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DÉMOCRITE.

CONNAISSANCE ET APORIES
Author(s): Pierre-Marie Morel
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger , AVRIL-JUIN 1998, T. 188, No.
2, PHILOSOPHIE GRECQUE (AVRIL-JUIN 1998), pp. 145-163
Published by: Presses Universitaires de France

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DÉMOCRITE.
CONNAISSANCE ET APORIES

« Sceptique ! Est-ce qu'on est scep-


tique ? »
Diderot, Entretien
entre d'Alembert et Diderot.

Dès l'Antiquité, la conception démocritéenne de la connais-


sance, tout en étant unanimement perçue comme une position ori-
ginale et incontournable, a fait l'objet d'interprétations diver-
gentes. Les commentateurs modernes, à leur tour, portent à son
propos des jugements très variés, certains de ces jugements étant
même diamétralement opposés. Ainsi, les uns voient en Démocrite
un précurseur direct du scepticisme1, les autres un philosophe fon-
damentalement rationaliste2. Pour d'autres encore, l'intuition fon-
damentale de sa théorie de la connaissance réside dans une forme

1. C'est globalement la conclusion de A. Dyroff, Demokritstudien, Leipzig,


1899, p. 80-106. Pour une lecture sceptique plus résolue, voir les études plus
récentes de J. Barnes, The presocratic philosophers, Londres, 19791 ; 19822,
p. 559-564, et F. Decleva Caizzi, Démocrite, l'école d'Abdère et le premier
pyrrhonisme, Proceedings of the First International Congress on Democritus (éd.
par L. G. Benakis), Xanthi, 1984, II, p. 139-157, et Pirrone e Democrito. Gli
atomi : un mito ?, Elenchos, 5, 1984, p. 5-23.
2. Certaines des lectures allant dans ce sens se réfèrent à l'interprétation
néo-kantienne de P. Natorp, Forschungen zur Geschichte des Erkenntnispro-
blems im Altertum, Berlin, 1884. Voir également les analyses de
W. K. C. Guthrie, A history of greek philosophy, II, Cambridge, 1965, p. 461-
462, et G. S. Kirk, J. Ε. Raven et M. Schofïeld, The presocratic philosophers,
Cambridge, 1983, p. 413. S. Luria insistait pour sa part sur le fondement
matérialiste du rationalisme de Démocrite, dès son étude de 1933, Die Infini-
tesimaltheorie der antiken Atomisten, Quellen und Studien zur Geschichte der
Mathematik, Astronomie und Physik, Abteilung Β : Studien. Band 2, Berlin,
p. 106-185. Tout récemment, Jean Salem, dans son très stimulant et très
savant Démocrite. Grains de poussière dans un rayon de soleil, Paris, Vrin, 1996,
a développé plusieurs arguments contre la lecture sceptique. L'épistémologie
démocritéenne serait selon J. Salem franchement positive, conciliant le recours
à l'observation empirique et la distinction de degrés de connaissance, «une
hiérarchie dans laquelle et les sens et la pensée rationnelle ont un rôle heuris-
tique précieux et, pour tout dire, complémentaire » (p. 175).

Revue philosophique, n° 2/1998, p. 145 à p. 163

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d'empirisme paradoxal, qu
sensibles tout en fondant l
induction à partir du tém
est en fait la plus fragile,
teurs, enfin, animés par u
peut-être simplement indé
inhérentes à la doctrine el
les différents aspects2. D
actuellement très loin de f
Le problème mérite tout
de le formuler autrement. Il convient sans doute de renoncer aux
qualificatifs schématiques qui tendent à occulter la diversité des
points de vue exprimés par les fragments et les témoignages. La
solution consistant à trancher en faveur de tel témoin, éventuelle-
ment citateur, contre tel autre3 est quant à elle doublement problé-
matique : non seulement elle s'avère intellectuellement peu satisfai-
sante et, généralement, historiquement discutable, mais encore elle
exclut d'entrée dé jeu que la philosophie commentée puisse en elle-
même receler de véritables apories. Il faut donc, s'il apparaît que la
doctrine présente des difficultés, comprendre comment et jusqu'à
quel point ces difficultés s'organisent. De fait, la physique de
Démocrite a une vocation systématisante mais, de fait également,
la conception de la connaissance qui en dépend est rebelle à la sys-
tématisation.

Je poserai donc l'hypothèse suivante : la philosophie de Démo-


crite conduit logiquement à un certain nombre d'apories et celles-ci
ne sont pas des accidents de la doctrine ni les simples rejetons de
l'histoire mouvementée des fragments et des témoignages. Il n'est

1. Voir notamment les interprétations de C. Bailey, The greek atomists and


Epicurus, Oxford, 1928, p. 185, ou A. Montano, II método induttivo in Demo-
crito ?, Siculorum Gymnasium, 33, 1980, Democrito e l'atomismo antico, Atti del
convegno intemazionale (a cura di F. Romano), Catane, 1979, p. 263-292 ;
E. Asmis, Epicurus' scientific method, Ithaca-Londres, 1984, p. 337-350, va
jusqu'à réconcilier Fépistémologie épicurienne avec l'épistémologie démocri-
téenne, estimant que pour Démocrite comme après lui pour Epicure les phéno-
mènes sont la condition de toutes les inferences positives.
2. Vou· notamment V. L·. Alheri, Átomos Idea : l origine del concetto
delVatomo nel pensiero greco, Florence, 1953 ; 1979, et l'interprétation de
M. Conche, Epicure, Lettres et Maximes, Villers-sur-Mer, 1977 (rééd., Paris,
PUF, 1987), p. 15-20.
3. Telle est par exemple la démarche d'H. Weiss, Democritus' Theory of
Cognition, Classical Quaterly, 32, 1938, p. 47-56, qui rejetait d'autant plus
volontiers le témoignage de Sextus au profit du seul témoignage aristotélicien,
qu'elle entendait nier toute affinité entre Démocrite et une position de type
sceptique.

