoire de ce qui précède joue, et donc il
mange moins que dans les circonstances habituelles : les résultats, dès lors, ne disent
rien de la situation mais de la manière dont l’animal interprète la transition. Il attend
autre chose, donc ce qu’on lui donne n’est pas seul en cause. On est sur les effets de la
transition puisque les animaux, et ce sont des animaliers qui le disent, savent que cela
ne dure pas. De même, quand on essaye un nouveau fourrage sec avec un groupe de
vaches, et qu’elles voient que le groupe à côté reçoit de l’herbe fraîche, elles s’arrêtent de
manger en pensant : “nous aussi on va en avoir”. Et donc le résultat de l’expérience est
tributaire de ce qui se passe dans l’expérience d’à côté, mais que personne ne prend en
compte du fait que les recherches sont cloisonnées »  [39][39]Meuret, entretien cité.. On
ne peut mieux définir l’artefact : les animaux répondent certes à une question, mais elle
n’est pas celle qu’on leur pose. L’humour de la situation est trop joli pour ne pas être
souligné : les chercheurs cloisonnent les recherches, les animaux ne cessent de leur
proposer de les décloisonner [40][40]Cet humour de la situation m’est apparu plus
clairement en….

65Vous pourriez me rétorquer, à ce point de mon parcours, que toutes ces critiques vont
à l’encontre de mon hypothèse, que les choses n’ont pas tellement changé puisque
justement, ce à quoi elles s’adressent, c’est au fait que les chercheurs ne prennent pas en
compte le point de vue de l’animal. Je vais tenter d’y répondre.

66D’abord, j’ai abordé le problème par le biais de l’artefact. Je le rappelle, il m’est


apparu que c’était par ce biais que pouvaient se repérer les moments où les chercheurs
posaient la question du point de vue que l’animal peut avoir sur la situation
expérimentale. Or, l’artefact fait toujours l’objet d’une critique : une inquiétude critique
quand le chercheur s’interroge sur son propre travail ; une accusation quand un autre
chercheur s’adresse au travail d’un collègue : « vous n’avez pas pensé à » ou, pour
reprendre les termes que Dantzer employait, à propos des cages et des poules, « vous
êtes allés un peu vite en besogne ». D’une certaine manière, quand Waiblinger affirme
que l’animal peut deviner ce qui va lui être proposé, ou quand Meuret suggère que les
animaux pensent « nous aussi on va en avoir », on est bien dans cette perspective : les
animaux jugent non pas d’une situation abstraite, mais d’une situation proposée en tant
qu’elle est proposée.

67Ensuite, j’affirme que certains chercheurs ont franchi le pas qui consiste à prendre en
considération le point de vue de l’animal sur les situations qu’on leur propose – pas
tous les chercheurs. Et les critiques témoignent de ceux, et pour ceux, qui ont franchi ce
pas.

68Enfin, la critique peut également prendre la forme de l’inquiétude. Dans ce cadre,


cela signifie que les recherches ont activement, et explicitement commencé à prendre en
considération le fait que l’animal pose, à son chercheur, la question : que me veut-il ?
Quand par exemple Meuret décrit sa propre recherche, sa démarche me semble
particulièrement exemplaire de cette possibilité de considérer, activement, la manière
dont l’animal prend lui-même activement en compte les questions et la présence du
chercheur. Meuret observe des moutons et des chèvres et une part de ses recherches
20/44
consiste à évaluer ce qu’ils et ce qu’elles mangent quand on les met dans des situations
inhabituelles comme des aires de débroussaillage (pour éviter les feux de forêts). Après
une première étape d’accoutumance réciproque entre les animaux observés et leurs
observateurs, chaque chercheur de son équipe suit, chaque jour, un animal et observe
toute la journée ce qu’il mange. Chaque détail est soigneusement noté, chaque espèce
de plantes inventoriée, chaque coup de dents consigné. La proximité est totale, l’intérêt
pour l’observé soutenu.

69La méthode scientifique exige que ces animaux soient choisis au hasard, pour
constituer un échantillon aléatoire. Or, ce choix au hasard pourrait s’avérer désastreux,
pour quantité de raisons. La procédure exige donc d’en passer par une série d’étapes.
Ainsi, la seconde étape est construite « de façon à identifier les animaux au sein du
groupe qui peuvent être observés de manière continue à une distance proche. En
alternant ses mouvements dans le groupe et en l’observant de près, chacun des
observateurs cherche les individus qui semblent indifférents à la présence permanente.
La présence continue de l’observateur modifie automatiquement le statut social d’un
individu. C’est pourquoi, au début de cette étape, les individus que nous devons trouver
ne peuvent être ni leader ni aspirant leader. Ici encore, il est important de se fier aux
conseils du berger, s’il connaît bien la hiérarchie de son troupeau. À la fin de cette
étape, 15 à 20 % des individus sont considérés comme rencontrant les réquisits d’une
observation continue. »  [41][41]Agreil C. et Meuret M., 2004, « An improved method
for… Ainsi, pour certaines chèvres, explique Meuret, le fait de faire l’objet d’un intérêt
intense de la part de l’humain suscite chez elles des conduites comme celle de vouloir
supplanter les autres, de prendre leur nourriture, voire de chercher la bagarre. Pour
d’autres, être l’objet de l’attention du chercheur provoquera l’agressivité de leurs
compagnes, comme si cet intérêt de l’observateur traduisait une volonté de la chèvre de
changer de place dans la hiérarchie. Et cela met un fameux désordre dans le groupe. En
outre, continue Meuret, on ne sait plus très bien ce qu’on observe : ce que mange une
chèvre en conditions naturelles, ou au contraire, ce que mange une chèvre qui veut
montrer aux autres sa supériorité parce que, soudainement, elle pense que son statut a
changé ?

70Certes, on pourrait toujours traduire ce qui précède dans la version la plus pauvre et
la plus convenue de l’artefact : nous influençons ce que nous observons ! Mais si cette
version me paraît pauvre, et si je m’oppose à cette conclusion un peu paresseuse avec
laquelle les théories systémiques nous ont bassiné les oreilles, c’est justement parce
qu’elle réduit le problème à sa plus simple expression. Parce qu’elle suppose, une fois
encore, qu’il y aurait un observateur actif, influençant, et un observé passif, dont la
seule activité se résume à être influencé. Or, il y a quantité d’indices qui disent autre
chose, qui disent qu’on a affaire à des êtres qui négocient les conditions de la recherche,
qui s’affectent mutuellement, qui échangent des jugements et des opinions, qui se
modifient réciproquement et qui savent qu’ils le font.

71Michel Meuret ne spécule pas sur le fait qu’il influence les chèvres ou les moutons
qu’il observe, il leur demande activement de prendre position par rapport à ses
21/44
propositions et il s’accorde aux leurs [42][42]On reconnaîtra, sous cette formulation en
termes de…. Il s’attend, et il attend d’elles et d’eux, qu’ils lui répondent, qu’ils
contestent, qu’ils protestent. Et cela implique bien autre chose qu’une simple réflexivité
sur la question de l’influence : cela demande de l’attention [43][43]Les animaliers du
centre de Theix soulignent que le terme…. Le souci pourrait être exclusivement
épistémologique, et de fait il l’est, mais pas exclusivement. Oui, il s’agit de ne pas
perturber, de ne pas créer d’artefact, mais il y a aussi une qualité de la relation, un souci
pour le confort de l’animal, une justesse des relations qui transpirent tant dans les écrits
que dans ce qu’il me raconte. Meuret explique, par exemple, qu’à la troisième étape
(nous en étions restés à la seconde), les candidats observés sont abandonnés si leur
attitude témoigne « de l’intérêt, de l’anxiété d’un inconfort dû à la présence proche et
constante de l’observateur »  [44][44]Meuret, entretien cité.. Pourquoi l’intérêt est-il un
mauvais motif, dans ce cadre ? Parce que l’animal doit s’intéresser à autre chose qu’à
l’être humain, il doit continuer à vivre sa vie de chèvre ou de mouton. Le choix du
« bon » animal se fonde sur une conviction toute simple : l’animal répond à son
observateur ; et c’est ce qu’indique sa réponse qui va constituer le critère permettant de
continuer, ou non, l’observation. Une dernière remarque du chercheur l’illustre de
manière plus claire encore : « … un bon signe pour démarrer une observation, c’est
quand l’animal te pousse parce que tu es dans le chemin de ce qu’il convoite : cela veut
dire qu’il est capable de manifester que tu le déranges. »  [45][45]Ibid.. Vous voulez
pratiquer l’habituation et être certain de ne pas déranger les animaux ? La solution, si
simple, a mis du temps à émerger : il suffisait de leur demander.

