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SYNTHÈSE

mitkcinelsciences 1993 ; 9 : 50-8

De la musique au cerveau,
par l'intermédiaire
de Maurice Ravel

La compréhension de l ' organisation fonctionnelle des


Jus tine Sergent structures cérébrales sous-j acentes aux processus récep­
tifs et expressifs de la musique , malgré les difficultés à
laquelle elle se heurte , est un objet légitime de la recher­
che scientifique . L ' étude de cas de musiciens , tel que
Maurice Ravel, ayant été victimes d ' accidents cérébraux
offre la possibilité de découvrir certaines caractéristiques
des relations entre la musique et le cerveau , permet
d' identifier les questions essentielles posées par ces rela­
tions et de formuler des hypothèses . En utilisant les nou­
velles techniques d ' imagerie cérébrale , comme l' étude
tomographique par émission de positons et 1' examen céré­
bral par résonance magnétique, ces hypothèses peuvent
être soumises à vérification . Les résultats de ces recher­
ches montrent que la réalisation des fonctions musicales
par le cerveau engage un large réseau neuronal qui
englobe les quatres lobes cérébraux et le cervelet et met
en j eu des structures cérébrales adj acentes mais distinc­
tes de celles qui sous-tendent le langage verbal . Il existe
donc une relative indépendance fonctionnelle et structu­
rale du langage verbal et du langage musical , qui ex­
plique l ' existence de dissociations entre les troubles de
ces deux fonctions à la suite d ' une lésion cérébrale .

e toutes les facultés cilement communicable et elle est

D
cognitives humaines, peu influencée par des facteurs tels que
paraissent aussi herméti­ l' intérêt, l 'éducation, la culture, la
ques à l 'i nvestigation personnalité, de sorte qu'un morceau
scientifique que les capa- de musique qui suscite une émotion
cités musicales. Comprendre les pro­ intense chez certains individus peut
cessus psychologiques inhérents à laisser d ' autres complètement indiffé­
l' audition ou à l'exécution musicale rents. L'expression musicale, quant à
et identifier les substrats neurobiolo­ elle, relève du domaine artistique et
giques qui les sous-tendent se heur­ se trouve être le fait d'une minorité ;
ADRESSE ET TIRÉS À PART --- tent à des difficultés multiples aux­ de plus, elle requiert l ' acquisition de
quelles l 'étude des autres fonctions techniques et de pratiques que cha­
J . Sergent : Laboratoire de neurosciences
cognitives, Institut neurologique de Mon­
cognitives ne se trouve guère exposée. que musicien développe et perfec­
tréal, Université Mc Gill, 3801 rue Univer­ Ainsi, l'écoute de la musique consti­ tionne à sa façon . Autant l' écoute
sité, Montréal, Québec, H3A 2B4 Canada. tue une expérience personnelle diffi- que l'expression musicales sont donc
50 mis n ° 1 uol. 9, janvier 93
peu propices à l' approche expérimen­ * GLOSSAIRE * --� réception des mélodies, des harmonies
tale scientifique qui, traditionnelle­ et des rythmes dont la combinaison
Agnosie : trouble de la reconnaissance
ment, porte sur des données quanti­ définit une œuvre musicale à la
fiables et repose sur l'étude de grou­ ou �e . la signification des informations modalité motrice en ce qui ' touche
pes homogènes dans le but d'aboutir sensllwes. l'exécution qui requiert virtuosité et
à des généralisations à partir d'un coordination d'ensembles musculaires
: désorganisation de l 'expres­
échantillon représentatif. Agraphie sans oublier les aspects cognitifs e�
Pourtant, la compréhension des rela­ sion écrite due à des lésions cérébrales émotionnels nécessaires à l 'interpré­
tions entre la musique et le cerveau à l 'exclusion des troubles de la réalisa� tation et à l ' appréciation de la musi­
' d"1re de l' organisation fonction-'
c ' e�t-a- tion graphique liés à une atteinte de la que. En ce sens, une étude neuro­
nelle des stuctures cérébrales sous­ voie motrice principale des systèmes de cognitive des fonctions musicales
jace� tes aux processus réceptifs de la contrôle du mouvement (cérébelleux et déborde le simple cadre de la musi­
musique, est un but légitime de la striés essentiellement). que et offre la possibilité d'examiner
rech� rche scientifique. D'une part, la l�s mécanismes, et découvrir les prin­
musique peut être considérée comme �?exie : t ouble acquis correspondant à
.; Cipes, par lesquels le cerveau organise
un langage, et le langage musical l zncapacztè de comprendre les mots écrits
ses ressources lorsqu'il lui faut coor­
possède une grammaire, une syntaxe ou imprimés, engendré par une lésion
donner une variété d'opérations
et des �ègles d'exécution qui , bien cérébrale focalisée.
mentales.
que vanables selon les époques et les Parmi les approches expérimentales
r�gion� , n'en s?nt pas moins particu­ Amusie : perte du sens musical sans
disponibles, deux se révèlent particu­
_
heres a la musique et donc distinctes altération de l 'acuité auditive r�ndant
lièrement appropriées à ces objectifs.
de celles qui caractérisent le langage le s�jet incapable de recon;aître une
muszque. L'une est l'étude de cas de musiciens
verbal [ 1 -3] . En ce sens la réalisa­ ayant été victimes d' accidents céré­
tion des fonctions music�es engage braux, qui vise ainsi à établir des
: altération du langage oral et
corré! ations entre, d'une part, les
des processus mentaux qui leur sont Aphasie
_
propres et s'appuie donc sur des écrzt causées par des lésions de l 'hémis­
phère majeur affectant le lobe temporal fonctwns affectées et préservées dans
str.�c�ures cérébrales dotées des pro­ le domaine musical ou autre et
ou la Je circonvolution frontale, et sans
pnetes permettant la mise en jeu de
rapport avec des phénomènes paralytiques d' autre part, la nature et la localisa-'
ces processus spécifiques du domaine tion cérébrale de la perturbation. La
musical. De fait, les recherches por­ nz �es lésions cérébelleuses ou extrapy­
tant sur les patients ayant des lésions ramzdales, nz_ une atteinte sensorielle ni seconde approche s'appuie sur les
un état démentiel. ' développements récents de l 'imagerie
cérébrales ont montré que la perte du cérébrale fondée sur la tomographie
la? gage_ verbal (aphasie*) n'était pas
necessairement accompagnée d'une Aphasie de Wernicke : aphasie où par émission de positons (TEP) [ 7 ,
perte du �an_ga�e �usical (amusie* ) prédominent les troubles de la compré­ 8] . Outre une visualisation d e la
h�nsion . (su;dité verbale et alexie), neuro-anatomie fonctionnelle de pro­
[4, 5 ] . Ams1, 1 existence d' aphasies cessus mentaux spécifiques, cette
sans amusie et d'amusies sans apha­ l expresszon etant également perturbée de
jaçon souve�t importante (paraphrasie, technique permet d'examiner les rela­
sie met en évidence une double dis­ tions entre le cerveau et les fonctions
sociation suggérant autant l ' autono­ Jargonophasze).
co15nitives en sélectionnant des sujets
mie fonctionnelle des processus men­
: trouble acquis de l 'exécution
Apraxie sams et normaux qui présentent des
taux inhérents au langage verbal et
du mouvement volontaire, indépendant c�actéristiquent homogènes et appro­
musical que l' indépendance structu­
rale de !�urs s�bstrats neurobiologi­ fk,s Pfz!nomène_�, parétiques ou ataxiques, pnées à l 'objet d'étude. Cet article
d atteznte strzee ou cérébelleuse et d'un décrit 1' application de ces deux
ques. Neanmmns, les deux déficits
déficit intellectuel. approches au problème des bases
so?t fréquemment associés, indiquant,
neurobiologiques de certaines capaci­
�mt qu� ces d<;ux _ fonctions font appel
Gyrus angulaire : partie postérieure de tés musicales.

