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Directeur de collection
Patrice van Eersel

© Éditions Albin Michel, 2020

ISBN : 978-2-226-45215-3

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Introduction

Un certain sentiment d’urgence

Laurent Aillet 1
Laurent Testot 2

C’est peu dire que l’air du temps est à l’inquiétude. Depuis l’été 2018,
l’avenir s’est assombri. Les scientifiques multiplient les alertes, écrivent noir
sur blanc, dans les meilleures revues peer-reviewed, que le monde se
transformera en désert à la fin du siècle si nous continuons à vivre comme
nous le faisons. Des enfants, partout sur la planète, font grève d’école et
manifestent leur angoisse pour que les adultes prennent conscience du futur
qu’ils leur promettent. Le vivant se désintègre, étouffé par la pollution et
l’extension de nos activités.
Il était urgent d’étudier la probabilité d’un ou des effondrements à venir ou
peut-être en cours. De confronter les points de vue des penseurs et des
praticiens des limites. Voici une enquête menée auprès d’une quarantaine
d’auteurs, que nous avons sélectionnés autour d’une consigne : avoir l’esprit
suffisamment ouvert au réel pour ne pas produire une vision hors-sol, sourde
aux constats, un de ces contes lénifiants qui depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale nous serine que l’avenir sera rose bonbon, dopé par une
croissance infinie. Pensons global ! C’est en tout cas ce que nous avons tenté
de faire dans cette enquête kaléidoscopique décomposée en trois parties, avec
d’abord un état des lieux, puis une revue des dynamiques en cours, pour
terminer par différents points de vue sur les attitudes à envisager, ce que l’on
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pourrait appeler une « pédagogie de la possibilité d’effondrement ».

L’humanité aveuglée ?

Le constat est aussi factuel que violent : face aux alertes des scientifiques
et aux cris d’angoisse des enfants, les décideurs, politiques ou économiques,
ne bronchent pas. Comme s’ils ignoraient le théorème posé par l’économiste
et philosophe Kenneth E. Boulding, selon lequel « celui qui croit qu’une
croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est
soit un fou, soit un économiste ». Or, et c’est là un postulat fondamental, tout
système possède ses limites. Elles le définissent tout autant qu’elles le
constituent et le contiennent. Notre civilisation occidentale moderne est un
système, elle n’échappe pas aux déterminismes physiques.
Le capitalisme, tel que défini par le philosophe Adam Smith dans son livre
La Richesse des nations en 1776, repose sur ce principe de croissance
économique infinie. Cette croissance n’a été rendue possible que par un
« miracle » : la maîtrise des énergies fossiles qui ont stocké sous forme
combustible et immédiatement disponible les calories de millions d’années de
sédimentation du vivant. Nous vivons aujourd’hui dans un confort jamais vu
dans l’histoire, en dilapidant le capital des ressources énergétiques de la
Terre, et seul un flux toujours croissant d’énergie, alimentant toutes nos
activités thermo-industrielles, autorise la croissance massive que nous
connaissons encore à l’échelle de l’humanité. Mais les lois de la
thermodynamique sont têtues, elles nous fixent deux limites prévisibles : en
entrée, un flux nécessaire et toujours croissant d’énergie à tirer du sous-sol ;
en sortie, un flux inéluctable et toujours croissant de déchets.
Pour résumer, la boulimie d’énergie consubstantielle au fonctionnement de
notre système, limité à l’espace clos d’une planète finie, implique
mécaniquement qu’il se recouvre de ses propres excréments, pudiquement
rebaptisés « pollution ». Un peu plus d’espace ou un plus d’énergie fournirait

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juste un plus de délai à l’inéluctable épuisement du système, mais ne
changerait rien aux lois physiques, car celles-ci sont les limites intrinsèques
du système ultime, celui qui contient tout le reste : l’univers.
Mais les limites qui bornent notre civilisation ne s’arrêtent pas là. Par
définition, l’utilisation de l’énergie modifie la matière. Le genre animal
auquel nous appartenons, Homo, a lentement émergé, il y a seulement
quelques millions d’années, d’un environnement auquel il lui a fallu s’adapter
par la bipédie, et d’une matérialité qui a dicté ses possibles évolutions. Cette
« matérialité naturelle » a lentement conféré à l’animal humain un gros
cerveau réflexif, une capacité accrue de transformer la matière en outils et un
langage évolué multipliant les capacités à coopérer. Cette matérialité
naturelle a façonné, physiologiquement ou psychiquement, notre espèce
Homo sapiens. Et de fait, notre civilisation ne fait que convertir cette
matérialité naturelle en une matérialité artificielle. Cette dernière a été
bricolée au fil des temps par les intelligences d’une multitude d’individus. Ils
ont pu être plus ou moins géniaux et visionnaires, mais toujours mus par leurs
émotions, bousculés qu’ils étaient par l’histoire et surtout limités par leur
propre durée de vie. La vraie limite ne serait-elle donc pas à chercher plutôt
au sein de cette intelligence humaine ? Elle qui collectivement et
involontairement régit la transformation du monde, par exemple dans notre
totale incapacité à appréhender la situation dans son ensemble, quelle que soit
l’échelle à laquelle nous modélisons la réalité ? Ou, pour le résumer en une
question : l’humanité sait-elle vraiment ce qu’elle fait ?
Il est facile de répliquer que la Nature, elle aussi, agit en aveugle. Oui,
mais… la Nature, elle, se moque bien d’effacer l’expérience pour
recommencer quasiment à partir de zéro, et les paléontologues nous
apprennent qu’elle l’a déjà fait cinq fois sur cette planète. Ils appellent
« extinctions de masse » des événements qui ont effacé chaque fois entre
75 % et 99 % du vivant de l’époque. De fait, la « Nature » n’est qu’un
concept. Nous l’avons inventée pour tenter de modéliser notre univers proche

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et cadrer conceptuellement ce vivant qui nous fournit la totalité de nos
ressources vitales : l’air que nous respirons, les substances organiques dont
nous nous nourrissons, l’eau purifiée que nous buvons…
L’humanité, elle, est une réalité, notre réalité. Parler sérieusement de notre
futur, c’est donc s’autoriser à questionner les effets de notre civilisation, et
par là le système même qui la régit, n’en déplaise à ceux qui en profitent le
plus et qui ont apparemment le plus à perdre. Mais ils risquent, comme tous
les autres, de tout perdre si nous ne changeons rien.

De la nature des récits du futur

Le lecteur ne trouvera donc pas en ces pages un énième récit du « futur-


qui-doit-advenir », prophétisé à partir de flux inépuisables d’énergie, de flots
infinis de matériaux garantissant à tout humain sur Terre la jouissance d’une
voiture électrique connectée, d’économie circulaire recyclant 100 % des
déchets et bientôt de transfert de consciences, que l’on aimerait depuis bien
longtemps éternelles, dans des disques durs. En l’état de nos connaissances
scientifiques, et pour rassurants qu’ils soient, de tels récits sont des fictions
pures, détachés des contingences.
Nous allons, tout au contraire, essayer de cerner au plus près les futurs
possibles. Car il s’agit de restituer autre chose que les habituelles téléologies,
ces constructions idéologiques décrivant à rebours comme certain un avenir
préconçu. Ces prédictions, fortement encadrées par les hypothèses
sélectionnées par leurs auteurs, sont trop souvent censées nous guider depuis
notre présent jusqu’à cet avenir encore inexistant. Or s’il est une chose que
l’étude des prédictions passées nous prouve, c’est que l’histoire se montre
toujours indocile. En ces pages, coexistent donc des opinions apparemment
irréconciliables, qui toutes ont droit de cité, car elles ont quelque chose à
nous apprendre sur la complexité du futur perçu d’aujourd’hui.
Quelles forces décident de la validité d’un récit ? Quels peuvent être nos
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choix ? Avons-nous prise sur le futur ? Si oui, comment procéder pour faire
les meilleurs choix ? En rassemblant des points de vue depuis le présent, ainsi
que sur quelques devenirs possibles, d’auteurs de diverses origines :
universitaires, experts, journalistes, politiques, militants associatifs ou même
simples citoyens engagés, ce livre ne vous proposera aucune confirmation de
l’avenir… mais il vous éclairera sans nul doute sur l’état de la planète et ses
trajectoires plausibles. Car chacun des contributeurs s’est efforcé d’établir
sans déni ni mensonge un diagnostic aussi lucide que possible ; d’éliminer le
parasitage de la propagande des intérêts particuliers ; de comprendre les
dynamiques en cours sans les confondre avec ses propres craintes ou espoirs ;
et d’en déduire une ligne de conduite la plus compatible possible avec ce qui
fait de nous des êtres humains. Leur travail collectif de réflexion permettra,
nous l’espérons, d’esquisser des pistes d’action réalistes, de nous aider à
progresser le plus en confiance possible vers un futur se dessinant à chacun
de nos pas.
Le résultat obtenu est forcément incomplet. Il peut aussi résonner comme
quelque peu cacophonique. Mais il est ainsi conçu justement pour bousculer
les idées reçues. Pour montrer que bien que certains déterminismes soient très
puissants, il existe encore différentes interprétations du futur. Tous les récits
peuvent et doivent être interrogés, ceux qui sont ici présentés, ainsi que ceux
qui ont été écartés ou oubliés. Les réflexions des auteurs sollicités sont
évidemment bien plus largement explorées dans leurs propres ouvrages,
ouvrant vers d’autres horizons, d’autres auteurs et d’autres réflexions pour
lesquels il manquait la place dans le présent ouvrage, ne fût-ce que d’une
mention. Ce que vous tenez entre les mains est un guide de lecture du
présent, un pavé jeté dans la mare de la réflexion, pas une encyclopédie du
futur, qui, de toute façon, deviendra aussi vite obsolète que l’histoire trouvera
son chemin.

Une réflexion vitale


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Ce qui importe, c’est que la quête entamée en ces pages est devenue
totalement vitale. Car nous voici déjà rendus à l’heure où les injonctions
paradoxales, telle « Il faut choisir entre la fin du mois et la fin du monde »,
fleurissent dans la confusion générale. Ce moment de bascule politique où les
protestations des jeunes d’Extinction Rebellion ou des Gilets jaunes ne
récoltent que des jets de grenades lacrymogènes en guise de réponse. Si les
discours à propos d’un futur encore à venir provoquent déjà en nous autant
d’émotions et de réactions violentes, c’est qu’ils sont enjeux de pouvoir. Car
celui qui a réfléchi au futur qu’il veut raconter, sait imposer aux autres son
récit et contrôle les actions à venir. Défier les mythes dominants au motif
qu’ils sont incompatibles avec les limites physiques propres à garantir, sinon
le confort, du moins la survie des générations futures, est un acte risqué, qui
engage le politique dans ce qu’il a de plus vital.
Comment se fait-il qu’une minorité puisse proclamer avec conviction que
le futur de l’humanité se fera dans le transhumanisme, une transcendance
technologique post-humaine plus ou moins partagée par tous, et que dans le
même temps une autre minorité nous annonce une fin sombre et nébuleuse à
plus ou moins brève échéance, tandis que l’immense majorité aspire tout
simplement au confortable statu quo d’un scénario business as usual
(« comme d’habitude ») de marketing prospectif ? Cet ouvrage se place dans
l’ombre grandissante des limites planétaires. Il souscrit majoritairement, mais
pas seulement, au choix de démonter le récit dominant, selon lequel tout
devrait aller pour le plus grand avantage de tous dans le meilleur des mondes,
et que, si des inconvénients perdurent, des solutions n’attendent qu’à être
mises en œuvre par des élites dites éclairées. Si l’on prend au sérieux les
avertissements quasi unanimes des scientifiques qui prennent le pouls de
notre planète, au moins de ceux qui observent le climat et la biodiversité, il
semble bien que le champ des possibles se réduise.
Il est symptomatique aussi de devoir souligner que, pour traiter cet
ensemble large de réflexions, fondées sur des constats scientifiques et

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interdisciplinaires, les médias se soient rués sur l’étiquette de
« collapsologie ». Ce terme, inventé très récemment par l’ingénieur agronome
et essayiste Pablo Servigne et ses coauteurs Gauthier Chapelle et Raphaël
Stevens, a connu un succès inattendu. Il a accompagné la diffusion croissante
des théories de l’effondrement ; mais, en cette ère de commentateurs de plus
en plus contraints dans la longueur de leurs explications (maximum 280
caractères sur Twitter), il a été souvent dévoyé de son sens original, qui
appelait à une enquête scientifique multidisciplinaire sur ces phénomènes,
pour devenir parfois la cible d’un déni médiatique. L’étiquette de
collapsologue a fait florès avec une rapidité que ses créateurs n’avaient pas
prévue, et l’on peut regretter que son détournement ait pu permettre de
disqualifier un propos venant perturber nos conceptions rassurantes d’un
futur associé au progrès. Le succès des collapsologues dérange d’autant plus
que leurs positions rencontrent une audience croissante dans la population,
tout particulièrement chez les jeunes, ceux à qui le futur était justement censé
appartenir. Précisons bien qu’aucun des auteurs rassemblés en ces pages – y
compris lesdits collapsologues eux-mêmes – ne postule pour autant
l’inéluctabilité d’un effondrement, loin de là. Toute la réflexion que l’on peut
qualifier plus largement d’« effondriste » recouvre des pensées qui, si elles ne
font pas de l’effondrement de la civilisation une certitude, s’attachent à en
explorer la probabilité. Cette probabilité restera élevée tant que nous
persisterons sur les trajectoires décrites dans ce livre, tissées de
réchauffement climatique, d’érosion des biotopes et d’aveuglement collectif
sur les pénuries prochaines.
De plus en plus d’individus se sentent interpellés et prennent en
considération ces avertissements dans leurs choix quotidiens. L’accumulation
de mauvaises nouvelles rend de plus en plus difficile le déni du réel. Les
vieilles mythologies du futur peinent à enchanter encore, et le risque grandit
qu’un sentiment d’impuissance ne plonge ces individus dans la dépression ou
la colère. Il devient donc très important pour chacun de bien identifier les

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phénomènes de toute nature qui agitent notre société, pour pouvoir se
positionner en toute conscience par rapport aux injonctions souvent mal
informées, parfois manipulatoires si ce n’est mensongères, de ceux qui
souhaitent notre assentiment à leurs projets. Si nous ne voulons pas que notre
avenir soit dessiné par des forces ignorant nos existences, il faudra bien que
d’une façon ou d’une autre nous puissions construire et partager une vision
commune. Ne serait-ce que pour avoir quelque chose de sensé à répondre à
nos enfants quand ceux-ci s’éveillent à l’angoisse d’être privés d’avenir.
e
L’histoire d’une façon générale, tout particulièrement celle du XX siècle,
nous enseigne que lorsque les sociétés refusent de voir le fossé qui se creuse
entre leurs aspirations existentielles et la réalité, la porte du futur s’ouvre
béante sur les pires horreurs. Nous espérons évidemment que les décideurs
auront la chance et le courage de lire ce livre jusqu’au bout, mais surtout que
les lecteurs de cet ouvrage se sentiront mieux armés pour envisager l’avenir
et… ne plus s’en laisser conter !

Notes
1. Ingénieur risques, cofondateur de l’association Adrastia. (Les biographies complètes des
contributeurs se trouvent en pages 321 sqq.)
2. Journaliste scientifique, spécialiste en histoire globale.

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PREMIÈRE PARTIE

ÉTAT DES LIEUX

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1

Système Terre : ce que l’on sait,


ce que l’on craint

Entretien avec Dominique Bourg 1

« Le défi est de s’éloigner le moins possible de la barre des 2 °C et


d’éviter ainsi la dérive vers une planète chaude, à savoir une Terre
avec une température d’au moins 3 °C supplémentaires. »

LAURENT AILLET ET LAURENT TESTOT : Depuis l’été 2018, le monde semble se


diviser en deux camps : les uns parlent d’effondrement de la civilisation et
défilent dans les rues ; les autres affirment que tout va bien, que la croissance
va revenir. Où en sommes-nous en réalité ?
DOMINIQUE BOURG : Nous vivons une période charnière. Les problèmes
globaux deviennent concrets, les alertes de la communauté scientifique
croisent les ressentis. Pendant des décennies, les scientifiques ont alerté sans
convaincre sur la hausse des températures mondiales ou l’effondrement du
vivant, y compris avec des alertes collectives et solennelles (1) 2. Mais quand
vous crevez de chaud en banlieue parisienne (43 °C) ou dans un petit village
de l’Hérault (46 °C), et qu’en même temps vous apprenez qu’il y a des
incendies gigantesques aux limites du cercle arctique aussi bien qu’en
Amazonie, que la température dépasse 50 °C en Inde, alors les rapports du
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GIEC 3 commencent à vous parler. Aujourd’hui, les mobilisations autour des
marches pour le climat et les pétitions comme « L’affaire du siècle » fédèrent
de plus en plus de participants.
Le récent rapport du GIEC (2) marque également un tournant. Évoquant les
différences, en termes de conséquences, entre une élévation de la température
moyenne à 1,5 °C (dès 2030), et une à 2 °C, il attire l’attention du public sur
les conséquences très prochaines du changement climatique. Car nous
atteindrons les 2 °C dès 2040 ! C’est d’ores et déjà dans les tuyaux si l’on se
fie à la refonte par l’IPSL 4 de son modèle climatique global.
Tout se passe comme si nous avions atteint le moment à partir duquel les
courbes s’envolent. Nous ne pouvons plus espérer éviter de grandes
dégradations du système Terre. Elles sont déjà en cours et elles sont
e
irréversibles. Par rapport à la fin du XIX siècle, la température moyenne
mondiale s’est élevée de 1,1 °C, et les cinq dernières années sont les plus
chaudes jamais enregistrées. Les événements extrêmes liés au dérèglement
climatique – vagues de chaleur et sécheresses, inondations et incendies,
tempêtes et cyclones – voient leurs effets augmenter de façon exponentielle :
leur coût moyen aux États-Unis est passé de 3 milliards de dollars dans les
années 1980 à près de 200 milliards de dollars en 2017, record imputable
notamment aux infrastructures endommagées par l’ouragan Harvey.

L.A. ET L.T. :Il semble donc que nous soyons désormais entrés dans une
phase d’accélération du réchauffement climatique. Qu’en est-il de la
biodiversité ?
D.B. : Le degré d’accélération des dégradations est analogue. Une étude,
pourtant conduite dans une région protégée d’Allemagne, a établi que plus de
75 % des insectes volants avaient disparu en vingt-sept ans (3). Ce n’est pas
mieux à l’échelle mondiale pour toutes les catégories d’insectes. Ce sont
41 % des espèces qui connaissent chaque année un déclin de 2,5 % de leurs
populations ; et ces 41 % s’enrichissent de 1 % supplémentaire chaque
année (4). C’est un constat que chacun de nous peut dresser avec le peu
d’impacts d’insectes qui maculent désormais les pare-brise. Les espèces

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ordinaires, tels les oiseaux, qui ont besoin d’insectes pour se nourrir, voient
en cascade leurs effectifs diminuer (5). Les premiers rapports de l’IPBES,
Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services
écosystémiques, ont plus que confirmé ces diagnostics alarmants (6).

L.A. ET L.T. : Quels sont les problèmes soulevés par cet effondrement de la
biodiversité ?
D.B. : Si le vivant s’effondre autour de nous, et si nous sommes nous-
mêmes des animaux, il n’est pas idiot de s’interroger sur notre avenir. Par
ailleurs, même si l’agriculture conventionnelle cherche à s’abstraire de la vie
des sols, elle n’en reste pas moins dépendante des sols, et donc du vivant qui
les produit, et qui produit aussi une foule d’autres services écosystémiques.
Ce à quoi s’ajoute que pour produire une calorie alimentaire, nous dépensons
aujourd’hui, avec cette même agriculture, 10 calories d’énergie fossile. Avec
l’agriculture d’autrefois, qui s’appuyait sur le vivant, il suffisait d’investir une
calorie pour en récolter 10. Or, tôt ou tard, et probablement plutôt tôt que
tard, nos capacités d’extraction pétrolière finiront elles-mêmes par
s’effondrer…
Nous consommons en effet 100 millions de barils de pétrole par jour, dont
25 millions de barils non conventionnels (huiles de schiste, gaz de schiste
liquéfié, huile lourde du Venezuela, sables bitumineux de l’Alberta, pétrole
de l’Arctique, etc.). Nous avons atteint un pic de production en 2006 pour le
pétrole conventionnel, ce qui signifie que son coût d’exploitation augmente,
que nous sommes entrés dans une baisse de productivité énergétique que
nous soulageons par du non-conventionnel. Or la production des États-Unis
stagne à 12 millions de barils par jour. Et il est très improbable que les
pénuries à venir soient palliées par des énergies renouvelables : aujourd’hui,
fabriquer une éolienne n’est possible qu’avec du pétrole, et incidemment des
terres rares. Sans pétrole, notre capacité à produire des sources d’énergie non
carbonée diminuera très sensiblement.
Nous sommes d’un côté au début de l’affaissement global du vivant. De
l’autre, en franchissant la barre des 2 °C dans les décennies qui viennent,
nous allons entrer dans un système où l’ensemble du vivant va voir ses
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capacités d’adaptation dépassées. Depuis près de 3 millions d’années, la
température moyenne sur Terre n’a jamais excédé de plus de 2 °C la
température que nous connaissions avant l’ère industrielle. Nous mettons
ainsi en danger notre propre existence.

Que peut-on dire des stocks de matières premières ?


L.A. ET L.T. :
D.B. : Si nous nous tournons vers les ressources indispensables à nos
activités économiques, comme le sable des rivières ou des côtes, l’eau, les
ressources halieutiques et les métaux, etc., le constat est tout aussi sévère. La
soif de métaux est telle que nous devrions arracher aux sous-sols d’ici à 2050
plus de métaux que tous ceux extraits depuis les débuts de la civilisation (7), et
cela à un coût environnemental et énergétique d’extraction croissant.
Nous sommes entrés dans l’Anthropocène et l’habitabilité de la Terre ne
cessera de se dégrader au cours du siècle à venir. L’enjeu majeur est
désormais d’éviter une planète avec une élévation de la température
largement supérieure à 2 °C, ce qui réduirait drastiquement l’habitabilité du
monde, ne ménageant des conditions de vie qu’à une population humaine
extrêmement réduite au regard de l’actuelle démographie humaine.

L.A. ET L.T. :Dans son rapport, le GIEC avance pourtant qu’il est encore
possible de rester autour de la barre des 2 °C d’augmentation…
D.B. : Le récent rapport du GIEC ne rassurera que ceux qui veulent bien
l’être. Rester sous la barre des 2 °C n’est possible qu’avec des émissions
négatives, en pompant de façon massive et rapidement le dioxyde de carbone
de l’atmosphère. Ce que nous ne savons pas faire et entraînerait un grave
problème d’usage des sols, sans compter une destruction massive de la
biodiversité. Cela exigerait en effet des plantations massives sous forme de
monocultures forestières, avec des essences à croissance rapide : des forêts
extrêmement vulnérables au feu, qui sont aussi catastrophiques pour la
biodiversité qu’elles sont peu résilientes aux vagues de chaleur et aux
sécheresses.
Et pour ne pas exploser les 2 °C, il conviendrait de réduire durant les dix
prochaines années grosso modo de moitié les émissions mondiales de gaz à
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effet de serre. Comment faire alors que s’affirment, partout dans le monde et
avec le soutien des populations, des populistes qui revendiquent une
indifférence totale à ce sujet ?
Le défi authentique est plutôt de s’éloigner le moins possible de la barre
des 2 °C et d’éviter ainsi la dérive vers 3 °C supplémentaires ou plus. On a
modélisé ce qui se passerait si la température devait atteindre en moyenne
planétaire une augmentation de 3,7 °C (8) : la ceinture tropicale pourrait
devenir largement inhabitable pour des raisons de chaleur et d’humidité
cumulées, saturant les capacités de transpiration du corps humain.

L.A. ET L.T. : Le climat ne constitue que l’une des limites planétaires. Le


réchauffement n’est-il pas susceptible de combiner ses effets avec les
dépassements d’autres seuils ?
D.B. : Ce sont en premier lieu les flux de matières et d’énergie, résultant de
nos activités économiques, qui bousculent le système Terre. Ils sont fonction
des niveaux de vie et de consommation des individus : 10 % de la population
mondiale émettent 50 % des émissions de CO2, et vice versa, 50 %
n’émettent que 10 %. Pour le maintien des infrastructures assurant son
confort, un Nord-Américain suscite en moyenne des flux de matières de 25
tonnes/an/personne, un Français de 15 et un Africain de 3 à 5 tonnes (9). En
second lieu, chaque nouvel être humain exige une surface au sol minimale
qui réduit d’autant l’espace nécessaire à la vie sauvage. Pour respecter les
limites planétaires (10), ce sont donc ces flux qu’il conviendrait de réduire.

Pouvez-vous rappeler ce que sont ces limites planétaires ?


L.A. ET L.T. :
D.B. : Ces limites définissent une série de seuils physiques dans le
fonctionnement global du système Terre. Ce sont des seuils que nous
n’aurions pas dû franchir, ou qu’il conviendrait de ne pas franchir, pour
préserver les conditions favorables à l’épanouissement de l’humanité et des
autres espèces.
Les limites planétaires concernent neuf domaines : 1) le changement
climatique, 2) l’intégrité du vivant avec deux entrées distinctes, 3) les

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perturbations globales du cycle de l’azote et du phosphore liées à nos
activités agricoles, 4) l’usage des sols, 5) l’acidification des océans, 6) la
déplétion de l’ozone stratosphérique, 7) les aérosols atmosphériques, 8)
l’usage de l’eau douce et 9) la pollution chimique par l’introduction de
nouvelles entités inconnues du vivant.

L.A. ET L.T. :Il semble impensable que pour ne pas franchir ces limites, nous
puissions réduire drastiquement et d’urgence les flux résultant de nos
activités économiques. Nos sociétés vivent sur le postulat qu’un PIB en
croissance pourrait être conservé tout en augmentant l’efficience des flux de
matières et d’énergie. C’est même tout l’enjeu du développement durable, la
solution consensuelle défendue par nos élites politiques et économiques.
D.B. : Le développement durable implique de rester sur le même référentiel,
une économie de marché capitaliste très peu régulée, postulant qu’une espèce
de jeu naturel va amener l’économie à réguler son impact sur
l’environnement.
La première illusion est de penser qu’il peut y avoir une harmonie
spontanée entre l’économique, le social et l’écologique. La logique
économique, c’est de détruire des ressources pour créer de la valeur. Sans
régulation, elle augmente par ailleurs les inégalités en concentrant les flux de
richesses vers le haut.
Deuxièmement, le pari du découplage, la possibilité de faire plus avec
moins, mène à une impasse ! Des gains sont possibles, mais ils ne peuvent
pas être infinis. Dans les faits, depuis le début des années 2000, les flux de
matières sont très nettement repartis à la hausse dans le monde. Même la
consommation d’acier augmente dans un pays comme l’Angleterre, pourtant
saturé d’infrastructures.
Bref, on n’a jamais constaté le moindre découplage absolu, mais pire,
depuis quinze ans, c’est un surcouplage avec de plus en plus de flux de
matières par point de PIB que l’on constate.
Pour les deux objectifs du développement durable théorisés dans le rapport
Brundtland 5 en 1987, c’est une catastrophe : pour l’environnement global, on
a un climat en charpie et un vivant qui s’effondre plus vite que dans les pires
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des prévisions et, pour les inégalités, elles continuent de s’aggraver, générant
des replis identitaires et populistes.

L.A. ET L.T. : Peut-on encore « sauver la Terre », pour reprendre une formule
à la mode ?
D.B. : Il n’est d’autre solution que de faire redescendre d’urgence tous ces
flux, faute de quoi la planète deviendra inhospitalière et, à terme, inhabitable.
C’est précisément pourquoi le référentiel des limites planétaires doit
s’imposer, avec d’ailleurs celui de l’empreinte écologique.
Nos grands problèmes se situent à l’échelle globale. C’est le climat de la
planète, même si les effets locaux peuvent fortement varier, qui est désormais
en cause. De même, le vivant est un phénomène planétaire. Les limites
renvoient quant à elles à des stocks qui ont été modifiés par des flux très
élevés. Elles permettent d’identifier des niveaux de stock auxquels il
conviendrait de revenir sur un temps très long, mais surtout des hauteurs de
flux à ne plus dépasser afin de stopper la machine à détruire, puis de revenir
progressivement vers des zones moins dangereuses. Ces calculs autorisent à
fixer ces hauteurs de flux au prorata des nations et de leurs populations. Une
équipe de recherche de l’université de Genève s’est ainsi appliquée à traduire
les limites planétaires en termes d’objectifs de politiques publiques (11). Mieux
encore, une autre étude a mesuré les performances d’une centaine de pays
avec un référentiel fusionnant les limites planétaires et l’empreinte
écologique (12).
Ajoutons une précision fondamentale. Le franchissement du seuil
climatique, ou celui de l’accélération du rythme d’érosion des espèces,
suffirait à lui seul à nous faire basculer dans un état différent du système
Terre tel que nous le connaissons. L’urgence est absolue : ces deux
basculements sont déjà en cours.

Bibliographie
• BOURG Dominique, SALERNO Gabriel, Les Scénarios de la durabilité,
Londres, Bookboon, juillet 2018, https://bookboon.com/fr/les-scenarios-de-
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la-durabilite-ebook.
• IPBES, « Summary for policymakers of the global assessment report on
biodiversity and ecosystem services », 6 mai 2019,
https://www.ipbes.net/global-assessment-report-biodiversity-ecosystem-
services.
• GIEC, « Rapport spécial sur les effets d’un réchauffement climatique de
1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels. Résumé à l’intention des
décideurs » (en anglais), 6 octobre 2018,
https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2018/07/SR15_SPM_version_stand_alone_
(révision de janvier 2019), traduction citoyenne en français :
https://fr.wikisource.org/wiki/Rapport_du_GIEC_:_Réchauffement_climatique_de_1,5 %C
mars 2019.
• NEUKOM Raphael et al., « No evidence for globally coherent warm and
cold periods over the preindustrial Common Era », Nature, vol. 571,
24 juillet 2019, pp. 550-554, doi.org/10.1038/s41586-019-1401-2.
• PAGES 2k Consortium, « Consistent multidecadal variability in global
temperature reconstructions and simulations over the Common Era », Nature
Geoscience, vol. 12, 24 juillet 2019, pp. 643-649, doi.org/10.1038/s41561-
019-0400-0.

Notes
1. Philosophe, professeur à l’université de Lausanne.
2. Les notes numérotées sont regroupées en fin d’ouvrage, pages 333 sqq.
3. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, créé en 1988 et regroupant
actuellement 195 États.
4. Institut Pierre-Simon-Laplace, qui regroupe des laboratoires de recherche en sciences de
l’environnement.
5. Officiellement intitulé Notre avenir à tous (Our Common Future), rédigé en 1987 par la
Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU, présidée par la
Norvégienne Gro Harlem Brundtland, ce rapport a servi de base au Sommet de la Terre de 1992, à Rio,
où fut inaugurée l’expression « développement durable ».

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2

Énergies fossiles : l’amour à mort ?

Matthieu Auzanneau 1

« Les élites sont évidemment les mieux armées pour interpréter


l’évolution des règles du jeu. »

Fin de partie. L’issue était sans doute jouée dès 2001, lorsque la Chine fut
autorisée à rejoindre l’Organisation mondiale du commerce sans devoir
renoncer au charbon pour alimenter sa croissance économique explosive.
L’inconséquence des principales puissances mondiales, pressées d’encaisser
les profits du développement industriel à bas prix de la Chine, a sans doute
scellé le sort de l’équilibre climatique quatre ans seulement après la signature
du protocole de Kyoto en 1997, premier accord bancal de lutte contre les
émissions de gaz à effet de serre dont les États-Unis choisirent d’emblée de
se tenir à l’écart (à l’unanimité de leur parlement, mais en dépit de l’opinion
d’une majorité d’Américains).

Une crise inexorable

Cette inconséquence, dont les implications ne cessent de se ramifier, voue


également l’humanité à une seconde crise inexorable, identique à celle du
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climat par ses causes autant que par ses remèdes aujourd’hui improbables : le
prochain tarissement progressif du carburant principal de la croissance
économique, le pétrole. Jamais autour du globe aussi peu d’or noir n’a été
découvert qu’au cours de la dernière décennie, malgré les centaines de
milliards de dollars déversés chaque année dans la recherche et le
développement de sources intactes de brut « conventionnel ». Quant aux
nouveaux pétroles « non conventionnels », notamment le pétrole de schiste
extrait aux États-Unis grâce à la fracturation hydraulique, l’Agence
internationale de l’énergie estime dans son rapport annuel de 2018 qu’ils ne
suffiront probablement pas à empêcher un « resserrement de l’offre »
mondiale de carburants liquides d’ici à 2025…
Cette double contrainte exercée par l’emprise des énergies fossiles a, parmi
les grandes tragédies de l’histoire, pour caractère inédit de ne rien devoir au
mystère. Ses signes se mesurent selon des grandeurs physiques objectives,
celles des ressources fossiles carbonées – pétrole, charbon, gaz naturel – qui
fournissent toujours les quatre cinquièmes de l’énergie qu’absorbe la société.
La disponibilité et les limites de ces ressources déterminent au premier ordre
le destin des grandes puissances, qui se trouvent être aussi les plus avides
consommatrices d’énergie, aussi sûrement qu’un watt égale un joule par
seconde.
Si un mystère subsiste – mystère classique des passions humaines –, il
n’est que secondaire dans les ressorts de la tragédie nouée par un siècle et
demi d’une industrialisation désormais totale, et à l’intérieur de laquelle
l’horizon bourgeois a fini par replier sur lui-même toute l’expérience
humaine. Ces passions sont triviales : désir immémorial de satiété et hébétude
bêlante figent au milieu des récifs une humanité arraisonnée par la force
incomparable que lui donnent les énergies fossiles.
À chaque saison qui passe, les signes du changement climatique
deviennent plus évidents. Et notre ascension des contreforts du « pic
pétrolier » (le point futur à partir duquel la production mondiale de pétrole

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amorcera son déclin) devient manifeste lorsque l’on s’attarde à considérer par
exemple les vrais motifs probables de la guerre qui a inauguré ce siècle, en
Irak en 2003. Donald Trump dit être le champion de la « domination
énergétique » des États-Unis : qui ne voit dans son élection qu’un pataquès
malheureux ignore la longue tragédie vaguement dissimulée derrière la
nouvelle farce sinistre venue d’Amérique.

Au service de la pensée magique

Sans surprise, nos institutions plus ou moins démocratiques ou élitaires


sont incapables de faire face. La folie de Donald Trump déchirant l’accord de
Paris sur le climat a la vertu de la cohérence, face à celle de dirigeants
européens qui se posent en champions du climat, mais ignorent promesses de
campagne et engagements devant la communauté internationale, pour
désosser avec constance tout ce qui pourrait commencer à ressembler à un
plan d’action cohérent.
Si seulement il ne s’agissait que de malice et d’avidité ! Pire encore peut-
être, l’ineptie s’est insinuée au cœur des structures de décision publique, à
mesure que l’on a donné à celles-ci pour dessein de faire prendre des vessies
pour des lanternes : d’oblitérer d’évidentes impasses au nom d’injonctions
contradictoires emplumées de marketing politique, au service d’une
complaisante pensée magique qui souille l’héritage cartésien. À la croisée des
chemins, l’humanité technique fait mine d’ignorer par exemple qu’à défaut
d’impossibles infrastructures gigantesques de stockage (myriades de
« fermes » de batteries et, plus vraisemblablement, de barrages artificiels), ou
sans de massives ressources en « biogaz » réclamant de multiples évolutions
radicales, développer les énergies renouvelables intermittentes revient en
pratique – par exemple aujourd’hui en Allemagne – à favoriser le recours aux
centrales au gaz naturel et au charbon, lorsque vent et soleil font défaut. Ou
encore : on s’étonne des tricheries des fabricants d’automobiles,
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naturellement incapables de produire des véhicules à la fois plus puissants et
sophistiqués et moins polluants. Etc.
Le déni est la racine de notre impotence. Et l’on peut se demander si notre
espèce n’est pas décidément damnée, quand le nouveau président du Brésil
licencie le directeur de l’institut chargé de publier les chiffres sur la
déforestation, ou quand le Niger déclasse l’une des plus vastes réserves
naturelles d’Afrique pour permettre à la Chine d’y forer, dans l’espoir de
combler un peu la soif de brut.

Une décadence bouillonnante

Sommes-nous pour autant destinés à un « effondrement » inéluctable, dont


certains spéculent qu’il puisse préfigurer le triomphe final de l’écologie
politique ? Une décadence bouillonnante me paraît plus vraisemblable.
Notons d’abord que certaines sociétés périphériques s’effondrent déjà plus ou
moins brutalement sans dévier d’un iota la course globale du système, alors
même que l’on discerne souvent à l’origine de leur impasse des tempêtes
écologiques parfaites (en Syrie au cours des années 2000 : déclin de la
production pétrolière, première source de dollars, suivie d’une sécheresse
centennale conforme aux effets anticipés du réchauffement). Mais surtout, de
puissantes sociétés confrontées depuis longtemps à certaines limites strictes à
leur croissance s’embourbent dans des limbes à ciel ouvert, tout en faisant
pousser des pointes sublimes de post-modernité. Forbach n’empêche pas La
Défense, ni inversement, pas plus que Bangalore n’empêche le Bihar, ni
Detroit la Silicon Valley. Le système s’organise en de vastes mouvements
convectifs, comme ceux de l’eau bouillant dans la casserole 2. La puissance et
la violence de ces mouvements dépendent juste de l’intensité du flux
d’énergie qui les fait naître et les nourrit.
Maintenant, avec le pic pétrolier, une limite absolue se profile,
certainement capable d’enclencher un collapsus général (que d’aucuns
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imaginent rédempteur) en appuyant sur la carotide de l’humanité tout entière.
Un historien russo-américain, Peter Turchin, a mis en exergue l’existence de
cycles historiques de croissance et d’effondrement liés à la capacité – puis à
l’incapacité – des ressources naturelles à perpétuer le régime de
développement de sociétés préindustrielles. On y voit la population et les
revenus de la plèbe passer par un maximum, engendrant une rente plus
abondante que jamais, pour laquelle une élite proliférante finit par s’entre-
dévorer : effondrement, ouverture d’un nouveau cycle historique.
L’histoire est-elle promise à se répéter ? J’ai pour ma part l’intuition que
les solidarités cryptiques qui au sommet se devinent entre un Trump, un
Poutine et la maison des Saoud, confirment l’avènement d’une ère où, au lieu
de s’affronter pour le contrôle de territoires, les élites globales peuvent se
retrouver dans un Elysium annulaire climatisé, afin d’y rechercher leurs
intérêts convergents dans la maîtrise des infrastructures transnationales.
Quitte, le temps d’y parvenir, à gérer bien des formes d’affrontements par
procuration. Rien n’empêche une telle mafia suprême de persister au sommet
d’une dystopie steampunk, dans un monde chauffé à blanc. Les élites sont
évidemment les mieux armées pour interpréter l’évolution des règles du jeu.
Malthus enseignait à l’école de l’East Indian Company, et Darwin voyageait
sur un navire de la Royal Navy.

Plaidoyer pour une sobriété systémique

Quelles que soient les modalités futures d’exercice de la volonté


universelle de puissance, elles promettent d’être incapables de perpétuer le
régime d’abondance inouïe dont, malgré ses misères et ses effarements, notre
génération continue de jouir. Il y aura encore du pétrole et d’autres ressources
vitales à la fin de ce siècle. Mais à coup sûr, il n’y en aura pas pour tout le
monde.
« Si chacun fait un petit quelque chose… il ne se passera rien », aime à
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plaisanter un ami physicien. Le problème à résoudre n’est pas d’abord
collectif et moral, il est systémique et pratique. Par conséquent, seule la
rationalité (et la rationalité à elle seule) est capable de nous sauver.
Moyennant un sursaut de clairvoyance, d’audace et de consistance, elle
propose toutes sortes d’heureux dénouements, dont la clef est la recherche
d’une sobriété optimale des systèmes techniques dans lesquels notre destin
s’est enchâssé. Une société sobre est une société économe : riche, robuste,
agile, plus sûre, plus saine et potentiellement plus juste.
La crise de 2008 peut à mon sens être interprétée comme la première crise
globale des limites physiques à la croissance. Cette crise de l’argent-dette a
été résolue en accumulant davantage de dettes. Cassandre technocrate,
Marion King Hubbert, inventeur du concept de pic pétrolier mondial,
l’homme qui sut prédire un long déclin de la production américaine d’or noir
amorcé en 1970 (crise écologique responsable d’une avalanche continue de
conséquences politiques mortelles), écrivit un jour : « La civilisation
industrielle actuelle est handicapée par la coexistence de deux systèmes
intellectuels universels, enchevêtrés et incompatibles : la connaissance
accumulée depuis quatre siècles des propriétés et des interactions de la
matière et de l’énergie ; et la culture monétaire qui lui est associée, qui a
évolué sur la base de coutumes préhistoriques. »
Indice de la régression de l’humanité technique, ou plutôt de sa fuite le
long de la pente de plus faible résistance, le New York Times qualifie
aujourd’hui la politique de la banque centrale américaine d’« Ouroboros », du
nom du vieux symbole égyptien du serpent qui dévore sa propre queue.

Le caractère objectivable de la tragédie de notre addiction aux énergies


fossiles est notre meilleure chance d’y échapper. Pour notre sauvegarde et
celle de la Nature, l’écologie cherche souvent à mordre l’infâme technocrate
à l’aide de grosses dents creuses… Si l’écologie a un avenir politique, c’est
en s’exprimant non pas contre, mais au nom de la technique : au nom du seul

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médiateur entre nous et la Nature. Un médiateur intransigeant. C’est à cette
condition que la tragédie mutera en simple crise d’adolescence.

Bibliographie
• Agence internationale de l’énergie, World Energy Outlook 2018, Paris,
2018.
• TAINTER Joseph, PATZEK Tadeusz, Drilling Down : The Gulf Oil
Debacle and Our Energy Dilemma, New York, Springer, 2011.
• TURCHIN Peter, NEFEDOV Sergey, Secular Cycles, Princeton,
Princeton University Press, 2009.
• RODDIER François, De la thermodynamique à l’économie, le tourbillon
de la vie, Artignosc-sur-Verdon, Parole éditions, 2018.
• CLARK Christopher, Les Somnambules, Paris, Flammarion, 2015.
• AUZANNEAU Matthieu, Or Noir. La grande histoire du pétrole, Paris,
La Découverte, 2015.

Notes
1. Directeur du Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique.
2. NDLR : Ce que le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine appelait des « structures dissipatives » :
loin des équilibres, un ordre spontané jaillit du chaos… mais rien ne dit que l’ordre qui vient intègre
l’humain.

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3

Panne : la terreur du manque

François Jarrige 1

« Les pannes révèlent surtout la fragilité croissante de nos modes de


vie consuméristes. »

La question des pannes d’énergie occupe une place privilégiée parmi les
risques systémiques contemporains. Elles représentent une menace croissante
à mesure qu’augmentent la complexité des équipements techniques et nos
dépendances à l’égard des combustibles fossiles comme des grands réseaux
d’approvisionnement énergétique. Les rapports publiés chaque année par
l’Agence internationale de l’énergie attestent de l’ampleur de ces
dépendances et des impasses qu’elles suscitent. Malgré la multiplication des
politiques publiques incitant aux économies, la consommation mondiale
d’énergie primaire a en effet été multipliée par 2,5 environ (de 5 523 Mtep 2 à
13 761 Mtep par an) depuis les années 1970. Les économies comme les
modes de vie individuels – en dépit de très fortes inégalités selon les
populations et les territoires – sont devenus dépendants
d’approvisionnements en combustibles ou en électricité pour une grande
diversité de besoins, qu’il s’agisse du transport ou du chauffage ou,
désormais, de la production d’électricité pour alimenter le monde numérique
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en expansion. En Amérique latine, le manque d’entretien et d’investissement
des infrastructures conduit ainsi régulièrement à de gigantesques pannes
d’électricité aux effets parfois dramatiques. Le 16 juin 2019, une immense
panne liée à des problèmes d’interconnexion du réseau électrique a privé de
courant pendant 24 heures 50 millions de personnes en Argentine et au
Paraguay.

Pannes et pénuries

La panne peut être définie comme l’arrêt accidentel de fonctionnement


d’un système technique. Mais cette définition tout comme le spectre de la
panne constituent des caractéristiques récentes des sociétés industrielles.
e
Avant le XX siècle, le mot panne était peu utilisé et recouvrait des
significations tout autres : dans les métiers du bâtiment, il désignait la partie
du marteau opposé à la tête ou la partie plate d’un piolet. Si les cultures
matérielles préindustrielles étaient frustes et étroitement dépendantes des
ressources locales de la biomasse, elles étaient aussi souvent très robustes : la
complexité des agencements techniques était réduite, la fabrication et la
réparation se faisaient sur place au moyen de pièces et de matériaux
facilement remplaçables, limitant ainsi les risques d’interruption de
l’approvisionnement en énergie.
e
Mais avec l’industrialisation du XIX siècle et la complexité croissante des
équipements techniques, le mot panne renvoie de plus en plus fréquemment à
l’arrêt d’un mécanisme. L’obsession des pannes s’étend alors peu à peu,
parallèlement à la complexification croissante du monde matériel, à l’arrivée
de machines-outils et de moteurs de plus en plus puissants et difficiles à
réparer, comme les machines à vapeur puis les moteurs à explosion, couplés
aux grands réseaux techniques comme le chemin de fer, le télégraphe, avant
les grands réseaux électriques.
L’essor d’un nouveau régime énergétique fossile et la dépendance

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croissante au charbon puis au pétrole ne cessent d’accentuer les craintes de
pénurie et les inquiétudes face à l’arrêt de l’approvisionnement énergétique
du fait de l’épuisement de la ressource, mais aussi des grèves, des accidents
ou des dysfonctionnements. Le spectre d’une pénurie de carburant
interrompant le fonctionnement des économies n’a cessé d’accompagner
e
l’accroissement des dépendances énergétiques. Dès le XIX siècle, les alertes
se multiplient (voir l’encadré sur Stanley Jevons, p. 38), et en 1913 le
Congrès géologique international de Toronto, au Canada, estime par exemple
à quelques centaines d’années la durée séparant l’humanité d’une « disette
pénible de houille fossile » et à soixante ans le délai d’épuisement des
réserves de pétrole, ajoutant que « d’ici là nos descendants auront avisé (13) ».
e
Au XX siècle, ces inquiétudes ressurgissent périodiquement, entretenant le
spectre d’une pénurie et d’une panne générale du système énergétique.

Nouvelles dépendances

e
Le développement de l’électrification à partir de la fin du XIX siècle
accroît l’obsession des pannes. Source d’enthousiasme et de foi dans le
progrès pour les uns, l’électricité a aussi été dès le début une source de vives
inquiétudes, à l’image de celles d’Albert Robida peignant dans son livre La
e
Vie électrique (1892) un avenir de catastrophes. Au cours du XX siècle,
l’électricité devient en effet le principal moyen pour transporter l’énergie,
alors que les grands réseaux s’étendent sur des distances toujours plus vastes.
La maîtrise du courant fonde peu à peu un nouveau modèle économique, qui
tend à irriguer l’ensemble des pays industrialisés. Produite à partir de sources
d’énergie primaire (hydraulique, thermique puis nucléaire), l’électricité est
utilisée pour de très nombreux usages domestiques et industriels. C’est elle
qui actionne presque la totalité des artefacts qui peuplent les lieux de vie et de
travail. Cette dépendance croissante à l’égard de l’approvisionnement
électrique, pour se chauffer et s’éclairer, pour communiquer et aujourd’hui
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pour presque toutes les actions, a fait de la panne électrique un spectre
terrifiant et omniprésent.
Dès le début de l’électrification autour de 1900, la panne provoque de
nombreuses inquiétudes qui justifient la prudence à l’égard du nouveau
modèle énergétique. L’arrivée de l’électricité est fréquemment associée au
risque de panne, et dès avant la Grande Guerre l’obsession de la « panne
électrique » envahit la presse populaire. Les pannes sont causées soit par les
grèves des électriciens, soit par la défaillance des centrales, soit par des
coupures dans l’alimentation. Elles sont très fréquentes et justifient alors la
plus grande prudence. La presse locale rapporte ainsi qu’en 1929, dans le
petit village bourguignon de Sacquenay, comme dans des milliers d’autres, et
alors que l’éclairage électrique existe depuis déjà deux ans, « les vieilles
lampes à pétrole ne sont pas encore mortes » car la population a souvent à se
« plaindre des pannes électriques » (Le Progrès de la Côte-d’Or,
17 décembre 1929). De même, dans les Ardennes, un inspecteur du travail
enquêtant sur l’électrification des petits ateliers observe en 1925 que « le
nombre de pannes électriques est incalculable et, quand on pense qu’une
grève ou une avarie d’une seule usine génératrice peut arrêter tout un
département, on comprend que, dans l’espèce, l’électricité ne constitue pas un
progrès ». Pour de nombreux usagers et observateurs sceptiques,
l’électrification introduisait des risques nouveaux qu’il fallait contrôler,
anticiper, réparer au moyen d’une armée de techniciens et une
complexification croissante des infrastructures.

Black-out

D’abord locale, limitée à un quartier ou à une ville, la panne s’étend au fur


et à mesure de la dépendance au réseau et au gigantisme des installations. À
partir des années 1930, les petits réseaux locaux de production et de
distribution laissent la place à de vastes infrastructures centralisées reliées par
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des lignes à haute tension couvrant d’immenses distances. Dès lors naît
l’obsession du black-out, c’est-à-dire la crainte d’une coupure générale
interrompant toutes les activités d’une région ou d’un pays. Expression
anglo-américaine utilisée à l’origine dans le théâtre pour décrire l’extinction
des feux, le « black-out » désigne pendant la Seconde Guerre mondiale
l’interruption de l’éclairage durant les bombardements. Après 1960, il
désigne le spectre d’une panne générale d’électricité qui plongerait les
populations dans l’effroi et conduirait à l’effondrement des institutions
comme des activités économiques.
À l’époque de la guerre froide, la panne électrique était souvent considérée
à l’Ouest comme une manifestation de défaillance et de retard technique,
comme la preuve de l’infériorité du communisme soviétique. Mais les
puissances industrielles de l’Ouest sont elles aussi régulièrement victimes de
pannes, aux effets de plus en plus spectaculaires. En 1965, une panne
gigantesque du réseau électrique entre le nord des États-Unis et le Canada
touche plus de 30 millions de personnes alors que 800 000 usagers sont
bloqués dans le métro new-yorkais. En juillet 1977, une autre panne de
courant plonge New York dans le noir, entraînant des pillages et des émeutes.
En France, les autorités engagées dans le programme d’électrification et de
construction de centrales nucléaires promettent que ce type d’incident serait
impossible dans l’Hexagone. Pourtant, quelques mois après, en décembre
1978, à la suite d’un pic de consommation dû au froid, une panne générale
prive une grande partie du pays de courant.

Vulnérabilités

Alors que l’électrification s’étend peu à peu à l’ensemble du monde, que


les interconnexions à grande distance se multiplient, que les villes doivent
devenir « intelligentes » grâce aux réseaux connectés, les dépendances
quotidiennes au fluide électrique et à l’approvisionnement énergétique ne
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cessent de s’accentuer. Alors que les infrastructures du futur doivent être plus
résilientes, les réseaux et villes dites intelligentes semblent devoir être plus
vulnérables à l’égard du terrorisme ou des cyberattaques qui menacent de
désorganiser l’ensemble des services urbains. Depuis l’apparition massive du
thème des « crises de l’énergie » dans les années 1970, la question des
dépendances énergétiques n’a cessé de se renforcer (voir l’encadré sur les
esclaves énergétiques, p. 39), en accentuant les craintes de pénurie et de
pannes. Généralement présentées comme le fruit d’une défaillance passagère,
ou d’une catastrophe naturelle aisément réparable, les pannes révèlent surtout
la fragilité croissante des modes de vie consuméristes, des relations au monde
interconnectées et de notre hyperpuissance technologique. Nous sommes
entrés dans un système technique toujours plus complexe et fragile dont la
panne électrique est la principale manifestation, même si les modes de vie
numériques et les grandes organisations complexes annoncent un avenir de
pannes incessantes. Le spectre de la panne s’affirme de plus en plus au cœur
des tensions et ambivalences de notre monde de croissance, qui survalorise la
sécurité tout en produisant sans cesse de l’incertitude, qui célèbre la
puissance et la maîtrise tout en multipliant les sources de vulnérabilité.
La panne n’est pas un dysfonctionnement passager ou le produit d’un
accident, elle est devenue la forme habituelle de fonctionnement des systèmes
techniciens, extrêmement vulnérables du fait de leur dépendance à
l’électricité, mais aussi de leur besoin massif en énergie fossile aux coûts
d’extraction croissants, ou encore de la circulation des marchandises et des
informations via le réseau Internet. Comment concilier l’appel à l’avènement
de sociétés « résilientes », capables de s’adapter aux catastrophes écologiques
annoncées, et la dépendance croissante à l’électricité encore renforcée par les
promesses de la voiture électrique ? Plus les pannes et leur spectre s’étendent
et plus il faut de spécialistes et d’experts pour les résoudre, d’infrastructures
toujours plus complexes pour les éviter, ouvrant une course à l’abîme
apparemment sans fin.

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Les dernières années ont été marquées en France par quelques pannes
électriques géantes, comme en novembre 2017 où la moitié de la Corse a été
privée d’électricité pendant plusieurs heures. Une autre panne a bloqué un
important hébergeur de sites Internet, d’autres encore ont paralysé le trafic de
la gare Montparnasse au début du mois de décembre 2017, et la ville de
Toulouse comme la principauté de Monaco ont connu des pannes géantes
durant le printemps et l’été 2018. Hors de France également, de nombreuses
pannes ont été signalées. Le Costa Rica a ainsi connu une panne quasi
générale de courant alors que l’aéroport d’Atlanta, aux États-Unis – le plus
grand du monde –, a été victime d’une énorme panne qui a affecté des
centaines de vols et des milliers de passagers. Ces pannes semblent pourtant
bien réduites si on les compare à celles, géantes, qui ont lieu dans certains
pays du Sud comme en Amérique latine ou en Inde où près de la moitié de la
population du pays – soit 670 millions d’Indiens – a été privée d’électricité
durant l’été 2012, lors de la plus grande panne électrique de l’histoire.

Le paradoxe de Jevons

Si les débats sur la pénurie des ressources fossiles sont anciens, ils s’intensifient à l’occasion du
traité de libre-échange franco-anglais de 1860, qui libéralise les échanges commerciaux entre les
deux pays. Le Parlement britannique s’inquiète alors de la menace qui pèse sur la suprématie du
pays du fait de l’épuisement programmé des réserves de charbon. La question envahit rapidement
le débat économique et l’opinion publique. Le jeune économiste Stanley Jevons publie à cette
occasion sa célèbre étude sur la « question charbonnière » (The Coal Question. An inquiry
concerning the progress of the Nation, and the probable exhaustion of our coal-mines, Londres et
Cambridge, Macmillan and Co., 1865), dans laquelle il formule son fameux paradoxe : le fait
d’utiliser des machines moins consommatrices d’énergie n’amène pas une baisse de la
consommation globale de combustible dans la mesure où le nombre de machines augmente, ce qui
contrebalance les économies.
Jevons – surtout connu comme l’un des pères du marginalisme – donne ainsi une grande
publicité au débat sur l’épuisement de la houille. Il constate que la consommation anglaise de
charbon a fortement augmenté après que James Watt a introduit sa machine à vapeur, qui était
pourtant bien plus efficace que celle de Thomas Newcomen. À mesure que les améliorations
techniques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, sa consommation
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totale s’accroît au lieu de diminuer, et ce paradoxe continue de modeler de nombreux enjeux
contemporains.
Jevons présente un tableau pessimiste de l’avenir ; il est sceptique sur les possibilités de trouver
des énergies de substitution et ses propositions visent surtout à réduire les exportations et la dette
nationale, tout en appelant au développement des énergies renouvelables comme le solaire.
L’ouvrage de Jevons inaugure de nombreuses tentatives pour mesurer les réserves de charbon
disponibles tout en stimulant le débat sur l’épuisement des combustibles fossiles bien au-delà du
Royaume-Uni. Par la suite, le paradoxe de Jevons n’a cessé d’être confirmé et de ressurgir, en
particulier avec les automobiles dont le parc global augmente bien plus vite que les progrès dans
les rendements des moteurs.
F. J.

Les esclaves énergétiques

La notion d’esclave énergétique désigne une unité de mesure de l’énergie permettant de


comparer la consommation d’énergie dans un temps donné avec un équivalent de production
mécanique et calorifique produit par un homme adulte. Cette notion est apparue dans la foulée des
crises énergétiques des années 1970 avant de s’étendre dans le contexte d’intensification des
e
débats sur le changement climatique et ses causes au tournant du XXI siècle. Le théoricien
américain Richard Buckminster Fuller et le physicien allemand Hans-Peter Dürr ont été parmi les
premiers à évoquer le concept d’« esclave énergétique », le philosophe autrichien Ivan Illich lui a
ensuite donné une grande publicité en évoquant les « esclaves fournisseurs d’énergie ». Divers
calculs actuels montrent qu’aujourd’hui un Français a, avec sa seule consommation énergétique,
l’équivalent de 150 à 400 esclaves « virtuels » à son service en permanence.
Cette notion est utilisée pour comparer la productivité des travailleurs dans une société
industrialisée, utilisant généralement des énergies fossiles, par rapport au nombre de travailleurs
nécessaires en l’absence de ces outils. Elle permet de montrer l’énorme accroissement de
puissance offert à chacun par la maîtrise croissante et l’exploitation des combustibles fossiles. Elle
présente aussi la consommation croissante d’énergie comme une source d’émancipation, car les
énergies fossiles, le système électrique et les innombrables machines reposant sur ces sources
d’énergie libèrent les sociétés du besoin d’utiliser le travail vivant des hommes et des bêtes. Plus
récemment, il a été avancé l’idée que souligner les similarités entre esclavage des humains et
usage des énergies fossiles pouvait culpabiliser les consommateurs contemporains et amorcer un
(14)
nouveau mouvement abolitionniste afin de décarboner la société .
F. J.

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Bibliographie
• GRAS Alain, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise
technologique, Paris, Fayard, 2003.
• BELTRAN Alain, CARRÉ Patrice, La Vie électrique. Histoire et
imaginaire, Paris, Belin, 2016.
• NYE David E., When the Lights Went Out : A History of Blackouts in
America, Cambridge (MA), MIT Press, 2010.
• NIKIFORUK Andrew, L’Énergie des esclaves. Le pétrole et la nouvelle
servitude, Montréal (CA), Éditions Écosociétés, 2015.
• DEBEIR Jean-Claude, DELÉAGE Jean-Paul, HÉMERY Daniel, Une
histoire de l’énergie, Paris, Flammarion, 1986, rééd. 2013.

Notes
1. Historien, maître de conférences à l’université de Bourgogne et membre de l’Institut universitaire
de France.
2. Mtep (millions de tonnes équivalent pétrole) : unité d’énergie d’un point de vue économique et
industriel.

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4

« Si l’on n’agit pas, l’effondrement du vivant va nous faire entrer


dans une période cataclysmique »

Entretien avec Pierre-Henri Gouyon 1

« Il y a des gens qui travaillent à ce qu’on ne comprenne


pas l’urgence. »

LAURENT TESTOT : S’il est aujourd’hui un effondrement qui semble bien


amorcé, c’est celui de la biodiversité, constaté notamment au dernier rapport
de l’IPBES. Pouvez-vous expliquer ce qu’est l’IPBES, et en quoi ses données
sont inquiétantes ?

PIERRE-HENRI GOUYON : L’IPBES, ou Plateforme intergouvernementale sur


la biodiversité et les services écosystémiques, est un groupe international
d’experts qui analyse l’état du vivant, comme le GIEC travaille sur le climat.
Il a publié en 2019 un rapport très circonstancié, dont on peut retenir le
constat d’un effondrement des effectifs dans tous les grands groupes d’êtres
vivants. Là, je précise que nous avons la malheureuse habitude de parler des
espèces, de considérer que tout va bien tant que quelques représentants d’une
espèce survivent, ce qui me semble inspiré d’une vision biblique faussement
rassurante. Une espèce disparue de son milieu et conservée dans un zoo est
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une espèce éteinte. Et la baisse est telle que l’on doit s’attendre à des
extinctions de lignées importantes. Or, une fois les lignées éteintes, c’est
irréversible. Aujourd’hui, de nombreuses formes de vie sont en danger
d’extinction. Ce serait réversible si on prenait ce problème à bras-le-corps,
mais l’on constate au contraire une augmentation très nette, voire un
emballement des taux d’extinction.
Il faut surtout comprendre que la biodiversité est une dynamique. Elle n’est
pas un équilibre stable, créé une fois pour toutes. La biodiversité est faite de
formes de vie qui coexistent, divergent pour créer de nouvelles formes de vie,
quand d’autres s’éteignent. Le mouvement maintient la biodiversité comme
un tout, de même qu’un cycliste ne conserve l’équilibre que tant que le vélo
avance. S’il arrête de pédaler, que le vélo vacille, on anticipe qu’il va tomber.
C’est pareil pour la biodiversité. Elle donne des signes de déséquilibre, tel un
cycliste sur le point de chuter. Aujourd’hui, on pourrait la relancer, mais plus
on attendra, plus ce sera difficile. Et une fois qu’auront eu lieu des extinctions
massives, il n’y aura pas moyen de revenir en arrière. Croire que l’on pourra
congeler des espèces pour les ressusciter plus tard, c’est ne pas comprendre
que la biodiversité est faite aussi d’interactions immensément complexes
entre les éléments qui la composent.

L.T. :Quelles sont les principales causes de cet effondrement ?


P.-H.G. : Elles sont anthropiques, évidemment. Par ordre d’importance, je
parlerai d’abord du fonctionnement agricole. Il est totalement mortifère,
reposant sur le déversement à grande échelle de produits chimiques toxiques.
Comment croire qu’en exterminant les insectes, les oiseaux pourraient bien se
porter ? Le massacre d’un grand nombre d’organismes entraîne la mort de
ceux qui s’en nourrissent, par effet de cascade. Ajoutons que dans les pays du
Sud, l’extension de l’agriculture s’accompagne de déforestation massive.
Ensuite, il y a le morcellement des milieux, l’extension des activités
humaines, l’urbanisation… La fragmentation des espaces sauvages brise les
dynamiques démographiques, car très peu d’organismes sont capables de se
maintenir en restant à la même place. C’est encore plus vrai en temps de
changement climatique. La biodiversité est mise en danger par la progression
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croissante de très grandes surfaces urbanisées, artificialisées de diverses
manières, incluant l’agriculture intensive. Un champ de blé de milliers
d’hectares constitue une barrière quasi infranchissable pour l’essentiel des
espèces, végétales ou animales. Il est urgent de créer des corridors, de
reconnecter les espaces naturels afin que les formes vivantes puissent se
déplacer.
Enfin s’ajoute le déplacement massif d’organismes à l’échelle mondiale.
Ses effets sont plus nets dans certains milieux que dans d’autres. Par
exemple, tous les oiseaux de Hawaii ont disparu, parce qu’on a voulu
« enrichir » l’archipel avec de nouveaux oiseaux, qu’ils ont apporté des
maladies, et qu’ils ont éliminé les espèces locales. Nous allons voir les
invasions se multiplier, comme ce frelon asiatique arrivé dans une poterie.
Notre système d’échange mondial homogénéise la planète, et il ne faut pas
s’en réjouir. Une nouvelle espèce, c’est un stress et une difficulté
supplémentaire pour nombre d’espèces locales.

L.T. : Les espèces domestiques, végétales ou animales, subissent-elles aussi


une érosion de leur diversité ?
P.-H.G. : Je n’applique pas le terme d’érosion au vivant, car il renvoie à une
notion de fixité. Mieux vaut parler de dynamique d’effondrement. Au début
e
du XX siècle, une idéologie scientifique insistant sur la pureté de la race s’est
traduite par des politiques d’eugénisme. Ces politiques ont atteint un sommet
sous le nazisme, et ont été condamnées au procès de Nuremberg. On a décidé
de ne plus appliquer cette idéologie aux humains, mais on a continué avec les
plantes et les animaux. On a homogénéisé tant qu’on pouvait les races
animales, à tel point qu’on a perdu énormément de souches locales. On essaie
aujourd’hui de redonner aux survivantes des dynamiques évolutives.
Pour les plantes, c’est plus compliqué, car on peut stocker des graines.
Reste que l’on cultive des champs de tailles de plus en plus monstrueuses
avec la même plante sur des millions d’hectares, par exemple en Amérique
latine, ce qui constitue une destruction active de la biodiversité. Mais une
plantation homogène permet d’intensifier le travail mécanisé, justifie de

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déverser des tonnes de fertilisants, de désherbants et de pesticides. Pas de
surprise si l’industrie agrochimique, celle-là même qui déverse les produits, a
racheté les industries de semences. Ceux qui contrôlent à la fois les semences
et l’agrochimie font exprès, pour des raisons économiques, de détruire la
biodiversité. Or la diversité, c’est le futur. Ils font le pari que la chimie
parviendra toujours à nourrir le monde, ils sont dans leur rôle… Les États
laissent faire, ce qui ne devrait pas être leur rôle.
e
Au milieu du XX siècle, les paysans des pays développés ont arrêté de
produire leurs semences. Cela a eu deux conséquences graves : la première a
été de diminuer considérablement la diversité des semences, alors que chaque
agriculteur possédait une lignée particulière issue des sélections de sa famille.
En annexant la production de semences, les grands groupes ont appauvri la
variété des plantes cultivées de façon incroyable. La seconde conséquence a
été l’adoption du dogme que les semences devaient être pures. Cela
arrangeait les semenciers, car en obligeant légalement à ce que les variétés de
plantes soient pures pour être cultivées, par une inscription au catalogue, ils
empêchaient tout un chacun de produire ou d’échanger ses graines. C’est
ainsi que s’est construit un lobby des semenciers, et qu’ils ont accaparé le
droit de reproduire des semences. Les OGM et autres techniques de biologie
moléculaire vont aujourd’hui dans le même sens en utilisant massivement le
brevet.
Le système est désormais complètement verrouillé. Les semenciers mettent
la main sur toutes les plantes cultivées de la planète, il leur suffit de breveter
les séquences génétiques qu’ils identifient. Ce pouvoir exorbitant mène au
contrôle de l’alimentation dans le monde entier. Et son exercice implique de
détruire sciemment la diversité des plantes cultivées.

L.T. :Quelles sont les conséquences prévisibles de cette simplification du


vivant ?
P.-H.G. : Un système simple supporte mal les changements. Or le climat
bascule, la démographie humaine est en expansion, les territoires changent de
fonction, des marais sont asséchés… À cultiver d’immenses surfaces de

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plantes homogènes, les maladies s’installent. Cela pourrait entraîner à terme
une décimation des cultures et des famines mondiales.
Quant aux écosystèmes, ils sont souvent fragilisés au-delà du soutenable.
Les conséquences sont difficiles à prévoir. Cela peut se traduire par la
pullulation d’organismes désagréables, telles ces tiques vectrices de la
maladie de Lyme. Plus visiblement, comme les traitements agrochimiques
détruisent la vie des sols, cela débouche sur des pollutions dans les nappes
phréatiques, des coûts en hausse pour purifier l’eau, une raréfaction et une
mise en danger de la ressource…
En fait, les écosystèmes rendent de très nombreux services. Certains sont
identifiés, d’autres pas. On ne peut prédire qu’une partie des problèmes,
parce qu’on a identifié ces fonctions précises. Mais la plupart des problèmes
resteront imprévisibles. Parce que la biosphère est un système
incroyablement complexe, fait d’une infinité d’interactions à des échelles
extrêmement diverses, et que briser ces interactions au hasard comme nous le
faisons entraînera des chocs en retour totalement imprévisibles. Pensez au
climat mondial. Ses évolutions sont immensément difficiles à anticiper, alors
qu’il n’implique que très peu de molécules en interaction. La seule chose que
l’on peut deviner, c’est que si l’on n’agit pas, l’effondrement du vivant va
nous faire entrer dans une période cataclysmique.

L.T. : Certains biologistes défendent qu’il serait possible d’utiliser les


technologies d’ingénierie génétique pour stabiliser les écosystèmes, produire
notre nourriture… Est-ce envisageable ?
P.-H.G. : Je n’ai rien contre le fait d’être un ingénieur du vivant, j’en suis un
moi-même. Mais je m’insurge contre ceux qui surestiment nos capacités. Nos
savoirs et moyens d’action sont ridicules par rapport aux processus existant
dans la nature. Quand ces gens auront fait quelque chose de nouveau, créer
une forme de vie plus performante que celles qui existent déjà, par exemple,
on en reparlera. Pour l’instant, ils bricolent au hasard les ADN que la nature a
produits. À l’heure actuelle, ce genre de considérations n’est qu’un délire
prométhéen qui met l’humanité en danger.
Notre seule planche de salut est d’essayer de comprendre l’agronomie afin
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de l’orienter d’une façon favorable, évidemment agroécologique. Je suis
partisan d’une agriculture savante, mais ça ne veut pas dire qu’on utilise des
canons pour écraser des mouches. Certains évoquent des troupeaux de
mammouths qui sauveraient le permafrost du dégel ! L’idée de mettre en
place une telle écologie est délirante. Savante, l’agriculture doit le devenir en
termes d’écologie !

L.T. : Pourquoi ne s’est-on pas rendu compte plus tôt de la destruction des
écosystèmes ?
P.-H.G. : Les gens concernés se sont rendu compte du problème. Un pêcheur
sait qu’il y a quelques dizaines d’années, les truites fario abondaient. Ou
qu’en Méditerranée, il y a quarante ans, quelques heures de pêche ramenaient
des kilos de daurades, introuvables aujourd’hui. Je me souviens que dans les
années 1960, l’acteur Michel Simon se plaignait de ne plus entendre autant
d’oiseaux dans son jardin que pendant sa jeunesse.
Mais on a une mémoire courte. Chaque génération ne connaît que ce
qu’elle a vu dans sa jeunesse. Le livre de Rachel Carson, Printemps
silencieux, évoque bien cette idée. On ne prend conscience de l’extinction
que lentement. S’y ajoutent des raisons financières et idéologiques, car
certains font tout pour qu’on n’en parle pas. Ils favorisent plutôt un discours
qui affirme que nous sommes devenus des supertechniciens, qu’on régulera
de toute façon les problèmes, qu’il ne faut surtout pas entraver des intérêts
économiques.
Le mot biodiversité a été employé en 1992, au Sommet de la Terre, à Rio.
Un groupe de scientifiques, Union of Conscient Scientists, a publié une
tribune, « Danger pour la biodiversité de la planète ». Si la pétition est restée
peu connue en Amérique, elle a été occultée en Europe avec l’appel de
Heidelberg, une contre-tribune signée par un nombre énorme de scientifiques,
qui disaient en gros que ceux qui soutenaient que l’on courait à la catastrophe
n’étaient pas sérieux, que ce qui comptait était d’étudier des techniques pour
remédier aux problèmes. On sait aujourd’hui que cet appel de Heidelberg
était financé par les industriels du tabac et de l’amiante. La même stratégie a
prévalu sur le climat. Il y a des gens qui travaillent à ce qu’on ne comprenne
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pas l’urgence.

L.T. : Que devrait-on réformer dans nos pratiques ?


P.-H.G. : Il faut mettre en place une façon de faire coexister la nature et les
humains. Il faut éviter d’augmenter la taille des villes, et pour restaurer
l’écologie des champs, il faut accepter que la main-d’œuvre réinvestisse les
campagnes. Beaucoup de gens voudraient le faire, mais on leur met des
bâtons dans les roues. C’est une question d’inertie des systèmes
administratifs. Le progrès, dans les années 1960, revenait à vider les
campagnes pour amener les gens à travailler dans les usines. Les agriculteurs
devaient se mécaniser, et gérer des propriétés de plus en plus étendues.
Ça avait une logique. On continue sur cette lancée. Les politiques
encouragent les paysans à toujours agrandir leurs propriétés, les gens à
affluer dans les villes. Mais la logique a disparu en route. Aujourd’hui il
faudrait vider les villes pour emplir les campagnes, permettre à ceux qui le
souhaitent d’accéder au travail des champs, diffuser l’agroécologie et
morceler les propriétés, mais la logique économique dominante s’y oppose.

L.T. : Que peuvent faire les États pour parer au plus pressé ?
P.-H.G. : Modifier leurs pratiques de gouvernance. Lors des élections
présidentielles de 2007, la fondation Nicolas-Hulot avait interpellé les
candidats à l’élection présidentielle, en leur proposant un pacte écologique. Il
avait été signé par tous les candidats, ou presque. Dont Nicolas Sarkozy, qui
a remporté l’élection. Il a lancé le Grenelle de l’Environnement, une série de
réunions devant aboutir à des orientations de la politique environnementale.
Mais le gouvernement Sarkozy a refusé un des éléments du pacte, qui était de
créer un poste de vice-Premier ministre chapeautant tous les ministères. Cela
aurait inversé la hiérarchie traditionnelle, toujours en vigueur aujourd’hui,
d’un ministère de l’Environnement bien moins prioritaire que le ministère de
l’Économie. Le système actuel, où l’écologie est sous tutelle de l’économie,
mène au désastre. Il faut mettre l’environnement au cœur du système
politique. Ne pas faire ça, c’est juste du maquillage.
Les États doivent reprendre le pouvoir sur la façon dont les entreprises
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travaillent. On ne peut pas reprocher à une entreprise de maximiser son profit,
elle est conçue pour ça. Mais on peut reprocher aux États de ne pas limiter les
dégâts. Il faut qu’ils mettent en place des règles qui favorisent la sauvegarde
de l’environnement. Aujourd’hui, signer le CETA ou tout autre accord de
libre-échange tout en clamant que l’on donne la priorité à l’écologie, c’est
juste faire le contraire de ce qu’on dit. Toute activité nuisible à
l’environnement doit être sanctionnée. Voilà pour le global, le seul niveau où
on peut espérer agir efficacement. Espérons que ce sera suffisamment rapide.
C’est encore possible. Cela devra passer, par exemple, par une redistribution
des taxes. Aujourd’hui, les taxes pesant sur les entreprises sanctionnent
l’emploi. Plus une entreprise a de masse salariale, plus elle paye. Pour
évoluer vers une économie vertueuse, plutôt que de taxer le travail, il faudrait
orienter les taxes sur les ressources naturelles, en conservant le même volume
de taxes. Cela inciterait les entreprises à employer plus, tout en devenant plus
économes en ressources naturelles, sans payer davantage.

L.T. : Que peuvent faire les citoyens ?


P.-H.G. : D’abord voter, bien évidemment. Même s’ils m’amusent parfois, à
dire que l’écologie est la chose la plus importante du monde, avant de porter
au pouvoir des gens qui n’en ont rien à faire.
Réfléchir ensuite, avant de prendre l’avion à seule fin de passer dix jours
de vacances à l’autre bout du monde, ou d’acheter des produits qu’ils savent
issus d’une activité destructrice.
Pour résumer, le changement de logiciel politique est le plus important, et
le changement des comportements individuels doit accompagner ce
processus.

L.T. : Que peuvent faire les firmes ?


P.-H.G. : S’il n’existait pas de régulation, les firmes n’auraient aucun intérêt
à se préoccuper de l’avenir en diminuant leurs profits à court terme. Mais il
importe qu’elles arrêtent de se battre pour empêcher de mettre en place des
régulations. Ce dont elles ont besoin, c’est de régulations claires et appliquées
de la même façon partout sur la planète.
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L.T. : Je vous ai entendu dire qu’une personne morale était de nature
psychopathologique… Pouvez-vous dire pourquoi ?
P.-H.G. : L’idée est exposée dans un film de 2003, tourné simultanément à
l’écriture d’un livre au même titre : The Corporation. L’auteur, le professeur
de droit canadien Joel Bakan, confronte point par point la psychologie des
entreprises à la définition américaine du psychopathe – une personne
insensible à la douleur d’autrui, obsédée par son propre intérêt, ne respectant
pas ses engagements, ne ressentant aucune culpabilité, incapable d’assimiler
des valeurs morales, tout en pouvant contrefaire à la perfection des
comportements de sympathie pour endormir la méfiance de ses victimes. Or
ces entités psychopathologiques, que l’on appelle des « personnes morales »,
possèdent 100 % des richesses de la planète. Eh oui, si on fait le calcul, les
États n’ont plus rien, la somme de leurs actifs moins la somme de leurs dettes
égale zéro. Nous vivons dans une société de personnes morales, et il faudra
que les personnes physiques reprennent un jour le pouvoir.

