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Gerardo Boto et Esther Lozano

Les lieux des images historiées dans les galeries


du cloître de la cathédrale de Tarragone*
Une approche de la périodicité de l’espace et de la topographie du temps

R ÉSUMÉ
Cet article réexamine l’arrangement complexe des images dans le cloître de la cathédrale de Tarragone. D’abord, nous
proposons une interprétation du phasage des bâtiments de l’espace claustral permettant d’affirmer que l’organisation
spatio-temporelle des chapiteaux romans correspond à celle de la fin du XIIe s. et n’est pas le fruit du hasard ou du
démontage, comme on l’a traditionnellement expliqué ; le cloître de la cathédrale de Tarragone fut ainsi réalisé dans
une dynamique unique et cohérente. En second lieu, nous prouverons que la scénographie visuelle de la sculpture
a distribué les cycles iconographiques selon des critères exégétiques à partir de ressources mnémotechniques. Son
organisation et son sens sont justifiés à la lumière des relations typologiques et de l’emplacement des dépendances
canoniales. Le récit du temps biblique est ainsi fragmentaire seulement dans ses apparences. Bien sûr les images
historiées, particulièrement bibliques, ne peuvent être comprises que dans leur contexte, en relation avec d’autres
représentations ou par rapport à un lieu de circulation signifiant. Mais il faut aussi lire la superposition des temps
bibliques et liturgiques dans quelques images, visibles dans des espaces plurifonctionnels. Dans cet article nous
offrions une nouvelle interprétation du discours visuel, complexe et intéressant, de ce cloître cathédral.

ABSTRACT
This article re-examines the complex arrangement of images in the cloister of Tarragona cathedral. In the first place,
we offer an interpretation of the steps of construction of the buildings in the cloister which argues that the organization
of space and time with regard to the romanesque capitals corresponds to that current at the end of the twelfth century,
and is thus not the result of chance or of dismantlement, as has traditionally been thought. The cloister of Tarragona
cathedral was constructed, then, in one coherent process. Secondly, we will demonstrate that the iconographic cycles
in the sculpture have been determined in accordance with the principles of biblical exegesis, based on mnemonic
devices. Its organization and its meaning are justified in the light of typological relationships and of the position of the
cathedral’s outbuildings. The narration of biblical time is fragmentary only in the visual form it adopts. It is certainly
true that historiated images are capable of interpretation only in taking into account their context, seen in association
with other representations or with a specific meaningful circulation area. But it is also necessary to consider the
superposition of biblical and liturgical time in some of the images which can be seen in multifunctional areas. In
this article, we propose a new interpretation of the interesting and complex visual narrative of this cathedral cloister.

* Cette étude a été effectuée dans le cadre du projet de recherche du groupe TEMPLA sur les espaces ecclésiaux et la sculp-
ture monumentale dans les cathédrales catalanes à l’époque romane (Organización funcional de los espacios en sedes episco-
pales de la Cataluña Vieja : Seu d’Urgell, Elna, Girona y Vic (s. IX-XII). Análisis tecnológicos y documentales de arquitectura y
programas visuales. HAR2009-13211, subprograma ARTE, MICIIN – Gouv. d’Espagne]) ainsi que dans le cadre d’un nouveau
projet Catedrales románicas en la provincia eclesiástica tarraconense (s. XI-XIII) : Programas visuales, liturgia y arquitectura en
Tarragona, Roda de Isabena, Huesca, Zaragoza y Pamplona. HAR2012-32763, subprograma ARTE, MEyC – Gouv. d’Espagne).
Nous remercions particulièrement Remy Cordonnier qui a effectué la traduction de cet article, mais aussi Isabel Escandell pour le
soin avec lequel elle a revu le texte initial et César García de Castro pour son aide, ainsi que Sofia Mata, conservatrice du musée
diocésain de Tarragone et Andreu Muñoz, directeur du Musée biblique de Tarragone. Mais nous saluons surtout la grande géné-
rosité de Marta Serrano.

Cahiers de civilisation médiévale, 56, 2013, p. 337-364.

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I. L’ordre des images dans les galeries claustrales romanes


Il n’est pas rare que les images historiées, et particulièrement les images bibliques, soit considérées comme
recréant des événements sacrés pour fournir une instruction religieuse à usage de leurs spectateurs. Cette
vision a pu conduire à envisager que leurs fonctions – transmettre la doctrine, susciter des émotions reli-
gieuses et inciter à la piété des spectateurs – pouvaient avoir une relation directe avec les activités quoti-
diennes ou les cérémonies. Pourtant, le cloître de la cathédrale de Tarragone, qui présente une conception
unique, homogène et cohérente dans son développement architectural et iconographique, nous permet de
repenser toutes ces questions. Ses chapiteaux retracent le récit du temps biblique, auquel ils se réfèrent de
manière tantôt explicite, tantôt plus énigmatique. La disposition d’images de temps historiques différents
dans les chapiteaux angulaires répond probablement à une autre signification que celle qui est admise par
l’historiographie, d’une façon presque normative, en rapport avec d’autres cloîtres médiévaux.
Quelques exemples romans français et espagnols bien connus (tels Moissac, Arles, Gérone, L’Estany, Sant
Cugat, etc.), ont permis de remarquer que dans les cloîtres romans (qui constituent des enceintes fermées,
destinées aux religieux et éventuellement aux laïcs), les images historiées se concentrent souvent dans la
galerie attenante à l’église1. Plusieurs historiens ont donc émis l’hypothèse qu’il s’agissait là d’une organi-
sation paradigmatique des cloîtres historiés au Moyen Âge. Cependant, cette affirmation peut être nuancée
par de nombreux cas, tel le cloître de Silos, particulièrement représentatif d’une distribution homogène
d’images dans tout le quadrilatère2.
Pour soutenir l’hypothèse que, dans un cloître roman, la galerie contiguë à l’église a possédé un degré de
sacralité plus élevé que les autres galeries, on a invoqué deux arguments. En premier lieu, c’est généralement
dans cette galerie que se trouvait le banc du mandatum, apposé contre le mur de l’église. En réalité, ce banc
ne servait pas seulement à recréer rituellement la cérémonie pascale du lavage des pieds ; il était également
utilisé lors des activités quotidiennes des moines et des chanoines (pour lire assis à la lumière naturelle, se
reposer ou méditer). Il s’agissait donc aussi d’un lieu apaisant. En deuxième lieu, la contiguïté de cette galerie
avec le seuil de l’église en a aussi fait l’endroit de sépulture privilégié pour les abbés ou autres personnages
éminents. Ainsi placés, ces derniers sont supposés prendre la tête du cortège des élus à la fin des Temps, lors
du passage par la porte du Ciel, ici figurée par la porte de l’église de la cathédrale ou du monastère. C’est
pour cette raison que l’iconographie de la galerie contiguë à l’église met l’emphase sur des thèmes funéraires
ou commémoratifs dans des emplacements comme à Silos, Cardeña, Ripoll ou encore Poblet. Dans le même
ordre d’idées, une ancienne pratique inscrite notamment sur le plan de Saint-Gall, impose une station puri-
ficatrice systématique des moines dans le portique attenant à l’église – « Porticus ante ecclesiam : Hinc pia
consilium pertract & turba salubre »3. On peut donc supposer que les concepteurs de ces cloîtres ont fait en
sorte que les images historiées se concentrent sur les chapiteaux de cette galerie, puisque c’était le lieu où plus
de spectateurs seraient amenés à s’arrêter et à prendre le temps de les regarder. Ainsi, suivant une logique uti-
litariste et de visibilité, l’enseignement et la pratique de la mémoire visuelle pouvaient être renforcées par l’ob-
servation de ces chapiteaux, non seulement pendant la déambulation, mais aussi et surtout lorsque le moine
restait assis à méditer juste en face de ces derniers ou lorsqu’il s’y arrêtait lors d’une déambulation liturgique4.
La distribution iconographique des cloîtres historiés donc peut avoir été conditionnée par la prééminence

1. Plusieurs études sur les cloîtres romans, vraiment fondamentales, ont été publiées dans Gesta, 12, 1973 à propos de The
Cloister Symposium, 1972 et dans les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 7, 1976. Du point de vue historique, entre autres : Au
cloître et dans le monde. Femmes, hommes et sociétés (IXe-XVe s.). Mélanges en l’honneur de Paulette L’HERMITE-LECLERCQ, dir.
P. HENRIET et A.-M. LEGRAS, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2000 (Cultures et civilisations médiévales, 23).
Pour les cas hispaniques, l’ouvrage de référence est Claustros románicos hispanos, coord. J. YARZA LUACES et G. BOTO VARELA,
León, Edilesa, 2003 ; plus récemment, voir Der mittelalterliche Kreuzgang. Architektur, Funktion und Programm, éd. P. K LEIN,
Regensbourg, Schnell & Steiner, 2004. Voir aussi The Medieval Cloister in England and Wales, éd. J. MCNEILL et M. HENIG,
Leeds, W. S. Maney, 2006 (Journal of the British Archaeological Association, 159).
2. Il y a d’autres cloîtres avec une distribution plus ou moins homogène : San Pedro de Soria, cathédrale de Tudela, San Pedro
el Viejo de Huesca, L’Estany, Sant Benet de Bages, cathédrale de La Seu d’Urgell.
3. Trad. fr. : « Le Portique devant l’église. Ici le groupe pieux s’arrête pour purifier ses pensées » (cf. la reproduction du plan
sur le site de l’abbaye en ligne, <http://www.stgallplan.org/recto.html> [accès libre, consulté 15 décembre 2012].
4. À propos des coutumiers bénédictins et augustiniens : Charles DEREINE, « Coutumiers et ordinaires de chanoines régu-
liers », Scriptorium, 5, 1951, p. 107-113 ; Dominique IOGNA-PRAT, « La matrice monastique du lettré dans l’Occident latin (Ve-
XIII e s.) », Archives de sciences sociales des religions, 154, 2011, en ligne <http://assr.revues.org/23078> [accès libre, consulté le
15 septembre 2011].

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 339

d’un secteur, en raison de sa plus grande sacralité du fait qu’il contenait les tombes d’abbés, de martyrs ou les
reliques emblématiques pour l’histoire de la communauté.
La logique de cette distribution a pu aussi être soumise à deux autres facteurs. Le premier est en rapport à
la hiérarchie d’usage des portes ouvertes dans ces galeries (selon qu’elles correspondaient au cheminement
de tel ou tel membre plus ou moins privilégié de la communauté). Le second facteur était lié à la pratique
liturgique, et particulièrement aux stations lors des déambulations commémoratives pour la fête d’un saint
ou d’un épisode biblique, qui était alors figuré dans un ou plusieurs chapiteaux adjacent au lieu de l’arrêt
en question. En conséquence, certains espaces du portique claustral prenaient une importance particu-
lière à un moment donné du calendrier liturgique, tout en matérialisant le temps liturgique dans l’espace,
une « présence » au sein du complexe monastique. Les fêtes liturgiques nécessitaient une topographie
pour commémorer ce temps extraordinaire, et conféraient également une valeur particulière à un espace
consacré un jour déterminé du cycle annuel. Cet usage sémantique et temporel des espaces religieux est
perceptible dans les sanctuaires, mais aussi sur des façades et dans les portiques, les cloîtres, les cryptes et
les tribunes. Ainsi, des ensembles ecclésiastiques aussi complexes qu’une cathédrale ou un grand monas-
tère valorisaient leurs enceintes par les usages du calendrier liturgique qui détaillait et hiérarchisait le
temps annuel et définissait un « scénario dévotionnel » au sein de l’édifice.
La cathédrale de Tarragone se trouve dans la ville haute, au sommet d’une colline terrassée par les Romains
au Ier siècle av. J.-C.5. Ce secteur surélevé a été dès l’origine dédié au culte comme en témoigne la présence
d’un temple octastyle dédié à Auguste, et celui d’un autre plus petit, situé sur le même axe que le temple
de l’empereur6. Un ample portique délimitait et protégeait le fanum. S’il est certain que ce complexe a été

