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Lecture linéaire : Annie Ernaux, Les années, pp76-77, Folio, Gallimard, 2008.

La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s'habiller et de se maquiller, toujours
guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs
fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d'elles
était l'objet d'une surveillance généralisée de la société. À celles qui étaient obligées de quitter le giron
familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universitaire séparée de celle des garçons, pour
les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l'intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant
que la réputation sexuelle d'une fille, c'est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à
l'instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d'être mariée, personne ne
voudra plus de toi – sous-entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade,
ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus rien, n'avait rien à espérer, sinon l'abnégation d'un homme
qui accepterait de la recueillir avec le produit de la faute.
Jusqu'au mariage, les histoires d'amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.

Cependant on flirtait de plus en plus loin, pratiquait ce qui n'était dicible nulle part ailleurs que dans
les ouvrages médicaux (…). Les garçons se moquaient de la capote anglaise et refusaient le coïtus
interruptus de leurs pères. On rêvait aux pilules contraceptives qui, on disait, se vendaient en Allemagne.
Le samedi, à la file, se mariaient des filles en voile blanc qui accouchaient six mois après de prétendus et
robustes prématurés. Prises entre la liberté de Bardot1, la raillerie des garçons qu'être vierge c'est malsain,
les prescriptions des parents et de l'Eglise, on ne choisissait pas. Personne ne se demandait combien de
temps ça durerait, l'interdiction d'avorter et de vivre ensemble sans se marier. Les signes de changements
collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue
qui font penser secrètement « rien ne changera donc jamais » à des milliers d'individus en même temps.

Eléments pour l’introduction

Parution en 2008 ; Prix Nobel cette année pour l’ensemble de son œuvre.

Les années : autobiographie à la fois individuelle et collective ; A. Ernaux s’y exprime à la 3ème personne et
retrace son parcours de vie en même temps que celui de toute une génération de femmes nées pdt ou juste
après la 2ème guerre mondiale et qui ont connu les grands mouvements de revendications féministes.

Dans cet extrait, elle évoque la condition féminine de la fin des années 50, début 60, juste avant la
révolution de 68.

Problématique : Comment dans cet extrait l’autrice dénonce-t-elle la condition féminine, et notamment
celle des jeunes filles, dans les années 50-60 ? Comment montre-t-elle l’enfermement de la condition
féminine dans des injonctions contradictoires et en même temps l’hypocrisie sociale qui règne encore ?

Mouvements :

1/ Du début à « société » à « jugement des autres »: la surveillance généralisée des jeunes filles.

2/ De « Cependant » à « sans se marier » : le problème de la contraception qui révèle l’hypocrisie de la société.

3/ De « Les signes » à la fin : commentaire a posteriori ou l’incapacité de chacun à saisir les changements collectifs.

1
Allusion à Brigitte Bardot dont la célèbre danse dans Dieu créa la femme ( 1956 ) avait marqué toute l’époque.
1/ Dénonciation de la surveillance généralisée de la société à
l’égard des jeunes filles.

Une première phrase en guise d’introduction à son propos :


personnif° de la honte => honte sentiment que la société renvoie
aux filles. « Honte » = sujet de la phrase donc c’est la société qui
commande, les filles subissent ; remarquer la litote « ne cessait
pas » qui insiste sur la surveillance permanente, reprise par
l’adverbe « toujours ».
La honte ne cessait pas de menacer les filles. -Chp lex de la peur souligne la crainte ds laquelle vivent les filles
Leur façon de s'habiller et de se maquiller, toujours -Enumérat° englobée derrière un intitulé que Ernaux appelle « Le
guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, trop » (adverbe substantivé) , en italique pour insister. La société
voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs accuse sans cesse les femmes de comportements excessifs
fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la - ds l’énumérat°, les antithèses montrent que la société n’a aucun
maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d'elles critère logique. L’important est de critiquer/ culpabiliser les filles
était l'objet d'une surveillance généralisée de la société. - Tte l’énumérat° débouche sur une expression triviale désignant les
À celles qui étaient obligées de quitter le giron familial, règles et appartenant au chp lex de la sexualité : enjeu véritable,
elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité contrôle de la sexualité des filles, renforcée par le pronom indéfini
universitaire séparée de celle des garçons, pour les « tout » et l’hyperbole (« généralisée »)
protéger des hommes et du vice. - « elle » = la société ; donc tjs la société en posit° de sujet actif
(« elle fournissait ». Opp° avec les filles associées au verbe à
l’imparfait passif « étaient obligées ». La société refuse la mixité,
toujours pour « protéger » les filles ; « vice » est à connotation
religieuse et montre que le poids de la morale ne porte que sur les
filles.