« La question de la réponse est une questiondont la forme


change tout »  [46][46]Haraway Donna, 2008, When Species Meet,
University of Minnesota…
72La primatologue Barbara Smuts raconte que, lorsqu’elle a commencé son terrain avec
les babouins, au parc de Gombé, en Tanzanie, elle a suivi à la lettre les règles prescrites
pour la méthode dite d’« habituation »  [47][47]On retrouvera cette histoire, ainsi que
les commentaires…. Cette méthode consiste, je le rappelle, à pouvoir, par approches
successives, être au plus proche des animaux observés, ce que les babouins préfèrent
généralement éviter. La règle est simple : il faut observer les animaux en prenant garde
à ne pas les déranger. En fait, cette règle, avant d’être éthique, est épistémologique.
C’est la règle de conduite dictée par les conventions d’une science objective : il s’agit de
ne pas influencer, de « n’être pas là ». Il s’agit donc, selon les termes mêmes de Barbara
Smuts, de s’approcher au plus près des babouins pour récolter des observations en
essayant d’être le plus neutre possible, comme un rocher, non disponible, de telle sorte
qu’à la fin les babouins vaqueraient à leurs affaires comme si l’observateur n’était pas
présent. Les bons chercheurs sont donc ceux qui, apprenant à être invisibles, pourraient
voir la scène de la nature de manière proche, « comme au travers d’un trou dans un
mur ».

73« Les scientifiques, commente la philosophe et historienne des sciences Donna


Haraway, sont ceux qui peuvent interroger mais pas être interrogés. »  [48][48]Ibid.,
22/44
p. 24. Cependant, pratiquer l’habituation en se rendant invisible est un processus
extrêmement lent, pénible, souvent voué à l’échec, tous les primatologues en
conviennent. Ainsi, Hans Kummer était arrivé aux mêmes conclusions avec les
babouins hamadryas. L’auteur raconte en effet, qu’après des mois de poursuites
incessantes au cours desquelles les babouins veillaient avec une exactitude remarquable
à ce que la distance entre l’équipe de chercheurs et la troupe reste constante, et
suffisante pour rendre les animaux inobservables, il s’était senti passablement
découragé. Nos conversations le soir, raconte-t-il, portaient de plus en plus souvent sur
la manière dont les babouins pouvaient « nous » observer et « nous » juger. Et « c’est en
répondant à ces questions que nous avons tenté de nous rapprocher d’eux »
 [49][49]Kummer, 1993, Vie de singes. Moeurs et structures sociales des….

74Or, ce que ne pouvait manquer Smuts, de son côté, c’est que les babouins la
regardaient souvent et que, plus elle ignorait leur regard, moins ils semblaient satisfaits.
Si le processus d’habituation semblait voué à l’échec, c’est parce qu’il repose sur un
présupposé un peu simpliste : il mise sur le fait que les babouins sont indifférents à
l’indifférence. Il semblait finalement que la seule créature pour laquelle la scientifique,
soi-disant neutre, était invisible n’était qu’elle-même. Ignorer les indices sociaux, c’est
tout sauf être neutre. Les babouins devaient percevoir quelqu’un en dehors de toute
catégorie – quelqu’un qui fait semblant de ne pas être là – et se demander si cet être
pouvait être ou non éducable selon les critères de ce qui fait l’hôte poli chez les
babouins. Ce type de recherches, en somme, commente Haraway, consiste à se
demander si les babouins sont des êtres sociaux sans penser que les babouins se
demandent la même chose à propos de leurs observateurs, et doivent en conclure que
non, au vu de leur attitude. La question qui finalement affecte, traverse, le plus
intensément le terrain n’est pas « est ce que les babouins sont des sujets sociaux », mais
bien « est ce que les humains le sont ? » La question de qui est sujet, en somme, se
renverse : c’est à l’humain qu’elle est renvoyée.

75Car c’est bien à un devenir sujet que Smuts est invitée, lorsqu’elle apprend à répondre
à la réponse des babouins, à se laisser habiter, dans son corps, par le mode de présence
et l’usage du monde de ceux qu’elle interroge, ce qui constituera la condition de sa
réussite.

76Je la cite, car ce passage nous en dit long sur le changement qui s’opère, dans ces
conditions : « Moi, dans ce processus au travers duquel je gagnais leur confiance, j’ai
changé presque tout de ce que j’étais, la façon dont je marchais et dont je m’asseyais, la
manière de tenir mon corps et la façon dont j’utilisais mes yeux et ma voix. J’étais en
train d’apprendre une toute nouvelle manière d’être au monde – la manière des
babouins. Je répondais aux indices que les babouins utilisaient pour indiquer leurs
émotions, leurs motivations et leurs intentions les uns aux autres, et j’ai dû apprendre
progressivement à leur renvoyer des signaux de ce type. À l’issue de quoi, au lieu de
m’éviter quand je m’approchais de trop près, ils ont commencé à me lancer
délibérément des regards mauvais, ce qui me faisait m’éloigner. Cela peut apparaître
comme un petit changement, mais en fait cela signalait un changement profond : au
23/44
lieu d’être traitée comme un objet suscitant une réponse unilatérale (à éviter), être
reconnue comme un sujet avec lequel ils pouvaient communiquer. »  [50][50]Haraway,
2008, p. 25.

77Certes, Smuts a appris à être, à vivre et à penser comme un babouin ; mais c’est pour
mieux être, vivre et penser avec ces babouins. Il ne s’agit pas de savoir, de l’intérieur, ce
que pense un babouin, ce que le « penser comme » pourrait laisser entendre. Mon titre
à cet égard, devrait être modifié. « Penser comme un rat » est une étape, mais ce qui
m’apparaît à présent être en jeu déborde largement l’attribution d’une subjectivité, la
considération d’un point de vue. Je le pressentais lors de la critique que j’adressais à
Jacob von Uexküll, ce sont bien les termes qui me semblaient ne pas pouvoir être
utilisés, si on le suivait fidèlement : « penser avec un rat ». Cela se dessinait avec les
chèvres de Meuret, lorsqu’il parle d’accoutumance réciproque, ou encore lorsque sa
pratique m’apparaît comme une pratique d’attention. Devrais-je modifier mon
titre ? [51][51]D’autant plus que ce titre, on me l’a reproché : « … tu vas… Mais il s’agit
d’un trajet et de ce que j’y apprends, et ce trajet a importé ; il ne faut pas l’effacer. Juste
se rappeler sur quel chemin on marche. Car c’est bien cela qui est au cœur de la réussite
de Smuts, et de son propre trajet : arriver à reconnaître que c’est « penser avec » qui est
à la fois l’enjeu et la condition de la recherche.

78À l’issue du commentaire qu’elle offre au travail de Smuts, Haraway conclut que la
primatologue a tissé avec ses babouins une relation responsable, une relation d’êtres
capables de se répondre. Car la question de la réponse, continue-t-elle, est une question
dont la forme change tout. L’étymologie même du terme « respect » ne cesse de
renvoyer à ce lien entre le fait d’être regardé, de rendre le regard et de répondre.
Respecere : regarder à nouveau, « tenir en regard, répondre, regarder réciproquement,
remarquer, prêter attention, avoir un regard courtois pour, estimer »  [52][52]Haraway,
2008, p. 19..

79La question du respect est indissociable de celle de la réponse. Cela n’a pas toujours
été le cas. Car si la notion de respect apparaît inscrite, dès leur origine, dans les
recherches sur le bien-être animal,

80celles-ci, cependant, semblent avoir longtemps privilégié, à de rares exceptions près,


les « réactions » de l’animal, plutôt que sa possibilité de « répondre ». Le fait que ces
recherches se soient d’abord focalisées sur la souffrance n’est sans doute pas étranger à
ce parti pris. Oui, certes, on pourra me dire qu’interroger l’animal sur le fait que des
situations soient sources de souffrance est une certaine manière d’interroger son point
de vue. Mais cette question n’implique pas de considérer le fait que l’animal prend en
compte l’intention de celui qui le soumet à cette expérience : le fait qu’il ne fait pas que
« réagir » à cette souffrance, mais qu’il répond aux intentions d’un « quelqu’un » qui la
lui impose, qu’il interprète activement les intentions de ce « quelqu’un » comme des
intentions. D’une certaine manière, paradoxalement, les recherches sur la souffrance
barraient la route à cette possibilité.

