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Le musée en tant qu'institution :

de l'étatisme au populisme
démocratique

Raymond Montpetit
Directeur de la maîtrise en muséologie
Université du Québec à Montréal

L'histoire des musées, depuis l'époque des premiers cabinets


particuliers et des premières grandes collections privées, est pour
une bonne part, celle de leur institutionnalisation progressive. En
effet, d'abord rassemblées sous l'égide de la passion de quelques-
uns, les collections d'artefacts naturels et culturels en vinrent à être
vues comme un patrimoine collectif, comme quelque chose que
tous avaient intérêt à contempler. L'accès à ce patrimoine était
encouragé, soit pour le simple plaisir de voir, soit, dans un but plus
pragmatique, pour s'en inspirer dans la production des biens maté-
riels ou culturels contemporains; mais toujours, les promoteurs des
musées mettaient de l'avant le fait que tous les visiteurs, en parcou-
rant les salles d'exposition, tireraient un sentiment de fierté à l'égard
du pays dont la puissance et le rayonnement permettent d'accumu-
ler tant de choses merveilleuses et de les exhiber dans ces nouveaux
musées publics.
Le thème général « musée et institution » m'incite d'abord à un
effort de définition. Qu'est-ce que le musée en tant qu'institution?
Qu'apprend-on à son sujet, quand on cherche à penser son carac-
tère institutionnel? Et, si le musée est bien une institution, à quoi
sert-il et quel est son mandat?
Commençons par trois remarques. D'abord, la définition d'un
musée, de son rôle, de ce que le public va y faire et de ce qu'il peut
en tirer, bref la définition du fonctionnement institutionnel d'un
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musée dans la société, n'est clairement établie ni dans l'opinion


publique ni parmi les gens de musées eux-mêmes. Les musées
d'aujourd'hui diffèrent, à plusieurs titres, de ceux d'hier; de plus, les
divers types de musées ont évolué différemment pour nous placer
maintenant devant une grande variété de musées, chacun exigeant
des visiteurs des comportements différents.
Deuxième remarque, les musées, pas plus que les autres insti-
tutions, ne peuvent seuls définir leur place et leur fonction; celles-
ci résultent plutôt d'un jeu de forces complexes, qui s'exerce dans
la dynamique sociale d'ensemble à laquelle les musées, comme les
autres organisations, sont soumis. Une analyse du musée doit donc
prendre en considération plusieurs questions plus larges, concernant
entre autres choses le statut des savoirs et leur diffusion dans une
société donnée et le rapport difficile que le présent entretient avec
les héritages du passé.
Enfin, troisième constat, le diagnostic porté sur l'institution
qu'est le musée varie en fonction des appartenances idéologiques de
ceux qui le prononcent. Porteur et diffuseur des valeurs sociales, le
musée, à gauche, est presque toujours soupçonné de compromis-
sions inacceptables avec les pouvoirs qui maintiennent des privi-
lèges acquis et un ordre social peu désirable pour le bonheur de la
majorité.

À cause de leurs origines sociales et politiques, donc de leurs fondements,


les musées ne peuvent que s'opposer au changement et les muséologues
ont tout intérêt à maintenir le statu quo [...] les musées font plus qu'in-
carner des valeurs établies, solidement enracinées; ils en sont également
les propagateurs (Cameron, 1992: 11).

À droite, le musée est au contraire vu comme un instrument


travaillant au profit de la société et répandant, conformément à
l'idéal démocratique, le savoir et la culture auprès de tous les
citoyens qui le visitent. Aussi, penser le caractère institutionnel du
musée nécessite de maintenir cette double lecture, de ne pas perdre
de vue que le musée est bien un des lieux de cet enjeu : conservant
le passé de la culture, il encourage un certain «conservatisme» en
érigeant ces témoins en exemples, mais ce faisant, il devient en
période de mutation, la cible de ceux qui font le procès de la société
et veulent la réformer et la transformer.
* * *
Sociologues, anthropologues, philosophes et politologues ont
donné de nombreuses définitions de la notion d'institution, faisant
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ressortir comment elle joue un rôle majeur dans la régulation et dans


la perpétuation des modes de vie de la société moderne. Regardons
certaines de ces définitions, pour ensuite examiner ce qu'elles
deviennent dans le champ spécifique de la muséologie.
Plusieurs reconnaissent à la notion d'institution, un aspect
comportemental et un second aspect, qui relève plus de l'organisa-
tion sociale. Voici la définition que donne Henri Pratt Fairchild
(1967: 157) et qui illustre bien ce double sens:

Institution. (1) An enduring, complex, integrated, organized behavior pat-


tern through which social control is exerted and by means of which the
fundamental social desires or needs are met.
(2) An organisation of a public, or semi-public character involving a di-
rective body, and usually a building or physical establishment of some
sort, designated to serve some socially recognized and authorized end. In
this category fall such units as collèges and universities, orphan asylums,
hospitals, almshouses, etc.
L'auteur ajoute cette définition de l'institution sociale:

Social institution. The sum total of the patterns, relations, processes, and
material instruments built up around any major social interest. Any
particular institution may include traditions, mores, laws, functionaries,
concentions, along with such physical instruments as buildings, machi-
nes, communication devices, etc. The more generally recognized social
institutions are the family, the church or religion, the school or éducation,
the state, business, and such minor items as récréation, art, etc. Institu-
tions are the major components of culture.

