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Allemagne 5,30 € - Bahrein 13 € - Belgique 4,80 € – Canada 8,40 CAD – DOM 5,50 € - Espagne 5,20 


M 01154 - 1211 - F: 4,20 € Grèce 5,20 € - Italie 5,20 € - Luxembourg 4,80 € - Maroc 48 MAD - Maurice Ile 7,20 € - Portugal 5,20 € N° 1211 DU 13 FÉVRIER 2019
Royaume Uni 7,20 GBP - Suisse 7,80 CHF - TOM 1200 XPF – Tunisie 7,80 TND

généreuse, sensible et drôle


j’aime l’ivresse”
KOFFEE
ROBERT

dancehall
surdouée du
RODRIGUEZ
THE SPECIALS

cinéaste caméléon
come-back miracle

dans Deux fils de Félix Moati. Conversation


Il est émouvant comme jamais en père friable
“je n’aime pas la tiédeur,
POELVOORDE
CINÉMA DEFACTO
PRÉSENTE

Afrique du Sud, Province du Free State.


L’écroulement tardif d’une civilisation coloniale.
BRENT VERMEULEN ALEX VAN DYK JULIANA VENTER

UN FILM DE ETIENNE KALLOS

LE 20 FÉVRIER
www.pyramidefilms.com
Intro En Avant !

Blade MC Alimbaye
Ce rappeur, slammeur et acteur joue sur le plateau de Retour à Reims,
mis en scène par Thomas Ostermeier.

RÉSUMER LES CHAMPS D’ACTIVITÉ Plateaux Sauvages (de Laëtitia Guédon),


de Blade MC Alimbaye relève de il joue actuellement dans Retour à Reims
la gageure. Auteur, poète, compositeur, de Didier Eribon, mis en scène par
rappeur, slammeur, acteur, danseur, Thomas Ostermeier, et ajoute à la notion
réalisateur, cet autodidacte sortait son de honte sociale développée par l’auteur
premier album en 2016, Bleu : Point Zéro. celle d’un Français racisé. Pour l’occasion,
L’acte I d’une trilogie littéraire et musicale il a composé un morceau, Bâtard du terroir,
intitulée Bleu, Blanc, Sang, où l’artiste qui résonne fortement avec l’intrusion
français de troisième génération relate des Gilets jaunes dans le récit national.
l’histoire de son grand-père, tirailleur Fabienne Arvers Photo Renaud
sénégalais pendant la Seconde Guerre Monfourny
mondiale, et interroge sa francité. Repéré,
déjà, dans les spectacles de danse ou de
Retour à Reims Jusqu’au 16 février à
théâtre des compagnies Montalvo-Hervieu, l’Espace Cardin-Théâtre de la Ville, Paris VIIIe.
R.I.P.O.S.T.E. (de D’ de Kabal) ou En tournée jusqu’en 2020

3 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Sommaire

No 1211 du 13 février 2019

EN UNE p. 8
Benoît Poelvoorde
Rencontre avec l’exubérant acteur,
père à la dérive dans Deux fils

INTROS

Emmanuelle Corne
En avant ! p. 3 
Blade MC Alimbaye
Recommandé p. 6

28
Quoi de neuf cette semaine ?
Boby Allin pour Les Inrockuptibles

Open Bar p. 16


par Fabcaro

MAGAZINE
Compte rendu p. 18
Victoires de la musique 

8 Une cérémonie fourre-tout avec


quelques pépites indé
Story p. 20
The Specials
Le gang poursuit son combat
à l’heure du Brexit avec Encore 
Portrait p. 24
Koffee
Découverte corsée
36
née du bitume de Kingston 
Entretien p. 28
Françoise Vergès
Débat avec la politologue et auteure
d’Un féminisme décolonial

Story p. 32
Robert Rodriguez
Caméléon, multicasquette et partner
de choc, il réalise Alita: Battle Angel

Story p. 36
Resident Evil 2
Retour sur un mythe vidéoludique
dont le remake cartonne
Josh Cheuse

Couverture 
Benoît Poelvoorde

20 24
par Boby Allin
pour Les Inrockuptibles 

Les Inrockuptibles 13.02.2019 4


Sommaire

STYLE
Où est le cool ? p. 38
Les indispensables au rayon sexo

Enquête p. 40
Nabilla Benattia se lance dans
le business de la french touch

CAHIER CRITIQUES 
Musiques p. 42

Bertrand Le Pluard/amelie pichard


Homeshake, Rustin Man, Emilie Kahn,
Yak, Canine, Laure Briard,
Cass McCombs…

Cinémas p. 52
Salina Ladha

Alita: Battle Angel, Deux fils,


Un ange, Les Drapeaux de papier, Vice,

42 40
Long Way Home, Les Recrues…

Séries p. 62
The Magicians, Lorena, Nightflyers…

Livres p. 66
Amy Goldstein, Isabelle Marrier,
Joe Dunthorne

BD p. 70
Noah Van Sciver, Andi Watson,

Courtesy de l’artiste et de la galerie In Situ © ADAGP, Paris 2018


Mathieu Burniat, Schrauwen
et Ruppert & Mulot

Scènes p. 72
Il primo omicidio,
Cléopâtre in Love, J’ai pris mon père
sur mes épaules

Expos p. 76
Twentieth Century Fox

Praying for My Haters de Lauren Huret,


Headbangers Ball de Damien Deroubaix…

Médias p. 80
Otage(s), le documentaire

52 78
bouleversant de Michel Peyrard

Best Of p. 82

Les Inrockuptibles Edité par la société les Editions indépendantes, société anonyme au capital de 326 757,51 € - 10-12, rue Maurice-Grimaud, 75018 Paris Siret 428 787 188 000 21 Tél. 01 42 44 16 16, lesinrocks.com Mail inrocks@
inrocks.com ou prenom.nom@inrocks.com Abonnement : société Ediis, tél. 03 44 62 52 35 cppap 1221 c 85912, dépôt légal 3e trimestre 2018 
Actionnaire principal, Président Matthieu Pigasse Directrice générale et directrice de la publication Elisabeth Laborde Directeur financier Hadrien Allix 
Rédaction Directeur de la rédaction Jean-Marc Lalanne Rédacteurs en chef David Doucet, Azzedine Fall Rédacteurs en chef adjoints François-Luc Doyez, Carole Boinet Société David Doucet, Mathieu Dejean, Julien Rebucci,
Fanny Marlier, Cyril Camu Musiques Azzedine Fall, François Moreau Cinémas Jean-Baptiste Morain Livres Nelly Kaprièlian Médias David Doucet Scènes Fabienne Arvers Cool Alice Pfieffer Secrétariat de rédaction – Secrétaire
général de la rédaction Christophe Mollo SR Laurent Malet,Thi-Bao Hoang, Thibault Monereau, Juliette Savard, Florianne Segalowitch Directrice artistique Jeanne Delval Maquettistes Nathalie Petit, Nathalie Coulon,
Camille Roy Photo – Chef de service Aurélie Derhee Iconographes Valérie Perraudin, Julie Delaittre-Vichnievsky Retouche images Amankaï Araya Photographe Renaud Monfourny Illustrateurs Timothy Durand
Compilations François Moreau Ont collaboré à ce numéro : Ludovic Béot, Léonard Billot, Vincent Brunner, Alexandre Büyükodabas, Maxime Delcourt, Bruno Deruisseau, Marilou Duponchel, Maud Gautier, Valentin Gény,
Jacky Goldberg, Salomé Grouard, Erwan Higuinen, Murielle Joudet, Olivier Joyard, Noémie Lecoq, Gérard Lefort, Ingrid Luquet-Gad, Yann Perreau, Jérôme Provençal, Manon Renault, Théo Ribeton, Patrick Sourd
Partenariat et Publicité Publicité culturelle Directrice des régies Géraldine Quintard Directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 Simon Delpirou (cinéma, vidéo, médias), tél. 01 42 44 16 17 
Benjamin Cachot (livres, arts, scènes), tél 01 42 44 18 12 Publicité commerciale Directeur de clientèle Fabien Caby, tél. 01 42 44 16 69 Publicité web Caroline Deshayes, tél. 01 42 44 19 98,
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distribution Presstalis. Imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre”. Origine papier :
Allemagne, taux de fibres recyclées : 100%, certification : PEFC 100%, P tot = 0.008kg/to couverture origine papier : France ; fibres issues de forêts durablement gérées, certification : PEFC, P tot = 0.01kg/to 
Abonnement Les Inrockuptibles, B1302, 60643 Chantilly Cedex abo.lesinrocks@ediis.fr ou tél. 03 44 62 52 35, Tarif France 1 an : 115 € 
Fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski © Les Inrockuptibles 2019. Tous droits de reproduction réservés.

5 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Une exposition sur la fabrique du vivant, Christine Angot adaptée
au théâtre, du cinéma qui flirte avec la musique, un coffret pour les films
de Rivette d’après-68, sans oublier notre Super Pool Party.
1976 Sunshine/INA

Bernadette
Lafont dans
Noroît

Trois films de
Jacques Rivette
Figure tutélaire de la Nouvelle
Vague, rédacteur en chef des
Cahiers du cinéma entre 1963
et 1965, Jacques Rivette a marqué
sa génération par son audace
expérimentale. Carlotta nous
propose de redécouvrir en version
Hicham Berrada, Les Augures mathématiques,

restaurée et inédite trois de ses


2017-2018, courtesy de l’artiste et galerie
Kamel Mennour, Paris/Londres © ADAGP/
Hicham Berrada, photo Hicham Berrada
films : Duelle (une quarantaine),
Noroît (une vengeance) et
Merry-Go-Round. Une trilogie
féminine captivante dans laquelle
Rivette mêle les codes du film noir
à l’imaginaire mythologique, et
qui s’offre comme une digression
merveilleuse dans le contexte
troublé de l’après-Mai 68.
Cinéma Coffret Jacques Rivette :
La Fiction au pouvoir (Carlotta),
Mutations/Créations 3
disponible à partir du 20 février Le numérique et les technosciences font leur entrée au Centre Pompidou.
Depuis trois ans, Mutations/Créations interroge les nouvelles formes qui
envahissent notre quotidien. Après l’impression 3D et le code numérique,
place au vivant (forcément mutant) exploré par une cinquantaine de créateurs,
une monographie de l’artiste Erika Verzutti et un forum organisé par l’Ircam .
Exposition Du 20 février au 15 avril, Centre Pompidou, Paris IVe

Les Inrockuptibles 13.02.2019 6


Intro Agenda

Un amour impossible
au Centquatre
Est-il possible d’aimer malgré le temps qui file,
les tabous et la blessure d’un inceste paternel ?
L’écrivaine Christine Angot lance l’adaptation
au théâtre de son roman Un amour impossible,
autofiction dévorante et parfois cruelle dans
laquelle elle analyse sa relation avec sa mère.
Avec Célie Pauthe à la direction, Bulle Ogier
et Maria de Medeiros sur scène, le résultat est
éminemment bouleversant et colle au plus
près du roman. Ceux qui assisteront à la
représentation du vendredi 15 février
pourront rencontrer l’équipe du spectacle.
Elisabeth Carecchio

Scène Du 14 au 16 février, Centquatre, Paris XIXe

Bulle Ogier

F.A.M.E 2019
Pour sa cinquième édition,
le festival international de films
sur la musique investit la Gaîté
Lyrique autour d’un événement
transdisciplinaire, à la croisée
du son et de l’image. Consacrée
à des films mettant en récit la
musique, la compétition officielle
proposera de découvrir un essai
documentaire sur Daniel Darc,
chanteur torturé de Taxi Girl
(Daniel Darc : Pieces of My Life),
une enquête intime sur l’artiste
folk Karen Dalton (A Bright Light :
Karen and the Process), ou
encore un portrait de la rappeuse
M.I.A. (Matangi/Maya/M.I.A.).
Un programme défricheur
prolongé par des conférences
et des DJ sets.
Cinereach

M.I.A. Cinéma Jusqu’au 17 février, La Gaîté


Lyrique, Paris IIIe

Inrocks Les Bains


– Super Pool Party #22
Si toi aussi tu considères que la Saint-Valentin
est une fête ringarde et commerciale, viens à notre
Super Pool Party ! Pour cette édition, nous recevrons
la jeune rappeuse parisienne Lean Chihiro, dont
les paroles jonglent entre l’anglais et le japonais,
mais aussi l’Irlandais Kojaque et ses beats aux accents
lyriques. Vous en voulez encore ? Les producteurs
de Bolides seront également de la partie pour
George Voronov

vous faire danser sur leur univers trap-pop où se


Kojaque mélangent chansons d’amour et lasers tranchants.
Concert Le 14 février, Les Bains, Paris IIIe

7 13.02.2019 Les Inrockuptibles


En Une

“Je suis d’une


génération de
crevards”

Il a fallu convaincre BENOÎT POELVOORDE que son personnage de père était


central dans Deux fils, le premier film de Félix Moati derrière la caméra.
A Bruxelles, à ses côtés durant une journée, on a parlé de son bilan sanguin,
de l’ivresse, des acteurs qui prennent position, de l’envergure de Vincent Lacoste… 

texte Théo Ribeton photo Boby Allin pour Les Inrockuptibles

Les Inrockuptibles 13.02.2019 8


En Une Benoît Poelvoorde

n’a pas eues, et la place qu’on leur trouve en nous-mêmes. Celles


de Poelvoorde, tout superstar soit-il, sont nombreuses : la vie
d’un romancier, peut-être, lui qui lit énormément en se gardant
toutefois de toute velléité d’écriture ; la vie d’un dessinateur, sa
première vocation artistique, abandonnée pour le jeu ; et puis,
plus généralement, la vie d’un homme de tempérament plus
calme, plus centré, plus sage. Car l’effervescence, la fièvre de
ON GARDE DE LUI L’IMAGE D’UN OGRE. UN DÉCONNEUR Poelvoorde ne sont pas sans le fatiguer lui-même : c’est sa nature,
INSATIABLE, MONSTRUEUSEMENT DRÔLE, BAVARD, son être, mais aussi parfois sa maladie. C’est ce qu’on décèle
DÉBORDANT D’APPÉTIT POUR LE VERBE, les anecdotes assez facilement chez lui, et c’est pour cela qu’on a d’abord voulu
généreuses en digressions, la répartie de haute volée, l’ivresse lui demander tout simplement s’il allait bien. Pour ça, et parce
de la parole (ainsi que l’ivresse tout court), et qui dispense qu’interview ou non, cet allergique aux conventions méritait bien
depuis bientôt trente ans sur les plateaux de cinéma et ceux qu’on commence les hostilités par la question la plus normale
de la télévision des embardées logorrhéiques devenues qu’on puisse poser à l’entame d’une conversation.
légendaires : sur le cinéma et son petit monde, sur la France vue
de la Belgique, sur les travers humains, les petites vanités et son Comment allez-vous ?
ennemi de toujours, l’esprit de sérieux. Pourtant il ne faut pas Benoît Poelvoorde — Pas bien, apparemment !
trop gratter pour trouver en Benoît Poelvoorde non pas des On va justement ensemble fêter mon bilan sanguin, que je viens
timidités (n’exagérons rien), mais disons de belles régions de de recevoir et qui n’est pas fameux… Je vais prendre une Duvel.
douceur, d’effacement, de modestie. Il s’habille avec un soin de Tu en veux une ? Tu es sûr que tu sauras boire une Duvel à midi ?
premier de la classe, encravaté dans un costume sobre qui n’était
pourtant pas le dress code annoncé pour notre simple interview Je vais essayer, ça nous inspirera peut-être pour parler
dans un petit hôtel bruxellois. Il témoigne d’une prévenance, du rôle.
d’une écoute et d’une gentillesse rare avec chaque personne qu’il Parler du rôle ? Mais le rôle est tout petit, non ?
croise, ce qui explique peut-être la relation très belle qu’il a avec
ses compatriotes, qui lui font cadeau d’une notoriété Le personnage principal c’est le petit frère, mais en
singulièrement apaisée : le jour où on le rencontre, il reçoit de termes de présence les deux autres sont assez équilibrés.
tous les coins des sourires, il est salué comme un cousin, un Ah bon ? Moi je croyais que j’avais un tout petit rôle. Je vais
visage familier, pas tout à fait comme une icône. t’expliquer comment j’ai fait le film. Je faisais Le Grand Bain.
Dans Deux fils, le premier film de l’acteur Félix Moati, il joue Je ne connaissais pas du tout Félix, que j’ai rencontré sur
Joseph, père en crise quittant son cabinet de médecin pour le tournage. On faisait beaucoup d’entraînements, à la piscine.
s’improviser, sans réussite, écrivain. Film de transmission et Ça rapproche forcément : tu nages, tu discutes… Un jour,
d’arrangements avec l’échec, c’est aussi un film sur les vies qu’on il me dit : “Je voudrais te filer mon scénario.” Ça m’emmerde,

Vu par Félix Moati est très élégant, ce qui m’a toujours


fasciné en premier chez lui, plus
Réalisateur de Deux fils, encore que son humour : il a quelque
Victor Moati/Nord-Ouest

il raconte comment il a usé de chose de très coquet, de très


subterfuges pour amener distingué dans l’habillement, la voix.
l’acteur à jouer dans son film. Ensuite parce que son aura comique
“Ce qu’il ignore, c’est qu’avec Vincent sur le tournage l’accompagne et le protège. Dans
(Lacoste), on l’a totalement manipulé de Deux fils la première scène, quand il rentre
pour l’enrôler, et Gilles Lellouche a dans le cercueil, il y a un tragique
été fondamental là-dedans. C’est lui “Bon, t’es mon fils maintenant.” monumental sur le papier, mais parce
qui nous a prévenus que le mode Il ignore sans doute que là encore, que c’est lui qui l’interprète la scène
protocolaire classique, à savoir on avait tout prévu… Mais je le voulais s’adoucit et devient burlesque.
lui faire lire le scénario, organiser lui parce que j’avais besoin de C’est facile de travailler avec lui, il a
une lecture, discuter du rôle, quelqu’un dont la légende déborde. un plaisir et une envie de jouer qui
l’emmerderait et le pousserait On entend tout et n’importe quoi sont intarissables. Mais ça oblige
à refuser. On a donc fait semblant sur Benoît, il est entouré aussi à coller à son rythme : il déteste
d’organiser un rendez-vous, d’une atmosphère de frayeur, attendre, il faut que tout aille vite.
on l’a laissé se transformer en teuf, il impressionne et, pour moi, un père, On a été plus vite avec lui que pour
chez Gilles et avec sa complicité, c’est ça. Au début, le rôle devait être tout le reste du tournage. Et tu me
en prenant soin d’arriver en retard. confié à Depardieu. Quand il a quitté dis qu’il nous prend pour des
On l’a fait boire, et c’est dans le projet, je n’ai pas vu qui d’autre paresseux ! Mais quel enfoiré ! On va
l’ivresse et par l’affectif qu’on a que Benoît pouvait le reprendre. s’envoyer des insultes par pages
obtenu un oui. A un moment, il s’est En plus, Benoît amène plein de interposées dans les Inrocks, tiens !”
approché de Vincent et lui a dit : choses très belles. Déjà parce qu’il Propos recueillis par T. R.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 10


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En Une Benoît Poelvoorde

Vu par Virginie Efira je le connaissais déjà avant qu’on ne


travaille ensemble. La Belgique est
Benoît au loin, et tout à coup, tout a
changé. Je le collais en permanence :
Ils ont tourné ensemble un tout petit monde, et qui se Benoît, il agrandit le monde,
dans Mon pire cauchemar d’Anne rétrécit encore plus si on s’en tient les possibilités. C’est un remède
Fontaine en 2011 et se sont aux ivrognes. Mon premier souvenir incroyable à l’ennui. Le seul problème,
retrouvés l’an dernier dans est un souvenir de vacances un peu c’est qu’il est si drôle et si vif qu’on
Le Grand Bain de Gilles Lelouche. pourries, avec un petit groupe que essaie de le suivre, et qu’on a peur de
“Evidemment, sa place en Belgique je m’étais d’ailleurs résolue à quitter l’ennuyer, de ne pas être assez
tient du mythe, et comme beaucoup un peu plus tôt que prévu. Et je me percutant. Pour moi, c’est une sorte
de compatriotes j’ai été biberonnée souviens d’avoir entendu la voix de de figure philosophique, parce qu’il
à C’est arrivé près de chez vous. désacralise tout : il a un désintérêt
On en parle souvent avec lui, de accru pour beaucoup de choses
belgitude, du comportement de l’existence, pour les hiérarchies,
adaptatif qu’on peut avoir en France. les gravités. Et dans le même temps,
Et aussi de ce phénomène curieux il a un intérêt magique pour nombre
qui veut que les acteurs belges de choses immédiates, l’observation,
comme lui, Bouli (Lanners), ou la conversation, et bien sûr pour
François Damiens, conservent une le jeu aussi. C’est très joyeux de
image belge très forte alors que les tourner avec lui parce qu’il a un goût
actrices comme Cécile de France, Virginie Efira magnifique, débordant, pour le jeu.
dans Le
Emilie Dequenne ou moi se diluent, Grand Bain
Il commence avant qu’on dise
se camouflent bien plus… Benoît, action.” Propos récueillis par T. R.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 12


En Une Benoît Poelvoorde

je n’ai pas envie de tourner, un premier film en plus. clairsemée avec ses fils, quelques curieux, et tout est nul. Le public
Mais je le lis, et là, je ne comprends pas pourquoi il pense à moi. est assez médusé, gêné pour lui. C’était difficile à écrire parce
J’imagine qu’il y a beaucoup de son père dedans, mais qu’il fallait qu’on sente que c’est nul, tout en imaginant que lui
je ne comprends pas. Je vais le voir et je lui dis : “Je crois que puisse y croire, prendre sa prose pour de la bonne littérature.
c’est une erreur de casting.” On est en caleçon quand on parle de Et le résultat est un peu grotesque, mais pas dans le pathos pour
ça, hein ! Il me dit : on finit l’entraînement à quatre heures, autant. On est à deux doigts d’une scène de comédie.
si tu veux ce soir je te mets à côté de Vincent, pour vous
imaginer, etc. Qu’est-ce que vous auriez aimé être ?
Quelqu’un de calme et de posé. Je ne peux pas rentrer dans
Donc faire une lecture. une pièce sans pétarader. Indépendamment de la notoriété, hein.
Oui. Et Gilles Lellouche, que je ramène en bagnole, me Même dans les pays étrangers, ma femme me dit : tu siffles dans
propose qu’on fasse ça chez lui. Evidemment Moati et Vincent les endroits publics, tu ne t’en rends même pas compte. Il y a en
arrivent en retard, ils sont toujours en retard. Entre-temps, moi une propension à l’agitation permanente. C’est problématique,
Gilles appelle un autre pote, puis un autre : il ne peut pas rester on peut dire des conneries. Ce que je dis toujours : si tu veux être
tout seul. Le truc était devenu un apéro, pendant lequel mystérieux, ferme-la. Rien de plus facile que de se taire et faire
arrivent Vincent et Félix avec trois copains, et à un moment son ténébreux. Mais je dis aussi tout le temps, pour m’en tirer : si
c’était devenu une soirée avec une soixantaine de personnes. tu ne veux pas qu’on t’entende, parle beaucoup. Avec ma logorrhée
On n’a pas dit un mot du film. La seule phrase dont perpétuelle, maintenant, on a l’impression qu’il y a un mystère.
je me souviens qui touche le sujet, c’est Lellouche qui m’attrape Mon mystère n’est plus dans mon silence mais dans mon bruit.
à un moment, complètement pété, et me dit : “Si tu ne fais pas
le film de Félix, t’es un con !” Et c’est le temps de l’accolade, alors Pourquoi parlez-vous ?
je dis : “Bien sûr, je le fais !” Le lendemain mon agent m’appelle : Parce que je me fais chier. C’est la peur du vide. Et puis
“La lecture c’était comment ?” Je réponds : “On n’a pas fait j’aime ça aussi, j’aime le verbe, j’aime parler comme j’aime lire.
une lecture, on a fait une fête, et du coup je crois que c’est oui.”
Vous jouez un père dans le film. Avez-vous des enfants ?
Et vous êtes restés assez à distance de tout le processus ? Non, et je ne souhaite pas en avoir. Je ne sais pas combien
On a l’impression que vous vous sentez assez de fois j’ai joué un rôle de père au cinéma, ces deux ou
périphérique au projet. trois dernières années. Là, Vincent est mon plus grand fils quand
Oui, je pensais même qu’il m’aurait oublié… mais il m’a même. Il a 25 ans…
retrouvé. J’ai dû faire dix jours, ou finalement quinze, étalé sur
deux mois. Et je n’ai pas vu le film, si ce n’est quelques passages Vous avez eu un rapport paternel à lui, ou à Félix,
en postsynchronisation avec moi. Mais j’insiste, c’est un petit rôle. sur le tournage ?
C’est difficile à dire, Félix et Vincent ils sont marrants…
Mais non ! C’est presque le rôle central ! Ils sont jeunes mais ils sont si raisonnables. C’est une autre
Ah bon, ah bon… génération. Ils sont plein de force, de vitalité, d’énergie,
de créativité, alors que nous, Gilles et moi par exemple,
Le rôle est celui d’un médecin qui aurait voulu être on est crevards. On ne peut pas boire un coup sans que ça
écrivain et tente sur le tard de reconquérir ce destin non se termine en eau de boudin. Eux, ils sont clean, il y a une sorte
vécu. Ce serait quoi ce destin, vous concernant ? de légèreté. La nouvelle jeunesse est comme ça. Ils n’ont pas
Le dessin. C’est mon métier en l’occurrence, j’ai fait des de méchanceté ou de cynisme. Je suis d’une génération
études pour ça, ici (à Bruxelles – ndlr) à l’Ecole de recherche de l’ironie, du fiel. Eux ont quelque chose de l’ordre de la pureté.
graphique. J’ai vécu de ce diplôme, pour peu qu’il faille avoir C’est pour ça que je n’ai aucun mal à jouer le père de Vincent,
un diplôme dans les écoles artistiques, qui sont des écoles de parce que j’ai, je crois, la bonne manière de ne pas tout à fait
branleurs. J’ai bossé un peu dans la pub, dans le dessin. Mais le comprendre.
je ne dessinais pas… bref. C’est marrant parce que je les ai
encore : l’autre jour, je me suis surpris à trier de vieux dessins. Vous avez déjà joué avec Vincent Lacoste dans
Aujourd’hui, ça me sert pour les autographes, pour les livres Saint Amour de Benoît Delépine et Gustave Kervern,
d’or, les gens sont contents d’avoir ça plutôt qu’un mot. Et puis en 2016. Vous le connaissez bien ?
quand j’ai appris qu’avec le cinéma je pourrais gagner énormément Oui et non : Vincent, c’est une énigme. Mais Félix aussi
sans rien foutre, je me suis dit bon, je dessinerais après. à sa manière. On a tourné au pied de son appartement et
je n’ai jamais rencontré sa copine, qui étudiait juste au-dessus.
Joseph, ton personnage, est aussi quelqu’un qui est Ils restent sur leur quant-à-soi, sont assez insaisissables.
un peu pathétique avec cette tentative de renouer avec
son rêve de vie d’artiste. Qu’est-ce que vous pensez de l’envergure qu’est en train
C’est très bien si le film fait passer ça. On vit tous avec ce de prendre Vincent ? Il est nommé à nouveau au César
genre de frustrations, de regrets, et c’est être adulte de savoir du meilleur acteur pour Amanda de Mikhaël Hers.
les garder en soi sans se ridiculiser à essayer de les dénouer quand C’est un excellent acteur. Il ne me fait penser à personne
le train est déjà passé. On le trouve quand même gentiment – d’ailleurs, je pense que c’est plutôt lui qui va faire école.
ridicule, je crois… Il y a une scène que j’ai revue en postsynchro Je dis même au sujet d’autres acteurs qu’ils peuvent avoir un côté
qui fait bien passer ça, c’est la lecture dans la librairie. Il est là, Vincent Lacoste, c’est dire… Il est assez bluffant de naturel
il lit des extraits de ses tentatives littéraires devant une assistance sans être dans les stéréotypes du jeu naturel. C’est un

