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Théorie de « 

l’homme complet »
II

François Rabelais1

I- L’humanisme comme formation de l’homme complet (Rabelais)


Centré sur l’idée d’homme complet, l’humanisme de Rabelais ne valorise pas la seule culture
littéraire. Permettre à l’homme d’accéder à sa dignité, de s’humaniser, réclame selon lui :
1. Un développement de l’ensemble de ses facultés, intellectuelles, morales et sensibles,
2. Une culture de l’esprit et du corps.
Au chap. XXI de La vie très horrifique du grand Gargantua, Rabelais dénonce sur le mode
ironique les méthodes d’éducation du Moyen-Âge. Ses trois principaux défauts sont
1) le mépris pour l’hygiène et la propreté,
2) le maintien du corps dans un état de mollesse et de laisser aller,
3) l’enfermement dans un savoir livresque sans contact charnel avec l’expérience.
A contrario, Rabelais souligne premièrement l’importance de l’hygiène et de la propreté.
Lors de la journée d’éducation idéale organisée par Ponocrates, après l’exercice en
plein air, « [les enfants] sont très bien essuyés et frottés, changent de chemise »
(Rabelais 1930, p. 90).
Après le repas, Gargantua « s’écure » les dents, se lave « les mains et les yeux de belle
eau fraîche » (ibid.).
Rabelais souligne également l’importance des repas équilibrés, et nous exhorte à
connaître « la vertu, propriété, efficacité et nature de tout ce qui [est] servi à table »
(ibid.).

 L’accomplissement de l’être humain ne requiert pas uniquement des exercices de


nature intellectuelle et spirituelle. Divers exercices physiques doivent accompagner la
formation de l’âme. Ainsi les enfants « s’exercent les corps comme ils avaient leurs
âmes auparavant exercé » (ibid., p. 89).