Le Dictionnaire de la sociologie (1993: 123-124) définit ainsi


la notion:

Institution. Une composante concrète de la vie réelle [qui] consiste en un


ensemble complexe de valeurs, de normes et d'usages partagés par un
certain nombre d'individus. [...] On peut d'après lui [T. Parson], définir
comme institution toutes les activités régies par des anticipations stables
et réciproques entre les acteurs entrant en interaction. [...]
Les institutions sont des systèmes normatifs, auxquels le premier appren-
tissage ne peut initier une fois pour toutes.
il faut donc souligner l'importance des notions de socialisation et d'inté-
riorisation de la règle. C'est pourquoi il est juste de mentionner que « la
théorie de l'institution fonctionne en alternative avec la théorie de la lutte
des classes». Elle n'est pas antagonique avec elle.

L'institution a trait aux normes, aux comportements réglés et à


leur intériorisation par les sujets: une telle intériorisation concerne à
la fois le savoir et l'agir de chacun.
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Dans nos sociétés, institutions et culture vont donc de pair,


une large part de nos comportements, de nos attitudes et de nos
croyances est forgée dans le creuset d'institutions qui les perpétuent
et les transmettent. Aussi, quand un organisme comme l'ICOM (Con-
seil international des musées) adopte une définition officielle du
musée, le mot «institution» y figure d'entrée de jeu:

Le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service de


la société et de son développement, ouverte au public et qui fait des
recherches concernant les témoins matériels de l'homme et de son envi-
ronnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique et notamment
les expose à des fins d'études, d'éducation et de délectation (Statuts,
art. 2.1).

Une fois établi que le musée est une institution, il est intéres-
sant de le situer parmi les autres institutions, car elles sont diverses
dans leurs fonctions. En effet, on distingue ainsi des « institutions
régulatrices», qui agissent au niveau plus abstrait des mentalités et
déterminent les comportements socialement acceptables, et les « ins-
titutions opérationnelles», qui offrent directement des services spé-
cifiques à des usagers qui les utilisent. Ces institutions opération-
nelles répondent explicitement à ce qu'une société définit comme
étant un de ses besoins; elles sont établies pour fournir ce service et
remplir cette fonction.
On peut identifier différentes catégories d'institutions selon le
genre de service qu'elles rendent et d'opération qu'elles mènent:
ainsi parle-t-on, par exemple, et cela est intéressant pour qui pense
aux musées, d'« institutions curatives» ou «thérapeutiques» (remé-
diai institutions), pour désigner ces institutions qui s'adressent à des
maux sociaux et tentent d'y apporter des correctifs. Voici la défini-
tion de ces institutions opératives curatives:

A culture complex in which the major purpose is to correct mal-


adjustments or to achieve more adéquate adjustments, and in which a
building or a System of buildings plays a major and central rôle. Examples
are hospitals, jails, old people's homes, orphanages, and the like (Fair-
child, 1967).

Le mandat institutionnel confié au musée le place à la croisée


des chemins; certains de ses objectifs sont éducatifs, comme ceux
que poursuivent l'école ou la bibliothèque publique, d'autres l'amè-
nent dans la proximité de ces institutions curatives, qui se proposent
d'agir sur les comportements et de remédier, par leurs actions, à
certains maux et désordres sociaux perçus par les dirigeants, et sur
lesquels elles veulent agir.
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La définition du musée selon l'ICOM en fait une institution «au


service de la société et de son développement», mettant ainsi en
lumière le fait que le musée puisse devenir un enjeu quand différents
projets sociaux se disputent l'avenir de la collectivité. Ce n'est pas
un hasard, par exemple, qu'en période de néo-conservatisme, cette
idée de «développement social» puisse inquiéter. Ainsi, en 1984,
dans l'Angleterre du thatcherisme, la définition de l'ICOM a été
revue et abrégée par l'Association des musées britanniques, pour
biffer cette allusion au social et ne retenir qu'une définition descrip-
tive qui énumère les fonctions internes du musée:

A muséum is an institution which collects, documents, préserves, exhibits


and interprets material évidence and associated information for the public
benefit (Boylan, 1992: 12).

Si le musée n'est plus ici défini comme étant au service du


développement social, on constate qu'il n'en demeure pas moins le
serviteur de la vision politique de ceux qui le définissent.
Pour mieux saisir le fonctionnement institutionnel du musée, je
voudrais le comparer à ces autres institutions qui offrent des collec-
tions au public.

LA BIBLIOTHÈQUE ET LE MUSÉE

La comparaison bibliothèque/musée permet de mieux cerner la


difficulté de définir avec précision le besoin auquel répond le
musée. En effet, contrairement aux bibliothèques, ce que font et ce
que sont les musées dans notre société n'est pas évident. Je retien-
drai trois éléments aux fins de cette comparaison : la désignation, les
usages et les usagers.