1
a certames operatiOns communes, soit
que le�rs substra�s neurobiologiques la circo�volution pariétale inférieure qui
respectifs sont distincts mais adja­ se contznue par les deux premières cir­ Musiciens victimes
cents, et peuvent donc être conjoin­ convolutions temporales. de troubles cérébraux
tement affectés par des lésions qui
respectent rarement les territoires G,Ynu supramarginal : segment anté­ Parmi les grands compositeurs de ce
fonctionnels �euronaux [6] . Par ail­ rzeur de la circonvolution pariétale infé­
siècle, certains eurent à endurer les
leurs, la pratique de la musique est rz_eure correspondant à l 'extrémité posté­
_ effets de lésions cérébrales dont les
un exemple typique d'opérations neure de la scissure de Sylvius.
manifestations varièrent selon les cas.
m� ntales multimodales, puisqu' elle Ainsi le compositeur russe et direc­
fait appel à la modalité visuelle par Prosopagnosie : agnosie particulière au
_ teur du conservatoire de Moscou
Iakovlev C hebalin �
le biais de la notation musicale, à la cours de laquelle le sujet est incapable
d� recon�aître les visages, même fami­ Vissarion
modalité auditive au niveau de la ( 1 902- 1 963), fut victime de deux
lzers, quz sont en sa présence ou repré­
sentes, sur une photographie. hémorragies cérébrales ( 1 953 et 1959)
• Voir glossaire, p. 51. dont la seconde produisit une sévère
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aphasie de Wernicke* ; il n'en conti­ tians concernant les dernières années
nua pas moins de composer sans de la vie de Ravel et sa maladie. La
diminution apparente - selon son col­ plus utile est l'article du neurologue
RÉFÉRENCES ------•
lègue Chostakovitch - de ses capaci­ Th. Alajouanine décrivant les résul­
1 . Deliège C . Les fondements de la musique tés musicales [9). Il en fut de même tats de ses examens de Maurice
tonale. Paris : Lattès, 1 984. de l'organiste et compositeur français Ravel s'étalant sur une période de
Jean Langlais ( 1 907- 1 99 1 ) qui devint deux ans [ 1 3 ) . Même si ce rapport
2. Sloboda JA. L 'esprit musicien. Liège : aphasique à la suite d'un accident fait état de certaines contradictions et
Mardaga, 1 985.
vasculaire cérébral et dont les troubles n' aborde ni la question de la sévérité
3 . Lerdhal F , JackendorfT R . A generative de lecture et d'écriture se limitaient des déficits de Ravel , ni celle de la
theory of tonal music. Cambridge MA : M IT au langage verbal sans affecter la lan­ chronologie des symptômes et de
Press, 1 983. gage musical [ 1 0) . Le compositeur l'évolution de la maladie, il n'en
4. Benton AL. The amusias. ln : Critchley anglais Benjamin Britten ( 1 9 1 3 - 1 976) constitue pas moins un document
M, Henson RA, eds. Music and the Brain. fut victime d'une embolie cérébrale unique et essentiel. Des informations
London : Heinemann, 1 966 : 378-9 7 . qui n'eut aucun effet significatif ou supplémentaires peuvent être glanées
durable sur ses capacités verbales ou dans de nombreux ouvrages écrits
5 . Marin O. Neurological aspects o f music
perception and performance . ln : musicales mais réduisirent la mobilité par des amis de Ravel et des musi­
Deutsch D, cd. The Psycho/ogy rif Music. New de son bras droit, produisant ainsi cologues [ 1 4- 1 8) . Cependant, certai­
York : Academie Press, 1 982 : 453 - 7 7 . une gêne pour l'écriture [ 1 1 ) . Plus nes incertitudes demeurent quant à
tragique fut la tumeur cérébrale (glio­ 1 'exactitude de toutes les informations
6 . Brust J C M . Music and language. Musi­
cal alexia and agraphia. Brain 1 980 ; 1 03 : blastome) , dans le lobe temporal contenues dans ces ouvrages puisque
367-92 . droit, dont souffrit le compositeur plusieurs auteurs rendent compte dif­
américain George Gershwin féremment d'événements ou de faits
7 Changeux JP. Les neurones de la raison . ( 1 898- 1 937) [ 1 2) . La progression de sa identiques.
La Recherche 1 992 ; 244 : 704- 1 3 .
maladie fut si rapide que, mis à part Il semble que 1 'on puisse affirmer que
8 . Sergent J . Neuro-anatomie fonctionnelle de brèves absences, aucun signe de les premiers symptômes indiscutables
de 1' identification des visages : une étude déficit des fonctions cognitives ne put de troubles cérébraux chez Maurice
tomographique par émission de positons. Rev être noté, même durant les dernières Ravel furent de nature agraphique* ,
Neuropjychol 1 99 1 ; 1 : 1 1 9-56.
semaines précédant sa mort à l'âge de alexique * et apraxique * et peuvent
9. Luria AR, Tsvetkova LS, Futer DS. 38 ans. Aucun de ces cas ne permet être datés de 1 ' année 1 933 . Ainsi, le
Aphasia in a composer. J Neurol Sei 1 965 ; d'émettre des hypothèses sur les rela­ chef d'orchestre Manuel Rosenthal
2 : 288-92 . tions entre le cerveau et la musique, [ 1 9, 20] , un élève et ami de Ravel,
1 0 . Signoret J L , Van Eeckhout P, Poncet si ce n'est pour suggérer que les struc­ décrit un incident au cours duquel il
M, Castaigne P. Aphasie sans amusie chez tures cérébrales dont la destruction remarqua, sur la partition d'une
un organiste aveugle. Alexie-agraphie ver­ provoque une aphasie ne sont pas composition à laquelle Ravel était en
bale alexie-agraphie musicale en braille . Rev indispensables aux processus de com­ train de travailler (Don Quichotte a
Neurol l 987 ; 1 43 : 1 72-8 1 .
position musicale, ce qui ne signifie Dulcinée, trois chansons accompagnées
1 1 . Henson RA. Maurice Ravel's illness : pas que ces régions ne participent pas d'un orchestre et composées fin
a tragedy of lost creativity. Br Med J 1 988 : normalement à ces processus ou ne 1 932 -début 1 933), une faute d'ortho­
296 : 1 585-8. soient pas impliquées dans d'autres graphe au mot " percussion Lors­ ''·