81Si je vais me montrer critique à l’égard de ces dernières, je ne voudrais cependant pas
24/44
qu’on s’imagine que j’ignore à quel point elles ont pu être importantes, à quel point elles
ont été nécessaires. Elles l’ont été non seulement en ce qui concerne la possibilité de
reconnaître aux animaux une sensibilité, mais tout autant en raison du fait que nous
avons, enfin, accepté d’étendre notre pitié, ou notre considération, à d’autres êtres. Je
dois d’autant plus reconnaître le mérite de ces recherches qu’elles ont considérablement
contribué à modifier les attitudes, les sensibilités, les législations et même, la manière
dont on parle des animaux. Certes, cette modification d’attitude ou de sensibilité peut
être également lue comme un facteur décisif à l’origine même des recherches sur le
bien-être animal, elle en a tout autant constitué la cause que les conséquences : en
témoigne le fait que de nombreux chercheurs affirment que ces travaux répondent à une
« demande sociale ». Presque tous les scientifiques en parlent à un moment ou à un
autre, que ce soit dans leurs articles ou dans les conversations que j’ai eues avec eux,
certains même suspectant les recherches d’être opportunistes et de n’être qu’une
réponse à la demande sociale [53][53]Mais j’ai appris avec Isabelle Stengers et William
James, à me…. On pourrait d’ailleurs retracer l’histoire de cette manière, tisser les
multiples liens qui se tissent entre une société et ses institutions scientifiques, entre les
fonds alloués aux recherches et les thèmes favorisés, analyser le rôle des médias et des
politiques, multiplier les acteurs. J’opterais toutefois pour une autre narration, moins
touffue, une narration qui me permet de chercher les origines du bout d’histoire que je
tente de retracer au sein même du domaine que j’explore, du côté de l’Inra, une
narration, surtout, qui rappelle le rôle des personnes pour qui ces questions ont été, et
sont, dramatiquement vitales.

82Catherine et Raphaël Larrère se souviennent que la première fois qu’ils ont entendu
formuler des revendications concernant le bien-être des animaux et affirmer le respect
qu’on leur doit, ce fut, dans les années 1970, par les techniciens de l’Inra. Ce n’est pas
un hasard, écrivent-ils, ces techniciens « n’en pouvaient plus, disaient-ils, de torturer
des bêtes auxquelles ils s’étaient attachés par la force des choses. »  [54][54]« L’animal,
machine à produire : la rupture du contrat… Le rôle des techniciens animaliers garde à
cet égard une importance primordiale ; ils sont en quelque sorte comme un signal
d’alarme, des témoins vigilants prêts à rappeler à l’ordre quand les consciences
s’endorment. Et c’est nécessaire. En témoigne le titre et surtout le sous-titre d’un article
du New Scientist du 29 mars 2008, signé Andy Coghlan, « Animals carers suffer in
silence » : « Les émotions conflictuelles ressenties par les techniciens animaliers de
laboratoire commencent à être mises en lumière ». L’expression « commencer à être
mises en lumière » a de quoi nous inquiéter. Le sous-titre est en fait trompeur. À la
lecture de l’article, on se rend compte que la véritable nouveauté réside dans le fait que
certains laboratoires prennent en compte la souffrance de ceux qui souffrent de faire
souffrir ; la souffrance des techniciens, qui eux-mêmes prennent en compte la
souffrance des animaux. Le centre de Jouy en Josas a lui-même amorcé ce processus.
Des tables rondes et des ateliers ont été organisés au cours de l’année 2006 avec des
techniciens animaliers. Leurs témoignages évoquent les liens forts qu’ils ont tissés avec
l’animal, la demande de prise en compte de leur expérience concrète, dans les dispositifs
d’euthanasie – notamment par exemple, au sujet de l’utilisation des boîtes à CO2 pour
les rongeurs –, les difficultés de justifier leur métier auprès de leurs proches, et la
25/44
nécessité d’espaces de discussion qui accompagneraient le droit de s’opposer au fait de
prolonger des situations inacceptables [55][55]On commence de plus en plus à
s’intéresser au savoir et à la….

83Ces témoignages et documents ne sont pas sans nous rappeler une mise en garde que
n’a cessé de faire Jocelyne Porcher : les questions touchant au bien-être ne peuvent être
correctement considérées si on ne prend pas en compte la dimension intersubjective de
ces problèmes [56][56]Porcher J., 2002, Eleveurs et animaux : réinventer le lien,…. Les
recherches, souligne-t-elle, se signalent par une singulière absence, celle des
zootechniciens et des éleveurs. Elles ont fait « l’impasse sur le contexte du travail, la
subjectivité (du chercheur, des éleveurs, des animaux) et l’intersubjectivité de leurs
relations, c’est-à-dire, en vérité, en faisant l’impasse sur le sens même des choses et sur
celui de la recherche elle-même ». Cela l’incite à proposer de remplacer la question de la
« qualité de vie » à l’œuvre dans la notion de bienêtre, par celle de « conditions de vie
au travail » qui laisse pleinement droit non seulement à l’idée que hommes et animaux
« sont engagés dans une relation intersubjective [mais] qu’ils partagent un même
espace de travail »  [57][57]Idem, pp. 266 et 267.. Il est vrai que le laboratoire n’est sans
doute pas le lieu propice de « cette vie partagée », en tout cas pour ceux qui écrivent les
articles et organisent les protocoles [58][58]Je m’en voudrais de ne pas rapporter cette
superbe contribution….

84Faire entrer le bien-être au laboratoire a nécessité un travail considérable de


purification et surtout de re-traduction. Certes, il fallait bien commencer quelque part,
la question de la souffrance semblait s’imposer. Il fallait, par-delà les siècles, cet
argument revient souvent, répondre à Descartes et ses animaux machines dont les
rouages grincent – et à Malebranche lorsqu’il battait son chien et disait : « Non, ce n’est
pas de la souffrance, Madame, mais des bruits de mécaniques » –, et surtout à ceux qui
s’étaient, volontairement ou non, constitués comme ses plus zélés héritiers, les
behavioristes, ceux qui ont effectivement transformé les animaux en automates, qu’on
se souvienne de l’ambition non dissimulée de Watson. Toutefois, la question de la
souffrance, telle qu’elle s’est constituée dans les dispositifs scientifiques, s’inscrit
justement dans cette lignée cartésienne qu’il s’agirait de contrer.

85Pour expliciter cela, je vais me référer au texte que le philosophe Jacques Derrida a
consacré aux animaux, et plus précisément au passage où il évoque le problème de
Descartes [59][59]Derrida J., 1997, L’Animal que donc je suis, Paris, Gallilée..
Derridamontre, de manière très convaincante, que l’insistance de Descartes répond à
un enjeu : il veut dénier à l’animal la capacité de répondre. En somme, explique-t-il, le
contraste que Descartes essaie de mettre en place est celui entre « réponse » et
« réaction ». Descartes insiste sur le fait que les animaux – et les automates qui, selon
lui, en sont les modèles– peuvent simuler le vivant en criant lorsqu’on leur fait mal.
Tous les exemples de Descartes, et Derrida a bien vu qu’il ne s’agissait pas là d’une
coïncidence, mettent en scène des bêtes traquées, des bêtes soumises au malheur et à la
douleur. Ce ne sont que réactions de peur ou réactions à une persécution ; crier
lorsqu’on les frappe, fuir lorsqu’il y a grand bruit ; on peut d’ailleurs se demander quel
26/44
monde le philosophe se crée ainsi où les seuls rapports qui permettent de définir la
singularité de l’animal de façon décisive se font sous le signe d’une telle violence. Cela
ne tient pas non plus du hasard : la philosophie, là, pour le coup, instaure cette violence.
Or, lorsque les recherches sur le bien-être s’affirment pour contrer cette opinion selon
laquelle les animaux ne souffrent pas, ou plus justement dit ne « souffrent pas de tel ou
de tel événement » dont on n’avait pas imaginé qu’il était source de souffrance, elles le
font exactement en symétrique de cette attitude. La bête n’est que réaction à la peur et à
la souffrance. S’inscrire en symétrique face à une attitude, c’est tout, sauf la déstabiliser.
En d’autres termes, tant qu’on reste dans l’étude de la souffrance, on reste prisonnier de
l’attitude cartésienne, c’est-à-dire d’une attitude qui prolonge et légitime le contraste
entre « réaction » et « réponse ».

86Je le répète, je ne voudrais pas dénier l’immense importance du fait d’avoir enfin
reconnu la sensibilité des animaux, ni oublier le fait que les changements que
j’ambitionne de cartographier dans les recherches contemporaines constituent un
héritage de ces premières recherches. Mais, je dois le préciser, l’intérêt des chercheurs
pour la souffrance ne répondait pas seulement à des enjeux de demande sociale ou à
des enjeux éthiques : la souffrance constituait un bon objet expérimental. Il n’y a là rien
de bien étonnant puisque justement, le travail sur la souffrance se fonde sur cette
fameuse « réaction » de l’animal – réaction d’autant plus favorisée qu’elle est non
seulement mesurable et contrôlable, mais qu’elle est en outre majoritairement mesurée
par des indices physiologiques. Or, un indice physiologique, quel qu’il soit, se verra
difficilement traduire comme une « protestation », voire comme un « jugement » porté
sur une situationmarquée par des intentions – je désigne sous ces termes les possibles
traductions de « réponse »  [60][60]Cette focalisation sur la réaction qui barre la route
à l’idée….

87Posons la question : est-ce que le contraste monté par Descartes entre « réaction » et
« réponse » aurait pu aussi bien tenir s’il lui avait fallu envisager d’autres passions,
comme la joie, l’amitié, l’amour, l’attachement, l’admiration ? Ma question n’est pas
purement rhétorique. Je vais la prendre au sérieux. Car c’est justement là que réside
une difficulté de la mise en scène expérimentale. La question du bonheur, de la joie, les
questions que soulève le fait de ne plus définir le « bien-être » comme absence de
« mal-être » n’entrent pas si facilement au laboratoire.