La désignation

Sauf exception, toutes les bibliothèques disent bien leur nom,


leur appellation de «bibliothèque» est explicite et bien contrôlée.
Les bibliothèques peuvent être qualifiées de «nationales», de «sco-
laires» ou de «municipales», être générales ou spécialisées, mais
jamais elles ne se présentent comme des «centres livresques», des
« imprimatorium», des «liberdômes» ou des «maisons gutenber-
guiennes».
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Force est de constater que dans le monde des musées, tous ne


disent pas leur nom ni ne l'affichent dans leur intitulé. Plusieurs
lieux museaux ont préféré avoir recours à une autre désignation que
celle de « musée», comme si ce nom nuisait à leur image parce que
trop... trop quoi? - trop traditionnel, trop terne, trop marqué par le
passé, pas assez dans le coup, pas capable de refléter les muséogra-
phies nouvelles qui étaient les leurs et qui les séparaient de ce que
le musée a longtemps été, et que le mot lui-même connotait trop.
Le fait que les musées se présentent socialement sous plusieurs
appellations ne facilite pas la caractérisation d'une place précise ni
la saisie d'une définition. Cette multiplicité de désignations suggère
que toutes ces institutions ne cherchent peut-être pas à occuper,
auprès des publics, un même lieu.

Les usages

Au-delà de la diversité des appellations, qui fait que les musées


ne portent pas toujours ce nom, il y a aussi l'hétérogénéité des
expériences et des usages qu'ils rendent possibles. Ici aussi, la réalité
muséale contraste avec celle des bibliothèques. En entrant dans une
bibliothèque, je sais à quoi m'attendre: le protocole, qui prévaut à
son utilisation et qui règle la relation avec les usagers, est partout le
même grosso modo. Il y a d'une part, la zone d'information et de
références, qui permet de connaître les livres en bibliothèque et,
d'autre part, les rayons, la collection de livres à emprunter. Dans les
institutions muséales, rien de pareil : l'usage qu'est la visite emprunte
une grande variété de formes, plus ou moins contraignantes, plus ou
moins inédites et participatoires. Du point de vue des visiteurs, les
expériences offertes et vécues dans ces divers lieux varient telle-
ment, que peu de gens les ressentent toutes comme similaires et
relevant d'un domaine « muséologique» unique.
Il faut en effet s'élever à un assez grand degré d'abstraction
pour saisir le dénominateur commun qui regroupe sous une même
définition - comme celle de l'ICOM déjà citée et bien connue - des
lieux aussi divers qu'une maison ancienne meublée, un musée d'art
contemporain, un parc naturel, un musée d'histoire, un centre de
sciences, un zoo ou un aquarium, un site historique ou archéolo-
gique, etc.
Un musée se définit donc par ses fonctions et par ce que fait
son personnel; mais du côté des visiteurs et de leur expérience de
LE MUSÉE EN TANT QU'INSTITUTION 137

ces lieux, seul est apparent le mixte variable de communication-


exposition-interprétation-animation-éducation, auquel on les expose
et qui compose une gamme de visites bien différentes les unes des
autres.
La résultante qu'est l'expérience de musée se vit sous le signe
de l'hétérogénéité et de la multiplicité. Certains lieux semblent exi-
ger une attitude minimaliste - on a parlé à leur sujet du «musée-
temple» - , on y déambule tranquillement, dans un quasi-silence
respectueux, examinant lentement les objets montrés, répétant ce
même comportement, de salle en salle. Mais ailleurs, dans les
«musées-laboratoires» ou dans les «musées-spectacles», on pénètre
dans des espaces divers et surprenants, on s'exclame, on expéri-
mente et on participe, on assiste à du théâtre, on joue, on voit du
cinéma et on actionne des gadgets technologiques. Certes, partout
des choses sont données à voir, mais selon des mises en scène, des
environnements et des protocoles de mise en contact très différents,
qui réclament en retour des modes d'appropriation très variés de la
part des visiteurs.
Si la bibliothèque impose un comportement spécifique et per-
met toujours de consulter, d'emprunter et de lire, l'offre émanant des
musées est plus hétéroclite et ambiguë. Les musées peuvent exiger
de leurs visiteurs toute une gamme d'actions pour bien profiter de ce
qu'ils offrent. Il est d'ailleurs fort possible d'aimer fréquenter tel type
de musées, mais pas tel autre, tellement les visites et les usages
diffèrent.
Aucune règle ou protocole ne fixent donc précisément le mode
de relation selon lequel les contenus de l'expérience muséale seront
livrés. Ce que l'on fait dans ces lieux reconnus comme musées n'est
pas défini clairement au préalable, cela varie d'un musée à un autre,
et même d'une salle ou d'une exposition à une autre, dans un même
musée.
Autrement dit, quand on va au musée, on ne joue pas partout
à la même chose. C'est pourquoi, certains musées peuvent être très
populaires auprès du grand public, alors que le dispositif d'autres
suggère qu'ils sont destinés à ne s'adresser qu'à un cercle relative-
ment restreint d'initiés.
Mais si « on ne joue pas à la même chose», à un autre niveau,
peut-être se soumet-on à une même dramaturgie, qui est toujours la
mise en scène par les pouvoirs d'un certain savoir. J'y reviendrai,
après avoir dit un mot du dernier point de la comparaison biblio-
thèque/musée, celui des usagers.
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Les usagers