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en ce sens pas inutile de reprendre les données de ce doss


nées assez bien connues pour l'essentiel, en les intégrant
structure, non plus univoque, mais antithétique ou antilo
pari d'une lecture naïve et positive de l'ensemble des frag
témoignages aura plus de chance encore d'être gagné s
que les textes eux-mêmes traduisent la conscience de leur
duplicité.
Partons d'abord des éléments les moins discutables. Démocrite,
dans l'Antiquité, est parfois surnommé Sophia, la Science, et il pré-
tendait, selon Sextus Empiricus et Cicéron, parler de toutes choses1.
Plusieurs textes justifient pourtant la thèse d'un Démocrite scep-
tique. Ils nous obligent tout au moins à comprendre en quel sens
Démocrite peut être dit « sceptique ». Tout d'abord, parmi les rares
fragments relatifs à la théorie de la connaissance dont nous dispo-
sons, nous trouvons plusieurs formules de forte connotation scepti-
cisante. La plus célèbre d'entre elles vient de Diogène Laërce :

«<Certains considèrent que> Démocrite <est sceptique>, parce qu'il


rejette les qualités, disant par convention le chaud, par convention le froid,
en réalité les atomes et le vide; et encore: nous ne savons rien en réalité; la
vérité en effet est au fond du puits. »2

Sextus Empiricus cite toute une série de formules à caractère


aporétique dans le Contre les savants (VII, 136, 137): «l'homme
doit savoir par cette règle qu'il se trouve coupé de la réalité»3;
« nous ne connaissons rien en réalité sur quoi que ce soit »4 ; « nous
sommes dans l'aporie pour connaître la réalité de chaque chose »5 ;
« que maintenant nous ne sachions pas véritablement ce que la
nature de chaque chose est ou n'est pas, cela a souvent été mon-
tré»6. Toutes ces mentions aggravent le fragment, plusieurs fois
repris dans la doxographie7, qui oppose les qualités sensibles,

1. Cicéron, Premiers académiques, II, 23, 73, et Sextus Empiricus, Contre


les savants (Adversus mathematicos), VII, 265 [Diels- Kranz 68 Β 165]. Voir la
Suda et le témoignage de Clément d'Alexandrie, Stromates, VI, 32 [68 A 18].
Ζ. Δημόκριτος δε τας ποιότητας εκραλλων, Γνα φησι νόμω θερμόν, νόμα> ψυχρόν,
έτεή δέ άτομα και κενόν και πάλιν · έτεή δέ ουδέν Εδμεν · έν βυθω γαρ ή αλήθεια, IX,
72 [68 Β 117].
3. DK68B6.
4. D Κ 08 Β 7.
5. DK 68 Β 8.
6. DK 68 Β 10.
7. Outre le témoignage de Diogène Laërce, voir Galien, Des éléments sel
Hippocrate, I, 2 [68 A 49] et De l'expérience médicale, 1259 Schöne ; fgt
102.8 Deichgräber (Die griechische Empirikerschule, Berlin, 1930; Zu
1965) [68 Β 125] ; Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 135 [68 Β
Aétius, IV, 9, 8 [67 A 32].

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conventionnelles, faits de
tituent les atomes et le vide.

Ainsi, il ne faut pas s'étonner que Démocrite soit souvent pré-


senté comme le précurseur du scepticisme historique, tel qu'il se
développe à partir de Pyrrhon. L'image antique d'un Démocrite
sceptique ou présceptique découle en fait de quatre types de lec-
ture. Le premier, illustré notamment par les épicuriens, s'insère
dans le cadre général des polémiques antisceptiques. Colotès, dis-
ciple d'Épicure, range Démocrite parmi les adversaires du Jardin et
c'est à ce titre qu'il est, comme beaucoup d'autres, accusé de scep-
ticisme1. La seconde lecture, assurément moins instructive, résulte
d'une tradition doxographique, représentée par Cicéron, Diogène
Laërce ou le Pseudo-Galien2, qui décrit une généalogie sceptique
large, étendue aux philosophes qu'un Sextus Empiricus qualifiera
de dogmatiques, et qui remonte aux Eléates. La troisième catégorie
rassemble les témoignages qui établissent un lien privilégié entre la
pensée de Démocrite et la formation de la tendance sceptique. Dif-
férentes sources, en effet, évoquent l'influence de l'Abdéritain sur
Pyrrhon3. Ainsi Pyrrhon, selon Philon d'Athènes, citait surtout

1. Voir les témoignages de Plutarque, dans son Contre Colotès, notamment


en 1108 E-F [68 Β 156 pour la fin du texte]. Epicure porte implicitement la
même accusation dans la Lettre à Hérodote lorsqu'il dénonce, au § 49, l'explica-
tion de la vision à l'aide de l'air intermédiaire (ce qui revient à placer la possi-
bilité de l'erreur dans la sensation elle-même. Je reviendrai sur cette question
assez discutée) et lorsqu'il met en garde contre ceux qui croient que les pro-
priétés accidentelles n'existent absolument pas (§ 69). Voir sur ce point l'étude
de D. Sedley, Epicurean anti-reductionism, dans J. Barnes et M. Mignucci,
Matter and Metaphysics, Naples, 1988, p. 295-327. Diogène d'Oenoanda se
joint à la dispute : « Mais Démocrite également s'est trompé d'une manière
indigne de lui, en disant que les atomes seuls existent véritablement dans les
choses, et que tout le reste est par convention. Selon ton raisonnement, en
effet, Démocrite, non seulement il est impossible de découvrir le vrai, mais
nous ne pouvons même pas vivre, ni nous garder du feu, ni du meurtre... »
(έσφάλη δ' άναξίως εαυτού και Δημόκριτος, τας άτόμους μόνας κατ' άλήθειαν ειπών
ύπάρχειν εν τοις ούσι, τα δέ λοιπά νομιστεί άπαντα, κατά γαρ τον σον λόγον, ώ
Δημόκριτε, ούχ όπως το αληθές εύρεΓν, αλλ' ουδέ ζην δυνησόμεθα, μήτε το πυρ φυλατ-
τόμενοι μήτε τήν σφαγήν...), fgt 7 II 2 - 7 II 14 Smith (8 II 2 Casanova).
2. Voir Histoire des philosophes, 3, Diels, Doxographi Graeci, p. 601, où
Leucippe, Démocrite et Anaxarque prennent place dans la série de successions
qui conduit à Pyrrhon. Plus loin (7, DGr., p. 604), Démocrite figure parmi les
philosophes « mixtes », ou sceptiques en partie, car il n'affirme qu'une seule
thèse : l'existence des atomes, du vide, et de l'illimité. Voir également la généa-
logie large présentée par Clément d'Alexandrie, Stromates, I, XIV, 64, 2-4, et
celle que propose Eusèbe de Césarée, Préparation évansélique, XIV, 17, 10.
3. Voir F. Decleva Caizzi, Pirrone. Testimonianze, Naples, 1981 : Τ 20
(Diogène Laërce, IX, 67) ; Τ 23 (Aristoclès, chez Eus. de Césarée, Préparation
évangélique, XIV, 18, 27) ; Τ 24 (Eus. de Césarée, op. eu., XIV, 19, 8-9) ; Τ 34
(Numénius chez Eus. de Césarée, op. cit., XIV, 6, 4-6).

