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LIBRAIRIE TULKENS
21. RUE DU CHÊNE.21
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VIE

POLITIQUE ET MILITAIRE

DE

NAPOLÉON .
8

MOD

IMPRIMERIE D'ARNOLD LACROSSE.


VIE

POLITIQUE ET MILITAIRE

DE

NAPOLÉON,

Par A. V. Arnault ,

membre de l'ancien institut.

Magis amica veritas.

TOME PREMIER.

Bruxelles,

ARNOLD LACROSSE , IMPRIMEUR- LIBRAIRE ,


RUE DE LA MONTAGNE , Nº 1015 .
mmm
M DCCC XXV.
944.05
N16 barn

Introduction.

NAPOLEON n'est plus. Le temps où l'on peut écrire son


histoire est arrivé ; non pas que toutes les passions qu'il
avait mises en mouvement soient éteintes , mais parce que

leur importance s'est évanouie avec la vie de l'homme au


sort duquel elles se rattachaient , mais parce que l'historien
impartial peut élever enfin la voix et parler de Napoléon
avec sincérité , sans s'exposer à se voir accuser de vouloir
plaire ou déplaire à quelque parti que ce soit , et sans
craindre que des opinions indépendantes de tout calcul ne
soient reçues comme dictées par des spéculations de for-
tune ou d'ambition.

Nous croyons donc pouvoir entreprendre d'écrire l'his-


toire de Napoléon. Ce n'est pas prendre toutefois l'enga-
gement de le juger. Nous nous bornerons seulement à
rassembler et à mettre les faits sous les yeux du lecteur.
Le moment est des plus favorables à l'exécution de cette
entreprise. La majeure partie de ces faits opérés sous nos
yeux est présente à notre mémoire , et déjà les documens
propres à en développer les causes se publient. Aucune
11 INTRODUCTION.

lumière ne manque aujourd'hui à l'écrivain qui veut con-


naître la vérité ; aucune liberté ne manque à l'historien
qui veut la publier.
Cette histoire sera complète et fidèle. Elle contiendra la
vie du citoyen comme celle du soldat , la vie du particulier
comme celle du souverain. Les faits , recueillis avec scru-
pule , y seront racontés avec exactitude ; mais caractérisés
par eux-mêmes , rarement ils seront accompagnés d'éloge
ou de blâme. Nous offrons la matière d'un jugement , et
non un jugement tout fait.
Nous sera-t-il permis cependant de présenter ici quel-
ques observations relativement aux bases sur lesquelles il
nous semble que ce jugement doit être fondé ? L'homme
dont il s'agit a exercé pendant vingt -cinq ans non-seule-
ment sur la France et sur son siècle , mais sur le monde
et sur l'avenir , une influence indestructible . N'est- ce pas
sur-tout d'après cette influence qu'on doit apprécier les
divers actes de sa vie publique ? Les principes qui ont dé-
terminé ces actes ont moins d'importance peut-être que
les conséquences qui en résultent. Ces conséquences d'ail-
leurs sont positives , tandis que rien n'est plus probléma-
tique et plus varié que les principes auxquels chacun les
rattache d'après le système particulier qu'il s'est fait. Tout
s'enchaîne dans la vie de Napoléon. Il est rare que les
opérations du chef du gouvernement n'expliquent pas en
lui les mouvemens du chef de l'armée. C'est dans leur

ensemble et non dans leurs détails , c'est dans leur effet


définitif et général et non dans leurs effets passagers et
particuliers que ses vastes conceptions doivent être envi-
sagées désormais. Toutes ses combinaisons tendent à une
INTRODUCTION. III

même fin ; toutes sont conçues dans le même intérêt , par


le même génie.

De grandes questions s'élèvent ici. Napoléon fut ambi-


tieux sans doute : mais dut-il uniquement sa puissance à
son ambition ? La force des choses n'a - t - elle pas autant
contribué à l'y porter que la force de son caractère ? Et

dans ces temps de factions , le trône impérial n'était-il pas


pour lui un refuge contre les haines provoquées par des
services trop grands pour ne pas inquiéter un gouverne-
ment , soit républicain , soit monarchique , s'il fût resté

dans le rang des citoyens ou des sujets ? de plus , quel fut


l'objet de son ambition ? Désirait-il le pouvoir uniquement
pour le plaisir de l'exercer , ou dans l'espérance de faire
de grandes choses en l'exerçant ? Dans ses spéculations sé-
parait-il ses intérêts de ceux de la France ? S'est-il élevé
pour l'élever , ou l'a-t-il élevée par cela seulement qu'il
s'est élevé ? L'a-t-il plus servie par ses qualités qu'il ne lui
a nui par ses passions , et les bienfaits de ses institutions
compensent-ils les sacrifices dont il a fallu les payer?
D'après les lois de l'antique Égypte , fout souverain
après sa mort subissait un dernier jugement. Avant d'ob-
tenir l'entrée du dernier asile , sa vie était soumise à la
plus rigoureuse enquête , ses actions bonnes ou mauvaises

étaient pesées dans les balances de l'équité la plus sévère ;


et suivant que la somme du mal ou du bien l'emportait ,
ou pour mieux dire suivant que ce pasteur des hommes
avait été utile ou nuisible à ses peuples , les juges lui accor-
daient ou lui refusaient les derniers honneurs.

Napoléon est aujourd'hui dans une situation toute sem-


blable. Il doit compte au tribunal des sages de tout ce qui
IV INTRODUCTION.

s'est accompli pendant un quart de siècle. Les fortunes di-


verses de la France , son administration , sa législation , la
suspension de la révolution , la substitution de la monar-
chie à la république, la restauration même , les mouvemens
contradictoires qui tourmentent l'Europe , l'organisation dé-
finitive à laquelle tendent toutes les sociétés, tous ces effets
si disparates sont ses oeuvres ou s'y rattachent.
Qui que tu sois , entre les mains de qui ce livre est
tombé , tu es membre du tribunal qui doit prononcer sur
Napoléon ; tu tiens les pièces du procès : lis et juge.

I A. V. ARNAULT.


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alintuv enoise .1.

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VIE

POLITIQUE ET MILITAIRE

DE

NAPOLÉON.

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CHAPITRE I.

ENFANCE ET ÉDUCATION DE NAPOLÉON BONAPARTE .

NAPOLEON naquit à Ajaccio . Est- ce le 5 février 1768

ou le 15 août 1769 ? Cette question , qu'on a déjà

agitée , et à laquelle on affecte d'attacher quelque


importance , est des plus oiseuses dans l'intérêt de
l'histoire . Comme on ne saurait en tirer aucune con-

séquence d'une gravité réelle , nous n'avons pas cru


nécessaire de l'approfondir avec le scrupule qu'on y

devrait apporter si cet éclaircissement pouvait servir

à établir un droit quelconque. En se rajeunissant de


I. I
2 VIE DE NAPOLÉON.

dix-huit mois , le but de Napoléon aurait été , dit-on ,


de se faire considérer comme né Français , la Corse

n'ayant été acquise à la France , n'ayant été réputée


partie du royaume qu'au mois de juin 1769. Cette
supposition est-elle admissible ? Napoléon , doué d'un

esprit éminemment juste , a-t-il pu croire qu'il attein-

drait à son but par cette insuffisante altération? Igno-


rait-il que , de toutes les circonstances qui pouvaient

lui donner le caractère de Français , la date de sa nais-

sance était la moins concluante ; que l'enfant est tou-

jours de la nation de ses pères ; qu'il ne pouvait être

que Corse , même après la réunion , par cela seul qu'il

était né de père et mère Corses ? C'est dans sa vie en-

tière et non dans son acte de naissance qu'il faut cher-


cher ses titres de naturalisation . Si pendant le cours
de cette vie , toutes ses facultés n'avaient pas été con-

sacrées aux intérêts de la France , Napoléon serait

moins Français que ce Saxon , que ce Maurice natura-


lisé à Fontenoy par la victoire ; Napoléon ne serait pas

plus Français que tant d'hommes qui croient l'être


parce qu'ils sont de France.

Les critiques auxquels on répond ici ont aussi tâché


d'appeler l'attention sur la modification que Napoléon

fit éprouver à son nom de famille , au nom Buona-

parte , dans lequel il supprima une lettre qui de


fait était nulle pour la prononciation . Le but de cette
CHAPITRE I. 3

suppression , dictée par l'impatience , aurait été , à les

entendre , d'ôter à ce nom , en l'écrivant ainsi , sa

physionomie étrangère. Avec un u de plus ou de moins


Bonaparte en est-il moins évidemment un nom italien?

C'est un de ces surnoms qu'aux temps où les guerres

civiles agitaient l'Italie , les factions ont distribués à

tant d'individus qui les ont transmis comme noms pro

pres à leurs descendans . * Ce nom Buonaparte , qui


dans l'origine signalait un homme dévoué à la bonne
cause , signale aujourd'hui un homme illustré par les

exploits les plus brillans , par les faits les plus étonnans

qui se soient accomplis de notre âge . Nous ne concevons


3
donc pas dans quel intérêt ses détracteurs s'obstinent

à rétablir dans ce nom la lettre que Bonaparte en a


exclue. Croient-ils rendre ce nom ridicule en l'écrivant

tel qu'il est au bas des traités de Turin , de Léoben

et de Campo-Formio ?
NAPOLION OU NAPOLÉON est le second fils de Charles

Bonaparte et de madame Lætitia Ramolini , du mariage

desquels sont issus huit enfans qui , deux exceptés , se


sont tous assis sur des trônes ; deux exceptés parmi

lesquels est ce Lucien qui , au plaisir d'être roi , pré-

féra celui de contrarier le soldat qui faisait les rois :

on conçoit l'attrait de ce rôle pour un homme qui aussi

* Le nom de Buonaparte est formé de l'adjectif buona , bon ,


et du substantif parte , parti .
4 VIE DE NAPOLEON.

aimait la gloire : résister au maître du monde , c'était se

mettre au-dessus de tous ceux qui lui cédaient ; c'était


presque se mettre à son niveau.

Charles Bonaparte était noble ainsi que son épouse ,

femme d'une beauté remarquable et d'un grand juge-

ment. Se destinant d'abord à la carrière judiciaire , il

avait fait des études analogues à sa future profession.

Mais les dangers publics l'ayant réclamé , il quitta la


robe pour l'épée , et combattit avec distinction sous les

ordres de Paschal Paoli .

Les Génois battus par-tout ayant traité de leurs


droits avec la France , la Corse , attaquée par le comte

de Vaux , fut obligée de céder à la puissance de la dis-

cipline , supérieure à celle du nombre , et Paoli prit

pour la première fois la route de l'Angleterre . Resté


en Corse , Charles Bonaparte se concilia l'estime des

Français , par les qualités qui lui avaient acquis l'af-

fection de ses compatriotes. En 1776 , la Corse ayant

envoyé au roi de France une députation tirée des trois


ordres , Charles Bonaparte parut à Versailles comme

député de la noblesse. Peu de temps après , nommé

juge assesseur au tribunal d'Ajaccio , il entra dans la


carrière à laquelle il s'était originairement destiné.

Le gouvernement français regardant l'éducation

comme un des moyens les plus efficaces de modifier


le caractère national des Corses , et de rattacher la
CHAPITRE I. 5

génération naissante aux intérêts de la France , avait


décidé qu'un certain nombre de jeunes Corses , tirés

des familles les plus influentes , seraient élevés dans les


écoles françaises . Napoléon entra comme pensionnaire

de l'État à Brienne , école militaire régie par des moines;

car alors les moines dirigeaient même des écoles mi-


litaires,

Napoléon dès son jeune âge se montra ce qu'il a tou-

jours été , sérieux , méditatif et tourmenté du besoin

d'apprendre . L'étude des langues anciennes eut toute-


fois moins d'attrait pour lui que celle de l'histoire et

des sciences exactes .

Trouvant même dès l'enfance peu de caractères au

niveau du sien , il eut peu de liaisons intimes ; mais


c'est à tort qu'on prétendrait qu'il n'a pas eu d'amis.
Du temps qu'il était à l'école , datent tant de liaisons

auxquelles il est toujours resté fidèle , ou qu'il n'a pas


du moins oubliées le premier ; de ce temps date cette

ancienne amitié qui lui fit associer M. Fauvelet de

Bourienne à sa fortune , soit en Italie , soit en Égypte ,

soit en France , quand , sous le titre de consul , il y prit


dans ces
possession du gouvernement . Il est vrai que

rapports , où l'ingratitude n'a jamais été de son côté ,


les rôles secondaires étaient toujours dévolus à ses

camarades ; mais cela était plutôt l'effet d'une espèce

de statique que de ses calculs ; plutôt l'effet de son


6 VIE DE NAPOLÉON .

ascendant que de son exigence . Dans l'ordre moral

aussi , les substances se placent en raison de leur gra-


vité, quand la nature règle librement le cours des choses.
Peu d'élèves étaient admis dans la retraite que cet

enfant s'était construite sur un terrain qui lui avait


été concédé pour le cultiver ou le bouleverser pendant

les heures de récréation . Protégé par la forte palissade

dont il l'avait entouré , et retranché là contre les im-


portuns , comme dans un fort , il n'y admettait que les

amis de son cœur et de son esprit.

Né pour commander , cette tendance se développa


aussi promptement en lui , que chez tant d'autres le

besoin de servir . Dès lors il était , en fait de discipline ,

d'une extrême sévérité , vertu prématurée qui l'ex-

posa plus d'une fois à la disgrâce de ses camarades . Ils

l'avaient nommé leur officier , et s'étonnaient qu'il les

traitât comme ses soldats. Les enfans sont quelquefois


aussi inconséquens que des hommes.

Les goûts et les aptitudes que Napoléon développa


depuis sur le grand théâtre du monde , se retrouvent

dans les plaisirs de son jeune âge. Aux amusemens de

l'enfance substituant la représentation des faits histo-

riques , il faisait de la cour de récréation , tantôt un


cirque pour des gladiateurs , tantôt une arène pour les

jeux olympiques . Quelques accidens ayant fait inter-

dire ces jeux héroïques , où il jouait toujours le premier


CHAPITRE I. 7

rôle , Achille rentra dans sa tente. Il n'y pouvait res-


ter long-temps . N'attendant pas même alors le prin-

temps pour entrer en campagne , c'est en plein hiver

qu'il sortit de ses quartiers. La neige était tombée en


abondance. Les élèves s'amusaient à l'amasser en mon-

ceaux . Le général en retraite conçut l'idée de tirer un

parti utile de cet amusement . Le dirigeant d'après l'art

de Vauban , il fit élever en neige des retranchemens ,

des redoutes , et construisit avec autant de précision

que d'intelligence la première citadelle devant laquelle


il ait exercé le génie qui devait lui ouvrir les portes de

Toulon et de Mantoue . C'était avec des boules de neige


que se défendait cette place canonnée avec des boules

de neige. La campagne finit au dégel .


Les jeux militaires étaient pour Napoléon de toutes

les saisons. Leur influence ne se reconnaissait guère

qu'aux matières dont il se faisait des armes , et quel-

quefois aussi des soldats . Ce n'était pas seulement avec

des pièces d'ivoire ou de plomb que ce tacticien pré-


coce se composait une armée : faute de mieux , il avait

d'abord enrégimenté des cailloux . Une fois en ligne , il

voulait qu'on les respectât comme des hommes. Un de

ses camarades qui , étourdiment ou malicieusement ,


dérangea un jour son ordre de bataille , eut lieu de s'en

repentir , et porta toute sa vie la marque du châtiment

qu'il s'attira par cette imprudence . Au reste , cette


8 VIE DE NAPOLÉON .

marque lui devait être utile . Voici à quelle occasion.

Bonaparte était arrivé au plus haut degré d'élévation

où jamais homme soit parvenu , quand on lui annonça

qu'un de ses anciens condisciples désirait lui être pré-


senté. Le nom de cet individu ne lui rappelant aucun

souvenir , demandez-lui , dit l'empereur , s'il n'y a pas

quelque fait particulier qui puisse m'aider à le recon-


naître ?-Sire , il porte au front une cicatrice assez pro-

fonde : elle doit , dit-il , vous rappeler un fait qui s'est

passé entre vous deux . — Il a raison . Je sais ce que


c'est que cette cicatrice : c'est un général que je lui ai

jeté à la tête. Qu'il entre. Le camarade entra et obtint


tout ce qu'il désirait .

Des dispositions si prononcées pour l'art militaire


n'échappèrent pas à la sagacité de tous les instituteurs.

Napoléon fut désigné , en 1783 , pour passer de l'école

de Brienne , où il était resté sept ans , à l'école militaire


de Paris. Une des notes remises sur lui à cette occasion

au ministre a été retrouvée dans les papiers du maré-

chal de Ségur. La voici : « M. de Buonaparte ( Napo-


» léone ) , né le 15 août 1769 , taille de quatre pieds

» dix pouces dix lignes , a fini sa quatrième. Bonne

>> constitution , santé excellente , caractère soumis ?

>> honnête , reconnaissant ; conduite très-régulière ;


» s'est toujours distingué par son application aux ma-

>> `thématiques. Il sait passablement son histoire et sa


CHAPITRE I 9.

>»> géographie . Il est assez faible pour les exercices d'a-

>> grément et pour le latin , où il n'a fini que sa qua-


>> trième . Ce sera un excellent marin . Mérite de passer

» à l'école de Paris. » Le professeur l'Éguille , dans


un compte qu'il rendait au même ministre du moral de

chaque élève , avait écrit à côté du nom de Buonaparte :


<< Corse de nation . Il ira loin si les circonstances le

favorisent. »
Entrer à l'école de Paris , c'était entrer dans l'armée.

Là les goûts de Napoléon se fortifièrent ; là ses aptitudes

se perfectionnèrent . C'est par son assiduité et son ap-

plication à remplir tous ses devoirs , qu'il se fit remar-

quer. Grave , et non pas morose ; réservé , mais non pas

farouche ; poli , mais plus accueillant que prévenant ;


se distinguant sans se singulariser ; il obtenait dès lors

parmi ses camarades cette considération qu'il a com-

mandée depuis même à ses supérieurs quand il en avait .


C'est par ses facultés morales plus que par ses dispo-

sitions physiques que Bonaparte annonçait un mili-

taire. Il prenait moins de plaisir à l'escrime qu'à la

lecture de Plutarque , et si personne ne concevait plus


promptement que lui les moyens et le but d'une évo-

lution , si personne n'était plus propre à la commander,


personne n'était moins propre à l'exécuter , et ne faisait
l'exercice avec moins d'habileté .

Les traits échappés à sa première jeunesse portent


10 VIE DE NAPOLÉON.

généralement un caractère singulier de réflexions et

de résolution. Un jour qu'il parlait de Turenne avec


enthousiasme : -
— « C'est un grand homme , dit une

dame ; mais je l'aimerais mieux s'il n'eût pas brûlé le


Palatinat. Qu'importe , reprit vivement le jeune

officier , si cet incendie était nécessaire à ses vues? »


Bonaparte est tout entier dans ce mot-là . Rien ne l'ar-

rêtait dans l'exécution de ce qu'il croyait utile ; mais

inutile , la gloire même ne le tentait pas.

C'est en 1785 , qu'admis dans l'arme de l'artillerie ,

il passa de l'école militaire dans le régiment de la Fère


en qualité de lieutenant en second .
CHAPITRE II. 11

CHAPITRE II .

SÉJOUR EN CORSE . ARRIVÉE EN FRANCE.

AVANT de suivre Napoléon dans la carrière où il est


entré , éclaircissons un fait qui se rattache au temps

de son séjour à l'École militaire de Paris.

En 1784 , lorsque la découverte de Montgolfier oc-

cupait tous les esprits , le physicien Blanchard , com-


binant ce moyen d'ascension avec les moyens de direc-

tion qu'il avait antérieurement imaginés, composa une

machine à l'aide de laquelle il se flattait de s'enlever

et de se diriger dans les airs. Le Champ-de-Mars lui


fut livré pour son expérience . Tout était prêt pour le

départ , lorsqu'un élève de l'École demande à être

admis au nombre des voyageurs , et ne pouvant obtenir

cette faveur malgré ses instances , se précipite , l'épée

à la main , sur l'aérostat qu'il met hors d'état de servir.