5. Cette question est étudiée de longue date et jusqu’à récemment : Luis PONS D’ICART, Libro de las grandezas y cosas memo-
rables de la ciudad de Tarragona, Lérida, Pedro de Robles et Juan de Villanueva, 1572-1573 [rééd. Tarragone, 1980] ; Bonaventura
HERNÁNDEZ SANAHUJA, Historia de Tarragona desde los más remotos tiempos hasta la época de la Restauración cristiana,
Tarragone, A. Alegret, 1892-1893 ; Emilio MORERA, Tarragona Antigua y Moderna. Descripción Histórico-Arqueológica de todos
los monumentos y edificios públicos civiles, eclesiásticos y militares y Guía para su fácil visita, exámen é inspección, Tarragone,
F. Aris & hijo, 1894 ; Xavier AQUILUÉ et Xavier DUPRÉ, Reflexions entorn de Tàrraco en època tardo-republicana, Tarragone,
Museu Nacional Arqueològic de Tarragona, 1986 ; Joaquín RUIZ DE ARBULO, « Los inicios de la romanización en Occidente. Los
casos de Emporion y Tarraco », Athenaeum, 79, 1991, p. 459-493 ; Els monuments provincials de Tàrraco. Noves aportacions al
seu coneixement, éd. R. MAR, Tarragone, Universitat Rovira i Virgili, 1993 (Documents d’Arqueologia clàssica, 1) ; ID., « Edificios
públicos, poder imperial y evolución de las élites urbanas en Tarraco », dans Ciudad y comunidad cívica en Hispania en los siglos II y
III d. C [actes du colloque organisé par la Casa de Velázquez et par le Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 25-27
janvier 1990], Madrid, Casa de Velázquez, 1993, p. 93-113 ; Joan MENCHÓN, Josep Maria MACIAS et Andreu MUÑOZ, « Aproximació
al procés transformador de la ciutat de Tarraco. Del Baix Imperi a l’Edat Mitjana », Pyrenae, 25, 1994, p. 225-243 ; Joan FIGUEROLA
et Joan GAVALDÀ, « Plan director de la catedral de Tarragona », Ars Sacra. Revista del Patrimonio cultural de la Iglesia, 16, 2000,
p. 107-123 ; J. FIGUEROLA et al., « La catedral de Tarragona. Obres de restauració i treball arqueològic », Lambard. Estudis d’art
medieval, 14, 2002, p. 75-107 ; J. MENCHÓN et al., « La catedral de Tarragona : trabajos arqueológicos derivados del Plan Director »,
dans Jornadas sobre Catedrales, Alcalá de Henares, s. n., 2002 ; J. M. MACIAS et al., « Excavaciones Arqueológicas en la catedral de
Tarragona (2000-2002) », Arqueología de la Arquitectura, 2, 2003, p. 167-175 ; Tarragona. Colonia Iulia Urbs Triumphalis Tarraco,
éd. X. DUPRÉ, Rome, L’« ERMA » di Bretschneider, 2004 (Las Capitales provinciales de Hispania, 3), p. 41-53 ; Patrizio PENSABENE
et Ricardo MAR, « Dos frisos marmóreos en la Acrópolis de Tarraco, el Templo de Augusto y el complejo provincial de culto impe-
rial », dans « Simulacra Romae ». Roma y las capitales provinciales del Occidente Europeo. Estudios Arqueológicos, éd. J. RUIZ DE
ARBULO, Tarragone, El Mèdol, 2004, p. 73-86 ; Francesc BOSCH et al., « La transformació urbanística de l’acròpolis de Tarracona »,
dans VI Reunió d’Arqueologia Cristiana Hispànica : València, 8, 9 i 10 de maig de 2003, Barcelone, Institut d’Estudis Catalans, 2005,
p. 167-174 ; J. FIGUEROLA et al., La Catedral de Tarragona. In Sede, 10 anys del Pla Director de Restauració, Tarragone, Arquebisbat
de Tarragona, 2007 ; J. M. MACIAS et al., Praesidium, templum et ecclesia. Les intervencions arqueològiques a la catedral de
Tarragona 2010-2011. Memòria d’una exposició temporal, Tarragone, Associació cultural Sant Fructuós et al., 2012.
6. Les dernières fouilles effectuées à l’intérieur de la cathédrale de Tarragone (2010-2011) montrent un grand sanctuaire (plus
que 43 mètres de longueur). Entre autres, voir Albert CASAS et al., « A la recerca del temple d’August a Tarragona : una expe-
riència entre arqueologia i geofísica », Cota Zero. Revista d’Arqueologia i Ciència, 23, 2008, p. 9-12 ; ID, « Integrated archaeolo-
gical and geophysical survey for searching the roman temple of Augustus in Tarragona, Spain », dans DDAA, Scienza e Patrimonio
Culturale nel Mediterraneo. Diagnostica e conservazione. Esperienze e proposte per una carta de rischio. Atti del convegno Atti
del convegno internazionale di studi La materia e i segni della storia (Palermo 2007), Rome, Biblioteca centrale A. Bombace,
2009, p. 277-283 ; J. RUIZ DE ARBULO, « El altar y el templo de Augusto en la Colonia Tarraco. Estado de la cuestión » dans Fora
Hispaniae. Paisaje urbano, arquitectura, programas decorativos y culto imperial en los foros de las ciudades hispanorromanas,
éd. J. M. NOGUERA, Murcie, Museo Arqueológico de Murcia/Universidad de Murcia, 2009 (Monografías del Museo Arqueológico
de Murcia, 3), p. 155-189 ; Josep PUCHE FONTANILLES, « Los procesos constructivos de la arquitectura clásica. De la proyección a
la ejecución. El caso del Concilium Provinciae Hispaniae Citerior de Tarraco », Arqueología de la Arquitectura, 7, 2010, p. 13-41 ;
Duncan FISCHWICK, « The Date, Location and Archaeological Context of the Temple of Augustus at Tarraco », dans Precint, Temple
and Altar. Studies in the Imperial Cult at Colonia Augusta Emerita and Colonia Iulia Urbs Triumphalis Tarraco (sous presse).

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christianisé à partir du IVe siècle, il n’est en revanche pas possible de dire si l’un ou l’autre temple a été
reconverti en cathédrale à cette époque. Quoi qu’il en soit, les interprétations à partir des fouilles archéo-
logiques récentes proposent que l’episcopium paléochrétien ait pu se trouver dans l’angle sud-est de cette
enceinte ; ce qui fait que, pour l’instant, il est impossible de le mettre en rapport avec les temples romains et
par conséquent des doutes persistent quant à la situation de la cathédrale paléochrétienne7. Nous ne savons
presque rien également des conditions de sa destruction lors de l’invasion arabe de 716 ni de son usage entre
cette date et 11188 [fig. 1].
Selon les sources, la construction de la nouvelle église cathédrale aurait été entreprise au milieu du
XIIe siècle. Un document de 1154 déclare « ad opus ecclesiae incipiendum et ad oficinas faciendas », et
un autre de 1166 rapporte des donations « ad ecclesiam Sancte Tecle faciendam »9. Les fondations de la
cathédrale romane furent bâties sur le site du temple d’Auguste, et les axes de l’église et du temple corres-
pondent exactement. Le deuxième temple romain, traditionnellement nommé la « salle axiale », suivait lui
aussi le même axe cardinal10. Dans ce contexte monumental, les constructeurs de la cathédrale ont choisi de
s’appuyer sur une portion de l’enceinte romaine pour définir les limites nord et est du cloître de la nouvelle
cathédrale. De la même façon, le plan de la « salle axiale » et de son portique ont servi à délimiter la salle
capitulaire. Il est très important de souligner que les constructeurs médiévaux ont strictement observé le
plan orthogonal qu’avaient choisi les architectes romains.
Les sources rapportent qu’en 1154 l’évêque Bernat Tort a logé provisoirement son chapitre dans ce secteur
urbain – à l’exception de quelques édifices réservés à l’usage communautaire – en attendant la réalisation

7. Joan SERRA VILARÓ, Santa Tecla la Vieja. La primitiva catedral de Tarragona, Tarragone, Real Sociedad Arqueológica
Tarraconense, 1960 (Real Sociedad Arqueológica Tarraconense, 6) ; Salvador R AMÓN I VINYES, « Nova opinió sobre l’empla-
çament de la primitiva Catedral de Tarragona », Quaderns d’Història Tarraconense, 4, 1984, p. 37-49 ; X. AQUILUÉ , La seu
del Col.legi d’Arquitectes. Una intervenció arqueològica en el centre històric de Tarragona, Tarragone, Col.legi d’Arquitectes
de Catalunya, Demarcació de Tarragona, 1993 ; I D., « Emplaçament de la primitiva catedral de Tarragona », dans I Congrés
d’Història de l’Església Catalana. Des dels orígenes fins ara, vol. II, Solsona, [s. n.] 1993, p. 781-792 ; J. M ENCHÓN et Josep
Anton R EMOLÀ, « La adaptación del urbanismo medieval a las estructuras monumentales de época romana en Tarragona : el
sistema de fortificaciones », dans IV Congreso de Arqueología Medieval Española. Sociedades en transición, vol. II, Alicante,
Asociación Española de Arqueología Medieval, 1993, p. 77-86 ; J. M. M ACÍAS, « Tarraco en la Antigüedad Tardía : un proceso
simultáneo de transformación urbana e ideológica », dans Los orígenes del Cristianismo en Valencia y su entorno, coord.
Albert R IBERA, Valencia, Ajuntament de València, 2000 (Grandes Temas Arqueológicos, 2) p. 259-271. Pour un état de la ques-
tion : Meritxell PÉREZ M ARTÍNEZ , Tarraco Christiana. Cristianización y organización eclesiástica de una capital provincial
romana (siglos III al VII), thèse de doctorat [dactyl.], Universitat Rovira i Virgili, 2005 ; Jordina SALES CARBONELL , Edilicia
cristiana hispana de la antigüedad tardía, la « Tarraconensis », thèse de doctorat [dactyl.], Universitat de Barcelona, 2011 ; et
M. P ÉREZ M ARTÍNEZ , Tarraco en la Antigüedad tardía. Cristianización y organización eclesiástica (siglos III-VII), Tarragone,
Arola, 2012.
8. Le 23 janvier 1118, l’évêque Oleguer reçoit Tarragone et son territoire en donation pour restaurer le siège épiscopal. Quelques
années plus tard, le 14 mars 1129, le normand Robert d’Aguiló est proclamé Tarraconensis princeps et reçoit le plein domaine
temporel de Tarragone et son territoire avec l’objectif de restaurer et peupler la ville : José Maria FONT RIUS, Cartas de población
y franquicia de Cataluña, t. I, Barcelone, Escuela de estudios medievales, 1983, doc. 51. La donation de 1118 mentionne « eccle-
siae sedis Tarrachonensis, que in honore beate Tecle virginis olim fundata fuit. » Voir aussi Lawrence MCCRANK, Restoration and
Reconquest in Medieval Catalonia : the Church and the Principality of Tarragona. 971-1177, PhD [dactyl.], University of Virginia,
1974 ; ID., « Restauración canónica e intento de reconquista de la sede tarraconense », Cuadernos de Historia de España, 61-62,
1977, p. 145-245 ; ID., « The foundation of the confraternity of Tarragona by Archbishop Oleguer Bonestruga 1126-1129 », Viator,
9, 1978, p. 157-177 ; ID., « Norman crusaders in the Catalan reconquest : Robert Burdet and the Principality of Tarragona », Journal
of Medieval History, 7, 1981, p. 67-82 ; Javier FACI LACASTA, « Algunas observaciones sobre la restauración de Tarragona », dans
Miscel·lània en homenatge al pare Agustí ALTISENT, Tarragone, Diputació de Tarragona, 1991, p. 483-484.
9. Donation de 1154 de Bernat Tort : 500 morabatines pour les travaux ; Jaime VILLANUEVA, Viage literario a las Iglesias
de España. Viage á Barcelona y Tarragona, t. XIX, Madrid, Imprenta real, 1851, doc. IV. Il y eut d’autres donations en 1167 par
Pere de Queralt destinées aux travaux : « mille [solitos] ad ecclesiam Sancte Tecle faciendam » (voir Cartulari de Poblet. Edició
del manuscrit de Tarragona, Barcelone, Institut d’Estudis Catalans, 1938, doc. 234). En 1171 Hugo de Cervelló, oncle du roi
Alphonse II, est assassiné ; son testament fait mention d’une donation de « mille morabatine ad opus ecclesiae incipiendum et ad
officinas canonicae faciendas » ; J. VILLANUEVA, Viage literario…, doc. XVIII. En 1173 un accord est signé entre Alphonse II et le
chapitre cathédrale « ad opus canonicae claustralis » ; Ibid., doc. XVII. Eduardo CARRERO, « La topografia claustral de las cate-
drales del Burgo de Osma, Sigüenza y Tarragona en el contexto del Tardorrománico Hispano », dans La cabecera de la Catedral
calceatense y el Tardorrománico hispano, Logroño, Cabildo de la SMI, Catedral de Santo Domingo de la Calzada, 2000, p. 389-
417, p. 393 propose l’hypothèse que le premier bâtiment canonial ait eu deux étages.
10. Theodor H AUSCHILD, « Algunas observaciones sobre la construcción de la sala-aula situada detrás de la catedral de
Tarragona », Butlletí Arqueològic, 31, 2009, p. 311-323.

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Fig. 1. — Tarraco : enceinte du lieu de culte et place du Concilium provinciae avec la situation du plan de la cathédrale, d’après
J. M. Macias et al., Planimetria arqueològica de Tàrraco Atles d’Arqueologia Urbana de Catalunya, t. II, Tarragone, 2007.

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du projet ambitieux d’un complexe organique réunissant l’église, le cloître et la salle capitulaire11. Avec
ce nouveau projet, le maintien de l’axe du temple romain s’articulait avec la volonté de faire correspondre
l’enceinte claustrale avec le fanum antique, et produisait un plan où le cloître se trouvait adjacent au chevet,
situation inhabituelle que l’on retrouve à Saint-Trophime d’Arles, mais pour des raisons très différentes
d’ordre topographique.
La mise en œuvre du grand projet de la cathédrale tarraconaise commença avec la construction des trois
absides du chevet, la sacristie à l’est de l’absidiole nord, la délimitation de la salle capitulaire à l’angle
sud-est du futur cloître et la construction du dortoir attenant à la galerie orientale12, particulièrement à sa
moitié méridionale. Ce dormitorium a contraint la transformation en porte d’une des fenestrae qui jalon-
naient le mur romain situé au Levant. Il est important de souligner que l’enceinte claustrale médiévale
traverse les limites physiques du fanum romain. Ainsi, on a modifié le dessin des anciens murs romains de
délimitation, devenus les murs intérieurs des dépendances canoniales. L’option alternative – circonscrire le
cloître de la cathédrale aux limites physiques du temps du premier siècle – aurait posé de graves problèmes
organisationnels et contraint les architectes à abandonner le principe d’orthogonalité qui a inspiré tout le
projet.
Dans la galerie sud, immédiatement après avoir terminé la salle capitulaire, on a édifié la sacristie13, l’esca-
lier d’accès au trésor et une grande porte historiée qui permet la communication entre le cloître et le chœur
de la cathédrale. Le projet comprenait également la construction de trois salles dans la galerie ouest : un
premier secteur du réfectoire avec une sortie donnant sur le puits, un second secteur du réfectoire ouvrant
sur la rue et le cloître, et une cuisine située à l’extérieur du mur romain. Pour faire communiquer la cuisine
et le réfectoire, on a dû transformer, aussi ici, une fenestra romaine en porte.
Une deuxième vague de construction a été mise en œuvre sur la galerie nord quelques années plus tard. On
a bâti d’abord une salle rattachée au mur romain, couverte d’un plafond de bois sur cinq arcs-diaphragmes,
alors que le réfectoire, la sacristie et la salle capitulaire sont voûtés. L’ouverture de cette salle sur le cloître
fut aussi modifiée par l’élargissement d’une des fenestrae romaines, celle qui correspond à la première
travée orientale. Cette galerie nord du cloître possède quatre chapelles, trois gothiques et une moderne, qui
ont complètement transformé l’organisation spatiale de ce secteur tel qu’il était au XIIe siècle. Ce secteur du
cloître reste problématique dans le cadre de notre propos puisque rien ne permet de confirmer s’il existait
toujours au XIIe siècle une ancienne porte entre cette galerie et l’extérieur du temenos romain. Des fouilles
réalisées dans les secteurs nord-est et sud-est de l’enceinte romaine ont amené certains chercheurs à sup-
poser l’existence d’une telle porte à l’époque romaine14. S’il nous semble très probable que cette porte ait été
encore en usage au XIIe siècle, c’est selon nous avec des buts différents. D’autres indices archéologiques per-
mettent également d’affirmer que dans l’angle nord-est du temenos romain se trouvait une grande exèdre de
sept mètres de diamètre15. Nous ne savons rien de son usage liturgique tant païen que chrétien, même si de
par sa forme semi-circulaire et ses dimensions elle a pu aisément trouver une fonction usuelle ou cultuelle
auprès de la communauté canoniale. Nous ferons une proposition pour cette salle plus en avant.
Ce ne fut que lorsque les quatre secteurs délimitant le cloître furent terminés que l’on a entrepris la réa-
lisation des colonnades du portique claustral. Nous ne pouvons pas établir la date ni le point de départ
précis du chantier, mais tant pour des raisons fonctionnelles que stylistiques nous pensons que les travaux