13 13.02.2019 Les Inrockuptibles


En Une Benoît Poelvoorde

antiréalisme qui devient authentique. C’est une nouvelle école, et la bagnole passe dessus. Ça ne sera jamais fini. Il n’aura jamais
une nouvelle énergie qui est un peu celle d’Anaïs Demoustier, le plaisir d’avoir accompli un travail définitif.
aussi, qui joue sa petite amie dans le film.
Vous vivez loin de la ville ?
Comment Félix Moati s’est-il comporté avec vous ? J’habite à Jambes. C’est le nom le plus ridicule pour une ville.
Il m’a dirigé avec beaucoup de prévenance et de précautions, C’est à côté de Namur. D’ailleurs, je n’ai jamais vu autant de
parce que je fais peur aux gens, comme toujours. Mais en gens avec des problèmes de hanches que là. C’est ma femme qui
sachant très précisément ce qu’il voulait. Après, je le trouve me l’a fait remarquer : “Tu as vu le nombre de gens qui boitent ?!”
paresseux : on a parfois fait en cinq heures des choses Heureusement que je n’habite pas à Foix (rires). Mais je suis bien,
qu’on aurait pu faire en deux. Je trouve qu’il ne faut pas donner là-bas : je suis tranquille.
trop de temps à un jeune réalisateur, il faut le contraindre…
Mais peut-être qu’il s’est justement permis des pratiques de La notoriété, ça vous ennuie ?
réalisateur âgé. Il attend des lumières… Il m’a offert Pas du tout. Ce matin, il m’est arrivé un truc incroyable,
L’Ecclésiastique comme cadeau de fin de tournage, tu parles j’avais oublié que j’étais connu. Je suis à la pompe, pour le plein,
d’un jeune ! Gilles Lellouche m’avait offert un calendrier du foie, et sept mecs fondent sur moi. Je me dis : “Oh, vous, vous volez des
lui. On en revient à mon bilan sanguin… bagnoles !” Et tout à coup ils me demandent des photos,
des autographes : ça m’était complètement sorti de la tête !
On vous sait fêtard, avec les risques que ça implique. Mais la notoriété non, je la vis très agréablement. Ça peut être
Est-ce que vous envisagez de changer de mode de vie ? embarrassant pour la personne qui t’accompagne : les gens
Je me suis posé la question dans la bagnole. Oui, il va falloir. parfois manquent de délicatesse, interrompent une conversation,
Je ne suis pas fêtard, en vérité : je me couche et me lève très tôt, ignorent mon épouse, ou l’ami qui me parlait. C’est le seul
je vis assez reclus. Je ne suis plus un “sorteur”, ce que j’ai été plus inconvénient : il y a des personnes mal élevées.
tôt. Mais je n’aime pas la tiédeur. J’aime l’abandon, l’ivresse.
Vous avez un regard sur ce qui se passe en France ?
J’évite soigneusement de m’exprimer dessus. Je trouve
indécent de s’exprimer, il y a un truc de la star qui condescend à
“Je suis un buveur social. se préoccuper des petites gens… Le problème est que justement
Je suis un pochetron, voilà. Et si on synthétise les choses, c’est une révolte de la France contre
si je n’en étais pas un, si ses élites. Et les acteurs, du moins les acteurs comme moi, qu’ils
le veuillent ou non, ils en font partie. Ça ne nous rend pas
Gilles Lellouche n’en était pas un, coupables. Mais ça nous dispense de nous exprimer. C’est
je n’aurais pas fait ce film” obscène de s’exprimer parce qu’il n’y a rien de plus facile. Tu
connais quelqu’un qui est contre les pauvres ?

Est-ce que vous renonceriez à l’ivresse ? Et quand des amis acteurs s’engagent, vous leur dites quoi ?
Je n’en sais rien. Je dois me calmer depuis longtemps. Que ça me rend fou. J’ai eu une grande discussion avec
C’est sûrement comme mon aspiration au calme et au silence : Gilles Lellouche, qui avait publiquement insulté Nicolas Dupont-
j’ai ma nature, elle est là, ma capacité à agir contre elle est limitée, Aignan qui s’était rallié à Marine Le Pen lors de l’entre-deux-
voire condamnée à l’échec. Je suis un buveur social. Je suis un tours et avait été officialisé comme son éventuel Premier
pochetron, voilà. C’est le vrai mot : je suis un pochetron. Et si je ministre. On préparait Le Grand Bain et je lui avais dit : “Ça ne
n’en étais pas un, si Gilles Lellouche n’en était pas un, je n’aurais sert à rien de faire ça. On se fout de l’avis d’une vedette. Tu as raté
pas fait ce film, et je ne serais pas là en train de te parler. On résout une occasion de te taire.” Je savais très bien que ça venait d’un bon
bien des problèmes avec l’alcool ! On en crée d’autres, certes. sentiment, mais je pense que ça n’est pas sa place – ou alors
il s’investit, il combat. Mais ça, c’est une autre paire de manches.
Est-ce que vous trouvez que le monde qui vous entoure
est trop sérieux ? Qu’est-ce que vous voudriez faire que vous n’avez encore
Evidemment. Et puis trop convaincu de son sens, de son jamais fait ?
intelligence. Moi je voudrais faire ce que Houellebecq appelle M’intéresser à quelque chose.
un “pas de côté” : ne rien lire, ne rien entendre, ne rien savoir.
S’arrêter, regarder. Vous ne vous intéressez à rien ?
M’intéresser vraiment. On ne finit pas les choses. Ce qui me
C’est quoi votre quotidien quand vous ne travaillez pas ? fait peur pour l’avenir, c’est qu’on ne termine plus rien.
Je range. Et je ne travaille presque jamais, donc c’est mon Un peu comme le type qui peint les autoroutes et qui ne termine
quotidien tout court. Là, c’est la première fois depuis quatre jours jamais… On avait imaginé un système qui ferait qu’on ne pourrait
que je sors de chez moi. Je suis maniaque, je suis vierge ascendant pas commencer la lecture d’un texte sans le terminer.
vierge, tu imagines… Je frotte, je frotte, je frotte. Le moment que C’était compliqué à mettre en place… J’avais proposé que si
je savoure le plus dans ma journée, c’est quand le soir est tombé, tu t’interromps, on t’envoie du jus. Un peu de gégène pour aller
ma femme est couchée, les chiens sont au panier, j’ai tout remis au bout du texte. Au bout de cet entretien, par exemple !
en ordre, les objets sont à leur place, la table reste propre, j’ai
une ou deux heures de répit où je dis : c’est propre. J’ai une Lire la critique de Deux fils p. 54
obsession, c’est le type qui peint les autoroutes : il a à peine fini, Merci à l’hôtel Le Berger, à Bruxelles, pour son accueil

Les Inrockuptibles 13.02.2019 14


Intro Open Bar par Fabcaro

Les Inrockuptibles 13.02.2019 16


Compte rendu
Bernard Barbereau/FTV

Damso et
Orelsan

Fidèles aux précédentes éditions, les VICTOIRES DE LA MUSIQUE


brassent très, voire trop, large. Heureusement, il y avait Jeanne Added,
Clara Luciani, Chris(tine And The Queens) et quelques autres…

texte Carole Boinet

“ÇA TE DIRAIT D’ÉCRIRE DEUX PAGES SUR LES VICTOIRES de la musique” ? Terminologie qui refuse la zone – pourtant
DE LA MUSIQUE ?” La proposition relève d’un challenge à peu passionnante – séparant la victoire de la défaite, comme
près équivalent au ramassage de champignons pour faire la pluralité de la “musique” ici envisagée dans un dangereux
une bonne omelette, sans amanite donc, mais sans se souvenir singulier. Mais bon, l’être humain adorant la compétition
précisément comment les différencier des coulemelles. et les idoles des temps modernes, passons sur l’absurdité
Nous voici embarquée dans un drôle de périple, bottes aux pieds de l’exercice pour nous concentrer sur son fonctionnement.
mais bonne odeur de sous-bois dans les narines, avec le risque Une académie des votants composée de six cents personnes
de se perdre dans cet environnement, sans réseau ni boussole. réparties en trois collèges : les artistes, les producteur.trice.s
D’emblée, le schéma ne tient pas (et d’autant moins dans de musique et de spectacle vivant, et les acteur.trice.s de
le contexte actuel de remise en question des verticalités l’industrie. L’enjeu est grand, les yeux – moqueurs – sont malgré
assommantes) : pourquoi organiser une grande cérémonie tout rivés sur leur écran le soir même (pour les plus fous),
de distribution de médailles à des musicien.ne.s (qui n’ont, par ou le lendemain (pour celles et ceux ayant une vie, une vraie,
définition, rien de sportif), sous le nom pompeux de “Victoires avec des vendredis alcoolisés entre ami.e.s).

Les Inrockuptibles 13.02.2019 18


Aya Nakamura
repart bredouille.
Deux pages ne
suffiraient pas à noyer
notre chagrin

On pourrait facilement passer ces deux pages à se moquer :


le générique avec guitares et Perfecto, les blagues pas hyper
drôles de Daphné Bürki, l’Orchestre philharmonique de
Radio France (pourquoi pense-t-on toujours que la musique
classique, ça fait “plus classe” ?). Mais l’incroyable schizophrénie
que génère le visionnage du programme est plus forte que tout
le reste : on passe d’un duo infernal entre Louane et Julien
Doré aux live sobres et élégants de Jeanne Added ; de la présence
de Clara Luciani à la mélancolie de Chris(tine And The Queens),
seule et perchée sur une nacelle ; en passant par la projection
d’images d’un discours de la militante écolo Greta Thunberg
en plein direct des affreux Shaka Ponk, à qui on ne pourra
malheureusement pas reprocher de se fendre ultérieurement
d’un discours d’alerte sur les dangers du dérèglement climatique,
seule percée politique d’une cérémonie qui aurait pu, entre
autres, aborder les questions féministes.
Il y a de tout et du n’importe quoi dans ces Victoires. Comme
Boulevard Des Airs, équivalent de Trois Cafés gourmands – pour
les connaisseur.seuse.s – et de l’omelette aux amanites, du coup.
Le quatuor de Tarbes remporte pourtant la Victoire de la chanson
originale de l’année (quand Childish Gambino est récompensé par
Bernard Barbereau/FTV

les Grammy Awards outre-Atlantique, chacun ses héros), pour


laquelle étaient nommés Louane & Julien Doré, Jain, Orelsan &
Damso et Aya Nakamura. Chelou, de mettre tout ce beau monde
Jeanne
dans le même panier. L’auteure de Djadja repart bredouille puisque
Added
le trophée de l’Album de musiques urbaines (pour lequel
elle concourait aussi) est attribué à Bigflo & Oli. Deux pages
ne suffiraient pas à noyer notre chagrin face à cette injustice.
Non seulement Aya Nakamura est un passionnant reflet du présent En définitive, outre le doublé de Jeanne Added, la Victoire
(de la rythmique reggaeton de Pookie à la viralité de son succès), de la révélation scène de Clara Luciani et celle de l’album rap
mais en plus l’absorption de ses morceaux et de ses expressions de Damso, la grande joie de cette soirée tiendra au fait de voir
par des personnes émanant de milieux socioculturels très différents tous ces artistes aimé.e.s passer sur scène un vendredi soir
vaudrait une thèse musico-sociologique, et témoigne d’une rare à la télé. Voir Jeanne Added boxer le vide dans un live rageur
capacité à s’inviter avec ses particularités, sans formatage préalable. et électrique ou Orelsan (Victoire du meilleur concert)
se dédoubler sur scène et dans la salle en écho à son clip Défaite
Mais peu importe la Victoire puisque les intitulés de famille, tient du miracle dans un paysage télévisuel qui laisse
mêmes des catégories ont peu de sens (où est la catégorie peu de place à la musique dite “indé” (comprise ici comme tout
pop ? Pourquoi des catégories “rap” et “musiques urbaines” ? ce qui n’est pas Dany Brillant). Rêvons d’une grande émission
Pourquoi séparer hommes et femmes alors qu’on pourrait élire musicale hebdomadaire qui inviterait Jeanne Added, Clara Luciani,
un.e “artiste de l’année” ? Pourquoi ne récompenserait-on pas Chris (tine And The Queens), Damso, Etienne Daho, Roméo
l’ensemble des corps de métier, sur le modèle des césar ?), que Elvis, Angèle, mais aussi Flavien Berger, Agar Agar, Fat White
les absents sont bien trop nombreux (où est Justice, couronnés Family, Di-Meh, Johan Papaconstantino, Hubert Lenoir, et bien
de l’album electro le même week-end aux Grammys pour le d’autres, sans histoire de Victoire, ni de compète, pour la beauté
magnifique album live Woman Worldwide ?) et que les deux des musiques et le plaisir de la découverte, un peu comme le
propositions de “pop politique” offertes par Chris(tine And The Ed Sullivan Show en son temps, mais en plus moderne tout de
Queens) et Eddy de Pretto ont été superbement ignorées… même. Avec une belle brassée de coulemelles.

19 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Josh Cheuse

Terry Hall,
Nelville Staple et
Horace Panter
Story

Collectif novateur et multiracial toujours influent, THE SPECIALS


perpétuent leur combat dans l’Angleterre du Brexit. Désormais en trio,
le gang sort un nouvel album pétillant et pertinent.
Rencontre avec Terry Hall, chanteur, songwriter et héros atypique.

texte Noémie Lecoq

ON RENCONTRE TERRY HALL À de décrypter ce qui s’est passé...Voilà ce qui accompagne leur nouvel album,
DEUX PAS DE CHEZ LUI, À LONDRES. qui arrive quand je parle de ma dépression.” Encore. “J’ai eu une enfance compliquée,
EN ARRIVANT, IL NOUS PRÉVIENT Depuis la formation du collectif explique Terry Hall. J’avais un peu
QU’IL A LA GRIPPE, mais on constate à la fin des années 1970, Terry Hall a l’impression de vivre sur une autre planète.
que son cerveau bouillonnant se défend déjà démontré plus d’une fois la force Personne n’écoutait ce que j’avais à dire,
à merveille, au point d’accomplir une de son esprit à travers ses morceaux. que ce soit à l’école, ou plus tard à l’agence
prouesse inexplicable : après dix minutes Certains sont même devenus des hymnes pour l’emploi. Ça m’a poussé à faire entendre
d’entretien, il prononce le mot “maniaco- pour plusieurs générations, évoquant ma voix. La chose la plus simple pour y
dépressif” et la table basse s’effondre, avec éloquence le désœuvrement, la jungle arriver, c’était de faire partie d’un groupe.
sans qu’on l’ait effleurée, dans un fracas urbaine, le chômage ou la révolte sociale. Quand tu es sur scène, on t’écoute.
mêlant café, débris de verre et carafe C’est le cas, par exemple, de Ghost Town, Aujourd’hui encore, c’est la seule chose
d’eau renversée. Le chanteur des Specials Gangsters, Nite Klub, leur relecture de qui compte à mes yeux. Certains jaugent
sort de son flegme : “Ça, c’était vraiment A Message to You Rudy ou encore Friday le succès au nombre de disques vendus,
étrange, comme un tour de passe-passe ! Night, Saturday Morning, lesquels figurent pour moi c’est quand j’arrive à écrire quelque
Je vais y penser pendant une semaine et essayer tous, en version live, sur le CD bonus chose, à l’enregistrer et à être entendu.”

21 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Story The Specials

Après des débuts à Coventry,


les Specials sont rapidement devenus
à la fois incontournables et insolites :
à l’époque, ce n’est pas si fréquent de
croiser un groupe réunissant des Noirs
et des Blancs et fusionnant punk, reggae
et ska sur un seul disque (voire dans une
seule chanson). Leurs concerts fulgurants
tournent parfois à l’émeute quand
l’extrême droite s’y invite, fâchée par ce
joyeux mélange des genres que Terry Hall
a toujours apprécié. “J’ai eu mon premier
coup de cœur en découvrant David Bowie
et Roxy Music, quand j’avais 13 ou 14 ans,
se souvient-il. Je me suis calqué sur eux
pour savoir ce que je devais manger, écouter,
porter... Même si j’adorais tous ces groupes,
comme les Sparks aussi, ils me semblaient
complètement inaccessibles. Je les regardais
à la télé, mais je n’avais aucune idée de
comment ils étaient arrivés là, ou comment
ils avaient composé ces chansons. A 18 ans,
un soir glacial, j’ai vu en concert les
Sex Pistols et The Clash, dans une salle
à moitié vide de Coventry. Tout à coup,
mes copains et moi, on a compris qu’on
n’avait pas besoin d’être des virtuoses.
Neville Staple
Ces mecs nous ressemblaient. On a fondé notre
et Terry Hall
groupe dès le lendemain et on a joué notre lors d’un concert
premier concert deux semaines plus tard.” des Specials
Avec son éthique DIY et son authenticité à Londres, en 1980
abrasive, le mouvement punk a eu
une influence décisive sur les Specials,
même si le reggae, la pop et le dub Cette façon de prendre les choses nouveaux membres et en changeant de
les ont forgés aussi. Dès leurs premiers en main a porté ses fruits. Produit par nom (The Special AKA), mais l’aventure
pas, ils sont repérés par le manager Elvis Costello, leur premier album, sera de courte durée et n’égalera jamais
de The Clash, Bernie Rhodes, qui les The Specials, remporte un franc succès la perfection des deux premiers albums.
présente à Joe Strummer et sa bande, et la suite, More Specials, arrive un an plus Plusieurs reformations ont eu lieu,
comme nous raconte Terry Hall : tard, élargissant toujours plus leur palette sans réunir l’ensemble du casting d’origine.
“The Clash nous ont autorisés à utiliser musicale. En 1981, le single hanté Ghost
l’endroit où ils répétaient, à Camden, puis Town se propulse en tête des classements, En 2008, pour célébrer leur
ils nous ont proposé d’assurer leurs premières mais signe aussi la dissolution du groupe : trentième anniversaire, les Specials
parties sur leur tournée anglaise, avec Suicide. trois de ses membres, Terry Hall, Lynval ont donné une série de concerts, sans
C’était la première fois qu’on jouait devant Golding et Neville Staple claquent Jerry Dammers, pour qui “la porte restera
un vrai public et c’est pendant cette tournée la porte pour se lancer dans un nouveau toujours ouverte”, comme l’a précisé
qu’on est devenus un vrai groupe : on a projet, Fun Boy Three. Jerry Dammers, à l’époque Terry Hall. Le chanteur revient
trouvé notre nom, notre image, notre son. claviériste et principal songwriter sur cette reformation : “L’idée était d’abord
Aucun label ne voulait de nous, alors on des Specials, en plus d’avoir fondé le label de savoir si on s’entendait bien, et c’était
s’est dit qu’on allait créer notre propre scène.” 2 Tone, continue sans eux en recrutant de le cas. On a donc continué comme ça pendant

Les Inrockuptibles 13.02.2019 22


Story The Specials

“The Clash nous ont


autorisés à utiliser
l’endroit où ils répétaient,
à Camden, puis
ils nous ont proposé
d’assurer leurs premières
parties sur leur tournée
anglaise”

Colour Scene et la jeune activiste anglaise


Saffiyah Khan qui pose sa voix sur
10 Commandments. Ce nouvel album
alterne entre reprises étincelantes
(Black Skin Blue Eyed Boys de The Equals,
The Lunatics de Fun Boy Three, Blam
Blam Fever des Valentines) et nouveautés
(dont l’intense single Vote for Me)
et on constate que leur conscience
sociopolitique est encore très présente,
surtout dans le contexte du Brexit.
David Corio/Redferns/Getty Images

A la fois impassible et passionné,


ironique et flamboyant, le timbre de voix
de Terry Hall reste reconnaissable entre
mille autres. Ce leader aux innombrables
héritiers (Blur, Gorillaz, Lily Allen,
The Libertines ou plus récemment
Sleaford Mods, Idles, Fat White Family
et The Good, The Bad and The Queen)
revient de loin : “Je vais avoir 60 ans le
environ cinq ans. L’été avant la mort autour de moi. Peut-être que le côté spoken mois prochain et je viens de vivre les dix années
de Brad (John Bradbury, batteur, décédé word de certains nouveaux morceaux les plus heureuses de ma vie. Le déclic a été
fin 2015 – ndlr), les musiciens improvisaient vient de là, tout comme l’idée de raconter de me faire diagnostiquer et de trouver
parfois pendant les balances et on a évoqué une histoire du début à la fin – on entend le bon traitement pour estomper ma dépression.
l’idée de faire un nouvel album. Après souvent cela dans la chanson française, On a tous très hâte de rejouer en concert
le décès de Brad, il nous a fallu un an avant ou chez Jacques Brel. Sur cet album, on s’est et c’est une période que j’apprécie beaucoup :
de nous y replonger. J’ai toujours besoin éloignés de la structure couplet/refrain et on met au point ce qu’on a en tête en vue
d’être seul pour écrire, donc on a alterné des rimes, et ça nous a fait du bien. On a de la tournée qui approche. Bizarrement,
les moments de composition et de voulu imaginer la suite du deuxième album.” j’ai toujours été très à l’aise sur scène, alors
retrouvailles en studio pour jouer ensemble. Deux autres membres d’origine sont que je suis vraiment nul quand je me
J’ai écrit la plupart des paroles à Paris au à ses côtés aujourd’hui : le guitariste retrouve en tête-à-tête.” Impossible de lui
printemps dernier. J’y allais pendant deux et chanteur Lynval Golding et le bassiste donner raison sur ce point, tant son
ou trois jours, puis je rentrais à Londres Horace Panter. Parmi leurs collaborateurs, charme saute aux yeux.
et je repartais encore quelques jours à Paris. on note le batteur Kenrick Rowe (qui
Ça me plaît beaucoup de me sentir isolé a récemment accompagné PJ Harvey), Album Encore (Barclay/Universal)
quand j’écris, de ne pas comprendre les gens le guitariste Steve Cradock d’Ocean Concert Le 8 avril à Paris (La Cigale)

23 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Portrait

Si The Specials (lire pp. 20-24) incarnent une certaine idée de la musique


sous influence jamaïcaine, KOFFEE, à peine 18 ans, incarne déjà
son futur. Inspiré de la musique chaude et folle des trottoirs de Kingston, son
premier ep, Rapture, a déjà conquis une bonne partie de la planète.

texte Maxime Delcourt

ATO M I C
KO F F E E DE L’AVIS DE TOUS, KOFFEE EST PROMISE À UN BEL
AVENIR. SONY VIENT DE PLACER SES BILLES, des figures
respectées du dancehall (Protoje ou Walshy Fire de Major Lazer)
la chapeautent, Usain Bolt a relayé un de ses morceaux.
La presse anglo-saxonne se passionne, persuadée de tenir
“le futur de la musique jamaïcaine”. “Tout cela me dépasse un peu”,
explique-t-elle, avec un sourire timide. “Je ne m’attendais pas
à un tel accueil, c’est au-delà de mes espérances.” Mikayla “Koffee”
Simpson, après tout, n’a que 18 ans. On l’entend à sa voix.
On le ressent à l’enthousiasme de ses réponses, qu’elle débite
telle une adolescente emportée par sa fougue juvénile, le sac
à dos bien accroché sur ses épaules. Surtout, on le perçoit
dès qu’elle aborde son histoire et évoque sa mère, “mommy”,
dont elle semble très proche.
Son parcours, Koffee le chante avec éclat dans Toast, où elle
revient sur ses premiers pas dans l’industrie musicale et remercie
son producteur, son entourage et tous ceux qui ont très vite cru

Les Inrockuptibles 13.02.2019 24


Portrait Koffee

en elle. Le morceau, véritable tube en puissance, vu plus de je peux profiter des studios d’enregistrement et d’équipements
9 millions de fois sur YouTube, a beau tourner en boucle sur professionnels. C’est plus simple de composer ici, c’est là que tout
nos platines ces derniers temps, on reste convaincu que sa vie se passe.” A l’entendre, elle n’a pas pour autant perdu le sens
ne peut être totalement résumée dans ces trois minutes d’énergie des réalités. “Je retourne souvent à Spanish Town, voir maman”,
pure. “Quand j’avais 12 ans, j’ai voulu apprendre la guitare et précise-t-elle, visiblement pas encore prête à prendre totalement
connaître les possibilités de cet instrument”, raconte-t-elle, sans son indépendance. “C’est surtout que j’ai besoin de m’enfermer
cligner des yeux cette fois, l’air déterminé. “Quatre ans plus tard, dans ma chambre, de regarder le monde par ma fenêtre et de réfléchir
grâce à mon prof de musique, j’ai pu chanter pour la première fois pour composer. Je ne suis pas quelqu’un qui aime beaucoup traîner
en public lors d’un concours de jeunes talents. Ça m’a galvanisée, dehors, j’aime l’intimité de ma chambre ou d’un studio.”
il fallait que je continue d’écrire des chansons.” Dans ses réponses comme dans ses morceaux, Koffee dit
pourtant être influencée par son environnement direct. “Rien que
A Spanish Town, sa ville natale, située à une vingtaine là, le fait de donner des interviews à Londres, Paris ou Berlin,
de kilomètres du centre-ville de Kingston, Koffee passe ça me donne de nouvelles idées”, confirme-t-elle. Avant d’évoquer
son adolescence à écouter en boucle les grands classiques de son une nouvelle fois Toast, un titre qu’elle a écrit lors d’un voyage
pays. Il s’agit d’en comprendre les codes, de capter le moindre en Haïti et qui, avec sa rythmique héritée de l’Afrique noire
détail des innovations stylistiques apportées par les Upsetters ou et ses velléités proches d’un certain hip-hop US, prend illico
les Wailers, mais aussi d’apprendre à faire sonner les mots, à leur ses distances avec le catéchisme dancehall, sa cadence
confier une ampleur mélodique. Car, si Koffee revendique une élevée comme ses paroles tour à tour sexuelles ou politiques.
culture reggae et ragga assez solide, citant notamment Protoje et Il serait d’ailleurs juste de dire que Koffee ne se mouille
Chronixx parmi ses principales influences, impossible d’imaginer pas. Elle semble même composée de sucre quand elle évite un
sa rencontre avec ces genres musicaux comme quelque chose sujet qui pourrait l’éclabousser ou nuire à son image gentillette.
de cadré. “Ce qui m’a fait aimer la musique, rappelle-t-elle, c’est Comme celui des problèmes sociaux en Jamaïque :
l’église ! Maman m’y a toujours emmenée. J’y entendais ces chansons “Je suis consciente des problèmes sur l’île, mais je ne suis pas là
formidables, très harmoniques. Ça m’a beaucoup marquée.” pour en rajouter une couche. Je ne veux chanter que des choses
Au moment de composer ses premiers morceaux, Koffee positives, donner de la force aux gens.” Il n’y a, au fond, peut-être
a donc ces différents schémas mélodiques en tête. Ceux qui lui rien d’autre à attendre d’une artiste de 18 ans qui, elle le dit,
permettent d’enregistrer un tribute en hommage à Usain Bolt. elle le répète, n’est pas en mission. Ou alors, simplement
“Ce qu’il fait pour notre pays, c’est extraordinaire. C’est une contre l’inertie. Car si son premier ep, Rapture, ne bouscule pas
légende !” Ceux, surtout, qui lui permettent de mettre au point les codes du reggae, il rafraîchit le genre et l’ouvre à d’autres
Burning. On est alors en 2017, et tout s’accélère : en parallèle perspectives. Ça peut paraître peu, c’est déjà beaucoup.
à la sortie de ce premier single, Koffee donne ses premières
interviews, termine ses études et, quelques semaines plus tard, ep Rapture (Columbia/Sony), sortie le 15 mars
s’installe à Kingston. Par envie. Par nécessité aussi : “A Kingston, Concert Le 30 juin à la Maroquinerie (Paris XXe)

Les Inrockuptibles 13.02.2019 26


Entretien

“Le féminisme
a été kidnappé par
le capitalisme”
Emmanuelle Corne

Les Inrockuptibles 13.02.2019 28


Avec Un féminisme
décolonial,
FRANÇOISE VERGÈS
met au jour le “féminisme
civilisationnel”.
Puisant ses racines
dans le colonialisme,
il élude l’oppression
spécifique subie
par les femmes racisées
et se fait le complice
du patriarcat.

texte Fanny Marlier

APRÈS AVOIR ÉCRIT SUR


LES MÉMOIRES DE L’ESCLAVAGE,
sur la psychiatrie coloniale, Aimé Césaire
ou Frantz Fanon, Françoise Vergès
retrace les liens entre le féminisme et
l’histoire de l’oppression, la colonisation.
Dans Un féminisme décolonial,
la politologue et féministe analyse les
dissensions de ces idéologies tout en
déconstruisant le système patriarcal lié au
système capitaliste. Un ouvrage puissant.

