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Théorie de « 

l’homme complet »

Jean Pic de la Mirandole (1463 - 1494)

I- L’humaniste italien Jean Pic de la Mirandole (Les deux Pic de la Mirandole,


Jean Pic et son neveu Jean-François) :
Dans son fameux « Discours sur la dignité de l’homme », cet auteur nous enjoint d’imaginer
un observateur de l’ensemble des espèces vivantes, anges et Dieu compris, qui évoluent sur le
théâtre de monde.

À quel égard, comparé aux autres vivants, l’homme pourrait-il apparaître comme un être
digne, noble, admirable ?

Pic de la Mirandole examine d’un point de vue critique les critères de dignité évoqués
jusqu’ici. Certains auteurs, comme par exemple Grégoire de Nazianze (329-390), Jean
Damascène (676-749), Albert le Grand (≈1200-1280), ont repéré la dignité de l’homme dans
son statut d’intermédiaire entre les créatures sensibles, incarnées (végétaux et bêtes), et les
êtres spirituels (anges et Dieu).

À la fois animal et spirituel, matériel par son corps et incorporel par son esprit, l’homme
conjugue en lui les caractères des deux ordres de réalité. Or, selon Pic de la Mirandole, voir
en l’homme le lieu d’une jonction entre ces deux ordres (matériel et spirituel), ce n’est
précisément pas le valoriser.

Par sa double appartenance, l’homme est le seul être qui peut chuter, céder aux attraits du
monde matériel par un mauvais usage de son libre arbitre. Les anges semblent à cet égard plus
dignes que l’homme, car incapables de chuter. Aussi notre auteur écrit-il : « Pourquoi
n’admirerait-on pas davantage les anges eux-mêmes et les chœurs bienheureux au ciel ? » (Pic
de la Mirandole 1993, p. 3). Et même s’il parvenait à se maintenir, par ses efforts, dans une
vie intelligente et vertueuse, l’homme resterait encore, sous ce double rapport, nettement
inférieur aux anges et à Dieu, et nullement digne de la plus haute admiration.

 Contrairement aux purs esprits qui saisissent directement les essences des choses,
l’homme doit nécessairement en passer par des images pour les concevoir, et se former ainsi
de ces essences des représentations impures. En outre ses jugements sont souvent faussés par
des représentations sensibles inexactes et des inclinations tendancieuses, contrairement à
ceux des pures Intelligences.

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Concernant sa pratique de la vertu, de la même manière, l’homme est sans cesse perturbé par
des inclinations en provenance de son corps, du fait de sa nature charnelle et animale,
contrairement aux anges et à Dieu. D’où la question : peut-on découvrir en l’homme un trait
qui permette de revendiquer pour lui « le privilège de la plus haute admiration ? » Sous quel
rapport l’homme peut-il paraître supérieur non seulement aux autres créatures sensibles, mais
encore aux anges ?

La réponse de Pic de la Mirandole est la suivante :

L’homme est le seul être qui puisse choisir sa forme de vie, et en changer à loisir. En effet,
l’homme n’a pas de rang pré-assigné dans l’échelle des êtres.

1. Il peut aussi bien se comporter comme une plante lorsqu’il assume des fonctions
purement végétales (nutrition, sommeil)
2. comme une bête lorsqu’il cède à ses instincts et appétits sensuels,
3. comme un ange lorsqu’il atteint une grande lucidité intellectuelle et une grande vertu
éthique (en « dominant les élans des passions »),
4. comme un Dieu lorsqu’il parvient à régler sa conduite sur celle de Jésus-Christ.
En un mot, il peut tout devenir : « À lui, il est donné d’avoir ce qu’il désire et d’être ce qu’il
veut » (Pic de la Mirandole 1993, p. 7). Observons que la manière dont nous qualifions,
aujourd’hui encore, nos semblables, témoigne du caractère protéiforme de l’être humain :

 Nous disons d’un tel qu’il « végète », d’un autre que c’est une « bête brute », ou, au
contraire, « un ange. » Nous allons même jusqu’à diviniser certains hommes : « C’est un
Dieu ».