1 2 . Carp L . George Gershwin, illustrious aspects des fonctions musicales. que Rosenthal en fit la remarque à
American composer : his fatal glioblastoma. Le cas la plus dramatique est sans Ravel, celui-ci fut incapable de réa­
Am J Surg Pathol 1977 ; 3 : 473-8 . aucun doute celui de Maurice Ravel liser son erreur, lui qui attachait une
( 1 875- 1937) dont les quatre dernières grande importance à la qualité et à
1 3 . Alajouanine T. Aphasia and artistic
realization. Brain 1 948 : 7 1 ; 229-41 . (tra­ années de la vie se déroulèrent dans la précision dans tous les aspects de
duction française : Réalisation artistique et un état d 'incapacité à composer et à son travail. Ses lettres écrites à cette
aphasie. ln : Alajouanine T, ed. L 'Aphasie jouer de la musique alors qu'il avait époque sont en fait parsemées de fau­
et Langage Pathologique. Paris : Baillère 1 968 : conservé ses facultés d 'écoute et tes d'orthographe qu'on ne trouve
275-300 ) .
d ' interprétation m usicales, l a pas dans ses lettres antérieures [2 1 ) .
1 4 . Jankélévitch V. Ravel. Paris : Seuil, mémoire de ses propre œuvres et ses Particulièrement révélatrice est l'opi­
1 956. connaissances musicologiques. Cette nion du musicologue René Chalupt
maladie tragique n'en est pas moins [22) selon laquelle la partition de Don
1 5 . Jourdary-Morhange H. Ravel et nous.
Genève : Editions du milieu du monde, riche d' informations et mérite donc Quichotte a Dulcinée aurait été écrite
1 945 . une attention particulière pour la « par une main amie .. , en raison des

compréhension des relations entre le différences d 'écriture entre cette par­


1 6. Long M . Au piano av�c Maun'ce Ravel. cerveau et la musique. tition et les précédentes. Or, selon

1
Paris : Gérard Billaudot Editeur, 1 97 1 .
Manuel Rosenthal (communication,
1 7 . Marnat M . Maurice Ravel. Paris : personnelle, mars 1 992-mai 1 992),
Fayard, 1 986. La maladie Ravel a composé ces chansons et en
de Maurice Ravel
18. Roland-Manuel A. Ravel. Paris : Galli­
mard, 1 948. Il existe plusieurs sources d'informa- • Voir glossaire, p. 51.

52 mis n ° 1 vol. 9, janvier 93


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Figu re 1 . Échantillons de l'écriture de Maurice Ravel. (A ) lettre écrite en 1 929, à une période où aucun signe
de troubles neurologiques ne s 'était encore manifesté ; (8) lettre écrite en août 1 933, alors que les premiers signes
d'agraphie et d'apraxie idéomotrice s 'étaient manifestés quelques mois auparavart. La destinaire de la lettre était une
amie d'enfance de Maurice Ravel ; deux mois plus tôt, celui-ci, voulant lui montrer comment faire des ricochets sur
l'eau, lança la pierre dans son visage, une maladresse probablement due à l 'apraxie (reproduction a utorisée par
Mme Taverne).

a écrit 1' orchestration sans aucune dans l 'exécution de gestes courants, Il est difficile de déterminer avec
aide, ce qui suggère que les différen­ en p réfigureront bien d ' autres exactitude quand Ravel s'aperçut
ces graphiques observées sont en fait puisqu'il éprouvera par la suite beau­ pour la première fois d'un déficit
les premières manifestations de ses coup de difficultés à accomplir des directement relié à la musique. En
troubles neurologiques. Il semble gestes simples tels que tourner la clé septembre 1 93 3 , le j ournal Excelsior
donc qu 'à une période où Ravel était dans une serrure ou même tenir les publia un entretien avec Ravel dans
encore en possession de ses capacités couverts convenablement dans sa lequel il décrivait en détail sa concep­
de composition musicale, il était déjà main [ 1 7] . C'est aussi à cette époque tion de l'opéra jeanne D 'Arc qu'il pro­
sujet à des difficultés reliées à l'écri­ que les premiers signes de troubles jetait de composer. C ompte tenu de
ture. Celles-ci iront en s'aggravant, du langage se manifestèrent, par une sa grande honnêteté intellectuelle et
comme en témoigne la lettre d'août difficulté à retrouver les noms propres intégrité morale ( une sincérité <<