De quelle colère ou de quel désir


est né ce livre sur le féminisme
décolonial ?
Françoise Vergès — Il y a en moi
une colère historique au sens où
j’ai finalement toujours été révoltée par
l’humiliation et l’injustice. Dans ce livre,
je dénonce une sorte de kidnapping du
féminisme par le néolibéralisme. Les droits
des femmes ont été complètement vidés
de leur contenu pour devenir seulement
un droit individuel véritablement encadré
dans la conception libérale du droit.
Un peu partout dans le monde on assiste
à une grande vague de répression contre
les mouvements de femmes qui émergent
au Brésil, en Argentine, au Mexique,
en Palestine et en Inde. La fin de la décennie
30 janvier 2018, des féminismes du Sud a été couronnée
rassemblement de par le discours d’Hillary Clinton à Pékin
femmes travaillant
en Ehpad en 1995 où elle déclare que les droits
des femmes sont des droits humains.

29 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Entretien Françoise Vergès

les sociétés musulmanes depuis


les années 1980. Je tenais à montrer
cette persistance d’une idéologie
de la colonialité qui se reconfigure au
sein même du féminisme. Ce féminisme
civilisationnel s’est donné pour but de
faire entrer les femmes dans le capitalisme
et non pas de transformer toute la société
pour davantage de justice sociale.
A travers le féminisme décolonial,
je montre qu’il est temps de se battre
et de dénoncer ces sociétés.

Vous parlez du “devoir de se


dévêtir”, en quoi l’interdiction
du port du voile, soutenue par
beaucoup de féministes, serait-il
une résurgence du patriarcat ?
C’est ambivalent car il existe dans
le féminisme civilisationnel une forme
de complicité avec le patriarcat et
une certaine friction. Sur la question
de la parité, de l’égalité salariale, etc.,
il dénonce une forme de patriarcat
avec lequel il est en conflit.
Mais l’interdiction du port du voile
est une totale construction : la liberté
du corps passe-t-elle par la liberté
de se dévêtir ? Dans le monde colonial,
les pays européens ont œuvré pour vêtir
les populations du Pacifique et de
Marguerite Bornhauser pour Les Inrockuptibles

l’Afrique. Et désormais, le fait de se


dévêtir est vécu comme une victoire
féministe. C’est absolument ridicule.
Les questions qui doivent être soulevées
doivent être beaucoup plus larges et
portent sur la tyrannie de la mode, sur les
modes de production des vêtements ou
Françoise
Vergès, sur la représentation du corps. Que des
en février femmes portent le voile, cela ne regarde
pas les féministes européennes. Elles
peuvent éventuellement, à la demande de
Seulement, ils sont envisagés du point d’autres cultures ou d’autres sociétés ces femmes, faire quelque chose mais ce
de vue du récit occidental qui permet ayant besoin d’être civilisées et éduquées n’est pas à elles d’imposer quoi que ce soit.
de défendre le néolibéralisme et selon les pays du Nord, qui eux,
l’impérialisme puisque, concrètement, posséderaient la bonne conduite. Votre livre débute par l’histoire
qui va être pour le mariage forcé Les féministes ont repris les principes de la grève de janvier 2018
des petites filles ou le viol ? Il était urgent de cette mission civilisatrice en affirmant des femmes de ménage travaillant
de dire de quoi ce féminisme était le nom. savoir ce qu’est et doit être l’émancipation gare du Nord, à Paris. En quoi
des femmes, et en prétendant l’expliquer ces représentations sont-elles des
Qu’est-ce que le “féminisme aux femmes du Sud et aux populations traces encore vives des rapports
civilisationnel”, précisément ? racisées du Nord qui y aspireraient sans de domination et de violence créés
Le féminisme civilisationnel est au en comprendre les contours. Elles se sont par la colonisation ?
service d’une idéologie et d’une éthique. appuyées sur le fait qu’il existerait des Nettoyer, c’est aussi prendre soin.
J’emploie le terme “civilisationnel” en sociétés qui permettraient l’émancipation Et il est important de s’attarder
écho à la mission civilisatrice du temps des femmes et d’autres qui ne le sur les problématiques de migrations,
colonial, c’est-à-dire à une approche permettraient pas, particulièrement de racialisation, de sexualisation,

Les Inrockuptibles 13.02.2019 30


Entretien Françoise Vergès

“Une femme peut aujourd’hui


de développement des espaces et de devenir cadre dans une grande société
gentrification des villes. Aujourd’hui, parce qu’une autre femme, racisée,
l’extension du capitalisme a donné sera là pour s’occuper de son enfant
naissance à une multiplication des surfaces
de bureaux un peu partout dans le monde, pendant ce temps”
avec davantage de banques, de compagnies
d’assurances, d’aéroports, de gares…
Toutes ces structures qui rendent possible
le fonctionnement du capitalisme. du XXe siècle et le début du XXIe siècle, Bien avant d’acquérir le droit de vote,
Et qui les nettoient ? Ce travail revient l’arrivée de citoyens français dont les femmes pouvaient légalement posséder
en majorité aux femmes racisées âgées les parents sont issus des anciennes ou des êtres humains. Au XIXe siècle,
de 40 à 50 ans, comme le prouvent des actuelles colonies et qui sont devenus elles peuvent être esclavagistes et en tirer
les chiffres de l’Organisation mondiale des médecins, des avocats ou des acteurs des bénéfices alors qu’elles n’ont même
du travail. Et les femmes de la bourgeoisie ont permis de mettre la question raciale pas le droit de pratiquer certaines
profitent de ce travail invisibilisé aux yeux sur le devant de la scène. Tout d’un coup professions. Il est donc bien ici question
de tous pour s’émanciper. Une femme ce n’étaient plus uniquement ces d’une couleur de peau qui leur permet
peut aujourd’hui devenir cadre dans une balayeurs des rues ou ces ouvriers sur de dépasser leur genre.
grande société parce qu’une autre femme, les chantiers de construction. L’apport
racisée, sera là pour s’occuper de son des historiens et des sociologues qui font Comment analysez-vous l’évolution
enfant pendant ce temps. Le rapport au peser la question raciale dans la structure des mouvements féministes depuis
colonial c’est celui d’une force de travail même de la République est impossible les années 1970 sur la question
précarisée, racisée et mobile. Les femmes à entendre. La France a en elle des traces raciale ?
des entreprises de nettoyage en France de l’empire colonial mais elle a toujours Il y a aujourd’hui une nouvelle
ou ailleurs le disent : parce qu’un seul refusé de le reconnaître. La classe génération qui arrive avec un certain
nettoyage ne suffit pas à leur donner ouvrière française s’est également bagage culturel et des aspirations
un salaire décent, elles sont parfois construite à travers cela. Le raffinage peut-être plus grandes que les générations
contraintes à faire d’immenses trajets du sucre a permis de donner du travail précédentes. Des travaux universitaires
dans une même journée. Toute cette aux Français tout en perpétuant sur la coordination des femmes noires
reconstruction de l’espace, propre, un système de domination. Ce travail dans les années 1970 ont également
pour une classe néolibérale et globalisée de compréhension d’un mode de vu le jour en France. D’autre part,
qui court partout et toujours plus vite racialisation du travail qui a permis les idées du monde anglo-saxon circulent
est rendue possible par toutes ces femmes le blanchiment d’une classe ouvrière davantage. Le livre de Bell Hooks
que l’on ne voit même plus. n’a pas été fait. Et le féminisme est Ne suis-je pas une femme ? a été traduit
certainement l’idéologie qui a le moins en français en 2015. Ces nouveautés
Pourquoi n’en parle-t-on pas d’après réussi à le faire. Dans les années 1970, accompagnent également la naissance
vous ? Le modèle d’intégration les féministes se pensant victimes de d’organisations comme le collectif
français empêche-t-il de se pencher la domination masculine, et se pensant afro-féministe Mwasi ou l’association
sur ces questions ? sœurs des esclaves ou même des Afro-Fem.
En France, nous avons énormément immigrées, ne voyaient pas qu’elles
de mal à parler des questions raciales. étaient des femmes blanchies et que Un féminisme décolonial (La Fabrique),
C’est quasiment impossible. Depuis la fin ce n’était donc pas la même chose. 152 p., 12 €, parution le 15 février

13ème Salon

ART CAPITAL
Depuis 1884, les Artistes exposent au Salon des Indépendants

ÉDITION 2019 AU GRAND PALAIS


du 13 au 17 février
Story

Artisan hyperactif, ROBERT RODRIGUEZ se fond toujours dans l’univers


d’un autre. Celui de Tarantino (Une nuit en enfer) ou Frank Miller (Sin City).
Aujourd’hui, il signe Alita: Battle Angel avec James Cameron au scénario
et à la production. Identification d’un cinéaste caméléon.

texte Bruno Deruisseau photo Jules Faure pour Les Inrockuptibles

LE DEUXIÈME
HOMME
IL SE DÉGAGE DE LA CARRIÈRE DE ROBERT RODRIGUEZ ne sont a priori pas des plus compatibles. L’un est amoureux
UNE DRÔLE D’ANTINOMIE. Surnommé the one-man film crew d’une esthétique lo-fi, de série B et de second degré, l’autre brille
(l’homme-équipe de tournage) en raison de sa capacité au contraire par son obsession pour la grande forme finement
à occuper à peu près tous les postes possibles sur un plateau ouvragée et pour la crédibilité de ses univers : “Dans mes films,
de tournage, il a pourtant réalisé une bonne partie de ses films un mec prend un étui à guitare et lance un missile avec. Faire ce genre
en en partageant la parentalité. Que cela soit avec son ami de chose est un caprice qui m’amuse mais qui va complètement
Quentin Tarantino dans Une nuit en enfer (1996) et Grindhouse à l’encontre de l’approche de James. Avec lui, il aurait fallu tester
(2007), avec son fils, scénariste des Aventures de Shark Boy et la vraisemblance de mon arme, de sa portée, parce que toute
Lava Girl (2005), avec Ethan Maniquis, coréalisateur de Machete invraisemblance le sort du film et il déteste ça. Il veut profondément
(2010), avec Frank Miller, coréalisateur des deux Sin City croire dans les images. Je pense avoir une position plus postmoderne
(2005, 2014) et avec James Cameron, producteur et scénariste face à elles. Moi je m’en amuse, je les détourne. Le cinéma a pour moi
d’Alita: Battle Angel (2019), Rodriguez est attaché à ce partage profondément à voir avec l’artifice.”
du rôle de réalisateur. Cet attrait pour l’artifice lui vient d’une admiration
En 2005, il avait même démissionné de la Directors Guild inconditionnelle pour New York 1997 de John Carpenter (1981)
of America pour que Frank Miller puisse être crédité comme et pour Terminator de James Cameron (1984). A l’époque
coréalisateur de Sin City. Avec Alita: Battle Angel, cette logique adolescent, le jeune Robert est fasciné par l’ambition de
va encore plus loin puisque Robert Rodriguez semble avoir visé ces deux films, à savoir faire croire à une épopée à gros budget
une sorte d’effacement de sa signature d’auteur au profit de celle avec très peu d’argent : “Quand j’ai vu que John Carpenter
de James Cameron : “Alita est le bébé de James. Cela fait vingt ans avait fait la réalisation, le scénario et la musique de New York 1997,
qu’il y travaille. Je suis fan de son travail. Nous sommes amis depuis je me suis dit que je voulais faire pareil. Je trouve que c’est une vraie
vingt-cinq ans et je me suis toujours demandé comment il construisait preuve d’intelligence et une inépuisable source d’amusement que
ses films. Je n’ai pas hésité lorsqu’il m’a proposé de réaliser Alita. de devoir composer avec peu de moyens. J’aime être libre de fabriquer
Faire un de ses films était une façon d’apprendre sa méthode, mon propre monde. Un jour, Guillermo del Toro m’a dit que
qui est très différente de la mienne. Après, il y a forcément de moi les films de la trilogie El Mariachi, ne ressemblaient pas assez
puisque je réalise, je dirige les acteurs, etc., mais je voulais que au vrai Mexique. Mais je m’en foutais ! Je me sens proche de mecs
le film ressemble plus à un film de James Cameron qu’à un film de comme Michel Gondry là-dessus. Faire un drame strict et réaliste
Robert Rodriguez.” Il est vrai que les univers des deux réalisateurs ne m’intéresse pas du tout.”

Les Inrockuptibles 13.02.2019 32


Robert Rodriguez
se fait les yeux de
son héroïne, Alita
Story Robert Rodriguez

La passion DIY de Rodriguez a fait sa légende. En 1992,


il réalise son premier film, El Mariachi, avec un budget
de 7000 dollars. Il est à la fois crédité à la réalisation, au scénario,
à la production, à l’image, au montage et pour la BO. Sélectionné
et récompensé à Sundance et à Deauville en 1993, ce serait
le film le moins cher de l’histoire à avoir été distribué par une
major. S’ensuivent un joli succès en salle (2 millions de dollars
de recettes) et un livre Rebel without a Crew – Or How a 23-Year- Il enchaîne avec Il était une fois au Mexique – Desperado 2
Old Filmmaker With $7,000 Became a Hollywood Player, sorte de en 2003 et surtout avec Sin City en 2005. Coréalisé avec
manuel qui explique comment faire un film sans moyens. l’auteur de comics Frank Miller et doté d’un casting de rêve
“Je pense qu’on peut apprendre à faire un film en une journée. Même (Jessica Alba, Bruce Willis, Benicio Del Toro, Clive Owen,
un long métrage avec des effets spéciaux. J’ai fait un nouveau film Mickey Rourke), le film est sélectionné en Compétition officielle
avec 7000 dollars qui sera présenté au festival South by Southwest à Cannes et représente le sommet esthétique de son œuvre
cette année. Il sera accompagné d’un making-of qui explique en même temps qu’un exemple d’adaptation de comics d’une
comment j’ai fait.” fidélité sans faille au matériau originel. Il retrouve ensuite
Tarantino sur le diptyque culte Grindhouse (2007), film sur
En plus de cette économie de moyens, El Mariachi lequel il rencontre celle qui deviendra sa compagne jusqu’en
pose également l’esthétique Rodriguez faite d’effets de 2009, Rose McGowan. Interrogé sur le combat de son
zoom, de mouvements de caméra brusque, de violence ex-fiancée et sur les effets observables de Me Too sur l’industrie
graphique, de scènes d’actions bricolées, d’humour potache et cinématographique, il a préféré s’abstenir de tout commentaire.
de références à la série B, au cinéma de genre et à la culture Réalisé en hommage à la série B, Grindhouse cite non seulement
mexicaine. Avec Desperado (1995), il tourne une suite les films de chevet des deux cinéastes mais aussi leurs propres
d’El Mariachi à une échelle bien différente : 7 millions de dollars films. Cette logique d’autocitation sera prolongée par
de budget, Antonio Banderas et Salma Hayek en duo de stars. Machete (2010), qui est l’adaptation réclamée par les fans d’un
Son ami Tarantino, rencontré au Festival de Sundance en 1993 faux trailer qui était intercalé entre le film de Tarantino et de
lors de la présentation du premier long métrage de ce dernier, Rodriguez. Avec Robert De Niro et son acteur fétiche Danny
Reservoir Dogs, effectue un caméo dans le film, la première d’une Trejo dans les rôles principaux, le film prend rétrospectivement
longue série de collaboration : “Mon amitié avec Quentin est une portée politique : “Je devais partir des images du faux trailer et
une des choses les plus précieuses de ma vie. La rencontre la plus il se trouve qu’il y avait beaucoup de politique dedans. A l’époque,
importante que j’ai faite dans ce métier. Nous nous voyons autant avant que Trump n’arrive au pouvoir, la situation à la frontière entre
que possible et nous téléphonons régulièrement.” le Mexique et les Etats-Unis n’était pas aussi tendue qu’aujourd’hui.
Le succès de Desperado au box-office (57 millions de dollars Mon film avait une portée prophétique !” Il prouve également
de recettes au niveau mondial) lance définitivement la carrière une nouvelle fois l’extraordinaire aptitude créatrice de
du Texan. Rodriguez s’essaie ensuite à plusieurs genres : le film Rodriguez. A lui seul, il a lancé quatre franchises – même cinq
fantastique avec Une nuit en enfer (1996), film écrit et interprété avec Alita (il devrait connaître au moins un second volet) –
par Tarantino, aux côtés d’Harvey Keitel et George Clooney, et n’en a jamais accepté qui avait débuté sans lui.
la science-fiction avec The Faculty (1998) et le film familial Des dix-sept films de sa carrière se dégagent deux lignes
avec la trilogie Spy Kids (en 2001, 2002 et 2003). Cette dernière de force. D’un côté, un amour pour un cinéma bis issu d’une
marque d’ailleurs un tournant dans l’approche technique de fabrication artisanale, d’un rapport physique au tournage, et
Rodriguez. Le premier volet est son dernier film sur pellicule, de l’autre des films plus sérieux, plus ambitieux, plus chers aussi,
le second est son premier film en numérique et le troisième est et à la responsabilité toujours partagée. Alita fait évidemment
le premier film exclusivement tourné en 3D : “Spy Kids a été partie de ceux-là. A 50 ans et malgré l’échec commercial de
un terrain d’expérimentation technique passionnant pour moi. Je suis ses derniers films, Rodriguez a eu à sa disposition le plus gros
un grand défenseur du numérique. Je suis sûr qu’un jour j’arriverais budget de sa carrière (200 millions de dollars). Quand
à convaincre Quentin d’abandonner la pellicule.” on l’interroge à ce propos, il nous répond : “Je suis profondément
hyperactif. Si je suis sur un tournage, je vais avoir envie de toucher
à tout. Entre les prises, je joue de la guitare si je ne peux vraiment pas
faire autre chose. Je ne supporte pas d’attendre le plan suivant sur
ma chaise de réalisateur. Sur mes petits films à moi, j’ai une liberté
totale pour tout faire mais sur les films que je coréalise ou sur les films
“Mon amitié avec Quentin Tarantino de commande, c’est différent. Mon énergie se focalise alors sur
est une des choses les plus la relation avec l’autre, que ce soit James, Quentin ou Frank. Et ça
précieuses de ma vie. La rencontre me tient tout aussi occupé que si j’étais sur le tournage d’un petit film
de série B où je dois trouver une astuce pour chaque plan. Avoir
la plus importante que j’ai faite une altérité forte me permet d’éviter l’ennui inhérent aux productions
dans ce métier” lourdes. C’est aussi une façon de désacraliser le côté “grosse production”
en en faisant un film de copains. Alita, c’est aussi ça pour moi.”

Lire la critique de Alita: Battle Angel p. 52

Les Inrockuptibles 13.02.2019 34


Story Robert Rodriguez

A Paris,
en février

35 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Story

Le remake de RESIDENT EVIL 2 connaît un succès


considérable. Le retour en grande forme d’un jeu qui renoue
avec l’esprit originel de la franchise et mise tout
sur l’angoisse du joueur. Histoire d’un mythe vidéoludique.

texte Erwan Higuinen

IL SE PASSE QUELQUE CHOSE Ces dernières années, on a certes vu les et de plantes vertes (qui servent ici
D’ASSEZ INHABITUEL remakes de Crash Bandicoot et de Spyro, à se soigner quand on approche les morts
DANS LE MONDE VIDÉOLUDIQUE autres icônes des années PlayStation 1, vivants d’un peu trop près), le phénomène
traditionnellement shooté à la nouveauté. se vendre comme des petits pains alors semble ne pas devoir grand-chose
L’un des grands succès (et des meilleurs que l’éditeur japonais Square Enix n’en à la nostalgie. Dans l’ensemble, c’est en
jeux) de ce début d’année, écoulé à plus finit pas de peaufiner celui de Final effet plutôt comme un nouveau
de trois millions d’exemplaires dès la Fantasy VII. L’affaire est entendue : après blockbuster qu’est accueilli Resident
semaine de sa sortie, est une vieillerie de avoir longtemps oscillé entre l’amnésie Evil 2, et non comme un visiteur venu du
1998. Ou presque, car, si Resident Evil 2 sélective et les compilations de “classiques” passé. A la limite, il aurait presque pu
signe son retour au sommet du inégalement soignées, l’industrie du jeu s’appeler “Resident Evil 8” : si retrouvailles
box-office, ce n’est pas sous la forme vidéo a compris, à l’instar des maisons de il y a, c’est moins avec le jeu de 1998
stylistiquement indémodable mais disques ou des éditeurs de DVD, tout le qu’avec la saga Resident Evil elle-même,
techniquement datée de sa version parue bénéfice qu’elle pouvait tirer de ses succès dont le destin est sans pareil.
à la fin du siècle dernier, mais sous celle passés. A fortiori quand, l’âge moyen Son premier épisode, paru en 1996,
d’un luxueux remake. Il n’empêche : des gamers ne cessant d’augmenter pour qui était très influencé par le français
l’engouement pour cette histoire lâchant dépasser allègrement la trentaine, parier (et lovecraftien) Alone in the Dark (et, plus
le joueur dans les rues (et le poste de sur l’attrait des jeux du “bon vieux secrètement, par Sweet Home, adaptation
police) d’une ville américaine, Raccoon temps” devient une stratégie commerciale parue en 1989 chez le même éditeur,
City, infestée par les zombies, dans très raisonnable. Capcom, d’un film d’épouvante de
la peau successivement du flic débutant Sauf que si Resident Evil 2 Kiyoshi Kurosawa), a marqué un
Leon Kennedy et de la jeune Claire (re)passionne aujourd’hui le public tournant dans la folle histoire des jeux
Redfield, a bien quelque chose d’inédit. des amateurs de sueurs froides et qui font peur. Bien que ses héros
Mais Resident Evil 2 n’est pas un cas d’ambiances pesantes, de grognements soient des membres des forces spéciales
isolé, se récrieront les plus attentifs. inquiétants dans des couloirs obscurs ultra équipés, l’œuvre du japonais

Les Inrockuptibles 13.02.2019 36


Shinji Mikami misait sur l’atmosphère, cinématographique (que l’on qualifiera Fruit d’un développement lui-même
l’angoisse, la lenteur et le sentiment de manière pudique de pas complètement chaotique – une première version du
de vulnérabilité que la visite de son enthousiasmante) dont les six films jeu, que l’on dit aux deux tiers achevée,
manoir grouillant de zombies provoquait interprétés par Milla Jovovich ont gagné fut “jetée” pour tout recommencer –
chez le joueur, plutôt que sur l’action leur indépendance. Comme s’ils se mais plus varié, moins monocorde que
(si ce n’est dans quelques moments clés). déroulaient dans un univers parallèle, l’épisode inaugural, Resident Evil 2
Les munitions sont rares, tout comme récit et personnages n’y ont plus qu’un appartient, lui, clairement, à la première
les soins disponibles et les possibilités rapport assez lointain avec ceux des jeux. époque de la saga, celle de la tension
de sauvegarder sa partie. A condition C’est cependant d’abord sur les constante et de la fragilité. D’une certaine
de faire abstraction des kitschissimes consoles que Resident Evil n’a cessé idée de la peur, en somme, reposant
séquences d’introduction et de conclusion de se chercher pour se réinventer. 2005 d’abord sur le hors-champ, sur ce qu’on
en prises de vues réelles, Resident Evil 1 fut une année importante pour le jeu : ne peut pas (encore) voir et que l’on
(1996) reste la meilleure adaptation celle qui a vu le passage à une action, redoute d’autant plus. S’il “remplace”
(officieuse) des films cultes de George dynamique et inventive, avec Resident de fait le Resident Evil 2 de 1998
A. Romero (La Nuit des morts vivants, Evil 4, un épisode où la peur de l’invisible – car qui, ayant le choix entre l’ancien
Le Jour des morts vivants, Zombie). cédait la place à celle d’être submergé par et le moderne, le choisirait ? –,
une menace aux contours moins flous. ce terrifiant remake rend, au fond, justice
Depuis, l’histoire de la saga 2017 aussi, avec la sortie de Resident à ses idées, à son ténébreux esprit.
s’apparente à une success story Evil 7, l’épisode du retour à un tempo La lourde chenille que ce dernier
heurtée (près de 90 millions modéré – on n’a pas dit au calme – et de pilotait est devenue un superbe papillon
de jeux vendus, quand même), avec la prise en compte de certaines tendances zombie.
tâtonnements, changements de style du cinéma d’horreur de la décennie
et bifurcations régulières. Resident Evil écoulée comme le torture porn (Saw) ou le Resident Evil 2 (Capcom), sur PS4, Xbox One
est même devenu une franchise found footage (Paranormal Activity, [REC]). et PC, environ 60 €

37 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Cette semaine, le cool mène l’enquête sur l’empowerment de
Nabilla Benattia, page 40. Pour commencer, notre sélection d’indispensables
autour du sexe et de la question de l’intime.
par Alice Pfeiffer & Manon Renault

En gribouillant sur un coin de table


avec Elisa Boisseau
Depuis ses premiers bancs d’école, l’illustratrice originaire de Hyères gribouille au Bic,
au feutre, au Tipp-Ex, sur le moindre morceau de papier qui passe sous ses mains.
Autodidacte, elle raconte aujourd’hui l’intimité, le sexe poétiquement cru, la proximité
entre les corps, sans censure, pudeur ou voyeurisme. “La femme reçoit une pression
énorme quant à son corps, je veux célébrer une multitude d’idéaux”, dit-elle.
instagram.com/elisa.boisseau

Les Inrockuptibles 13.02.2019 38


Où est le cool ?