Quelques biographes ont imputé à Napoléon ce trait


de violence excusable peut-être dans une tête jeune et

exaltée. Ce n'est pas à lui qu'il appartient , c'est à un


12 VIE DE NAPOLÉON.

de ses camarades nommé Dupont du Chambon, homme

qui depuis s'est signalé en plus d'une circonstance ,


par une impétuosité de caractère que l'utilité ne jus-

tifiait pas toujours , et qui est mort loin de la France ,


dans un état voisin de la démence.

Napoléon , après avoir séjourné avec le régiment de

la Fère dans plusieurs villes , et particulièrement à

Auxonne , passa en qualité de lieutenant dans le régi-

ment de Grenoble alors en garnison à Valence.

Quand la révolution éclata il entrait à peine dans

sa vingtième année , ou il ne faisait que d'en sortir ,

en supposant qu'il soit né en 1768. Les principes aux-

quels la société entière se rattachait étaient ceux qui


lui avaient été inculqués depuis qu'il existait ; ceux

que tout écolier reçoit avec la première éducation ;


ceux qui respirent dans tous les auteurs anciens ; ceux

qu'il avait sucés avec le lait . Par habitude il aurait


été en harmonie avec l'opinion dominante , quand ce
n'eût pas été par penchant. Aussi n'hésita-t-il pas sur

le choix du parti qu'il devait suivre.

On a rapporté qu'il avait dit postérieurement à ses


amis : « Général j'eusse embrassé le parti de la cour,

sous-lieutenant j'ai embrassé celui de la révolution . >>


Fût-il avéré ce mot , qu'en conclure , sinon que l'homme

auquel il appartient ne méconnaissait pas le pouvoir

de la reconnaissance ? Il est possible au fait qu'une


CHAPITRE II. 13

ame généreuse se fasse illusion au point de croire ne

devoir qu'à la faveur un avancement accordé à l'utilité.

Insensible serait celui qui n'excuserait pas dans la con-


duite d'autrui des erreurs fondées sur une cause si ho-

norable. Mais injuste serait aussi celui qui blâmerait

l'homme assez fort pour suivre son devoir en dépit de

ces considérations particulières . C'est à l'État qu'on se


doit avant tout . Les hommes de sens sont tous d'accord

sur ce point.

Une grande question s'élève à la vérité . Dans ces


momens où les empires sont travaillés par des révolu-

tions à la tête desquelles les princes ne se sont pas

placés , où est l'État ? Chacun répond à cette question

d'après ses lumières ou d'après ses affections. Cela ex-

plique comment des hommes d'accord sur le principe ,


sont souvent divisés dans l'application qu'ils en font

de bonne foi ; cela explique comment il y a des hommes

probes dans tous les partis , mais cela ne prouve pas

que dans tous les partis il y ait des hommes raison-

nables . La raison ne sera jamais du côté de ceux qui

pourront voir l'État hors de la patrie et de la nation , et

l'intérêt général dans l'intérêt de quelques particu-


liers . En embrassant les intérêts du peuple contre ceux

de la cour , Bonaparte crut servir l'État et s'acquitter

du bienfait qu'il avait reçu dans l'éducation qui lui


avait été donnée aux frais de l'État.
14 VIE DE NAPOLÉON .

Il s'était rangé sous les drapeaux de la liberté quand


les circonstances le rapprochèrent d'un des plus illus-

tres défenseurs de la liberté, de l'homme qui jusqu'alors


avait été le héros de la Corse . Le général Paoli , qui ,

après avoir combattu avec plus de gloire que de succès


pour l'indépendance de son pays , s'était vu obligé de

se retirer en Angleterre , avait été autorisé par un dé-


cret de l'Assemblée constituante à reprendre le rang

de citoyen dans sa patrie affranchie avec la France ,


dont elle était devenue partie intégrante. Il vint à
Paris . Napoléon , dont le père , ainsi que nous l'avons

dit , avait fait avec distinction la guerre de l'indépen-

dance , fut accueilli en fils par l'ancien ami de Charles

Bonaparte . Ses qualités , qui dès long-temps avaient

été devinées par des hommes moins pénétrans , n'é-


chappèrent pas aux yeux d'un homme éclairé par tant

d'expérience . Quelques desseins qu'il eût , Paoli trouva

utile de s'attacher ce jeune soldat qui suivit avec le

patriotisme d'un Français le vieux général qui n'avait


que le patriotisme d'un Corse .
L'impulsion que la révolution française avait com-

muniquée à la Corse n'était pas tout dans l'intérêt de

la France. La majorité de la population locale , plus ac-

coutumée à considérer les Français comme des maîtres

que comme des compatriotes , ne voyait pas la liberté


dans un ordre de choses qui ne rendait pas à cette
CHAPITRE II. 15

île son indépendance . Paoli lui-même inclinait vers

ces idées. Toutefois il les dissimula d'abord ; mais il

ne cachait pas la préférence qu'il donnait à la consti-

tution anglaise sur celle que la législature française

préparait. Il s'appliquait en même temps à garantir


son pays des excès que la fermentation révolution-

naire multipliait en France.

Cette prédilection pour le régime britannique , cette

aversion pour le désordre le rendirent bientôt suspect.

A plusieurs reprises on l'accusa devant les législateurs


de vouloir livrer à l'Angleterre le pays pour la liberté

duquel il s'était armé. Il fut , il est vrai , défendu avec

une véhémence égale à celle avec laquelle on l'avait


attaqué mais la tranquillité intérieure de la Corse

se ressentit de cette lutte. Divisés jusque-là comme les

Français en aristocrates et en patriotes , les Corses se

partagèrent à cette occasion en de nouvelles subdivi-

sions. Ceux d'entre eux qui tenaient pour la liberté se

séparèrent des partisans de Paoli qui s'était prononcé


pour l'indépendance de la Corse , et qu'en déclarant

traître la Convention avait forcé peut-être à le devenir.

Bonaparte resta citoyen français. N'hésitant pas


entre les intérêts de son ami et ceux de son pays , il

cessa d'être soldat de Paoli , pour ne pas devenir sujet

anglais.

Ce n'est pas sans peine , cependant , qu'il rejeta le


16 VIE DE NAPOLÉON .

joug de sa vieille admiration pour un homme qui avait


été si long-temps son héros. Il en prit la défense en

plusieurs circonstances périlleuses . Affichant de sa

propre main sur les murs d'Ajaccio la réponse par


laquelle la municipalité de cette ville réfutait les bases

du décret lancé par la Convention contre Paoli , il osa

par cette action , non moins généreuse que hardie , il


osa encourir l'animadversion des commissaires envoyés

en Corse pour mettre le décret à exécution. Mais sa

condescendance pour de vieilles affections ne l'entraîna

jamais hors de son devoir . Nommé commandant de la

garde nationale soldée , il en disposa toujours dans les


intérêts de la France contre les efforts de la garde non

soldée qui ne servait que les intérêts de Paoli . Cette


fermeté ne lui fut pas pardonnée .

A la suite d'une émeute qu'il avait calmée , accusé

par un ennemi personnel d'avoir provoqué le désordre

dans l'espérance de se rendre utile en le réprimant , il

fut obligé de venir à Paris se justifier du service qu'il


avait rendu. Cela se passait en 1792 , à l'époque où suc-
combait la royauté.

De retour en Corse après le io août , Bonaparte eut


enfin l'occasion de faire l'essai de ses talens militaires.

La république venait d'être proclamée . Toutes les puis-

sances menaçaient la France. La France les attaque


toutes. Plus d'un million de Français prend les armes ;
CHAPITRE II. 17

et bientôt nos soldats se répandent sur le territoire des


ennemis chassés du nôtre. La Belgique était conquise.

La Savoie était envahie . Une flotte sortit de Toulon ,


sous le commandement du contre-amiral Truguet :

elle devait , après s'être fortifiée de l'escadre à la tête de

laquelle l'intrépide Latouche dictait des lois à Naples ,

tenter la conquête de la Sardaigne . Cette flotte prit à


bord des troupes de débarquement auxquelles se joi-

gnirent deux bataillons de gardes nationales corses .


Ces bataillons , formés de soldats d'une audace et

d'une constance à toute épreuve , furent chargés de

s'emparer des îles qui commandent le détroit de Bo-

nifacio et se trouvent entre la Sardaigne et la Corse .

Bonaparte dirigea cette expédition . Il s'empara de l'île

et du fort de Saint- Étienne , ainsi que de l'île de la


Madeleine . C'était vaincre autant qu'il le pouvait.

Bientôt il fut obligé d'évacuer ses conquêtes. Les


désastres dont la flotte fut assaillie avaient rendu im-

possible le succès de la grande expédition .


Avant de combattre des hommes , Truguet avait eu

à combattre les tempêtes . Elles avaient invincible-

ment empêché la jonction de la flotte avec l'escadre

stationnée devant Naples. Arrivé devant Cagliari , il

fut accueilli avec une détermination qu'on n'attendait

pas des Sardes. Ces insulaires ripostèrent avec des bou-

lets rouges aux bombes que les Français envoyaient


I. 2
18 VIE DE NAPOLÉON.

par-dessus la ville , et repoussèrent sans beaucoup de


perte les troupes qui tentèrent de descendre. Cette

expédition , dont le succès avait paru indubitable ,

coûta un vaisseau et cinq ou six cents hommes à la

république.
La désorganisation et la retraite de la flotte forti-

fièrent en Corse le parti de l'indépendance : tous les

mécontens s'y rallièrent. Bravant les décrets de la

Convention et les efforts de la faible armée qu'on

avait laissée en Corse pour la contenir , ils avaient

convoqué à Corté sous la présidence de Paoli une con-

sulta , conseil de gouvernement , dont M. Pozo di Borgo,

le même qui est aujourd'hui ambassadeur de la cour

de Russie auprès de la cour de France , était secrétaire .

Le président fut nommé généralissime de l'armée corse.

Avec le secours de l'Angleterre il dispersa facilement

les troupes qui tenaient pour la France. Les places

importantes , et notamment Ajaccio , étaient déjà en


son pouvoir quand Bonaparte revint dans l'île.

Salicetti et La Combe Saint- Michel , membres de la

Convention , chargés par elle de mettre à exécution le

décret rendu contre Paoli , s'étaient retirés à Calvi .

Bonaparte alla les y rejoindre. Ce ne fut pas sans peine

qu'il échappa aux périls dont la haine et peut-être la


crainte l'entouraient dans un pays soumis à son en-

nemi , dans un pays où l'usage a force de loi , et où


CHAPITRE II. 19

pour détruire l'homme qu'on redoute l'assassinat même

est autorisé par l'usage .

Aidé de quelques troupes débarquées avec les com-

missaires français , Bonaparte tenta de rentrer dans


Ajaccio , mais en vain. Les armes de la Convention

n'eurent pas plus de puissance que ses décrets.

La proscription des vaincus fut une conséquence de


la victoire. Bonaparte s'était trop signalé pour être

épargné. Un décret provoqué et signé par Paoli le


condamna à un bannissement perpétuel .

Dépouillé de ses biens , de ses fonctions , Bonaparte

s'embarqua. Avec lui s'embarqua sa famille sur la-


quelle sa fortune s'est toujours étendue . Avec lui s'em-

barquèrent ses frères , qui tous devaient régner , tous


excepté celui qui n'a pas voulu être roi . Un frêle bâ-

timent les reçut , et porta , à travers les tempêtes , le


César futur vers son immense destinée .

Rien de plus déplorable alors pour Bonaparte que

le présent ; rien de plus incertain que l'avenir. Mais

il sentait que les circonstances ne le trahiraient pas


toujours ; mais une vaste carrière s'ouvrait encore de-

vant lui ; mais il était jeune et il allait en France . Pro-


bablement est-ce en cette occasion qu'il disait : « En

des temps de révolution , un militaire ne doit jamais

désespérer quand il a du courage et de l'esprit. »

A plus forte raison du génie !


20 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE III.

SÉJOUR EN FRANCE . SIÉGE DE TOULON.

La famille corse débarqua en Provence . Son patrio-


tisme l'avait réduite à un état de détresse pareil à celui

où tant de Français avaient été jetés par une cause


toute contraire. Moins à plaindre qu'eux cependant ,

c'est en France qu'elle était poussée par la tourmente


révolutionnaire .

Madame Bonaparte vécut à Marseille avec ses filles

des faibles secours que lui donnait le gouvernement


pour la cause duquel elle avait tout sacrifié . Ses fils

trouvèrent dans leurs propres moyens des ressources

contre la mauvaise fortune. Joseph et Lucien obtinrent

de l'emploi dans l'administration de l'armée ; Napoléon


et Louis servirent militairement .

Rentré dans le service de l'artillerie , Napoléon passa

comme lieutenant en premier dans le quatrième régi-

ment de cette arme. Peu de mois après il monta

par droit d'ancienneté au grade de capitaine dans la


CHAPITRE III. 21

deuxième compagnie du même corps , alors en gar-


nison à Nice.

L'on était en 1793. L'événement terrible qui s'était

accompli le vingt et unième jour du premier mois de

cette effroyable année , tout en frappant de stupeur

les hommes qui avaient été forcés d'y concourir , im-

primait à la majorité des Français une horreur qui se


dissimulait à peine dans la capitale , et dehors se ma-

nifestait avec un éclat qui croissait en raison de la


distance du lieu au centre de l'oppression.

Les départemens du midi , où les hommes se ren-


ferment rarement dans des sentimens modérés , com-

mençaient à repousser les idées révolutionnaires , avec

une véhémence égale à la fureur avec laquelle ils les

avaient antérieurement embrassées . Après avoir fait

punir par la main du bourreau , par la main qui au-


rait dû faire justice de Marat , son imitateur Challier ,
Lyon osait donner l'exemple de l'insurrection , non pas

toutefois contre le gouvernement de la Convention ,


mais contre le parti qui gouvernait la Convention ,

contre le parti montagnard. Marseille suivit cet exem-

ple , et fut imitée par les principales villes du midi ,


qui se coalisèrent.

Après avoir pourvu au premier des besoins so-


ciaux , en organisant une administration qu'elle confia

aux hommes indiqués par l'estime publique , cette


22 VIE DE NAPOLÉON.

confédération , essentiellement républicaine , s'occupa

des moyens d'affranchir la république de la tyrannie

des terroristes . Elle organisa une armée qui devait


marcher sur Paris . Le gouvernement la prévint . Lyon

fut pris après quatre mois de siége. Marseille , sans

avoir eu la gloire d'opposer une pareille résistance ,

ouvrit ses portes ; et d'horribles vengeances signalèrent

aussitôt , dans les villes asservies , les triomphes de l'a-


troce faction qu'on avait attaquée avec plus de cou-
rage que d'habileté .

Cependant Toulon , qui était entrée dans la confé-

dération , résistait . Ce qui se passait à Marseille , où


l'échafaud restait en permanence comme à Lyon , n'é-
tait pas de nature à ramener à des dispositions paci-

fiques une ville qui pouvait se défendre. Loin de re-

venir sous le joug , Toulon rendit toute conciliation


impossible en se saisissant de deux membres de la Con-

vention. Pierre Bayle et Beauvais furent jetés dans les

cachots , malgré l'inviolabilité attachée à leur carac-

tère. Dès lors la guerre civile fut déclarée. Plaignons

des citoyens réduits à cette extrémité. Le désespoir

qui l'embrasse est très-compatible toutefois avec l'hon-


neur; il peut même donner autant de droits à l'admi-

ration qu'à la pitié.

On n'en saurait dire autant du sentiment qui ouvre

la patrie aux armées étrangères , et livre aux ennemis


CHAPITRE III. 23

du pays ces remparts , ces flottes , ces arsenaux , qui


devaient le protéger contre leurs attaques .

L'amiral Hood , qui bloquait Toulon par mer , avait ,

il est vrai , revêtu de couleurs spécieuses les propositions


faites aux Toulonnais . En agissant pour l'Angleterre

seule , il avait feint d'agir dans l'intérêt unique du roi


de France.

« Déclarez-vous franchement pour la monarchie ;

>> arborez , disait-il , le pavillon royaliste , désarmez

>> vos vaisseaux , mettez les forts à notre disposition ,

» et je vous offre au nom de sa majesté britannique

>> tous les secours qui sont en mon pouvoir . Non-seu-

>> lement vos propriétés seront scrupuleusement res-


» pectées , mais le port , la flotte , les forteresses de

>> Toulon seront religieusement remis à la France dès

>> que la paix aura été signée ; l'unique but du roi


» d'Angleterre étant de rétablir l'union des deux états

» sur des bases justes et honorables . »


>

Toulon ouvrit ses remparts et son port aux Anglais.


Dès lors Toulon cessa d'être France ; dès lors l'insur-

rection perdit dans cette malheureuse cité son noble

caractère et prit le plus odieux de tous , celui de la


trahison. Toulon est au reste la seule ville de France

qui , même à cette époque , ait cherché dans la protec-

tion de l'Angleterre un refuge contre la tyrannie , et


préféré l'opprobre au malheur .
24 VIE DE NAPOLÉON.

Les Vendéens avaient pris les armes. Ils combat-

taient les drapeaux de la république ; mais du moins


suivaient-ils des drapeaux français . Si , pendant la

.durée de leur longue résistance , la France a trop

souvent eu lieu de pleurer , jamais elle n'a eu lieu de


rougir ; et dans cette guerre de ses enfans contre ses

enfans , où pour elle chaque victoire était un désastre ,


quel que fût le parti vaincu , pas une seule fois les

étrangers n'ont figuré dans le parti vainqueur.

A Lyon sur-tout , le patriotisme a pu sans s'égarer


suivre les drapeaux de l'insurrection . Un homme de

coeur peut non-seulement avouer, mais même se vanter

d'avoir pris là une part active à la rebellion que le

malheur n'a pu changer en crimé. Mais le succès même


pouvait-il absoudre le crime de Toulon?

En marchant contre Toulon , c'est contre les Anglais

que les Français marchèrent.

Les troupes qui , sous le commandement de Keller-

mann , avaient assiégé Lyon , fortifiées de quelques

régimens tirés de l'armée des Alpes et de l'armée d'I-


talie , et de tous les jeunes gens levés par voie de réqui-

sition dans les départemens circonvoisins , formèrent


l'armée que le gouvernement envoya contre Toulon .

Cette armée , qui s'élevait à trente mille hommes à peu

près , était sous les ordres d'un homme plus recomman-


dable par son courage que par son génie , sous les ordres
CHAPITRE III. 25

du général Cartaux , qui , triomphant sans avoir vaincu,

venait d'entrer à Marseille moins par l'ascendant de

son talent que par l'effet de l'ineptie des défenseurs de


cette malheureuse ville .

Servi par la bravoure française , Cartaux remporta

cependant quelques avantages et prit position devant


Toulon . Mais on le reconnut bientôt incapable de

conduire plus long - temps une opération aussi im-


portante ; et le général Dugommier , militaire d'un

ordre supérieur , et mort glorieusement depuis sur le


champ de bataille , fut appelé pour diriger ce siége ,

confié un moment au génie peu militaire du médecin


Doppet .

Sous Dugommier servaient les généraux La Poype ,

La Harpe , Victor , Marescot , Murat , Cervoni . Le gé-


néral du Theil , qui devait commander l'artillerie ,

était absent . Le général Dommartin , son lieutenant ,


avait été mis hors de combat en forçant les gorges

d'Oullioules . Le plus ancien officier de l'arme le rem-

plaça de droit. Cet officier était Bonaparte . Promu à


cette occasion au grade de chef de bataillon , il se mon-

tra bientôt digne de monter plus haut .