11. C’est en 1154 que fut établie la communauté de chanoines réguliers de saint Augustin attachés au service de la cathédrale.
Le document détaille : « ordinatio te vita regulari in ecclesia Tarraconensi. Instituto, ut in cathedrali ecclesia Sancte Theclae […]
secundum quod opus fuerit […] in claustro die et nocte Deo famulatur » et précise l’hébergement (chambre, cuisine, réfectoire,
chapitre, grange) et l’équipement nécessaire à leur subsistance : « et ut ibidem habeant suas officinas inferius et superius, subtus
cellaria sua et horrea, supra vero refectorium, et dormitorium, coquinam et capitulum, sicut distinctum est » ; J. VILLANUEVA,
Viage literario… (op. cit. n. 9), doc. IV. Il reste encore à étudier son emplacement et son organisation spatiale.
12. E. CARRERO, « La topografia claustral… » (art. cit. n. 9), p. 410-412.
13. Ibid., p. 398-400.
14. Planimetría arqueológica de Tarraco, dir. J. M. M ACIAS et al., Tarragone, Institut català d’arqueologia clàssica, 2007.
Plan A, 2. 25 Pla de la Seu, 1/Pla de Palau 1-3. Nord-ouest du cloître ; T. H AUSCHILD, « La intervención arqueológica en la capilla
de nuestra Señora del claustro y la recuperación del muro romano junto a la capilla », dans Restauració de la capella de la Mare de
Déu del Claustre de la catedral de Tarragona, éd. F. PAGÈS, Tarragone, Gabriel Gibert, 1995 (Pau de les Postals, 15), p. 61-72.
15. Nous voulons remercier Andreu Muñoz pour les explications fournies lors de la visite du chantier de fouille de la
cathédrale.

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Fig. 2. — Vue d’ensemble de la voûte du cloître.


(Cliché G. Boto et E. Lozano.)

ont débuté par le côté sud. De toute façon, il est important de souligner que bien que la réalisation de ces
galeries se soit prolongée jusqu’au XIIIe siècle, l’ensemble des portiques correspond à un projet cohérent et
homogène. Rien ne nous permet supposer qu’il y ait eu des altérations au plan initial (sauf au voûtement), ni
des déplacements ou des agrandissements, pas plus que d’anciennes restaurations. Les tailleurs de pierres
ont apparemment réalisé chaque galerie selon le même plan, les mêmes critères stylistiques et les mêmes
proportions. Il est vraiment important de bien souligner le fait que cet ensemble, selon toute vraisemblance,
a conservé son intégrité originelle tant à l’échelle du cloître qu’à celle de chacune des colonnes, car aucune
n’est le fruit d’un remploi. En effet, l’hypothèse qui soutenait que certains chapiteaux avaient pu avoir été
initialement destinés à un autre édifice a conduit certains historiens à émettre et proposer des interpré-
tations inexactes pour expliquer la présence de certains thèmes iconographiques à certains endroits du
cloître.
Il faut néanmoins signaler qu’il y a bien eu un changement en cours de projet, mais qu’il ne concernait que
le voûtement du cloître16. En effet, comme à la galerie sud du cloître du monastère cistercien de Poblet,
initialement on avait prévu une voute en berceau dans les quatre galeries, qui furent finalement voûtées
d’ogives [fig. 2]. Mais ce changement de voûtement, représentatif de la progression architecturale et de
l’évolution du goût à cette époque, ne diminuait en rien la stabilité et l’homogénéité de l’ensemble. Au
contraire, elle offrait des avantages comme celui de soulager le mur de clôture des portiques du poids de la
voûte, désormais concentré sur les piliers, ce qui permit notamment d’y ouvrir des oculi comme ceux que
l’on retrouve notamment dans les abbayes cisterciennes provençales de Fontfroide, Le Thoronet, Valmagne,

16. B. HERNÁNDEZ SANAHUJA, El Indicador arqueológico de Tarragona : manual descriptivo de las antigüedades que se
conservan en dicha ciudad y sus cercanías, con designación de los puntos donde se encuentran y ruta que debe seguirse para
recorrerlos con facilidad, Tarragone, Imprenta de Puigrubí y Arís, 1867, p. 78 : « el 8 de enero de 1214 el pavorde Ramon de San
Llorenç con intervención del arzobispo levantó a sus expensas las bóvedas del claustro aprovechando lo que estaba construido ».
Le même document précise que des pierres et de l’argent sont destinés à la réalisation du cloître, tandis que Ramon Guillem reçoit
une pension de 200 salaires annuels sur les revenus d’une dignité (pavordia), l’obligeant à prendre à sa charge le traitement des
ouvriers : Josep BLANCH, Arxiepiscopologi de la Santa Església Metropolitana i Primada de Tarragona, Tarragone, Diputació
Provincial de Tarragona, 1985 (manuscrit du XVIIe s.). Il est en outre intéressant de noter que le testament de Ramon de Rocabertí
(1214) mentionne : « Dimitto mensae canonicorum Terrachonensis ecclesie duas equas et centum quartarias frumenti […] dimitto
operi claustri Terrachonae mille solitos […] solvo et laxo hospitali pauperum Terracone et operi ecclesie Terrachonde decima. » ;
J. VILLANUEVA, Viage literario… (op. cit. n. 9), p. 268.

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344 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 56, 2013 GERARDO BOTO ET ESTHER LOZANO

de Bourgogne comme à Noirlac, ou encore dans le lavatorium de Santes-Creus ou à la cathédrale de Porto.


À Tarragone, cependant, les oculi sont fermés d’un treillis témoignant d’un goût plus exotique. L’utilisation
d’une moulure en pointe en diamant entourant les oculi, identique à celle employée pour décorer la vous-
sure des arcs, a amené certains historiens à considérer que le projet initial comprenait déjà ces oculi. Mais
on sait désormais que ces derniers n’ont pu être percés qu’après l’adoption des voûtes sur croisée d’ogive.
Par ailleurs, comme dans le cloître de Poblet, des consoles ont dû être ajoutées dans les murs de chacune
des galeries pour recevoir les retombées des ogives. Dans les murs sud et ouest, déjà construits lors du
changement des voussures, les consoles durent être creusées dans l’épaisseur du mur médiéval. Mais dans
les galeries est et nord les consoles furent aménagées dans un nouveau parement de pierres de taille apposé
au mur romain peu épais à ces endroits, et qui était destiné à le renforcer. C’est pourquoi dans ces galeries
septentrionale et orientale les consoles s’intègrent parfaitement au parement. Un dernier problème est paru
lors du dessin des ogives, quand les maîtres d’œuvre ont repéré une déviation disgracieuse entre l’angle
sud-ouest et l’extrémité de la porte romane historiée. Pour rectifier la diagonale de l’arc qui aurait généré
une voûte trapézoïdale très irrégulière, il a donc fallu remonter la dernière travée de la galerie ouest de
manière à positionner les retombées en un point permettant de rectifier la diagonale fautive sans compro-
mettre sa stabilité d’ensemble. Cette rectification n’a pas affecté la distribution des chapiteaux, mais elle a
altéré le profil des voussoirs des arcs de l’angle sud-ouest.
Cet avant-propos était indispensable pour asseoir deux hypothèses : premièrement, les différentes vagues
de construction de l’espace claustral témoignent du fait que son parcours historique a été établi en modifiant
profondément les structures architecturales de l’édifice romain précédent ; deuxièmement, tout suggère
que l’organisation spatio-temporelle des chapiteaux romans, telle que le cloître la conserve actuellement,
correspond encore à celle voulue par les commanditaires à la fin du XIIe siècle.

II. Des portes d’accès vers l’église et la cour. Les récits tordus des programmes visuels.
Le cloître de Tarragone est une scène protocolaire. Les images déployées sur ses galeries soulèvent cer-
taines questions capitales concernant la dimension sémantique de l’iconographie des enceintes canoniales.
Ainsi leur analyse invite à réfléchir sur l’appréhension de la temporalité en fonction des différents niveaux
de l’exégèse, en particulier la possibilité de penser le présent à travers la représentation du passé.

Sélection et emplacements des sujets historiés bibliques.


Il n’est pas sûr, comme cela a pu être affirmé, que la position des chapiteaux historiés de Tarragone soit le
fruit du hasard, ni que les chapiteaux aient été replacés sans ordre logique après un éventuel démontage17.
Certains des sujets de l’Ancien Testament côtoient ceux du Nouveau Testament, la narration biblique est
fragmentée, et certaines histoires sont morcelées en différents endroits du cloître [fig. 3 a-b]. Mais dans la
mesure où l’archéologie du bâti des portiques ne témoigne d’aucune altération, il faut admettre que l’appa-
rent désordre iconographique correspond à la volonté des commanditaires. Cette disposition, toute décon-
certante qu’elle puisse paraître au premier abord, n’en est pas moins le fruit d’une organisation réfléchie,
inspirée par des pratiques mentales, exégétiques et rhétoriques.
Les chapiteaux bibliques et hagiographiques se concentrent dans certains points du cloître, éloignés et
encore opposés18. Dans le coin sud-ouest, sur la porte d’accès à l’église – dont le tympan est régi par la

17. Pamela Ann PATTON (Pictorial Narrative in the romanesque Cloister. Cloister Imagery and Religious Life in medieval
Spain, New York, Peter Lang, 2004) mentionne deux campagnes et deux groupes stylistiques et morphologiques différents. Elle parle
d’« accidents of installation » (p. 154) et d’« inconscient installation » (p. 176). De la même manière, Jordi CAMPS I SORIA (El claustre
de la catedral de Tarragona : escultura de l’ala meridional, Barcelone, Institut d’Estudis Catalans, 1988 [Lambard. Monografies i
recerques, 1]) parle de « colocación precipitada de las piezas, quizá a cargo de algún obrero no familiarizado con las ideas iniciales »
(p. 27) et mentionne que « es difícil ver un programa iconográfico preparado con orden y sistemáticamente. El desorden colabora
en este aspecto » (p. 174). Depuis le début du XXe s., certaines chercheurs ont proposé cet idée : Josep PUIG I CADAFALCH, Antoni DE
FALGUERA et Josep GODAY Y CASALS, L’arquitectura romànica a Catalunya, t. III, Barcelone, Institut d’Estudis Catalans, 1918.
18. Étude synthétique, à la manière d’une guide, dans lequel tous les sujets sont identifiés et reproduits : Esther LOZANO
LÓPEZ et Marta SERRANO COLL, Los capiteles historiados del claustro de la Catedral de Tarragona, Tarragone, Arola, 2010 (Gran
Angular, 31).

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 345

b
Fig. 3. — a. Vue générale de la galerie ouest vers la porte de communication avec l’église ;
b. Vue génerale de la galerie est.
(Clichés G. Boto et E. Lozano.)

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Maiestas Domini – on a déployé un cycle dédié à Nativité (la Naissance, le Sommeil des Rois Mages,
l’Épiphanie, les Rois Mages devant Hérode) et à la Passion (Visitatio Sepulchri). Sur la galerie sud, le pilier
central a admis la figuration de scènes de la Genèse, telles que le Péché originel, la Malédiction d’Adam
et Ève, l’Expulsion du Paradis, la famille d’Adam et d’Ève, Caïn cultivateur et Abel berger, la Théophanie
de Mambré, le Sacrifice d’Isaac, des épisodes de l’histoire de Joseph et ses frères et d’autres de celle de
Jacob.
Les autres chapiteaux historiés se concentrent dans la galerie nord et plus particulièrement autour du pilier
d’angle nord-est sur le chapiteau duquel sont figurés dans le sens des aiguilles d’une montre : la Visitatio
Sepulchri (thème déjà présent sur la porte d’accès à la cathédrale), la Descente de Croix, la Maiestas
entourée du Tetramorphe, le cycle de Noé (Annonce du Déluge, Construction de l’arche, Déluge, Retour
de la colombe avec la branche d’olivier et Remerciement de Noé à la sortie de l’Arche), le Banquet d’un
glouton avec domestiques, les Offrandes de Caïn et Abel, le Fratricide d’Abel, le Christ deutéroparousiaque
avec les armae Christi, la Crucifixion avec Longin et Stephaton et à nouveau le cycle de Noé (Noé cultivant
la vigne, Noé buvant et Noé ivre).
Au centre de la galerie nord apparaissent deux scènes de la Passion après la Résurrection : le Noli me tan-
gere et l’Incrédulité de Thomas. À côté, un autre chapiteau illustre le combat de Samson avec le lion. Le
pilier de la galerie nord le plus proche de la galerie ouest est dédié aux épisodes de la vie de saint Nicolas :
la Mort des enfants, saint Nicolas dans l’auberge, la Résurrection des enfants, les Monnaies d’or, les Marins
dans l’orage, le Serment du menteur, la Mort du menteur et la Conversion du Juif trompé. Dans les cha-
piteaux situés à proximité du coin nord-ouest de cette galerie sont figurées des scènes de l’Enfance du
Christ (déjà présentes sur la porte de l’église) : la Nativité, l’Annonce aux bergers, l’Adoration des bergers,
l’Adoration des Rois Mages, et une scène de la Vie publique : les Noces de Cana. Dans les deux chapiteaux
suivants sont sculptés : la Présentation au Temple, Jésus parmi les docteurs, les Tentations dans le Désert,
l’Entrée à Jérusalem et le Baptême de Jésus.
Au-dessus, quelques tailloirs présentent également des motifs historiés. Dans la galerie nord, le tailloir qui
couvre les chapiteaux de la Vie publique de Christ est orné de représentations des travaux des mois, selon
un système conventionnel pour évoquer le cycle annuel. Les tailloirs du portique méridional sont ornés de
scènes de combats entre animaux ou hommes-animaux, de fables et des compositions tératomorphiques.
Dans la galerie ouest, près de l’ancienne porte donnant sur le puits, on a sculpté un Chrisme porté par
deux anges, composition qui se trouve aussi au-dessus de la grande façade romane. Le spectateur a ainsi
la possibilité d’observer individuellement chapiteaux et tailloirs, d’établir une relation interprétative entre
ceux-ci.