Le long
des broderies
érotiques de
Dulce Embroidery
Grinder, Tinder… Brodeur ?
Les artistes Cécile Davidovici
et Coralie Gomez proposent
des pièces unisexes et
fabriquées sur commande,
sur lesquelles sont
minutieusement brodés
des corps dénudés. Intitulé
Dulce Embroidery, le projet
vise, selon ses fondatrices,
à décloisonner la vision
passéiste de leur pratique,
et aussi à “célébrer la nudité
sans nécessairement la
dulce embroidery

sexualiser”.
dulceembroidery.bigcartel.com

Sur un onglet Club89


Lancé par Romane Boscolo – mieux connue sous le nom
Romie 2000 – Club89 est un webzine tourné vers le sexe
et la culture “post-porn”. Après une enfance “nourrie aux pubs
American Apparel, au web porn ou aux clips booty shakés”,
la fondatrice veut encourager notre époque à se montrer
“décomplexée et décomplexante”, inclusive et solidaire.
club89.fr

@mac_coco

En mettant les doigts


dans les Encastrables
d’Ophélie Mac
Cette artiste basée à Bruxelles
et passée par La Cambre se fait
remarquer pour des moulures de pénis
ultra réalistes, en faïence émaillée.
Leur forme creuse permet donc
de les enfiler comme des marionnettes.
“On peut les passer au lave-vaisselle,
au four à micro-ondes”, précise
Tibo Sarny/@club89.fr

la plasticienne qui décrit non sans


humour ces Encastrables comme
une source de “plaisir, désir, partage,
et aussi, décoration”.
lencastrable.com

39 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Les Inrockuptibles 13.02.2019
40
Bertrand Le Pluard/amelie pichard
Où est le cool ?

La starlette de téléréalité Nabilla Benattia lance sa ligne


de cosmétiques et tente de s’approprier la figure de la Parisienne.
Pirouette mercantile ou avancée féministe ?

texte Alice Pfeiffer & Manon Renault

IL Y A ENCORE PEU DE TEMPS, UNE La Parisienne, elle, passe des heures de se réinventer, et l’idée d’une beauté
RECHERCHE GOOGLE SUR NABILLA à parfaire l’art de l’effortless. Mais Nabilla figée, fruit d’un héritage. Un duel entre
BENATTIA vous dirigeait invariablement fait le contraire. Aux manettes de sa toute la liberté de naviguer dans les “looks” et
vers des titres racoleurs au sujet de nouvelle marque de produits de beauté, une exigence de conformité au “naturel”.
sa plastique, ou raillant son fameux “Allô ! Nab Cosmetics – inspirée par les multiples Le philosophe Michel Foucault expliquait
Non mais allô, quoi !”, prononcé lors de franchises de la famille Kardashian –, que la recherche des discours de vérité
sa participation aux Anges de la téléréalité. elle vend du french chic, mais avec était un moyen de découvrir les dispositifs
Mais ça, c’était avant. Image ci-contre un savoir-faire américain. Elle est à la fois de pouvoir. La mise en beauté a souvent
à l’appui. Celle qu’Orange Is the New Black sa propre égérie, une femme d’affaires, été analysée comme une tromperie
a décrit comme “la Kim Kardashian féminine justifiant la domination
du pauvre !” (aïe) est en pleine masculine. L’artifice travestirait l’exigence
métamorphose. Ici, elle pose avec de vérité, ainsi le look “naturel” serait
autodérision pour la marque d’accessoires Nabilla devenant celui des femmes dominantes.
ultra branchée amélie pichard. Ses lèvres parisienne En l’occurrence, Nabilla devenant
sont fardées de rouge et ses cheveux parisienne à l’aide de longues heures
impeccablement décoiffés. Après avoir
à l’aide de longues de maquillage est une sorte de trahison.
défilé pour Jean Paul Gaultier, Nabilla heures de maquillage C’est ce discours moralisateur, reflet
apparaît sur la couverture de Playboy est une sorte de de la prégnance de cultures nationales
France, sous la direction artistique du très et religieuses, qui biaise notre rapport
en vogue styliste Nicolas Dureau, mêlant
trahison au corps et à l’invention de soi.
labels pointus parisiens et haute couture “La Parisienne” n’est pas une proposition
modernisée. Sur son compte Instagram multiple faite à des femmes plurielles, mais
– qui compte près de 4 millions de la pdg de son entreprise et manie les un concept unique imposé à des femmes
followers –, elle poste des photos d’elle réseaux comme jamais. Elle entretient multiples. Cette opposition relève aussi
tout de béret, marinière et trench-coat une proximité avec les fans, elle affiche de deux conceptions antagonistes
vêtue. Vous l’avez reconnue ? Nabilla ses avant et après, ne se cache pas, ne du dire vrai, du souci d’être soi et
s’est métamorphosée en Parisienne propose pas une idée vague de la beauté, d’une transparence nivellant la société.
telle que le monde entier la fantasme… mais une approche pragmatique avec Nabilla est-elle le symbole d’une
sauf les Parisiens eux-mêmes. une gamme de teintes très diversifiée intolérance à un parisianisme hermétique
(encore rarissime chez la majeure partie à la pluralité des femmes ? En 2019,
LE MAQUILLAGE PERFORMATIF des marques). “J’ai envie d’offrir à chaque les gender studies expliquent que le monde
jeune fille, à chaque femme, la possibilité de la beauté reste une barrière
L’assimilation du mode de vie parisien d’essayer, la liberté d’être elle-même tout de différenciation sociale et raciale tout
passe plutôt par une mise en conformité simplement”, dit-elle de façon candide en devenant un outil d’émancipation.
à un ensemble de critères de beauté qui au sujet de son label. Le maintien de la figure de la Franco-
correspondent aussi à la grille de lecture Parisienne et son hédonisme moral
des goûts d’une classe sociale dominante : MAIS QU’EST-CE QU’UNE sur la beauté deviennent anachroniques.
mince, grande, cheveux raides, frange et “VRAIE” PARISIENNE ? Et si l’on devait renvoyer Nabilla à son
poitrine de pré-adolescente. Les Sophia passé de téléréalité, on pourrait s’avancer
Loren pulpeuses restent en Italie, et La fascination pour Nabilla d’une avant- à dire qu’elle est la plus authentique
les Dolly Parton aux brushings bien garde modeuse montre la dualité entre des candidates pour incarner la post-
trop laqués se contentent du Texas. le maquillage comme art, qui permet Parisienne.

41 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Musiques

Envolée nouvelle
Contemplatives et singulières, les compositions
d’HOMESHAKE flottent toujours un ciel ou deux
au-dessus de la pop et du r’n’b actuels.

SI VOUS AVEZ L’HABITUDE DE normal, à Montréal. Début novembre,


TRAÎNER DANS LES FESTIVALS INDIE c’est dans sa ville d’adoption qu’on
DE CETTE DERNIÈRE DÉCENNIE, le rencontre en plein milieu du quartier
il y a de fortes chances pour que vous du Mile End. L’hiver est en avance
ayez un jour croisé le charisme discret et les trottoirs ont déjà disparu sous
de Peter Sagar. Pendant de longs mois, d’impressionnantes couches de neige
le guitariste a prêté son flegme à la fureur quand on aperçoit sa dégaine d’adolescent
des premières grosses tournées de éternel devant l’énorme pancarte
Mac DeMarco. De Montréal à Barcelone, “Nouveau Système”, le nom de son diner
en passant par Mexico ou Paris, Peter préféré. Un restaurant hors du temps
a donc embarqué dans ce grand bateau qui propose des poutines et des omelettes
ivre rempli de jetlags et de gueules de bois à moitié cuites dans un décor rétro relevé
sans jamais s’y noyer complètement. par les sommations de serveuses
Beaucoup moins excessif et fantasque à moitié sympas. L’ambiance est cool,
que son pote, mais toujours appliqué au bizarrement.
moment d’interpréter les beaux solos Peter a l’habitude de donner ses
de guitare des premiers morceaux siglés interviews ici car il habite à deux pas
DeMarco, Sagar a rapidement ressenti avec sa copine Salina. Elle dessine les
un besoin quasi vital : rentrer le plus vite artworks de ses pochettes depuis le début
possible pour retrouver un rythme de vie du projet Homeshake. C’était en 2014,

Les Inrockuptibles 13.02.2019 42


contemplatif compilées par les fans de
Connan Mockasin et Mac DeMarco.
Sur sa nouvelle collection baptisée Helium,
il semble pourtant imposer de nouvelles
idées. Pour se réinventer, Peter s’est
tourné vers un territoire de fantasmes
inépuisables : le Japon de Murakami et de
la City Pop, ce fameux genre qui ressuscite
la gloire des pop stars nippones des
années 1980. “Deux années se sont écoulées
depuis la sortie de Fresh Air, mon dernier
album. C’est trop long mais j’ai pu trouver le
temps de tomber sous le charme des bouquins
d’Haruki Murakami. J’écoute aussi toujours
beaucoup de pop japonaise des eighties.
C’est une source infinie d’émerveillements,
il y a tellement d’artistes à digger sur
internet. Je ne saurais pas dire ce qui me
fascine dans cette musique. Certainement
Salina Ladha

la texture des instruments et l’utilisation


très avant-gardiste des synthétiseurs.”
Helium est pensé comme une petite
mosaïque instrumentale parsemée de
avec l’indispensable album intitulé mélopées languides, chantées sans trop y
In the Shower. Home at Last, l’ultime croire. Et si certaines parties ressemblent
morceau de cette première anthlogie aux vieilles musiques de jeux vidéo
lo-fi, est une petite merveille mélodique, en 16 bits, n’en faites pas pour autant
indispensable si l’on veut saisir toutes une bande originale de la dépression ou
les intentions qui continuent d’animer un énième éloge de la culture nerd.
le musicien originaire d’Edmonton. Très enjoué, le single Nothing Could Be
Peter explique : “Il fallait absolument Better rappelle Every Little Thing, le tube
que je rentre au Canada après l’énorme série de 2017 aux millions de clics, alors que
de concerts avec Mac. Plus je partais, plus l’improbable Like Mariah dit tout l’amour
j’avais du mal à redevenir moi-même quand que Peter voue à… Mariah Carey :
je rentrais. Homeshake est définitivement “C’est notre reine à tous !”, lâche-t-il dans
un projet qui est né de cette espèce de mal un rire à peine embarrassé. “Selon moi,
du pays que je ressentais. J’habite Montréal Mariah est la pop star absolue. Le clip
depuis huit ans et cette ville correspond bien de Heartbreaker m’avait tellement marqué
à mon caractère. C’est calme, les gens sont quand j’étais petit ! A l’époque je n’assumais
créatifs. J’ai été hyper heureux de vivre pas du tout. Je suis passé par le piano
tous ces moments de folie avec Mac et le groupe et le jazz avant de me fixer sur la guitare
dans le monde entier, mais j’étais tellement à l’adolescence. J’écoutais Rage Against
soulagé quand j’ai pris la décision d’arrêter !” The Machine, les Sex Pistols… Je pense
Depuis 2014, Peter Sagar est que l’ado que j’étais détesterait la musique
donc concentré sur ce projet solo que je fais aujourd’hui !” Azzedine Fall
si particulier qui croise des influences
pop, ambient et r’n’b enrobées
Album Helium
d’une production faussement naïve. (Sinderlyn/Differ-Ant)
Avec quatre disques publiés en à peine Concert Le 26 février,
cinq ans, la petite œuvre qui se déploie Paris (La Maroquinerie)
année après année est devenue
une valeur sûre dans les playlists à but

43 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Sur Rustin Man, morceau qui
clôturait l’album, Beth chante
d’ailleurs dans un épais brouillard
évoquant son effacement
progressif du monde : “Oh Rustin
Man (…) How many more days
can we take in the hope of seeing you”
(“Combien de jours pouvons-nous
encore tenir dans l’espoir de te
voir”). Quelque chose de l’ordre
de la lettre d’adieu, du testament,
émanait de ces quelques mots,
comme si l’idée d’apercevoir ou
Lawrence Watson

de mettre à nu Paul Webb était


complètement vaine, illusoire,
voire carrément hors de propos.
La présence ectoplasmique du

De rouille et d’or
bassiste de Talk Talk traversait
le disque sans laisser présager que,
dix-sept ans plus tard, Rustin Man
répondrait à Rustin Man d’une
manière aussi grandiose.
On avait laissé RUSTIN MAN en 2002 aux côtés de
Albums

Drift Code, premier véritable


Beth Gibbons. Loin de s’oxyder, l’ex-Talk Talk a pris le temps album solo de l’homme qui rouille,
a été annoncé en décembre dernier
de charpenter un album solo minutieux et énigmatique. par l’intermédiaire de la chanson
Vanishing Heart, laissant penser
QUELQUES RAISONS QUI années 1980. D’abord rare, il a fini que, décidément, depuis Spirit of
NOUS ÉCHAPPENT, mais que par s’évaporer.” Eden (1988) et surtout Laughing
le cosmos n’ignorerait sans doute Pendant ce temps, tandis que Stock (1991), les membres de
pas, nous ont conduits l’année nos projecteurs tardifs étaient Talk Talk n’en avaient jamais
dernière à parler à nouveau de braqués sur le passage à l’état terminé avec l’idée de se soustraire
Mark Hollis. Simples coïncidences gazeux de Mark Hollis, l’ancien du monde, de s’y fondre jusqu’à
ou signe d’une époque en quête bassiste de Talk Talk Paul Webb aka ne faire qu’un avec le vent.
de pierre philosophale, l’unique Rustin Man, – “l’homme qui Et puis quelques lignes sont
album solo de l’ancien leader du rouille”, sobriquet que Mark Oliver venues dépeindre un autre envers
groupe de synthpop londonien Everett d’Eels n’aurait pas renié –, du décor, celui d’une expression
Talk Talk, sorti en 1998, était érigé créait patiemment, quelque part au simple et directe de ce que
en totem dans une sorte de grand milieu de la campagne anglaise, l’on pourrait appeler la sérénité :
polar métaphysique, à l’heure les conditions d’un retour en grâce “At last I’ve found more warmth to
où les questions du silence et de après Out of Season, son coup feeling, it feels so good to be alive”
l’épure dans la musique devenaient d’éclat de 2002 aux côtés de Beth (“J’ai enfin trouvé plus de chaleur
récurrentes. Gibbons de Portishead. dans les sentiments, c’est si bon
Poussant cette logique du Comme un roman pétri de d’être en vie”). S’ensuit un album
vertige abyssal à l’extrême, références, astuce grossière en forme d’éblouissante errance
on notait même la disparition de mais toujours efficace des folk, à mi-chemin entre la ballade
ce bon vieux Mark des écrans auteurs qui ne veulent pas trop se pastorale et la soul UK,
radars depuis cet ultime morceau dévoiler ou n’assument pas encore sublimée par la voix de Paul Webb,
de bravoure au point que, vingt ans pleinement leur style, l’album changeante, instable, blanche ;
plus tard, nous puissions écrire menait sa barque entre jazz blanche comme la couleur d’une
dans ces pages : “Bien avant que progressif, folk bizarre et soul brise soulevant des feuilles mortes.
l’on parle de la dématérialisation de blanche, entretenant le mystère François Moreau
la musique, Mark Hollis inventait quant au véritable dessein de
celle du musicien à la fin des Paul Webb. Drift Code (Domino/Sony)

Les Inrockuptibles 13.02.2019 44


Yak
Pursuit of Momentary
Happiness
(Third Man Records/Virgin EMI)
Personne ne l’avait vu
venir : le deuxième effort
des Anglais est tout
simplement fascinant.
La hype n’a jamais épargné
les groupes amateurs de riffs
efficaces. Et les options pour
l’entretenir restent minces.
Il y a ceux qui choisissent de
resservir une formule
gagnante souvent périmée
et ceux, comme Yak, qui
préfèrent prendre la tangente
en la jouant à l’instinct.
Après White Male Carnivore,
premier album remarqué
en 2016, le trio qualifié
de “groupe le plus captivant
d’Angleterre” par le New
Musical Express n’avait de
toute façon plus rien
Bao Ngho

à perdre. Sans le sou après


avoir claqué l’argent du
groupe à la suite d’une

Emilie Khan tournée interminable,


Oli Burslem, tête pensante
de Yak, se devait de rentrer
Outro Secret City Records à Londres pour se jeter
à corps perdu dans
La harpiste montréalaise opère une mue sous son nom propre et l’élaboration d’un nouveau
apaise ses maux à la croisée d’une indie pop éthérée et d’une electro aquatique. disque. La meilleure solution
Parce qu’il n’y a pas que Joanna Newsom dans la vie. pour retrouver l’équilibre.
Si Pursuit of Momentary
2019. CELLE QUI ÉTAIT JUSQU’ICI du vent, qui hante l’étincelante nouvelle Happiness conserve
CONNUE SOUS LE NOM D’EMILIE & production de la Canadienne. en partie la sauvagerie de
OGDEN a abandonné son pseudonyme et, S’il devait ne manquer qu’une chose son prédécesseur (sur le titre
simultanément, s’est affranchie du personnage à Outro, réalisé en collaboration avec Fried), il fascine par ses
qu’il dissimulait afin d’accoucher d’un son compatriote Warren Spicer des Plants ornements soul et
nouvel album plus intime. Question de bon and Animals, c’est un ancrage. Ses morceaux psychédéliques qu’un certain
sens : pourquoi s’encombrer de sentiments sont plus aériens les uns que les autres, Jason Pierce n’a pas manqué
pénibles et caducs quand on s’embarque à l’exception de Three, Don’t et Never Good de superviser. L’influence de
dans un périple au cœur même de Enough, qui nous ramènent sur Terre pour Spiritualized vient parfaire
la délicatesse ? Car, sans aucun doute, Outro un court instant grâce à leurs rythmiques les compositions ambitieuses
reflète le voyage initiatique entrepris par cadencées et leurs percussions. du jeune Oli et permet à Yak
la jeune Montréalaise depuis son dernier Sur les neuf autres chansons, Kahn et de réaliser un coup de maître
album, 10 000, livré en 2015. sa harpe semblent en suspension, flottantes. inattendu. Il n’y a qu’à
Kahn a donc pris le large et s’est délestée Comme pour mieux se laisser entraîner écouter Layin’ It on the Line
de sa candeur sucrée pour trouver une toute par leur propre musique, par les délicats ou This House Has No Living
nouvelle île, symbole d’avenir et de maturité. courants d’Island, les vagues électriques de Room pour en être convaincu.
Mais une fois embarquée sur ce bateau Will You ? ou les apaisants remous Valentin Gény
nommé Outro, la harpiste semble hésiter sur d’Aquarium. La voix de la Canadienne,
la destination de son attention : en direction qui se brise par moments dans les aigus,
de ses remords passés ou le regard fixé rappelle d’une manière frappante à quel point
vers un futur incertain ? C’est précisément la frontière entre la légèreté et la fragilité
ce constant mouvement de balancier, peut être ténue. Et captivante.
entretenu par le rythme de l’eau et la légèreté Salomé Grouard

45 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Laure Briard
Un peu plus d’amour
s’il vous plaît
Midnight Special Records
Une séduisante singularité
confirmée dans un petit
bijou de pop décalée.
Auteure-compositrice-
interprète à l’univers
subtilement excentrique,
la jeune Toulousaine Laure

Ojoz
Briard est l’une des figures
les plus attachantes de la

Canine scène musicale française


actuelle. Souvent nimbées
d’un doux et entêtant
Dune Polydor parfum psychédélique,
ses chansons en clair-obscur
Artiste à la voix inclassable, aussi à l’aise en français qu’en anglais, la jeune femme planent – bien plus légères
dévoile un ambitieux coup d’essai dansant et électrisant. que l’air – entre pop insulaire,
rock lunaire et bossa-nova
“SUR LA DUNE L’ANIMAL SECRET, s’empare de la soul en la façonnant solaire. Quelques mois après
Albums

LE LOUP, LA RACINE, LA VOIX CANINE.” à sa manière, elle délivre également Coração Louco, aventureux
Retentissant comme l’hymne de ce disque, des compositions bien plus pop avec ep concocté avec le groupe
c’est sans aucun doute cet extrait du titre Forgiveness ou encore des morceaux ultra brésilien Boogarins, arrive
Bienveillance qui résume au mieux l’essence dansants comme la chanson-titre de l’album, maintenant Un peu plus
et l’identité du premier album de Canine. qui se prête parfaitement au dancefloor. d’amour s’il vous plaît,
Porté par sa voix grave, soul et dominante, Alors même que le chant et les différentes son troisième album.
par moments troublante d’androgynie, Dune voix ont toute leur place sur ce disque, Pour l’enregistrer, Laure
s’entend comme l’aboutissement de tout Dune laisse aussi la parole aux instruments, Briard a réuni autour d’elle
le travail, la méticulosité et les efforts de et plus particulièrement aux cordes, que Vincent Guyot (claviers),
Canine. Il faut dire qu’après un premier ep l’on découvre renversantes dans des titres Camille Bénâtre (guitare),
sorti l’année dernière et une poignée de singles comme Jardin ou encore dans le puissant Thomas Pradier (basse)
plus que prometteurs, le premier disque Ventimiglia. Un morceau électrisant et Raphaël Léger (batterie).
de cette ambitieuse chanteuse d’origine et fort, qui s’entend comme un combat. Ce dernier porte très bien
niçoise se faisait attendre. Car si certaines compositions sont portées son nom et le groupe dans
Oscillant entre français et anglais, c’est par d’envoûtantes mélodies oniriques, son ensemble déploie un jeu
en treize titres que Canine délivre Dune. d’autres se voient menées par des rythmes aérien, souple et dynamique,
Passionnée par le chant, Magali, de son vrai bien plus saccadés, exaltés et fougueux. créant un idéal tapis
nom, fait de son inclassable voix qu’elle Sans oublier que, pour une artiste instrumental sous la voix
travaille rigoureusement un des principaux qui a longtemps cultivé le mystère autour gracile de Laure Briard.
rouages de ce disque. Mais cette artiste de son identité en dissimulant son visage A la fois vaporeuses et
dominante est loin d’officier seule. Sur scène derrière une grande coiffe de plumes, radieuses, tantôt languides
comme sur ce premier album, elle est entourée le premier disque de Canine se veut  tantôt alertes, les dix chansons
de son habituel cortège de musiciennes, très personnel. Elle parvient à nous funambulesques évoluent
ou devrait-on dire de ses “louves”. Elles plonger dans un autre monde, un univers sur le fil d’une enjôleuse pop
sont une dizaine à œuvrer entre chœurs fantastique dont elle seule a le secret. en apesanteur, aux mélodies
et instruments, pour accompagner Maud Gautier cristallines et aux paroles
la chanteuse et parfaire ce premier lp. mutines. Effervescente
Un disque à la soul moderne teintée fantaisie cosmique,
de gospel, accompagné par sept choristes la chanson-titre conclut
et un ensemble d’instrumentistes allant de parfaite manière cet
du violon à la contrebasse, en passant album exquis de bout
par le clavier et la batterie. Car si Canine en bout. Jérôme Provençal

Les Inrockuptibles 13.02.2019 46


SUR NOS PLATINES

CAROLE BOINET FRANÇOIS MOREAU CYRIL CAMU JEAN-MARC AZZEDINE FALL


LALANNE
Aly Bass King Gizzard & The Lucy Dacus Hubert Lenoir
97 Lizard Wizard La Vie en rose Boy Harsher Momo
Cyboogie  LA
Di-Meh Beirut Cashmire
Focus Louis Jucker Light in the Atoll  Céline Gillain Geisha
Seagazer  Fight or Flight
Deerhunter Adrianne Lenker Lizzo
Element Girlpool Terminal Paradise  Ariana Grande Juice
Hoax and the Shine  7 Rings
Weyes Blood  James Blake Sean
Andromeda Rustin Man Are You in Love ?  Toro Y Moi Souvenir
Brings Me Joy  Who Am I
The Kinks Mitski TH da Freak
This Time Tomorrow  Townes Van Zandt Square  Alain Bashung Peeling the Onion
Cocaine Blues  Rebel

INROCKS

47 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Le prolifique et
antihéros méconnu
du folk américain
continue
de peaufiner, dans
l’ombre, des pépites

artistes déclarer : ‘Voici comment


fonctionne mon processus créatif,
étape par étape.’ J’essaie de ne pas
me limiter à une seule façon de faire.
Pour moi, une chanson est un concept
impalpable et elle n’est jamais
vraiment terminée. A un moment
donné, après plusieurs mois d’existence,
je l’enregistre, mais elle continuera
Silvia Grav

à évoluer sur scène, à avoir sa propre


vie. Les morceaux de mon nouveau
disque ont été écrits, pour la plupart,

En hautes sphères
à l’époque de Mangy Love (son
album précédent, sorti en 2016
Albums

– ndlr) et je les joue depuis


des années en concert.” Il aura
suffi d’une dizaine de jours dans
D’une qualité et d’une constance remarquables, un studio de Brooklyn pour
le clown triste CASS MCCOMBS ajoute les enregistrer.
un nouveau chapitre à sa discographie. Avis aux fans En équilibre fragile entre
la tourmente et l’apaisement,
inconsolables de Nick Drake et Elliott Smith. ces morceaux s’inscrivent dans la
digne descendance d’Elliott Smith
DEPUIS SON PREMIER ALBUM a fait parvenir un communiqué et de Nick Drake. Un piano
EN 2003, CASS MCCOMBS de presse déguisé en dossier désabusé (Absentee) et des mantras
A PARTAGÉ LA SCÈNE avec psychiatrique dont le songwriter aux frontières de l’electro (American
la crème de ce qu’on nomme est l’objet. Souvent drôle (Cass y Canyon Sutra) viennent agrémenter
le “rock alternatif” aux Etats-Unis : apparaît comme un patient en les folk songs teintées d’americana
Ariel Pink, The War On Drugs, plein délire), parfois tragique qui constituent la majorité de cet
Arcade Fire ou encore les Shins. (les pulsions suicidaires et album. “Je cherchais un son épuré,
Pour des raisons qui dépassent l’automutilation sont évoquées), dénudé, explique-t-il. J’aime
l’entendement, le quadra californien ce document, écrit par un de ses enregistrer sur le vif avec les autres
n’a pas (encore) atteint le même vieux amis pour blaguer, mélange musiciens pour avoir une énergie live,
statut que ses pairs, il continue réalité et fiction. “On est tous surtout pas un instrument après
néanmoins de peaufiner, dans les deux assez sceptiques sur la façon l’autre.” On ignore combien de
l’ombre, des pépites largement dont beaucoup de gens font mélodies renversantes (comme ici
à la hauteur de leurs efforts leur autopromo, explique Cass. sur la foudroyante The Great Pixley
respectifs. Prolifique, cet antihéros On avait envie de contourner ça.” Train Robbery, l’intimiste Sleeping
méconnu du folk américain n’a Ne pas emprunter les chemins Volcanoes ou l’aérienne Estrella)
pas à rougir devant la ribambelle habituels, c’est précisément le mode Cass McCombs devra encore écrire
d’albums qu’il a signés depuis de vie de cet Américain attachant, avant de trouver la reconnaissance
une quinzaine d’années. comme l’illustrent le titre paradoxal qu’il mérite. Noémie Lecoq
Pour annoncer la sortie à venir de son nouvel album (Tip of the
du neuvième, Tip of the Sphere, Sphere, le sommet de la sphère)
Album Tip of the Sphere (Anti/Pias)
qui s’apprête à illuminer le mois et, plus globalement, sa façon Concert Le 4 juin, Paris
de février, Cass McCombs nous de composer : “J’entends certains (La Maroquinerie)

Les Inrockuptibles 13.02.2019 48


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Tout Ça/Que Ça
The trapeze singers
Une BO funambule pour un spectacle-ovni : VIMALA PONS

Albums
et TSIRIHAKA HARRIVEL ont pressé sur vinyle la musique de Grande,
entre chanson sous acide, cabaret déglingué et electro extraterrestre.
ŒUVRANT TOUS DEUX DEPUIS de lui donner une existence autonome. Par son minutieux travail de mise en
UNE DIZAINE D’ANNÉES DANS LE Notre désir a croisé celui de François, son, riche en détails et en strates,
DOMAINE DU SPECTACLE VIVANT, le responsable du label Teenage Menopause, Olivier Demeaux a su conférer un relief
à mi-chemin entre le nouveau cirque et qui est venu voir le spectacle et nous intense à l’album, accentuant encore
le théâtre performatif, Tsirihaka Harrivel a dit qu’il aimerait beaucoup faire quelque la singularité funambulesque de la musique
et Vimala Pons – par ailleurs devenue chose avec nous. Le projet de l’album du duo. Ludique et lunaire, songeuse
l’une des égéries du cinéma d’auteur s’est concrétisé comme ça.” S’il sort bien sûr et frondeuse, gaie et mélancolique,
français – ont décroché le jackpot scénique aussi en digital, l’album a été d’abord cette musique se déploie ici via douze
avec Grande. Conçu et (allègrement) pensé pour le vinyle, avec les contraintes comptines douces-dingues qui semblent
interprété en binôme amoureux, ce show que l’objet implique, notamment au niveau jaillir d’une fanfare ivre en goguette
rend un hommage distancié au monde de la durée et de l’ordre des morceaux. dans l’espace. Sur l’ensemble, drôlement
du music-hall sous la forme de saynètes “Nous avions plein de matière à disposition, poétique, flottent souvent les ombres
détonantes, pleines de facéties et ouvrant une multitude de pistes possibles. vives de Brigitte Fontaine et
d’acrobaties. La contrainte du vinyle nous a aidés Areski Belkacem. “Vimala et moi les
Depuis sa création à l’automne 2016, à structurer et mettre en forme cette matière”, adorons. Ils nous ont beaucoup inspirés
Grande suscite une jubilation à la mesure précise Tsirihaka Harrivel. dans la façon d’appréhender les chansons”,
de son titre. Seule ombre au tableau : En charge de la production et du confie Tsirihaka Harrivel. Plus ou moins
le 4 octobre 2017, lors d’une représentation mixage, Olivier Demeaux (Cheveu, trafiquées, les voix se croisent ou
au Centquatre à Paris, Tsirihaka Harrivel Heimat) – qui joue aussi de plusieurs se superposent, flottent sur des nuages
a fait une chute de huit mètres – dont il est instruments sur l’album – a joué un rôle mi-acoustiques mi-synthétiques
heureusement, et assez incroyablement, majeur dans la réalisation de Victoire chose, et nous entraînent loin, très loin :
sorti indemne. Arrivant à présent sur Terre, au point d’apparaître comme le troisième de la chanson du futur, ici et maintenant.
Victoire chose, album ovniesque en membre du projet. “Début 2018, nous avons Jérôme Provençal
provenance directe de la planète Grande, fait écouter à Olivier une première maquette,
apparaît ainsi d’autant plus miraculeux. avec une idée générale de l’album, et il Album Victoire chose
“La musique occupe une place très a tout de suite été partant, raconte Tsirihaka. (Teenage Menopause/Differ-Ant)
Release party Le 15 février, Paris (Pardon)
importante dans Grande, explique Tsirihaka Il s’est énormément investi, en étant Spectacle Reprise de Grande, du 19 février
Harrivel. Petit à petit, nous avons eu envie très à l’écoute, et il a fait un super boulot.” au 2 mars, Paris (Le Centquatre)

49 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Al Green en tournée

Ruvan Wijesooriya/Cooperative Music


L’iconique soulman donnera
une série de concerts aux
Etats-Unis, quelques mois
après avoir publié une reprise
du standard country Before

Capture d’écran de la vidéo Summertime


the Next Teardrop Falls, son
premier enregistrement
studio en dix ans.