Quand quelqu'un entre dans une bibliothèque, tout l'environ-


nement, le dispositif et les interactions personnelles s'adressent à lui
en tant que « lecteur» potentiel. Ce n'est qu'à titre de lecteur qu'on
l'interpelle, car c'est à ce seul besoin spécifique que le lieu peut
répondre.
À quel titre les musées s'adressent-ils à ceux qui les fréquen-
tent? À quels besoins viennent-ils répondre? Comment le musée
définit-il ceux qui s'y rendent?
Le vocabulaire fluctue: sont-ils des usagers, des visiteurs, des
spectateurs, des amateurs, des curieux, des studieux, des vacanciers,
des touristes, voire des consommateurs? Autant ce sont des «lec-
teurs» qui fréquentent les bibliothèques, autant est bien cernable la
compétence qui est requise d'eux pour pouvoir tirer profit de cet
équipement culturel, autant la diversité de l'expérience muséale
rend difficile de préciser à quel titre on fréquente les musées et ce
qu'on en retire, ou encore, «à quoi exactement on nous expose».
On pourrait ici se référer à l'histoire, retracer les rôles et les
missions qui ont été confiés aux musées d'art, de sciences, d'ethno-
logie ou d'histoire et faire l'examen de ce que les promoteurs ont dit
que les musées accomplissaient. La constante est presque toujours
que le musée doit s'adresser à tous, connaisseurs et gens du grand
public, comme l'écrivait déjà, en 1790, le ministre français Jean-
Marie Roland (1992: 31):

Le Muséum n'est pas exclusivement un lieu d'études. Il faut qu'il intéresse


les amateurs sans cesser d'amuser les curieux. C'est le bien de tout le
monde. Tout le monde a le droit d'en jouir. C'est à vous de mettre cette
jouissance le plus à la portée de tout le monde.

Il est important de remarquer que cette conception dédouble le


public du musée: d'une part, il y a les amateurs, au sens de «ceux
qui aiment et connaissent» les objets exhibés au musée; ceux qui y
viennent dans une perspective d'études, pour analyser les spécimens
qu'ils collectionnent souvent eux-mêmes; d'autre part, il y a «les
curieux», ceux qui ne viennent au musée qu'occasionnellement,
déambulant parmi les collections, sans y rechercher autre chose
qu'une forme de loisir. Le musée, en concevant ainsi la dualité de
ses publics, définit son action comme une opération sur deux
niveaux. En premier lieu, il agit dans l'ordre du savoir et se prête aux
recherches de certains connaisseurs qui poursuivent « le vrai »; c'est
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la dimension scientifique de l'institution, qui regroupe autour des


objets, des spécialistes de la discipline concernée: historiens, bota-
nistes, anthropologues, historiens de l'art, etc. En second lieu, le
musée contribue moins au savoir et à sa production qu'à une diffu-
sion plus large et floue qui atteint les visiteurs «curieux»; il tient
alors, à l'intention du grand public et à l'occasion des choses mon-
trées, un discours moins net, qui est davantage de conviction et axé
sur des valeurs que fondé sur une connaissance aux hypothèses
partagées et vérifiables.
Un tel discours relève des idéologies; il est ancré dans la prag-
matique de la communication muséologique elle-même et se fonde
sur le type de relation qu'une telle institution prestigieuse impose
d'autorité au public qui la visite. La monstration d'objets est alors
reprise et mise au service d'une démonstration - au double sens
d'une explication et d'une démonstration de force - qui prend appui
sur les artefacts exposés, mais d'une autre façon que ne le fait le
savoir. L'analyse et l'étude font place à l'admiration; en effet, dans
cette logique, les caractéristiques des artefacts eux-mêmes comptent
moins que l'effet d'ensemble de leur cumul en ce lieu de visibilité
publique.
Ce qui est diffusément communiqué aux curieux résulte de la
mise en scène «expositionnelle» elle-même, par laquelle tous ces
objets sont détenus et exposés. La « leçon de chose » conserve la
généralité d'une impression globale - elle émane du musée comme
un dispositif particulier de diffusion - plutôt que d'une étude com-
parative des artefacts col liges. Ce message affirme la supériorité d'un
État (et de ses institutions) capable de regrouper ainsi des merveilles
naturelles et culturelles provenant, dans les meilleurs cas, des quatre
coins du monde. Il dit aussi le bonheur de ceux qui ont la chance
d'être citoyens d'une telle nation et admis dans ces «temples». Les
collections réunies témoignent du bien-fondé des choix politiques
qui sont faits par ceux qui veillent au « bien commun » de la collec-
tivité.
Chaque contexte historique a mis de l'avant, à travers le temps,
les bénéfices particuliers que l'usager et la collectivité tireraient de
la présence des musées et chaque fois, on constate que les musées
sont présentés comme faisant partie des solutions aux principaux
problèmes sociaux de l'heure; on les définit comme «efficaces»
pour contribuer à remédier à un problème et à rendre la société plus
fonctionnelle. C'est en ce sens que j'ai évoqué, au début, le rôle
d'institution curative que joue le musée: il contribue à la fois aux
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recherches que mènent les studieux et à l'atteinte d'objectifs sociaux


