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Le spectateur mobile
Introduction
Cette étude s’appuie sur les actions menées au sein de l’association nationale
Cultures du Cœur et plus spécifiquement de sa formation à la médiation
culturelle destinée au champ social et des actions de médiation conduites dans le
cadre de projet d’action culturelles sur des territoires diversifiés.
Depuis1998, l’association nationale Cultures du Cœur a pour mission de faciliter
l’accès aux équipements culturels et aux structures culturelles et sportives pour
les plus démunis. L’action se situe à l’interface de 9500 partenaires culturels et
7500 relais sociaux. Les partenaires culturels en convention avec Cultures du
Cœur s’engagent à proposer des invitations vouées à être relayées par les 7500
structures sociales et associatives relais de notre action.
Les quatre principes fondateurs de l’association - gratuité, autonomie des
publics, libre choix des sorties et la mise en place dans les structures sociales
d’une permanence de préparation et de retour de sorties- définissent aussi bien la
base de notre partenariat avec les acteurs sociaux qu’ils constituent des axes de
travail pour ces derniers.
Cependant, on réalise que sur le terrain de son exercice, la gratuité ne suffit pas
à décider un public à fréquenter un lieu culturel, que le travailleur social doit
faire preuve de conviction pour que ces publics ne réduisent pas « gratuit » à
« sans valeur », qu’il n’est pas aisé de mobiliser les publics lorsque l’action
sociale est prioritaire.
D’autre part, l’autonomie des publics se gagne dans le temps, et un libre choix
de sortie s’exprime rarement au début d’une relation avec une structure sociale.
C’est pourquoi nous avons mis en place, en 2004, une formation à la médiation
culturelle destinée au champ social.
S’il n’est pas d’emblée formé pour être médiateur culturel le travailleur social
est confronté à plusieurs dilemmes : Comment susciter ce désir de sortie sans
l’orchestrer ? Comment être force de proposition pour une sortie, quand on a une
visibilité réduite de l’offre culturelle et de ses contenus ? Comment s’improviser
médiateur culturel, quand les seuls outils dont on dispose sont ceux de la
médiation sociale ?
1
sortie voué à autonomiser les travailleurs sociaux et leurs publics, sont à même
de faire émerger des principes et des techniques de médiation culturelle, des
modes opératoires de l’accompagnement des publics. Dans un troisième temps
nous proposerons un model possible de la médiation culturelle dans le champ
social. Compte tenu de la diversité des sorties suscitées par le dispositif de
Cultures du Cœur et de notre implication spécifique dans ce domaine, nous nous
appuierons ici principalement sur des exemples issus de sorties au théâtre.
Toute réflexion sur les publics issus du champ social nécessite de préciser que la
diversité même des missions sociales, des conditions, des formes d’isolement ou
de précarité des personnes qui fréquentent une structure sociale, nous conduit à
les considérer d’abord comme un reflet de notre société. S’il est une spécificité
de ces publics c’est qu’ils nous renvoient résolument à nous mêmes.
La permanence culturelle de préparation et de retour de sorties dans les relais
sociaux a comme objectif de susciter une parole libre sur chaque proposition
artistique, une parole libérée de tout discours officiel ou promotionnel.
Peut-on vraiment susciter de tels espaces dans les théâtres sans qu’ils soient liés
à une démarche promotionnelle du lieu, à l’accroissement de sa fréquentation ou
au renforcement de son identité ? Les publics peuvent-ils aisément laisser libre -
cours à leur esprit critique dans le cadre d’une action de médiation culturelle
initiée par un théâtre ?
Au fil des sorties, on découvre toujours chez les publics des capacités à investir
les pratiques les plus diverses, une mobilité physique, intellectuelle, psychique
qui se gagne avec le temps dans la multiplicité même des sorties.
Des facultés d’interprétation, de symbolisation, qualités qui ne demandaient
qu’à être activées nous indiquent que, dans des cadres désinhibants, en
confiance, les publics, quels qu’ils soient, disposent des moyens d’aimer ou de
rejeter un spectacle, d’en isoler des éléments, de faire vivre une palette du
spectateur à travers les nuances de leur perception.