Bibliographie
• GOUYON Pierre-Henri, LERICHE Hélène (dir.), Aux origines de
l’environnement, Paris, Fayard, 2010.
• CONWAY Erik M., ORESKES Naomi, Les Marchands de doute. Ou
comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de
société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, 2010, traduit de
l’américain par Jacques Treiner, Paris, Le Pommier, 2012, rééd. 2014.
• CARSON Rachel, Printemps silencieux, 1962, traduit de l’américain par
Jean-François Gravrand et Baptiste Lanaspèze, Marseille, Éditions
Wildproject, 2019.

Note
1. Biologiste, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, à l’AgroParisTech, à Sciences Po
Paris et à l’ENS Paris.

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5

La nature, c’est beau,


on l’aime… forcément ?

Christian Godin 1

« Dans un monde où l’on ne naît plus, où l’on ne vit plus, où l’on ne


meurt plus sous la lumière du soleil mais sous celle des ampoules
électriques, l’être humain finit par n’aimer en priorité que ce qu’il
produit lui-même… »

Au risque d’effondrement global, on oppose communément deux pare-


feu : la confiance dans l’innovation technologique infinie (l’humanité souffre
d’un déficit et non d’un excès de technique : ce point de vue est largement
représenté aux États-Unis et en Extrême-Orient) ; et le caractère inévitable
d’une réaction salutaire (la prise de conscience de la catastrophe à venir
s’appuie sur l’intérêt bien compris et sur le sentiment spontané d’une
préservation nécessaire de la nature bien-aimée : ce point de vue est
largement partagé en Europe). C’est cette seconde croyance (car c’en est une)
que nous voudrions interroger de façon critique. L’idée selon laquelle, face à
la catastrophe imminente dont il est lui-même responsable, l’homme
bouleversera son mode de vie de manière à l’éviter repose sur le postulat d’un
amour de la nature qui, par la force de l’affect, renforce la rationalité de
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l’intérêt bien compris. L’homme, si l’on peut dire, aurait d’autant moins
intérêt à voir la destruction de la nature qu’il ne fait pas que profiter de celle-
ci, mais qu’il l’entoure de son affection.

Un sentiment récent

Immédiatement, la nature suggère en nous les sentiments de grandeur et de


beauté. C’est la grandeur de certains paysages et de certains spectacles de la
nature (les hautes montagnes, les tempêtes sur l’océan, le ciel nocturne
e
constellé d’étoiles…) qui a suggéré à certains penseurs du XVIII siècle, puis
aux romantiques, qu’il existait, au-delà du beau, une valeur supérieure : celle
du sublime. Quant à la beauté, depuis longtemps définie par les philosophes
comme unité dans la diversité, n’était-elle pas, par excellence, manifestée par
la nature ? La variété des formes et des couleurs, à l’infini, n’était-elle pas
d’ailleurs, dans un contexte théologique chrétien, la marque de la Création
divine ? Pendant longtemps, lorsqu’ils réfléchiront sur la beauté, ce n’est pas
d’abord aux œuvres d’art que les philosophes penseront, mais aux astres et
aux êtres vivants.
Seulement, le sentiment de la nature (dont le sentiment esthétique est la
principale modalité) est historiquement récent. Il n’a pu émerger que dans
certaines cultures particulières. On le sait, le terme de « nature » n’existe pas
dans la plupart des langues anciennes. Parler de nature présuppose qu’il
existe dans la réalité un domaine qui ne lui appartient pas, et donc que tout
n’est pas nature.
L’idée de transcendance sera le lieu du premier divorce : dans les religions
e
monothéistes, Dieu n’est pas nature, mais esprit. Au XVII siècle, à l’âge
classique, l’ordre de la nature sera opposé à celui de la grâce. Par ailleurs, la
pensée chrétienne développe une conception de la nature déchue par le
péché : cette nature qui environne l’homme n’est déjà plus celle qui a été
créée par Dieu, le jardin d’Éden n’appartient pas à l’espace de la Terre. Les
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effets de cette déchéance seront considérables : dénuée de tout caractère
divin, et a fortiori sacré, la nature ne sera plus qu’un territoire à occuper, une
succession de terrains à exploiter, un ensemble d’êtres vivants à posséder.
Appuyée par une connaissance scientifique pour laquelle il n’y a plus de
mystères, mais seulement des problèmes, la technique verra s’ouvrir devant
elle un champ infini de manipulations possibles à mesure que les tabous
sauteront les uns après les autres. Cela permettra l’apparition d’une économie
e
mondialisée, que l’historien Werner Sombart (15), au début du XX siècle,
appellera « capitalisme », au sens où, pour cette économie, la totalité du réel,
donc la nature entière, doit devenir marchandise et source de profit.

L’environnement ou la nature en artifice

Le poète Friedrich von Schiller opposait le naïf, qui qualifie un mode


d’être immédiat, préréflexif, à l’égard de la nature, au sentimental, qui
qualifie un mode d’être médiat, raisonné. Les hommes de la préhistoire
n’avaient pas le sentiment de la nature. Il n’y a eu de sentiment de la nature
qu’à partir du moment où celle-ci a commencé à être perdue. On peut dater ce
moment de Rousseau et du romantisme. Dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle, précisément au moment où commençait la première révolution
industrielle qui allait remplacer la verdure des campagnes par la noirceur et la
grisaille des villes, le sentiment de la nature s’est constitué comme nostalgie
par réaction à une modernité que Hegel caractérisera bientôt en « prose du
monde ».
Prométhée, le Titan qui a volé le feu au ciel et permis aux hommes d’être
presque aussi puissants que des dieux, devient le héros tutélaire de
l’humanité. Ce n’est pas seulement l’espace de vie, la « nature » justement
requalifiée en environnement, qui est artificialisé de manière croissante et
accélérée par la techno-économie victorieuse, mais la totalité du réel, corps et
psychisme compris. Dès lors, dans un monde où l’on ne naît plus, où l’on ne
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vit plus, où l’on ne meurt plus sous la lumière du soleil mais sous celle des
ampoules électriques, l’être humain finit par n’aimer en priorité que ce qu’il
produit lui-même de son cerveau et de ses mains. Dans ce contexte où c’est
désormais la technique qui configure le monde, la végétation n’est admise
que dans les bornes d’un parc ou d’un jardin. Quant au monde animal, il ne
devra son salut qu’à l’élevage, à la domestication et aux zoos (volontiers
requalifiés en parcs animaliers pour gommer leur dimension carcérale).
Il faut bien comprendre que l’amour de la nature, du moins ce que l’on
appelle ainsi, n’a désormais d’existence possible que dans une histoire et des
sociétés où la nature a été totalement artificialisée, c’est-à-dire démantelée en
environnement.
En d’autres termes, l’amour de la nature est l’amour d’une idée. Ce n’est
pas la nature qui est aimée, puisque celle-ci n’existe plus, mais
l’environnement qui a métamorphosé les existants en signes. Dans une
jardinerie, par exemple, les plantes exposées, toutes issues de manipulations
multiples, sont d’abord des signes. Cela ne signifie pas, évidemment, que leur
existence écarte toute dimension physique, matérielle, mais qu’elles sont
d’abord les produits d’un projet, donc d’une pensée.

Anéantir la vie

Nous sommes à ce point devenus oublieux de la nature que nous ne


remarquons pas ce que pourrait avoir d’incongru un ministère de la Nature.
Presque tous les pays du monde, désormais, ont un ministère de
l’Environnement, c’est-à-dire un ministère qui organise la Terre en fonction
de besoins exclusivement humains. Les loisirs sont les témoignages évidents
de cet anthropocentrisme qui a perdu le sens de l’admiration, sans lequel
l’amour de la nature n’est plus qu’une expression abstraite. Ils reposent
presque tous sur la naïve logique du finalisme enfantin qui définit les objets
et les êtres par leur utilité : la mer, c’est pour le bronzage et la baignade ; la
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montagne, pour la randonnée et l’alpinisme ; la neige, pour le ski ; la
campagne, pour la restauration de la maison et la tonte de la pelouse…
Le prométhéisme est un volontarisme. Habitué à une vie continûment
soumise aux normes et aux prévisions, l’homme moderne ressent une
intolérance croissante à l’égard de tout laisser-exister, pourtant seul capable
de déterminer un authentique amour de la nature, permettant l’admiration et
l’émerveillement. Naguère, le « sauvage », opposé au « civilisé », suscitait
chez ce dernier les sentiments mêlés et contradictoires de mépris et d’envie.
Mais il n’était, de ce fait, contrairement au « barbare », jamais objet de haine.
À la différence des peuplades primitives, la nature sauvage n’est jamais
bonne. Lorsqu’elle résiste, ou bien lorsqu’elle se manifeste encore de façon
sporadique, tout est fait pour l’arrêter, voire l’anéantir. Dans les villes
modernes, les herbes qui poussent dans les interstices des murs et des bitumes
provoquent un effet répulsif analogue à celui que suscitent ceux qui, n’ayant
aucun domicile, sont dits être sans domicile fixe. Lorsqu’une grippe aviaire
menace les élevages de poulets en batterie, ce sont désormais les oiseaux du
ciel qui sont pointés du doigt. Dans un contexte de vie et de travail où tout
doit être prévu, mesuré, calculé, programmé, dirigé, comment l’amour de la
nature pourrait-il avoir encore une place quelconque ?
Si l’homme a tué Dieu, c’est parce qu’il ne supportait pas une puissance
supérieure qui pouvait le juger (voir Nietzsche). Si l’homme a détruit la
nature, c’est parce qu’il ne supportait pas une réalité dont il dépendait et qui
lui échappait. Le moine Dōgen, fondateur de l’école Sōtō du bouddhisme
zen, dont on sait pourtant quelle importance il accordait à la représentation,
disait que les fleurs se fanent même si on les aime et que l’herbe pousse
même si on ne l’aime pas. L’intolérance moderne à la nature provient du
refus d’admettre une réalité qui ne dépend pas de nous.
Mais c’est in fine à la vie, au monde vivant dans son ensemble que cette
intolérance s’attaque. Natura en latin vient d’un mot qui évoque l’idée de
naissance, quand phusis en grec, que nous traduisons également par nature,

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vient d’un terme qui évoque la notion de croissance. La nature, c’est la vie.
Pour les Grecs, les astres sont des êtres vivants, pour les Aborigènes
d’Australie, les rochers font partie du monde de la vie. Et la vie, avant que la
techno-économie ne s’y attaque, a cette propriété d’échapper à la volonté des
hommes. La vie, c’est ce qui prolifère en dehors des laboratoires – en
témoigne assez la panique devant les espèces dites « invasives ». La vie, c’est
l’aléatoire avant que les biotechnologies ne l’inversent en nécessité
économique. Elle représente par conséquent, par elle-même, une blessure
insupportable infligée à l’orgueil narcissique de l’être humain. D’où les
efforts incessants déployés par celui-ci pour réduire par des moyens techno-
économiques la vie à du calcul et à de la mécanique, c’est-à-dire à ce qu’il y a
de plus étranger à la vie.
Derrière le présupposé amour de la nature, qui a une fonction de déni, c’est
donc bien à une véritable haine de la nature que nous avons affaire. Certes,
cette haine est presque toujours implicite, inavouée et inavouable, car,
comme toute haine, elle provient d’un désir inconscient d’autodestruction.
Ceux qui, face à la menace imminente de la catastrophe globale, se bercent
encore de l’illusion d’un « instinct de survie » ou d’une « réaction salutaire »
ne prennent pas la mesure de la puissance dévastatrice des pulsions de mort
que les progrès mêmes de la techno-économie ont déchaînées sur le monde.

Bibliographie
• CHANSIGAUD Valérie, Les Français et la nature. Pourquoi si peu
d’amour ?, Arles, Actes Sud, 2017.
• GODIN Christian, La Haine de la nature, Ceyzérieu, Champ Vallon,
2012.
• CANNONE Belinda, S’émerveiller, Paris, Stock, 2017.

Note
1. Professeur émérite de philosophie à l’université de Clermont-Ferrand.

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6

Peut-on empêcher nos biais cognitifs


de nous mener à la catastrophe ?

Romina Rinaldi 1

« Il ne fond pas un glacier chaque fois que je prends l’avion, et même


si c’était le cas, je ne pourrais pas être présente pour l’observer. »

Si l’on considère l’ampleur des défis climatiques, l’homme est une fourmi
vue du ciel. Et pourtant, comme dans une fourmilière, rien ne peut
s’envisager sans les efforts concertés des masses. Il suffit d’ailleurs qu’une
partie de la colonie ne suive pas la tendance pour anéantir possiblement
l’ensemble des efforts consentis. À l’échelle de notre histoire en tant
qu’espèce, nos cerveaux sont pourtant plus cigales que fourmis. C’est peut-
être là l’un des prismes par lequel on peut mieux comprendre notre
inefficacité à répondre aux bouleversements climatiques en perspective.

La tête à l’envers ou l’incompatibilité cerveau-problème

Si le climat de la Terre a évolué de nombreuses manières à travers le temps


géologique, ce n’est que depuis le siècle dernier que l’on peut, pour la

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première fois, considérer que ces changements sont significativement liés à
des formes d’activités humaines. C’est pourquoi, en marge des recherches
menées sur les conséquences des changements climatiques au niveau
biologique et physique, ont émergé des travaux sur les dimensions humaines
de la problématique.
Ainsi, la psychologie évolutionniste, une science qui s’intéresse à la façon
dont nos comportements ont été modelés d’un point de vue phylogénétique,
nous permet d’approcher l’incompatibilité fondamentale entre des
problématiques telles que le dérèglement climatique et l’organisation de nos
comportements humains. L’esprit peut être considéré comme une somme
d’adaptations à l’évolution : les humains pensent et agissent d’une façon qui
leur a donné un avantage en termes de sélection naturelle. Leur cerveau ainsi
façonné influence leur cognition dans le présent ; notamment à travers des
schémas de pensées récurrents et des heuristiques.
Les heuristiques sont des stratégies mentales simples et rapides, fondées
sur une estimation globale des probabilités et sur l’apprentissage par
association, qui permettent de résoudre intuitivement des problèmes
spécifiques et de prendre rapidement des décisions. Elles représentent une
grande partie de notre activité mentale – ce que les Prix Nobel d’économie
Kahneman et Tversky appellent le système 1. De la sorte, en un minimum de
temps et en engageant un minimum de ressources, nous sommes capables de
mener à bien les actes du quotidien. Mais utilisées dans des situations
spécifiques, les heuristiques peuvent aussi conduire à des conclusions
erronées.
Prenons l’heuristique de disponibilité, selon laquelle il est plus probable de
penser qu’un événement se produira s’il est facile de s’en souvenir. Celle-ci
nous rend enclins à surestimer l’occurrence d’un événement moins probable,
mais qui s’est produit il y a peu ou qui est plus marquant ; ce qui est souvent
le cas pour les événements négatifs et qui ont un fort impact émotionnel.
Dans ce cas précis, il pourrait s’agir par exemple de penser que vous êtes plus

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susceptibles de mourir dans un attentat terroriste (moins probable, mais plus
récent et plus marquant) que des conséquences du réchauffement climatique
(plus probable, mais dont nous peinons à mesurer la forme concrète et
directe).
Sous l’emprise de ces règles de raisonnement intuitif, le cerveau humain
est donc plutôt mal conçu pour comprendre les tendances statistiques et les
changements à long terme. De plus, d’un point de vue évolutionniste, ce
genre de problèmes est assez « nouveau » à gérer. Alors que nous avons
évolué pour porter une attention plus importante à une menace imminente
(qui met donc en jeu directement notre survie) qu’à une menace plus
complexe et étendue dans le temps, les effets du réchauffement climatique ne
s’envisagent qu’au long cours et en cascade. Les relations entre le
comportement d’un individu et l’évolution globale du problème y sont
incertaines, le plus souvent complexes, indirectes, voire très éloignées d’un
point de vue géographique. En effet, il ne fond pas un glacier chaque fois que
je prends l’avion, stricto sensu, et même si c’était le cas, je ne pourrais pas
être présente pour l’observer.
Dans ce schéma de causalité élaboré, l’évolution – sous la forme des
heuristiques et des biais cognitifs qu’elles produisent – joue clairement en
notre défaveur. De cette manière, toujours sous le couvert d’assurer notre
survie, nous avons été également « façonnés » pour valoriser les récompenses
personnelles plutôt que collectives, immédiates plutôt que différées. Préférez-
vous acheter du poisson au rabais maintenant, ou choisissez-vous de le
préserver à long terme des effets de « surpêche » qui poussent toujours plus
loin les limites biologiques des océans ? Et dans l’éventualité où vous
pourriez dépasser cette tendance à préférer une petite récompense maintenant,
plutôt qu’une plus grande à long terme, et que l’économie de quelques euros
n’a pas tant de prise sur vous… que se passerait-il si vous posiez la même
question aux actionnaires de l’entreprise responsable de ladite pêche, qui
comptent alors en centaines de milliers d’euros ? Ils répondront sans doute

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qu’ils seront morts avant qu’il n’y ait plus de poissons dans l’océan !
Il est aisé de comprendre que ces phénomènes posent largement problème
lorsqu’il s’agit de s’engager collectivement dans des changements durables
en faveur de l’humanité. A fortiori si l’on considère les biais cognitifs
associés aux comportements sociaux, comme le fait d’avoir tendance à
favoriser son propre groupe aux dépens des autres… Une tendance bien
délétère dans la mesure où les problèmes dont il est question sont
fondamentalement internationaux.
Pire : lorsque les mieux intentionnés cherchent à agir en faveur de
l’environnement, ils en viennent parfois à le dégrader davantage ! En toute
bonne foi. Là encore, une partie de la « faute » incombe à notre héritage
phylogénétique. Plus particulièrement ici, à la façon dont celui-ci a élaboré la
structure de nos relations sociales. Vous aurez sans doute pu remarquer que,
de manière générale, les interactions humaines reposent largement sur un
principe de réciprocité : quand une personne donne quelque chose, elle attend
le plus souvent quelque chose en retour ; et quand nous recevons une faveur,
nous nous sentons en quelque sorte obligés de rendre la pareille. Lorsque cet
équilibre est négligé, nous sommes amenés à ressentir de la honte ou de la
culpabilité (si nous recevons plus que nous ne donnons) ou même de la colère
(si nous donnons plus que nous ne recevons).
Cette autre heuristique – l’heuristique d’équilibre – cimente les
transactions sociales. De la même façon, les décisions plutôt morales ou
amorales peuvent entrer dans cette heuristique dans un raisonnement que l’on
peut résumer de la sorte : pour chaque mauvaise action, il en faut une bonne
pour compenser. Une logique déjà un peu fragile au sens strict, mais qui le
devient encore davantage lorsqu’elle s’applique aux problématiques
environnementales.
C’est pourtant celle-ci qui explique encore le mieux le succès massif des
produits dits eco-friendly (bons pour l’environnement). À la suite d’une
« mauvaise action pour l’environnement » (donc, pour ainsi dire,

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potentiellement chaque jour pour chacun d’entre nous) et sous l’effet d’une
« écoculpabilité », nous serions alors naturellement enclins à restaurer
l’équilibre en achetant des produits estampillés « verts ». À l’inverse,
certaines études ont pu montrer qu’après avoir acheté ce genre de produits
(ou s’être rendus réellement utiles à la cause environnementale), les individus
se sentent davantage autorisés à tricher ou voler… toujours dans l’idée de
remettre les compteurs de la moralité à zéro, suppose-t-on. Dès lors, chaque
fois que nous serions amenés à ressentir un sentiment d’« écoculpabilité »,
nous pourrions chercher à le compenser par une action pro-environnementale.
Le souci est que la culpabilité est une émotion plutôt inconfortable et que
dans notre hâte de la mettre de côté, nous chercherons plutôt une solution
rapide et assez simple, mais pas forcément très sensée. D’autant qu’en
matière d’environnement, nous l’avons souligné, peu de choses peuvent
s’envisager dans l’immédiat. Autrement dit, l’environnement ne répond pas
de la même façon qu’une personne serait susceptible de le faire, et surtout,
aucun dommage fait à l’environnement ne peut être défait ou compensé ! Par
exemple, une personne qui prend l’avion alourdit son empreinte écologique,
quel que soit le nombre de « lundis sans viande » qu’elle pratique… Et
consommer davantage de quelque chose, même eco-friendly (par exemple,
voitures hybrides, burgers organiques, riz en vrac…), ne minore jamais cet
impact sur le climat. Pourtant, ces « croyances de compensation
écocompatibles » sont légion.

Pas si grave, docteur…

Tout est donc fichu ? Certainement pas ! Finalement, comme souvent en


psychologie, lutter de manière frontale contre le problème (a fortiori au vu de
son caractère séculaire et purement automatique) est une stratégie contre-
productive et énergivore.
La façon la plus logique de développer une conscience écologique est alors
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d’en tenir compte. Par exemple, pour intégrer l’heuristique d’équilibre à
dessein, pourquoi ne pas donner en temps direct des feedback aux
consommateurs sur ce qu’ils sont en train d’acheter, avec un « total »
écologique accumulé, qui leur permet de voir que même les produits
« labellisés verts » ajoutent et n’enlèvent pas au compte de l’environnement ?
Et même, pourquoi ne pas utiliser d’autres biais pour parer ingénieusement
à la situation ? Ou les ressources dont la nature nous a gentiment fait cadeau ?
Ainsi, malgré leur préférence pour les récompenses immédiates, les êtres
humains sont bel et bien capables de travailler de longues périodes en vue
d’un renforcement différé. Ils ne sont pas complètement coincés non plus
dans l’instant présent et font preuve des ressources mentales nécessaires à
voyager mentalement dans le temps et à anticiper les conséquences futures de
certaines actions. Sinon, comment expliquer que nous investissions dans des
assurances ou des épargnes ? Notre faille principale concerne alors le fait
d’agir de la sorte en groupe et même, au plus large est le groupe, au plus cela
devient compliqué. Dès lors, cibler des initiatives locales, ancrées dans les
communautés, pourrait s’avérer plus efficace que de mettre en place de larges
et vagues campagnes de promotion.
Notons également que ces campagnes sont souvent formulées d’une façon
qui ne permet pas de contrecarrer un autre biais, le biais de formulation.
Celui-ci induit que la façon de poser un problème a une influence sur la
solution choisie. Le plus efficace alors est d’amener les choses positivement :
le slogan « Une énergie propre permettra de sauver x milliers de vies »
pourrait alors s’avérer être une meilleure incitation à changer nos
comportements envers le climat que « Nous allons tous finir par mourir si
l’on ne passe pas à une forme d’énergie propre ».
Finalement, à problèmes humains, réponses humaines ! Dans cette
configuration, négliger les rouages de nos machineries cognitives dans les
solutions proposées pour réduire notre impact sur le climat pourrait bien
transformer les meilleures intentions en causes perdues d’avance.

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Pour jouer à la roulette russe, le pari de l’optimisme

À la recette hasardeuse qui rend notre cognition peu adaptée aux enjeux climatiques, l’on peut
ajouter une bonne dose d’optimisme mal placé. Coupables d’« illusion positive », nous
envisageons ainsi souvent notre futur d’une façon plus radieuse que ce que la réalité ne laisse
envisager. Plus précisément, nous avons tendance à nous estimer comme moins concernés par
certains risques que ne le sont nos semblables.
Par exemple, penseriez-vous qu’il est plus probable que vous ou votre voisin développe un
cancer ces dix prochaines années ? Dans les faits, la probabilité est sans doute – toutes proportions
gardées – relativement équivalente. Mais dans votre esprit, tout en acceptant qu’elle ne soit pas
nulle, vous auriez tendance à vous estimer moins « à risque ». Cet élan positif est une chose assez
merveilleuse, dans la mesure où il a maintenu et maintient encore l’humain dans une forme
d’énergie vitale. Mais dans un autre sens, il pourrait bien, à force d’embrumer nos esprits, nous
faire courir à notre perte…
Notamment en nous empêchant de mettre en place les comportements préventifs envers les
risques, qu’il s’agisse d’une menace en termes de changement climatique ou dans un autre
domaine qui requiert des efforts à long terme et à l’issue incertaine : la santé. Mais en
l’occurrence, les choix individuels suffisent dans ce domaine : décider d’avoir un mode de vie sain
est un choix personnel, là où l’avenir de la planète requiert des options collectives.
Ce biais a la particularité d’être associé à un autre processus psychologique : le sentiment
subjectif de contrôle. Ce sentiment est lié à l’évaluation d’une personne de sa capacité d’agir ou
non sur le résultat d’une situation, à sa propre échelle et en prenant ses responsabilités. Il va donc
varier d’une situation à l’autre, mais aussi d’un groupe à l’autre. Ainsi nos sociétés occidentales
tendent généralement à accentuer le pouvoir et la responsabilité des individus à exercer le contrôle
sur toutes les dimensions de leurs vies. Ils sont vus comme responsables et à la source de leur
santé, de leur épanouissement, de leur carrière… Ce pour quoi, lorsque des groupes d’origine
différente sont comparés, le biais d’optimisme/illusion positive et le sentiment de contrôle ont
tendance à être plus élevés dans des pays comme les États-Unis que, par exemple, chez des
populations indiennes.
Une tendance pour ainsi dire propulsée par la montée en puissance de la psychologie positive et
du développement personnel. En effet, nos sociétés néolibérales en crise véhiculent de manière
croissante le message que nous devrions trouver en nous la volonté de contrecarrer les failles de
nos environnements. Une idée qui n’est pas neuve, mais semble s’être intensifiée avec
l’émergence de thérapies et services centrés sur le bonheur.
Pour Edgar Cabanas, coauteur de l’ouvrage Happycratie, ceux-ci ne sont que le symptôme
d’une tendance plus large des individus à se replier sur eux-mêmes afin de pouvoir faire face à
l’incertitude qui les entoure. Le développement personnel, les thérapies du bonheur ou la pleine
conscience – que l’auteur considère comme des dérivés du courant de la psychologie positive –
peuvent bien entendu avoir des effets positifs à l’échelle de l’individu. Toutefois, pris dans une
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vision plus large de nos sociétés, ils pourraient s’avérer problématiques, tant l’injonction au
bonheur ne peut s’y entendre que par le prisme individuel : la personne travaille sur elle, pour elle,
pour son épanouissement. Ce qui pourrait avoir tendance à renforcer certains des biais explicités.
Par exemple, les techniques de pleine conscience engagent à porter une attention délibérée sur
l’instant présent, sur l’expérience directe, et à pouvoir accueillir avec bienveillance ce qui s’y
joue. La pleine conscience, qui permet si souvent de soulager les souffrances de nos quotidiens,
pourrait-elle alors, en nous enclavant dans l’instant présent, l’expérience individuelle et (pire, dans
ce cas) l’acceptation, nous éloigner indubitablement de problématiques différées, collectives et
qui, elles, sont simplement intolérables ?
Les choses ne sont sans doute pas si simples : car qui est heureux se contente de peu ! Et s’il est
une stratégie qui s’avère payante en matière d’environnement, c’est bien celle du frugalisme. Dans
cette voie vertueuse, la pleine conscience, en donnant la possibilité d’élargir le spectre de
l’expérience et, par conséquent, de mieux gérer ses émotions, peut s’avérer un formidable outil
afin de pouvoir se recentrer sur l’essentiel.
R. R.

Bibliographie
• BOHLER Sébastien, Le Bug humain. Pourquoi notre cerveau nous
pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont,
2019.
• MARSHALL George, Le Syndrome de l’autruche. Pourquoi notre
cerveau veut ignorer le changement climatique, 2014, traduit de l’anglais
(États-Unis) par Amanda Prat-Giral, Arles, Actes Sud, 2017.
• DE LARA Michel, BOUTANG Jérôme, Les Biais de l’esprit. Comment
l’évolution a forgé notre psychologie, Paris, Odile Jacob, 2019.
• CLAYTON Susan, MANNING Christie (dir.), Psychology and Climate
Change. Human perceptions, impacts, and responses, Cambridge, Academic
Press, 2018.
• KAHNEMAN Daniel, Système 1/Système 2. Les deux vitesses de la
pensée, 2011, traduit de l’anglais (États-Unis) par Raymond Clarinard, Paris,
Flammarion, 2012.

Note
1. Docteure en sciences psychologiques et de l’éducation, chargée de cours à l’université de Mons
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(Belgique).

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7

En finir avec le capitalisme ?

Renaud Duterme 1

« L’essentiel des facteurs qui composent cette dynamique


d’effondrement est précisément à chercher dans les principes mêmes
du capitalisme et ses nécessités. »

À de rares exceptions près, le capitalisme est relativement absent des


analyses dites de collapsologie. Pourtant, et au-delà de toute idéologie, c’est
un fait que le fonctionnement de ce système est au cœur de bien de ses
contradictions, contradictions qui permettent en grande partie d’expliquer les
points de rupture matérialisés dans les études de l’effondrement. Raison pour
laquelle quiconque s’intéresse à ce concept ne peut faire l’impasse sur la
compréhension des origines et des logiques qui sous-tendent le capitalisme.

Comment le capitalisme s’est imposé au monde

Loin de la fable libérale, selon laquelle le capitalisme serait une destinée


naturelle de toute société humaine, ce système prend sa source au sein du
continent européen et est directement une des conséquences du commerce
longue distance (16). C’est ainsi qu’on ne peut comprendre les origines du
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capitalisme indépendamment des débuts de la mondialisation 2, symbolisés
par l’arrivée en 1492 de Christophe Colomb sur le continent américain, et ce
pour au moins deux raisons. D’une part, c’est cette mondialisation qui va
contribuer de façon considérable à l’accumulation primitive, notamment à
travers le pillage de ressources (agricoles, minières et humaines), l’invention
du commerce triangulaire fondé sur l’esclavage et l’exploitation de nouveaux
écosystèmes, fournissant de ce fait les conditions écologiques à l’émergence
du capitalisme (17).
Mais elle va d’autre part donner une liberté sans précédent à une sphère
marchande, de facto de moins en moins soumise aux lois et réglementations
locales 3. C’est ainsi par le commerce longue distance que va se trouver défini
un des traits majeurs (si ce n’est LE trait majeur) propre au capitalisme, à
savoir l’autonomie et la prépondérance de la sphère économique par rapport à
l’ensemble de la société, celle-ci lui étant petit à petit entièrement soumise (18).
Cette prépondérance va se matérialiser par la marchandisation de tout ce
qui peut l’être, à commencer par le travail et les moyens de production. Par la
suite, cette logique, que l’Angleterre fut sans doute la première région à
expérimenter, va peu à peu s’exporter aux quatre coins du monde, en
particulier par le processus colonial, l’imposition de l’échange inégal et
l’endettement (19). À noter que toutes ces méthodes furent systématiquement
associées à une coercition extrême. Tout cela donna lieu à une véritable
entreprise d’accumulation par dépossession, pour reprendre les mots du
géographe David Harvey (20). Entreprise qui, dans bien des cas, se poursuivra
par ailleurs après les indépendances des anciennes colonies, notamment à
travers les politiques du FMI et de la Banque mondiale à partir de la seconde
e
moitié du XX siècle. Au nom du remboursement de la dette, ces plans
d’ajustement structurel vont en effet accroître l’emprise du marché sur des
régions entières, notamment à travers des politiques de privatisation et de
libre-échange, laissant entrevoir ce qu’on nomme la phase néolibérale. Cela
dit, l’analyse doit aller au-delà d’une vision Nord-Sud, puisque les élites
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locales feront partie intégrante de ce processus, et qu’elles profiteront
allègrement jusqu’à aujourd’hui de ce système.

Un système fait de contradictions

De façon tout à fait pragmatique, la contradiction fondamentale du


capitalisme réside dans sa tendance à devoir produire toujours plus avec des
coûts de production le moins cher possible. Or, parmi ceux-ci, le travail (et
donc la rémunération des travailleurs) figure en première position. Il
constitue par conséquent la variable sur laquelle les capitalistes désirent le
plus exercer une pression. On le constate encore aujourd’hui avec les
stratégies de délocalisation, l’automatisation du travail ou encore les
politiques de modération salariale. Là où le bât blesse, c’est que cela se
traduit de facto par une perte du pouvoir d’achat des travailleurs, pouvoir
d’achat qui permet pourtant d’écouler les marchandises produites. D’où une
tendance inhérente du capitalisme à des crises de surproduction. Ces crises
ont historiquement été surmontées de différentes façons :
• la crise proprement dite (laquelle détruit les capacités excédentaires de
production) ;
• la création de nouveaux besoins (par l’innovation technologique, la
publicité, l’obsolescence programmée ou l’urbanisation à outrance) ;
• des politiques de relance publique et de grands travaux ;
• le recours à des conflits armés (le complexe militaro-industriel
constituant un très gros débouché pour des capitaux en recherche de
rentabilité) ;
• la conquête géographique de nouveaux marchés (ouvertures de marchés
nationaux à des entreprises étrangères, aide liée 4, politiques de
privatisation…) ;
• l’endettement, qui ne fait que repousser le problème à plus tard.
Or, au regard de ces options, force est de constater que nombre d’entre
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elles portent en leur sein des limites importantes, limites qui pour la plupart
sont en passe d’être atteintes à l’heure d’aujourd’hui. Ces limites sont à la
fois socio-économiques (impossibilité de rembourser les dettes, saturation des
marchés, chômage structurel, etc.), mais aussi spatiales (le capitalisme ayant
peu à peu conquis la planète entière) et surtout physiques (épuisement des
ressources, réchauffement climatique, pollutions diverses, etc.).
Car ce qu’on oublie trop souvent, c’est que le capitalisme porte en lui une
surexploitation de la nature, d’abord par son impératif de production sans
limite, mais également par un besoin de mobilité permanente, rendue possible
par le recours aux énergies fossiles. Cette mobilité a notamment permis de
mettre en concurrence les travailleurs du monde entier (21) mais également
d’externaliser les impacts écologiques de la production, que ce soit par
l’exploitation d’écosystèmes étrangers (déforestation, dégradation des
milieux naturels liée à l’extraction minière et pétrolière, etc.) ou bien par
l’exportation de nuisances (transferts de déchets vers des pays plus pauvres,
pollutions émises par les usines délocalisées, etc.). Ce dernier point est
fondamental pour comprendre la légitimité dont bénéficie encore le
capitalisme puisqu’il contribue à distancer des modes de consommation de
ses impacts négatifs.
Bien entendu, la finitude de la planète entraîne une généralisation de cette
logique de surproduction et des problèmes environnementaux qui la sous-
tendent. L’avenir laisse par conséquent entrevoir une résurgence de tensions
géopolitiques, d’instabilité économique, le tout baignant dans un contexte de
détérioration écologique sans précédent depuis l’avènement d’Homo sapiens.
Ce qui augure une situation inédite, à tel point que nombre d’analystes osent
parler d’effondrement.
Mais ce que la plupart des collapsologues négligent, c’est que l’essentiel
des facteurs qui composent cette dynamique d’effondrement sont précisément
à chercher dans les principes mêmes du capitalisme et ses nécessités : besoin
d’une croissance économique illimitée ; gestion minière de l’environnement

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et non-prise en compte des limites imposées par la nature ; dépendance
intrinsèque aux énergies fossiles ; mainmise de l’économie sur l’ensemble de
la société ; principe de compétition mis en exergue, destruction des savoirs
traditionnels, etc. Et ce sont bien ces principes qui font perdre de la résilience
à nos sociétés puisque toute l’autonomie dont pouvait bénéficier un territoire
se retrouve sacrifiée au profit de la dépendance au marché (non seulement
national mais de plus en plus international).

Le capitalisme va-t-il s’effondrer ?

Une fois l’ensemble de ces constats admis, deux questions peuvent se


poser : 1) Les contradictions du capitalisme peuvent-elles avoir raison de
lui ? ; 2) Doit-on par conséquent envisager une sortie au plus vite de ce
système incompatible avec le fonctionnement du système Terre ?
Concernant la première question, il faut reconnaître au capitalisme une
capacité de résilience hors du commun. Sans mesures politiques fortes
restreignant le pouvoir du marché, le moindre choc lui permet de rebondir et
d’accroître son emprise davantage encore. À titre d’exemple, le
réchauffement climatique et ses effets ont vu émerger un marché
d’obligations catastrophes, produits financiers liés à des assurances destinées
à se prémunir contre ce type de risque (22). On sait également que de
nombreuses multinationales actives dans les énergies fossiles se réjouissent
de la fonte des glaces arctiques, laquelle permettrait l’exploitation de
gisements d’hydrocarbures potentiellement faramineux, actuellement
inaccessibles ou trop coûteux. Dans un autre registre, les tensions
géopolitiques à venir risquent d’accroître les politiques sécuritaires, pour le
plus grand bénéfice des entreprises du secteur.
En outre, le désarroi d’une société suite à des chocs est fréquemment
utilisé pour accroître la mainmise du marché sur des secteurs qui étaient
jusque-là épargnés. On doit à la journaliste Naomi Klein d’avoir mis en
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évidence le fait que la perte de repères suivant une catastrophe, de quelque
nature qu’elle soit (phénomène naturel, instabilité politique, crise
économique), conduit une population à accepter plus facilement des
politiques de privatisation, par nature antisociales, qu’elle ne tolérerait pas en
temps normal (23).
La seconde question est plus délicate. Comme j’espère l’avoir montré
brièvement, il est clair que les principes du capitalisme vont à l’encontre de
toute atténuation des problèmes majeurs qui se posent déjà et qui vont
s’aggraver dans un futur proche. Mais contrairement à d’autres systèmes
ayant existé par le passé, le capitalisme n’est pas une structure figée et
personnifiée qu’il suffirait de renverser. Le capitalisme est avant tout un
rapport social, qui a la particularité de s’insinuer dans tous les aspects de
notre vie quotidienne, faisant de nous tous des « complices » involontaires de
celui-ci. Mais s’il a donc probablement encore de beaux jours devant lui, il
est clair que les ruptures qui s’annoncent se révéleront moins douloureuses
pour les territoires qui sauront diminuer autant que possible leur dépendance
au marché roi.

Anthropocène ou Capitalocène ?

Un concept intrinsèquement lié à la collapsologie est celui d’Anthropocène. Selon cette notion,
la Terre serait récemment rentrée dans une nouvelle ère géologique, principalement liée à
l’activité humaine, en particulier à la combustion massive d’énergies fossiles. L’accumulation de
gaz à effet de serre qui en résulte nous aurait donc fait quitter l’Holocène, période géoclimatique
relativement stable depuis 12 000 ans, et ayant permis le développement de l’agriculture, pour une
nouvelle ère, davantage « déréglée » et de ce fait pleine d’incertitudes.
Ce passage n’est évidemment pas daté précisément, mais la plupart des chercheurs s’intéressant
à la question s’accordent à dire que ce qu’on a tendance à nommer la révolution industrielle
marquerait le point de départ de l’Anthropocène, avec une forte accélération après la Seconde
Guerre mondiale, justifié par l’avènement de la consommation de masse. Cette période voit en
effet une série d’indices socio-économiques suivre une courbe exponentielle, entraînant une
trajectoire similaire pour de nombreux indicateurs mesurant la santé écologique du système Terre.
À noter que certains évoquent également l’usage de l’arme atomique comme élément symbolique
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fondamental, puisque l’homme a dorénavant un pouvoir de destruction sans précédent sur
l’ensemble de la planète.
Proposé au départ par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 2002, le mot Anthropocène a
depuis lors fait l’objet de nombreuses publications, suivant différentes approches selon les auteurs.
Parmi ces derniers, plusieurs, souvent d’inspiration néomarxiste, critiquent ce terme, au motif
qu’il serait trop englobant et qu’il considérerait l’humanité comme une et indifférenciée, faisant fi
des relations d’exploitation et de domination existant en son sein. Nombreux parmi ces derniers
sont ceux qui mettent plutôt l’accent sur l’émergence du capitalisme comme facteur déterminant
(24)
de l’Anthropocène, ce qui conduit certains à lui préférer la notion de Capitalocène . Comme
l’écrivent Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans leur ouvrage-référence sur le sujet,
« parler de Capitalocène signale que l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James
Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en
e
relation historique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au XVI siècle et
(25)
qui a rendu possible l’industrialisation ». À chacun de voir ce qui lui semble le plus pertinent.
R. D.

Bibliographie
• BIHR Alain, 1415-1763, Le Premier Âge du capitalisme. L’expansion
européenne, tome I, Lausanne/Paris, Page Deux/Syllepse, 2018.
• KLEIN Naomi, Le Choc des utopies. Porto Rico contre les capitalistes
du désastre, Montréal (CA), Luxéditeur, 2019.
• MALM Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement
climatique à l’ère du capital [2016], traduit de l’anglais par Étienne
Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2017.
• PATEL Raj, MOORE Jason W., Comment notre monde est devenu
cheap. Une histoire inquiète de l’humanité [2017], traduit de l’anglais (États-
Unis) par Pierre Vesperini, Paris, Flammarion, 2018.
• TESTOT Laurent, Cataclysmes. Une histoire environnementale de
l’humanité, Paris, Payot, 2017.

Notes
1. Professeur de géographie et écrivain.
2. Entendue ici comme l’interconnexion de l’ensemble des régions du monde.
3. D’autant plus que les marchands européens bénéficiaient déjà d’une certaine liberté en raison de
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l’émiettement de l’autorité caractéristique du système féodal, et ce contrairement à des empires plus
centralisés tels que la Chine ou les royaumes précolombiens.
4. L’aide liée désigne des montants donnés, ou le plus souvent prêtés à un pays plus pauvre, à la
condition que ce dernier utilise cet argent pour acheter des produits fabriqués au sein du pays donateur.

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8

La religion du Marché

Stéphane Foucart 1

« Mille indices sémiologiques suggèrent que le Marché est devenu,


non seulement l’acteur décisif de l’organisation sociale, mais aussi la
déité centrale d’une forme de religion politique. »

C’est l’une des idées-forces de Marcel Gauchet, qui traverse sa pensée


depuis plus de trois décennies : la société occidentale est caractérisée par un
mouvement de « sortie de la religion », qui la distingue de la plus grande part
des sociétés humaines. L’historien français ne prétend pas que ce mouvement
signe, en Occident, la fin des pratiques religieuses individuelles ou des
croyances intimes, mais il constate que l’organisation sociale n’y repose plus
que très marginalement sur des considérations d’ordre religieux. Et ce
mouvement se propage, depuis la fin des années 1980, à l’ensemble du
monde en développement. « La mondialisation est une occidentalisation
culturelle du globe sous l’aspect scientifique, technique et économique, mais
ces aspects sont en fait des produits de la sortie occidentale de la religion,
résumait récemment Marcel Gauchet dans un entretien au quotidien Le
Monde. De sorte que leur diffusion impose à l’ensemble des sociétés une
rupture avec l’organisation religieuse du monde. » Le corollaire immédiat de
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cette « sortie de la religion » est l’avènement – prétendument en cours –
d’une organisation rationnelle du monde, dont le carburant est le progrès
scientifique et technique, et le moteur l’économie de marché.
Cette idée rassurante se heurte au constat de la crise écologique. Comment
penser la fin des croyances comme élément structurant des sociétés, en même
temps que le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité ?
Comment croire que la civilisation thermo-industrielle mondialisée
fonctionne selon des principes rationnels en même temps qu’elle génère et se
montre incapable de juguler ces deux phénomènes, inédits à l’échelle des
temps géologiques, qui la déstabilisent et menacent son existence même ? À
l’évidence, de nouvelles croyances sont à l’œuvre, et disposent d’une autorité
politique comparable à celle du christianisme dans l’Europe d’avant les
Lumières.

Une théologie nouvelle

Pour comprendre, il faut quitter Marcel Gauchet et se rapprocher de deux


autres intellectuels : l’historien Pierre Rosanvallon (Collège de France) et le
théologien David Loy (université Bunkyo). Le premier a montré à la fin des
années 1970 comment l’économie de marché a commencé à s’imposer en
e
Europe au XVIII siècle, à la faveur du recul de l’autorité morale du
christianisme, et comment la notion même de marché a, de ce fait, évolué.
« Le concept de marché change de signification avec Adam Smith [1776],
écrit Pierre Rosanvallon. Il n’est plus seulement un lieu particulier et localisé
d’échanges : c’est la société tout entière qui constitue le marché. Il n’est pas
seulement un mode d’allocations des ressources à travers une libre
détermination […] des prix : c’est un mécanisme d’organisation sociale plus
encore qu’un mécanisme de régulation économique. » Les principes de
l’économie de marché, donc, se posent en substituts à ceux de la religion
traditionnelle.
Quant à David Loy, il a proposé deux décennies plus tard l’idée que cette
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substitution a fini, en somme, par se parfaire avec la transmutation du
discours économique libéral en une théologie nouvelle, issue d’un culte que
David Loy nomme la « religion du marché ». « Si nous adoptons une vision
fonctionnaliste et que nous entendons la religion comme ce qui nous fonde à
comprendre ce qu’est le monde et ce qu’est notre rôle dans le monde, alors il
devient évident que les religions traditionnelles remplissent de moins en
moins cette fonction. Et ce parce qu’elles sont supplantées dans cette fonction
par d’autres systèmes de croyances et de valeurs, écrit David Loy. […] Notre
système économique actuel devrait aussi être compris comme remplissant
une fonction religieuse. La science économique, comme discipline, est moins
une science que la théologie de cette religion. Son dieu, le Marché, est
devenu un cercle vicieux de production et de consommation toujours
croissantes, prétendant offrir un salut séculier. »

Un culte sans spiritualité

De fait, mille indices sémiologiques suggèrent que le Marché – incarné


dans la multitude des marchés de titres, de biens ou de services – est devenu,
non seulement l’acteur décisif de l’organisation sociale, mais aussi la déité
centrale d’une forme de religion politique, au rôle analogue à celui de
l’antique religion romaine. C’est une religion des élites, qui forge avant tout
les représentations du monde des classes dirigeantes. Comme la religion
publique romaine, elle se veut un culte sans spiritualité, uniquement dévolu à
garantir le succès matériel de la cité ; elle a pour clergé le monde de la
finance, chargé d’interagir avec le Marché ; elle a ses formes de sacrifices,
offerts au Marché, dont on attend en retour la stabilité sociale et la
prospérité ; elle a pour valeurs cardinales la liberté d’agir et d’entreprendre,
pour idéal l’équilibre et pour moyen la technique.
Elle a, surtout, pour nécessité impérieuse la croissance du produit intérieur
brut (PIB), qui n’est autre que l’indice de l’intensité du fonctionnement du
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Marché : le PIB quantifie des flux économiques qui s’opèrent sous son
patronage, mais il ne mesure en aucun cas la richesse des nations (le PIB ne
tient par exemple pas compte du patrimoine naturel, industriel, humain, etc.).
Le PIB mesure donc, en quelque sorte, la satisfaction du Marché.
La recherche inconditionnelle et constante de croissance économique
repose sur les deux grands credo de la théologie du Marché : la croissance
amène le bien-être aux hommes d’une part, et la poursuite indéfinie de la
croissance est possible dans un monde fini d’autre part. Il n’existe pourtant à
ce jour aucune preuve, ni aucun élément de preuve, que la croissance
économique soit intrinsèquement bénéfique aux humains (songeons à
l’espérance de vie américaine qui, en dépit d’une croissance toujours
soutenue, a commencé à chuter en 2014 après plusieurs années de plateau, et
qui se situe à la fin des années 2010 au-dessous de l’espérance de vie
cubaine). Pas plus qu’il n’existe de preuves que la croissance, sous sa forme
actuelle, c’est-à-dire nourrie par des flux de matière et d’énergie, puisse se
poursuivre ad aeternam sans provoquer un désastre environnemental mondial
et de grande magnitude.
C’est même, bien sûr, tout le contraire. Le seul déclin marqué des
émissions humaines de gaz à effet de serre, depuis le début des années 2000,
a ainsi été provoqué par la récession de la grande crise de 2008, indiquant
empiriquement que la croissance économique est bel et bien le moteur du
changement climatique. C’est évidemment un truisme. Mais il semble
nécessaire de le rappeler tant le hiatus est considérable entre la réalité des
politiques publiques qui, à peu près partout dans le monde, cherchent à
maximiser la croissance, et le discours des responsables politiques qui les
mettent en œuvre, tout en assurant agir contre l’aggravation du
réchauffement.
La recherche éperdue de croissance signale que, s’il y a bien eu une
« sortie de la religion » traditionnelle, la société s’organise toujours autour de
croyances de nature religieuse : le contentement du Marché serait la condition

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nécessaire de l’épanouissement des hommes, et ce credo n’est pas plus
sérieusement débattu que ne l’était au Moyen Âge le géocentrisme, le
créationnisme, etc. Tant que le Marché est satisfait, tant que la croissance est
soutenue, la société thermo-industrielle ne saurait se diriger vers
l’effondrement : ce serait au contraire le déficit prolongé de croissance qui
indiquerait l’entrée sur une voie dangereuse.

Dégrader l’environnement, c’est bon pour la croissance

Il est possible que ce soit en réalité, là encore, l’exact inverse. La


croissance, sous sa forme actuelle, ne génère pas seulement des dégâts
environnementaux, sanitaires ou sociaux : il est probable qu’elle s’en
nourrisse. Deux économistes italiens, Stefano Bartolini (université de Sienne)
et Luigi Bonatti (université de Trente), ont proposé en 2002 que les
dégradations de l’environnement et du tissu social puissent être non
seulement une conséquence, mais aussi un moteur de la croissance. « Une
ressource commune (un actif environnemental ou social) peut être remplacée
par un bien de consommation acheté sur le marché, et ce alors que les
ressources environnementales ou sociales sont gratuites, écrivent les deux
économistes. Devant la baisse de la disponibilité de ces ressources, les
individus sont poussés à accroître leur participation à des activités
marchandes, afin d’augmenter leurs revenus et se procurer plus de biens de
consommation. » Et ainsi endommager un peu plus le capital social ou
environnemental : on retrouve l’idée d’un cercle vicieux de production et de
consommation, portée en 1997 par David Loy. Dans ce modèle, les agents
économiques sont conduits à produire plus de richesses pour compenser la
dégradation de leur environnement au sens large et, ce faisant, ils contribuent
à l’endommager un peu plus, favorisant ainsi un processus générateur de
croissance. Le corollaire de ce modèle de représentation de la croissance est
en radicale opposition avec le discours économique dominant : il infère que
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les externalités négatives – les effets collatéraux négatifs de l’activité
économique – n’induisent pas toujours une baisse, mais parfois une hausse
de la croissance.
L’idée n’est d’ailleurs guère contre-intuitive. Par exemple, la destruction
des insectes pollinisateurs sauvages (bourdons, papillons, syrphes, etc.) par
l’abus des produits phytosanitaires destinés à faire grimper les rendements
agricoles, a favorisé les activités commerciales d’élevage d’insectes
auxiliaires et de location de colonies d’abeilles domestiques, afin d’assurer la
pollinisation des cultures. De nouveaux marchés sont ainsi apparus : produire
plus, c’est détruire plus et détruire plus, en retour, c’est devoir produire plus.
Si Stefano Bartolini et Luigi Bonatti ont raison, alors de mauvaises politiques
publiques – susceptibles de dégrader la qualité et la sécurité de vie des
humains – pourront avoir des effets favorables pour le Marché, susceptibles
de le contenter, de l’apaiser, de calmer sa voracité.
Le danger extrême de ce credo in mercatum est qu’il masque partiellement
la réalité du monde physique aux responsables politiques et aux élites.
Lorsque vous êtes convaincus que le bonheur des hommes est une propriété
émergente de la croissance, vous êtes portés à voir celle-ci comme la mère de
toutes les métriques pour décrire l’état des sociétés. Mais si la croissance se
nourrit, au contraire, de l’inconfort grandissant des humains et de
l’accumulation des risques systémiques qui pèsent sur l’avenir du monde, de
nouvelles et inquiétantes questions se posent. Lorsque votre seule boussole
pointe la direction opposée à celle que vous devriez suivre, votre voyage est
mal engagé.

Bibliographie
• ROSANVALLON Pierre, Le Capitalisme utopique. Histoire de l’idée de
e
marché [1979], 3 édition, Paris, Le Seuil, 1999.
• LOY David, « The religion of the market », Journal of the American
Academy of Religion, 1997, 65 (2), p. 275-290.
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• BARTOLINI Stefano, BONATTI Luigi, « Environmental and social
degradation as the engine of economic growth », Ecological Economics,
2002, 43 (1), p. 1-16.
• KEEN Steve, L’Imposture économique, trad. Aurélien Goutsmedt, Paris,
L’Atelier, 2014 [Zed Books, 2011].
• POTTIER Antonin, Comment les économistes réchauffent la planète,
Paris, Le Seuil, 2016.
• FOUCART Stéphane, Des Marchés et des Dieux, Paris, Grasset, 2018.

Note
1. Journaliste et chroniqueur, il couvre les sciences de l’environnement au quotidien Le Monde.

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9

Les économistes sont-ils armés


pour anticiper les risques liés aux dérèglements écologiques ?

Gaël Giraud 1

« Les mondes que décrivent la plupart de nos modèles économiques


sont totalement hors-sol. »

Deux écueils doivent être évités lorsque l’on se préoccupe des


conséquences économiques du réchauffement climatique et de la destruction
des écoumènes non humains 2. Le premier consiste à sous-estimer le danger
pour différents motifs, parmi lesquels l’idée que le progrès technique
permettra toujours d’éviter le pire. Le second, au contraire, cède à un
millénarisme renouvelé, qui estime la catastrophe inéluctable et se résigne à
une forme ou une autre de survivalisme.
Les connaissances scientifiques dont nous disposons à ce jour ne
permettent d’étayer aucune de ces deux postures : nous n’avons pas de
garantie qu’il sera possible à l’humanité d’éviter des effondrements
économiques et sociaux de très grande ampleur – d’autant moins que de tels
effondrements ont déjà (eu) lieu, aussi bien sur le versant humain que non
humain (26). Inversement, nous ne disposons pas davantage de la moindre
preuve que le pire soit sûr – ne fût-ce que parce que le « pire » lui-même
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n’est pas défini.
Ce n’est qu’à égale distance de ces deux formes de renoncement qu’une
interrogation scientifique peut être formulée. Le long de ce chemin de crête,
les économistes disposent-ils des outils ajustés pour anticiper les risques
auxquels nous faisons face ? Nos modèles actuels sont majoritairement
inadéquats, mais ils pourraient être réformés en vue de permettre aux
économistes de rendre le service que la société attend d’eux : alerter sur les
risques qu’elle court et l’aider à choisir les réponses les plus adaptées à ces
menaces.

L’évaluation des dommages environnementaux

Il est malheureusement trop tard pour maintenir le réchauffement au-


dessous des +2 °C à la fin du siècle. Depuis presque dix ans, plus aucun
modèle climatique ne nous donne de chance raisonnable de respecter l’accord
de Paris. Des quatre scenarii envisagés par le GIEC, c’est le plus pessimiste
(le RCP 8.5) qui, à l’heure actuelle, est le plus vraisemblable : il nous
conduirait au-delà de + 4 °C. Du côté des sciences expérimentales, il ne fait
aucun doute qu’une augmentation de la température moyenne à la surface du
globe de + 4 °C ou davantage entraînerait des dégâts considérables. La non-
linéarité des boucles de rétroaction qui aggraveraient le réchauffement – via,
par exemple, la disparition de l’effet albédo des surfaces glacières et la fonte
du pergélisol – est telle qu’un emballement pouvant conduire à l’extinction
de l’espèce humaine ne peut plus être exclu. Pourtant, le célèbre modèle
DICE de l’économiste William Nordhaus (27) (lauréat du prix 2018 de la
Banque de Suède en sciences économiques, en mémoire d’Alfred Nobel)
continue de conclure qu’avec + 6 °C à la fin du siècle, les pertes économiques
induites avoisineraient tout au plus 10 % du PIB mondial ! Certes, d’autres
économistes proposent une image bien moins sereine des conséquences des
émissions anthropogéniques (28), mais une part significative de nos travaux
académiques s’inscrit aujourd’hui encore dans le sillage de Nordhaus (29). La
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raison de la persistance d’un tel optimisme se trouve notamment dans la
construction de la fonction de dommage, qui relie l’augmentation de la
température aux dégâts matériels infligés à nos systèmes économiques.
Plusieurs fonctions de dommage climatique ont été proposées dans la
littérature. Toutes ont été largement critiquées pour leur absence de
fondement empirique (30). À titre d’exemple, Woillez et al. (2019) (31) propose
une expérience de pensée contre-factuelle qui éclaire le manque de réalisme
de deux d’entre elles. Au lieu de considérer un réchauffement, envisageons
un refroidissement de – 4 °C, ce qui correspondrait à un retour à la dernière
période glaciaire (DPG), qui mit fin au Pléistocène. L’avantage d’une telle
expérience de pensée est double :
1) L’anomalie de température est de même amplitude que celle du
réchauffement induit par le scénario RCP 8.5 qui, dans les publications du
GIEC, rend compte de l’hypothèse d’une inaction prolongée jusqu’à la fin du
siècle 3 ;
2) Le climat terrestre correspondant à la DPG a été abondamment étudié
par les paléoclimatologues, de sorte que nous disposons d’une connaissance
fiable de ce à quoi ressemblerait la Terre sous l’hypothèse d’un tel
changement climatique. Le nord de l’hémisphère serait enterré sous des
e
centaines de mètres de neige (bientôt convertie en glace) jusqu’au 40
parallèle nord, ce qui inclut les Grands Lacs en Amérique, la Scandinavie,
la moitié nord des îles Britanniques, le nord de l’Allemagne, de la Pologne,
les pays Baltes et le nord de la Russie. La Suisse et l’Autriche disparaîtraient
également. Le pergélisol s’étendrait jusqu’à Bordeaux, Pékin et le nord du
Sichuan. La mousson serait drastiquement réduite en Afrique et en Asie du
Sud-Est, provoquant l’extension des déserts du Sahara et de Namibie.
L’aridité provoquerait la disparition d’environ la moitié de l’Amazonie et des
trois quarts de la forêt du Congo. Les lieux de création de richesse devenant
inaptes à la production correspondraient à 25-30 % du PIB mondial actuel
(sans même tenir compte de la désorganisation de l’économie mondiale que

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proposerait un tel cataclysme).
Pourtant, appliquée à un tel scénario, la fonction de dommage de Newell et
al. (2018) conclut à une décélération presque négligeable du PIB mondial. Le
Canada (pourtant rayé de la carte !) ne perdrait que 8 % de son PIB. La
fonction de Burke et al. (2015), quant à elle, identifie bien un effondrement
des économies du Nord, mais celui-ci serait compensé par une forte
croissance du PIB des zones tropicales. Or, le bouleversement du cycle de
l’eau dans les tropiques rend fort peu plausible un tel optimisme. Et si elles
ne sont pas fiables sur un refroidissement dont, pourtant, nous connaissons
bien les conséquences physiques, comment ces fonctions de dommage
pourraient-elles l’être davantage pour un réchauffement à propos duquel, au-
delà de + 2 °C, le passé ne nous livre aucune donnée observable et pertinente
à l’échelle humaine ?
Évaluer quantitativement l’impact du dérèglement climatique sur les actifs
économiques qui font notre prospérité contemporaine est certes une tâche
impossible sans un certain nombre d’approximations inévitables :
l’emplacement géographique des infrastructures menacées, le degré
d’adaptation des sociétés humaines, l’ampleur des déplacements de
population, etc. L’enjeu de la modélisation de fonctions de dommage est
donc de choisir les approximations les plus pertinentes. Celles qui sont
actuellement mises en avant dans la littérature académique ne sont pas
satisfaisantes. Certes, les fonctions de Weitzman (2012) (qui conclut à une
perte de 50 % du PIB mondial en cas de réchauffement de + 6 °C) et de
Dietz-Stern (2015, – 90 % !) semblent nettement plus réalistes et constituent
un réel progrès. Ce qui toutefois fait encore défaut, c’est une méthodologie
transparente sur laquelle un consensus international pourrait s’établir, à partir
duquel plusieurs équipes de recherche pourraient tenter une estimation
globale en coordonnant leurs efforts. Les secteurs assuranciels et bancaires
étant directement concernés par l’estimation des dommages qu’ils subissent
déjà, ils pourraient aisément financer un tel projet international.

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Reste que, quand bien même la profession parviendrait à relever ce défi,
elle n’aurait parcouru que la moitié du chemin. En effet, le « moteur »
économique de nos modèles lui-même demande à être révisé.

Crise de la science économique

Plusieurs voix se sont exprimées récemment pour appeler à une révision


fondamentale des modèles utilisés en économie. Joseph Stiglitz, ancien
économiste en chef de la Banque mondiale, par exemple, estime que lesdits
modèles sont radicalement erronés et qu’il faudrait tout réécrire (32). Olivier
Blanchard, ancien économiste en chef du Fonds monétaire international
(FMI), déclarait en 2013 qu’il convient de « changer de logiciels
d’analyse (33) ». Paul Romer, alors économiste en chef de la Banque mondiale,
n’hésitait pas, en 2016, à considérer que les trente dernières années de la
macro-économie ont coïncidé avec une régression scientifique de la
discipline (34).
Plusieurs caractéristiques des modèles les plus couramment utilisés font en
effet obstacle à une appréhension un tant soit peu convaincante du réel –
a fortiori lorsqu’il s’agit de coupler ces modèles avec des simulations
climatiques de long terme pour en déduire des scenarii portant sur l’impact
des crises écologiques.
1) Le premier aspect qui exige une révision est lié à la place tenue par la
monnaie dans les modèles quantitatifs appliqués dans la plupart des
administrations publiques (y compris au FMI ou à la Banque de France).
L’écrasante majorité de ces modèles sont construits, en effet, sur l’hypothèse
que la monnaie est une unité de compte qui n’interfère pas avec l’économie
réelle (le chômage, la croissance, etc.). Ces modèles décrivent au fond des
économies de troc où changer d’unité de compte monétaire ne devrait pas
avoir plus d’effet que de convertir des degrés Kelvin contre des Celsius.
Cette propriété – généralement qualifiée de « neutralité » de la monnaie –
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est évidemment invalidée par toutes les études empiriques. Paradoxalement,
elle n’en demeure pas moins centrale dans la plupart des exercices de
modélisation des économistes liés à la prise de décision publique. Il est vrai
que la prise au sérieux de la « non-neutralité » de la monnaie obligerait à
reconsidérer certains dogmes majeurs, comme l’indépendance des banques
centrales : si la monnaie n’est pas neutre, disjoindre la politique monétaire de
la politique budgétaire n’a plus de sens.
2) Si l’on en croit les modèles les plus caricaturaux, le chômage
involontaire n’existe pas. La « rencontre » des salariés et de leurs employeurs
étant censée s’opérer à la manière d’une enchère transparente, instantanée et
universelle, s’il reste des travailleurs inemployés, cela ne peut provenir que
d’une cause : au salaire d’équilibre qui égalise l’offre et la demande
exprimées, ces travailleurs-là ne veulent pas travailler. Nulle part au monde,
pourtant, les salariés ont le « choix » de renoncer à un salaire, mis à part
l’infime minorité de ceux qui peuvent vivre de leurs rentes. En outre, le
« marché » du travail n’est évidemment jamais organisé comme une enchère
transparente (à moins que l’on ne songe à certains « marchés aux
esclaves » ?).
Certains modèles d’inspiration néokeynésienne s’appuient sur cette
remarque pour introduire d’utiles « frottements » dans la mécanique
précédente : les salaires ne sont pas aussi flexibles à la baisse que le cours
d’une enchère ajusté par un commissaire-priseur, la relation
employeur/employé est entachée d’asymétries d’information, etc. Toutefois,
pour utiles qu’elles soient, ces améliorations n’altèrent pas la logique
profonde des modèles les plus frustes. Dans tous ces modèles néokeynésiens,
si les salaires étaient parfaitement flexibles, on retrouverait la caricature
« idéale » envisagée précédemment, et le problème du chômage involontaire
serait résolu ! Quoi d’étonnant, dans ces conditions, si la quasi-totalité des
administrations publiques de l’hémisphère Nord (et celles du Sud qui ont été
formées dans nos universités) estime que la meilleure arme contre le

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chômage, sinon la seule, ce sont les trop célèbres « réformes structurelles »,
lesquelles visent toujours, sans exception, une plus grande « flexibilisation »
du droit du travail ?
3) Le troisième domaine qui requiert d’urgence une révision profonde
concerne le rôle joué dans nos modèles par l’énergie et, plus généralement,
les ressources naturelles. En effet, ces composantes ne sont prises en compte
par aucun des modèles utilisés par une institution publique. Tout se passe
comme si une économie pouvait fonctionner sans une électricité qui, pour
être produite, exige pourtant des ressources naturelles. Ou encore, sans une
« matière » qui doit pourtant bien être prélevée quelque part, qui génère des
déchets et dont certaines composantes (le cuivre, le phosphate, etc.) vont
connaître une raréfaction relative inquiétante dans les prochaines décennies…
Certes, des économistes et quelques physiciens ont depuis longtemps
dénoncé « l’impensé de l’économie » que sont les ressources naturelles (35).
Mais ils ne sont guère entendus de la communauté des économistes proches
des lieux de décision.
4) La sphère financière est, elle aussi, très mal appréhendée par les
modèles néoclassiques – quand elle y est explicitée, ce qui n’est pas toujours
le cas. Ainsi ces modèles n’incorporent-ils presque jamais le rôle des
banques, c’est-à-dire d’institutions financières capables de créer de la
monnaie ex nihilo. La plupart du temps, les banques y sont assimilées à de
purs intermédiaires financiers supposés prêter à long terme ce que les
déposants leur prêtent à court terme (36). C’est évidemment confondre une
banque avec, par exemple, une caisse des dépôts ou un hedge fund. Il est vrai
que, dans un monde où la monnaie est neutre, la distinction entre banques et
fonds spéculatifs est secondaire. Mais la monnaie n’est jamais neutre et, par
conséquent, cette distinction est, en réalité, vitale.
Au total, le constat est donc accablant : pas de monnaie, pas de chômage
involontaire, pas d’énergie, ni de ressources naturelles, pas de secteur
bancaire… Pourtant, ces domaines sont essentiels à la compréhension de

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l’impact économique des dérèglements écologiques. On pourrait ajouter deux
points, plus délicats mais tout aussi importants. a) L’hypothèse que toutes les
variables économiques ont déjà atteint un équilibre universel et y retourneront
quel que soit le choc exogène que subirait l’économie (écologique,
notamment) est sous-jacente à tous les modèles néoclassiques. Elle interdit
d’envisager ne fût-ce que la possibilité d’un effondrement induit par le
dérèglement écologique. Plus généralement, elle empêche de prendre en
compte toute dynamique non linéaire à distance d’un point d’équilibre. Pire
encore, le temps n’existe pas dans la plupart de ces modèles. b) La plupart
d’entre eux évacuent toute complexité au sens technique du terme. Par
exemple, le concept d’émergence désigne, en physique statistique,
l’apparition de propriétés à l’échelle macroscopique (e.g., thermodynamique)
qui ne sont pas déductibles du niveau microscopique (e.g., la physique des
particules) : pour changer d’échelle, il faut tenir compte des caractéristiques,
souvent aléatoires, propres à l’agrégation des éléments microscopiques. Le
macro fait « émerger » des phénomènes que l’on ne soupçonnait pas à
l’échelle micro, et cette advenue est considérée comme l’un des traits de la
complexité dans les sciences expérimentales. Or, bien que la théorie de
l’équilibre général d’Arrow-Debreu (située au cœur des modèles les plus
fréquemment utilisés) ait montré, depuis le début des années 1970, que des
phénomènes d’émergence sont inévitables en économie (37), ceux-ci ne sont
que très rarement pris en compte encore aujourd’hui.
Les mondes que décrivent la plupart de nos modèles sont donc hors-sol.
Plutôt que d’attendre que le réel se mette à ressembler à nos équations (ce qui
semble parfois être la posture de certains collègues), il est urgent de réviser
ces dernières. Sans quoi nous serons rattrapés par la réalité
environnementale : la découverte étonnée que nous pourrions ne plus avoir de
croissance du PIB pour les siècles à venir, voire que nous pourrions faire
l’expérience d’une décroissance subie pour des raisons écologiques, pourrait
bien signer un violent retour du refoulé.

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Heureusement, il existe néanmoins des tentatives pour surmonter ces
difficultés : Bovari et al. (2018) propose une dynamique macro-économique
non linéaire couplée à une boucle de rétroaction semblable à celle du modèle
DICE de Nordhaus, où les fonctions de dommage de Nordhaus, Weitzman et
Dietz-Stern sont examinées. Les conditions d’un effondrement économique
mondial dans le dernier quart de ce siècle y sont élucidées. La spécification
du secteur bancaire permet de comprendre davantage le rôle que peut jouer ce
dernier pour éviter la catastrophe (38). En outre, Giraud et Vidal (2020)
suggèrent un moyen d’inscrire les dynamiques macro-économiques
précédentes à l’intérieur d’un cadre physique compatible avec les deux
premières lois de la thermodynamique (39). Ces premiers travaux sont
embryonnaires. Ils laissent néanmoins entrevoir un programme de réforme
dont notre science économique a besoin de toute urgence.

Bibliographie
• DAVIS Mike, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines
coloniales. Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte, 2006.
• DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
• GEORGESCU-ROEGEN Nicholas, La Décroissance. Entropie-
Écologie-Économie, Paris, Sang de la Terre, 1974.
• KÜMMEL Reiner, The Second Law of Economics : Energy, Entropy, and
the Origins of Wealth, New York, Springer, 2011.
• ROMER Paul, « The trouble with macro-economics », WP. Stern
University, 2016.
• STIGLITZ Joseph, « The lessons of the North Atlantic crisis for
economic theory and policy », in AKERLOF George, BLANCHARD
Olivier, ROMER David, STIGLITZ J. (dir.), What Have We Learned ?
Macroeconomic Policy after the Crisis, Cambridge, MIT Press, 2014.

Notes
1. Directeur de recherche au CNRS, ancien économiste en chef de l’Agence française de
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développement, directeur de la chaire Énergie et Prospérité, professeur à l’École nationale des ponts
ParisTech et à l’université de Stellenbosch.
2. NDLR : selon l’expression de Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard,
2005. Écoumène (« terre commune » en grec) qualifie l’ensemble des territoires habités par une espèce
définie, qui peut être l’espèce humaine, ou peut s’étendre à d’autres espèces vivantes.
3. Ce scénario du business as usual est malheureusement celui dont notre trajectoire planétaire
actuelle continue de rester la plus proche.

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« Pourquoi voudriez-vous que les humains traitent la nature mieux


qu’ils ne se traitent eux-mêmes ? »

Entretien avec Roland Gori 1

« La catastrophe écologique a déjà eu lieu ! Il ne s’agit pas de l’éviter


mais d’en soigner les conséquences, de prévenir la dégradation du
grand corps malade de la planète. »

JUSTINE CANONNE : Quelle est cette société de l’imposture que vous décrivez
dans votre livre La Fabrique des imposteurs ?
ROLAND GORI : L’imposture n’est pas seulement imputable à un individu, à
son histoire, à ses traits de caractère, elle révèle aussi le milieu social et
culturel dont elle émerge. Tel un caméléon, l’imposteur prend les couleurs de
son environnement pour, par ses simagrées, en tirer un profit matériel ou
symbolique. « Imposture » vient du latin imponere, imposer, prélever
l’impôt. L’imposteur vit au crédit de celui qu’il séduit en « prélevant » le fruit
du mensonge et de la duperie. Il est le miroir des attentes de celui qu’il
trompe en le prenant à son propre jeu. La société a les imposteurs qu’elle
mérite. Véritables éponges vivantes des valeurs de l’époque, ils en révèlent
les normes, les codes. Les organisateurs du lien social, de ses cérémonies, de
ses rituels sont aujourd’hui ceux de la théologie de la finance, de la religion
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du marché, de son mode spécifique de gouvernement de soi et des autres.
Autoentrepreneur de lui-même, l’imposteur « se vend » sur le marché des
attentes et demandes sociales, principe au cœur du néolibéralisme.
Dès ses débuts, le capitalisme a développé une éthique de l’apparence
faisant prévaloir la forme sur le fond – « la rationalité formelle » de Max
Weber – pour faire des affaires – « la rationalité pratique » du même Weber.
Cette éthique est au cœur de la publicité bien sûr, mais aussi du droit. Il n’est
plus exigé de l’individu qu’il soit vertueux, simplement qu’il en ait
l’apparence, conformément à la règle, pour suivre son propre intérêt. Avec
cette morale utilitaire du profit individuel, ce qui compte n’est pas le vrai, la
valeur humaine, l’intérêt collectif, le souci de la nature, mais ce qui rapporte
et donne un air de vérité. Inutile de faire une authentique politique
écologique, il suffit d’en donner les apparences pour obtenir la confiance du
citoyen. Là est l’imposture des propagandes actuelles tenues au nom de
l’écologie, la « monnaie de singe » d’un pouvoir qui « couvre » de sa
rhétorique les pires pratiques productivistes et affairistes. La surmortalité de
patients générée par les logiques d’austérité, le despotisme d’actionnaires
conduisant à fermer des entreprises ou services de qualité, le burn-out et les
souffrances sociales et intimes des citoyens sont de même nature que la
déforestation et le réchauffement climatique : le profit d’abord, quel qu’en
soit le prix écologique.

J.C. : En quoi les normes et procédures servent-elles l’imposture ?


R.G. : Prenons l’exemple de la pollution automobile. Face à l’instauration de
normes de contrôle, les constructeurs ont tenté, non pas de diminuer la
pollution effective des véhicules, mais d’améliorer la réponse des moteurs
aux tests des experts. Avec la méthode frauduleuse et le scandale que l’on
sait. C’est un exemple paradigmatique de l’évolution des sociétés : on en
vient à une « folie de l’évaluation » purement quantitative et formelle, à
même de satisfaire en apparence les normes imposées, dans une société gérée
par des algorithmes et non plus par la réalité de l’expérience quotidienne.
C’est une incitation à la tricherie généralisée. On pourrait multiplier les
exemples, dans le monde universitaire, de la santé, de l’information… Avec
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la même conclusion : il y a une perversion au cœur du système, puisqu’il
s’agit d’améliorer la forme, le chiffre, en perdant la force du sens, de la
substance des actes au regard de leur finalité.
On n’est plus dans une éthique des valeurs mais dans celle de l’apparence.
« Le vrai est un moment du faux », disait Guy Debord. Cela aboutit à
chercher à obtenir du crédit par n’importe quelle stratégie, pourvu qu’elle soit
conforme à la manière de penser et de gouverner de la religion du marché
globalisé.

J.C. : Quelles en sont les conséquences ultimes pour l’humain ?