Topographie et sémantique des sujets historiés.


Ce cloître exceptionnel possède ainsi presque trois cents chapiteaux comptant vingt-deux scènes de l’An-
cien Testament, quinze du Nouveau Testament et sept constituant un cycle hagiographique complet dédié à
saint Nicolas. Malgré une disposition spatiale apparemment désordonnée, ce programme est conçu comme
un ensemble cohérent qui s’organise autour de l’idée directrice de la Rédemption. Si l’on suit une lecture
chronologique, le cycle démarre avec la Genèse, puis viennent le Péché, l’Ancienne Alliance avec les
patriarches (Abraham, Joseph et Noé) et la Nouvelle Alliance manifestée par l’Incarnation. L’histoire du
Salut se poursuit avec la Vie publique, la Passion, le Sacrifice et la glorification du martyre destinée à
mettre l’emphase sur le Triomphe de Christ sur la mort.
L’histoire biblique est donc entièrement résumée en un cycle parfois fragmenté, mais dont les épisodes
servent d’aiguillons visuels pour stimuler la contemplation et l’élévation spirituelle et appuyer la valori-
sation fonctionnelle et cérémonielle de différentes parties de l’enceinte carrée et, plus particulièrement
pour le coin nord-est, la mise en scène liturgique. Le programme ne présente pas une lecture linéaire.
Plusieurs temporalités y sont manifestées simultanément : le temps historique, le plan spéculatif, la tem-
poralité terrestre et l’atemporalité céleste. Loin d’être incertaine et casuelle, cette disposition visuelle est
le fruit d’une articulation réfléchie, et interroge sur la manière dont elle a pu répondre aux demandes des
commanditaires.

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III. La position de la Genèse : l’origine du temps dans l’axe de l’espace quotidien


Le début du programme se situe sur la colonnade centrale de la galerie méridionale – celle qui attache les
espaces quotidiens du dortoir, le chapitre, la sacristie, le trésor et l’église –, où est figuré le Péché originel
en sept séquences relatant la vie d’Adam et Ève qui exemplifient les conséquences de la désobéissance
envers Dieu [fig. 4]. Cette leçon morale se termine par une allusion au péché d’envie à travers l’histoire
de la rivalité entre Caïn et Abel et le meurtre du cadet19. Le déploiement visuel de la Genèse correspond
à une rhétorique visuelle inhabituelle, qui suit ici une disposition pendulaire : on lit du centre (Péché ori-
ginel) vers la gauche (la Malédiction d’Adam et Ève, l’Expulsion du Paradis), puis vers la droite (la famille
d’Adam et d’Ève, Caïn cultivateur et Abel berger), pour ensuite parcourir linéairement chaque côté de
manière autonome (le côté gauche tourné sur le jardin ; le côté droit tourné vers la galerie). Le sommet phy-
sique du pilier est le point de départ de la narration qui se dilate en oscillant d’un côté à l’autre. Quelques
représentations semblent avoir lieu hors du temps, mais en réalité il y a bien des enchaînements visuels
dont la clef est donnée par l’exégèse traditionnelle de ces épisodes fameux qui fournit des compléments de
signification. Ainsi la Chute et ses conséquences sont accompagnées, sur les côtés du chapiteau, par des
préfigurations typologiques de la vie et de la mort du Rédempteur : l’histoire d’Abraham (et Isaac) et celle
de Joseph (et Jacob). Toutes les deux insistent sur la relation Père-Fils, et encore plus généralement, sur
l’unité des familles, y compris Adam et Ève et leurs fils.
On ne peut pas spécifier les sources textuelles qui ont été prises en considération par l’auteur intellectuel
de ce programme. Aucun inventaire des manuscrits qui composaient la bibliothèque de la cathédrale de
Tarragone aux XIIe-XIIIe siècles n’a été conservé. Bien qu’on soit renseigné sur certains usages liturgiques
comme ceux de la cathédrale voisine de Tortosa20, on ignore quels textes étaient utilisés pour l’instruc-
tion spirituelle et apologétique. Néanmoins il est raisonnable de considérer que les chanoines augustins
de Tarragone, instruits selon la réforme de Saint-Ruf, ont dû utiliser des manuels à usage communau-
taire qui contenaient des fragments d’auteurs ayant une grande diffusion entre les communautés cano-
niales médiévales. L’exégèse patristique a commenté à l’envi le choix d’Abraham par Dieu pour établir
l’Alliance entre Lui et l’humanité21. C’est probablement ce qui explique sa présence au commencement
d’une nouvelle étape dans l’histoire sacrée après l’Expulsion du Paradis. La Théophanie de Mambré
fut interprétée comme un sujet précurseur de l’Annonciation et du cycle de l’Enfance, un prototype. En
revanche, l’histoire du Sacrifice d’Isaac est à mettre en relation avec la Passion22. L’hospitalité, la foi et

19. P. A. PATTON, « Cain’s blade and the question of midrashic influence in medieval Spanish art », dans Church, State,
Vellum and Stone. Essays on Medieval Spain in Honor of John WILLIAMS, éd. T. M ARTIN et J. A. H ARRIS, Leyde/Boston, Brill,
2005, p. 413-441.
20. Il ne faut pas oublier l’importance du pape Adrien IV (chanoine de Saint-Ruf d’Avignon en même temps qu’Oleguer, futur
archevêque de Tarragone) dans la restauration du siège de Tortosa, ni l’accord signé en 1158 entre l’archevêque Bernat Tort de
Tarragone et l’évêque Gaufred de Tortosa : « communicato consilio utrorumque fratrum nostrum ». Tous deux étaient originaires
du même centre canonial avignonnais. Gaufred, qui avait été abbé de Saint-Ruf, a apporté entre 1148 et 1151 le missel de l’ordre
d’Avignon, réalisé entre 1121 et 1150. On peut consulter Enrique BAYERRI I BERTOMEU, Los códices medievales de la Catedral
de Tortosa, Tortosa, Porter-Libros, 1962 ; Pedro ROMANO ROCHA, « Le rayonnement de l’Ordre de Saint-Ruf dans la Péninsule
Ibérique, d’après sa liturgie », Cahiers de Fanjeaux, 24, 1989, p. 193-208 ; Montserrat PAGÈS I PARETAS, « L’aportació de les canò-
niques regulars a l’art romànic del s. XII à partir de San Ruf d’Avignó », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 24, 1993, p. 109-114 ;
Miquel G ROS, « Missal de S. Ruf, Tortosa, Arx. Cap., ms. 11 », Miscel·lània Litúrgica Catalana, 9, 1999, p. 119-308, en part. p. 217
suppose l’existence d’un livre de prière ou d’un ordinaire (disparu) avec des rites baptismaux ; María Eugenia IBARBURU, « Estudis
sobre manuscrits de l’Arxiu Capitular de Tortosa », dans EAD., De capitibus litterarum et aliis figuris, Barcelone, Universitat
de Barcelona, 1999, p. 241-345 ; et J. VILLANUEVA, Viage literario… (op. cit. n. 9), t. V, Madrid, 1806, p. 1-11. Pour les livres de
la cathédrale de Tarragone, voir infra n. 51. Ursula VONES-LIEBENSTEIN, Saint-Ruf und Spanien. Studien zur Verbreitung und
zum wirken der Regularkanoniker von Saint-Ruf in Avignon auf der Iberischen Halbinsel (11. und 12. Jahrhundert), Turnhout,
Brepols, 1996, p. 320, 324, 328, 343, 367, 400, 418-427, 437-440. Pour les manuscrits des XIVe et XVe s. à Tarragone, voir Charles
FAULHABER, Libros y bibliotecas en la España medieval, Londres, Grant & Cutler, 1987, p. 99-100. Sur les bibliothèques monas-
tiques, voir Anselme DAVRIL et Éric PALAZZO, La vie des moines au temps des grandes abbayes. Xe-XIIIe s., Paris, Hachette, 2010,
p. 183-196.
21. Réal TREMBLAY, « La Signification d’Abraham dans l’œuvre d’Irénée de Lyon », Augustinianum, 18, 1978, p. 435-457 ;
et Manuel A RÓZTEGUI ESNAOLA, La amistad del verbo con Abraham según San Ireneo de Lyon, Rome, Pontificia Università
gregoriana, 2004.
22. Dès l’époque patristique, Irénée de Lyon, Tertullien et Origène, entre autres, ont vu dans le bois de l’holocauste le bois
de la Croix que porte le Christ sur le chemin du Calvaire.

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b
Fig. 4. — a. Galerie sud : reliefs représentant trois épisodes de la Genèse (Adam et sa famille,
Abraham et Isaac, Jacob et Joseph) ; b. Schéma de lecture et localisations des images
des chapiteaux sur le pilier sud avec les cycles de la Genèse.
(Clichés et schéma G. Boto et E. Lozano.)

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 349

l’obéissance du patriarche Abraham en font un modèle à suivre pour tous les chrétiens et, en particulier,
pour la communauté augustinienne qui vit dans l’enceinte sous les coutumes de Saint-Ruf d’Avignon23.
Sur l’autre face du chapiteau est figuré Joseph à la recherche de ses frères en train de conspirer pour trouver
un mensonge qui justifiera sa disparition. Les liens typologiques entre cet épisode et la Passion du Christ
ont été établis depuis l’époque patristique24. Joseph est un autre exemple de charité et de compassion qui
doit être suivi par la congrégation. Sa vie illustre l’humiliation et l’exaltation que la Pâque commémore
comme au cœur du mystère de Rédemption. De plus la jalousie fratricide, cause de ses malheurs, est du
même ordre que celle qui provoqua la mort d’Abel.
La position centrale de ce pilier, entre les deux portes d’accès à la cour depuis la galerie sud – les seules
conservées aujourd’hui – souligne son importance25. Il n’est pas possible de gagner le jardin sans passer
devant ce cycle vétérotestamentaire. Les deux autres accès originaux (dans la galerie est et dans la galerie
ouest) ont été murés à des époques indéterminées et ils n’assurent plus leur fonction originelle. Tandis
que l’on parcourait l’accès au jardin, on pouvait constater que l’expulsion du Paradis, et la conséquente
condamnation, était compensée par l’alliance avec Abraham et la prémonition de son offrande, du sacrifice
et de la salvation des fils (Isaac-Joseph-Christ), retournés à leurs pères. Cette microséquence visuelle de
la condamnation et de la réhabilitation était offerte à la vue des chanoines à qui apparaissait le Paradis
figuré justement quand ils pénétraient le jardin paradisiaque du cloître de la cathédrale. Cet aménagement
fut conçu et exécuté pour être vu tous les jours, de façon quotidienne – pas seulement certains jours fériés
du calendaire liturgique. Les images visibles lors de l’entrée ou de la sortie de la cour découverte vers la
galerie voutée fournissent une leçon morale appropriée pour une communauté de frères chanoines : avec
les figures d’Abraham et d’Isaac, on a favorisé l’obéissance, et à travers Joseph on célèbre la miséricorde
fraternelle – en même temps qu’on expose une admonition contre l’envie (de Caïn et des frères de Joseph).
Les frises ont été exécutées pour un spectateur dynamique26, qui lisait les images tandis que l’éclairage
variait intensément. Ainsi, les images pleines d’espoir d’Abraham et Joseph recevaient une lumière directe
tandis que les pécheurs Adam et Ève étaient entourés par les ombres.

IV. Les cycles iconographiques de l’Avent, de la Nativité et de Carême : temps liturgiques juxtaposés
à l’origine du Salut
Un autre secteur à haute valeur discursive du cloître de Tarragone s’organise dans la dernière travée de la
galerie nord. Une interprétation encore inédite de Marta Serrano considère que l’exceptionnelle situation
des scènes d’Enfance et Vie publique de Christ à proximité de celles de Saint Nicolas doit être mise en rela-
tion avec la salle aux arcs diaphragmes découverte récemment et datée de la fin du XIIe siècle. M. Serrano

23. Un document de 1154 précise : « imitentur morem et consuetudinem ecclesiae Sancti Ruphi in devotione ecclesiastici
officii, in vitu cotidiano et in habito clericali » ; J. VILLANUEVA, Viage literario… (op. cit. n. 9), doc. IV. Bernat Tort a ordonné
aux chanoines d’observer la coutume de Saint-Ruf, ce que commente le chroniqueur J. Villanueva : « la única memoria que he
encontrado […] se halla en un Martirologio de esta iglesia, manuscrito del siglo XV donde después de poner la “Praetiosa” según
el rito actual, añade en artículo separado : “Modus dicendi Praetiosa tempore antiquo, et secundum consuetudinam ecclesiae S.
Ruphi” » ; J. VILLANUEVA, Viage literario… (op. cit. n. 9), p. 83.
24. Pour GRÉGOIRE D’ELVIRE, Tractatus Origenis de libris SS Scripturarum, V, 28, éd. Pierre BATIFFOL et André WILMART,
Paris, 1900, p. 258-260 : « Apelatum est enim nomen Ioseph lingua Aegiptiaca Somtofanec, quod in Latinum uertitur saluator
mundi ». Sur cette relation typologique, Meyer SCHAPIRO, Words and pictures. On the Literal and Symbolic in the Illustration of
a Text, La Haye, Mouton, 1973, p. 14-15.
25. Les idées que véhiculent les sujets latéraux – charité, obéissance et compassion – pourraient être liées avec la cérémonie
du mandatum qui se réalisait dans le cloître dès 1238 (d’après le coutumier de 1369) ; Andrés TOMÁS ÁVILA, El culto y la liturgia
en la Catedral de Tarragona (1300-1700), Tarragone, Diputación Provincial de Tarragona, 1963, p. 73-78 : « los servidors del
paborde e del camarer o del enfermer deuen aver aparellades les taules a bacins e conques e exugamans e los de canonges laven
los peus als pobres e donar-los a dinar així com era acostumat ». En 1578, « el cabildo acuerda celebrar la ceremonia dentro del
comedor, ya que en el claustro el pueblo no podía seguir con comodidad el acto ». Le Coutumier de 1656 parle de l’« obligació
d’anar al claustro en la festa lo lavat dels peus als pobres y mentres se hacen cantar lo mandatum […] acavat lo lavatori sels
done de dinar […] a les dues de la tarde es fa lo lavatori dels canonges y en acabarlo, feta una professó rodant lo claustro, ab les
candeles enceses […] dient lo miserere resat ab lo qual se arriba al cor. » (ibid., p. 74).
26. Willibald SAUERLANDER, « Romanesque Sculpture in its Architectural Context », dans The Romanesque frieze and its
spectator, éd. D. K AHN, Londres, H. Miller, 1992, p. 17-43 ; Walter CAHN, « Romanesque Sculpture and the Spectator », ibid.,
p. 44-60.