88La question de savoir si les animaux « sont bien » est, justement parce qu’elle
déborde du cadre étroit de la « réaction », une question bien plus exigeante que celle de
savoir si les animaux souffrent. Elle est, souligne Alain Boissy, considérablement plus
difficile à évaluer, elle implique une part de subjectivité plus grande, notamment parce
que le corps de l’animal témoigne de manière nettement moins fiable, du point de vue
des exigences de la mesure s’entend, de l’état de bien-être que du stress ou de la
souffrance [61][61]Voir par exemple Boissy et al., 2007, pp.375-397.. La question
demande donc un surcroît d’attention. Cette difficulté est sans doute d’ailleurs
partiellement responsable de l’inquiétude récurrente à l’égard de l’artefact [62][62]Cela
demanderait sans doute à être nuancé. Beaucoup de…. Cela ne s’arrête pas là. Le fait
27/44
d’envisager le bien-être en termes d’émotions positives, et non plus en termes d’absence
d’émotions négatives, a requis de nouveaux référents théoriques. La question de la
souffrance avait jusqu’alors mis en œuvre des modèles physiologiques et cognitifs
beaucoup plus simples – ceux de la réactivité, pour le dire vite [63][63]Voir à ce sujet
Burgat in : Burgat et Dantzer, 2001,…– si on les compare aux modèles qui envisagent
des émotions comme la joie ou des états affectifs stables comme le bonheur.

89La question du bien-être, dès lors qu’elle débordait du cadre de l’absence de mal-
être – qui lui se contentait des théories du stress –, appelait donc, irrévocablement,
celle des émotions. Or, la question des émotions est longtemps restée – je dirais jusque
dans les années 1980 –une question très problématique dans le domaine de l’éthologie
et de la psychologie animale.

90En témoigne la recherche que j’ai effectuée dans les collections d’abstracts de la revue
Animal Behavior, collections qui recensent et résument les quelques milliers d’articles
que publient les grandes revues de psychologie et d’éthologie animale. J’ai évalué les
thématiques de l’ensemble de ces articles sur la période s’écoulant entre 1975 et 1990,
en laissant de côté les articles de primatologie, et me suis attachée aux catégories qui les
rassemblaient [64][64]Une catégorie, en effet, indique qu’il y a un nombre suffisant… . Il
n’y a, dans les abstracts, avant le début des années 1980, aucune catégorie consacrée à
l’émotion. Et quand celle-ci apparaît, elle ne figure que comme une sous-catégorie de la
classification « divers », en compagnie des sous-catégories de la peur et du jeu.

91Si cela n’implique pas nécessairement que l’émotion n’existait pas au cours de cette
période, cela signifie à tout le moins qu’elle n’était pas un sujet spécifique d’études. En
cherchant dans le lexique, j’ai été renvoyée à la catégorie « ontogenèse » (mais dans le
cadre limité des expériences de séparation mère-petits, appliquant les procédures de
Harlow aux rats, aux souris et aux gerboises, principalement). En étendant le champ
lexical à « émotionnalité », je me suis alors retrouvée dans « méthodologies », avec les
sous-catégories de « conditions d’élevage » et de « drogues ». L’émotion chez l’animal,
visiblement, n’était pas un sujet d’étude en tant que tel. Et si autant de livres paraissent
aujourd’hui sur la vie émotionnelle des animaux, c’est bien le signe d’une chose, à
savoir que c’est un nouveau champ de recherches, et que ce champ explose parce qu’il a
longtemps été miné.

92Certes, les choses ne se sont pas faites du jour au lendemain. Et si l’émotion pouvait
entrer au laboratoire, elle n’autorisait cependant pas la conversion automatique des
recherches centrées sur la « réaction » en recherches privilégiant l’idée que l’animal
« répondrait » à ce qu’on lui propose. Comme le remarque Dantzer [65][65]Dantzer in :
Burgat et Dantzer, 2001, pp. 85-104., la notion de bien-être, et donc celle d’émotion
positive, pour être objectivée, a d’abord demandé une retraduction ; ce fut
particulièrement le concept d’adaptation qui fut privilégié, en en restreignant
considérablement la portée, notamment « en occultant la dimension quasi-esthétique
d’harmonie avec l’environnement ». De toutes les théories des émotions disponibles,
celle qui a donc longtemps prévalu dans ces recherches définit les émotions comme des
processus adaptatifs. D’abord, dès lors que les émotions sont des processus qui
28/44
permettent d’adapter l’organisme aux situations, elles autorisent de facto une étude
objectivante et des comportements mesurables, comportements qui peuvent en outre se
traduire dans les termes de la « réaction émotionnelle ». En somme, si l’émotion est une
adaptation, donc une réaction, elle peut être objectivée et mesurée. Ensuite, le fait que
les émotions, dans la perspective darwinienne, représentent une valeur adaptative du
point de vue de l’évolution, a rendu moins problématique l’attribution d’états
« subjectifs » à l’animal – toujours à condition que ces émotions puissent constituer de
bons objets scientifiques. Le terrain conceptuel était donc plus qu’accueillant, ou en tout
cas moins réticent, à l’égard d’une certaine conception des émotions.

93Ce privilège pour une théorie des émotions qui les traduit comme des processus
d’adaptation s’explique d’autant mieux que cette conception entre en affinité avec le
paradigme dominant des recherches en agronomie. « Est bien » l’animal qui peut, sans
trop de frais, s’adapter à son environnement. Sans trop de frais, certes : la métaphore
que j’utilise n’a rien d’innocent, elle vaut autant, sinon plus pour le système que pour
l’animal. Car le paradigme dominant des recherches de la zootechnie moderne « a
consisté à adapter les animaux aux systèmes de production intensive. ».  [66][66]Burgat
in : Burgat et Dantzer, 2001, p. 106. On se souviendra, à cet égard, que les poules
préfèrent, avec une complaisance aussi louable que leur précision en la matière, des
dimensions de cage qui ne diffèrent pas des conditions commerciales.

Le bonheur, c’est exigeant


94Les choses, avec cette nouvelle conception du bien-être, ont cependant commencé à
changer et ont continué à le faire. Si les théories de l’émotion comme « adaptation »
autorisait difficilement la conversion de « l’animal qui réagit » en « animal qui
répond », de nouvelles théories sont venues remplacer ou compléter les premières,
offrant un espace à la possibilité de cette conversion. Certes, la question de l’adaptation
reste encore relativement prégnante dans les recherches, mais l’essor des sciences
cognitives – et notamment les théories envisageant les émotions comme des jugements
ou des évaluations de situations, telles que la théorie de Klaus Scherer – a ouvert la
porte à d’autres manières de définir les états subjectifs [67][67]Voir par exemple, pour
les travaux de Scherer en français,…. Et par cette porte ouverte, le bonheur, la curiosité
pour la nouveauté, le goût pour les défis, le plaisir lié à l’anticipation d’événements
heureux pouvaient s’engouffrer. Tous ces états n’impliquent-ils pas des jugements ?

95C’est, à mon sens, un élément essentiel : la possibilité, pour les scientifiques, de


prendre en considération la manière dont l’animal juge de ce qu’on lui propose, dans le
champ que j’explore, a bénéficié du terreau fertile d’une théorie qui traduit les émotions
en termes de jugements, et de jugements allant des émotions les plus simples aux plus
complexes. Ainsi, selon la théorie de Scherer, devenue référence importante de ces
nouvelles recherches, la surprise ou l’étonnement sont des jugements qui sanctionnent
la nouveauté d’une situation ; ceux-ci peuvent croiser un autre type de jugement, celui
qui évalue le fait que l’événement est déplaisant, croisement que traduira par exemple
la peur. Les émotions plus complexes impliquent quant à elles des évaluations plus
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élaborées, comme le jugement qui peut être fait sur la conformité d’un événement avec
les normes sociales ou personnelles, et qui alors se traduit par des émotions de honte,
d’indignation, de colère ou des sentiments d’injustice ou, pourquoi pas, s’il s’agit de
penser avec les rats, de la déception ?

96Certes, ces jugements peuvent toujours faire l’objet d’expérimentations en accord


avec le modèle de la réaction. Le jugement sur la nouveauté, le fait qu’un événement
soit plaisant ou déplaisant, le fait qu’il soit ou non prévisible peuvent être aisément
inférés au départ de situations qui demandent à l’animal de réagir ; ce sont ceux-là qui
seront privilégiés. On pourra plus difficilement mettre à l’épreuve le jugement que
l’individu porte sur le degré de compatibilité de l’événement avec les normes
personnelles ou sociales. Cependant certains auteurs [68][68]Lara Désiré et al., 2002,
« Emotions in farm animals : a new… suggèrent son existence chez des espèces
grégaires dont on sait que les membres sont sensibles à la présence des congénères.
Nombre d’animaux d’élevage, reconnaissent-ils, modifient leur comportement en
fonction de leur position hiérarchique dans le groupe ; ainsi, les coqs sont attentifs à ce
qu’on appelle l’« effet d’audience » : quand le coq trouve de la nourriture, il n’appelle
pas les poules de la même manière selon que les poules lui sont (ou non) familières ou
selon qu’il est (ou non) en présence d’un autre coq.

