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LES RELATIONS FAMILIALES DANS LA

VULGARISATION PSYCHANALYTIQUE

par

Cécile RICHIR-DURIEUX

La littérature vulgarisant la psychanalyse qui traite


de la famille et plus particulièrement de la relation
parents-enfants comporte, d'après cet auteur, des distor-
tions importantes par rapport à la théorie freudienne.
Ces discordances sont mises en relation avec l'image
sociale du père pour montrer, par cet exemple précis,
combien cette littérature conduit à utiliser - à récu-
pérer même - la théorie freudienne au profit d'une
image conservatrice, socialement acceptable de l'éduca-
tion et des relations familiales.

Cette étude aura pour objet une certaine image de la famille, au


sens d'une représentation symptomatique, selon nous, de la culture
occidentale actuelle.
De quelle image s'agit-il et quelles sont les données qui nous ont
permis de la dégager? Au départ, une constatation s'impose: c'est
l'importance croissante d'une littérature consacrée à la vulgarisation
de la psychanalyse, et orientée vers l'étude de la famille, le décodage
des relations parents - enfants ou les conseils en matière d'éduca-
tion (1). Nous assistons à la «diffusion» progressive d'une image
de la famille, au sens de la divulgation d'une symbolique culturelle.
Cette symbolique extrait ses concepts de la théorie psychanalytique.
Les questions qui se posent alors, d'un point de vue sociologique,
sont les suivantes :
Comment la théorie psychanalytique s'insère-t-elle dans les sché-
mas culturels dominants ? Le recours à la psychanalyse témoigne
en effet de sa fonction dans notre système culturel.
- Quelle est la fonction sociale exercée par la vulgarisation de la
psychanalyse? De quel ordre social ce discours est-il l'expression
symbolique ?
Nous ne pouvons développer ici ces questions trop vastes, mais

(1) Pour une vérification empirique de cette efflorescence d'articles


imprégnés par la psychanalyse, nous nous permettons de renvoyer à notre
étude: Durieux, 1973-1974.

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l'analyse qui suit les éclaire sous un angle particulier et leur donne
un support concret; c'est pourquoi nous les proposons comme pistes
de réflexion.

1. Délimitation de la problématique

Etant donné le caractère restreint de la présente étude, il convient


de bien définir son champ d'investigation. Du discours étudié nous
ne retiendrons que les éléments les plus significatifs quant à l'image
des relCLtions endo-familiales. Nous envisagerons donc les caractéris-
tiques relationnelles qui apparaissent dans la vulgarisation psychana-
lytique comme une reformulation, une relecture, des concepts théori-
ques originaires (à savoir l'école freudienne).
Quel rôle ce discours attribue-t-il aux différents éléments d'une
relation? Institue-t-il certains types de rapports familiaux?
Le but visé est bien de mettre au jour la portée symbolique de ces
rapports en tant qu'instruments d'une image sociale de la famille.

II. Méthode d'investigation

Pour dégager la signification du discours de vulgarisation, nous


procéderons par étapes ; dans le cas que nous traitons ici, il semble
en effet que la spécificité du discours ne puisse apparaître clairement
que si l'on parvient à le situer par rapport à deux référents fonda-
mentaux:
- d'une part la perspective psychanalytique de la structure familiale ;
- d'autre part l'image sociale de la famille d'aujourd'hui. Ces deux
variables agissent vis-à-vis du discours étudié en tant que coor-
données qui le situent dans notre système socio-culturel et en
expliquent les traits spécifiques, d'une part sous forme de dévia-
tions ou de correspondances par rapport à la théorie inspiratrice,
d'autre part sous forme d'expression d'une symbolique sociale.

III. Analyse des relations familiales

A. La relation de l'enfant au père dans la théorie freudienne

Chez Freud, le rôle du père vis-à-vis de l'enfant s'exerce au moment


de la phase œdipienne ; ce rôle est donc très limité dans le temps,
mais il n'en est pas moins très important quant au développement
du psychisme de l'enfant.
Le père joue un rôle structurant parce qu'il intervient comme agent
principal dans la constitution du Surmoi de l'enfant. Ce Surmoi,
défini classiquement comme l'héritier du complexe d'Oedipe, se
constitue par l'intériorisation des critiques et interdits parentaux.