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Fig. 5. — a. Galerie nord : détail du chapiteau de l’Enfance du Christ. Épiphanie ;


b. Galerie nord : détail du chapiteau de l’Enfance du Christ. Nativité et Annonce aux bergers.

a émis l’hypothèse qu’il s’agissait de la schola cathedralis27, école et dortoir des novices, simultané et auto-
nome du dormitorium des chanoines, organisé sur le côté est.
Dans le double chapiteau historié de la galerie nord, voisin de l’angle avec la galerie ouest, la narration
commence avec la Nativité. Elle se poursuit, de gauche à droite, avec l’Annonce et l’Adoration des Bergers,
l’Adoration des Mages [fig. 5] et les Noces de Cana. L’Épiphanie permet de comprendre la disposition de
ces sujets, et de faire le lien avec le Baptême du Christ figuré sur l’autre chapiteau. Ces trois épisodes sont
mentionnés dans l’antienne du Benedictus du 6 janvier :
Hodie caelesti sponso iuncta est ecclesia, quoniam in Iordane lavit Christus eius crimina, currunt cum mune-
ribus magi ad regales nuptias et ex aqua facto vino laetantu convivae. Alleluia !
La mention des trois mystères – l’étoile qui a conduit les Mages vers la crèche ; l’eau changée en vin aux
Noces de Cana ; le baptême dans le Jourdain – insiste sur la dimension sacramentelle du 6 janvier28. Les

27. M. Serrano propose d’interpréter cette salle (en partie découverte lors des excavations et restaurations du Plan Nacional
de Catedrales entre 2000-2002) en relation avec le canon 18 du IIIe Concile de Latran célébré en 1179 (auquel l’évêque de
Tarragone Raimund de Castelltersol a participé). Selon ce concile, chaque cathédrale disposait d’un bénéfice pour payer un maître
chargé de l’enseignement gratuit des ecclésiastiques et des étudiants pauvres. De fait, Ramon de Terme est attesté avec certitude
comme caput scholae en 1176. Cf. José SÁNCHEZ R EAL, El archiepiscopologio de Lluis Pons de Icart, Tarragone, Real Sociedad
Arqueológica Tarraconense, 1954, p. 86 : « Féu també una bona ordinatió per als canonges que anassen a les scoles, segons
apar en lo dit Lib. Blanch de la Prepositura, en cartes XIII ». De plus, en 1194 une constitution destinée à fonder le noviciat com-
plète celle qui ordonne que les membres résident, constamment et toute l’année, dans le cloître : Emilio MORERA I LLAURADÓ,
Tarragona Cristiana. Historia del arzobispado de Tarragona y del territorio de su provincia (Cataluña la Nueva), t. I, Tarragone,
Diputació Provincial de Tarragona, 1981 (1897), doc. 45. Nous voulons exprimer notre reconnaissance à Marta Serrano qui nous
a fait part des idées originales de son étude encore inédite.
28. De fait, ces trois manifestations sont décrites toujours aujourd’hui dans cette antienne du Magnificat : « On vénère cette
sainte journée, qui a été honorée par trois prodiges : ce jour-là l’étoile a conduit les Mages jusqu’à la crèche ; ce jour-là l’eau a été
convertie en vin aux Noces de Cana ; ce jour-là le Christ fut baptisé par Jean au Jourdain pour nous sauver ». Le premier à parler du
Baptême du Christ et des Noces de Cana associés l’Épiphanie a été Ambroise. Ursula NILGEN, « The Epiphany and the Eucharist :
On the Interpretation of Eucharistic Motifs in Mediaeval Epiphany Scenes », The Art Bulletin, 49, 1967, p. 311-316.

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 351

d
Fig. 5. — c. Galerie nord : détail du chapiteau de l’Enfance du Christ. Épiphanie ;
d. Schéma de lecture et localisations des images des chapiteaux de la galerie nord avec l’Enfance du Christ.
(Clichés et schéma G. Boto et E. Lozano.)

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Fig. 6. — a. Galerie nord : détail du chapiteau de la Vie publique de


Christ et tailloir historique qui représente le temps annuel. Tentations ;
b. — Galerie nord : détail du chapiteau de la Vie publique de Christ.
Tentations.
(Clichés G. Boto et E. Lozano.)

Noces de Cana en particulier, symbole de l’Eucharistie, annoncent le Sacrifice. Cela pourrait expliquer
qu’on a représenté les Tentations du Christ dans le Désert et l’Entrée à Jérusalem juste en face, car ces deux
épisodes sont commémorés au début du Carême et de la Semaine sainte.
Les Tentations, figurées dans le sens des aiguilles d’une montre [fig. 6], sont accompagnées de l’Entrée à
Jérusalem, du Baptême dans le Jourdain, de Jésus parmi les docteurs et de la Présentation au Temple. Dans
la tradition patristique, à partir de Tertullien entre autres, les Tentations inaugurent le « nouvel homme »
et à ce titre sont mises en relation avec le Baptême, ici figuré sur la face opposée du même chapiteau. Saint
Jérôme avait assuré que « l’entrée dans le désert [comprise comme l’entrée dans la vie régulière] [était]
vécue comme le deuxième baptême » ; c’est la fortitude spirituelle dans le désert de la vie régulière qui
permet maîtriser un regressus ad paradisum, pour les moines comme pour les chanoines.
La proximité immédiate de ces deux chapiteaux relie les deux termes événementiels de la Vie privée du
Christ. Cette pièce dédiée à la Nativité expose vers le côté de la galerie le Christ dans la crèche. Le cha-
piteau double consacré au Carême, en revanche, présente sur la face de la cour le Christ dans les eaux
baptismales. Le Baptême du Christ inaugure la Vie publique qui s’achève avec la Résurrection, quand le
Sauveur n’est déjà plus dans le Sépulcre.
Sur le chapiteau des Tentations et du Baptême se trouve également l’unique tailloir historié du cloître,
qui représente le temps annuel qui débute – en janvier – figuré sur l’angle situé sous d’un arc. Au-dessus
de la Tentation dans le Désert se trouvent les mois de mai et juin, sans qu’il soit actuellement possible de
faire le lien entre ces mois et l’iconographie du chapiteau. Le début de l’année astronomique à l’équinoxe
de printemps en mars, et date de la commémoration liturgique de l’Annonciation et de l’Incarnation, n’a
également aucun lien apparent avec les thèmes évangéliques représentés au-dessous. La même remarque
peut être faite de tous les autres travaux des mois. Ainsi, la Présentation au Temple, après les quarante
jours de purification prescrits aux nouvelles mères, est célébrée le 2 février à la Chandeleur. Quant aux
mois de mars et d’avril, ils sont virtuellement associés à la Présentation au Temple. Étant donné ce manque
de concordance, il faut ignorer une lecture reliant les reliefs du tailloir et du chapiteau. Il n’y aurait pas de
cohérence entre la figuration des temps liturgique et annuel, des fêtes et des mois. Mais on peut souligner

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 353

que le temps naturel, terrestre, est figuré de façon linéaire et cyclique, alors que le temps biblique répond à
une structure analogique et à un but téléologique.
On ne saurait expliquer les raisons pour lesquelles la Présentation au Temple apparaît sur l’autre côté du
chapiteau au détriment de la cohérence de la séquence narrative. Peut-être le concepteur du programme
a-t-il voulu établir quelque liaison figurative et conceptuelle avec les scènes hagiographiques dédiées à
saint Nicolas sur le pilier en face29. Malheureusement nous n’avons trouvé aucune source textuelle pour
étayer une telle hypothèse.
L’ensemble de chapiteaux dédiés à la vie de saint Nicolas présente un sens de lecture particulier. Partant des
trois chapiteaux centraux, il se poursuit sur le chapiteau latéral gauche et se termine de l’autre côté [fig. 7].
Son iconographie et sa disposition sont particulièrement curieuses. Elles sont peut-être la marque de l’in-
fluence de la fête du Petit Évêque (le « Bisbetó ») ou fête des Fous, attestée au moins jusqu’au XVIe siècle
à Tarragone30. Fêté le 6 décembre, l’episcopum puerorum était choisi parmi les membres de la schola pour
réaliser des cérémonies d’investissement hiérarchique, si caractéristiques de la libertas decembrica. Les
images du saint ne commémorent pas seulement les célébrations de ce jour précis de l’Avent. Elles per-
mettent aussi d’en raviver le souvenir durant le reste de l’année, étant figurée dans le lieu plus fréquenté par
les plus jeunes de la communauté de la cathédrale31.
Encore sur la galerie nord, au pilier central, se trouvent des images d’épisodes postérieurs à la Résurrection
qui témoignent la double nature de Christ : le Noli me tangere et l’Incrédulité de saint Thomas [fig. 8]. À
côté se trouve la scène vétérotestamentaire de Samson victorieux du lion, d’habitude interprété comme
une préfiguration de l’échec de Satan32. Raban Maur a aussi établi un parallèle entre la rupture des man-
dibules de la bête et l’ouverture du Sépulcre du Christ33. Le chapiteau présente un autre guerrier dans une
lutte avec un lion. Les théophanies historiques du Christ ressuscité, au centre de la galerie nord, peuvent
être associées à la Théophanie de Mambré figurée au centre de la galerie sud. De toute évidence, pour
le spectateur canonial, les sujets du Christ vu par saint Thomas et Marie Madeleine après la sortie du
Sépulcre auraient une relation typologique avec le passage de Joseph redevenu visible une fois sorti de
son puits. Tous ces arguments sont placés sur les piliers centraux de la galerie sud et de la galerie nord.
Le concepteur du programme a établi une relation typologique entre le temps de l’Ancien Testament au
sud opposé dans l’espace à celui du Nouveau Testament au nord. Le fait que la galerie sud, dans l’ombre,
soit toujours obscure, tandis que la galerie nord est toujours lumineuse, renforce la symbolique de cette
organisation architectonique.

29. Comme à Saint-Nicolas de Soria : Marta POZA YAGÜE, « San Nicolás de Soria : Precisiones iconográficas acerca de su
portada », Celtiberia, 93, 1999, p. 283-306.
30. A. TOMÀS ÁVILA, El culto y la liturgia… (op. cit. n. 25), p. 28-33 ; Javier HUERTA CALVO, El teatro medieval y renacen-
tista, Madrid, Playor, 1984 ; Francesc MASSIP, « Rei d’innocents, bisbe de burles : rialla i transgressió en temps de Nadal », dans
Estudios sobre el teatro medieval, éd. J. L. SIRERA, Valence, Universitat de València, 2008, p. 131-146. Dans les Sermons du
Bisbetó (dont on conserve un témoin du XIVe s.), l’écolier qui interprétait le rôle du petit évêque racontait brièvement la vie de
saint Nicolas, patron des écoliers, faisant précisément état des miracles représentés à Tarragone. Voir Teatre Hagiogràfic, éd.
J. ROMEU I FIGUERES, t. II, Barcelone, Editorial Barcino, 1957, p. 17-24 ; ID., « Els dos textos catalans del Sermó del bisbetó », dans
Actes del Novè Col·loqui Internacional de Llengua i Literatura catalanes. Alacant/Elx, 9-14 de setembre 1991, éd. R. A LEMANY,
A. FERRANDO et Ll. B. MESEGUER, Montserrat, Publ. de l’Abadia de Montserrat, 1993, p. 189-231.
31. Peut-être, comme à Cluny, les moines les plus âgés se trouvaient-ils dans l’aile contiguë à l’église – près de la salle capitu-
laire et l’armarium – et à l’opposé de la schola des jeunes : Peter K LEIN, « Topographie, fonctions et programmes iconographiques
des cloîtres : la galerie attenante à l’église », dans Der mittelalterliche Kreuzgang… (op. cit. n. 1), p. 106 ; et Liber tramitis aevi
Odilonis abbatis, éd. Peter DINTER, Siegburg, F. Schmitt, 1980 (Corpus consuetudinum monasticarum, 10), p. 214.
32. Saint Paul parle dans ses Épîtres du combat spirituel et souligne que le chrétien doit brandir les armes pour défendre sa
foi qui est guettée par les défauts du malin, incarnés, dans ce chapiteau, par le roi des animaux. On retrouve l’insistance sur « la
victoire sur le dragon infernal », sujet principal de la procession du draconari effectuée de Pâques à Pentecôte selon le coutumier :
A. TOMÁS ÁVILA, El culto y la liturgia (op. cit. n. 25), p. 107-110.
33. « Samsom significat Christum, Samson leonem occidit, et Christus diabolum vicit » cité dans Introduction au monde des
symboles, éd. G. DE CHAMPEAUX et S. STERCKX, Saint-Léger-Vauban, Zodiaque, 1972, p. 232-233. On trouve la même idée chez
RABAN M AUR, De Universo Libri XXII, III, I (éd. Patrologie latine [= PL], 111, col. 57) « Samson interpretatur sol eorum, vel solis
fortitudo. Fuit enim virtute clarus, et liberavit Israel de hostibus. Hic Salvatoris nostri mortem et victoriam figuravit, sive quia de
faucibus diaboli gentes quasi favum ab ore præcepti leonis abstraxit, sive quia post mortem plures lucratur, plurimosque moriens
quam vivus exstinxit » ; et THOMAS CISTERCIENSIS, Commentarii in Cantica Canticorum, XII (éd. PL, 206, col. 812) : « Iste est
Samson fortis per dilectam mulierem debilitatus, et sic excitatus, id est Christus propter amorem Ecclesiae infirmatus ».