Même avant l'arrivée de Dugommier , Bonaparte

avait été mis en possession de la direction de l'artil-


lerie par le général Cartaux , bon homme qui ne rou-

gissait pas de trouver dans les autres les connaissances


26. VIE DE NAPOLÉON.

dont il était dépourvu . Sa confiance dans le jeune ar-

tilleur , qu'il appelait le capitaine canon , était ab-

solue. Espèce d'instinct , par l'impulsion duquel, per-

mettant plutôt qu'approuvant , car pour approuver

il faut être en état de juger , il se bornait à rendre


le capitaine responsable sur sa tête du succès des

mesures proposées. Je tiens ces faits du capitaine

lui-même , qui n'a jamais décliné la responsabilité. La


confiance que lui avait accordée l'impéritie de Car-

taux , Bonaparte l'obtint bientôt de l'expérience de

Dugommier.
De l'artillerie sur-tout dépendait le succès du siége

où par-tout on avait l'artillerie à combattre. Elle ton-

nait des remparts contre lesquels était venue se briser ,

en 1707 , la fortune du prince Eugène , et dont pen-


dant un siècle l'art avait doublé la force et l'étendue ;

elle tonnait des redoutes , sur toutes les sommités des

montagnes qui dominent la place ; elle tonnait aussi

des vaisseaux soit anglais soit espagnols qui remplis-


saient la rade , et même des vaisseaux français qui ,
livrés aux ennemis , avaient été changés par eux en
autant de citadelles flottantes.

Non-seulement le commandant de l'artillerie fit tout

ce qu'on pouvait attendre de lui ; mais il rectifia plus


d'une fois les erreurs des autres , et se montra par son

génie supérieur à plus d'un militaire auquel il était


CHAPITRE III. 27

inférieur en grade . C'est à l'attaque du fort de Malbos-

quet qu'il donna sur-tout des preuves de cette supé-


riorité. Des mesures qu'il avait combattues dans le

conseil ayant été rectifiées d'après son opinion sur le

champ de bataille , la fortune , qui s'était prononcée


contre les Français , changea aussitôt de face , et les

ennemis ne rentrèrent qu'avec peine dans le fort , après

avoir éprouvé une perte considérable et laissé aux

mains des assiégeans un de leurs officiers supérieurs ,

le général anglais Ohara.


Conservant avec les représentans du peuple , comme

avec tout le monde , son indépendance , c'est par le suc-


cès que Bonaparte justifiait sa confiance en lui-même.

L'un d'eux lui ayant fait quelques observations sur la


position d'une batterie : « Mêlez-vous de votre métier ,
lui dit-il , et laissez-moi faire le mien. Cette batterie

doit rester là. Je réponds de son effet. >>


Tout à la fois officier et soldat dans l'action , on le vit

à la prise d'une redoute , combattant auprès du maré-

chal Suchet , alors simple capitaine , achever de charger


une pièce sur laquelle un malheureux artilleur venait

d'être tué; et comme il se servit à cet effet de l'instru-

ment échappé à la main du mourant , il en contracta

une maladie qui , se reproduisant depuis sous des

formes diverses , lui a rappelé trop souvent un des faits


les plus glorieux de ses premières armes.
28 VIE DE NAPOLÉON .

Le général Dugommier ne dissimula pas dans ses


rapports les obligations que l'armée avait eues à Bo-

naparte, soit dans les attaques partielles , soit dans

l'attaque générale .
L'attaque générale commença le 16 décembre. La
rigueur de la saison , l'abondance et la continuité des

pluies ne ralentirent pas l'impétuosité française. Les


troupes fatiguées étaient continuellement relevées par

des troupes fraîches pendant la durée de cet assaut qui

fut aussi long que le siége. Dès le 17 la redoute prin-


cipale , défendue par deux mille hommes , avait été

enlevée , quoiqu'elle fût couverte par une double en-


ceinte de palissades , par un camp retranché , et pro-

tégée par le feu croisé de trois batteries. Bonaparte


établit aussitôt sur le promontoire de l'Aiguillette , où

cette redoute était assise , une batterie d'où il fou-

droyait la flotte anglaise. Cependant on emportait à

la baïonnette les positions occupées par les Anglais sur


les montagnes. Forcés d'évacuer la place , ils se reti-

rèrent de nuit , en signalant leur retraite par toutes les

horreurs qui accompagnent un assaut , et en abandon-

nant , comme ils le firent depuis à Quiberon , à l'atroce

vengeance des partis , les infortunés qu'ils étaient, di-

saient-ils , venus protéger .

Le 20 décembre les Français rentrèrent dans Tou-

lon, ou plutôt Toulon rentra en France .


CHAPITRE III. 29

Le grade de général de brigade fut le prix des ser-

vices rendus par Bonaparte pendant ce mémorable

siége , dont les douloureuses conséquences n'appar-

tiennent pas à son histoire. Plus qu'un autre il a gémi


sans doute de l'abus cruel que firent de la victoire les

hommes implacables sous les yeux desquels il avait


vaincu. Les plus braves sont les moins cruels.

Conclure de ce que les bourreaux entrèrent dans

Toulon à la suite de l'armée, que l'armée n'avait com-


battu que pour ouvrir Toulon aux bourreaux , ce

serait faire un raisonnement par trop absurde , et ce-


pendant on l'a fait . Obéissant par essence , le militaire
n'a pour but , dans une opération militaire , que le

succès même de cette opération .

Le nom qui avait été associé dans les rapports aux


noms des généraux les plus illustres de l'époque , ne
le fut pas à ceux des proscripteurs dans les actes qui

suivirent le triomphe. Dès que l'armée de Toulon eut

cessé d'agir , dès qu'il n'a plus été question de vaincre ,

il n'a plus été question de Bonaparte.


30 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE IV.

BONAPARTE MIS EN ARRESTATION , PUIS RENDU A LA


LIBERTÉ . JOURNÉE DE VENDÉMIAIRE . DÉPART POUR
L'ARMÉE D'ITALIE.

LA capacité dont Bonaparte avait fait preuve lui

avait conquis la confiance des proconsuls même à l'au-

torité desquels il avait résisté. Ils crurent que le dra-

peau anglais qui flottait sur la Corse en pourrait être


arraché par la main qui l'avait foudroyé à Toulon , et

confièrent au nouveau général l'exécution d'une expé-

dition contre cette île , où Paoli rétablissait la royauté,

non pas pour lui , mais pour le lord Minto , qui pendant

quelque temps y régna au nom du roi d'Angleterre.


Le jour de l'affranchissement n'était pas arrivé pour

la Corse. Après avoir en vain tenté de s'emparer d'A-


jaccio , Bonaparte revint sur le continent.

Chargé à son retour de la défense des côtes de la

Méditerranée , il s'acquitta de cette fonction avec au-


tant d'économie que d'habileté. Supprimant les batte-

ries par-tout où les circonstances les rendaient inutiles ,


1
CHAPITRE IV. 31

et les établissant là où l'utilité les réclamait , il crut

devoir proposer de relever à Marseille le fort Saint-

Nicolas , qui avait été abattu comme la Bastille , dans

la première effervescence de la révolution . Cette me-


sure , réclamée par l'intérêt public , excita les clameurs

d'un parti. Parce que le fort Saint- Nicolas avait sou-


vent servi de maison d'arrêt avant la révolution , les

patriotes s'écrièrent que c'était une maison d'arrêt


qu'on voulait rétablir , et dénoncèrent à la Conven-

tion , comme attentatoire à la liberté , un projet com-


mandé par la sécurité publique. La Convention , sa-

tisfaite des explications qu'on lui donna , ne mit pas

l'auteur du projet en accusation , comme les pétition-


naires l'avaient demandé ; mais le fort Saint-Nicolas

ne fut pas relevé. On se priva d'une forteresse , de peur

d'avoir une prison , comme si les prisons pouvaient


jamais manquer au pouvoir quand il juge à propos de

multiplier le nombre des prisonniers.

Bonaparte se rendit ensuite à l'armée d'Italie , où le


commandement de l'artillerie lui avait été donné. Là

de nouvelles persécutions l'attendaient. Il avait acquis


le droit d'avoir confiance en ses opinions . Ses opinions
ne se trouvèrent pas conformes à celles qui avaient

prévalu dans le conseil. Après s'être emparée du Col


de Tende , d'Oneille , et d'Orméa dans la vallée du Ta-

naro , l'armée , stationnaire sur les Alpes , se bornait à


32 VIE DE NAPOLÉON.

ces conquêtes sans chercher à les étendre. Bonaparte

proposait de substituer à la guerre de poste , une guerre


d'invasion, et de se précipiter sur le Piémont du haut

des montagnes qui ne le protégeaient plus . Cet avis ,

présenté avec # une assurance que justifia depuis le

succès , fut attribué à la présomption ; et la constance


avec laquelle il était reproduit en toute occasion fut
taxée d'insubordination . La médiocrité n'attendait

qu'une occasion pour se défaire de la surveillance du

génie. Les suites de la journée du 10 thermidor la lui


offrirent. Les opérations du siége de Toulon avaient

établi des rapports nécessaires entre Bonaparte et les

commissaires envoyés par la Convention pour diriger

ces opérations. Du nombre de ces commissaires était le

jeune Robespierre , qu'on accusa de servir les projets

de son frère. Bonaparte fut suspendu de ses fonctions ,


et même mis en état d'arrestation comme complice de

cet homme auquel il avait obéi avec l'armée entière.

Et c'est des collègues de cet homme , c'est des légis-


lateurs qui lui avaient été associés , que l'ordre qui
frappait Bonaparte émanait !

Quoi de plus absurde qu'une pareille imputation!


L'ambition connue de l'accusé ne suffirait - elle pas

pour le mettre à l'abri de tout soupçon en cette cir-

constance ? Cette ambition qui le portait à servir la


république , parce que dans cet ordre de choses il ne
CHAPITRE IV. 33

voyait aucune place à laquelle il ne pût atteindre , ne

devait-elle pas lui rendre odieux l'homme qui tendait


à s'établir au-dessus de tout ? Son caractère , qui le

portait à commander , lui permettait - il de servir ?

N'importe , on voulait un prétexte pour l'écarter : on


crut l'avoir trouvé.

Ne désespérant jamais, Bonaparte , loin de renoncer


à son système , s'occupa dans sa prison à perfectionner

son plan de campagne. Les yeux attachés sur une

carte , il descendait en imagination dans cette belle

Lombardie qu'il devait bientôt conquérir en réalité..


La durée de cette incarcération ne fut pas longue.

L'absence de Bonaparte avait démontré l'utilité de sa

présence. Voulant vaincre de nouveau , on rappela

l'homme qui déjà possédait l'art d'organiser la victoire ,

l'homme dont le général Dumerbion avait écrit après


le combat de Caïro : « C'est au talent du général Bo-

naparte que je dois les savantes combinaisons qui ont


assuré le succès . >>

Bonaparte ne conserva pas long-temps les fonctions

qu'on lui rendit. La chute de Robespierre avait rappelé


dans la Convention le parti persécuté . Saisi du gou-

vernement , ce parti , qui d'opprimé devint bientôt

oppresseur , confondit avec les montagnards nombre

de républicains qui avaient servi l'État pendant le

règne de cette faction . Tandis que des commissaires


I. 3
34 VIE DE NAPOLÉON.

parcouraient les départemens pour épurer l'adminis→

tration , le conventionnel Aubry , président du Comité

militaire , s'occupait à Paris de l'épuration de l'armée.

Cet Aubry était un ancien capitaine d'artillerie , qui

dans le procès de Louis XVI avait opiné comme Ro-

bespierre , et pensait se faire pardonner ses écarts ré-


volutionnaires en persécutant les hommes qui ne vou-

laient pas favoriser la contre-révolution . « Je veux ,

disait -il , purger l'armée des terroristes et des igno-

rans . » Est-il certain qu'il n'y eût que des terroristes

et des ignorans dans les douze mille officiers qu'il se


vantait d'avoir exclus des quatorze armées , déjà victo-
rieuses sur tous les points ?

Bonaparte ne fut pas compris dans cette réforme , et

c'est uniquement pour l'honneur du réformateur que

nous le disons . Aubry , pour provoquer la démission

d'un officier qu'il n'osait pas destituer , crut suffisant

de le faire passer de l'artillerie dans l'infanterie , et de


l'armée d'Italie à l'armée de l'Ouest . Cette mutation-

éut l'effet qu'il en attendait. Bonaparte refusa d'y sous-

crire , et vint à Paris solliciter sa réintégration dans

son arme ; mais en vain. Les services qu'il avait rendus

ne furent pas plus pris en considération que ceux qu'il

pouvait rendre. Les préventions seules furent écou-

tées ; et l'homme , dont la vie devait être si pleine ,

attendit long-temps dans l'inaction que l'intérêt des


CHAPITRE IV. 35

gouvernans les forçât de réparer le mal que lui faisait

leur injustice , ou que le gouvernement passât en d'au-


tres mains .

Cependant les ressources pécuniaires de Bonaparte

s'épuisaient , et par ses dépenses journalières , et par la

dépréciation chaque jour croissante du papier-mon-


naie. Mais l'amitié le soutenait . Marmont ne le quitta

pas. Junot , qui ne l'a jamais quitté , Junot , à qui de-

puis il a fait part de sa fortune , partageait sa détresse ,


et , d'accord avec de justes pressentimens , lui répétait

que cette inaction ne pouvait durer.

Il est certain cependant que Bonaparte crut un

moment devoir aller chercher hors de France l'emploi

d'un génie devenu inutile à la patrie . Il songeait à s'en

éloigner , non pour aller servir contre elle , mais contre


l'Autriche que la Porte ottomane se disposait à atta-

quer , et sollicitait la permission de passer en Turquie ,


quand Aubry fut remplacé dans la direction des af-
faires militaires par le représentant Pontécoulant. Ce

législateur , qu'on n'est jamais étonné de trouver en

tête du parti de la raison et de la justice , s'opposa à ce


que la grâce sollicitée par Bonaparte lui fût accordée.
Réintégré dans son arme , et retenu à Paris par le gou-
par le
vernement , le général fut associé quelque temps aux

travaux du Comité militaire, auquel il présenta le vaste


plan de campagne qu'il a depuis exécuté ; plan dont
36 VIE DE NAPOLÉON.

&
nous avons sous les yeux l'original même ; plan qu'on

prendrait moins pour un rapport sur des opérations

projetées que pour un récit d'opérations accomplies ,


་་
tant est grande l'exactitude avec laquelle tout ce qui
1
devait être fait a été prévu , et tout ce qui a été prévu
a été fait ! On a dit que Bonaparte avait enfin été
nommé pour commander l'artillerie de l'armée de Hol- T

lande . C'est une erreur. Il était encore sans emploi

dans l'armée active , quand une nouvelle révolution


le remit dans la route par laquelle il avait d'abord 世

voulu marcher à la gloire et à la fortune qui l'atten-


daient en Italie.

Cette révolution est celle du 13 vendémiaire , révo-

lution provoquée par les excès qui signalèrent sur tous


les points de la France la réaction du parti que le

10 thermidor avait soustrait à la tyrannie.


Les ennemis de la révolution française , prenant

pour haine de la liberté l'horreur qu'on témoignait

aux terroristes , et s'imaginant que c'était par amour


pour le despotisme d'un seul qu'on avait détruit celui

de la démocratie , crurent le moment venu de rétablir

l'ordre de choses renversé en 1789. Fomentant l'exas-

pération que d'autres intérêts excitaient dans les sec- rem


tions de Paris , ils avaient réussi à jeter une partie

des habitans de cette grande ville en rebellion ou-


verte contre le gouvernement , à l'instant où, lasse de
CHAPITRE IV. 37

cumuler tous les pouvoirs , la législature s'occupait à

mettre en activité la constitution de l'an 3 , qui ne lui


laissait que le pouvoir de faire des lois ; à l'instant où

la Convention brûlait d'abdiquer une dictature qui si

long-temps avait été exercée contre elle- même et qu'elle

n'exerçait pas sans inquiétude depuis qu'elle s'en trou-


vait saisie...

Ces événemens sont assez loin de nous déjà pour que

nous puissions les voir de l'œil dont les verra la posté-

rité , pour que nous puissions anticiper sur l'indépen-


dance avec laquelle elle les jugera. Expliquons-nous

donc avec la franchise qui appartient à l'histoire .

La Convention , à qui les réacteurs avaient donné

pour partisans tous les hommes qu'ils menaçaient , la

Convention , à qui Aubry avait donné pour défenseurs

tous les militaires qu'il avait destitués , la Convention


se prépara à la guerre tout en cherchant à l'éviter .

Tant qu'elle ne fut que menacée elle négocia. On mar-


cha contre elle , elle combattit.

Le général Menou , qui commandait les troupes ré-


publicaines, montrant moins de détermination que les

circonstances ne l'exigeaient , le commandement fut

remis à Barras qui avait sauvé la législature dans la

journée de thermidor. Barras s'adjoignit le général dont

il avait eu lieu d'apprécier la capacité à Toulon , et dont

le zèle était accru par un mécontentement trop fondé .


38 VIE DE NAPOLÉON.

On n'avait que cinq mille hommes de troupes ré-


glées à opposer aux quarante mille gardes nationaux .

Le génie suppléa à la faiblesse des ressources . Quinze

cents proscrits furent armés. Des dispositions habiles ,

des dispositions pareilles à celles qu'on aurait dû prendre


le 10 août 1792 , furent prises dans le plus court délai :

elles auraient rendu l'accès des Tuileries impraticable

même à des bataillons plus aguerris que ceux des sec-


tions de Paris. Aussi les assaillans furent-ils battus sur

tous les points où ils se présentèrent .

Mais abrégeons le récit de cette journée d'autant


plus déplorable que le sang qu'elle a coûté était tout

français , et qu'on ne peut se dissimuler dans cette


que
querelle , préparée , fomentée par les ennemis de la
France , de l'un et de l'autre côté se trouvaient de vé-

ritables amis de la liberté. Également jaloux de la ré-

tablir sur des bases solides , ils n'étaient divisés , pour


la plupart , que sur le choix des moyens.

Par suite du 13 vendémiaire , Bonaparte , avancé

en grade , avait été nommé général de l'armée de l'in-

térieur et commandant de Paris . C'était en gloire qu'il

voulait avancer. A l'étroit dans la capitale , son génie

réclamait un plus vaste théâtre. Son ambition voulait

des victoires plus difficiles et moins douloureuses .

Sa vue se reportait toujours vers cette Italie sur les


frontières de laquelle il s'était déjà signalé , et où le
CHAPITRE IV... 39

projet qu'il avait conçu commençait à s'exécuter sous

la direction du général Schérer. Le Directoire , qui

avait été constitué peu de temps après la journée de

vendémiaire , ne fut pas ingrat envers l'homme auquel


il devait tout. Bonaparte fut nommé général en chef de
l'armée d'Italie .

Avant d'aller prendre possession du commande-


ment , il avait épousé Joséphine de la Pagerie , veuve

du vicomte de Beauharnais ; femme pleine de grâce et

de bonté , femme excellente ! qui semble lui avoir ap-

porté en dot le bonheur et la victoire , dot qu'à l'époque


de leur divorce son mari semblerait lui avoir restituée.

Bonaparte quitta Paris le er germinal an 4 (21 mars

1796 ). Il n'avait pas encore vingt- sept ans.


Lui seul ne s'étonnait pas de sa fortune . Comme un

ami , tout en le félicitant d'être chargé d'une si glo-

rieuse mission , lui témoignait quelque surprise de le

voir partir si jeune : « J'en reviendrai vieux , » répon-


dit Bonaparte.

:
40 VIE DE NAPOLÉON .

CHAPITRE V.

ARRIVÉE DU GÉNÉRAL BONAPARTE A L'ARMÉE D'ITALIE ;


PLAN DE CAMPAGNE .

La nomination de Bonaparte aux fonctions de gé-


néral en chef de l'armée d'Italie était particulièrement

l'ouvrage de deux directeurs. Barras et Carnot , qui


ont rarement été d'intelligence , opérèrent d'accord

cette fois , sans s'être concertés peut-être . Il est tout


naturel que le premier ait usé de tout son crédit pour

favoriser l'avancement d'un homme aux succès duquel


il devait , en dernier résultat , sa fortune . Les hommes

d'état , quoi qu'on en dise , ne sont pas toujours inac-


cessibles à la reconnaissance . Ils sont en revanche très-

accessibles à la jalousie . Carnot ne la connut pas ;

mais tous les autres collègues de Barras n'en furent

pas exempts. Le Tourneur de la Manche , qui , avant

de siéger au Directoire , avait succédé au conven-

tionnel Aubry dans les fonctions de président du


Comité directeur de la guerre , quoique opposé à
CHAPITRE V.. 41

l'esprit de réaction dont son prédécesseur était pos-


sédé, n'avait pas cru devoir réparer l'injustice qu'avait

éprouvée Bonaparte , et le faire rentrer dans le service

de l'artillerie , auquel lui-même il était attaché. Lui

demandait -on la cause de ce déni de ' justice : C'est ,

répondait-il , qu'il ne convenait pas qu'il y eût dans


l'artillerie un général de vingt-six ans , tandis que

lui , qui avait quarante ans et plus , et qui dirigeait

les opérations militaires , n'était que lieutenant - co-


lonel dans cette arme. Carnot, égal de Le Tourneur
en âge et en dignité , et comme lui officier d'artillerie ,

ne fut pas arrêté par cette grave considération , quoi-


qu'il n'eût que le rang de capitaine .