19 3 3 (jigure 1 b), et, vers la fin de puis les noms courants. Toutefois, désarmante » selon Gabriel Fauré), il
cette même année, il sera incapable bien que ce déficit reflète une forme est peu probable que Ravel se fût
de signer son nom et aura perdu la d'aphasie (de Wernicke, selon Ala­ livré à de telle confidences s ' il s'était
capacité de lire [23] . En juin 1 933, jouanine [ 1 3]), il n'a jamais atteint su incapable de composer. Toutefois,
alors qu 'il se trouve en vacances à un degré de sévérité comparable à ses autant dans cet entretien que dans
Saint-Jean-de-Luz, Ravel se rendit troubles de lecture et d'écriture et une lettre d'août 1 933 (figure lb), il
compte qu'il ne pouvait plus effectuer Ravel fut , tout au long de sa mala­ faisait part de sa fatigue et indiquait
les mouvements de la nage, lui qui die, capable de s'exprimer intelligem­ que ses efforts pour composer demeu­
était un excellent nageur. Ces pre­ ment et de comprendre ce que les raient vains. Le premier document
miers signes d' apraxie idéomotrice, autres lui disaient (M. Rosenthal, faisant état d' une prise de conscience
déjà précédés d'un ralentissement communication personnelle). par Ravel d' une incapacité à compo-
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ser date de novembre 1 933. Il s'était du Concerto pour la main gauche et,
alors confié à son amie Valentine durant l'été de la même année, il
RÉFÉRENCES ------• Hugo en lui disant : << je ne ferai corrigera Francis Poulenc et Made­
jamais ma Jeanne D 'Arc ; cet opéra est leine Grey qui s'étaient permis cer­
1 9 . Rosenthal M . Appelez-moi au 89 à
Montfort . Souvenirs de Manuel Rosenthal .
là, dans ma tête, je l'entends mais je taines libertés mineures dans l'exécu­
Le Monde de la MusiqUI! 1 987 ; 1 03 : 1 1 4- 1 1 8. ne l'écrirai jamais. C 'est fini, je ne tion de mélodies de sa composition
peux plus écrire ma musique '' [24] . [23] .
20. Saudinos D . ManUI!l Rosenthal. Une vie. Bien que Ravel ait fréquemment fait La maladie de Ravel consiste donc en
Paris : Mercure de France, 1 992.
part à ses amis de cette incapacité à une atteinte sélective de fonctions
2 1 . Ravel M. Lettres, écrits el entretiens (pré­ transposer soit en sons (par le chant), impliquées dans la transposltwn
sentés et annotés par Arbie Orenstein). soit en notes (par l'écriture musicale), d'informations d'une modalité à une
Paris : Flammarion, 1 989. soit en gestes (en jouant au piano) les autre, c ' est-à-dire la traduction
22. Chalupt R, Gérar M . Ravel au miroir de airs et harmonies qu'il disait << enten­ d'informations auditives en activités
ses lettres. Paris : Laffont, 1 956. dre dans sa tête », Alajouanine ( 1 3] motrices, d'informations visuelles en
ne s'est pas penché directement sur activités motrices, ou d'informations
23. Nichols R . Ravel remembered. New York : ce déficit central de la maladie de auditives en leurs représentations
W. W . Norton and Compagny, 1 988.
Ravel. Ce qui ressort de l'examen visuelles et vice-versa, sans qu'aucune
24. Hugo V . Trois souvenirs sur Ravel . mené par Alajouanine est une disso­ des modalités majeures ne soient en
Revue Musicale 1952 ; 1 3 7- 1 46 . ciation entre les aspects auditif, récep­ elles-mêmes affectées. En fait, du
tif et interprétatif de l'expérience point de vue purement moteur, Ravel
2 5 . Corballis MC. The lopsided ape. New
York : Oxford University Press, 1 99 1 . musicale, qui sont essentiellement ne démontre pas de déficit et peut
préservés, et les aspects productifs et même jouer les gammes au piano ; il
26. Myers R H . Ravel. Life and works. West­ expressifs , qui ne peuvent plus être ne présente aucun trouble de la
port, CT : Geenwood Press, 1 980. réalisés. sphère auditive ; à partir des divers
27. Cytowic RE. Aphasia in Maurice Ravel. Ainsi Ravel ne pouvait plus déchif­ documents portant sur les dernières
Bull Los Angeles Neurol Soc 1976 ; 41 : 1 09- 1 4 . frer une partition, copier une parti­ années de sa vie, il peut aussi être
tion, jouer des morceaux de musique établi que, dans le domaine visuel, il
28. Rentchnik P . Maurice Ravel. Médecine au piano (à l'exception du début de ne souffrait ni de négligence spatiale,
el Hygiène 1 983, 4 1 : 2604- 1 6 .
certaines de ses propres composi­ ni de difficultés d'orientation ou de
29. Mesulam M M . Slowly progressive apha­ tions), effectuer une dictée musicale perte de mémoire topographique, et
sia without generalized dementia. Ann Neu­ (nommer des notes entendues ou les il n'avait ni agnosie* d'objet ni
rol 1 982 ; 1 1 : 592-8.
transcrire sur une portée), composer. prosopagnosie* [ 1 7 , 18]. De plus, les
30. Hécaen H. La neuropsychologie humaine. Il avait toutefois conservé certaines transpositions inter-modalités qui
Paris : Masson, 1 97 2 . capacités à écrire sur une portée des s'avèrent défectueuses portent sur des
notes dont le nom lui était donné, et informations et des activités ayant
3 1 . Sergent J , Signoret J L . Functional and
anatomical decomposition of face proces­
il pouvait écrire et chanter de requis un apprentissage spécifique et,
sing : evidence from prosopagnosia and PET mémoire quelques unes de ses com­ de la même façon que son agraphie
study of normal subjects. Phil Trans R Soc positions, avec fautes et hésitations et son alexie le rendent fonctionnel­
Lond B 1 992 ; 335 : 55-62 . cependant. De plus, il parvenait à lement illettré, ses troubles reliés à la
3 2 . Sergent J , Zuck E, Teraiah, Mac
reconnaître une œuvre de musique à lecture, l'écriture et l'exécution musi­
Donald B. Distributed neural network partir de la partition (qu' il ne pou­ cales le rendent musicalement illettré.
underlying musical sight-reading and key­ vait toutefois pas jouer) et était éga­ Les compétences musicales qui lui
board performance. Science 1 992 ; 257 : lement capable de jouer les gammes restent pourraient ainsi être compa­
1 06-9.
majeures et mineures au piano. Ses rées à celles d'un mélomane ou d'un
33. Sergent J, Zuck E, Lévesque M, Mac capacités perceptives et auditives critique musical hautement averti qui
Donald B. Positron emission tomography n 'étaient pas affectées, qu'il s'agisse n'aurait plus à sa disposition l'usage
study of letter and object processing : Empi­ des sons, des mélodies ou des des connaissances techniques qui
rical findings and methodological considera­
tions. Cereb Cortex 1 992 ; 2 : 68-80
rythmes. Sa mémoire de ses propres constituent les outils de base d'un
compositions était intacte jusque dans compositeur. Cela ne signifie pas que
34. Posner M I , Petersen SE, Fox PT, les plus petits détails , de sorte qu'il Ravel ait perdu ses connaissances
Raichle M E . Localization of cognitive func­ détectait la moindre erreur, autant au techniques , mais il ne peut plus les
tions in the brain. Science 1 988 ; 240 :
1 627-3 1 . niveau des notes qu 'à celui des utiliser parce que leur réalisation fait
aspects plus qualitatifs reliés aux appel à une intégration d'informa­
35. Judd T , Gardner H , Geschwind N . nuances d ' interprétation de ses tions englobant plusieurs modalités.