que requiert l'organisation de la vie collective.
Le musée prend place dans plusieurs stratégies sociales dirigées
vers le grand public. On a dit, par exemple, «qu'il stimule la fierté
nationale» et « la participation à la culture universelle», qu'il permet
« l'apprentissage de la liberté» et « l'imitation des vertus des grands
hommes», qu'il «procure du plaisir aux connaisseurs cultivés»,
«fournit des modèles aux artistes», et «élève l'âme des moins favo-
risés et des moins instruits». Favorisant la «prise de conscience des
progrès et de la supériorité de la civilisation occidentale», le musée
serait capable d'inculquer des « leçons de patriotisme» aptes à inté-
grer les immigrants récents aux valeurs fondamentales de leur so-
ciété d'accueil. Aujourd'hui, dans un pays d'immigration comme le
Canada, où une politique multiculturelle est en vigueur, le mandat
de plusieurs musées mise moins sur l'assimilation des arrivants que
sur l'affirmation que leur programmation favorise le multicul-
turalisme et la compréhension interculturelle, donc la tolérance et
l'ouverture envers les autres communautés culturelles.
L'importance de cette dimension publique du musée a consi-
dérablement modifié l'aménagement de ces institutions. Nous
sommes passés d'un musée où l'ordonnance spatiale des objets était
dictée par les catégories qui servaient à classifier les collections, à
un musée divisé en deux types distincts d'espace: d'une part, les
«réserves», où les collections sont rangées et, de l'autre, les salles
d'exposition, où elles sont montrées au public. Si des catégories
analytiques et disciplinaires peuvent encore guider la disposition des
objets dans les réserves où ne pénètrent que des spécialistes et des
chercheurs, l'exposition montre les objets de collection qu'elle
retient selon une tout autre logique, narrative plus que disciplinaire,
et fondée sur les impératifs d'une communication efficace avec le
public.
Ainsi, la double nature «connaisseur/grand public» de ceux
qui fréquentent le musée donne-t-elle lieu à un dédoublement des
espaces et des logiques dominantes. Un de ceux qui ont conceptua-
lisé ce modèle est le célèbre anthropologue Franz Boas (1985: 90-
91):

Believing as he did that the major purpose of a large muséum was to


accumulate the artlfactual base for scholarship, and that, on the other
hand, the exhibits were primarily for the gênerai viewer, Boas thought that
« the Une between the exhibition halls open to the gênerai public and the
study collections open to students should be drawn much more sharply
LE MUSÉE EN TANT QU'INSTITUTION 141

than is gêneraily done. [...] In planning a muséum, I should be inclined


to arrange a séries of exhibition halls for the public on the ground floor
[...]. Above thèse I should arrange a number of halls with lower ceilings
for study collections, but accessible to the public. Hère the cases can be
placed close together; and systematic arrangement would be the prime
ob]ect, not attractive exhibitions.

L'identification et l'exposition des spécimens sont faites selon


deux logiques tributaires: les exigences des «connaisseurs» et les
besoins et les attentes moins spécifiques du grand public. Un sys-
tème propice aux recherches domine dans les réserves; un arrange-
ment attrayant, capable de retenir l'attention de tous, règle les salles
d'exposition.
Une seconde institution est souvent mise en comparaison avec
le musée, surtout par ceux qui en font la critique: il s'agit des prisons
qui, à leur façon, aménagent aussi un espace clos de visibilité, de
cumul, de répartition et de contrôle.

LA PRISON ET LE MUSÉE

Comme le musée, la prison instaure un rapport localisé entre


le voir, le savoir et le pouvoir: elle est un lieu de renfermement, de
classement et de distribution.

Nous essayons de poser le problème fondamental du musée, intéressé par


les questions du rassemblement et de la localisation. À cet égard, nous
n'hésitons pas à rapprocher cette institution en plein essor (le musée), des
autres, non moins secouées, - l'hôpital, la prison, l'école, la caserne,
l'hospice, les HLM, bref tous les bâtiments de l'enfermement et de la
ségrégation. Ils s'influencent d'ailleurs les uns les autres. [...] On discerne
partout, à travers ces « implantations», la violence de la séquestration, de
la réduction et même de la mort (Dagognet, 1984: 11)1.

Plusieurs penseurs ont fait jouer la comparaison musée/prison,


en comparant le lieu muséal à ce lieu d'enfermement, qui tient
prisonniers des objets faits pour être ailleurs.
Un des plus célèbres dénonciateurs de ce grand déplacement
par lequel les musées font passer dans leurs collections des œuvres

1. Il ajoute aussi : « Nous connaissons d'autres institutions ou pratiques de la


collection et de l'enfermement : l'asile, l'hôpital, la prison, l'école, la
caserne, etc. Or, le musée les réunit toutes » (p. 31).
142 RAYMOND MONTPETIT

d'art qui remplissaient, ailleurs dans l'espace social, une fonction


symbolique utile, est Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy
( 1 9 8 9 : 47). Pour lui, la décontextualisation des œuvres les trans-
forme et met à mort leurs significations culturelles véritables:

Cessez surtout de nous vanter l'ordre et l'arrangement qui régnent dans


ces ateliers de démolition. À quelle triste destinée condamnez-vous les
Arts, si leurs produits ne doivent plus se lier à aucun des besoins de la
société, si des systèmes prétendus philosophiques leur ferment toutes les
carrières de l'imagination, les privent de tous ces emplois que leur pré-
paraient les croyances religieuses, les douces affections sociales, les con-
solants prestiges de la vanité humaine.