The Rapture

Capture d’écran Love and Happiness


se reforme !
Les New-Yorkais, qui avaient
révolutionné le rock des années
2000 avant de se séparer en
2014, ont annoncé leur retour

Hors pistes sur scène pour deux shows


américains au printemps.

“Parfois il y a un homme,
comme diraient les frères AFTERSHOW
Coen dans le long
monologue d’introduction
Lust For Youth
du film The Big Lebowski,
au Supersonic (Paris), le 1er février
qui colle parfaitement dans Après un début de soirée sous le signe de l’indie à tendance shoegaze/
new wave, le Supersonic se pare de ses habits de nuit. Il est aux alentours
le paysage de son temps.” d’une heure du matin et une foule ultra impatiente se presse devant la
François Moreau
On parle ici de Marc salle du quartier Bastille, qui fête aujourd’hui son troisième anniversaire.
Rebillet, dans tout ce qu’il Une fois à l’intérieur, on se rend d’ailleurs compte qu’on a rarement,
voire jamais, vu l’endroit aussi bondé. Pour cause : Lust For Youth
Blah Blah Blah

a de plus grotesque et de génial. S’il fallait reprendre est sûrement une des formations les plus intéressantes à avoir émergé
les Mythologies de Barthes là où le sémiologue ces dernières années. Le projet, initialement débuté en solo par
français les a laissées, à quelques encablures le Suédois Hannes Norrvide, s’est ensuite mué en duo, puis en trio.
Dès son entrée sur scène, il comble les attentes du public : les mélodies
seulement des interprétations gnostiques d’un synthétiques du groupe, signé chez Sacred Bones Records, ont toujours
Pacôme Thiellement, on dirait de Rebillet, pape cette mélancolie solaire, cette douce fièvre qui avait fait le succès
d’une musique lo-fi et DIY poussée au paroxysme de Lust For Youth dès ses débuts. Tout au long de la soirée, les titres
de la débilité la plus sacrée, qu’il est l’Antéchrist s’enchaînent comme autant de tubes  : Running, Chasing the Light,
Sudden Ambitions… On est ici en pleine ambiance 80’s, boucles
que la pop n’attendait plus. Comme beaucoup de synthés et boîte à rythmes à l’appui, mais avec ce petit quelque
de kids par les temps qui courent, Rebillet s’est fait chose de l’eurodance des années 2000, rapidement devenue la marque
connaître grâce à YouTube, plate-forme sur laquelle de fabrique des groupes du nord de l’Europe. Devant la scène, là où
les rockeurs tapent d’ordinaire du pied, le parterre s’est quasiment
il balançait des vidéos tournées dans sa piaule, transformé en dance-floor et des effluves de sueur et de bière
où il improvisait des mini-tubes boostés par des renversée envahissent la salle. Emportés par les vagues synthétiques
productions principalement composées de boucles du duo, on a à peine le temps de remarquer qu’en concert, la guitare
remplace en grande partie les claviers du studio ; et Lust For Youth
répétitives. Simple comme bonjour, mais à mourir
quitte la scène, en laissant les DJ du Supersonic balancer le Blue Monday
de rire, comme quand, en maillot de bain devant de New Order. Ne reste plus qu’à espérer un retour sans attendre du
son clavier et son sampler, il pète un plomb et groupe en France, et la parution prochaine d’un nouveau disque,
ordonne à qui veut l’entendre de sauter dans puisqu’ils n’ont rien sorti depuis le superbe Compassion, en 2016.
Xavier Ridel
la “goddamn’pool”. Le mec a depuis entrepris
une tournée mondiale, avec une date complète
à Paris et n’en finit plus de faire parler de lui.
Marc Rebillet est ainsi un symptôme bien connu
des rouages de la culture underground : un courant
se crée (en l’occurrence la bedroom pop,
sur les cendres de la synthpop lo-fi late 70’s et
de l’anti-folk), des kids en définissent les contours
(entre autres Elvis Depressedly), tandis que
d’autres viennent ensuite rendre le truc caduc
en faisant rentrer tout ce beau monde dans
le système (Gus Dapperton). Et c’est à cet instant
de l’histoire, comme Mac DeMarco à l’époque,
Emilie Mauger

qu’un type en slip débarque pour tout foutre


en l’air à nouveau, poussant le genre jusqu’aux
confins de l’absurdité. Ce type, c’est Marc Rebillet.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 50


Cinémas
Alita:
Battle Angel
de Robert Rodriguez
Sur une planète Terre devenue le dépotoir d’une élite
juchée dans les cieux, une jeune cyborg amnésique
appréhende le mystère de son existence.
Une épopée SF à la fois trépidante et délicate.

SORTIS À UN MOIS D’INTERVALLE humain encore intact, elle est jetée aux


“ALITA: BATTLE ANGEL” DE ROBERT ordures par les puissants, ceux qui
RODRIGUEZ ET “MORTAL ENGINES” vivent là-haut, sur Zalem, la dernière des
de Christian Rivers sont des films grandes cités suspendues, la seule à avoir
qui semblent nés d’une même portée. survécu à la Chute, cet événement qui,
Blockbuster de SF prenant le risque au XXIIIe siècle, a accouché d’un monde
de proposer des univers singuliers, dévasté. De Zalem on ne verra rien
ils ont été délaissés par leur initiateur (c’est le puissant hors-champ du film),
(James Cameron pour le premier ou plutôt on ne se souvient de rien,
et Peter Jackson le second) pour arriver comme Alita. Alita atterrit dans la
entre les mains d’exécutants qui en décharge d’Iron City, une ville en forme
ont fait un travail sérieux et appliqué, de gigantesque bas-fond, de camp
dans l’ombre de leur maître. de migrants permanent. Elle reprend
Les deux films partagent un monde conscience lorsqu’elle se découvre un
postapocalytique où le recyclage père, le docteur Dyson Ido (Christoph
technologique est devenu la meilleure Waltz) qui la recueille et lui donne 
arme d’oppression du plus fort sur le corps de cyborg de sa fille décédée.
le plus faible. Des mondes organisés A cette figure de père fictionnel
verticalement,, du plus riche en haut, d’adoption s’ajoutent trois autres figures
au plus pauvre en bas. Des mondes paternelles qui chaperonnent le film.
renversés par une héroïne (incarnée par Le grand-père d’Alita, c’est Yukito
une actrice méconnue du grand public) Kishiro, l’auteur du manga Gunnm dont
dont le visage est travesti par un effet est tiré le film. Son véritable père est
numérique (de grands yeux dans Alita, James Cameron. Juste après Titanic (1997),
une cicatrice dans Mortal Engines). c’est lui qui décide de se lancer dans
Comme sa sœur de Mortal Engines l’adaptation de Gunnm. Le scénario
qui est expulsée hors de sa cité et laissée était prêt mais Avatar (2009), son bébé
pour morte, Alita tombe du ciel. Son d’alors, se révéla trop gourmand en temps
corps de machine détruit, son cerveau pour lui permettre de s’occuper d’Alita.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 52


Twentieth Century Fox

Rosa
Salazar

Sorties
Abandonné, Alita a finalement été Alita est un film à fleur doux. Sa conquête est celle d’un bout
récupéré par tonton Rodriguez d’épiderme. D’un point de vue technique,
qui a accepté de faire le film en désirant
de peau, qui explore Alita réalise la prouesse de mélanger
qu’il ressemble le plus possible à ce le lien et les oppositions à chaque image un masque hybride fait
qu’en aurait fait Cameron.  entre une enveloppe de grands yeux numériques posés sur un
Alita: Battle Angel ressemble de fait  visage de chair bien réel (celui de l’actrice
à un film de James Cameron plutôt qu’à
agressive et son Rosa Salazar, vue dans les dystopies teen
un film de l’auteur de Sin City (2005). contenant plus doux Divergente 2 et Le Labyrinthe). Son récit
De ce dernier, il ne subsiste qu’une est tendu par ce même souci épidermique.
jouissance à chorégraphier de ludiques Mais où se situe la conquête ? Il s’agit pour Alita d’être bien dans
scènes de combat où les membres – la Car les films de Cameron sont toujours sa peau, de trouver la bonne enveloppe
plupart du temps cybernétiques et non le lieu d’une conquête, technique de synthèse, celle qui sera en accord
humains – sont découpés à tour de bras. et narrative. Dans Avatar, le récit d’une avec l’image qu’elle se fait d’elle-même,
Le reste des thématiques et l’esthétique colonisation résonnait avec l’exploration celle qui lui permettra d’exprimer
de grande fresque épique du film sont de zones jamais atteintes au cinéma, tant tant sa douceur relationnelle que ses
purement cameroniennes. Elles étaient en termes de box-office que de techniques aptitudes guerrières. La scène où elle
déjà à l’œuvre dans Avatar ; l’hybridation de prises de vues. Alita se déploie sur investit pour la première fois un corps
3D entre prises de vues réelles et un terrain plus délicat, plus sensible. de combat qu’elle a connu dans une vie
numériques, le transhumanisme comme En revenant à la vie, la première antèrieure est à ce titre sublime. On y voit
solution aux contingences humaines, chose que fait Alita est de croquer sa peau se reconfigurer, sa silhouette se
un visiteur prenant la défense du monde dans une orange sans l’éplucher. redessiner sous l’action de sa pensée.
dominé contre le monde dominant Le fait qu’elle ait senti l’amertume de L’image de synthèse n’a jamais approché
d’où il vient, et l’amour comme force de cette peau et la douceur sucrée de ce la sensualité de la chair d’aussi près.
dépassement des diffèrences et comme qu’elle contient réjouit Ido qui en déduit Bruno Deruisseau
ressort tragique (le final d’Alita cite que ses capteurs sensoriels fonctionnent
d’ailleurs explicitement la terrible scène à merveille. A l’image de cette séquence, Alita: Battle Angel de Robert Rodriguez
où DiCaprio disparaît dans la pénombre Alita est un film à fleur de peau, qui avec Rosa Salazar, Christoph Waltz,
Jennifer Connelly, Mahershala Ali, Ed Skrein
glacée de l’Atlantique Nord en la explore le lien et les oppositions entre une et Keean Johnson  (E.-U., 2019, 2h02)
projetant dans le ciel).  enveloppe agressive et son contenant plus Lire la story Robert Rodriguez pp. 32-35

53 13.02.2019 Les Inrockuptibles


les trois membres un maillage
de protections, de jalousies,
d’admirations, de rivalités,
d’éloignements très riche.
Rien n’y palpite aussi fort que
le frère cadet, petit garçon résolu
en tout, comme invincible. Il faut
le voir déclamer comme un
amoureux shakespearien pour
les yeux de son crush du collège,
remplir son corps juvénile de bière
Victor Moati/Nord-Ouest Films/Le Pacte

et de whisky, dire “je suis un tigre”,


“j’ai peur de rien”, narguer
professeurs, prêtres et père
Mathieu
Capella, du haut de sa force et de sa pureté.
Benoît Un enfant-dieu avide de puissance,
Poelvoorde, menaçant d’exploser comme
Vincent
Lacoste
un volcan, et qui doit se réconcilier
avec l’existence de la faiblesse.
Autour de ce personnage, le film

Deux fils
pullule et se recouvre d’intrigues. Il
butine de l’une à l’autre au point
parfois de les survoler en toute
insouciance, sans forcément les
Sorties

de Félix Moati
conclure. Avec le soin de coudre en
arrière-fond de l’ouvrage tout un
paysage de vie parisienne, Moati
travaille surtout à faire proliférer
Un ado fait l’apprentissage écorché de la faiblesse le film, et à le suivre où
de son père dépressif et de son frère sonné par un chagrin il l’emmène, papillonner dans les
égarements affectifs post-rupture
d’amour. Un émouvant portrait-triptyque. du frère aîné, s’amuser dans
l’étrange teen movie du plus jeune,
APPEL AUX CINÉMATHÈQUES : lui-même assoiffé de vie, se mettant surveiller le pouls dépressif
IL Y AURAIT UN BEAU CYCLE pêle-mêle au latin, à la passion et pathétique du père (que vient
THÉMATIQUE à consacrer aux amoureuse, à la foi et à la bibine délester la drôlerie de Poelvoorde),
films de frères. Les piliers seraient : (oui). au fil des passages aléatoires par
Le Parrain, Rocco et ses frères. Les Le style se veut aérien, le cœur du foyer familial – salon
héritiers récents : Les Berkman tressaillant, mêlant les touches parisien et petit-bourgeois, où les
se séparent (un des films favoris véristes et les saillies plus garçons et leurs secrets se croisent
de Moati), Good Time et sans doute littéraires : on sent qu’on a revu un la nuit, où ils cachent leurs doutes,
Deux fils, qui pourrait aussi bien peu de Cassavetes, pas mal échangent des conseils contre
s’intituler Deux frères. de Desplechin aussi, et qu’on des cigarettes. Oui, il y a un côté
Car Félix Moati, dont c’est cherche une forme dans leur “traité sur la masculinité à fêlures”.
le premier long métrage de voisinage, parfois avec une vraie Mais on a bien le droit de s’en
réalisateur, y filme un père en crise, réussite, parfois aussi en perdant amuser : que le tragique puisse
Joseph (Benoît Poelvoorde, aussi haleine, en cachant moins bien prêter à sourire n’est pas la moindre
colossal que vulnérable), toubib l’effort. L’ensemble garde des qualités de ce film trop vivant
médiocrement reconverti cependant un tonus assez épatant. et mobile pour s’alourdir d’excès
en écrivain et KO debout depuis Mais si Deux fils fait mouche, de sérieux. Théo Ribeton
la mort de son frère. Mais surtout ce n’est pas pour sa surface de
ses enfants : Joachim (Vincent comédie dramatique, son rythme, Deux fils de Félix Moati, avec
Lacoste), thésard en surplace, son charme : c’est pour ce qui Vincent Lacoste, Benoît Poelvoorde,
cœur brisé courant tristement palpite en son cœur, à savoir une Mathieu Capella, Anaïs Demoustier
(Fr., 2018, 1 h 30).
les jupons ; et Ivan, préado atterré authentique tragédie fraternelle et Lire l’interview de Benoît Poelvoorde
par le tableau dépressif de ses aînés, familiale, qui noue et dénoue entre p. 8

Les Inrockuptibles 13.02.2019 54


Un ange
de Koen Mortier
Avec Vincent Rottiers, Fatou
N’Diaye (Bel., Née., Sén., 2018, 1 h 45)
L’histoire d’amour au Sénégal

Sensito Films/Rezo Films


entre un champion de cyclisme
et une prostituée. Un film creux
à force d’être trop préoccupé
par sa plastique.
Le nouveau film de Koen Mortier,
réalisateur du sulfureux Ex Drummer
(2007), est à l’image du personnage Les Drapeaux
principal : une brute au cœur tendre.
C’est une star du cyclisme qui,
de papier
trempée dans une affaire de dopage, de Nathan Ambrosioni
décide de s’exiler quelques jours Avec Guillaume Gouix, Noémie Merlant
au Sénégal. Un soir, il rencontre (Fr., 2018,  1 h 42)
Fatou, une jeune prostituée. Le premier long métrage d’un
C’est le coup de foudre. jeune homme d’à peine 20 ans.
Cette rencontre fait éclore un ton Une chronique familiale chargée
singulier, comme si le lyrisme mais non dénuée d’émotion. 
amoureux de Ronsard prenait corps Ecrit à 17, tourné à 18, Les Drapeaux
dans des personnages échappés de papier est le premier long métrage de
d’un film de Jacques Audiard. Nathan Ambrosioni, aujourd’hui 19 ans.
Si la collision est intrigante, L’histoire est celle d’un frère à peine sorti
toute l’artillerie visuelle déployée de prison (Vincent, interprété
par Mortier pour filmer cette par Guillaume Gouix, toujours aussi
idylle s’effondre dans le piège fascinant dans la peau d’un inquiétant
de l’enluminure. On suffoque garçon) et d’une sœur (Charlie, Noémie
– et on rit parfois – assommé Merlant). Voilà plusieurs années qu’ils
par l’empilage d’effets relevant ne se sont pas vus, et la scène de leurs
du pompiérisme et l’inanité retrouvailles a cela de troublant qu’on

© Robin Fresson et Lazare


des dialogues qui réduisent ne sait s’il s’agit d’une première rencontre
son couple de comédiens à n’être ou d’un rendez-vous tant attendu.
que deux mannequins de cire, Pour incarner le rapprochement entre
immobiles et vides, enfermés ces deux personnages qui réapprennent
sagement dans un bel écrin. Dévoré à se connaître, l’un torturé par son passé
par le désir de faire de “belles carcéral, l’autre par son morne quotidien,
images” tout en néon bleu et rouge, le jeune cinéaste privilégie une mise
Un ange y sacrifie non seulement en scène sensuelle et organique, où
toute émotion mais aussi l’identité le moindre bout de peau est ausculté
et l’authenticité de son paysage. comme une surface sensible.

Je m’appelle
Pourquoi donc investir un territoire Accrochée aux visages et aux corps
exotique si c’est pour que celui-ci de Vincent et Charlie, la caméra ne cesse
ne soit qu’au service de la de chercher abusivement dans leurs gestes

Ismaël
fabrication d’une esthétique inquiets les signaux de leur agitation. On
occidentale ? Un Club Med discerne bien quel cinéma – un peu
aurait suffi. Ludovic Béot de Xavier Dolan, un peu de Terrence
Malick – et quelles images ont pu nourrir CRÉATION AU TNS
l’appétit de ce réalisateur en herbe et
instillé en lui son goût pour ce réel âpre, Lazare
à la frontière du rêve. Mais citer ses pères
ne suffit pas et, à force de démonstration
27 fév | 9 mars
Stephan Vanfleteren/Wayna Pitch

formelle, le film perd en substance. Si


dans cette chronique familiale tout paraît
trop chargé comme les murs de papier
peint de la maison, reste néanmoins
l’émotion que provoque la réunion
Fatou de deux enfants trop longtemps
N’Diaye 03 88 24 88 24 | tns.fr | #tns1819
séparés. Marilou Duponchel

55 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Long Way Home
de Jordana Spiro
Avec Dominique Fishback et Tatum
Matt Kennedy/Annapurna Pictures/Mars Films

Marilyn Hall (E.-U., 2018, 1 h 27)


Récompensé à Salt Lake City
et à Deauville, ce premier long,
métrage déçoit malgré ses atouts.
Pur produit du Festival de Sundance
(Skin, son troisième court métrage, y
a été récompensé et Long Way Home
Christian y a été présenté après avoir bénéficié
Bale
et Amy d’une aide à l’écriture et à la
Adams réalisation), Jordana Spiro raconte
dans ce premier long métrage la

Vice relation difficile de deux sœurs.


Angel est l’aînée. Elle sort de prison
à 18 ans après avoir baigné dans la
d’Adam McKay petite délinquance et désire se venger
de la mort de sa mère. Abby, la
Portrait sardonique de l’ancien vice-président de George W. Bush, Dick Cheney. cadette, vit dans une famille d’accueil
Mais la farce satirique est plombée par la grandiloquence formelle. à Philadelphie et n’attend qu’une
chose : que sa grande sœur se
CE QU’IL Y A DE MIEUX DANS Le problème ici n’est pas lié au fond rapproche d’elle et l’adopte. De la
LE SEPTIÈME LONG MÉTRAGE mais au rapport vicié à la comédie, un art divergence des désirs naît un drame
d’Adam McKay est encore son titre : que le cinéaste maîtrise sur le bout des sororal sobre, touchant par moments
la promesse de voir ici les vices du “vice” doigts. Depuis ses premières blagues, au mais assez ennuyeux dans son
sera bel et bien tenue – mais pas plus. Saturday Night Live, aux côtés du grand ensemble. Jusque-là connue pour ses
Sorties

Le “vaïce” en question, c’est Dick Cheney, Will Ferrell, dont il fut quinze années rôles secondaires dans des séries
vice-président des Etats-Unis pendant durant le meilleur complice, Adam McKay (Ozark ou The Good Wife), Jordana
les deux mandats de George W. Bush, n’a jamais cessé de railler l’arrogance des Spiro s’était fait remarquer avec
qui bénéficia – c’est en tous cas ce petits mufles en uniforme, qu’ils évoluent Skin, sorte de version plus réaliste du
que cherche à démontrer le réalisateur – dans les médias (Ron Burgundy 1 et 2), Gummo d’Harmony Korine. La
des pouvoirs les plus importants la course auto (Ricky Bobby), ou la police réalisatrice s’est à nouveau plongée
jamais associés à ce poste habituellement (Very Bad Cops). Avec son précédent film, dans l’Amérique des laissés-pour-
symbolique. Tel un Iznogoud parvenu The Big Short, il s’attaquait à Wall Street compte, en travaillant cette fois avec
à ses fins, Dick Cheney fut ainsi, mais s’éloignait de la pure farce pour Angelica Nwandu, une
entre 2001 et 2009, le véritable se rapprocher du pamphlet, où le rire était instagrameuse baptisée “l’Oprah
décisionnaire à la Maison Blanche, plus rare, et ouvertement conscientisé. Winfrey des millennials” par la presse
du moins pour ce qui concerne Désormais drapé dans les oripeaux américaine. Long Way Home est porté
la politique étrangère, énergétique de “grand cinéaste politique”, il enfonce par ses deux actrices très
et judiciaire (c’est-à-dire l’essentiel, le clou avec Vice, mais en oublie du même convaincantes, une photographie
en ces années de guerre au Moyen-Orient coup sa grammaire, jadis si brillante, léchée et une mise en scène qui brille
et de lutte antiterroriste), tandis que pour y substituer un infernal sabir. par sa pudeur et une certaine forme
son idiot de n+1 se contentait de manger Lorsqu’il prend la peine de construire de grâce. Mais tout cela reste bien
des cuisses de poulet en signant une scène, de la laisser se déployer convenu et calculé. Ce type de film à
des documents à peine lus… dans la durée, d’en laisser tranquillement la tonalité douce-amère est un lieu
Qu’importe si Adam McKay poindre le grotesque, sans réaliser commun du cinéma indépendant
grossit le trait, diminuant à l’envi toutes les dix secondes un effet de manche, américain. De Long Way Home
la responsabilité d’un Bush en récent il fait mouche. Mais trop souvent, n’émerge aucune singularité qui l’en
retour de hype (incarné, très bien, il se contente d’enchaîner les gimmicks démarquerait. Bruno Deruisseau
par le truculent Sam Rockwell) pour et clins d’œil à Scorsese (avec
accroître celle de Cheney (joué, ou plutôt Les Affranchis dans le viseur : contre-
imité à la perfection par Christian Bale, plongées et ralentis sur des pourris, scènes
avec toutes les prises de poids, postiches, clipées, récit déconstruit), qui émoussent
accents et tics que l’on attend ses flèches davantage qu’ils ne les affûtent.
Condor Distribution

d’une oscarisable prestation). Qu’importe Jacky Goldberg


donc, car il ne travestit pas foncièrement
la vérité, et la fiction derrière tout biopic Vice d’Adam McKay avec Christian Bale,
autorise ce genre d’exagération. Steve Carell, Amy Adams (E.-U., 2018, 2 h 12)

Les Inrockuptibles 13.02.2019 56


Les Films du Camélia

Les Recrues
de Bernardo Bertolucci

Sorties
Un premier film aux influences multiples qui plonge dans les
bas-fonds de l’Italie des années 1960 et augure un réel talent de cinéaste.
A redécouvrir dans une magnifique version restaurée.