97Les mots changent, les animaux aussi. On peut à présent lire des choses telles que « le
focus n’est plus mis, en matière de bien-être, sur la description du comportement
animal ou sur la réponse au stress, mais plutôt sur la compréhension de la façon dont
les animaux font l’expérience de leur monde », sous la plume d’Isabelle Veissier et
Björn Forkman,  [69][69]Veissier et Forkman, 2008, abstract de l’article. ou encore,
chez Isabelle Veissier et Alain Boissy, « l’état de bien-être d’un animal est probablement
le résultat de ce qu’il s’attend à ce que sera son futur »  [70][70]Veissier et Boissy, 2007,
« Stress and welfare : Two….

98On parle toujours de comportements certes, mais ceux-ci se diversifient, ceux des
animaux, mais parfois même ceux des chercheurs : les rats, affirme Jaak
Pansksepp [71][71]Pansksepp, 2007, « Neuroevolutionnary sources of laughter and…,
« rient » en ultrasons, quand un scientifique les chatouille, un rire semblable à ceux
qu’on a pu entendre quand ils jouent. Et le chercheur d’encourager ses collègues à faire
de même en leur affirmant qu’en un temps relativement court, n’importe qui peut
acquérir le peu d’adresse nécessaire à chatouiller les rats – quoiqu’il ait visité des lieux
de recherches où les scientifiques arrivaient difficilement à obtenir la réponse du rire,
alors que lui-même y parvenait sans peine ; il a fallu le leur apprendre. Il ajoute
toutefois que dans les laboratoires dans lesquels les rats sont tenus en captivité dans des
cages proches de celles des chats, dans ceux où ils sont fréquemment punis, ou encore là
où règnent des odeurs de stress, la manœuvre est impossible. Cela nous change de
Watson et de ses automates, ce qui me conduit à penser que ceci n’a rien
d’anecdotique : des chercheurs qui entendent rire, ou qui s’arrêtent pour faire attention
à ce qu’ils entendent, cela tient de l’événement, et cela tient de l’événement d’en
parler [72][72]Voir pour une intéressante définition du comportement, celle….
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99J’ajouterais que le fait que cet exemple soit abondamment cité dans les articles sur le
bien-être montre bien que ce type d’événements commence à prendre de l’importance.
Il faut le rappeler, les émotions positives sont difficiles à évaluer au laboratoire, alors si
les animaux se mettent à rire, cela facilitera grandement la tâche des chercheurs.

100On s’interroge sur ce qui rend les animaux heureux. Jouer, faire ce qu’ils font
d’habitude, nouer des relations sociales, se réjouir – le mot n’est pas utilisé, mais c’est
bien ce qu’il décrit quand certains auteurs racontent que les animaux expriment leur
satisfaction quand ils s’attendent à un événement heureux. Et surtout – c’est tellement
surprenant dans ce domaine que je dois le mentionner – les animaux sembleraient
apprécier le fait d’être confrontés à des problèmes et d’en trouver la solution : le fait
d’avoir des défis à résoudre et de s’avérer capables de le faire semble être une source
d’émotions positives pour les vaches et les cochons. Bienheureuse influence des
cognitivistes qui ont su transmettre l’appétit pour leurs propres sources de jubilation.
Mais je retrouve également cette idée chez Vicki Hearne, la dresseuse et philosophe
qu’on ne pourra pourtant pas suspecter de penchants inavoués pour les théories
cognitivistes, lorsqu’elle remarquait ce plaisir des chiens qu’elle dressait : comme les
gens, écrit-elle, les chiens ont la plus grande satisfaction de faire bien ce qui est
difficile [73][73]Hearne V., 1986, p. 87..

101Et l’artefact dans tout cela ? Est-il, dans ce contexte plus joyeux, encore un repère
fiable pour ma quête ? Tout dépend de la signification qu’on lui donne, de la portée
qu’on lui prête, de la manière dont on répond à la promesse. Tout dépend de la manière
dont on calme les inquiétudes. Par plus de purification ou, au contraire, par plus
d’imagination, celle qui ferait dire au chercheur : « À quoi mon animal est-il en train de
répondre ? » Dans ce dernier cas, l’artefact pourrait bien s’articuler à l’hypothèse qui se
dessine progressivement en creux de mon enquête. Je peux à présent la formuler de
manière plus claire. Le fait de s’intéresser au bonheur rendrait plus attentif, parce que
les procédures exigent plus d’attention, de précaution, de tact, de curiosité et de
prudence que de routine. Le fait d’accorder des compétences cognitives plus
sophistiquées à l’animal pourrait bien soutenir l’idée que les choses sont bien plus
compliquées que ce qu’on pensait et mettre le chercheur en appétit par rapport à ces
complications. Et le fait d’inscrire la recherche dans un modèle théorique qui fait de
l’animal un évaluateur de situations et un juge de ce que celles-ci proposent induirait
peut-être, par l’effet d’une heureuse contamination, la possibilité d’entendre qu’il
répond à nos propositions.

102Tentez avec moi, si vous le voulez bien, cette dernière mise à l’épreuve, elle fera, à
ma place, la conclusion. Nous sommes presque au bout de notre histoire : nous parlons
d’hier soir et d’aujourd’hui matin ; nous parlons de demain. Marchons du côté ensoleillé
de la route.

103Cette nouvelle conception du bien-être en termes de bonheur de l’animal a


encouragé certains scientifiques à offrir aux animaux, dans des situations de
confinement, des environnements enrichis. Parmi les procédures d’enrichissement, on

31/44
en trouve qui proposent aux animaux de résoudre des problèmes difficiles ou des défis
– je le disais, bienheureuse influence des cognitivistes. Lorsque les dispositifs se
donnent pour ambition de promouvoir l’exploration (les animaux, par exemple, doivent
trouver leur nourriture) et le jeu ; chez les vaches et les cochons, on constate, écrivent
Alain Boissy et ses co-auteurs, le fait que les animaux jouent et explorent beaucoup plus
souvent [74][74]Boissy et al, 2007.. On nomme cela « amélioration », en se fondant sur
le fait que l’augmentation témoigne de l’amélioration. Mais, continuent-ils, n’est-on pas
dans un raisonnement circulaire ? Nous changeons un environnement pour promouvoir
l’exploration et le jeu et nous disons alors qu’il est enrichi parce que nous voyons plus
d’explorations et de jeux.

104Cette inquiétude pourrait témoigner de deux choses. Elle pourrait traduire le fait
que se pose la question du point de vue de l’animal sur ce que le chercheur lui propose :
ce qui, pour nous importe, importe-t-il aux animaux ? Ou, si on la formule dans les
termes de l’artefact : n’avons-nous pas construit un dispositif où c’était la seule réponse
possible ? N’y aurait-il pas, de leur point de vue, des choses qui importeraient plus et
que nous ne leur avons pas proposées ?

105Mais une version très légèrement différente pourrait s’avérer tout autant possible :
l’inquiétude pourrait accompagner une autre version de l’artefact, celle qui hante les
cauchemars des psychologues travaillant avec les humains : et si tout ce que nos sujets
font, ils ne le faisaient que parce qu’on le leur a demandé ? Ce qui voudrait dire alors
que, loin de réagir mécaniquement au dispositif proposé, les animaux répondraient aux
demandes de l’expérimentateur et l’aideraient donc, au nom de ce que les
interactionnistes ont joliment nommé « la préférence pour l’accord », à valider son
hypothèse. Certes, ils le feraient pour des raisons différentes, des raisons sur lesquelles
nous serions obligés de spéculer – les animaux ne sont pas sensibles comme nous à
l’autorité des scientifiques. Ce qui n’empêche qu’ils pourraient avoir leurs raisons de le
faire et de collaborer en faveur de l’hypothèse, n’oublions pas que l’on peut être
d’accord, sans être d’accord sur les raisons d’être d’accord. Cette préférence pour
l’accord, du point de vue scientifique pourrait certes se montrer problématique, et
difficile à traduire comme une réussite – « … nous n’aimons pas vraiment cela, nous les
cochons, mais puisque vous nous le demandez… ». Je ne peux toutefois oublier la
réflexion que m’a faite, dans ce cadre, la spécialiste de l’élevage, et des cochons, qu’est
Jocelyne Porcher. Lorsque je lui racontais que des chercheurs anglais envisageaient de
vérifier la capacité du cochon à mentir, elle a souri : « bien sûr, qu’ils vont mentir ! Les
cochons ont tellement envie de faire plaisir qu’ils feront tout ce qu’on leur demande !
Mais, faire mentir des cochons… C’est un peu dommage de leur demander d’exercer
leur talent juste dans ce domaine… ils ont des domaines de compétences qui leur sont
propres tellement plus intéressants ! »

106La réponse de Jocelyne Porcher me plaît, non seulement parce qu’elle redéfinit
d’une façon pleine d’humour et d’humanité la question de l’artefact, mais également
parce qu’elle peut tenir en même temps les deux propositions intenables pour les
psychologues héritiers de Rosenthal, soucieux d’éradiquer les attentes de
32/44
l’expérimentateur : le fait que les cochons puissent répondre par l’affirmative au vu de
leur « préférence pour l’accord » et le fait que ceci n’enlève aucune valeur à la réponse,
qu’elle ne la rende ni suspecte ni fausse. Mais elle ajoute surtout que la valeur porte sur
la question, sur ce que nous jugeons intéressant, sur ce que nous prenons la
responsabilité de proposer à l’animal.