1
Alexia without agraphia i n a composer. œuvres. En fait, jusqu' à la fin de sa
Brain 1 983 ; 1 06 : 435-57 .
vie, il sera capable de conseiller les Nature de la maladie
36. Souques A , Baruk H . Autopsie d'un cas interprètes de ses compositions avec et localisation cérébrale
d'amusie (avec aphasie) chez un professeur la perspicacité et la précision qui 1 'ont
de piano. Rev Neurol 1 930 ; 37 : 545-56. toujours caractérisé. Ainsi, il fournira Seules nos connaissances anatomo­
en 1 937 au pianiste Jacques Février cliniques actuelles peuvent nous per­
• Voir glossaire, p. 51. (23] des conseils utiles à l'exécution mettre de formuler des hypothèses sur
54 mis n ° 1 vol. 9, janvier 93
Bo i l e au le 17 D'oe�bre 1 9 37 .

Vole t fron t al droit ; � base f r o u t c - t e mp o ra le . S oalp . Sép arat i on o omp l 6t e


de l ' os. R c> i A v u rt i n a l o . Dure - m èr e c o l l ée , f l o t t ante . Susp e n s i on de
la dure -m�re imméd i at e , p�r l & s Y�i s 3a ��x.
Ouverture t ran eTereale d e l a dur e -m �re .
C e r v e au affa i s s é , aan e ae;>o � t cle rarno l l i s se!lle nt de la z one vue .
C i roonwoluttone séparée � p a � de l ' c e � �me , non at rophiée s .
- 'Ponc t ion d e l a corne ..-ent r i c ul & � :·e : i l nt. monto du l i quide que s i on
a _ • ;>U i e . Inj e c t i on ô.e 2 0 � c . f ' e au , sa è. é�:cnifle
1::!11éd1 ate !':18 nt . Plus i e u r s
tontat ho s . F inalt�!�,el:t oo fc :r�" l ' o :r i f i c ;., u ' inj t� c t ion à l a c o agu l at loti;
On l & t eee la dur e-�èru ouve r t e .
Re :!l i ee en p l :..ct� liu ": O l l'l t : l� ru n .
Suturo e : IJ run .
( C c ;; i ll C . P. . Dr . c . V in c e nt )

Figure 2. Compte rendu de l'opération chirurgicale pratiquée sur Maurice Ravel par Clovis Vincent à la Clini­
que Boileau, Paris 1 (Jèm•, tel que répertorié dans les registres du laboratoire de la Clinique Neurochirurgicale
de l'Hôpital de la Pitié à Paris (reproduction autorisée par le professeur Jean Racadot).

les aires cérébrales dont la pertuba­ un affaissement du cerveau, sans d'aphasie, même légère, d' apraxie
tion fut à l'origine de la maladie de ramollissement ni atrophie de la zone idéomotrice, en l 'absence de troubles
Ravel . Plusieurs auteurs ont avancé vue, et (2) une très faible pression topographique, spatial et prosopagno­
des conclusions sans fondement con­ ventriculaire ; la présence d'une sique, indique avec une forte proba­
cernant la cause de cette maladie et tumeur semble écartée, même si ceci bilité une atteinte de l 'hémisphère
la localisation de la lésion. Le déficit ne peut être prouvé, et la lente évo­ gauche [30, 3 1 ] . D ' autre part la pré­
de Ravel a ainsi été attribué à un lution de la maladie, dont les symptô­ sence conjointe d'apraxie, agraphie et
traumatisme crânien [25] , à une mes changèrent à peine durant les alexie, avec une aphasie légère de
embolie cérébrale [26] , à une hémor­ quatres années qui suivirent ses pre­ type Wernicke, suggère une pertur­
ragie cérébrale [ 2 7 ] , à une lésion du mières manifestations et demeurèrent bation de la région postérieure de cet
lobe temporal gauche [28] , alors qu'il restreints à quelques facultés cogniti­ hémisphère , probablement dans le
n'existe aucune évidence clinique à ce ves, milite contre un diagnostic de territoire couvrant la partie supérieure
sujet. Ravel fut victime d'un accident démence de type Pick ou Alzheimer. du lobe temporal et le lobule parié­
d'automobile en octobre 1 93 2, alors Henson [ 1 1 ] a émis l'hypothèse d'une tal inférieur (gyrus angulaire* et
qu 'il circulait dans un taxi à Paris, dégénérescence focale progressive gyrus supramarginal * , figure 3a) [30 ] .
mais il ne reçut ni blessure ni coup affectant les zones corticales du lan­ I l n'en demeure pas moins que cette
à la tête [ 1 7 , 1 8] , mais subit des cou­ gage de l 'hémisphère gauche, dont localisation est elle aussi spéculative,
pures au visage et un traumatisme quelques cas ont déjà été rapportés d ' autant que les auteurs ayant effec­
thoracique. Il n'en continua pas [29]. Cependant, cette explication, tué des recherches portant sur les
moins à composer après cet accident quoique la plus plausible, ne rend musiciens victimes de lésion cérébrale
puisque, dans une lettre datée du 6 compte ni de l 'affaissement du cer­ ont toujours incité à la prudence
avril 1 933, il écrivait : « Je viens de veau, présent au moins dans la zone lorsqu' il s 'est agi de tirer des conclu­
terminer Don Q;lichotte à Dulcinée et me sion à partir de cas uniques [ 4, 5 ] .