L’objectif premier de ces permanences est apparemment simple, il vise à
instaurer un temps de partage entre les bénéficiaires du dispositif. L’enjeu se
complique lorsqu’il s’agit d’intégrer ces permanences au temps de travail des
acteurs sociaux, de leur donner une régularité, une justification qui excède le
simple droit aux loisirs et au plaisir. Les travailleurs sociaux doivent alors
justifier de l’action culturelle dans un cadre social et parfois défendre les
pratiques culturelles comme un levier d’insertion ou d’intégration sans toujours
disposer de mode d’évaluation ou d’indicateurs précis.
Cela dit, si cette action n’était vouée qu’à nous réapprendre la sociabilité, on en
mesurerait vite toutes les limites. La figure du médiateur qui annoncerait en
préambule d’une séance : « Va au théâtre, c’est bon pour toi » serait tout aussi
limitée.
2
Les permanences les plus stimulantes réinterrogent les œuvres, en nuancent les
effets, retrouvent toute la saveur de l’esprit critique dans un monde ou tant de
gens parlent à notre place. Restaurer cette circulation d’une parole libérée des
conventions d’un lieu, ou d’une pratique, est déjà un enjeu dont n’ont pas
toujours consciences les publics.
Dans ce cadre la médiation socio-culturelle retrouve toute sa dimension
politique, car, dans les centres sociaux, elle invente un espace nouveau où les
œuvres sont aussi là pour permettre de parler de soi et de sa condition.
Médiation sociale et médiation culturelle se réunissent alors autour d’un
« pouvoir dire » et d’un « pouvoir faire » des publics concernés. Dans cette
volonté de remettre en mouvement l’individu, d’inscrire la sortie culturelle dans
un parcours plus large que celui de la simple fréquentation, il s’agit de reprendre
du pouvoir sur sa vie et d’affirmer ce pouvoir dans l’espace public. Dans ce
cadre les compétences du travailleur social en matière de mobilisation et
d’accompagnement des publics sont à même d’enrichir la médiation culturelle.
Les valeurs même du travail social peuvent la conditionner.
Les travailleurs sociaux les plus impliqués dans la conduite de sorties ou
d’actions culturelles utilisent intuitivement les outils de la médiation sociale sur
le terrain de la médiation culturelle et cet usage demande un certaine
inventivité : « Il y a quelque chose de l’artiste dans le travailleur social en ce
sens qu’il crée une œuvre relationnelle qu’on ne peut pas expliquer par les
seules règles techniques. Ce qui « inspire » un changement social, un mieux-être
chez une personne ou un groupe en difficulté, est sans doute plus précieux que
ce qui le « fabrique ». Le résultat du travail social est plus important que le
travail lui-même, et l’auteur, celui qui a inspiré toute l’entreprise, bien plus
important que le réalisateur effectif. Le travailleur social à en commun avec
l’artiste une possibilité de combiner harmonieusement l’utilité et l’expression
créatrice. » 1
C’est la capacité du travailleur social à inventer les dispositifs et les conditions
d’ « une œuvre relationnelle » qui va déterminer les qualités même de son
accompagnement des publics dans les lieux culturels. La volonté de proposer ou
de susciter le désir de se rendre dans un théâtre s’interrogera aussi sur la place
que les artistes d’aujourd’hui laissent au spectateur et notre capacité à l’occuper
et à la questionner.
« Là où je marche ça m’appartient » disait l’auteur dramatique Bernard-Marie
Koltès en parlant de ses personnages, il est surprenant de réaliser à quel point
cette phrase peut prendre tout son sens dans l’accompagnement des publics issus
du champ social.
La libre circulation dans les lieux culturels est toujours liée à une autre mobilité,
celle de l’esprit, de l’interprétation, d’un imaginaire qui s’autorise à être formulé
en public.
