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La honte ne cessait pas de menacer les filles. Leur façon de s'habiller et de se maquiller, toujours
guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc., la hauteur de leurs talons, leurs
fréquentations, leurs sorties et leurs rentrées à la maison, le fond de leur culotte chaque mois, tout d'elles
était l'objet d'une surveillance généralisée de la société. À celles qui étaient obligées de quitter le giron
familial, elle fournissait la Maison de la Jeune Fille, la cité universitaire séparée de celle des garçons, pour
les protéger des hommes et du vice. Rien, ni l'intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant
que la réputation sexuelle d'une fille, c'est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à
l'instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes : si tu couches avant d'être mariée, personne ne
voudra plus de toi – sous-entendu, sauf un autre rebut du marché côté masculin, un infirme ou un malade,
ou pire, un divorcé. La fille mère ne valait plus rien, n'avait rien à espérer, sinon l'abnégation d'un homme
qui accepterait de la recueillir avec le produit de la faute.
Jusqu'au mariage, les histoires d'amour se déroulaient sous le regard et le jugement des autres.
Cependant on flirtait de plus en plus loin, pratiquait ce qui n'était dicible nulle part ailleurs que dans
les ouvrages médicaux (…). Les garçons se moquaient de la capote anglaise et refusaient le coïtus
interruptus de leurs pères. On rêvait aux pilules contraceptives qui, on disait, se vendaient en Allemagne.
Le samedi, à la file, se mariaient des filles en voile blanc qui accouchaient six mois après de prétendus et
robustes prématurés. Prises entre la liberté de Bardot1, la raillerie des garçons qu'être vierge c'est malsain,
les prescriptions des parents et de l'Eglise, on ne choisissait pas. Personne ne se demandait combien de
temps ça durerait, l'interdiction d'avorter et de vivre ensemble sans se marier. Les signes de changements
collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans le dégoût et la fatigue
qui font penser secrètement « rien ne changera donc jamais » à des milliers d'individus en même temps.
Parution en 2008 ; Prix Nobel cette année pour l’ensemble de son œuvre.
Les années : autobiographie à la fois individuelle et collective ; A. Ernaux s’y exprime à la 3ème personne et
retrace son parcours de vie en même temps que celui de toute une génération de femmes nées pdt ou juste
après la 2ème guerre mondiale et qui ont connu les grands mouvements de revendications féministes.
Dans cet extrait, elle évoque la condition féminine de la fin des années 50, début 60, juste avant la
révolution de 68.
Problématique : Comment dans cet extrait l’autrice dénonce-t-elle la condition féminine, et notamment
celle des jeunes filles, dans les années 50-60 ? Comment montre-t-elle l’enfermement de la condition
féminine dans des injonctions contradictoires et en même temps l’hypocrisie sociale qui règne encore ?
Mouvements :
1/ Du début à « société » à « jugement des autres »: la surveillance généralisée des jeunes filles.
3/ De « Les signes » à la fin : commentaire a posteriori ou l’incapacité de chacun à saisir les changements collectifs.
1
Allusion à Brigitte Bardot dont la célèbre danse dans Dieu créa la femme ( 1956 ) avait marqué toute l’époque.
1/ Dénonciation de la surveillance généralisée de la société à
l’égard des jeunes filles.
3/ Commentaire a posteriori
Conclusion : Ernaux dénonce la condition des jeunes femmes dans les années 60 en montrant la surveillance totale
exercée par une société hypocrite, qui ne voit pas les mutations en cours.
ouverture :
2
Allusion à Brigitte Bardot dont la célèbre danse dans Dieu créa la femme ( 1956 ) avait marqué toute l’époque.