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354 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 56, 2013 GERARDO BOTO ET ESTHER LOZANO

b
Fig. 7. — a. Galerie nord : reliefs représentant les miracles de saint Nicolas ;
b. Schéma de lecture et localisations des images des chapiteaux sur le pilier nord avec les miracles de saint Nicolas.
(Clichés et schéma G. Boto et E. Lozano.)

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 355

À notre avis, la disposition des images a été pensée


en privilégiant les emplacements où elles avaient
le plus de chance d’être vues. Au milieu des ouver-
tures qui donnent accès au jardin se trouve le cycle
de la Genèse associée au Paradisum. Sa situation
dans la galerie contiguë à l’église à la même dis-
tance de la porte d’accès au transept, de la salle
capitulaire et de la sacristie, n’a rien de fortuit.
Bien que cela soit probable, il est impossible d’at-
tester archéologiquement l’existence d’une entrée
à une officine communautaire en face du groupe
narratif de la Nativité et du Baptême. Il existe
néanmoins des preuves matérielles permettant
d’affirmer qu’une des portes de la salle aux arcs
diaphragmes était équidistante des images des
témoins de la Résurrection (l’Incrédulité de saint
Thomas et de Noli me tangere) et du cycle hagio-
graphique de saint Nicolas. Cette porte fut bouchée
lors de l’installation de la nouvelle voûte d’ogives.
Sans cette porte désormais dissimulée, la salle aux
arcs diaphragmes n’aurait pas eu d’entrée. Y en
avait-il une autre dès l’origine, ou bien une avait-
elle été murée pour en ouvrir une autre à peine
quatre mètres plus à l’ouest ? Ce n’est pas très pro-
bable à notre avis. Par un autre côté, depuis cette
galerie on ne peut pas accéder à la cour du cloître. Il
faut rappeler que nous avons trouvé un pas de porte
aveugle dans la galerie ouest, devant le puits, à côté
de la porte du réfectoire, où un Chrisme porté par
des anges scelle le chemin avec le nom de Christ
Fig. 8. — Galerie nord : Noli me tangere dès la galerie.
et Incrédulité de saint Thomas.
Bien que quelques problèmes particuliers demeurent
irrésolus à ce stade, on peut affirmer que les images
de la galerie nord illustrent la thématique principale du discours doctrinal du cloître de Tarragone. Depuis
la Chute – sur la galerie sud – jusqu’à la Mort de Christ – qui est figurée de plusieurs manières dans la
galerie nord –, ces images rappellent que l’obéissance du Christ (et auparavant celle d’Abraham) répare la
désobéissance d’Adam. Mais ce fil conducteur de l’argumentation est dispersé dans l’espace.

V. Triduum Paschalis sub specie chiasmi visualis


Sur le pilier du coin nord-est, les images ont été sculptées dans neuf chapiteaux et deux bas-reliefs. En
commençant par le chapiteau situé le plus à l’ouest, se succèdent les épisodes d’une partie du cycle de Noé
(Noé cultivant la vigne, Noé buvant et Noé ivre), un chapiteau avec la Crucifixion, la Parousie du Christ
dans un relief, les Offrandes de Caïn et d’Abel et le Fratricide d’Abel dans d’autres chapiteaux, le Banquet
d’un glouton avec domestiques dans le chapiteau suivant34, les premiers épisodes du cycle de Noé dans
trois chapiteaux successifs (annonce du Déluge, construction de l’arche, Déluge, Retour de la colombe
avec la branche d’olivier et Remerciement de Noé à la sortie de l’arche), la Maiestas Domini dans un relief,

34. L’identification n’est pas claire. J. CAMPS I SORIA (El claustre de la… [op. cit. n. 17], p. 26) y voit l’Ivresse de Lot et ses
filles, tandis que P. A. PATTON (Pictorial Narrative… [op. cit. n. 17], p. 173) parle du banquet de Dives. Irénée de Lyon compare
ce qui a succédé au peuple d’Israël avec ce qui peut succéder à l’individu, établissant une relatio, non une parabole : Parábolas
evangélicas en San Ireneo t. II, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1972 : 34, 1, 1 et ss. Cité aussi dans Antonio ORBE,
Espiritualidad de San Ireneo, Rome, Pontificia Università gregoriana, 1989, p. 195.

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356 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 56, 2013 GERARDO BOTO ET ESTHER LOZANO

Fig. 9. — Galerie nord : relations typologiques parmi de sujets de l’Ancien et du Nouvelle Testament.

la Descente de la Croix (représentée comme arbor vitae) dans un chapiteau et finalement le Visitatio
Sepulchri dans le dernier chapiteau ; des lions entre des feuilles ornent le coin seulement visible depuis la
cour centrale.
Ce pilier peut être parcouru tandis qu’on chemine dans le cloître (depuis la galerie nord vers la galerie
est), et en fonction du récit biblique [fig. 9]. Cependant, cette séquence d’images peut être aussi lue d’une
manière statique. Le spectateur peut s’arrêter devant de ce qui devient une vaste frise. Particulièrement s’il
est dans le bon axe, il lui est alors possible de reconnaitre les limites physiques de cette frise et l’agence-
ment de l’ensemble d’images. Dans l’arête, à la fois centre géométrique du pilier et axe de symétrie de la
distribution des chapiteaux et des reliefs, on trouve la colombe avec la branche d’olivier. C’est la preuve
de la protection que Dieu offre au peuple élu. Depuis cette encoignure sont distribuées à une extrémité la
Visitatio Sepulchri et la Descente de la Croix avec la Maiestas ; à l’autre extrémité on aperçoit la Parousie
avec la Crucifixion, sujets d’exaltation de la Croix. Il est très significatif que cette distribution s’organise
selon le schéma chiasmatique AB BA. Ainsi ces figures, apparemment désordonnées, constituent une com-
position bien cohérente, organisée en fonction des règles d’un certain type de discours littéraire.
Une telle complexité conceptuelle devait être très difficile à appréhender pour des laïcs du Moyen Âge.
Nous savons que les autorités ecclésiastiques ont recouru aux images pour aplanir des doctrines, pour
instruire moralement et pour exciter les émotions des fidèles. Les images, employées comme ressources
efficaces et profitables, ont permis de faire voir l’invisible et de rappeler ce qui est lu et prêché. Mary
Carruthers affirme que la diversité des images « relaie le tedium et rafraîchit un esprit fatigué »35. Les
images ne fournissaient pas seulement une dimension visuelle à des concepts, mais aussi favorisaient des
processus épistémologiques. Pour quelques spectateurs, pour ceux qui cumulaient un plus grand bagage
intellectuel, les expositions visuelles permettaient de réfléchir sur la relation entre les événements du passé
et du présent, de penser aux causes morales des catastrophes et des victoires. Penser à travers les images
était une des raisons et des justifications les plus importantes pour le déploiement de ces dossiers visuels
dans des espaces de culte et de représentation institutionnelle. Mais plus encore que la distribution, c’est
avant tout, la sélection des arguments spécifiquement représentés pour cette frise qui suggère une réflexion

35. Mary CARRUTHERS, « Varietas : A World of many colours », Poetica : Zeitschrift für Sprach- und Literaturwissenschaft,
40, 2009, p. 30.

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 357

approfondie sur les rapports entre le passé et le futur. Il y a d’éloquentes relations typologiques entre les
sujets de l’Ancien et du Nouveau Testament. Sur cette frise typologique on peut voir et lire la vision deuté-
roparousiaque de Matthieu (Mt 24, 30-31) sur l’apparition du Fils de l’Homme dans le Ciel :
Alors, le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans le ciel ; alors, tous les peuples de la terre se lamenteront, ils
verront le Fils de l’homme arriver sur les nuages du ciel avec beaucoup de puissance et de gloire. La grande
trompette sonnera et il enverra ses anges aux quatre coins de la terre : ils rassembleront ceux qu’il a choisis,
d’un bout du monde à l’autre.
Et à côté de ces images, sont figurés leurs types vétérotestamentaires, annoncés par le même évangéliste
(Mt 24, 37-38) :
Ce qui s’est passé du temps de Noé se passera de la même façon quand viendra le Fils de l’homme. En effet,
à cette époque, avant la grande inondation, les gens mangeaient et buvaient, se mariaient ou donnaient leurs
filles en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche.
Sur la Parousie et sur l’ivresse des sots (Mt 24, 49-51) :
Et il se mettra à battre ses compagnons de service, il mangera et boira avec des ivrognes. Eh bien, le maître
reviendra un jour où le serviteur ne l’attend pas et à une heure qu’il ne connaît pas ; il chassera le serviteur et
lui fera partager le sort des hypocrites, là où l’on pleure et grince des dents.
De toute évidence c’est l’Évangile qui justifie la représentation de l’ivresse des sots, ce que l’on retrouve
également en 2 P 3, 10-12, où il est dit que :
Le jour du Seigneur viendra comme un voleur. En ce jour-là, le ciel disparaîtra avec un fracas effrayant, les
corps célestes seront détruits par le feu, la terre avec tout ce qu’elle contient cessera d’exister. Puisque tout va
disparaître de cette façon, comprenez bien ce que vous devez faire ! Il faut que votre conduite soit sainte et
marquée par l’attachement à Dieu. Vous devez attendre le jour de Dieu en faisant tous vos efforts pour qu’il
puisse venir bientôt. Ce sera le jour où le ciel sera détruit par le feu et où les corps célestes se fondront dans
la chaleur des flammes,
et alors « c’est également par l’eau, celle de la grande inondation, que le monde ancien a été détruit » (2 P 3,
6).
Noé et les siens ont été sauvés non seulement de l’eau, mais aussi par l’eau comme le rapporte Pierre (1 P 3,
20-21)36 : c’est encore l’arche qui sauve au présent, par son antitype le baptême. Et voilà qu’il ajoute que
c’est le baptême qui permet d’aspirer à participer à la Résurrection de Jésus Christ, qui règne dans le Ciel :
C’était là une image du baptême qui vous sauve maintenant ; celui-ci ne consiste pas à laver les impuretés du
corps, mais à demander à Dieu une conscience purifiée. Il vous sauve grâce à la résurrection de Jésus Christ
(1 P 3, 21).
L’histoire de Noé, qui témoigne de la protection qu’offre Dieu au peuple élu, ouvre une nouvelle étape de
l’Alliance37. Elle annule la condamnation que Yahvé a lancée sur Adam et Ève après le Péché originel et sur

36. George Raymond BEASLY-MURRAY, Baptism in the New Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 1973, p. 251-258 ; Everett
FERGUSON, Baptism in the Early Church : History, Theology, and Liturgy in the First Five Centuries, Cambridge, Eerdmans,
2009, p. 189-193. Cf. Karl-Heinrich OSTMEYER, Taufe und Typos : Elemente und Theologie der Tauftypologien in 1. Korinther 10
und 1. Petrus 3, Tübingen, Mohr (Siebeck), 2000, p. 145-161, qui met l’accent sur la relation typologique avec le Déluge, en plus
de 1 Co.
37. Selon GRÉGOIRE D’ELVIRA auteur hispanique du IVe s., Noé annonce le repos (requies) après le pèlerinage : « Noe uero
Christi figuram habuisse nulla est dubitatio, quippe qui ex hebraeo in latino sermone Noe requies apellatur, sicut et pater ipsius
Lamech, cum nomen ei imponeret, prophetauit : hic, ait, faciet nos requiescere ab operibus nostris et maeroribus manuum nos-
trarum et a terra, quam execratus est a dominus » Incipit tractatus Adamanti senis De Arca Noe, 4, 19-23, éd. Vinzenz BULHART et
Mario SIMONETTI, Gregorius Iliberritanus, Faustinus Luciferianus, Turnhout, Brepols, 1967 (Corpus christianorum. Series latina).
TERTULLIEN, De idololatria, XXIV, 4. J. H. WASZINK et J. C. M. VAN WINDEN, Tertullianus De Idololatria, Series Supplements to
Vigiliae Christianae, t. I, Leyde/New York, Brill, 1987 : « viderimus enim si secundum arcae typum et coruus et miluus et lupus
et canis et serpens in ecclesia erit. Certe idololatres in arcae typo non habetur. Nullum animal in idololatren figuratum est. Quod
in arca non fuit, in ecclesia non sit ». (De l’Idolâtrie. Œuvres de Tertullien, trad. Antoine DE GENOUDE, Paris/Chalon-sur-Saône,
Louis Vivès, 1852, t. II, p. 217-249, part. p. 249 : « À nous de voir si, d’après le symbole de l’arche, le corbeau, le milan, le loup,
le chien et le serpent doivent entrer dans l’Église. Toujours est-il que l’idolâtre n’a point son type dans l’arche : aucun animal n’y