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Au sens strict, le processus chez l'enfant consiste à transformer son
investissement sur ses parents en identification à ceux-ci et à inté-
rioriser l'interdit (Laplanche et Pontalis, 1973 : 472). Par la voie
de l'identification réussie, le complexe d'Oedipe se résout en réalisant
ses principales fonctions. II assure, selon Freud, et l'interdit de l'in-
ceste, et le primat du phallus. Le complexe a donc un caractère fonda-
teur pour tout être humain, puisque de sa résolution dépendent et
l'orientation de son désir, et la structuration de sa personnalité.
Selon Lacan, le complexe lie inséparablement le désir à la loi, parce
qu'il fait intervenir une instance interdictrice. Ce qui nous permet
de dire que cette instance est incarnée par le père, c'est que l'Oedipe
ne nous paraît pas définir seulement la manière dont l'enfant se situe
dans le triangle (au plan psychologique), mais aussi la manière dont
il est situé (au plan idéologique). Chez Freud en effet, le complexe
d'Oedipe a son pendant dans le complexe de castration, contrepoids
nécessaire, pourrait-on dire, à l'équilibre de l'enfant. Or ce stade
nouveau est centré autour du seul phallus, «qui, en tant que symbole,
devient le critère majeur de différenciation des êtres humains>
(Laplanche et Pontalis, 1973 : 311). Chaque être humain qui assume
son sexe au sortir de l'Oedipe doit, selon Freud, reconnaître cette
valeur symbolique du phallus. Mais comme signifiant de quoi ? La-
planche et Pontalis se refusent prudemment à le déterminer (Ibid.:
312). En fait ce symbole de virilité est connoté par Freud comme
symbole de pouvoir. Le «mythe> de la phylogenèse est significatif
à cet égard. Dans le désir du fils d'évincer son père transparaît une
volonté de puissance manifeste. Au stade oedipien en outre, il n'y
aurait pour l'un et l'autre sexe qu'un seul organe sexuel, le phallus.
II en résulte une « notion .• (plus ou moins consciente) de l'opposition
masculin-féminin qui ne peut correspondre qu'à une glorification de
la virilité (2). II y a, sous-jacent à l'œuvre de Freud, ce mythe du
père tout-puissant et porteur de la loi.

B. La relation au père dans une perspective sociologique

Cette perspective idéologique de la puissance paternelle a son cor-


respondant dans une certaine lecture sociologique de la réalité fami-
liale. Nous la retrouvons en effet chez Parsons, dans un article
comme Age and Sez in the U.S. social structure (Parsons: 1942), où
il transpose à la famille sa théorie des petits groupes.
La structuration hiérarchique des rôles familiaux est fondamentale
pour Parsons, car elle assure la cohésion et l'équilibre de la structure
familiale.
Parsons réserve au père la fonction «instrumentale >, source de
prestige grâce aux relations entretenues avec l'extérieur. De par ces
performances le père remplit en outre une fonction de « leadership >.

(2) Cette suprématie masculine apparaît également chez d'autres auteurs


de l'école freudienne, notamment chez Hélène Deutsch.