R.G. : Cette logique conduit à une prolétarisation de l’ensemble des métiers
et des actes professionnels. En médecine par exemple, tout ce qui n’entre pas
dans le champ de la tarification à l’activité ne compte pas : un infirmier qui
rassure un patient angoissé, cela ne compte plus. Cette logique produit un
appauvrissement symbolique considérable. Le « prolétaire » est celui auquel
la machine a confisqué la capacité de penser, de décider, lui prescrivant un
mode d’emploi d’actes fragmentés, rationalisés, tarifés, le dépossédant de son
existence. On aurait ainsi tort de penser la crise écologique en termes de pure
et simple destruction de la nature – même si l’Anthropocène constitue un
seuil terrifiant. Ce n’est pas une crise localisée à notre rapport à la nature,
mais la part émergée d’un iceberg, d’une crise anthropologique, éthique, bien
plus profonde… Autrement dit, pourquoi voudriez-vous que l’humain traite
la nature mieux qu’il ne se traite lui-même ou ne traite les autres ?
La situation écologique est le miroir qui nous renvoie ce que nous nous
faisons à nous-mêmes. Dès lors que seul compte le gain immédiat, l’aptitude
à exploiter à l’infini un stock de données ou de matières que l’on prélève
dans la nature, chez le voisin ou en soi, cela conduit à un mépris des
conséquences de nos actes au long terme, une perte du sens des
responsabilités. Notre éloge de la force, de la compétitivité, de la
performance, est celui de valeurs de maîtrise qui ne sont rien d’autre que des
substituts à la guerre. La promotion de valeurs guerrières – même par le jeu
métaphorique du commerce et de l’industrie – aboutit nécessairement à la
destruction de l’humain et de son rapport soucieux à la nature. C’est le
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« soin » qui est détruit, au sens du souci porté à soi, à autrui, au monde.
En ce sens, l’effondrement, que d’aucuns situent dans l’avenir, a déjà eu
lieu. L’angoisse qu’une chose terrible va avoir lieu n’est que l’intuition
inconsciente de l’avoir déjà vécue, disait Donald Winnicott. Nous sommes au
moment présent dans un champ de ruines, un aval de décombres, et nous
craignons qu’il survienne à l’avenir. La catastrophe écologique a déjà eu
lieu ! Il ne s’agit pas de l’éviter mais d’en soigner les conséquences, de
prévenir la dégradation du grand corps malade de la planète. La relation de
destruction, de mutisme que nous avons avec la nature a pour corollaire le
déclin de la fonction poétique et symbolique du langage. En privilégiant la
fonction de communication jusqu’à l’obésité des informations, notre langage
écrase sa dimension de mystère, de sacré. Le déclin ne provient pas d’un
appauvrissement des informations, mais au contraire de leur richesse prolixe
jusqu’au chaos. Menacé par ce chaos qu’il échoue à dépasser par le désespoir
de l’imagination poétique, le langage s’engouffre compulsivement dans une
surenchère insensée, qui en accroît la dégradation. Il est peut-être le premier
symptôme de la crise écologique.

J.C. : À quel degré chacun de nous est-il complice ?


R.G. : Dès lors qu’on adhère à une logique de rationalité pratico-formelle,
qu’on le veuille ou non, on fait le vœu – au sens monastique – de vivre selon
les exigences, rituels et croyances de cette éthique de la religion du marché.
C’est notre complicité sociale, notre hypocrisie aussi. Ce conformisme est le
fruit d’une aliénation à l’hégémonie culturelle monstrueuse d’un
néolibéralisme exploitant à mort la planète, humains et nature confondus…
Conformisme et imposture sont d’ailleurs frère et sœur siamois. Il n’y a pas
plus conformiste que l’imposteur : c’est un « normopathe », un hypernormal,
même si l’on sent que quelque chose « cloche » en lui, disait Helene Deutsch.
Ontologiquement parlant, il a de la forme mais pas d’être… Le conformiste,
comme l’imposteur, a par ailleurs trouvé le moyen d’éviter la responsabilité
du choix, en se « collant » à celui d’autrui. Ce faisant, il n’a pas à supporter la
charge d’angoisse, de culpabilité que tout choix contient. Sa complicité n’est
plus seulement sociale, elle résulte d’une solution subjective, consistant à se
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soumettre à la masse des consommateurs d’opinions pour ne pas avoir la
charge d’une liberté, d’une responsabilité personnelle toujours accompagnée
d’angoisse, de culpabilité. Le sujet humain n’aime ni la liberté ni la
responsabilité. Il a un effroi de l’inconnu que contient un avenir véritable. Les
modes d’emploi le rassurent, pourvu qu’ils lui fassent croire que c’est lui qui
décide. Dans l’entreprise de séduction généralisée de notre société du
spectacle, la publicité nous dit sans cesse « Soyez enfin vous-même en étant
comme tout le monde ». Sortir de la norme est un risque politique mais aussi
intime. C’est avoir le courage de sortir de prêts-à-penser prescrits par les
normes sociales. Là est le défi de la révolution symbolique de l’écologie.

J.C. : Une insurrection des consciences est-elle possible ?


R.G. : Oui, mais elle suppose de retrouver le goût de la liberté en sortant des
dispositifs de domination sociale. Dispositifs d’autant plus insidieux qu’ils
reposent aujourd’hui moins sur des processus de soumission à des disciplines,
que sur une servitude volontaire faite de complaisance envers des
prescriptions de comportements gérées par des algorithmes et procédures.
Pour en sortir, il faut décloisonner. On ne peut traiter la question écologique
en dehors des autres domaines de l’existence. Il faut en finir avec les
évaluations purement comptables, formelles, et reposer chaque fois la
question de ce qui compte et a de la valeur lorsque nous prenons une
décision. La valeur est aujourd’hui déterminée par des agences de notation,
déclinée à tous les niveaux de nos sociétés d’expertise. Mais ces modèles de
notation n’émettent que des opinions, en outre intéressées, issues de conflits
d’intérêts. Le pouvoir fait comme si l’opinion était le vrai. C’est précisément
cela l’imposture à combattre !
Une première piste serait de revaloriser l’éthique des métiers, par le refus
d’adhérer à la rationalité pratico-formelle évoquée, en se réappropriant une
éthique de la finalité plutôt que de l’apparence. Une autre piste serait de
s’appuyer sur le maillage des champs professionnels en charge de l’humain,
de créer des alliances et solidarités entre défenseurs de l’éthique du lien, du
soin, en se dotant de moyens d’action collective pour contrer les forces du
néolibéralisme. Il s’agit en somme de décoloniser les esprits. Pour cela, il faut
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considérer qu’il y a des choses qui ne se vendent pas, des lieux à
sanctuariser – la santé, le social, la justice, l’éducation – et envisager qu’il y
ait encore du « sacré » sur la planète. C’est une affaire de choix politiques.
Pour traiter d’écologie au sens d’une écologie généralisée, il convient enfin
et en premier lieu de réhabiliter la parole, le langage, de considérer le temps
du débat, de l’échange, comme essentiel, inaliénable. À fonder toutes les
stratégies existentielles sur le gain de temps, le profit immédiat, nous en
viendrions à supprimer cyniquement l’exigence de penser… Et ce d’autant
plus que les technologies – des révolutions symboliques formidables –
pourraient se transformer en instruments de décision et de domination
chargés d’accroître l’exploitation productiviste de la nature et des humains,
contribuant à la destruction de la fonction poétique du langage au profit de la
grammaire du numérique.

Bibliographie
• WEBER Max, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1904-
1905, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion,
2008.
• MANN Thomas, Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull
[1954], Paris, Albin Michel, 1991.
• DEUTSCH Helene, Les « comme si » et autres textes (1933-1970), Paris,
Le Seuil, 2007.
• ABELHAUSER Alain, GORI Roland, SAURET Marie-Jean (dir.), La
Folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Fayard, 2011.
• GORI Roland, La Fabrique des imposteurs, Paris, Les Liens qui libèrent,
2013, rééd. Arles, Actes Sud, 2015.

Note
1. Professeur honoraire de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille.

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11

Des récits pour changer le monde ?

Arthur Keller 1

« Parce qu’ils permettent la construction collective de sens,


de nouveaux récits se forment. La guerre des imaginaires de l’avenir
a commencé. »

Fictions ou mises en scène du réel, oraux ou écrits, les récits font partie de
l’expérience humaine d’aussi loin qu’on se souvienne, des études ayant
même montré qu’ils émergent spontanément dans l’enfance (40).

Les récits : un besoin ontologique

Les récits sont plus qu’une distraction futile, ils donnent une saveur et un
sens à l’existence. Durant la Seconde Guerre mondiale, dans le ghetto de
Varsovie où toute lecture était interdite sous peine d’exécution, des Juifs
risquaient leur vie pour lire en cachette des romans qu’ils racontaient ensuite
à leurs amis.
Les récits façonnent les sociétés et influencent les perceptions de l’avenir
en instaurant « un processus dialectique entre ce qui est et ce qui est
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possible (41) ». Ils fournissent à chacun une compréhension intuitive des codes,
normes et valeurs de sa société, et des mœurs générales d’autrui. En cela, ils
organisent les comportements sociaux.
Selon l’historien Yuval Noah Harari, notre « capacité à tisser des mythes
nous a permis d’imaginer des choses et de les construire collectivement ».
Mais ce qui fut un atout pour la conquête du monde sauvage et le
développement des sociétés – motivant les avancées conceptuelles,
culturelles et éthiques comme les pires barbaries – devient problématique à
l’heure où les limites physiques du monde sont atteintes. Associés hier au
« progrès » et à la prospérité dans un monde en apparence infini, les
imaginaires promus par les sociétés modernes sont dorénavant néfastes : en
niant la finitude, ils perpétuent des mentalités et des activités destructives.
Dans toute culture, les imaginaires se déclinent en hypothèses implicites
qui orientent nos référentiels et nos rapports à nous-mêmes, aux autres êtres,
à l’avenir, à la vie, à la mort, à nos droits et devoirs, à nos responsabilités.
Plus ils sont profondément enracinés, plus ils sont instinctuels et
prédéterminent les agissements individuels et collectifs. Quelques exemples
d’axiomes archétypaux sans cesse renforcés via les médias, qui influent sur
les subjectivités d’une majorité d’individus : les dieux ; la foi dans une
« destinée » à part de l’humanité ; l’Homme maître et possesseur de tout ce
qui vit ; le pouvoir, l’argent, la propriété privée et la consommation comme
aspirations normales ; la fascination pour la transgression des limites ; les
nations ; le technicisme, qui assimile progrès technique et progrès humain,
promeut le solutionnisme et par extension le productivisme, la compétitivité,
la croissance économique ; etc.
Parmi les grandes sources de « normalisation » des idées, idéaux et
idéologies, on trouve les religions. Leur succès séculaire doit beaucoup au
fait qu’outre les préceptes et rituels, elles sont ancrées dans des récits :
Évangiles chrétiens, Genèse et Exode du judaïsme, sourates de l’islam, sutras
de l’hindouisme et du bouddhisme : les héros vivent des aventures, des

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dilemmes, des conflits, des trahisons et des révélations. En bref, tous les
ingrédients d’un bon « storytelling ».
Depuis quelques décennies, le monde est engagé dans une dynamique de
rétrécissement des possibles. Nous passons actuellement un seuil critique qui
s’accompagne d’une perte de repères, et parce qu’ils permettent la
construction collective de sens (42), de nouveaux récits se forment. La guerre
des imaginaires de l’avenir a commencé.
Nombreux sont ceux qui caricaturent les discours sur les dynamiques
d’effondrement(s) comme s’il s’agissait de postures dangereuses, incitant
selon eux au « pessimisme », au « défaitisme », à la « panique ». Pourtant, les
sciences naturelles nous enseignent explicitement qu’il y a danger et urgence,
et dans une telle situation le comportement le plus risqué consiste à refuser de
regarder en face la menace. Ceux qui fustigent les hérauts d’un dévissage
systémique jusqu’à les soupçonner parfois de vouloir instituer une « dictature
verte » sont ceux qui échouent à appréhender les enjeux, à se projeter dans
autre chose que des prolongations tendancielles du monde actuel et à
imaginer d’autres styles de vie. En ne proposant rien de « disruptif » vis-à-vis
des sociétés modernes, en œuvrant dans le meilleur des cas à le faire évoluer
à la marge en misant sur le jeu des marchés, sur l’instauration de normes, sur
des innovations ou quelques salves de réformettes, ils agissent en alliés,
intentionnels ou non, de ce système oppressif et destructeur (qui peut d’ores
et déjà être considéré comme une forme de totalitarisme économiciste et
techniciste, patriarcal et écocidaire, inique et discriminatoire) : ils empêchent
la visualisation de nouvelles façons d’être au monde. C’est justement en
écoutant ces idéologues des faux espoirs que l’on aboutira à des tyrannies,
non en suivant ceux qui, sur la base de la littérature scientifique, aboutissent à
la conclusion que des rétroactions positives menant à des effondrements sont
enclenchées.
Considérer sans édulcoration le grand bouleversement qui s’amorce est
indispensable pour pouvoir penser des alternatives décentes. Il est encore

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envisageable d’échafauder des sociétés plus propices au bien-être général que
nos cultures anthropolâtriques malsaines gorgées de doctrines toxiques,
d’oppressions, de persécutions, de dominations et de servitudes, d’addictions,
d’injustices et de carnages… Mais on ne pourra y parvenir que si l’on prend
pleinement conscience que cette civilisation va disparaître et si l’on anticipe
avec bon sens les violences qui accompagneront cette fin. Penser et raconter,
via des récits vivides, la grande descente énergétique et matérielle et les
réponses collectives possibles n’est pas un problème : c’est l’unique option
pour catalyser un sursaut de la raison et du cœur.
Il revient à ceux qui désirent protéger le vivant des forces d’anéantissement
de proposer des récits lucides efficaces pour ne pas céder l’espace aux
propagandes contestant les limites, à la doctrine de la maximisation du profit
et de la marchandisation, au marketing de l’innovation visant à technologiser
toujours davantage le monde, aux dérives mystiques, aux mouvements
bellicistes, aux idéologies prônant la domination d’un groupe sur un autre ou
aux apologies des replis identitaires. Car aux premières pénuries, ces récits-là
se mueront en dystopies, des figures autoritaires promettant alors la sécurité
en échange d’amputations de liberté. Face à cette menace en gestation,
l’heure est au façonnage d’imaginaires vecteurs d’espoirs lucides : des
visions d’avenir réalistes et évocatrices, des hiérarchies de valeurs
promouvant l’intérêt général durable et réprouvant les individualismes
déprédateurs, un ajustement de la place de l’Homme dans l’édifice du
vivant…

Des outils à double tranchant

Précisons que cet article ne concerne pas l’ensemble des récits, qui doit
rester libre et hétéroclite. Même si nombre de fictions participent
insidieusement à la formation de fantasmes du futur nocifs car irréalistes, il
n’est pas question ici de réflexion critique sur « l’utilité de l’art ». L’analyse
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porte seulement sur le développement de formes de résistance créatives face
aux propagandes délétères du « toujours plus ». L’objet de ce texte, ce sont
les récits de l’avenir produits par des individus désireux d’avoir une influence
bienfaisante sur le monde réel : comment y parvenir ?
Ceux qui ont pris conscience des limites et vulnérabilités des sociétés et
des risques qu’on encourt à les ignorer savent le besoin de récits pour
surmonter l’imaginaire dominant de l’illimitation. Mais attention : sans autre
précision, le pari est périlleux. Car le résultat d’une multiplication non
« concertée » de récits sera forcément cacophonique : un imbroglio
d’imaginaires incompatibles entre eux qui désorientera le grand public, celui-
ci ne voyant émerger nulle vision claire des défis à relever et des réponses
pertinentes. Or la confusion induit du doute, prétexte classique à l’inaction.
Pour esquiver ce piège, il est urgent que les artistes et communicants se
reconnaissent une responsabilité, et il est nécessaire de former ceux qui
souhaitent mettre leur talent au service de l’intérêt collectif : les informer sur
l’état désastreux du monde naturel et les implications de ce désastre pour les
sociétés, leur enseigner les stratégies d’adaptation qui tiennent la route, et
leur inculquer les bases de la psychologie sociale, notamment les biais qui
conditionnent nos actes, pour que leurs récits provoquent chez les gens des
réactions constructives. Il sera alors envisageable de stimuler un
foisonnement de récits certes protéiforme mais cohérent, réaliste et « utile »,
à condition que tous incorporent les quatre prémisses suivantes :
1. Dans les prochaines décennies, les sociétés humaines vont vivre une
descente énergétique et matérielle constellée de disruptions écologiques et
sociétales : pour être salutaires, les narrations doivent intégrer ce processus
et ces phénomènes, et incorporer les limites.
2. Les éventuelles « solutions » présentées doivent être valables d’un point de
vue systémique : par exemple, il n’existe pas de « solution » technique
pour « sauver le monde » car ça se joue à un autre niveau : la mutation ne
peut être que systémique.

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3. Face à cette descente, une résilience collective digne est souhaitable, et
possible si on la prépare en coopération à l’échelle des bassins de vie et en
réseau entre territoires. Les autres credo ne peuvent pas mener à des
modèles durablement vivables.
4. Parce que les logiques utilitaristes d’exploitation créent les conditions de
l’insoutenabilité, la quête de résilience exige d’instaurer un équilibre
respectueux avec le reste du vivant.
5. Pour conserver sur Terre des conditions favorables à la vie, les
mécanismes écocidaires et les systèmes de domination doivent être
stoppés. Nulle vision possible d’un avenir viable sans qu’une Résistance
n’ait été organisée pour mettre un terme aux composantes les plus
dévastatrices de la civilisation thermo-industrielle.
Ces principes sont les piliers du nouvel imaginaire dont les sociétés
humaines ont besoin pour s’adapter et minimiser le chaos. Les récits à
développer doivent être des déclinaisons de cet imaginaire primordial en tous
formats, tous genres et tous styles, pour tous supports et canaux de diffusion.
En variant les formes, ils peuvent fédérer les gens autour de défis et d’un
avenir communs, déclencher un dépoussiérage des désirs, habituer aux
limites et transmettre la conviction du besoin de dépasser les fantasmes de
démesure pour tempérer avec bon sens les modes de vie.
En revanche, ne pas se leurrer : les récits ne suffiront pas à changer la
donne. Ils peuvent même agir en « abstractions distanciantes ». Pour éviter
cela et leur conférer au contraire un pouvoir d’influence sur le monde, mettre
en valeur des pionniers bien réels incarnant la transition vers une résilience
digne est vital. Jouer sur le désir mimétique est un levier puissant pour
inspirer le passage à l’action.
Ne pas réduire les récits à des « gadgets » de communicants simplets :
aucune masse critique ne peut se révéler sans un référentiel narratif partagé.
Ne pas non plus opposer réflexion et action, mais travailler ensemble : le
faire, le penser et le raconter doivent progresser de concert. C’est pourquoi il

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n’appartient pas qu’aux penseurs d’élaborer des récits de l’avenir : les
bâtisseurs de résilience et les tisserands de réseaux doivent eux aussi conter
leurs aventures de façon inspirante, car leur présent esquisse notre avenir. Le
rayonnement de tels récits permettra d’éveiller l’intérêt de personnes au-delà
du périmètre de l’entre-soi : à mesure que la situation se tendra pour tous, de
plus en plus d’individus « transitionneront » suivant les modalités décrites
dans les récits…

Qu’est-ce qu’un récit « utile » ?

Tout d’abord, invalidons trois clichés : primo, contrairement à ce qui est


fréquemment affirmé, un bon récit ne se caractérise pas par son caractère
positif mais par son potentiel d’inspiration – or on peut inspirer par bien
d’autres choses que le positif : le noble, le beau, le révoltant, l’injuste, etc.
Secundo, le but d’un récit n’est pas de générer de l’espoir coûte que coûte :
l’espace des possibles doit être compris afin que les espoirs suscités soient
légitimes, sans quoi on mobilise certes à court terme mais on démobilise
quand les gens se rendent compte qu’ils se sont investis dans des utopies.
Tertio, un bon récit ne doit pas craindre d’engendrer de la peur, car celle-ci
est profitable si elle est fondée et accompagnée par des propositions concrètes
d’actions génératrices d’espoirs lucides.
Un récit utile s’oppose à la tyrannie de l’illimitation des désirs, qui, loin de
libérer, finit par accabler. Maximiser la liberté de chaque individu de se
forger des ambitions au-delà du raisonnable, sans jamais prendre en compte
l’existence de limites physiques absolues, mène ironiquement à des pénuries
et à des conflits, et ceux qui rejettent l’idée même de limites sous prétexte
que cela serait « liberticide » agissent nolens volens en faveur de l’avènement
d’autoritarismes. Plus la transcendance des limites est encouragée, et moins le
réel permet la réalisation de tous les rêves de tout le monde : cet
inassouvissement, cumulé aux frustrations engendrées par les consommations
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ostentatoires, engendre aliénation et irrésolution (43). Construire des récits
cohérents avec le faisceau des trajectoires plausibles est donc aussi une façon
de permettre aux gens de se libérer de la course ingagnable à la surenchère,
de réduire les dissonances cognitives et d’avoir enfin une possibilité de
réalisation.
Un récit réussi stimule l’engagement émotionnel et emmène les gens à un
état psychique propice à la mise en mouvement ; il inocule une appétence
pour le changement via la mise en scène inspiratrice d’autres paradigmes
d’existence.
Les grands récits sont la préfiguration de nouvelles cultures. En montrant
des personnages fictifs ou réels en action, en élaborant des visions fascinantes
de l’avenir, en façonnant de nouveaux symboles et en habituant les gens à
d’autres principes de société, ils inondent graduellement l’inconscient
collectif.
En valorisant d’autres valeurs et en ringardisant les conventions culturelles,
en exposant notamment les supercheries des tenants de la croissance illimitée,
les récits sont des moteurs de la structuration de collectivités réajustées au
réel. Ces alternatives développées en parallèle de la société ont vocation à
offrir des options tangibles de « plans B » aux individus qui prendront leurs
distances, peu à peu, avec le modèle actuel. Un « glissement osmotique vers
la résilience » pourra alors s’opérer.
En préparant les esprits aux disruptions critiques qui se dessinent, les récits
contribuent à rendre « l’humeur sociale » favorable d’une part à la
germination de cultures aptes à résister aux émergences dictatoriales qui
accompagneront les premières ruptures d’approvisionnement critiques,
d’autre part au succès de comportements aspirant à assurer les conditions du
bien-être durable pour une majorité de la population – et pourquoi pas pour
l’ensemble des êtres vivants.
On ne changera pas le monde sans une kyrielle de nouveaux récits de
l’avenir, si tant est que ceux-ci s’inscrivent dans le seul imaginaire qui soit

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compatible avec les lois de la physique : celui d’une descente énergétique et
e
matérielle au cours du XXI siècle. Même s’ils ne peuvent rien sans les
penseurs et les faiseurs, une grande responsabilité incombe aux créatifs.
Quelques mois avant sa mort (44), l’historien britannique Alex Danchev
écrivait : « Contrairement à la croyance populaire, c’est le rôle des artistes, et
non des politiciens, de créer un nouveau monde. »
Bien que formulé en référence au passé, cet aphorisme s’applique plus que
jamais à l’avenir proche.

Bibliographie
• FROMM Erich, L’Homme et son utopie, Paris, Desclée de Brouwer,
2001.
• MOLINO Jean, LAFHAIL-MOLINO Raphaël, Homo fabulator. Théorie
et analyse du récit, Arles, Actes Sud, 2003.
• BRUNER Jerome Seymour, Pourquoi nous racontons-nous des
histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité, Paris, Retz,
2010.
• ARONSON Elliot, The Social Animal, New York, Worth Publishers Inc.,
e
11 édition révisée 2011.

Note
1. Spécialiste des risques systémiques, des stratégies de résilience et des récits comme leviers de
transformation.

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DEUXIÈME PARTIE

DYNAMIQUES ACTUELLES

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12

Biodiversité : la gravité de la crise actuelle


fait oublier son ancienneté

Valérie Chansigaud 1

« Les mesures à prendre pour éviter que la biodiversité ne s’effondre


totalement ne relèvent pas de la recherche scientifique, mais bien de
choix sociaux et politiques. »

Depuis deux ou trois ans, les médias délivrent des informations


angoissantes sur l’érosion de la biodiversité. Des publications récentes ont
insisté sur la formidable accélération de ce phénomène, et les quelques
sondages dont on dispose montrent que le grand public est désormais devenu
très sensible à cette question. Mais il faut comprendre que l’échelle de temps
utilisée pour mesurer cette érosion, sur quelques décennies, ne permet pas de
l’appréhender sur la longue durée, de l’historiciser. Par exemple, une étude,
souvent citée parce que sa parution fin 2017 a entraîné un effet de sidération
jusque chez les scientifiques, montre que la biomasse d’insectes a décliné de
plus de 75 % en vingt-sept ans dans des aires protégées. Ce type de
présentation soulève des questions, notamment sur la mesure de
l’accélération de l’érosion de la biodiversité et sur la compréhension de ses
causes. Répondre à ces questions est essentiel pour entamer la réflexion sur
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cette crise environnementale majeure, et envisager des mesures pour y faire
face.

Une érosion accélérée

Il n’y a pas lieu de douter que la biodiversité connaît une érosion accélérée.
Celle-ci est plus que confirmée par les travaux publiés ces dernières
décennies. Comme pour le dérèglement climatique, la remise en question de
cette question environnementale ne vient pas de la communauté travaillant
sur ce sujet mais d’acteurs, notamment politiques, extérieurs à la science.
Il reste que la mesure de l’érosion de la biodiversité est difficile. La cause
est à rechercher dans l’histoire sociale et économique des sociétés modernes,
en raison d’un biais historique et géographique majeur : l’essentiel de la
recherche se fait dans les pays les plus riches (principalement Europe
occidentale et Amérique du Nord) qui possèdent une forte tradition
naturaliste, à la fois institutionnelle et amateur, un financement significatif
alloué à la recherche, mais aussi une biodiversité plus réduite que celle des
pays les plus pauvres. L’évaluation de l’état de la biodiversité repose ainsi sur
un paradoxe : c’est la biodiversité la plus abondante qui fait l’objet de l’effort
de recherche le plus faible. Pour autant, ce biais peut être atténué par le grand
nombre de travaux portant sur des groupes taxonomiques particuliers où l’on
évalue toutes les espèces d’un groupe (genre, famille, ordre) particulier. C’est
l’une des démarches adoptées par l’ONG Union internationale pour la
conservation de la nature (IUCN) dans son évaluation de l’état de la
biodiversité. Ce type de recherche montre clairement une érosion
considérable de la diversité biologique, mais son horizon historique se limite
aussi à quelques décennies en règle générale.
Cette focalisation sur les espèces est nécessaire mais pose divers
problèmes. Certaines espèces sont très charismatiques comme le tigre, l’ours
blanc, les cétacés ; d’autres sont plus problématiques comme le loup et l’ours,

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notamment en France ; mais la plupart sont parfaitement inconnues du grand
public. La place accordée à quelques espèces en raison de leur notoriété dans
les programmes de conservation a fait l’objet d’un nombre croissant de
critiques, notamment parce que leur état de conservation ne reflète pas
nécessairement celle de l’ensemble de la biodiversité. De très nombreuses
espèces anodines ou difficiles à observer (par exemple en raison de leur
taille) sont plus sensibles aux modifications de l’environnement forestier que
le loup, par exemple, espèce très adaptable à des habitats fortement modifiés
par l’espèce humaine. D’où la promotion du mot « biodiversité » à partir du
Sommet de Rio en 1992. Il présentait l’avantage d’être un terme généraliste
englobant les innombrables espèces n’ayant jamais suscité le moindre intérêt
culturel.

De la difficulté de remonter dans le temps

Mais cette astuce sémantique ne suffit pas, notamment parce que l’on a
rapidement compris que les populations d’espèces communes et banales
subissaient elles aussi une considérable érosion – d’où les études actuelles
cherchant à mesurer l’évolution du nombre d’individus parfois exprimée en
termes de biomasse. L’approche populationnelle est scientifiquement riche
d’enseignement (par exemple, en introduisant une appréciation de l’évolution
de la diversité génétique et plus seulement spécifique), mais elle est plus
difficilement utilisable comme objet de communication. Pour autant, c’est là
un autre paradoxe, l’état de conservation des espèces les plus charismatiques
n’est pas meilleur que celui des taxons ignorés par le grand public.
Est-il possible de mesurer l’impact de l’être humain sur la biodiversité sur
une échelle de temps plus longue ? Il est clair que les données permettant une
évaluation quantitative et donc chiffrée ne sont disponibles que pour les
dernières décennies, ce qui correspond à des recherches de grande ampleur
mises en place suite au Sommet de Rio. Il est rarement possible de remonter
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plus loin dans le temps. Pourtant, les éléments historiques non quantitatifs
pour apprécier l’érosion de la biodiversité ne manquent pas. Le plus étonnant
est sans doute l’ancienneté des publications consacrées au rôle de l’être
humain dans les disparitions des espèces.
Ainsi, le médecin et naturaliste britannique John Vaughan Thompson
(1779-1847) fait paraître en 1829 un article où il affirme que le dodo, ce gros
oiseau de l’île Maurice, n’est pas un animal rare… mais qu’il a bel et bien
disparu du fait des activités humaines ! Il justifie sa théorie par un ensemble
de faits historiques tirés de récits de voyages et d’ouvrages naturalistes et
affirme que c’est le seul vertébré dont l’extinction depuis l’apparition de
l’homme est certaine. Thompson s’interroge également sur les conséquences
de cet événement sur le reste de la « Création » : pour lui, Dieu a, en quelque
sorte, anticipé la vulnérabilité du dodo en cantonnant les répercussions de son
extinction, qui se limitent à la disparition de ses seuls parasites. L’article de
Thompson est un repère important dans l’histoire de la compréhension de
l’érosion de la biodiversité, notamment en raison de ses raisonnements
relevant d’une pensée écologique primitive. La disparition de tels ou tels
parasites provoquée par celle de leurs hôtes n’a ainsi fait l’objet de
recherches, et de façon très marginale, que depuis ces dernières décennies.
L’article de Thompson est suivi de bien d’autres publications établissant une
liste de plus en plus longue d’animaux disparus du fait de l’homme. Au
e
XIX siècle, personne ne met alors en doute la responsabilité de notre espèce,
d’autant que les naturalistes observent avec effroi des extinctions
contemporaines, comme celle du grand pingouin dans les années 1840, ou la
régression de bon nombre d’espèces.
La parution en 1864 de Man and Nature : or Physical Geography as
Modified by Human Action par George Perkins Marsh (1801-1882), au titre
explicite, est une bonne indication de l’importance que prend cette question
e
dans la société du XIX siècle. L’ouvrage détaille l’impact de l’homme sur la
nature dans un processus historique long, puisqu’il évoque minutieusement
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les conséquences des pratiques agricoles… de l’Antiquité. C’est cette
profondeur du temps que nous avons, semble-t-il, perdue, la gravité de la
crise actuelle oblitérant son ancienneté.
Alors, depuis combien de temps la biodiversité s’érode-t-elle ? Il n’existe
pas de véritable consensus chez les chercheurs, mais des travaux de plus en
plus nombreux et un ensemble d’observations de plus en plus solides
indiquent sans conteste que des pertes importantes d’espèces sont observables
dès la préhistoire. Les débats portent d’ailleurs plutôt sur la part prise par
l’être humain (dimension quantitative) et non sur son rôle (dimension
qualitative), sur la chronologie plutôt que sur la causalité. Les chiffres sont
impressionnants : 70 % des animaux de plus de 40 kg s’éteignent à l’arrivée
de l’espèce humaine en Amérique du Sud il y a 12 000 ans ; la totalité des
mammifères de plus de 40 kg disparaissent de Madagascar après la première
colonisation de l’île il y a moins de 1 500 ans ; et le nombre d’espèces
d’oiseaux éteintes lors de la colonisation des îles du Pacifique est de plusieurs
centaines, plus de 1 000 selon certains spécialistes. Le mécanisme est à peu
près le même partout : l’expansion de l’être humain est un succès grâce à sa
capacité à transformer en profondeur les écosystèmes, à attaquer des espèces
bien plus grosses que lui, à chasser en groupe, à disposer du feu et d’armes
sophistiquées. La grande faune est particulièrement concernée, mais sans
doute parce que ce sont les organismes qui, en raison de leurs os et de leurs
dents, ont laissé le plus de traces, la flore, les arthropodes, les invertébrés
mous (comme les espèces parasites) se fossilisant bien plus difficilement.
Nos connaissances reflètent ainsi la disponibilité des restes archéologiques.

Le recul des éléphantidés et des orangs-outans

Malgré ces lacunes, la perspective historique longue offre une autre


perception de l’extinction des espèces, mais également de la réduction des
aires de répartition et de la taille des populations. Prenons l’exemple des
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éléphants d’Afrique et d’Asie : la carte de leur répartition actuelle est une
sorte de dentelle, les derniers troupeaux survivant dans des lambeaux de
e
forêts, au regard de leur aire de répartition supposée au début du XX siècle.
Cette comparaison est impressionnante mais trompeuse, car la régression des
éléphantidés est bien plus ancienne : elle a débuté à la préhistoire, s’est
systématisée durant l’Antiquité (dont on connaît l’intérêt pour les éléphants
dans les jeux de cirque et comme animal de guerre) et n’a fait que s’accélérer
depuis. C’est à la fois la diversité des espèces, le nombre d’individus et les
aires de répartition qui se sont érodés au fil des siècles. L’exemple de l’orang-
outan est également significatif : on trouve aujourd’hui cet animal dans des
zones résiduelles de l’Indonésie et de Bornéo, mais sa répartition était bien
plus vaste il y a 50 000 ans puisqu’on a trouvé des fossiles de ce singe dans le
sud de la Chine, à l’est de l’Inde et dans les pays d’Asie du Sud-Est. L’orang-
outan vit ainsi le dernier acte d’une tragédie entamée il y a bien longtemps, le
coup de grâce étant porté par l’extension de la culture des palmiers à huile.
L’ancienneté de l’impact de l’espèce humaine sur la biodiversité met
également en cause une idée omniprésente dans les discours des
environnementalistes actuels : nous aurions perdu l’harmonie prévalant
autrefois entre l’homme et la nature. Ce mythe justifie souvent des positions
conservatrices, voire réactionnaires : on impute à l’émergence de l’agriculture
ou de l’industrie, à la culture des Lumières ou à l’importance de la raison, au
christianisme ou à la société de consommation l’origine des désordres
environnementaux. Certains prétendent même que le mode de vie des peuples
de chasseurs-cueilleurs, vivant en harmonie avec la nature – un autre mythe
extrêmement populaire – pourrait sauver l’humanité et éviter l’effondrement
des sociétés. Ce type de discours est favorisé par l’ignorance ou l’amnésie de
l’ancienneté des questions environnementales et contribue à l’affirmation
d’une responsabilité collective permettant de faire porter à l’espèce humaine
tout entière la responsabilité de l’érosion de la biodiversité. Cela fait
disparaître les inégalités sociales et le fait que les individus n’ont pas tous le
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même degré de responsabilité dans une société hiérarchisée. On comprend
mieux la dimension réactionnaire de cette position en remarquant qu’elle
critique le progrès technique comme le progrès social, sans trop démêler l’un
de l’autre. La notion d’Anthropocène a d’ailleurs été critiquée pour une
raison similaire et on lui a opposé celle de Capitalocène.
Pourtant, il existe une longue tradition reliant l’épuisement des ressources
naturelles à l’organisation sociale. Lamarck s’inquiétait, en 1817, de la
capacité de l’être humain à « s’exterminer lui-même après avoir rendu le
globe inhabitable ». Cette phrase célèbre est généralement sortie de son
contexte : c’est une note en bas de page d’un article consacré à l’Homme.
Lamarck y critique l’égoïsme, le manque de prévoyance et l’incapacité à
vivre dans une société pacifiée. Sa position est loin d’être originale, même si
elle a le mérite d’être clairement exprimée, puisque de très nombreux savants
e e
et philosophes du XVIII siècle et surtout du XIX siècle partagent ses vues.
Dès cette époque, on s’interroge sur l’exploitation des ressources et leur
partage, les positions sont souvent très tranchées en faveur ou contre une
société plus égalitaire et plus juste. La controverse lancée par Malthus en est
certainement l’épisode le plus fameux et le plus significatif.

Biodiversité et inégalités

Nous disposons aujourd’hui de toutes les connaissances nécessaires pour


comprendre la portée de nos actes : les mesures à prendre pour éviter que la
biodiversité ne s’effondre totalement ne relèvent pas de la recherche
scientifique, mais bien de choix sociaux et politiques. L’accélération de
l’érosion de la biodiversité peut être pleinement rattachée à des orientations
idéologiques favorisant par ailleurs la croissance des inégalités. L’offensive
contre la régulation sociale conduite par la droite et l’extrême droite
américaines à partir des années 1970 comportait un volet opposé à la
régulation environnementale, les discours se radicalisant après le Sommet de
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Rio de 1992. Là aussi, le temps long aurait le mérite de replacer les questions
environnementales dans un contexte idéologique qui manque à la plupart des
militants écologiques, d’où des slogans irréalistes comme « L’écologie n’est
ni de droite ni de gauche ». Certes la mesure de l’érosion de la biodiversité ne
dépend pas des valeurs des citoyens, mais ce n’est pas le cas des solutions
que cette crise nécessite.
De nombreux penseurs affirment aujourd’hui que la destruction de la
biodiversité serait la conséquence des modes de vie qui nous éloigneraient de
la nature. Mais c’est oublier que le mouvement de conservation de
l’environnement a une histoire presque exclusivement urbaine. C’est oublier
aussi les dimensions proprement sociales de cette crise. La compilation de 73
études portant sur l’érosion de l’entomofaune réalisée en 2019 par deux
chercheurs australiens est instructive : outre le fait que seules 4 études
concernent les tropiques, les causes (changement des habitats comme la
déforestation ou la mise en culture de terres, pollutions y compris par les
pesticides, facteurs biologiques comme l’introduction d’espèces
envahissantes, le changement climatique) sont abordées de façon strictement
physique, rien n’est dit que sur les dimensions sociales de ces mécanismes.
D’autant que l’érosion de la biodiversité n’est pas le seul problème auquel
nous devons faire face : il y a bien sûr les autres perturbations
environnementales et au premier rang celle du climat, mais aussi de
nombreuses questions sociales comme la régression de la démocratie dans de
nombreux pays, la montée de mouvements populistes radicaux, la croissance
des inégalités économiques et sociales, la généralisation de la défiance envers
les élites, les experts et les médias… Nous devons envisager un avenir où les
autres espèces ont leur place, mais pour cela nous devons repenser les modes
de solidarité régissant nos sociétés, et c’est, avant tout, un projet politique.

Bibliographie
• BLANDIN Patrick, Biodiversité. L’avenir du vivant, Paris, Albin Michel,
******ebook converter DEMO Watermarks*******
2010.
• CHANSIGAUD Valérie, L’Homme et la Nature. Une histoire
mouvementée, Paris, Delachaux et Niestlé, 2013.
• CHANSIGAUD Valérie, Les Combats pour la nature. De la protection
de la nature au progrès social, Paris, Buchet-Chastel, 2018.
e
• KOLBERT Elizabeth, La 6 Extinction. Comment l’homme détruit la vie,
2014, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Blanc, Paris, Vuibert, 2015.

Note
1. Historienne, chercheuse associée au laboratoire SPHERE.

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13

Le droit d’habiter la Terre

Valérie Cabanes 1

« Il faut revendiquer de façon ferme que l’activité industrielle soit


régulée au minimum par le respect de normes définies selon les
limites que nous offre la planète, celles au-delà desquelles elle devient
inhospitalière. »

L’activité industrielle mondialisée, tirée par le dogme de la croissance


économique, inflige à l’écosystème terrestre des attaques désormais
généralisées et systématiques. Outre le dérèglement climatique, il subit les
effets de la pollution engendrée par l’usage des énergies fossiles, mais aussi
celle liée à la plasturgie, aux résidus toxiques de l’extraction minière, à la
technologie nucléaire. Il pâtit de l’ampleur de la déforestation et de l’érosion
vertigineuse de la biodiversité provoquées par une industrie agroalimentaire
dévastatrice. Les conséquences humanitaires sont maintenant criantes. Elles
se traduisent déjà par des morts prématurées et des déplacés
environnementaux ou climatiques se comptant par millions. Faute d’accord
contraignant international pour réguler ces activités industrielles et, en
particulier, abandonner l’usage des combustibles fossiles, le dérèglement
climatique s’emballe. Il est devenu irréversible et surtout constitue une
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menace à la sécurité internationale (45). Parallèlement, une sixième extinction
de masse des êtres vivants sur Terre vient d’être déclarée.
Cette situation inédite conduit la planète vers un état auquel nul n’est
préparé, mettant en danger toute la toile du vivant et, par ricochet, les
conditions d’existence de l’humanité elle-même. Faudra-t-il pour réagir
attendre de devoir être confrontés collectivement à une vague migratoire
monumentale ? 1,4 milliard de réfugiés climatiques sont attendus dans trente
ans, 2 milliards en 2100 en raison de la montée des eaux (46). Ne serait-il pas
temps de reconnaître que notre système économique global constitue non
seulement une menace à la paix, mais aussi une menace à l’habitabilité de la
Terre ? Ne devrait-on pas questionner l’impunité dont bénéficient nos
dirigeants politiques et économiques face à l’écocide en cours, la destruction
de notre maison commune ?

Respecter les limites de la planète

Face à l’inconséquence des acteurs politiques ou économiques, de plus en


plus de gouvernements ou d’entreprises se retrouvent attaqués en justice pour
leur responsabilité dans le réchauffement climatique. Plus de 1 300 actions en
justice ont été intentées depuis 1990, selon un rapport du Grantham Research
Institute de la London School of Economics (47). En France, un recours contre
l’État pour « manquements » à son obligation d’action contre le
réchauffement climatique a été déposé par quatre associations en décembre
2018 à l’initiative de l’ONG Notre affaire à tous (48). Il a été soutenu par une
pétition signée par 2 millions de personnes et baptisée « L’affaire du siècle ».
Mais, comme l’explique Christel Cournil qui a dirigé l’ouvrage Les Procès
climatiques. Entre le national et l’international (Paris, Éditions Pédone,
2018), les traités internationaux, à commencer par les accords signés lors des
COP successives, sont impuissants à réclamer des sanctions contre les États
qui ne respectent pas leurs engagements.
Il faut donc revendiquer de façon ferme que l’activité industrielle soit
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régulée au minimum par le respect de normes définies selon les limites que
nous offre la planète, celles au-delà desquelles elle devient inhospitalière. En
effet, le franchissement de ces limites nous conduit vers un « point de
basculement (49) » caractérisé par un processus d’extinction de masse
irréversible et des conséquences catastrophiques pour l’humanité. Une équipe
internationale de 26 chercheurs, menés par Johan Rockström du Stockholm
Resilience Centre et Will Steffen de l’Université nationale australienne,
propose depuis 2009 une grille d’évaluation pour chacune de ces limites. Ce
cadre est reconnu comme pertinent depuis 2011 par les Nations unies et la
Commission européenne pour suivre les objectifs d’un développement
durable que la communauté internationale dit vouloir atteindre d’ici à 2030.
L’équipe a identifié neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la
résilience du système terrestre – les interactions de la biosphère (le vivant),
de l’hydrosphère (l’eau), de l’atmosphère (l’air), de la cryosphère (la glace) et
de la lithosphère (la roche) – qui, ensemble, fournissent les conditions
d’existence dont dépendent nos sociétés. Des valeurs seuils ont été définies
pour chacun de ces processus ou systèmes, des limites qui ne doivent pas être
dépassées si l’humanité veut pouvoir se développer dans un écosystème sûr,
c’est-à-dire évitant les modifications brutales et difficilement prévisibles de
l’environnement planétaire. Les seuils proposés concernant le changement
climatique (350 ppm de CO2) et l’intégrité de la biosphère (rythme
d’extinction inférieur à 10 espèces/million d’espèces/an) sont, selon les
scientifiques, les « limites fondamentales (50) », et elles interagissent entre
elles.
Or nous avons atteint 415 ppm de CO2 dans l’atmosphère en mai 2019, et
le taux d’extinction est selon les espèces de 100 à 1 000 fois plus élevé que
recommandé. Quand la biosphère est endommagée, son érosion impacte le
climat. La couverture végétale et le sol n’assument plus leur rôle crucial de
régulation climatique directe, outre celui de stockage et de recyclage du
carbone. La déforestation entraîne la disparition locale définitive des nuages

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et des pluies. La perte de plancton marin enraye la pompe à carbone qu’est
l’océan.
L’équipe de Steffen et Rockström met de plus en garde sur le fait que
depuis 2015 d’autres limites, en plus de celle du changement climatique et de
l’érosion de la biodiversité, sont dépassées. Il s’agit du changement d’usage
des sols et de la modification des cycles biogéochimiques (phosphore et
azote). En outre, d’autres limites restent à surveiller : l’usage de l’eau douce,
l’acidification des océans, la déplétion de la couche d’ozone, les aérosols
atmosphériques, la pollution chimique (plus largement l’introduction
d’entités nouvelles dans la biosphère). Elles sont, elles aussi, liées ; ce qui
signifie que la transgression de l’une d’entre elles peut augmenter le risque de
se rapprocher d’autres limites.
Ces limites planétaires, qui relèvent d’une démarche scientifique,
pourraient être élevées au rang de normes supérieures. Elles permettraient
ainsi de réguler l’activité humaine pour mieux protéger ses conditions
d’existence à long terme. En intégrant dans la Constitution de chaque pays le
respect des limites planétaires, nous pourrions alors contraindre l’État et les
acteurs économiques au respect de celles-ci, et saisir le juge constitutionnel
dans le cas contraire. Mais de par le caractère souvent transfrontalier des
atteintes à l’environnement, il serait encore plus efficace de respecter les
limites planétaires à l’échelle internationale, et surtout de sanctionner les
personnes et entités morales qui encouragent leur franchissement en
connaissance des conséquences.

Sanctionner le crime d’écocide

Suite à la publication des derniers rapports particulièrement alarmants du


GIEC en 2018 ou de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et
les services écosystémiques (IPBES) en 2019, nul décideur politique ou
économique ne peut aujourd’hui nier les conséquences du dérèglement
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climatique et de l’érosion de la biodiversité. C’est pourquoi le mouvement
End Ecocide on Earth, mobilisé sur le sujet depuis 2013, demande la création
d’un nouveau concept juridique : le crime d’écocide, et souhaite qu’il soit
intégré dans une future version amendée du Statut de Rome établissant la
Cour pénale internationale. Ce nouveau crime international, caractérisé par
« la destruction ou l’endommagement grave de communs naturels et/ou de
systèmes écologiques (51) » nécessaires pour préserver la sûreté de la planète,
permettrait de poursuivre des personnes physiques mais aussi des entités
morales. Les limites planétaires seraient un outil précieux pour estimer la
gravité des faits. Cela ouvrirait la voie à une justice préventive par la
promulgation d’une obligation de vigilance climatique, environnementale et
sanitaire à l’échelle globale.
Mais le défi juridique à relever est en fait plus large encore si l’on souhaite
que la Terre puisse rester habitable pour les générations futures. La théorie
des limites planétaires a été pensée pour l’humanité, mais elle ne s’appuie pas
clairement sur le constat de nos liens d’interdépendance avec les autres
espèces et systèmes vivants. Il nous faut repenser nos lois en considération
des conséquences à long terme de la dégradation des conditions de la vie elle-
même.

Reconnaître la nature sujet de droit

Pour préserver durablement les écosystèmes dont nos vies dépendent, il


nous faut embrasser un nouveau paradigme non anthropocentrique où
l’aspect nuisible d’une action sur l’environnement ne se fonderait plus
seulement sur des préoccupations humaines, mais sur une vision plus
écosystémique. Une approche qui exprimerait la nature profondément
interconnectée du bien-être humain et planétaire, et qui nous permettrait de
vivre en harmonie avec la nature.
L’Assemblée générale des Nations unies se montre de plus en plus sensible
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à la question. Elle adopte chaque année depuis 2009 des résolutions (52) faisant
la promotion d’une jurisprudence de la Terre afin de vivre en « harmonie
avec la nature ». Nature dont l’humain n’est après tout qu’un des éléments,
une des feuilles du buisson du vivant. Une feuille qui, si elle tombe, ne
manquera qu’à elle-même.
La jurisprudence de la Terre affirme une réalité occultée : les droits
fondamentaux de l’humanité sont interdépendants du droit de la nature à
exister. En effet, si les conditions de la vie elle-même sont menacées sur
Terre, comment pourrions-nous espérer garantir à l’humanité son droit à
l’eau, à l’alimentation, à la santé et même à l’habitat ? Retrouver une vision
écosystémique et repenser le droit de façon à définir des règles qui prennent
en considération les intérêts propres des autres espèces et systèmes vivants
nécessitent de reconnaître leur valeur intrinsèque et d’être en capacité de
garantir qu’ils puissent chacun jouer leur rôle dans le maintien de la vie.
Cette révolution juridique est déjà à l’œuvre dans le monde. Des droits
commencent à être reconnus à la nature ou à certains de ses éléments sur tous
les continents (53). Le droit à l’existence, le droit à la santé, le droit à l’habitat,
le droit à la personnalité juridique sont octroyés par des législateurs ou des
juges. Jusqu’à présent, cette jurisprudence de la Terre s’est d’abord
manifestée à travers la reconnaissance de droits à la nature dans son ensemble
de façon constitutionnelle ou législative comme en Équateur (2008), en
Bolivie (2010), en Ouganda (2019), par le district fédéral de Mexico (2017)
et les États de Guerrero (2014) et Colima (2019) au Mexique. Des
législations locales reconnaissant les droits de la nature ont aussi été adoptées
par une vingtaine de villes américaines depuis 2006, puis en 2018 par les
villes de Bonito et Paudalho au Brésil et Santa Fe en Argentine.
L’expérience équatorienne est très inspirante et montre comment ces droits
peuvent être appliqués. En onze ans, 32 procès ont été menés pour défendre
les intérêts d’écosystèmes ou d’espèces animales face à des activités
humaines, 25 ont été gagnés. Parallèlement, depuis 2017, des écosystèmes

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sont reconnus individuellement sujets de droits, comme en Inde, au
Bangladesh, en Nouvelle-Zélande, en Colombie, en Californie, en Oregon.
Ainsi des glaciers, des montagnes, des rivières, des lacs, des hauts plateaux
ou des forêts ont obtenu la personnalité juridique et peuvent désormais voir
défendre leur valeur intrinsèque en justice.
La jurisprudence colombienne est particulièrement riche en illustrations.
L’un des derniers jugements de la Cour suprême colombienne, datant de mai
2018, reconnaît par exemple l’obligation de l’État de protéger les citoyens
mais aussi le vivant de la menace climatique (54). Les juges, saisis par 25
jeunes plaignants dénonçant la déforestation galopante de l’Amazonie
colombienne, ont reconnu que le pays courait un danger imminent et sérieux,
la déforestation contribuant à l’effet de serre, transformant les écosystèmes et
altérant la ressource en eau. Ils ont alors décidé de reconnaître d’une part le
droit à la vie et à un environnement sain aux 25 jeunes plaignants colombiens
en les considérant sujets de droit en tant que générations futures. Ils ont de
plus accordé la personnalité juridique à l’Amazonie colombienne, devenue
titulaire des droits à la protection, à la préservation, au maintien et à la
restauration.
Autre nouveauté, là encore par le biais de décisions de justice, des espèces
animales ont obtenu la reconnaissance de droits spécifiques propres à leur
rôle et à leur milieu : c’est le cas de l’abeille et de l’ours andin en Colombie,
du requin et du jaguar en Équateur, de la barrière de corail au Belize, du
règne animal dans son ensemble dans l’État d’Uttarakhand en Inde.
Enfin et pour la première fois, une espèce végétale a été reconnue sujet de
droit. Il s’agit d’une espèce de riz sauvage qui pousse naturellement dans les
eaux claires et froides du nord du Minnesota, aliment ancestral d’une
communauté Ojibwe de la réserve indienne de White Earth. Cette dernière lui
reconnaît constitutionnellement le droit à une eau saine et à son habitat d’eau
douce, le droit à un environnement naturel exempt de pollution industrielle, le
droit à un climat sain et stable, exempt d’impact des changements climatiques

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dû à l’homme, le droit de ne pas subir de pollution, de ne pas être breveté et
contaminé par des organismes génétiquement modifiés. Et les habitants
de White Earth se disent prêts à aller en justice pour défendre ces droits face
à tout projet industriel qui les menacerait.

Bibliographie
• CABANES Valérie, Homo natura. En harmonie avec le vivant, Paris,
Buchet-Chastel, 2017.
• CABANES Valérie, Un nouveau droit pour la Terre. Pour en finir avec
l’écocide, Paris, Le Seuil, 2016.
• Collectif, Crime climatique, stop ! L’appel de la société civile, Paris, Le
Seuil, 2015.
• BOYD David R., The Rights of Nature : A Legal Revolution That Could
Save the World, ECW Press, Canada, 2017.
• STONE Christopher, Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Vers la
reconnaissance de droits juridiques aux objets naturels, Lyon, Le Passager
clandestin, 2017.

Note
1. Juriste internationaliste, elle a publié Un nouveau droit pour la Terre (Le Seuil) et Homo Natura
(Buchet-Chastel).

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14

De la rébellion à l’écologie de gouvernement ?

Delphine Batho 1

« C’est un tournant : la jeunesse entre en rébellion pour le climat et


le vivant. Une nouvelle génération politique émerge. »

Effondrement ? « Cette question-là est une question assez obsédante, moi


elle me taraude bien plus que certains veulent bien l’imaginer », concédait le
Premier ministre Édouard Philippe le 2 juillet 2018, ajoutant aussitôt, comme
pour minorer son audace, que c’est une « question compliquée » car les
gouvernements eux sont « confrontés à la réalité », tandis que l’effondrement
serait une considération « philosophique ». Voilà qui confirme que nos
gouvernants sont parfaitement instruits.

Nous sommes dans ce moment particulier de l’histoire que l’on pourrait


comparer à une « drôle de guerre », où, confrontés à des menaces sans
précédent et sans équivalent, face à des dangers imminents, aux faits qui
témoignent d’ores et déjà des emballements du changement climatique et de
l’extinction massive de la biodiversité, ceux qui nous gouvernent sont
informés donc, mais continuent de vouloir croire jusqu’au bout que tout va
bien se passer et qu’on peut continuer d’aller dans le mur. Le capitalisme, par
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sa « destruction créatrice », renaît toujours de ses cendres et ne manquera pas
de faire preuve de sa capacité d’adaptation, se répète comme un mantra une
génération qui, en réalité, est tétanisée, dépassée par les événements.

C’est le début d’une crise politique majeure et la fin d’un cycle. Celui des
mensonges du « développement durable », de la « croissance verte », et
même de la « transition écologique », mot d’ordre obsolète qui renvoie
toujours à plus tard les transformations à accomplir. C’est la fin de ces faux-
semblants car le constat s’impose que la destruction, loin d’être « créatrice »
dans un monde tout entier basé sur les énergies fossiles et l’exploitation
vorace des ressources, n’est que destructrice. La religion de la croissance, qui
ne voyait dans la nature qu’un ennemi à dominer, se fracasse sur le mur du
réel et sur les limites physiques du système Terre. C’est ce qui explique, en
profondeur, pourquoi le pouvoir actuel ne peut pas être capable de répondre
aux aspirations liées à l’écologie. L’urgence écologique met à l’ordre du jour
une exigence de cohérence incompatible avec les doctrines libérales et même
keynésiennes de l’économie qui sont les siennes comme celles de ses
prédécesseurs.

L’Anthropocène impose à la politique un retour au réel. Car ce sont


d’abord les faits qui ont changé de dimension. Pour les citoyens, la
destruction écologique massive devient sensible. Il ne s’agit plus seulement
de la masse des informations venues d’ailleurs sur les incendies en Amazonie
ou en Sibérie, la fonte des glaces au Groenland, les milliers de chauves-souris
qui meurent de chaud en Australie, les 3 milliards d’oiseaux en moins en
Amérique du Nord. Il s’agit désormais de l’expérience vécue d’une canicule
qui fait suffoquer, des sécheresses qui ravagent les cultures, des menaces sur
l’eau potable dans plusieurs départements, du recul des glaciers en montagne
dont les roches s’effondrent, des papillons et des insectes que l’on rencontre
moins souvent au jardin… Dans cette prise de conscience, s’ajoute
l’importance capitale des impacts sur la santé de toutes les pollutions
chimiques, de l’air, de l’alimentation, vécues pour ce qu’elles sont, à savoir
des menaces physiques. C’est un tournant : la jeunesse entre en rébellion pour
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le climat et le vivant. Une nouvelle génération politique émerge. Les modes
de consommation évoluent, rapidement, structurellement. Certains
commencent même à ne plus vouloir prendre l’« avi-honte ». Mais ce n’est
pas tout : l’écologie est désormais en tête des préoccupations de presque
toutes les catégories sociales. Elle n’est plus un « truc de bobo » ou l’apanage
des catégories sociales les plus diplômées et les mieux rémunérées. Mieux :
72 % des Français considèrent que le modèle économique actuel est
incompatible avec la lutte contre le changement climatique (55). 54 % sont
favorables à la décroissance et à « réduire drastiquement notre
consommation (56) ». Et quand on interroge les citoyens sur leurs aspirations, 9
sur 10 expriment le désir de « ralentir » ! Voilà qui est totalement inédit et
témoigne d’une rupture culturelle profonde avec l’idéologie dominante du
consumérisme et du productivisme.

Autrement dit, nous entrons dans l’ère des catastrophes et des révolutions.
L’écologie ne quittera plus le cœur du débat politique, où elle est
durablement, structurellement, installée car les faits l’imposent. C’est
désormais autour de ces enjeux que le clivage politique principal va se
structurer, opposant les Terriens, qui font de cet enjeu vital une priorité, et les
Destructeurs, lobbies ou responsables politiques qui surfent ouvertement ou
implicitement sur sa négation. D’un côté les mobilisations de la jeunesse et
une prise de conscience de plus en plus vive de l’ensemble de la population,
de l’autre une radicalisation climato-obscurantiste des tenants du système
actuel. C’est la fin définitive du prétendu consensus autour des enjeux
écologiques et des balivernes sur la conciliation possible entre les enjeux
environnementaux et le mode de civilisation actuel.

Les unes de Valeurs actuelles sur les « charlatans de l’écologie », avec son
supplément spécial sur papier glacé « Changement climatique : mythe et
réalités (57) » déniant ouvertement les travaux du GIEC, ou encore la
couverture du Point « Écologie et fariboles (58) », les éditos de L’Express et les
tweets de Laurent Alexandre se définissant dans son profil comme « anti-
collapsologue », les déclarations violentes et misogynes contre Greta
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Thunberg, ne sont qu’un avant-goût de l’offensive à venir. En France, comme
dans les États-Unis de Donald Trump ou le Brésil de Jair Bolsonaro, les
puissances conservatrices ne reculeront devant rien pour défendre leurs
intérêts et le statu quo par tous les moyens. L’angoisse existentielle liée aux
effondrements écologiques travaille en profondeur la société et sa négation
est, partout dans le monde, au cœur de la dynamique politique des forces
autoritaires et conservatrices. Ceux-là offrent à une angoisse légitime une
réponse par la fuite en avant dans la destruction, la surconsommation, la
haine des autres, le refus de la vulnérabilité, en un mot la barbarie.

L’écologie politique a dans ce contexte une responsabilité immense, celle


d’offrir aux citoyens un vrai choix de civilisation et de prétendre à l’exercice
des responsabilités. Elle doit sortir de la zone de confort d’une minorité
agissante, éternelle force d’appoint des acteurs traditionnels du paysage
politique. L’engagement de toute une génération pour l’écologie est un
processus irréversible. Mais sans perspective politique et démocratique de
conquête, le mouvement social actuel, qui traverse en France des difficultés
qu’il ne rencontre pas dans d’autres pays du fait de mots d’ordre confus de
« convergences des luttes », subira de lourdes défaites.

Rien n’est plus urgent que d’aider la nouvelle génération qui se lève à
conquérir et transformer le pouvoir, et d’ouvrir ainsi à la rébellion la
perspective d’une écologie de gouvernement. À cet égard, toutes les leçons
des périodes passées doivent être retenues.

La primauté des enjeux écologiques sur tous les autres d’abord. Ni le


pouvoir établi aujourd’hui ni ceux d’hier, à savoir l’opposition actuelle, ne
mèneront la transformation écologique. L’écologie doit nécessairement se
construire comme une alternative et au libéralisme et au socialisme, qui l’un
comme l’autre nient les limites planétaires. Elle constitue, dans le nouveau
paysage politique qui est en train d’apparaître, la seule espérance porteuse
d’un choix de civilisation, sans compromis possible avec ceux qui
demandent, en permanence, qu’elle passe au second plan, au nom
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d’impératifs économiques ou prétendument sociaux. Elle implique une
politique d’écologie intégrale, qui ne se cantonne plus aux seules politiques
directement liées aux enjeux environnementaux, mais appréhende toutes les
dimensions de l’exercice du pouvoir et d’une transformation démocratique,
dans tous les domaines.

La nécessité de construire un projet basé sur la science ensuite. Pour une


part d’ores et déjà certaine, on ne peut plus empêcher des modifications
profondes du climat et des écosystèmes face auxquelles il faut organiser notre
résilience. Cette dimension fondamentale est, pour l’instant, largement sous-
estimée dans le débat public parce que dérangeante tant elle reconnaît qu’un
point de non-retour est désormais atteint. Une nouvelle approche doit
désormais considérer l’écologie comme un enjeu de sécurité fondamental
pour la Nation, au cœur des missions régaliennes d’une République-
Résiliente profondément transformée et décentralisée, donnant toute sa place
à l’autonomie des territoires. Le seul choix possible est de partir des constats
scientifiques pour construire un projet politique crédible, y compris sur le
plan économique, organisant la réduction volontaire des flux d’énergie et de
matières premières, laquelle implique obligatoirement une réduction des
inégalités. Ce travail exigeant et difficile n’a jamais été sérieusement engagé.
Il est la condition à la fois d’un projet crédible mais aussi de l’élargissement
des bases sociologiques de l’écologie politique.

Enfin, et peut-être surtout, un discours politique écologiste se résumant à


l’énoncé rationnel des faits scientifiques ne suffit plus. Face à une écoanxiété
pouvant nourrir l’impasse du survivalisme ou à des mécanismes de déni
psychologique alimentant le climato-obscurantisme, l’écologie doit se
départir d’un langage technocratique et travailler avec les émotions. Une
approche écoféministe des effondrements, donnant toute sa place à la
sensibilité, reconnaissant la relation entre le patriarcat et la domination de la
nature, est essentielle. La révolution écologique et la révolution féminine
doivent marcher de pair dans toutes leurs dimensions politiques, mais aussi
psychiques, symboliques et culturelles.
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C’est un nouvel imaginaire puissant qu’il faut déployer pour entraîner
l’ensemble de la société dans le choix volontaire d’un changement radical de
nos modes de vie, de notre rapport à la nature, de nos critères
d’épanouissement personnel et collectif. Il faut briser l’équation « écologie
= régression sociale » opposée depuis plus de quarante ans aux analyses du
rapport Meadows (59). Les esprits sont désormais arrivés à maturité pour se
départir d’une vision du monde dans laquelle l’argent est plus important que
d’être vivant. Agir face aux effondrements écologiques n’est plus vu comme
un sacrifice, mais comme une libération et une reprise de contrôle sur nos
vies, victimes d’une machine devenue folle. Il y a urgence à lever l’espérance
d’une écologie pour tous et partout et à organiser sa marche au pouvoir. Bref,
que les écologistes travaillent à devenir des révolutionnaires responsables.

Bibliographie

• BATHO Delphine, Écologie intégrale. Le manifeste, Monaco, Le Rocher,


2019.
• BATHO Delphine, Insoumise, Paris, Grasset, 2014.
• LATOUR Bruno, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris,
La Découverte, 2017.
• ANSPERGER Christian, BOURG Dominique, Écologie intégrale. Pour
une société permacirculaire, Paris, PUF, 2017.
• RICH Nathaniel, Perdre la Terre, Paris, Le Seuil, 2019.
• « Les mondes de l’écologie », revue Esprit, février 2018.

Note
1. Députée des Deux-Sèvres, ancienne ministre de l’Écologie, du Développement durable et de
l’Énergie, présidente de Génération Écologie.

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LES CONFLITS EN GERME
THÈSE 1

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15

Assurer la sécurité dans un État en décomposition

Alexandre Boisson 1

« La barbarie n’a jamais cessé d’exister, elle ne cesse de s’adapter et


il ne faut jamais la laisser étendre son emprise. Le seul moyen de la
combattre est de faire société. »

Entré par vocation dans la police nationale, en tant qu’îlotier de la police


de proximité, j’avais trouvé un rôle de constructeur de cohésion sociétale.
Plus tard, j’ai intégré la brigade anticriminalité. Témoin d’une criminalité
quotidienne, j’ai alors fait le constat que les drames sociaux et la violence ne
sont pas l’exclusivité des quartiers « sensibles ». La détresse se retrouve dans
toutes les classes sociales.
Personne ne ressort indemne de ces situations que bien des gens refusent
de voir. Pourtant l’ultraviolence existe déjà bel et bien, parallèlement à la vie
tranquille de M. Tout-le-monde, alors que notre société repose sur des
fondamentaux économiques et énergétiques stables et que le rôle de la police
est de colmater les brèches qui permettraient à cette violence d’envahir la
normalité. Pour une société qui n’aurait pas construit la solidarité et la
résistance nécessaires, toute rupture importante de la stabilité créerait une
sérieuse brèche de sécurité…
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En 2011, après neuf ans au Groupe de sécurité de la présidence de la
République (GSPR), je démissionnai suite au déclenchement de la guerre en
Libye sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Je ne comprenais plus mon pays
qui, avec une nouvelle guerre pour le pétrole, allait sacrifier tant d’innocents
pour le confort d’insouciants pétro-junkies. Pour moi, la sécurité et la paix
publique devaient être construites de concert.
Je décidai de mettre mes compétences à la contribution d’un nouveau
modèle systémique de sécurité : une résilience locale pour une sécurité
globale. En 2018, le site SosMaires.org fut fondé avec d’autres citoyens
engagés sur ce principe de « glocalité ». Mon expérience est maintenant
confortée par les données de la sociologie et le simple constat que des
millions d’armes sont en circulation en France (60).

Le communautarisme économique, une entrave à l’entraide

Quand un billet en euros circule entre l’économie légale et l’illicite, au-


delà de l’aspect moral, se construit une cohérence systémique inavouable
dans la société dite normale. En effet, l’économie parallèle, factuellement,
empêche une misère plus grande encore et donc plus d’insécurité. Elle peut
être estimée à environ 10 % du PIB national. Toutefois, si les flux de
monnaie s’interrompaient, à cause d’un krach financier par exemple, alors il
ne resterait plus que des communautés humaines qui ne se connaissent pas ou
trop mal. L’effondrement, c’est la très grande difficulté ou même la perte
d’accès aux produits essentiels et vitaux. Dans un pays comptant autant
d’armes en circulation, sans cohésion sociétale préalable, le résultat pourrait
bien être un carnage.
On ne peut donc pas faire l’économie de négocier l’entraide dès
maintenant, avant qu’un accident de parcours ne révèle les faiblesses de notre
société. Les 67 millions de Français, pour la plupart incapables de faire
pousser leur nourriture et donc dépendants des centres commerciaux pour
leur alimentation, sont tous totalement à la merci du prix du pétrole. Un
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effondrement systémique de notre société (bien au-delà de celui de la
biodiversité déjà bien avancé sans que cela fasse vraiment réagir) entraînerait,
entre autres, un effondrement de nos certitudes, dont celle que l’État pourra
toujours faire face simultanément à toutes les situations criminogènes, de
façon immédiate et sur l’ensemble du territoire. Nos élites politiques, pour le
moment, « communiquent » pour mieux nous rassurer sur la sécurité, mais
elles semblent bien mal renseignées sur la réalité de la France. Elles
naviguent à vue, au gré de constats et de conseils souvent prodigués par ceux
qui ont tout intérêt à faire croire que tout va bien.
Quand ils sont confrontés soudainement à un drame qu’ils pensaient
impossible, les humains passent par des phases de déni et de panique. Cette
situation de confusion les rend incapables de se confronter à des
comportements agressifs qu’ils n’ont jamais connus auparavant. Ces
violences paraissaient marginales quand la société reposait encore sur ses
fondements énergétiques, économiques et sécuritaires, fondant une stabilité
tellement rassurante que la plupart des gens la croyaient éternelle. Mais une
situation d’effondrement systémique offrirait une formidable opportunité à
des êtres sans scrupules qui sont déjà, en ce moment même, prêts à tout. Dans
ce cas, les innocents, les non-violents, se trouveraient alors dans
l’impossibilité de se défendre ou d’être défendus par l’État.
Encouragé par la société de consommation, l’individualisme a pris le pas
dans nos sociétés. Il n’est plus possible de compter sur le niveau d’entraide
qu’ont pu connaître nos ancêtres, à une époque où la société n’était pas aussi
aisée et où l’existence était encore centrée sur une agriculture variée et
nécessitant beaucoup de main-d’œuvre. Aujourd’hui, le « j’y ai droit » rend
les foules hystériques dès qu’une rivalité se fait sentir pour un bien : une
réduction de 70 % sur le Nutella au supermarché, et les voilà qui se
battent (61). S’ils se mettent en danger pour des aliments non essentiels, qu’en
sera-t-il pour des denrées vitales ?
Fin 2018, les Gilets jaunes bloquaient les camions aux ronds-points. Cela a

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suffi pour qu’à quelques dizaines de kilomètres de là, les clients des
supermarchés se demandent devant des rayons vides ce qu’ils allaient bien
pouvoir manger. Pourtant, aujourd’hui, la société française reste globalement
persuadée que l’État pourra toujours tout résoudre. Le bon sens pousserait
plutôt au contraire à constater que l’État est lui-même handicapé par des
besoins de croissance qui l’empêchent de bien considérer les risques. Peut-il
encourager les citoyens à anticiper une crise de l’énergie sans affoler l’indice
de confiance des ménages ? Si les ménages s’inquiètent, ils consommeront
moins et la croissance sera impactée. L’État endetté peut-il se permettre
d’affecter la croissance ? Une France affaiblie dans le concert des nations
serait un pays risquant de se faire évincer des accès aux ressources, qui nous
sont tout aussi vitales qu’aux autres…

Que ferait la police pendant un effondrement ?

Si la France d’aujourd’hui est une somme de communautés (62) dans


lesquelles chacun vit dans son silo, qu’il soit religieux ou social, seuls les
échanges économiques font tenir l’ensemble dans une paix relative. Bien des
textes de chansons du rappeur Kery James nous aident à comprendre ce
monde du communautarisme vu de l’intérieur, notamment avec son titre
« Constat amer (63) ». L’univers économique de la zone de non-droit n’est pas
celui des quartiers huppés de Paris, mais la monnaie circule entre ces deux
mondes. Elle leur permet d’échanger des biens ou des services, parfois
illicites, comme les stupéfiants ou des prestations sexuelles souvent liées au
trafic d’êtres humains. Le billet de banque passe dans toutes les mains et
toutes les économies. Du coup, si soudainement la monnaie faisait défaut, les
citoyens découvriraient brutalement qu’ils n’ont jamais vraiment vécu
ensemble. N’apparaîtraient alors que des communautés se reconnaissant
autour de leur culture d’origine, mais pleines d’a priori les unes sur les
autres. Communautarisme ou pas, de toute façon des rapports de force
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s’établiraient autour des pénuries. Qui pourrait prendre quoi ? Les armes
conféreraient certainement un pouvoir sur l’autre et une priorité dans l’accès
aux vivres.
Si la police peut être très efficace sur des interventions ponctuelles, il lui
est quasi impossible d’intervenir quand l’insécurité embrase tout le territoire.
C’est ce genre de situation que l’île de Saint-Martin a dû affronter avec
l’ouragan Irma en 2017 : les services publics n’ont pas pu faire face,
temporairement, à toutes les paniques. La France métropolitaine n’est pas une
petite île. Chacun serait en grande vulnérabilité alimentaire en cas
d’effondrement du système. Un policier le ventre vide, par exemple, resterait
un humain. Il penserait bien plus à nourrir les siens qu’à obéir aux ordres
d’une hiérarchie elle-même effondrée. Dans une telle tragédie, que
deviendraient les anciens protecteurs du système ? Certains récits de science-
fiction envisagent que l’oligarchie pourrait maintenir les effectifs de l’État à
sa solde en cas d’effondrement. Mais comment commander à des ventres
affamés, qu’ils soient ou non en uniforme ? Peut-on ordonner à un flic de
rester en service quand sa femme et ses enfants le supplient de rentrer à la
maison ?
Dans une société qui s’effondre, le cerveau reptilien prend le contrôle sur
les autres parties du cerveau. Il gère l’existant, des idées simples qui lui
permettent de survivre. L’histoire montre ainsi que la barbarie peut être un
système efficace, car elle permet la soumission des autres et donc l’économie
des ressources matérielles : en temps de pénurie, il faut aussi épargner les
cartouches. Les témoignages de ceux qui ont subi la violence se diffusent, et
entraînent la soumission d’opposants potentiels sans même avoir à mener
bataille. Ce « service avant-vente » se fait avant même que les assaillants
arrivent sur le territoire à contrôler. En d’autres termes, la barbarie est
stratégique : oser la barbarie peut être un investissement qui rapporte…
C’est pourquoi il est important de négocier l’entraide avec les bons
paramètres sociétaux avant la catastrophe. La barbarie existe déjà, et seules

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les forces de l’ordre la contiennent. Elle n’a jamais cessé d’exister, elle ne
cesse de s’adapter et il ne faut jamais la laisser étendre son emprise. Le seul
moyen de la combattre est de faire société : une société organisée et préparée
aux grands défis qui sont les nôtres, une société consciente que la barbarie est
là, à l’affût de la moindre faiblesse.

Contre la barbarie à venir

Si l’effondrement est avant tout un effondrement des croyances, pour


sécuriser la société, il faut agir sur les convictions. Les biais cognitifs sont à
l’origine de bon nombre de nos convictions, ils construisent les légendes qui
nous rassurent, celles qu’on aime croire mais qui nuisent à la pensée
rationnelle. Il faut donc réussir à biaiser les biais mentaux pour faire à
nouveau société et assurer la paix publique, en faisant œuvrer ensemble des
pans différents de la société à une création systémique d’intérêt général.
Un exemple de proposition serait d’utiliser la culture du chanvre légal,
actuellement réglementée par les catalogues officiels français et européen.
Cette plante donne une chance exceptionnelle de sortir de leur vase clos les
gens évoluant actuellement dans le business illicite du cannabis. Le chanvre
légal est un couteau suisse de la résilience alimentaire, de la construction et
de l’énergétique, et contrairement au cannabis, il est légal. Faire comprendre
aux populations liées à l’économie parallèle qu’elles dépendent tout autant
des circuits alimentaires longs et que leur situation sera aussi dégradée que
dans les zones rurales, incite à considérer la question de la résilience
alimentaire, tous ensemble et maintenant. Cette résilience alimentaire, c’est
notre capacité à traverser les pénuries en cas de rupture d’approvisionnement
des circuits longs, comme l’explique Stéphane Linou (64).
Bien des friches industrielles autour des cités pourraient être mises en
culture, mais bien des sols y sont pollués. Le chanvre participe à la
dépollution des sols et ramène de la biodiversité. D’autre part, la culture
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légale du cannabis thérapeutique (65), probablement utile pour la résilience
médicale, rapporterait bien plus que le trafic de stupéfiants. Ce serait sortir
des gens de leur contexte de béton, de commerces illicites et risqués, pour
parfois les amener à une ruralité qui leur est quasi inconnue. En les mettant
au contact des autres, on pourrait en faire des sauveurs de la biodiversité et
des co-constructeurs de la résilience alimentaire.
Ce genre d’initiative pourrait être mise en œuvre par le maire et ses
administrés conscientisés. Suivant la loi de modernisation de la sécurité
civile, tout citoyen a le devoir de s’informer sur les mesures de protection
prises pour lui par sa commune dans le document d’information communal
sur les risques majeurs (DICRIM) (66). Au-delà de cette prise de connaissance,
ce citoyen doit lui aussi être force de proposition afin d’améliorer les mesures
de protection contre les menaces pouvant mettre en péril sa commune.
À nous tous, société civile et décideurs politiques, de tirer les conclusions
de ce que pourrait être une pénurie énergétique, de bien analyser notre
vulnérabilité alimentaire et énergétique, puis d’agir en conséquence pour
préserver notre démocratie. À l’heure d’Internet, tant que nous avons encore
assez d’énergie pour le faire fonctionner, nous avons les moyens de mettre en
place des dispositifs de résilience. Cela engage la sécurité de tous, sans
distinction d’origine ethnique, de religion, de genre ou de courant politique.
Au regard des risques, c’est une question de vie ou de mort qui nous impose
de construire ensemble la résilience.

Bibliographie
• LINOU Stéphane, Résilience alimentaire et sécurité nationale,
Hallennes-lez-Haubourdin, TheBookEdition.com, 2019.

Note
1. Ancien policier, spécialiste en sécurité, fondateur de l’association SOS Maires.