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Démocrite. Connaissance et apories 149

Démocrite, et ensuite Homère1. Il le connaissait égalemen


termédiaire de l'Abdéritain Anaxarque2. La citation de Dé
par Galien dans le traité De l'expérience médicale3 prend
place dans cet ensemble. Il est en effet perçu dans ce text
relative bienveillance, comme un précurseur sceptique de
cine empirique à laquelle Galien semble, en l'occurrence, m
quelque sympathie. J'y reviendrai.
Les arguments historiques, produits par des sources se
aux intentions variables, ne suffisent toutefois pas à justif
du concept de scepticisme pour qualifier la théorie démocr
la connaissance. Démocrite peut avoir eu une certaine influ
tendance sceptique sans être réellement sceptique. De fait, le r
tant le plus productif de la tendance sceptique, Sextus Em
pratique indirectement un quatrième type de lecture : excl
scepticisme puisse être mêlé au dogmatisme, il refuse de
Démocrite un sceptique et montre que, comme tous les ph
est irréductiblement dogmatique. On le verra notamment
passage des Esquisses pyrrhoniennes*. Pour lui, Démocrit
logos, de la raison, le critère de la connaissance et n'est donc p
ment sceptique. Toutefois, le témoignage de Sextus E
révèle, dans le même temps, en quel sens et jusqu'à quel po
crite peut être tenu pour « sceptique », si l'on adopte une
tion moins sévère. De fait, Sextus reprend au compte de
stratégie les arguments critiques de Démocrite.
L'essentiel est d'éviter les disputes de mots. Si, par hypo
envisage de parler de Démocrite comme d'un sceptique, c'e
assume d'emblée le péché d'anachronisme. Si l'on admet q
ticisme n'a pas la rigidité et l'unité que lui attribuent, d'un
tus Empiricus, d'autre part la tradition polémique, notamm
curienne, force est d'accepter l'idée qu'il y a plusieurs faç
sceptique5. Disons d'une manière plus générale que l'on

1. Τ 20.
2. Voir notamment Diocène Laërce, IX, 61, Τ ΙΑ.
3. De l'expérience médicale, 1259 Schöne; fet 236, 102 . 8 Deichgräber
[68 Β 1251.
4. 1,213-214.
5. L histoire moderne du scepticisme montre que la référence pyrrho-
nienne s'est accommodée de multiples aménagements. Voir notamment les
exemples de « scepticisme constructif ou modéré » présentés par Richard
H. Popkin dans son Histoire du scepticisme d'Érasme à Spinoza, trad, franc.,
Paris, PUF, 1995, p. 179-202. Jean-Paul Dumont a montré que le scepticisme
ancien lui-même était divers, apparaissant tour à tour comme une théorie phy-
sique, comme une éthique et comme un relativisme. Voir Le scepticisme et le
phénomène, Paris, 19852, p. 236-237.

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sceptique parce que l'on do


vrai soit connaissable. On p
parce que la seule vision du
à des propositions aporétiq
savant, scepticisme de la d
sance du vrai, si elle n'est
imparfaite ou inachevée.
S'il est difficile d'attribue
forme de scepticisme, la s
le perçoit notamment dan
Eusèbe de Césarée : « Dém
préférerait trouver une se
que de devenir roi des Per
témoignages que Démocr
ontologie générale réduisa
et à l'agrégation des atom
tenté de définir une méth
recherche des causes parti
de la génération et de l'an
la zoologie ou encore dan
ou géologiques2. Le fragm
bilité d'une connaissance achevée et la réalité de la recherche. Il
montre que l'explication causale doit être poursuivie, même si cette
entreprise semble vouée à l'échec. On pressent déjà que le scepti-
cisme démocritéen est en soi équivoque ou complexe. De fait, il
apparaît, selon les témoignages ou les fragments, sous des
formes diverses. C'est pourquoi je l'envisagerai successivement sous
quatre aspects, qui correspondent à autant de points aporétiques
pour la théorie elle-même : comme un scepticisme à l'égard des
sens, comme un scepticisme radical, image limite et conséquence
hyperbolique du précédent, comme l'expression d'un conflit entre
les instruments de connaissance que sont les sens et la raison, et
enfin comme un scepticisme scientifique, imposé par les résultats de
la physique.
Ce que l'on appellera par hypothèse et par commodité le
« scepticisme » de Démocrite se présente donc d'abord comme un
scepticisme critique, justifié par la déficience du témoignage des

1. Deny s d'Alexandrie chez Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique,


XIV, 27, 4 [68 Β 118].
2. Sur la conception démocritéenne de la causalité, je me permets de ren-
voyer à P. -M. Morel, Démocrite et la recherche des causes, Paris, Klincksieck,
1996.

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Démocrite. Connaissance et apories 151

sens. Sextus Empiricus insiste sur cet aspect de la théo


critéenne. L'appui provisoire de TAbderitain lui sert
cadre général de la diaphônia, du concert discordant des
ques, à montrer que la thèse, notamment épicurienne, qu
la vérité des sensibles, est invalidée à l'intérieur même de la
famille dogmatique :
«Démocrite, lorsqu'il abolit les choses qui apparaissent aux sens (Οτε
μεν αναιρεί τα φαινόμενα ταίς αίσθήσεσι), dit à leur propos que rien n'apparaît
conformément à la vérité, mais seulement conformément à l'opinion, et
que ce qui est véritablement dans les êtres, ce sont les atomes et le vide. Il
dit en effet : Convention que le doux, convention que l'amer, convention que le
froid, convention que la couleur. En réalité, il n'y a que des atomes et du vide.
Ce qui signifie : on convient et on forme l'opinion que les sensibles existent,
mais ceux-ci n'existent pas véritablement, seuls existent véritablement les
atomes et le vide. »l

D'après ce texte, Démocrite rejette les phénomènes parce qu'ils


n'ont pas d'existence véritable, n'étant fondamentalement que la
manifestation de processus atomiques. Nous leur attribuons une
consistance qu'ils ne possèdent pas. Le témoignage des sens, auteur
d'opinions, de croyances ou de conventions, est donc déficient,
voire trompeur, et cela par essence. A l'opposé, la réalité des
atomes et du vide semble assurée et connue, en dépit des phé-
nomènes. On note à cette occasion que les principes, qui sont
imperceptibles, ne peuvent être révélés par une induction empi-
rique, ce qui réduit considérablement la portée des interprétations
inducti vistes2.
Sextus rapporte quelques lignes plus bas que, dans son ouvrage
intitulé Canons, Démocrite oppose la connaissance légitime de l'in-
tellect à la connaissance bâtarde des sens :