Avant de se rendre au quartier-général de l'armée


d'Italie , Bonaparte s'arrêta trente-six heures à Mar-
seille , où se trouvait sa famille. C'est là que l'auteur

de cette histoire eut l'honneur de le voir pour la

première fois , le 28 mars 1796 ; circonstance qu'il

ne consigne ici que parce qu'elle se rattache à un

fait des plus curieux , à un fait des plus propres à


donner une idée précise de la justesse des conceptions

de ce grand capitaine .

Réservé, mais non pas dissimulé , Bonaparte rom-


pait assez volontiers dans la société intime le silence

qu'il gardait habituellement dans un grand cercle.

Ce jour-là , resté le soir avec un petit nombre d'amis ,


42 VIE DE NAPOLÉON .

qu'il entretenait de ses projets et de ses espérances ,


il s'anima insensiblement au point de leur communi-

quer le plan de ses opérations . Ce plan , adopté par

le Directoire , était à peu près celui dont nous avons

déjà parlé , celui qu'il avait antérieurement présenté


au Comité de salut public , et dont nous avons eu
communication. Comme il est impossible d'exposer avec

plus de clarté le but de cette campagne et les com→


binaisons par lesquelles on le voulait atteindre , nous

croyons ne pouvoir mieux faire que de transcrire , sur

l'original même , cette pièce inédite. On le répète , c'est

moins un projet qu'un récit que l'on croira lire . M

Mémoire militaire sur l'armée d'Italie , présenté

en l'an 3 au Comité de salut public par le général

Bonaparte.

« L'armée des Alpes et d'Italie occupe la crête su-

>> périeure des Alpes et quelques positions de l'Apen-

>> nin : elle couvre la Savoie , le département de l'Isère,


» le comté de Nice , Oneille , Loano et Vado. Par le

>>> moyen des batteries de côte que l'on avait établies

» dans ces trois derniers postes , le cabotage de Mar-

» seille à Nice et à Gênes s'opérait à la vue de l'es-

>> cadre anglaise sans qu'elle pût l'empêcher .

>>> L'ennemi s'est emparé de Vado , l'escadre anglaise

» mouille dans cette superbe rade . Les Austro-Sardes


CHAPITRE V.. 43

>> ont armé un grand nombre de corsaires. Toute


a
>> communication avec Gênes est interceptée. Le com-

>> merce qui renaissait à Marseille est suspendu ;


» l'armée d'Italie , notre # flotte , l'arsenal de Toulon ,

>> la ville de Marseille ne peuvent plus tirer leur


>> subsistance que de l'intérieur de la France.

>> Cependant l'armée ennemie est considérablement

>> augmentée ; nous sommes obligés de lui opposer des

» forces égales , nous allons donc avoir une armée

>> nombreuse dans la partie de la France la moins


>> abondante en blé, et qui dans les meilleures années

>> en récolte à peine pour trois mois . Il est indispen-


» sable , pour assurer la subsistance du midi , Ade Tou-

» lon et de l'armée , de reprendre la position de Vado .

>> Mais depuis le Saint-Bernard jusqu'à Vado , notre


» armée forme un demi-cercle , tandis que l'ennemi

>> tient le diamètre , et qu'il communique en trois ou

» quatre jours de sa droite à sa gauche , ce que nous


>> ne pouvons faire qu'en deux ou trois décades. Cette

>> seule 1 circonstance topographique , si meurtrière

» pour notre armée , si destructive pour nos charrois ,

» si onéreuse pour le trésor public , rend toute défen-


>> sive désavantageuse .

>> Si la paix avec les Cercles se conclut , l'empereur

» n'aura plus que le Brisgaw et ses états d'Italie à gar-

» der . L'Italie sera le théâtre des événemens les plus


44 VIE DE NAPOLÉON.

>> importans. Nous éprouverions alors tous les incon-

>> véniens de notre position . Nous devons donc même ,


>> sous le point de vue de la conservation de Vado ,
» porter ailleurs le théâtre de la guerre .

>> Dans la position de l'Europe , le roi de Sardaigne


>> doit désirer la paix . Il faut , par des opérations of-

>> <fensives , 1 ° porter la guerre sur ses états , lui faire


>> entrevoir même la possibilité d'inquiéter sa capi-

>> tale , et le forcer à la paix ; 2º obliger les Autrichiens

» à quitter une partie des positions où ils maîtrisent

» le roi de Sardaigne , et se mettre dans une position

» où l'on puisse protéger le Piémont et entreprendre

>> des opérations ultérieures.


>> L'on obtiendra ce double avantage en s'emparant

» de la forteresse de Céva , en y rassemblant la plus

>> grande partie de l'armée à mesure que les neiges

>> obstrueront les cols des Alpes ; en mettant à contri-

>> bution toutes les petites villes voisines ; de là on


» menacera Turin et la Lombardie.

>> Dès que l'on se sera emparé de Vado , les Autri-

>> chiens se porteront de préférence sur les points qui

» défendent la Lombardie ; les Piémontais défendront


» l'issue du Piémont . L'on détaillera dans les ins-
>>> tructions qui seront données les moyens d'accélérer

>> cette séparation .

>> Pendant le siége de Céva , les Piémontais pourraient


CHAPITRE V. 45

» prendre des positions très -rapprochées de celles

>> des Autrichiens , pour de concert inquiéter les mou-


>> vemens du siége. Pour les éloigner , l'armée des

>> Alpes se réunira dans la vallée de la Stura , à la

>> gauche de l'armée d'Italie , et investira Démont en


>> s'emparant de la hauteur de la Valloria . On fera

>> toutes les opérations qui pourront persuader à l'en-


>> nemi que l'on veut véritablement faire le siége de

» Démont, par ce moyen il sera obligé de prendre

>> des positions intermédiaires afin de surveiller éga-


>> lement les deux siéges.

» L'opération sur Démont est préférable à toute

>> autre , parce que c'est celle où nous pouvons réunir

>> le plus de troupes, puisque toute la gauche de l'ar-

» mée d'Italie s'y trouvera naturellement employée.

» Elle inquiétera d'ailleurs davantage l'ennemi , parce

>> que le succès se lie davantage à celui de Céva et se-

» rait d'autant plus funeste au Piémont.


>> Nos armées , en Italie , ont toutes péri par les ma-

>> ladies pestilentielles produites par la canicule. Le

>> vrai moment d'y faire la guerre et de porter de grands

>> coups , une fois introduits dans la plaine , c'est d'agir


>> de février en juillet.

>> Si le roi de Sardaigne n'a point conclu la paix ,


>> nous pourrons continuer nos succès en Piémont

>> et assiéger Turin . Si , comme il est probable , la


46 VIE DE NAPOLÉON.

>> paix est faite , nous pourrons de Céva nous assurer


» d'Alexandrie et marcher en Lombardie , conquérir

» les indemnités que nous donnerions au roi de Sar-


>> daigne pour Nice et pour la Savoie.

» Le théâtre de la guerre serait donc dans un pays

>> abondant , semé de grandes villes , offrant par-tout

>> de grandes ressources pour nos charrois , pour re-


>> monter notre cavalerie et habiller nos troupes .

» Si la campagne de février est heureuse , nous nous

>> trouverons aux premiers jours de printemps maî→


>> tres de Mantoue , prêts à nous emparer des gorges

» de Trente , et de porter la guerre , de concert avec

» l'armée qui aurait passé le Rhin dans le Brisgaw ,


>> jusque dans le coeur des états héréditaires de la
>> maison d'Autriche.

>>> La nature a borné la France aux Alpes ; mais elle

>> a borné aussi l'Empire au Tyrol.

>> Pour remplir le but que nous venons d'exposer

>> dans ce mémoire , nous proposons au Comité : 1º de


>> ne point trop activer la paix avec les Cercles d'Al-

» lemagne , et de ne la conclure que lorsque l'armée


>> d'Italie sera considérablement renforcée ; 2º de faire

>> tenir garnison à Toulon par les troupes embarquées

» sur l'escadre , et de restituer à l'armée une partie

» de la garnison de cette place , qui sera remplacée


» lorsque la paix avec l'Espagne aura été ratifiée ;
CHAPITRE V. 47

» 3º de faire passer de suite quinze mille hommes de

» l'armée d'Espagne à l'armée d'Italie ; 4° d'en faire


>> passer quinze mille autres au moment de la ratifi-

>> cation de la paix par l'Espagne ; 5º de faire passer

» quinze à vingt mille hommes des armées d'Allemagne


» à l'armée d'Italie , au moment de la paix avec les

» Cercles ; 6º de prendre l'arrêté suivant : ;

» Le Comité de salut public arrête : Y


>> 1° L'armée d'Italie attaquera les ennemis , s'em-

» parera de Vado , y rétablira la défense de la rade ,

>> investira Céva , fera le siége de la forteresse et s'en

>> emparera ; 2º la droite de l'armée des Alpes se réu-


>> nira avec la gauche de l'armée d'Italie dans la vallée

» de la Stura, investira Démont en s'emparant de la


>> hauteur de la Valloria.......... >>

Viennent ensuite plusieurs articles relatifs aux ap-


provisionnemens de l'armée .
"
Le projet présenté au Directoire différait peu de

celui qu'on vient de lire , et se terminait par cette


phrase mémorable : Battre enfin l'ennemi pour la

dernière fois , et conclure la paix sous les murs de


Vienne étonnée.

On voit que l'exécution de ce vaste plan était liée


aux opérations des armées du Rhin , qui de leur côté

devaient s'ouvrir un chemin jusqu'à la capitale de


l'Autriche. Les revers éprouvés par Jourdan ayant
48 VIE DE NAPOLÉON.

forcé Moreau de donner une direction rétrograde à

son armée toujours victorieuse , Bonaparte n'en pour-


suivit pas moins sa route , et alla conquérir seul , au

cœur des états héréditaires de l'Autriche , cette paix

qu'il n'avait cru d'abord possible d'obtenir que par le


concours de trois armées...

Ce projet avait été antérieurement communiqué

par le Comité de salut public à plusieurs généraux .

Berthier, qui par son expérience s'était acquis déjà une

grande autorité , avait dit , tout en donnant des éloges


à cette conception , que pour l'exécuter il faudrait à

l'armée d'Italie cinquante mille hommes de plus . Bo-


naparte l'entreprit avec un simple renfort de six mille

hommes , que le traité avec l'Espagne permit de déta-

cher de l'armée des Pyrénées . L'armée des Alpes ne


lui envoya des secours qu'après la conquête du Pié-

mont ; et l'Italie conquise , il marchait vers la Carin-

thie , quand la division de Bernadotte vint le rejoindre


sur les bords du Tagliamento .

Les premiers obstacles dont Bonaparte eut à triom-

pher lui furent suscités par sa propre armée . Sortie

depuis quelques mois de sa longue inaction , elle venait


de remporter plusieurs victoires sous le commande-

ment du général Schérer. A Loano particulièrement ,


trente-six mille Français avaient dispersé cinquante

mille Austro-Sardes , commandés par le général de


CHAPITRE V. 49

Wins , et à la suite de cette bataille , qui avait coûté


huit mille hommes à l'ennemi , les Français étaient

rentrés dans Vado . Les anciens généraux ne virent

pas sans quelque mécontentement un jeune homme ,

naguère leur inférieur , prendre un commandement

auquel chacun d'eux se croyait des droits , et venir


recueillir le fruit d'une opération qu'ils ignoraient
avoir été conçue par lui.

Plus imposant en tout temps par son attitude que

par sa stature , Bonaparte , à une taille des plus grêles ,


joignait alors un visage pâle et maigre , et l'expression

de sa physionomie se perdait sous de longs cheveux


blanchis par la poudre. Il paraissait peu solide à che-

val. En le voyant passer dans leurs rangs , les soldats

se plaignaient qu'on leur eût envoyé un enfant pour


les commander . Le respect qu'on refusait à son phy-

sique , Bonaparte le commanda bientôt par son carac-

tère. Quelques actes de fermeté rétablirent en peu de


temps la subordination ; et sans avoir vaincu sous lui ,

l'armée d'Italie lui fut dès lors aussi soumise qu'après


ses victoires .
Les succès de cette armée ne l'avaient pas enrichie.

Elle avait plus détruit que recueilli , et n'avait pas


conservé à beaucoup près tout ce que l'ennemi avait

perdu . Elle était aussi nécessiteuse après qu'avant la


victoire. Bonaparte , stimulant le courage de ses soldats
I. 4
50 VIE DE NAPOLÉON.

pár le sentiment même du besoin , et leur montrant

du haut des montagnes cette Cisalpine qu'Annibal du


haut des Alpes avait aussi promise à ses Carthaginois :

<< Camarades , leur dit- il , vous manquez de tout , là se

trouve tout ce qui vous manque. Jetez les yeux sur

les riches contrées qui sont à vos pieds . Elles nous ap-

partiennent ; allons en prendre possession. >>


CHAPITRE VI. 51

CHAPITRE VI .

BATAILLES DE MONTENOTTE , DE MILLESIMO ; PROVERA


PRISONNIER ; COMBAT DE DÉGO .

LE baron de Beaulieu , vieux militaire , qui tout


récemment avait donné en Flandre des preuves d'une

capacité peu commune , fut appelé en Italie pour y


remplacer le général de Wins dans le commandement

de l'armée autrichienne. Les forces dont il pouvait

disposer étaient considérables . Quatre-vingt mille im-


périaux , cinquante-cinq mille Piémontais , deux mille

quatre cents cavaliers napolitains , répandus tant en


Piémont qu'en Lombardie , formaient l'armée active

au pied des Alpes. De plus, trente mille hommes de

milice sarde , trente mille Romains et quatre-vingt

mille Napolitains , armés et équipés , n'attendaient


que le signal pour marcher contre les Français . Toutes

les puissances de l'Italie étaient entrées dans l'alliance

de l'Autriche , toutes concouraient à la guerre , toutes ,

y compris Gênes , Venise et la Toscane, malgré leur


52 VIE DE NAPOLÉON.

neutralité apparente ; si elles ne fournissaient pas de

soldats elles fournissaient de l'argent .

L'armée française s'élevait au plus à cinquante-six

mille hommes. Sans magasins , sans munitions , sans

caisse militaire , Bonaparte n'en pressa que plus vive-


ment l'ouverture de la campagne. N'attendant pas

même les renforts qui lui avaient été promis , il ré-


solut de se porter en avant , certain par la rapidité

de ses marches de multiplier une armée qu'il avait

reconnue digne de comprendre et d'exécuter ses au-

dacieuses conceptions. En vain les administrateurs lui

représentaient-ils la pénurie où se trouvaient toutes

les parties du service. « Si nous sommes vaincus , ré-

pondait-il , nous aurons trop ; si nous sommes vain-


queurs nous n'aurons besoin de rien. » A son passage

à Lyon , il avait dit à un commissaire des guerres , qui

lui avait fait de pareilles observations : « J'ai ordre


de vivre sur l'ennemi. » Jamais ordre n'a été si ponc-
tuellement exécuté.

Dès le 29 mars l'armée française se mit en mouve-


ment, Trente-cinq mille hommes seulement entrèrent
en campagne avec Bonaparte. Toutes les forces dont

on a fait l'énumération ne marchaient pas non plus

avec Beaulieu. L'armée combinée qu'il commandait

ne s'élevait qu'à soixante-quinze mille hommes , parmi

lesquels on comptait trente- huit mille impériaux.


CHAPITRE VI. 53

Le 30 mars , maîtres de toutes les hauteurs et de

tous les débouchés des Alpes , les Autrichiens domi-


naient la rivière de Gênes. Les Français , maîtres du

Littoral , s'appuyaient à droite sur Savone , à gauche

sur Montenotte , et avaient jeté deux demi-brigades


dans Voltri , très en avant de leur droite.

Par cette disposition , Bonaparte , qui de Nice avait


transporté son quartier-général à Albinga pour être à

même de communiquer plus facilement avec les deux


ailes de son armée , donna le change au général Beau-

lieu , qui en inféra que les Français voulaient péné-


trer en Italie par la Bochetta et se jeter sur Alexandrie.

Après plusieurs feintes par lesquelles il avait lui-même

espéré faire prendre aussi le change sur le point qu'il


voulait attaquer , Beaulieu se présenta tout à coup ,

le 9 avril , devant Voltri avec dix mille hommes. Là

commandait le général Cervoni , qui , après avoir sou-


tenu avec trois mille hommes la première attaque des

Autrichiens , se retira pendant la nuit sur le centre

de l'armée . Cette retraite fut protégée par quinze cents

hommes que Bonaparte avait placés à cet effet sur les

hauteurs de Varaggio et aux avenues de Sospelo .

Le lendemain , dès la pointe du jour , Beaulieu et

Roccavina emportèrent , à la tête de quinze cents


hommes , toutes les positions qui couvraient le centre

de l'armée française , et arrivèrent à une heure après


54 VIE DE NAPOLÉON.

midi devant Montelesimo , le dernier de nos retran-

chemens . Maîtres de ce poste , ils seraient entrés sans


obstacles à Savone qui n'en était qu'à une lieue , et

auraient coupé la retraite aux troupes de Voltri et de

Varaggio ; aussi tentèrent-ils de l'emporter d'assaut.

Mais le chef de brigade Rampon était enfermé dans


cette redoute avec quinze cents hommes. Au milieu

du feu, il leur fait prêter serment de mourir plutôt


que de se rendre , et accueillant l'ennemi avec un

sang-froid égal à la fureur avec laquelle il était atta-

qué, il lui tue quatre cents hommes par le seul feu

de sa mousqueterie,

La nuit survint . Disposés à recommencer le lende-

main , les Autrichiens s'établirent au pied des retran-

chemens à la portée du pistolet. Cette nuit ne fut pas


perdue pour Bonaparte. Après avoir fait passer deux

-pièces de canon dans la redoute , ne doutant pas que ,

dans son acharnement , l'ennemi n'eût négligé de se


couvrir, il part accompagné de Berthier et de Masséna ,

et , pendant que le général La Harpe avec toute la droite

prenait position derrière la redoute , il se porte , au

milieu de l'obscurité , avec le centre et l'aile gauche


de son armée , sur les flancs et les derrières des Au-

trichiens , où commandait le comte d'Argenteau .


L'attaque recommença le 11 avec le jour à Monte-

lesimo . Beaulieu et La Harpe étaient aux prises , quand


CHAPITRE VI. 55

Masséna parut et jeta dans les rangs ennemis un dé-

sordre qui se convertit bientôt en déroute. Quinze

cents morts , deux mille blessés et la prise de plusieurs

drapeaux constatèrent la victoire des Français qui por-

tèrent leur quartier-général à Carcare. Cette victoire

prit son nom de Montenotte , village situé dans les

montagnes à une lieue de la redoute de Montelesimo ,

où , non moins intrépide mais plus heureux que Léo-

nidas , Rampon , qui survécut à son dévouement ,

trouva toute la gloire des Thermopyles.


La bataille de Montenotte n'avait cependant pas

rompu les rapports de l'armée autrichienne et de l'ar-

mée piémontaise . L'important , comme on sait, était de

les séparer. Impatient d'obtenir ce grand résultat ,

Bonaparte ordonne au général La Harpe de se porter

sur Caïro , tandis que Masséna s'emparerait des hau-


teurs de Dégo , et que les généraux Ménard et Jou-

bert occuperaient l'un les sommités de Biestro , l'autre

la position de Sainte-Marguerite. Par ce mouvement

il plaçait son armée sur le revers opposé à celui qui


verse dans la Méditerranée . C'était avoir escaladé les

Alpes , mais ce n'était pas les avoir franchies.