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LES CONFLITS EN GERME
THÈSE 2

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16

De la guerre au temps du changement climatique

Jean-Michel Valantin 1

« La combinaison du changement climatique et des vulnérabilités


sociales et agricoles participe désormais à la montée aux extrêmes de
certains conflits, comme au Moyen-Orient. »

Comme l’a établi Carl von Clausewitz, « la guerre est la continuation de la


politique par d’autres moyens (67) ». Cette définition conserve toute son acuité
aujourd’hui, alors que le changement climatique, la crise de la biodiversité, la
compétition pour des ressources qui se raréfient deviennent des déterminants
toujours plus puissants de la politique et de son rapport à la violence armée.
En effet, ces crises combinées se couplent désormais aux processus de
décision politiques publics et privés. Elles participent aussi à la mise sous
tension de la globalisation, et aggravent la violence et les conséquences des
conflits en cours.

Se préparer aux conflits de demain

Le cas de l’amiral Philip Davidson, commandant de l’US Indo-Pacific


Command, est un exemple particulièrement évocateur de ce couplage entre la
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géopolitique, la stratégie et le changement climatique. Il est l’un des plus
puissants responsables militaires sur Terre. La zone de responsabilité du
commandement opérationnel dont il a la charge s’étend sur toute l’Asie-
Pacifique et sur l’océan Indien. Il commande plus de 325 000 hommes, des
forces armées maritimes, aériennes, terrestres, conventionnelles et nucléaires,
spatiales et cyberspatiales. Ces capacités lui permettraient de se livrer à une
guerre de haute intensité dans cette zone. Lors d’une audition au Congrès des
États-Unis le 12 février 2019, il déclare aux sénateurs membres de la
Commission des forces armées qu’il est essentiel de développer et d’installer
de nouveaux systèmes de capacité de frappe, notamment des missiles, afin de
répondre à l’installation de flottes militaires, d’escadrilles, de matériels
spatiaux et de capacités spatiales, « déployées par notre adversaire ». Ce
faisant, l’amiral fait quasi ouvertement référence à la Chine.
Puis, répondant à une question de la sénatrice Warren, il ajoute être
d’accord avec un rapport de l’Office of the Director of National Intelligence.
Cette instance est la plus haute instance politique de coordination des
nombreuses agences de renseignement civiles et militaires américaines, dont
la CIA, la NSA et la Defense Intelligence Agency (DIA). Ce rapport établit
que la « dégradation environnementale et écologique globale, ainsi que le
changement climatique, vont très certainement accentuer la compétition pour
les ressources, les situations de détresse économique, et les tensions sociales,
tout au long de 2019 et au-delà… Les dégâts causés aux communications, à
l’énergie, aux infrastructures de transport, pourraient affecter les installations
militaires proches du niveau de la mer, infliger des coûts économiques et
causer des déplacements de personnes et des pertes en vie humaine (68) ». En
d’autres termes, Philip Davidson explique aux sénateurs des États-Unis que
son commandement est prêt à assumer une guerre contre la Chine, dans un
contexte géopolitique et social bouleversé par le changement climatique.
Cette préparation de l’appareil américain de défense et de sécurité
nationale à de nouvelles possibilités de guerre à l’époque de l’amplification

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du changement climatique a aussi lieu dans l’Atlantique nord. Ainsi, du
25 octobre au 7 novembre 2018, se déroulent les plus grandes manœuvres de
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan) depuis la fin de la guerre
froide en 1990, et elles prennent place pour la première fois dans la zone
arctique. Ces manœuvres ont lieu en particulier en Norvège et en Islande et
dans les eaux internationales séparant ces deux pays et qui s’étendent jusqu’à
la limite de la zone économique exclusive russe. Or ce périmètre défini par
l’Islande, la Norvège et la limite entre mer de Norvège et mer de Barents
correspond à l’extrémité occidentale de la « route maritime du Nord » ouverte
par la Russie depuis la fin des années 2000 (69).
Cette nouvelle route maritime relie le détroit de Béring à la mer de
Norvège en suivant le littoral sibérien sur près de 4 500 kilomètres. Son
ouverture correspond à une stratégie d’adaptation géoéconomique russe aux
effets du changement climatique, et ce à une échelle continentale. En effet,
l’Arctique se réchauffe deux à quatre fois plus vite que le reste de la planète.
Ce bouleversement géophysique se traduit par un retrait toujours plus marqué
de la glace d’été et par une reconstitution d’autant plus irrégulière de la glace
d’hiver. Cette évolution thermique rapide et brutale permet aux autorités
politiques, militaires et économiques russes d’ouvrir la route du Nord, qui
relie le détroit de Béring à la Norvège. Pour ce faire, les ports de la côte
sibérienne sont revalorisés et reconstruits, tandis que les nombreuses bases
maritimes et aériennes de l’archipel sibérien sont réhabilitées. La marine et
l’armée russe y installent des bases de surveillance et de guidage, des postes
de secours et de garde-côtes, ainsi que des batteries de missiles anti-navires.
Une nouvelle génération de sous-marins, dits Boreis, et de brise-glace
nucléaires est mise à la mer, ainsi qu’un premier réacteur flottant. Dans le
même mouvement, Gazprom, Rosneft, Novatek, les grandes compagnies
gazières et pétrolières russes mettent en exploitation les gisements gaziers et
pétroliers on- et offshore rendus accessibles par le réchauffement de la
zone (70).

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L’ouverture de cette nouvelle route maritime offre un intérêt particulier
pour les armateurs chinois. L’utilisation de la route du Nord permet aux
convois chinois de relier les ports chinois à l’Europe du Nord en gagnant une
à trois semaines de navigation par rapport à la route du Sud, par le détroit de
Malacca, le golfe d’Aden et le canal de Suez. Depuis 2013, le nombre de
navires et de convois chinois qui utilisent la route du Nord augmente
régulièrement, conférant ainsi à la Chine un accès toujours plus important à la
zone arctique, à l’Europe du Nord et à l’Atlantique nord. Pékin accompagne
cette pénétration atlantique d’une série d’accords bilatéraux avec la majorité
des pays arctiques, dont la Russie, la Norvège, la Finlande, la Suède, le
Danemark, l’Islande et le Groenland, où un consortium minier anglo-chinois
est opérationnel depuis 2017. Ainsi, en quelques années, la Chine devient une
puissance atlantique (71).
Aussi les grandes manœuvres de l’Otan apparaissent-elles comme une
réaction à ce bouleversement géophysique, économique et géopolitique.
Revenons à ces dates du 25 octobre au 7 novembre 2018, où l’Otan les
organise pour la première fois dans la région arctique. Baptisées Trident
Juncture, ces manœuvres mobilisent 50 000 soldats, 150 avions, 10 000
véhicules terrestres et 60 navires de guerre. Elles sont centrées sur la Norvège
et l’Islande, où ont lieu des exercices d’atterrissage, de déploiement et de
combat. Ces exercices permettent aux forces de l’Otan de démontrer leur
capacité de réaction contre un adversaire hypothétique et non identifié qui
mettrait en danger un autre membre de l’Otan dans la région arctique. Cet
anonymat officiel de l’adversaire n’empêche pas la Russie de protester
officiellement contre cet exercice militaire qui se déroule très près de ses
frontières terrestres et maritimes. Mais si ces manœuvres s’accompagnent de
tensions avec la Russie, elles permettent aussi à l’Otan de réaffirmer aux
usagers de la route du Nord, et ainsi à la Chine, que l’Atlantique nord
demeure une zone géoéconomique et stratégique dominée par la puissance
militaire et économique américaine.

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Aussi, par ses conséquences géophysiques, le changement climatique fait
émerger les conditions pour un affrontement géopolitique entre les États-
Unis, l’Otan, la Chine et la Russie dans le Pacifique et dans l’Atlantique
nord. Mais la combinaison du changement climatique et des vulnérabilités
sociales et agricoles participe aussi désormais à la montée aux extrêmes de
certains conflits, comme au Moyen-Orient.

Les révolutions de l’Anthropocène

Les « Printemps arabes » de 2011 et la guerre de Syrie apparaissent comme


intrinsèquement liés aux manifestations les plus contemporaines de
l’Anthropocène. Ce concept permet de qualifier le système de modifications
profondes imposées par les activités humaines aux grands cycles du système
Terre, dont celui du climat.
Ainsi, la vague de chaleur historique de 2010 en Europe et en Asie entraîne
une baisse de la productivité agricole russe et ukrainienne (72). En
conséquence, le prix des céréales sur le marché mondial connaît cette année-
là une brutale augmentation, qui se répercute sur les prix des denrées de base,
dont le pain, notamment dans les pays arabes. Cela alimente et renforce les
tensions sociales et politiques qui se sont condensées sous la forme des
« Printemps arabes (73) ».
Par ailleurs, entre 2006 et 2011, en Syrie, une sécheresse d’une ampleur
historique ravage les campagnes et les communautés rurales, entraînant un
exode urbain massif, dans des villes dont ni les infrastructures ni les autorités
politiques ne sont prêtes à faire face à un tel afflux (74). Cela s’accompagne
d’une profonde déstabilisation sociale, qui se combine avec la crise des prix
alimentaires de 2010 et 2011. La société syrienne est alors traversée par des
tensions majeures, qui en renforcent d’autres accumulées depuis des
décennies. Cette situation aboutit à des contestations politiques du régime de
Bachar el-Assad. Elle alimente la montée aux extrêmes qui a lieu en Syrie,
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tout en créant d’importants gisements de recrutement pour les mouvements
islamistes (75).
Cette déstabilisation de l’État syrien permet l’installation de l’État
islamique (EI) et l’extension de sa démarche de conquête sur le territoire de
l’Irak et de la Syrie. Mais l’EI a entraîné contre lui des réactions
internationales massives qui impliquent notamment les armées américaine et
russe. L’Anthropocène, dans sa dimension climatique, se montre ici comme
un « multiplicateur/amplificateur de menaces », dont les échelles sont tant
planétaires que locales. Il est en train d’acquérir une dimension géopolitique
et militaire.

Adapter la pensée stratégique à une planète déréglée

Les nouvelles conditions planétaires propres à l’Anthropocène, dont le


changement climatique, posent un défi majeur à la pensée géopolitique et
stratégique, à savoir celui de l’adaptation. La caractéristique du
bouleversement géophysique contemporain réside dans son accélération et
son amplification, à la fois permanentes et non linéaires. Aussi les sociétés
contemporaines et les processus de décision politique sont-ils confrontés à
une situation de changement permanent. Celui-ci est complexe et dangereux,
car il met en jeu le cycle de l’eau, la relation collective aux températures,
l’agriculture, la santé, dans un monde où la compétition pour l’accès aux
ressources est toujours plus féroce.
Par ailleurs, la hausse du niveau de l’océan, en raison de la fonte toujours
plus rapide des calottes glaciaires terrestres, dont celles du Groenland, de
l’Antarctique et des chaînes de montagnes, est un facteur de déstabilisation
e
dont la puissance ne va faire qu’augmenter tout au long du XXI siècle. Or
plus de 60 % de la population mondiale, soit plus de 3,8 milliards de
personnes, vivent le long du littoral, dans une bande côtière de 150
kilomètres de large. Cette interaction entre la hausse continue du niveau de
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l’océan, les littoraux, les infrastructures et les populations se traduit par une
érosion et des infiltrations toujours plus importantes et par l’aggravation des
événements climatiques extrêmes. Le phénomène est particulièrement
sensible en Asie du Sud, en particulier au Bangladesh. En effet, la surface du
pays est largement au niveau de l’océan. Cela expose la population de
180 millions de personnes à la combinaison des effets de la hausse du niveau
de l’eau, à la salinisation des sols et des nappes phréatiques, et à la
destruction de l’agriculture. Il en résulte un exode rural massif et l’installation
par l’Inde d’un mur de barbelés entre les deux pays.
Cette hausse rapide du niveau de l’océan se fait aussi sentir en Occident, en
exerçant, par exemple, une pression toujours plus grande sur les installations
de l’US Navy, comme la base géante des 10 porte-avions nucléaires de
Hampton Roads, en Virginie. Cette base est désormais inondée 8 à 10 fois par
an, mais la zone risque de l’être plus de 280 fois par an d’ici à 2100, devenant
de facto inutilisable. Dans la Floride voisine, le niveau de l’océan est monté
de plus de 35,5 centimètres depuis 1914, et cette tendance s’accélère. Aussi,
pour l’US Navy, le défi de l’adaptation à ce processus est également celui de
maintenir la capacité de projection de force des États-Unis sur l’ensemble des
océans, et ainsi des continents.
Ces exemples mettent en évidence le bouleversement stratégique en cours
dû au changement climatique. Dans de nombreux pays, dont, entre autres, les
États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, ainsi que dans toute l’Amérique
latine, la Russie, la Chine, le Japon, les organisations militaires intègrent
activement les enjeux du changement climatique à leur préparation et à la
définition de leurs priorités. Cette prise en compte militaire du changement
climatique signale que les autorités politiques et militaires de ces pays ont
saisi le potentiel de déstabilisation propre au dérèglement planétaire. Les flux
à venir de populations, les risques liés à l’accès collectif à l’eau potable, la
dégradation des conditions sociales et économiques, la baisse des capacités
de production de nourriture, composent un système qui ne va cesser de se

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complexifier. Les structures de sécurité internationale commencent à s’y
préparer. L’émergence rapide de ces nouvelles situations « climato-
stratégiques » signale avec une force toujours plus grande l’importance
fondamentale de la mobilisation internationale pour l’atténuation du
changement climatique.
Cet effort est et sera difficile. Mais y a-t-il vraiment un autre choix ?

Bibliographie
• BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Événement
Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
• KUNSTLER James Howard, The Long Emergency, Londres, Atlantic
Books, 2005.
• VALANTIN Jean-Michel, Géopolitique d’une planète déréglée. Le choc
de l’Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2017.
e
• WELZER Harald, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXI siècle,
2008, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2009,
rééd. 2012.

Note
1. Chercheur en études stratégiques et sociologie de la défense (EHESS, Paris), il collabore avec The
Red (Team) Analysis Society.

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LES CONFLITS EN GERME
THÈSE 3

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17

L’histoire de l’évolution le montre : l’entraide est la seule réponse


viable à l’effondrement

Rencontre avec Pablo Servigne et Gauthier Chapelle 1

« En temps de crise et de pénurie, les individus égoïstes ou les


groupes peu coopératifs ne survivent pas longtemps, c’est aussi
simple que ça. Ceux qui s’entraident survivent plus longtemps. »

PATRICE VAN EERSEL : Il y a six ans, vous avez inventé ensemble le mot
« collapsologie », qui figure dans le sous-titre de Comment tout peut
s’effondrer, cosigné par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, et qui a
fortement marqué l’opinion. Entre-temps, vous avez publié d’autres
ouvrages, notamment L’Entraide, l’autre loi de la jungle, cosigné par vous
deux. Mais le concept d’entraide semble moins bien passer dans l’opinion
que celui d’effondrement.
GAUTHIER CHAPELLE : L’Entraide est un livre dont le succès nous
a étonnés 2. Il semble avoir aidé ses lecteurs à mieux comprendre ce sur quoi
Pablo et Raphaël voulaient attirer l’attention en premier lieu, et à se recentrer
sur des actes, et non à se laisser écraser par une quelconque résignation. Mais
il est incontestable que l’idée d’effondrement peut être anxiogène, génératrice
d’égoïsme et de repli sur soi. L’image de la guerre, civile ou internationale,
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hante les subconscients. L’enjeu est d’éveiller la conscience à cette idée
fondamentale, que l’ensemble de nos livres souligne avec force : il y a un lien
organique entre effondrement et entraide. C’est ainsi : chaque fois qu’il y a
pénurie ou crise, les liens de coopération entre espèces se renforcent. La
compétition est un sport de luxe, très dispendieuse en énergie, qu’on ne peut
se permettre qu’en période d’abondance, et lorsque les risques sont minimes.
S’il y a pléthore de ressources, le perdant de la compétition ne meurt pas
nécessairement. Dès qu’il y a pénurie, elle devient dangereuse, voire
mortelle. Si les ressources viennent à manquer, tous les agents en présence
sont spontanément poussés à coopérer, car il y va de leur survie à tous.
Les recherches le montrent (76), aussi bien en biologie ou en écologie qu’en
sociologie des catastrophes : cette logique traverse tout le vivant, des
bactéries et des levures aux plantes et aux animaux – et aux humains, quand
ceux-ci sont poussés à bout. Toute quantification est illusoire, mais notre
impression est que l’entraide entre espèces semble bien plus répandue que la
compétition. Et la plupart des grandes « inventions » du vivant, comme la
multicellularité, la photosynthèse, le fait placentaire… sont le résultat
d’interactions coopératives. En schématisant, on pourrait dire que la plus
importante « loi de la jungle », c’est bien la coopération. L’oubli de ce
principe de base a conduit les sociétés humaines aux portes de la catastrophe.
Se la rappeler et la remettre en application n’est donc pas naïf, comme
certains le pensent, c’est juste vital, que l’on se situe avant, pendant ou après
l’effondrement, et que celui-ci ait d’ailleurs globalement lieu ou pas.
PABLO SERVIGNE : Les deux concepts sont différents, on ne peut pas les
comparer. Cela dit, on pourrait dire que l’idée d’effondrement est secondaire
par rapport à celle d’entraide. L’entraide concerne tous les êtres vivants
depuis 4 milliards d’années ! En temps de crise et de pénurie, les individus
égoïstes ou les groupes peu coopératifs ne survivent pas longtemps, c’est
aussi simple que ça. Ceux qui s’entraident survivent plus longtemps.
J’ai passé douze années à rassembler toutes les études disponibles sur ce
thème, notamment à partir des recherches extraordinaires et trop méconnues
du géographe Pierre Kropotkine (1842-1921). Ce génie est allé observer sur
le terrain les idées de sélection naturelle de Darwin – qu’il appréciait fort – et
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a montré que celui-ci ne se trompait pas en parlant de « survie des plus
aptes » : l’aptitude fondamentale des êtres vivants consistant à coopérer entre
eux pour leur survie, aussi bien entre individus de la même espèce qu’entre
espèces différentes, et même entre règnes. C’est Kropotkine qui a inventé
l’expression « Mutual Aid », que son ami français Élisée Reclus, comme lui
géographe et anarchiste, a traduite par « entr’aide », offrant ainsi un nouveau
mot à la langue française. Kropotkine était à la fois un scientifique et un
militant engagé, prêt à risquer sa vie, profondément convaincu que le régime
politique idéal, parce que le seul compatible avec les principes du vivant, était
l’anarchie, sans État, fondée sur la fédération de communes autogérées. Pour
nous, remettre en lumière ses travaux était indispensable, car ils ont été
oubliés aussi bien par les scientifiques (qui n’aiment pas être politisés) que
par la gauche marxiste (qui n’acceptait pas les arguments naturalistes).
Kropotkine savait la nécessité de mettre les sociétés humaines en cohérence
avec le reste de la biosphère. Il a mis le doigt sur des mécanismes pro-sociaux
que les recherches scientifiques n’allaient valider qu’un siècle après sa mort
et qu’aujourd’hui encore la plupart de nos contemporains ignorent, parce
qu’ils ont été éduqués dans le moule littéralement « antibiotique » de
l’idéologie libérale et capitaliste.

P.V.E. : Comptez-vous par exemple, parmi les « mécanismes pro-sociaux »


que vous évoquez, la découverte des neurones miroirs (77), qui permettent
d’expliquer des réflexes d’« altruisme neuronal » propres à certains grands
mammifères, en particulier aux humains.
G.C. : Les exemples abondent, c’en est un en effet. Les humains sont très
doués pour la coopération. À part certaines déviances des cultures de ces
derniers siècles, nous sommes une espèce extrêmement coopérative. Cela
s’explique bien sûr par le fait que nous naissons prématurés et avons besoin
d’être accompagnés pendant au moins dix ans, non seulement par nos
parents, mais par toute une communauté, ce qui ancre en nous des réflexes
d’entraide hyperpuissants. Tabler sur ces derniers face aux menaces
d’effondrement est donc réaliste. Pris dans une catastrophe, le premier réflexe
d’un humain est d’aider son voisin – c’est un phénomène que nous avons tous
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vécu, à un degré ou un autre. On pourrait donc penser que tout va pour le
mieux, ou pour le moins mal… Le problème, c’est que nous vivons dans une
société dont l’idéologie dominante, bien incrustée dans les esprits, inverse la
réalité et la met cul par-dessus tête : le réalisme serait du côté de ceux qui
prônent la compétition, le libre-échange, le chacun pour soi et les lois du
marché capitaliste, alors que l’entraide serait un rêve de Bisounours.
P.S. : Oui, c’est du grand n’importe quoi d’être devenus si compétents en
compétition et d’avoir oublié les mécanismes de l’entraide ! La culture et les
institutions libérales n’aident pas nos penchants naturels à s’épanouir, c’est
peu de le dire ! Elle les écrase. Quand on favorise la compétition, la loi du
plus fort, l’inégalité, la hiérarchie, on détruit les tissus sociaux et donc, à
terme, on s’autodétruit collectivement. L’entraide est naturelle ET culturelle,
et surtout très puissamment enracinée en nous, les humains. En écrivant sur
l’entraide, nous avons cherché à ouvrir une brèche dans le bloc monolithique
de cette idéologie libérale selon laquelle, au fond, la nature est violente et
égoïste, seule la civilisation pouvant créer de l’entraide. Cette idée est non
seulement complètement fausse, elle est toxique.

P.V.E. : Approuvez-vous donc ceux qui trouvent juste de remplacer le mot


Anthropocène par le mot Capitalocène ?
P.S. : Oui, on peut comprendre les historiens Jean-Baptiste Fressoz et
Christophe Bonneuil, qui insistent particulièrement sur ce point (78). Faire
croire que tous les humains sont pareillement responsables des changements
brutaux constatés dans la biosphère à notre époque est faux et politiquement
injuste. Non, tous n’ont pas la même responsabilité ! Les premiers à la
manœuvre sont les décideurs des économies capitalistes, industrielles,
occidentales. En homogénéisant tout, le mot Anthropocène dépolitise la
question. Donc, oui, nous pouvons dire avec Bonneuil et Fressoz que nous
sommes entrés dans l’ère du Capitalocène – eux-mêmes utilisent d’ailleurs
aussi d’autres expressions, comme « Thanatocène » par exemple. Toutefois,
on pourra trouver tous les « cènes » que l’on veut, affirmer que le capitalisme
est à l’origine de l’ensemble de nos maux bloque la réflexion dans une
impasse. Certes, il est nécessaire de juger ce système et de le condamner,
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mais il est lui-même la conséquence d’autres causes plus profondes. Le défi
serait donc de réussir à remonter aux causes premières du problème d’Homo
sapiens demens. La question est complexe. L’une des causes majeures pour
nous, c’est d’avoir cessé de s’accorder aux principes du vivant. D’autres
personnes voient des causes premières différentes : est-ce à cause de
l’invention de l’agriculture ? De l’écriture ? Des villes ? Est-ce le patriarcat ?
Est-ce la propriété ? Est-ce l’économicisme, auquel le marxisme, par
exemple, a profondément adhéré lui-même ? Il y a des causes multiples. C’est
bien d’accuser le capitalisme, mais il faut éviter les œillères.
G.C. : Et ouvrons grand nos yeux pour voir ce qu’ils nous montrent : toutes
les tentatives pour échapper au caractère destructeur de la civilisation thermo-
industrielle par des voies technologiques ont échoué. Même le biomimétisme,
qui propose des passerelles inédites entre naturalistes et industriels – par
exemple (un dossier parmi des milliers) entre spécialistes des coquillages et
fabricants de ciment – tourne court. J’y ai consacré quinze ans de ma vie (79) et
je me rends compte à présent que cette tentative ultime (pour moi) d’espérer
nous en sortir, sans remettre en question le « capitalisme vert », n’est pas
parvenue à renverser la tendance. Tous les indicateurs sont dans le rouge.
L’année où les activités humaines ont émis le plus de gaz à effet de serre est,
une fois de plus, la dernière écoulée. Les maigres avancées en biomimétisme
sont restées quantitativement dérisoires et nous n’avons plus le temps.
Œuvrer sur le simple plan technologique ne changera rien à la donne.
Et cela nous ramène à l’entraide. Nous disons que plus les énergies fossiles
vont s’épuiser, plus il faudra les remplacer, certes par d’autres formes
d’énergie, mais surtout par de l’humain. Les prospectivistes en géopolitique
nous parlent bien sûr de toutes les guerres – civiles ou internationales – que
les différentes pénuries risquent de provoquer bientôt. L’humanité peut s’y
perdre. Donc il faut que les humains s’entendent. Qu’ils comprennent qu’il
est plus facile de gérer la pénurie en faisant confiance à la coopération. Et que
les vrais responsables sont ceux qui cherchent par tous les moyens à
disqualifier ce discours. L’importance de l’entraide et de l’esprit coopératif
est telle qu’il faut l’encourager partout, y compris dans les organisations ou
entreprises qui croient encore que la solution est purement technologique : si
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au moins elles le font sur un mode réellement coopératif, cela représentera un
apprentissage utile pour les humains qui y travaillent quand leurs
organisations auront disparu.
L’autre axe est la redécouverte d’une réalité que beaucoup de sciences
d’avant-garde, dont l’éthologie, mettent en lumière presque semaine après
semaine : l’entraide et la coopération s’effectuent aussi entre espèces et il est
crucial que nous le sachions et en tenions compte. Essentielle est, par
exemple, la leçon que nous donnent les arbres, les champignons et les forêts
sur leur fonctionnement mutualiste à grande échelle… auquel il faudrait
consacrer un plein chapitre (80).

P.V.E. : Concernant les prospectivistes, voilà bien trente ans qu’ils


annoncent l’arrivée de régimes autoritaires, par exemple sous la forme de
« Khmers Verts »…
P.S. : On pourrait dire que l’autoritarisme est l’un des stades de
l’effondrement. Aujourd’hui, il y a deux risques : le capitalisme vert et
l’autoritarisme vert – et les deux vont main dans la main ! Ce sont les deux
faces (droite et gauche) du libéralisme. Lorsque le chaos arrive, la plupart des
gens en appellent à une figure paternelle, un leadership fort qui prend des
décisions brutales (et souvent stupides), ce qui cristallise la situation… et ne
fait qu’envenimer les problèmes. À l’évidence, les autoritarismes que nous
voyons déjà émerger, de la Russie au Brésil, de la Chine aux États-Unis, ne
font qu’aggraver la situation. Pour nous, l’ennemi, ce sont les hiérarchies et la
taille démesurée des systèmes. Nous sommes en plein dedans. Faut-il
souhaiter que tous ces régimes s’effondrent ? Il serait facile de dire oui. Mais
en pratique, leur chute rapide entraînerait des souffrances colossales pour des
millions d’individus et de groupes, à commencer par les plus démunis. Nous
sommes donc coincés dans un difficile paradoxe. Nous partageons le point de
vue d’Yves Cochet quand il dit que la priorité est de limiter la casse, c’est-à-
dire de tout faire pour diminuer le nombre de morts. Et la question des
autoritarismes va être très difficile… Je voudrais aussi ajouter, il faut toujours
le faire, que nous ne disons pas que tous les systèmes, biosphérique,
démographique, économique ou politique, vont tous forcément s’effondrer.
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Nous disons simplement que leur effondrement, partiel ou total, est possible.
Connaître les risques nous semble la première étape pour s’organiser. De
même, pour nous, le chemin ne peut être que « biophile », c’est-à-dire en
phase avec les principes du vivant, le moins hiérarchique possible, le plus
décentralisé et équitable possible, biocentré et non anthropocentré, et
forcément coopératif…
G.C. : Et humblement admiratif du vivant, c’est-à-dire intelligent.
L’insupportable arrogance de notre espèce à ce point de l’histoire nous a
isolés des autres. Il nous faut donc retrouver une forme de vision de type
animiste, car nous faisons partie d’un tout dont la compréhension finale nous
échappe. Quelle que soit la beauté de toutes les recherches scientifiques que
vous voudrez, l’incomplétude de notre connaissance du réel est ontologique.
Notre monde va-t-il s’effondrer ? C’est possible, en tout cas, plus personne
ne peut scientifiquement prétendre le contraire. Il faut donc se préparer à
vivre l’effondrement, à le traverser. Cette perspective ouvre tout un éventail
de réactions. La plus immédiate est généralement la sidération… qui peut
dégénérer en dépression, paralysante et frigorifiée. Mais bien souvent, elle
débouche paradoxalement sur une libération stimulante. Comme si un vieux
malaise diffus montrait enfin son visage ! Beaucoup de gens nous disent que
l’idée d’effondrement, associée à celle d’entraide indispensable, leur donne
un tonus qu’ils avaient depuis longtemps perdu. L’important est de
comprendre ce message : « Si vous prenez un énorme coup sur la tête, surtout
ne vous isolez pas dans votre coin, connectez-vous aux autres ! » Chercher de
l’aide est vital, mais pas forcément évident pour tout le monde. Cela le
devient néanmoins de plus en plus, à mesure que l’idée de l’effondrement
devient un nouveau récit collectif.

P.V.E. : C’est le cœur de l’enseignement de l’écopsychologie, notamment


transmis par Joanna Macy, n’est-ce pas ?
G.C. : L’écopsychologie m’a personnellement permis de vivre avec mes
instants de désespoir. J’y ai découvert qu’il était possible de vivre
collectivement des émotions très négatives, comme celles qu’induirait
forcément un effondrement. Les ateliers de « Travail qui relie » lancés par
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Joanna Macy vous encouragent à vous relier à vous-même, aux autres
humains et aux autres non-humains jusqu’à la Terre tout entière. C’est un
processus à la fois physique, intellectuel et spirituel. Il s’agit en particulier de
s’ancrer à nouveau dans la gratitude, d’oser ressentir et exprimer ses
émotions les plus négatives comme la peur ou la colère, et puis de voir et de
comprendre tous les liens d’interdépendance entre les êtres. Le résultat est
que l’on change complètement de regard sur soi et sur le monde, et que ce
changement peut s’appliquer à chaque moment de la vie quotidienne, ce qui
la métamorphose.
P.S. : Inviter à un changement de conscience, un autre rapport au monde, tel
était le but du livre que nous avons écrit à trois, avec Raphaël Stevens et
Gauthier, Une autre fin du monde est possible. Après le constat
« collapsologique » très froid exposé dans Comment tout peut s’effondrer,
nous ressentions le besoin de proposer une « collapsosophie », c’est-à-dire
une invitation à changer notre rapport au monde, à explorer les émotions et
l’intériorité que la possibilité d’un effondrement suscite. Or interroger notre
manière d’être au monde est impossible si l’on ne fait pas appel à toutes les
approches humaines possibles, à la psychologie, à la spiritualité, à l’éthique, à
l’art, à la philosophie, etc. Un vrai changement politique commence par un
profond changement de conscience. C’est loin d’être facile ! Il s’agit de tout
changer, à toutes les échelles… et rapidement. Mais nous allons devoir y
passer. Sans doute tout cela aurait-il pu se faire un peu plus en douceur si on
avait écouté les voix qui, depuis un bon demi-siècle, de Rachel Carson à
René Dumont et d’Ivan Illich à Joanna Macy, appellent à une conversion
radicale. Maintenant, certains seuils irréversibles ont été dépassés et la
perspective est rude. À nous d’œuvrer, collectivement, à nous de pousser à
nous organiser en conséquence, afin que d’autres seuils plus positifs puissent
être atteints et franchis, même en pleine tempête, pour limiter les dégâts et
tenter de construire autre chose. C’est peut-être possible.
G.C. : Le « Réseau des tempêtes », c’est ainsi que les écopsychologues
appellent le réseau d’entraide de ceux qui ont déjà traversé de très fortes
bourrasques et qui mettent leurs expériences au service de la collectivité.

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Bibliographie
• CHAPELLE Gauthier, DECOUST Michèle, Le Vivant comme modèle,
Paris, Albin Michel, 2015.
• KROPOTKINE Pierre, L’Entraide, un facteur de l’évolution, Bruxelles,
Aden, 2009.
• LECOMTE Jacques, La Bonté humaine, Paris, Odile Jacob, 2012.
• MACY Joanna, Retrouver notre lien avec la Terre, Genève, Jouvence,
2017.
• RICARD Matthieu, Plaidoyer pour l’altruisme : la force de la
bienveillance, NIL, 2013.
• SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, Comment tout peut s’effondrer.
Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Le
Seuil, 2015.
• SERVIGNE Pablo, CHAPELLE Gauthier, L’Entraide, l’autre loi de la
jungle, Uzès, Les Liens qui libèrent, 2017.
• SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, CHAPELLE Gauthier, Une
autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y
survivre), Paris, Le Seuil, 2018.

Notes
1. Tous deux ingénieurs agronomes, docteurs en science et spécialistes des questions
d’effondrement.
2. NDLR : plus de 30 000 exemplaires vendus.

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18

Le mythe de la transition énergétique

Jean-Baptiste Fressoz 1

« L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle


d’additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire. »

C’est une idée tenace : nous pourrions nous inspirer de « transitions


énergétiques » accomplies dans le passé pour faire advenir une révolution
énergétique. Et celle-ci nous permettrait à terme de faire l’économie du
pétrole et du charbon grâce aux énergies renouvelables. Ce récit repose sur un
sérieux malentendu : ce que les historiens étudient sous le nom de « transition
énergétique » correspond en fait très exactement à l’inverse du processus
qu’il convient de faire advenir de nos jours.

L’énergie, une histoire d’additions

La mauvaise nouvelle est que si l’histoire nous apprend une chose, c’est
qu’il n’y a en fait jamais eu de transition énergétique. On ne passe pas du
bois au charbon, puis du charbon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire.
L’histoire de l’énergie n’est pas celle de transitions, mais celle d’additions

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successives de nouvelles sources d’énergie primaire. L’erreur de perspective
tient à la confusion entre relatif et absolu, entre local et global : si, au
e
XX siècle, l’usage du charbon décroît relativement au pétrole, il reste que sa
consommation croît continûment, et que globalement, on n’en a jamais autant
brûlé qu’en 2019. Pour l’instant, le nucléaire et les renouvelables n’ont fait
qu’ajouter une fine couche supplémentaire à un mix énergétique qui demeure
fondamentalement carboné (de l’ordre de 80 % de l’énergie primaire
globale).
S’extraire de l’imaginaire transitionniste n’est pas aisé tant il structure la
perception commune de l’histoire des techniques, scandée par de grandes
innovations qui bouleverseraient de fond en comble le monde matériel. À
l’âge du charbon succéderaient celui du pétrole, puis celui (encore à venir) de
l’atome. On nous a récemment servi l’âge des énergies renouvelables, celui
du numérique, de la génétique, des nanos, etc. Cette vision n’est pas
seulement linéaire, elle est simplement fausse : elle ne rend pas compte de
notre histoire matérielle, qui est fondamentalement cumulative.
Prenons quelques exemples. La machine à vapeur et le train n’ont
absolument pas supprimé la force hydraulique. La puissance des moulins –
qui deviennent des turbines perfectionnées – s’accroît dans les pays
industrialisés. Dans les années 1870, l’énergie hydraulique représentait les
trois quarts de l’énergie industrielle des États-Unis. Dans la plupart des pays,
l’hydroélectricité contemporaine produit beaucoup plus d’énergie que les
moulins de la révolution industrielle. Même chose pour la force musculaire :
grâce au train, le trafic des marchandises et les déplacements s’accroissant, le
e
nombre de chevaux ne fait qu’augmenter au XIX siècle, atteignant son
e
sommet historique au début du XX siècle dans les grandes métropoles
occidentales. Certes le cheval a fini par céder la place aux voitures et
camions, mais l’énergie primaire qui lui est sous-jacente (fourrages) n’a
quant à elle évidemment pas disparu : les hectares libérés ont servi à
e
alimenter des humains ou d’autres bestiaux. Le début du XX siècle, souvent
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considéré comme l’ère de l’automobile ou de l’électricité, est tout autant
sinon davantage celle de la pédale, qui permet de mobiliser la force
musculaire humaine à travers les systèmes techniques très innovants que sont
les bicyclettes ou les machines à coudre.

Le pétrole n’a pas sauvé les baleines

e
Pour ce qui concerne la lumière, le XIX siècle n’est pas non plus celui
d’une « transition » des énergies organiques (bougie et huile) vers le charbon
(gaz d’éclairage tiré de la distillation de la houille) : malgré le développement
de ce dernier, la lumière organique continue de croître fortement au
e
XIX siècle avec la grande invention chimique de l’époque qu’est la bougie
stéarique (qui remplace la chandelle). L’industrialisation de la production des
bougies et surtout l’importation de graisses en provenance du monde entier –
des suifs américains et russes aux oléagineux d’Afrique de l’Ouest – sont les
e
vraies révolutions de l’éclairage au XIX siècle. Enfin, contrairement à une
idée reçue, le pétrole n’a absolument pas sauvé les cétacés de l’extinction en
se substituant à l’huile de baleine. Au contraire : la pêche à la baleine se
e
développe fortement au début du XX siècle (pour fournir les fabriques de
margarine, les usines chimiques et cosmétiques) grâce à une flotte propulsée
au pétrole et armée de harpons explosifs.
De même, pour la production de chaleur, le charbon ne remplace
absolument pas le bois : il encourage au contraire sa consommation, ne serait-
ce que parce que les mines font une énorme consommation d’étais et les
chemins de fer de traverses en bois. Même dans l’industrie sidérurgique où
l’usage de la houille est le plus précoce, le bois reste dominant jusque dans
e
les années 1860 en France et jusqu’au XX siècle en Suède. D’une manière
générale, en dépit du charbon et du pétrole, la consommation mondiale de
e
bois explose au XX siècle : tronçonneuses, engins forestiers et camions (à
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essence) permettent une exploitation plus intensive ; contreplaqué, clous, vis
et palettes décuplent la demande en bois ; papier, carton et panneaux de
e
particules (une innovation du XX siècle rendue possible par les colles de
synthèse issues du pétrole) permettent d’utiliser des arbres de moins bonne
qualité, exploités sur des rotations plus courtes, et donc de rendre les forêts
beaucoup plus productives. L’exploitation du bois a fondé certaines des plus
grandes fortunes actuelles, du Suédois Ingvar Kamprad (Ikea) au magnat
français du luxe et de la grande distribution François Pinault.
e
Même la production énergétique à partir du bois augmente au XX siècle.
Selon la FAO 2, en 2018, un tiers de la population mondiale utilise du bois
pour ses besoins énergétiques de base (cuisiner, faire bouillir l’eau, se
chauffer, etc.) et les forêts fournissent quelque 40 % de l’énergie
renouvelable mondiale sous la forme de combustible ligneux – autant que les
énergies solaire, hydroélectrique et éolienne combinées.

Transition, une notion politique

Si la notion de transition prête à confusion et brouille notre conception du


passé, c’est qu’elle n’est pas au départ une catégorie d’histoire des
techniques, mais une notion politique. Son origine est éclairante. Dans les
années 1970, les États-Unis sont sonnés par les deux chocs pétroliers. L’idée
qui domine est alors celle de la « crise énergétique ». Jimmy Carter en fait un
des mots d’ordre de sa présidence, avec l’idée centrale que la « crise
énergétique » ne pourrait être combattue sans changer très en profondeur la
société américaine. Les États-Unis devaient renoncer au consumérisme pour
renouer avec le fonds des vertus civiques et chrétiennes.
C’est dans ce contexte que le vocable de « transition énergétique » prend
tout son sens. Il est promu par des institutions puissantes – le Bureau de la
planification énergétique américain, le Secrétariat suédois pour l’étude du
futur, la Commission trilatérale, la CEE – et repris par les industriels pour
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combattre les expressions autrement plus angoissantes de « crise
énergétique » ou de « gap énergétique ». Dans la plupart des cas, il sert à
désigner des énergies dites « alternatives » : le nucléaire avant tout – et de
manière troublante, le terme de transition énergétique est emprunté à la
physique atomique –, mais aussi le gaz et les pétroles de schiste et même… le
charbon. Au milieu des années 1970, dire « transition » plutôt que « crise »
rendait le futur beaucoup moins anxiogène en l’arrimant à une rationalité
planificatrice et gestionnaire.
La transition est donc un leurre sans référent historique, dont le succès tient
à une vision naïve et technologique du monde et de son évolution. Ce
fantôme se dissout quand on considère l’histoire à partir des flux de matières.
Des travaux récents portant sur la consommation et l’extraction de matière à
e
l’échelle mondiale montrent que celle-ci ne fait que croître au XX siècle,
passant de 12 gigatonnes de matières extraites (sable, fossiles, minéraux,
biomasse…) par an en 1900 à 89 Gt en 2015. Malgré la crise climatique et le
discours de la transition, le processus s’accélère : la consommation matérielle
mondiale a crû de 53 % entre 2002 et 2015. Entre ces deux dates, même avec
la crise financière de 2008, on a extrait 1 000 Gt de matières du sol, soit un
tiers de tout ce qui avait été extrait depuis 1900.
Morale de l’histoire : il faut donc se méfier des mots consensuels.
« Transition énergétique » est un doux euphémisme par rapport à l’immense
transformation qu’il faut réaliser, qui elle n’a pas de vrai précédent
historique.

Trois constats

Si la transition n’a jamais existé et si l’addition est la norme, cela tient à


plusieurs raisons fondamentales.
Premièrement : l’effet rebond. Comme l’avait montré Stanley Jevons (voir
l’encadré p. 38), plus les machines à vapeur sont efficaces, plus la
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consommation de charbon s’accroît, parce qu’il est plus économique
d’utiliser les machines à vapeur. Cet effet rebond a été étudié dans de
nombreux autres secteurs, allant de l’efficacité énergétique des bâtiments à
celle des voitures, de l’informatique à l’éclairage.
Deuxièmement, les énergies ne se substituent pas les unes aux autres, mais
entrent au contraire en synergie : par exemple, le charbon encourage la
consommation de bois, ou les turbines hydrauliques stimulent la sidérurgie au
charbon ; ou encore le pétrole facilite la chasse à la baleine et l’exploitation
des forêts.
Troisième raison, évidente mais qui mérite d’être rappelée : les usages des
techniques et de la matière sont dictés par l’impératif du profit. Le but des
e
propriétaires de mines de charbon du XIX siècle n’était pas de préserver les
e
forêts, ou celui des pétroliers du XX de sauver les baleines. De même, celui
des fabricants d’éoliennes n’est pas de sauver la planète. Si l’on a réussi à
e
sauver (quelques) baleines au XX siècle, ce n’est pas grâce au pétrole mais
grâce à l’interdiction de la pêche. De même, si l’on veut limiter la hausse de
la température globale, les panneaux solaires ou les éoliennes ont bien sûr un
rôle à jouer, mais la seule manière sérieuse et honnête de procéder, c’est de
rationner sévèrement les consommations d’énergie fossile.

Bibliographie
• BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Événement
Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013.
• EDGERTON David, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans
l’histoire globale, 2006, traduit de l’anglais par Christian Jeanmougin, Paris,
Le Seuil, 2013.
• FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque
technologique, Paris, Le Seuil, 2012.
• MALAMINA Paolo, KANDER Astrid, WARDE Paul, Power to the
People. Energy in Europe Over the Last Five Centuries, Princeton, Princeton
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University Press, 2013.

Notes
1. Historien, chargé de recherches au CNRS, Centre de recherches historiques (CRH/EHESS).
2. Food and Agriculture Organization, organisme spécialisé des Nations unies créé en 1945.

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19

Risques climatiques : la finance


entre Charybde et Scylla

Xavier de la Vega 1

« Imaginons que les gouvernements de la planète, acculés par des


désordres climatiques croissants, s’engagent dans une politique de
réduction rapide des émissions. Les valeurs les plus carbonées
dévisseraient brutalement. L’ensemble de la finance mondiale serait
alors menacé. »

Posons la question directement : et si la prochaine crise financière globale


était d’origine climatique ? A priori cette affirmation semble incongrue. Les
facteurs d’instabilité financière semblent suffisamment nombreux (liquidité
excessive, accumulation des dettes privées, guerres commerciales, nouvelle
phase de déréglementation financière, etc.) pour qu’on ait besoin de
convoquer le spectre de la catastrophe climatique. Pourtant, depuis un
discours marquant prononcé en 2015 par Mark Carney, le directeur de la
Banque d’Angleterre, cette hypothèse est envisagée avec un sérieux croissant,
par les chercheurs comme par les régulateurs. Dernier en date, Rostin
Behnam, membre de la Commodity Futures Trading Commission (une
instance de l’administration américaine qui supervise les marchés à terme),

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comparait en juin 2019 les risques posés par les événements climatiques
extrêmes aux facteurs ayant déclenché la crise des subprimes de 2007 (81). Ça
sent le roussi.
Récapitulons. Le 29 septembre 2015, Mark Carney, directeur de la Banque
d’Angleterre, prononce un discours dans les locaux de Lloyds, le marché
britannique de l’assurance, une institution historique dédiée depuis 1688 à
« la protection contre les périls de l’époque », là même où s’est inventée la
« couverture moderne contre la catastrophe ». Il y appelle la planète finance à
regarder en face un nouveau genre de risque, devenu incontournable : les
risques climatiques (82). Carney en énumère trois types :
• Les risques juridiques : les pertes financières qui surviendraient si des
entreprises ou des individus impactés par les conséquences du changement
climatique portaient plainte contre une entreprise qu’ils estimeraient coupable
de négligence.
• Les risques physiques : les pertes encourues par les sociétés d’assurance
suite à des catastrophes naturelles liées au climat.
• Les risques de transition : la possibilité qu’une accélération des politiques
de lutte contre le changement climatique engendre une dévaluation brutale de
la cotation boursière des sociétés énergétiques et des gros émetteurs de
dioxyde de carbone.

Les risques juridiques suscitent une inquiétude croissante auprès des


assureurs. Le rapport publié par l’agence juridique Traub Lieberman et le
réassureur Aspen RE (83) ne recense ainsi pas moins de 64 procès climatiques
intentés au cours des quinze dernières années (hors États-Unis), dont un tiers
depuis 2015. Aux États-Unis, sept procès ont démarré contre des compagnies
pétrolières en 2017 et 2018. Municipalités côtières exigeant une
compensation contre l’élévation du niveau de la mer, sociétés de pêcheurs
reprochant aux compagnies pétrolières l’altération des ressources
halieutiques, ONG écologistes tentant de bloquer des permis de prospection
pétrolière : de telles plaintes n’ont cependant pour l’instant pas eu gain de
cause devant les tribunaux.
Focalisons-nous plutôt sur les risques physiques et les risques de transition.
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À bien y réfléchir, ils sont un peu comme les Charybde et Scylla de la lutte
contre le réchauffement climatique. En effet, plus les sociétés humaines se
montreront imprévoyantes et échoueront à limiter l’augmentation de
température, plus elles s’exposeront à des catastrophes météorologiques aux
conséquences financières sans précédent (risques physiques). Plus au
contraire elles s’engageront brutalement dans des actions de limitation
drastique des émissions, plus un scénario de dévalorisation massive des
valeurs boursières liée aux énergies fossiles deviendra pertinent (risques de
transition).

Prenons d’abord les risques physiques. Le nombre de catastrophes


naturelles de type météorologique (ouragans, tornades, précipitations
extrêmes, inondations, incendies, températures extrêmes, etc.) a doublé entre
la décennie 1980 et la décennie 2010 (pour les seules années 2010-2018).
Quant aux pertes associées à ces sinistres pour les sociétés d’assurance, elles
ont été multipliées par sept entre les deux périodes en dollars constants 2.
En 2017, année record en la matière, les assurances ont déboursé
140 milliards de dollars pour compenser des dégâts causés par des
catastrophes météorologiques, sur des dommages totaux estimés à
340 milliards de dollars. Une broutille par rapport à ce qui s’annonce. Selon
les prévisions du GIEC, si l’augmentation de température se limitait en 2100
à + 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, les catastrophes naturelles
engendreraient 54 000 milliards de dollars de dommages. Avec + 3,7 °C, le
chiffre serait dix fois plus élevé (84).

La possibilité d’un effet domino

Les dommages anticipés sont tels que le système financier dans son
ensemble pourrait en être déstabilisé. Les économistes Michel Aglietta et
Étienne Espagne ont à ce sujet avancé la notion de « risque de système
climatique », soit la possibilité qu’un choc climatique se propage à
l’ensemble des institutions du système financier (85). Ce dernier présente
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plusieurs vulnérabilités qui pourraient favoriser un tel effet domino.
Commençons par les sociétés d’assurance. A priori le système de
protection offert par ces dernières est bien rodé. En cas de catastrophe
exceptionnelle, une société d’assurance dispose d’un joker. Elle peut se
tourner vers son propre assureur : une société de réassurance. Une
catastrophe inédite ou une série de plusieurs catastrophes de grande ampleur
peuvent cependant mettre en péril le réassureur lui-même. Celui-ci a alors
recours à un contrat de rétrocession, par lequel il cède à un autre réassureur
une partie de ses risques.
Or des chercheurs canadiens ont montré que le marché de la rétrocession
comporte une zone de vulnérabilité : lorsqu’un réassureur reprend les risques
d’une autre société, il ne sait pas dans quelle mesure celle-ci est exposée aux
pertes d’autres sociétés de réassurance (86). Cette « opacité » introduit un
risque de contagion des pertes initiales à l’ensemble du marché de la
réassurance. Ce mécanisme s’est produit à Londres entre 1987 et 1990. À la
suite d’une série de catastrophes industrielles et naturelles, les réassureurs
londoniens se sont passé et repassé les risques par le jeu des contrats de
rétrocession, donnant lieu à une « spirale » qui s’est soldée par de
retentissantes faillites et a manqué d’emporter le système financier tout
entier. Depuis, la réglementation a évolué afin de prévenir de tels
enchaînements. Pourtant, selon les auteurs, ces digues pourraient être
emportées par un événement météorologique d’une ampleur inédite –
précisément du type de ceux que le réchauffement climatique rend possibles.
Un second canal de transmission tient à la nature des marchés boursiers.
De nombreux travaux ont illustré l’« artificialisme » de ces marchés, où les
opérateurs tendent à se focaliser de manière mimétique sur des opinions
arbitraires. Dans cet ordre d’idées, un événement climatique dont les
répercussions ne sont pas nécessairement bien comprises peut jouer le rôle
d’un signal qui précipite une chute brutale des cours. À cela s’ajoutent les
caractéristiques des systèmes financiers globaux. Comme l’a révélé la crise

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des subprimes, ceux-ci s’avèrent extrêmement interconnectés : des
institutions financières situées aux quatre coins du globe détenaient des titres
adossés à des crédits immobiliers américains. Cette interdépendance demeure
fondamentalement inchangée, de sorte qu’une conflagration à un point du
globe peut se propager à l’ensemble de la finance globale. Bref, pour
reprendre les termes de Michel Aglietta et Étienne Espagne, « les fragilités
climatiques accroissent les fragilités financières » déjà existantes.
Un tel péril menace d’autant plus la finance globale que les émissions de
gaz à effet de serre continuent de progresser à des rythmes soutenus : c’est
Charybde. Un autre danger, peut-être plus périlleux encore, guette cependant
la stabilité financière mondiale.

L’éclatement de la « bulle carbone »

Les compagnies énergétiques et les producteurs d’électricité représentent


ensemble environ 10 % de la capitalisation boursière mondiale. Si l’on ajoute
à cela les secteurs les plus dépendants en énergies fossiles (le transport,
l’automobile, etc.), on obtient une part de 30 % des valeurs boursières
mondiales liées au carbone. Imaginons que les gouvernements de la planète,
acculés par des désordres climatiques croissants, s’engagent dans une
politique de réduction rapide des émissions. Les valeurs les plus carbonées
dévisseraient brutalement. L’ensemble de la finance mondiale serait alors
menacé. C’est Scylla.
L’équipe de Stefano Battiston, professeur d’économie bancaire à
l’université de Zurich, a mené un « stress-test climatique » de la finance
mondiale (87). En prenant en compte les compagnies extractrices, les
producteurs d’électricité et les gros consommateurs d’énergies fossiles (soit
les secteurs mentionnés plus haut), et en leur ajoutant le logement, ils
parviennent à la conclusion que 45,5 % des actions détenues par les assureurs
et les fonds de pension de la planète sont vulnérables à une accélération des
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politiques climatiques. Ce qui signifie qu’un peu moins de la moitié de leurs
actifs (en actions) seraient brutalement dévalorisés en cas de revirement
rapide de ces politiques.
Leurs conclusions sont encore plus sévères pour le système bancaire
(analysé dans le cas européen). Les banques européennes s’avèrent très
engagées auprès des secteurs les plus intensifs en carbone, par le biais des
crédits aux entreprises et des crédits immobiliers. Du coup, une chute des
valeurs boursières des secteurs concernés aurait des conséquences
dramatiques pour les établissements bancaires, qui pourraient perdre un
montant équivalent au triple de leur capital (280 %). Ces effets seraient
encore amplifiés par le jeu des financements croisés entre les différents
établissements. Ce qui veut tout simplement dire un effondrement du système
financier européen.
Depuis le discours de Mark Carney, beaucoup de choses ont bougé. D’un
côté, les banques centrales intègrent de plus en plus la question climatique à
leur politique de surveillance du système financier. Les investisseurs se
familiarisent avec les enjeux climatiques, qui ne sont plus considérés comme
une simple considération éthique, mais bien comme un risque incontournable,
qu’ils peinent néanmoins à intégrer à leur stratégie d’investissement (88). De
l’autre côté, en se retirant de la COP 21, Donald Trump a contribué à retarder
les échéances. Les émissions de gaz à effet de serre sont reparties à la hausse.
Et les sociétés humaines semblent dériver lentement vers Charybde et Scylla.

Notes
1. Journaliste économique et producteur interactif.
2. Calcul réalisé à partir des données recensées par Munich RE, NatCatService,
https://natcatservice.munichre.com.

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20

« La Chine a atteint les limites écologiques de notre modèle de


développement »

Entretien avec Jean-François Huchet 1

« La Chine a connu en trente ans la croissance dont l’Europe


a bénéficié en deux siècles, avec trois fois plus de population. »

LAURENT TESTOT : Dans La Crise environnementale en Chine, vous décrivez


un véritable cauchemar, dont on déduit que ce pays fait face à un désastre
écologique. Pouvez-vous en résumer les grands traits ?
JEAN-FRANÇOIS HUCHET : En Chine, la crise environnementale affecte
aujourd’hui en profondeur toutes les ressources écologiques : l’air, l’eau, les
terres, la désertification et la gestion des déchets. L’air, par exemple, est
pollué par les émissions de CO2 liées à la consommation massive de charbon
ou les pluies acides… Et ce constat vaut pour tous les domaines : l’eau, les
déchets ou l’érosion des sols. Partout, les clignotants sont au rouge.
L’environnement est fortement dégradé. Bien sûr, à des degrés divers, avec
des évolutions différenciées. Les politiques publiques ont par exemple
commencé depuis longtemps à s’attaquer au problème de la désertification.
Mais il a fallu attendre 2013 pour qu’elles prennent des mesures contre la
pollution de l’air. Reste que la Chine subit une crise écologique majeure, dont
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l’intensité est inégalée dans le monde.

L.T. : Quelles en sont les causes ?


J.-F.H. : Elles sont d’ordre démographique et économique. Les
comparaisons internationales doivent prendre en compte la démographie. Les
émissions de CO2 par tête changent de signification quand vous multipliez
par 1 milliard 400 millions de personnes : cela correspond à un total de
4 milliards de tonnes de charbon brûlé chaque année en Chine, soit plus de la
moitié de la consommation mondiale ! L’urbanisation, de même, a une
empreinte écologique unique sur la planète, de par ses dimensions sur un
territoire limité.
Ce sont des données structurelles, incontournables, qui ne vont pas changer
dans le siècle à venir. La population chinoise, bien que sa démographie soit
ralentie, va rester entre un milliard et un milliard et demi de personnes. Son
empreinte écologique, résultant de sa consommation, de ses modes de vie, de
ses choix alimentaires, de son chauffage, de ses besoins en énergie, restera
colossale. Même en imaginant des politiques publiques extrêmement
vertueuses, la crise environnementale en Chine est susceptible de fragiliser ce
pays, et d’affecter le reste du monde.

L.T. : Ne peut-on aussi discerner des raisons politiques ?


J.-F.H. : Effectivement. Le mode d’industrialisation et l’influence du modèle
soviétique ont longtemps poussé à ignorer les impacts environnementaux.
Mao avait imposé que chaque région de la Chine soit autonome en termes de
production, afin que chaque partie du pays puisse résister à une invasion si
celle-ci la coupait des provinces voisines. Résultat : les infrastructures
chinoises sont traditionnellement en concurrence et en surproduction
permanentes. Et cette décentralisation a persisté. On retrouve dans tous les
secteurs cette tendance à la surproduction, au surinvestissement, à la
multiplication des entreprises. On a plus de cimentiers en Chine que dans le
reste du monde, même si leur nombre se réduit ces dernières années. Entre
2011 et 2013, la Chine a produit plus de béton que les États-Unis au cours de
e
tout le XX siècle. Près des deux tiers du ciment mondial est utilisé en Chine.
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Les surcapacités sont de l’ordre, pour 2014, de 850 millions de tonnes sur
3 100 millions de tonnes produites.

L.T. : Comment réagissent les populations ?


J.-F.H. : Très longtemps, elles ont subi sans être informées. On sait par
exemple que durant les années 1980, la qualité de l’air était extrêmement
mauvaise dans les régions industrielles, mais on ne le disait pas. Les choses
ont changé depuis une décennie. Les Jeux olympiques de 2008 ont été un
déclic et, depuis, les réseaux sociaux sont apparus. Une classe moyenne s’est
constituée dans les villes. Elle a les moyens de comprendre ce qui se passe.
Elle ne peut pas s’organiser politiquement, mais elle fait savoir son
mécontentement, par exemple à l’occasion de ces périodes dites
d’« airpocalypse », ces épisodes de pollution atmosphériques majeurs, bien
plus intenses et persistants que ce que l’on peut connaître en France.
Pour la pollution des sols, de l’eau, la désertification des terres, c’est une
autre question. Très souvent, les populations concernées sont rurales, peu
organisées, moins en capacité de faire valoir leurs inquiétudes. Le régime ne
fait pas grand-chose pour elles. Il a fallu que la désertification se traduise par
des tempêtes de sable sur Pékin pour que l’on enserre la capitale dans une
ceinture verte de 200 kilomètres de forêts afin de la protéger. Mais l’érosion
continue à l’ouest, où les programmes de lutte contre la désertification sont
moins appliqués, moins suivis.

L.T. : Qu’en est-il de l’autonomie alimentaire nationale, dans un pays où


une bonne partie des sols est contaminée par des métaux lourds ?
J.-F.H. : La Chine est déjà dépendante sur un certain nombre d’aliments dits
non stratégiques. Elle a le souci de garder une indépendance sur des secteurs
vitaux : riz, blé (ce qui est de moins en moins vrai), mais aussi viande, lait…
Elle est de plus en plus présente à l’étranger, elle rachète des entreprises
agroalimentaires, des terres. Pour l’instant on a exagéré l’ampleur du
phénomène, mais il témoigne d’une nouvelle inquiétude. Avec l’urbanisation,
les terres agricoles reculent. Et les classes moyennes adoptent une nouvelle
alimentation, plus riche et plus carnée, qui draine davantage de ressources
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environnementales et entraîne des achats massifs à l’étranger.

L.T. : Par quelles mesures le gouvernement chinois entend-il lutter contre


ces dégradations ?
J.-F.H. : Il faudrait prendre secteur par secteur. Les plus visibles sont les
politiques sur l’air. On a la volonté de faire cesser un certain nombre de
petites industries polluantes dans les grandes villes, en particulier à Pékin. On
va aussi fermer des usines de production d’électricité au charbon pour en
ouvrir de nouvelles plus loin, à l’ouest, afin d’en déplacer l’impact. Il y a
également des investissements massifs dans les énergies vertes, les plus
importants du monde, une forte volonté de remplacer les énergies fossiles.
Mais on estime toujours qu’en 2030 la Chine restera structurellement, et de
loin, le plus gros consommateur de charbon du monde.

L.T. : Par quels paramètres expliquer cette addiction au charbon qui, selon
l’Agence internationale de l’énergie (AIE), fait de la Chine la responsable de
près des trois quarts des augmentations des émissions de gaz à effet de serre
dans le monde pour les décennies 2010-2020 ?
J.-F.H. : Une grande partie de la production d’électricité est charbonnée. À
cela s’ajoutent l’industrie du bâtiment, la sidérurgie, la production
d’aluminium, très gourmandes en électricité. Le modèle entier dépend du
charbon pour la production d’énergie primaire. Tout cela ne se change pas du
jour au lendemain. Sans compter le pétrole, les transports… Même si l’on
passait à la voiture électrique, imaginez ce que cela donnerait à cette échelle
de population : le volume d’électricité à produire serait énorme, et il n’y a
tout simplement pas assez de terres rares dans le monde pour équiper la
Chine en voitures dans les mêmes proportions que les États-Unis. Au rythme
actuel, la Chine table sur 400 millions de véhicules en 2030. Il y a quelque
chose d’unique dans cette crise environnementale, en ce que la Chine a
réellement atteint les limites écologiques de notre modèle de développement.

L.T. :Cela préfigure-t-il ce qui pourrait arriver à l’ensemble de la planète ?


J.-F.H. : Très certainement. Et en même temps, si quelque chose doit se

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passer, c’est peut-être aussi en Chine qu’un certain nombre de solutions
seront mises en œuvre, à l’échelle d’une population très vaste. Les coûts de
test et de mise en place d’énergies vertes sont par exemple plus vite amortis
avec un tel volume de consommateurs. Le danger, c’est que l’on va avoir, au
même moment et en parallèle, une Chine qui va continuer à être le premier
pollueur du monde, et une Chine leader mondial des technologies vertes.
C’est une course contre la montre qui s’est engagée.

L.T. : On entend souvent dire que la Chine est l’atelier du monde, que les
pays développés y externalisent les coûts environnementaux des biens qu’ils
consomment. Est-ce si évident ?
J.-F.H. : C’est de moins en moins vrai. Ça l’était il y a vingt ans.
Aujourd’hui, les entreprises présentes en Chine produisent essentiellement
pour le marché chinois. Et la part de la sous-traitance dans le commerce
international de la Chine décline très rapidement depuis quinze ans. Cet
argument, qui a longtemps dominé les conférences sur le climat, n’est plus
défendable.

L.T. : En matière de lutte contre les atteintes environnementales, être un


régime autoritaire est-il un atout ou un handicap ?
J.-F.H. : Si l’on part de la situation actuelle, on voit bien que l’autoritarisme
n’a pas permis de protéger l’environnement. La meilleure preuve en est la
situation actuelle. Il ne faut pas voir les régimes autoritaires comme
monolithiques, avec quelqu’un qui tape du poing sur la table et arrive à se
faire obéir à tous les échelons. La croissance reste un souci très fort des
autorités chinoises, les régions restent en compétition, c’est à celle qui aura la
plus grosse production ! Les injonctions sont contradictoires, on dit aux
entreprises de polluer moins, mais de garantir les emplois. Il existe aussi un
certain pragmatisme : on peut faire semblant lors des contrôles de respecter
des consignes visant à fermer des usines polluantes… pour les remettre en
marche sitôt les inspecteurs partis.

L.T. : Reste que depuis 2013, il existe en Chine une volonté politique en
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faveur de la lutte contre la pollution.
J.-F.H. : Elle se traduit par exemple par des fermetures d’usines polluantes et
par le recours à des énergies vertes. Mais il existe aussi des résistances. Quant
à la société civile, elle a déjà du mal à se faire entendre dans nos démocraties,
vous imaginez bien ses difficultés au cœur d’un régime autoritaire. D’un côté
on encourage la mobilisation, d’un autre on ne tolère pas de critiques trop
fortes. La société civile joue un certain rôle, mais dans ces limites-là. Elle
peut réagir à des scandales ponctuels par des manifestations, mais cela ne
débouche guère sur des mouvements organisés. Quant au gouvernement, il ne
peut plus se permettre d’avoir des épisodes d’airpocalypse aussi prononcés
que ceux des dernières années, parce que cela touche les enfants et affecte les
classes moyennes. Il est donc obligé d’agir.

L.T. : Le gouvernement chinois considère-t-il les risques environnementaux


comme dangereux pour sa stabilité ?
J.-F.H. : Oui, depuis 2013, le gouvernement chinois considère que
l’environnement peut faire dérailler la machine économique, provoquer des
mouvements sociaux graves. L’écologie est devenue un risque politique.
C’est pour cela que le Parti communiste, qui veut assurer sa survie, investit
massivement dans ces questions.

L.T. : Mais les accords de Paris ont-ils encore un sens face aux seules
émissions de gaz à effet de serre en Chine ?
J.-F.H. : Même si l’on reste à des niveaux extrêmement importants, il faut
souligner que la Chine va arriver à un maximum d’émissions avant 2030,
puis que ces niveaux vont décroître. Mais ce pays comptera alors un milliard
d’urbains… Tout cela introduit des incertitudes fortes. La Chine a connu en
trente ans la croissance dont l’Europe a bénéficié en deux siècles, avec trois
fois plus de population. En émission de CO2, elle est aujourd’hui à peu près
équivalente à l’Union européenne. Mais si vous prenez la consommation de
la classe moyenne chinoise, elle est plus haute, proche de celle des États-
Unis, et si l’on reste sur une croissance forte de cette classe moyenne
chinoise, ce ne sera pas une bonne nouvelle pour le climat.
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L.T. : En politique internationale, la croissance des émissions chinoises de
gaz à effet de serre n’oblige-t-elle pas à repenser les mesures prises pour
réduire le changement climatique ?
J.-F.H. : Certes. Encore plus inquiétant, il y a l’Inde, qui semble sur le point
de prendre la relève de la Chine comme atelier du monde. Si l’Inde, seul pays
au monde à avoir une population comparable à celle de la Chine, devait
prendre peu ou prou la même trajectoire avec deux décennies de décalage, il
est évident que les accords de Paris ne voudraient plus rien dire.

L.T. : Bien sûr ! Quel est le bilan environnemental de l’Inde, cet autre géant
démographique excédant le milliard d’habitants ?
J.-F.H. : Pas aussi catastrophique que celui de la Chine, car la trajectoire de
développement indienne a été différente. De manière atypique, l’Inde a
développé de manière précoce son industrie de service, tel le software, sans
passer par la case d’une industrialisation conventionnelle reposant sur les
industries lourdes. Elle reste un pays en développement, ce qui génère des
pollutions de toutes sortes, une urbanisation qui nous semble folle, une
pollution de l’air démentielle. Mais elle bénéficie d’une économie basée sur
une industrie de service hypertrophiée, alors qu’en Chine c’est l’industrie
lourde qui est hypertrophiée. De manière générale, cette distinction rend le
bilan écologique de l’Inde moins désastreux que celui de la Chine.
Mais d’autres éléments influencent considérablement sa trajectoire. L’Inde
sera bientôt le pays le plus peuplé du monde, et sa densité de population est
très forte. Cela entraîne par exemple des stress hydriques considérables,
notamment au nord du pays, où les eaux sont extrêmement polluées et les
réserves très faibles, ce qui représente, de ce point de vue, une situation
apparemment pire qu’en Chine.

L.T. : Vous avez sous-entendu que l’Inde pourrait s’inspirer de la voie


chinoise pour se développer. Quelles en seraient les conséquences ?
J.-F.H. : Pour commencer, le choix énergétique sera crucial. En Inde
également, l’énergie est toujours basée sur le charbon. L’extraction se fait
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dans des mines à ciel ouvert, ce qui entraîne encore plus de pollutions qu’en
Chine, où l’extraction est souvent souterraine. S’y ajoute aujourd’hui une
forte volonté du gouvernement indien de développer l’industrie lourde, ce qui
nécessite une énergie considérable. Brûler massivement du charbon dans
l’espoir de créer une industrie lourde, tout en connaissant une urbanisation
galopante, une multiplication des transports très polluants… tout cela dégrade
gravement l’air des grandes villes. Ajoutez-y que tout le monde brûle les
déchets verts pour se chauffer l’hiver, et vous obtenez des records mondiaux
de toxines dans l’air des villes. Enfin, le réchauffement climatique aggrave la
situation. Désormais, les records de chaleur mondiaux sont enregistrés en
Inde, avec des épisodes à 50 °C en milieu urbain dans la vallée du Gange.
On se trouve donc au croisement. L’Inde va très certainement développer
son industrie. Elle peut accomplir une transition énergétique plus précoce que
la Chine, ce qui est souhaitable, elle investit par exemple massivement dans
le solaire. Mais elle dispose de quantités très importantes de charbon. Si sa
croissance devait se nourrir d’énergie fossile, on aurait un autre géant
asiatique susceptible d’aggraver considérablement les émissions de gaz à
effet de serre.
Pour autant, je ne suis pas sûr que l’Inde réussisse à développer son
industrie à l’échelle colossale atteinte par la Chine. S’y oppose d’abord sa
structure bancaire, qui n’est pas contrôlée par l’État. La différence est
cruciale. Le régime financier indien est bien moins favorable à des
investissements aussi colossaux que ceux consentis en Chine. Car le secteur
financier indien est plus professionnalisé. Comme l’allocation des ressources
ne se fait pas de la même manière, une banque ne peut pas concevoir de
financer des projets redondants. L’économie politique en Inde me semble
plus à même de juguler certaines dérives, quand celle de la Chine a multiplié
les investissements inutiles et intensifié à outrance les projets industriels.

L.T. : Si l’avenir du monde en matière de climat et d’environnement est


suspendu aux décisions des deux géants démographiques que sont la Chine et
l’Inde, reste-t-il à l’Occident, et/ou au reste du monde, une marge d’action ?
J.-F.H. : Il ne faut pas oublier que les États-Unis, en termes d’émissions de
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gaz à effet de serre, restent loin devant l’Inde et même devant l’Europe. Selon
les données de l’AIE, sur 32 gigatonnes de CO2 émises en 2016, 9 étaient
chinoises ; 4,8 états-uniennes ; et seulement 2 indiennes. Chine et États-Unis
forment à eux seuls un G2 climatique. Ils ont longtemps fait la pluie et le
beau temps dans les négociations. L’Inde est assez loin derrière, mais elle est
susceptible de les rattraper. Bien sûr, on pourrait en tirer une conclusion
fataliste : peu importe ce que l’on fait, être un peu plus ou un peu moins
vertueux ne changera pas grand-chose. Mais c’est oublier deux choses…
D’abord que nous avons une responsabilité historique, car tout ce modèle
énergético-économique est né en Occident – il est donc important de montrer
que l’on peut changer de trajectoire. La vertu permet de discuter et exerce des
effets positifs sur la qualité de vie des sociétés.
Ensuite, que la collectivisation de cet effort est une condition de sa
réussite. L’Inde a des partenariats internationaux, notamment avec la France,
pour des collaborations technologiques cruciales, des expériences de
mécanismes financiers qui aident les pays en développement à gérer leur
transition écologique. Un autre intérêt de l’Inde et de la Chine est la taille de
leurs marchés : en les aidant à mettre en place chez elles de nouvelles
technologies, vous êtes assuré de travailler à des échelles d’économie
maximales. Or, amortir tout de suite des innovations permet de les réutiliser
plus vite en Europe. En somme, être vertueux permettra d’assouplir les
négociations, et de mettre en place les dynamiques pour surmonter
e
collectivement les problèmes du XXI siècle.

N.B. : Interview initialement publiée en version raccourcie dans Laurent


Testot (coord.), « La grande histoire de la Chine », Sciences humaines
o
Histoire, n 7, décembre 2018-janvier 2019, p. 70-73.

Bibliographie
• HUCHET Jean-François, La Crise environnementale en Chine, Paris,
Presses de Sciences Po, 2016.
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• MARÉCHAL Jean-Paul, Chine/USA, le climat en jeu, Paris, Choiseul,
2011.
• MARÉCHAL Jean-Paul (dir.), La Chine face au mur de l’environnement,
Paris, CNRS Éditions, 2017.

Note
1. Professeur des universités à l’Inalco, spécialiste d’économie et de politique environnementale en
Asie.

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21

Pour une science sociale générale

Entretien avec Alain Caillé 1

« Ce sont des solutions collectives dont nous avons besoin. Sinon,


chacun se réfugie avec ses proches dans la forêt pour se protéger de
la catastrophe. »

RÉGIS MEYRAN : L’interdisciplinarité est-elle pour vous une nécessité pour


penser la thématique de l’effondrement ?
ALAIN CAILLÉ : Au-delà de la question de l’Anthropocène et de
l’effondrement, se pose celle, plus générale, de savoir comment faire un
diagnostic de notre époque. Pour cela il est essentiel d’avoir une approche
globale… de la globalisation. Comment ? Je ne crois ni à la
transdisciplinarité (ce qui pour moi est équivalent à parler une langue en
surplomb de toutes les autres), ni à la pluridisciplinarité (qui revient à parler
quelques mots de plusieurs langues). Je crois plus à l’interdisciplinarité
(savoir parler, bien, deux, trois ou quatre langues), sauf que les appels
d’offres et les commissions ministérielles s’en gargarisent et que cela revient
en général à simplement juxtaposer des personnes, des « experts », ayant
chacun un point de vue particulier. Le problème est plutôt qu’aujourd’hui, les
savoirs sont extrêmement compartimentés, parcellisés : au sein des
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universités règne la guerre de chaque discipline, mais aussi de toutes les sous-
disciplines les unes contre les autres. Chacune a ses équipes, sa revue, sans
dialoguer avec les autres. Bien sûr, il existe certains avantages à cette
hyperspécialisation, mais ils sont trop faibles par rapport à la perte
d’intelligibilité globale qui en découle. Dans un livre récent que j’ai
codirigé (89), qui fait suite à un colloque de Cerisy, les participants, tous très
connus et relevant de diverses disciplines, se sont accordés sur la nécessité
absolue de surmonter l’éclatement disciplinaire actuel, et par ailleurs sur celle
de développer un savoir généraliste à partir de fondements anti-utilitaristes 2.
Autrement dit en ne présupposant pas que la société est le résultat, ou devrait
être le résultat de décisions prises par des individus animés par cette seule
question : à quoi ça (me) sert ?

R.M. : Restons-en d’abord à l’interdisciplinarité – pour revenir ensuite sur


l’anti-utilitarisme. Dans les départements de sciences sociales, on ne recrute
que des spécialistes très pointus, ce qui génère beaucoup de jargon, alors
même que beaucoup ignorent les grands textes classiques et l’histoire ou
l’épistémologie de leur propre discipline…
A.C. : Pour sortir de cette spirale, j’ai proposé, à Cerisy et dans cet ouvrage,
de passer « des » sciences sociales à « la » science sociale. Il est nécessaire de
développer une science sociale généraliste : comme en médecine, nous avons
besoin de généralistes, car une discipline ne peut exister avec uniquement des
spécialistes. Bâtir une science sociale générale était au départ le but de la
sociologie. Chez Karl Marx, Max Weber et Émile Durkheim, la sociologie
était le lieu de dialogue de toutes les sciences humaines (philosophie, droit,
anthropologie, géographie, économie, histoire…), avec l’ambition de
répondre aux questions de la philosophie par des voies empiriques et non
spéculatives. Cet objectif initial a été complètement perdu. Impossible de le
retrouver ?
En fait, il existe bien aujourd’hui une science sociale généraliste
omniprésente et dominante : la science économique standard, fondée sur le
modèle du « libre choix rationnel » de l’individu. Modèle complété en
science sociale par un déconstructionnisme généralisé, aujourd’hui dominant,
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qui nous dit qu’aucune institution, aucune réalité collective héritée n’a de
consistance et de légitimité. Que There is no such thing as society, comme le
proclamait Margaret Thatcher. Ou encore, qu’« il n’y a pas de cultures, il n’y
a que des individus », comme l’affirme, par exemple, l’anthropologue Jean-
Loup Amselle (90). Cette vision est finalement assez proche du modèle
économique dominant et de l’idéologie néolibérale, puisque au bout de la
déconstruction, il ne reste plus que le sujet économique et rationnel.