“LA COMMARE SECCA” (L’ÉQUIVALENT abstraits, un délinquant, un proxénète, les personnages renforce le contraste entre
DE LA “GRANDE FAUCHEUSE” un militaire en permission et dragueur l’univers pauvre décrit et ce qu’on dépeint
EN FRANÇAIS) est le tout premier long raté, et un jeune homme qui a volé encore avec naïveté comme la “dolce vita”
métrage réalisé par Bernardo Bertolucci le briquet en or d’un homosexuel pour (cliché sur l’Italie toujours vivace).
(BB) en 1961 alors qu’il n’a que 20 ans. pouvoir payer un bon repas à sa copine. Le jeune Bertolucci compose
Le sujet a été écrit par Pier Paolo Pasolini Les ressemblances avec l’univers énormément ses plans (également sous
(PPP), dont Bertolucci a été l’assistant de Pasolini sont évidentes. Bertolucci influence antonionienne dans sa façon
sur Accattone, le premier film de l’écrivain filme les mêmes faubourgs de banlieue de filmer les architectures, notamment
et poète, et le scénario a été coécrit par BB romaine, les barres de HLM aux extrêmes modernes), quasiment comme des tableaux
et Sergio Citti, le frère de Franco Citti, limites de la ville, peuplées de jeunes gens baroques (qui font davantage penser
interprète principal du film de PPP. C’était pauvres, au visage d’ange mais capables aux films de Visconti) dans un noir et blanc
la partie Wikipédia ou Cinéma de minuit de devenir des démons à la moindre sublime rehaussé par la restauration récente
de cet article. occasion, à la moindre tentation, de La Commare secca. Ce tout jeune cinéaste
Venons-en au film : La Commare secca pour se sortir de leur misère sociale, filme aussi, au plus près des visages (dans
raconte l’histoire d’une enquête policière. ne serait-ce que l’espace d’une journée. des extrêmes gros plans pas du tout à la
Une prostituée a été retrouvée assassinée L’enquête policière n’est que prétexte mode à l’époque), la pauvreté, le malheur,
dans un terrain vague. La police (qui reste à décrire une société qui abandonne l’irruption soudaine de la violence et du
hors-champ du début à la fin) enquête et une partie de sa population, la plus crime. Avec une attention accrue, et pour
interroge des témoins présents ce soir-là miséreuse, socialement mais aussi le coup très personnelle, dans la description
dans le parc Paoloni, où l’on a aperçu sexuellement, aux abords de la cité et de la jeunesse, du désir, de la gêne.
la victime pour la dernière fois. Le film, du boom économique italien des années Un cinéaste important naît sous nos yeux.
tel Rashômon d’Akira Kurosawa ou 1960. Loin du bonheur aseptisé, Jean-Baptiste Morain
Le Bruit et la Fureur de William Faulkner, climatisé,  certes, que propose la société
décrit donc la même soirée de différents de consommation, mais loin aussi de tout Les Recrues (La Commare secca)
de Bernardo Bertolucci, avec Francesco Ruiu,
points de vue. Défilent dans le bureau progrès intellectuel ou moral. La musique Giancarlo de Rosa, Alvaro d’Ercole
de l’inspecteur aux murs nus, presque de variété des années 1960 qu’écoutent (It., 1962, 1 h 33, reprise)

57 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Moi, maman,
ma mère et moi
de Christophe Le Masne
Avec Grégory Montel, Olivia Côte,
Philippe Rebbot, Lolita Chammah
(Fr., 2018, 1 h 25)
Malgré la sympathique présence
de Grégory Montel, la comédie ne
parvient pas à dépasser le simple
règlement de comptes en famille.
Vain et maladroit.
Récemment, une liste rassemblant

Les Acacias
les soixante films les plus terrifiants
de l’histoire – selon la rédaction
des Inrocks – ne laissait aucun

Dans la terrible jungle doute : la famille, ses maisons


hantées, ses petits et grands enfants
démoniaques, est, au cinéma, le
de Caroline Capelle et Ombline Ley haut lieu de l’horreur. Terreau des
peurs enfantines, elle est l’endroit
La chronique quotidienne d’une bande d’ados auquel on ne cesse d’être ramené
comme un aimant, et ce malgré
pas comme les autres. Un émouvant et joyeux docu- la fuite. Pour Benoît (l’attachant
fiction sur les transitions de l’enfance. Grégory Montel), c’est aussi une
histoire de retour en terre connue et
PARMI LES INNOMBRABLES à sujet” pour devenir un drôle de teen menaçante. Sa mère vient tout juste
QUESTIONS ÉTHIQUES GRAVITANT movie joyeux et émouvant. de mourir, et pas de chance,
Sorties

AUTOUR DU DOCUMENTAIRE, il y a Dans les chambres tapissées son Eurostar lui a fait manquer
celle du sujet. Doit-il traiter d’un sujet d’affiches, les jeunes se demandent, l’enterrement. Pour décider du sort
comme le feraient des étudiants studieux avec la maladresse liée aux premières fois, de la maison familiale, l’homme
en pleine composition d’une dissertation ? comment déclarer son amour à quelqu’un. d’affaires doit cohabiter, le temps
Ou doit-il, au contraire, fondre ses images Dans d’autres, deux amies s’interrogent sur de quelques jours, avec un frère
à ce qu’il ambitionne de montrer, leur avenir et un garçon en fauteuil excité, une sœur déprimée,
de raconter, pour que ce ne soit pas interprète, avec beaucoup d’humour, la une autre alcoolique et une mère
un film “sur” mais un film “avec” ? chanson Les Bêtises. Dans le jardin, un drôle revenue d’entre les morts. Mais
C’est précisément parce qu’il penche de super-héros vadrouille ; plus loin, une une fois les retrouvailles passées
pour la seconde hypothèse que Dans la jeune fille rêve au grand amour ; tandis et la petite troupe bien installée
terrible jungle de Caroline Capelle et qu’une autre, la bouleversante et petite entre les quatre murs de la bâtisse,
Ombline Ley, présenté à l’Acid au dernier prodige musicale Ophélie Lefebvre, s’écrit que se passe-t-il ? Hormis un flot
festival de Cannes, réussit à éviter le avec tout l’enthousiasme qui la caractérise : discontinu de cris monocordes,
traitement convenu et policé qu’il pouvait “Ombline ! Caroline ! J’ai fait le rap !” pas grand-chose. En hystérisant
présager. Devant ou derrière la caméra, qui à outrance ses personnages
Ici, ce n’est pas le handicap, ce grand s’immisce avec distance et bienveillance et en les traitant comme de simples
mot intimidant, que sont venus filmer dans l’intimité de ces adolescents, archétypes, la comédie de
les cinéastes mais le quotidien d’enfants l’amusement règne. De leur côté, Christophe Le Masne réduit sa
et d’adolescents particuliers. Coupée les apprentis acteurs se prêtent volontiers réunion de famille à un règlement
du monde, la bande vit dans une petite au jeu du filmage documentaire, qui n’a de comptes téléguidé, sans
société parallèle appelée la Pépinière, nul besoin d’être au ras du réel pour faire véritables enjeux, ni âme. Même
un institut médico-éducatif implanté éclore des morceaux de vérité. Dans pas peur. Marilou Duponchel
quelque part dans les Hauts-de-France. ce petit théâtre fait de chamailleries, de
Mais qu’elle soit protégée du monde doutes existentiels et de questionnements
extérieur n’y change pas grand-chose car, amoureux, chacun interprète son propre
dans la jungle de l’adolescence, rôle, et fiction et réalité ne font qu’un. Pour
les rapports apaisés ou ombrageux entre en découvrir les coulisses, ne ratez surtout
les uns et les autres subsistent. C’est en pas le générique. Marilou Duponchel
Takami Distribution

dessinant les portraits de ces jeunes adultes


en devenir, en s’attachant autant au
Dans la terrible jungle de Caroline Capelle
groupe qu’à l’individu que Dans la terrible et Ombline Ley, avec Ophélie Lefebvre,
jungle sort allègrement de la case du “film Léa Lenoir, Médéric Sergott (Fr., 2018, 1 h 21)

Les Inrockuptibles 13.02.2019 58


Semilla Verde Productions Ltd/Sophie Dulac Distribution

JEUDI 21 ET
VENDREDI 22 FÉVRIER 2019
∞∞∞∞∞∞

SONGLINES
WLDN - JOANNE LEIGHTON
DANSE SUR UNE MUSIQUE DE TERRY RILEY
∞∞∞∞∞∞

Le Silence des autres


SALLE DE SPECTACLE
19H30

d’Almudena Carracedo et Robert Bahar


Le combat judiciaire en Argentine des victimes du franquisme pour
rompre le “pacte de l’oubli”. Un documentaire nourri et poignant.

PETIT RAPPEL : LA GUERRE CIVILE toujours en liberté. Mais l’Etat résiste,


ESPAGNOLE (1936-1939) s’est conclue comme il prend son temps pour débaptiser
par la victoire du général Francisco Franco, les rues qui glorifient des criminels contre www.carreaudutemple.eu / 01 83 81 93 30
chef des nationalistes, sur les républicains. l’humanité. La droite ne comprend pas
Franco instaure ensuite la dictature pourquoi les gens veulent se venger, pense
jusqu’à sa mort, en novembre 1975. Après qu’il faut se tourner vers l’avenir, oublier…
les massacres de la guerre, les représailles La question n’est pas évacuée par

1900
songlines_70x131.indd 1 01/02/2
contre tous les républicains furent le film ou les témoins : ils ne veulent pas
permanentes et sans pitié.  se venger, ils veulent que justice soit
Le documentaire de Carracedo et Bahar, rendue, que la vérité soit dite, que les
au travers de témoignages, rappellent ces
faits connus, et d’autres, souvent méconnus :
morts puissent avoir une vraie sépulture,
avec leur nom dessus. L’un des moments
de Bernardo
même au début des années 1980, donc les plus forts du Silence des autres est celui Bertolucci
après la mort de Franco, à une époque où où une dame très âgée se voit présenter
l’avortement était encore prohibé, certains
médecins faisaient “disparaître” ou bien
le crâne d’un homme enterré dans
une fosse commune. On lui dit alors
-30 %
jusqu’au
plaçaient dans des familles “convenables” que l’on sait, grâce à l’ADN, qu’il s’agit 19 février
les enfants nés sans père… Aujourd’hui, de son père. Elle s’exclame, en larmes :
à cause de la loi d’amnistie imposée “Il a passé toute sa vie ici...”
au sortir du franquisme, les exactions Si nous savons aujourd’hui que l’être
des policiers et militaires franquistes humain n’est pas la seule espèce animale
sont prescrites. Des gens âgés doivent, à se soucier d’ensevelir ses morts,
ultime humiliation, se battre contre l’Etat il n’en demeure pas moins que ce besoin
espagnol pour obtenir le droit de récupérer est l’un des actes humains les plus
les restes de leurs parents, jetés dans impératifs et mystérieux, que les arts ont
des charniers cachés, et dont le nombre toujours décrits (d’Antigone de Sophocle
est estimé à 100 000… au Fils de Saul de László Nemes,
Le passé ne passe pas. Alors Le Silence par exemple). C’est ce qui fait la force
des autres montre que les victimes et leurs de ce documentaire bouleversant sur
descendants s’unissent et utilisent une des fantômes qui continueront à hanter La vaste fresque
technique juridique éprouvée, le principe l’Espagne tant que l’on ne leur aura pas du regretté Bernardo
dit de la “compétence universelle”. De rendu la justice et la paix qu’ils méritent. Bertolucci couvrant
même que le général chilien Pinochet fut Jean-Baptiste Morain
condamné par la justice espagnole, les
quarante-cinq ans
victimes se tournent vers la justice argentine Le Silence des autres d’Almudena Carracedo
d’histoire italienne
pour qu’elle inculpe les tortionnaires et Robert Bahar (Esp., 2018, 1 h 35) Wilde Side,
version restaurée collector,
59 13.02.2019 Les Inrockuptibles
3 Blu-ray + 3 DVD + 1 livre
Faisons un rêve : “Nous avons
mieux que toute la vie. Nous avons
deux jours.”
Le premier film-rêve s’arrête là,
le second commence : Maria Barker
aime son diplomate de mari,
Frederick (Herbert Marshall).
Mais trop occupé par ses affaires,
ce dernier la néglige. Dans une
scène merveilleuse où ils prennent
le petit déjeuner, leur valet les
désigne comme un couple idéal
qui ne se querelle jamais. Alors
les Barker cherchent un motif
de dispute. Maria lui demande
ce qu’il ferait si elle lui annonçait
Paramount Pictures

qu’elle avait rencontré un autre


Herbert Marshall,
Marlene Dietrich, homme dont elle est folle
et Melvyn Douglas amoureuse – pour Frederick,
ce serait trop tard pour se
disputer. Philippe Garrel pourrait

Ange
filmer cette scène aujourd’hui.
Car la morale amoureuse du
cinéaste français rencontre celle de
Lubitsch. En amour, c’est d’abord
Sorties

d’Ernst Lubitsch
la liberté de l’autre qu’on aime
et qu’on respecte, même si
cette liberté fait mal. Dans Ange,
les personnages deviennent des
Cette comédie dramatique basée sur un triangle êtres, parce qu’on les sent libres.
amoureux révèle la puissance secrète En partant d’un simple
des sentiments. Reprise sur grand écran en version canevas vaudevillesque,
Lubitsch réalise une œuvre d’une
restaurée du chef-d’œuvre de 1937. complexité vertigineuse sur la
liberté en amour, sur les différentes
“L’AVENTURE AMOUREUSE (Melvyn Douglas) qui, au premier versions de nous-mêmes, sur
EST UNE ENCLAVE DANS LE regard, brûle de désir pour elle et les rêves qui se rejoignent.
SÉRIEUX PROSAÏQUE de la l’invite à dîner – au diable le Le film pourrait se voir comme une
quotidienneté, comme la principauté Louvre, la tour Eiffel ou Notre- succession de vérités étincelantes
de Monaco, avec son casino, Dame, Paris est faite pour qu’une et d’idées poétiques : les objets
ses zouaves et ses palmiers, est une rencontre amoureuse nous expriment ce que la parole tait
enclave dans le département des empêche de la visiter. Le soir, ils (un cendrier plein, une assiette
Alpes-Maritimes.” Cette phrase sont déjà fous amoureux, sans rien à laquelle on n’a pas touché, un air
merveilleuse, tirée de L’Aventure, connaître l’un de l’autre. L’homme de piano). Ceux qui rêvent
l’Ennui, le Sérieux, de Vladimir surnomme “Ange” cette femme l’un de l’autre sont amenés
Jankélévitch, commente idéalement qu’il aime déjà et qui disparaît sans à se retrouver. L’amour doit rester
le cinéma de Lubitsch, et plus prévenir au milieu de la nuit. un secret pour être encore l’amour.
particulièrement Ange, qui en est Il faudrait pouvoir chronométrer Troisième film : Qui est Ange ? Une
sa plus éclatante illustration. Dans et compiler les rencontres femme-fantôme, une fiction qui
ce film, les passions amoureuses amoureuses hollywoodiennes. permet à Frederick d’éprouver une
sont des villes (Paris, Vienne), Celle de Lubitsch semble obéir nouvelle fois la liberté de Maria,
le mariage aussi (Londres) ; et une à une malicieuse exigence c’est-à-dire de retomber amoureux
femme, Maria Barker (Dietrich), de rapidité : un premier regard est de sa femme. Murielle Joudet
les traverse toutes, s’en souvient, déjà une invitation à dîner,
jusqu’à ne plus savoir où se poser. un deuxième promet la passion
Ange de Ernst Lubitsch, avec Marlene
Maria Barker se rend incognito amoureuse – on repense à cette Dietrich, Herbert Marshall, Melvyn
à Paris, rencontre un homme phrase définitive de Guitry dans Douglas (E.-U., 1937, 1 h 31, reprise)

Les Inrockuptibles 13.02.2019 60


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encre sur papier © 2018 Mircea Cantor
Mircea Cantor, Ursar, 2018,
Jean-Louis Fernandez

Théâtre Musique Evénement


Je m’appelle Ismaël La Route du Rock La Fête de l’Ours 2019
écrit et mis en scène par Lazare Collection Hiver 2019 Le 21 février, 18 h 30, Musée de la Chasse
Le 27 février, 20 h, Théâtre National du 19 au 23 février, Saint-Malo & Rennes (35) et de la Nature, Paris IIIe
de Strasbourg (67) Entre Rennes et Saint-Malo, le pendant Pour sa troisième édition, la Fête
Le metteur en scène et ses complices hivernal du festival breton présente de l’Ours confie au roumain Mircea Cantor
de toujours explorent avec fantaisie et humour sa quatorzième édition, avec une l’organisation d’un événement pluridisciplinaire
la vie d’Ismaël, poète errant, et son œuvre. programmation (encore) à la pointe. entre tradition et art contemporain.
Séries
Eric Milner/SYFY

Un bijou fantasy
Pour sa saison 4, THE MAGICIANS s’émancipe
des livres de Lev Grossman pour renouveler avec brio
l’éternelle quête de justice de ses héros et héroïnes.

AU MITAN DES ANNÉES 1990, UNE la vraie mesure du succès avec


SÉRIE FASCINANTE AVAIT LAISSÉ The Magicians, où son esprit bouillonnant
UNE TRACE FUGACE mais éternelle. s’exprime dans un contexte radicalement
Diffusée sur Fox, Profit disparaissait différent. Pour cette adaptation
au bout de quelques épisodes pour cause des romans de fantasy de Lev Grossman,
de mauvaises audiences, mais aussi McNamara s’est entouré de la scénariste
et surtout parce qu’avec son héros trentenaire Sera Gamble, qui dirige
psychopathe idéalement adapté à la vie la série avec lui. Egalement créatrice
en entreprise, elle proposait une critique de You (disponible sur Netflix), Gamble
féroce de l’Amérique libérale déjà a notamment travaillé dans le cocon
trumpienne. Le cocréateur de ce symbole de la chaîne The CW, spécialiste
nineties, John McNamara, a poursuivi des séries pour adolescents et parfois
depuis une carrière honnête dans des univers geek, en participant
le système majoritaire, avant de trouver à plusieurs saisons de Supernatural.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 62


Sur les thématiques
abordées, The Magicians
se situe sur la partie
progressiste de l’échiquier
narratif

plus ennuyeuse. La série se renouvelle


sans cesse tout en se ressemblant
absolument. Elle aurait pu exister il y a
vingt ans comme elle pourra exister
dans quinze ans, car son exploration
formelle n’a rien à voir avec la recherche
du contemporain. Sur les thématiques
abordées, en revanche, The Magicians 
se situe sur la partie progressiste de
l’échiquier narratif, en mettant en avant
avec style et humour l’éternelle quête
de justice de ses héros et héroïnes,

Séries
en évoquant maladie mentale, suicide,
avortement, et en prenant de face
les questions LGBT+, la sexualité de
ses personnages étant toujours envisagée
avec bienveillance et complexité. 
Hale
Appleman Pour cette quatrième saison,
les scénaristes ont été forcés de dépasser
les intrigues des livres de Grossman,
désormais épuisés. Ce qui a valu “quelques
The CW, apparue au milieu des dans l’université secrète de Brakebills. nuits sans sommeil” à Sera Gamble.
années 2000, a remplacé la chaîne Le héros, Quentin Coldwater, a passé Au regard des premiers épisodes, le pari
The WB, autrefois responsable un certain temps en hôpital psychiatrique. est réussi. Interrogée par le site Collider,
de Buffy contre les vampires, et même Ce qu’il tente de faire avec ses acolytes, Gamble a résumé la singularité d’une
si The Magicians est diffusée sur Syfy, c’est rendre au monde un peu de série qui se permet tout, y compris des
on y trouve quelques restes de son sa fantaisie – jeu de mots conscient – épisodes musicaux – comme dans Buffy,
goût pour les costumes et les effets en luttant contre des forces obscures encore : “Je m’inquiète toujours qu’on
spéciaux démodés. Surtout, on y sent qui veulent éliminer la magie se casse la figure, mais je suis exaltée par
la même ambition dénuée de prétention ou s’en servir pour régner sur la masse. les risques que nous prenons.
derrière les boums et les bangs, Toute comparaison avec la situation Depuis les premiers jours, le mood parmi
celle de construire une série haletante, politique américaine ne pourrait être que les scénaristes a été d’essayer tout ce qu’on
inclusive et totalement hors des modes. volontaire, Gamble et McNamara ayant pouvait. On a trouvé un monde avec lequel
The Magicians, qui entame même admis s’être inspirés de Donald jouer, qui offre de nombreuses possibilités
sa quatrième saison, est une série Trump durant la deuxième saison. tonales et structurelles. Nous avons tous
à l’ancienne, comme une espèce Le décor et le mode de récit de et toutes fait de la télé ‘normale’ avant
en voie de disparition qui aurait décidé The Magicians ont été comparés à ceux The Magicians, et nous mesurons
de faire de sa précarité une force, voire du Monde de Narnia ou de Harry Potter. notre chance d’être là.” Olivier Joyard
une raison essentielle de s’amuser Mais il s’agit avant tout de fantasy
et de griffer. C’est à peu près ce qu’elle pour adultes, sur des geeks qui auraient
raconte, d’ailleurs, à travers un groupe mal tourné. Ici, les glissements entre The Magicians de Sera Gamble et
John McNamara, avec Jason Ralph,
de personnages qui ont découvert leurs les mondes abondent, comme dans Legion, Stella Maeve, Hale Appleman. Saison 4
pouvoirs de magie et se sont rencontrés sa cousine beaucoup plus chic mais aussi sur Syfy chaque mardi à 22 h 30

63 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Lorena Voler à l’aveugle
Bobbitt
Malgré ses fragilités, Nightflyers
parvient à créer des visions
d’horreur intrigantes grâce
aux dérèglements perceptifs
de ses personnages.
Adaptée d’un roman de l’auteur
de Game of Thrones, Nightflyers
n’a pas beaucoup de points
communs avec la célèbre saga :
très loin des grands espaces
moyenâgeux secoués par les
querelles de pouvoir, c’est au beau
milieu de l’espace que se joue
Amazon Prime Video

ce huis clos horrifique. En 2093,


le vaisseau spatial Nightflyers s’élance
vers les étoiles pour tenter d’établir
le contact avec une forme de vie
extraterrestre dont la technologie

Enfer et castration avancée pourrait sauver la Terre.


Son équipage bigarré – scientifiques
endeuillés, humains augmentés,
En réexaminant avec du recul un fait divers télépathe impulsif et capitaine
surmédiatisé, la mini-série documentaire Lorena hologramme – est assailli
par d’inquiétantes visions,
engage une réflexion pertinente sur les violences et le vaisseau est en proie
conjugales à l’aune de #MeToo. à des phénomènes inexpliqués.
Malgré un rythme soutenu et
Sorties

DEPUIS LE SUCCÈS PUBLIC ET de l’affaire – il a fallu fouiller les poubelles des effets spéciaux solides, la série
CRITIQUE DE “GET OUT”, JORDAN pour retrouver le pénis avant les éboueurs s’affaisse sous une profusion
PEELE MULTIPLIE LES PROJETS avec et déployer des trésors d’ingéniosité artificielle de rebondissements
une énergie débordante. En attendant Us, chirurgicale pour le raccorder à son et souffre de l’interprétation
son long métrage d’horreur prévu pour propriétaire –, le doute s’installe : approximative de son casting.
le mois de mars, The Hunt avec Al Pacino obnubilée par ses ressorts tragi-comiques, Une belle idée subsiste néanmoins,
ou encore le reboot de La Quatrième l’opinion publique a-t-elle manqué consistant à dérégler la perception
Dimension, on le retrouve en tant que l’occasion d’un vrai débat sur les violences des personnages à mesure
producteur sur Lorena, une série conjugales ? qu’ils cheminent vers le trou noir
documentaire en quatre parties qui revisite Le malaise grandit quand est mis de l’altérité totale, comme si
l’affaire Bobbitt sous un angle post-MeToo. en lumière le caractère masculino- la rencontre avec celle-ci
En 1993, dans une ville-dortoir de la centré du spectacle médiatique qui nécessitait une reconfiguration
banlieue de Washington, Lorena Bobbitt a étranglé le drame judiciaire. Lorena est mentale. Irradié par des visions
tranche le pénis de son mari John à l’aide qualifiée d’hystérique quand elle n’est pas de cauchemar, le voyage s’effectue
d’un couteau de cuisine avant de jeter le objectifiée (cf. les photographies en maillot dans une obscurité grandissante,
membre par la fenêtre de sa voiture. Elle de bain qui accompagnent ses confidences à la boussole d’obsessions
expliquera aux enquêteurs que son époux à un grand journal), et les frères de John scientifiques aux contours
ne voulait pas lui donner d’orgasme alors sont applaudis lorsqu’ils déclarent leur de chimères spatiales. 
qu’il se masturbait régulièrement. L’enquête intention de tuer la jeune femme. Alexandre Büyükodabas
révélera qu’elle était victime de violences Le bénéfice du recul historique permet
conjugales, mais les deux parties seront de recentrer l’attention sur le cœur Nightflyers de Jeff Buhler,
avec Eoin Macken, David Ajala, 
acquittées de toutes les charges. de l’affaire et la notion de viol conjugal, Jodie Turner-Smith. Saison 1
Côté pile, Lorena arbore la panoplie mal dégrossie à l’époque et toujours actuellement sur Netflix
convenue du documentaire de prestige, difficile à prouver comme à juger. Lorena
entrelacs tempéré d’images d’archives, n’est alors plus l’objet de ricanements
de fragments reconstitués et d’entretiens gênés mais le sujet d’un drame personnel
face caméra. Son côté face est pourtant aux contours hélas beaucoup plus larges.
Jonathan Hession/Syfy

infusé par le style Peele, dont la sauvagerie Alexandre Büyükodabas


burlesque égratigne le vernis d’une
Amérique profondément inégalitaire.
Lorena de Joshua Rofé, avec Lorena et
Au fur et à mesure que se succèdent John Bobbitt, Whoopi Goldberg.
les témoignages hilares des protagonistes Sur Amazon Prime Video à partir du 15 février

Les Inrockuptibles 13.02.2019 64


bords, en adopte sept et forme s’esquisse dans une bulle trop
une brigade de super-héros en vue lisse et ne trouble pas les artères
de sauver le monde. Dispersés surpeuplées du genre super-
à l’âge adulte, les six membres héroïque.
survivants de L’Académie du Ses sages vignettes frémissent
parapluie se réunissent à nouveau néanmoins quand les névroses
à l’occasion de la mort suspecte individuelles des personnages
du patriarche. s’entrelacent pour dessiner
Adaptée des comics créés par un inconscient collectif hanté.
Netflix

Gerard Way (ex-leader du groupe Comme dans The Haunting of Hill


de rock emo My Chemical House, c’est un décès brutal
Six à la maison Romance), la série coche avec
application les cases du petit
qui aimante les corps contraires
d’une famille dysfonctionnelle
Plaisante mais convenue, manuel de transposition de BD et éprouve la qualité de leurs liens.
The Umbrella Academy à l’écran. Personnages caractérisés Les spectres ou les pouvoirs
radiographie par le surnaturel à gros traits, analogies structurelles surnaturels ne sont alors que
une famille dysfonctionnelle. poussives (le recours au split la matérialisation de traumatismes
Un jour de 1989, quarante-trois screen) et séquences clipesques enfouis, et un encouragement
femmes accouchent simultanément datées (une fusillade sur du Queen, à les affronter ensemble.
aux quatre coins du monde, et ce sérieusement ?). À trop s’évertuer Alexandre Büyükodabas
alors qu’elles n’étaient pas enceintes. à chercher le cool en singeant
Leurs bébés développent des ses aînées (oignant son fond The Umbrella Academy de
pouvoirs surnaturels. Sir Reginald de violence d’un vernis fluo Jeremy Slater, avec Aidan
Gallagher, Cameron Britton,
Hargreeves, milliardaire emprunté aux séries Utopia ou Eden Cupid. Saison 1 sur Netflix
excentrique et aventurier sur les Kingsman), The Umbrella Academy à partir du 15 février

Jann Gallois
Artiste associée

Compact
Diagnostic F20.9
19 – 22 février 2019
danse, théâtre

1 place du Trocadéro, Paris


www.theatre-chaillot.fr
Photo: Laurent Philippe
Livres
Scott Olson/Getty Images/AFP

Des vies humaines


Quand l’usine General Motors de Janesville ferme,
ses milliers d’ouvriers sont mis à la rue.
AMY GOLDSTEIN, journaliste du Washington Post,
signe un grand livre sur les victimes de la crise de 2008.