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358 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 56, 2013 GERARDO BOTO ET ESTHER LOZANO

tous les humains pervertis sauf sur la famille de Noé. Noé initie l’histoire du Salut, qui s’accomplit avec
l’Incarnation et le baptême et le sacrifice du Christ. Un parallélisme s’établit ainsi entre l’arche de Noé
entourée d’eau et l’eau baptismale du Rédempteur38.
Il est évident que l’arche devait être comprise comme un antitype de l’Église dans laquelle les élus se
réfugient sous la protection divine. D’un autre côté, le baptême est l’événement transcendant qui permet
le retour à cette Église, à cette arche des élus39. Il était célébré lors la veille de Pâques sous la présidence
de l’évêque. Exactement entre la Crucifixion du Vendredi saint et la Visitatio Sepulchri du Dimanche de
Pâques, au milieu de ce Triduum Paschalis, se trouve le Samedi saint, le jour du baptême qui est justement
le point central des chapiteaux et des reliefs apocalyptiques, dans l’axe exact, où se trouve la Colombe
envoyée par Dieu à Noé pour sauver des eaux et par les eaux à son peuple [fig. 10]. Mais aussi, au milieu de
la redemptio in sanguine Passionis – les chapiteaux de la Crucifixion et la Descente de la Croix – se trouve
la figuration typologique de la regeneratio in aqua baptismatis, selon les mots utilisés par saint Léon40.
Autrement dit, ce programme biblique, typologique et moral est aussi sacramental et plus spécifiquement
baptismal. Il souligne un parallèle évident avec le deuxième chapiteau de la galerie nord, avec la Colombe
du Saint-Esprit et les eaux du Jourdain (et la disposition verticale des trois personnes de la Trinité). On
peut se demander s’il ne s’agit pas de la sorte de valoriser parmi d’autres, les connotations baptismales de
la galerie nord41.
L’organisation des images à l’intérieur de l’ensemble figuratif de ce pilier prend en compte des dimensions
temporelles distinctes : le passé de l’Ancien Testament et de l’Évangile, l’avenir eschatologique et l’éternité
atemporelle. Les récits bibliques se répartissent sur les supports visuels en fonction de règles rhétoriques
littéraires. La rhétorique écrite inspire la rhétorique visuelle de ce pilier nord-est, évoquant un chiasme,
qui associe des événements historiques et des prédictions apocalyptiques à nouveau selon le schéma de
type AB BA. L’organisation de la figuration se fait selon une séquence temporelle limitée aux trois journées

figurait l’idolâtre. Que ce qui n’a point été admis dans l’arche n’entre pas dans l’Église »). Selon HUGUES DE SAINT-VICTOR, l’arche
doit être interprétée comme l’Église, en dehors de laquelle personne n’est sauvé, et comme le corps du Christ (De arca Noe mys-
tica, éd. PL, 176, col. 683-684). Voir Grover A. ZINN, « Hugh of St. Victor and the Ark of Noah : A New-Look », Church History,
40/3, 1971, p. 261-272 ; Roger BARON, « L’influence de Hugues de Saint-Victor », Recherches de théologie ancienne et médiévale,
22, 1955, p. 56-71. Sur les indications d’Hugues de Saint-Victor pour la configuration de l’image de l’arche, voir Hartmut BOBLITZ,
« Die Allegorese der Arche Noah in der frühmittelalterlichen Bibelauslegung », Frümittelalterliche Studien, 6, 1972, p. 159-187 ;
Barbara OBRIST, « Image et prophétie au XIIe s. : Hugues de Saint-Victor et Joachim de Flore », dans Mélanges de l’École française
de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 98/1, 1986, p. 35-63, particulièrement p. 36. History and Everlastingness in Hugh of St
Victor’s Figures of Noah’s Ark, éd. G. JARITZ et G. MORENO -R IANO, Turnhout, Brepols, 2003. La destruction du Déluge et l’arche
s’expliquent à partir de cinq scènes ; le protagoniste principal de la narration doit être interprété comme l’Église (en dehors de
laquelle personne n’est sauvé) et le corps du Christ : HUGUES DE SAINT-VICTOR, De arca Noe mystica, éd. cit.), col. 683-684, ID.,
De arca Noe morali, I, II, éd. PL, 176, col. 625 : « Hoc corpus est ecclesia, quae coepit a principio mundi et usque ad finem saeculi
duravit ». Et SAINT AUGUSTIN, De Civitate Dei, XV, 26 : Biblioteca Classica Selecta (BCS). Université catholique de Louvain
(UCL). Faculté de Philosophie et Lettres. Études grecques, latines et orientales, en ligne, <http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concor-
dances/augustin_civ_dei_15/ligne05.cfm ?numligne=27&mot=a> [accès libre, consulté le 20 juillet 2013] : « ex Dei praecepto in
arcam ingressa sunt, liberaretur a diluuii uastitate : procul dubio figura est peregrinantis in hoc saeculo ciuitatis Dei, hoc est
ecclesiae, quae fit salua per lignum, in quo pependit mediator Dei et hominum, homo Christus Iesus ». La plupart des auteurs
signalés étaient lus dans l’ordre de Saint-Ruf. Voir les considérations générales sur les écoles cathédrales dans Beryl SMALLEY,
The Study of the Bible in the Middle Ages, Oxford, Blackwell, 1952, p. 37-82.
38. Bryan D. SPINKS, Early And Medieval Rituals And Theologies of Baptism : From the New Testament to the Council of
Trent, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 9 et 32.
39. GRÉGOIRE D’ELVIRA avait interprété les trois niveaux de l’arche (Gn 6, 16) comme les trois périodes de formation des
catéchumènes. E. FERGUSON, Baptism in the Early Church (op. cit. n. 36), p. 665. Nous ne savons pas si des traces de cette inter-
prétation subsistent à Tarragone au XIIe s.
40. Jean-Pierre JOSSUA, Le Salut. Incarnation ou mystère pascal. Chez les Pères de l’Église, de saint Irénée à saint Léon le
Grand, Paris, Cerf, 1968, p. 354 ; p. 359 : pour le baptisé « il se produit comme une espèce de mort (quaedam species mortis) et
comme une sorte de résurrection (quaedam similitudo resurrectionis), et on passe dans le Christ ». Alors, il n’y a rien d’extraordi-
naire du fait que le baptême, une opportunité pour la vraie naissance, figure au milieu de la mort et de la résurrection du Christ.
41. Mais aussi toute la galerie nord peut être conçue comme une valorisation de l’Incarnation du Christ, de la Nativité jusqu’à
la culmination du mystère pascal, comme l’interprétait saint Léon le Grand. J. P. JOSSUA, La Salut. Incarnation ou mystère…
(op. cit. n. 40), p. 275-279 ; p. 365 sur le cinquième sermon de Noël où saint Léon formule « un lien entre baptême de chrétiens et
naissance du Christ » ; et p. 374 qui commente le sermon du pape où il affirmait que « originem quam sumpsit in utero Virginis,
posuit in fonte baptismatis ».

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b
Fig. 10. — a. Axe de symétrie de la distribution des chapiteaux et des reliefs de la galerie est et nord : Colombe
avec la branche d’olivier ; b. — Schéma de localisation des images des chapiteaux sur le pilier du coin nord-est.
(Clichés et schéma G. Boto et E. Lozano.)

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Fig. 11. — Galerie nord : détail de l’Ivresse de Noé.

du Triduum, tout en jouant sur les variations entre les temps primitifs de Noé et d’Abel, l’attente deutéropa-
rousiaque et la fin du Temps et de l’Espace dans la vie céleste illustrée par la Maiestas.
Outre les deux passages prophétiques du Nouveau Testament (Évangile de Matthieu et Épîtres de Pierre)
sur lesquels s’est fondé le concepteur de cette composition, l’interprétation de chaque épisode a été éclairée
par des passages de l’Apocalypse apocryphe de Baruch qui explique que la vigne cultivée par Noé est
l’arbre du Péché, qui a été tiré du Paradis par les eaux du Déluge42. Son sarment a été planté par le patriarche
et c’est avec son fruit qu’il a fait le vin. Cette boisson renvoie évidemment au sang de Christ et à l’eucha-
ristie. De la même façon, la nudité de Noé dans la scène de l’Ivresse préfigure la Passion, comme saint
Augustin l’explique dans son De civitate Dei43 [fig. 11].
On perçoit la culture patristique du concepteur du programme lorsque l’on se réfère à des auctoritates telles
qu’Irénée de Lyon et saint Léon le Grand. On peut spéculer sur l’éventuelle lecture de ce dernier auteur à la
bibliothèque canoniale de Tarragone. Irénée explique dans son Adversus Haereses IV, 3, 11 que « la Passion
du Juste [est] préfigurée depuis le commencement par Abel et décrite par les prophètes, accomplie par le Fils
de Dieu dans les derniers temps »44. Abel et Noé doivent être compris dans le contexte de l’Histoire du Salut,
comme saint Léon le Grand explique dans sa neuvième Homélie sur la Passion du Christ (Hom. 60, 3) :
C’est à présent que le sang du juste Abel raconte la mort du suprême Pasteur et que, dans le parricide commis
par les Juifs, on reconnaît Caïn, meurtrier de son frère. C’est à présent que le déluge et l’arche de Noé font

42. Apocalypse de Baruch, II 4, 8-18. Antonio PIÑEIRO, Los Apocalipsis, 45 textos apocalípticos. Apócrifos judíos, cristianos
y gnósticos, Madrid, Edaf, 2007, p. 120 ; Natalio FERNÁNDEZ M ARCOS, « Apocalipsis Griego de Baruc. Introducción, traducción
y notas », Sefarad : Revista de estudios hebraicos, sefardíes y de Oriente Próximo, 50/1, 1986, p. 191-209. On peut rappeler que la
seconde prophétie d’Isaïe (Is 5, 1-2, 6-7) parle de la vigne du Seigneur.
43. SAINT AUGUSTIN, De Civitate Dei, XVI, 2 et SAINT A MBROISE, De Noe, XXXII, 1. Cité dans Claudio CALABRESSE, « De
Civitate Dei o los modos de habitar cristiano », dans V Encuentro Nacional de Docentes Universitarios Católicos, La Plata, 2010,
p. 9.
44. Teología de San Ireneo, t. IV, éd. A. ORBE, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1997, p. 326 et s. : « Dieu anticipe
en Abel la destinée de son Fils ». Irénée a été le premier à traiter le baptême des enfants. E. FERGUSON, Baptism in the Early
Church… (op. cit. n. 36), p. 303-308.

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 361

Fig. 12. — Galerie nord : détail du Christ deutéroparousiaque avec les armae Christi.

comprendre quelle rénovation se trouve dans le baptême et quel salut dans le bois (1 P 3, 20-21). C’est à pré-
sent qu’Abraham, père des peuples, acquiert les héritiers promis et que sont bénis dans sa dépendance non
les enfants de la chair, mais la race de la foi. C’est à présent que, pour cette fête annoncée par toutes les fêtes,
le mois sacré des renouveaux [le printemps] a lui : comme tout le monde y avait reçu son commencement, la
création chrétienne trouve aussi son principe45.
Saint Léon le Grand est un auteur très éclairant par notre recherche, bien qu’on ne puisse mesurer pré-
cisément son influence sur les livres canoniaux de Tarragone46. Il expose la Passion et la Résurrection
comme le point culminant de l’année liturgique [fig. 12]. Pâques – et le paschale sacramentum – surpasse

45. LÉON LE GRAND, Sermo de Passione, IX, 47 (60), 3, éd. et trad. René DOLLE, Sermons, t. III [2e éd.], Paris, Cerf, 1976,
p. 124-125 : « Nunc sanguis justi Abel mortem summi Pastoris eloquitur, et in parricidio Judaeorum Cain interfector fratris
agnoscitur. Nunc diluvium et Noe arca manifestat, quid sit renovationis in baptismo, et quid salutis in ligno. Nunc Abraham
gentium pater promissos acquirit haeredes ; et in semine ejus, non germen carnis, sed fidei propago benedicitur. Nunc ad prae-
nuntiatum festis omnibus festum sacer novorum mensis enituit, ut in quo accepit mundus exordium, in eodem haberet Christiana
creatura principium. »
46. Nous savons que l’abbé Lietbert de Saint-Ruf a redigé un coutumier nommé Liber ordinis dans lequel il assemblait et met-
tait à jour les coutumes initiales de l’ordre et que, d’après Moran, « pendant son mandat fut réalisé un ample travail de compilation
des textes canoniques ayant rapport avec la vie régulière ». Cet ouvrage, désormais disparu mais duquel on a plusieurs témoignages,
était intitulé Liber ecclesiastici et canonici ordinis in claustro Sancti Rufi tempore Liberati (Lietbert) abbatis institutus, [et compre-
nait 358 chapitres, provenant de conciles et décrétales, et autres] extraits des œuvres de Saint Léon le Grand, saint Ambroise, saint
Augustin, saint Grégoire le Grand, Isidore de Séville, Amalaire, Fortunat et beaucoup d’autres. L’année 1110 Oleguer de Barcelone,
supérieur de la communauté de San Adrià de Besòs, a succédé Lietbert à l’Abaye de Saint-Ruf. Josep MORAN I OCERINJAUREGUI,
Les Homilies de Tortosa, Barcelone, Curial edicions catalanes/Publ. de l’Abadia de Montserrat, 1990, p. 27-28 ; et Fidel FITA, « El
abad San Iñigo y dos códides del monasterio de Oña », Boletín de la Real Academia de la Historia, 38, 1901, p. 206-213, p. 211.
Charles Giroud affirme que « pendant une très longue période, tous les évêques de Catalogne étaient des Ruffiens, toutes les cathé-
drales et collégiales de cette région ainsi que celles du Portugal avaient adopté le célèbre coutumier » : Charles GIROUD, L’ordre des
chanoines réguliers de Saint-Augustin et ses diverses formes de régime interne, Rome, Pontifica universitas lateanensis, 1961, p. 89.