Jean Pic de la Mirandole découvre ce fait étonnant : sous l’angle de la métamorphose,


l’homme jouit d’une puissance de mutation que même les anges et Dieu, condamnés à
demeurer ce qu’ils sont pour l’éternité, pourraient lui envier. Dieu, en effet, ne peut épouser
d’autres formes de vie que la sienne, étant limité par sa perfection même. Lui, qui ne manque
de rien, ne peut tendre vers un état supérieur au sien (sinon il ne serait pas déjà parfait), et il
ne saurait davantage déchoir de sa perfection en adoptant le mode de vie des créatures. Tout
au plus a-t-il pu « revêtir l’homme », en incarnant la personne du Christ, mais sans cesser
pour autant d’être Dieu. ( !!!)

Quant aux autres créatures vivantes, plantes, bêtes, anges, elles sont prisonnières de certaines
lois « par Dieu établies » (ibid., p. 7), qui fixent, une fois pour toutes, leur conduite et leur
rang dans l’échelle des êtres. Une plante, une bête, un ange, ne peuvent devenir autre chose
que ce qu’ils sont depuis leur premier jour.

Pic de la Mirandole cerne ainsi une dignité spécifiquement humaine :

Parce qu’il peut « tout devenir », épouser toute forme de vie, l’homme seul se caractérise par
une infinie puissance de mutation. « Qui n’admirerait ce caméléon que nous sommes ? »
(ibid., p. 9).

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 Sous l’angle de la métamorphose en effet, on peut dire que l’infini est du côté de l’homme,
la finitude du côté de Dieu !

Cette forme d’humanisme (cette valorisation de l’être humain) accorde à tout homme, quelles
que soient ses capacités, quel que soit son degré de culture, une dignité ontologique
fondamentale. ===>Elle se démarque de la conception foncièrement élitiste selon laquelle
l’homme n’acquiert de dignité que par la culture (cf. infra, point 3).

Deuxième conception de la dignité : une édification dans la religion

Ce n’est pas par la culture, fût-elle complète, que l’homme conquiert sa plus haute dignité,
mais par sa conversion à Dieu, qui culmine dans l’union à Dieu après la mort. Selon Jean Pic
de la Mirandole, l’homme accomplit sa suprême dignité en s’unissant au «Prince de tous les
entendements». De même, pour son neveu, l’homme atteint sa parfaite dignité une fois son
cœur sa chair «transportés de joie auprès du Dieu vivant»

L’homme atteint sa plus haute dignité en orientant sa puissance de mutation dans une
direction bien déterminée, celle qui conduit à l’union à Dieu (il faut ici entendre : le salut
chrétien).

Cette seconde conception de la dignité, moins originale car déjà développée par plusieurs
auteurs du Moyen- Âge, est qualifiée par l’historien Henri Brémond « d’humanisme dévot »
(Brémond 1916, p. 53-524). Comme l’a observé le philosophe Henri Gouhier, cette seconde
version de l’humanisme est problématique, paradoxale, car elle place la dignité de l’homme
dans un processus de déshumanisation (Gouhier 1987, p. 40-41).

En effet dans l’union, déclare Pic de la Mirandole : « Les âmes se fondent complètement dans
l’Un » (p. 25). Que reste-t-il de la dignité de l’homme si celui-ci atteint sa suprême dignité au
moment précis où il s’est débarrassé de ses attributs humains, en s’assimilant à Dieu ? Le
processus de divinisation n’est-il pas le corollaire d’une forme de déshumanisation ?

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Alberti (1404-1472) et Barbaro (1454-1493)

L’humanisme littéraire : Alberti et Barbaro


Léon Baptiste Alberti1 et Hermolao Barbaro2 illustrent parfaitement la première variante de
cette forme d’humanisme culturel. Selon ces deux auteurs, l’homme qui n’est pas éduqué par
les lettres n’est pas vraiment un homme.

Alberti réserve ainsi au trivium, c’est-à-dire aux lettres gréco-latines, à la grammaire et à


l’éloquence le soin d’accomplir l’humanité en l’homme :

« S’il existe une chose qui s’accorde avec la bonne éducation, ce sont les lettres sans
lesquelles on ne peut estimer qu’un homme soit véritablement accompli. » (Alberti
1911, p. 117)

Dans la même perspective Ermolao Barbaro, dans la préface de son Commentaire de


Themistius, Ce qui, pour lui, distingue l’homme non seulement des bêtes, mais aussi des
« barbares » et du « vulgaire », c’est l’acquisition des lettres.