R.M. : Comment concrètement articuler une science générale sociale avec


les sciences de l’évolution, un champ de la recherche aujourd’hui phagocyté
par les héritiers de la sociobiologie d’Edward O. Wilson 3 – tels Steven Pinker
et Richard Dawkins –, qui présupposent (sans pouvoir le démontrer) que les
comportements sociaux humains sont sous le contrôle des gènes ?
A.C. : Il faut dire avant tout que Wilson a renié la « loi de Hamilton » –
laquelle supposait que l’individu est prêt à se sacrifier pour des personnes de
sa famille, puisqu’il partage avec eux un certain pourcentage de son
patrimoine génétique. Wilson lui préfère, en 2012 (91), la « sélection de
groupe », c’est-à-dire le fait qu’un individu peut être altruiste vis-à-vis d’un
membre de son groupe social, sans qu’ils soient apparentés : l’altruisme est
désormais vu comme une force évolutive tout aussi importante que la lutte
des individus entre eux, mais in fine cela ne change guère sa vision utilitariste
de la société. Or, à l’opposé d’un tel déterminisme génétique, il existe chez
les collapsologues une piste de réflexion intéressante, à la croisée de la
sociologie et de la biologie : la réflexion sur l’entraide. Là où la sociobiologie
raisonne en termes d’agent rationnel mû par son intérêt personnel et
génétique, l’entraide est pour ces auteurs au fondement des rapports entre les
organismes vivants (92). Ils montrent que dans toutes les espèces les
comportements coopératifs sont ceux qui sont les plus favorables à leur
développement et à leur succès biologique, même si dans ce cadre général les
comportements prédateurs peuvent s’avérer rentables pour les individus qui
les pratiquent.
Cette thèse complète et contrebalance le struggle for life du darwinisme
primaire et mal entendu, celui qui ne veut pas voir que cette vision de la
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coopération était déjà présente chez Darwin. Dans la foulée du Manifeste
convivialiste (93), j’ai d’ailleurs été amené à rédiger la préface du livre de
Servigne et Chapelle sur l’entraide. Ce que ces auteurs montrent pour la
biologie trouve des échos sur le plan sociologique et en philosophie politique.

R.M. : Charles Darwin, dans La Filiation de l’homme, insistait déjà, en effet,


sur le développement des instincts de coopération, chez l’Homme, qui
donneront naissance à la civilisation, et au blocage de la sélection naturelle
grâce à la culture (94)… Mais chez les collapsologues comme Yves Cochet ou
le biologiste américain Guy McPherson (95), un point me semble
problématique : ils postulent la « certitude » de l’effondrement de la
« civilisation thermo-industrielle et capitaliste », qu’ils datent vers 2030…
A.C. : Dans le cadre du convivialisme se sont réunis de nombreux
intellectuels issus de bords idéologiques très variés, de la gauche de gauche
au centre droit. Nous avons convenu que nous nous dirigeons très
probablement vers des catastrophes écologiques… quand ? de quel type ? Ces
questions restent en suspens. Mais, de mon point de vue, les catastrophes qui
nous menacent sont tout aussi économiques, politiques et sociales
qu’écologiques. Tout le problème est d’articuler ces différents aspects des
catastrophes à venir. Mais Servigne, dans son dernier livre (96), a basculé sur
des positions que je ne partage pas : d’une certaine façon, il estime qu’il faut
accepter l’inéluctabilité de la catastrophe, et de nous y préparer. Je crois que
nous devons plutôt essayer de faire tout ce que nous pouvons pour tenter de
l’éviter. Et reprendre le projet initial de la sociologie, en gardant en tête la
formule de Marcel Mauss : faire en sorte que « les humains puissent
s’opposer sans se massacrer (97) ».
Pour les convivialistes (98), il faut tenter de créer une « conscience
mondiale », en commençant par tisser un lien entre des personnalités
mondiales et des intellectuels mondialement connus. Le plus menaçant
aujourd’hui est, via l’idéologie néolibérale, la domination d’un capitalisme
rentier et spéculatif, qui a pris désormais un contrôle total sur l’ancien
capitalisme industriel. Or, ce nouveau capitalisme n’est que la concrétisation
actuelle, l’apogée de l’hubris, du désir de toute-puissance qui traverse toute
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l’histoire humaine. Cette aspiration humaine à la démesure doit nous
interroger. Il nous faut absolument et urgemment trouver comment la
canaliser. À l’heure de la globalisation, elle a indéniablement changé
d’échelle : l’accumulation de puissance réalisée par une quarantaine de super-
milliardaires (aussi riches à eux seuls que les 4 milliards d’humains les plus
pauvres) est absolument sans équivalent dans l’histoire.

R.M. : Le concept d’Anthropocène vous semble-t-il pertinent ?


A.C. : Sans doute, mais pour être honnête je n’en sais trop rien. On pourrait
aussi parler de Capitalocène, etc. La seule chose certaine est que nous ne
pouvons pas continuer à faire le pari que tous les problèmes politiques et
sociaux seront résolus par une croissance économique infinie dans un monde
fini. C’est une société post-croissantiste (je dis bien post-croissantiste, pas
décroissantiste) qu’il nous faut inventer. Et ce sont des solutions collectives
dont nous avons besoin. Sinon, chacun se réfugie avec ses proches dans la
forêt pour se protéger de la catastrophe. On risque fort alors de retrouver non
pas une nouvelle sagesse, mais la lutte hobbesienne de tous contre tous.

R.M. : Venons-en à la grande question : comment analyser le monde en des


termes non utilitaristes ?
A.C. : Le monde actuel fonctionne sur un modèle d’interconnexion
mondiale, fondé sur des principes utilitaristes : comment un individu, un
groupe, une société, un État peut-il gagner de l’argent ? Je n’ai rien pour ma
part a priori contre gagner de l’argent. Comment « faire de l’argent », c’est la
question des économistes. Mais la question à se poser est aussi, et d’abord, en
fait : en vue de quoi ? Pour quoi faire ? Ça pourrait, ça devrait être la question
de la sociologie. La sociologie, plutôt qu’axiologiquement neutre, est aussi
une discipline normative, elle cherche implicitement à répondre à la vieille
question philosophique : « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? » Pour commencer à
répondre à cette question, il nous faut revenir à ce que j’appelle le
« paradigme du don » issu de l’Essai sur le don de Marcel Mauss (1925) : le
don est ce qui permet de nouer des relations entre sujets humains, ou avec
l’environnement naturel.
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Idée simple, le plus souvent très mal comprise. Les penseurs
philosophiques du don, comme Jacques Derrida ou Jean-Luc Marion, nous
disent que « si je donne, alors paradoxalement je ne donne pas » parce que
quand je sais que je donne je me vois en train de donner. J’y ai donc un
intérêt narcissique. Conclusion : le don « est la figure de l’impossible ». Or,
nos deux philosophes, influencés par la tradition phénoménologique
allemande, confondent la donation, sans sujet (es gibt : quelque chose est là,
qui nous est donné) avec le don entre humains, ce qui inclut la volonté de
donner. Certes, le monde, la nature, le cosmos, la vie ne nous sont donnés par
personne. Ils sont simplement là. Mais nous devons faire comme si ils nous
avaient été donnés à nous, les humains, en être reconnaissants, nous situer
dans une relation de don et de contre-don vis-à-vis de la nature, et lui rendre
ce qu’elle nous a donné. C’est cela que je nomme un « animisme
méthodologique », qui suppose de traiter les entités naturelles comme des
quasi-sujets.
Nous avons besoin de réciprocité avec notre environnement, et non
seulement d’une maîtrise et de possession de celui-ci. Nous devons nous voir
comme des partenaires de la nature. Ce serait une façon claire de rompre avec
les fondements économicistes de la pensée dominante.

Bibliographie
• CAILLÉ Alain, Extension du domaine du don. Demander-donner-
recevoir-rendre, Arles, Actes Sud, 2019.
• CAILLÉ Alain, CHANIAL Philippe, DUFOIX Stéphane,
VANDENBERGHE Frédéric (dir.), Des sciences sociales à la science
sociale. Sur des fondements anti-utilitaristes, Lormond, Le Bord de l’eau,
2018.
• SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, CHAPELLE Gauthier, Une
autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y
survivre), Paris, Le Seuil, 2018.
• MAUSS Marcel, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans
les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1923-1924.
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• SERVIGNE Pablo, CHAPELLE Gauthier, L’Entraide, l’autre loi de la
jungle, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.

Notes
1. Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, docteur en économie et en sociologie.
2. NDLR : L’anti-utilitarisme est une notion fédérant le Mouvement anti-utilitariste en sciences
sociales (MAUSS), un groupe de chercheurs dirigé par Alain Caillé. Il développe une critique forte des
théories sociales et économiques fondées sur l’idée d’un individu mû par son seul intérêt (tradition
philosophique de l’utilitarisme), et il en appelle à la logique du don pour réformer la société marchande.
o
Voir notamment Nicolas Journet, « L’anti-utilitarisme à la française », Sciences humaines, n 154,
novembre 2004, p. 54-57.
3. La sociobiologie d’Edward O. Wilson visait à expliquer les comportements sociaux des humains
par la génétique. La guerre, les hiérarchies sociales, les discriminations et les différences de
comportements entre les sexes auraient ainsi une origine biologique, dans un monde où chaque individu
lutte pour sa survie. De nombreux anthropologues ont critiqué ce point de vue, notamment parce que
les pratiques violentes ont des causes sociales et culturelles, puisque leur ampleur varie selon les
o
époques. Voir MEYRAN Régis, « La culture est-elle dans les gènes ? », Pour la science, n 428, 2013,
p. 72-76.

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TROISIÈME PARTIE

D’AUTRES
PERSPECTIVES

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22

Ce que la science-fiction nous apprend


sur des limites à ne pas dépasser

Yannick Rumpala 1

« Aux optimistes qui croiraient que la technologie puisse forcément


offrir toutes les solutions, les réappropriations spéculatives de la
science-fiction viennent opposer quelques doutes. »

Ce serait une erreur de croire que la science-fiction a peu de rapport au


« réel ». Elle n’arrête pas d’en parler. Mais comme projection imaginaire, elle
le fait par des voies détournées, qui sont autant de manières d’aborder
différemment toute une série d’enjeux. Comme si l’angle de vue avait
changé…
C’est le cas également des enjeux écologiques. Eux aussi ont été absorbés,
avec une présence croissante, dans cette expression culturelle largement
orientée vers le futur qu’est la science-fiction. Les formes dans lesquelles ces
enjeux ont été repris et exprimés ont été au moins aussi multiples que le
genre lui-même, bénéficiant de cette particularité que le professeur de
littérature et critique de science-fiction Darko Suvin appelle la
défamiliarisation cognitive (cognitive estrangement). Le principe
apparemment simple du « Et si… » contient un énorme potentiel, à la mesure
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du caractère presque inépuisable des thématiques traitées. Spécialiste
d’études littéraires dans le domaine environnemental, Ursula K. Heise
considère que la science-fiction est l’un des genres contemporains où les
enjeux environnementaux et les questions touchant à la nature ont émergé
avec le plus de persistance et d’audace, avec au surplus une capacité à
bousculer notre vision du futur. Cette exposition peut être un avantage, si l’on
fait l’hypothèse que les formes de relations au monde, et donc les actions qui
s’y déroulent, dépendent des représentations qu’il suscite.
Dans ses expressions multiples, la science-fiction est en effet aussi une
forme culturelle influente où se joue l’appréhension des relations entre les
humains (voire d’autres espèces ou entités pensantes) et leurs
environnements. Le genre a en outre l’avantage de donner accès à des cadres
d’expérience fictifs étendant les horizons spatiaux et temporels, et donc
potentiellement les questionnements sur des évolutions imaginables. Bref, de
quoi interroger les préférences et choix collectifs. Au lieu de laisser des
évolutions sociales, économiques, techniques, etc., dans le vague ou
l’abstraction, certaines de leurs implications et conséquences envisageables
se trouvent mises en situation.
Ces expérimentations hypothétiques permettent ainsi de représenter des
évolutions poussées à leur limite, des déstabilisations radicales, des
franchissements de seuils. Et donc aussi des possibilités d’« effondrement »
ou leur réalisation, suite par exemple à l’exacerbation des interventions
humaines dans les environnements. Comme images marquantes de ce que
pourrait être un monde après « effondrement », les rémanences
cinématographiques de la série des Mad Max (1979, 1981, 1985, 2015)
viennent rapidement à l’esprit. Mais il ne faudrait pas réduire les
représentations à ces projections dans des espaces de désolation et de retour à
la barbarie.
Ces productions narratives sont évidemment un reflet de leur contexte, et
les analyses de celles-ci dans leur dimension culturelle, symbolique, etc., ont
aidé à montrer les différentes formes sous lesquelles des thématiques
écologiques ont été intégrées dans la science-fiction. Elles partagent le mérite
de souligner que les milieux sont des systèmes dynamiques, toujours en
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devenir. La question est dorénavant la part que les humains y prennent et
jusqu’à quel point ils affectent ces devenirs, peut-être sans se rendre compte
qu’ils se mettent en péril eux-mêmes. Que sera-t-il laissé comme conditions
d’existence aux collectifs à venir ? L’enjeu est en effet de pouvoir avoir
suffisamment de recul sur des trajectoires collectives avant qu’elles ne soient
engagées de manière peu réversible, et donc de donner à voir ce que peuvent
signifier ces situations pour les êtres qui les vivent ou subissent. Distendre les
échelles de temps facilite l’exhibition de conséquences. Y compris jusqu’à la
possibilité d’issues catastrophiques. Si cette accentuation est devenue un
registre courant en science-fiction, d’autres trajectoires restent néanmoins
tout aussi imaginables grâce au décalage fictionnel.

Expérimenter des mondes en péril

S’agissant de la science-fiction, l’évolution de la production a été de fait


marquée par la montée d’une variété de représentations de catastrophes
écologiques (mais pas seulement) et d’effondrements généralisés, au gré
également des développements technologiques et des craintes générées
concomitamment. Moyennant quoi, ces descriptions signalent aussi autant de
promesses civilisationnelles qui risquent de devoir être abandonnées en cours
de route. Comme un rappel à ne pas surestimer les capacités humaines…
La science-fiction est l’un des rares espaces fictionnels où l’importance des
infrastructures et leurs faiblesses potentielles ont été problématisées,
relativement tôt même, et de surcroît comme une question autant sociale que
matérielle. Tout va bien lorsque ces infrastructures fonctionnent
normalement, mais sinon ? Dans Ravage (1943), René Barjavel, avec une
tonalité trouble et tendanciellement passéiste, imaginait les effets d’une panne
générale d’électricité et faisait vivre un moment critique à la ville de Paris,
prise comme symbole d’un espace asservi à la modernité technique.
Montrer la fragilisation des environnements et milieux, c’est aussi montrer
en quoi les conditions de l’existence humaine sont alors rendues plus
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incertaines. Brian Stableford, romancier et essayiste, considérait comme
inévitable que, s’agissant des humains, la précarité de leur situation
écologique devienne un des thèmes majeurs de la science-fiction. Des
humains dans leur totalité, peut-on même ajouter : c’est pour l’humanité dans
son ensemble que les récits ont montré comment elle pouvait être placée en
situation d’insécurité existentielle, par sa propre faute comme espèce
insouciante, ou par la faute de certains acteurs plus précisément repérables
(du savant fou aux multinationales les plus cupides).
La tendance écodystopique, comme l’a qualifiée le professeur de littérature
Frederick Buell pour suivre la gamme expansive des représentations
pessimistes, a souligné que le danger pouvait être collectif et majeur. La
science-fiction a aussi constitué un support pour la transcription de ces
angoisses, évolutives selon les périodes (typiquement, dans les années 1960-
1970, la représentation de la surpopulation sous la forme d’un étouffement
généralisé).
Avec James Graham Ballard dans Sécheresse, on sait par exemple
comment une absence de pluie prolongée (en l’occurrence, du fait des
pollutions industrielles) finit par avoir des conséquences funestes. Avec le
film Soleil vert (1973), adapté d’un roman de Harry Harrison, on visualise les
effets d’une ville surpeuplée et les impressions d’impuissance lorsque les
limites sont dépassées, seuls les plus anciens pouvant encore se souvenir d’un
temps où la pression démographique paraissait supportable et où la disette
n’était pas le quotidien. Avec Une histoire des abeilles de Maja Lunde, on
perçoit ce qu’il en coûte si ces précieux insectes pollinisateurs disparaissent.
Dans ce type de représentations, la menace d’effacement collectif n’est pas
qu’une hypothèse éloignée : elle est mise en scène comme une situation
vécue, parfois intimement, par les personnages. La trilogie de Margaret
Atwood Le Dernier Homme, Le Temps du Déluge, MaddAddam décrit un
monde s’enfonçant vers l’apocalypse écologique et l’extinction de l’espèce
humaine. Et s’il y a un espoir de survivre par la transformation génétique,

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cette solution d’un (post)humain hybridé ne fait que réaliser cette extinction
en modifiant les caractéristiques de l’espèce.
Dans cet imaginaire, on ne compte plus les parcours, quêtes, errances dans
des mondes dévastés, à l’image de Le Monde enfin de Jean-Pierre Andrevon
ou La Route de Cormac McCarthy, roman devenu référence classique en la
matière (a fortiori depuis son adaptation cinématographique). Après
l’effondrement de la civilisation, quand la facilité des achats au supermarché
n’est plus qu’un souvenir nostalgique, tomber sur un ancien stock de
nourriture finit par ressembler à un miracle.
Dans ces situations aux limites, rôles et capacités apparaissent redistribués.
Sous l’effet d’une contrainte subie, ce sont alors d’autres formes sociales qui
peuvent (ré)apparaître. Ce peut être un retour à des sociétés pastorales, ne
pouvant plus compter sur un appareil industriel, comme dans Le Facteur de
David Brin, où le personnage central, comme s’il reprenait le métier en
enfilant l’uniforme professionnel, est amené à rencontrer des communautés
aux modes de vie plus frustes, non sans tendances autoritaires, qui doivent
s’adapter à un monde postapocalyptique.
Chez certains auteurs, la déliquescence du monde mis en scène devient
stratégie pour faire passer un questionnement, mais aussi un message plus
militant, de l’ordre de l’alerte appelant une forme de réaction. C’est pour
partie le registre dans lequel l’écrivain américain Paolo Bacigalupi se situe,
avec ses textes où les mondes futurs imaginés combinent dégradations des
ressources naturelles et développement accru des biotechnologies. Futurs
ambigus, car les récits et descriptions de Bacigalupi laissent penser que
l’épuisement des ressources énergétiques fossiles ne signifie pas
nécessairement la fin du capitalisme : ce stade ultérieur peut être tout aussi
bien un autre capitalisme, tendant à exploiter encore plus férocement d’autres
types de ressources. En ce sens, la représentation littéraire déstabilise l’espoir
d’un changement positif.

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Toucher les limites pour savoir les accepter ?

Difficile de concevoir que des changements environnementaux massifs


puissent être sans conséquences sociales majeures. L’effondrement généralisé
ou l’incapacité de l’humanité à prendre en compte les limites de son
environnement est aussi ce qui risque de la ramener à un stade antérieur, à
perdre les gains qu’elle avait cru obtenir. Le chercheur indépendant Adam
Trexler a relevé les descriptions fréquentes de ce type de régression, où, après
dislocation de l’ancien modèle (qui n’est autre que celui actuellement
dominant, mais vu du futur), la vie sociale et les capacités techniques
deviennent comparables à celles de siècles passés. C’est cette régression que
vit par exemple le monde décrit par Robert Charles Wilson dans Julian, un
monde emporté par les conséquences de la « Crise de la Pénurie » et remis
sous la coupe d’un fondamentalisme théocratique et guerrier.
En développement depuis le début des années 2000, les récits de la
« climate fiction » (à l’image de la trilogie Science in the Capital de Kim
Stanley Robinson) sont intéressants en ce qu’ils appréhendent de manière
combinée enjeux climatiques, rôle de la science et des scientifiques,
descriptions des défis sociaux et économiques, et scénarios pour traiter des
perturbations du climat planétaire. Symptomatiquement, ce sont les
possibilités de changement positif qui paraissent plus difficiles à concevoir
dans ces scénarios. Y aura-t-il un jour un procès contre les principaux
émetteurs de carbone, jugés comme responsables du changement climatique,
comme dans la nouvelle de Sean McMullen, « The Precedent » ? Quel type
de justice serait-il alors possible d’envisager ?
Aux optimistes et insouciants qui croiraient que la technologie puisse
forcément offrir toutes les solutions, les réappropriations spéculatives de la
science-fiction viennent opposer quelques doutes. 2312 de Kim Stanley
Robinson laisse par exemple penser que les sociétés humaines, devenues
pourtant capables de coloniser le système solaire, ne parviendront pas à
corriger les dégâts qu’elles ont faits, malgré les avancées techniques rendues
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disponibles. Ces dernières arriveront trop tard…
Alors qu’ils avaient paru soutenir le grand récit du Progrès et de
l’amélioration de la condition humaine, les récits de la science-fiction
s’avèrent aussi susceptibles de l’interrompre, ou au moins de le perturber, de
le dérouter. Ceux teintés de pessimisme laissent entendre que la science aussi
peut connaître des limites, voire a une responsabilité plus ou moins directe
dans les problèmes collectivement subis. Et donc qu’une exploration peut se
faire ailleurs que dans des réponses techniques.
Faut-il par exemple une préservation du patrimoine écologique sous une
forme plus intégrale ? Si une présence trop importante d’humains, compte
tenu des menaces pour les écosystèmes, ne paraît plus désirable sur une
planète, un autre choix serait de traiter celle-ci en totalité comme un
conservatoire écologique. Dans La Station d’Araminta et ses suites, le récit
de Jack Vance est situé sur une planète entièrement transformée en espace
sanctuarisé, conformément à une Charte établie à cet effet, de façon à garantir
le maintien de ce que le vocabulaire récent appellerait sa « biodiversité ».
Hormis des populations devenues autochtones, seuls sont autorisés à
demeurer sur place les administrateurs, gardiens et leurs familles, assignés à
une tâche héréditaire (qui, en pratique, n’assure toutefois pas complètement
qu’au fil du temps, leurs préoccupations restent principalement écologiques).
De tels récits paraissent alors s’éloigner d’hypothèses catastrophistes. Les
situations représentées se rapprochent de tentatives pour expérimenter des
formes d’organisation collective et des conditions de fonctionnement où les
environnements sont restés des objets d’attention.

Diversité des trajectoires et choix collectifs

Comparés à ceux de la « réalité », les environnements que la science-


fiction amène à rencontrer s’avèrent le plus souvent particuliers : ils sont
différents ou nouveaux, en tout cas reconfigurés. Mais l’apparent détour n’en
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est pas un : il permet de réinterroger des évolutions, même si leur
aboutissement n’est pas précisément connu. En parcourant des milieux qui
continueraient à être transformés plus ou moins profondément, par la
poursuite de leur artificialisation ou de leur surexploitation par exemple, la
science-fiction montre ainsi des trajectoires possibles d’une anthropisation
continue du monde et leurs résultats.
Par ces visions, le monde réapparaît dans sa contingence. Si une partie
« naturelle » subsiste encore, ses contours et contenus se révèlent
potentiellement changeants, voire fragiles. Qu’est-ce qui survivra et qu’est-ce
qui ne survivra pas ? La destinée des humains apparaît désormais inséparable
de celle de leurs environnements, et réciproquement. Les rapports des
collectifs humains aux milieux ne peuvent plus être appréhendés sans tenir
compte de leur inscription dans la technosphère. Les humains des sociétés
« développées » vivent autant (voire davantage) dans un environnement
artefactuel, technicisé, que naturel. Le destin de la biosphère est devenu
dépendant d’un vaste agencement qui lui a été greffé et qui, si l’on se réfère à
la part d’imaginaire orientée vers le futur, semble devoir continuer à
s’étendre.
Ce qu’interroge la science-fiction sous ses différents formats, ce n’est donc
pas seulement comment penser la « nature », mais comment penser ce qui
n’est plus la « nature », ce qui l’aura transformée, « dénaturée » ou perturbée
jusqu’à des points critiques. Ses expériences de pensée sont alors susceptibles
de devenir des ressources intellectuelles, de celles qui peuvent servir de
catalyseurs pour réfléchir aux types de modèles sociaux qui mettent en péril
l’état écologique du monde et les collectivités humaines.
Et s’il reste une vertu du genre à signaler, c’est celle de ramener à la
modestie. À l’échelle de la galaxie et de l’univers, les préoccupations de
l’espèce humaine ont rapidement de quoi paraître plutôt provinciales… Après
tout, qui le notera si elle disparaît ?

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Bibliographie
• CHELEBOURG Christian, Les Écofictions. Mythologies de la fin du
monde, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2012.
• MUSSET Alain, Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’apocalypse,
Paris, Armand Colin, 2012.
• NEYRAT Frédéric, « Le cinéma éco-apocalyptique. Anthropocène,
o
cosmophagie, anthropophagie », Communications, vol. 96, n 1, 2015, p. 67-
79.
• RUMPALA Yannick, Hors des décombres du monde. Écologie, science-
fiction et éthique du futur, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018.

Note
1. Maître de conférences à l’université de Nice, Équipe de recherche sur les mutations de l’Europe et
de ses sociétés (ERMES).

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EFFONDREMENT OU DÉCLIN
THÈSE 1

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23

L’effet Sénèque : croître lentement,


se disloquer rapidement

Ugo Bardi 1

« L’écosystème de la Terre n’est pas un supermarché où nous


pouvons prendre ce dont nous avons besoin sans même avoir à
payer. »

Il y a environ 2 000 ans, le philosophe romain Sénèque, Lucius Annaeus


Seneca, écrivit à son ami Lucilius une note où il soulignait : « La croissance
est lente, mais la ruine est rapide. » À première vue, l’idée semble évidente,
mais approfondir sa signification nous mène à un abîme d’interrogations.
Vous souvenez-vous de l’histoire de la pomme de Newton ? Tout le monde
sait que les pommes tombent des arbres, c’est évident. Mais pour Newton, ce
fut le début d’une chaîne de pensées qui l’amenèrent à concevoir quelque
chose qui n’était pas du tout évident : la loi de la gravitation universelle.
C’est la même chose pour l’observation de Sénèque : « La ruine est
rapide. » Tout le monde sait que c’est vrai, pensons par exemple à un château
de cartes, mais quelle est la cause d’un tel phénomène ? C’est un déroulement
que nous commençons tout juste à comprendre.
Dans mes ouvrages, j’ai appelé cette observation de Sénèque l’« effet
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Sénèque ». Je le décris comme un phénomène général résultant de lois
fondamentales de l’univers, en particulier la tendance de tous les systèmes à
égaliser leurs potentiels énergétiques à la plus rapide des vitesses possibles.
J’utilise également les termes de « falaise de Sénèque » ou d’« effondrement
de Sénèque » pour qualifier l’affaissement rapide qui se produit après une
période de croissance relativement lente.

Définir l’effondrement

Mais qu’est-ce exactement qu’un effondrement ? Le mot peut être difficile


à définir en termes quantitatifs et rigoureux, mais nous pouvons tous
reconnaître un effondrement quand nous en voyons un. L’effondrement est
un déclin rapide, incontrôlé, inattendu et désastreux de quelque chose qui
était plus ou moins stable auparavant. Les effondrements se produisent
partout, fréquemment, et affectent toutes sortes de choses : bâtiments,
personnes, entreprises, organisations, États, civilisations, écosystèmes entiers,
même les étoiles et des galaxies entières.
Si nous savons tous que des effondrements se produisent, les risques qui y
sont associés ont tendance à être ignorés dans la vie quotidienne. Il n’y a pas
de « science de l’effondrement » enseignée dans les universités, et la majeure
partie de notre planification repose sur l’idée que les choses vont continuer
plus ou moins comme elles l’ont fait dans le passé. L’économie est censée
croître pour toujours, simplement parce qu’elle a crû ainsi jusqu’à
maintenant. Il en va de même de la population humaine sur Terre, de la
production de pétrole brut, ou de l’espérance de vie à la naissance : elles ont
augmenté dans le passé et on s’attend à ce qu’elles continuent à croître dans
le futur. Les agences et les institutions qui préparent des prévisions dans ces
domaines travaillent principalement sur la base d’extrapolations des données
historiques des dernières décennies et tendent à présenter un tableau optimiste
de l’avenir. C’est un problème général que nous avons avec la gestion de
l’avenir : personne ne veut des prophéties de malheur !
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Mais si nous plongeons dans l’histoire, nous constatons que les
effondrements se produisent exactement pour les raisons qui nous font croire
que la croissance est une réalité de la vie. L’économie a connu des
effondrements désastreux, certains récemment. Au fil de l’histoire, les
effondrements économiques ont accompagné le déclin et la disparition
d’empires entiers. L’humanité a vu s’effondrer brusquement des populations
à cause de famines et d’épidémies, et il en va de même pour la production de
ressources minérales qui a vu des régions connaître des effondrements de
production, l’un des cas les plus récents étant celui de la production pétrolière
de la mer du Nord. Le changement climatique a été blâmé pour le déclin et la
disparition de civilisations entières suite à des sécheresses ou des vagues de
froid, comme ce fut le cas pour la civilisation maya. Même à des échelles
beaucoup plus petites, les effondrements sont fréquents : des entreprises font
faillite, des familles sont brisées, des emplois sont perdus, et la santé d’une
personne peut s’avérer beaucoup plus fragile qu’elle ne semblait être.
Malheureusement, à moins d’être pompier ou urgentiste, les effondrements
ne sont pas visibles, car ils ne sont pas intégrés dans notre réalité quotidienne.
Ce qui fait que pour la plupart d’entre nous, il semble exister une résistance
mentale innée à l’examen de l’hypothèse du pire. C’est peut-être la raison
pour laquelle nous nous retrouvons souvent si mal préparés aux
effondrements. Cette cécité n’est nulle part plus claire que lorsque nous
parlons du destin de notre civilisation, celle que nous appelons aussi parfois
« Occident ». Nous savons que toutes les civilisations qui ont précédé la nôtre
se sont effondrées et ont disparu dans la poubelle de l’histoire, mais la
possibilité que la nôtre connaisse le même destin est écartée, ou même
activement niée. Pourtant la question demeure : que va-t-il nous arriver dans
un avenir proche ? Sans se rallier au point de vue extrême de ceux qui sont
convaincus que l’humanité va disparaître dans quelques décennies, il reste
que les effondrements ne sont pas un accident, mais une caractéristique de
l’univers.

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Les surprises de la dynamique des systèmes

Aujourd’hui, la science des systèmes complexes peut nous en dire


beaucoup sur les raisons pour lesquelles l’univers se déplace en « à-coups »
plutôt qu’en douceur. Il s’avère que l’effet Sénèque est l’un des éléments clés
dont nous avons besoin pour comprendre les développements de ce que nous
appelons maintenant la « science de la complexité ». À partir des
années 1960, en l’espace de quelques décennies, le développement de
l’informatique nous a permis de nous attaquer à des problèmes qui, à
l’époque de Newton (sans parler de celle de Sénèque), n’avaient pu être
étudiés que de façon très approximative. Aujourd’hui, nous pouvons utiliser
des modèles mathématiques pour décrire le comportement oscillant d’un
système complexe et, en particulier, l’effondrement abrupt que j’appelle
l’effet Sénèque.
En utilisant la dynamique des systèmes, la science des réseaux, la
modélisation basée sur les agents, etc., cette nouvelle science nous a fait
pénétrer dans un monde qui, dans un certain sens, nous était familier : le
monde des choses réelles qui naissent, grandissent, et parfois s’effondrent.
Avec le temps, il est devenu possible de mieux comprendre pourquoi et
comment les effondrements se produisent, quelles sont les conditions qui les
rendent plus probables et aussi plus destructeurs. Grâce à la dynamique des
systèmes, nous pouvons étudier et simuler des systèmes complexes, et
comprendre pourquoi leur comportement fascinant, jamais statique, souvent
imprévisible, nous prend fréquemment par surprise. Il s’agit probablement du
domaine le plus fascinant de la science moderne, et il est de ceux qui auront
potentiellement des conséquences des plus utiles pour notre vie quotidienne.
De ce champ de science en évolution rapide est née l’idée que l’effet
Sénèque est la façon normale dont l’univers se comporte, toujours soumis à
de rapides oscillations et des « points de basculement » pour finalement
s’effondrer. C’est le résultat de ce que l’on pourrait appeler l’« effet de
compression dynamique » (ou l’« effet de compression de Sénèque ») : il
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arrive souvent que lorsqu’un élément du système échoue, il en amène
d’autres à le suivre dans la défaillance. L’ensemble du système passe alors
par un crash, où tous les éléments vont en quelque sorte collaborer pour faire
tomber l’ensemble de la structure. Nous le voyons dans les structures
artificielles, des ponts aux avions ; dans les structures sociales, des familles
aux empires, ainsi que dans les structures économiques, des entreprises aux
marchés financiers et dans bien d’autres cas encore.

De la rétroaction à l’avalanche

Les systèmes complexes sont complexes parce qu’ils sont dominés par le
mécanisme de la rétroaction. En raison des effets de rétroaction, une grande
structure peut s’effondrer quand un seul des éléments qui la composent
échoue, conduisant à la défaillance des éléments qui l’entourent. Ceux-ci, à
leur tour, causent la défaillance d’autres éléments du système, et ainsi de
suite. Le résultat est ce que nous appelons une « avalanche », et la
conséquence des avalanches est, comme le disait Sénèque, une « ruine
rapide ».
Une question qui m’est souvent posée à ce sujet est la suivante :
« Pouvons-nous utiliser ces modèles pour prédire l’avenir ? » Hélas, cette
question pose problème : nous ne pouvons pas avoir de données exactes sur
le futur parce que le futur n’existe pas… encore.
Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas essayer de comprendre
l’avenir. Après tout, qu’est-ce que l’avenir, si ce n’est quelque chose que
nous décidons nous-mêmes de changer en réalité ? Tous nos modèles sont, en
fin de compte, une quantification de ce que nous appelons la « sagesse ». Ils
nous disent ce qui peut arriver, non ce qui va arriver. Les modèles ne sont pas
des prophéties, ils sont basés sur les chances et les opportunités. La question
n’est pas de prédire l’avenir, mais bien de s’y préparer.
L’une des choses que les modèles nous disent, c’est que l’écosystème de la
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Terre n’est pas un supermarché où nous pouvons prendre ce dont nous avons
besoin sans même avoir à payer. C’est un système complexe, soumis à
l’effondrement de Sénèque ; cela peut arriver ; cela s’est produit plusieurs
fois dans le passé géologique – certains des effondrements les plus
spectaculaires sont les cinq « grandes extinctions » qui comprennent, entre
autres, la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années.
Risque-t-on de suivre la même voie que les dinosaures ? Peut-être…
surtout si nous considérons qu’il devient de plus en plus clair que les
dinosaures n’auraient pas été anéantis par une grosse météorite qui serait
apparue pour heurter la Terre, mais par une chaîne complexe de causes et
d’effets qui a commencé par l’émission de grandes quantités de gaz à effet de
serre à la suite d’une éruption volcanique. Les dinosaures, semble-t-il, ont été
tués par un effet de serre galopant, comme cela pourrait nous arriver si nous
persistons dans les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
En bon stoïcien, Sénèque avait compris que parfois la ruine est inévitable
et que nous devrions toujours être prêts. Mais ce n’est pas toujours le cas. En
ce qui concerne notre situation actuelle, Sénèque aurait probablement dit que
si nous avions une chance d’éviter l’effondrement climatique, nous devrions
essayer.
L’univers est compliqué et il se montre parfois dur avec nous. Mais en
apprenant quelque chose de l’ancienne philosophie stoïcienne, en la couplant
à un modèle mathématique moderne, nous aurions un peu d’espoir d’être
préparés à ce qui risque de nous arriver. Le problème est de réapprendre un
peu de cette sagesse dont nous semblons cruellement manquer de nos jours.
Anticiper l’effondrement, c’est aussi nous donner encore une chance
d’acquérir à nouveau un peu de sagesse.

N.B. : Texte traduit de l’anglais par Laurent Aillet.

Bibliographie
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• BARDI Ugo, The Limits to Growth Revisited, Berlin, Springer, 2011.
• BARDI Ugo, « The Seneca effect : Why decline is faster than growth »,
2011, disponible sur https://cassandralegacy.blogspot.com/2011/08/seneca-
effect-origins-of-collapse.html
o
• BARDI Ugo, « Mind sized world models », Sustainability, vol. 5, n 3,
2013, p. 896-911, doi.org/10.3390/su5030896
• BARDI Ugo, The Seneca Effect. Why Growth is Slow but Collapse is
Rapid, Berlin, Springer, 2017.
• BARDI Ugo, Le Grand Pillage. Comment nous épuisons les ressources
de la planète, trad. André Verkaeren, Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen,
2015.

Note
1. Membre du Club de Rome, professeur de physique-chimie à l’université de Florence.

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EFFONDREMENT OU DÉCLIN
THÈSE 2

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24

Jusqu’où le monde peut-il s’éroder ?

Philippe Bihouix 1

« À force, tout deviendra un peu plus difficile, plus désagréable ou


plus aléatoire : travailler, se loger, se déplacer, faire des études, se
soigner… »

Il n’est pas simple, en cette fin de décennie 2010, de s’intéresser à l’avenir


de la planète, ou plutôt de la civilisation humaine, sans tomber dans la
confusion. D’un côté, les mauvaises nouvelles s’amoncellent, sur le
changement climatique, la perte de biodiversité, la pollution généralisée – on
a ainsi appris récemment qu’il pleuvait du plastique jusqu’au fin fond des
Pyrénées (99) – faisant craindre le pire pour l’avenir. Même les organismes
internationaux, d’habitude feutrés, s’inquiètent de la ponction sur les
ressources et des besoins futurs (100). De l’autre, prospectivistes, économistes
ou entrepreneurs milliardaires croient en une nouvelle révolution industrielle
à base d’intelligence artificielle et d’énergies renouvelables. Ils promettent de
repousser l’âge de la mort, ou ambitionnent de coloniser l’espace et de
s’interfacer avec les machines. Entre risque d’effondrement et avenir radieux,
qui croire ?

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Cornucopians vs doomsdayers

Ces interrogations ne sont en réalité pas nouvelles. Dès la fin des


années 1940, à coups de publications scientifiques ou d’ouvrages à succès,
les néomalthusiens (ils se définissent comme tels, sans connotation
péjorative), qualifiés de doomsdayers ou « prophètes de l’apocalypse » par
leurs détracteurs, s’opposent aux « cornucopiens 2 ». Les premiers, souvent
issus des sciences de la nature (William Vogt, Henry Fairfield Osborn, Paul
Ehrlich…), estiment que l’effet combiné de la croissance démographique et
du développement de la consommation amène l’humanité droit dans le mur, à
plus ou moins brève échéance. Les seconds, plutôt issus des sciences sociales
(William Nordhaus, Julian Simon…), voire autoproclamés futurologues
(Herman Kahn, Alvin Toffler…), expliquent au contraire que le progrès
technologique, de plus en plus rapide, va balayer toutes les menaces de
pénurie.
Le débat s’envenime après la publication du rapport au Club de Rome sur
l’impact de la croissance économique et démographique par l’équipe du
Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Donella et Dennis
Meadows, intitulé The Limits to Growth (101). Puis il s’estompe dans la
décennie 1980 : les risques de pénurie semblent s’éloigner, preuve en est que
le prix des matières premières est durablement à la baisse : celui du pétrole,
divisé par deux entre 1984 et 1986, reste bas jusqu’en 2003, où il amorce une
remontée spectaculaire ; ceux des métaux s’effondrent dans la foulée de la
chute de l’URSS et de la mise sur le marché des stocks stratégiques des deux
blocs, devenus inutiles à la fin de la guerre froide. Enfin, au milieu des
années 2000, les inquiétudes ressurgissent, autour du changement climatique,
d’un possible pic de pétrole mondial 3, du développement accéléré des pays
émergents, Chine en tête, qui met les marchés des matières premières sous
tension.

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Progrès technologique et découplage

C’est évidemment la perspective du progrès technologique qui rend les


cornucopiens si optimistes : il permettrait de passer d’une croissance
destructrice de l’environnement (la dégradation actuelle étant difficilement
contestable) à une croissance « verte » (plus) respectueuse des équilibres
écologiques, et même réparatrice (nettoyage des océans et des sols, régulation
climatique par géo-ingénierie, etc.). Dans cette vision, quid des ressources
non renouvelables ? Les énergies fossiles seront remplacées par des énergies
renouvelables (et/ou du nucléaire « durable » comme les surgénérateurs ou
peut-être la fusion nucléaire) ; les métaux seront économisés à la source
(réduction des besoins par écoconception, nouveaux procédés plus efficaces,
remplacement par certains matériaux renouvelables : biomatériaux,
biocatalyse, etc.), et réutilisés ou recyclés dans une logique d’économie
circulaire.
On pourrait ainsi « dématérialiser » le système économique, découpler la
croissance économique de la consommation de ressources. Dès la fin des
années 1930, l’architecte Buckminster Fuller parle d’ephemeralization (102)
(on consomme toujours moins de matières premières pour rendre des services
équivalents ou meilleurs). Les ondes radio ou les fibres optiques à base de
matériaux abondants ont remplacé les câbles de cuivre ; et avec le
développement économique, le poids de l’industrie se réduit par rapport aux
services et à l’économie « de la connaissance ».
Mais les chiffres sont moins éloquents – on constate bien un découplage
relatif entre produit intérieur brut (PIB) et consommation d’énergie ou
émissions de CO2 4, mais il faudrait obtenir un découplage absolu, que le PIB
croisse tandis que les émissions baissent ; quant à l’extraction minière et la
production métallurgique, on ne constate aucun ralentissement, bien au
contraire. Mais comment imaginer la projection de telles tendances sur le
moyen et long terme ? Un taux de croissance de 2 % par an implique un
doublement tous les 37 ans, une multiplication par 7 en un siècle, et par…
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390 millions en un millénaire ! Sans découplage, la croissance infinie espérée
par les économistes (103) tournerait donc à la farce ou à la science-fiction. Mais
est-il raisonnable de penser qu’on puisse « progresser » dans notre
consommation d’énergie et de matières au point de devenir des millions de
fois plus efficaces ? Permettons-nous d’en douter.

L’effondrement, pour hier ou pour demain ?

Il est donc simple de « jouer » avec les exponentielles et de montrer que le


fonctionnement « accélérationniste » de notre système économique – la
croissance ou la mort – est absurde. Dans certains cas, pas même besoin
d’exponentielles : en maintenant le taux d’artificialisation actuel du territoire
(environ 1 %, soit l’équivalent d’un département, tous les sept ans), il faudrait
moins de sept siècles pour entièrement recouvrir la France de béton et
d’acier, comme la planète Trantor, capitale de l’Empire galactique (104).
Évidemment cela n’adviendra pas – heureusement sans doute. Il y a donc
un moment où les tendances actuelles devront se retourner ; où l’exploitation
des stocks en place, quelle que soit leur taille, devra plafonner puis décroître ;
où la loi des rendements décroissants nous rattrapera – il faudra consacrer de
plus en plus d’énergie à extraire des ressources difficilement accessibles, et
de plus en plus de ressources à capter une énergie moins concentrée ou plus
intermittente, avec des processus de recyclage qui resteront très imparfaits.
Mais quelle sera la violence de ce retournement – s’agira-t-il d’un
effondrement ou d’une désescalade, d’une débâcle ou d’une descente
graduelle ponctuée d’à-coups locaux ou globaux ?
Sur l’aspect environnemental, les jeux sont faits : stopper la perte de la
biodiversité sera bien difficile, les perspectives sur le changement climatique
sont bien sombres, les chaînes alimentaires terrestres et marines sont
durablement contaminées… Sur les autres aspects, production alimentaire,
disponibilité énergétique et des services qui vont avec (eau, assainissement,
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santé, mobilité…), l’effondrement brutal, à court ou moyen terme, est moins
évident. Certes, on peut craindre la fragilité du secteur bancaire, la résistance
croissante des microbes aux antibiotiques, la concentration et l’extrême
mobilité humaines nous exposant à des risques de pandémie, l’instabilité
politique de certaines zones géographiques ou de certains États, le manque de
résilience d’un système de production très (trop) mondialisé.
Mais la pénurie des ressources (le pic de pétrole par exemple, suivi d’une
rapide descente énergétique) pourrait-elle provoquer un effondrement
généralisé ? D’abord, nous en faisons actuellement un tel gâchis que nous en
avons assez sous le pied pour réduire drastiquement et rapidement nos
besoins sans retourner à l’âge de pierre (105). Ensuite, l’extractivisme a sans
doute encore de beaux jours devant lui : nous pouvons encore aller fort loin
dans la destruction de la planète, creuser partout plus profondément, aspirer
le fond des océans, en attendant d’attaquer la croûte de glace antarctique… Il
y aura des conséquences environnementales sans précédent, mais alors ?
Puisqu’il faut bien alimenter la « fournaise industrielle (106) », il faut
s’attendre, hélas, à ce que les concessions à la protection de la nature restent
marginales. En matière de destruction, « on » ne reculera devant rien (tout en
se prétendant toujours plus « verts », naturellement), et nous n’avons
probablement encore rien vu.

Shifting baselines

Mais, parallèlement, s’opère un autre phénomène inéluctable : le décalage


des points de référence (shifting baselines). Le biologiste Daniel Pauly décrit
pour la première fois ce concept dans les estimations des stocks de pêcheries :
les scientifiques prennent comme point de référence l’état des stocks et la
composition en espèces qu’ils connaissent au début de leur carrière ; quand
une nouvelle génération démarre, les stocks ont décliné et le point de
référence s’est donc décalé (107).
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Ce concept peut être appliqué à l’environnement (on parle alors d’amnésie
environnementale : les enfants ne s’affolent pas du manque de papillons, ni
les Grecs de l’absence de lions…). Mais surtout, généralisé à tous les
domaines de la perception, de la vie, de la morale et des valeurs, il pointe
l’incapacité à transmettre d’une génération à l’autre l’expérience, de manière
suffisamment détaillée, précise, réelle, vécue, et donc à se rendre compte,
d’un point de vue « sociétal », des évolutions majeures mais progressives
autour de nous. Et il fonctionne dans les deux sens, dégradation ou
amélioration.
Avec la progression du « niveau de vie », nous décalons « positivement »
nos références de confort (équipement, taille et performance des logements,
des voitures ; température de confort en hiver ou en été…), notre niveau
d’exigence et nos attentes (médecine, débit Internet, transports…). À
l’inverse, nous décalons « négativement » d’autres références sur nos
conditions de vie : urbanisation galopante, enlaidissement des entrées de
ville, trajets plus longs, embouteillages, saturation des lieux publics,
entassement dans les transports, conditions de travail plus « flexibles »,
bullshit jobs et nouvelles méthodes managériales… Une société peut donc,
avec un peu de temps, s’habituer à tout, au meilleur comme au pire. Si
aujourd’hui les épisodes de canicule font les joies de nos médias, les
effusions de nos gouvernants et quelques prétextes supplémentaires à parler
confusément de changement climatique, ceux-ci, avec leur multiplication,
deviendront en une génération d’une banalité confondante.

Apprendre à serrer les dents

Comment et à quel rythme la population humaine se contraindra-t-elle aux


limites d’un monde fini ? Cela dépendra de nombreux paramètres
géographiques, économiques et sociaux ; des régimes politiques en place
(démocratiques ou non), du sentiment d’urgence ressenti par les populations
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(on accepte plus facilement quand on a peur), du niveau de justice sociale (la
contrainte ou la frustration seront ressenties différemment selon les niveaux
de vie et d’inégalités). On peut imaginer des mesures autoritaires, des
rationnements, ou au contraire une adaptation plus douce (déremboursement
des médicaments, augmentation du coût des mutuelles, baisse des taux de
retraite…). À force, tout deviendra un peu plus difficile, plus désagréable ou
plus aléatoire : travailler, se loger, se déplacer, faire des études, se soigner…
Plutôt qu’attendre ou craindre le « grand soir » de l’effondrement, il va
falloir apprendre à serrer les dents. Mais le shifting baseline syndrom aidera
les générations futures à encaisser les dégradations environnementales, un
monde toujours plus artificialisé, des conditions sans doute plus précaires, en
décalant la perception de ce qu’on appelle une vie bonne. Une sorte de
descente aux enfers light – imperceptible ou presque.

Bibliographie
• BIHOUIX Philippe, Le bonheur était pour demain. Les rêveries d’un
ingénieur solitaire, Paris, Le Seuil, 2019.
• BODINAT Baudouin de, La Vie sur Terre, tomes I et II, Paris, Éditions
de l’Encyclopédie des nuisances, 2008.
• CAPEK Karel, La Guerre des salamandres, 1936, trad. fr. Paris, Éditeurs
français réunis, 1960.
• MÉHEUST Bertrand, La Politique de l’oxymore, Paris, La Découverte,
2014.
• PILHES René-Victor, L’Imprécateur, Paris, Le Seuil, 1974.
• REY Olivier, Une Folle Solitude. Le fantasme de l’homme autoconstruit,
Paris, Le Seuil, 2006.

Notes
1. Ingénieur et essayiste.
2. Du latin cornu copiae, la « corne d’abondance ».
3. Théorisé par le géophysicien Marion King Hubbert dans les années 1950, remis au goût du jour

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par l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil) puis reconnu par la plupart des sociétés pétrolières
et l’Agence internationale de l’énergie.
4. De 2001 à 2016, +2,8 % par an de PIB mondial en moyenne, et +2,1 % de CO2 par an (et
« seulement » +0,6 % de CO2 sur les cinq dernières années).

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25

Comment nourrir l’humanité ?

Frédéric Denhez 1

« Nourrir l’humanité est en théorie possible, c’est ce que disent les


chercheurs. À trois conditions : moins de gaspillage, moins de
mauvaise viande, et surtout, surtout, préserver la qualité des sols. »

Il y a longtemps déjà, Thomas Malthus (1766-1834) s’était posé la


question du « comment nourrir l’humanité ». Le prêtre et économiste
britannique n’était, cela dit, pas inquiet de la réponse, car il savait d’avance
que si l’homme devenait trop nombreux, il mourrait en nombre, et il en
reviendrait ainsi à une proportion plus juste au regard des ressources
alimentaires disponibles. C’était l’ordre naturel des choses depuis que Dieu
avait offert l’agriculture à Sa créature. À l’époque, on gardait, il est vrai, le
souvenir des famines qui, durant des millénaires, emportaient régulièrement
des régions entières. Il suffisait d’une calamité naturelle, d’une guerre, ou
bien qu’effectivement tant d’hommes aient tant demandé à la terre que celle-
ci, épuisée, ne donnait plus rien. Le facteur d’ajustement avait toujours été
l’homme. Malthus théorisa l’immuabilité des choses par une loi
mathématique.
Laquelle était pourtant obsolète dès sa parution. La révolution
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e
agronomique amorcée dès la fin du XVII siècle en Angleterre, un demi-siècle
plus tard en France, avait en effet marqué une rupture considérable avec la
routine. L’enclosure des champs par les haies, la culture des légumineuses
dans les prairies et l’assolement avaient enfanté une quantité considérable
d’engrais naturels. Végétaux, et animaux dans le cas des bouses de vaches,
ces engrais auparavant se perdaient dans les communs non enclos. Plus
riches, mieux travaillées, les terres ne s’épuisaient plus comme avant : c’était
désormais à l’agronomie, centrée sur la polyculture-élevage, c’était donc à
l’intelligence humaine d’être la variable d’ajustement en cas de chute de
production.

Le retour de la bombe P

Quelle révolution ! La famine était en train d’abandonner l’Europe. La


peur ancestrale, viscérale, de mourir comme une bête, commençait de quitter
les cauchemars. Il y eut bien celle qui frappa l’Irlande dans les années 1840,
mais elle trouva son explication dans le mildiou qui s’était abattu sur les
pommes de terre alors cultivées en monoculture sur des parcelles minuscules,
dont la taille était imposée par l’occupant anglais, lequel refusa d’apporter
son aide sous prétexte qu’il ne fallait pas contrevenir aux règles du marché et
au principe posé… par Malthus. Il y avait de quoi nourrir les Irlandais, mais
il ne fallait pas les nourrir. Le mildiou avait bon dos.
Désormais nourrie en quantité, l’humanité grossit, et quoi qu’il se passe, il
y a toujours assez pour elle. La révolution technique de l’après-guerre a
abîmé les sols, les paysages, les plantes, les bêtes et le bon sens alimentaire,
elle a néanmoins soutenu l’explosion démographique de ces cinquante
dernières années. Aujourd’hui, quand une famine advient, c’est souvent
qu’elle a été décidée : elle est un outil politique.
Malgré ce progrès immense, on ne cesse plus dans nos pays d’obèses et de
diabétiques d’agiter la menace d’une prochaine grande famine qui réduirait –
enfin – l’humanité. Cela fait plus de cinquante ans que la fameuse « bombe
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P » de Paul Ehrlich doit exploser, et on ne voit toujours rien. Elle a été
ressortie récemment suite à la publication des dernières projections
démographiques : en fait, nous serions plutôt 11 milliards que 9 en 2100. Les
catastrophistes en ont profité pour ressortir le tocsin, alors que ce sont les
mêmes qui, pour nuire à la réputation de l’agriculture conventionnelle,
affirment que le bio peut nourrir 12 milliards de personnes, selon un rapport
venu de la même organisation, l’ONU. Mais non, l’homme sera toujours trop
nombreux, de toute façon.
Il faut croire qu’il est fautif, il faut qu’il soit puni d’être ce qu’il est, un
parasite de la planète. Il est trop important, il mange trop de mets dont la
production altère les écosystèmes et le bien-être des animaux. La solution
prônée par les apôtres de la fin n’est pas une guerre ou une bonne vieille
épidémie, car ce n’est pas politiquement correct, mais la limitation stricte des
naissances, celle aussi du diamètre de l’assiette dans laquelle on ne mettra
plus que des graines, des racines, des fruits et des légumes.
Une sorte de retour aux temps heureux où l’homme savait être frugal,
modeste et, pour tout dire, transparent. Bien à sa place, végétarien, comme
avant la fatale consommation de la pomme de l’arbre de la Tentation. C’était
un temps où l’on savait accepter son sort dans une nature dont on dépendait,
et l’on était heureux, regardez d’ailleurs comme les derniers chasseurs-
cueilleurs ont le ventre plat et point de syndrome métabolique, ils sont en
« harmonie » avec la nature qui emporte les naissances inutiles. Il faut aller,
moins nombreux, moins avides, vers un futur discret.

On ne mangera pas sans les sols

Comme dans toute légende, il y a une part de réalité dans cette


sempiternelle ode au paradis perdu et à la pénitence. L’eschatologie
alimentaire sent le réchauffé, on y trouve tout de même un peu de matière
première : il est évident que l’on ne pourra nourrir onze milliards d’êtres
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humains selon le régime alimentaire de nous autres Occidentaux. Nous
mangeons trop, et nous jetons un tiers de ce qu’il y a dans notre assiette.
Nous mangeons en particulier trop de mauvaise viande, issue de vaches
poussées au bout de leurs forces à grands coups de tourteaux de soja ou de
maïs produits dans des pays aux dépens de cultures vivrières. Nous mangeons
trop de fruits et de légumes hors-saison, importés de nations qui en
produisent chaque année plus, selon des normes environnementales un peu
légères. Nous mangeons trop de produits ultratransformés dont la synthèse
des additifs, comme l’huile de palme, n’a d’équivalent en termes écologiques
que les mines chinoises de terres rares.
Une fois qu’on a fait ce constat, on voit qu’il n’est pas nécessaire
d’attendre la grande catastrophe famineuse purificatrice ou la limitation
autoritaire des naissances pour que les choses s’arrangent. Remplir moins
l’assiette, avec des produits frais, de saison, et de la viande issue d’élevages à
l’herbe, les produits ultratransformés étant ramenés à ce qu’ils sont, des
raretés que l’on ne mange qu’à l’occasion. En se souvenant de ce que disent
les paléoanthropologues qui savent explorer le tartre dentaire des mâchoires
fossiles : nos ancêtres directs ne mangeaient in fine que 15 % de viandes et
15 % de sucres (sous forme de fruits), le reste étant constitué de végétaux (108).
Les nutritionnistes ne disent pas autre chose. Nous sommes des omnivores, et
voilà de quoi nous avons réellement besoin.
Des vaches à l’herbe, des fruits et légumes de saison (en tout cas ceux
qu’on peut produire dans nos contrées), peu de sucres – de produits
transformés, c’est pareil. Mais comment les fabrique-t-on sur une Terre plus
peuplée qui, mécaniquement, bouffe les sols pour en faire des immeubles et
des aéroports ? L’industrie a déjà répondu à ce dilemme dans les années
d’après-guerre, en multipliant les rendements par trois à cinq, par surface
cultivée, grâce au chimique et à la mécanique. Mais on paie maintenant la
facture de cette façon de faire, celle de la déstructuration et de
l’appauvrissement des sols, parce que, surtout, on a trop labouré, trop

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profondément, trop fréquemment. On a aussi par trop aspergé les cultures
d’engrais de synthèse, ce qui a ôté aux plantes la fatigue de développer un
réseau racinaire développé. On a enfin bien trop pulvérisé de fongicides, alors
même que les champignons sont aussi importants que le ver de terre pour
aérer le sol, et que sans eux, les plantes ont du mal à puiser leurs minéraux.
Du coup, on a donné de l’engrais aux plantes, et on a labouré pour faire le
travail que lombrics et champignons ne faisaient plus. Une boucle vicieuse
nous condamnant à la fuite en avant.

Le paradoxe du tout-végétal

Nourrir des milliards passera demain par le respect du sol en tant


qu’écosystème. C’est un préalable. Avec plus ou moins de chimie et de
mécanique, si l’on veut conserver des sols fertiles, il faudra griffer plutôt que
labourer. Ne jamais laisser les sols à nu afin qu’ils ne sèchent ou ne ravinent.
Utiliser des engrais naturels, c’est-à-dire le fumier et les légumineuses.
S’aider des racines et du couvert des haies et des arbres. User le moins
possible de pesticides. En revenir finalement à l’agronomie.
Faut-il néanmoins en finir avec la viande ? Tant que la vache et le mouton
ne mangent que ce que les hommes ne peuvent pas avaler, sur des terres qui
leur ont été laissées parce qu’il était trop difficile ou trop peu rentable d’y
faire pousser autre chose, le bétail ne cause pas de soucis. Au contraire, il
ouvre les milieux comme le faisaient avant les ongulés sauvages, lorsqu’ils
étaient assez nombreux. Il participe ainsi au maintien de la mosaïque
paysagère, qui, mêlant l’arbre et la prairie, a un rôle fondamental dans
l’hydrographie, le cycle du carbone et la biodiversité ordinaire. Entre autres
services qu’il entretient. Réduire la viande, c’est en réalité limiter au
maximum l’emprise de l’élevage hors-sol – celui qu’on appelle
« industriel » – qui consomme… trop de sols et d’eau pour produire autre
chose que de l’herbe. C’est lui dont le développement pose problème.
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Réduire la viande, c’est privilégier les élevages à l’herbe, au foin. Ce n’est
pas la supprimer entièrement de nos assiettes. Compte tenu de sa densité
énergétique plus grande, s’en passer totalement impliquerait de manger une
masse beaucoup plus importante de végétaux, moins caloriques. Aller en
deçà d’un certain seuil de protéines animales impliquerait d’augmenter les
surfaces de sol consacrées à la culture végétale, des surfaces qui seraient
prises sur les prairies et les derniers milieux naturels, avec les conséquences
écologiques que l’on imagine. Les courbes qui mesurent les bénéfices en
termes de surfaces des sols d’une diminution croissante de la consommation
de viande montrent toutes une inversion entre 10 et 15 % : en manger encore
moins implique de demander plus encore aux sols.

Nourrir d’abord les paysans…

Agroécologie, agroforesterie, permaculture, conservation des sols, bio, les


façons de faire sont nombreuses et déjà connues. Elles sont des variantes
d’une même agriculture fondée sur la coopération entre sols, cultures,
élevages et arbres. En France et en Europe, un nombre croissant
d’agriculteurs s’y mettent, tout doucement. Non pour des raisons
écologiques, mais pour des questions économiques : le modèle actuel ne
permet plus de gagner de l’argent. La pratique d’une agriculture entièrement
mécanique et chimique coûte beaucoup, alors même qu’elle est intégrée dans
un système de distribution qui achète à des prix inférieurs aux coûts de
revient. Aujourd’hui, les agriculteurs qui s’en sortent sont ceux qui sont en
position de force parce que l’on a besoin d’eux – les bios, ceux qui vendent
des produits labellisés, ceux qui sont parvenus à se passer de la grande
distribution et en général ceux qui ont pu limiter leurs charges de mécanique
et de chimie en faisant de l’agronomie.
Malgré tout, le monde agricole est mal en point, en France et dans tous les
pays où le métier se pratique encore au sein de familles, sur des surfaces
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relativement petites. Un métier méprisé parce que accusé d’abîmer les
paysages, l’eau, l’air, les bêtes, la planète. Un métier à qui l’on demande tout,
produire plus en étant propre, sans lui donner les moyens de l’exercer. Le
consommateur qui réclame de manger mieux et s’inquiète des famines futures
a été habitué au moins cher et à ne plus faire à manger, le système
économique financiarisé considère les produits agricoles comme de banales
matières premières cotées sur les marchés à terme sans lien avec les gens et
les paysages, la société urbanisée se coupe de plus en plus des réalités
naturelles et culturales. Le résultat est qu’un peu partout dans le monde, les
agriculteurs comptent parmi les plus pauvres et, souvent, les plus mal nourris.
Comment leur demander de produire mieux !? Le métier a tendance à
disparaître, celui d’éleveur en particulier qui cristallise toutes les peurs de
notre société en quête de pureté. Si cela continue, dans moins de dix ans, il
n’y en aura plus un seul en France.
Or, sans les paysans, il n’y a plus ni paysages ni pays. Et, faut-il le
rappeler, il n’y a pas non plus de nourriture, ne serait-ce que de molécules-
base pour l’industrie.
Justement, l’industrie prendra-t-elle le relais ? En mutualisant, en
regroupant, en massifiant, en intensifiant, elle est capable de faire baisser
autant les coûts de production que les externalités négatives par unité
produite. Par ailleurs, elle seule sait faire des produits « sans », pour répondre
aux demandes de la société qui ne veut plus de traces de ceci ou de cela. Il est
vrai que le système agro-industriel a tenu sa promesse de fournir à chacun
une nourriture variée, en nombre, sur toute l’année, peu chère et sans risques
d’infections. Au prix cela dit d’une distanciation croissante au vivant, qui l’a
conduit à briser tous les tabous, ce qui a ruiné son image. Le consommateur
n’a plus confiance en l’agriculture, il n’a pas plus confiance dans les
agriculteurs, il se tourne désormais vers les rédacteurs de régimes et
prophètes d’une nouvelle ère qui le rassurent. Derrière eux, on retrouve le
système agro-industriel qui, déjà, prépare l’avènement de la viande in vitro,

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censée régler par la technique les problèmes que soulève aujourd’hui
l’entrecôte.

Manger, c’est de la justice sociale

Nourrir l’humanité est en théorie possible, c’est ce que disent les


chercheurs. À trois conditions : moins de gaspillage, moins de mauvaise
viande, et surtout, surtout, préserver la qualité des sols. Le nœud gordien est
serré par le lombric et le mycélium. C’est ce que rappelle le dernier rapport
du GIEC, publié en août 2019. Or, les surfaces manquent, et les agriculteurs
ne sont pas riches. Les États devraient intervenir à la fois pour leur donner
accès au foncier et privilégier la terre agricole dans l’aménagement des
territoires. Ce qui revient à considérer les sols comme un bien commun et, en
conséquence, à amoindrir le droit de propriété. Les États devraient garantir
les prix auxquels les agriculteurs vendent aux distributeurs, ce qui implique
de contrôler les relations commerciales au sein du système agroalimentaire.
La société devrait imposer des façons de produire qui préservent la chaîne
alimentaire tirée entre l’agriculteur et le consommateur en passant par les
sols, les bêtes, les plantes, l’eau et l’air. C’est ce que tentent nombre de
collectivités françaises dans le cadre des plans alimentaires territoriaux (PAT)
qui, l’air de rien, sont en train d’aider l’agriculture à changer ses pratiques.
Voilà les prémices de l’émergence d’une démocratie alimentaire par laquelle
les mangeurs de demain reprendront le pouvoir sur ce qu’ils ingurgitent. À
l’échelle d’une région, d’un pays comme du monde, sous le règne du climat
qui change vite et accroît les stress, la souveraineté alimentaire devient
l’objectif à atteindre. Elle repose sur une éducation alimentaire, qui éloigne le
citoyen des dogmes, et sur une augmentation des revenus, sans laquelle le
mangeur n’aura pas les moyens de payer le juste prix au paysan. Prix sans
lequel il ne pourra pas investir, réfléchir, s’assurer, se former, expérimenter,
travailler sur un pied d’égalité avec le chercheur et l’industriel pour s’adapter

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au climat qui change. Comment nourrir l’humanité ? En faisant de la justice
sociale.

Bibliographie
• EHRLICH Paul R., The Population Bomb, New York, Ballantine Books,
1968.
• PARMENTIER Bruno, PISANI Edgar, Nourrir l’humanité, Paris, La
Découverte, 2009.
• GRIFFON Michel, Nourrir la planète. Pour une révolution doublement
verte, Paris, Odile Jacob, 2006.
• CAPLAT Jacques, Changeons d’agriculture : réussir la transition, Arles,
Actes Sud, 2014. IPCC, « Climate change and land », WHO, UNEP, 2019.
• DE SCHUTTER Olivier, « Systemic ethics and inclusive governance :
two key prerequisites for sustainability transitions of agri-food systems »,
Agriculture and Human Values, février 2019.

Note
1. Auteur, conférencier et chroniqueur radio et télé.

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26

Un monde de réfugiés ?

François Gemenne 1

« La migration reste un luxe inaccessible à la plupart des individus. »

Dans les débats sur l’effondrement, les questions de populations occupent


généralement une place centrale. Les projections démographiques, qui
envisagent désormais un pic de la population mondiale à 11 milliards
e
d’habitants dans la seconde moitié du XXI siècle, font redouter que les efforts
de réduction des émissions de gaz à effet de serre ne soient annihilés par la
croissance démographique, ou qu’il ne soit plus possible de nourrir
l’humanité dès 2050, faute de terres disponibles. Le malthusianisme, qu’on
avait longtemps cru relégué au cimetière des idéologies douteuses, reprend du
service.
Mais c’est surtout le spectre de migrations de masse induites par les
impacts du changement climatique qui suscite les peurs. De nombreux
articles de presse et de rapports d’experts évoquent, à intervalles réguliers,
plusieurs centaines de millions de personnes déplacées par les impacts du
changement climatique – qu’il s’agisse de la hausse du niveau des mers, de la
dégradation des sols ou de catastrophes plus brutales comme des ouragans,
des sécheresses ou des inondations. Aujourd’hui déjà, plus de 20 millions de
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personnes sont déplacées en moyenne chaque année en raison des
catastrophes naturelles, et ces catastrophes sont en grande majorité
directement liées aux conditions climatiques.

Le fantasme du « chaos migratoire »

Dès aujourd’hui, le climat constitue un facteur majeur de migrations et de


déplacements de populations. En Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et
du Sud-Est, ou encore dans les régions insulaires du Pacifique ou de l’océan
Indien, ces migrations sont une réalité, et pas seulement un risque futur
qu’une réduction drastique de nos émissions de gaz à effet de serre
parviendrait à éviter. Ces mouvements de populations prennent des formes
très diverses : certains sont permanents et d’autres temporaires, les
évacuations brutales côtoient les migrations longuement préparées, mais la
plupart restent confinés à l’intérieur des frontières nationales – la migration
internationale est l’exception plutôt que la norme.
Pour autant, dans les débats publics, ces migrations sont largement perçues
comme relativement uniformes, et dirigées en premier lieu vers les pays
industrialisés. Le changement climatique est perçu comme le générateur d’un
« chaos migratoire » à venir, qui justifierait la mise en place de politiques
migratoires de plus en plus restrictives, sous peine de voir demain l’Europe
« envahie » par ceux que le changement climatique aurait chassés de chez
eux. Cette perception des choses, compréhensible dans un contexte de crainte
quant aux impacts futurs du changement climatique, alimente le fantasme
d’un « grand remplacement » des populations européennes, largement nourri
et instrumentalisé par l’extrême droite.
Nombre de scientifiques et d’organisations écologistes ont été, malgré eux,
coupables d’avoir alimenté ce fantasme, en agitant le spectre des migrations
dans l’espoir de convaincre les gouvernements des pays industrialisés de
réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre. Ce faisant, ils

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rendent un très mauvais service aux migrants eux-mêmes, et risquent
d’obtenir un résultat politique très différent de celui recherché : la fermeture
des frontières plutôt que la décarbonation de l’économie.
L’environnement a toujours été, à travers l’histoire, un déterminant majeur
de la distribution de la population sur la planète. Depuis la préhistoire,
l’Europe a été colonisée parce qu’elle jouissait d’un climat tempéré et de
ressources naturelles abondantes, et partout, c’est la fertilité des sols qui a
amené de nombreuses populations à s’installer dans les régions côtières et
deltaïques. À travers l’histoire, on peut trouver de très nombreux exemples de
populations déplacées à la suite de transformations de leur environnement,
que ces transformations soient brutales ou progressives : des Égyptiens, qui
ont migré du Sahara vers les rives du Nil quand le premier s’est transformé
en désert voici plusieurs millénaires, jusqu’aux paysans de l’Oklahoma, du
Texas et de l’Arkansas qui ont migré vers la Californie suite à la sécheresse
du Dust Bowl, dans les années 1930.

Relocaliser des populations entières

Avec le changement climatique, nous sommes à l’aube d’une


transformation majeure de notre environnement, sans doute la plus
importante que l’humanité ait connue, saisie dans le concept d’Anthropocène.
Ses conséquences sur les migrations sont déjà visibles aujourd’hui, et
s’accentueront significativement dans les décennies à venir. Sans inflexion
majeure de la trajectoire de nos émissions de gaz à effet de serre, plusieurs
régions du monde deviendront à l’avenir littéralement inhabitables : soit
parce qu’elles seront submergées, soit parce qu’il y fera trop chaud, soit parce
que toute culture y sera devenue impossible. Cela impliquera nécessairement
de relocaliser des populations entières, un processus déjà entrepris par
de nombreux gouvernements du Sud : au Vietnam, le programme Living with
floods vise à déplacer des villages du delta du Mékong, situés en zone
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inondable, vers les collines avoisinantes. À plus grande échelle, le
gouvernement indonésien a récemment décidé du déplacement de sa capitale
Djakarta, qui s’enfonce dans la mer, vers l’île de Bornéo. À terme, ces
relocalisations de population, pour l’instant de dimension interne, devront
nécessairement être envisagées dans une dimension internationale.
Une telle hypothèse semble aujourd’hui presque impossible à considérer,
tant les questions migratoires divisent nos sociétés et nos gouvernements –
qu’il suffise pour s’en convaincre de voir quelles crises politiques provoque
en Europe chaque processus de relocalisation de migrants repêchés en
Méditerranée par des bateaux affrétés par des ONG. Dès lors, on comprend
que la tentation de se barricader derrière ses frontières, face au chaos
annoncé, puisse être particulièrement forte. Cette tentation repose néanmoins
sur une perception de ces migrations hélas très éloignée de leur réalité
empirique : voici pourquoi.
Tout d’abord, les débats publics sur les migrations dites « climatiques »
supposent qu’il s’agisse d’une catégorie nouvelle de migrations, distincte des
dynamiques migratoires actuelles, que l’on pourrait directement relier à
l’effet de serre et au réchauffement global. La réalité est infiniment plus
complexe, et le lien entre les impacts du changement climatique et les
migrations très loin de relever d’une causalité directe. Si le changement du
climat constitue en soi un facteur de migrations, il pèse lourdement sur
d’autres facteurs de migrations – politiques et économiques en particulier.
Ainsi, en Afrique subsaharienne, la moitié environ de la population dépend
directement de l’agriculture de subsistance comme principale source de
revenus. Et ce type d’agriculture est particulièrement vulnérable à toute
modification de la température ou de la pluviométrie. C’est ainsi que le
changement climatique influe dramatiquement sur la pauvreté, les famines ou
les tensions et conflits liés à la terre : autant de facteurs majeurs de migrations
en Afrique subsaharienne 2.

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Une majorité de migrations à courte distance

On aurait tort, dès lors, d’imaginer que les migrations « climatiques »


constitueraient des migrations différentes dans leur nature : au contraire, elles
s’insèrent déjà pleinement dans les dynamiques migratoires actuelles –
notamment celles que nous appelons pudiquement « migrations
économiques ».
Ensuite, nous supposons que ces migrations seront dirigées en premier lieu
vers l’Europe, ce qui est loin d’être le cas. L’immense majorité des
migrations sont d’abord des migrations internes : trois migrants sur quatre,
dans le monde, restent à l’intérieur des frontières de leur pays. Et cette
tendance est particulièrement marquée pour les migrations liées aux
dégradations de l’environnement, qui sont souvent des migrations de petite
distance. De plus, les migrations internationales sont avant tout des
migrations régionales : les migrations en provenance d’Afrique de l’Ouest,
par exemple, sont dirigées à 55 % vers un autre pays d’Afrique de l’Ouest.
L’Europe ne constitue la destination que d’une minorité des migrants en
provenance de l’Afrique de l’Ouest.
Sans minimiser les transformations que représentent les migrations pour la
société française, il est utile de rappeler que la proportion de populations
étrangères dans le pays reste remarquablement stable depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale, et que le taux d’émigration dans le monde a été lui
aussi remarquablement stable au cours des dernières décennies : environ 3 %
de la population mondiale sont des migrants, et ce taux était beaucoup plus
élevé avant la Seconde Guerre mondiale. La migration reste un luxe
inaccessible à la plupart des individus, et la « misère du monde », pour
reprendre une sordide expression de Michel Rocard, est souvent condamnée à
rester chez elle, faute de ressources qui lui permettraient de se mettre à l’abri
des impacts du changement climatique.
Il est vraisemblable, néanmoins, que les migrations internationales
augmenteront dans le futur, sous l’effet du changement climatique – a fortiori
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si certaines régions du monde deviennent inhabitables. Et l’on peut
légitimement supposer que l’Europe, qui sera proportionnellement moins
touchée par les impacts du changement climatique que bien d’autres régions
du monde, sera plus attractive pour les migrants qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Mais il est faux de croire que ces migrations entraîneront nécessairement
chaos et tensions : celles-ci sont bien davantage provoquées par nos
politiques migratoires que par les migrations elles-mêmes. D’abord, ces
migrations seront très étalées dans le temps : même si les chiffres des
projections peuvent paraître impressionnants et ingérables, il importe de se
souvenir qu’il s’agit de projections sur une période donnée, et non d’un flux
qui arriverait massivement à un moment donné 3. Ensuite, nous disposons
d’une série d’instruments politiques qui nous permettent de gérer et
d’organiser ces migrations. L’agenda de protection de l’initiative Nansen, par
exemple, a été approuvé par 110 gouvernements (dont celui de la France) en
octobre 2015, et contient toute une série de recommandations pratiques pour
assurer une meilleure protection des droits des personnes déplacées par les
catastrophes naturelles.
Mais si ces instruments existent, les gouvernements sont souvent rétifs à
les employer – a fortiori s’ils impliquent une plus grande coopération
internationale. Nos politiques migratoires restent trop souvent réactives, et
cantonnées à nos frontières nationales. Plutôt que d’anticiper et d’organiser
les flux migratoires, nous restons encore souvent prisonniers d’une approche
qui voudrait leur résister, comme si ces flux migratoires étaient déterminés en
premier lieu par le degré d’ouverture de nos frontières. Rien n’est plus faux :
ce sont des facteurs exogènes qui déterminent les migrations, et pas la
manière dont nous ouvrons ou fermons nos frontières.
Face au changement climatique, c’est précisément une logique de
fermeture des frontières qui entraînera le chaos migratoire et des situations
humanitaires insupportables. Il est compréhensible que l’ampleur annoncée
des impacts du changement climatique nourrisse des peurs irrationnelles

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devant leurs conséquences migratoires. Mais ces peurs sont souvent ancrées
dans des perceptions erronées et biaisées des migrations liées au climat. La
réalité est que nous avons les moyens, aujourd’hui, d’anticiper et d’organiser
ces migrations pour éviter le chaos annoncé. Mais cela ne pourra se réaliser
qu’avec une coopération internationale accrue et renforcée. Cette même
coopération que beaucoup refusent aujourd’hui, dans l’illusion absurde que
les migrations seraient mieux gérées dans le cadre étroit des frontières
nationales.