«Mais, dans ses Canons, il dit qu'il y a deux connaissances (γνώσει),


l'une par les sens, l'autre par l'intellect ; celle qui s'exerce par l'intellect, il
l'appelle légitime, témoignant pour sa fiabilité dans le discernement de la
vérité; celle qui s'exerce par les sens, il lui donne le nom de bâtarde, lui
déniant l'infaillibilité pour ce qui est de distinguer le vrai. Il dit textuelle-
ment : II y a deux formes de connaissance (γνώμης), la légitime et la bâtarde.
De la bâtarde relèvent ensemble toutes ces choses: la vue, l'ouïe, l'odorat, le
goût et le toucher, mais la légitime en est séparée. Ensuite, jugeant la légitime

1. Contre les savants, VII, 135 [68 Β 91.


2. La formule héritée d'Anaxagore, « les phénomènes sont une vision des
choses cachées » (δψις των αδήλων τα φαινόμενα (Sextus Ëmpiricus, Contre les
savants, VII, 140 [68 A 111])), est souvent invoquée pour argumenter en ce
sens. Toutefois, Sextus se réfère à un certain Diotime, dont on ne sait s'il est
réellement un sectateur direct de Démocrite. La signification de la formule est
du reste problématique. Les phénomènes peuvent donner à voir les effets des
mouvements atomiques sans pour autant révéler la nature des principes.

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152 Pierre- Marie Morel

supérieure à la bâtarde, il po
plus, ni voir ce qui est devenu
mais <que la recherche exige>
doit être adopté>. Ainsi, selo
appelle connaissance légitime (γ

La connaissance sensible est donc skotiè, obscure ou bâtarde


(l'adjectif a les deux sens, le grec suggérant ainsi qu'une naissance
illégitime doit être tenue dans l'ombre)2, c'est-à-dire, sans doute,
oublieuse de son origine atomique, incapable de connaître ses
parents véritables. Elle est apparemment grossière et incapable de
saisir la réalité authentique, qui est imperceptible. Celle-ci ne peut
donc être appréhendée que par l'exercice de la raison. Je reviendrai
cependant sur l'objet de la connaissance légitime dont l'identifica-
tion est en fait problématique.
La connaissance sensible est également déficiente pour une
autre raison: la représentation sensible est toujours relative. La
vision, comme le montre le témoignage de Théophraste dans le De
sensibus, résulte de la réflexion sur la pupille d'une empreinte, cons-
tituée dans l'air intermédiaire, composée des effluves provenant du
vu et du voyant :

«L'image réfléchie ne vient pas directement sur la pupille, mais l'air


intermédiaire entre la vue et ce qui est vu reçoit une empreinte, étant com-
primé par ce qui est vu et ce qui voit ; toute chose en effet produit toujours
quelque effluve. »3

Le phénomène résulte donc d'un mélange aérien qui le rend


éminemment relatif. Cette interprétation du témoignage de Théo-
phraste a parfois été contestée4 et, bien qu'elle semble la plus
juste à la grande majorité des commentateurs5, nous pouvons à la

1. VII, 138-139 [68 Β 11].


2. Voir Euripide, Ion, v. 860.
3. τήν γαρ έμφασιν ούκ ευθύς έν τη κόρη γίνεσθαι, άλλα τον αέρα τον μεταξύ της
δψεως και του δρωμένου τυποϋσθαι συστελλόμενον υπό του δρωμένου και του δρών-
τος * άπαντος γαρ άεί γίνεσθαί τίνα άπορροήν · (De sensibus, § 50 [68 A 135]).
4. L'étude la plus précise et la plus argumentée en ce sens est celle de
D. O'Brien, Théories atomistes de la vision : Démocrite et le problème de la
fourmi céleste, Congrès Xanthi, II, 1984, p. 27-58.
5. Voir notamment : W. K. C. Guthrie, op. cU., p. 443 ; M. M. bassi, Le
teorie délia percezione in Democrito, Florence, 1978, p. 98-99 ; W. Burkert, Air-
Imprints or Eidola : Democritus' aetiology of vision, Illinois Classical Studies,
2, 1977, p. 98 ; Kirk, Raven et Schofîeld, op. cit., 1983, p. 429 ; J. Brunschwig,
article « Démocrite » dans D. Huisman, Dictionnaire des philosophes, Paris,
1984, p. 703 ; D. J. Furley, The greek cosmologists, I : The formation of the ato-
mic theory and its earliest critics, Cambridge, 1987, p. 132 ; J.-P. Dumont, Les
Présocratiques, p. 1462 ; J. Salem, op. cit., p. 137.

Revue philosophique, n° 2/199Ö, p. 145 à p. lòá

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Démocrue. Connaissance et apories 153

rigueur la mettre à l'écart pour la question qui nous


Théophraste dit en effet plus loin1 que nos représentati
gent selon notre disposition du moment ou selon l'état d
En tout état de cause, le phénomène est donc pour Démo
mixte, formé à la fois par le sentant et le senti. Ainsi, l
sensibles, n'ayant pas de consistance propre, sont el
réductibles aux mouvements atomiques, et sont donc, en
bien réelles. Nous trouvons là un premier paradoxe
représentations qui sont à la fois artificielles, par leur s
tion, et naturelles, par leur constitution. A l'irréalité du
intentionnel des représentations répond la possibilité, au
jure, d'expliquer scientifiquement la genèse de ces mê
sentations2. Plus encore, la méfiance à l'égard des phéno
le verra, n'empêche pas qu'il soit souvent nécessai
prendre en compte.
Cette attitude critique conduit naturellement à la
forme du scepticisme démocritéen, tel du moins que la t
doxographique nous le présente : un scepticisme radical,
la possibilité de toute connaissance. Aristote, en effet, m
le relativisme démocritéen, proche sur ce point de celui d
ras3, conduit à affirmer que le vrai nous reste caché. En i
selon Aristote, l'intellect à la sensation, et en estimant q
est toujours relative, Démocrite condamne à la même inf
connaissance rationnelle. Ainsi, bien qu'en un sens tous l
mènes soient vrais, parce qu'aucun n'est plus vrai qu'un
différence logique entre les phénomènes conduit Démocr