LES JOURNALISTES NE SERVIRAIENT du phénomène : les ouvriers licenciés


PLUS À GRAND-CHOSE, déconnectés en masse et ce que les délires de
qu’ils seraient de la réalité ; ils ne Wall Street leur ont fait subir. Elle choisit
comprendraient plus le peuple ni cette la mythique General Motors Factory de
majorité de la classe ouvrière qui vote Janesville, Wisconsin, où l’activité a cessé
pour l’extrême droite. Contre cette brusquement fin 2008, laissant des milliers
opinion, de plus en plus populaire depuis de travailleurs sur le carreau.
le surgissement de phénomènes aussi Sur place, elle va d’abord voir le
imprévus que l’élection de Trump gigantesque bâtiment, “désormais verrouillé
outre-Atlantique ou les Gilets jaunes ici, derrière un périmètre de chaînes. Le logo
la lecture de Janesville d’Amy Goldstein commence à rouiller (…) Derrière,
peut être salutaire. Son auteure est la nature a repris ses droits sur une étendue
l’une des plumes les plus respectées du où des rangées de 4x4 scintillants
Washington Post, Prix Pulitzer 2002. stationnaient avant d’être expédiés ailleurs
L’idée remonte à la crise des subprimes, – ce sont des champs désormais, les arbustes
qui mit le pays à genoux il y a onze ans. poussent partout.” Elle tâche ensuite de
Tandis que les pages économiques des saisir comment le drame s’est répercuté
journaux se focalisent sur la façon dont dans la population, rencontre les employés
la classe politique réagit, elle décide licenciés, leurs familles, les figures
d’enquêter sur les premières victimes politiques, syndicales et religieuses de

Les Inrockuptibles 13.02.2019 66


écrit Goldstein, ce serait trahir l’histoire
de Janesville”, celle glorieuse de leurs
ancêtres, de ces droits acquis par la grève.
Nombre d’entre eux refusent donc
d’abandonner la seule chose qu’ils savent Nelly Kaprièlian
faire, qui est aussi leur identité. Ils vivent
dans l’attente d’une réouverture, qui A deux,
ne vient pas. Le mot “communauté”
prend alors tout son sens, l’entraide c’est mieux
se mettant en place quand la débrouille Si l’on se retrouve dans Paris,
relève sinon de la survie. vers la maison Gallimard,
Goldstein a la précision, la rigueur, en fin d’après-midi, on les voit
l’objectivité du grand journalisme. souvent attablés à une terrasse
Elle développe aussi une façon bien de café. On s’est toujours
particulière de toucher au cœur même demandé ce qu’ils pouvaient
du drame : en décrivant avec beaucoup de avoir à se dire, tous les jours,
justesse les sentiments et ressentiments à la même heure, depuis des
que la situation provoque chez les uns et années. Cette question est
les autres. Loin de se complaire pour la base de ce livre d’échanges
Piquet
de grève
autant dans un misérabilisme vendeur, entre Philippe Sollers et Josyane
à l’extérieur elle s’efforce de dire le plus avec le moins Savigneau, Une conversation
de l’usine d’effets possible, par pudeur, respect pour infinie (Bayard), et vu la qualité
d’assemblage ces femmes et hommes pris au dépourvu. de ce qui s’y dit, on aimerait lire
de General
Motors à Un art de la litote, des formules comme : davantage d’échanges entre
Janesville, “Désormais, dans moins de vingt-quatre écrivains, ou entre écrivain et
en 2007 heures, il travaillera dans une usine GM critique littéraire, bref entre
qu’il n’a jamais vue, située dans une ville amoureux de littérature.

Livres
qu’il n’a jamais visitée. Il n’existe rien qu’il Le seul écueil de l’exercice,
la ville. Ces protagonistes sont présentés ait moins envie de faire, rien qu’il aurait c’est que la conversation se mue
en quelques lignes en préambule de davantage besoin de faire.” très vite en interview de Sollers
l’ouvrage, comme les personnages Cette “histoire américaine” comme par Savigneau. Peu importe,
d’une tragédie classique. l’indique le sous-titre est enfin, aussi, leur amitié forme aujourd’hui
Pendant six ans, elle suivra de près écrite comme un roman. Son auteure fait une sorte de camp où l’on sera
plusieurs familles, chacune incarnant appel à son imagination, se projette nombreux à se retrouver.
un choix différent face à la crise, une dans la psyché de ses personnages, décrit Car pourquoi sont-ils amis ?
façon distincte de réagir aux événements. les événements de leur point de vue. “Parce que nous sommes des
Jerad Whiteaker, employé treize ans Au sujet de Paul Ryan, figure du Parti camarades de combat”, répond
à l’usine d’assemblage, refuse la mutation républicain très concerné par le sort de Sollers. “Parce qu’on déteste
qu’on lui propose à des milliers de sa ville natale, elle écrit : “La Janesville le mensonge social. Ça suffit.
kilomètres : que deviendraient où il rentre toutes les semaines est un endroit Ce n’est même pas une question
sa femme Tammy et leurs jumelles ? où, enfant, il ne prenait pas la peine de d’opinion ou de positionnement
Chez les Vaughn, on est ouvrier et mettre un antivol à son vélo.” C’est bien politique. Quelqu’un qui
syndiqué à chaque génération. Mike est l’American Dream qui est laissé sur le bord a bien identifié la façon dont
même le président local du plus grand de la route avec la débâcle General la société l’empêcherait d’être libre,
syndicat de cette branche, tout comme Motors, cette “foi américaine en la capacité ça se fait très tôt, j’allais dire au
son père Dave le fut avant lui. Une scène de se réinventer” que cite l’auteure. berceau. Alors ceux-là, ou celles-là,
bouleversante montre le fils honteux Une foi qui se meurt à petit feu à force s’ils tiennent bon sur leur désir,
avouant au père qu’il accepte de travailler d’espérance vaine, de diplômes ou de deviennent automatiquement
pour “l’ennemi”, le patronat, car c’est réinsertion ne débouchant sur rien. des camarades de combat.”
la seule solution pour mettre sa famille Yann Perreau Le combat aujourd’hui ?
à l’abri du besoin. Le marché, la littérature ou
Au fil du livre, le cauchemar se fait de plutôt le livre de plus en plus
Janesville, une histoire
plus en plus suffocant. Les années passent, américaine (Christian réduit à son contenu contre
pourtant l’usine reste fermée. Bourgois), traduit de l’anglais le style, et puis le puritanisme,
Les habitants ne peuvent y croire, leur (Etats-Unis) par Aurélie la simplification à outrance de
Tronchet, 336 p., 23 €
entreprise ayant toujours, tel le phénix, tout, l’amnésie, l’hypocrisie.
su renaître de ses cendres. “Passer Comment ne pas continuer
à autre chose serait pour eux une hérésie, la conversation ?

67 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Sandy
Allen à
23 ans,
en 1978

promis à une autre sorte de grandeur


phénoménale : Bill Gates et Steve Jobs.
Mais ces traverses nous ramènent sans
cesse au chemin de croix de Sandy, qui,
sans oser poser la question à un médecin
qui l’examine, se demande : “Pourquoi
est-ce que c’est mal d’être grande ?”
Ou encore, véritable crève-cœur : “Je sais
seulement que si je n’étais pas la femme
la plus grande du monde, je serais juste
la grosse pauvre fille moche de Shelbyville.”
Il existe des photographies qui illustrent
cette autoanalyse implacable. Comme
cette photo de classe prise en 1966 sur
laquelle Isabelle Marrier s’attarde :
“A sa place, au tout dernier rang, Sandy ne
bronche pas. Elle est posée à côté d’elle-même,
comme chaque jour à l’école. Elle ne chante
jamais, rien du tout. Elle a 10 ans, elle
mesure 1,87 mètre.”
John Margolies/Library of Congress

Mais une image autrement plus


puissante va effacer les autres.
En 1975, un homme voit sa photo dans
un journal, un Italien de Rimini,
Livres

un Romain de cinéma : Federico Fellini.


Qui aussitôt veut Sandy Allen dans
son Casanova, et l’aura. Une “créature”
de plus ? Plutôt un rêve mythologique,
une figure légendaire, propre à miniaturiser

Une grande dame


le héros Giacomo Casanova que Fellini
considérait comme “un solennel couillon”.
Sandy passera six semaines à Rome
à l’été 1975 pour une scène de quelques
minutes avec Donald Sutherland qui joue
ISABELLE MARRIER raconte l’Américaine Sandy Allen, Casanova. La description de son arrivée
que ses 2,32 mètres privèrent de la vie normale à “remarquable” à Cinecittà est un sommet :
laquelle elle aspirait. Un portrait plein d’empathie qui “On ne s’attendait pas à ça, et ce ‘ça’,
on n’arrive guère à mettre un mot dessus.
retrace aussi sa rencontre de cinéma avec Fellini. Dans l’oreille de la mémoire, on garde ce lent
bruit de pas. Boum. Boum. Boum.
SANDY ALLEN NAÎT LE 18 JUIN 1955 corps défendant, elle dépasse, on ne On s’en souvient comme d’un avènement.”
À CHICAGO ET MEURT LE 13 AOÛT la distingue que pour la disqualifier. Cinéma pour cinéma, on pense fatalement
2008 à Shelbyville, un bled de l’Indiana, Au mieux comme une curiosité ; aux Freaks de Tod Browning (1932).
à 53 ans. Pour son cinquième roman, au pire, un monstre. Isabelle Marrier y songe aussi pour
si Isabelle Marrier décide de s’intéresser Pour instruire le dossier de cette elle-même : “Le monstre vous regarde à
à Sandy, c’est pour lui donner de la voix. malédiction, Le Silence de Sandy Allen son tour, son regard est le vôtre.” Le goût
Mais paradoxalement dans un récit entrelace digressions et apartés qui de l’altérité, le lait de la tendresse.
intitulé Le Silence de Sandy Allen. En effet, nous intéressent à d’autres géants gênants Sandy, grande sœur. Gérard Lefort
on reste sans voix en découvrant peu à de l’Amérique. Par exemple, le Green
peu sa singularité. A 3 ans, Sandy est déjà Giant, le colosse des boîtes de conserve, Le Silence de Sandy Allen
grande pour son âge, “très grande”. “Superman sans histoire et sans combat, (Flammarion), 288 p., 19 €
Et en 1975, année de ses 20 ans, elle qui dresse une ombre bienveillante entre le
mesure 2,32 mètres. A ce titre, elle entrera soleil et les tendres potagers”. Isabelle Marrier
dans le Guinness World Records Book note aussi, discret coup de griffe,
comme la femme la plus grande du qu’en 1955, année de naissance de Sandy,
monde. Mais dans ce monde où, à son naquirent aux Etats-Unis deux hommes

Les Inrockuptibles 13.02.2019 68


Un principe selon lequel “tout ce qui roule. Mais après un coup
qui est susceptible de mal tourner de poing reçu dans une soirée,
tournera mal”. Et cette loi, cet antihéros va se retrouver aspiré
qu’on dit aussi “de l’emmerdement dans un vortex de catastrophes,
maximum”, se révèle être allant de la participation involontaire
un formidable canevas fictionnel. à des émeutes jusqu’au social
Presque une contrainte oulipienne. bashing, en passant par le divorce
Comment, à partir d’une situation et la prison. Avec un humour
Tom Medwell

initiale anodine, un récit peut-il ravageur mais absolument sans


sombrer dans une succession pitié pour son personnage,
formidable d’accidents, Joe Dunthorne transforme ce qui

Joe Dunthorne de calamités et de désastres,


jusqu’à l’absurde ? C’est à ce défi
aurait pu n’être qu’un gentil roman
générationnel en une comédie
Les Désaccordés romanesque que s’attaque féroce à la Ricky Gervais
Gallimard, traduit de l’anglais par le Britannique Joe Dunthorne où l’élégance pince-sans-rire
Simon Baril, 240 p., 20 € dans Les Désaccordés, troisième se double d’une cruauté hilarante.
Une farce sur les déboires roman drolatique et première Tellement british ! Léonard Billot
d’un journaliste trentenaire à de ses œuvres traduite chez nous.
Londres, à l’ère du web. Grinçant. Londres, 2011. Ray Morris est
Avant d’être le titre d’un tube pop un trentenaire ordinaire. Bobo ce
de la Belge phénomène Angèle, qu’il faut, un brin parano, adepte
“la loi de Murphy” fait d’abord des bermudas et des chaussures
référence au célèbre adage bateau. Journaliste dans la tech,
théorisé par l’ingénieur aérospatial il a une femme très enceinte,
américain Edward Murphy. des amis choisis et un quotidien

CARTE
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Les aventures
de Fante Bukowski,
insupportable
auteur dilettante

de Fante Bukowski : imberbe, gentil,


lisse, père de famille. Il semble
traverser sa propre existence
comme un être ectoplasmique dont
on sait juste la raison de vivre :
écrire des romans et manger des
steaks bien cuits. Dans cet album,
il s’agit moins de montrer les affres
L’Employé du moi

de la création que de dévoiler


son impitoyable circuit commercial.
Fretwell doit en effet quitter
sa famille afin de voyager et de

Ecrivains
se vendre, enfin de vendre Sans K,
son dernier roman.
A première vue, le dessinateur
britannique Andi Watson semble

de la folie ordinaire
avoir voulu montrer la solitude
de l’auteur lors des dédicaces.
Mais, plutôt que de donner
à son album une épaisseur
clairement autobiographique,
Pour leur dernière parution respective, NOAH VAN il a construit son récit en forme de
SCIVER et ANDI WATSON ont imaginé des personnages spirale mystérieuse. Car la tournée
d’écrivains normalement névrosés. Quand la satire et
BD

de Fretwell dérape sans prévenir


lorsqu’une libraire disparaît et
l’absurde prennent le pouvoir sur la raison. qu’un tueur en série est soupçonné.
Ce coup de théâtre amorce
“LES ÉCRIVAINS SONT DES plutôt la version grasse et hirsute un polar qui ne se concrétisera
GENS DÉSESPÉRÉS, ET QUAND qui a fini dans une baignoire. qu’en partie.
ILS S’ARRÊTENT DE L’ÊTRE, ils ne Lucide, il reconnaît : “Bret Easton Au fil des pages, la psychose
sont plus des écrivains.” L’Américain Ellis avait 21 ans quand il a écrit s’empare des protagonistes
Charles Bukowski, l’auteur de la Moins que zéro. Bien sûr, il était haï et l’itinéraire de Fretwell devient
citation, l’ignorait mais, lorsqu’ils de tous à 22. J’ai sauté cette étape labyrinthique parce que les autres
touchent le fond, les écrivains pour parvenir directement à me faire lui opposent un comportement
peuvent devenir des passionnants détester.” Jusqu’alors, l’apprenti de plus en plus aberrant. Rappelant
personnages de bande dessinée. poète ressemblait à une parodie les atmosphères à moitié flippantes
Car, derrière la quête de la acerbe de l’écrivain maudit. et à moitié grotesques des films
publication, on trouve un cruel Ses déambulations éthyliques et Barton Fink (les frères Coen) et
théâtre des vanités et des comédies aigries donnaient aux deux Ombres et brouillard (Woody Allen),
humaines. Ainsi, Kelly Perkins premiers tomes un rythme un peu La Tournée est donc loin de
aurait pu continuer à travailler dans lâche et jazzy de vagabondage. se limiter à un reflet pour initiés
le cabinet d’avocats de son père. Dans ce troisième et dernier tome, du milieu littéraire. Ce roman
Mais, afin d’exister aux yeux L’échec était parfait, Van Sciver prend graphique a davantage les allures
de celui-ci, il a décidé de vivre enfin à bras-le-corps son personnage d’une fable grinçante,
de sa plume sous le pseudonyme principal. Grâce à des flashbacks d’un fascinant dédale dans lequel
ambitieux de Fante Bukowski. bien amenés, il nous fait ainsi on cherche ses repères.
Depuis 2015, le dessinateur découvrir le passé de Fante, et son Vincent Brunner
américain Noah Van Sciver s’amuse rêve avorté. L’auteur met la société
à raconter les efforts de Fante, américaine sur le gril et, si cet
Fante Bukowski – L’échec était parfait
prétentieux, bon à rien et sac à vin, album se révèle encore plus jouissif de Noah Van Sciver (L’Employé du moi),
toujours dépendant des virements que les précédents, il n’est pas traduit de l’anglais (E.-U.) par Vincent
paternels. A 25 ans, Fante interdit de le refermer en ayant à Degrez, 176 p., 16 €
La Tournée d’Andi Watson (Ed. çà et
ressemble à Jim Morrison, pas la fois un fou rire et la larme à l’œil. là), traduit de l’anglais par Hélène
celui, sexy des premiers Doors, G.H. Fretwell est, lui, l’antithèse Duhamel, 272 p., 22 €

Les Inrockuptibles 13.02.2019 70


Mathieu
Burniat
Trap
Dargaud, 180 p., 13 €
Dans une contrée
mystérieuse, l’odyssée pop
d’un trappeur qui vit à
l’état sauvage.
Pas de temps, ni la place
pour le texte : Trap nous
plonge au cœur d’une
étrange jungle où pullulent
les êtres menaçants.
Au milieu de cette faune
bizarroïde, un trappeur
survit avec son chien pour
unique compagnon.
Sa botte secrète : il peut
se transformer en n’importe
Dupuis

quel animal en revêtant sa


fourrure. Mais un monstre
sanguinaire fait des ravages
chez les autochtones, et
l’homme va devoir s’engager
Au bout du goulot
dans un périple au long Mettant en scène un antihéros drôle et dangereux,
cours pour le retrouver
et l’affronter... Grâce à des le récit d’aventure de SCHRAUWEN et RUPPERT & MULOT
visages hyper expressifs et est le prétexte à un savoureux délire graphique.

BD
des découpages tendus,
chaque page amène EGOCENTRIQUE, GROSSIER, DÉPOURVU A la trame quasi classique du récit
son émotion, sa surprise, et DE VALEURS MORALES OU DE PITIÉ, de hors-la-loi, les trois auteurs greffent
l’épopée se vit sur un rythme GUY EST UNE ORDURE, prêt à tout des éléments surréalistes et métaphoriques
haletant. Après Le Mystère du pour une bouteille de rhum. Il ferait passer qui viennent semer la zizanie, créent
monde quantique (2016), le Gros dégueulasse de Reiser pour un être des fausses pistes ou des trappes sous
Mathieu Burniat change sympathique, c’est dire. Quand il ne commet nos certitudes. Œuvrant à la fois comme
résolument de registre : exit pas de menus larcins, il n’hésite pas à sortir chorégraphes, dialoguistes trash et peintres,
la physique théorique, son couteau pour suriner les imprudents ils malaxent leur matière première pour
place à l’action pure, sans qui ont le malheur d’être sur son passage. en tirer des formes surprenantes. La manière
bulles, avec des couleurs Mais Guy a une excuse, celle de devoir même avec laquelle leurs traits se mêlent et
pétaradantes. L’auteur survivre à l’époque des flibustiers et des se complètent influe sur la mise en scène.
dessinateur belge offre brigands de grand chemin. Ruppert et Mulot, par exemple, s’éclatent
avec Trap une odyssée pop, Se consacrer à un antihéros dans les scènes de combat, tandis que
inquiétante, sanglante, si repoussant constitue un défi osé que le soin apporté aux couleurs par
mais lumineuse. le Belge Olivier Schrauwen (aka Arsène Olivier Schrauwen donne à certaines pages
François-Luc Doyez Schrauwen à L’Association) et le duo d’inattendues teintes mélancoliques.
français Ruppert & Mulot relèvent A la fois art book, livre d’humour, réflexion
ensemble. Si on suit avec plaisir les déboires narquoise sur la mort et l’aventure,
de leur jean-foutre sans cesse assoiffé, c’est Portrait d’un buveur est un délire graphique
que, de par son comportement outrancier, pour lequel il faut être prêt. Une fois
il se montre drôle, souvent volontairement, l’embarquement effectué, le voyage n’est
parfois non. Le début de cet album ressemble que plaisir. V. B.
à celui d’une hilarante comédie musicale
décalée : Guy y interprète sa chanson fétiche,
Portrait d’un buveur (Dupuis),
absurde et entêtante comme du Katerine. 184 p., 28,95 €
Ensuite, l’histoire se corse, il quitte la terre
ferme pour gagner les flots. Mais Portrait
d’un buveur ne marche pas dans les pas
d’Isaac le pirate, ici le souffle de l’aventure
se trouve mêlé à une brume étrange.

71 13.02.2019 Les Inrockuptibles


Scènes

Frères de sang
Donné pour la première fois à l’Opéra de Paris,
Il primo omicidio de Scarlatti est la seconde incursion
de ROMEO CASTELLUCCI dans la Genèse.
Il se concentre sur la figure de Caïn qu’il réhabilite.

AVEC CET ORATORIO DE SCARLATTI, de l’agneau offert par son frère Abel.
“IL PRIMO OMICIDIO”, où le librettiste Qui est responsable de ce meurtre inspiré
Antonio Ottoboni reprend le récit du par Lucifer à un Caïn désemparé ?
meurtre d’Abel par Caïn au chapitre 4 “Par cet acte, relève Romeo Castellucci,
de la Genèse, Romeo Castellucci retrouve il inaugure une tradition qui traverse
un thème qui lui a déjà inspiré un spectacle toute l’histoire hébraïque : il fait le procès
inoubliable, Genesi, en 1999. Innocence de Dieu en lui demandant des comptes
et culpabilité font du jugement de Dieu à propos de son choix arbitraire.” Six voix
une question à double tranchant. Qui juge se font entendre : Adam et Eve, Abel et
qui, dans l’histoire du premier meurtre Caïn, Dieu et Lucifer, vêtus avec austérité
de l’humanité ? Caïn s’en rend coupable, dans des tons ternes qui renvoient aux
parce que Dieu refuse son offrande années 1950, lorsque le monde se relevait
– la moisson des fruits de la terre qu’il difficilement de la boucherie de la
cultive –, lui préférant le sacrifice Seconde Guerre mondiale.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 72


Profil d’une reine
Dans une performance ironique,
Christophe Fiat et Judith Henry
brossent le portrait 2.0 de la
mythique Cléopâtre.
En guise de trois coups, un riff de
guitare électrique glisse en volutes
du tranchant des distorsions rock
au glamour des mélopées
arabisantes. Avec Cléopâtre in Love,
l’auteur Christophe Fiat et
l’actrice Judith Henry s’amusent
d’une performance qui les réunit
sur scène pour tirer un portrait
ironique de l’iconique reine
Bernd Uhlig/Opéra national de Paris d’Egypte. Puisqu’il s’agit de
remettre au goût du jour la légende,

Scènes
nul ne s’étonne que la pièce
commence par une fausse
conférence où sont compilées les
ultimes trouvailles d’une poignée
d’internautes-archéologues ayant
repéré sur Google Earth les traces
de son mausolée en plein désert,
non loin de ce qu’ils désignent
Dans la première partie, les interprètes Castellucci prend le parti de l’innocence comme une piste d’atterrissage
sont placés en avant-scène devant une intrinsèque. Chaque chanteur, placé pour engins extraterrestres. Passant
toile opaque derrière laquelle l’espace de dans la fosse d’orchestre, est doublé d’une moisson de fake news aux
la création se donne à voir dans des effets par un enfant qui mime le chant contradictions des diverses versions
de lumière mouvants. Des masses de sans proférer de son, tout en caracolant de sa vie rapportées par l’histoire,
couleurs ondoyantes se lèvent et s’abaissent, parmi les herbes folles ou construisant Christophe Fiat joue le technicien
laissant apparaître une ligne de feu, un mur de pierres, sur le plateau de plateau ou le scribe assis en
ou s’estompent dans des teintes bleutées transformé en vaste champ. tailleur tandis que Judith Henry en
qui s’accordent aux paroles des chanteurs. Bientôt, une nuée d’enfants envahit profite pour s’en laver les pieds. Au
Pendant que le drame se joue sous nos la scène : l’innocence recouvre le péché rappel de la multitude des noms
yeux, l’espace s’offre alors comme “une et renverse la notion de culpabilité. d’oiseaux la désignant en méchante
référence à l’expérience de la contemplation Pour Romeo Castellucci, c’est clair, reine et ciblant cette amoureuse
que nous connaissons face aux tableaux “Caïn était l’innocent, la véritable proie impénitente des têtes couronnées
de Rothko”, indique le metteur en scène. capturée en un piège victimaire”. de laurier, la belle en prend pour
A la direction musicale, René La beauté de la musique et la clarté son grade sans perdre un grain de
Jacobs partage cet état, mains des voix s’accordent à cette vision d’un sable de son charme. A l’heure de
caressantes et bouche murmurant pour homme dont la douleur nous est proche MeToo, cette vision, qui fleure bon
lui-même les paroles qui touchent et s’offrent alors comme un réconfort, le clownesque, prêche pour la
par l’étendue de la douleur qui se répand un apaisement puissant. Fabienne Arvers liberté d’une femme ne rentrant
sur toute la création. D’ailleurs, dans aucune case. Patrick Sourd
la punition de Dieu envers Caïn sera Il primo omicidio d’Alessandro Scarlatti,
de vivre et de ne pouvoir échapper livret Antonio Ottoboni, direction musicale Cléopâtre in Love un projet de
René Jacobs, mise en scène Romeo Christophe Fiat et Judith Henry,
au souvenir de son crime. Changement Castellucci. Jusqu’au 23 février, Opéra avec eux-mêmes. Jusqu’au 22 février,
de registre à la seconde partie, où Romeo de Paris, Paris IXe Nouveau théâtre de Montreuil

13.02.2019 Les Inrockuptibles


Sonia Barcet
Entre les murs
Au cœur d’une cité bétonnée, la vie quotidienne se déroule comme
une tragédie antique. Pierre angulaire de la pièce, RACHIDA BRAKNI irradie,
Scènes

portée par la langue bouleversante de Fabrice Melquiot.