1
François Rabelais est un écrivain français humaniste de la Renaissance. Ecclésiastique et anticlérical, chrétien
et libre penseur, médecin et ayant l'image d'un bon vivant . Admirateur d'Érasme, maniant la parodie et la
satire, Rabelais lutte en faveur de la tolérance, de la paix, d'une foi évangélique et du retour au savoir de
l'Antiquité gréco-romaine, par-delà ces « ténèbres gothiques » qui caractérisent selon lui le Moyen Âge. Il
partage avec le protestantisme la critique de la scolastique et du monachisme. Ses œuvres majeures, comme
Pantagruel (1532) et Gargantua (1534)
 Rabelais valorise ce que nous nommerions aujourd’hui la double culture (la
complémentarité des enseignements littéraires et scientifiques). Il accorde une égale
importance aux lettres et aux sciences, au trivium et au quadrivium :
Exemple : Gargantua, au cours de sa formation, « entre en affection » non seulement avec
l’arithmétique ou « science numérale », mais encore avec « les autres sciences mathématiques
comme géométrie, astronomie et musique » (ibid., p. 91).
 Contrairement à culture purement érudite et livresque, Rabelais veut « que la chose
accompagne le livre »,
Exemple : les « faits de nature » soient directement connus : à l’étude des textes du médecin
Hippocrate, s’ajoute l’anatomie effective des corps (ibid., p. 262-263). Le rapport direct,
sensible aux choses, vient compléter la référence aux autorités (aux auteurs canoniques):
« Passant par quelques prés ou d’autres lieux herbus, ils [les élèves] visitaient les arbres et les
plantes, les conférant avec les livres des Anciens qui en ont écrit, comme Théophraste,
Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien. » (ibid., p. 95)
Cette exigence d’un rapport direct aux choses, et non plus indirect, purement livresque, est un
des traits positifs de la Renaissance par rapport au Moyen-Age, et s’inscrit dans la volonté
1) de développer les savoirs,
2) de mobiliser l’ensemble des facultés humaines.
L’humanisme de Rabelais paraît à l’évidence plus pertinent que celui de Barbaro, car il
répond mieux au projet de formation ou d’humanisation complète de l’être humain.
Historiquement toutefois, on peut dire que le courant de l’humanisme accordant une
prépondérance aux lettres et aux humanités a dominé en Europe, du moins jusqu’aux
années 1950. Il n’y a pas si longtemps, l’expression « faire ses humanités » signifiait
étudier les langues anciennes (latin et grec), la littérature et la philosophie, à l’exclusion des
disciplines scientifiques. Pourquoi cette exclusion ?
Dans la seconde moitié du XIXe siècle allemand, le physicien et philosophie Hermann von
Helmholtz –incarnation exemplaire de l’homme complet-, décrit le processus historique
ayant conduit à privilégier, en Allemagne, la formation littéraire et les sciences de l’esprit
(philologie, Histoire, psychologie, sociologie, philosophie) par rapport aux mathématiques
et aux sciences de la nature.
Après la séparation géographique des universités (lettres, sciences, droit, médecine,
théologie) au début du XIXe siècle, observe Helmholtz, les disciplines ont commencé à
s’ignorer les unes les autres.
Peu à peu, est réapparu le préjugé de certains humanistes selon lequel les savoirs concernant
l’esprit humain (lettres, langues anciennes, théologie, métaphysique, histoire, etc.) étaient
seules essentielles à la formation d’un homme.
Les sciences de la nature, souvent reléguées au rôle d’améliorer les conditions matérielles
de l’existence, furent de moins en moins considérées indispensables à la formation
intellectuelle et sensible de l’être humain.
Dans une conférence de 1862 intitulée : « Du rapport des sciences de la nature à l’ensemble
des sciences », Helmholtz déplore qu’une partie du public cultivé aille jusqu’à contester
l’emploi du terme culture pour désigner la culture scientifique et technique.
Or, selon Helmholtz, la culture est une œuvre collective, à laquelle tous doivent
« coopérer », mitwirken (Helmholtz 1971, p. 108). En mettant en avant ce que les
disciplines peuvent s’apporter les unes aux autres, en valorisant la coopération et
l’ouverture d’esprit qui procèdent de la poursuite d’un but commun, on peut dire que
Helmholtz réhabilite d’une certaine manière la forme d’humanisme développée notamment
par Rabelais, fondée sur l’exigence de la double culture.
Dans le même ordre d’idées, signalons l’ouvrage du philosophe contemporain Jacques
Bouveresse : Prodiges et vertiges de l’analogie.  De l’abus des belles-lettres dans la pensée,
qui dénonce non sans humour les conséquences désastreuses, à notre époque, d’une longue
tradition visant à majorer la culture littéraire par rapport à la culture scientifique.

Le retour aux textes originaux de l’antiquité païenne et chrétienne, constitue une cinquième et
dernière forme d’humanisme, mise en œuvre par les réformateurs de l’Eglise Martin Luther et
Jean Calvin.
Michel de Montaigne (1533-1592)2

La laïcisation de la métamorphose :

Contrairement à son aîné Pic de la Mirandole, Montaigne évite cette difficulté en séparant le
thème de la métamorphose, de celui de l’union à Dieu. Il opère ce qu’on peut nommer une
sécularisation ou une laïcisation du thème de la métamorphose.

Cette seconde forme d’humanisme situe plus franchement la dignité humaine dans sa capacité
de changer à loisir de forme de vie, c’est-à-dire dans sa puissance illimitée de mutation.
Montaigne conserve l’idée que l’homme a en propre un pouvoir indéfini de métamorphose.

Il écrit par exemple que contrairement aux ours et aux chiens dont le comportement est fixé
par l’« inclination naturelle », « les hommes, se jetant incontinent en des accoutumances, en
des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent facilement » (I-26-149).

Montaigne écrit encore que seuls les hommes, parmi tous les vivants, ont ce pouvoir
remarquable de se « transformer et transsubstantier en autant de nouvelles figures et de
nouveaux êtres qu’ils entreprennent de charges » (III-10-1011). Cette puissance de
diversification fait de l’homme un sujet merveilleux, digne d’admiration, car elle lui est
spécifique : « C’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme » (I-1-
9).