1. §63-64.
2. La position de Démocrite a donc des affinités avec les form
poraines de la philosophie matérialiste de Γ esprit. Elle conduit e
naturalisme de type réductionniste (les états mentaux ne sont a
états cérébraux), voire éliminativiste (les états mentaux en tant qu
tent pas), si l'on se réfère par exemple au tableau proposé par Pier
problème du rapport du corps et de l'esprit aujourd'hui. Essai sur l
les faiblesses du fonctionnalisme, dans D. Andler (dir.), Introd
sciences cognitives, Paris, 1992, p. 313-351. Sur la tendance élim
Démocrite, voir R. B. B. Wardy, Eleatic pluralism, Archiv für Ges
Philosophie, 70, 1988, p. 125-146.
3. Contre l'épicurien Colotès, et prenant la défense de Démoc
tarque signale que celui-ci a opposé à Protagoras un grand nom
ments (Contre Colotès, 1108 F-1109 A [68 B 156]) et Sextus rapp
les savants, VII, 389 [68 A 114]) que Démocrite lui a objecté, com
l'argument de l'autocontradiction. De fait, affirmant au moins que
et le vide existent véritablement, Démocrite montre ainsi qu'il e
traire un certain nombre de propositions fondamentales à l'écueil du
relativisme.

Revue philosophique, n° 2/1998, p. 145 à p. 163

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154 Pierre- Marie Morel

je cite Aristote, que « ou b


nous est caché»1. Notons a
page une occurrence2 du «
représentation-ci n'est p
deviendra ensuite pyrrho
différent3.
Le témoignage de Sextu
d'Aristote lorsqu'il rappor
crite que j'ai citées en intr
extension du relativisme à
« Bien qu'il ait promis d'attr
ne le voit pas moins les co
connaissons en réalité rien d'
selon la disposition du corps et
« En réalité, nous ne savons r
d'un afflux. »5

Ces textes montrent que


témoignage des sens est so
cres, à un devenir incessa
rappellent également, com
disposition du corps contr
Avec plus de précision to
fragments suggèrent que
sance, et pas seulement la
Ainsi, J. Barnes6 tire ar
thèse de l'authenticité d
croyance - je traduis Ba
enchaînement causal, es
plus loin, pour le fragmen
par conséquent, la conn
même en admettant que l
toutes les représentation
pas sûr qu'il gomme entre

1. Métaphysique, Γ, 5, 1009 6
2. Parmi d'autres, recensées
skeptische Formel, Hermes, 98
3. Voir plus loin le texte des
4. Pour le fragment : ήμεΐς δέ τ
δέ κατά τε σώματος διαθήκην και
les savants, VII, 136 [68 Β 9])
5. έτεή ουδέν Γσμεν περί ουδεν
[68 Β 7]).
6. Ορ. cü., ρ. 560-561.

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Démocrite. Connaissance et apories 155

logique ou gnoséologique. Le fait que Sextus Empiricus


chez Démocrite entre Yalètheia et la doxa, qui correspond
à sa variante dialectale qu'est la doxis, ne suffit pas, il es
faire argument, car Sextus fait peut-être violence sur ce
lettre démocritéenne1. En revanche, nous devons considérer
comme crucial le fait que Démocrite distingue, sinon deux types
de connaissance, du moins deux degrés de pertinence dans l'exer-
cice du jugement : le jugement légitime et le jugement bâtard. Le
premier semble en effet commencer par une sorte de prise de
conscience des insuffisances du second. Ainsi, bien que les textes
dont nous disposons ne proposent aucune explication physique
d'un processus réflexif, ils nous confrontent de fait à l'idée d'un
processus réflexif critique. En ce sens, même si toute connaissance
relève physiquement de la croyance, Démocrite préfigure à sa
manière le mot sartrien en estimant que savoir qu'on croit, c'est
déjà ne plus croire.
Toute la difficulté est de savoir quel statut physique Démocrite
réserve exactement aux représentations de l'intellect, représenta-
tions non immédiatement sensibles, comme celles qui devraient
nous permettre de saisir les atomes et le vide. Les textes font défaut
sur ce point et nous n'y trouvons pas l'équivalent de ce qui consti-
tuera chez Epicure l'explication des notions ou prolepses d'une
part, et des erreurs, comme adjonctions prématurées d'opinion
d'autre part. Alors que l'engendrement des prolepses est pour Épi-
cure spontané et naturel2, l'opinion, seule cause véritable d'erreur,
relève d'une opération seconde. Le terme de prosdoxazomenon, qui
la désigne, donne à entendre qu'elle est toujours un jugement
«ajouté»3. Chez Démocrite, le processus d'engendrement des idées
générales et donc, a fortiori, le critère de distinction entre les
croyances demeurent pour nous incertains.

1. H. Langerbeck, Δόξις έπιρυσμίη, Studien zu Demokrits Ethik und


Erkenntnislehre, Neue Philologische Untersuchungen, Heft 10, Berlin, 1935,
montre que Sextus « platonise » Démocrite en lui prêtant la thèse d'une oppo-
sition de nature entre raison et sensation. Sur la rationalisation de Démocrite
par Sextus, en tant qu'elle découlerait d'une doxographie héritée de Posido-
nius, voir l'étude de D. Sedley, Sextus Empiricus and the atomist criteria of
truth, Elenchos, 1992, p. 19-56. D'une manière générale, pour une vue d'en-
semble de la réception de Démocrite par Sextus Empiricus, voir F. Decleva
Caizzi, Democrito in Sesto Empírico, Congrès Catane, 1980, p. 393-410. Je me
permets, pour l'analyse globale du témoignage de Sextus, de renvoyer à
P.-M. Morel, op. cit., p. 393-460.
2. La prolepse est un « souvenir de ce qui, à l'extérieur, s'est souvent pré-
senté » (Diogène Laërce, X, 32).
3. Lettre à Hérodote, § 50-52.