Bibliographie
• GEMENNE François, RANKOVIC Aleksandar, Atlas de
l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
• GEMENNE François, IONESCO Dina, MOKHNACHEVA Daria, Atlas
des migrations environnementales, Paris, Presses de Sciences Po, 2016.
• GEMENNE François, Géopolitique du climat, Paris, Armand Colin,
2015.

Notes
1. Chercheur en sciences politiques à l’université de Liège et à Sciences Po Paris.
2. NDLR : Les populations de ces régions pourraient faire la soudure s’il n’y avait que la sécheresse.
Mais celle-ci agit comme un accélérateur d’autres tensions, de sécurité notamment, et pousse à l’exode.
3. NDLR : Les récentes migrations venues d’Afrique ou du Moyen-Orient ont pu paraître
« massives », mais il n’en est rien comparé à ce qui pourrait advenir. À 4 °C d’augmentation de
température, l’Afrique serait inhabitable l’essentiel de l’année, or ce scénario est possible d’ici à 2080-
2100.

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27

Laissons les océans tranquilles

Jean-Marc Gancille 1

« Militer pour supprimer les navires-usines, les grands chalutiers, les


senneurs, les palangriers, les filets et les lignes gigantesques, cela
signifie clairement refuser de manger du poisson. Mais aussi de la
viande : un tiers de la vie marine capturée l’est pour l’élevage ou les
chats domestiques. »

Parce que les océans sont immenses et leurs fonds invisibles, nous avons
imaginé qu’ils étaient sans limite.
Nous y avons déversé inlassablement nos poubelles et dissimulé nos rebuts
les plus toxiques. Nous y avons dispersé nos plastiques, de la surface
jusqu’aux abysses. Nous y avons multiplié la présence de supertankers, porte-
conteneurs, navires-usines, paquebots, plateformes pétrolières, éoliennes
offshore, chalutiers géants. Nous avons puisé infiniment dans la biomasse
marine et nous lorgnons désormais sur les richesses minérales des
profondeurs.
Et pendant que nous nous affairions à engloutir toujours plus d’énergie
fossile dans une boulimie sans fin, les océans absorbaient une part
conséquente de l’effet de serre anthropique et l’essentiel de l’excès de chaleur

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accumulé dans le système climatique.
Il n’aura fallu que quelques décennies pour réchauffer et asphyxier l’océan,
le vider de sa vie pour le remplir de poisons et de déchets.

Le poumon cancéreux de la planète

Dans un rapport spécial paru en septembre 2019 (109), le groupe d’experts de


l’ONU sur le climat (GIEC) s’alarme d’une planète bleue au bord de
l’effondrement.
Véritable poumon mondial, l’océan a absorbé environ 30 % du CO2 généré
par l’homme et plus de 90 % de la chaleur supplémentaire créée par ses
émissions. Sa capacité de charge est désormais atteinte avec pour
conséquences la multiplication des canicules marines, l’accélération de
l’acidification des masses d’eau et le développement des « zones mortes » où
le trop faible taux d’oxygène empêche le développement de toute vie marine.
Ces phénomènes ravagent les barrières de corail dont dépendent des
milliards d’êtres vivants, vident des régions océaniques entières de leurs
habitants, transforment durablement les chaînes trophiques marines et
provoquent l’emballement des mouvements océaniques (El Niño, hausse du
niveau des mers, inondations, fonte des glaces et du permafrost, phénomènes
climatiques extrêmes…).
Le changement global affecte le rôle déterminant que jouent les océans
dans la régulation du climat mondial et produit des boucles de rétroaction
imprévisibles, aux effets dévastateurs. Sans l’océan, le contraste thermique
entre les tropiques et les pôles serait de plusieurs centaines de degrés, rendant
ainsi la planète invivable.

Océans poubelle

Toujours selon l’ONU, 100 millions de tonnes de plastique ont déjà

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terminé dans l’océan et plus de 8 millions s’y ajoutent chaque année. Des
macropolluants s’agglutinent et génèrent des « continents » de plastique en
haute mer. 70 % finissent dans les profondeurs océaniques où ils demeureront
plusieurs centaines d’années. Les impacts sur la faune marine sont majeurs.
Des baleines échouées avec des kilos de plastique dans l’estomac et des
créatures marines enchevêtrées dans des filets de pêche ne sont plus rares. La
pollution plastique s’étend désormais jusque dans les entrailles de l’océan, où
des chercheurs ont récemment découvert des micro-plastiques à l’intérieur de
mini-crustacés vivant dans des lieux réputés préservés car inaccessibles,
à près de 11 kilomètres de profondeur. Mais malgré cette invasion plastique
aux proportions vertigineuses, l’industrie n’entend pas réduire sa cadence de
production, en hausse de 3,2 % en 2018, à 359 millions de tonnes. Il faut dire
qu’elle peut compter sur des idiots utiles du système qui, comme « Boyan
Slat, l’adolescent qui nettoie les océans (110) », contribuent à minorer la gravité
de la situation en prétendant sans rire que « d’ici 2050, nous aurons éliminé la
pollution plastique des océans ». Et l’opinion se rassure en likant et en
partageant de telles inepties sur les réseaux sociaux.
Moins visible mais tout aussi inquiétante, la pollution chimique dans
l’océan se répand au rythme de notre croissance démographique
continuelle (111) : particules de pesticides et intrants utilisés dans l’agriculture,
rejets par l’industrie de métaux lourds extrêmement toxiques, eaux usées
domestiques des villes et des stations balnéaires chargées en matières
organiques et autres résidus médicamenteux, dégazage des réservoirs des
pétroliers, hydrocarbures provenant d’accidents pendant l’extraction et le
transport, substances dangereuses des peintures des bateaux, vieilles épaves
rouillées. Sans oublier les déchets nucléaires et autres armes chimiques
volontairement sabordés loin des yeux, dans l’attente de leur inévitable et
mortelle fissuration.
Tristes victimes de ces pollutions, les cétacés concentrent dans leur
organisme des taux de mercure et de PCB 2 à des niveaux de plus en plus

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élevés. Une étude publiée dans la revue Science fin septembre 2018 (112)
conclut que « les orques sont un des mammifères les plus contaminés du
monde par les PCB ». Au sommet de la chaîne alimentaire, ils accumulent
dans leur chair ces substances toxiques qui menacent la viabilité de long
terme de plus de 50 % de leur population mondiale.
Et pendant ce temps-là, l’éventualité du rejet des eaux radioactives de
Fukushima dans l’océan est l’hypothèse la plus probable pour résoudre le
casse-tête insoluble du traitement de ces eaux hautement contaminées.

Surpêche : l’arme de destruction massive

Mais dans la liste des fléaux qui condamnent progressivement l’océan, la


pêche commerciale tient le haut du panier. Elle exploite aujourd’hui 55 % des
surfaces marines du globe, soit plus de quatre fois les superficies occupées
par l’agriculture sur terre. Selon la FAO (113), « en 2016, la production totale
du secteur (pêche et aquaculture) a atteint un niveau record de 171 millions
de tonnes (114) » soit 20,3 kg par humain sur Terre. 18 % de prélèvements
supplémentaires sont envisagés d’ici à 2030.
Nous avons déjà fait disparaître 90 % des gros poissons de la planète
bleue. Plus de 33 % des « stocks » restants sont exploités au-delà de la limite
de durabilité biologique, soit trois fois plus qu’en 1974. Dans une enquête
parue fin 2018 (115), UFC-Que choisir révélait que 86 % des cabillauds, soles
et bars présents sur les étals des grandes surfaces françaises provenaient
d’une pêche non durable, qui pioche dans les stocks déjà surexploités.
Cette pêche intensive génère par ailleurs des prises dites accidentelles ou
accessoires, c’est-à-dire la capture d’espèces non ciblées, comme les tortues,
les requins, les dauphins ou certains oiseaux marins. La FAO a estimé entre
17,9 et 39,5 millions de tonnes de captures accessoires chaque année (116). Ces
prises qui contribuent à fragiliser les écosystèmes marins ne sont pas
commercialisées mais directement rejetées à la mer.
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Alors que le grand public s’émeut de la reprise de la chasse commerciale à
la baleine au Japon (qui concernera tout au plus quelques centaines
d’individus), une étude des universités américaine Duke et écossaise de St
Andrews, publiée en 2006 par la revue scientifique Conservation Biology (117),
estime à très exactement 307 753 le nombre de dauphins, baleines et bélugas
victimes chaque année de bycatch, de « captures accidentelles » ou encore de
« prises accessoires », soit près de 1 000 animaux par jour. Emmêlés dans les
filets et incapables de remonter à la surface, les cétacés, espèces pour la
plupart protégées, meurent d’asphyxie ou des blessures que leur infligent les
engins de pêche.
La pêche industrielle vide progressivement les océans. Et c’est aussi une
machine de destruction massive des écosystèmes marins. Le chalut de fond
racle les profondeurs et détériore des habitats fragiles où nichent des espèces
sensibles dont la reproductivité est faible. La palangre, constituée d’une ligne
où sont accrochés des centaines ou des milliers d’hameçons appâtés, capture
des tortues, des thons juvéniles et des requins qui pour la plupart ne survivent
pas, déstabilisant toute la chaîne trophique. Quant à la pêche électrique
(désormais interdite en France), elle n’épargne aucun organisme en
électrocutant toute la vie marine.
Dernier symbole de l’absurdité d’un monde où l’on veut pêcher toujours
plus loin, plus profond, dans des circonstances extrêmes, dans une
méconnaissance quasi totale des effets sur les écosystèmes : la pêche au krill.
Cette biomasse vitale pour l’alimentation des animaux des eaux polaires fait
désormais l’objet d’une exploitation industrielle à hauteur de plusieurs
centaines de milliers de tonnes chaque année, pour approvisionner
l’aquaculture ou servir de compléments alimentaires dans nos sociétés
pourtant déjà malades de malbouffe.

Exploitation sous-marine : la nouvelle frontière du massacre

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Notre avidité n’ayant aucune limite, nous ne saurions nous contenter de ce
pillage en règle de la biomasse marine. Confrontée à l’épuisement des
ressources minérales accessibles sur terre, l’économie mondiale entend
désormais repousser les frontières de son extractivisme prédateur dans les
profondeurs des océans.
Les océans recèlent en effet des réserves importantes de métaux (cobalt,
fer, manganèse, platine, nickel, or, argent, cuivre, terres rares, etc.) qui
constituent une véritable manne en ces temps de pénurie annoncée.
Actuellement, un total de plus de 1,8 million de kilomètres carrés de fonds
océaniques a déjà fait l’objet de dépôts de permis d’exploration dont les
techniques d’exploitation restent confidentielles.
Chercheurs et ONG s’émeuvent sans beaucoup d’écho de l’impact
environnemental et du potentiel de déstabilisation de l’exploitation minière
sous-marine sur des écosystèmes très spécifiques, dont la résilience est mal
connue et dont certains ont été identifiés comme des milieux exceptionnels de
diversité sur le plan mondial. D’ores et déjà certains risques semblent
totalement minimisés par les exploitants potentiels, comme les perturbations
liées au rejet dans la mer des déchets miniers (dissémination de métaux
lourds, occultation de la lumière utilisée par les espèces photosynthétiques,
ensevelissement des espèces vivant dans les fonds océaniques) ou encore les
bouleversements liés au brassage, grattage et autres modifications physico-
chimiques induites par l’exploitation minière.
Selon les experts réunis par le Programme international sur l’état des
océans (International Programme on the State of the Ocean, ou IPSO (118)), si
ces forages sont un potentiel armageddon pour la biodiversité marine, ils
constituent également une autre menace de taille, climatique celle-là. En
affectant les stocks de carbone présents dans les sédiments des fonds marins,
ils réduiraient la capacité des océans à absorber le dioxyde de carbone et à
atténuer les effets du réchauffement climatique.

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« Si les océans meurent, nous mourrons »

La liste des atteintes mortelles à l’océan semble inépuisable. Pourtant la


formation des nuages au-dessus de la mer conditionne l’eau potable que nous
buvons, tout comme le phytoplancton concourt majoritairement à la création
de l’air que nous respirons. « Si les océans meurent, nous mourrons », selon
l’antienne du capitaine Paul Watson de l’ONG Sea Shepherd. De fait, l’océan
nous est totalement indispensable, vital. Tout comme il l’est pour l’ensemble
des espèces avec lesquelles nous partageons la planète. L’océan est le cœur
de la planète, et il est la base de la vie, sur terre comme dans la mer. Sa
préservation appelle des changements radicaux et immédiats sous peine d’une
extinction fatale de la vie.
Mais quelles ruptures de trajectoire voyons-nous ? Aucune. La croissance
démographique et le développement du tourisme de masse continuent
d’accentuer leur pression sur les littoraux, la surexploitation des
« ressources » halieutiques menace de plus en plus sûrement l’existence des
« stocks » de poissons restants, l’augmentation des émissions de CO2 et
l’inertie de la machine climatique interdisent toute inversion rapide de la
tendance au réchauffement, et les États demeurent incapables de s’entendre
sur un traité susceptible de protéger la haute mer (soit 43 % de la surface du
globe) des intérêts économiques privés qui la convoitent.
Aujourd’hui, « 66 % des océans enregistrent de façon croissante des
impacts humains cumulatifs qui portent atteinte à la biodiversité 3 ». Et quand
la diversité s’effondre, toute l’interdépendance entre les espèces s’effondre,
avec comme conséquence la mort de l’océan.

Que faire ?

L’océan ne pourra faire face aux multiples menaces que si subsiste en son
sein une vitalité suffisante pour s’adapter. Y préserver la vie est une urgence

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absolue. Et pour ce faire il n’y a plus trente-six solutions : il faut laisser
l’océan tranquille, le laisser se réparer lui-même. Compter sur ses
phénoménales capacités de résilience, pour peu qu’on lui en laisse
l’opportunité.
Un minimum de lucidité n’invite pas à l’optimisme. Ces opportunités sont
très faibles car il est peu probable que l’industrie renonce à ses projets
d’infrastructures, de pêche, d’extraction qui ruinent les habitats océaniques et
menacent les dernières espèces de mammifères marins et de poissons. La
complaisance voire le soutien des États aux intérêts économiques prédateurs
et l’absence de mobilisation frontale de la société civile confortent ce constat.
Ces opportunités sont minimes, car il est devenu illusoire de prétendre
pouvoir contrer le réchauffement global dans un monde où perdurent la soif
de croissance économique et une continuelle pression démographique.
Alors que faire ? À défaut de s’illusionner sur d’improbables victoires,
s’acharner à préserver la beauté et la vitalité des océans. Continuer à agir,
comme le dit Corinne Morel Darleux, pour « la dignité du présent ».
Chacun s’attellera ainsi à la cause qui lui semble la plus juste et la plus
efficace : lutter contre les infrastructures et projets destructeurs des habitats
marins, agir pour la conservation des espèces dans l’océan, limiter sa
consommation de plastiques, etc.
Pour ma part, la meilleure façon de le faire est de viser la fin de la
pêche commerciale : militer pour supprimer les navires-usines, les grands
chalutiers, les senneurs, les palangriers, les filets et les lignes gigantesques,
pour donner aux poissons une chance de récupérer. À titre personnel, cela
signifie clairement une forme de cohérence, immédiatement opérationnelle
du jour au lendemain : refuser de manger du poisson. Mais aussi de la viande.
Car un tiers de toute la vie marine capturée par les pêcheries industrielles
l’est pour l’élevage ou l’agrément, ce « poisson fourrage » transformé en
farines pour nourrir les porcs, les poulets, les saumons d’aquaculture, les
chats domestiques.

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Choix cohérent aussi car manger des animaux produit plus de gaz à effet
de serre que toute l’industrie du transport et contribue à l’apparition de zones
mortes dans les océans. Qu’il s’agisse d’aquaculture ou d’élevage intensifs,
d’énormes quantités de déchets organiques et d’eaux usées chargées en
nutriments comme l’azote finissent dans l’océan. Ces matières organiques
accélèrent l’eutrophisation, générant la prolifération d’algues qui
monopolisent l’oxygène présent dans l’eau, réduisant la vie à néant.
Choix cohérent enfin car nous omettons régulièrement une dimension
majeure dans ce qui a trait aux « ressources halieutiques ». Il ne s’agit pas de
stocks de protéines dont nous pourrions disposer à notre guise, mais
d’animaux doués de sensibilité, qui possèdent des capacités cognitives
comparables à celles des vertébrés terrestres (119) et qui ont un droit à la vie
équivalent au nôtre.
Mettre un terme au massacre de plus de 1 000 milliards de poissons par an
n’est donc plus seulement un devoir moral, ni uniquement notre intérêt bien
compris pour la résilience de l’océan. C’est aussi et avant tout l’expression de
ce qui nous reste d’humanité dans un monde qui marchandise le vivant à tout-
va, jusqu’à son extinction programmée.

Bibliographie
• ESSEMLALI Lamya, Paul Watson, le combat d’une vie, Grenoble,
Glénat, 2017.
• BRUNEL Camille, La Guérilla des animaux, Paris, Alma Éditeur, 2018.
• DONALDSON Sue, KYMLICA Will, Zoopolis, Paris, Alma Éditeur,
2016.
• JENSEN Derrick, Zoos. Le cauchemar de la vie en captivité, Herblay,
Éditions Libre, 2018.
• GANCILLE Jean-Marc, Ne plus se mentir, Paris, Rue de l’Échiquier,
2018.
• VERLOMME Hugo, Demain l’océan. Des milliers d’initiatives pour
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sauver la mer… et l’humanité, Paris, Albin Michel, 2018.

Notes
1. Cofondateur de Darwin Écosystème, travaille dans le milieu de la conservation des cétacés au sein
de l’ONG Globice Réunion.
2. Parfois improprement dits « pyralènes » (du nom commercial d’un ancien produit de Monsanto),
les polychlorobiphényles (PCB) sont des composés aromatiques dérivés du biphényle, qui ont été
reconnus comme toxiques, cancérigènes, écotoxiques et reprotoxiques.
3. Selon Joao Miguel Ferreira de Serpa Soares, secrétaire général de la Conférence
intergouvernementale sur la biodiversité marine, le 19 août 2019 à New York, cité par Le Monde.

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28

La géo-ingénierie peut-elle modifier


les trajectoires climatiques ?

Nathanaël Wallenhorst 1

« Il ne faudrait pas que nous nous imaginions que le développement


de la technique, sur fond de poursuite du néolibéralisme
contemporain, pourra nous sortir de l’ornière dans laquelle la
puissance et la jouissance qu’elle permet nous ont mis. »

L’émergence des civilisations a été rendue possible par le développement


de l’agriculture il y a environ 10 000 ans. Si Homo sapiens, qui était là depuis
350 000 ans environ, n’a pas planté de graines ni enfermé quelques animaux
dans un enclos au cours de ses 340 000 premières années, ce n’est pas qu’il
n’y ait pas pensé ! C’est tout simplement que cela n’était pas possible. C’est
une période interglaciaire particulièrement stable et longue, l’Holocène, qui a
permis à Homo sapiens de maîtriser les écosystèmes afin de dégager des
surplus agricoles permettant ensuite à certains de se consacrer à d’autres
tâches que celles afférentes à la recherche de leur subsistance. C’est ainsi que
nous avons pu construire des pyramides, nous promener sur la Lune, produire
des antibiotiques, inventer des bombes nucléaires. Bref : nos civilisations ont
été construites sur le socle d’un climat favorable et stable. La question de
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l’effondrement est induite par celle des incidences civilisationnelles de la
modification actuelle de ce socle qui a permis leur émergence. Le climat n’est
pas une mince affaire ! Il a directement à voir avec la façon dont nous
coexistons, sommes humains les uns aux autres – et pouvons continuer de
l’être.

À quels problèmes devons-nous faire face ?

Avec l’entrée dans l’Anthropocène et les effondrements civilisationnels


subséquents, le moins qu’on puisse dire est que nous avons un « petit
problème » sur les bras. En effet, il est probable à 50 % selon le GIEC, le
fameux Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
(plutôt connu pour être « conservateur » et moins alarmiste que de nombreux
chercheurs), que nous ayons affaire d’ici à 2100 à une augmentation
moyenne de la température à la surface de la Terre de 3,7 °C par rapport au
niveau préindustriel. Est-ce que cela signifie simplement que nous irons
bosser en short et en tongs ? Cette petite altération de nos pratiques
culturelles pourrait s’avérer fort sympathique ! Malheureusement, le plus
probable est que nous n’allions pas bosser du tout ! De fait, une augmentation
de 3,7 °C aurait pour incidence de générer des pics de chaleur de 55 °C dans
l’est de la France – le record du monde à la surface de la Terre est
actuellement de 58 °C dans un désert en Libye. Cela aurait pour conséquence
le fait que 75 % de la population mondiale actuellement positionnée sur Terre
vivrait dans une zone temporairement non habitable (en dehors des salles
climatisées du McDo, de nos 4 × 4 et des zones de ravitaillement en essence
de Total).
Si 3,7 °C étaient atteints en 2100, cela générerait mécaniquement, en
raison de l’inertie du système climatique, une augmentation moyenne de
5,5 °C d’ici à 2150 si nous arrêtions toute émission de gaz à effet de serre en
2100 – ce qui semble peu probable. Les pics de chaleur seraient alors
augmentés d’autant, non seulement à Strasbourg, Metz ou Nancy, mais aussi
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à Rennes, Brest, Caen et Lille… Résumons : à ce jour, nous avons une
probabilité sur deux de battre, d’ici à 2150, l’actuel record du monde jamais
enregistré de température à la surface du globe… en France ! La France
championne du monde ? Même pas ! Nous serions loin d’être le seul pays à
battre le record des 58 °C.
Cette question du réchauffement climatique n’est qu’une des difficultés de
l’Anthropocène. Les chercheurs du système Terre identifient neuf problèmes
structurels, considérés comme neuf limites planétaires à ne pas franchir sous
peine de mise en péril de l’aventure humaine dans son ensemble. À titre
d’exemple, nous pouvons relever qu’à ce jour la trajectoire amorcée par
l’aventure humaine – et plus particulièrement par certains d’entre nous –
laisse supposer que nous avons affaire au début de la sixième extinction de
masse, avec la destruction d’ici à quelques centaines d’années par les
humains de plus de 75 % de la biodiversité qui a mis plusieurs dizaines de
millions d’années à se constituer. Le dernier arrivé détruit tout ce qui a
permis le miracle de son émergence ! L’ampleur de cette destruction en cours
commence dès à présent à générer un ensemble de déséquilibres
écosystémiques globaux articulés avec le climat – biodiversité et climat étant
étroitement liés et la résultante l’un de l’autre.

Quels sont les moyens disponibles ?

Nous avons un problème. Mais est-ce que quelqu’un travaille à la


recherche de solutions ? La réponse est… oui. Ouf. Depuis plus de soixante
ans, nous imaginons des moyens de « prise de contrôle de la salle des
machines du système Terre », pour reprendre une expression utilisée par
certains scientifiques. Il s’agit de manipuler délibérément le fonctionnement
du système Terre : c’est ce qui s’appelle la géo-ingénierie.
Le premier grand type de dispositifs de géo-ingénierie est le contrôle des
gaz à effet de serre. Idéalement il s’agirait de stocker le CO2 sous une forme
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inerte, comparable au charbon ou au pétrole dont il est issu. Mais il s’agit là
d’une technique que nous ne savons pas réaliser actuellement. Ce qui est pour
l’instant possible est de stocker du CO2 au sein de cavernes ou dans les
profondeurs des océans, mais sa mise en œuvre à grande échelle est pour
l’instant impossible. Une autre technique de stockage du CO2 est la
« fertilisation des océans », à savoir l’injection de particules de fer permettant
de développer le plancton qui stocke du CO2.
Le deuxième grand type de dispositifs de géo-ingénierie porte sur
l’exercice d’un contrôle humain sur la chaleur qui entre dans l’atmosphère.
Une solution particulièrement étudiée par les scientifiques consiste dans
l’envoi de particules de soufre dans l’atmosphère. Cela permettrait de créer
artificiellement, dans l’ensemble de l’atmosphère, ce qui a lieu lors d’une
éruption volcanique avec un refroidissement temporaire de l’air. Un ensemble
d’études ont été réalisées : la fréquence d’injection de ces aérosols sulfatés, la
taille optimale des particules, le coût annuel de l’opération (plusieurs dizaines
de milliards de dollars).
En proximité avec les techniques de géo-ingénierie, il convient d’évoquer
aussi l’ensemble des manipulations biologiques en cours, dont l’objectif est
de régénérer la biodiversité en créant de nouvelles espèces ou en essayant de
« recréer » des espèces disparues. Nous pouvons aussi mentionner les
techniques permettant de produire de la viande sans qu’elle provienne d’un
animal, afin de conserver nos pratiques alimentaires tout en entrant dans une
autre relation aux animaux et en diminuant le cheptel de bovins qui participe
de façon conséquente au réchauffement climatique par l’émission du gaz à
effet de serre qu’est le méthane (émis par éructation suite à la fermentation de
l’herbe dans leur estomac !).
Mais il existe aussi une option d’une tout autre nature. Il s’agit d’aller au
bout du franchissement des limites planétaires en devenant « une espèce
interplanétaire ». La première étape est la création d’une atmosphère nous
permettant de vivre sur Mars : la terraformation. L’étape suivante : s’établir

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sur Titan – en installant au passage des exploitations minières sur des
astéroïdes – avant de s’émanciper de notre système solaire pour aller en
coloniser d’autres. Comment une telle entreprise pourrait-elle être possible ?
Le point d’appui est ici le développement en cours de l’intelligence
artificielle et la recherche d’amortatilité permise par le fantasme de la fusion
de l’humain avec la machine – ne pas mourir est ici nécessaire car le prochain
système solaire n’est pas non plus la porte à côté et il vaut mieux avoir un
peu de temps devant soi.

Quels sont les risques ?

Pourquoi une telle agitation dans la communauté des chercheurs du


système Terre autour des dispositifs de géo-ingénierie et apparenté ? Pour
deux raisons. La première est qu’ils sont fascinés par la technique et le génie
humain. Mais la seconde est beaucoup plus profonde et grave : c’est parce
qu’ils observent actuellement le franchissement d’un ensemble de limites
planétaires, et qu’ils identifient que le système Terre se rapproche de points
de basculement irréversibles caractérisés par une altération radicale des
conditions d’habitabilité de la Terre. Et lorsqu’un système passe d’un état à
un autre, il ne revient jamais à l’état antérieur.
Les risques sont considérables. Ce qui fait dire aux chercheurs du GIEC,
de façon claire, que les dispositifs de géo-ingénierie sont tout simplement
inenvisageables. Ainsi, nous savons par exemple que les risques de fuites du
carbone séquestré en milieu marin sont conséquents et que, si une
modification intervenait dans la gestion du cycle du carbone, et qu’un pays
ou un groupuscule décidait de libérer à nouveau le CO2 dans l’atmosphère,
nous pourrions avoir affaire à des modifications brutales et problématiques
du climat. Par ailleurs, si pour une raison ou pour une autre nous arrêtions les
dispositifs de gestion du rayonnement solaire (coût financier, manque de
matière première, nombre de décès annuels, conséquences irréversibles sur
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les autres composantes du système Terre…), nous retrouverions, en l’espace
de deux à trois années environ, la température correspondant aux émissions
de gaz à effet de serre (le temps pour les particules de soufre de retomber à la
surface du sol). Nous pourrions nous retrouver avec une augmentation de 3 à
4 °C en quelques années, venant ainsi fragiliser les fonctionnements
écosystémiques, compromettre la survie alimentaire mondiale et désorganiser
l’ensemble de nos sociétés.
Cela est sans compter sur la croissance des inégalités sociales que ces
dispositifs pourraient générer. En effet, si les pays de l’hémisphère Nord
envoyaient des aérosols dans l’atmosphère, cela pourrait avoir pour
conséquence une augmentation des sécheresses en Afrique… Last but not the
least, l’envoi de particules de dioxyde de soufre dans l’atmosphère générerait
plusieurs millions de morts par an ! Dans une récente étude (120), des
chercheurs de Harvard, du MIT et de Princeton estiment que cette
modification délibérée de la constitution de l’atmosphère pourrait générer 27
risques graves pour l’aventure humaine (sécheresses, tempêtes, élévation du
niveau des mers…).
Fort heureusement, des dispositifs « réversibles » ou « propres » sont à
l’étude. Par exemple, le positionnement dans les océans de gros tubes de 10
mètres de diamètre et 100 mètres de profondeur pour utiliser la fraîcheur de
la profondeur des océans pour espérer refroidir l’atmosphère ; la mise en
orbite d’un immense parasol pour réfléchir 1,8 % du rayonnement solaire ; ou
encore le développement des nuages à partir de l’envoi artificiel de particules
d’eau de mer pour créer une forme de ciel nuageux « permanent »… De
façon moins spectaculaire, des moyens simples ont fait leurs preuves, comme
le fait de planter des arbres pour capter davantage de CO2, de végétaliser les
villes pour bénéficier d’îlots de fraîcheur, ou encore de blanchir les villes afin
de renvoyer davantage les rayons du soleil.
En ce qui concerne la création de nouvelles espèces vivantes, je ne doute
pas que nous en soyons capables. Mais détruire la biodiversité d’un côté, et

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tenter de créer de nouvelles espèces de l’autre, est-ce le bon moyen de
participer à l’accompagnement de l’aventure de la vie ?

Que faire ?

À la question « la géo-ingénierie peut-elle modifier les trajectoires de


l’Anthropocène ? », ma réponse est claire, sans ambages : non. En aucune
manière, je n’ai été convaincu par les dizaines d’articles scientifiques lus au
sein desquels sont présentés des dispositifs de géo-ingénierie. Non seulement
la faisabilité technique semble hors d’atteinte, mais en plus les risques
systémiques encourus pour l’aventure humaine sont trop conséquents. Si, de
façon marginale, quelques dispositifs réversibles et propres peuvent être
déployés, pourquoi pas. Mais il ne faudrait pas que nous nous imaginions que
le développement de la technique, sur fond de poursuite du néolibéralisme
contemporain, pourra nous sortir de l’ornière dans laquelle la puissance et la
jouissance qu’elle permet nous ont mis. Parmi les dangers qui nous guettent,
celui de l’attente du développement d’une technologie miracle figure en
bonne place. Nous devons plutôt nous interroger sur le type de relation que
nous entretenons à la Terre, à ce tissu solidaire qu’est le vivant, et entre nous,
humains. C’est à cet endroit qu’il est nécessaire que nous sortions de notre
recherche illimitée de puissance, sur fond de transgression des limites
planétaires.
À vrai dire, la « salle des machines du système Terre », dont certains
chercheurs tentent de comprendre le fonctionnement afin d’en devenir les
ingénieurs et les intendants, n’existe pas. En effet, la Terre n’est pas une
machine. Mais elle est notamment constituée d’ensembles systémiques
d’êtres vivants interreliés. La vitalité de la biosphère est caractérisée par son
imprévisible créativité sur laquelle nul ne peut prendre la main. Nous ne
serons jamais les maîtres de l’aventure de la vitalité dans son ensemble. Nous
n’en sommes qu’une infime partie, qui ne peut vivre autrement que dans
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l’échange et le partage avec la vitalité environnante, à commencer par les
bactéries indispensables au fonctionnement de chacun de nos organismes
humains. Hors de l’immersion dans la nature, nous ne pouvons pas vivre.
Alors : que « faire » ? Les humains ont une capacité de coopération et
d’association de leurs forces qui, lorsqu’elle est articulée avec le
développement d’outils, leur donne une puissance incroyable. Celle-ci a
partie liée avec notre capacité même à penser. Les conséquences de nos
actions ont généré un ensemble de prises de conscience de plus en plus
complexes et nous ont progressivement permis de développer notre
intelligence. Historiquement, Homo faber précède Homo sapiens. Le fait de
faire est premier sur la sagesse et l’intelligence, qui ne sont qu’une forme
d’effets secondaires. L’action est le paradigme dominant de la période
contemporaine.
Quoi qu’il arrive, il y a quelque chose à faire pour améliorer, parfaire,
transformer, réparer, compenser. Que nous soyons technophiles ou
technophobes, prométhéens ou postprométhéens, agir n’est pas remis en
question (que ce soit agir sur, avec, pour, contre, en vue de…). Et si une
partie de la solution était à rechercher du côté du pendant de l’action, de ce
paradigme inverse qui est l’écoute ? Que nous nous « entendions » bien sur
un point, je ne parle pas ici de l’écoute de soi ni de l’écoute de notre propre
raisonnement logico-critique, qui ne donne finalement raison qu’à nous-
mêmes et à notre prétendue supériorité. Je pense ici à l’écoute du monde,
l’écoute des autres, l’écoute de la Terre et de sa biosphère, l’écoute des
animaux et des arbres, l’écoute de l’air et de la mer, l’écoute des étoiles. La
nature (et son climat) est-elle une chose sur laquelle nous « avons la main »,
un objet à maîtriser, travailler, modeler ? Ou une extériorité à l’aventure
humaine, la rendant possible, et avec laquelle entrer en relation ?

Bibliographie
• FEDERAU Alexander, Pour une philosophie de l’Anthropocène, Paris,
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PUF, 2017.
• MAGNY Michel, Aux racines de l’Anthropocène, Lormont, Le Bord de
l’eau, 2019.
• MALM Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement
climatique à l’ère du capital, [2016] traduit de l’anglais par Étienne
Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2017.
• WALLENHORST Nathanaël, L’Anthropocène décodé pour les humains,
Paris, Le Pommier, 2019.
• WALLENHORST Nathanaël, PIERRON Jean-Philippe (dir.), Éduquer
en Anthropocène, Lormont, Le Bord de l’eau, 2019.

Note
1. Docteur en sciences de l’éducation, science politique et en sciences de l’environnement, maître de
conférences à l’université catholique de l’Ouest et chercheur au LISEC (EA 2310).

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29

Le transhumanisme face au désastre écologique

Gabriel Dorthe 1

« La Déclaration transhumaniste […] pose en premier lieu


la conviction que l’humanité va être radicalement transformée par
les technologies. »

Face aux alertes portant sur la dévastation généralisée des écosystèmes,


l’épuisement des ressources naturelles et le réchauffement climatique, un
récit plus rassurant émerge depuis quelques années. Il annonce que, grâce à
des progrès technologiques fulgurants, l’espèce humaine pourra bientôt
connaître l’abondance, vivre longtemps en bonne santé, et pourquoi pas
conquérir l’espace. Cette perspective d’un futur heureux, dans lequel
l’enthousiasme débridé peut parfois être modulé par quelques vertiges, est
souvent désignée par le nom de transhumanisme. Celui-ci est volontiers
qualifié d’idéologie ou de fantasme, ses théoriciens de gourous, et ses
origines renvoyées à des rivages lointains (Silicon Valley ou Asie du Sud-
Est) : des milliardaires seraient en train de préparer une nouvelle humanité
technologiquement adaptée au désastre, et réservée à une élite fortunée.
Cette lecture n’est pas nécessairement fausse, mais elle est particulièrement
réductrice, ce qui présente un certain nombre d’inconvénients. Elle alimente
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un certain goût pour les débats polarisés, où quelques experts plus ou moins
autoproclamés se renvoient des formules lapidaires (121), et désactive du même
coup toute possibilité de délibération politique. Plus grave, elle agit comme
un mot d’ordre de mobilisation, et condamne toute lecture nuancée du
problème. Pour la nature ou pour l’artificialisation ? Pour la sobriété ou pour
la démesure ? Pour l’effondrement ou pour la déshumanisation ? Choisissez
votre camp ! Dans ce qui suit, j’aimerais proposer une alternative à cet
affrontement, qui me semble laisser bien peu d’espace au débat.
Mais avant d’aller plus loin, une première remarque est nécessaire.
À première vue, les deux visions du futur esquissées en ouverture se
revendiquent de l’expertise scientifique, issue d’institutions et de revues
scientifiques prestigieuses auxquelles bien peu ont accès, pour proposer une
révision des priorités politiques et des normes encadrant la vie en société. Il
faut toutefois rappeler que les constats rangés sous les catégories générales de
catastrophe environnementale ou d’Anthropocène sont issus d’une lente
digestion par des organisations scientifiques internationales telles que le
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou la
Commission internationale de stratigraphie. En face de ces communautés
structurées, fonctionnant selon de robustes et patients modèles d’élaboration
et de validation des connaissances, ce sont quelques annonces fracassantes de
laboratoires ou de start-up qui sont supposées emporter l’adhésion, sur un
mode qui ressemble plus à un effet de sidération qu’à un effort de
délibération. Dans les deux cas toutefois, la centralité des enjeux scientifiques
dans les débats contemporains est loin d’être anodine. Alors qu’on a
longtemps cru (à rebours des pratiques concrètes des laboratoires et des
processus d’obtention de financement notamment) que les sciences se
tenaient loin des querelles politiques, celles-ci ont acquis une place centrale
dans nos vies de citoyens profanes.

Biotechnologies : l’essor d’une puissance

Pour permettre au débat de regagner des prises, le terme de


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« transhumanisme » exige un effort d’explicitation, tant sur les contenus que
sur les acteurs impliqués. Le terme a été risqué par le biologiste Julian
Huxley (frère du romancier Aldous Huxley) dès la fin des années 1950. Il
désignait alors un basculement de paradigme dû à la puissance nouvelle des
biotechnologies, où l’humanité, sans l’avoir véritablement décidé, se
retrouvait en charge de sa propre évolution (122). Mais son incarnation en -
isme, en mouvement d’idées structuré, va prendre plusieurs décennies. À
partir des années 1970, le futurologue américano-perse Fereidoun
M. Esfandiary (plus tard renommé FM-2030) commence à parler de
transhumain, contraction de transitory human, humain en transition rapide
entre un état relativement stable dans l’histoire et une rupture prochaine (123).
Autour de lui se rassemblent quelques artistes ou théoriciens futurologues
(parmi lesquels le couple Max More et Natasha Vita-More), à New York City
et en Californie, qui vont progressivement fonder le mouvement extropien à
la fin des années 1980. Le mot « transhumaniste » entre dans les usages,
marquant ainsi un devenir plus actif du mouvement et une volonté de
s’impliquer dans la société et dans les choix politiques.
Après des premières déclinaisons volontiers provocatrices et libertariennes,
le mouvement s’ouvre à d’autres sensibilités et se met en quête de
respectabilité. En 1998, deux philosophes, le Suédois Nick Bostrom et
l’Anglais David Pearce, fondent la World Transhumanist Association
(WTA). Rebaptisée Humanity+ en 2002, cette association comptait un peu
moins de 150 membres à jour de cotisation au début de l’année 2019 2. Des
groupes transhumanistes organisés en structures à but non lucratif essaiment
ensuite à travers le monde : en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en
Pologne et dans de nombreux autres pays, surtout occidentaux. Fondée en
2010, l’Association française transhumaniste Technoprog (AFT) compte une
centaine de membres (124).
Dans tous les cas, le tableau est le même : un petit noyau plutôt stable de
cinq à dix personnes anime une communauté de quelques dizaines de

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membres et sympathisants, de toutes sortes de profils et professions :
majoritairement des hommes, ils sont ouvriers, juristes, artistes, étudiants, ou
historiens. Les scientifiques ou ingénieurs font figure d’exception, même s’ils
sont souvent de gros consommateurs d’informations sur les sciences et les
technologies. Souvent présentés comme des « gourous » du mouvement, les
célèbres Ray Kurzweil, Larry Page ou Elon Musk peuvent certes servir de
sources d’inspiration pour les transhumanistes, mais évitent soigneusement
toute assimilation au mouvement (125). Et leurs dollars sont dépensés ailleurs,
au grand désespoir des transhumanistes que j’ai plusieurs fois entendus se
perdre en conjectures pour savoir comment les mobiliser.
Plutôt que des milliardaires aux idées fumeuses, ceux qui se revendiquent
explicitement du transhumanisme et s’inscrivent dans ce mouvement sont des
militants. Organisés en collectifs fragiles, ils tentent d’attirer l’attention sur
les enjeux que semblent poser les promesses technologiques de
transformation de l’humain ; de produire du sens à leur sujet et de proposer
des aménagements éthiques et politiques pour les accueillir.

Entre conviction et parcours de curiosité

Le mouvement transhumaniste oscille entre une grande diversité de profils


et de projets ou désirs, et un besoin d’aménager de fragiles plateformes de
consensus. À cet effet, une Déclaration transhumaniste a été adoptée dès
1998 par la WTA (126). Elle pose en premier lieu la conviction que l’humanité
va être radicalement transformée par les technologies, qui permettront
notamment d’élargir les potentialités humaines, d’améliorer les capacités
cognitives, de supprimer le vieillissement ou la souffrance involontaire, et de
dépasser le confinement sur la planète Terre. Elle en appelle ensuite à un
examen minutieux des risques et dangers associés, et à nourrir des débats
rationnels et une délibération le plus inclusive possible sur l’administration
des conséquences des progrès envisagés.
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Dans ce sens, le transhumanisme est une forme d’évaluation des choix
technologiques par anticipation, où des citoyens, armés de leur expertise de
public amateur, réclament un droit à se prononcer sur les grandes orientations
de la recherche scientifique. Dans un spectre large de technologies ou
recherches scientifiques, chaque militant trace son propre parcours de
curiosité et puise les éléments qu’il souhaite promouvoir : cryonie (ou
cryogénisation), digitalisation de la conscience, téléchargement de l’esprit,
prothèses, robots, intelligence artificielle, médicaments, impressions 3D ou
compléments alimentaires. Certains enjeux semblent toutefois réunir plus
largement, aujourd’hui, la longévité et l’intelligence artificielle – la
robotisation des emplois ayant perdu un peu de champ par rapport aux
années 2014-2016.

Un futur à interpréter

Si rien n’oblige à être d’accord avec ces militants, cette lecture du


phénomène invite au moins à une confrontation plus équilibrée que s’il
s’agissait de milliardaires mégalomanes. Qualifier le transhumanisme de
mouvement d’idées structuré permet de poser la question de son rôle et de
son impact ; de l’inscrire dans des pratiques concrètes d’acteurs identifiables.
Pour le dire dans la tradition des études de sciences, techniques, société
(STS) (127), un effort de description peut permettre d’aménager des espaces de
délibération normative plus nuancés – et donc plus riches. Captivés par les
conséquences possibles de promesses technoscientifiques faites par d’autres
qu’eux (128), les transhumanistes puisent, comme souvent leur adversaires,
dans un registre d’annonces disponibles, qui fonctionnent comme autant de
traces du futur à interpréter. On peut observer une grande asymétrie entre des
déclarations individuelles, souvent peu soucieuses de respectabilité, et les
prises de position collectives, traversées de conflits politiques et d’un souci
constant de maintenir la fragile cohérence du mouvement.
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L’écueil écologique

Les questions écologiques illustrent bien cette pulsation qui anime le


transhumanisme, entre des intérêts bigarrés et la nécessité pour ce
mouvement fragile d’identifier ses préoccupations centrales et de forger ses
arguments. Je me limiterai à deux exemples. Le premier émane de chercheurs
en bioéthique américains et anglais. S’ils ne s’affichent pas ouvertement
comme transhumanistes, l’un d’eux n’est autre qu’Anders Sandberg, l’une
des figures historiques du mouvement. Dans un article paru en 2012 dans une
revue académique internationale, les auteurs commencent par en référer aux
conclusions du GIEC pour brosser le noir tableau de la catastrophe
écologique. Ils exposent ensuite les limites des incitatifs pour la réduction des
émissions de gaz à effet de serre, et les dangers que représentent les projets
de géo-ingénierie ; ce qui les amène à rechercher un nouveau type de
solution. Ils proposent alors de réfléchir à une série de mesures de human
engineering, consistant à modifier les humains à l’aide de techniques
génétiques afin de réduire leur impact environnemental et les encourager
à plus de sobriété et d’humilité. Par exemple : les rendre intolérants à la
viande, ou de taille plus petite afin de diminuer leur empreinte écologique,
augmenter les capacités cognitives des femmes afin que, conformément à
certaines statistiques, elles fassent moins d’enfants, ou encore utiliser des
substances chimiques pour améliorer l’empathie et l’altruisme des
individus (129). Même si les auteurs précisent que ces mesures doivent reposer
sur des bases volontaires, elles restent assez déconcertantes en regard des
revendications tonitruantes du transhumanisme extropien de la fin des
années 1980, pour qui la liberté et l’optimisme étaient des valeurs cardinales.
Pessimistes et inquiets, les auteurs de cet article proposent au contraire de
restreindre les désirs et capacités des humains.
Le second exemple concerne plus spécifiquement les militants
transhumanistes. Plusieurs d’entre eux m’ont avoué un certain malaise face à
ce renversement de la perspective transhumaniste classique pour laquelle les
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technologies futures doivent permettre plus de liberté et plus de maîtrise de la
nature. Dans un texte de positionnement de l’AFT, on peut lire que les
transhumanistes imaginent « que la technologie appliquée à l’humain propose
des solutions permettant d’affronter aussi bien les crises climatiques,
l’effondrement de la biodiversité, la limite des ressources naturelles et la
croissance démographique, que l’exploration et la colonisation de
l’espace (130) ». Mais contrairement à d’autres domaines où ils savent se
montrer plus spécifiques, ils peinent à décliner cette confiance en
propositions concrètes. Si quelques-uns peuvent élaborer une réflexion
individuelle sur le sujet, tout se passe comme si les enjeux écologiques
faisaient hésiter, trébucher la confiance de principe qu’ils portent au futur.
Il y a au moins trois raisons à cela. D’abord, en tant que militants, ils se
définissent largement par rapport à leurs adversaires, dans un débat très
polarisé. Se rendant bien compte que leurs propositions sont souvent perçues
comme antinomiques à la durabilité écologique, ils se font prudents et misent
sur l’encouragement des énergies renouvelables, les circuits industriels courts
avec les imprimantes 3D ou, comme me l’a dit Natasha Vita-More, sur le tri
des déchets et la nourriture saine.
Ensuite, les enjeux écologiques présentent le risque de fracturer le fragile
consensus au sein du mouvement, en faisant ressurgir les désaccords
politiques entre transhumanistes de droite, mettant l’accent sur l’individu, et
techno-progressistes de gauche, mettant l’accent sur les structures sociales et
favorables à l’intervention de l’État. Face à cette difficulté, le mouvement
hésite, entre son désir de s’emparer des enjeux écologiques, et la prudence
qui le pousse à se recentrer sur les interventions sur le corps humain, cœur
incontesté des préoccupations transhumanistes.
Enfin, les enjeux écologiques renvoient ces militants à leur épistémologie
et à leur obsession principale : comment gérer – ce qui est déjà lourd – les
conséquences éthiques, morales ou politiques des objets techniques futurs ?
Quant à tenir compte de la consommation de ressources et d’énergie de ces

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derniers, de leurs contextes d’usage ou des réseaux complexes d’humains et
de non-humains dans lesquels ils s’inscrivent, tout se passe comme si cela ne
pouvait pas les intéresser. Dans ce sens, les positions transhumanistes, et avec
elles celles de nombre de leurs adversaires, sont bien plus a-écologiques
qu’anti-écologiques. Replacer les objets techniques, présents et futurs, dans
un monde complexe, où il n’y a pas à choisir entre augmentation et
vulnérabilité (les deux allant toujours de pair), pourrait permettre de penser
un avenir moins écrasé par la conflagration de deux postures irréconciliables.

Bibliographie
• AUDÉTAT Marc, BARAZZETTI Gaïa, DORTHE Gabriel, JOSEPH
Claude, KAUFMANN Alain, VINCK Dominique (dir.), Sciences et
technologies émergentes. Pourquoi tant de promesses ?, Paris, Hermann,
2015.
• DORTHE Gabriel, Malédiction des objets absents : Explorations
épistémiques, politiques et écologiques du mouvement transhumaniste par un
chercheur embarqué, thèse de doctorat pour l’obtention du grade de docteur
en sciences de l’environnement et de docteur en philosophie, Lausanne,
université de Lausanne et université Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2019, en
ligne : https://serval.unil.ch/notice/serval : BIB_794277173DB7.
• CŒURNELLE Didier, ROUX Marc, Technoprog. Le transhumanisme au
service du progrès social, Limoges, FYP Éditions, 2016.
• MORE Max, VITA-MORE Natasha, The Transhumanist Reader :
Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and
Philosophy of the Human Future, Chichester (UK), John Wiley & Sons,
2013.
• SUSSAN Rémi, Les Utopies posthumaines. Contre-culture, cyberculture,
culture du chaos, Sophia-Antipolis, Omniscience, 2005.

Notes
1. Post-doctorant, université catholique de Lille, ETHICS EA 7446 (chaire Éthique, Technologie et

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Transhumanismes).
2. Les observations ethnographiques qui suivent sont issues de ma longue fréquentation du
mouvement transhumaniste, comme chercheur embarqué, en particulier au sein de l’association
française.

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30

Les survivalistes sont-ils apocalyptiques ?

Bertrand Vidal 1

« Pour les survivalistes, l’événement-catastrophe à venir, suivant sa


nature, sera d’une gravité variable. Aussi anticipent-ils divers
plans… »

Fin 2012, Sirince, paisible bourgade à l’architecture balkanique, dans la


province d’Izmir, a bien failli devenir the place to be. De Lionel Messi aux
Brangelina, tout un gratin avait, disait-on, réservé plusieurs nuitées. On
annonçait même la venue de 60 000 personnes. Pourtant, seul un contingent
de 500 policiers et autant de journalistes se rendirent sur place le
21 décembre de cette année-là. Nichée au creux d’une vallée turque, la petite
ville avait pourtant tout prévu : cinq parkings et même une zone d’atterrissage
pour hélicoptère ! Comme l’expliquerait plus tard Sevran Nisanyan, linguiste
et propriétaire de maisons d’hôtes dans le village : « L’émergence du mythe
de Sirince est fascinante. Dans les années 1980, deux individus qui versaient
dans l’ésotérisme étaient venus avec leurs partisans. Ils pensaient qu’un
endroit comme Sirince serait sauvé à la fin des temps. Leur message était
qu’il fallait totalement se retirer d’un monde malade (131)… »
Avec le pic de Bugarach dans l’Aude, le lac Titicaca berceau des Incas, et
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le mont curieusement pyramidal d’Uritorco en Argentine, la bourgade turque
faisait partie des sites censés être préservés de la fin du monde. Suivant une
interprétation popularisée par l’écrivain New Age John Major Jenkins et
relayée par la presse et par les blockbusters hollywoodiens, cette apocalypse
avait été fixée au 21 décembre 2012, à 12 h 12 précises (même si l’on ne
savait pas trop sur quel fuseau horaire). Point de bunkers ni d’arches de Noé,
mais des « fluides positifs (132) » – ceux des anciens Mayas, ou de
l’assomption de la Vierge Marie, ou encore des « anciens astronautes 2 ».
Comment expliquer ce phénomène qui, toutes alertes cumulées, n’a pas
touché moins de 10 % de la population mondiale (133) ? Le fait est qu’en
manque d’idéaux absolus et de métaphysique transcendante, les discours
apocalyptiques séduisent nos âmes. On peut élargir le propos : de la croisade
contre l’Axe du Mal lancée par George W. Bush pour assurer la paix du
monde, jusqu’à l’accord de Paris questionnant notre survie sur la base des
fameux 2 °C d’augmentation de la température, en passant par la Doomsday
Clock des scientifiques atomistes de Chicago, une psychose collective semble
de retour. Ses manifestations et ses effets engendrent un tohu-bohu fascinant,
anachronique par ses rhétoriques aux résonances religieuses ambiguës dans
un monde prétendument rationnel. Délestés de leur griffe confessionnelle, les
millénarismes flottent dans l’air du temps.
S’il existe en effet des affinités entre les siècles les plus sombres, les plus
tumultueux de notre histoire et la sourde indécision de notre contemporanéité,
c’est bien la résurgence des millénarismes – c’est-à-dire la promesse qu’un
beau matin, le monde sera débarrassé de la présence du Mal et de ses
commissionnaires. Selon l’historien britannique Norman Cohn :
e
« Il est vrai qu’au XX siècle la tradition millénariste fut réinterprétée en
termes modernes […], si bien que les revendications autrefois formulées au
nom de la volonté de Dieu le furent alors au nom des fins de l’Histoire. Mais
l’exigence resta la même : purifier le monde en éliminant les agents de sa
corruption (134). »
Nous vivons un véritable « doom boom (135) » : les croyances
apocalyptiques ne cessent de prospérer, nous intimant l’étrange sentiment que
notre avenir se divise en deux – d’un côté, la sombre perspective qui semble
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se profiler (crises et effondrements) ; de l’autre, la promesse d’un futur
chimérique lumineux (millénium devenant synonyme de renouveau).
L’« enthousiasme chiliastique (136) » dont parle Norman Cohn – c’est-à-dire
l’espoir méphitique, disons-le, que les choses puissent radicalement changer,
quitte à hâter la destruction de l’ancien monde – est une constante chez les
millénaristes. Mais une fois leur prédiction accomplie (ou plutôt échouée), ils
basculent souvent dans une profonde déprime : l’apocatastase (c’est-à-dire la
certitude du salut universel, donc le renouveau intégral) qu’ils appellent de
leurs vœux n’advenant jamais, ils plongent. Tel fut par exemple le cas de
Sheldan Nidle, le fondateur de la Planetary Activation Organization, qui avait
prédit l’arrivée de près de 15,5 millions de vaisseaux extraterrestres
belliqueux le 17 septembre 1996. Face à l’échec patent de sa prédiction, le
prophète en avait simplement effacé toute référence sur son site Web et
expliqué qu’un « sursis » nous avait été octroyé par l’intervention d’anges
ayant « transféré l’humanité dans une projection holographique pour lui
donner une seconde chance (137) » !

Le survivalisme est-il un millénarisme ?

Penchons-nous maintenant sur un phénomène concomitant, né des mêmes


appréhensions, mais débouchant sur des effets éventuellement différents :
l’ensemble des comportements contemporains regroupés sous le terme de
survivalisme. À l’inverse des différentes formes de millénarisme citées
jusqu’ici, le survivalisme ne génère aucun abattement. Théorisé dans les
années 1960 par l’Américain Kurt Saxon (« rude Saxon »), né Donald
Eugène Sisco, ce mouvement flirte dès ses prémices avec des groupes
politiques troubles et des sectes extrémistes. Libertarien, mais aussi membre
de l’American Nazi Party, de la John Birch Society, de l’Église de Satan, puis
de la Scientologie, Saxon entend préparer les WASP (White Anglo-Saxon
Protestants) à faire face à ce qu’il nomme les ennemis de la nation : hippies,
toxicomanes, anarchistes, communistes, gauchistes et étudiants. Rédacteur de

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Militant’s Formulary et d’Explosives Like Granddad Used To Make –
ouvrages décrivant les méthodes de préparation de bombes artisanales pour
lesquels il sera inculpé d’incitation au terrorisme –, il publie également The
Poor Man’s James Bond, cinq volumes dans lesquels il livre, entre nouvelles
d’anticipation et réédition de textes libres de droit, des astuces pour endiguer
la menace rouge. Au fil des 2 300 pages de son bulletin survivaliste, Saxon
expose son idée : en cas de TEOTWAWKI (the end of the world as we know
it, « la fin du monde tel que nous le connaissons »), les zones urbaines seront
les plus touchées. À cet égard, il encourage ses lecteurs à se rapprocher de la
nature (wilderness), afin d’y trouver non seulement un refuge, mais aussi une
vie authentique et saine, exempte des vices du confort urbain.
Si les millénaristes délimitent clairement les causes du cataclysme à venir,
les survivalistes sont beaucoup plus ouverts à ce sujet. Vu par eux, l’avenir,
bien que nécessairement funeste, relève de scénarios extrêmement variés –
une approche non définitive qui leur permet d’apostropher un public plus
large que les millénarismes : du paranoïaque antisystème au bobo en manque
de sensations, en passant par l’identitaire isolationniste ou l’écologiste
effrayé, le survivalisme rencontre un très large éventail d’aspirations
sociales (138). Ce que, traditionnellement, les doctrines millénaristes dans leur
forme sociopolitique ou révolutionnaire ne permettent pas.
De fait, multipliant les worst-case scenarios (139), diffusant leurs angoisses
sibyllines par le truchement de centaines de milliers de vidéos anxiogènes sur
les médias sociaux et inondant les libraires d’ouvrages toujours plus
inquiétants, ils sensibilisent un public croissant à leur vision du monde. Ce
faisant, ils contribuent à ramener le troupeau des brebis (consuméristes)
égarées vers le modèle de la prédestination calviniste, séparant les élus ou
winners (les fourmis (140) qui partagent une anxieuse et ascétique préparation
au pire) des damnés (dans le vocable survivaliste : les cigales, coupables de
superficialité et de frivolité). En témoigne cet extrait du blog « Survivre au
chaos (141) » :

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« Ceux qui survivront sur le long terme ne seront pas forcément ceux
auxquels on s’attend […]. Survivre sera difficile, mais ceux qui pourront
accepter la nouvelle réalité, et qui seront capables de s’y adapter, trouveront
la chose plus facile que ceux qui s’accrocheront au passé […]. Les temps qui
s’annoncent mettront à rude épreuve les unions les plus solides et les
relations personnelles les plus intimes […]. L’extinction des lumières va
changer à tout jamais votre manière de vivre, vous, vos enfants, et vos petits-
enfants. »
Un point de vue que partage le survivaliste italien Piero San Giorgio.
Comme il le déclare dans un entretien accordé à Rébellion, bimestriel de
tendance « nationaliste révolutionnaire », s’il nous faudra traverser demain
une période digne de Mad Max, après-demain accueillera le renouveau, le
salut :
« Je suis très pessimiste sur nos chances au niveau civilisationnel de faire
ce changement [une raréfaction des ressources naturelles conjuguée à un
accroissement démographique]. L’histoire montre que les sociétés préfèrent
ne rien changer à leur mode de fonctionnement, quitte à disparaître, plutôt
qu’évoluer. L’effondrement que cette crise énergétique va induire me paraît à
brève échéance inéluctable. Les conséquences seront dévastatrices. En
revanche, à titre individuel ou en petits groupes, nous pouvons prendre les
bonnes démarches et nous préparer efficacement. Ceux qui vont changer,
ceux qui sauront se préparer, se transformer, choisir une frugalité volontaire,
retrouver la droiture et la dignité des vrais hommes, et qui survivront,
formeront le fondement culturel et génétique d’un monde nouveau. Et ce
monde sera plus beau et aura plus de sens que le nôtre (142). »

Ainsi, quelles que soient les comminations émises par les survivalistes,
elles aboutissent à un rêve paradoxal : le nouvel âge d’or d’une humanité
purgée par l’apocalypse. Cette dernière étant perçue comme une révolution
copernicienne, c’est-à-dire une inversion pure et simple de l’ensemble des

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modèles, des normes et des valeurs. Ni phénomène religieux ni dérive
sectaire, le survivalisme relève plus justement de la « dérive prophétique »
selon Norman Cohn. En effet, l’adhésion aux valeurs survivalistes stimule
chez ses adeptes le sentiment d’être visionnaires, « d’appartenir à une élite
douée d’un pouvoir de vision unique quant au but de l’histoire (143) ».
Pour eux, l’événement-catastrophe à venir, suivant sa nature, sera d’une
gravité variable. Aussi anticipent-ils divers plans, du scénario vert (si la
situation de crise dure de 0 à 10 jours), au scénario orange (de 10 à 90 jours),
puis rouge (de 90 jours à une durée indéterminée). Mais quel qu’il soit, il
relèvera toujours de l’un de ces registres spéculatifs : soit la menace vient
d’ailleurs, ou du moins elle trouve sa source à l’extérieur de la société (de
l’effondrement économique à l’inversion des pôles magnétiques, seule
l’imagination, parfois la plus débridée, vaut pour principe) ; soit la
catastrophe nous incombe : des crises que les sociétés n’arrivent pas à gérer,
voire sécrètent, la menace germe de l’intérieur des individus… Et de fait, les
véritables raisons de notre ruine à venir sont avant tout morales : même si la
menace est extérieure, ce sont les vices de notre société (abondance, confort,
égoïsme individualiste, consommation ostentatoire…) qui nous rendent
incapables de gérer efficacement les crises.
En ce sens, le paradoxal désir de catastrophe que manifestent les
survivalistes n’est rien d’autre que l’attente d’une tabula rasa qui
redistribuera les cartes (« le superficiel versus l’essentiel ») et permettra
de repartir sur de nouvelles bases. Mais quelles bases ? Combinaison d’un
imaginaire néodarwinien et de pratiques néocalvinistes, le « monde d’après »
rêvé par les survivalistes ressemblera à s’y méprendre à une forme de
néolibéralisme à l’état sauvage, où chacun aura sa place : d’un côté les
« cigales » et autres deserve to die (méritant la mort), de l’autre côté les
winners, les gagnants, ceux qui auront su se libérer du joug de « l’assistanat »
et libérer leurs instincts primaires (rewilding, que l’on peut traduire par
réensauvagement). Car, dans le monde postapocalyptique, il ne suffira pas

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d’avaler des vers vivants ou autres crustacés crus (comme dans Koh-Lanta et
autres programmes de téléréalité à la mode), il faudra avant tout faire de
l’adversité un avantage et se montrer aussi rentable qu’une start-up. Survis ou
crève ! C’est ça la Struggle for Life dans l’imaginaire sotériologique
survivaliste.

Bibliographie
• COHN Norman, Les Fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes
e e e
révolutionnaires du XI au XVI siècle avec une postface sur le XX siècle
[1957], Paris, Julliard, 1962.
• MITCHELL Richard G. Jr, Dancing at Armageddon. Survivalism and
Chaos in Modern Times, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
• VIDAL Bertrand, Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ?,
Paris, Arkhê, 2018.

Notes
1. Maître de conférences en sociologie à l’université Paul-Valéry – Montpellier-III.
2. Selon un certain mythe ésotérique, l’humanité aurait été créée par des extraterrestres, dits
« anciens astronautes ».

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31

Dans quelle mythologie s’inscrit


votre vision de la fin de notre monde ?

Jean-Noël Lafargue 1

« Dans le champ chrétien, chaque fois qu’un groupe hérétique


a affirmé l’imminence de l’Apocalypse, cela a été l’occasion
de revendications extrêmement concrètes dans le registre social et
politique. »

En quelques années, l’effondrement écologique, économique,


démocratique et social est devenu un vrai sujet de débat public. Il est
commenté autant par ceux qui s’en inquiètent que par d’autres qui en refusent
l’augure, comme Laurent Alexandre, qui place son espérance transhumaniste
positiviste en alternative à la collapsologie, dont il se déclare adversaire à
longueur d’éditoriaux dans la presse magazine. Que l’on considère le déclin
de notre monde comme inévitable ou que l’on soit convaincu que
l’inventivité humaine y palliera, l’idée de l’effondrement est dans les esprits.
Les mythologies, les religions, les fictions, ont produit d’innombrables fins
du monde, ou fins d’un monde. Quels éléments de réponse nous offrent-elles
pour savoir comment construire un futur incertain, comment faire le deuil
d’un modèle qui semble condamné, comment construire un monde post-
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effondrement ?

Un éternel et rassurant recommencement ?

En 2012, j’ai publié un livre consacré au thème de la fin du monde tel qu’il
a été traité par diverses mythologies. La sortie de l’ouvrage coïncidait avec la
« fin du monde » du 21 décembre 2012, dont la popularité médiatique et
éditoriale fut inversement proportionnelle au nombre de personnes qui la
redoutaient effectivement, puisque aucun groupe évangélique millénariste,
aucune secte apocalyptique, aucun devin n’avait repris cette échéance à son
compte. Cela n’a pas empêché que des politiques ou des philosophes
affectent la plus grande sollicitude à ce sujet et s’inquiètent de l’effet
qu’aurait la prophétie sur les esprits faibles.
Invité par de nombreux médias pour en parler, j’ai presque toujours été
accueilli par une affirmation déguisée en question : « Peut-on dire que les
prophéties de fin du monde ont existé de tout temps ? » N’étant pas historien
des mythes ou des idées, j’ai toujours eu du mal à répondre avec aplomb à ce
genre de question. Après tout, il est clair que certaines époques ont été bien
plus concernées par le sujet que d’autres. Du reste, nous n’avons que
quelques millénaires de recul pour en juger : il n’existe pas d’indices
permettant de supposer l’existence de mythes liés à la fin du monde avant la
naissance de l’écriture. Et même lorsque nous connaissons les récits, il est
très difficile de savoir sur quel plan les gens vivaient leurs croyances. De
savoir, par exemple, si les Égyptiens redoutaient réellement qu’il arrive que
les dieux Râ et Seth ne parviennent pas à empêcher le serpent Apophis de
chavirer la barque solaire et d’avaler le monde, conflit divin qui, pour eux,
avait lieu chaque nuit.

Petite typologie des fins du monde

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Ce que je n’ai compris qu’après coup, c’est que le but de l’affirmation « la
fin du monde est un thème éternel » sert avant tout à se rassurer : si on a
toujours prédit la fin des temps, elle n’est jamais advenue et ne sert qu’à jouer
à se faire peur. Vue ainsi, la fin du monde n’est donc pas un événement à
redouter, mais une prédiction à railler. Pourtant, la question de la fin du
monde a beaucoup évolué au cours de l’histoire, et ses implications aussi.
J’établis personnellement la typologie qui suit :
• La fin du monde permanente : certains des plus anciens mythes
eschatologiques présentent une version cyclique de la fin du monde. Elle
advient régulièrement, tout aussi régulièrement suivie d’un nouveau départ,
d’une nouvelle création du monde. On trouve ce genre de vision dans les
mythologies de l’Antiquité grecque ou égyptienne, ou dans l’hindouisme.
Bien que partiellement influencée par les textes chrétiens, le Ragnarök des
Scandinaves présente aussi une version cyclique de l’histoire, puisque après
ce combat de dieux qui semble être à la fois passé et futur, ne survivent que
deux humains, Líf et Lífþrasir, qui prennent alors le rôle d’Adam et Ève.
• La fin du monde fondatrice : certains mythes présentent un désastre, la
fin d’un ordre ancien comme origine de notre monde. C’est tout
particulièrement le cas des mythes diluviens présents dans l’épopée
e
d’Atrahasis (Mésopotamie, XVII siècle avant notre ère), dans la Genèse, avec
l’histoire de Noé qui s’en inspire, mais aussi dans la tradition chinoise avec
l’histoire de Yu le Grand, fondateur mythique de la dynastie Xia. Ces
désastres fondateurs sont toujours l’occasion de rebattre les cartes, d’établir
de nouveaux rapports entre les dieux et les humains, et entre les forces de la
nature et les humains.
• La fin du monde spirituelle : les prophéties de fin du monde réparatrices,
tels le Frashokereti des zoroastriens, l’Apocalypse des chrétiens et le Jour du
jugement de l’islam. Inspirées les unes des autres, ces prophéties supposent
que la corruption spirituelle du monde est inévitable et s’achèvera par une
destruction générale, laquelle sera suivie d’un nouveau départ et d’une
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félicité éternelle pour ceux qui l’auront méritée. Ce sera la fin des temps, au
sens où rien n’est censé se produire après. Ici, ce n’est pas tant le désastre et
ses signes avant-coureurs qui sont à craindre, que le sort qui sera réservé à
ceux qui se seront éloignés de Dieu et qui ne ressusciteront pas ou seront
torturés en enfer (selon les versions). On notera que si l’imaginaire
apocalyptique reste très vivant chez les musulmans comme chez certains
protestants, il a tendance à disparaître des consciences catholiques depuis des
décennies, bien que l’Apocalypse selon saint Jean reste le dernier livre de la
Bible reconnu par le Vatican.
• La fin du monde rationnelle : après la Seconde Guerre mondiale, la
réalité semble rejoindre la fiction avec l’arme nucléaire, capable de causer
des destructions massives, ou l’ordinateur, qui entre assez vite dans
l’imaginaire comme une machine capable de concurrencer l’humain sur ce
qui faisait sa fierté jusqu’ici : l’intelligence. Au cours des décennies
suivantes, ce n’est plus uniquement le spectre de la guerre qui inquiète, mais
les conséquences de notre façon de vivre : surpopulation, raréfaction des
ressources, dommages environnementaux fatidiques.
• Les fins du monde relevant de l’imaginaire, qui ne sont destinées à être
crues que le temps d’une lecture ou du visionnage d’un film. S’inspirant
volontiers de toutes les autres formes, précédant parfois certains thèmes
rationnels (désastres écologiques et sociaux, guerres modernes) ou
s’appuyant sur des hypothèses plus farfelues (invasion extraterrestre,
e
épidémie de zombies), elles sont nées au XIX siècle sous la plume d’auteurs
de ce que l’on nomme à présent le fantastique et la science-fiction, comme
Mary Shelley (Le Dernier Homme), Richard Jefferies (After London) ou
Herbert George Wells (La Machine à explorer le temps, The Shape of Things
to Come, etc.).
Les fins du monde que je nomme « spirituelles » et « rationnelles » ont
l’une et l’autre comme particularité d’imposer des actions. Pour l’Apocalypse
telle que l’envisagent les chrétiens et les musulmans, la fin du monde ne
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saurait être évitée, mais chacun doit faire en sorte de l’atteindre avec l’âme
pure. Cette Apocalypse sera avant tout l’occasion d’une rétribution : chacun
sera puni ou récompensé selon ses œuvres et selon sa ferveur, ceux qui auront
été sauvés resteront à louer Dieu pour l’éternité.
Les fins du monde « rationnelles », elles, ne sont en rien désirables et ne
sauraient avoir une issue heureuse. En revanche, puisqu’elles sont le fruit de
l’activité humaine, on peut imaginer qu’une action politique permette d’en
atténuer ou d’en contrôler les effets.

L’effet apocalyptique de la prophétie

Les choses se compliquent si l’on constate l’effet véritable des imaginaires


apocalyptiques. Dans le champ chrétien, chaque fois qu’un groupe hérétique
a affirmé l’imminence de l’Apocalypse (Jésus et ses disciples, les dolciniens
e e
au XIII siècle, Jérôme Savonarole au XV , les anabaptistes de Münster au
e
XVI ), l’événement a ouvert la voie à des revendications extrêmement
concrètes dans le registre social et politique, et à une mise en question
radicale des hiérarchies établies (hiérarchie de classes, de fortunes ou de
sexes, propriété privée, pouvoirs religieux autant que temporels). Ainsi, les
prophéties de fins des temps « spirituelles » peuvent être le prétexte à des
révolutions politiques temporelles – qui débouchent parfois in fine sur des
formes de gouvernement extrêmement conservatrices, mais c’est une autre
histoire. Inversement, les fins du monde « rationnelles » peuvent être
brandies à des fins de communication politique, mais non suivies d’effets
concrets, comme il semble que ce soit souvent le cas avec les débats officiels
ou officieux sur le climat, qui habituent surtout le public à vivre avec une
anxiété diffuse et à se rassurer en se souvenant que, depuis des années, on lui
dit qu’il ne reste « plus que deux ou trois ans pour sauver la planète ».

La fiction comme anticipation


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Les fins du monde fictionnelles, elles, constituent des expériences de
pensée qui sont utiles à divers niveaux. Certaines cherchent clairement à nous
avertir de périls immédiats, tels que la guerre atomique. C’est
emblématiquement le cas du Dernier Rivage, film désespéré de Stanley
Kramer (1959) mettant en scène les ultimes survivants d’un conflit nucléaire
détruisant simultanément toutes les capitales du monde – le film fut même
projeté à Moscou, où jamais jusque-là aucun film hollywoodien n’était sorti
en avant-première, ce qui dénotait l’intention des dirigeants du monde entier
de provoquer une prise de conscience globale. Bien que le film soit bon, qu’il
ait fait polémique et ait été apprécié de la critique, il est intéressant de savoir
que le public l’a massivement boudé, s’estimant peut-être suffisamment
angoissé pour avoir besoin de divertissement plutôt que d’avertissements.
Des films qui ont traité des conséquences potentiellement apocalyptiques de
la guerre froide de manière plus distanciée, tels que La Souris qui rugissait
(1959), Dr Folamour (1964), La Planète des singes (1968) ou Wargames
(1983), ont, eux, connu des succès publics importants.
Dans la foulée de la publication du rapport Meadows, puis des chocs
pétroliers, de nombreuses fictions ont exprimé des angoisses liées à la
surpopulation, aux thèmes environnementaux, aux questions de ressources ou
encore de climat. Citons pêle-mêle le roman Le Troupeau aveugle de John
Brunner, et des films tels que ZPG : Zero Population Growth (Michael
Campus, 1972), Silent Running (Douglas Trumbull, 1972), Soleil vert
(Richard Fleischer, 1973), L’Âge de cristal (Michael Anderson, 1979), Mad
Max (George Miller, 1979), Quintet (Robert Altman, 1979). Aucune de ces
œuvres n’est vraiment portée vers l’espoir ni n’évoque la construction d’un
futur convaincant. Elles constituent des mises en garde ou des prédictions
désespérées.
Même si les fins du monde définitives sont rares (à quelques exceptions
près, il y a toujours un « après »), aucune n’apporte vraiment une ouverture
spirituelle ou esthétique inédite. Certaines imaginent un retour à des formes

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de société connues (ou que l’on pense connaître), comme le Moyen Âge
féodal européen ou l’époque des puritains états-uniens. D’autres rêvent d’un
retour de la nature, rétablie dans ses droits sur les ruines de nos civilisations.
D’autres enfin imaginent une réconciliation entre humains et nature, entre
humains et humains, entre écologie et technologie.
Peut-être sont-ce les fins du monde les plus définitives et les plus
désespérées qui apportent une réflexion métaphysique et véritablement
existentielle : La Route, de Cormac McCarthy (2006), parle d’un père qui
cherche à préserver l’humanité de son fils dans un monde condamné ; Les
Derniers Jours du monde, des frères Larrieu (2008), parle d’amour ;
Melancholia, de Lars Von Trier (2011), enfin, parle de résignation face à
l’inévitable. Mais chacune de ces fictions sert peut-être moins à parler de
désastre global que de la manière dont nous devons réagir face aux enjeux de
nos existences.

La fin du monde, une aubaine pour les sectes chrétiennes ?