Cependant Montaigne abandonne l’idée selon laquelle la dignité suprême s’acquiert par le
seul mode de vie chrétien. La métamorphose valorisée par Montaigne n’est pas pré-orientée.
Elle n’est-elle plus « verticale » comme elle l’était encore chez Pic de la Mirandole, mais
ouverte à l’infinité des possibles. Tout homme, du seul fait qu’il appartient à l’espèce
humaine, est d’emblée doté d’une dignité en ce qu’il porte en lui un pouvoir de transformation
indéterminé et illimité :

« Je veux prendre l’homme en sa plus haute assiette, le considérer en ce petit nombre
d’hommes excellents et triés, qui ayant été d’une belle et particulière force naturelle
[...] l’ont montée au plus haut point de sagesse [...] Ils ont manié leur âme à tout sens
et à tout biais, l’ont appuyée et étançonnée de tout le secours étranger qui leur a été

2
Seigneur de Montaigne, un philosophe, humaniste et moraliste de la Renaissance, un écrivain érudit,
précurseur et fondateur des «sciences humaines et historiques » en langue française. un diplomate de premier
niveau, chrétien sincère contre les ligueurs et fidèle au roi de France, promu après sa retraite en octobre 1571
en gentilhomme de la chambre du Roi, avec le titre de chevalier de l'ordre de Saint-Michel. Il a écrit les célèbres
Essais
propre et enrichie et ornée de tout ce qu’ils ont pu emprunter [...] C’est en eux que
loge la hauteur extrême de l’humaine nature. » (II-12-501-502)

On pourrait croire, d’après ce passage, que Montaigne valorise une seule catégorie d’hommes,
ceux qui ont su développer diverses formes de vie et acquérir diverses compétences. En
réalité, Montaigne valorise tout homme, car comme simple potentialité la métamorphose
définit la condition de tout un chacun. Tel est en effet le sens de la déclaration : « Tout
homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition » (III-2-805).

 Notre condition, en tant qu’hommes, c’est de pouvoir indéfiniment changer.


La « forme » de l’humaine condition ne désigne donc pas un quelconque archétype
d’humanité (par exemple, l’homme lettré, le bon chrétien). Elle désigne la puissance de
métamorphose elle-même :

« La forme entière de l’humaine condition que chacun porte en soi, n’est point telle par
conformité à quelque archétype, mais parce qu’elle embrasse tous les états. L’humanisme de
Montaigne [...] est sans réserve. » (Magnard 2000, p. 42)

Montaigne défend un humanisme sans réserve, car il place la dignité de l’homme non dans un
archétype d’humanité accessible à certains seulement, mais dans une condition universelle qui
n’est autre qu’une capacité indéfinie de variation et de transformation.

Pour Montaigne, l’homme n’a pas de forme naturelle, mais donne forme à sa vie par les
activités et coutumes qu’il adopte : « c’est à la coutume de donner forme à notre vie » (III,
13, 1080). La condition humaine se prête ainsi à la multiplication, à la variation infinie des
formes de vie.

L’homme seul, entre tous les vivants terrestres et célestes, décide de sa forme de vie. / Alors
que l’idée de « nature » humaine contient l’idée d’une prédestination ontologique (l’homme
devrait coller à une nature préfixée par Dieu), / celle de « condition », en revanche, désigne
une ouverture sur une pluralité d’orientations possibles.

Être homme, c’est jouir de cette capacité de métamorphose présente en chacun.  L’homme
n’est jamais aussi admirable, selon Montaigne, que lorsqu’il actualise cette capacité. Ainsi

Montaigne admire par exemple, Alcibiade, qui « se transforme si aisément à façons si
diverses, sans intérêt de sa santé, surpassant tantôt la somptuosité et pompe persienne,
tantôt l’austérité et frugalité lacédémonienne, autant réformé en Sparte comme
voluptueux en Ionie. (I, 26, 167).