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Selon la théorie des petits groupes, ce leadership n'est possible que
dans l'acceptation par tous les membres d'un consensus sur les valeurs.
Son allocation présente donc, selon Parsons, un «problème d'inté-
gration du système », mais «il ne s'agit pas là d'une différence de
pouvoir» ... Il remarque pourtant que, dans cette optique, la stabilité
de la famille dépend du support apporté par la mère à ce leadership
paternel!
Cette perspective fonctionnelle par rapport à l'ordre social tradi-
tionnel ne permet pas d'envisager les situations de conflit. En outre
la reconnaissance de l'autorité du père suppose que la mère réprime
ses tendances régressives vis-à-vis de ses enfants, par un équilibre de
frustrations et de gratifications.
Dans cette perspective fonctionnaliste la signification du tabou
de l'inceste est la suivante: en excluant les enfants des relations
sexuelles autorisées, il renforce la cohésion du couple en faisant de
l'érotisme le «symbole de leur coalition» en tant que leadership. Le
tabou est fonctionnel puisqu'il maintient l'axe de pouvoir entre les
générations, et permet aux parents de remplir correctement leur
rôle: assurer le développement de l'enfant (Parsons, 1954 : 250-257).
Parsons entend bien sûr par là que les parents peuvent exercer leur
fonction de socialisation i.e. d'apprentissage de rôles conformes aux
valeurs établies. Le père représente cet ordre social, d'où son autorité.
Selon Parsons, le rôle paternel, sanctionné par les normes sociales,
correspond aux exigences de l'ordre social établi. Les rôles seraient
en parfaite harmonie aussi bien avec les valeurs sociales qu'avec les
«besoins naturels» des individus. Bien qu'il recourt à Freud pour
étayer sa théorie des rôles familiaux, Parsons ne peut enlever à celle-ci
Bon caractère d'hypothèse non-vérifiée pas plus qu'il ne peut voiler
ses fondements idéologiques.
Il nous semble plus exact de dire que les normes subsistent pour
autant que les rationalisations qui les sous-tendent offrent encore un
semblant de légitimité. A l'opposé d'une théorie du consensus, cette
perspective permet de penser les conflits et le changement. Qu'en
est-il aujourd'hui de la légitimité des rôles traditionnels, fondés sur
- la complémentarité selon le sexe et la «nature»
- le partage des pouvoirs vis-à-vis des enfants
- l'inégalité quant à la valorisation sociale des fonctions dites fémi-
nines et masculines ?
Au départ de cette analyse sociologique il importe de noter le ren-
versement qui s'est produit dans la hiérarchie des fonctions familiales.
La fonction éducative est sans cesse réaffirmée, tandis que celle de
e status giving » est en nette régression. Mais surtout la famille n'est
plus, au plan économique autant que culturel, la «cellule de base»
de la société. Dès lors sa légitimité au plan des valeurs n'en a-t-elle
pas perdu son fondement?
Selon Bourdieu en effet, une institution ne peut assurer sa légi-
timité que par un voilement de l'arbitraire culturel qui la fonde;
et cette «méconnaissance» n'est possible que par la reconnaissance
d'une relative autonomie de l'institution.
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Dans cette perspective théorique, la famille est amenée aujourd'hui,
de par l'évolution de sa position sociale et l'instabilité qui en découle,
à justifier sa raison d'être par la référence à des valeurs relativement
spécifiques. Ainsi par exemple cette «bonne entente s dont Parsons
faisait un postulat, nous y verrions bien plus une nécessité au plan
de l'image que la famille doit donner d'elle-même. Dans cette image
comme dans certaines valeurs affectives et éducatives on peut - nous
le verrons - déceler différents éléments d'un nouveau discours
légitimateur de la famille, où l'intimité est maximale. Pour exister en
tant qu'institution la famille doit jouir d'une autorité reconnue comme
légitime, ce qui, grâce à une apparence d'autonomie, assure son main-
tien. D'autre part la famille dépend étroitement de la structure sociale
globale.
Une perspective sociologique, aussi brièvement esquissée qu'elle
soit, ne peut étudier un aspect de la famille sans la replacer dans
son contexte social. Ce contexte - qui est celui d'une réalité en chan-
gement - a un retentissement énorme sur l'institution familiale
actuelle: crise des valeurs, crise généralisée de l'autorité, autant de
phénomènes qui se répercutent au sein de la famille et s'y manifestent
à titre de symptômes d'une instabilité bien plus radicale. Cette dépen-
dance, une littérature sociologique considérable s'est attachée à en
étudier les divers aspects. En ce qui nous concerne, c'est le statut
social du père qui a surtout retenu notre attention. L'évolution et le
déclin de la figure sociale du père a été analysée avec force et rigueur
par Mitscherlich, ou avec une sorte d'énergie du désespoir chez
Mendel. Il apparaît clairement que le conditionnement idéologique
impose de nos jours une redéfinition de la fonction paternelle. Cette
dernière se fondait autrefois sur l'autorité reconnue au père de par
les fonctions sociales dont il avait le monopole. Une telle image a
perdu ses assises sociales. C'est pourquoi la relation au père présente
pour nous un intérêt tout particulier, du fait qu'elle est remise en
cause et davantage sujette à changement que la relation à la mère.
Nous nous proposons donc de mesurer l'instrumentalisation de la
psychanalyse, au sens d'une utilisation des concepts théoriques au
profit d'une image sociale du père. Nous avons étudié plus haut la
place du père dans la théorie freudienne. L'examen sociologique des
facteurs susceptibles d'engendrer une restructuration du discours
familial doit nous permettre d'analyser maintenant les déviations qui
accompagnent la divulgation des thèses freudiennes concernant le
père. En effet les ouvrages de vulgarisation traitant de la famille
sont comme un «reflet» de cette réalité puisqu'ils la transcrivent
en une image conforme au système de valeurs et au code culturel
qu'ils expriment à un moment donné.
Notons que dans la pensée freudienne la prépondérance du père sur
la mère (dans l'avènement de la conscience morale) n'est pas expli-
citement marquée. Mais de la suprématie du phallus, notée ci-dessus,
à celle de la personne du père, il n'y a qu'un pas ; et un pas sans doute