Les adventistes du septième jour sont près de 20 millions dans le monde, à attendre une fin des
temps qu’ils pressentent proche. On parle à leur sujet de « millérisme », du nom de leur fondateur
e
William Miller. Celui-ci avait fondé le mouvement qui, au XIX siècle, fédéra les protestants
évangéliques cherchant dans la Bible des règles de vie et une inspiration spirituelle, mais aussi la
date de la fin des temps qui, dans leur esprit, était imminente. La « grande déception » de 1844,
qui vit le non-accomplissement de la fin à la date annoncée par Miller, constitua une crise majeure
au sein du mouvement, donnant naissance aux adventistes du septième jour, mais aussi, quelques
décennies plus tard, aux témoins de Jéhovah, qui eurent eux aussi à subir plusieurs déconvenues,
en prophétisant leurs propres dates de la fin des temps…
Adventistes, Témoins, ces deux grands groupes religieux apocalyptiques en ont directement
inspiré d’autres bien plus turbulents, comme les Branch Davidians. En 1993, quatre-vingt-deux
membres de cette secte et quatre agents fédéraux sont morts lors de l’assaut de la propriété de
Mount Carmel, à Waco, au Texas, après cinquante et un jours de siège – les davidians refusant
une perquisition destinée à vérifier la légalité de leur arsenal, ainsi que la majorité sexuelle des
« épouses spirituelles » avec lesquelles le gourou David Koresh avait décidé de créer une lignée
de futurs dirigeants.
Les catholiques ont depuis longtemps mis de côté l’idée d’une proximité temporelle de la fin
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des temps, et rares sont ceux d’entre eux qui ont entendu parler d’apocalypse au catéchisme. Il en
va différemment de la plupart des protestants, très attachés au corpus biblique, et prompts à
reconnaître dans la papauté la protectrice de figures démoniaques de l’eschatologie chrétienne, de
l’Antéchrist à la Grande Prostituée.
Les sectes protestantes ne sautent pour autant pas sur l’« aubaine » que pourrait représenter la
prégnance actuelle du thème de l’effondrement, car cette idée se heurte à deux points de dogme
qui ne sauraient être négociés. Le premier, c’est que la fin du monde n’est en aucun cas censée
être le fruit de l’action directe de l’humanité : c’est Dieu qui a créé le monde, c’est Dieu qui le
détruira et le fera renaître, selon son propre calendrier. Présenter l’Homme comme cause directe
de la Fin du monde relève du blasphème. La responsabilité des humains, s’il y en a une, ne peut
être que spirituelle.
Le second point, c’est que pour l’eschatologie chrétienne (comme pour l’eschatologie
musulmane d’ailleurs), l’Apocalypse n’est pas une triste nouvelle. Passé la période de troubles et
de destructions (catastrophes naturelles et guerres) qui en marquera le début, la fin des temps est
la promesse d’une Résurrection générale, d’une rétribution de chacun selon ses œuvres et d’un
règne éternel de Dieu, c’est ce qui explique l’impatience de nombreux groupes à voir advenir ce
moment.
Traditionnellement, les groupes évangéliques sont méfiants vis-à-vis des sciences comme vis-à-
vis de la politique, et ils se sont toujours montrés peu concernés par les questions écologiques.
Puisque la nature a été confiée à l’Homme (« Les cieux sont les cieux de l’Éternel/Mais il a donné
la Terre aux fils de l’Homme » – Psaumes 115 : 16), ce dernier doit en disposer à sa guise. Des
administrations franchement anti-écologistes et favorables à une exploitation sans frein de la
nature autant qu’à un dérèglement financier, telles celles de George Bush Jr et Donald Trump aux
États-Unis, ou Jair Bolsonaro au Brésil, ont été soutenues par une forte base religieuse
évangélique.
S’il n’y a pas à ma connaissance de sectes apocalyptiques importantes qui s’appuient sur la
notion actuelle d’effondrement, il est néanmoins possible qu’il en existe dans la myriade de
groupes ou sectes d’inspiration New Age. Une chose est sûre : l’imaginaire du désastre développé
par la littérature postapocalyptique de science-fiction s’inspire, lui, souvent de la culture
religieuse. De nombreux romans imaginent en effet qu’un effondrement écologique, économique
et social ne pourra que favoriser l’influence de la religion, en raison de la quête de sens qu’elle
nourrit ou de la stabilité sociale qu’elle promet. Cet imaginaire s’inspire souvent des groupes
sectaires existants, par exemple des mennonites. Ces anabaptistes, pour la plupart violemment
e
persécutés puis expulsés d’Europe au XVI siècle, pensent que notre époque est déjà celle du
règne du Christ (le Millenium, ou période de 1 000 ans censée précéder la fin des temps), dont ils
appliquent le pacifisme à la lettre. Vivant reclus du monde, certains, comme les célèbres amish de
l’Est américain, refusent même tout progrès technique et persistent à parler un dialecte
germanique vieux de plusieurs siècles. Ils incarnent sans le vouloir une forme de survivalisme
communautaire. À leur manière, les amish sont en effet prêts à affronter un monde sans pétrole,
sans échanges mondialisés, sans informatique et sans télécommunications. Parmi les fictions qui

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s’inspirent directement d’eux, on peut citer Le Village, de M. Night Shyamalan, où un retour à une
e
petite société traditionaliste du XVII siècle est présenté comme une solution pour échapper au
désastre que constitue le monde moderne.
Le retour à la religion radicale, aux communautés réglées de manière stricte, mais aussi à
l’ignorance volontaire, comme réponse presque forcée à un effondrement de l’État, est un motif
redondant de la science-fiction du désastre, de Ravage (Barjavel, 1943) à La Servante écarlate
(Margaret Atwood, 1985), en passant par Un cantique pour Leibowitz (Walter Miller, 1960). De
nombreuses fictions s’inspirent ostensiblement de récits bibliques, comme l’histoire du Déluge
(144)
avec le 2012 de Roland Emmerich ; la période de la Grande Tribulation dans les livres ou les
films de la série The Left Behind ou encore dans la série The Leftovers ; la promesse de salvation
dans When Worlds Collide (1951) ; les grandes villes (notamment New York) punies par quelque
désastre comme Babel, Jéricho, Sodome, Gomorrhe, etc. Et ne parlons pas de la grande veine du
film d’horreur, empreinte d’une fascination non dissimulée pour l’Apocalypse de Jean. Si les
sectes apocalyptiques ne semblent pas s’être explicitement emparées de la question de
l’effondrement, les fictions qui s’intéressent au sujet font, elles, le pari que les religions
apocalyptiques ne peuvent qu’être favorisées par cette thématique.
J.-N. L.

Bibliographie
• BOIA Lucian, La Fin du monde. Une histoire sans fin, Paris, La
Découverte, 1989.
• LAFARGUE Jean-Noël, Les Fins du monde. De l’Antiquité à nos jours,
Paris, François Bourin, 2012.
• MUSSET Alain, Le Syndrome de Babylone. Géofictions de l’Apocalypse,
Paris, Armand Colin, 2012.
• UNADFI, Bulles, revue trimestrielle publiée par l’Union nationale des
associations de défense des familles et de l’individu (142 numéros depuis
1983).

Note
1. Expert en technologies, enseignant et chercheur à l’université Paris-VIII et à l’École supérieure
d’art et design du Havre.

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32

Femmes, démographie, écoféminisme…


Quelle responsabilité des rapports de domination dans
l’effondrement ?

Gwennyn Tanguy 1

« Permettre à chacun.e d’étudier, d’accéder à la contraception et à


l’avortement, ainsi que respecter pleinement le choix individuel
d’avoir peu ou pas d’enfants, sont de toute évidence des actions
hautement salutaires tant pour l’écologie que pour les femmes. »

Parmi les textes consacrés à l’effondrement, rares sont ceux qui


questionnent la place particulière des femmes. Or, plusieurs sujets gravitent
autour de cette thématique, de manière indépendante les uns des autres.
Certains ont un fort potentiel polémique. Si oser les affronter peut nous offrir
des pistes pour éviter la fin du monde, alors prenons notre courage à deux
mains et évoquons-en quatre : le partage de tâches quotidiennes,
l’artificialisation des corps féminins, la culture nataliste, la singularité du
mouvement écoféministe.

Les gestes écocitoyens, contraintes supplémentaires sur les femmes ?

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Tout.e écologiste qui se respecte s’accordera sur le fait que le lavable est
mieux que le jetable, et que l’idéal est de consommer bio, local et sans
emballage. Or, malgré une indéniable évolution des mœurs, le temps
consacré par les femmes aux tâches ménagères est encore le double de celui
que les hommes y concèdent. Quant à l’extinction de l’éclairage nocturne et
les transports doux (marche, vélo, transports en commun), ce sont également
des mesures incontournables pour réduire nos consommations énergétiques.
Mais les transports doux peuvent considérablement se compliquer dès que
l’on est accompagné.e d’un ou plusieurs bambins. Et l’éclairage nocturne
participe à réduire le sentiment d’insécurité auquel les femmes sont plus
sujettes, non sans raison. Seul l’usage de coupe menstruelle 2 est à la fois
écologique, économique et facilitant pour les femmes. En dehors de cette
protection hygiénique, les gestes écologiques communément promus pèsent
davantage sur la vie des femmes. Persévérons donc dans le partage des tâches
car l’impact des bonnes volontés individuelles restera limité tant que
l’organisation sociale ne sera pas politiquement pensée et mise en place pour
les soutenir.

Respecter la nature, c’est respecter ma nature !

Permettez-moi, en second lieu, de vous soumettre une question hyper-


brève, mais existentielle, sans y apporter explicitement de réponse…
Comment peut-on espérer laisser de la place à la nature sauvage, tant que
les femmes sont sommées de se plier aux diktats d’une beauté artificielle ?
À méditer…
Admettons que pour certain.es lecteur.trices, le calvaire de l’épilation, la
torture de la chirurgie esthétique et l’astreinte quotidienne
du maquillage/coiffage/habillement soient des épiphénomènes sans
importance, et traitons à présent d’un sujet fondamental pour l’ensemble des
êtres vivants : la reproduction.
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La démographie face aux enjeux écologiques

Face aux catastrophes écologiques en cours, nombre de scientifiques ont


récemment invité à réguler la démographie mondiale :
• Un manifeste signé par 15 364 scientifiques de 184 pays propose treize
mesures pour sauvegarder notre biosphère, dont deux concernent la
surpopulation.
• Le projet Drawdown évalue quatre-vingts mesures à prendre pour
inverser le cours du réchauffement planétaire. L’éducation des filles et
l’accès au planning familial figurent parmi les dix mesures les plus
importantes.
• Un article de Seth Wynes présente les actions individuelles à fort impact
dans les pays développés. Faire un enfant de moins permet d’éviter en
moyenne 58,6 tonnes d’équivalent CO2 par an, contre au maximum 5,3
tonnes pour la meilleure des autres actions (i.e. ne pas avoir de voiture).

Afin qu’il n’y ait aucun malentendu, rappelons que la dégradation


catastrophique de la biosphère est essentiellement due à la surconsommation
des pays développés. L’urgence et la gravité de la situation sont telles qu’il
faut agir, à l’échelle mondiale, sur deux tableaux en parallèle : la réduction
démographique et le plafonnement du niveau de consommation par personne
à un niveau bien inférieur à la moyenne de celui, par exemple, des Français.

La régulation de la population humaine mondiale est donc un des


principaux leviers pour préserver la biosphère. Deux moyens d’atteindre cet
objectif sont mis en avant : donner accès à tou.tes aux études et à la
contraception. Je rajouterais volontiers un troisième moyen, applicable dans
les pays où les deux précédentes mesures sont déjà en place : sortir de la
culture nataliste. C’est-à-dire cesser de mettre la pression sur les femmes pour
qu’elles fassent un premier enfant, puis un deuxième, puis un troisième.
Comme tant d’autres, je peux témoigner du harcèlement subi lorsqu’une
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personne (a fortiori femme) envisage de s’épanouir sans devenir parent. Et,
alors que la loi est de leur côté, la pose d’un stérilet pour une nullipare, la
ligature des trompes ou la vasectomie sont vécues comme des parcours du
combattant.e (parfois non couronnés de succès) par celles et ceux qui
souhaitent en bénéficier.
Il est grand temps d’oser affronter la question démographique en faisant
preuve de tout l’humanisme requis. Permettre à chacun.e d’étudier, d’accéder
à la contraception et à l’avortement, ainsi que respecter pleinement le choix
individuel d’avoir peu ou pas d’enfants, sont de toute évidence des actions
hautement salutaires, tant pour la biosphère que pour les femmes.

L’écoféminisme, mouvement militant hors norme

Les écoféministes, mouvement militant né dans les années 1970, ne


prônent aucune injonction concernant le fait de devenir parent ou non. Bien
qu’elles se soient gardées d’évoquer le sujet polémique de la démographie,
elles n’ont pas été épargnées par les critiques de tous bords. Leur approche
s’est démarquée des autres mouvements tant par la forme que par le fond.
Intéressons-nous d’abord à leurs points de vue sur notre société. Elles
associent la domination que les humains exercent sur la nature et celle que les
hommes exercent sur les femmes. Elles dénoncent par là les cloisonnements
qui hiérarchisent les catégories homme/femme, culture/nature, raison/
émotion, civilisé.e/sauvage, blanc.he/coloré.e, etc.
Elles se différencient tant des féministes matérialistes – qui pensent que les
différences comportementales entre les hommes et les femmes proviennent
uniquement de l’éducation – que des féministes essentialistes – qui pensent
que le caractère des femmes est par essence différent de celui des hommes.
Contrairement à une majorité de féministes matérialistes, elles
revendiquent leur attachement à la nature et aux émotions. Mais elles
revendiquent cet attachement pour tou.tes, hommes inclus, ce qui les
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différencie des féministes essentialistes. Elles se distinguent également des
environnementalistes, en particulier états-unien.nes, qui œuvraient pour créer
des espaces préservés de l’intrusion des humains. Elles ne se positionnent pas
pour défendre la nature hors des humain.es, elles déclarent être la nature qui
se défend.
Cherchent-elles à prendre le pouvoir ? Non, leur ambition est de se
débarrasser du type de pouvoir de ceux qui sont au pouvoir. Cela implique
une vision non capitaliste du monde. Elles présentent donc une pensée
complexe qui dérange dans une société qui aime cataloguer de façon binaire.

La singularité de l’expression écoféministe

Voyons maintenant comment les écoféministes innovent également sur la


forme. Parmi leurs divers actes, très peu sont des ouvrages écrits. Ces écrits
sont principalement des poèmes, des métaphores et d’autres formes
insuffisamment académiques pour être étudiées et donc avoir une chance de
traverser l’histoire. De même, il y a peu de traces formelles des happenings
qu’elles ont réalisés.
Mais le plus déroutant, surtout pour des Européen.nes, c’est que certaines
se proclament sorcières et proposent des rituels néo-païens. Or, ce que je
perçois de ces rituels me fait penser à des méthodes employées lors de
certaines psychothérapies. Transposé dans le cadre du militantisme, c’est un
moyen inventif et efficient pour créer, en groupe, un environnement propice
au renforcement du sentiment de puissance individuelle et collective. Ces
rituels sont, tout comme l’expression artistique, capables de transformer la
réalité en modifiant la conscience que nous avons du réel lui-même. D’autre
part, une spiritualité centrée non plus sur Dieu mais sur la Déesse permet de
s’extraire des religions patriarcales et de pouvoir se reconnaître dans une
puissance féminine.
Se nommer sorcière, c’est aussi faire référence à l’image de femmes
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puissantes, insoumises et érudites. Cela peut faire ricaner, mais la symbolique
est forte. Cela fait aussi référence à la peur. Ne pas oublier la terreur, la
torture et la mort subies par des dizaines de milliers de femmes durant la
chasse aux sorcières, c’est aussi suggérer la peur, toujours actuelle,
lancinante, d’être méprisées, humiliées, agressées, violées, assassinées, pour
le seul tort d’être nées femmes. L’essentiel de ce « gynicide » eut lieu au
e
XVI siècle, c’est-à-dire aux fondements de l’ère moderne, notre civilisation
actuelle. À cette même époque, la médecine moderne a posé ses bases en
éradiquant la médecine ancestrale détenue essentiellement par les femmes. Ce
changement de culture, c’est aussi la transition entre le Moyen Âge où la
Terre était considérée comme un corps maternel, et donc respectée, et notre
époque où la planète est envisagée comme une machine. C’est aussi
le passage vers un système économique fondé sur la monétisation du travail.
Or, si la répartition des tâches semble avoir été genrée de longue date, le fait
de rémunérer le travail réalisé à l’extérieur mais pas le travail réalisé au foyer
a provoqué un déséquilibre considérable entre les sexes. Ainsi, faire référence
à la période charnière de l’histoire durant laquelle eut lieu la chasse aux
sorcières est bien plus profond qu’il n’y paraît.
L’organisation dans les luttes, événements et rituels écoféministes est
également non conventionnelle. Constituées en groupes d’affinités non
hiérarchiques, les écoféministes pratiquent une gouvernance horizontale et
pragmatique sans perdre de vue leurs objectifs communs.

Une source d’inspiration collective

Ces quatre sujets permettent de montrer les convergences qui existent entre
la cause féministe et la cause écologiste. Mais il existe bien d’autres formes
de domination que le patriarcat. Pour enrayer la dégradation dramatique des
conditions de vie sur Terre, ne négligeons pas les réflexions concernant les
iniquités (sexisme, racisme, validisme, classisme, spécisme…). Celles-ci
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pourraient bien nous amener à identifier en partie l’origine des causes et
même apporter des pistes de solutions. Face à la menace d’effondrement
systémique, le repli sur soi est contre-productif. Se reconnecter à soi-même
est une tout autre chose, cela permet d’identifier ses besoins, ses aspirations
et ses forces.
Par ailleurs, gardons en tête que seules des réponses collectives peuvent
être suffisamment puissantes pour saisir une chance de modifier le cours de
l’histoire. Notons que l’écoféminisme a émergé suite à la menace atomique
de la guerre froide, à l’essor du nucléaire civil et aux avertissements du
rapport Meadows. Cela représente une source d’inspiration qui nous rappelle
que la puissance collective, mais aussi l’inventivité, l’audace et la joie sont
des ressources éminemment précieuses pour ces temps obscurs.

Bibliographie
• CHOLLET Mona, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris,
Zones/La Découverte, 2018.
• HACHE Émilie, Reclaim. Anthologie de textes écoféministes, Paris,
Cambourakis, 2016.
• FEDERICI Silvia, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et
accumulation primitive, Genève, Entremonde, 9 mars 2017.
• WYNES Seth, NICHOLAS Kimberly A., « The climate mitigation gap :
Education and government recommendations miss the most effective
o
individual actions », Environmental Research Letters, vol. 12, n 7, 12 juillet
2017. https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/aa7541
• RIPPLE William et al., « World scientists’warning to humanity : A
second notice », BioScience, 13 novembre 2017.
https://academic.oup.com/bioscience/article/67/12/1026/4605229.
• HAWKEN Paul, Drawdown. Comment inverser le cours du
réchauffement planétaire, Arles, Actes Sud, 2018.
https://www.drawdown.org.

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Notes
1. Ingénieure et conférencière spécialisée sur les questions de transition énergétique, d’effondrement,
de régulation démographique et d’écoféminisme.
2. NDLR : Petite coupe en forme d’entonnoir, permettant de recueillir les menstruations.

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QUELLE ATTITUDE ADOPTER ?
THÈSE 1

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33

Faire calmement face à notre finitude

Vincent Mignerot 1

« L’humanité s’est imaginée libre, affranchie pour toujours de la


sélection naturelle et des contraintes de la physique. Mais une forme
de régulation ne va-t-elle pas nécessairement s’imposer demain ? »

L’humanité n’est pas destructrice par nature. L’humanité n’est


intrinsèquement ni violente ni pacifiste. L’humanité n’est ni bonne ni
mauvaise, car l’évolution ne fait pas de morale, et nous ne pouvons être que
le produit de l’évolution. Nous devons nous garder d’essentialiser la « nature
humaine », de décrire ce que nous sommes en des termes réducteurs et
clivants, qui empêchent de penser. Il s’est pour autant passé quelque chose,
depuis qu’Homo sapiens s’est déployé sur Terre. L’évolution nous a dotés de
la bipédie, d’une main très habile puis peu à peu d’un cerveau plus complexe.
La capacité d’abstraction, c’est-à-dire la possibilité de recomposer le monde
au-delà de ce que nous en percevons, nous a permis de développer des outils
inédits et d’inventer des récits. C’est cet ensemble de capacités, en particulier
celle d’inventer des histoires et d’inventer tout court, qui a permis à notre
espèce de développer une puissance d’emprise sur son milieu jusque-là
inégalée, à partir d’une constitution plutôt chétive. Nous avons acquis
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progressivement la capacité à « déréguler » la capture d’énergie et de
ressources pour notre bénéfice de plus en plus exclusif, au détriment du
partage avec les autres êtres vivants avec lesquels nous coexistons.

Le piège de l’existence

Nos capacités ne nous ont toutefois à aucun moment permis de nous


affranchir du cadre universel de la compétition pour l’existence. Les premiers
agriculteurs étaient en moins bonne santé que les communautés de chasseurs-
cueilleurs avec lesquelles ils ont longtemps cohabité. L’agriculture s’est
accompagnée aussi d’une augmentation importante des inégalités
interindividuelles et interclasses, permettant notamment la systématisation de
l’esclavage. La technique agricole a pour autant été conservée dans notre
évolution, parce qu’elle a favorisé peu à peu une augmentation de notre
démographie et une – relative – sécurisation de notre alimentation, pour des
communautés plus grandes. Mais ce qui a rendu la technique agricole
irrévocable, à partir d’un certain seuil et autour de certaines semences, est
qu’elle était en soi une réponse à la pression de la compétition, en particulier
avec nos rivaux… humains :
« Les céréales, du fait de leur valeur plus élevée par unité de volume et de
poids par rapport à presque tous les éléments, ainsi que de leur relative
facilité de stockage, étaient une culture idéale tant du point de vue de l’impôt
que de la subsistance. On pouvait les décortiquer au dernier moment. Elles
constituaient une ration parfaite pour les ouvriers et les esclaves et étaient le
produit le plus adéquat à payer un tribut, et alimenter troupes et garnisons,
combattre une pénurie ou une famine, ou bien nourrir une ville tout en
résistant à un siège (145). »
Nous ne pouvions pas éviter le développement de l’agriculture, dont on
sait aujourd’hui qu’elle est un des principaux facteurs de destruction
environnementale. De même, nous n’aurions pas pu éviter l’exploitation

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massive des hydrocarbures, qui expose nos sociétés à l’effondrement à cause
de leur disponibilité limitée et de leurs effets sur le climat.
Nous ne voulons pas risquer l’effondrement, nous ne voulons pas
disparaître. Nous ne l’avons jamais voulu. Mais lors des périodes
d’augmentation de la pression de la compétition nous avons toujours été,
nous, humains, soumis aux mêmes conditions d’existence que toute autre
espèce vivante : évoluer en fonction des contraintes de la compétition
favorise la possibilité de vivre, ne pas pouvoir suivre l’évolution fait craindre
la mort. Un temps où la pression de la compétition devenait trop forte devait
toujours advenir, il fallait alors développer la technique ou risquer de
disparaître à court terme. Nous ne pouvions peut-être pas contourner le piège
de l’existence.

Un axe évolutif conditionnant l’histoire

Il est possible que nous n’ayons que l’illusion de notre liberté. Nous
devons envisager que notre existence soit strictement régentée par des lois
contre lesquelles nous ne pouvons rien. Ces lois – la sélection naturelle et les
contraintes de la physique décrites par la thermodynamique – ne dessinent
peut-être qu’une seule voie pour l’histoire, si imprévisible soit-elle pour nous,
que nous pourrions appeler « axe évolutif ». La multitude des options
existentielles, des idées, des choix possibles se positionneraient relativement
autour de cet axe, s’opposant les uns aux autres et s’ajustant aux différentes
situations. En temps de faible pression de la compétition, seraient
sélectionnées au sein des communautés humaines des choix plus
conservateurs et favorables à long terme. En temps de forte pression, les
choix qui domineraient seraient orientés vers la défense des intérêts
immédiats par le déploiement de nouvelles techniques, de stratégies
innovantes, mais dont les bénéfices seraient de plus court terme.
Chaque acteur, conservateur ou progressiste, serait toujours convaincu de
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la souveraineté et de l’indépendance de son opinion. Si la communauté devait
s’exposer à une difficulté existentielle suite à une mauvaise décision, la
responsabilité incomberait naturellement au camp adverse. Mais l’axe
resterait imperturbable malgré l’opposition : l’existence tend à se maintenir
possible, au mieux en fonction des conditions. Les options adaptatives
seraient simplement sélectionnées par le contexte, et le déterminisme
éventuel serait rendu invisible par le rejet sur l’autre de ce que nous ne
voudrions pas voir. Nous pourrions nommer « dichotomie à l’axe » ce jeu
d’opposition systématique, qui aura participé à nous propulser vers l’écueil
écologique sans que personne ne se sente vraiment responsable. S’il y a un
problème, c’est toujours la faute de l’autre.
L’humanité serait cette espèce devenue capable de s’approprier les
ressources dans son intérêt exclusif et de se décharger de façon organisée de
son sentiment de culpabilité, dû aux effets délétères de sa propre adaptation.
L’humanité s’est imaginée libre, affranchie pour toujours de la sélection
naturelle et des contraintes de la physique. Mais une forme de régulation ne
va-t-elle pas nécessairement s’imposer demain, alors que nous sommes
8 milliards et bientôt 10, sur une planète polluée et aux ressources en déclin,
au climat chaque jour plus instable et impactant gravement les rendements
agricoles ? Nous aborderons d’autant mieux le retour du principe de réalité
que nous nous serons confrontés vraiment à ce que nous sommes.

La vie est un songe, allégorie de notre temps ?

e
Le XVII siècle marque l’apogée de l’Espagne conquérante. C’est la fin du
Siècle d’or : le pays subit un déclin économique, ses approvisionnements
depuis les colonies se fragilisent. Les défaites militaires se multiplient,
jusqu’aux traités de Westphalie (1648) qui signent la fin de la suprématie
espagnole en Europe.
Pedro Calderón de la Barca écrit en 1635 La vie est un songe, une pièce
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imprégnée des questionnements de l’époque : le développement est-il
vraiment fini ? Pouvons-nous admettre cette réalité qui se ferme ? Nous
sommes-nous fait tant d’illusions jusque-là ? Est-il possible d’abandonner ces
illusions et de retrouver la réalité, si rude soit-elle ?
Si la pièce se déroule dans une Pologne fictive, l’intrigue retranscrit bien le
contexte de déclin de la puissance espagnole. L’autoritaire monarque Basilio
gouverne un pays en crise et est inquiet de ce que son tempétueux fils
Sigismond lui succède, engageant un changement de régime qu’il ne désire
pas. Il tente de conjurer ce que les horoscopes lui disent être un sort
inéluctable en emprisonnant son fils. Il le dépossède également de la
succession de droit divin, le pouvoir étant transmis traditionnellement de père
en fils. Paradoxalement, c’est de cette tentative d’éviter un danger que surgira
le désordre, le chaos.
Alors que le contexte général du récit est celui d’un déclin économique
structurel, Calderón interroge les modalités du changement ou de la
conservation dans la gouvernance. Les pouvoirs anciens ne sont plus
légitimes, les nouveaux ne sont pas prêts, une rupture est sans doute
nécessaire pour la mise en place d’un régime adapté.
Nous pouvons aussi lire La vie est un songe comme un questionnement
allégorique sur notre nature et sur la confrontation de cette nature à la fatalité.
Sommes-nous vraiment capables d’influencer notre destinée, ou ne sommes-
nous capables que de nous illusionner sur notre condition ?
Pour Calderón, comme cela est exprimé dans la pièce, il n’y a pas de plus
haute victoire que celle que l’on gagne sur soi-même, en évitant en particulier
de soumettre sa volonté à la fois aux apparences et aux passions. Calderón
propose également de penser la conciliation entre déterminisme et libre
arbitre. Il expose les conditions selon lui de la maîtrise de son destin : « Et
ainsi, veut-on vaincre sa fortune, c’est par la prudence et la modération qu’il
la faut prendre. »
Le contexte historique de La vie est un songe, celui d’une décadence, nous

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fait écho, et ses prescriptions font encore sens aujourd’hui. La meilleure
adaptation possible en temps contraint fait assurément appel à des sentiments
oubliés : la mesure en toutes choses, la tempérance, la vergogne.
Calderón ne peut bien sûr pas arbitrer sur la possibilité de réinvestir
volontairement, par anticipation, la modération dans un contexte de déclin.
Une période de chaos est peut-être inéluctable entre deux pouvoirs légitimes,
le temps d’une transition. Il énonce toutefois les conséquences du maintien de
l’illusion, de la fuite en avant et de la non-considération absurde des limites.
Alors que la guerre civile fait rage, un des protagonistes (Clarín, un valet)
pense se prémunir du danger en se cachant. Il sera malgré tout atteint par une
balle perdue. Face à la mort, Clarín exprimera ainsi sa détresse :
« Je suis un homme infortuné,
qui voulant se garder
de la mort, l’a cherchée !
En la fuyant je l’ai trouvée
car il n’est pour la mort
aucun endroit secret ;
d’où l’on peut déduire, en toute évidence,
cette proposition : tel qui le plus fuit son effet,
est celui qui le plus en subit l’effet (146). »

Le paradoxe de la Reine Rouge : il faut courir


de plus en plus vite pour ne pas reculer

Lewis Caroll, en 1871, prolonge Les Aventures d’Alice au pays des merveilles par un second
ouvrage : De l’autre côté du miroir. Un passage du récit inspirera, en 1973, Leigh Van Valen,
biologiste, pour décrire la « course à l’armement » de deux espèces qui coévoluent.
Dans sa nouvelle aventure, Alice est invitée par la Reine à courir, sans raison, simplement parce
qu’il faut courir. Alice, après avoir fait de grands efforts pour suivre le rythme effréné de la
course, s’étonne :
« Mais voyons, s’exclama-t-elle, je crois vraiment que nous n’avons pas bougé de sous cet
arbre ! Tout est exactement comme c’était !
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– Bien sûr, répliqua la Reine, comment voudrais-tu que ce fût ?
– Ma foi, dans mon pays à moi, répondit Alice, encore un peu essoufflée, on arriverait
généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps, comme nous venons de
le faire.
– On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour
rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça !
– Je vous en prie, j’aime mieux ne pas essayer ! Je me trouve très bien ici… sauf que j’ai très
chaud et très soif ! »
Leigh Van Valen résume ainsi l’hypothèse de la Reine Rouge (aussi appelée « syndrome de la
Reine Rouge ») : « Il faut courir pour rester sur place. » Il observe en effet, chez des espèces
animales interdépendantes, que l’évolution de leurs capacités ou l’augmentation de leurs
performances ne change pas nécessairement leur rapport de force. Si les guépards et les gazelles
sont aujourd’hui les animaux terrestres les plus rapides, c’est uniquement pour des raisons de
survie : si la gazelle n’avait pas développé la course, elle aurait été rapidement exterminée ; si le
guépard était resté chaton, il serait mort de faim.
Cette hypothèse ne s’applique pas qu’à la coévolution entre espèces. Elle peut aussi qualifier les
interactions entre une espèce et son milieu : plus une espèce transforme son environnement, plus
elle doit tenir compte de ces transformations pour sa propre adaptation.
Plus une espèce sera obligée, par exemple, de développer des comportements complexes pour
s’alimenter, plus ses capacités devront s’adapter à ces stratégies complexes. Selon une étude
publiée en 2017, il a été montré que ce qui a engendré l’augmentation de la taille du cerveau chez
de nombreuses espèces de primates n’est pas leur capacité sociale, mais le fait que leur
(147)
alimentation nécessite des stratégies plus élaborées pour être obtenue . La complexité de
l’organisation sociale serait consécutive à la complexité du rapport au milieu et à l’alimentation, et
augmenterait d’autant que les interactions avec les milieux deviendraient progressivement plus
complexes par nécessité d’exploiter le milieu…
Au cours de son histoire, l’humanité a également dû composer avec la variabilité naturelle de
son environnement, avec les prédateurs et les concurrents directs, parfois humains eux aussi.
L’hypothèse de la Reine Rouge envisage que l’humanité aurait, comme toute autre espèce,
développé ses capacités simplement parce que si elle ne le faisait pas au rythme des contraintes et
des interactions, elle risquait de disparaître.
La maîtrise de l’outil, le développement de l’empathie et de la vie sociale, la culture pourraient
n’être que des acquis nécessaires afin de maintenir l’adaptation au cœur d’un milieu toujours plus
exigeant. Et ce à plus forte raison que l’outil, la vie sociale et la culture modifiaient profondément
ce milieu. L’humanité, peu à peu affranchie de ses prédateurs, serait même devenue le principal
accélérateur de sa propre évolution : toute communauté exposée à la rivalité avec une autre
possédant des armes puissantes doit développer elle aussi des défenses performantes, sans quoi
elle risque la disparition.
Le syndrome de la Reine Rouge qualifie aujourd’hui de nombreuses coévolutions au sein des
sociétés humaines, qui semblent condamnées à avancer vers toujours plus de complexité.

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Est-il vraiment nécessaire que la plupart des grandes puissances militaires développent
désormais des missiles hypersoniques (5 à 10 fois la vitesse du son) ou qu’elles relancent une
course à l’armement nucléaire ? Un industriel de l’automobile peut-il ne pas produire de véhicules
toujours plus lourds et consommateurs de pétrole, si les concurrents exploitent ces marchés et y
font plus de bénéfice ? Pouvons-nous stopper la croissance du PIB – même s’il est reconnu qu’à
partir d’un certain seuil il n’apporte plus de bonheur supplémentaire aux citoyens –, si le premier
pays qui ralentit sa croissance s’expose à une perte de souveraineté et si, ce faisant, il perdrait
peut-être même la possibilité de maintenir le niveau de bonheur général précédemment acquis ?
Mais l’humanité a-t-elle le choix ? Pouvons-nous nous passer de ces évolutions vers plus de
complexité ou, plutôt, que se passera-t-il pour le premier acteur qui ne suivra pas la course de
l’évolution ?
Si le syndrome de la Reine Rouge semble verrouiller toute adaptation vers le « plus », vers la
croissance, dans le vivant comme chez l’humain, nous devons malgré tout envisager une
déclinaison de l’hypothèse pour des temps contraints. L’humanité va devoir désormais gérer sa
confrontation aux limites indépassables de son milieu. Un troisième voyage attend peut-être Alice
et la Reine. Ce voyage devra suivre de nouveaux préceptes pour être parcouru jusqu’à son terme :
En temps de croissance, il faut courir aussi vite que possible pour rester sur place.
En temps de décroissance, il faut ralentir à la juste cadence pour rester en vie.
V. M.

Bibliographie
• SCOTT James C., Homo domesticus, Paris, La Découverte, 2019.
• CALDERÓN DE LA BARCA Pedro, La vie est un songe [1636], Paris,
Flammarion, 1992.
• CONDEMI Silvana, SAVATIER François, Dernières nouvelles de
Sapiens, Paris, Flammarion, 2018.
• MIGNEROT Vincent, Le Piège de l’existence. Pour une théorie
écologique de l’esprit, Lyon, Éditions SoLo, 2015.
• TESTOT Laurent, Cataclysmes. Une histoire environnementale de
l’humanité, Paris, Payot, 2017.

Note
1. Essayiste et chercheur indépendant en sciences humaines, fondateur de l’association Adrastia.

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QUELLE ATTITUDE ADOPTER ?
THÈSE 2

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34

Un pour tous et tous pour le Vivant !

Julien Vidal 1

« C’est en liant votre parcours écocitoyen avec la notion de bonheur


que vous arriverez à transformer vos habitudes en profondeur et
dans la durée ! »

Sommes-nous vraiment capables de nous habituer à tout ? Ces dernières


années tendent à prouver que c’est le cas, tant il semble que la majorité des
Français continue à vivre comme si de rien n’était, malgré les alertes et les
crises qui s’enchaînent chaque nouvelle année encore plus rapidement que la
précédente. C’est tout le système Terre qui se détraque. Nous surexploitons
les ressources et dépassons les limites planétaires l’une après l’autre, à tel
point qu’aujourd’hui, ce sont les conditions favorisant la vie de l’être humain
qui sont en danger.
Un constat qui permet de lever un des premiers freins à l’action : non, nous
ne devons pas « sauver la planète ». La Terre existe depuis plus de
4,5 milliards d’années, elle en a vu d’autres et elle en verra d’autres. Même si
les pertes qui s’annoncent sont absolument terribles, l’enjeu est à hauteur
d’homme et donc à notre portée à tous. Ne tombons pas dans le piège de la
précipitation car si nous avons besoin de vitesse, nous avons surtout la
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nécessité d’opérer une transformation en profondeur sur le long terme.
Nous sommes des coureurs de fond du changement, pas des sprinteurs, et
s’engager dans la construction d’une société plus durable, plus égalitaire et
plus heureuse est une tâche de longue haleine. La propagation d’une
permaculture des nouveaux modes de vie prend du temps, même si ces
alternatives pour « faire société » existent déjà, parsemées çà et là sur tous les
continents, adaptées à chaque contrainte géographique et biberonnées à la
créativité de ceux qui les composent. Oui, les mondes de demain sont déjà
présents dans notre monde actuel. Comme dans une forêt, les jeunes pousses
sont dispersées mais de plus en plus solides, même si ce sont encore les
arbres les plus anciens qui accaparent la quasi-totalité des rayons lumineux.
À nous d’accompagner (ou de provoquer) la chute inéluctable des arbres les
plus hauts qui pourraient abîmer leurs remplaçants en tombant, tout en
prenant soin de ces derniers en attendant qu’ils puissent enfin bénéficier de
toute la place qu’ils méritent.

Reprendre son pouvoir d’écocitoyen

L’alarme a sonné, tout le monde doit se retrousser les manches et agir avec
ambition. D’autant que les joutes rhétoriques sur l’importance de l’action
individuelle sont sur le point d’être définitivement derrière nous. Une bonne
fois pour toutes, oui, l’individu a un rôle à jouer dans la construction d’une
société plus durable. Son action est nécessaire, même si elle n’est pas
suffisante tant qu’elle ne sera pas accompagnée par l’État et par les
entreprises. Un constat qui vaut pour chacun de ces niveaux d’action. Aucune
entité ne pourra, à elle seule, inverser la tendance. Notre époque étant
éminemment complexe et interconnectée, tout le monde doit opérer un
changement d’ampleur si on veut mettre un terme une bonne fois pour toutes
à la destruction du Vivant.
L’impact individuel a été récemment mesuré par le cabinet Carbone 4, et il
est beaucoup moins insignifiant que ce qu’on aurait pu imaginer. En effet,

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l’action du citoyen, si elle combine à la fois l’adoption de comportements
vertueux (ne plus manger de viande, privilégier le vélo pour les trajets courts
et le covoiturage pour les déplacements plus longs, etc.) et la réalisation
d’investissements écoresponsables (rénovation du logement, achat d’un
véhicule électrique, etc.) permet de diviser par deux l’empreinte carbone
moyenne. Si incroyable que cela puisse paraître, chaque individu, par ses
actions, a bel et bien le pouvoir de faire la moitié du chemin (45 % pour être
exact) afin d’atteindre les objectifs fixés par l’accord de Paris, soit se limiter à
2 tonnes d’émission de CO2 par Français et par an d’ici à 2050.
Sans compter le fait que l’action individuelle vient jouer le rôle d’étincelle
pour amorcer des tendances collectives. Si les gouvernements et les
entreprises modifient leurs politiques pour enfin favoriser le Vivant, c’est
parce que les individus auront montré la voie à suivre. Comment y arriver ?
En dépassant notre seule condition de destructeurs. Non, nous ne sommes pas
voués à passer le restant de notre vie à réduire au maximum notre empreinte
écologique. L’être humain vaut mieux que ça. Et si nous devons bien entendu
réapprendre à vivre légèrement, plus en harmonie avec les écosystèmes, nous
devons également oser avoir une empreinte positive en évitant tous les gâchis
et en régénérant ce qui peut l’être. Tant au niveau social en étant solidaires
avec nos proches et les plus vulnérables, qu’au niveau écologique en
contribuant à reverdir nos mondes. Terminé le tout béton, nous devons
jardiner chaque parcelle en jachère, planter des arbres dès que possible et
recréer les conditions de foisonnement de la biodiversité. Un rôle de créateurs
que nous pouvons expérimenter facilement en racontant notre parcours
écocitoyen à notre entourage, puisque c’est le moyen le plus efficace pour
semer la graine du changement autour de nous.

Ça commence par moi, par vous, par nous tous

Concrètement, l’important est de commencer par ce qui vous fait vraiment


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du bien, que vous soyez passionné de bricolage, de mode, de cuisine ou
même de technologie… Car c’est en liant votre parcours écocitoyen, dès le
départ, avec la notion de bonheur, que vous arriverez à transformer vos
habitudes en profondeur et surtout dans la durée ! Oui, adopter des pratiques
écoresponsables n’est pas un acte sacrificiel, mais une belle opportunité de
faire du fameux « moins mais mieux » son nouveau credo.
Pour accompagner le changement, le site Web cacommenceparmoi.org
référence plus de 400 actions écocitoyennes. Un catalogue pour découvrir de
nouvelles pistes d’engagement, mais qui permet aussi de se rendre compte de
tout ce qu’on fait déjà. Car personne ne part de zéro, ce qui rend la suite
d’autant plus facile. Il ne s’agit pas de se lancer dans l’inconnu, puisqu’il y a
déjà des zones que vous avez parcourues, souvent sans vous en rendre
compte.
Ensuite, c’est à vous de décider de votre prochaine étape. Au travail ou
avec vos enfants, dans votre école ou votre association, avec vos voisins ou
vos amis, l’important est de sortir de sa zone de confort lentement mais
sûrement, et de prendre les défis l’un après l’autre. Même si vous avez une
envie folle de vous y mettre, tout changer d’un coup risque d’être contre-
productif, car vous allez vous épuiser à la tâche – chi va piano, va sano e va
lontano…
Partir de vos contraintes peut également être un excellent moyen
d’anticiper les obstacles qui se dresseront sur votre parcours écocitoyen. Si
vous n’avez pas beaucoup de temps, vous trouverez sur
cacommenceparmoi.org plus de 200 actions très simples qui prennent moins
de dix minutes : coller un « stop pub » sur sa boîte aux lettres (une économie
de 40 kg de papier par foyer par an), installer une multiprise pour éteindre sa
wifi et ses appareils électroniques en veille, vider la corbeille de sa boîte
email, faire un repas végétarien par semaine…
Si vous avez un budget serré, vous découvrirez des idées pour agir tout en
faisant des économies : acheter des vêtements de seconde main dans les

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friperies, prendre le vélo pour les trajets courts, partir en vacances en France
plutôt que prendre l’avion pour partir à l’étranger, baisser la température de
votre chauffage à 19 °C dans les pièces à vivre et à 17 °C dans les
chambres…
Enfin, si vous avez envie de drastiquement réduire votre empreinte
écologique, de nombreuses solutions s’offrent à vous : devenir végétarien,
prendre les transports en commun ou faire du covoiturage sur les trajets
domicile-travail, rejoindre un supermarché coopératif, nous avons l’embarras
du choix. L’action la plus importante étant, sans doute, de transférer votre
argent dans une banque éthique et solidaire. Car les placements financiers
émettent énormément de CO2. Le cabinet Utopies estime que 11 000 euros
épargnés au Crédit agricole (et les autres grandes banques françaises ont un
bilan assez semblable) viennent doubler votre empreinte carbone annuelle,
car 1 000 euros créent 1 tonne d’émission CO2. Changer de banque est donc
un acte fort qui permet, non seulement de ne plus cautionner le système
financier actuel, mais qui donne surtout la possibilité de mettre le maximum
de fonds possible à disposition des initiatives qui incarnent le monde de
demain. Le Crédit coopératif et la Nef sont les deux alternatives les plus
vertueuses dans le domaine.
Et ça marche !!! Après une année seulement, j’ai réussi à limiter mon
empreinte carbone à 2 tonnes de CO2 (le calcul de son empreinte peut être fait
sur footprintcalculator.org), soit l’objectif que nous avons pour 2050. Le
monde de demain est à portée de main, à condition que nous ne nous
contentions plus des petits gestes et des bonnes actions ponctuelles
déculpabilisantes. Il est temps de nous lancer dans un parcours écocitoyen
ambitieux pour retrouver notre pouvoir. Un pouvoir qui ne se révélera pas
tant que nous continuerons à fixer le cap de nos changements en nous
alignant uniquement sur les moins-disants. « Pourquoi je ferais quelque chose
puisque mon voisin roule en SUV en ville et prend l’avion pour un oui et
pour un non ? » Cette phrase que nous avons tous entendue, voire prononcée,

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nous a déjà fait trop de torts. L’imperfection (la nôtre et celle de notre
entourage) ne peut plus légitimer notre inaction. Comme le dit le physicien et
lanceur d’alerte Aurélien Barrau, nous qui nous préoccupons de ces enjeux,
sommes les « gens sérieux ». Et petit à petit, d’ailleurs, la honte est en train
de changer de camp, comme le montrent nos voisins suédois avec le
« flygskam », la honte de prendre l’avion qui fait que de nombreux voyageurs
préfèrent délibérément se déplacer en train.

Recréer du lien avec le Vivant

À cette condition, l’action écocitoyenne, encore trop souvent perçue


comme un fardeau, deviendra une opportunité, voire une marque de
distinction positive. Car dès qu’on se met à agir dans son quotidien sans
compter ses efforts, c’est un véritable cercle vertueux qui se met en place.
Nous passons de consommateur à consom’acteur pour devenir tout
simplement acteur d’un monde meilleur. L’accumulation laisse place à la
sobriété et tout l’espace retrouvé jusque-là occupé par nos objets nous laisse
le loisir de remplir notre vie différemment.
La voie est désormais libre pour agir sur tous les tableaux. Stop aux « oui
mais » et bonjour aux « oui et ». Ces vingt dernières années, l’écologie
d’opposition où chacun juge l’autre en fonction de sa nuance de vert a montré
à quel point elle était inefficace. Oui nous devons adopter des habitudes
écoresponsables ET boycotter les entreprises aux pratiques climaticides ET
refuser d’obéir à des lois en opposition à la sauvegarde de la vie sur Terre.
Oui nous devons agir individuellement tous les jours dans notre quotidien ET
nous rassembler avec nos amis, notre famille et nos voisins pour peser sur les
orientations politiques de notre communauté.
Car agir aujourd’hui dans notre quotidien revêt plusieurs vertus. Celle de
faire grandir pierre par pierre l’édifice de la maison commune de demain,
mais aussi celle de commencer à proposer le récit d’une vie organisée
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différemment et guidée par d’autres valeurs. Notre mode de vie actuel, dans
lequel l’accumulation est notre boussole, devient lentement et sûrement
obsolète quand on se met à se reconnecter au Vivant. Pour nous-mêmes mais
aussi pour ceux qui nous entourent, lancer son parcours écocitoyen ne semble
plus être un fardeau, mais plutôt une formidable opportunité de poursuivre sa
quête de sens et d’apporter des débuts de réponses aux grandes questions de
la vie. Il est temps de laisser « l’avoir » pour « l’être » et de sortir de la
surconsommation pour avoir enfin la possibilité de recréer du lien, dans notre
quartier, avec nos amis, dans notre entreprise mais surtout avec nous-même.
Des liens qui serviront de canevas à la toile que nous devrons peindre tous
ensemble pour redessiner un avenir dans lequel chacun a une place en
harmonie avec le Vivant dont nous faisons modestement partie.

Bibliographie
• LECOMTE Jacques, Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez,
Paris, Les Arènes, 2017.
• ANDRÉ Christophe, JOLLIEN Alexandre, RICARD Mathieu, Trois amis
en quête de sagesse, Paris, L’Iconoclaste/Allary Éditions, 2015.
• DELANNOY Isabelle, L’Économie symbiotique. Régénérer la planète,
l’économie, la société, Arles, Actes Sud, 2017.
• BERNIER Julie, Zéro déchet. Le manuel d’écologie quotidienne simple,
pratique et à l’usage de tous, Paris, Solar, 2019.
• VIDAL Julien, Ça va changer avec vous. Il est temps d’être écolos et
fiers de l’être, Paris, First Éditions, 2019.

Note
1. Créateur du site Internet www.cacommenceparmoi.org.

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QUELLE ATTITUDE ADOPTER
THÈSE 3

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35

La solution sera-t-elle politique ?

Corinne Morel Darleux 1

« Même si les victoires à venir sont de plus en plus hypothétiques,


nous n’avons jamais eu autant de raisons de lutter : pour chaque
dixième de degré, chaque invertébré, chaque mètre carré de terre
arable, chaque gramme de dignité… »

La cause est politique, la solution doit l’être aussi.


Las, lors des dernières élections européennes, je me suis rendue au bureau
de vote sans entrain. C’était la première fois. Après dix ans de militantisme
acharné dans un parti, après m’être moi-même présentée aux élections et
avoir été élue deux fois au conseil régional, je me suis rarement sentie aussi
loin d’une élection.
Pas que les enjeux me soient indifférents, mais après une année à explorer
des chemins de traverse, loin des partis, ce que j’ai trouvé dans les interstices
de l’engagement politique m’a fait considérablement évoluer. Des ZAD aux
ronds-points, des quartiers populaires aux éditions libertaires, des revues
alternatives aux milieux autonomes en passant par les désobéissants du
climat, de nouveaux espaces bruissent et fourmillent, qui donnent corps et
vitalité à la fameuse « société civile » qu’on évoquait sans bien la cerner il y a
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encore quelques années.

Les limites des luttes traditionnelles

Depuis, la situation a changé. Le rythme des destructions du vivant s’est


considérablement accéléré. Le réchauffement climatique est à deux doigts de
s’emballer, la biodiversité dévisse, le tout-numérique nous fragilise et la
mondialisation atteint des sommets d’absurdité.
Face à cela, les formes traditionnelles de mobilisation des partis et
syndicats, les manifestations et autres pétitions, ont atteint leurs limites. Si on
nous avait dit il y a deux ans qu’on serait un jour plus de 2 millions à signer
une pétition comme « L’affaire du siècle », que les ronds-points de France
seraient occupés pendant plusieurs mois, on aurait sauté de joie. Las, c’est
arrivé et la seule réponse que nous recevons des pouvoirs en place est un
maintien de cap et davantage de répression.
Il y a aujourd’hui un rétrécissement de la pensée dans le champ traditionnel
de la politique (148), alors que le monde est lui en pleine mutation : c’est tout
un système de croyances, avec lequel nous avons grandi et nous sommes
construits, qui est en train de tomber. Croissance du PIB et progrès,
ruissellement et premiers de cordée, État qui protège, maintien de l’ordre et
gardiens de la paix… Autant d’oxymores qui doivent nous alerter. Le centre
de gravité de l’action politique, lui aussi, est en train de se déplacer. Il faut
aller le soutenir et participer là où il est, sans barguigner.
Il devient donc urgent et nécessaire de réfléchir à nos modes d’action, de
changer de braquet et de revoir de fond en comble nos stratégies de
résistance. Il nous faut réfléchir plus sérieusement à la suite, sur des bases
renouvelées et ouvertes à tout ce qui bouge et frémit dans la production
intellectuelle comme dans la rue. De manière responsable et honnête
intellectuellement, en s’y immergeant, en se laissant percuter par ce qui s’y
invente et s’y passe, pas seulement par des postures publiques électorales,

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para-associatives ou parasyndicales.
La solution sera politique, mais la politique ne peut se réduire à cela.

La conquête du pouvoir

Certes, on ne peut passer outre la politique institutionnelle et électorale :


pour l’instant l’État existe et c’est encore lui qui assure, de moins en moins
correctement certes, les réseaux de soins et de distribution dont on a besoin.
Malgré les faillites et trahisons successives des gouvernements, je tiens à
l’idée que les services publics sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas,
que l’impôt doit être redistributif et l’État, le garant de la solidarité nationale.
Il n’y a qu’à voir le désastre qui se produit quand les services de santé de
proximité, maternités ou gares ferment. Personne aujourd’hui n’est autonome
en termes de subsistance, et dans certains domaines aucune communauté
isolée ne le sera jamais. On a donc besoin de mécanismes de solidarité et
d’organisation à des échelles plus larges. Et on a aussi besoin d’une stratégie
de conquête du pouvoir, pour s’assurer que la loi qui régit la vie en société ne
contrevient pas aux besoins les plus fondamentaux, qu’elle ne tue pas les
alternatives… Une loi émancipatrice qui protège le faible du fort. Tout le
contraire de ce qu’on voit aujourd’hui. Et comme on n’arrivera ni à infléchir
ni à convaincre les pouvoirs en place, le choix est simple : il faut prendre leur
place.
Toute la question est de savoir si cette conquête doit se faire par le jeu
électoral, par l’insurrection de masse ou par la montée en puissance et la
multiplication d’initiatives plus marginales. Mon expérience électorale
m’indique que c’est une dépense de temps et d’énergie précieux qui sont
détournés de l’action, et je doute de plus en plus que le bulldozer d’en face
nous laisse un jour la chance de gagner par la voie institutionnelle. Jouer le
jeu selon les règles du système, c’est se faire piéger : les dés sont fournis par
les vainqueurs. Il nous faudra donc désobéir. Mais même si mes affinités me
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portent plus du côté de la rébellion que de celui de la co-construction de la
norme, il ne s’agit pas de se faire plaisir avec des postures romantiques : tous
ces scénarios doivent être envisagés, dans un souci d’efficacité. Tout comme
celui de l’effondrement de l’État, d’ailleurs, qu’on le veuille ou non.
Il convient donc d’explorer d’autres pistes.

Multiplier les îlots de résistance

À commencer par le fait de sortir de la culture du nombre et de


l’expression politique pour passer à l’action directe, c’est-à-dire à des
modalités de réalisation qui portent en elles-mêmes leurs propres
revendications. La culture du rapport de force, selon laquelle il convient
d’être le plus nombreux possible dans le même mouvement pour tordre le
bras au gouvernement, a fait long feu. Quel que soit le nombre de
manifestants ou de grévistes, les pouvoirs publics restent sourds aux
revendications portées. Et cela consomme une énergie folle de tenter de
réunir des personnes et organisations aux parcours et sensibilités différents
dans une seule et même action. À cette culture du continent, il convient donc
désormais de substituer l’archipélisation des îlots de résistance : dans le
respect des stratégies et cultures militantes de chacun, chacun à son poste.
Ainsi, parmi la variété des renforts, se trouvent les nouveaux venus de la
« collapsologie ». Celle-ci essuie de nombreuses critiques (149), mais elle a été
un incroyable accélérateur de conscience, notamment parmi beaucoup de
jeunes, qui découvrent l’effondrement avant l’écologie. Il y a donc là un
parcours politique à accompagner, des « sas de radicalisation » politique à
organiser. Tout l’enjeu est d’« organiser le pessimisme » selon les mots de
Walter Benjamin, de transformer l’émotion en lutte politique. Parler
d’écosocialisme, faire le lien entre la destruction du vivant et le capitalisme,
organiser des actions collectives, soutenir résistances et alternatives. Ce serait
une erreur de penser que tous ces gens percutés par la catastrophe se
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contentent de repli individuel : ils ont pour certains beaucoup plus de liberté
d’esprit et de vigueur que certains militants aguerris. Ne les regardons pas
avec mépris : nous ne sommes pas si nombreux qu’on puisse se payer le luxe
de se couper de ces renforts.

Unir toutes les forces

Cela suppose d’en finir avec le « radicalisme rigide (150) » et l’hostilité


horizontale qui nous coupent les ailes bien trop souvent. Comme le dit
Derrick Jensen, de l’organisation Deep Green Resistance peu suspecte
d’œcuménisme, « cela veut dire que les différentes branches d’un mouvement
de résistance doivent fonctionner en tandem : les organisations à visage
découvert et les organisations clandestines, les militants et les non-violents,
les activistes en première ligne et les travailleurs culturels. Nous avons besoin
de tout le monde (151) ».
Éviter l’ingérable et gérer l’inévitable, chacun à son poste. Voilà le seul
projet politique qui vaille désormais.
Le panorama climat-biodiversité est désastreux. Dire que le monde n’est
pas prêt est un euphémisme. C’est un véritable naufrage auquel nous sommes
en train d’assister. Il est donc temps d’arrêter de se bercer de doux espoirs, de
sortir du conte de fées où il existerait des baguettes magiques : il n’existe pas
UN type d’action décisive. Aucune ne le sera, prise isolément. Mais il n’est
jamais trop tard pour s’organiser collectivement. Même s’il est aujourd’hui
certain que le monde tel que nous le connaissons touche à sa fin, on sait aussi
que chaque dixième de degré supplémentaire aura des impacts pires que le
précédent, et que les plus précaires seront les premiers à en souffrir. Il suffit
de regarder ce qui se passe déjà en Inde ou au Mozambique. La catastrophe a
commencé. Selon la Banque mondiale, 100 millions de personnes
supplémentaires vont basculer dans la pauvreté pour cause de dérèglements
climatiques d’ici à 2030, et à peu près autant de « migrants climatiques ».
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Sauver ce qui peut l’être

Aussi, même si les victoires à venir sont de plus en plus hypothétiques,


nous n’avons jamais eu autant de raisons de lutter : pour chaque dixième de
degré, chaque invertébré, chaque mètre carré de terre arable, chaque gramme
de dignité… Il n’y a rien de trop petit à aller sauver. Plus rien d’insignifiant à
ce stade. Il nous faut continuer à alerter, dire ce qui est en train de se passer,
agir contre le système, ralentir la destruction et lutter, en responsabilité et
dignité. Mais il est aussi urgent de se préparer à ce que ça ne suffise pas.
Urgent de s’adapter à un monde qui ne sera plus celui qu’on connaît. Tisser
des réseaux de solidarité, apprendre à se débrouiller, à être moins dépendants
de l’État, du pétrole, de l’électricité. Renouer avec des savoirs « low tech »,
économiser l’eau et l’énergie, cultiver. Créer un cadre propice au pas de côté,
ensemble, d’un système en train de s’effondrer.
Notre avenir commun passe fatalement par une réduction des
consommations globales. Plus on tarde, plus cette réduction s’apparentera à
une pénurie subie, plus elle sera violente et inégale. C’est déjà le cas. Et entre
l’augmentation de notre empreinte écologique et la réduction de la
biocapacité de la planète, cela ne peut qu’empirer. Il y a donc un impératif à
la fois éthique et politique à effectuer une meilleure répartition des ressources
qu’il nous reste, celles qu’on n’a pas encore saccagées. Refuser de parvenir et
cesser de nuire peuvent servir de principes dans ce grand partage à établir.
C’est le sens le plus profondément politique de l’émancipation humaine :
celui de transformer ses difficultés individuelles en une force collective.
Ça ne sauvera pas le monde, nous diront les puristes. C’est vrai. Mais
lutter, s’allier et s’émanciper, développer une culture de résistance et
participer au blocage des destructions en cours, partout où c’est possible,
permettra peut-être de construire un « après » qui ressemble moins à une
promesse de Soleil vert. Ce pas de côté collectif, ces luttes, nous avons tout à
y gagner : que l’effondrement arrive ou non, qu’il soit brutal et systémique ou
sectoriel et progressif, tout ce qu’on aura mis en œuvre pour ralentir la
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destruction du vivant et trouver d’autres manières de faire société ne sera pas
vain. En fait, ce qu’il aurait fallu faire pour éviter la situation actuelle, ce
qu’on peut encore faire pour relocaliser la production, développer
l’autonomie et la sobriété, refonder la manière dont sont prises les décisions,
retrouver notre place dans les écosystèmes, tout ça reste valable,
effondrement ou non. C’est juste de plus en plus ardent. Le risque
d’effondrement en fait une obligation.
Dans le respect de notre diversité de possibles, la dignité chevillée au
corps. Avec amour et rage.

Bibliographie
• MOREL DARLEUX Corinne, Plutôt couler en beauté que flotter sans
grâce, Montreuil, Libertalia, 2019.
• JENSEN Derrick, LIERRE Keth, McBAY Aric, DGR – Deep Green
Resistance. Un mouvement pour sauver la planète, 2 tomes, Herblay,
Éditions Libre, 2018 et 2019.
• BERGMAN Carla, MONTGOMERY Nick, Joyful Militancy : Building
Thriving Resistance in Toxic Times, Chico (Californie), AK Press, 2018.

Note
1. Conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes.

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QUELLE ATTITUDE ADOPTER ?
THÈSE 4

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36

Lutter, quand bien même il n’y aurait


plus aucune raison d’espérer.
Un témoignage depuis les îles Féroé

Lamya Essemlali 1

« Si les dauphins sont théoriquement protégés dans toute l’Union


européenne, on autorise encore des méthodes de pêche dont on sait
qu’elles les tuent par milliers. »

J’entame ce récit aux îles Féroé. Cela faisait cinq ans que je n’étais pas
revenue. En 2014, j’avais mis sur pied toute la partie maritime de l’opération
« GrindStop ». En trois mois, Sea Shepherd France avait fait fabriquer quatre
petits bateaux en aluminium avec une coque renforcée, et nous avions recruté
une équipe de volontaires chevronnés. Avec le renfort d’un de nos Zodiac,
c’étaient en tout cinq petits bateaux qui patrouillaient tous les jours du matin
au soir dans tout l’archipel. L’objectif était simple mais difficile : trouver les
dauphins avant que les Féringiens ne les repèrent, les escorter vers le grand
large et empêcher ainsi le « Grindadrap ». La mission avait été très efficace,
mais nos bateaux avaient fini par être confisqués par les forces spéciales de la
marine danoise.
Le Grindadrap est le nom féringien d’un massacre de baleines pilotes (qui
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sont en fait des dauphins) perpétré dans ces îles depuis des siècles, et qui
perdure aujourd’hui avec le renfort de moyens modernes et mêmes militaires.
La pratique consiste à rabattre vers des plages des groupes entiers de
dauphins et à les mettre à mort, jusqu’au dernier. Tous y passent, plusieurs
générations, des jeunes, des vieux, des bébés, des femelles gestantes, des
fœtus arrachés au ventre de leur mère… En moyenne 1 500 d’entre eux
périssent ainsi chaque année (800 selon les estimations les plus récentes).

Les dommages collatéraux de la pêche industrielle

C’est loin d’être évident, pour moi, de revenir aux îles Féroé sans bateau et
donc sans moyen d’empêcher le Grindadrap. Tout juste sommes-nous censés
être les témoins impuissants du massacre, pour tenter d’éclabousser la scène
internationale de ces images sanglantes… Dans un monde où une actualité en
chasse une autre, on sait qu’elles ne feront de toute façon effet qu’un court
instant. Le Grindadrap est considéré comme le plus grand massacre ciblé de
mammifères marins en Europe. Je précise « ciblé » parce que, en France,
pour capturer les bars, les merlus, les soles, les cabillauds, les thons…, nos
bateaux de pêche tuent cinq fois plus de dauphins sur la seule façade
atlantique chaque année.
Quand j’ai pris conscience de ces chiffres, en 2017, j’ai lancé l’opération
« Dolphin Bycatch », qui mobilise désormais chaque année une trentaine de
bénévoles et un gros navire de notre flotte. L’objectif est d’alerter l’opinion
publique en rapportant des images des dauphins et des bateaux de pêche
responsables, pour faire évoluer les comportements des consommateurs et
amener les politiques à changer les lois. Si des méthodes de pêche aussi
destructrices ont été inventées et autorisées, c’est pour satisfaire notre appétit
insatiable en poissons. Et si les dauphins sont théoriquement protégés dans
toute l’Union européenne, on autorise encore, dans leur habitat, des méthodes
de pêche dont on sait qu’elles les tuent par milliers. Cela n’a aucun sens. Nos
lois de protection sont une vaste hypocrisie, et le grand public ignore dans sa
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majorité toute l’absurdité du système. Ceux-là mêmes qui s’émeuvent à juste
titre du sort tragique des dauphins aux îles Féroé sont souvent complices
malgré eux d’un massacre encore plus grand, chez eux.

L’impuissance des témoins

Me voilà donc aux îles Féroé en ce mois d’août 2019, pour la première fois
sans bateau. Les îles Féroé ont fait passer une loi qui interdit à nos navires de
revenir en eaux féringiennes après que nous avons escorté des dauphins vers
le large et perturbé plusieurs rabattages. Les îles Féroé sont un archipel
autonome sous protectorat danois. Une forte portion de la population cherche
à obtenir l’indépendance totale, et la question du Grindadrap est à cet égard
une pierre angulaire. Le Danemark, pour calmer les velléités d’indépendance
d’un archipel dont il convoite les importantes richesses maritimes, n’hésite
pas à enfreindre les lois qu’il a pourtant lui-même votées et qui l’engagent à
protéger les dauphins.
La question du Grindadrap est donc éminemment politique. Comment un
pays de l’Union européenne comme le Danemark peut-il en toute impunité
déployer des forces militaires contre des activistes pacifiques qui tentent de
sauver des animaux protégés par les lois de l’UE ? Tous nos recours devant la
Commission européenne contre le Danemark sont restés lettre morte. Les
dauphins ne font pas le poids.
J’espérais qu’il n’y aurait pas de Grindadrap cet été, mais les dauphins
n’auront pas cette chance, et moi non plus.
Depuis dix ans que je suis engagée sur cette mission, le 27 août 2019, pour
la première fois, je suis obligée d’assister, totalement impuissante, au
massacre de 98 dauphins globicéphales. Sur la plage, c’est l’effervescence.
De nombreux enfants courent dans tous les sens et attendent le spectacle avec
la même excitation que s’ils étaient à Disneyland.
Je fais la seule chose que je peux faire à ce stade, je commence un
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livestream sur la page Facebook de Sea Shepherd France, et je raconte aux
gens ce qui se passe. Élodie qui m’accompagne tient le téléphone et je
commente le carnage. Ça nous extrait un peu de cette réalité brutale. Il y a cet
écran entre le massacre et nous, peut-être est-ce ce qui nous donne la force de
rester et le sentiment de servir au moins à ramener une partie du monde avec
nous sur cette plage.

Le cynisme du politique

Sur Facebook, les gens qui commentent en direct sont horrifiés, furieux,
certains nous demandent pourquoi nous ne nous jetons pas à l’eau pour tenter
de sauver les dauphins. Je ne connais hélas que trop bien la façon dont ça se
passe, et une tentative désespérée de sauver les globicéphales depuis la plage
ne se solderait que par une prolongation de leur panique et de leur mise à
mort. Cela a été tenté par le passé, et les dauphins n’en ont souffert que plus
longtemps. Que peuvent faire trois activistes avec de l’eau jusqu’aux épaules
face à des centaines de Féringiens et une vingtaine de bateaux qui barrent
l’accès au large ? S’il y avait une infime chance de réussir, ça en vaudrait la
peine. Mais je me refuse à leur causer plus de souffrance, parce que je ne
supporte pas ma propre impuissance. Cette impuissance d’aujourd’hui sera
ma force de demain.
Ma frustration, et elle est grande, c’est qu’il aurait été très facile,
aujourd’hui, avec un seul des cinq bateaux que nous avions mobilisés en
2014, de sauver ces dauphins. Les Féringiens ont mis des heures à les
rabattre, ils ont dû attendre du renfort qui a tardé à venir, un temps infini
pendant lequel nous aurions pu intervenir et guider les dauphins vers le large.
Le Danemark, qui utilise la force militaire pour maintenir nos bateaux
éloignés des îles, a le sang de ces dauphins sur les mains. Le plus fou, c’est
que les dauphins sont protégés en Union européenne et que le Danemark est
signataire des conventions de protection des mammifères marins qui
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interdisent strictement leur capture. Toute l’ironie et le cynisme de la
politique se trouvent résumés dans cette situation.

Un massacre justifié par la « tradition »

Au bout de trente minutes, tous les dauphins sont morts. Attachés par la
queue, ils sont traînés par bateau vers un port pour être dépecés. Nous les
suivons en voiture. Tous les corps gisent sur le bitume, les enfants jouent à
saute-mouton sur les dauphins, touchent les entrailles, mettent des coups de
pied dans les têtes, les mâchoires… Des femelles gestantes, leur fœtus
arraché à leurs entrailles, gisent sur le sol. Pour les Féringiens, tout cela est
normal. Ils grandissent avec cette idée que les dauphins sont une offrande de
Dieu, qu’ils ne souffrent pas, qu’ils ne comprennent même pas ce qui leur
arrive… On part tuer des dauphins comme on part cueillir des pommes.
Ce qui me frappe de plein fouet, chez les grands comme les plus petits,
c’est le manque total d’empathie pour ces familles de dauphins massacrées,
cette déconnexion qu’ils transmettent à leurs enfants avant même qu’ils ne
sachent marcher… Eux nous renvoient à nos abattoirs industriels, « bien
pires » selon eux. Abattoirs où eux-mêmes s’approvisionnent d’ailleurs
largement. Les Féringiens comparent le Grindadrap à la tauromachie, ils l’ont
intégré comme une part indissociable de leur identité. La tradition comme
rempart à tout argument, la justification ultime qui consiste à faire quelque
chose pour la seule raison qu’on l’a toujours fait. Voilà un raisonnement qui
permettrait de justifier l’esclavage, les sacrifices humains, la peine de mort…
Nous ne sommes qu’aux prémices d’une forme radicale de combat, et il est
déjà bien tard. Mais, quand bien même il n’y aurait plus aucune raison
d’espérer, quand bien même nous aurions déjà perdu…
Pour ma part, je n’ai pas trouvé de meilleur remède que l’action, à la
mélancolie qui découle immanquablement de la conscience d’un monde qui
agonise et de l’apathie ambiante qui l’accompagne vers une fin tragique tel
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un cortège funéraire. On ne rejoint pas la ligne de front de Sea Shepherd par
hasard. Quand on part en mission, c’est en connaissance de cause. On accepte
de risquer sa vie quand c’est nécessaire, parce que ne pas le faire, c’est
comme céder devant la mort. Ça n’est sans doute pas pour tout le monde. Il y
a mille façons de s’engager. Mais celle-ci est la mienne et elle donne un sens
à ma vie.
La seule façon que je conçois d’être en ce monde, c’est d’agir comme si
tout restait à sauver. Ce qui est vrai en un sens, à commencer par notre âme.

Faut-il céder à la tentation de la violence ?

Couler des bateaux à quai, s’interposer physiquement pour empêcher la mise à mort d’un
requin, d’une baleine ou d’une tortue, confisquer des filets de pêche illégaux, poursuivre, harceler
des braconniers pour les forcer à lâcher leur proie… Tel est le modus operandi de Sea Shepherd ;
et forcément, la question de la violence, de sa légitimité ou de son interdit, revient régulièrement.
Jusqu’où peut-on aller pour sauver une baleine ?
Le préalable à cette question est de s’entendre sur la définition de la violence. Posons un cas
d’école : couler à quai un bateau qui tue illégalement et en toute impunité des milliers d’animaux
serait-il un acte de violence ? La réponse est sans doute oui si l’on considère que la valeur
matérielle de l’objet excède celle des vies qu’il détruit. En revanche, la question deviendrait
grotesque si on l’appliquait à une équivalence humaine. Des citoyens qui détruiraient un véhicule
utilisé pour massacrer des gens, et quand bien même pour le faire tueraient-ils le conducteur,
seraient qualifiés de héros. Ne pas intervenir alors qu’on en a le pouvoir ne nous rend-il pas
coupables de non-assistance à personnes en danger ?
Des activistes qui détruisent le matériel de braconniers, tout en prenant soin de ne blesser
personne, se voient reprocher par certains, y compris dans le camp des écologistes, d’être de
violents extrémistes, voire des écoterroristes. Et pourtant, parfois l’attentisme peut en soi devenir
une forme de complicité passive de la violence.
Einstein n’a-t-il pas dit que le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux
qui les laissent faire ? La vraie question qui se pose, derrière celle de la violence, est celle de la
hiérarchie des valeurs. À quel point la vision anthropocentrique et les intérêts, même superflus
voire cupides, de certains humains, peuvent-ils décemment passer devant les intérêts vitaux
d’autres êtres vivants ? À cette question, Sea Shepherd a répondu dès sa création – c’est d’ailleurs
l’élément fondateur de Sea Shepherd en tant qu’ONG. Dépasser la protestation et intervenir de
façon « agressive mais non violente » pour empêcher les atteintes illégales à la vie marine, là où
ceux qui devraient le faire, les autorités dites « compétentes », se révèlent incompétents, par
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manque de moyens ou de volonté.
La réflexion inverse existe aussi. Pourquoi se contenter de neutraliser le matériel et ne pas s’en
prendre directement aux auteurs des crimes contre la Nature ?
La situation globale dégénère rapidement et il est probable que l’on entre dans des périodes de
tensions et de violences de grande ampleur, comme notre espèce n’en aura jamais connu dans sa
courte histoire. Mais la plus grande violence que nous aurons tous à subir (à des échelles et en des
temps sans doute différents) sera la manifestation du remboursement de l’immense dette
écologique que nous avons accumulée et continuons de creuser. Ceux qui y survivront le mieux
seront peut-être ceux qui résisteront le mieux à la tentation de la violence et lui préféreront la
force de la coopération.
Dans la vision de Sea Shepherd, en tant qu’ONG combative, c’est sans doute là aussi que se
situe la force : s’interdire la violence envers les êtres vivants, comme une cohérence morale qui
consiste à ne pas détruire des vies quand on lutte pour sauver le vivant. Mais c’est également une
réflexion stratégique face à des gouvernements qui détiennent l’exclusivité de la violence dite
légitime : ceux-ci feraient de toute action entraînant des morts ou des blessés une justification
pour une riposte encore plus grande, sans doute fatale.
Survivre et sauver des vies tout en restant cohérent avec les valeurs que l’on défend, mais aussi
redéfinir la notion de violence sur les bases d’une hiérarchie nouvelle qui place l’intégrité du
monde naturel au-dessus des profits. Voilà sans doute des sujets qui deviendront incontournables
pour les activistes de demain au regard du combat qui se profile à l’horizon…
L. E.

Note
1. Diplômée en science de l’environnement et en communication, présidente de l’organisation de
défense des océans Sea Shepherd France, codirigeante de l’ONG au niveau mondial.

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37

Derrière l’effondrement,
la peur de mourir

Patrice van Eersel 1

« Entre 1945 et 1969, les soins palliatifs ont commencé à fissurer le


grand tabou contemporain de la mort, mais la tâche à accomplir
reste immense. La perspective d’un collapse civilisationnel, voire
biosphérique, la rend vertigineusement urgente et proche. »

La perspective d’un effondrement de notre monde éveille évidemment en


nous de multiples peurs. Le spectre des plus anciennes frayeurs n’est pas long
à rejaillir du fond de nos subconscients : famine, soif, insécurité, épidémies,
massacres, guerre, cataclysme, fin de la civilisation… Certains peuples –
ceux qui se noient en Méditerranée, par exemple – en sont déjà là. Tout en
nous se cabre contre l’idée que leur sort puisse se généraliser. En amont de
nos innombrables peurs, il n’est pas compliqué de constater qu’une les réunit
toutes : celle de mourir de façon atroce – et derrière celle-ci, celle de mourir
tout court.
Si, comme nous invitent à le penser certains tenants de l’« écologie
profonde », nous ne sommes que des singes parlants, juste beaucoup plus
arrogants et destructeurs que les autres, un trait spécifique nous caractérise
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cependant : nous savons que nous allons mourir. La chose est peut-être
improuvable, mais on peut parier qu’aucun petit chien, aucun petit
chimpanzé, aucun petit dauphin ne vient demander à sa mère ou à son père :
« Dis, est-ce vrai que tu vas mourir ? » Si vous avez des enfants, vous savez
que cette question leur vient dès quatre ou cinq ans. Qu’un individu ne sache
pas répondre et « botte en touche » ne prête pas à conséquence pour la
collectivité. Que toute une société ne sache pas répondre et préfère éluder la
met en danger d’involution, de perte de son statut anthropologique. Il n’est
o
pas déraisonnable de penser que le pacte n 1 de l’humanité naissante ait été
passé avec la mort : face à son inéluctabilité, il fallait une réponse
consensuelle à l’énigme, quelle que fût cette réponse.
Porté de mille façons différentes pendant des dizaines, sinon des centaines
de milliers d’années, par des humains « reliés » au monde, ou plus tard des
o
chamanes, des mages, des prêtres… ou des philosophes, le pacte n 1 a été
rompu il y a fort peu de temps. Et notre état d’humains s’en est trouvé
menacé. La modernité avait commencé à l’éroder ; la rupture a été totale
e
quand, au XX siècle, devant un accident mettant une vie en danger, l’ancien
cri « Vite un prêtre ! » a été remplacé par « Vite un docteur ! ». Même chez
les intégristes les plus acharnés, le Samu a remplacé les Églises en cas de
danger mortel. Sous nos latitudes, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale (le
cinéma en rend bien compte), les infirmières étaient des religieuses. À partir
de 1945, ce sont des laïques, que rien n’a préparées à affronter la mort, ni la
leur ni celle de leurs patients, des laïques aux ordres de médecins laïques,
pour qui la mort est l’ennemi absolu, le signe de l’échec (finalement, ils
perdent donc toujours) et qui ne peuvent rien en dire. Ainsi est né le nouveau
grand tabou, que remarquent Edgar Morin (152) ou Philippe Ariès (153) dès les
années 1950 : désormais c’est beaucoup moins le sexe que la mort, dont il
n’est pas question de parler. La mort que l’on évacue du discours. « Mourir,
moi ? Pensez donc, j’ai de très bons médecins ! » Et une inversion capitale
s’est produite : au lieu de dire « Untel est mort, mais rassurez-vous, il a eu le
temps de la voir venir et de dire adieu aux siens », on s’est mis à dire « Untel
a passé l’arme à gauche, mais rassurez-vous, il n’a rien vu venir, il est mort
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sur le coup » – ce qui, pour toutes les autres cultures que la nôtre, constitue
un gros problème, voire une malédiction.