Montaigne loue la plasticité d’un Épaminondas :


« Épaminondas, en tous les offices de la vie humaine, ne laisse rien à désirer de soi, soit
en occupation publique ou privée, ou paisible ou guerrière, soit à vivre, soit à mourir
grandement et glorieusement. Je ne connais nulle forme ni fortune d’homme que je
regarde avec tant d’honneur et d’amour » (II-36-756).
A contrario, une vie humaine faible et médiocre est pour Montaigne une vie rigide, repliée sur
elle-même, prisonnière de l’habitude. Aussi Montaigne préconise-t-il l’«  accoutumance » de
changer d’habitudes, afin d’éviter la fixité qui exténue la vie : « C’est être, mais ce n’est pas
vivre, que se tenir attaché et obligé par nécessité à un seul train » (III-3-818).

Selon lui, il faut s’accoutumer à faire varier les formes d’activités et d’expériences :

« L’accoutumance nous peut conduire non seulement à telle forme qu’il lui plaît […], mais au
changement aussi et la variation, qui est le plus noble et le plus utile de ses apprentissages »
(III-13-1082, je souligne).

Selon Montaigne, il revient à l’homme de s’habituer non seulement à telle forme d’activité,
mais aussi au changement d’activité, c’est-à-dire à la variation elle-même.

Apprendre à passer d’une forme à l’autre, à déjouer la tendance à l’inertie et à la répétition, tel
est selon lui l’apprentissage « le plus noble. »

Comme l’a bien montré Jean Rousset dans La littérature de l’âge baroque en France, la
thématique de la métamorphose chère à Montaigne est un des traits caractéristiques de la
sensibilité baroque. En littérature, le caractère protéiforme du personnage principal. On
observe une consonance entre le personnage central, « être de métamorphoses, et la
composition disloquée, ouverte, organisée sur plusieurs centres. » C’est désormais le
mouvement, la plasticité qui domine la vie.

« Le peintre et le modèle sont mobiles », comme pour Le Bernin qui, pour son buste de Louis
XIV, n’a pas demandé au roi de poser, mais l’a laissé se mouvoir à sa guise.

Cette forme d’humanisme, qui accorde une dignité à tout homme, s’oppose nettement à une
autre conception, élitiste, qui place la dignité humaine dans l’aboutissement d’un processus
d’humanisation par la culture. Cette conception, qui correspond à la fameuse théorie de
« l’homme complet », de l’homme élevé au-dessus de son animalité et brutalité initiale par
l’éducation de ses facultés, prend à son tour deux formes bien distinctes :

1. la première forme majore la formation littéraire


2. la seconde préconise un équilibre entre ce qu’on nommait au moyen âge
le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique ou logique) et
le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique).
Pensées de Montaigne :

« Le bon père que Dieu me donna m’envoya dès le berceau, pour que j’y fusse élevé, dans un
pauvre village de ceux qui dépendaient de lui et m’y maintint aussi longtemps que j’y fus en
nourrice et encore au-delà, m’habituant à la plus humble et à la plus ordinaire façon de
vivre….. La pensée de mon père visait aussi à une autre fin : m’accorder avec le peuple et
cette classe d’hommes qui a besoin de notre aide, et il estimait que je devais être obligé à
regarder plutôt vers celui qui me tend les bras que vers celui qui me tourne le dos […] Son
dessein n’a pas mal réussi du tout : je me dévoue volontiers envers les petits. » Essais III

« C’était une règle inviolable que ni mon père ni ma mère ni valet ni chambrière
n’employassent, quand ils parlaient en ma compagnie, autre chose que des mots latins, autant
que chacun en avait appris pour baragouiner avec moi. »
La méthode réussit parfaitement :
« Sans livre, sans grammaire, sans fouet et sans larmes, j’avais appris du latin — un latin
aussi pur que mon maître d’école le connaissait. »

« Le collège est une vraie geôle pour une jeunesse captive. On la rend déréglée en la punissant
de l’être avant qu’elle le soit. La belle manière d’éveiller l’intérêt pour la leçon chez des âmes
tendres et craintives que de les y guider avec une trogne effrayante, les mains armées de
fouet ! » Les Essais I
« Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands », «
Ce n’est pas par la réflexion ou par notre intelligence que nous avons reçu notre religion, c’est
par voie d’autorité et par un ordre étranger »

L’amitié légendaire de Montaigne et de La Boétie :