1 Rapport du conseil supérieur du travail social, Le travail social aujourd’hui et demain, presses de
l’EHESP, Rennes, 2009, p.60.
3
La fréquentation répétée de ces permanences dans les retours de sorties évoque
une forme d’agilité reconquise des publics, une appropriation graduelle des
contenus des spectacles proposés, une émancipation partagée entre encadrant
social et bénéficiaire du dispositif.
Dans ce cadre l’expression même d’un désir de spectacle ou d’un point de vue
qui dépasserait le « j’aime ou j’aime pas » fissure tout ce qui semblerait
immuable pour l’individu, une perception limitée qu’il aurait de lui-même, de
ses capacités critiques, de ses compétences à investir en liberté un espace et un
temps de partage qu’il ne s’autorise pas toujours. La conquête est territoriale,
psychique, imaginative. Il s’agit d’occuper le terrain d’une proposition culturelle
avec tous ses sens : « Les deux types de dispositif (participation et médiation)
mènent à des questions similaires : comment donner une place au spectateur
sans le déterminer ? On ne peut pas opposer simplement le couple
activité/action au couple passivité/manipulation, mais il faut réfléchir aux
moyens de décrire la possibilité pour le spectateur de « prendre place », c’est à
dire de prendre une place qui ne lui aurait pas été donnée. »2
2 Christine Servais, Relation Œuvre/spectateur : quels modèles pour décrire une réception active ? in
Nancy Delhalle avec la collaboration d’Aline Dethise ( sous la direction de), Colloque de Liège : Le théâtre
et ses publics, la création partagée, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2013, P.182.
3 Marie-Christine Bordeaux, Elisabeth Caillet, La médiation culturelle : pratiques et enjeux théoriques in
Hana Gottesdiener et Jean Davallon ( sous la direction de). Cultures et Musées (Hors-Série) – La
muséologie : 20 ans de recherche. Arles, Acte Sud-Université d’Avignon, 2013, P.139.
4
Serge Chaumier et François Mairesse : « La médiation n’est donc pas
simplement transmission d’un sens, elle est production d’un sens par l’acte de
transmission même, et c’est en cela que le terme d’appropriation prend sa force,
c’est parce qu’il y a réintégration dans une transformation de soi. C’est un
processus dynamique de mise en effervescence. Brassage des contenus et des
interprétations, mais plus encore de l’interaction de ceux-ci avec l’intériorité
d’un individu qui s’en trouve interpellé. »4
4 Serge Chaumier, François Mairesse, La médiation culturelle, Paris, Armand Colin, 2013, P.136.
5
sortie, ou être force de proposition, donner des indications sur un spectacle ou
laisser au public le choix de le découvrir.
La notions de parcours du spectateur prend tout son sens lorsque la médiation
culturelle s’interroge sur l’avant, le pendant et l’après d’une sortie ; un parcours
ou l’individu se renforce dans la multiplicité même des spectacles auxquels il
assiste, où il gagne en mobilité physique, intellectuelle, sensible, en s’autorisant
à investir des lieux que sa situation sociale ou d’autres représentations de lui-
même, lui interdiraient.
L’accompagnement des publics peut aussi être une question de style et sa
conception l’art d’imaginer de nouveaux dispositifs de relation aux propositions
artistiques. Dans la dynamique même de la médiation à laquelle nous croyons,
les questions de contenus, d’esthétiques et de citoyenneté sont inséparables,
voire réconciliées. De plus, le milieu théâtral ne peut ignorer que parmi les
médiateurs il y a aussi des artistes qui conçoivent en co-construction avec les
publics des parcours sensibles, des aventures de médiation à même de bousculer
les évidences d’une rencontre avec un spectacle, un acteur, un choix de
scénographie ou d’éclairage.