107On comprendra mieux pourquoi je propose, à l’inquiétude des chercheurs, deux


versions, la première traduisant « on a peut-être posé de mauvaises questions » et la
seconde « ce n’est qu’un artefact des recherches », et que je fasse glisser la seconde vers
la première : « il nous plaît de faire ce qu’on nous demande parce qu’on nous le
demande ». La question du chercheur ne sera plus tant, alors, « est-ce que j’ai réussi à
penser comme un cochon ? » mais, « comment puis-je penser avec ce cochon ? » Ce qui,
aux yeux de certains, risquerait de constituer un désastre du point de vue des
contraintes du « faire science », pourrait cependant tout aussi bien traduire la promesse
d’une nouvelle exigence : celle de prendre la pleine mesure d’une situation dans laquelle
des êtres se répondent, apprennent ce que signifie « penser ensemble », se « font
penser ». Une situation dans laquelle, surtout, des êtres font l’expérience d’apprendre à
créer, et à s’accorder sur, des significations.

Notes
[1]
Certes, l’enquête menée en 1904 à Berlin à propos du cas célèbre de Clever Hans,
le cheval qui savait compter, pourrait être considérée comme une tentative
d’élucidation critique des effets des attentes des humains sur un animal.
Cependant, le point de focalisation des recherches, orienté vers le facteur humain
et très imprégné du mécanicisme du behaviorisme naissant, a fait l’économie du
point de vue que le cheval pouvait avoir sur la situation. Pour le dire dans les
termes qui vont marquer mon parcours, le cheval, dans la perspective adoptée, ne
« répondait » pas aux attentes, il y « réagissait ». Voir à ce sujet Despret V., 1994,
Hans, le cheval qui savait compter, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.

[2]
On trouvera le compte rendu de ces travaux dans Rosenthal R., 1966,
Experimenter Effects in behavioral Research, New-York, Appelton.

[3]
Orne M.T., 1962, « On the social psychology of the psychological experiment : with
particular reference to demand characteristics and their implications », American
Psychiatrist, 17, 776-783 ; Orne M.T. et Holland C.H., 1968, « On the ecological
validity of laboratory deception » International Journal of Psychiatry , 6, 282-
293.

33/44
[4]
Depuis lors, la possibilité de discriminer entre des sujets vraiment sous hypnose
et des sujets qui simulent a pu être mise en scène de manière expérimentale.
Ainsi, par exemple, un sujet hypnotisé peut être convaincu qu’il ne sait plus lire.
« Ne pas savoir lire » semble impossible à simuler : quand on sait lire, en
conditions normales, les lettres font sens de manière incontournable, on ne peut
plus « ne pas savoir lire ». Si on présente à des sujets une image représentant le
mot « bleu » écrit en jaune, les sujets non hypnotisés présenteront un temps de
latence lorsqu’on leur demande la couleur des signes, la signification « bleu »
parasitant la réponse « jaune » ; les sujets sous hypnose, quant à eux, ne
présentent pas ce délai de latence.

[5]
Parker I., 2000, « Obedience », Granta, 71 (Shrink), 101-125. Pour une analyse de
la question de l’autorité du scientifique, et de la manière dont les sujets prennent
activement en compte ce qui leur est demandé, ce dont ce présent texte reste, par-
delà les années, profondément redevable, je renvoie à Isabelle Stengers, 1993,
L’Invention des Sciences modernes, Paris, La Découverte.

[6]
J’ai été étonnée de trouver, dans un article par ailleurs particulièrement ouvert et
critique concernant l’évaluation des expériences destinées à étudier les relations
entre l’homme et l’animal, une proposition relativement semblable. Afin de pallier
l’abondance et la complexité des stimuli présentés par un être humain et perçus
par l’animal (stimuli dont certains nous sont en outre imperceptibles), et
l’impossibilité de les contrôler, les auteurs suggèrent d’utiliser des mannequins
pour remplacer les humains. Or, s’il s’agit d’interroger la relation avec l’être
humain, que peut-on espérer apprendre ? Ensuite, et c’est le motif de ma surprise,
les auteurs concèdent, d’une main, aux animaux une complexité et une sensibilité
remarquables (et ils le font par ailleurs de manière très intéressante à de multiples
reprises dans l’article), mais la retirent de l’autre en demandant à ces derniers de
se laisser prendre dans des pièges aussi simples. Que doivent penser ces animaux
de ces imitations sans doute bien étranges ? Waiblinger S. et al., 2006, « Assessing
the human-animal relationship in farmed species : A critical review », Applied
Animal Behaviour Science, 101, 185-242.

[7]
Kirk Robert, 2008, « A Chance Observation : Ethology and the Recovery of Nature
of the Laboratory Animals », conférence présentée au colloque « Animal Subjects
under Observation », Max Planck Institut, Berlin, 10-12 juillet.

34/44
[8]
Ou encore, comme l’a souligné Joseph Bonnemaire dans l’entretien qu’il m’a
accordé, et qui donne le titre de ce chapitre, « si les chercheurs sont gentils avec
leurs animaux, ils seront plus attentifs. Et s’ils sont plus attentifs, ils seront plus
intelligents ». Isabelle Ortigue-Marty pour sa part remarquait que les expériences
très fines qui marchent bien sont celles où les expérimentateurs passent beaucoup
de temps avec les animaux (débat suite à la conférence donnée à l’Inra de Theix,
le 1er avril 2009).

[9]
Ces rencontres ont eu lieu à diverses reprises, lors d’un cycle de conférences
Sciences en question, grâce notamment aux débats qui ont suivi chacune de ces
conférences, aux centres Inra de Jouy en Josas, de Tours et de Theix.
Particulièrement instructive a été la rencontre organisée avec les animaliers du
centre de Theix, le 1er avril 2009. Que chacun, initiateurs et participants de ces
rencontres soient ici remerciés et plus particulièrement encore Alain Boissy. Je
dois également porter au crédit, d’une part, de Michel Meuret, « … tu devrais
rencontrer les animaliers », et d’autre part de Raphaël Larrère, qui m’a fait
connaître le film réalisé par l’Inra autour de leur travail, de m’être
particulièrement intéressée à leurs témoignages.

[10]
« Les étudiants s’intéressant au comportement animal ont longtemps été hantés
par le spectre de « l’erreur de Clever Hans », écrit Donald Griffin « L’idée que
l’animal puisse être consciemment au courant des résultats probables de son
comportement suscite de manière routinière une sorte de réflexe d’accusation issu
de l’erreur de Clever Hans », cette erreur consistant à attribuer, de manière
erronée, comme on le fit pour le fameux cheval en pensant qu’il pouvait vraiment
compter, des compétences intentionnelles ou cognitives à ceux qui ne seraient que
les sujets de simples réactions. Donald Griffin, 1994, Animal Minds, Chicago,
University of Chicago Press, pp. 24-25.

[11]
Crespi L.P., 1942, « Quantitative variation of incentive and performance in the
white rat », American Journal of Psychology, 15, 467-517.En ligne
[12]
En anglais elation qu’on peut traduire par « ivresse du succès ».

[13]
Mason J.W., 1971, « A re-evaluation of the concept on non-specificity in stress
theory, J. Psych. Res., 8, 323-333.

35/44
[14]
On trouvera un compte rendu assez bien documenté de ces recherches dans le
livre de Yves Christen, 2009, L’animal est-il une personne ? Paris, Flammarion.
Par ailleurs, pour une mise en perspective originale et parfois décoiffante de ce
type de travaux, je renvoie à l’ensemble des écrits de Dominique Lestel.

[15]
Heinrich Bernd, 2000, Mind of the Raven, New York, Harper Collins.

[16]
Bugnyar Thomas et Heinrich Bernd « Ravens, corvux corax, differenciate between
knowledgeable and ignorant competitors » Proceedings of the Royal Society B,
doic : 10.1098/rspb.2005.3144. Je remercie mon étudiante Ariane D’Hoop pour
m’avoir appris les choses les plus passionnantes sur l’effet d’audience.