SEULE ET POURTANT CHORALE, Enée, Roch, Grinch, Bakou, Céleste, émouvantes mises en scène (notamment
RACHIDA BRAKNI AVANCE EN BORD Mourad, Betty. Le fantôme de Filip aussi. une scène de fête déjà culte dans un
DE SCÈNE. Elle est la scène, le théâtre, L’immense tour de béton tourne appartement-mouchoir de poche), sont
le lieu de la réalité et de l’imaginaire sur elle-même – impressionnante et juste absolument, tragiquement remarquables :
le plus fou. La scène, dit-elle, représente scénographie de Nicolas Marie – et Philippe Torreton, que l’on a peu
son cœur. Ainsi, d’emblée, dès dévoile l’un après l’autre les appartements l’habitude de voir affronter le répertoire
les premiers mots de l’actrice, on bascule et la vie des gens qui l’habitent. Au cœur contemporain et qui y excelle pourtant ;
dans cette étrange réalité partagée de la cité, au cœur de la tour, il y a Roch Rachida Brakni, le cœur et le chœur
qu’est la fiction. On y plonge d’autant (Philippe Torreton) et son fils. Roch vient de ce spectacle ; et le fils, Maurin Ollès,
plus qu’immédiatement, par ses paroles, d’apprendre qu’il a un cancer. Il demande le bien nommé Enée, celui qui portera
elle est totalement d’aujourd’hui. à son fils de lui cuisiner un civet de lapin. d’un bout à l’autre de cette épopée
Pas d’hier. Pas de demain. Elle est là, Au fil de la maladie, de la chimiothérapie, son père sur ses épaules, est une révélation.
dans un présent en tout point pour nous toute la vie ardente et intense qui lie Ce théâtre du peuple redonne toute
reconnaissable. Derrière elle, un immense les personnages entre eux va se déployer : leur dignité à ceux auxquels il s’adresse.
cube de béton brut s’élève dans le fils et le père qui aiment la même Ni populaire, ni populiste, ne cédant
les cintres, et ce n’est pas un nouveau femme, les kebabs partagés en bas en rien aux trompettes de la facilité
don de Jeff Koons à la nation française. de l’immeuble, les incompréhensions ou de la référence télé, ne pratiquant pas
Ce n’est ni brillant ni acidulé, mais le mur amicales, les tatouages intempestifs le clin d’œil complice, mais s’imposant
d’une caverne sur laquelle, bientôt, vont pour se prouver que l’on est vivant, dans toute sa sincérité, le théâtre que
se projeter les ombres des vies réelles des les rêves d’amour et les désirs d’envol… viennent d’inventer ensemble Melquiot
habitants de la cité dont elle barre l’accès. Ouvragée, puisant à la source et Meunier réjouit comme une fête
Sur les traces de l’Enéide, Fabrice géographique ses mots d’aujourd’hui, à la vie célébrée. Hervé Pons
Melquiot, l’auteur de J’ai pris mon père sans qu’elle soit documentaire ou
sur mes épaules, emprunte la voie épique folklorique, la langue littéraire de Melquiot J’ai pris mon père sur mes épaules
et mélodramatique pour dire sa porosité est bouleversante. Il trouve les mots justes de Fabrice Melquiot, mise en scène Arnaud
au monde qui l’entoure. Magnifiquement et leur confère une légitime beauté. Meunier, avec Rachida Brakni, Philippe
Torreton, Maurin Ollès. Jusqu’au 10 mars,
architecturée, son épopée s’élance entre Les acteurs réunis par Arnaud Meunier, Théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe.
les tours d’une cité où vivent Anissa, qui signe là une de ses plus inventives et En tournée jusqu’au 24 mai

Les Inrockuptibles 13.02.2019 74


Expos
Margot Montigny/Centre Culturel Suisse

Les images
maudites
L’exposition de LAUREN HURET se penche
sur le nouvel esclavage subi par les modérateurs
sous-payés pour cacher ces contenus internet
que l’on ne saurait voir. Et pose la question de l’image
et de son irreprésentabilité.

LAUREN HURET EST UNE ARTISTE des pratiques internet. Il y a eu les glitches
QUI NE FAIT PAS CONFIANCE cinétiques (sons ou visuels déformés
À INTERNET. Tel est, pour le dire vite, par un bug) puis l’euphorie de la
le message d’accueil qu’elle a choisi dématérialisation. Depuis une poignée
de poster sur son site – peu achalandé, d’années, nous nous retrouvons les deux
on s’en doute. Internet constitue pourtant pieds dans un réel tout aussi trouble
la matière première de son travail. Mais qu’avant : parler d’internet, c’est aussi
l’artiste franco-suisse ne pratique ni le parler du monde, c’est-à-dire de rapports
net.art des années 1990 ni le post-internet de production et d’écologie, de société,
des années 2000. Elle participe de ce qu’il d’oppression et de colonialisme. Cette
convient d’appeler la “troisième vague” “troisième vague”, composée d’artistes

Les Inrockuptibles 13.02.2019 76


Vue de l’expo
Praying for
My Haters,
sculpture-
maquette de
l’immeuble de
Manille en
collaboration
avec Benjamin
Elliott (2019)
Toute une main-d’œuvre
invisibilisée besogne,
ces “turkers” reproduisent
non seulement une fracture
de classe mais également
de domination coloniale

totale” est fausse, tout comme les progrès concernée par le sujet, comme nous
de l’intelligence artificielle (IA) reposent tous. Et cela d’autant plus qu’elle
surtout sur une savante opération est artiste, puisque s’y entremêle
marketing. Derrière besogne en effet étroitement la question de ce qu’elle
toute une main-d’œuvre invisibilisée. Ces qualifie d’ “image maudite” : ces images
“turkers” qui reproduisent non seulement violentes ou dérangeantes dont la vision
une fracture de classe mais également nous est épargnée car d’autres yeux
de domination coloniale – faisant résonner que les nôtres les ont vues auparavant.
le racisme latent du terme lui-même. Si Souffrance et traumatismes ont été
Lauren Huret ne fait plus confiance délocalisés. Maudites, ces images
à internet, c’est qu’elle a vu l’envers le sont car une fois vues, on ne peut
du décor. Depuis deux ans, elle conduit les “dé-voir”. Elles brûlent la rétine
une investigation autour de l’un des pires et meurtrissent les chairs. 

Expos
de ces nouveaux métiers : les modérateurs Face à cette terrible matière,
de contenus (“content managers”). comment faire œuvre ? Cette question,
“Lorsque Facebook supprime une photo Lauren Huret se l’est posée. Au Centre
de nu, l’acte est accompli par des individus culturel suisse, elle inaugure la nouvelle
sous-payés qui appliquent une grille qu’on programmation de la curatrice Claire
mais aussi de théoriciens tels que Yves leur a fournie lors de leur embauche. Ils sont Hoffmann avec une exposition autour
Citton, Tiziana Terranova, Nick Srnicek en contrat de sous-traitance, ne savent pas de ses recherches. Praying for My Haters
et Alex Williams, inverse la manière pour qui ils triment, sont soumis à des clauses se prend cet irreprésentable de plein fouet,
de conceptualiser les choses : non pas de confidentialité drastiques et, surtout, et l’artiste n’y montre en réalité pas
par ce que produisent l’ordinateur ne bénéficient pas d’aide psychologique”, grand-chose. Une maquette et un plan
ou la connexion wifi, mais par qui explique Lauren Huret. La censure de vidéo de l’immeuble de Manille abritant
les produit, comment, où et avec quels tétons n’est pour ainsi dire que la pointe les travailleurs (photo). Des petites vidéos
effets sur les humains qui, mine de rien, émergée de l’iceberg. A longueur relativement anecdotiques, des stories
n’ont pas encore quitté la partie. de journée, les modérateurs visionnent Instagram de son séjour ou encore
Dans l’ombre des Gafa (Google, des dizaines de milliers de contenus des projections de nus dont les parties
Apple, Facebook, Amazon) et autres traumatisants postés par les internautes sensibles sont masquées par des GIF.
géants du web, triment des tâcherons sur les réseaux sociaux. Ils ont huit En réalité, le bégaiement impuissant
du clic. L’exemple le plus connu est secondes par image pour décider de de la forme en dit long, et l’oppression
sans conteste la plate-forme Amazon la signaler ou non. “Le job n’est pas près ressentie sous la verrière du Centre
Mechanical Turk (AMT) qui propose d’être remplacé par l’intelligence artificielle culturel suisse est réelle. Pour finir,
l’exécution de microtâches non qualifiées car seul un humain qui ressent physiquement toute une tonalité mystique, à l’instar
et encore moins gratifiantes que de cette douleur peut l’effectuer. Récemment, d’un portrait transposant à notre époque
nouveaux esclaves du numérique réalisent Mark Zuckerberg déclarait avoir embauché maudite l’iconographie de sainte Lucie
le plus souvent chez eux, en sus de leur 30 000 modérateurs supplémentaires (portant ses yeux sur un plateau),
job diurne sous-payé. Le cas d’AMT dans la Silicon Valley. Au niveau mondial tente de manière désespérée d’adoucir
est également le plus parlant, puisque cependant, il est impossible d’estimer leur un tant soit peu la condition de ces
la plate-forme tire son nom d’un canular nombre tant il ne cesse de croître.” Aux martyrs de la civilisation de l’image.
du XVIIIe siècle où un automate se révélait Philippines, à Manille, ancienne colonie Ingrid Luquet-Gad
être manipulé par un humain américaine, on estime qu’ils sont 150 000.
caché à l’intérieur. Aujourd’hui encore, Agée d’une trentaine d’années, Praying for My Haters Jusqu’au 28 avril,
la promesse d’une “automation l’artiste franco-suissesse Lauren Huret est Centre culturel suisse, Paris IIIe

77 13.02.2019 Les Inrockuptibles


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Painter 7
(Guernica),
Damien
Deroubaix,
2018

cheval, qui ne laisse aucun doute : Picasso.


La figure est récurrente chez Damien
Deroubaix qui se plaît à raconter comment
à 19 ans la découverte de Guernica ne lui
laisse d’autres choix que de devenir artiste.
Pour autant, l’univers de l’artiste
stéphanois ne procède pas uniquement
de la filiation ou du remix. Il serait plus
juste de parler d’une collision, dont
les fragments constitueraient alors
les œuvres : l’impact entre la tradition
de la peinture classique et l’univers de
Courtesy de l’artiste et de la galerie In Situ © ADAGP, Paris 2018

la musique metal. A Saint-Etienne,


l’accent est placé sous ce signe, forcément
tumultueux, éruptif, d’un romantisme
dark et pastoral. Parmi les toiles
représentant les têtes s’est également
glissée une peinture portant l’intitulé
“Slayer”, nom d’un célèbre groupe
de death metal américain dont l’artiste
a repris le lettrage. Et surtout, une grande
toile portant en son cœur le titre
Expos

de l’exposition : Headbangers Ball.


Les références de l’artiste sont
explicitées dans la première salle, non plus
au niveau de l’image mais cette fois dans
l’espace. Une télévision diffuse des vidéos

En avoir plein la tête de l’émission musicale éponyme diffusée


sur MTV de 1987 à 1995 et consacrée au
heavy metal. Aux murs et dans des
Dans une exposition apocalyptique où vitrines, une série d’esquisses côtoient des
coupures de presse françaises ou
les grands maîtres côtoient la musique metal, allemandes – l’artiste fut en effet un temps
DAMIEN DEROUBAIX rend hommage à basé à Berlin. En vrac : détournement de
Headbangers Ball, une émission culte sur MTV. drapeau de Daech des bas-fonds
d’internet, dessin de presse de Libération,
QUE TROUVE-T-ON DANS LE CORTEX posée sur un plan, à la manière d’une natures mortes de fleurs du XVIIIe siècle
D’UN PEINTRE ? Des chimères, des nature morte. Sa bouche zippée telle une issues d’un journal allemand ou danse
rémanences de grands maîtres ainsi que fermeture Eclair dessine un rictus dentu. macabre médiévale.
l’inévitable dose de pop culture qui La peinture n’est pas bavarde, elle est Enfant du pays, diplômé des beaux-arts
s’infiltre dans tous les interstices. Au intellectuelle avant tout. Elle ne se fait pas de Saint-Etienne et acteur de la scène
musée d’Art moderne et contemporain avec la main, ou pas principalement, mais locale stéphanoise – il fonde à la sortie
(MAMC) de Saint-Etienne, Damien avec l’esprit. Car tout se joue plus haut, de l’école Le (9) Bis – un ancien atelier
Deroubaix propose un dépliage de sous la boîte crânienne, ou plutôt sur elle, de Saint-Etienne reconverti en lieu
l’imaginaire du peintre, et du sien par la au sommet du crâne où le contenu s’étale d’exposition – Damien Deroubaix
même occasion. Le cœur de l’exposition sur le contenant. Les images mentales des sème au vent les ferments d’apocalypse
Headbangers Ball est composé d’une série fétiches-peintres de Damien Deroubaix, qui se chargent, avec cette exposition,
de têtes qu’il a réalisées récemment : les situées juste au-dessus des yeux, sont alors d’intentions d’une épaisseur contextuelle
Painters. Ce sont des toiles mêlant huile et visibles de tous. Un premier crâne retrouvée. Ingrid Luquet-Gad
collage, et chacune d’entre elles décline le s’est vu affublé d’une botte d’asperges,
même faciès hiératique, fétiche d’une en référence à la fameuse toile de Manet.
Headbangers Ball Jusqu’au 24 février,
civilisation oubliée encore chargée d’une Plus loin, un tigre s’est échappé d’une musée d’Art moderne et contemporain
menace sourde. La tête est représentée composition de Delacroix. Et puis il y a ce de Saint-Etienne Métropole

Les Inrockuptibles 13.02.2019 78


La nature de textures et de microcosmes samedi siffler son lasso. En guise
en lambeaux infusées d’un glamour post-
apocalyptique. Cette esthétique
de proie, il s’en prend à un grand
pan de tissu chair tendu au mur.
L’artiste belge Edith Dekyndt dure encore. Même : elle définit la Au fil des semaines, le tissu se
inscrit la fragilité de la nature fin des années 2010. Tant et si bien couvre de stigmates. Bientôt, il sera
dans des formes intemporelles qu’on oublie parfois qu’une totalement réduit en lambeaux. Au
d’une beauté poignante. décennie auparavant, la fragilité de mur, d’autres pans de tissus réduits
Il a beaucoup été question ces l’animal humain était déjà ressentie à l’état de filaments se désagrègent
dernières années d’un “nouveau avec la même intensité. Elle était inexorablement, comme les
matérialisme”. Une génération de également traduite en formes, agrumes ou roses enfermées dans
jeunes sculpteurs – Pakui comme en témoigne actuellement des jarres rappelant celles des
Hardware, Max Hooper Schneider, l’élégante proposition d’Edith muséums d’histoire naturelle.
Pamela Rosenkranz ou Hannah Dekyndt. Toute tentative de conservation est
Levy – s’est emparée d’un état de A la VNH Gallery, l’artiste belge vaine, égrène Edith Dekyndt
fait indéniable : la contamination née en 1960 est partie de la figure depuis les annés 1990. La beauté
de l’écosystème par l’activité tragique du cow-boy. Tragique, poignante qui s’en dégage n’a
humaine. La matière, tout matière, puisque totalement cependant rien de futuriste : ce
est irrémédiablement contaminée anachronique dans sa conquête memento mori-là est éternel, aussi
par des résidus industriels. Plus d’espaces vierges réduits au rang fondamental que la vie humaine.
rien n’est naturel, tout est composé  de parcelles exploitables par Ingrid Luquet-Gad
d’un alliage d’organique et de l’expansion (post-)industrielle.
synthétique. Leurs œuvres, alors, Dans l’espace de la galerie, un Edith Dekyndt, The Lariat Jusqu’au
reflètent cette donne par l’invention cow-boy domestique fait chaque 23 février, VNH Gallery, Paris IIIe

ART CAPITAL – GRAND PALAIS


du 13 au 17 février 2019

SALON DESSIN PEINTURE A L’EAU


LE GRAND SPECIALISTE MONDIAL DES ŒUVRES SOUS-VERRE

70ème ANNIVERSAIRE
600 ARTISTES CONTEMPORAINS - 1 000 ŒUVRES SOUS-VERRE
dont 400 petits formats « collectionneurs » 20x26 cm
Dessin de

7 anciens exposants « grandes signatures » :


Sophie RAMBERT

DERAIN – DUFY – de VLAMINCK – VAN DONGEN


BRAYER – CHAPELAIN-MIDY
Invité d’honneur : Claude VERLINDE,
surnommé le « Jérôme Bosch du XXème siècle »
Capture vidéo Otage(s) de Michel Peyrard et Damien Vercaemer
Médias

La vie d’après
En donnant la parole à sept ex-otages, le reporter
MICHEL PEYRARD leur permet de reprendre la main
sur leur histoire et d’en révéler les non-dits.
Un documentaire bouleversant sur la résilience.

SUR UNE MONTAGNE IMMACULÉE de leur captivité et de leur expérience.


D’UNE NEIGE BLANCHE, UN HOMME Signé par Michel Peyrard, grand reporter
QUI SEMBLE SEUL AU MONDE fait pendant près de trente ans, et coréalisé avec
du ski de fond. On imagine le silence, Damien Vercaemer, le film raconte ce que
la pureté de l’air, le froid vivifiant et ces ex-otages n’ont parfois jamais dit.
le sentiment de liberté qui doit l’envahir Pendant un an, le journaliste s’est rendu
à ce moment précis. Une sensation aux quatre coins du monde pour retracer
de plénitude qui contraste avec la dureté ces parcours tout aussi différents que
de son récit. “Qu’apprends-tu après deux ans semblables. Tous ont très vite accepté
passés avec une arme sur la tempe ?”, de se prêter au jeu. “Ils me répondaient
dit la voix off du skieur. “Ils venaient dans avec presque toujours la même phrase :
ma cellule et me demandaient : ‘Tu préfères ‘L’histoire que l’on a racontée n’est pas la
la corde ou une balle ?’  ”, poursuit-il, le ton mienne’ ”, nous explique Michel Peyrard,
calme et assuré. Theo Padnos, écrivain et lui-même ex-prisonnier en Afghanistan
journaliste américain, avait 43 ans quand et condamné à mort en 2001. Pendant
il s’est fait enlever en Syrie en 2012 par leur captivité, leur histoire a été racontée
le Front al-Nosra, une branche d’Al-Qaeda. par d’autres au risque d’être déformée.
Il a été libéré vingt-deux mois plus tard. Une fois libérés, la sidération prend le pas
C’est sur cette scène glaçante que s’ouvre sur l’envie ou le besoin de mettre des mots
Otage(s), un documentaire bouleversant sur ce qui leur est arrivé. Le film rend
qui donne la parole à sept anciens détenus d’ailleurs hommage au reporter
qui reprennent alors le contrôle du récit Hervé Ghesquière, otage des talibans

Les Inrockuptibles 13.02.2019 80


amazonienne, elle a mis au monde un
enfant conçu avec un guérillero. “J’ai fait
tout ce qu’il fallait faire pour survivre”,
dit-elle simplement face caméra. Si la
plupart ont du mal à employer le terme de
“syndrome de Stockholm”, ils témoignent
parfois d’une forme d’empathie envers
leurs bourreaux. Le journaliste américain
Theo Padnos avoue continuer de suivre
aujourd’hui la vie de ses ravisseurs via les
réseaux sociaux. Et il a ces mots terribles à
propos de l’un d’entre eux : “Lui était gentil Fanny
avec moi. Quand il me frappait, il ne faisait
pas couler de sang.” et
alexanDre
On rencontre aussi Pierre Borghi,
un humanitaire français de 34 ans,
enlevé par les talibans à Kaboul en 2012.
Pendant quatre mois et demi, il a été détenu
Óscar Tulio
Lizcano González,
seul, dans un trou, sans pouvoir s’allonger
ni s’asseoir. “Tu te dis qu’après tu seras
9 févr > Ingmar
universitaire et
homme politique heureux tous les jours. [Mais] ce n’est pas 16 juin Bergman
colombien ça”, assène-t-il la voix remplie d’émotion.
de 71 ans,
a été détenu Car c’est aussi de résilience dont il est Mise en scène Avec
par les Farc question ici. Pendant leur captivité, tous Julie la troupe de la
pendant huit ans ont rêvé d’évasion, mais une fois libérés, Deliquet Comédie-Française
un sentiment contradictoire demeure.
Comment retourner à une réalité qui
afghans pendant deux ans. “J’ai été frappé n’a plus le sens qu’on lui a accordé ?
par l’injustice profonde faite à Hervé durant “Ils idéalisent le monde qu’ils vont retrouver
sa détention. A sa sortie, il était mortifié à la sortie, sauf qu’il est identique à celui
par les accusations faites à son encontre laissé. Et se crée une sorte de hiatus difficile
selon lesquelles il aurait mis en danger à vivre”, analyse Michel Peyrard. Otage
la vie d’autrui”, témoigne le réalisateur. d’Al-Qaeda en Algérie pendant quatorze
Quelques jours après la capture d’Hervé mois, l’Italienne Maria Sandra Mariani
Ghesquière et de son collègue Stéphane imagine les vacances de rêve qu’elle passera
Taponier, Nicolas Sarkozy – alors chef avec toute sa famille si un jour elle survit.
de l’Etat – avait fustigé leur “imprudence “Mais ce n’est jamais arrivé”, confie-t-elle
vraiment coupable” qui aurait fait courir aujourd’hui. Elle ajoute aussi : “Quand j’ai
des risques aux militaires français. des moments difficiles, je me dis qu’il aurait
Sans commentaire, avec peu de contexte fallu que je ne revienne jamais.” Ces anciens
politique et d’images de violence, et otages parlent encore du sentiment
seulement wwquelques images d’archives, de culpabilité que leur famille leur fait
la réalisation est ici volontairement sobre et parfois ressentir. Deux souffrances
met en valeur des témoignages saisissants s’affrontent : celle d’un(e) otage victime
qui se suffisent à eux-mêmes. Otages des des pires atrocités et celle de proches qui
Farc en Colombie, du Front al-Nostra en se sont empêchés de vivre. “Ma sœur m’en
Syrie, d’Aqmi au Maghreb islamique, ou a voulu d’avoir été kidnappé, d’avoir infligé
des talibans en Afghanistan, ils racontent du stress et de la souffrance”, raconte Theo
leur arrestation, la terreur, la pénombre, Padnos. On leur reproche une négligence,
la faim, la maladie, la torture... la survie. voire une responsabilité. Une sorte
Et puis la libération. “Ça ne m’était jamais de non-dit s’installe alors dans les familles.
venu à l’esprit qu’ils pouvaient me libérer”, dit Ce film permettra, on l’espère, de briser
simplement Óscar Tulio Lizcano González, un tabou. Il donne en tout cas des clefs
un universitaire et homme politique de compréhension précieuses de ce qu’ils
colombien de 71 ans. Détenu par les Farc ont vécu. Fanny Marlier
pendant huit ans, il est l’otage resté le plus
© Brigitte Enguérand coll. C-F

longtemps en captivité dans le pays.


Otage(s) de Michel Peyrard et Damien
Clara Rojas, elle aussi, a été entre les mains Vercaemer, sur Canal+ le 13 février à 20 h 55
de cette organisation. Là-bas, dans la forêt (puis en replay)

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comedie-francaise.fr
Best Of

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Le choix hebdo de la rédaction musique

Beirut Un grand voyage vers la nuit Rendez-vous


Gallipoli de Bi Gan à Samarra
Zach Condon distille Une performance à la fois de John O’Hara
larsens et cuivres sur technique, artistique et poétique Le grand roman
un album voyageur. qui mêle réalisation classique et méconnu d’un
3D pour une enquête amoureuse.  auteur proche
d’Hemingway LA de Boy Harsher The World’s Crépuscule des
et Fitzgerald. #1 Avec LA, extrait #2 in Town #3 dieux de Sônge
de son nouvel de Rustin Man Afin d’annoncer
album Careful, Boy Harsher Discret depuis la sortie son tant attendu premier
dévoile une fois de plus de l’excellent Out of Season album, celle qui s’est
un titre sombre, basé avec Beth Gibbons, imposée dans la lignée
sur des synthés froids Rustin Man aka Paul Webb de M.I.A. et Santigold
et automatiques tout droit est enfin de retour avec a balancé une nouvelle
sortis des 80’s, mais un album d’une poignante chanson colorée,
White Fence y incorpore une touche sincérité qui ferait vibrer sa marque de fabrique,
I Have to Feed Sorry to Bother You de lumière, envoûtante jusqu’aux tréfonds de la et délivre un son aussi
Larry’s Hawk de Boots Riley et dansante. Terre. électrique que rêveur.
Entre classicisme Une comédie politique corrosive Une longue nuit
sixties et qui dégomme le capitalisme mexicaine
expérimentations, d’aujourd’hui. d’Isabelle
un élan d’optimisme Mayault BD Scènes Expos Jeux
salvateur. Un récit peuplé
par les fantômes
de la guerre
d’Espagne.

Vasarely
– Le partage Travis Strikes Again :
Tout ce qu’il me reste Retour à Reims des formes No More Heroes
de la révolution Sarkozy-Kadhafi : de Didier Eribon, Centre Switch
James Blake de Judith Davis des billets et des mise en scène Pompidou, Ce jeu d’action très
Assume Form La crise existentielle drolatique bombes Thomas Ostermeier, Paris IVe pop multiplie les
James Blake s’ouvre d’une jeune fille très politisée. Cinq journalistes Théâtre de la Ville Des hommages à la scène
au monde et propose Un premier film bouillonnant Joe DiMaggio d’investigation – Espace Cardin, compositions vidéoludique
un superbe album et féroce. de Jerome (dont Fabrice Arfi) Paris VIIIe géométriques indépendante
de pop moderne. Charyn et un dessinateur Ostermeier vise aujourd’hui à travers une mise
La légende racontent une à l’universel et crée reconsidérées. en scène travaillée.
du baseball affaire qui mêle un protocole
en héros argent, pouvoir et d’introspection qui
solitaire fou de morts suspectes. concerne chacun.
Marilyn Monroe.

O’da’oldborin’ Resident Evil 2


Mandy Gold PC, Xbox One, PS4
Unloved de Panos Cosmatos Galerie Chantal Remake du jeu culte,
Heartbreak A découvrir en DVD, Nicolas Crousel, Paris IIIe ce survival-horror
Une voix rétro et Cage en bûcheron néo-Charles Des installations parvient à revisiter
sensuelle sur des Manson. Un revenge movie moite qui l’œuvre originale de
titres atmosphériques. et délirant. Dans un rayon Il primo omicidio transmettent manière magistrale. 
Le Procès de soleil d’Alessandro Scarlatti, une énergie
du cochon de Tillie Walden direction musicale dissidente.
d’Oscar Entre René Jacobs, mise
Coop-Phane adolescence en scène Romeo
Un étrange et féminisme, Castellucci, Palais
roman la science-fiction Garnier, Opéra
historique bascule dans de Paris, Paris IXe
sur une époque une nouvelle ère. Une réhabilitation
où l’on mettait de la figure de Caïn. Emily Mae Pikuniku
des animaux Smith Switch, Mac, PC
Kaaris La Dernière Folie en accusation. Consortium Un jeu déstressant
Or noir part. 3 de Claire Darling Museum, Dijon qui prêche la
Avec son cinquième de Julie Bertuccelli Un pont jeté révolution. Sous des
album, le rappeur Une tragédie douce-amère entre le pop art, atours distrayants,
prouve qu’il est loin et émouvante dans laquelle le surréalisme le jeu le plus subversif
de s’être assagi. Catherine Deneuve rayonne.  et l’Art nouveau. de ce début d’année.

Séries Moi, ce que j’aime, J’ai pris mon père Médias


c’est les monstres sur les épaules
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comedy est encore plus perchée. Une arme ses monstruosités. une tragédie antique, Otage(s) (replay sur Canal+) Un docu
Black Earth Rising (Netflix) Une approche intelligente critique Un premier roman portée par une langue bouleversant sur la résilience, basé sur
de la mémoire du génocide des Tutsis. essentielle. graphique génial. bouleversante. les témoignages de sept ex-otages.

Les Inrockuptibles 13.02.2019 82


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