1
frontale droite, ni de la dilatation et
mets à Morgiane [ 2 1 ] Plusieurs faits
"· de la faible pression intraventriculaire
sont maintenant établis, sur la base en l 'absence d'atrophie, ni de l'appa­ Étude tomographique par
du compte rendu opératoire rente stabilité des symptômes. Il faut émission de positons (TEP)
(figure 2) : il existait une dilatation des donc admettre que la nature de la
ventricules, observée lors d'un exa­ maladie de Ravel ne peut être que
men pré-opératoire, sans qu'il s'agisse 1 'objet de spéculations. Les nouvelles techniques d'imagerie
d'hydrocéphalie ; l'opération chirur­ En revanche, il semble plus aisé cérébrale peuvent donc nous permet­
gicale pratiquée par Clovis Vincent le d'identifier les zones cérébrales dont tre d'examiner et de vérifier les hypo­
1 7 décembre 1 937 n'a permis de le dysfonctionnement est susceptible thèses émises sur la base des déficits
visualiser que la partie latérale du d'être à 1' origine de ses troubles
lobe frontal droit et de constater : ( 1 ) cognitifs. D'une part, la présence • Voir glossaire, p. 51.

mis n° 1 vol. 9, janvier 93 55


dont sont victimes des patients tels Tableau 1 cortex occipital ventral qui partici­
que Ravel . De façon plus spécifique, pent normalement à la lecture de
les questions laissées en suspens par PROTOCOLE EXPÉRI M ENTAL mots [ 33 ) . C ette différence tient
le manque d'informations concernant principalement à ce que la lecture
la maladie de Ravel peuvent servir à Liste des épreuves exécutées par dix de notes de musique ne requiert pas
mettre sur pied un protocole expéri­ pianistes professionnels d urant la en priorité une analyse perceptuelle
mental visant à comparer les zones mesure du débit sanguin cérébral visant à discriminer chaque lettre en
dans l 'étude tomographique par
cérébrales activées lors de l'exécution fonction de sa forme , mais fait plu­
é m i s s i o n de positon s . C h a q u e
de diverses tâches musicales par des épreuve durait une minute, séparée tôt appel à une analyse, d'une part,
musiciens possédant eux-mêmes les par un intervalle de 1 2 minutes. Par de la position des notes sur la por­
connaissances et techniques qui furent un processus de soustraction de tée, d ' autre part, de l ' intervalle
affectées chez Maurice Ravel. l 'activation associée à la réalisation séparant deux notes adj acentes et
Un telle approche a récemment été de chacune des épreuves, il est pos­ directement relié à la différence de
utilisée à l'aide de la mesure, par sible d'identifier les zones cérébrales hauteur entre ces deux notes.
TEP, du débit sanguin cérébral à la qui participent aux composantes L ' analyse structurale des notes a
suite de l'injection d'un marqueur cognitives différenciant deux épreu­ donc moins d ' importance que leur
ves .
radioactif C50) dans le but d 'exa­ analyse spatiale dans la lecture
miner les zones du cerveau spécifi­ musicale , et les deux types de lec­
quement activées lors de la perfor­ Condition contrôle de base ture mettent en jeu des opérations
mance d'une variété d'épreuves fai­ fixation passive de l ' écran cognitives distinctes , sous-tendues
sant appel à certaines des capacités par des structures corticales différen­
Condition contrôle visuo-moteur tes. Cette dissociation des processus
perturbées chez Maurice Ravel [3 1 ) .
présentation de points sous-j acents aux deux types de lec­
Ces épreuves furent exécutées par et réponse manuelle en fonction
des pianistes professionnels droitiers de leur localisation
ture , et de leurs substrats neurobio­
(huit hommes et deux fem mes dont logiques, peut ainsi expliquer pour­
l'âge variait entre 24 et 32 ans). De Condition contrôle auditif quoi certains musiciens devenus
façon à identifier les zones cérébra­ écoute passive de gammes majeures « alexiques verbaux '' conservent
les sous-jacentes à ces diverses fonc­ jouées au piano leur capacité à lire et à déchiffrer
tions musicales, u ne série de sous­ des partitions musicales [34] .
tractions fut effectuée visant à iso­ Condition contrôle de pratique 2 . La lecture et l'écoute d'une
du piano œuvre musicale ont conjointement
ler, parmi les régions faisant état exécution de gammes majeures
d ' u ne augmentation du débit san­ provoqué 1 ' activation du cortex
jouées et entendues par le sujet
guin provoquée par une épreuve pariétal des deux hémisphères. Le
donnée, celles dont la participation Condition expérimentale - fait que ni la lecture seule , ni
est spécifique à cette épreuve . Ainsi, lecture musicale l'écoute seule, n 'ont entraîné une
pour identifier les régions impli­ lecture silencieuse d'une partition activation de cette zone suggère que
quées dans la composante motrice d'un choral de J. S. Bach cette structure participe à la mise en
de l'exécution des gammes sur u n correspondance des informations
Condition expérimentale - visuelles et auditives et contribuent
piano, l'activation cérébrale associée
à l ' écoute de gammes jouées au
lecture et écoute musicale donc à la « traduction , de notes
lecture de partition d ' u n choral musicales en informations sonores.
piano fut soustraite de l' activation de J. S. Bach
associée à l ' écoute et à l ' exécution et écoute de cette musique
De plus , les structure s du cortex
de gammes jouées au piano par les pariétal impliquées dans cette mise
sujets. Bien qu'une telle méthode ne Condition expérimentale - déchiffrage en correspondance étaient situées
soit pas sans poser des problèmes lecture, exécution et écoute dans une région postérieure à celle
théoriques et pratiques [ 32 ) , la jus­ d'une partition de J. S. Bach sous-tendant les opérations similai­
tesse de l' identification des zones res dans le domaine verbal. Il sem­
cérébrales impliquées a été validée ble donc qu 'il existe une certaine
à l ' aide de comparaisons avec les ressortir 1' existence d 'u n riche indépendance des processus verbaux
données anatomiques de patients réseau neuronal sous-j acent au et musicaux à ce niveau , même si
souffrant de déficits bien circonscrits déchiffrage , à l'exécution et à leu rs substrats biologiques sont
[30) . Par ailleurs, une image du l'écoute d 'œ uvres musicales qui contigus.
cerveau de chaque sujet fut obtenue s'étend sur les quatre lobes céré­ .3 . L a lecture et l ' exécution au
par résonance m agnétique dans le braux ainsi que sur le cervelet. Cer­ piano d'un morceau de musique ,
but d 'identifier, par superposition tains aspects méritent une attention requérant des processus de déchif­
des données physiologiques sur les particulière . frage, ont provoqué une activation
données anatomiques, les structures 1 . La lecture d ' une partition a mis intense du lobule pariétal supérieur
cérébrales spécifiquement activées en jeu le territoire occipito-pariétal qui était demeuré silencieux lors de
lors de la réalisation de chaque qui est normalement « silencieux , la lecture seule ou de l'exécution
épreuve [ 3 1 ) . durant l a lecture verbale mais n ' a des gammes (figure 3). Cette acti­
Les résultats ont permis de faire pas engagé les zones cérébrales d u vation doit donc être reliée à la
56 mis n ° 1 vol. 9, janvier 93
�Figure 3. Illustration de certains
A Lobule pariétal supérieur résultats de l'étude tomographique
par émission de positons. {A) repré­
sentation schématique du cerveau. La
Lobule région hachurée correspond aux zones
corticales dont la lésion provoque les
pariétal déficits dont Maurice Ravel souffrait
inférieur sur le plan des fonctions verbales, et
elle comprend l 'aire de Wernicke et le