« Nos âmes ont marché si uniment ensemble […] que non seulement je connaissais la sienne
comme la mienne, mais que je me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi à mon
sujet […] C’est un assez grand miracle que de se doubler. »
Le mariage :
« Je trouve après tout que l’amour n’est pas autre chose que la soif de la jouissance sur un
objet désiré et que Venus n’est pas autre chose non plus que le plaisir de décharger ses vases,
qui devient vicieux ou s’il est immodéré ou s’il manque de discernement»
« Qu’a fait aux hommes l’acte génital qui est si naturel, si nécessaire et si légitime pour que
nous n’osions pas en parler sans honte. »

L’avant-propos des Essais :


« Je veux qu’on m’y voie dans ma façon d’être simple, naturelle et ordinaire, sans recherche
ni artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront sur le vif, ainsi que ma manière
d’être naturelle, autant que le respect humain me l’a permis […] Ainsi, lecteur, je suis moi-
même la matière de mon livre : il n’est pas raisonnable que tu emploies ton loisir en un sujet
si frivole. Adieu donc ? De Montaigne, ce 1er mars 1580.  »
Les cruautés des guerres religieuses :
« Je pouvais avec peine me persuader, avant de l’avoir vu, qu’il eût existé des âmes si
monstrueuses […] pour inventer des tortures inusitées et des mises à mort nouvelles, sans
inimitié, sans profit et à seul fin de jouir de l’amusant spectacle des gestes et des mouvements
pitoyables, des gémissements et des paroles lamentables d’un homme mourant dans la
douleur46. »

La vertu du voyage :
« Faire des voyages me semble un exercice profitable. L’esprit y a une activité continuelle
pour remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne connais pas de meilleure école pour
former la vie que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d’autres vies,
opinions et usages.»
« S’il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche ; si je me trouve peu apte à monter à cheval,
je m’arrête… Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J’y retourne ; c’est toujours mon
chemin. Je ne trace à l’avance aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe […] J’ai une
constitution physique qui se plie à tout et un goût qui accepte tout, autant qu’homme au
monde. La diversité des usages d’un peuple à l’autre ne m’affecte que par le plaisir de la
variété. Chaque usage a sa raison d’être ».

L’art de conduire les affaires publiques : être modéré ; éviter la passion :


« Nous ne conduisons jamais bien la chose par laquelle nous sommes possédés et conduits »
« À mon arrivée, j’expliquai fidèlement et consciencieusement mon caractère, tel exactement
que je le sens être : sans mémoire, sans vigilance, sans expérience et sans vigueur ; sans haine
aussi, sans ambition, sans cupidité et sans violence, pour qu’ils fussent informés et instruits de
ce qu’ils avaient à attendre de mon service […] Je ne veux pas que l’on refuse aux charges
publiques que l’on assume l’attention, les pas, les paroles, et la sueur et le sang au besoin,
mais je veux que l’on s’acquitte de ces fonctions en se prêtant seulement et accessoirement,
l’esprit se tenant toujours en repos et en bonne santé, non pas sans action, mais sans tourment
et passion ».

Ecrire :
« J’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans peine, j’irai autant qu’il y aura d’encre et
de papier au monde ? »
« J’aime l’allure poétique, par sauts et gambades […] Je m’égare, mais plutôt par licence que
par mégarde. Mes idées se suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue
oblique […] Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matière […] Mon
style et mon esprit vagabondent l’un comme l’autre. Il faut avoir un peu de folie si l’on ne
veut pas avoir plus de sottise. »
« Je passe dans ma bibliothèque et la plupart des jours de ma vie et la plupart des heures du
jour […] Je suis au-dessus de l’entrée et je vois sous moi mon jardin, ma basse-cour 41, ma
cour et dans la plupart des parties de la maison. Là je feuillette tantôt un livre, tantôt un autre,
sans ordre et sans dessein ; tantôt je rêve, tantôt je note et je dicte, en me promenant, mes
rêveries que je vous livre. »