La quest° du mariage liée à celle de la sexualité est abordée ds un


2nd temps
- énumérat° négative avec 3 « ni » englobée ds une comparaison
Rien, ni l'intelligence, ni les études, ni la beauté, ne qui montre le regard déviant de la société car le + important reste la
comptait autant que la réputation sexuelle d'une fille, quest° de la sexualité et non les 3 autres aspects.
c'est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les - app ds le txt le champ lex de l’argent/de l’économie pour parler du
mères, à l'instar de leurs mères à elles, se faisaient les mariage : montre combien les filles sont traitées comme des objets
gardiennes : si tu couches avant d'être mariée, et les valeurs déviantes de la société.
personne ne voudra plus de toi – sous-entendu, sauf un -L’expression « fille-mère » exprime le mépris de la société
autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un - gradat° illogique montre les valeurs inversées de la société de la fin
malade, ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus des 60
rien, n'avait rien à espérer, sinon l'abnégation d'un - importance des structures négatives qui montrent que les filles
homme qui accepterait de la recueillir avec le produit peuvent se retrouver ds une sorte d’impasse / de honte et de
de la faute. solitude sociale
Jusqu'au mariage, les histoires d'amour se - Ernaux utilise avec ironie la périphrase « produit de la faute » pour
déroulaient sous le regard et le jugement des autres. souligner le puritanisme de la morale, le nom « faute « rappelant
« la faute originelle » dont Eve est rendue responsable.

=> tt le paragraphe 1 montre le poids de la surveillance des filles et


ttes les obligat° qui pèsent sur elles à cause de la morale imposée
par la société/ famille/église.

2/ Mais cette morale est hypocrite, comme le montre le 2e


mouvement.

Le paragraphe 2 débute par un connecteur logique d’opp° pour


montrer l’écart entre le poids de la morale et la réalité => est dévoilé
Cependant on flirtait de plus en plus loin, pratiquait ce le fonctionnement hypocrite
qui n'était dicible nulle part ailleurs que dans les ouvrages - L’euphémisme souligne la force d’un désir de liberté
médicaux (…). Les garçons se moquaient de la capote anglaise sexuelle et le fossé croissante entre les aspirations, les
et refusaient le coïtus interruptus de leurs pères. On rêvait pratiques et le discours moralisateur. Même chose pour la
aux pilules contraceptives qui, on disait, se vendaient en périphrase atténuative qui suit.
Allemagne. Le samedi, à la file, se mariaient des filles en voile - chp lex de la contracept° mélé à celui de la sexualité qui montre le
blanc qui accouchaient six mois après de prétendus et poids des interdits en France
2
robustes prématurés. Prises entre la liberté de Bardot , la - « on rêvait » : tte une générat° qui fantasme une liberté sexuelle,
raillerie des garçons qu'être vierge c'est malsain, les une plus gde maîtrise de la sexualité. Jalousie / l’Allemagne
prescriptions des parents et de l'Eglise, on ne choisissait pas. - on » pronom indéfini qui montre une sorte d’union des filles et des
Personne ne se demandait combien de temps ça durerait,
garçons ds un désir de vie plus libre ensemble et qui commencent à
l'interdiction d'avorter et de vivre ensemble sans se marier.
s’opposer à la générat° des parents
- oxymore ironique souligne le mensonge de la société qui arrange
les mariages pour faire croire que la morale est respectée. Ironie
renforcée par le CCT + « à la file » + valeurs d’habitude de l’impft =
une pratique généralisée

Antithèse ( liberté/prescritp°) montre que la cond° des jeunes est


presque tragique, pris ds un dilemme entre morale et désir de
liberté.
« Prise entre... » appuie cette idée d’injonctions contradictoires
Ph négative => absence de choix
2ème ph. Négative : situat° subie, même pas de sentiment de
révolte.

=> mouvement qui souligne de manièreironique et crue à la fois


l’hypocrisie d’une société soucieuse de préserver les apparences,
alors que les changements sont en germe, ce que précise le dernier
mouvement.

3/ Commentaire a posteriori

- Emploi des articles définis au pluriel : valeur généralisante


Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles qui souligne le recul de l’écrivain qui revient sur son passé
dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et (caractéristique de l’autobiographie) : le destin individuel
la fatigue qui font penser secrètement « rien ne changera permet de réfléchir aux enjeux collectifs. On le remarque
donc jamais » à des milliers d'individus en même temps. aussi avec l’antithèse.
- De la même façon, le présent à valeurs de vérité générale
souligne l’idée d’une moralité ou d’une leçon tirée de
l’observation du passé.
- La phrase négative insiste sur l’idée que le recul historique
est impossible pour l’individu qui vit les choses ; il ne lui est
donc pas possible d’avoir assez de recul pour prophétiser
l’avenir, d’annoncer des bouleversements collectifs même
quand ils sont tout proches ou déjà à l’œuvre. Ici A. Ernaux
pense à 1968 et aux combats et victoires féministes qui s’en
suivront dans les « 70 »
- La citat° renvoie au sentiment de fatalité que peuvent avoir
les êtres alors même qu’ils sont à l’aube d’un changement.
Enfin Ernaux termine son § par l’expression « en même temps »
renforcée par la notation hyperbolique chiffrée pour souligner l’idée
que les changements viennent du collectif, seul espoir pour elle et
ultime valeur.

Conclusion : Ernaux dénonce la condition des jeunes femmes dans les années 60 en montrant la surveillance totale
exercée par une société hypocrite, qui ne voit pas les mutations en cours.

ouverture :

2
Allusion à Brigitte Bardot dont la célèbre danse dans Dieu créa la femme ( 1956 ) avait marqué toute l’époque.

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