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156 Pierre- Marie Morel

Le problème est donc le


scepticisme radical qui app
téens dès lors qu'on le co
formes de connaissance,
considérables, de la philo
enfin, à l'assurance théor
des atomes et du vide ?
On ne saurait donc s'étonner que Sextus Empiricus dénonce la
confusion entre Démocrite et la tendance sceptique dans un texte
des Esquisses pyrrhoniennes (I, 213-214) absent de la collection de
Diels- Kranz1 :

«[213] Mais on dit également que la philosophie démocritéenne a


quelque chose en commun avec le scepticisme, puisqu'elle semble traiter de
la même matière que nous; car, du fait qu'aux uns le miel paraît sucré,
alors qu'aux autres il paraît amer, Démocrite, dit-on, infère qu'il n'est ni
sucré ni amer, et pour cette raison ajoute le "pas plus", qui est une for-
mule sceptique. C'est pourtant d'une manière différente que se servent de
la formule "pas plus", d'une part les sceptiques, d'autre part l'école de
Démocrite. Celle-ci en effet emploie la formule dans l'idée qu'un phéno-
mène n'existe pas plus que son contraire, alors que, pour notre part, nous
signifions ainsi que nous ignorons si les deux phénomènes sont réels ou si
aucun des deux ne l'est. [214] Ainsi, nous différons également sur ce point,
et la distinction devient particulièrement évidente, lorsque Démocrite dit :
En réalité les atomes et le vide. "En réalité", en effet, est le terme qu'il
emploie pour "en vérité". Or, qu'il diffère de nous en soutenant qu'"en
vérité" il y a des atomes et du vide, même s'il part de la contrariété des
phénomènes, il est superflu, je crois, de l'établir. »

Pour Sextus, Démocrite fait donc deux erreurs dogmatiques. Pre-


mièrement, il affirme que les phénomènes sont illusoires, ce que le
sceptique se garde de faire car il les tient pour des guides dans le
domaine pratique, doutant seulement de l'existence d'un objet exté-
rieur qui leur correspondrait2. Notons au passage que Démocrite est
plus proche du sceptique que Sextus veut bien le dire ici, car il ne nie
pas l'utilité des phénomènes. Ceux-ci, pour être illusoires, n'en sont
pas moins organisés. Le domaine de la convention, dont relèvent les
qualités sensibles, n'est pas absurde et nous nous accordons globale-
ment sur les caractères du sucré, de l'amer et des couleurs3. Dans les

1. Voir cependant Luria, Democritea..., Leningrad, 1970, n08 3 et 85.


2. Esquisses pyrrhoniennes, I, 19-20.
3. Voir Théophraste, § 70 : «(...) remarquons toutefois que si le doux et
l'amer ne sont pas produite pour tous par des objets identiques, il n'en est pas
moins vrai que la nature de l'amer et du doux apparaît à tous comme étant la
même. <Démocrite> lui-même semble le confirmer ; car comment se pourrait-
il que ce qui nous paraît amer paraisse doux et astringent à d'autres, si ces
qualités ne possédaient pas une nature définie ? »

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Démocrite. Connaissance et apories 157

recherches causales particulières, l'observation sensible jo


essentiel, comme le montrent plusieurs témoignages1. De
ment, pour Sextus Empiricus, Démocrite affirme l'exi
atomes et du vide et prétend ainsi assurer une vérité au-de
nomène. Au sens strict, Démocrite n'est donc pas sceptique
Sextus, on l'a rappelé, exige du sceptique une attitude g
ne tolérant pas que l'on reste dogmatique sur un point pa
Il n'est toutefois pas interdit, encore une fois, de faire u
moins restrictif de la notion. Le fait même que la position
téenne soit problématique est déjà un signe de la méfianc
déritain à l'égard de nos facultés. Plus encore, un certain n
textes témoignent bien d'une conscience du problème et
ainsi que les hésitations doctrinales ne résultent pas uniqu
caractère lacunaire et hétéroclite de notre documentation. J'en
viens donc à la troisième dimension du scepticisme de Démocrite :
le constat de difficultés inhérentes à la théorie elle-même.

Sextus entend dénoncer chez Démocrite ce qu'il interprète


comme des incohérences quand il conclut l'énumération des expres-
sions sceptiques par cette formule : « Dans ces passages, il rejette à
peu près toute compréhension, même si ce sont les sens seuls qu'il
attaque spécialement. »2 De même, au § 137 du même texte, il note
que «dans les Confirmations, bien qu'il ait promis d'attribuer aux
sens la force de la crédibilité, on ne le voit pas moins les condam-
ner ». Toutefois Galien rapporte un dialogue célèbre entre les sens
et la raison qui témoigne d'une reconnaissance authentiquement
démocritéenne du problème :

«Comment le raisonnement, pour qui il n'y a pas de commencement


possible hors de l'évidence, pourrait-il être digne de foi lorsqu'il s'emporte
insolemment contre elle, alors qu'il y trouve les principes ? Démocrite le
sait, lui aussi, quand il calomnie les phénomènes en disant convention que la
couleur, convention que le sucré, convention que Vanter, en réalité, les atomes
et le vide et qu'il fait dire aux sens contre le raisonnement: misérable rai-
son, alors que tu trouves auprès de nous tes croyances, tu nous rejettes ? Ce
rejet est ta propre chute. »3

1. Ainsi, le rapprochement mutuel des semblables est confirmé par l'ob-


servation des comportements animaux et la constatation de l'arrangement
spontané des galets le long des plages (Sextus Empiricus, Contre les savants,
VII, 116-118 [68 Β 1641).
2. Contre les savants, VII, 137.
3. δς γαρ ούδ' άρξασθαι δύναται της έναργείας χωρίς, πώς αν ούτος πιστός είη,
παρ' ής έλαβε τας αρχάς, κατά ταύτης θρασυνόμενος ; τούτο και Δημόκριτος ειδώς,
οπότε τα φαινόμενα διέβαλε, νόμω χροιή, νόμω γλυκύ, νόμω πικρόν, ειπών, έτεη δ'
άτομα και κενόν, έποίησε τας αισθήσεις λέγουσας προς τήν διάνοιαν ούτως · τάλαινα
φρήν, παρ' ήμέων λαβοΰσα τας πίστεις ήμέας καταβάλλεις ; πτώμα τοι το κατάβλημα

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158 Pierre- Marie Morel

II est assurément tentant


que Galien, étant donné
volontairement et stratég
fait improbable, rappelon
rie atomique de l'évidence
ment cités montrent que
d'un savoir rationnel qui d
sance sensible imparfaite. L
cation positive et affirme
saura trouver dans le tém
peut aussi simplement sig
ter les sens puisqu'elle en
rire de Démocrite est peut
de pessimisme épistémo
Caizzi, dans les deux artic
sens. La théorie des atome
sur des choses qui par esse
pent à notre faculté de
apparaît alors comme un s
de cette constatation qu'
coïncider l'expérience et l
Toutefois, les soupçons qui
uniquement de la versatilit
également par les découver
prolongement épistémolog
vue de cette dernière qu'il
de Démocrite, car, paradox
ses propres développement
possibilité de connaître.
dimension scientifique du
Tout d'abord, nous l'avons vu, l'illimitation du nombre des
atomes et des formes des atomes, ainsi que l'infinité du vide, limi-

te l'expérience médicale, 1259 Schöne; fgt 23 6, 102.8 Deichgräber (op. cit.)