lobule pariétal inférieur {if est évidem­
ment impossible de déterminer si toute
cette zone était a ffectée chez Ravel,
et il est probable, compte tenu de la
sévérité des perturbations de l'écriture,
de la lecture et du geste, que la par­
tie supérieure de cette zone était la
plus affectée) ; les zones rouges cor­
respondent aux régions spécifiquement
activées duran t la condition expéri­
mentale de déchiffrage durant le TEP
(puisque ces résultats sont obtenus
par soustractions, beaucoup d 'autres
régions cérébrales non indiquées sont
activées durant cette épreuve mais ne
sont pas spécifiques au déchiffrage
proprement dit). {8) Coupes horizonta­
les du cerveau montrant les zones
activées durant l 'épreuve de déchif­
frage, superposées sur les images des
structures cérébrales des sujets obte­
nues par résonnance magnétique ; ces
coupes se situent dans la partie supé­
rieure du cerveau, et le niveau de la
coupe 1 est indiqué sur la figure de
gauche ; chaque coupe est séparéE
d'en viron 6 mm. Les zones activées
correspondent à la différence d'activa­
tion entre la condition de déchiffrage
et la condition de jeu et d 'écoute des
gammes, de sorte que l'activité pure­
ment motrice n 'apparaît pas dans ces
images. L 'activation présente dans la
partie antérieure des coupes 1 à 7 est
située dans le cortex frontal et s 'étend
de la région située au-dessus de /'aire
de Broca jusqu'au sommet du cortex
dans une aire connue sous le nom d' "
aire motrice supplémentaire "· L 'acti­
vation présente dans la partie posté­
production d' informations spatiales, regwn dans l ' organisation des rieure du cerveau (coupes 3 à 7) est
dérivées de la position des notes sur séquences de mouvements nécessai­ située dans le cortex pariétal inférieur
(coupes 3, 4, 5) et supérieur (coupes
la portée et visant à signaler au res à l'exécution pianistique. Il est
5, 6, 7). Il est important de noter que
système moteur les distances devant important de noter que l 'exécution dans l'épreuve de déchiffrage, les pia­
séparer les doigts pour j ouer les des gammes n ' a pas entraîné l'acti­ nistes ne jouaient q u 'avec la main
notes sur le piano. D ' autre part , vation de cette région corticale qui droite ; néanmoins, la coupe 6 mon­
une seconde région spécifiquement n ' intervient donc pas lorsque le tre que le cortex pariétal droit est
activée durant cette tâche se situe sujet joue de façon automatique des activé durant la lecture musicale.
juste au-dessus de l 'aire de B roca exercices maintes fois répétés et
dans le lobe frontal. L'aire de Broca dont la séquence motrice est déjà
joue un rôle critique dans l' organi­ apprise et établie .
sation de la séquence des mouve­ A ces aires corticales spécifiquement
ments à effectuer dans la parole activées lors du déchiffrage , il faut
[30] , et l'on peut donc penser que ajouter le cervelet dont la partici­
l ' activation observée dans la région pation aux activités motrices est
adjacente à l 'aire de Broca indique bien connue, et les aires tempora­
un rôle similaire joué par cette les supérieures des deux hémisphè-
mis n ° 1 vol. 9, janvier 93 57
res dont l a contribution aux aspects rent le même type de processus e t de
réceptifs de la musique est établie traduction d'informations entre les Summary
depuis longtemps [ 35 ] . diverses modalités et font appel à des From music to brain, with Mau­
structures spécifiques situées dans les rice Ravel
1 Conclusions mêmes territoires corticaux. Cette
organisation essentiellement parallèle The understanding of the functio­
mais adjacente de leurs substrats neu­ nal organisation of cerebral struc­
Les relations entre la musique et le ronaux rend donc probable, mais non tures underlying receptive and
cerveau sont évidemment complexes, nécessaire, la perturbation conjointe expressive musical processes is
mais l'on peut commencer à cerner d'opérations verbales et musicales confronted with a large variety of
certaines de leurs caractéristiques et selon l'étendue et la localisation des difficulties inherent in the artistic
à découvrir quelques-uns des princi­ lésions cérébrales. and subjective nature of the musi­
pes qui les gouvernent. On peut donc espérer, grâce aux cal experience. Yet, clarifying the
(1) L'étude de ces relations montre nouvelles techniques d'exploration du relationships between music and
à quel point la réalisation de fonc­ cerveau et aux progrès des méthodes the brain is a legitimate goal of
tions musicales s'appuie sur un large expérimentales neuro-cogni ti v e s , scientific research. One approach
réseau neuronal réparti sur les qua­ aboutir à une meilleure compréhen­ toward this goal is the study of
tres lobes cérébraux dont chaque sion des relations entre la musique et musicians, such as Maurice Ravel,
regwn possède une spécialisation les structures cérébrales. Il ne faut who suffered brain damage, and
fonctionnelle propre . toutefois pas se leurrer sur la com­ an analysis of their deficits make
(2) Cette étude met aussi en relief plexité d'une telle entreprise. Les it possible to uncover sorne cha­
l'importance, pour la mise en jeu de connaissances acquises jusqu' à pré­ racteristics of these relationships,
capacités musicales, de zones cortica­ sent ne portent que sur les aspects les to identify the essential questions
les servant à établir une correspon­ plus facilement contrôlables des fonc­ raised by these deficits, and to
dance entre des informations prove­ tions musicales et celles-ci ne consti­ suggest sorne hypotheses about the
nant de modalités différentes en effec­ tuent qu'une fraction minime de ce neurofunctional anatomy of musi­
tuant une traduction nécessaire à la qui fait l'essence même de la musi­ cal abilities. New developments in
communication et à l'intégration des que. Nous sommes en fait toujours brain imaging such as positron
diverses formes (visuelle, auditive, ignorants des processus mentaux et emission tomography and magne­
motrice, mais aussi émotive) par les­ cognitifs aussi bien que des substrats tic resonance allow these hypothe­
quelles la musique peut être représen­ neuronaux par lesquels la musique ses to be subjected to empirical
tée . Le lobe pariétal joue un rôle suscite l'émotion et le plaisir esthéti­ verification. Results from such
essentiel à cet égard, et les résultats que, évoque des sentiments ou des investigations indicate that the rea­
de 1 'étude par TEP chez des pianis­ tensions internes, et se trouve engen­ lization of musical abilities such as
tes professionnels apportent une vali­ drée dans la « tête , d'un composi­ sight-reading and piano perfor­
dation des hypothèses émises sur la teur, autant d'aspects qui sont au mance relies on a distributed neu­
localisation des troubles neurologiques cœur de l'expérience musicale et que ronal network that encompasses
chez Ravel. Toutefois, sur la base des la lésion dont Maurice Ravel fut vic­ the four cerebral lobes and the
données physiologiques dérivées de la time avait épargnés • cerebellum, and it involves cere­
TEP, il est probable que la pertur­ bral structures which are adjacent
bation dont souffrait Ravel était plus to, but distinct from, those
étendue que ses seuls troubles ver­ underlying the realization of cor­
baux ne le laisserait penser. RECHERCHE SUR LES responding cognitive operations in
(3) Les résultats de l'étude par TEP ATAXIES HÉRÉDITAIRES the verbal domain.
confirme les dissociations des fonc­ Appel d'offre 1 993 pour bourses et
tions musicales suggérées par les défi­ subventions de recherche