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trop facile à franchir. C'est ce que nous allons voir en abordant
maintenant la vulgarisation psychanalytique.
Au premier abord, le lien avec la théorie inspiratrice apparaît très
étroit. Nous citerons deux aspects essentiels de cette concordance. Mais
ce qui retiendra surtout notre attention, ce sont les déplacements
d'accents, les déformations de sens par rapport aux concepts premiers,
et la progression dans cette évolution.

C. Le «métier de père» dans la vulgarisation psychanalytique

1. Eléments de concordance avec la théorie freudienne


a. Le rôle du père est structurant : la psychanalyse en effet met en
évidence l'identification au père (pour le garçon) ou l'amour qu'il
suscite (chez la fille) ; ces processus interviennent, selon la théorie,
dans la constitution de l'Idéal du Moi, instance constitutive du
sujet; dans la vulgarisation, ces mêmes processus doivent favo-
riser une bonne « adaptation sociale" et la « maturation affective»
du sujet... Ici déjà apparaît une déformation propre aux ouvrages
de vulgarisation.

b. L'intervention du père dans la relation oedipienne a un caractère


sublimant: le père a pour rôle spécifique de couper l'enfant de sa
relation archaïque avec sa mère en orientant ses désirs vers d'au-
tres investissements d'objets.
Dans le même sens Corman affirme que «élever» des enfants
signifie précisément: «les aider à transférer la force première
de leurs pulsions sauvages sur un plan plus élevé" (Corman, 1973 :
251-257). Et comment atteindre ce but? Corman poursuit que «le
dressage moral fait place à l'auto-punition dès l'apparition du
surmoi :Ii, dont l'origine correspond à l'Oedipe. On voit que l'Oedipe
joue un rôle essentiel dans cette problématique freudienne du
déplacement des pulsions sexuelles.
Mais il faut noter que si, chez Freud, le père symbolise l'Inderdit,
à travers le tabou de l'inceste, les ouvrages de vulgarisation le
présente en outre comme «prestigieux », «force psychologique
pour la mère» elle-même (Mauco, 1967 : 58-59), et comme étant
- lui seul - à l'origine du Surmoi infantile. Ainsi l'image pater-
nelle se ramène à ce stéréotype d'une force disciplinante qui permet
la maîtrise des désirs.
Partant d'une similitude de perspective, nous voici donc amenés à
constater une surcharge de sens par rapport à la théorie, au niveau
d'une accentuation du rôle moralisateur du père. Cette importance
du père - présentée dans la vulgarisation «comme une découverte
récente de la psychologie" (Le Ligueur, juin 1971) - y fait
réellement figure de stéréotype, ce qui éclaire la portée légitimatrice
du discours vis-à-vis de la traditionnelle fonction de « socialisation»
par la famille.

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2. Déviations par rapport à la théorie freudienne

à. Le père est un agent moralisateur: cette spécification idéologique


garde en fait l'apparence d'une vérité scientifique, car elle ressort
d'une mise en évidence des fonctions du Surmoi et de l'Idéal du
Moi, au mépris de celles du ÇA et de son univers libidinal.

b. La notion d'autorité est introduite: cette notion sociologique est


légitimée successivement par deux données présentes chez Freud :
- avant 1968 : l'autorité paternelle se justifie par le primat du
phallus. On trouve chez This par exemple, de véritables hymnes
à la gloire du phallus, associés à des phrases comme celle-ci : «le
père détient la puissance, fait la loi et donne un sens à la vie ~
(This, 1960 : 166) et Mauco affirme que «la vigueur de l'image
paternelle doit représenter une force psychologique pour la mère
et les enfants'> (Mauco, 1967 : 58).
- en 1970, autorité et supériorité de l'homme sont légitimées par
la notion de virilité: la ségrégation des rôles parentaux est justifiée
comme allant de soi en raison de la spécificité des natures viriles
ou féminines. Dès lors les prérogatives du père apparaissent comme
« naturelles '>. Cette notion de nature virile aura la vie dure ...
mais comme on le verra elle subit aujourd'hui une subtile adap-
tation (cfr point e.).

c. Le personnage du père est une figure sociale: c'est aussi un cliché


fréquent dans la vulgarisation - soit que le père représente le
jalon primordial vers la vie sociale, en tant que représentant de
l'ordre social ;
- soit parce que le père sépare l'enfant du circuit fermé de la
relation avec sa mère.

d. Le père comme séparateur et régulateur par rapport au désir.