Barbaro distingue l’homo, l’homme en tant que membre de l’espèce animale humaine, de
l’humanitas, c’est-à-dire de l’homme transformé par les lettres. Cette distinction est basée sur
l’opposition entre nature et culture : la nature fait de nous un simple animal. Or c’est
précisément cette férocité qu’il s’agit de surmonter par l’éducation littéraire.

 le lien essentiel qu’ils établissent entre culture littéraire et humanisation.

Selon plusieurs auteurs antérieurs à la Renaissance, par exemple le néoplatonicien Saint


Bonaventure, l’humanisation de l’homme passait par plusieurs facteurs :

1. L’aide de Dieu,
2. L’acquisition des vertus morales
1
Leon Battista Alberti, né en 1404 à Gênes et mort en 1472 à Rome, est l'un des grands humanistes polymathes
du Quattrocento : philosophe, peintre, mathématicien, architecte, théoricien des arts, de cryptographie et de la
linguistique.
2
Hermolao Barbaro (Hermolaus Barbarus le Jeune), ou Ermolao Barbaro (né le 21 mai 1454 à Venise - mort le
14 juin 1493 à Rome), est un humaniste italien de la Renaissance (xve siècle), qui fut tout à la fois écrivain,
professeur et diplomate.

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3. L’effort pour s’unir à Dieu,
4. L’enseignement du trivium et du quadrivium.
L’humanisme de Barbaro s’explique par le contexte spécifique de son époque, marqué par le
retour admiratif aux chefs d’œuvres littéraires de l’Antiquité alors redécouverts, met en
revanche l’accent sur la seule culture littéraire, au détriment des autres modes d’humanisation
(sciences, religion, maîtrise de soi, etc.).

Comme l’observe justement Olivier Boulnois à propos de Barbaro, nous avons affaire ici à
une « interprétation rhétorique de l’humanisme » (Boulnois 1993, p. 297). Selon Barbaro en
effet, l’homme (homo) qui n’est pas formé à la rhétorique, à la poésie, à la littérature gréco-
latine, quelles que soient ses aptitudes par ailleurs, n’accède pas à son humanité (humanitas)
mais mène une vie encore animale ou barbare !

 Barbaro va ainsi jusqu’à traiter Albert le Grand et Saint-Thomas de « barbares » pour leur
style sec et dépouillé, sans ornement, sans recherche littéraire.

« Dans la dernière lettre que tu m’a adressée, tu invectives ces philosophes barbares, que tu
dis être communément tenus pour sordides, rudes, incultes […].. J’avais donc perdu, me
disais-je, avec Thomas, Jean Duns Scot, Averroès et Albert, mes meilleures années et tant de
veilles pendant lesquelles j’aurais pu peut-être devenir quelqu’un dans les belles-lettres » (Pic
de la Mirandole 1993, p. 256).

Certes, observe Barbaro, l’homme peut très bien vivre sans étudier les « humanités », mais
alors il ne mène pas une vie proprement humaine. Sans les lettres, « tu vis assurément, mais tu
ne vis pas en tant qu’homme ».

Après ce passage ironique, Pic de la Mirandole fait parler les philosophes incriminés, et met
dans leur bouche une réfutation de la thèse de Barbaro. Ce dernier privilégie les séductions du
style et de l’éloquence par rapport à la sagesse pure et simple, exprimée avec naturel et
sobriété. Or, comment peut-on vouloir mettre de la séduction et des apprêts dans les discours
de sagesse, s’adressant à l’intelligence et non aux sens et aux passions ? Comment peut-on
vouloir ainsi confondre rhétorique et philosophie ? Pareille attitude revient en réalité à
vouloir habiller une vierge honnête comme une prostituée. Aussi Pic de la Mirandole défend-
il en ces termes les auteurs précités :

« Ce n’est pas une faute que l’éloquence ne s’ajoute pas à la sagesse, car c’est une faute que
de les lier. Chez une vierge honnête, qui ne condamnera les boucles et les atours ? » (Pic de la
Mirandole, 1993, p. 256)

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