Une phrase entendue à plusieurs reprises et déclinée sous toute ses formes : « Je
ne vois pas où il veut en venir mais c’était très bien. »6 « J’étais ému mais je ne sais pas
vraiment pourquoi »7 « Je ne suis pas sûr d’avoir tout écouté mais je suis touché… » 8
Dans un ouvrage récent Marie-Christine Bordeaux et François Deschamps
définissent clairement trois modes fondamentaux à chaque projet d’éducation
artistiques : « L’expérience esthétique, qui s’accomplit dans la réception des
œuvres et dans l’intentionnalité esthétique du spectateur. L’expérience
artistique qui s’accomplit dans la confrontation personnelle à la forme, à la
difficulté de faire prendre corps aux choses par le biais des langages artistiques.
Enfin, l’expérience symbolique, car la culture n’est rien sans la relation et la
communication interpersonnelle, qui repose sur l’explicitation, la verbalisation,
la confrontation entre les interprétations et l’échange sur celles-ci, la relation
5 Propos tenus de spectateurs accompagnés lors de projet de parcours du spectateur avec des habitants de
Villetaneuse proposés dans le cadre des actions de Cultures du Coeur.
6 Propos tenus à l’issue d’une sortie à l’Opéra Bastille en septembre 2013 à l’occasion de la reprise de
6
établie entre une danse et un texte philosophique, un objet et un poème, une
forme et un savoir. »9
Les propos de Christian Biet semblent y faire écho et pourraient contribuer à
définir une poétique de la relation 10 où des questions d’esthétique et de
réception rejoignent les valeurs de l’accompagnement des publics : « Car que se
passe-t-il lorsque le phénomène de comparution se réalise, lorsque les regards,
les conduites et les jugements s’entrecroisent, se complètent ou s’opposent ? Il
apparaît que l’art du théâtre - performance, représentation, texte confondus -
consiste à jouer à hésiter, est à hésiter, à présenter des propositions qui, si elles
apparaissent univoques, sont possiblement contrebalancées par une réception
contradictoire, ou à présenter des propositions elle-même contradictoires, que
les spectateurs peuvent juger lorsqu’ils le souhaitent, et dont d’autres
spectateurs peuvent contester, ou non, le jugement. Et l’on a dit que là était non
l’émancipation, non l’affranchissement des spectateurs, mais simplement leur
capacité, celle qu’ils ont toujours eue. Une capacité à juger, donc à débattre,
une capacité, en l’occurrence, propre à hésiter, donc à constater l’incertitude,
une capacité à proprement parler critique, d’abord fondée sur le mouvement
d’oscillation. » 11
Dans le cadre d’une sortie collective qui peut être conçue comme un projet, sans
doute faut-il garder à l’esprit que les publics ne sont pas là pour rendre compte
de l’intégralité d’un spectacle, sans doute aussi doivent-ils entrer dans une salle
avec cette idée qu’ils n’aimeront peut-être qu’un acteur, un passage ou même un
instant du spectacle. Le champ du ressenti est plus vaste, et même dans le cadre
d’un rejet du spectacle l’espace critique s’affine, s’élargit, s’affirme. Les publics
développent alors intuitivement des modes de perception des plus subtils,
s’autorisent à considérer comme des émotions la perplexité ou leur indécision
sur l’appréciation d’un spectacle. Les publics en confiance dépassent les
jugements tranchés pour investir un champ du ressenti bien plus nuancé. Le
plaisir du spectateur n’est plus réductible à l’identification à un comédien ou à
un récit et son ennui à l’incompréhension.