Nous avons vu l'importance donnée par Freud au stade Oedipien.
Cela correspond à une mise en avant du rôle de la sexualité dans
le processus de développement. Cet aspect a été estompé aussi
longtemps que les auteurs ont privilégié la figure sociale du père.
C'est un fait récent que de voir reconnaître, par Muldworf notam-
ment, que c'est comme «représentant du sexe masculin ~ - et
donc bien plus par sa réalité physique que par sa présence morale
ou institutionnelle - que le père permet à l'individu «d'assumer
psychologiquement et affectivement les caractéristiques de son
sexe ~. 1

Néanmoins derrière la. proximité apparente subsiste une opposition


marquée d'avec la pensée freudienne. Car la e sexualité » qui est
en cause ici n'a rien à voir avec la notion freudienne de sexualité:
Freud n'entendait-il pas par là une pulsion originelle constitutive
du moi (en tant qu'objet d'amour pour le ça)? Or les auteurs
étudiés voient dans cette sexualité une «faculté d'aimer ~ qu'il

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importe avant tout de canaliser vers l'extérieur ou de sublimer.
La sexualité n'est plus le moteur du développement mais elle en
est seulement l'enjeu. Si Freud reconnaissait comme nécessaire ce
rôle de régulation, il le concevait cependant comme non-maîtri-
sable dans le chef des parents, tandis que Corman voit l'enfant se
hausser «au niveau du parent estimé pour sa valeur et pour sa
force, et qui constitue de ce fait un modèle »... (Corman, 1973 :
73).

e. Adaptation du modèle traditionnel: les ouvrages qui traitent de la


famille révèlent « à contrario» la crise actuelle des rôles parentaux
en ce sens qu'ils élaborent une savante adaptation du modèle tra-
ditionnel aux nouvelles conditions de vie familiales. Ainsi face au
discrédit de l'autorité, ils s'attachent à redéfinir la spécificité du
rôle du père : celui-ci reste le champion des règles morales et d'une
sexualité maîtrisée, mais par d'autres moyens : l'interaction psy-
chique et affective remplace la relation d'autorité!
L'analyse qui précède donne au métier de père un caractère bien
conservateur. Il est certain pourtant que les prérogatives e natu-
relies» du père sont niées aujourd'hui, et que son rôle social ne
peut plus légitimer son autorité de chef de famille. Muldworf
reconnaît tout cela. Il va cependant défendre la conformité de
l'attitud-e paternelle envers l'enfant avec la figure sociale du père
distant et autoritaire, en justifiant cette perspective conservatrice
à bien des égards par sa soi-disant correspondance, non plus avec
la nature virile du père, mais avec les besoins de l'enfant mis en
lumière par la psychanalyse. Par un déplacement de la nature des
causes, la répartition des rôles est maintenue sur base des «néces-
sités constitutives» de l'enfant, cet être fondamentalement sexué
et en devenir.
La notion d'", interdit de l'inceste» avait fait place à celle de «loi
morale» (cfr point a.); à la notion de nature ensuite s'est sub-
stituée celle de «nécessités l'psychologiques. Cette évolution n'est
sans doute pas étrangère au remplacement des notions explicite-
ment morales par des concepts psychologiques: c'est ainsi que l'on
est passé, pour régler sa conduite, du critère de la norme à celui
du normal. La normalité, ce concept dont Freud se méfiait tant,
a acquis non seulement droit de cité mais même droit de suzeraineté
dans notre univers socio-culturel (3). De telles déformations par
rapport à la science psychanalytique sont significatives d'une situa-
tion de fait. Pour comprendre cette évolution, nous jugeons néces-
saire d'explorer quelque peu cette relation aux faits.

(3) Cette situation est dénoncée avec virulence par D. Cooper dans Mort
de la; fOJmille, 1973.