De Quincy constate que le musée modifie la perception des


œuvres et la relation qu'on entretient avec elles; il ne permet la
contemplation des œuvres qu'en adoptant l'attitude des « studieux »
ou celle des «curieux», mais à son avis, ni l'étude ni la simple
curiosité ne constituent une façon adéquate d'entrer en contact avec
les œuvres et de les bien percevoir :

Les beaux ouvrages de l'Art, ceux qui furent produits par le sentiment
profond de leur accord avec leur destination, sont ceux qui perdent le
plus, à être condamnés au rôle inactif qui les attend dans les cabinets.
Ceux qui parlaient le plus à l'Âme et à l'imagination, sont ceux qui
deviennent le plus muets pour elles. [...] Tout ici [au musée] vous parle
de l'Art et de ses ressorts, des secrets de la science, des moyens de
l'étude; tout ici vous tient en garde contre la séduction. La curiosité et la
critique sont là pour empêcher les émotions d'arriver jusqu'à l'âme ou d'y
pénétrer (1989: 44-45).

Ainsi, ni le regard curieux ni l'examen savant, tous deux impo-


sés par le contexte de l'exposition de collections au musée, ne con-
viennent aux œuvres; celles-ci réclament, de ceux qui les contem-
plent, une perception «émotive» à laquelle tout le contexte originel
de réception doit contribuer. Hors de ce lieu, l'œuvre perd beau-
coup de ses effets et de sa capacité à nous émouvoir:

Combien de monuments restés sans vertu par leur seul déplacement ! que
d'ouvrages ont perdu leur valeur réelle en perdant leur emploi ! que d'objets
vus avec indifférence, depuis qu'ils n'intéressent plus que les curieux! Ce
sont des monnaies qui n'ont plus cours que parmi les savants (1989: 55).

Au musée, l'œuvre a perdu ses liens actifs avec la vie sociale,


elle n'est plus opérante dans la culture réelle, mais tenue prisonnière
et condamnée à l'inutilité.
Michel Foucault (1985), dans Surveiller et punir, a montré la
genèse de la prison, cette institution moderne d'enfermement qui
LE MUSÉE EN TANT QU'INSTITUTION 143

incarne la nouvelle logique des disciplines et qui, en cela, est bien


contemporaine de la formation de ce qu'il appelle «la société dis-
ciplinaire».

La première des grandes opérations de la discipline, c'est donc la cons-


titution de «tableaux vivants» qui transforment les multitudes confuses,
inutiles ou dangereuses, en multiplicités ordonnées. La constitution de
«tableaux» a été un des grands problèmes de la technologie scientifique,
politique et économique du XVIIIe siècle: aménager des jardins de plantes
et d'animaux, et bâtir en même temps des classifications rationnelles des
êtres vivants; observer, contrôler, régulariser [...] les deux constituants -
distribution et analyse, contrôle et intelligibilité - sont solidaires l'un de
l'autre. Le tableau, au XVIIIe siècle, c'est à la fois une technique du
pouvoir et une procédure de savoir. Il s'agit d'organiser le multiple, de se
donner un instrument pour le parcourir et le maîtriser; il s'agit de lui
imposer un ordre (1985: 174).

L'insertion du musée dans cette logique disciplinaire du tableau


ne fait pas de doute; le musée se structure durant cette période et
incarne, à sa façon, cet effort de classer et d'ordonner le visible,
pour qu'il forme un tableau cohérent et compréhensible. Différents
théoriciens examinent cette comparaison musée/prison: si plusieurs
affirment la pertinence de cette mise en parallèle, tous ne sont pas
du même avis quant au degré de similitude qui joue. Certains éta-
blissent une analogie complète: pour eux, le musée obéirait à la
même logique de fonctionnement que la prison. D'autres acceptent
que musée et prison comportent certaines ressemblances, que tous
deux sont bien des lieux d'articulation entre voir/savoir/pouvoir,
mais postulent que le rapport serait davantage de complémentarité
que de duplication, le musée infléchissant la logique de la société
disciplinaire et y contribuant d'une manière qui lui est propre.
Selon l'analyse de Foucault, avant l'implantation de la prison
moderne, un des moyens par lesquels le pouvoir s'affirmait était le
déploiement public de force qui avait cours à l'occasion des sup-
plices imposés: les rituels de châtiments avaient lieu au vu et au su
de tous afin que le peuple contemple leur imposition:

Le supplice judiciaire est à comprendre aussi comme un rituel politique.


Il fait partie, même sur un mode mineur, des cérémonies par lesquelles le
pouvoir se manifeste (1985: 58)2.