cits de Ravel. Cette convergence Afin de stimuler les recherches sur


l 'ataxie de Friedreich et les autres formes
illustre les bénéfices à tirer d' appro­ héréditaires d 'ataxie, l'Association Fran­
ches expérimentales complémentaires çaise de l'ataxie de Friedreich (AFAF)
qui permettent de mieux cerner le attribuera, en 1 993, des bourses de
recherche d'un montant de 50 000 à
Remerciements
problème et de réduire les risques
1 50 000 F pour un total de 300 000 F .
d'erreur. Les domaines considérés comprendront
(4) Les substrats neurobiologiques de les aspects fondamentaux (génétique, bio­ Je remercie le professeur Jacques Raca­
la lecture et de l'exécution musicales chimie, neurobiologie) de ces maladies dot pour m'avoir communiqué le compte
chez l'homme ou dans des modèles ani­
sont distincts de ceux sous-jacents aux rendu de l'opération chirurgicale prati­
quée sur Maurice Ravel et rn' avoir auto­
maux, ainsi que la recherche clinique.
opérations correspondantes dans le Les formulaires à compléter sont dispo­
domaine verbal. Néanmoins, le lan­ nibles auprès de : AFAF Mme G. Vachon, risée à la publier. La préparation de cet
gage verbal et le langage musical, 1 5, rue de Bréau, 77240 Cesson, Tél. : article est rendue possible par l'octroi de
même s'ils portent sur des informa­ 60.63.20.42. subvention de la fondation EJLB, du con­
Date limite de dép6t des demandes : seil de la recherche médicale du Canada
1 5 avril 1 993
tions de nature différente au niveau et du NatioTUJI Institut4 of Mental Health.
- visuel, auditif et sémantique, requiè-
58 mis n ° 1 vol. 9, janvier 93

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