Comment le pacte anthropologique a été renoué

La réparation du pacte avec la mort, et donc paradoxalement avec la vie, a


pourtant eu lieu. Dans des circonstances historiques très particulières. Ce sont
des femmes qui ont posé les bases du nouvel art de mourir, qui est d’abord
celui de savoir accompagner ses proches jusqu’au dernier souffle, et pour
cela d’avoir intégré sa propre mortalité. Des femmes initiées, directement ou
indirectement, au feu le plus sombre, si l’on ose dire, des temps
contemporains : la Shoah.
La première de ces femmes est Elisabeth Kübler-Ross, alors simple aide-
soignante suisse, accourue en Pologne dès la Libération pour servir aux
portes des camps de concentration : elle deviendra psychiatre aux États-Unis
et y fera d’abord scandale en enseignant que l’on peut dialoguer avec une
personne en fin de vie. L’autre figure de proue du mouvement est la
Britannique Cicely Saunders, accourue au chevet du juif polonais David
Tasma réfugié à Londres, qui mettra au point l’administration de la morphine
par voie buccale sans altérer la conscience du patient. De nombreuses autres
femmes les imiteront : en France, Michèle Salamagne, Renée Sebag-Lanoé,
Anne du Pontavice, Chantal Haegel, Marie de Hennezel… Et aussi des
hommes, bien sûr, mais plus rares et mus à l’évidence par l’énergie toute
féminine de la compassion pratique et de la prise de soin.
En tant que journaliste, l’enquête principale de ma carrière a tourné,
pendant les années 1980 et 1990, autour de cette redécouverte de la nécessité
anthropologique, ressentie par ces femmes, de réinventer un rapport à la mort
acceptable par l’esprit moderne (154). Le processus de cette réinvention
ressemble à un arc électrique entre deux pôles de potentiels si différents
qu’on les dirait opposés. Au premier pôle, dans l’Europe centrale ravagée par

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les nazis, la mortalité humaine se présente sous sa face la plus crue. Tout
mensonge y a été éradiqué. Au second pôle, dans les grands hôpitaux
modernes mis au point par les Américains, la mort est littéralement niée. On
ne meurt plus, la technologie médicale l’interdit. Le mensonge est total. Le
hasard des migrations fait qu’une femme comme Elisabeth Kübler-Ross, qui
a connu le premier pôle, dont une initiation féroce en Pologne où le typhus a
failli l’emporter, se retrouve confrontée au second pôle, à New York, Denver,
puis Chicago, où elle découvre avec stupéfaction que le géant technologique
a des pieds d’argile : dès qu’on lui parle de sa propre mort (pas de celle du
cinéma ou de la télévision), il s’évanouit. L’avènement de ce que la médecine
appellera plus tard « soins palliatifs » n’a pas été le résultat d’une mûre et
longue réflexion, mais le fruit d’un cri poussé par des praticiennes,
infirmières ou aides-soignantes, plus rarement médecins, agissant sur le
terrain hospitalier, là où les humains meurent désormais majoritairement et
où le pacte fondateur se devait absolument d’être à nouveau signé. Au
bénéfice de ceux qui meurent, mais aussi (peut-être davantage encore) de
ceux qui leur survivent.
Ces soins palliatifs ont commencé à fissurer le grand tabou contemporain
de la mort, mais la tâche à accomplir reste immense. La perspective d’un
« collapse » civilisationnel, voire biosphérique, la rend vertigineusement
urgente et proche. Dans une version non moins intense, cette différence de
potentiel vécue par les soignantes de l’après-guerre se retrouve aujourd’hui.
Au premier pôle, celui de la vérité crue, à nouveau l’image de morts en
masse, celle des migrants noyés en Méditerranée. Au second pôle, celui du
déni, les recherches transhumanistes d’« humain augmenté » et leur
prétention très naïve de le rendre immortel en « digitalisant sa conscience » –
soit le déni de la mort porté à un stade plus prométhéen que la momification
des pharaons !

Les étapes de la fin de vie et du deuil


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Quoi qu’il en soit, apprendre à nous accompagner les uns les autres dans
les derniers instants reste plus que jamais à l’ordre du jour. Trois quarts de
siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les « étapes du deuil »
selon Kübler-Ross sont devenues classiques (155). Rappelons-les pour
mémoire…
D’abord le déni : « Je refuse de voir que je vais mourir, ce médecin est fou,
allons vite en voir un autre ! » Puis la révolte : « Je suis réellement menacé de
mort, cela me met hors de moi, je veux tout casser, l’hôpital, les
responsables, ma famille, Dieu… » Suit le marchandage : « Je négocie, je
repousse l’échéance le plus loin possible, tous les arguments sont bons pour
survivre le plus longtemps possible. » Vient ensuite la dépression : « Ça y est,
j’ai compris, c’est vraiment fichu, je ne mange plus, je ne dis plus rien… »
Enfin l’acceptation, du moins si j’ai la chance d’avoir traversé les autres
étapes et si l’accompagnement de mes proches n’a pas dressé autour de moi
une muraille de mensonge et de terreur, mais laissé place à une ultime
communication humaine me permettant de régler tous mes « unfinished
businesses » comme disait Kübler-Ross : « Acceptant que mon ego
disparaisse, la contemplation de ce qui me dépasse infiniment illumine ma
fin, et cela change tout pour moi, mais également pour ceux qui m’entourent,
m’accompagnent et me pleurent – comme s’il était possible de projeter
“quelque chose” après la mort, même pour ceux qui ne croient pas à la survie
d’une conscience après le trépas. »
Ces étapes sont théoriques, dans la réalité elles se chevauchent souvent…
Mais elles s’avèrent d’une utilité irremplaçable tant elles servent sur le terrain
aux accompagnants dans un moment où l’intégrité de la personne menace de
partir en morceaux et où il s’agit de savoir la materner une dernière fois, dans
une forme de « matrice symbolique (156) ».
D’autres « échelles » ont été pensées, par exemple les « stades du deuil »
du psychiatre Christophe Fauré (157), pour qui la perte d’un être cher nous
conduit à travers quatre moments. D’abord la sidération, où nous nous

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retrouvons comme paralysés par l’inconcevable. Puis la fuite et la recherche
éperdue de l’autre, qui nous fait aussi bien respirer le parfum des habits qu’il
portait que contacter des médiums pour tenter d’entrer en contact avec lui.
Suit la déstructuration, qui nous surprend d’autant plus qu’elle peut survenir
tard, parfois des mois après, et risque de nous faire chuter dans la tristesse
encore plus bas qu’au moment de la mort de l’être aimé. Enfin, parfois des
années plus tard, la restructuration, quand nous prenons conscience que nous
avons intégré cette mort et que, d’une certaine façon, une pacification
intérieure a transformé notre regard sur nous-même, sur l’autre et sur le
monde.
Ces savoirs et les soins palliatifs en général ont été peu à peu intégrés au
monde hospitalier, avec difficulté car tout oppose leurs logiques respectives.
Accompagner une personne en fin de vie demande certes une expertise dans
le traitement de la douleur, mais aussi et surtout une capacité d’écoute et de
présence, donc du temps, et un profond travail sur soi de la part de
l’accompagnant, alors que l’hôpital se trouve de plus en plus soumis aux lois
du marché, du temps court des flux tendus et de la rentabilité, de l’opérativité
technologique… Sans la présence de cohortes de volontaires bénévoles,
l’affaire serait impossible.
Ces bénévoles sont formés dans des dizaines d’associations, dont les plus
anciennes, en France, sont notamment fédérées par JALMAV (158) et Elisabeth
Kübler-Ross France (159). Si savoir tenir la main d’un mourant devrait faire
partie de l’art de vivre de tout humain, dans les faits cela ne s’improvise pas.
Il faut s’y être préparé et avoir notamment beaucoup pleuré, sur soi-même et
sur les autres. Le séminaire Life, Death and Transition, animé par Elisabeth
Kübler-Ross, dite EKR, fut pour l’auteur du présent chapitre une initiation
fondatrice.

Un témoignage personnel

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Passer une semaine dans un lieu de retraite (on est en janvier 1984, à
Poughkeepsie, New York) en compagnie de cent personnes dont 90 % sont
frappées d’une maladie mortelle, reviennent d’une guerre où elles ont
participé à des massacres, viennent d’avoir leur enfant assassiné, ou
simplement ont perdu un conjoint et ne s’en remettent pas, est une expérience
qui vous marque à jamais. EKR savait mener pendant des heures, avec une
concentration impressionnante de calme, une psychothérapie de groupe où
l’on découvrait les incroyables montagnes de souffrance que les humains
s’infligent les uns aux autres. Des souffrances que les participants au
séminaire se trouvaient poussés à extérioriser, dans des sanglots et des
hurlements qui vous faisaient dresser tous les poils du corps. Je n’ai jamais
autant pleuré de ma vie. Et je découvrais combien la compassion passe
d’abord par des portes égotiques : la femme atteinte d’un cancer terminal qui
hurlait : « Get out of my body ! » en se rappelant les viols que lui avait
infligés son père, me faisait pleurer ; mais jamais mon chagrin ne fut aussi
fort que quand un homme de mon âge pleura la mort d’un fils de l’âge de l’un
des miens. De même, un vétéran du Vietnam pleurait d’avoir mitraillé des
villageois – il revoyait leurs visages –, mais il hurlait en se souvenant de son
copain Chris, qu’il avait vu s’enfoncer dans un marécage, terrorisé, sans
pouvoir le sauver. Parfois, une assistante d’EKR vous emmenait dans une
« screaming room », une chambre de pleurs annexe, pour vous aider à vider
votre tristesse un instant seul…
Certains participants descendaient si loin dans ce que j’étais obligé
d’appeler « la vallée des larmes », que je les pensais perdus. Une jeune veuve
pleura sans discontinuer trois jours et trois nuits. La découverte la plus
étonnante fut de la retrouver au quatrième soir apaisée en profondeur. Et je
fus alors contraint de reconnaître que mes préjugés de « soixante-huitard »
contre la souffrance « typiquement judéo-chrétienne » manquaient de
fondements. Non qu’il faille la rechercher, de façon masochiste et doloriste,
bien au contraire ; mais à l’évidence, celles et ceux qui avaient connu de

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grandes souffrances, que la compassion d’autrui leur avait permis de traverser
et de transcender, se retrouvaient porteurs d’une richesse que je n’aurais
jamais soupçonnée. S’être ouverts aux autres de leurs plus profondes
blessures, s’être publiquement reconnus vulnérables, leur avait donné une
force impressionnante.
Trente ans plus tard, mes conversations avec les « collapsologues » Pablo
Servigne et Gauthier Chapelle allaient m’amener à comprendre que, pour
eux, de telles expériences sont essentielles, et plus que jamais d’actualité.
Que ce soit dans la préparation explicite à l’accompagnement des mourants
ou dans des approches du genre de celle prônée par l’écopsychologue Joanna
Macy, ils y retrouvaient la nécessité urgente, pour les humains d’aujourd’hui,
de se reconnaître humblement fragiles, vulnérables, incomplets, condition
sine qua non pour passer enfin à l’âge adulte et donc devenir
biosphériquement viables. Aussi bien avant, que pendant et après un éventuel
effondrement.

Bibliographie
• FAURÉ Christophe, Vivre le deuil au jour le jour, Paris, Albin Michel,
2018.
• DE HENNEZEL Marie, L’Amour ultime (en collaboration avec Johanne
de Montigny), Paris, Hatier, 1991 ; La Mort intime (préfacé par François
Mitterrand), Paris, Robert Laffont, « Aider la vie », 1995, Pocket, 2010 ; La
chaleur du cœur empêche nos corps de rouiller, Paris, Robert Laffont, 2008,
Pocket, 2010.
• KÜBLER-ROSS Elisabeth, Les Derniers Instants de la vie, 1969, traduit
par Cosette Jubert, Genève, Labor et Fidès, 1975, Pocket, 2011 ; La Mort et
l’Enfant, Le Rocher/Tricorne, 1983 ; La Mort, dernière étape de la
croissance, ouvrage collectif, Pocket, 1985 ; Leçons de vie – Comprendre le
sens de nos désirs, de nos peurs et de nos espoirs, avec David Kessler,
Pocket, 2004 ; et avec le même coauteur, Sur le chagrin et le deuil, Pocket,
2011.
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• MORIN Edgar, L’Homme et la Mort, Paris, Buchet-Chastel, 1951, Le
Seuil, « Points essais », 1976.
• SAUNDERS Cicely, La vie est dans la mort, traduit par le Dr Michèle
Salamagne, préface de Patrick Vespieren, Paris, MEDSI, 1986.
• VAN EERSEL Patrice, La Source noire, Paris, Grasset, 1986, Le Livre
de poche, 1990 ; Réapprivoiser la mort, Paris, Albin Michel, 1996, Le Livre
de poche, 2000.

Note
1. Journaliste, écrivain, éditeur.

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38

L’enfance face à l’effondrement

Renaud Hétier 1

« On ne pourra pas durablement tout à la fois sursolliciter les enfants


pour les éveiller, les éduquer, les instruire, les laisser s’informer et
considérer par ailleurs qu’ils n’ont pas la maturité suffisante pour
discerner les enjeux du monde dont ils font pourtant bien partie. »

Il y a bien des effondrements, psychiques, socio-politiques, économiques


ou environnementaux, et bien des manières de s’effondrer, mais ces
différences n’empêchent pas des interrelations, dans un sens ou dans un autre.
L’enfance a un rapport singulier à la question de l’effondrement : d’un certain
point de vue, en tant qu’âge protégé et présumée en état d’irresponsabilité,
elle pourrait y être étrangère ; d’un autre point de vue, c’est bien celles et
ceux qui sont aujourd’hui enfants qui auront directement affaire aux
situations problématiques qu’on prédit actuellement. Une éducation à l’heure
des effondrements ne peut donc pas relever seulement d’une information, si
objective, si scientifique soit-elle. Car la rationalité – y compris chez les
adultes – ne semble pas être de nature à transformer l’état des choses à la
mesure du nécessaire. Non seulement cela peut être encore plus vrai pour les
enfants, mais de plus, si on prend en compte la question de nos ressources
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psychiques et pas seulement intellectuelles, alors il devient impératif de
former des forces de résistance aux effondrements.

Plus d’un effondrement

Qu’est-ce qu’un effondrement ? C’est une chute, mais c’est plus qu’une
chute. Une chute dont on ne peut se relever comme avant. La chute, l’enfant
sait très tôt ce que c’est, dans sa bataille pour se redresser et pour maintenir sa
fragile verticalité. L’effondrement, c’est plutôt celui du château de sable
qu’on a construit patiemment et qui disparaît dans les premières vagues qui
l’abordent. On essaie de ramener le sable vers le haut : mais rien à faire, tout
se délite.
Et puis il y a un tout autre effondrement, duquel on peut faire l’expérience
intime : c’est celui de ses forces, et notamment de ses forces psychiques.
C’est là qu’on se découvre être soi-même comme un château de sable.
Construit, solide, triomphant peut-être même… jusqu’au jour où quelque
chose nous submerge, déborde nos forces habituellement suffisantes et nous
fait nous découvrir profondément fragile. Il n’y a peut-être pas d’un côté des
personnes fortes et de l’autre des personnes fragiles, mais d’un côté des
personnes qui n’ont pas encore été débordées et de l’autre des personnes qui
l’ont déjà été.
Ce qui peut le mieux provoquer le débordement évoqué, c’est sans doute
cette angoisse si proprement humaine de la finitude. L’enfant en prend
conscience très tôt. Il apprend à se consoler en pensant à l’épaisseur de temps
qui le sépare de la fin, et aux générations qui le précèdent et qui sont comme
un bouclier pour lui (tant que les plus vieux que moi ne sont pas morts je ne
peux pas mourir). Mais à certains moments de la vie, un événement, un
changement d’âge, un deuil, un crépuscule, un détail peuvent « libérer » cette
angoisse et déborder nos défenses.
Nous sommes ainsi sensibles à notre environnement. En fait, inséparables

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de lui. Nous résonnons aux vibrations de cet environnement, qui nous
éprouve plus ou moins, qui nous soutient plus ou moins. Que les cadres d’une
société s’effondrent, et c’est le psychisme de chacun qui est éprouvé par
ricochet. De là par exemple le fait qu’en contexte de guerre certaines
personnes perdent toute contenance et libèrent notamment leur sadisme. On
peut alors parler d’un effondrement moral. Il y aurait par ailleurs une étude à
faire sur le rapport entre un effondrement financier (comme ceux de 1929 ou
2008) et les dépressions et les suicides. On les explique habituellement par le
phénomène de la faillite économique. Mais il ne suffit pas de faire faillite
pour avoir envie de mourir.
Enfin, se profile à l’horizon un dernier genre d’effondrement, le grand
effondrement, qui serait celui de la vie elle-même, ou au moins de
l’humanité. Cet effondrement semble relever d’ailleurs plutôt d’un
enchaînement d’effondrements, avec des effets domino, tant notre
interdépendance aux autres vivants est grande – pour prendre un exemple
bien identifié : le risque que nous fait encourir la disparition des insectes
pollinisateurs. Ce grand effondrement, celui de la vie, et notamment de la vie
humaine, nous renvoie à notre place singulière dans le monde. Pour le dire en
une question : comment imaginer un monde où plus personne (plus d’Homo
sapiens) ne serait là pour le contempler ? Y aurait-il encore ce qu’on appelle
un monde ?
Tous ces effondrements sont potentiellement en interrelation. On a dit déjà
l’importance de l’environnement sur le psychisme de l’individu,
l’environnement affectif, notamment. On sait aussi que l’environnement
climatique provoque des effets socio-politiques, par exemple avec des
migrations massives et la question du partage des ressources et des territoires.
La menace d’un grand effondrement peut même générer directement un
effondrement personnel, quand la solastalgie se transforme en dépression.
Mais on doit penser la relation inverse : comment notamment une tendance
dépressive générale, comme celle qui caractérise nos sociétés, et qui se

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compense dans la consommation, ne nous prépare aucunement à être
proactifs face à la menace d’un grand effondrement. D’une part parce que la
consommation participe aux dérèglements problématiques en cours, d’autre
part parce que la tendance dépressive associée conduit à une inhibition, un
repli sur soi au moment où il faudrait soutenir la vie du monde de toutes nos
forces de vie.

L’enfance face aux effondrements

L’évolution culturelle des sociétés occidentales et occidentalisées va,


depuis deux siècles, dans le sens d’une considération et d’une protection
toujours plus poussées de l’enfance. Il y a encore des exceptions
(maltraitance, abus sexuels) et des accidents (des maladies rares, notamment),
mais la tendance est à la sanctuarisation de l’enfance. D’un certain point de
vue, depuis Rousseau, nous avons appris à protéger les enfants de leur avenir
d’adulte et à leur permettre ainsi de vivre aussi pleinement que possible leur
présent d’enfant – et leur présence au monde durant l’enfance. Cela ne
signifie pas que l’enfance est un long fleuve tranquille. La psychanalyse,
depuis Freud, a largement montré que même dans une famille plutôt aimante,
un enfant pouvait connaître un certain nombre de blessures. Néanmoins,
quand un enfant est à l’abri du travail adulte, de l’exploitation sexuelle ou de
l’enrôlement dans la guerre, il peut cultiver une relation sensible avec les
choses, rêver, construire son intériorité et beaucoup « résonner » (avant de
raisonner).
Une première brèche a été ouverte, depuis cette sanctuarisation de
l’enfance, par l’accès des enfants aux médias, notamment la télévision, par
lesquels l’enfant pouvait faire l’économie de la médiation – éducative – des
adultes et accéder à différents contenus. À l’heure d’Internet, ce risque a
explosé, puisque ce sont précisément à des contenus adultes hors de contrôle
que les enfants accèdent. Mais cet accès direct est aussi un accès à
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l’information. Et les enfants sortent ainsi de la bulle où les adultes les avaient
faussement placés à l’abri. Le phénomène provoqué par Greta Thunberg est
symptomatique d’une enfance qui, arrivée à l’adolescence, refuse d’être
dupée deux fois par les adultes. Une première fois en étant maintenue dans la
minorité, au sens où les enfants sont censés ne pas avoir voix au chapitre, une
seconde fois en étant privée de son avenir. Nous arrivons probablement au
bout d’un cycle culturel : on ne pourra pas durablement tout à la fois
sursolliciter les enfants pour les éveiller, les éduquer, les instruire, les laisser
s’informer et considérer par ailleurs qu’ils n’ont pas la maturité suffisante,
avant la majorité, pour discerner les enjeux du monde dont ils font pourtant
bien partie.
Nos enfants surprotégés sont en fait, aujourd’hui, doublement exposés. Ils
sont exposés à la menace d’un effondrement qui a encore plus de sens pour
eux que pour nous. On entend volontiers des personnes âgées dire :
« Heureusement, je ne serai plus là pour assister à ça. » Les enfants, eux,
savent qu’ils seront là quand, en 2050, voire en 2100, les températures
moyennes auront fortement augmenté, que des événements climatiques
extrêmes se produiront, que des pans entiers du vivant disparaîtront. Le grand
effondrement, c’est aussi celui de leur avenir. Mais il y a un autre
effondrement, plus immédiat : c’est celui de leurs parents, et des adultes en
général. Adultes impuissants, largement inertes, et bien incapables de rassurer
honnêtement les enfants. De ce point de vue, les enfants se retrouvent seuls,
surexposés. Ils sont, dans cette situation, appelés à grandir très vite et à
prendre en main leur destin comme jamais une génération ne l’a fait
auparavant.

Former des forces dès l’enfance

L’histoire de notre civilisation est celle d’une rationalisation progressive de


toutes les sphères de la vie. Nous avons affaire à une rationalisation
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économique, depuis la révolution industrielle, qui fait que nous ne travaillons
plus seulement pour prendre en charge nos besoins. Notre travail nous permet
aujourd’hui de participer, plus ou moins, à la société de consommation,
essentiellement fonctionnelle pour répondre aux désirs qu’elle crée à l’infini,
au risque du réarmement permanent des sentiments de manque et de
frustration. Or cet engagement dans la matérialité va avec une désacralisation
du monde et du sens de la vie, ou à une forme de « rationalisation
spirituelle ». Dans la spiritualité, on fait notamment l’expérience d’une
présence ineffable, d’une présence-absence, par laquelle on se sent nourri
sans pour autant avoir consommé. Ce débordement de l’homme spirituel par
l’homme économique donne lieu à des résistances, comme aujourd’hui
l’investissement du bouddhisme et de la méditation, par exemple.
Si le grand effondrement – celui de la vie, celui de la vie humaine –
menace, c’est qu’il se manifeste déjà dans nos manières de vivre et notre
disposition d’esprit, essentiellement désenchantées au sens spirituel du terme
et à la recherche d’une compensation matérielle. Autrement dit, on peut oser
avancer que nous sommes déjà en partie effondrés. C’est la même perte de
verticalité qui fait perdre son sens à la vie et qui fait chercher dans une
consommation aux effets destructeurs une compensation à cette perte de sens.
Le problème se pose dès l’enfance, quand le désir de combler l’enfant
conduit à l’installer très tôt dans la consommation. Et, involontairement, de
lui faire perdre ses forces. Ses forces, c’est-à-dire ses propres ressources
imaginatives et sensibles qui lui permettent de se sentir vivant et en relation
avec le monde. Le rêve, entre autres, est chez l’enfant une manifestation de
puissance et de verticalité qui n’a pas besoin d’en passer par la
consommation ou le passage à l’acte.
C’est sur ce fond qu’il nous semble nécessaire de former des forces de
résistance aux effondrements. Il y a bien entendu une dimension « objective »
à la résistance : un ensemble de mesures à prendre pour prévenir et réduire les
conséquences des activités anthropiques sur le monde. Mais sans prise en

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compte de la dimension subjective du problème, il y aura toujours une telle
résistance à la résistance que l’inertie l’emportera. C’est bien dès l’enfance
qu’une subjectivité, qu’une sensibilité se forment. Cette formation ne doit pas
conduire à un surcroît de rationalisation, au risque, on l’a vu, d’aggraver le
problème.
Deux conditions essentielles peuvent répondre de cette exigence. La
première est de laisser l’enfant établir sa relation à la vie, de former ses
propres forces, et pour cela d’instituer du vide afin de résister au comblement
matériel. La seconde tient au fait qu’il n’y a pas de vie séparée, et que le vide
évoqué n’est pas à confondre avec une absence de relations. Au contraire :
nous nous rendons mutuellement vivants. Il importe alors que les adultes se
repositionnent et se nourrissent du soutien qu’ils doivent apporter à la vie des
générations à venir. Et qu’ils acceptent pour eux-mêmes un certain vide dans
lequel les forces de vie se manifestent.

Solastalgie et enfance

La solastalgie qualifie « l’expérience d’un changement environnemental vécu négativement »,


selon la définition posée par l’inventeur du terme, le philosophe australien Glenn Albrecht. Les
dégradations de l’environnement, quand elles deviennent perceptibles, entraînent des angoisses et
des traumatismes. Or, ces dégradations s’accélèrent à l’époque contemporaine. Tout un chacun
peut être désormais en mesure de voir des animaux disparaître, des forêts brûler, des biotopes
détruits par l’urbanisation ou la sécheresse, et de conscientiser ces processus.
Cette angoisse pourrait ne pas concerner les enfants, en tant que ceux-ci sont d’abord protégés
par leur entourage et se sentent en sécurité du fait de cette protection. Or, nous nous trouvons dans
une situation particulière, où, bien que la sécurité se soit imposée partout et contribue à la survie et
la santé des enfants, les parents sont doublement débordés. Débordés d’abord par l’entrée dans
l’Anthropocène contre laquelle ils ne peuvent rien et qui recèle des perspectives effrayantes de
déstabilisation en chaîne. Débordés par leurs propres enfants qui, très tôt, s’informent de façon
autonome et saisissent bien, à l’instar de Greta Thunberg, que l’avenir dont on parle, c’est le
temps de leur vie. C’est ce qui fait que nous plaidons ici pour une éducation qui, passé la petite
enfance, soit aussi transparente et rigoureuse que possible. Certes cela nous renvoie à une angoisse
qui peut être massive, l’idée d’une Terre invivable pour l’humanité augmentant en quelque sorte
l’angoisse naturelle de sa propre mort. Mais cette angoisse doit être portée ensemble et être le
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moteur de décisions radicales, tant au niveau politique qu’au niveau des comportements
individuels.
R. H.

Bibliographie
• BUCKINGHAM David, La Mort de l’enfance. Grandir à l’âge des
médias, 2001, Paris, Armand Colin, 2010.
• EHRENBERG Alain, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris,
Odile Jacob, 1998.
• ROSA Hartmut, Résonance. Une sociologie de la relation au monde,
Paris, La Découverte, 2018.
• ROUSSEAU Jean-Jacques, Émile ou De l’éducation, 1762, rééd. Paris,
Garnier-Flammarion, 2009.
• SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, CHAPELLE Gauthier, Une
autre fin du monde est possible, Paris, Le Seuil, 2018.

Note
1. Professeur en sciences de l’éducation, HDR, UCO, Angers. Collaborateur scientifique au CREN,
Nantes ; membre associé du LISEC, UHA.

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Liste des contributeurs

Spécialiste des questions de prévention des risques industriels, Laurent


Aillet a travaillé dans différents grands groupes industriels internationaux et a
cofondé l’association Adrastia en 2014 pour informer et fédérer les citoyens
concernés par la notion d’effondrement civilisationnel. En mai 2019, il s’est
porté candidat aux élections européennes sur la liste « Urgence Écologie »
pour soutenir sur la scène politique le projet de préparation de la société aux
conséquences de l’anthropocène. En novembre de la même année, il a été élu
président de l’association Adrastia.

Matthieu Auzanneau est le directeur du Shift Project, groupe de réflexion


sur la transition énergétique. Ancien journaliste (Le Monde, Arte, etc.), il est
l’auteur de Or Noir. La grande histoire du pétrole (Paris, La Découverte,
2015), qui raconte la manière dont l’abondance énergétique a, par elle-même,
transformé le monde. Il a été récompensé par le prix spécial de l’Association
des économistes de l’énergie. Sa publication en anglais en 2018 a été
notamment saluée par le magazine Nature.

Ugo Bardi est professeur de physique-chimie à l’université de Florence


(Italie), chercheur dans le domaine des modèles du système économique en
fonction de la disponibilité des ressources naturelles et du changement
climatique. Membre du Club de Rome, il est l’auteur de plusieurs ouvrages,
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notamment sur l’énergie et les ressources minières : The Limits to Growth
Revisited (Berlin, Springer, 2011), Le Grand Pillage. Comment nous
épuisons les ressources de la planète (trad. André Verkaeren, Paris, Les
Petits Matins/Institut Veblen, 2015) et The Seneca Effect. Why Growth is
Slow but Collapse is Rapid (Berlin, Springer, 2017).

Députée des Deux-Sèvres depuis 2007, Delphine Batho a été ministre de


l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie de 2012 à 2013. À
l’Assemblée nationale, où elle copréside le groupe d’études sur la santé
environnementale, elle siège parmi les députés non inscrits depuis qu’elle a
quitté le Parti socialiste. Elle a été à l’initiative de la loi interdisant les
néonicotinoïdes (2016) et de la bataille parlementaire pour l’interdiction du
glyphosate (2018). Présidente de Génération Écologie depuis septembre
2018, elle a publié Écologie intégrale, le manifeste (Monaco, Le Rocher,
2019).

Philippe Bihouix est ingénieur et essayiste. Il a travaillé, en France et à


l’international, dans différents secteurs industriels (énergie, chimie,
transports, bâtiment, télécommunications, aéronautique…) comme ingénieur-
conseil ou dirigeant. Il est l’auteur d’ouvrages et d’articles sur la question des
ressources non renouvelables et des enjeux technologiques associés, en
particulier L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement
soutenable (Paris, Le Seuil, 2014) et Le bonheur était pour demain. Les
rêveries d’un ingénieur solitaire (Paris, Le Seuil, 2019).

Alexandre Boisson. 1994 : service national dans la Police nationale, îlotier


dans les quartiers sensibles. 1996 : école de police de Vincennes. 1997 :
policier à la préfecture de police de Paris. 2000 : intégration dans la Brigade
anticriminalité. 2002 : intégration au Service de protection des hautes
personnalités, puis dans le Groupe de sécurité du président de la République.
2011 : en désaccord avec la guerre en Libye, départ de l’Élysée et de la Police
nationale pour contribuer à de nouveaux modèles de sécurité et de résilience
face aux risques à venir. 2018 : création de SosMaires.org afin de soutenir les
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initiatives au niveau communal.

Dominique Bourg, philosophe, est professeur honoraire à l’université de


Lausanne, spécialiste des questions environnementales. Il préside le conseil
scientifique de la Fondation Zoein (Genève) et a présidé jusqu’en décembre
2018 celui de la Fondation pour la nature et l’homme (Paris). Il a notamment
coordonné, avec Alain Papaux, le Dictionnaire de la pensée écologique
(Paris, PUF, 2015). Derniers ouvrages parus : Une nouvelle Terre (Paris,
Desclée de Brouwer, 2018) et Le Marché contre l’humanité (Paris, PUF,
2019).

Valérie Cabanes est juriste internationaliste, spécialisée en droit


humanitaire et droits de l’homme. Présidente d’honneur de l’ONG Notre
affaire à tous, ONG initiatrice de « L’affaire du siècle », elle est aussi experte
au sein de l’initiative des Nations unies « Harmony with Nature » et membre
du directoire de la Global Alliance for the Rights of Nature. Elle a contribué à
la rédaction du projet de Déclaration universelle des droits de l’humanité et à
une proposition d’amendements au statut de la Cour pénale internationale sur
le crime d’écocide au sein du mouvement End Ecocide on Earth.

Alain Caillé, sociologue, professeur émérite à l’université Paris-Ouest-


Nanterre-La Défense, dirige la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste
en science sociale) qu’il a cofondée en 1981. En 2013, il a fondé le
Mouvement convivialiste, réunissant 64 chercheurs engagés autour du
Manifeste convivialiste. Déclaration d’inter-dépendance (Lormond, Le Bord
de l’eau, 2013). Dernier ouvrage paru : Extension du domaine du don.
Demander – donner – recevoir – rendre (Arles, Actes Sud, 2019).

Justine Canonne est journaliste.

Valérie Chansigaud est historienne des sciences et de l’environnement.


Elle étudie l’histoire des relations entre l’espèce humaine et la nature sur le
temps. Conjuguant histoire des sciences, histoire culturelle et histoire
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environnementale, ses travaux portent sur l’impact de l’homme sur son
environnement, sur la sensibilité culturelle aux questions environnementales
et sur le parallèle entre domination de l’homme sur la nature et sur l’homme.
Auteure de Les Combats pour la nature (Paris, Buchet-Chastel, 2018), elle va
bientôt faire paraître un ouvrage sur l’Histoire de la domestication animale
qui sera suivi par une Histoire du végétarisme.

Gauthier Chapelle est ingénieur agronome, docteur en biologie et


chercheur in-Terre-dépendant. Ancien élève de Janine Benyus, fondatrice du
biomimétisme, il a animé pendant dix ans le bureau d’études Greenloop et
l’association Biomimicry Europa. Il est coauteur de Le Vivant comme modèle
(Paris, Albin Michel, 2015, avec Michèle Decoust), de L’Entraide, l’autre loi
de la jungle (Uzès, Les Liens qui libèrent, 2017, avec Pablo Servigne), et de
Une autre fin du monde est possible (Paris, Le Seuil, 2018, avec
Pablo Servigne et Raphaël Stevens). Il milite au sein du réseau
d’écopsychologie et d’écologie profonde du « Travail qui relie »
(www.terreveille.be).

Ingénieur écologue de formation, Frédéric Denhez est écrivain,


chroniqueur et conférencier indépendant. Longtemps chroniqueur pour
l’émission « CO2, mon amour » sur France Inter, il l’est aujourd’hui sur
France 5. Les débats qu’il anime ou auxquels il participe nourrissent les
enquêtes qu’il publie dans son infolettre et sous forme de livres. En
particulier sur la question alimentaire, qu’il a travaillée au travers de Acheter
Bio. À qui faire confiance (Paris, Albin Michel, 2019), L’assiette est dans le
pré (Paris, Delachaux & Niestlé, 2017) et Le sol. Enquête sur un bien en péril
(Paris, Flammarion, réédité en 2018).

Gabriel Dorthe est chercheur post-doctorant à l’université catholique de


Lille, au laboratoire ETHICS, chaire Éthique, Technologie et
Transhumanismes. Titulaire d’un doctorat en philosophie et en sciences de
l’environnement (cotutelle université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et université
de Lausanne), il a été chercheur invité dans le Harvard Program on Science,
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Technology and Society et à l’Institute for Advanced Sustainability Studies
de Potsdam. Il est cofondateur du Projet Socrate, qui propose les ressources
de la philosophie au monde du travail.

Renaud Duterme enseigne la géographie dans un lycée en Belgique. Actif


au sein du CADTM (Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes), il est
l’auteur de plusieurs ouvrages dont De quoi l’effondrement est-il le nom ? La
fragmentation du monde (Paris, Utopia, 2016) et Petit manuel pour une
géographie de combat (Paris, La Découverte).

Journaliste, membre fondateur de Libération (1973-1974), Patrice van


Eersel a fait ses principaux reportages pour le mensuel Actuel (1973-1993). Il
a ensuite dirigé la rédaction du trimestriel Nouvelles Clés (1992-2010) et du
bimestriel CLÉS (2010-2015). Auteur d’une vingtaine d’essais, documents et
livres d’entretien avec des thérapeutes, des scientifiques et des philosophes, il
s’est notamment intéressé à l’accompagnement de la fin de vie et des EMI
(expériences de mort imminente).

Lamya Essemlali est présidente de l’organisation de défense des océans


Sea Shepherd France (www.seashepherd.fr), codirigeante de l’ONG Sea
Shepherd au niveau mondial. Fondée par le capitaine Paul Watson en 1977,
Sea Shepherd s’est rendue célèbre par sa stratégie d’action visant à protéger
la biodiversité marine. Ses bénévoles mènent des campagnes partout dans le
monde contre les pratiques illégales de pêche et de braconnage. Lamya est
par ailleurs l’auteure d’une biographie : Paul Watson. Le combat d’une vie
(Grenoble, Glénat, 2017).

Physicien de formation, Stéphane Foucart est journaliste et chroniqueur


au quotidien Le Monde, où il est chargé de la couverture des sciences de
l’environnement. Lauréat de l’European Press Prize en 2018 pour une série
d’enquêtes sur Monsanto, il travaille sur l’instrumentalisation de la science et
du discours scientifique. Il est l’auteur de La Fabrique du mensonge (Paris,
Denoël, 2013 ; Gallimard, « Folio », 2014), Des Marchés et des Dieux (Paris,
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Grasset, 2018) et d’un livre sur l’effondrement de la biodiversité, Et le monde
devint silencieux (Paris, Le Seuil, 2019).

Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de


l’environnement au CNRS. Il est l’auteur de L’Apocalypse joyeuse. Une
histoire du risque technologique (Paris, Le Seuil, 2012) et de L’Événement
Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Paris, Le Seuil, 2013, avec
Christophe Bonneuil). Son prochain livre s’intitule : Les Révoltes du ciel.
Une autre histoire du changement climatique (Paris, Le Seuil, 2020, avec
Fabien Locher). Ses recherches actuelles portent sur l’histoire de
l’Anthropocène et des flux de matières.

Jean-Marc Gancille est le cofondateur de Darwin (tiers-lieu bordelais


dédié à l’entrepreneuriat social, à la transition écologique et à l’engagement
citoyen) et de La Suite du Monde (société coopérative foncière pour
l’expérimentation du communalisme). Installé à La Réunion depuis 2018, il
se consacre désormais à la cause de la faune sauvage au sein de l’ONG
Wildlife Angel, de la coalition Rewild et de l’association de conservation des
cétacés Globice. Il est l’auteur de Ne plus se mentir, petit exercice de lucidité
par temps d’effondrement (Paris, Rue de L’Échiquier, 2019).

François Gemenne dirige l’Observatoire Hugo à l’université de Liège, un


centre de recherches consacré aux interactions entre changements
environnementaux et migrations. Auteur principal pour le GIEC, il enseigne
les politiques climatiques à Sciences Po Paris et co-dirige l’Observatoire
Climat et Défense du ministère des Armées. Il est notamment l’auteur de
l’Atlas de l’Anthropocène (avec A. Rankovic et l’Atelier de Cartographie de
Sciences Po, Paris, Presses de Sciences Po, 2019) et de Géopolitique du
Climat (Paris, Armand Colin, 2015).

Gaël Giraud a été chef économiste de l’Agence française du


Développement (AFD). Diplômé de l’École Normale Supérieure de la rue
d’Ulm et de l’École nationale de la Statistique et de l’Administration
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économique (ENSAE), docteur en mathématiques appliquées, spécialiste de
la théorie des jeux et directeur de recherches au CNRS, il a travaillé pour les
marchés financiers à New York, avant de devenir membre de la compagnie
de Jésus en 2004, puis prêtre en 2013. Il a fondé en 2015 la chaire Énergie et
Prospérité, et enseigne à l’École nationale des Ponts et Chaussées Paris Tech
et à l’université de Stellenbosch. Il a publié notamment Illusion financière
(Éditions de l’Atelier, 2012).

Né en 1949, Christian Godin est professeur émérite de philosophie de


l’université de Clermont-Ferrand. Il est l’auteur d’une cinquantaine
d’ouvrages, parmi lesquels une encyclopédie philosophique intitulée La
Totalité (publiée en sept volumes chez Champ Vallon de 1997 à 2003), de La
Philosophie pour les Nuls (First Éditions, première édition 2006) ainsi que
d’une Encyclopédie conceptuelle et thématique de la philosophie (consultable
en ligne).

Roland Gori est professeur honoraire de psychopathologie clinique à


l’université d’Aix-Marseille, psychanalyste membre d’Espace analytique,
actuel président de l’association Appel des appels. Il fut l’initiateur, avec
Stefan Chedri, de la pétition de l’Appel des appels en 2009, invitant les
professionnels de l’éducation, du social, du soin et de la justice à se
rassembler pour s’opposer aux logiques de normalisation et d’évaluation à
l’œuvre dans leurs domaines respectifs. Parmi ses ouvrages récents : La
Fabrique des imposteurs (Paris, Les Liens qui libèrent, 2013, rééd. Arles,
Actes Sud, 2015) ; La Nudité au pouvoir. Comprendre le moment Macron
(Paris, Les Liens qui libèrent, 2018) ; Un monde sans esprit (Paris, Les Liens
qui libèrent, 2017).

Pierre-Henri Gouyon est biologiste, professeur au Muséum national


d’histoire naturelle, à l’AgroParisTech, à Sciences Po Paris et à l’ENS Paris.
Chercheur au sein du laboratoire ISYEB (Institut de stématique, évolution &
biodiversité), UMR 7205 MNHN-CNRS-UPMC. Il a codirigé, avec Hélène
Leriche, Aux origines de l’environnement (Paris, Fayard, 2010).
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Renaud Hétier, professeur en sciences de l’éducation, travaille sur la
formation de l’attention et les médiations culturelles, et sur les questions
vives en éducation. Il a publié Créer un espace éducatif avec les contes
merveilleux ou Comment penser le conflit (Lyon, Chronique sociale, 2017),
L’Éducation, entre présence et médiation (Paris, L’Harmattan, 2017),
Cultiver l’attention et le care en éducation. À la source des contes
merveilleux (Rouen/Le Havre, PURH, 2020).

Jean-François Huchet est président de l’Inalco depuis mars 2019.


Professeur des universités à l’Inalco, il enseigne l’économie de la Chine
contemporaine. Il a dirigé l’équipe de recherche ASIEs à l’Inalco entre 2014
et 2017 et le GIS Asie-Réseau Asie (CNRS) entre 2013 et 2017. De 2006 à
2011, il a été directeur du CEFC et de la revue Perspectives chinoises. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur le développement économique
en Chine, ainsi que sur le rôle de l’État en Asie. Son dernier ouvrage, La
Crise environnementale en Chine, a été publié aux Presses de Sciences Po en
2016.

François Jarrige est historien, maître de conférences à l’université de


Bourgogne et membre de l’Institut universitaire de France. Il s’intéresse à
l’histoire sociale et environnementale de l’industrialisation et a notamment
publié : Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des
technosciences (Paris, La Découverte, 2014) ; Dompter Prométhée.
Technologie et socialisme à l’âge romantique ([directeur], Besançon, PUFC,
2016) ; et avec LE ROUX Thomas, La Contamination du monde. Une
histoire des pollutions à l’âge industriel (Paris, Le Seuil, 2017).

Arthur Keller est expert des risques systémiques et des stratégies de


transition vers des systèmes résilients. Spécialiste des récits comme leviers de
transformation. Conférencier. Formateur. Consultant. Enseignant. Auteur du
programme de transition écologique de Nouvelle Donne
(https://tinyurl.com/ND-Transition), du programme de transition sociétale de
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la candidate à la présidentielle 2017 Charlotte Marchandise (consultable sur
charlotte-marchandise.fr) et de la note stratégique de La Fabrique Écologique
« Vers des technologies sobres et résilientes – Pourquoi et comment
développer l’innovation low-tech ? ».

Formé à la création artistique aux Beaux-Arts de Paris, Jean-Noël


Lafargue est enseignant et chercheur à l’université Paris-8 et à l’École
supérieure d’art et design du Havre. Programmeur, il est auteur de plusieurs
ouvrages sur le code créatif et collabore avec des artistes tels que Claude
Closky. Blogueur, il s’intéresse aux allers-retours entre fiction et réalité. Il est
l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont Les Fins du monde. De l’Antiquité à
nos jours (Paris, François Bourin, 2012).

Régis Meyran est docteur de l’EHESS en anthropologie et HDR de


l’université de Nice, chercheur associé au CANTHEL (université Paris-V),
éditeur et journaliste spécialisé dans les sciences sociales. Auteur de plusieurs
ouvrages, il dirige une collection de livres d’entretiens chez l’éditeur Textuel,
et il a travaillé comme rédacteur au Courrier de l’Unesco, intervenant
régulièrement pour les magazines Sciences humaines et Alternatives
économiques.

Vincent Mignerot est essayiste et chercheur indépendant en sciences


humaines. Développant une « théorie écologique de l’esprit », il se
questionne sur la singularité de l’humanité dans son contexte évolutif. Ses
travaux vont de la théorie (Essai sur la raison de tout, Lyon, Éditions SoLo,
2015) à l’étude de la perception humaine (Heuraesthesia : When
Synaesthesia Fertilizes the Mind, Paris/Berlin, CNRS Éditions/Springer,
2016). Il est le fondateur de l’association Adrastia, qui étudie les risques
d’effondrement systémique.

Écrivaine et conseillère régionale en Auvergne-Rhône-Alpes, Corinne


Morel Darleux a d’abord été consultante avant de claquer la porte du
CAC40 et de s’engager au Parti de Gauche jusqu’en 2018. Militante
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écosocialiste, elle prône désormais l’archipélisation des îlots de résistance et
la désobéissance civique face à la dégradation brutale du climat et de la
biodiversité, et aborde les questions d’effondrement en mêlant politique et
poétique, écologie radicale et justice sociale, au nom de la dignité du présent.
Son dernier livre : Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Montreuil,
Libertalia, 2019).

Docteure en sciences psychologiques et de l’éducation, Romina Rinaldi


est actuellement chargée de cours au sein de la faculté de psychologie et des
sciences de l’éducation de l’université de Mons (Belgique). En parallèle, elle
exerce la fonction d’orthopédagogue dans une institution psychiatrique, ainsi
qu’une activité de journaliste scientifique pour les magazines Sciences
humaines et Le Cercle psy.

Yannick Rumpala est maître de conférences (HDR) en science politique à


l’université de Nice (Équipe de recherche sur les mutations de l’Europe et de
ses sociétés/ERMES). Il s’intéresse aux processus de construction
d’alternatives sociales et écologiques, d’une part à travers des formes
d’expérimentations et de projets tendant à se situer à l’écart de l’État et du
marché, et d’autre part à travers l’imaginaire politique de la science-fiction. Il
est l’auteur de Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et
éthique du futur (Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018).

Pablo Servigne est ingénieur agronome, docteur en biologie et chercheur


in-Terre-dépendant, spécialiste des questions d’effondrement et des
mécanismes de l’entraide. Il est l’auteur de Nourrir l’Europe en temps de
crise (Arles, Actes Sud, « Babel », 2017) et coauteur de Comment tout peut
s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations
présentes (Paris, Le Seuil, 2015, avec Raphaël Stevens), de L’Entraide,
l’autre loi de la jungle (Uzès, Les Liens qui libèrent, 2017, avec Gauthier
Chapelle) et de Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et
pas seulement y survivre) (Paris, Le Seuil, 2018, avec Gauthier Chapelle et
Raphaël Stevens).
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Après une école d’ingénieur.es et une première expérience professionnelle,
Gwennyn Tanguy prend conscience, dès 2003, du risque d’effondrement.
Elle s’oriente alors vers le développement personnel et l’action associative
locale avant de reprendre des études et un emploi dans la recherche liée au
solaire thermique. À partir de 2015, elle se consacre entièrement à la
transition, entre autres en présentant des conférences formelles (négaWatt,
épargne éthique…) et gesticulées (effondrement, démographie,
écoféminisme). Son engagement est à retrouver notamment sur son site :
http://gwennyn-tanguy.jimdo.com.

Journaliste scientifique, formateur, guide et conférencier spécialisé en


histoire globale/mondiale, Laurent Testot est l’auteur de Cataclysmes. Une
histoire environnementale de l’humanité (Payot, 2017, lauréat du prix Léon
de Rosen 2018 de l’Académie française) ; Homo Canis. Une histoire des
chiens et de l’humanité (Payot, 2018) ; La Nouvelle Histoire du Monde
(Sciences Humaines Éditions, 2019). Il a coordonné de nombreux ouvrages
collectifs sur la guerre, les apocalypses, les religions. Son site : www.histoire-
mondiale.com.

Jean-Michel Valantin, chercheur en études stratégiques et sociologie de la


Défense (EHESS, Paris), collabore avec The Red (Team) Analysis Society. Il
a publié près de 120 articles sur le lien entre changements environnementaux
et les évolutions géopolitiques et stratégiques. Il est l’auteur de Écologie et
gouvernance mondiale (Paris, Autrement, 2007), Guerre et Nature (Paris,
Prisma, 2013) et Géopolitique d’une planète déréglée. Le choc de
l’Anthropocène (Paris, Le Seuil, 2017).

Xavier de la Vega est journaliste, créateur et producteur interactif.


Notamment collaborateur du magazine Alternatives économiques, il y a créé
et rédigé des contenus interactifs et des articles sur le changement climatique
et ses implications économiques et financières.

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Bertrand Vidal est maître de conférences en sociologie à l’université
Paul-Valéry – Montpellier-III et chercheur au Laboratoire d’Études et de
Recherches en Sociologie et Ethnologie de Montpellier (LERSEM). Il est
auteur de Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ? (Paris, Arkhê,
2018).

Tester et adopter une action écocitoyenne chaque jour pendant un an, c’est
le défi que s’est imposé Julien Vidal. Il s’est lancé dans le projet « Ça
commence par moi » tout en travaillant au sein de l’association Unis-Cité. Il a
répertorié pendant un an ces 365 bonnes pratiques écocitoyennes sur le site
Internet www.cacommenceparmoi.org et raconte son expérience dans un livre
paru au Seuil en 2018, Ça commence par moi : soyons le changement que
nous voulons voir dans le monde.

Nathanaël Wallenhorst est maître de conférences à l’université catholique


de l’Ouest. Il a notamment publié L’Anthropocène décodé pour les humains
(Paris, Le Pommier, 2019) et La Vérité sur l’Anthropocène (Paris, Le
Pommier, 2020). Il a dirigé, avec François Prouteau et Dominique Coatanéa,
Éduquer l’homme augmenté (Lormont, Le Bord de l’eau, 2018), et, avec
Jean-Philippe Pierron, Éduquer en Anthropocène (Lormont, Le Bord de
l’eau, 2019). Il dirige les collections « En Anthropocène » aux Éditions du
Bord de l’eau et « Anthropocene/Anthropozän » chez Peter Lang.

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Notes

Première partie. État des lieux

1. Système Terre : ce que l’on sait, ce que l’on craint

(1) RIPPLE William J. et al., « World scientists’ warning to humanity : A second notice »,
o
BioScience, vol. 67, n 12, décembre 2017, p. 1026-1028, https://doi.org/10.1093/biosci/bix125.
(2) GIEC, « Special Report – Global Warming of 1.5 °C », 8 octobre 2018,
http://www.ipcc.ch/report/sr15/.
(3) HALLMANN Caspar A. et al., « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect
biomass in protected areas », PLoS ONE, 12 (10), 18 octobre 2017,
https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185809.
(4) SANCHEZ-BAYO Francisco, WYCKHUYS Kris A.G., « Worldwide decline of the entomofauna : A
review of its drivers », Biological Conservation, 232 (2019) 8-27.
(5) CEBALLOS Gerardo et al., « Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction
signaled by vertebrate population losses and declines », PNAS, 25 juillet 2017,
www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1704949114.
(6) Cf. p. 41 et https://www.ipbes.net/sites/default/files/downloads/general_message_primer_fr.pdf.
(7) Voir BARDI Ugo, Le Grand Pillage. Comment nous épuisons les ressources de la planète, Paris,
Les Petits Matins, 2015 ; et PITRON Guillaume, La Guerre des métaux rares, Paris, Les Liens qui
libèrent, 2018, p. 212 et suiv.
(8) MORA Camilo et al., « Global risk of deadly heat », Nature Climate Change, vol. 7, juillet 2017,
www.nature.com/natureclimatechange 501, DOI : 10.1038/NCLIMATE3322 ; BADOR Margot et al.,
« Future summer mega-heatwave and record-breaking temperatures in a warmer France climate »,
o
Environmental Research Letters, vol. 12, n 7, 19 juillet 2017, https://doi.org/10.1088/1748-
9326/aa751c.

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(9) UNEP, Global Material Flows and Resource Productivity, 2016 :
http://unep.org/documents/irp/1600169_LW_GlobalMaterialFlowsUNEReport_FINAL_160701.pdf.
(10) ROCKSTRÖM Johan et al., « A safe operating space for humanity », Nature, 24 septembre
o
2009, vol. 461, n 7263, p. 472-475, DOI : 10.1038/461472a ; mis à jour par STEFFEN Will et al.,
« Planetary boundaries : Guiding human development on a changing planet », Science, vol. 347,
o
n 6223, 13 février 2015, DOI : 10.1126/science.1259855.
(11) Étude produite à la demande de l’Office fédéral de l’environnement : DAO Hy et al., « Limites
et empreintes environnementales de la Suisse, dérivées des limites planétaires », Genève, mai 2015.
(12) O’NEILL Daniel W. et al., « A good life for all within planetary boundaries », Nature
Sustainability, vol. 1, 2018, p. 88-95.

3. Panne : la terreur du manque


e
(13) BIGOT A., « La session du XII Congrès géologique international au Canada », Revue générale
des sciences pures et appliquées, 1914, t. 25, p. 482.
(14) MOUHOT Jean-François, Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique,
Ceyzérieu, Champ Vallon, 2011.

5. La nature, c’est beau, on l’aime… forcément ?

(15) NDLR : Werner Sombart (1863-1941) : de cet économiste et sociologue allemand, Friedrich
Engels disait qu’il était le seul professeur allemand qui comprenait Le Capital de Karl Marx.

7. En finir avec le capitalisme ?

(16) BIHR Alain, 1415-1763, Le Premier Âge du capitalisme. L’expansion européenne, tome I,
Lausanne/Paris, Page Deux/Syllepse, 2018.
(17) TESTOT Laurent, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris, Payot,
2017.
(18) POLANYI Karl, La Grande Transformation, 1945, Paris, Gallimard, 1983.
(19) TOUSSAINT Éric, Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation,
Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
(20) HARVEY David, Le Nouvel Impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
(21) MALM Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du
capital [2016], traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2017.
(22) KEUCHEYAN Razmig, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Paris,
Zones, 2014.
(23) KLEIN Naomi, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Arles, Actes
Sud, 2008.
(24) CAMPAGNE Armel, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique,

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Paris, Éditions Divergences, 2017.
(25) BONNEUIL Christophe, FRESSOZ Jean-Baptiste, L’Événement Anthropocène. La Terre,
l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, 2013, p. 254.

9. Les économistes sont-ils armés pour anticiper les risques liés aux dérèglements écologiques ?

(26) DAVIS Mike, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines
du sous-développement, Paris, La Découverte, 2006.
(27) NORDHAUS William, « Expert opinion on climatic change », American Scientist, 82 (1) : 45-
51, 1994.
(28) Voir WEITZMAN Martin L., « GHG targets as insurance against catastrophic climate
damages », Journal of Public Economic Theory, 14 (2) : 221-244, 2012 ; DIETZ Simon, STERN
Nicholas, « Endogenous growth, convexity of damage and climate risk : how Nordhaus’ framework
supports deep cuts in carbon emissions », The Economic Journal, 125 (583) : 574-620, 2015 ; BOVARI
Emmanuel, GIRAUD Gaël, MC ISAAS Florent, « Coping with collapse : A stock-flow consistent
monetary macrodynamics of global warming », Ecological Economics, 147 : 383-398, 2018.
(29) Voir TOL Richard S.J., « The economic impacts of climate change », Review of Environmental
Economics and Policy, 12 (1) : 4-25, 2018.
(30) PINDYCK Robert S., « The use and misuse of models for climate policy », Review of
Environmental Economics and Policy, 11 (1) : 100-114, 2017 ; POTTIER Antonin, Comment les
économistes réchauffent la planète, Le Seuil, 2016.
(31) WOILLEZ Marie-Noëlle, GIRAUD Gaël, GODIN Antoine, « Economic impacts of a glacial
period : A thought experiment – Assessing the disconnect between econometrics and climate
sciences », à paraître.
(32) Voir STIGLITZ Joseph, « The lessons of the North Atlantic crisis for economic theory and
policy », in AKERLOF George, BLANCHARD Olivier, ROMER David, STIGLITZ J. (dir.), What
Have We Learned ? Macroeconomic Policy after the Crisis, Cambridge, MIT Press, 2014, pp. 335-
349 ; voir aussi STIGLITZ J., « Needed : a new economic paradigm », Financial Times, 19 août 2010.
(33) Voir « Olivier Blanchard : “Il faut cesser de dire et croire que la France est finie” », propos
recueillis par Marie Dancer, La Croix, 17 septembre 2013. Voir aussi BLANCHARD Olivier, « Do
DSGE models have a future ? », Peterson Institute for International Economics, 16-11, 2016.
(34) Voir ROMER Paul, « The trouble with macro-economics », Stern School of Business, New
York University, 2016.
(35) Voir entre autres GEORGESCU-ROEGEN Nicholas, La Décroissance. Entropie-Écologie-
Économie, Paris, Sang de la Terre, 1974 ; AYRES Robert, VOUDOURIS Vlasios, « The economic
growth enigma : capital, labour and useful energy ? », Energy Policy, 64, 16-28, 2014 ; ou encore
KÜMMEL Reiner, The Second Law of Economics : Energy, Entropy, and the Origins of Wealth, New
York, Springer, 2011.
(36) Voir DIAMOND Douglas W., DYBVIG Philip H., « Banking theory, deposit insurance, and
bank regulation », The Journal of Business, 59 (1), 55-68, 1986.
(37) Au sens où, par exemple, la demande agrégée peut exhiber un comportement qui n’a rien à voir
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avec celui d’une demande individuelle ; pour une version récente, voir MOMI Takeshi, « Excess-
demand functions with incomplete markets – A global result », Journal of Economic Theory, 111 (2) :
240 – 250, 2003.
(38) BOVARI Emmanuel, GIRAUD Gaël et McISAAC Florent, « Financial impacts of climate
change mitigation policies and their macroeconomic implications : A stock-flow consistent approach »,
à paraître.
(39) GIRAUD Gaël, VIDAL Olivier, « Production of entropy in economic systems », à paraître.

11. Des récits pour changer le monde ?

(40) SCALISE SUGIYAMA Michelle, « The plot thickens : what children’s stories tell us about
o
mindreading », n 16, p. 94-117, Journal of Consciousness Studies, janvier 2009.
o
(41) BISHOP Marie-France, JOOLE Patrick, « Et si l’on parlait des récits… », n 179, p. 3-8, Le
français aujourd’hui, 2012.
(42) MAHY Isabelle, « “Il était une fois…” Ou la force du récit dans la conduite du changement »,
o
n 33, Communication et organisation, 2008.
(43) DURKHEIM Émile, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, Félix Alcan, 1897.
(44) DANCHEV Alex, On Good and Evil and the Grey Zone, Édimbourg, Edinburgh University
Press, 2016.

Deuxième partie. Dynamiques actuelles

13. Le droit d’habiter la Terre

(45) SCOTT Shirley V., KU Charlotte (éds.), Climate Change and the UN Security Council,
Cheltenham (R.-U.), Edward Edgar Publishings, 2018.
(46) GEISLER Charles, CURRENS Ben, « Impediments to inland resettlement under conditions of
accelerated sea level rise », Land Use Policy, vol. 66, juillet 2017, pp. 322-330,
https://doi.org/10.1016/j.landusepol.2017.03.029.
(47) SETZER Joana, BYRNES Rebecca, « Global trends in climate change litigation : 2019
snapshot », Londres, Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment/Centre for
Climate Change Economics and Policy, London School of Economics and Political Science, 4 juillet
2019.
(48) https://notreaffaireatous.org/laffaire-du-siecle/.
(49) BARNOWSKY Anthony D. et al., « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », Nature,
vol. 486, 7 juin 2012, DOI : 10.1038/nature11018.
(50) STEFFEN Will et al., « Planetary boundaries : Guiding human development on a changing
o
planet », Science, vol. 347, n 6223, 13 février 2015, DOI : 10.1126/science.1259855.
(51) https://www.endecocide.org/wp-content/uploads/2016/10/CPI-Amendements-Ecocide-FR-
sept2016.pdf.
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(52) http://www.harmonywithnatureun.org/documents.html.
(53) http://www.harmonywithnatureun.org/rightsofnature.html.
o
(54) Cour suprême de justice, STC 4360 – 2018, Radicación n 11001-22-03-000-2018-00319-01,
Bogotá, D.C., 5 avril 2018.

14. De la rébellion à l’écologie de gouvernement ?

(55) « Les Français et la lutte contre le changement climatique », Elabe pour Les Échos (octobre
2019).
(56) « Baromètre de l’économie », Odoxa pour Aviva, Challenges, BFM Business (octobre 2019).
o
(57) N 4309, 27 juin-3 juillet 2019.
(58) 13 juin 2019.
(59) Les Limites à la croissance (dans un monde fini), en anglais : The Limits To Growth, également
connu sous le nom de « Rapport Meadows », est un rapport demandé à des chercheurs du
Massachusetts Institute of Technology (MIT) par le Club de Rome, en 1970. La traduction française,
publiée la même année aux Éditions Fayard, s’intitule Halte à la croissance ?. Elle a pris son titre
actuel lors de la réédition mise à jour en 2012 (Paris, Rue Échiquier).

15. Assurer la sécurité dans un État en décomposition

(60)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Estimation_du_nombre_d%27armes_%C3 %A0_feu_par_habitants_par_pays
(61) http://www.slate.fr/story/156871/emeutes-nutella-promo.
(62) https://www.lexpress.fr/actualite/societe/dans-la-france-des-communautarismes-la-fin-du-vivre-
ensemble_2036572.html.
(63) https://www.youtube.com/watch ?v=kjXRaheVNCs.
(64) LINOU Stéphane, Résilience alimentaire et sécurité nationale, Hallennes-lez-Haubourdin,
TheBookEdition.com, 2019.
(65) https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/11/le-cannabis-therapeutique-pourra-etre-
experimente-en-france_5488083_3224.html.
(66) http://www.georisques.gouv.fr/articles/le-document-dinformation-communal-sur-les-risques-
majeurs-dicrim.

16. De la guerre au temps du changement climatique

(67) CLAUSEWITZ Carl Von, De la Guerre, 1835, Paris, Minuit, 1955.


(68) Audition de l’amiral Philip Davidson, « Commander of US Forces in the Indo-Asia Pacific
Affirms Climate Change Threat », cité par The Center for Climate and Security, 14 février 2019.
(69) VALANTIN Jean-Michel, Géopolitique d’une planète déréglée, Paris, Le Seuil, 2017.
(70) Ibid.

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(71) VALANTIN Jean-Michel, « Militarizing the Arctic – the race to neo-mercantilism(s) », The Red
(Team) Analysis Society, 12 novembre 2018.
(72) KENWARD Alyson, « 2010 Russian heatwave more extreme than previously thought »,
Climate Central, 17 mars 2011.
(73) WERRELL Caitlin, FEMIA Francesco (éds.), The Arab Spring and Climate Change,
Stimson/Center for American Progress/The Center for Climate and Security, 2013,
https://climateandsecurity.files.wordpress.com/2012/04/climatechangearabspring-ccs-cap-stimson.pdf.
(74) « Syria : Drought driving farmers to the cities », The New Humanitarian, 2 septembre 2009,
www.thenewhumanitarian.org/feature/2009/09/02/drought-driving-farmers-cities.
(75) Voir le dossier coordonné par Hélène Lavoix, « Portal to the Islamic State war », The Red
(Team) Analysis Society, 25 novembre 2014, https://www.redanalysis.org/2014/11/25/portal-islamic-
state-war/.

17. L’histoire de l’évolution le montre : l’entraide est la seule réponse viable à l’effondrement

(76) Voir LECOMTE Jacques, La Bonté humaine, Paris, Odile Jacob, 2012, et SOLNIT Rebecca, A
Paradise Built in Hell, Londres, Penguin Books, 2010.
(77) Voir CYRULNIK Boris, OUGHOURLIAN Jean-Michel, BUSTANY Pierre, ANDRÉ
Christophe, JANSSEN Thierry, Votre cerveau n’a pas fini de vous étonner, Paris, Albin Michel, 2003.
(78) FRESSOZ Jean-Baptiste, BONNEUIL Christophe, L’Événement Anthropocène, Paris, Le Seuil,
2013.
(79) Voir CHAPELLE Gauthier, DECOUST Michèle, Le Vivant comme modèle, Albin Michel,
2015.
(80) WOHLLEBEN Peter, ou la vidéo TED de SIMARD Suzanne, une des grandes découvreuses de
ce mutualisme. https://www.ted.com/talks/suzanne_simard_how_trees_talk_to_each_other ?
language=en.

19. Risques climatiques : la finance


entre Charybde et Scylla

(81) DAVENPORT Coral, « Climate change poses major risks to financial markets, regulator
warns », New York Times, 11 juin 2019, https://www.nytimes.com/2019/06/11/climate/climate-
financial-market-risk.html.
(82) CARNEY Mark, « Breaking the tragedy of the horizon – climate change and financial
stability », Speech by Mr Mark Carney, Governor of the Bank of England and Chairman of the
Financial Stability Board, at Lloyd’s of London, Londres, 29 septembre 2015,
https://www.bis.org/review/r151009a.pdf.
(83) Traub Lieberman Straus & Shrewsberry LLP, Aspen RE, « Climate change and insurance
implications », White Paper, 17 juin 2019, https://www.jdsupra.com/legalnews/climate-change-and-
the-re-insurance-99028/.
(84) Traub Lieberman, op. cit.
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(85) AGLIETTA Michel, ESPAGNE Étienne, « Climate and finance systemic risks, more than an
analogy ? The climate fragility hypothesis », Working Paper, CEPII, avril 2016,
http://www.cepii.fr/PDF_PUB/wp/2016/wp2016-10.pdf.
(86) DAVISON Matt et al., « Are counterparty arrangements in reinsurance a threat to financial
stability ? », Bank of Canada, Staff Working Paper 2016-39, août 2016,
https://www.bankofcanada.ca/wp-content/uploads/2016/08/swp2016-39.pdf.
(87) BATTISTON Stefano et al., « A climate stress-test of the financial system », Nature Climate
Change, vol. 7, pp. 283-288, 27 mars 2017.
(88) DE LA VEGA Xavier, « La finance peine à se décarboner », Alternatives économiques, hors-
o er
série n 114, 1 février 2018.

21. Pour une science sociale générale

(89) CAILLÉ Alain, CHANIAL Philippe, DUFOIX Stéphane, VANDENBERGHE Frédéric (dir.),
Des sciences sociales à la science sociale. Sur des fondements anti-utilitaristes, Lormond, Le Bord de
l’eau, 2018.
(90) AMSELLE Jean-Loup, Rétrovolutions. Essai sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock,
2010.
(91) WILSON Edward O., The Social Conquest of Earth, New York, Liveright Publishing
Corporation, 2012, traduit de l’anglais (américain) par Marie-France Desjeux, La Conquête sociale de
la Terre, Paris, Flammarion, 2013.
(92) SERVIGNE Pablo, CHAPELLE Gauthier, L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Paris, Les Liens
qui libèrent, 2017.
(93) Collectif, Manifeste convivialiste, à lire sur http://www.lesconvivialistes.org/.
(94) DARWIN Charles, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe [1871], Genève,
Slatkine, 2012.
(95) COCHET Yves, « De la fin d’un monde à la renaissance en 2050 », Libération, 23 août 2017 ;
blog de Guy McPherson : « Collapse of industrial Civilization ».
(96) SERVIGNE Pablo, STEVENS Raphaël, CHAPELLE Gauthier, Une autre fin du monde est
possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), Paris, Le Seuil, 2018.
(97) MAUSS Marcel, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques »,
L’Année sociologique, 1923-1924.
(98) www.lesconvivialistes.org.

Troisième partie.
D’autres perspectives

24. Jusqu’où le monde peut-il s’éroder ?

(99) ALLEN Steven et al., « Atmospheric transport and deposition of microplastics in a remote
mountain catchment », Nature Geoscience, 12, 15 avril 2019, pp. 339-344, doi.org/10.1038/s41561-
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019-0335-5.
(100) UNEP, Global Resources Outlook 2019. Natural resources for the future we want, 2019 ;
World Bank, The Growing Role of Minerals and Metals for a Low Carbon Future, 2017 ; OECD,
Global Material Resources Outlook to 2060. Economic drivers and environmental consequences, 2018.
(101) Traduction française : Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.
(102) FULLER Buckminster, Nine chains to the moon, Lippincot, 1938.
(103) Paul Romer, Prix Nobel d’économie 2018 avec William Nordhaus : « À aucun horizon
concevable – je dirais jusqu’à peu près 5 milliards d’années, quand le Soleil explosera – nous ne serons
à court de nouvelles découvertes [donc de croissance] ».
(104) ASIMOV Isaac, Fondation, 1951, Paris, Hachette/Gallimard, 1957.
(105) BIHOUIX Philippe, L’Âge des low tech, Paris, Le Seuil, 2014.
(106) SEMPRUN Jaime, Andromaque, je pense à vous, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des
nuisances, 2011, p. 17.
(107) PAULY Daniel, « Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries », Trends in
o
Ecology and Evolution, vol. 10, n 10, octobre 1995.

25. Comment nourrir l’humanité ?

(108) HENRY Amanda G. et al., « Plant foods and the dietary ecology of Neanderthals and early
o
modern humans », Journal of Human Evolution, n 69, 2014, pp. 44-54 ; POWER Robert C. et al.,
« Dental calculus indicates widespread plant use within the stable Neanderthal dietary niche », Journal
o
of Human Evolution, n 119, 2018, pp. 27-41.

27. Laissons les océans tranquilles

(109) https://www.ipcc.ch/report/srocc/.
(110) https://www.nationalgeographic.fr/planete-ou-plastique/boyan-slat-dici-2050-nous-aurons-
elimine-la-pollution-plastique-des-oceans.
(111) http://www.nature.com/articles/doi : 10.1038/s41559-016-0051.
(112) https://science.sciencemag.org/content/361/6409/1373/tab-e-letters.
(113) Voir note X p. 162X. http://www.fao.org/3/a-i5555f.pdf.
(114) http://www.fao.org/3/a-i5555f.pdf.
(115) https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-enquete-sur-la-peche-durable-la-grande-
distribution-reste-en-rade-n62022/.
(116) http://www.fao.org/3/T4890E/T4890E00.htm.
(117) https://conbio.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1523-1739.2006.00338.x.
(118) http://www.stateoftheocean.org/science/current-work/
(119) BROWN Culum, « Fish intelligence, sentience and ethics », Animal Cognition, 17 juin 2014.

28. La géo-ingénierie peut-elle modifier


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les trajectoires climatiques ?

(120) IRVINE Peter et al., « Halving warming with idealized solar geoengineering moderates key
climate hazards », Nature Climate Change, vol. 9, pp. 295-299, 11 mars 2019, doi.org/10.1038/s41558-
019-0398-8.

29. Le transhumanisme face au désastre écologique

(121) Voir par exemple ALEXANDRE Laurent, « Amazon et les 1 000 milliards d’astronautes »,
L’Express, 28 février 2018, p. 10. En ligne : https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/a-la-conquete-du-
cosmos-avec-les-transhumanistes_1988616.html, consulté le 15 juillet 2019.
(122) Voir en particulier HUXLEY Julian, New Bottles For New Wine, Londres, Chatto & Windus,
1957, http://archive.org/details/NewBottlesForNewWine, consulté le 18 juillet 2019.
(123) Voir en particulier FM-2030 (Fereidoun M. Esfandiary), Are You a Transhuman ? Monitoring
and Stimulating Your Personal Rate of Growth in a Rapidly Changing World, New York (NY), Warner
Books, 1989.
(124) https://transhumanistes.com, consulté le 20 juillet 2019.
(125) Voir notamment KURZWEIL Ray, Humanité 2.0. La bible du changement, trad. Adeline
Mesmin, Paris, M21 Éditions, 2007.
(126) « Transhumanist Declaration », H+Pedia, 9 mars 2019,
http://hpluspedia.org/wiki/Transhumanist_Declaration, consulté le 19 juillet 2019.
(127) Pour une introduction à ce champ, voir BONNEUIL Christophe, JOLY Pierre-Benoît,
Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, 2013.
(128) AUDÉTAT Marc, BARAZZETTI Gaïa, DORTHE Gabriel, JOSEPH Claude, KAUFMANN
Alain, VINCK Dominique (dir.), Sciences et technologies émergentes. Pourquoi tant de promesses ?,
Paris, Hermann, 2015.
(129) LIAO Matthew S., SANDBERG Anders, ROACHE Rebecca, « Human engineering and
climate change », Ethics, Policy & Environment, 15 (2), 2012, pp. 206-221, DOI :
10.1080/21550085.2012.685574.
(130) Association française transhumaniste Technoprog, « Les valeurs du transhumanisme techno-
progressiste », https://transhumanistes.com/presentation/valeurs, consulté le 21 juillet 2019.

30. Les survivalistes sont-ils apocalyptiques ?

(131) MARCHAND Laure, « Fin du monde : Sirince est assailli par les touristes », Le Figaro,
19 décembre 2012.
(132) JENKINS John Major, Tzolkin : Visionary Perspectives and Calendar Studies, Garberville,
Borderland Sciences Research Foundation, 1994.
(133) « Vers la fin du monde ? », enquête Ipsos Global @dvisor de mai 2012.
(134) COHN Norman, Les Fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du
e e e
XI au XVI siècle avec une postface sur le XX siècle [1957], Paris, Julliard, 1962.
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o
(135) JEWETT Robert, « Coming to terms with the doom boom » in Quarterly Review, vol. 4, n 3,
1984.
(136) COHN Norman, op. cit.
(137) NIDLE Sheldan, Your Galactic Neighboors, Pukalani, Blue Lodge Press, 2005.
(138) VIDAL Bertrand, Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde ?, Paris, Arkhê, 2018.
(139) MITCHELL Richard G., Jr, Dancing at Armageddon, Chicago, University of Chicago Press,
2002.
(140) Érigeant la fable de La Cigale et la Fourmi en modèle, les survivalistes se nomment entre eux
« les fourmis ». Notons que le Réseau des survivalistes francophones sur Facebook et l’American
Network To Prepare (ANTS) partagent cette même imagerie.
(141) http://survivreauchaos.blogspot.fr/2016/09/quelques-veritespropos-de-la-fin-du-monde.html –
n’est plus en ligne au 11 août 2019.
(142) « Entretien avec Piero San Giorgio : Survivre à l’effondrement économique », Rébellion,
o
n 52, avril 2012.
(143) COHN Norman, op. cit.

31. Dans quelle mythologie s’inscrit


votre vision de la fin de notre monde ?

(144) Période de souffrance marquant la fin des temps, prophétisée dans les Évangiles par Jésus la
veille de sa mort.

33. Faire calmement face à notre finitude

(145) SCOTT James C., Homo domesticus, Paris, La Découverte, 2019.


(146) Calderón de la Barca, extrait de La vie est un songe, 1636, trad. Bernard Sesé, Flammarion,
1992. Analyse de La vie est un songe à partir de la lecture de Didier Souillé, professeur émérite de
littérature comparée.
(147) DeCASIEN Alex R., WILLIAMS Scott A., HIGHAM James P., « Primate brain size is
predicted by diet but not sociality », Nature Ecology & Evolution, 1, mis en ligne le 27 mars 2017,
doi.org/10.1038/s41559-017-0112.

35. La solution sera-t-elle politique ?

(148) Voir cet entretien sur Le Vent Se Lève : https://lvsl.fr/entretien-avec-corinne-morel-darleux/.


(149) Lire cet excellent texte critique :
http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/2019_etude_l-effondrement-parlons-
en_1.pdf.
(150) Texte issu du livre Joyful Militancy et publié sous forme de brochure par le site de la ZAD de
Notre-Dame-des-Landes (https://expansive.info/Defaire-le-radicalisme-rigide-1364).
(151) JENSEN Derrick, LIERRE Keth, McBAY Aric, DGR – Deep Green Resistance. Un
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mouvement pour sauver la planète, 2 tomes, Herblay, Éditions Libre, 2018 et 2019.

37. Derrière l’effondrement,


la peur de mourir

(152) MORIN Edgar, L’Homme et la Mort, Éditions Corrêa, 1948, rééd. Paris, Le Seuil, « Points »,
1976.
(153) ARIÈS Philippe, Essai sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975.
(154) VAN EERSEL Patrice, La Source noire, Paris, Grasset, 1986 ; et Réapprivoiser la mort, Paris,
Albin Michel, 1996.
(155) KÜBLER-ROSS Elisabeth, On Death and Dying, 1969 ; Les Derniers Instants de la vie, trad.
Cosette Jubert, Genève, Labor et Fides, 1975.
(156) Voir notamment dans Réapprivoiser la mort, op. cit., le chapitre sur La Maison de Gardanne,
lieu de soins palliatifs exemplaire.
(157) FAURÉ Christophe, Vivre le deuil au jour le jour, Paris, Albin Michel, 2012.
(158) Jusqu’à la mort accompagner la vie : http://www.jalmalv-federation.fr.
(159) EKR France : http://ekr.france.free.fr/.

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