Nous sommes toujours frappés par la capacité des néophytes à parler
spontanément sur la valeur objective d'un jeu d'acteur, d'un choix de
scénographie, d'un éclairage. D'une certaine façon les publics moins habitués
regardent à l'oeil nu un spectacle et sont à même de remettre en cause des choix
artistiques que nous oublions de voir lorsque nos attentes sont trop définies,
lorsque notre connaissance d’un texte ou d’un artiste nous placent d’emblée en
quête d’une symbolique, d’un point de vue, d’un traitement de mise en scène,
d’une comparaison avec d’autres spectacles. Les moins habitués peuvent alors
7
nous montrer des éléments du spectacle que nous n’avons pas toujours
questionné: « Ce comédien parle trop fort. Pourquoi sommes nous aussi
éclairés ? Les acteurs se donnent beaucoup de mal. Assis comme ça, je ne vois
qu’une partie du décor… Pourquoi applaudissent-t-ils encore ? » autant de
phrases entendues lors de sorties que l’on peut réduire à un manque de pratique
du théâtre mais qui nous renvoient à des données matérielles et objectives du
spectacle. Une écoute vive de ces spectateurs nous conduit à revisiter nos
habitudes, à les questionner à travers ce que voient les publics et que nous
n’aurions sans doute jamais vu sans eux.
12 Projet de parcours du spectateur qui a été mené sur deux années (2012-2014) avec un groupe
d’habitants de Villetaneuse, à la demande du service culturelle de la Mairie de Villetaneuse et dans le
cadre des actions de Cultures du Coeur
8
L’hybridation des formes, le mélange des genres, ce que Pascal Jacob appelle
« un agrégat de forme » en parlant du cirque semble s’être diffusé à tous les arts
de la scène et contribuent aussi à la confusion des spectateurs. Les accompagner
à un spectacle est alors l’occasion de prendre conscience de tout ce que nous ne
regardons plus mais qui est accepté par les habitués : le rapport diffus entre la
scène et la salle, des accords tacites que nous avons intégrés, qui vont d’une
connaissance préalable du texte joué ou des comédiens, du parcours du metteur
en scène, autant d’éléments qui permettent aux publics habitués d’être dans
certaines dispositions et aux moins habitués de s’en sentir exclus.
Tentative de modélisation
9
Dans cette première étape, le médiateur met en jeu la culture de chacun, la
croise, la confronte, et la connaissance du milieu abordé intervient
prioritairement pour déconstruire tout préjugé que l’on peut avoir sur un lieu ou
un spectacle. Le risque serait d’enfermer les publics dans un savoir théorique sur
le théâtre avant de les avoir confrontés à une représentation.
Les attentes une fois identifiées le médiateur va passer à l’étape la plus créative
et délicate de la médiation : inventer des modes d’implication des publics.
Ces modes peuvent aussi bien être thématiques (Hamlet et son désir de
vengeance), liés à la sortie (prévoir un temps de retour après le spectacle),
pratiques (organiser une lecture de passages du texte)
Cette phase s’articule avec la première, car inventer des modes d’implication
c’est faire évoluer les attentes d’une personne. C’est dans ce cadre que le
médiateur se demande toujours s’il en dit trop ou pas assez.
Une sortie avec les habitants de Villetaneuse sur le spectacle « Seuls » de Wajdi
Mouawad nous a conduits à leur demander d’organiser une lecture sur les trois
premières séquences du spectacle. Une fois au théâtre, les personnes invitées
nous ont indiqué à quel point cette lecture préalable les avait placées dans une
position critique confortable, entre le souvenir qu’ils avaient de leur lecture,
l’imaginaire qu’elle avait suscité avant la représentation et la découverte de la
mise en scène. Nous avons alors délibérément décidé de ne pas aller plus loin
dans le texte, tant la deuxième partie du spectacle fonctionnait sur le mode de la
révélation.
Il y a quelques années j’ai proposé à deux groupes distincts une sortie au Théâtre
des Bouffes du Nord. Je décidais de raconter l’histoire de ce théâtre,
indissociable de la personnalité du metteur en scène Peter Brook, qui avait
décidé de ne pas repeindre le théâtre et qui ne voulait pas faire oublier que la
salle avait brulé. Il voulait alors que le lieu puisse raconter son histoire avant que
le spectacle ne commence. Le premier groupe était ravi d’entrer dans ce théâtre
comme dans un musée, d’identifier les murs lézardés et d’habiter d’une certaine
façon cette histoire avant de découvrir le spectacle.