[17]
Premack D. et Wooldruff G., 1978, « Does the Chimpanzee have a theory of
mind ? » The Behavioral and Brain Science, 4, 516-526, p. 526. Je remercie mon
étudiant Thibaut De Meyer d’avoir attiré mon attention sur cet article.

[18]
2009, Des chiens et des humains, Paris, Le Pommier, pp. 178-179. Les éthologues
mentionnés sont Jenkins, Barrera, Ireland et Woodside.

[19]
Hearne V., 1986, Adam’s Task, New-York, Knops, p. 225.

[20]
Voir l’analyse qui a été proposée au travail de Thelma Rowell par Bruno Latour
qui parle de « chance » accordée à certains animaux. « A well articulated
primatology : reflections of a fellow traveler » in : Strum S. et Fedigan L., 2001,
Primate Encounters : Models of Science, Gender and Society , Chicago, University
of Chicago Press, pp. 358-382.

[21]
Boissy et al., 2007, « Assessment of positive emotions in animals to improve their
welfare », Physiology and Behavior, 92, 375-397, p. 379.

[22]
Ce terme « de proche en proche » à l’origine est issu de d’un travail effectué dans
un tout autre domaine, celui de la pratique clinique de la concertation initiée par
le psychiatre belge Jean-Marie Lemaire, mais dont il me semble que je peux, sans
trop le trahir, en revendiquer l’esprit, et plus que probablement même l’influence.
Voir à cet égard, Hellal Selma, 2008, De proche en proche. Proximité et travail de
réseau en Algérie, Alger, Barzakh.

36/44
[23]
Ce faisant, j’essaie d’hériter, du mieux que je peux, d’une tradition qui va de
Leibniz à William James, en reconnaissant les très nombreux intercesseurs,
principalement philosophes, qui m’ont connectée à cet héritage et qui, comme
intercesseurs, me permettent d’entendre et de prolonger ceux avec lesquels je me
construis comme héritière. On les retrouvera dans ce drôle d’intertexte que
constituent les notes de bas de page.

[24]
Boissy et al., 2007, ibid.

[25]
Crist pose cette question à propos de Hans, le fameux cheval. C’est en effet une
question essentielle à laquelle elle donne une réponse très intéressante, mais à
mon sens partielle (le cheval s’accorde à ce qui compte dans la communauté des
humains). C’est à Mark Bekoff et à son analyse du jeu que j’aurais envie de me
référer, pour la compléter, lorsque celui-ci envisage le jeu comme la possibilité
d’entrer dans la moralité. Crist E., 1997, « From questions to stimuli, from
answers to reactions : The case of Clever Hans », Semiotica, 113-1/2, 1-42. ; Bekoff
M., 2007, The Emotional Lives of Animals, Novato (Californie), New World
Library.

[26]
Il faut, par exemple, modifier la couleur des fleurs pour connaître les préférences
des abeilles, remplacer le sang par de l’eau chaude pour saisir l’affect qui traverse
la vie d’une tique…

[27]
1965, Mondes animaux et monde humain , suivi de La Théorie de la Signification,
trad. Muller P., Paris, Denoël, p. 64.

[28]
Watson John B., 1907, « Kinaesthetic and organic sensations : their role in the
reaction in the white rat in the maze », Psychological Review : Psychological
Monographs, 8, 2-3 ; cité dans le merveilleux petit livre de l’historien anglais
Jonathan Burt, 2006, Rat, Londres, Reaktion Books, p. 103.

[29]
Pour une analyse plus étayée de ce que ce genre d’expériences fabrique comme
expérimentateur, Despret V., 2001, Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris,
Les Empêcheurs de penser en rond.

[30]
Burt Jonathan, 2006, op. cit.

37/44
[31]
Haraway Donna, 2009, Des singes, des cyborgs et des femmes, Arles, Editions
Jacqueline Chambon, Actes Sud, plus particulièrement pp. 47 et suiv.

[32]
Von Uexküll, 1965, p. 94.

[33]
Dantzer R., 2001, « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal
sont-elles construites ? », in : Burgat F. et Dantzer R. (eds.), Les animaux
d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Paris, Inra Editions, pp. 85-103, p. 99. On
trouvera par ailleurs dans l’article d’Isabelle Veissier et de Björn Forkman une
critique très éclairante sur les liens entre les différentes manières de définir le
bien-être (et donc de le mettre à l’épreuve expérimentale) et les différentes
conceptions philosophiques qui ont présidé à chacune de ces définitions (Veissier
et Forkman, 2008 « The nature of animal in welfare science », ARBS Annual
Review of Biomedical Sciences, 10, 15-26).

[34]
Sullivan Robert, 2005, Rats, A Year with New York’s most unwanted
Inhabitants, Londres, Granta, p. 12.

[35]
Je tiens à remercier mes collègues philosophes de l’université de Liège, et plus
particulièrement Julien Piéron et Stéphane Galetic, dont l’intérêt attentif, les
commentaires et les discussions m’ont considérablement aidée dans l’analyse des
travaux de von Uexküll.

[36]
J’ai déjà, dans une note, fait allusion à cet article, justement parce que la petite
lumière rouge s’était allumée (les mannequins devraient permettre plus de
contrôle) ; je m’attache ici à compléter ce que j’annonçais de son intérêt,
Waiblinger et al, 2006, p. 197, pour ce qui suit.

38/44
[37]
François Calatayud se demandait d’ailleurs si cela a beaucoup de sens de proposer
« à différents individus des conditions que l’on imagine semblables pour tester
une hypothèse parlant d’un individu moyen ». La notion de sens, explique-t-il, est
incompatible avec un individu moyen, et cela, continue l’auteur, même s’il peut y
avoir du sens de rapprocher deux êtres qui sont « dans un même usage du
monde ». Texte de la conférence « Du comportement fait de nature au discours de
l’éthologue. Réflexions sur la place de la subjectivité en éthologie », présentée au
colloque organisé par Florence Burgat, Comment penser le comportement
animal, Paris, EHESS, 21-22 janvier 2008. Un ouvrage dirigé par Florence Burgat
et intitulé Comment penser le comportement animal. Contribution à une critique
du réductionisme, doit paraître dans la collection Natures sociales commune aux
éditions Quæ et aux éditions de la MSH.

[38]
Voir à cet égard les travaux de Michel Meuret. Par ailleurs, M. Meuret a accepté de
m’accorder en juin 2008, un long entretien où nous avons pu évoquer nombre des
questions que soulevait cette recherche.

[39]
Meuret, entretien cité.

[40]
Cet humour de la situation m’est apparu plus clairement en suivant le travail des
cliniciens de la concertation déjà mentionné (Hellal, 2008, op. cit.). Loin de moi
l’idée de comparer les bêtes et les gens, mais bien les structures institutionnelles
et le type d’intelligence qu’elles peuvent susciter. Ces cliniciens fondent en effet
leur travail sur le fait que les intervenants sociaux confrontés aux détresses
multiples, et qui souvent travaillent avec la même famille, mais en ignorant ce que
font leurs collègues, doivent apprendre à suivre les décloisonnements que les
familles qui les interpellent leur proposent.

[41]
Agreil C. et Meuret M., 2004, « An improved method for quantifying intake rate
and ingestive behaviour of ruminants in diverse and variable habitats using direct
observation » Small Ruminant Research, 54, 99-113, pp. 101-102.

[42]
On reconnaîtra, sous cette formulation en termes de « propositions », la marque
du travail de Bruno Latour, notamment dans 1999, Politiques de la nature, Paris,
La Découverte.

39/44
[43]
Les animaliers du centre de Theix soulignent que le terme « attention » déborde
largement ce qui pourrait paraître comme une dimension « bienveillante ».
« Faire attention », c’est se soucier, mais c’est aussi « faire gaffe », c’est-à-dire
faire attention à soi et ne pas négliger le désaccord possible. Par exemple, « … faire
attention, disent-ils, c’est mettre des limites à ce qu’on fait mais aussi à ce que fait
l’animal (« un juste milieu », disent-ils encore) ». Cette dimension de l’attention
insiste sur le fait que toute recherche, est intrinsèquement fondée sur la
collaboration, qu’on l’oublie ou non, mais eux ne l’oublient pas et disent ne pas
pouvoir l’oublier.

[44]
Meuret, entretien cité.

[45]
Ibid.

[46]
Haraway Donna, 2008, When Species Meet, University of Minnesota Press, p. 22.

[47]
On retrouvera cette histoire, ainsi que les commentaires qu’elle lui offre, dans
Haraway, 2008, pp. 23 et suiv.

[48]
Ibid., p. 24.

[49]
Kummer, 1993, Vie de singes. Moeurs et structures sociales des babouins
hamadryas. Paris, Odile Jacob, p. 105.

[50]
Haraway, 2008, p. 25.