2. Il dit aussi : « Cette lisible leçon, ce recodage rituel, il faut les répéter aussi
souvent que possible ; que les châtiments soient une école plutôt qu'une
fête ; un livre toujours ouvert plutôt qu'une cérémonie » (1985 : 131).
144 RAYMOND MONTPETIT

Le peuple est présent aux supplices et y assiste en spectateur.


De tels rituels de châtiment sont liés à la société de spectacle de
l'Antiquité. Qu'il s'agisse de la phase un, durant laquelle le droit de
punir monarchique s'affirme dans des cérémonies qui provoquent la
terreur, ou de la seconde phase, qui accentue le caractère exem-
plaire du châtiment et en fait une représentation de moralité, la
visibilité de la punition et son inscription dans l'espace public sont
essentielles à sa vocation pédagogique. Or, Foucault affirme qu'avec
le confinement à la prison, on est passé d'une société du spectacle
à une société de la surveillance:

L'Antiquité avait été une civilisation du spectacle. «Rendre accessible à


une multitude d'hommes l'inspection d'un petit nombre d'objets»: à ce
problème répondait l'architecture des temples, des théâtres et des cirques.
Avec le spectacle prédominaient la vie publique, l'intensité des fêtes, la
proximité sensuelle. [...] L'âge moderne pose le problème inverse: «Pro-
curer à un petit nombre, ou même à un seul, la vue instantanée d'une
grande multitude.» [...] Notre société n'est pas celle du spectacle, mais
de la surveillance [...] les circuits de la communication sont les supports
d'un cumul et d'une centralisation du savoir (1985: 252).

Le pouvoir ne résiderait plus dans l'ostentation et dans la


manifestation spectaculaire de soi qui prévalaient dans l'ordre
monarchique; il emprunte plutôt la forme d'un «tout voir», il ins-
taure sur tout un regard de surplomb, grâce auquel rien n'échappe
plus à son examen inquisiteur: la prison devient alors la forme
majeure de la punition.

Un grand édifice carcéral est programmé. À l'échafaud où le corps du


supplicié était exposé à la force rituellement manifestée du souverain, au
théâtre punitif où la représentation du châtiment aurait été donnée en
permanence au corps social, s'est substituée une grande architecture fer-
mée, complexe et hiérarchisée, qui s'intègre au corps même de l'appareil
étatique. Une tout autre matérialité, une tout autre physique du pouvoir,
une tout autre manière d'investir le corps des hommes (1985: 136).

Alors que les collections monarchiques et princières de même


que les premiers cabinets de curiosités font encore clairement partie
de la culture du spectacle et de l'ostentation, la naissance des
musées aux XVIIIe et XIXe siècles s'inscrit déjà dans la société disci-
plinaire qui classe, surveille et maîtrise. Le pouvoir centralise des
objets venus de régions où sa domination s'étend, il les examine et
les classe, tout comme il surveille le public admis un moment en
salles pour admirer ce tableau. Comme dans la prison panoptique,
où le gardien en position centrale surveille les prisonniers dans les
LE MUSÉE EN TANT QU'INSTITUTION 145

cellules en périphérie sans que ceux-ci ne le voient, les visiteurs de


musée contemplent, tout en étant observés:

Bentham a posé le principe que le pouvoir pouvait être visible et invéri-


fiable. Visible: sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute sil-
houette de la tour centrale d'où il est épié. Invérifiable: le détenu ne doit
jamais savoir s'il est actuellement regardé; mais il doit être sûr qu'il peut
toujours l'être (1985: 235).

Regarder. Être vu. L'institution qu'est le musée correspond bien


à ce fonctionnement disciplinaire, tant dans sa gestion des collec-
tions et dans le dispositif de leur exposition, que dans la surveillance
constante des visiteurs qui y circulent. Mais si le musée peut être
décrit dans des termes qui le rapprochent de la prison, il s'inscrit,
d'une façon qui lui est propre, dans l'histoire et dans la logique de
la visibilité. Le musée prendrait, pour ainsi dire, la relève du châti-
ment public, en assurant une nouvelle présence du pouvoir dans le
champ social du spectaculaire produit à l'intention des foules.
En effet, alors que la punition quitte l'espace public pour se
dérober dorénavant au regard et passer à l'intérieur de l'espace car-
céral clos - allant du spectacle à la surveillance - , l'évolution des
pratiques «expositionnelles» fait voir, au contraire, une ouverture
progressive, qui conduit du cabinet clos et privé vers le grand mu-
sée, ouvert à tous les publics. Au moment où le punitif s'efface, la
tâche de montrer le pouvoir, de faire en sorte qu'il se voit et même
qu'il fasse spectacle, reste une fonction sociale importante: elle se
joue dans un autre champ que le punitif, celui des expositions et des
musées.
L'Antiquité construisait des lieux comme les temples, les cir-
ques et les théâtres, où, selon l'analyse de Foucault, un petit nombre
de choses étaient montrées aux foules rassemblées. La société disci-
plinaire moderne s'instaure par un double mouvement: sa logique
panoptique offre bien des tableaux, des panoramas exhaustifs aux
quelques-uns qui exercent le pouvoir de la surveillance; mais une
autre logique poursuit l'objectif d'en mettre «plein les yeux» et
aménage encore des lieux comme les musées et les centres d'expo-
sitions de tout genre, où cette fois, beaucoup de choses «font ta-
bleau » et sont exposées à l'intention du grand nombre. Dans cette
perspective, l'exposition se définit comme «un placement de choses
dans un espace maîtrisé de visibilité et comme un déplacement
planifié de visiteurs observés, dans un parcours orienté».
146 RAYMOND MONTPETIT