Le 13 , à la pointe du jour , le général Augereau

força les gorges de Millesimo , pendant que les géné–


raux Joubert et Ménard chassaient l'ennemi de toutes

les positions environnantes . Un corps de quinze cents


56 VIE DE NAPOLÉON.

Autrichiens , enveloppé par cette manœuvre , se re-


trancha dans les ruines d'un vieux château sur le

sommet de la montagne de Cossaria. Il était commandé

par le général Provera. Non moins déterminé que


Rampon , avec une poignée d'hommes Provera eut

aussi la gloire d'arrêter jusqu'à la nuit la marche


d'une armée. Les efforts des Français se brisèrent

long - temps contre sa résistance . A Grenadier par le

courage et général par le génie , Joubert , qui était

entré , lui septième , dans les retranchemens , y tombe


frappé à la tête ; on le croit mort , et cet accident ra-
lentit le mouvement de sa colonne. Le général Banel ,

qui conduisait une autre colonne , est tué. La marche


d'une troisième colonne est déconcertée aussi par la

mort du général Quenin qui la commandait . La nuit


étant venue , Bonaparte fait réunir tous les bataillons

autour du château , après avoir pris les précautions suf-

fisantes pour ôter à l'ennemi la possibilité de se faire


jour l'épée à la main ; et les Français couchent devant

les retranchemens de Cossaria , comme les Autrichiens

s'étaient couchés au pied de ceux de Montelesimo. !

Le 14 , à la pointe du jour , les deux armées se trou-

vèrent en présence . Augereau , qui commandait la


gauche de l'armée française , tenait Provera bloqué.
Les Autrichiens essaient d'enfoncer le centre et sont

repoussés par le général Ménard qui se replie aussitôt


CHAPITRE VI 57

sur la droite. Cependant Masséna débordait la gauche

de l'ennemi qui occupait le village de Dégo ; et le gé-

néral La Harpe , secondé par le général Causse , après

avoir traversé à gué la Bormida sous le feu de l'en-

nemi , attaquait sa gauche par le flanc droit , pendant

que le général Cervoni l'attaquait en front , et qu'une


colonne , commandée par l'adjudant-général Boyer , la

tournait et lui coupait la retraite. L'ennemi ne put


résister ni à l'habileté de ces manoeuvres ni à l'impé-

tuosité de ces attaques. Pendant que celles de ses

troupes qui tenaient la campagne se dispersaient , le

corps enfermé à Cossaria capitulait , et Provera ren-

dait son épée . Les Autrichiens perdirent en cette oc-


casion dix mille hommes tant morts que prisonniers .

Vingt-deux pièces de canon et quinze drapeaux furent

les trophées de cette victoire . Elle procura des muni-

tions de toute espèce aux Français, qui trouvèrent au

sommet des Alpes tous les objets que la célérité de

leur marche , indépendamment de leur pénurie , ne

leur eût pas permis d'y apporter. Enfin elle préparait

la jonction de l'armée avec la division du général Ser-


rurier , qui gardait les bords du Tanaro et la vallée

d'Oneille , où il tenait en échec le général piémontais

Colli. Bonaparte augmentait ainsi ses forces par l'opé-

ration même qui venait de diminuer celles de l'en-

nemi. De plus il s'était rendu maître de Dégo .


58 VIE DE NAPOLÉON.

Ce village , situé au sommet des Alpes , en assurant


aux Français l'entrée en Italie , coupait la communi-

cation de l'armée sarde avec l'armée autrichienne , et

donnait au vainqueur la faculté de tenir l'une en échec

pendant qu'il écraserait l'autre . Beaulieu , sentant tout


le danger d'une pareille situation , rassembla l'élite de

son armée , et le 15 , dès la pointe du jour , à la tête

de sept mille hommes , il reprend Dégo . Trois fois

Masséna tenta d'y rentrer , il fut repoussé trois fois ;

le général Causse , plus malheureux encore , y fut tué

au moment où il chargeait l'ennemi . Le triomphe était


réservé aux généraux Victor et Lasnus . Exécutant de

concert un mouvement ordonné par Bonaparte , ils


s'emparèrent enfin de la place , où les Autrichiens
laissèrent six cents morts et quatorze cents prison-

niers . D'un autre côté le général français Rusca ocou→


pait San-Giovani , position d'où il dominait la vallée

de la Bormida ; et Augereau , s'emparant des redoutes

de Montezemo qui dominent la vallée du Tanaro ,"¹ou-


vrait la communication avec la division de Serrurier ,

qui , au bruit de nos succès , marchait sur Céva.

L'armée piémontaise dès lors se trouva séparée des

Autrichiens qui fuyaient vers le Milanais . C'est sur

elle que va retomber tout le poids de l'armée française .

Plusieurs traits de bravoure particulière brillent au

milieu de la gloire dont les républicains se couvrirent


CHAPITRE VI 59

dans les diverses actions que nous venons de décrire .

On doit citer entre autres celui qui termina la vie du

général Causse . Blessé à mort , il aperçoit le général


en chef. « Dégo est-il repris ? » Iui dit-il, « Les posi→

tions sont à nous , » répond Bonaparte. « Vive la

république ! » s'écrie Causse ; et il expire . ⠀ .


C'est dans les deux dernières de ces journées que
l'intrépide et aventureux Lannes se signala pour la

première fois en Italie, où il était venu chercher comme

volontaire de la gloire et dés blessures, qu'il y trouva en

profusion. Des derniers rangs de l'armée il s'était déjà

élevé par son courage au grade de chef de brigade , et


servait en cette qualité dans l'armée des Pyrénées ,

quand l'épurateur Aubry le destitua pour cause d'in-


capacité. C'est par douze années d'exploits , couronnés
par une mort héroïque , qu'il donna un démenti à son

calomniateur . Bonaparte , qui vit en lui un héros dès

qu'il le vit agir , lui donna un commandement après

la journée de Millesimo ; et bientôt il fut nommé gé-

néral de brigade, Ce soldat rebuté est mort maréchal


de l'empire .

Des succès si rapides , si multipliés , étonnaient les

hommes qui comme acteurs y contribuaient , à plus


forte raison surprenaient-ils les spéculateurs , qui , vu

l'infériorité de l'armée française et les difficultés de

toute nature qu'elle avait à surmonter , étaient plus


60 VIE DE NAPOLÉON .

préparés à recevoir la nouvelle d'une défaite que d'une


victoire. Avant le succès rien ne ressemble tant aux

rêves de la présomption que les conceptions du gé-

nie. Pour que l'on connût tout ce qu'on pouvait

attendre de Bonaparte , il fallait que Bonaparte eût

fait connaître tout ce qu'il , pouvait faire.


Avant d'entrer en campagne , Bonaparte avait pro-

mis à Faypoult , ministre de France auprès de la répu-


blique de Gênes , de lui donner bientôt de ses nouvelles.

Quinze jours s'étaient écoulés, et ces nouvelles n'ar-

rivaient pas . Cependant les hostilités étaient commen-

cées. Un domestique entre tout effaré dans la chambre

de Faypoult à cinq heures du matin. Levez -vous ,


levez-vous , lui crie-t-il , les Autrichiens sont dans la

ville ! Le ministre ne doute pas qu'à la suite d'un grand

succès les Autrichiens , perdant toute mesure , n'aient

jugé à propos de s'emparer provisoirement de Gênes.

Il s'habille à la hâte. Le premier secrétaire de lé-

gation 'survient et confirme le récit du domestique.


Tout en se disposant à réclamer contre cette violation
du droit des gens , nos diplomates passent dans la salle

d'audience pour y recevoir les ordres du plus fort.

Accompagné d'une escorte de cavalerie , un général


autrichien venait de mettre pied à terre dans la cour.

Il entre suivi d'un nombreux état-major , salue le mi-

nistre qui n'a pas le temps de le prévenir de politesse ,


CHAPITRE VI. 61

et lui remet une lettre que celui-ci n'ouvre pas sans


émotion. Cette lettre était de Bonaparte . Fidèle à sa

parole , il donnait à Faypoult de ses nouvelles , et lui


annonçant les victoires de Montenotte et de Millesimo ,

il l'invitait à pourvoir aux besoins du général Provera ,

qui , de vainqueur qu'on l'avait cru , ne se trouva plus


être qu'un prisonnier .
62 VIE DE NAPOLÉON .

CHAPITRE VII.

COMBAT DE VICO ; BATAILLE DE MONDOVI ; PRISE DE


CHERASCO ; ARMISTICE AVEC LE ROI DE SARDAIGNE.

L'ARMÉE piémontaise , concentrée sous Céva , occu-


pait un camp retranché que protégeaient de nombreu-

ses redoutes défendues par huit mille hommes. Bona-


parte , que la reprise de Dégo mettait à l'abri de toute

inquiétude du côté de Beaulieu , tourna contre Colli son

infatigable activité. Le 16 avril même , il avait poussé

une reconnaissance jusque sous Céva et enlevé plu-


sieurs positions . Le 17 la division d'Augereau attaqua

les redoutes , qui ne résistèrent pas aux colonnes com-


mandées par les généraux Joubert et Bayran . Craignant

d'être tourné , Colli évacua le camp pendant la nuit.


Le 18 , Serrurier , entré dans Céva , fit investir la

citadelle où sept à huit cents Piémontais s'étaient en-

fermés. Cependant l'armée de Colli , faisant sa retraite

sur Mondovi , avait pris , au confluent de la Corsaglia


et du Tanaro , une position formidable , faisant rompre
CHAPITRE VII./ 63

les ponts , et couvrir de fortes batteries les bords de

ces rivières également rapides et profondes. Ces pré-


cautions rendirent inutiles les succès que le général

Serrurier obtint le 19 à Saint-Michel . Les divisions.

d'Augereau et de Masséna qui devaient le soutenir



n'ayant pu traverser les rivières , il fut obligé de se
retirer sur Céva , non sans peine et sans perte.

Bonaparte par ses manoeuvres avait voulu percer

jusqu'à Mondovi et forcer le général Colli à renoncer

aux avantages de sa position. Trompé dans son espé-


rance , il n'en poursuivit pas moins le même résultat

par des moyens différens . Employant toute la journée

du 21 à prendre des dispositions masquées par de faux


mouvemens , il fit passer de nuit le Tanaro à Masséna

qui prit possession du village de Lezegno , pendant que


les généraux Guieux et Fiorella s'emparaient du pont

de la Torre , et que le général Augereau , marchant sur


Alba , courait se placer entre l'armée piémontaise et

Turin qu'il menaçait tout à la fois. Colli , redoutant

l'issue d'une bataille engagée sur une ligne aussi éten-


due, sortit de son camp pendant la nuit du 21 au 22 ,

et se replia sur Mondovi . Bonaparte , à la vigilance

duquel ce mouvement n'avait pas échappé , le fit pour-

suivre par le général Serrurier , qui le 22 à la pointe


du jour atteignit les Piémontais sur les hauteurs de

Vico où s'engagea le combat.


64 VIE DE NAPOLÉON.

Les redoutes qui couvraient leur centre furent at-

taquées et prises par les généraux Fiorella et Dam-

martin, pendant que le général Guieux manoeuvrait à

la gauche et se portait sur Mondovi . Ne pouvant ré-


sister à ces mouvemens exécutés avec autant de pré-

cision que d'intrépidité , le général Colli abandonna

le champ de bataille et fit sa retraite à travers Mondovi,

qui le soir même fut occupé par les Français.

Les Piémontais perdirent dans cette journée dix-

huit cents hommes , parmi lesquels se trouvaient qua-

tre officiers supérieurs. Onze drapeaux et huit pièces


de canon tombèrent entre les mains des vainqueurs.
Les Français de leur côté eurent à regretter le gé-

néral Stengel . En poursuivant les vaincus , ce brave

reçut , à la tête de la cavalerie qu'il commandait , la


blessure dont il mourut quelques jours après.

Après la bataille de Mondovi , le général Colli ayant


passé la Stura s'était arrêté entre Coni et Cherasco . *

Cette dernière place , quoique située au confluent de


deux rivières , la Stura et le Tanaro , et munie de

fortifications redoutables , ne tint pas contre Masséna :


il y entra le 5 avril . Cependant Serrurier entrait à

Fossano , où l'ennemi avait établi son quartier-géné-

ral , et la division d'Augereau s'emparait d'Alba.


Appuyée sur trois places où l'on avait trouvé une

artillerie nombreuse et des munitions de toute espèce ,


CHAPITRE VII. 65

l'armée française nageait dans l'abondance . Elle oc-

cupait un pays magnifique et n'était plus qu'à neuf


lieues de Turin. Le général Colli , pour protéger cette

ville , se retira sur Carignan.

Enfermé dans sa capitale avec les débris d'une armée

qui avait été battue autant de fois qu'elle avait osé


combattre , Victor-Amédée, troisième du nom , parais-

sait déterminé à y soutenir un siége. Heureusement


pour lui , tout guerrier qu'il avait été , ne persista-t-il

pas dans cette disposition peu prudente . Ce prince ,

qui jadis avait fait sous Charles-Emmanuel , son père ,


des campagnes peu favorables pour les Français , ju-

geant du présent par le passé , n'avait pu s'imaginer

d'abord qu'il fût possible à un petit caporal républi-


cain de battre les vieux généraux des rois , et que le

général Beaulieu , qui lui avait promis de ne se dé-

botter qu'à Lyon , eût pris une route tout opposée .


Tiré bientôt de son incrédulité par le cri public , et

reportant sur lui-même sa confiance à mesure qu'il la

retirait aux autres : Ah ! si j'y vais , ah si j'y vais ,

disait-il en relevant la pièce la moins héroïque de son

vêtement , chaque fois qu'il apprenait une nouvelle

défaite. Bonaparte lui évita la peine d'y aller.


Reconnaissant enfin qu'il fallait chercher dans les
négociations les moyens de salut qu'on ne pouvait plus

attendre des armes , ce vieux roi se résigna. Colli fut


I. 5
66 VIE DE NAPOLÉON .

autorisé par lui à proposer un armistice pendant la

durée duquel on traiterait de la paix à Gênes , sous la

médiation de la cour d'Espagne . Il espérait se donner

ainsi le temps de trouver de nouvelles ressources chez


lui , ou de recevoir du secours de ses alliés .

Bonaparte répondit que , le Directoire s'étant ré-

servé le droit de traiter de la paix , c'était à Paris que

les plénipotentiaires du roi devaient être envoyés.

Quant à ce qui concernait l'armistice , il ajouta que ,

quelque désir qu'il eût d'arrêter l'effusion du sang ,


il ne pouvait suspendre sa marche victorieuse qu'au-

tant qu'on lui livrerait deux des trois forteresses de


Coni , de Tortone ou d'Alexandrie. Loin de s'endormir

dans la prospérité , il faisait cependant toutes les dis-


positions pour une bataille générale qui aurait décidé
du sort d'Amédée. Ce vieux monarque ne crut pas en

devoir courir la chance. Se hâtant de prévenir sa ruine

absolue , il accéda aux propositions du vainqueur ; et


Coni , Tortone, ainsi que la citadelle de Céva , furent

remis aux Français pour être occupés par eux jusqu'à


la conclusion d'un traité définitif.

Les hostilités avaient commencé le 10 avril ; l'ar-

mistice fut signé le 28 du même mois. Chacun des jours

écoulés pendant cet intervalle est signalé par une vic-

toire . L'armée sarde se trouvait séparée de l'armée

autrichienne. Le roi de Sardaigne , acculé dans Turin ,


CHAPITRE VII. 67

demandait la paix. Déjà la justesse des combinaisons

exposées dans la première partie du plan de Bonaparte

était démontrée par l'événement . Impatient d'effectuer


le reste , Bonaparte se mit aussitôt à la poursuite de
Beaulieu .

Avant de le suivre dans la Lombardie qu'il s'empres-

sait d'aller couvrir , ainsi que Bonaparte l'avait prévu ,

Bonaparte crut nécessaire de resserrer encore les liens

de la discipline , de réprimer le pillage auquel ses sol-

dats se livraient avec une fureur égale à l'excès de


leur long dénuement . Descendus de leurs montagnes ,

après deux ans de privations , ces loups affamés se je-

taient sur tout ce qui s'offrait à leur avidité dans la

plaine . Un tel abus de la force pouvait tourner tôt ou


tard contre le vainqueur et lui faire trouver par- tout

une armée ennemie dans la population . En ramenant

l'abondance , la victoire rendait enfin le pillage inex-


cusable. Ces considérations dictèrent à Bonaparte la

première proclamation qu'il ait publiée . Voici les prin-

cipaux traits de cette allocution , où il entretient ses

soldats de leurs devoirs autant que de leurs succès .

<< Soldats , vous avez en quinze jours remporté six

>> victoires et conquis la plus riche partie du Pié-

» mont ... Vous égalez par vos services l'armée con-


» quérante de la Hollande et du Rhin . Dénués de tout

>> vous avez suppléé à tout . Vous avez gagné des


68 VIE DE NAPOLÉON .

>> batailles sans canons , passé des rivières sans ponts ,

>> fait des marches forcées sans souliers , bivouaqué

>> plusieurs fois sans pain . Les phalanges républicaines


» étaient seules capables d'actions aussi extraordi-
» naires. Grâces vous en soient rendues , soldats !

>> Les deux armées qui naguère vous attaquèrent

>> avec audace fuient devant vous .... Mais , soldats , il

» ne faut pas vous le dissimuler , vous n'avez encore

>> rien fait puisque beaucoup de choses vous restent


>> à faire....

>> Vous étiez dénués de tout au commencement de

» la campagne , vous êtes aujourd'hui abondamment

» pourvus. Les magasins pris à l'ennemi sont nom-

>> breux . L'artillerie de siége est arrivée. La patrie at-

>> tend de vous de grandes choses . Vous justifierez tous


4
» son attente. Vous brûlez tous de porter au loin la

>> gloire du peuple français. Vous voulez tous en ren-


>> trant dans le sein de vos familles dire avec fierté :

>> J'étais de l'armée conquérante de l'Italie.

>> Amis , je vous la promets cette conquête ; mais il


>> est une condition qu'il faut que vous juriez de rem-

» plir , c'est de respecter les peuples que vous déli-

>> vrerez de leurs fers ; c'est de réprimer les pillages

>> auxquels se portent les scélérats suscités par nos

>> ennemis . Sans cela vous ne seriez point les libéra-

>> teurs des peuples ; vous en seriez le fléau . Le peuple


CHAPITRE VII. 69

>> français vous désavouerait ; vos victoires , votre cou-

>> rage, le sang de vos frères morts en combattant, tout


» serait perdu , sur-tout l'honneur et la gloire . Quant

>> à moi et aux généraux qui ont votre confiance , nous

>> rougirions de commander une armée qui ne con-

>> naît de loi que la force. Mais , investi de l'autorité

» nationale , je saurai faire respecter à un petit nom-


> bre d'hommes sans cœur les lois de l'humanité et

» de l'honneur qu'ils foulent aux pieds ; je ne souffri-


>> rai pas que des brigands souillent vos lauriers.... >>

Cette proclamation fut appuyée de quelques exem-

ples de sévérité. La justice militaire frappa des cou-

pables pris en flagrant délit. On peut juger du bon


effet de ces jugemens par cette lettre qu'un sapeur ,

nommé La Touche , écrivit au moment où il allait être

fusillé « Vous voyez , camarades , à quel sort je suis

>> réduit ! Et toi , commandant du détachement , si tu

>> m'eusses défendu d'aller à la maraude , je ne serais


» pas exposé à la mort que je vais subir. Adieu , mes

>> camarades , adieu ! La Touche , les larmes aux yeux ,


>> ne regrette en quittant la vie que de ne pas mourir en

» défendant sa patrie , et ne se console que dans l'espoir

>> que sa mort servira d'exemple à ses défenseurs. >>

L'attention du général s'étendit aussi sur les dé-


prédateurs ; en défendant au soldat de piller , il était

important d'empêcher qu'on ne pillât le soldat.


70 VIE DE NAPOLÉON .

L'ordre établi , l'armée victorieuse courut à de nou-

velles victoires. Le général Beaulieu n'était pas sans

inquiétude pour le Milanais . Il connaissait déjà l'homme

auquel il avait affaire ; et dans l'impossibilité de se

garder par-tout, il ne savait sur quel point se pré-


munir contre un ennemi qui le menaçait par-tout . Cette

anxiété n'est pas le premier hommage que le vieux

général ait rendu au génie de son jeune rival. Il avait


déjà proclamé sa supériorité , dans l'aveu que la fran-

chise ou le dépit lui avait arraché quand la première

manœuvre de Bonaparte l'avait appelé sur Voltri , pen-


dant que l'armée française marchait vers Montenotte.