Quelques jours plus tard j’ai décidé, avec le deuxième groupe, de ne pas
raconter l’histoire du lieu. Une fois installé j’ai entendu trois personnes du
groupe dire : « On aurait pu nous emmener ailleurs que dans un théâtre qui a
brulé. »
D’une certaine façon, je réalisais que le médiateur était dans cette alternative :
en dire « trop » ou « pas assez », nourrir l’imaginaire et le désir des publics
qu’il accompagne, ou bien les laisser s’approprier un lieu ou un spectacle, pour
repousser le temps d’une restitution, évitant de les placer dans une réciprocité.
Pour une sortie au théâtre, le médiateur culturel auquel nous croyons, distille les
informations qu’il donne sur un lieu, un texte, une histoire, il propose en
quelque sorte une médiation « trouée » laissant ainsi une place à toute
appropriation libre de la part du public. Le silence, la place laissée à l’autre sont
10
encore à habiter : « Si l’artiste tend a exprimer quelque chose et que les
conditions pour le percevoir doivent être réunies pour nous permettre d’être mis
en présence avec ces propositions, les décryptage et les réinvestissement de sens
qu’ils nous permettent, les usages et les prolongements dans les vies de chacun
en sont l’autre visage. La médiation culturelle s’efforce de mettre en présence et
d’éclairer les relations que nous pouvons déployer avec les contenus, artistiques
ou scientifiques, et ce qu’ils produisent en chacun de nous. C’est par le partage
et l’échange que vont se concrétiser les modalités de la médiation culturelle. »13
13 Serge Chaumier, François Mairesse, La médiation culturelle, Paris, Armand Colin, 2013, P. 52.
11
des habitués ayant intégré tous les accords consentis entre la scène et la salle, et
un public novice qui peut vite conclure que le théâtre n’est résolument pas fait
pour lui.
Il faut toujours garder à l’esprit que la première sortie au théâtre peut être la
dernière, qu’il sera difficile de convaincre une personne de revenir voir un
spectacle lorsque la première expérience a été mal vécue. Parce que le théâtre
demande souvent un minimum d’engagement et d’acceptation de convention il
reste pour beaucoup une sortie à part.
Conclusion
12
dans le cadre d’un rejet du spectacle l’espace critique s’affine, s’élargit,
s’affirme. Les publics développent alors intuitivement des modes de perception
des plus subtils, s’autorisent à considérer comme des émotions la perplexité ou
leur indécision sur l’appréciation d’un spectacle. Les publics en confiance
dépassent les jugements tranchés pour investir un champ du ressenti bien plus
nuancé. Le plaisir du spectateur n’est plus réductible à l’identification à un
comédien ou à un récit et son ennui à l’incompréhension d’une proposition
artistique.
La médiation culturelle à laquelle nous croyons n’est pas une conciliation entre
les œuvres et le public, ni une action corrective visant à combler les prétendues
failles des publics conviés. Dès lors, comment éviter de poser d’emblée les
fonctions d’insertion et d’intégration par la culture qui peuvent renvoyer
l’individu à sa fragilité ? Le médiateur culturel ne cherche pas à résoudre notre
rapport à l’art ou aux œuvres et toute la difficulté et la diversité de son action
résident dans l’ambivalence même de sa position qui, dans le cadre de
l’accompagnement des publics nécessite de constants réajustements. Les
paradoxes sur le terrain de la médiation n’annulent pas ses principes, ils lui
confèrent une certaine plasticité, et c’est dans ces tensions parfois
contradictoires qu’il faut savoir se déterminer ou favoriser en fonction du terrain
et des personnes que l’on accompagne l’une des tendances proposées par le
paradoxe.
Bibliographie
Raison Présente, Pour une éthique de la médiation culturelle ? N°177, Paris, 1er Trimestre
2011.
13
Théâtre public, Penser le spectateur, N°208, Montreuil, avril-juin 2013.
Colloque de Liège : Le théâtre et ses publics, la création partagée, Besançon, Les solitaires
intempestifs, 2013.
14