[68 Β 125]). Le relatif de la première proposition renvoie, dans la phrase pré-
cédente, à λόγος, que le contexte incite à traduire par « raisonnement ». Pour
une bonne intelligence du traité De l'expérience médicale, et de ce passage en
particulier, voir désormais la traduction de M. Frede et R. Walzer, Galen,
Three treatises on the nature of science, Indianapolis, 1985.
1. Je ne me place pas ici dun point de vue chronologique, les hypotheses
sur une éventuelle évolution de la philosophie de Démocrite reposant sur des
hases textuelles trop fragiles. Je constate simplement une orientation de la
théorie qui permet d'établir une antecedence logique de la physique par rap-
port à la conception de la connaissance.

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Démocrite. Connaissance et apories 159

tent de fait la connaissance des processus. Si nous inv


témoignage des sens, l'intelligibilité globale de la matière
singulièrement réduite. Lorsque Démocrite avoue qu
sommes dans Faporie pour connaître la réalité de chaq
ou qu'il dit encore : « que maintenant nous ne sachions p
blement ce que la nature de chaque chose est ou n'est
souvent été montré»2, il signifie peut-être que la th
atomes s'impose logiquement ou théoriquement (contr
tion parménidienne des multiples et du mouvement o
l'intention organisatrice qui anime la cosmogonie d'A
comme une explication générale. Dans le détail toutefois,
le domaine, partiellement empirique, de la philosophie na
la structure atomique de tel ou tel composé nous é
toujours.
Pourtant nous savons par plusieurs témoignages que Démo-
crite assigne comme tâche à la recherche des causes de remonter
aux figures atomiques3. Théophraste montre, dans les Causes des
plantes et le De sensibus, que Démocrite entend expliquer les
saveurs et les couleurs par la structure atomique. Plus générale-
ment, la fécondité explicative de la théorie, fécondité soulignée
par Aristote et surtout Simplicius4, se justifie par la possibilité de
définir les propriétés des composés à partir des combinaisons ato-
miques qui les constituent.
Cependant, dans ses investigations étiologiques, Démocrite ne
se contente visiblement pas de «remonter aux atomes», pour
reprendre l'expression de Simplicius. Il cherche également à identi-
fier des causes, avant les causes véritables ou ultimes que sont les
atomes et le vide, parmi les composés eux-mêmes. Le corps, on l'a
vu chez Théophraste, est, par l'intermédiaire de la disposition,
« cause de la représentation »5. La conscience ou pensée (to phro-
nein) est déterminée par l'état global, la densité, la température de
l'agrégat corporel et pas seulement par telle ou telle figure ato-
mique6. L'animation du corps ne trouve elle-même son explication
que dans la respiration, qui assure l'équilibre des atomes sphériques

1. DK 68 Β 8.
2. DK 68 Β 10.
3. Voir Simplicius, Commentaire sur le Traité du ciel d' Aristote, 564, 24
[68 A 120].
4. Pour Aristote, voir notamment, chez Simplicius, Commentaire sur le
Traité du ciel d'Aristote, 294, 33 = Rose 208 [68 A 37]. Pour Simplicius : Com-
mentaire sur la Physique d'Aristote, 28, 15 [68 A 38].
5. De sensibus, § 64 [68 A 135].
6. Up. eu., § 58.

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160 Pierre- Marie Morel

constitutifs de l'âme1. L'ét


sés et identifie des cause
composés, même si elles dé
des mouvements atomique
D'autre part, les compo
propre ni de consistance v
reprises. Il reproche à Dém
ration des corps parce qu
d'unités multiples ne peut
curien Colotès est plus c
Démocrite :

« Les propos de Démocrite "/a couleur est par convention, le sucré est par
convention et un composé (sunkrisis) est par convention comme toutes les
autres choses, mais existent en réalité le vide et les atomes" sont une attaque
contre les sens et quiconque s'en remettrait à ce discours et le mettrait en
pratique ne pourrait pas même se concevoir lui-même comme un homme
ou comme étant en vie. »3

Nous trouvons là une formulation unique du fragment démocri-


téen, car Colotès place les composés sous la catégorie de la conven-
tion, du nomos. Il faut comprendre qu'un composé donné, homme,
pierre, ou plante est toujours une unité conventionnelle, relative à
nous et à notre monde, une unité précaire, et que les autres choses
dont il s'agit ici sont les autres composés, c'est-à-dire tout le reste,
à l'exception des atomes et du vide. Le terme sunkrisis, de l'avis
général, est dû non pas à Démocrite mais à Colotès ou à Plutarque4.
Toutefois, la mention des composés est parfaitement conforme à la

1. Voir Aristote, Traité de l'âme, I, 2, 404 ο 1 [67 A 28] et De la respira-


tion, 4, 471 b 30 [68 A 106].
2. Voir notamment Traité du ciel, III, 4, 303 ο 4 [67 A 15] et, chez bimph-
cius, Commentaire sur le Traité du ciel d Aristote, 294, 33 = Rose 208 [68 A 37].
ο. το γαρ νόμω χροιήν είναι και νόμω γλυκύ και νόμω συγκρισιν και τα αλλά,
έτεη δε το κενόν και τας άτόμους, άντειρημένον φησιν υπό Δημοκρίτου ταϊς αίσθήσεσι,
και τον εμμένοντα τω λόγω τούτω και χρώμενον ούδ' αν αυτόν ώς άνθρωπος έστιν ή
ζη διανοηθήναι (1110 E-F). Ce témoignage n'est pas repris dans les Fragmente
der Vorsokratiker de Diels- Kranz. Je me fonde sur le texte établi par l'édition
De Lacy, Loeb, Cambridge, 1967.
4. Comme le pense D. Furley, Democritus and Epicurus on sensible quali-
ties, dans J. Brunschwig et M. Nussbaum, Passions and perceptions. Studies in
Hellenistic Philosophy of the Mind, Proceedings of the Fifth Symposium,
Cambridge University Press, 1993, p. 77. Quant au sens même de sunkrisis, il
ne fait guère de doute. Si l'expression est de Colotès, sachant que celui-ci est
un épicurien orthodoxe, elle doit avoir le sens qu' Epicure lui-même lui donne-
rait, celui de « composé ». Si elle est de Plutarque, qui serait alors infidèle aux
propos de Colotès, le contexte du traité nous reconduit encore à cette notion
de composé (les lignes qui suivent, 1110 F - 1111 A [68 A 57], rapportent l'ex-
plication démocritéenne de la formation des agrégats).