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Conclusions interprétatives

Nous avons étudié divers ouvrages de vulgarisation. Ceux-ci consti-


tuent un discours sur la famille qui selon nous légitime un type
conservateur de conduites familiales. Mais pour mesurer sa portée
idéologique, il faut rechercher dans quelle mesure le contenu transmis
est influencé par les impératifs de la situation au moment considéré.
Il faut donc se référer ici à l'évolution de l'image sociale du père,
qui est corrélative d'une crise de l'autorité et de la famille.

1. Cette évolution, nous ne pouvons que la stigmatiser très briève-


ment ici, par le relevé de deux faits saillants:
a. la perte de légitimité des valeurs traditionnelles,
b. consécutivement une perte d'autorité et de légitimité du père
en tant que représentant de ces valeurs.

2. Une étude plus approfondie nous a permis de conclure, sur base de


cette situation de fait, à une double carence au niveau symbolique
a. la nécessité d'élaborer un « langage» capable d'assurer la défense
des valeurs,
b. la nécessité de redéfinir le rôle du père.
Et c'est le discours inspiré par la psychanalyse qui semble bien
remplir cette double fonction. D'une part, la psychanalyse reprend
en main les valeurs : il ne s'agit plus de se conformer à certaines
dimensions de bien et de mal, en référence à un quelconque absolu.
Il s'agit bien plutôt de rester fidèle à sa nature ... tout en maîtrisant
les tendances instinctives, contraires aux potentialités vraiment
humaines! «L'être humain devient ce qu'il est... Et l'éducation
manque à son rôle quand elle paralyse au lieu d'épanouir (Corman,
1973 : 13). Ce «( deviens ce que tu es» rappelle la fameuse sentence
de Freud : «Là où ÇA est, JE dois advenir. Ce « devenir homme :.
est bien décrit comme une maturation progressive.
Mais l'élément propre au discours de vulgarisation est de rendre
les -parents responsables de cette maturation. Cette responsabilité
parentale peut être source d'une nouvelle forme de culpabilité dans
certaines catégories sociales qui ne peuvent appréhender les prin-
cipes éducatifs que comme un discours moral (Boltansky, 1969 :
121-125). Devant le caractère subtil et complexe des règles, les
parents éprouvent un sentiment d'impuissance coupable.
Comme le note Schelsky, «la psychologie est en train d'assumer
presque toutes les fonctions et les tâches dont les ordres institu-
tionnels, en perte de vitesse, ne peuvent plus se charger. Nous
voudrions définir ce phénomène comme la conventionalisation de
l'âme par la vulgarisation de la psychologie» (Schelsky, 1966 : 200).
Cette fonction de conventionalisation l'emporte en effet sur la
valeur scientifique lorsque les moyens de connaissance de son moi
et de celui de l'autre deviennent autant de rituels prescrits comme
conditions de la «réusite» sexuelle ou conjugale, et instaurent une

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nouvelle distanciation dans l'expression de la sexualité, qui éveille
à son égard de nouvelles craintes et culpabilités.
- d'autre part, beaucoup d'ouvrages s'attachent à définir le rôle du
père, pour lui rendre une légitimité conforme à l'évolution des
valeurs. En s'inspirant de la psychanalyse, ils démystifient le père,
puisqu'ils en font le simple complément de la mère dans la régu-
lation des «forces sexuelles et instinctives ~. Cette définition axée
sur la seule réalité «physique» du père répond sans aucun doute
au besoin d'adaptation de l'image du père à la démocratisation des
relations familiales.