Le célèbre Crystal Palace de 1851, construit à Londres pour


abriter la première grande Exposition universelle, fonctionnerait
alors à l'inverse d'un panoptique:

The Crystal Palace reversée! the panoptical principle by fixing the eyes of
the multitude upon an assemblage of glamorous commodities. The
Panopticon was designed so that everyone could be seen; the Crystal
Palace was designed so that everyone could see (Bennett, 1988: 78).

Dans de tels lieux, un dispositif se met en place qui simultané-


ment ordonne la multitude de choses offertes au regard et la foule
des personnes venues les voir. Il s'agit donc d'une logique du mon-
trer, par laquelle un pouvoir installe un tableau qu'il maîtrise et y
convie un public cible. La signification sociale de ce dispositif relève
d'un nouveau contrôle démocratique des citoyens.

The significance ofthe formation ofthe exhibitionary complex, viewed in


this perspective, was that of providing new instruments for the moral and
cultural régulation of the working classes. Muséums and expositions, in
drawing on the techniques and rhetorics of display and pédagogie rela-
tions developed in earlier nineteenth-century exhibitionary forms,
provided a context in which the working and middle-class publics could
be brought together and the former [...] could be exposed to the
improving influence ofthe latter. A history then, ofthe formation of a new
public and its inscription in new relations of power and knowledge
(1988: 86).

La multiplication de lieux d'exposition entraîne la constitution


d'un public nouveau; ce public manifeste le nouvel ordre social
démocratique, qui repose sur la généralisation des valeurs domi-
nantes, sur la persuasion et sur la libre participation de chacun,
selon sa place, au tableau d'ensemble dans lequel il voit, tout en
étant aussi observé.
* * *
Aujourd'hui comme hier, le musée installe, visuellement, une
représentation des idéaux sociaux consensuels. Hier, un tel idéal
était souvent lié aux conquêtes militaires et aux visions d'empire. À
la fin du XXe siècle, un des éléments principaux de cette représen-
tation - du moins dans les pays occidentaux développés - est que
chacun est potentiellement concerné par la pluralité des cultures;
tous participent en effet, de plusieurs ensembles culturels, qui vont
de la culture savante à la culture populaire, de la culture locale à la
culture nationale et planétaire. Cette participation a lieu selon les
modes de diffusion qui sont ceux de notre société de consommation
LE MUSÉE EN TANT QU'INSTITUTION 147

et de spectacle: elle est rendue possible par le biais des différentes


technologies qui mettent les produits culturels à notre disposition.
Le musée est à penser comme partie prenante de cette persua-
sion spectaculaire, de cette médiation généralisée qui a cours et qui
interprète, pour tous et dans une perspective socialement utile, les
«contenus du patrimoine naturel, culturel et scientifique». Pour leur
part, musées et expositions installent physiquement ceux qui les
visitent au cœur de ces patrimoines, favorisant leur appropriation. La
finalité du musée, en dernière instance, est dédiée à la tâche de
constituer ce patrimoine, d'inciter à son partage et d'en faire émerger
un sens qui contribue aux différents consensus sociaux.
Donner un sens au monde matériel qui nous environne, faire
des choses du monde le patrimoine de quelqu'un et, idéalement, un
patrimoine partagé par tous. Comprendre le musée en tant qu'insti-
tution exige de voir son fonctionnement comme un médiateur par
lequel les cultures peuvent devenir le patrimoine collectif de tous.
Ce rôle d'institution de médiation peut s'expliciter dans le ta-
bleau suivant:
Tableau 1

Les musées, médiateurs des patrimoines

Les innovations Médiation Appropriation

les SAVOIRS les MUSEES > les PUBLICS


les OBJECTIFS sociaux et autres moyens
de diffusion
l'opinion publique
les PATRIMOINES

i
la DEMOCRATIE
les consensus
Par l'action des musées, les nombreuses innovations dans les
domaines des savoirs et des objectifs sociaux sont interprétées; les
musées assument une médiation de ces savoirs auprès des publics et
favorisent l'atteinte des objectifs sociaux. Les publics peuvent alors
s'approprier ces contenus, pour se former une opinion éclairée,
nécessaire en démocratie, et même s'en faire un patrimoine perçu,
à divers titres, comme collectif.
148 RAYMOND MONTPETIT

Avec un tel objectif - présenter des choses et des idées sous le


mode d'un patrimoine partagé - , nous pouvons présumer qu'il y
aura encore longtemps place pour les musées, probablement aussi
longtemps que durera l'idéal démocratique, si, comme l'affirme
Alain Touraine (1994: 239), la démocratie est cet «espace public
ouvert où se combinent la mémoire et le projet, la rationalité instru-
mentale et l'héritage culturel».
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