L'occupation de Voltri par les Français ayant fait

croire à Beaulieu qu'ils avaient le dessein de se jeter

dans Gênes , il s'était pressé , aussitôt après la retraite

du général Cervoni , de se rapprocher de cette ville et


d'y porter des forces pour la défendre . Son étonnement

fut grand d'apprendre , à mesure qu'il s'en appro-


chait , que les Français n'avaient point paru dans cette

direction . Cet étonnement fut plus grand encore quand

il sut que Bonaparte s'avançait avec toutes ses forces

vers le Piémont par la route de Montenotte qu'il s'était

ouverte par cette diversion . Cependant quelques habi-


tans de Gênes , voyant les Autrichiens descendre des

montagnes , étaient sortis de la ville , et s'informaient

sur la route aux personnes qu'ils rencontraient de la


CHAPITRE VII. 71

cause de ces mouvemens. L'un d'entre eux question-

nant à cet effet deux voyageurs arrêtés près d'une


voiture brisée : « Ne pourriez-vous nous apprendre ,

leur dit-il , ce que tout cela signifie ? » - <


« Monsieur , lui

répondit vivement un vieillard , tout cela signifie qu'un


homme de soixante-seize ans s'est laissé jouer par un

homme de vingt-six ; que le général Beaulieu a perdu

sa réputation ! Et vous pouvez m'en croire , ajouta-t-


il, car le général Beaulieu c'est moi ! >>
72 VIE DE NAPOLÉON .

CHAPITRE VIII.

PASSAGE DU PÔ ; COMBAT DE FOMBIO ; PASSAGE DE L'ADDA ;


BATAILLE DE LODI.

MALGRÉ ses défaites , Beaulieu ramenait du Piémont

une trentaine de mille hommes, y compris quatre mille


cavaliers , tous dans le meilleur état. Cette armée fut

-bientôt grossie par des renforts considérables qu'elle

reçut du Tyrol . Quant à Bonaparte , profitant du traité

de Cherasco , par lequel, disait-il , une aile de l'armée

ennemie lui accordait le temps de battre l'autre , il

se mit à la poursuite de Beaulieu avec une armée à peu

près égale , mais dont il n'avait pas eu le temps de re-

nouveler l'équipement ; sa cavalerie , qui n'était que


de trois mille six cents hommes , se trouvait sur-tout

dans le plus grand désarroi , L'armée des Alpes devait


lui envoyer des secours ; il s'avança néanmoins vers le

Pô sans les attendre , suppléant par l'habileté de ses


manœuvres à l'insuffisance de ses forces , et trouvant

dans ses succès passés la garantie de ses succès à venir .


CHAPITRE VIII. 73

Déconcerté par cette nouvelle tactique , Beaulieu


cherchait à suppléer à l'insuffisance de son génie par de

moins généreuses compensations . L'esprit de vertige

s'était emparé de ce vieillard non moins recomman-

dable jusqu'alors par sa loyauté que par son audace .


Avant d'évacuer le Piémont , dont il était chassé par

le courage , il tenta de s'y maintenir par la perfidie ,


et de s'emparer d'Alexandrie , de Tortone et de Va-

lenza , au mépris de l'alliance qui existait entre l'em-

pereur son maître et le roi de Sardaigne. Heureusement

ses desseins furent- ils éventés. Les commandans pié-


montais restèrent fidèles à l'honneur ; et le roi sarde

indigné , ayant déclaré que si les Autrichiens n'éva-

cuaient pas son territoire dans le délai indiqué , il uni-

rait ses troupes à l'armée française pour les en expul-

ser , Beaulieu repassa le Pô avec la double honte


d'avoir tenté une trahison inutile . Il emmena avec lui

la cavalerie napolitaine qui s'était saisie de Valenza ,


et les Piémontais rentrèrent dans cette place le 2 mai ,
dès que l'armée fugitive eut effectué sa retraite par le

pont qu'elle coupa , mais qui pouvait être facilement


rétabli.

Par le traité de Cherasco , Bonaparte s'était assuré

le droit de passer le Pô sur le pont même de Valenza .

Beaulieu ne l'ignorait pas. Plusieurs indices l'ayant


induit à croire que l'armée française se disposait à user
ON
74 VIE DE NAPOLÉ .

de son droit , il porta toute son attention sur ce point.

Se fortifiant sur toutes les rivières qui coulent entre la

Sésia et le Tésin , et maître du Pô depuis Valenza jus-

qu'à Pavie qu'il fit entourer de redoutes formidables ,


il attendit les événemens dans cette position.

Trompé encore une fois par les apparences , ce vieux

général ne pensait pas que , maîtres de Tortone , les


Français pouvaient passer le Pô entre le Tésin et l'Adda,

soit à Crémone, soit à Plaisance. Mais , à cet effet , il

fallait tourner la gauche de l'armée autrichienne sans

qu'elle s'en doutât. Après avoir entretenu l'erreur de


Beaulieu par de faux mouvemens , Bonaparte s'avance

tout à coup par une marche forcée avec trois mille

grenadiers et quinze cents chevaux jusqu'à Castello

San-Giovani , où il arrive , le 6 mai , à onze heures du

soir ; le lendemain , à sept heures du matin , il était à


Plaisance .

Impatiens d'effectuer le passage , les Français se jet-

tent dans des barques . Deux escadrons de cavalerie lé-

gère , postés de l'autre côté de la rivière , se mettent en


devoir de les repousser ; l'intrépide Lannes aborde à la

tête des grenadiers, et charge ces hussards avec une telle

vigueur qu'ils sont obligés de se replier . Le reste de la


troupe achève son mouvement sans difficultés , et toutes

les divisions de l'armée qui étaient échelonnées de dis-

tance en distance passent le fleuve dans la journée.


CHAPITRE VIII. 75

Reconnaissant un peu tard l'inutilité de ses fortifica-

tions sur le Tésin et de ses redoutes sur Pavie, Beaulieu

avait envoyé un corps de six mille hommes et de deux

mille chevaux contre les Français pour s'opposer à leur

débarquement ou pour les surprendre avant qu'ils eus-

sent le temps de se former. Il n'était plus temps. Bo-

naparte allait déjà chercher les Autrichiens quand ils


partirent.

Le 8 à midi , apprenant qu'une division ennemie

n'était pas éloignée , il marche sur Fombio , où il la


trouve retranchée dans une position des plus avanta-

geuses , défendue par vingt pièces de canon. Malgré

la fatigue dont elle était accablée , l'armée veut atta-


quer sur-le-champ ; l'ennemi résiste deux heures. Mais

enfin il est obligé de se retirer vers l'Adda après avoir

perdu trois cents chevaux , cinq cents hommes et la

majeure partie de son bagage.


Lannes donna encore en cette occasion des preuves

de son incroyable intrépidité. A la tête d'un seul ba-

taillon de grenadiers, il avait attaqué sept ou huit mille


Autrichiens . Non content de les obliger à tourner le

dos , il les poursuit dans leur retraite l'espace de dix

milles , suivant à pied le trot de leur cavalerie .

La nuit qui vint après cette belle journée fut mar-


quée par un sinistre événement . A la nouvelle de la

défaite de sa troupe à Fombio , Beaulieu s'était mis


ÉON
76 VIE DE NAPOL .

en marche, espérant , à la faveur des ténèbres , sur-


prendre la division française qui occupait Codogno.
Arrivé à deux heures du matin , il avait déjà culbuté

les avant-postes , quand le général La Harpe , qui était


sauté à cheval à la première alerte , se présente et ré-
tablit le combat. Mais après ce succès , se rapprochant

du quartier par un chemin où il n'était pas attendu ,


ce brave , accueilli en ennemi , tomba dans l'obscurité

sous le feu de ses propres soldats . Le désordre que cet

accident jeta dans l'armée française fut bientôt réparé


par la présence du général Berthier . Accourant au bruit

du danger , il rallie la division , attaque les Autrichiens


avec une énergie qu'ils étaient loin d'attendre , les force

à lâcher pied , et les poursuivant jusque dans Casal-


Pusterlengo , contraint Beaulieu à se replier sur Lodi .

La Harpe était un des meilleurs généraux de l'armée


d'Italie . Né d'un famille noble du pays de Vaud, et

néanmoins zélé partisan de l'indépendance , il était

proscrit en conséquence des efforts qu'il avait faits pour


affranchir son pays de la domination suisse . Nos ar-
mées lui offrirent un refuge . Citoyen par-tout où se

trouvait la liberté, et Français de coeur , il combattait

depuis 1792 pour conserver à sa patrie adoptive le

bien qu'il avait en vain tenté d'acquérir à sa patrie


naturelle . Ce militaire , non moins instruit qu'intré-

pide , était aussi du nombre de ceux que l'épurateur


CHAPITRE VIII. 77

Aubry avait destitués pour cause d'incapacité . La ré-


paration la plus éclatante qu'il ait obtenue est la dou-

leur que sa mort répandit dans toute l'armée. Bien

que victorieuse , c'est dans cette consternation qui suit


une défaite qu'elle marcha le lendemain à de nouvelles

victoires. Le général en chef partagea le deuil des sol-


dats . Mais il ne se borna pas à honorer par des regrets

passagers la mémoire de son compagnon d'armes . Re-

portant son affection sur le fils du général La Harpe ,

il se plut à lui servir de tuteur , et n'accorda aux

Suisses la protection qu'ils lui demandèrent quelque


temps après , que sous la condition que l'on restituerait

à ce jeune homme les biens de son père que les sei-


gneurs de Berne avaient confisqués.

Bonaparte cependant négociait tout en combattant.

Les petites puissances qui , par suite de leur faiblesse ,


étaient forcées d'obéir au mouvement des grandes et

se trouvaient compromises par leur accession à la coa-


lition , cherchaient à échapper à la conquête par la

soumission : il consentit à traiter avec elles . Déjà les


ministres de l'infant de Parme obtenaient dans Plai-

sance un armistice de sa modération , et il écoutait

ceux du duc de Modène qui sollicitaient pour leur maî-


tre une semblable faveur.

La route de Milan dès lors fut ouverte aux Français ;

mais elle n'était sûre qu'autant que les Autrichiens


ÉON
78 VIE DE NAPOL .

auraient été chassés des bords de l'Adda au delà de

laquelle Beaulieu s'était retranché . Bonaparte résolut

d'aller l'y chercher avant l'arrivée des nouveaux se-


cours promis par l'Autriche. Usant encore de la tac-

tique qui lui avait facilité le passage du Pô et menaçant

à la fois plusieurs points , il força de nouveau les Au-


trichiens à se disséminer le long de la rivière qu'il avait

l'intention de passer sur le pont de Lodi , où toutefois

ils avaient porté des forces considérables .

Ce pont a cent toises de longueur. Beaulieu ne l'a-


vait pas fait couper , mais il n'en était pas plus facile

à franchir. Dix mille hommes le défendaient , et trente

pièces de canon étaient prêtes à foudroyer tout ce qui


se présenterait . Plein de confiance dans la force de

son artillerie , le général autrichien n'avait laissé qu'un


bataillon et quelques escadrons en avant du pont pour

en disputer l'accès à nos troupes. Le général Dalle-


magne, qui commandait l'avant-garde de l'armée fran-

çaise , les attaque et les force à repasser l'Adda en aban-

donnant leurs pièces. Bonaparte se porte aussitôt aux

bords de la rivière , et sous le feu même des Autri-

chiens , il établit une batterie tant pour répondre à la

leur que pour les empêcher de détruire le pont s'ils

désespéraient de le pouvoir garder . On se canonna pen-

dant quelques heures. Cependant l'armée arrivait . Elle

se forme en colonne serrée , et , le deuxième bataillon -


CHAPITRE VIII. 79

de carabiniers en tête , elle marche au pas de charge

et se présente au débouché du pont en criant vive la


république ! Le feu de l'ennemi redouble. La mort

pleut de toutes parts. La colonne paraît hésiter . Ber-

thier , Masséna , Dallemagne , Cervoni , Lannes , Du-

pas , s'élancent à la tête des soldats et les entraînent

par leur exemple. Sans tirer un seul coup de fusil ,

cette masse traverse le pont , renverse tout ce qu'elle


rencontre, rompt l'ordre de bataille des Autrichiens ,

s'empare de leur artillerie et remporte la victoire en

moins de temps qu'il n'en faut pour décrire le combat.

Les généraux Rusca , Bayran et Augereau , qui sur-


viennent avec leurs divisions , achèvent la défaite .

La perte des républicains fut peu considérable , et


cela se conçoit. En cas pareil , le danger procède en

raison inverse de la célérité de l'exécution . L'impé-

tuosité des Français ne laissa pas le temps à l'artille-


rie ennemie de faire tout le mal dont elle les menaçait.

Mille des nôtres seulement furent mis hors de combat ;


deux cents périrent .

Indépendamment de vingt pièces de canon , les Au-

trichiens perdirent de deux à trois mille hommes. Leur

perte eût été plus considérable encore si notre cava-

lerie , qui passa la rivière à gué près de Mozzanica ,


n'eût pas été retardée dans sa marche par des obstacles

que le général en chef n'avait pas calculés , ou plutôt


80 VIE DE NAPOLÉON .

si par leur promptitude les succès de l'infanterie n'a-

vaient pas trompé des calculs fondés sur la probabilité .

Deux aides-de- camp du général en chef, Marmont et

Le Marois , méritèrent d'être cités par lui entre tant de

braves . Le rapport qui constate leurs droits à cette ré-


compense contient aussi le plus bel éloge que le général

Berthier ait jamais reçu : « Dans cettejournée, y est-il

dit , Berthier a été canonnier, cavalier et grenadier. »


Des traits innombrables de valeur particulière se

perdirent dans la gloire générale à Lodi . L'histoire en

a pourtant recueilli quelques-uns . Elle n'a pas dédaigné

de consacrer le nom du grenadier Laforge , qui , s'é-

lançant dans les retranchemens ennemis , tua seul cinq


hullans , et décida la déroute entière de l'escadron .

Après la bataille , Bonaparte ayant demandé les noms

des carabiniers qui s'étaient le plus distingués , on lui


envoya le contrôle du bataillon.

Plus que personne , le général avait droit aux éloges

qu'il distribuait avec tant de profusion . Son intrépi-


dité , tranquille ou emportée , suivant le besoin , dé-

termina sur-tout le succès par des actions de la nature


la plus opposée . Avant l'arrivée des colonnes , ainsi

que nous l'avons dit , il avait été établir lui-même ,

sous la grêle meurtrière de l'artillerie ennemie , les

deux premières pièces qui protégèrent le pont. Quand

il vit l'hésitation de ses colounes , au flegme qu'il avait


CHAPITRE VIII. 81

montréjusque-là succéda la plus bouillante exaltation .

Saisissant le drapeau d'un régiment qui ne marchait

pas , il se présente en l'agitant à la troupe incertaine ,


et rallie à ce signal , sur le chemin de l'honneur et de

la victoire , ses soldats auxquels s'est communiquée son

héroïque énergie . Ce genre d'improvisation caractérise

sur-tout Bonaparte . Nul militaire n'a su trouver avec

autant de promptitude les ressources que la circons-


tance fournissait , les expédiens qu'elle exigeait, comme

nul n'a su changer plus habilement de méthode sui-

vant les localités . Grâce à cette double faculté , il ne

fut pas moins redoutable à Beaulieu sur les chaussées

de la Lombardie , qu'il ne l'avait été sur les montagnes


du Piémont . Nous le verrons bientôt lui assurer aussi

la victoire dans les plaines de l'Égypte . C'est à elle qu'il

est par-tout redevable de sa constante supériorité .

La Lombardie fut conquise à Lodi . Pendant que


Beaulieu se retirait en hâte vers Mantoue , et qu'Au-

gereau le poursuivait , de concert avec Masséna , le

général Serrurier avait investi Pizzighettone , qui s'é-


tait rendue le 12 mai , après vingt-quatre heures de

résistance ; Crémone , sans tirer même un coup de ca-

non , avait ouvert ses portes au général Beaumont ;

Pavie , où se trouvaient tous les magasins de l'armée

impériale, avait envoyé sa soumission , et l'avant-garde


de l'armée française s'avançait vers Milan.
I. 6
82 VIE DE NAPOLÉON .

wwwwwwwwww

CHAPITRE IX .

ENTRÉE DE BONAPARTE A MILAN ; TRAITÉS AVEC LE ROI DE


SARDAIGNE , LE DUC DE PARME ET LE DUC DE MODÈNE ;
FÊTE DES VICTOIRES A PARIS ; DISCUSSION AVEC LE
DIRECTOIRE .

Les succès non interrompus de Bonaparte avaient

jeté dans Milan une inquiétude qui croissait en raison


de leur multiplicité ; elle se changea bientôt en terreur.
Si défectueux que soit un gouvernement , si vicieuses

que soient ses institutions , pour peu qu'il ait vieilli ,

il trouve de nombreux partisans au moment où il est


menacé ; il les trouve non-seulement dans les hommes

qui profitaient de ses vices , mais aussi dans les hom-

mes qui préfèrent un ordre vicieux à ce désordre par

lequel l'État en révolution doit passer pour arriver à

un ordre meilleur. Chaque jour qui prolonge la durée

d'un gouvernement multiplie les liens par lesquels les


intérêts privés s'y rattachent . Ainsi l'arbre pousse en-

core de nouvelles racines dans un sol ingrat , le jour


même où il en doit être détaché par une grande con-
vulsion de la nature .
CHAPITRE IX . 83

La noblesse , le clergé , l'administration , et même

la bourgeoisie n'avaient rien négligé pour stimuler le

courage des défenseurs de la Lombardie. Des drapeaux


avaient été distribués , des processions ordonnées , des
récompenses promises. Par des contributions volon-

taires , les nobles , les employés , les bourgeois avaient


pourvu au soulagement des veuves et des orphelins
de tous les braves morts pour la patrie ; et pendant

que les dames quêtaient , et que les soldats combat-

taient , les prêtres appelaient sur les armes italiennes


la bénédiction du ciel .

Tant que le danger avait été éloigné , tout cela avait

soutenu l'espérance ; on la vit s'affaiblir graduellement


à mesure qu'il s'approcha. A la nouvelle du passage du

Pô elle fit place à la crainte , et au désespoir après la dé-


faite de Lodi . Au premier avis qu'elle en reçut , la

famille de l'archiduc abandonna précipitamment la

ville . La cour s'étant empressé de suivre cet exemple ,

les personnages les plus considérables par leur rang


ou leur fortune l'imitèrent, les uns par terreur , les

autres par vanité ; et les magistrats , pour la plupart ,

ayant cru qu'il était de leur devoir d'agir en nobles ,

Milan se trouva sans gouvernement au moment où il

avait plus besoin que jamais d'être gouverné .

Cette portion du peuple qui , par un calcul opposé

à celui des propriétaires , voit toujours avec plaisir la


84 VIE DE NAPOLÉON .

destruction de l'ordre établi , insulta dès lors à la puis-

sance qui tombait , et se livra envers la maison fugitive

à tous les excès où peut se porter une populace effré-

née. Effrayée d'une licence dont les effets étaient au

moins des avertissemens pour elle , s'ils n'étaient pas


des menaces , la bourgeoisie ne tarda pas à ne plus voir

dans les conquérans que des protecteurs , et , par suite

de l'intérêt qu'elle avait au retour de l'ordre , elle dé-


sirait l'arrivée des Français aussi vivement qu'elle
avait pu la craindre. Telle était la disposition des es-

prits , quand le 14 mai la division de Masséna se pré-


senta aux portes de Milan .

Le général Bonaparte , qui le suivait de près , fit le


lendemain même son entrée solennelle dans cette capi-

tale. Une députation lui avait apporté , dès le 13 , les

clefs de la ville à Marignan . Le comte Melzi , à la tête des


notables , vint au- devant de lui jusqu'à Melezuolo , et

il trouva à la porte romaine une population immense ,

et la garde civique rangée en haie pour le recevoir.