Si on insiste enfin sur ce fait indéniable que le rôle paternel décrit


ci-dessus est présenté dans la vulgarisation d'une manière exclusive-
ment positive, on peut conclure que ce discours contribue à renforcer
la structure triangulaire, mais aussi hiérarchique, interdépendante
mais surtout dépendante, de la famille nucléaire.
Vu le caractère limité de cette étude, il nous est impossible de
présenter ici l'image de la relation à la mère (4).
Notre but est de montrer, à travers l'un ou l'autre trait saillant
du discours actuel sur la famille, en quoi le recours à la psychanalyse
permet et réalise une savante adaptation du modèle familial tradi-
tionnel.
C'est en ce sens que la vulgarisation psychanalytique nous paraît
être - « a contrario» en quelque sorte - un excellent révélateur de
la crise de la famille et de la remise en question des rôles parentaux.
Le discours moral échappe à l'emprise des organes qui en étaient
autrefois dépositaires. La famille ne voit donc plus son existence légi-
timée par ce discours moral. Or on constate, comme le note De Coster
(1965 : 58) que beaucoup de jeunes couples des classes aisées se
réfèrent aujourd'hui à la littérature psychanalytique. Ce fait prouve
selon lui l'insécurité des parents. Par ailleurs leur responsabilité
implique une certaine connaissance «théorique»: t out s'apprend,
surtout ce qui est naturel, peut-on lire dans le Ligueur, qui s'adresse
lui, aux classes moyennes. C'est que la famille tend à rechercher une
légitimité mieux en accord avec le code culturel. Ainsi le recours au
prestige de la science correspond, selon nous, à une situation de chan-
gement où l'instabilité des principes, des modèles normatifs suscite
le besoin d'un cadre de référence légitimé, et donc «sûr ».
Dès lors, nous l'avons vu, il y a loin de la théorie freudienne à sa
vulgarisation. Cette récupération au profit d'une image socialement
acceptable des relations familiales, nous en proposerons, pour conclure,
une synthèse: en étudiant la récupération opérée dans les termes de
la normalité et de l'amour.

(4) Celle-ci n'est pas sans intérêt néanmoins quand on voit que la vul-
garisation, en accentuant le facteur relation, confère à la dyade mère-
enfant une intensité dramatique bien plus poussée encore que chez Freud
et empreint ce drame intimiste d'un érotisme à fleur de peau qui est un
élément caractéristique du discours, i.e. à la fois nouveau et essentiel.

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1. Le concept de normal

Repris à la science psychanalytique, il est revêtu dans la vulgari-


sation d'une signification morale qui lui confère une importance
capitale : il représente en effet l'idéal moral d'une vie «équilibrée,
heureuse » et qui s'épanche dans un «altruisme spontané). L'être
normal a intégré ses différentes tendances en tenant compte des
exigences du milieu, de telle sorte qu'il est suffisamment «adapté
à sa condition» pour être « à l'aise dans la civilisation ». Cette expres-
sion de B. This révèle toute la distance prise par rapport à Freud.
Pour être heureux il faut s'adapter aux exigences de la société! Dès
lors cette question reste sans réponse : «Que faire de ceux qui ne
sont pas coulés dans le moule commun s Cette interprétation
î du
concept revient donc à nier l'affirmation de Freud selon laquelle tout
homme est malade.
L'étude de ce terme de normal révèle le lien établi entre santé
mentale et « salut s au niveau de la morale sociale. Cette notion de
salut est liée à une valorisation d'attitudes conformistes de même
qu'à un véritable «pari» en faveur de la relation humaine. Ainsi,
il la version freudienne de l'amour libidinal, désir d'un autre désir,
s'oppose ici la mise en avant d'un schéma mental inverse: celui de
l'être qui, parce qu'il a été aimé, devient à son tour e spontanément »
capable d'aimer. L'être normal doit être capable de s'ouvrir aux autres,
dans la sublimation de ses tendances narcissiques.

2. La notion d'amour

L'affectivité est donc explicitement reconnue comme valeur. Tous


les auteurs étudiés chantent les louanges de l'amour ... , perspective
bien éloignée de celle de Freud pour qui «l'enfer, c'est les autres ,.
Selon le canevas freudien, les parents sont bien les pôles attractifs
du triangle oedipien, mais en tant que supports inconscients du déve-
loppement. L'accent est mis sur les mécanismes en profondeur, non
maîtrisables. Freud s'intéresse dès lors aux vicissitudes de la libido,
non à l'éducation. Pour lui l'enfant est sujet de son développement.
Dans la vulgarisation par contre, les relations familiales sont décor-
tiquées sous tous leurs aspects psycho-sociaux, comme étant le moteur
réel du développement. D'où l'accent mis sur la fonction parentale
de sécurisation psychique et affective. Insister sur la vie relationnelle
du sujet conduit à minimiser le rôle des fantasmes individuels au
profit d'une définition prétendument scientifique d'attitudes paren-
tales bonnes et mauvaises. Le discours de vulgarisation manifeste bien
sa volonté de manipuler la situation familiale réelle, niant ainsi expli-
citement la sentence de Freud:
«Elevez vos enfants comme vous voudrez, de toute façon ce sera
mal! ,

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Références bibliographiques

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