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Démocrite. Connaissance et apories 161

logique de la physique démocritéenne. Ainsi, lorsque


Laërce commence à la résumer, il débute par ces mots : «
cipes de la totalité des choses sont les atomes et le vide, e
tence de tout le reste est simplement pensée (τα δ'άλλ
νενομισθαι). »* Or ce qui est seulement « pensé » ou conve
misthai, chez Démocrite, c'est, rapporte Sextus, ce q
convention2. Ce ne sont donc pas seulement les qualités s
qui sont « par convention », mais également les caractéris
l'existence des corps qui ne sont pas des atomes3.
Ainsi, lorsque la science prend des composés pour objet
cherche à les expliquer ou qu'elle les tienne pour causes d
phénomènes, elle traite d'objets sans réalité véritable, obj
les déterminations sont relatives à nos usages linguist
notre faculté de connaître. Le relativisme démocritéen ne se limite
donc pas aux phénomènes ou aux qualités sensibles, il concerne
également les objets de science, à l'exception des atomes et du vide.
Toutefois, si le jugement légitime commence là où les sens ne peu-
vent plus rien saisir, c'est-à-dire avec l'infraperceptible, cela signifie
qu'il porte lui aussi, en partie, sur ce qui est par convention étant
donné que les qualités des composés ne sont pas toutes sensibles.
C'est par exemple le cas de l'équilibre fragile qui explique la vie. Le
jugement légitime s'exerce donc sur deux catégories d'objets : les
atomes et le vide, seule réalité véritable, et les propriétés impercep-
tibles des composés.
Peut-être trouvons-nous là une explication de l'espoir apparem-
ment vain que traduit le fragment 118, trouver une seule aitiologia
plutôt que devenir roi des Perses. La recherche des causes part de
faits conventionnels, à la fois dans leur manifestation sensible et
dans leur unité, et doit, pour les expliquer, dénoncer l'illusion qui
consiste à croire en leur existence véritable. Inversement, même si
la vérité est au fond du puits, il faut poursuivre l'investigation étio-
logique. Le jugement légitime n'est pas dupe des apparences et il
s'exerce en dépit de l'irréalité des composés qu'il considère. C'est
donc en un double sens que le scepticisme de Démocrite est « scien-
tifique » : il est le résultat paradoxal de la physiologie des représen-
tations, il est donc scientifiquement justifié, et il constitue l'horizon
dans lequel se développe la philosophie naturelle lorsqu'elle adapte
à notre monde les principes de la théorie des atomes et du vide.

1. IX, 44 [68 A 1].


2. Contre les savants, VII, 135.
3. Voir en ce sens R. B. B. Wardy, op. cit., p. 139-140.

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162 Pierre- Marie Morel

Dans le même ordre d'idées


dore de Chio, élève de Dém
par une profession de foi o
Une part importante des
lyse de la conception dém
caractère inadéquat des
cisme» n'échappe pas à la
têtus : que faire des fragm
ques du corpus abdéritain ?
son devoir-être supposé tr
bon droit être dit « scepti
scepticisme partiel et poly
la mesure où la théorie de
et ontologiquement dans
également où les phénomè
pratique2, et pour l'observ
également nécessaires à la
un scepticisme polymorp
manières : par une forme
quences radicales que Démo
un constat de conflit entre
des objets de science. Les
tuent autant de paires d'
ainsi formuler : 1 / Les ph
phénomènes sont les effet
rel ; 2 / Toute connaissanc
jugement légitime capable
sens n'est pas digne de f
témoignage des sens n'est p
relle étudie des composés
n'ont pas d'unité réelle. Or
mations dépendent étroite
caractérisent, d'une même
aux atomes et au vide.
Il ne fait pas de doute que l'intention dominante ou initiale de
la physique de Démocrite soit épistémologiquement positive et de
type rationaliste. Cependant les difficultés rencontrées par ce

1. DK 70 Β 1.
2. C'est peut-être là une des raisons de 1 intérêt de Pyrrhon pour Dém
crite. Voir J.-P. Dumont, op. cit., p. 216. L'étude des fragments moraux
Démocrite excéderait le propos de cet article, mais elle confirmerait cette af
nité. Voir P. Natorp, Die Ethikas des Demokritos, Marburg, 1893, p. 151 sq.

Revue philosophique, n° 2/1998, p. 145 à p. 163

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Démocrite. Connaissance et apories 163

rationalisme conduisent de fait à une forme de sceptic


s'il n'est pas radical ni même parfaitement cohérent, con
manière inaugurale et rétrospectivement singulière à l'hi
la pensée sceptique. La conception démocritéenne de la
sance ne peut être en fait résumée par une thèse sceptiqu
fois, l'argument selon lequel Démocrite n'est pas scept
qu'il affirme l'existence des atomes et du vide n'est pas r
puisque la façon démocritéenne d'être sceptique réside
ment dans cette affirmation même, en tant qu'elle condu
conséquences aporétiques.
Plus encore que certaines propositions isolées, ce s
points d'articulation entre les propositions qui sont ap
En tout état de cause, la tonalité sceptique des fragm
témoignages démocritéens ne devient intelligible que si l
le paradoxe d'un système qui produit, en tant que sy
propre dissolution.
Pierre-Marie MOREL,
Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3,
F-33405 Talence Cedex.

RÉSUMÉ. - Une des principales difficultés posées par la conception


démocritéenne de la connaissance est de savoir si ses énoncés aporétiques l'em-
portent sur ses énoncés positifs et si l'on peut parler de scepticisme à son pro-
pos. En présentant ces propositions en séries antithétiques, on constate que la
dimension aporétique de la pensée de Démocrite est bien réelle mais qu'elle
s'exprime moins par telle ou telle formule que par les rapports entre ses énon-
cés constitutifs.

Abstract. - One of the main difficulties surging from the Democritean


conception of knowledge is to know whether his aporetic statements go beyond
his positive statements and whether one may define him as sceptical. Showing
such statements in the form of antithetical series, one suddenly realizes that
Democritus' thought is «sceptical» indeed but is less expressed through any
such formula rather than through relationships between its inherent elements of
enunciation.

Revue philosophique, n° 2/1998, p. 145 à p. 163

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