Comme les anciens Romains , qui prenaient pour com-

pagnons de leur triomphe les compagnons de leurs vic-

toires , Bonaparte marchait au milieu des grenadiers


de Lodi , parmi lesquels se trouvait plus d'un général.
L'enthousiasme fut extrême . Des symphonies militaires ,

exécutées par des musiciens tant milanais que fran-

çais , se mêlaient aux acclamations du peuple pendant


CHAPITRE IX. 85

cette marche triomphale qui le conduisit au palais de

l'archiduc. Là un banquet splendide l'attendait. Un


bal brillant , où les dames de Milan se parèrent des cou-
leurs françaises , termina cette fête.

Elle fut pour le vainqueur un délassement plutôt


qu'un repos. Au milieu des plaisirs il méditait d'au-

tres travaux . Son premier soin fut d'investir la cita-

delle , où les Autrichiens avaient laissé deux mille hom-


mes. Par un accord fait avec la bourgeoisie , la garnison

s'engagea à ne tirer que sur les troupes occupées au


siége et à respecter la ville.

Cependant on faisait verser dans les caisses de l'ar-

mée l'argent qui se trouvait dans les caisses publiques ,

et l'on frappait une contribution de vingt millions sur

la ville de Milan ; mais pour en alléger le poids il fut

convenu que l'argenterie des églises serait fondue et


prise en déduction.

C'est à cette époque seulement que l'armée com-

mença à recevoir sa solde. Sur les premières rentrées ,


deux ans d'arriéré lui furent payés , et payés en ar-

gent . Les républicains n'en avaient pas vu depuis qu'ils


étaient sous les drapeaux . Conformément à l'ordon-

nance alors en vigueur , le simple soldat reçut trois


francs par mois et l'officier huit quel que fût son grade .

Jamais en France les héros n'ont été moins chers et

plus nombreux .
86 VIE DE NAPOLÉON.

Le jour même où Bonaparte entrait dans Milan , le

Directoire signait à Paris , avec les plénipotentiaires

du roi de Sardaigne , un traité par lequel ce prince ,


se détachant de la coalition , renonçait à perpétuité

pour lui et ses successeurs , en faveur de la France ,

à ses droits sur la Savoie , les comtés de Nice , de Tende ,

de Bueuil , et remettait aux vainqueurs , indépendam-

ment de Coni , Céva et Tortone , la place de Valenza

ou celle d'Alexandrie , au choix du général en chef.


Les forteresses d'Exiles , de Château-Dauphin , de l'As-
siette , de Suze et de la Brunette leur étaient aussi li-

vrées , les trois premières pour être occupées par eux ,

et les deux dernières pour être démolies sous l'ins-

pection des commissaires français , aux frais de sa ma-


jesté sarde. De plus , la république acquérait , pour

toute la durée de la guerre , le droit d'user de l'artil-

lerie des places que lui ouvrait ce traité , et de con-

sommer, sans être jamais obligée à restituer , les mu-


nitions tant de bouche que de guerre qui pourraient

s'y trouver. Ainsi le Piémont devenait une véritable

annexe de la république ; toutes ses ressources nous

étaient acquises. Appuyé sur ce royaume Bonaparte


l'était désormais sur la France .

Cependant d'autres négociations avaient été ouver-

tes , et pour Bonaparte négocier c'était conquérir . Les


traités avec Parme et Modène ne lui furent pas non
CHAPITRE IX. 87

plus d'une médiocre utilité . Ces principautés , où il ne

se trouvait aucune place forte , avaient fait la guerre

avec de l'or ; c'est avec de l'or qu'il leur fut permis

de se racheter . Indépendamment des munitions de

toute espèce qu'il s'engageait à fournir , le duc de


Parme fut taxé à deux millions. Le duc de Modène

paya plus chèrement sa libération ; elle lui coûta dix

millions , dont un quart seulement était acquitable en


denrées.

Dès lors l'armée d'Italie non-seulement ne fut plus

une occasion de dépense , mais elle devint une source


de revenus pour la France. Les besoins de cette armée ,

quoique très-amplement satisfaits , n'absorbaient pas

à beaucoup près le produit de ses victoires. Le superflu

paya les victoires des autres armées. C'est Bonaparte

qui désormais vint au secours du gouvernement. Six


semaines après être entré en campagne , indépendam-

ment de dix millions qu'il mettait à la disposition du


Directoire , il faisait passer deux cent dix mille francs

à l'armée des Alpes , et envoyait un million à l'armée

du Rhin. Il préludait ainsi à sa grandeur future. Sol-

der ceux qui combattent , payer ceux qui gouvernent ,


c'est déjà régner .

Cependant trente- deux drapeaux conquis à Mon-


tenotte , à Millesimo , à Mondovi , avaient été apportés

à Paris avec le traité de Cherasco , autre gage de la


88 VIE DE NAPOLÉON.

victoire. Le Directoire reçut en séance publique Murat

qui lui présentait ces trophées à la conquête desquels


il avait contribué autant qu'aucun autre soldat. Non

contens de rendre dans cette circonstance un hommage

particulier au général qui appelait un si grand lustre

sur les premiers jours du nouveau gouvernement , les

cinq hommes voulurent , par une grande solennité ,


constater la résurrection de la gloire française. Le

20 prairial ( 19 mai ) fut célébrée la fête des victoires .

Cette fête , consacrée aux quatorze armées , semblait


être plus particulièrement celle de l'armée d'Italie , et
fut sur-tout la fête de son général . Le nom que l'aus-

térité républicaine , et peut- être aussi la politique du


Directoire , n'avait pas permis à l'orateur de pronon-
cer , était dans toutes les bouches . Dès ce moment Bo-

naparte prit dans l'opinion le rang ou plutôt la place

dont il n'a jamais été détrôné .

Dans cette fête , tout aussi morale que militaire ,


des couronnes furent distribuées non- seulement à tou-

tes les armées représentées par leurs drapeaux , mais

aux blessés , que l'on y couronna en personne . Tous


les arts concoururent à embellir ce triomphe. On y en-
tendit les odes de Chénier et de Lebrun , mises en mu-
sique par Méhul et Catel . L'héroïsme était chanté par

le génie.

La joie publique fut sans mélange ; mais une secrète


CHAPITRE IX. 89

inquiétude se mêlait peut-être à la satisfaction du gou-


vernement . Tout en rendant justice à l'usage que Bo-

naparte avait fait de l'indépendance qu'il s'était con-

quise , déjà l'on songeait à l'en priver . On prétendait

que le général dont le Directoire avait jusqu'alors suivi


les plans , ne devait suivre désormais que les plans du
Directoire . On voulait le détourner du chemin de l'Al-

lemagne , qu'il s'était ouvert par la bataille de Lodi , et


le pousser dans l'Italie méridionale . D'après ces plans

l'armée des Alpes , commandée par Kellermann , serait

descendue des montagnes et aurait occupé le nord de

la Péninsule , pendant que Bonaparte aurait été oc-


cuper Rome et Naples : système qui , le chassant du

théâtre de ses victoires , l'eût empêché d'en recueillir


le véritable fruit et d'aller conquérir Rome et Naples

dans Vienne . Bonaparte le sentit , et offrit de remettre

le commandement de son armée au général de l'armée

des Alpes , si l'on ne voulait pas le laisser commander

seul dans ses conquêtes, si l'on ne voulait pas lui laisser

toute l'indépendance nécessaire pour marcher dans

la direction qu'il s'était tracée , pour exécuter les con-

ceptions qui lui étaient propres.


« J'ai fait , écrivait-il au Directoire , la campagne

>> sans consulter personne je n'eusse rien fait de


>> bon s'il eût fallu me concilier avec la manière de

>> voir d'un autre. Dans un dénuement absolu , j'ai


90 VIE DE NAPOLÉON .

» remporté quelques avantages sur des forces supé-


>> rieures , parce que , persuadé que votre confiance

» s'en reposait sur moi , ma marche a été aussi prompte


>> que ma pensée . Si vous rompez en Italie l'unité de

» la pensée militaire , je vous le dis avec douleur ,

>> vous perdrez la plus belle occasion d'imposer des lois

» à l'Italie.... Dans la position des affaires en Italie il

» est important que vous y ayez un général investi de

>> toute votre confiance. Si ce n'était pas moi je ne m'en

>> plaindrais pas , et je redoublerais de zèle pour mé-


>> riter votre estime dans le poste que vous me con-
>> fieriez . Chacun a sa manière de faire la guerre . Le

» général Kellermann a plus d'expérience et la fera


>> mieux que moi ; mais tous deux ensemble nous la

>> ferons mal. » « Je crois qu'il faut plutôt un mau-

» vais général que deux bons , écrivait-il à Carnot à

>> cette occasion ; la guerre est comme le gouverne-

» ment, c'est une affaire de tact. >


»

La justesse de ces raisonnemens triompha de toutes

les préventions . Le Directoire révoqua l'arrêté qu'il

avait pris en conséquence de ses nouvelles idées , et


Bonaparte fut maintenu dans la liberté de vaincre . Des

victoires qu'il a remportées c'est peut-être celle qui a

été la plus funeste à l'Autriche . De plus elle consolida


son crédit : par elle Bonaparte obtint sur le gouverne-

ment l'ascendant qu'il exerçait sur l'armée , l'ascendant


CHAPITRE IX. 91

qu'un homme à grand caractère exerce sur ses supé-


rieurs comme sur ses inférieurs , parce qu'un grand

caractère est la première de toutes les autorités .

Ce droit d'un esprit fort et vaste était si évidem-

ment acquis à Bonaparte , que tout pliait sous sa vo-

lonté , depuis le soldat jusqu'au général , et l'on sait


que parmi les généraux de son armée il y en avait

plus d'un qui jusqu'alors n'avait jamais plié . Comment


était-il parvenu à exercer un tel empire ? En s'em-

parant dès le premier jour du rang que lui assignait


la hiérarchie militaire , rang dont il n'est jamais des-
cendu , pas même pour les gens qu'il aimait . Un jour

qu'il se plaignait à Berthier de ce que des mesures


prescrites pour assurer l'approvisionnement de l'armée
n'étaient pas exécutées , celui-ci lui ayant répondu :

« Cela m'étonne , j'ai pourtant donné mes ordres à

>> ce sujet ! — Qu'appelez- vous vos ordres ? lui répli-


>> qua vivement Bonaparte. Un seul homme donne
>> des ordres à l'armée : c'est moi ; tout le reste y obéit ,

» à commencer par vous. Montez à cheval et veillez


» à ce que mes ordres soient suivis . »
92 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE X.

COMMISSAIRES FRANÇAIS ENVOYÉS EN ITALIE POUR RE-


CUEILLIR LES PRODUCTIONS DES ARTS ET DES SCIENCES ;
ACCUEIL FAIT PAR BONAPARTE AUX SAVANS ; PROCLA→
MATION A L'ARMÉE ; DÉPART DE MILAN .

Ce n'est pas seulement en argent et en munitions

que consistaient les contributions imposées aux puis-

sances que nos victoires détachaient de la ligue ita-

lienne . Par un autre genre de tribut , la France ac-

quérait des richesses que le temps ne pouvait altérer ,

que la déprédation ne pouvait dissiper , et dont la


possession lui semblait assurée à jamais , car elle lui

était garantie par des traités ; et c'est par une violation

des traités qu'elle s'en est vue dépouillée .

Chaque traité , celui de Cherasco excepté , cette

grande idée ne s'étant présentée à Bonaparte qu'après

la conquête du Piémont , chaque traité , par un ar-


ticle spécial , donnait aux Français le droit de choisir

dans les collections publiques , pour enrichir notre


musée et notre bibliothèque , un nombre déterminé
CHAPITRE X. 93

d'objets précieux , soit sous le rapport des sciences ,


soit sous le rapport des arts.

Le droit de la guerre autorisant le plus fort à mettre

le plus faible à contribution , on ne pouvait certes

faire de ce droit un usage plus noble et plus modéré.


Rien ne caractérise mieux une époque de grande ci-

vilisation. De plus , s'il est honorable pour les vain-

queurs de préférer à l'argent les ouvrages de l'art ,


n'est-il pas honorable pour les vaincus de voir l'estime
universelle attribuer aux ouvrages de leurs compa-

triotes une valeur qui les assimile à toute autre ri-


chesse ? Il est sur-tout honorable pour les arts que

l'acquisition de leurs produits devienne , comme celle

d'une place forte et d'une province , l'objet d'une sti-

pulation entre les puissances. En constatant leur prix ,

cela assure leur conservation . Par l'effet du désir qu'il

a de les posséder , ces objets se trouvent placés sous la

protection même de l'ennemi , intéressé à ménager en


eux ses futurs trophées. Enfin si la guerre déplace ces

chefs-d'œuvre , du moins ne les détruit-elle pas , et

porte-t-elle la gloire de la nation qui les a produits

par-tout où les porteront les nations qui les auront

conquis .

C'est ainsi que la gloire de la Grèce se retrouvait


dans Rome , embellie des marbres d'Athènes et des

bronzes de Corinthe . C'est ainsi que des souvenirs de


N
ÉO
P OL
94 VIE DE NA .

la splendeur de Constantinople se retrouvent dans

Venise , qui , par droit de conquête , s'était approprié


les chevaux d'airain et les colonnes de granit qui dé-

corent ses monumens . Grâce à ce genre de contribu-

tion , le Louvre , enrichi à chaque pacification , avait


fini par réunir sous ses portiques les chefs- d'œuvre

de toutes les écoles , et contenait peu de merveilles


qui ne rappelassent une conquête . Par cette estime

accordée aux arts , Bonaparte se mettait encore en

égalité avec les plus grands hommes de la république


romaine. Comme eux il décorait la capitale du monde
avec le patrimoine de la victoire .

Le duché de Parme et celui de Modène livrèrent

chacun vingt tableaux aux Français , qui , en consé-


quence de la capitulation de Milan , en tirèrent un

nombre à peu près égal des établissemens publics de


la Lombardie. Tous ces tableaux étaient des maîtres

de l'école italienne. Entre les autres objets précieux

remis aux vainqueurs à Milan , on distinguait un

Virgile manuscrit enrichi de notes écrites par Pé-

trarque à qui il avait appartenu , un manuscrit de la

main de Galilée sur le flux et le reflux , et le carton

de l'école d'Athènes tracé par Raphaël , manuscrit

d'un autre genre où la pensée d'une des plus vastes

compositions de ce grand peintre est crayonnée avec


toute la chaleur d'une première inspiration.
CHAPITRE X. 95

Ce n'est pas sans regrets que l'Italie cédait ces ob-

jets de son culte , ces gages de sa gloire. Le prince

de Parme offrait pour rançon d'un seul tableau , le

Saint-Jérôme , un million que le peuple aurait payé.

Un barbare n'eût pas préféré le tableau du prince .


C'est à Venise , et sur-tout à Rome , que le muséum

de Paris devait faire ses plus belles récoltes . Pour dé-


terminer le choix des objets à requérir , Bonaparte avait
demandé que le Directoire lui envoyât des hommes

versés dans toutes les connaissances relatives aux

sciences , aux lettres et aux arts . C'est à cette occa-


sion que lui furent adressés Monge et Bertholet qu'il

recommande plus encore à l'estime par celle qu'à cette

époque il leur témoigna , que par les faveurs de toute

espèce dont il les a comblés dans des temps moins

éloignés. Il conçut dès lors , pour Monge sur -tout ,


une affection dont il n'était pas prodigue , et que

pourtant il n'a pas toujours si bien placée ; une affec-

tion égale à celle dont il honora long - temps M. de

La Place ; affection à laquelle Monge ne s'est jamais

montré ingrat , quoiqu'il ait été aussi très-grand cal-


culateur.

Monge , Bertholet , et Thoin , savant modeste qui

leur était adjoint , furent chargés de recueillir tout

ce qui concerne les sciences. Berthelemi , peintre es-


timable qui faisait aussi partie de cette mission , fut
ON
OLÉ
96 VIE DE NAP .

chargé de ce qui concerne les arts du dessin. Ce qui


concerne la musique fut confié aux soins de M. Kreut-

zer , virtuose et compositeur célèbre , qui avait été


envoyé par le Conservatoire pour rapporter aussi des

modèles de cette Italie , terre classique pour tous les


arts.

Les savans et les artistes étrangers n'étaient pas


traités avec moins d'égards par Bonaparte que les sa-

vans et les artistes français . Non-seulement sa politesse


les accueillait avec distinction quand ils se présen-

taient à lui , mais sa prévenance les allait chercher

jusque dans la retraite s'ils avaient craint d'en sortir.

C'est ainsi qu'il en usa particulièrement avec le cé-


lèbre Oriani .

« Les sciences qui honorent l'esprit humain , écri-

» vait-il à cet astronome , les arts qui embellissent la

» vie et transmettent les grandes actions à la posté-

» rité , doivent être spécialement honorés dans les

>> gouvernemens libres. Tous les hommes de génie ,

>> et ceux qui ont obtenu un rang dans la république

>> des lettres , sont frères , quel que soit le pays qui
>> les ait vu naître .

>> Les savans dans Milan ne jouissaient pas de la

>> considération qu'ils devaient avoir. Retirés dans le


» fond de leurs laboratoires , ils s'estimaient heureux

» que les rois et les prêtres voulussent bien ne pas


CHAPITRE X. 97

>> leur faire du mal. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui ;

>> la pensée est devenue libre en Italie il n'y a plus

>> ni inquisition , ni intolérance , ni despote.


>> J'invite les savans à se réunir et à me proposer

>> leurs vues sur les moyens de donner aux sciences


» et aux arts une nouvelle vie. Tous ceux qui vou-
» dront aller en France seront accueillis avec dis-
>> tinction par le gouvernement. Le peuple français

>> attache plus de prix à l'acquisition d'un savant


» mathématicien , d'un peintre en réputation , d'un

» homme distingué , quel que soit l'état qu'il pro-

» fesse , qu'à celle de la ville la plus riche et la


» plus abondante.

>> Soyez donc , citoyen , l'organe de ces sentimens

>> auprès des savans qui se trouvent dans le Mila-


>> nais. >>>

Joignant les effets aux paroles , non-seulement Bo-

naparte faisait payer par la caisse de l'armée française


les dettes que le gouvernement autrichien avait con-

tractées avec les savans et les artistes italiens , mais il

les récompensait souvent de ses propres deniers . Le


ministre Faypoult lui ayant envoyé de Gênes des gra-

vures dont le sujet intéressait la gloire française , il le


chargea de remettre vingt- cinq louis au jeune homme
qui les avait faites , et de l'engager à graver le
passage
de Lodi.
I. 7
N
ÉO
OL
VIE DE NAP .
98

Oriani fut payé de tous ses appointemens . La pre-


mière fois que ce savant fut admis à l'audience du

général, il se trouva si interdit qu'il ne pouvait ré-

pondre d'abord à aucune question. Revenant enfin

d'un trouble qui ne provenait pas de l'effroi , <


« Par-
» donnez , dit-il à Bonaparte , mais c'est la première

>> fois que j'entre dans ces superbes appartemens ;


>> mes yeux ne sont pas accoutumés.... » « Il ne se

doutait pas , ajoute Bonaparte en racontant ce fait ,

qu'il faisait par ce peu de paroles une critique amère


du gouvernement de l'archiduc , » - et celui de tout

gouvernement qui s'isole des hommes instruits , pou-

vait-il ajouter .

Le docteur Moscati , le chimiste Dandolo , l'impro-

visateur Giani , le peintre Appiani , le poète Savioli


et le poète Monti ne furent pas traités avec moins

de distinction qu'Oriani . Bonaparte ne négligeait rien


pour attirer à lui tous les hommes célèbres ; et son

quartier-général , auquel Joséphine , idolâtre de tous

les arts , vint bientôt prêter ce charme qui la suivait


par-tout , ressemblait aux anciennes cours de Ferrare

et de Florence . Toutes les conquêtes de Bonaparte


n'étaient pas fondées sur la force . Non moins brillantes

autres , celles qu'il dut à de si nobles procédés ,


que les

ont été plus durables . Elles ne lui ont pas toutes


échappé avec la fortune .
CHAPITRE X. 99

Après avoir employé huit jours soit à pourvoir aux

besoins de l'armée , soit à organiser , conformément


aux intérêts du moment , le gouvernement provisoire

de la Lombardie , Bonaparte sortit de Milan , où il ne

laissa , sous le commandement du général d'Espinoy ,


que les troupes nécessaires pour le blocus de la cita-

delle . Avant de se remettre sur les traces de Beaulieu

qui s'était retiré derrière le Mincio , il avait adressé à


son armée la proclamation suivante :

<< Soldats , vous vous êtes précipités comme un tor-

>> rent du haut de l'Apennin ; vous avez culbuté , dis-


» persé tout ce qui s'opposait à votre marche.