[51]
D’autant plus que ce titre, on me l’a reproché : « … tu vas perdre en route les
lecteurs qui ne pourront pas être d’accord avec le fait que les rats pensent ; tu dois
préciser ce que tu appelles « penser ». « Penser avec » résoudrait le problème,
puisqu’il s’agit alors de nous. Mais justement, je n’aime pas cette solution au
problème qui clôt la question. Je l’aime d’autant moins que je n’ai pas envie de
trop vite accepter que nous savons ce que veut dire « penser », au moins avant
d’avoir commencé à penser avec les rats, les vaches et les cochons, et avec la
garantie que la définition permettra de penser avec eux. Merci à Alain Boissy
d’avoir soulevé cette difficulté et suscité cette discussion.

[52]
Haraway, 2008, p. 19.
40/44
[53]
Mais j’ai appris avec Isabelle Stengers et William James, à me méfier des « ne
que » : ce sont souvent des armes de guerre ou de disqualification. J’ai également
appris, avec Bruno Latour, que les choses et les événements sont rarement causés
par une seule cause, qu’ils sont fragiles, et qu’ils demandent un travail
considérable, des réseaux importants et actifs, des motifs divers et des intérêts
disparates. J’ai appris enfin, avec les philosophes pragmatistes, à ne pas trop me
tracasser au sujet des motifs qui initient une action et, avec Donna Haraway, à ne
pas rêver d’innocence quant à ces motifs, pour me préoccuper plutôt de ce que
cette action produit.

[54]
« L’animal, machine à produire : la rupture du contrat domestique » in : Burgat et
Dantzer, 2001, 9-24, p. 10.

[55]
On commence de plus en plus à s’intéresser au savoir et à la pratique des
animaliers. Il y aurait de quoi s’en réjouir, à condition que le laboratoire soit
capable de se civiliser. Sera-t-il capable de construire les conditions d’une
véritable collaboration entre co-experts ou, au contraire, reléguera-t-il les
techniciens au rôle de variables expérimentales supplémentaires ? Ne l’oublions
pas, les dispositifs sont de redoutables machines à égaliser et à protocoliser. Ne
risquent-ils pas dans ce cadre de vouloir objectiver, et donc contrôler, des
pratiques vécues par les animaliers comme « privées », des pratiques guidées par
des affinités, et d’écraser la part inventive de leur travail, ce qui fait l’essence de
leur métier ? Nombre d’entre eux d’ailleurs disent se considérer comme des
éleveurs, dans une temporalité différente, une vie en dehors du protocole. « C’est
un peu comme si, me dit un chercheur, l’institutrice arrivait dans le salon des
parents pour contrôler comment ils éduquent leurs enfants ». Il y a une différence
entre la volonté d’être entendu et l’obligation de parler.

[56]
Porcher J., 2002, Eleveurs et animaux : réinventer le lien, Paris, PUF ; 2002,
« L’occultation de l’affectivité dans l’expérimentation animale. Le paradoxe des
protocoles », Nature, Sciences, Société, 1, 33-36.

[57]
Idem, pp. 266 et 267.

41/44
[58]
Je m’en voudrais de ne pas rapporter cette superbe contribution qui fait contraste
avec la manière dont l’expérimentation est organisée et qui montre,
implicitement, l’importance du régime de la temporalité. Décrivant le travail du
technicien, Jean-Paul Crampe (avec lequel il collabore depuis de nombreuses
années sur l’observation des isards et avec lequel par ailleurs il cosigne des
articles), Georges Gonzalez, du laboratoire « Comportement et écologie de la
faune sauvage » de Toulouse, m’écrit : « Une trame semble se tisser, en fait elle
existe mais ne se révèle que lorsque d’une certaine façon, on accepte de s’insérer
entre ses mailles et de s’y tenir en prenant garde de ne pas les briser. Une
comparaison peut-être erronée me vient, je pense à ces ethnologues qui
renouvelèrent leur discipline dès lors qu’ils acceptèrent de vivre immergés dans
leurs sujets d’étude, et d’accepter le risque de se placer, ou d’être placé, au centre
des évènements motivant leur intérêt. N’en est-il pas de même pour les bergers ? »
(message du 4 juin 2008). Marie-Line Maublanc décrit le changement de la
pratique selon une hypothèse proche : la proximité avec l’animal a reconfiguré les
relations de l’observateur à l’observé et modifié les interprétations. (message
du 17 avril 2008).

[59]
Derrida J., 1997, L’Animal que donc je suis, Paris, Gallilée.

[60]
Cette focalisation sur la réaction qui barre la route à l’idée que l’animal répond est
sans doute partiellement responsable de l’absence des éleveurs dans les
recherches sur le bien-être. Une réaction, c’est ce qui se mesure et se contrôle. La
présence des éleveurs rendrait ce contrôle impraticable. Sans être radicalement
critique par rapport à cette démarche, Xavier Boivin en souligne les limites. Dans
les expériences qui évaluent les relations entre l’homme et l’animal, l’humain est
toujours un expérimentateur, inconnu. On n’invite jamais l’éleveur ou le berger.
En outre, « la relation de l’humain et de l’animal n’est perçue par le scientifique
que comme ne pouvant advenir que dans des procédures de manipulation et non
comme une véritable relation entre les individus ». « C’est important, conclut-il
par ailleurs, de comprendre que quand nous regardons les animaux, ils nous
regardent aussi. ». (Respectivement, pour chaque citation, Boivin X. « The
human-animal relationship, stockmanship and extensive sheep production », in :
Goddard P., ed., 2003, Improving Sheep Welfare on Extensively Managed
Flocks : Economics, Husbandry, and Welfare, Actes du colloque d’Aberdeen,
Ecosse, 11-19 et Boivin et al, 2003, « Stockmanship and farm animal welfare »,
Animal Welfare, 12, pp. 479-492 .

[61]
Voir par exemple Boissy et al., 2007, pp.375-397.

42/44
[62]
Cela demanderait sans doute à être nuancé. Beaucoup de recherches qui revisitent
une conception selon laquelle tel animal ne souffre pas aboutissent à la conclusion
que l’absence de souffrance à laquelle avaient conclu les recherches antérieures
était due à un artefact : ainsi, on a longtemps pu penser que les pieuvres ne
souffraient pas. Les résultats d’expérience montraient en effet que les pieuvres qui
n’étaient pas soumises à un stimulus aversif ne différaient pas de celles qui
l’étaient, du point de vue de la production d’endorphines liées au stress. Or, des
recherches ultérieures ont montré l’artefact de cette expérience : les pieuvres du
groupe « non stimulé » n’étaient pas du tout représentatives d’un état neutre du
point de vue de la souffrance, les conditions mêmes de l’expérience étaient pour
elles suffisamment stressantes pour induire celle-ci chez ces dernières, ce qu’on
n’avait pas imaginé.

[63]
Voir à ce sujet Burgat in : Burgat et Dantzer, 2001, p. 107-108. Le témoignage des
éleveurs, recueilli par Jocelyne Porcher, traduit une résistance intéressante eu
égard à cette notion d’adaptation : « il faut que ce soit autant l’homme qui se fasse
à l’animal que l’animal à l’homme », idem, p. 61. Voir pour d’autres témoignages
de leur résistance aux paradigmes dominants, Despret V. et Porcher J, 2007, Être
bête, Arles, Actes Sud.

[64]
Une catégorie, en effet, indique qu’il y a un nombre suffisant d’articles sur un
sujet donné pour valoir la peine de leur donner un espace de rangement.
L’absence d’une catégorie indique donc, soit que le sujet n’est pas traité, soit qu’il
n’intéresse pas en tant que tel.

[65]
Dantzer in : Burgat et Dantzer, 2001, pp. 85-104.

[66]
Burgat in : Burgat et Dantzer, 2001, p. 106.

[67]
Voir par exemple, pour les travaux de Scherer en français, Sander David et
Scherer Klaus, 2008, Traité de psychologie des émotions, Paris, Dunod.

[68]
Lara Désiré et al., 2002, « Emotions in farm animals : a new approach to animal
welfare in applied ethology ». Behavioral Process, 60, 165-180.

[69]
Veissier et Forkman, 2008, abstract de l’article.

43/44
[70]
Veissier et Boissy, 2007, « Stress and welfare : Two complementary concepts that
are intrinsically related to the animal’s point of view » Physiology and Behavior,
92, 429-433, p. 432.

[71]
Pansksepp, 2007, « Neuroevolutionnary sources of laughter and social joy :
modeling primal human laughter in laboratory rats », Behavioral Brain Research,
182, 231-244. Merci à Arnaud Aubert pour m’avoir indiqué (et gentiment fourni)
cet article.

[72]
Voir pour une intéressante définition du comportement, celle que proposaient G.
Le Pape et P. Chevalet. Ce que nous observons, expliquent-t-ils, ce sont des
comportements, mais le comportement « … n’existe qu’à condition que
l’observateur veuille bien le voir, et veuille bien en parler ». « La transmission
mère-fille de caractéristiques comportementales peut-elle être une voie de
changements durables ? » Bull. Soc. Fr. Et. Comp. An. 5, 1990, 1, 41-46.

[73]
Hearne V., 1986, p. 87.

[74]
Boissy et al, 2007.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2012

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