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362 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 56, 2013 GERARDO BOTO ET ESTHER LOZANO

tous les autres moments du calendrier parce que l’action salvatrice de Dieu ne se limite plus à un moment
précis (Hom. 47, 1), mais synthétise l’histoire du Salut et de la Rédemption, à travers la Genèse, l’élection
d’Abraham et le salut d’Israël, la prédiction des prophètes et l’accomplissement glorieux de ses espérances.
Saint Léon concevait la célébration de Pâques en tant que sacramentum, comme mystère salvateur. La
célébration de Pâques implique le renouvellement et la sanctification du Temps et de la Création, rendus
possibles par le sacrifice du Christ. Les interventions de Dieu en faveur des hommes qui accompagnent
la Résurrection de Christ sont les sacrements pascals mêmes : le baptême célébré lors de la Vigile de
Pâques et l’eucharistie le jour même. La réception de ces sacrements permet de distinguer les vrais enfants
d’Abraham et d’Israël (Hom. 66, 2)
[…] ceux qui sont nés de la chair renaissent de l’Esprit (Jn 3, 5) et il n’importe plus de savoir par quel père on
a été engendré, puisque, en confessant, sans acception de personnes, une seule et la même foi, tous sont faits
innocents par la fontaine baptismale47.
À cela saint Léon ajoute dans un autre sermon (Hom. 60, 2) :
[…] combien grande doit être la joie ressentie par les foules chrétiennes, alors que, pour elles, le Père tout-puis-
sant « n’a pas pardonné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous » (Rm 8, 32), afin que dans l’immolation
du Christ, la Pâque soit le vrai et unique sacrifice qui arrache non plus un seul peuple à la tyrannie de Pharaon,
mais le monde entier à l’esclavage du diable48 ?
La structuration du récit visuel est gouvernée par l’association d’idées et de dogmes.
On a associé les limites et des parties du récit (point central de la galerie sud vers point central et angle
galerie nord ; extrêmes est et ouest de la galerie nord) pour souligner leurs liens et favoriser sa compréhen-
sion. La manière scolaire qu’a le concepteur de cet ensemble de penser les images permet ainsi aux spec-
tateurs de les percevoir dans un cadre doctrinal et de saisir la position qu’occupaient l’épisode du Déluge
et celui du Baptême dans l’histoire humaine du Salut et dans le cycle liturgique annuel. Le spectateur
pouvait comprendre à partir des images le grand bénéfice eschatologique qu’accordait le baptême. On peut
réfléchir encore sur la possibilité que la vision et compression de ces images aient pu gagner en intensité
lors de la célébration d’un rituel. On l’a dit, le baptême revêtait une importance toute particulière pendant
un moment de l’année chargé d’émotion spirituelle : la Vigile pascale49. C’est aussi lors d’une veillée que
la colombe est revenue vers Noé (« quod venit columba in vespera ad Noe in arcam, portans ramum olivae
virentibus foliis in prie suo »). Entre les ombres du soir le plus troublant du calendrier chrétien, le cloître
était vécu comme un important lieu de commémoration rituel. Et aussi liturgique ?
En face du pilier, dans l’angle nord-est du temenos romain, une porte romaine existait encore au XIIe siècle.
Cette ouverture a vraisemblablement continué d’être utilisée au Moyen Âge, puisque les fenestrae de ce
mur étaient elles-mêmes toujours en usage et que certaines d’entre elles furent reconverties en portes
pour les nouvelles salles communautaires. Au XIIe siècle, cette porte de l’angle nord-est faisait communi-
quer l’intérieur claustral avec l’extérieur urbain. Cette hypothèse aiderait à comprendre l’importance de
l’ensemble des images réunies dans cette partie du cloître. Cela laisse en outre supposer une circulation
fréquente de spectateurs à cet endroit. Le choix d’une image d’avertissement paraît ainsi encore plus jus-
tifié. Peut-être avait-elle pour but de sermonner et d’admonester certains spectateurs laïques, tels ceux qui
auraient oublié de remercier Dieu, comme Noé et Abel, en s’adonnant en revanche aux appétits corporels.

47. LÉON LE GRAND, Sermo LXVI De Passione Domini, XV, II, éd. PL, 54, col. 365, col. 188-189 : « qui carne nati sunt, spiritu
renascantur, nec intersit quo patre sit quisque genitus, cum per indiscretam unius fidei confessionem et fons baptismatis faciat
innocentes… »
48. Ibid., p. 124-125 : « […] quanta populis Christianis concipienda sunt gaudia, pro quibus omnipotens Pater Filio suo uni-
genito non pepercit, sed pro nobis omnibus tradidit illum ; ut in occisione Christi, Pascha esset verum, et singulare sacrificium,
quo non ex dominatione Pharaonis unus populus, sed ex diaboli captivitate totus mundus eruitur. »
49. Louis BOUYER (Le mystère pascal [Paschale Sacramentum]. Méditations sur la liturgie des trois derniers jours de la
Semaine sainte, Paris, Cerf, 1957, p. 403-423) analyse les leçons de la liturgie de la vigile (la Genèse, l’arche de Noé, le sacrifice
d’Isaac, le passage de la mer Rouge) et les prophéties (d’Isaïe, Baruch, Ézéchiel…), tous « types » du baptême. C’est ce sacre-
ment qui permettait de ressusciter avec le Christ, fait que l’on rappelait dans la dernière leçon. Une analyse du baptême comme
expression de la sépulture avec le Christ, selon les textes des Pères, Gérard-Henry BAUDRY, I simboli del battesmo alle fonti della
salvezza, Milan, Jaca Book, 2007, p. 29-48.

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LES LIEUX DES IMAGES HISTORIÉES DU CLOÎTRE DE LA CATHÉDRALE DE TARRAGONE 363

Dans le même angle, comme nous l’avons déjà indiqué, le mur romain comprenait une exèdre de grandes
dimensions. Nous n’avons pas de preuves matérielles de son affectation à la période romane, mais nous
écartons l’idée qu’elle ait été utilisée comme magasin étant donné son éloignement du réfectoire et de la
cuisine. Il ne semble pas non plus qu’elle ait fait office de chapelle, dans la mesure où sa suppression ulté-
rieure n’occasionna aucune conséquence cultuelle. Nous pensons qu’elle a pu être employée pour des céré-
monies liturgiques où se met en œuvre un jeu de réciprocité fonctionnelle entre les images présentes dans
un contexte spatial et le contexte spatial qui les accueille. Ici, les images de la frise acquéraient un sens et
une actualité particulière dans le temps liturgique des trois jours sacrés de Pâques. Parallèlement, le temps
du sacrement baptismal était explicitement représenté à travers des images avec sa préfiguration dans
l’Ancien Testament. Les épisodes successifs du Déluge et de l’arche apparaissent dans d’autres cloîtres de
cathédrales comme à Gérone, sur façades comme à Nîmes et aussi dans des baptistères italiens, comme
Pistoia ou Florence50. Sans que cela soit incontestable, il nous semble donc envisageable et même probable
que l’exèdre romaine ait été réutilisée comme premier baptistère de la cathédrale romane. Bien sûr, il y
en eut un autre par la suite, construit dès que la cathédrale fut terminée, et on a pu y installer, comme
dans d’autres complexes épiscopaux, la chapelle baptismale de saint Jean dans l’angle nord-ouest, près
de la façade occidentale. Dès lors le baptistère du cloître a pu être abandonné et supprimé. Au préalable
de ce déplacement, le baptistère du cloître fut valorisé par un programme figuratif qui trouvait son acmé
émotionnel dans la colombe de Dieu figurée entre le sacrifice salvateur du Calvaire et la Résurrection de
Christ.
Nous avons ici envisagé l’espace claustral de la cathédrale de Tarragone et les images qui y sont représen-
tées selon une interprétation fonctionnelle qui met l’accent sur la valeur sémantique de son organisation.
Nous suggérons l’hypothèse que le cloître, au moins durant la Vigile de Pâques, était utilisé simultanément
par la communauté canoniale, les chrétiens laïcs et les catéchumènes. L’expérience plénière du cloître était
peut être liée à l’organisation d’un indéterminé circuit cérémoniel : on suggère que durant la veillée du
Samedi Saint, le chapitre canonial présidé par l’évêque, sortait du chœur de la cathédrale et avançait par la
galerie ouest ; ils parcouraient ensuite la galerie nord et arrivaient sur la vielle exèdre romaine, potentiel-
lement réemployée comme baptistère. Les laïques les rejoignaient par la porte située dans l’angle nord-est.
Tout le monde faisait une station devant le relief, à la lumière des cierges. Les spectateurs s’imprégnaient de
la force expressive du récit, déployé selon la structure chiasmatique suivant les textes bibliques de Matthieu
et de Pierre éclairés par l’exégèse (au moins celle de Pierre Lombard, Irénée de Lyon, saint Léon le Grand,
d’Hugues de Saint-Victor et, bien sûr de saint Augustin). Ces auteurs constituaient le fondement de l’ensei-
gnement doctrinal d’un chapitre de chanoines augustiniens de Saint-Ruf de Tarragone51. Le sens exégétique

50. Autour de la dimension urbaine des baptistères à la Provence et à l’Italie, voir le chapitre « Baptistery, liturgy, city » dans
Peter CRAMER, Baptism and Change in the Early Middle Ages, c. 200-c. 1150, Cambridge, Cambridge University Press, 1993,
p. 267-290.
51. Bien qu’il semble impossible de détailler les lectures des chanoines de Tarragone et quels livres faisaient partie de la
bibliothèque de la cathédrale (durant l’assaut des troupes françaises de 1811 le secrétariat du chapitre fut brûlé), nous avons quelques
informations dans : José JANINI et Javier R ICOMÀ, « Fragmentos litúrgicos del Archivo Archidiocesano de Tarragona », Analecta
Sacra Tarraconensia, 38, 1966, p. 217-230 et Juan SERRA VILARÓ, « Archivo y librería capitulares de la Santa Metropolitana
Iglesia de Tarragona, Primada de las Españas », Boletín Arqueológico de Tarragona, 44, 1944, p. 105-135. J. Villanueva men-
tionne que « estos son los únicos códices rituales que se conservan en la Biblioteca de esta Iglesia » : J. VILLANUEVA, Viage lite-
rario… (op. cit. n. 9), XIX, p. 118 : Pontificale romanum (XVe s.), Ordinarium sacramentorum secundum ritum et consuetudinem
sancte metropolis ecclesie Tarraconensis (1530), Missale ecclesie Tarraconensis (I550), Missale ecclesie Tarraconense (1550),
Missale avec le titre Incipit liber Sacramentorum (1490), Breviarium laudabilem consuetudinem Tarraconensis ecclesie (1490),
Diornale secundum usum ecclesiae Tarraconensis du XVe s. (avec des ajouts de 1794), un fragment d’un bréviaire, Nécrologe,
Martyrologium Usuardi, Expositio regulam Beati Augustini edita ab Ugone de Sancto Victore (XIVe s.), Forma induendi novi-
tium et faciendi professiones et Modus dicendi Praetiosa tempore antiquo et secundum consuetudinem ecclesie Sancti Ruphi
(XIVe s.). La Bibliothèque Publique de Tarragone conserve un exemplaire intéressant daté du XIII-XIVe s. (originaire du désamor-
tissement de Santes Creus) : In Salomonis Ecclesiastem homiliae XIX de Hugues de Saint-Victor. Postillae super Ecclesiastes.
On connait encore l’existence de quelques sermons de saint Augustin et saint Bernard du XIIe s. ainsi que les Collationes Patrum
de Jean Cassien, Expositio in Epistolas S. Pauli de Pierre Lombard et Liber exortationis beati Augustini ad quemdam comitem
sibi carissimum. Quant aux livres, Jesús DOMÍNGUEZ BORDONA, « Manuscritos de la Biblioteca Pública de Tarragona », Instituto
de Estudios Tarraconenses Ramón Berenguer IV, Tarragone, Diputació de Tarragona 1954, p. 30 ; et ID., « Manuscritos de San
Bernardo de la Biblioteca de Tarragona », dans XXVe Congrès de l’Association bourguignone des sociétés savantes, Tournus,
1954. Plus généralement sur la question, voir aussi Manuel DÍAZ y DÍAZ, « La circulation des manuscrits dans la Péninsule ibé-
rique du VIIIe au XIe s. », Cahiers de civilisation médiévale, 12/1, 1969, p. 11-61.

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364 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 56, 2013 GERARDO BOTO ET ESTHER LOZANO

de ces épisodes bibliques était peut-être transmis aux laïcs à travers les prêches prononcés à l’occasion de
ces cérémonies liturgiques, leur permettant ainsi de les repenser avec des images, naturellement.
On peut donc conclure qu’à Tarragone le cloître présente un programme unifié et ordonné selon des cri-
tères exégétiques. La segmentation et la sectorisation de ce programme semblent justifiées à la lumière de
l’exégèse typologique de la Rédemption de Christ. L’iconographie exprimant le rapport du temps historique
et théologique se concentre dans l’espace méridional. Cependant, contrairement à d’autres cloîtres monas-
tiques ou capitulaires, celui de Tarragone témoigne d’une volonté de concentrer la narration dans la galerie
nord, la plus lointaine de l’église. Le récit biblique est étroitement entremêlé pour créer des associations
explicites et d’autres moins compréhensibles. Cette organisation visuelle s’appuie sur un concept structurel
novateur et une distribution spatiale qui semble s’affranchir en partie des contingences liée aux stations
dans le cadre de processions liturgiques. Par ailleurs, le temps biblique passé est continuellement revécu
et actualisé. Les temps sont fondus et disloqués conformément à une sentence augustinienne : « Novum
in vetere latet et in Novo vetus patet »52. La proposition théologique est cohérente. Les images dessinent
une topographie dévotionnelle et mettent ainsi l’emphase sur des temps liturgiques spécifiques (Noël et
Pâques).
Le métier des historiens de l’art consiste à analyser des images et à les parer de paroles. Nous déployons
des discours autour des iconographies parce que nous sommes convaincus qu’elles requièrent une explica-
tion de notre part. Après en avoir effectué le commentaire, nous concluons fréquemment que ces images
s’employaient comme une explication de croyances, de valeurs ou de principes conceptuels. Il y a là un
paradoxe. Assurément, les historiens de l’art que nous sommes sont difficilement convaincus par l’idée
que les images puissent s’expliquer par elles-mêmes ; ils considèrent même souvent qu’elles recèlent des
significations cachées qui rendent difficile leur compréhension d’emblée, d’autant plus pour un spectateur
d’une époque différente de celle qui les a vues naître. C’est pour cette raison que nous tentons d’en éclairer
le sens et la logique narrative en nous appuyant sur le contexte culturel d’élaboration de ces représentations.
Malgré tout, nous affirmons qu’elles possèdent une efficacité communicationnelle inégalable, et en les
étudiant, nous parvenons parfois à discerner de quelle manière ceux qui les ont observées à l’origine ont
pensé et cru à travers elles53. C’est dans cette dynamique que cet article consacré aux chapiteaux historiés
du cloître de la cathédrale de Tarragone tente, par une analyse des images d’une enceinte canoniale de la
fin de l’époque romane, de mettre en lumière quelques aspects de ce mode de pensée, de cette manière de
croire.
[Traduction Gerardo BOTO Esther LOZANO
Remy CORDONNIER] Université de Gérone Universitat Rovira i Virgili
Sant Domènec Facultad de Letras
Plaça Ferrater Mora 1 Departamento de Historia e Historia del Arte
E – 17071 GIRONA Avda. Catalunya, 35
E – 43002 TARRAGONA

52. SAINT AUGUSTIN, Quaestiones in Heptateuchum, 2, 73, éd. PL 34, col. 623. Voir Filippo BELLI et al., Vetus in novo : el
recurso a la escritura en el Nuevo Testamento, Madrid, Encuentro, 2006, p. 19-23.
53. Il existe plusieurs études de cas sur cette question dans Codex Aquilarenis. Revista de Arte Medieval, 27 [= Pensar con
imágenes, pensar en imágenes en la Edad Media], 2011 ; Codex Aquilarenis. Revista de Arte Medieval, 28 [= Créer con imágenes
en la Edad Media], 2012.

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