De l’art de mourir :
« Nous troublons la vie par le souci de la mort […] Je ne vis jamais un paysan de mes voisins
réfléchir pour savoir dans quelle attitude et avec quelle assurance il passerait cette heure
dernière. La Nature lui apprend à ne songer à la mort que lorsqu’il est en train de mourir »
La mort est « une chose trop momentanée » : « Un quart d’heure de souffrance passive sans
conséquence, sans dommage, ne mérite pas des préceptes particuliers6. »
« La mort est bien le bout, non pas le but de la vie ; la vie doit être pour elle-même son but,
son dessein. »
Une invitation au bonheur de vivre :
« C’est une perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir de son être. Nous
cherchons d’autres manières d’être parce que nous ne comprenons pas l’usage des nôtres, et
nous sortons hors de nous parce que nous ne savons pas quel temps il y fait. De même est-il
pour nous inutile de monter sur des échasses, car sur des échasses il faut encore marcher avec
nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre
cul »

« À quoi nous sert cette curiosité qui consiste à imaginer à l’avance tous les malheurs de la
nature humaine et de nous préparer avec tant de peine à l’encontre de ceux mêmes qui peut-
être ne sont pas destinés à nous atteindre ? C’est non seulement le coup, mais le vent et le
bruit qui nous frappent […] Au contraire, le plus facile et le plus naturel serait d’en délivrer
même sa pensée ?86 « Il est certain qu’à la plupart des savants la préparation à la mort a donné
plus de tourment que n’a fait la souffrance même de la mort. »

De L’art de vivre
Suivre la nature :
« La nature a maternellement observé ce principe que les actions qu’elle nous a enjointes pour
notre besoin nous fussent très agréables également, et elle nous y convie non seulement par la
raison, mais aussi par le désir : c’est une injustice de détériorer ses règles. »
Savoir rester libre :
« Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même95. »
Ne pas se prendre au sérieux :
« La plupart de nos occupations sont comiques. Il faut jouer notre rôle comme il faut, mais
comme le rôle d’un personnage emprunté96. »
Se méfier de tous les extrémismes :
« Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, là où l’extrémité sert de
borne d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu large et ouverte, mais bien moins
noblement et de façon moins estimable97. »
Être tolérant :
« Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis. Je crois
aisément qu’il y a des qualités différentes des miennes […] Je conçois et crois bonnes mille
manières de vivre opposées ; au contraire du commun des hommes, j’admets en nous plus
facilement la différence que la ressemblance. »

Aimer la vie telle qu’elle est et à la goûter pleinement :


« J’ai un dictionnaire tout à fait personnel ; je « passe » le temps quand il est mauvais et
désagréable ; quand il est bon, je ne veux pas le « passer », je le goûte à nouveau, je m’y
arrête. Il faut « passer » le mauvais en courant et s’arrêter au bon. »
N’hésitons pas à bien accueillir les plaisirs voulus par la nature :
« Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et même quand je me promène
solitairement dans un beau verger100, si mes pensées se sont occupées de choses étrangères
pendant quelque partie du temps, une autre partie du temps je les ramène à la promenade, au
verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »
Et à savoir les amplifier :
« Les autres ressentent la douceur d’une satisfaction et de la prospérité ; je la ressens comme
eux, mais ce n’est pas en passant et en glissant. Il faut plutôt l’étudier, la savourer et la
ruminer pour en rendre grâces comme il convient à celui qui nous l’accorde. Eux jouissent des
autres plaisirs comme ils le font de celui du sommeil, sans les connaître. Afin que le
« dormir » lui-même ne m’échappât point stupidement ainsi, j’ai trouvé bon autrefois qu’on
me le troublât pour que je l’entrevisse. »
Sans toutefois en être la dupe, en sachant qu’en tout cela il n’y a que vanité :
« Moi qui me vante d’accueillir avec tant de soin les agréments de la vie, je n’y trouve, quand
je les considère ainsi avec minutie, à peu près que du vent. Mais quoi ! Nous sommes à tous
égards du vent. Et encore le vent, plus sagement que nous, se complait à bruire, à s’agiter et il
est content de ses propres fonctions, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités qui ne sont
pas siennes. »

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