» Le Piémont , délivré de la tyrannie autrichienne ,

» s'est livré à ses sentimens naturels de paix et d'a-

>> mitié pour la France.

>> Milan est à vous , et le pavillon républicain flotte


>> dans toute la Lombardie . Les ducs de Parme et de

» Modène ne doivent leur existence qu'à votre gé-


>> nérosité .

» L'armée qui vous menaçait avec tant d'orgueil ne

» trouve plus de barrière qui la rassure contre votre


>> courage. Le Pô, le Tésin , l'Adda , n'ont pu vous ar-
» rêter un seul jour ; ces boulevarts vantés de l'Italie
>> ont été insuffisans : yous les avez franchis aussi ra-

>> pidement que l'Apennin.


>> Tant de succès ont porté la joie dans le sein de
100 VIE DE NAPOLÉON.

» la patrie. Vos représentans ont ordonné une fête

» dédiée à vos victoires , célébrée dans toutes les

>> communes de la république. Là vos pères , vos


>> mères , vos épouses , vos soeurs , vos amantes se ré-

>> jouissent de vos succès , et se vantent avec orgueil

>> de vous appartenir.


» Oui , soldats , vous avez beaucoup fait ; mais ne

>> vous reste-t-il plus rien à faire ? Dira-t-on que nous

>> avons su vaincre et que nous n'avons pas su profiter

» de la victoire ? La postérité nous reprochera-t-elle


» d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie?

>> Mais je vous vois déjà courir aux armes. Un lâche

>> repos vous fatigue ; les journées perdues pour la

>> gloire le sont pour votre bonheur. Eh bien , par-


>> tons ; nous avons encore des marches forcées à faire ,

» des ennemis à soumettre , des lauriers à cueillir ,

» des injures à venger .

>> Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la


>> guerre civile en France , qui ont lâchement assassiné

>> nos ministres , incendié nos vaisseaux à Toulon ,


>> tremblent . L'heure de la vengeance a sonné .
» Mais que les peuples soient sans inquiétude ; nous

>> sommes amis de tous les peuples , et plus particu-


» lièrement des descendans des Brutus , des Scipion

>> et des grands hommes que nous avons pris pour


» modèles .
CHAPITRE X. 101

» Rétablir le Capitole , y placer avec honneur les

>> statues des héros qui le rendirent célèbre , réveiller

>> le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d'es-

>> clavage , tel sera le fruit de vos victoires ; vous aurez

» la gloire immortelle de changer la face de la plus


» belle partie de l'Europe .

>> Le peuple français , libre , respecté du monde

>> entier , donnera à l'Europe une paix glorieuse , qui


>> l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a

>> faits depuis six ans ; vous rentrerez dans vos foyers ,
>> et vos concitoyens diront en vous montrant : IL ÉTAIT
>> DE L'ARMÉE D'ITALIE. »

Les grandes pensées ne sont pas obscures pour les

grandes ames . Ces proclamations n'étaient pas au- des-

sus de l'intelligence des grenadiers de Lodi . Elles se


gravaient profondément dans leur mémoire. Ils les

récitaient dans les marches , dans les bivouacs ; ils les


récitèrent dans toutes les contrées conquises long-

temps après la conquête d'Italie ; et tous ne les ont


pas encore oubliées.

Quels soldats que ceux qui savent entendre un tel

langage ! quel général que celui qui sait le parler !


102 VIE DE NAPOLÉON .

CHAPITRE XI.

CONSPIRATION DE PAVIE.

IVRE de souvenir et d'espérance , insatiable de gloire ,

l'armée quittait Milan et marchait vers le Mantouan.

Des témoignages d'affection pareils à ceux qui l'avaient

accueillie à son entrée accompagnaient sa sortie. Ces

démonstrations n'étaient pas toutes sincères . Elles mas-

quaient , dans une partie de la population , la haine la

plus profonde, les intentions les plus perfides. La mo-


dération du vainqueur n'avait pas triomphé de tous

les ressentimens. La noblesse et le clergé ne pouvaient


leur en-
pas renoncer en un jour aux avantages que

levait un système de gouvernement qui , réduisant les


droits des individus à ceux de leur mérite personnel ,

et ne conservant que les places utiles , appelait tous


les citoyens à l'exercice de toutes les places et propor-

tionnait les traitemens , non pas aux prétentions des


fonctionnaires , mais à l'utilité des fonctions .

Il ne fut pas difficile aux familles de la classe


CHAPITRE XI. 103

supérieure de faire partager leur mécontentement aux

familles de la classe infime , dont les intérêts se ratta-

chaient aux leurs , par les liens du patronnage et de


la domesticité . Sous prétexte de leur respect pour l'é-

galité républicaine , tous les grands renvoyèrent en


même temps tous leurs valets . C'était créer autant

d'ennemis aux Français , responsables aux yeux de

ces fainéans , dont la paresse n'était plus soldée , de la


misère à laquelle ils ne pouvaient échapper que par

le travail ou par le crime.


De leur côté les prêtres , se prévalant de ce qu'on

avait enlevé l'argenterie des églises , dénonçaient


comme un sacrilége cette exécution du traité ; et l'ef-

fet du ménagement dont on avait usé envers le peuple


était une des causes qui l'indisposaient le plus contre

les vainqueurs .

Les violences inséparables de l'occupation du ter-

ritoire par une armée quelconque , irritaient cepen-

dant les habitans de la campagne. En vain Bonaparte

avait-il fait publier que le prix des denrées enlevées


serait acquitté sur le produit des contributions de
guerre le dommage était positif, l'indemnité dou-
teuse ; et le paysan , agité d'ailleurs par le fanatisme ,

ne désirait que l'occasion de punir le brigandage par


l'assassinat.

Ainsi dans toute la Lombardie une vaste conspiration


104 VIE DE NAPOLÉON.

se tramait contre les vainqueurs , au milieu des fêtes


célébrées pour leurs victoires . Fortifiant le désir de la

vengeance par la certitude du succès , on entretenait

l'espérance de la multitude par les bruits les plus


propres à la flatter ; bruits que sa crédulité accueillait

avec d'autant plus de confiance qu'ils étaient plus in-


vraisemblables .

Beaulieu, disait-on , avait reçu un renfort de soixante

mille Autrichiens . Il revenait attaquer l'armée fran-

çaise de concert avec l'armée du prince de Condé ,


entrée en Italie par la Suisse , et soutenue par l'armée

anglaise , tout récemment débarquée à Nice. A ces

nouvelles le peuple s'armait pour reconquérir la ser-

vitude , et n'attendait plus pour agir que le son du

tocsin qui devait au même moment donner dans toutes

les villes et dans toutes les campagnes le signal du


massacre.

Un événement imprévu fit avorter à Milan la cons-

piration . Quand on voulut sonner la cloche fatale , la

corde qui devait la faire mouvoir se trouva coupée .

Un Corse, attaché comme chapelain à l'église d'où le

signal devait partir , fut , dit-on , l'auteur de cette tra-

hison , si c'en est une que de déconcerter le projet des

traîtres. Averti à temps , le général qui commandait


la ville dissipa sans trop de difficulté les attroupemens

déjà formés sur divers points. La bonne contenance


CHAPITRE XI. 105

des troupes imposa aux rebelles. Mais la conspiration

avait des foyers à Vazèze , à Pavie , à Lodi , et à chaque

instant on pouvait voir affluer à Milan les conspira-


teurs rassemblés sur tous les points de la Lombardie .

Sa situation devenant plus dangereuse de minute en

minute , le commandant se hâta d'en donner avis au


général en chef.

Bonaparte était à Lodi quand il reçut cet avis , le

24 mai . Prenant avec lui trois cents chevaux et un

bataillon de grenadiers , il retourne aussitôt à Milan ,


rétablit l'ordre par sa seule présence ; et après avoir

pris les mesures les plus propres à prévenir toute

nouvelle insurrection , il part pour Pavie où la ré-


volte avait éclaté.

Sept à huit cents paysans armés s'étaient retranchés

dans l'enceinte de Binasco . L'intrépide Lannes , envoyé

contre eux à la tête d'une colonne mobile , les dissipe

et brûle le village. « Quoique nécessaire , dit Bona-


>> parte , ce spectacle n'en était pas moins horrible.
>> J'en fus affecté : mais je prévoyais que des malheurs

>> plus grands encore menaçaient Pavie. » Il publia la


proclamation suivante :

« Une multitude égarée , sans moyens réels de ré-

>> sistance , se porte aux derniers excès dans plu-

» sieurs communes , méconnaît la république et brave

>> l'armée triomphante de plusieurs rois . Ce délire


106 VIE DE NAPOLÉON.

>> inconcevable est digne de pitié. L'on égare ce pauvre

>> peuple pour le conduire à sa perte. Le général en


» chef, fidèle aux principes adoptés par la nation fran-
>> çaise , qui ne fait pas la guerre aux peuples , veut

» bien laisser une porte ouverte au repentir : mais

>> ceux qui dans vingt-quatre heures n'auront pas


» posé les armes , n'auront pas prêté de nouveau ser-

» ment d'obéissance à la république , seront traités

» comme rebelles : leurs villages seront brûlés. Que


>> l'exemple terrible de Binasco leur fasse ouvrir les

>> yeux! son sort sera celui de toutes les villes et vil-

>> lages qui s'obstineront à la révolte. »

Avant de recourir aux moyens de rigueur , Bona-

parte n'avait négligé aucun moyen de conciliation .

Prenant avec lui l'archevêque de Milan , il l'avait con-

duit jusque sous les murs de Pavie ; et par l'organe de

ce pontife , adressant des paroles de paix à la popula-

tion abusée , il avait fait pénétrer dans la ville rebelle


la proclamation qu'on vient de lire : tentative inutile .
Il fallut donc chercher dans la force le remède d'un
mal que l'indulgence n'avait pu guérir .

Le 26 , dès la pointe du jour , le général se porte

sur Pavie, culbute les avant -postes des rebelles , et ar-


rive au pied des remparts. Aidée de six mille paysans ,

la population entière les bordait et paraissait disposée

à s'y défendre . Déjà elle s'était emparée du château


CHAPITRE XI. 107

après avoir surpris et fait prisonniers trois cents hom-


mes de garnison que les Français y avaient laissés.
Sommés de mettre bas les armes et de s'en rapporter à

la générosité française , les révoltés ayant répondu


qu'ils ne se rendraient pas tant que Pavie aurait des

murailles , les portes de Pavie sont enfoncées à coups

de hache ; et le général Dammartin , à la tête d'un ba-

taillon de grenadiers , précédé de deux pièces de canon ,

entre dans la place. Cette multitude se disperse aussitôt

et se réfugie dans les maisons d'où elle tente de dispu-


ter l'accès des rues aux soldats. Tout se change en armes

sous ses mains . N'ayant droit à aucun ménagement ,


elle n'en gardait aucun c'en était fait de la ville.

« Trois fois , dit Bonaparte , l'ordre de mettre le feu

» à Pavie expira sur mes lèvres . » Sur ces entrefaites

la garnison , qui avait brisé ses fers , vient avec des

cris d'allégresse embrasser ses libérateurs . On fait

l'appel des soldats qui la composaient ; il n'en man-

quait pas un !

Les murs de Pavie furent épargnés . Mais il ne fut


pas possible d'empêcher le pillage de la ville. En ti-

rant des maisons sur les soldats , les révoltés avaient

donné aux soldats le droit d'y entrer. Tout citoyen

désarmé cependant fut respecté , hors les magistrats ,

qui , au lieu de réprimer la révolte , l'avaient organi-

sée :ils payèrent pour le peuple. Mesures rigoureuses ,


108 VIE DE NAPOLÉON.

mais également commandées par la prudence et par

la vengeance, et justes dans le droit de la guerre !

<< Dans une position semblable à celle où se trou-

>> vait Bonaparte , il n'y avait pas à balancer , dit le


» général Jomini. Une grande armée peut quelquefois

» mépriser les soulèvemens . Il est toujours aisé de les

>> réprimer quand on peut faire de grands détache-

>> mens pour les combattre ; mais la perte d'une petite


>> armée serait le résultat infaillible de la moindre hé-

>> sitation. Le droit public moderne avait jusqu'alors

» tiré une ligne de démarcation positive entre le ci-

>> toyen paisible et les individus composant les ar-

>> mées ; et par-tout les habitans qui prenaient part


>> aux hostilités étaient traités comme des révoltés .

>> Si jamais ce principe devait être appliqué , c'était


>> indubitablement dans cette occasion , où la plus

>> petite faiblesse aurait amené un soulèvement gé-


>> néral. >>

Après avoir pris des ôtages et opéré le désarmement

de toute la Lombardie , Bonaparte se remit en marche ;

mais non sans avoir publié une seconde proclamation ,

par laquelle , en rassurant les citoyens tranquilles , il


faisait peser la responsabilité de l'avenir sur les deux

classes qui avaient provoqué les révoltes passées . «L'ar-

>> mée française , y est-il dit , aussi généreuse que forte ,

>> traitera avec fraternité les habitans paisibles ; mais


CHAPITRE XI. 109

» elle sera terrible comme le feu du ciel , pour les

>> rebelles et les villages qui les protégeraient. >>

Les menaces qui suivaient ce préambule étaient ef-


frayantes. Par cela même elles furent salutaires. On

n'osa pas les affronter ; et dans ces contrées , du moins ,


le sang des braves ne coula plus dans des combats
sans
gloire.

Nulle part ces mesures n'étaient plus nécessaires

qu'à Milan , qui , par sa richesse et sa population , exer-


çait une si grande influence sur toute la Lombardie.

Le général d'Espinoy , qui commandait dans cette capi-


tale , ne négligea pas d'y recourir. Il crut même devoir

les motiver par une proclamation faite en son propre

nom . La promulgation de cette pièce était tout au


moins inutile . Les considérations qu'on y ajoute aux

idées exprimées avec franchise dans la proclamation

du général en chef ne sont pas d'une extrême justesse ,


et le ton sentimental qui s'y fait remarquer contraste

un peu trop peut-être avec la sévérité des dispositions

qu'elle renferme . « Qu'ils tremblent , dit le général


>> d'Espinoy , ces hommes pervers qui ont aiguisé les
>> poignards contre leurs bienfaiteurs ! » Les Français

pouvaient-ils bien être regardés à cette époque comme


les bienfaiteurs des Milanais ? Est-ce au moment même

de la conquête , au moment où ils contrarient les ha-

bitudes , où ils renversent les institutions , où ils


110 VIE DE NAPOLÉON.

menacent les propriétés , où ils pèsent sur la terre

qu'ils envahissent ; est-ce en ce moment-là , dis-je ,


que des conquérans peuvent parler de leurs bienfaits

à un peuple qui tremble entre l'avenir et le passé?


En cherchant à s'affranchir de la domination nou-

velle , le peuple conquis obéit à la loi de nature , comme


l'armée conquérante , en s'étudiant à s'affermir dans sa

conquête. L'armée conquérante ne peut donc exiger du

peuple conquis que de l'obéissance . L'ingratitude et la

rebellion ne sont pas ici nécessairement inséparables.

Ce n'est pas ses bienfaits qu'il faut vanter à une na-

tion asservie , si l'on ne veut pas exciter la risée , quand


on a tant d'intérêt à commander le respect . Engager

un peuple à supporter son mal par la crainte d'un

mal plus grand , tel doit être l'objet d'une proclama-


tion adressée à des hommes à qui l'on n'a pu faire

encore que du mal. En pareil cas , parlez à l'intérêt ,

invoquéz la raison , mais non pas la reconnaissance .

Le peuple conquis n'en doit aucune pour le mal qu'on


ne lui fait pas. Comme le besoin de sa propre conser-

vation est la seule règle de la conduite du conquérant ,

comme le conquérant justifie tout ce qu'il se permet en


le disant commandé par cet intérêt , n'est-on pas fondé

à en conclure que le même intérêt lui défendait tout ce


dont il s'est abstenu?

La rigueur dont il avait été obligé d'user en cette


CHAPITRE XI. 111

occasion avait profondément affligé Bonaparte. Il n'ai-


mait pas à se rappeler ce fait , et il n'en parlait qu'à

regret. Il n'en était pas ainsi de tous les soldats . Les

pillards , pour qui le malheur de Pavie avait été une

occasion de fortune , de retour à Milan après cette


expédition , disaient à l'aspect des richesses étalées

dans les boutiques des orfèvres et des bijoutiers dont


cette ville abonde : « Les brigands ! vous verrez qu'ils

seront assez scélérats pour ne pas se révolter ! >>


112 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE XII.

PASSAGE DU MINCIO ; COMBAT DE BORGHETTO ; PRISE DE


PESCHIERA ; OCCUPATION DE VÉRONE .

L'ÉNERGIE et la célérité que l'on avait opposées à

l'insurrection de Pavie ayant comprimé les complots

prêts à éclater dans les autres villes lombardes , Bo-

naparte crut devoir paraître les ignorer. Certain , grâce

aux précautions qu'il avait prises , de n'avoir plus rien


à craindre derrière lui , il se porta en avant .

Beaulieu avait mis le temps à profit . Après sa dé-

faite à Lodi , il s'était d'abord réfugié derrière l'Oglio ;

mais ne trouvant pas cette barrière assez forte pour


le protéger contre l'impétuosité française , il recula

jusqu'au delà du Mincio , où il s'établit entre le lac de

Garde et le lac de Mantoue dans la position la plus

avantageuse. Des batteries protégeaient sa ligne ap-


puyée à gauche sur Mantoue , seule place qui restât

à l'empereur en Italie ; et à droite sur Peschiéra , for-

teresse vénitienne dont Beaulieu s'était emparé par


CHAPITRE XIL 113

surprise , et où il avait fait entrer une garnison , en

abusant de la permission qu'il avait obtenue d'y faire


traverser cinquante hommes. Il était maître enfin des

ponts de Rivalta , de Goito et de Borghetto , les seuls

qui fussent établis sur le Mincio dans cette partie de

son cours qui formait une barrière de sept lieues.


Ses forces s'étaient accrues par de nouveaux ren-

forts. Vingt bataillons , l'élite de l'armée autrichienne ,

envoyés pour défendre Mantoue , n'en devaient pas

moins tenir la campagne, tant que les circonstances

ne les obligeraient pas à se renfermer dans cette place .

Il est à remarquer qu'au nombre des généraux que


Bonaparte eut à combattre en cette occasion , se trou-

vaient le général Colli , qui , après avoir signé le traité

de Cherasco , était rentré au service de l'Autriche , et

le général Mélas, devenu si célèbre depuis par le traité

qu'il signa après la journée de Marengo.


Le quartier-général de l'armée française avait été
transporté de 28 mai à Brescia. Le territoire vénitien

devint dès lors le théâtre de la guerre en ne le fer-


mant pas à l'armée autrichienne , le sénat de Venise

l'avait ouvert à l'armée française.

Bonaparte , qui avait l'intention de passer le Mincio

au centre de la ligne autrichienne , et de forcer le pont


de Borghetto , manoeuvra de manière à attirer les forces

de l'ennemi sur un autre point , et à faire croire au


I. 8
114 VIE DE NAPOLÉON.

général Beaulieu , en poussant sa gauche vers Riva ,

qu'il voulait tourner par le haut du lac de Garde , et

revenir entre l'Adige et le lac lui fermer le chemin du

Tyrol. Cependant il avait disposé son armée de ma-


nière à ce que sa droite , par laquelle il devait attaquer,
n'était qu'à une journée et demie de marche de l'en-

nemi . Le général Rusca , d'après ce plan , s'était avancé

yers le nord jusqu'à Salo avec une demi-brigade d'in-


fanterie légère , et le général Kilmaine , avec quinze
cents hommes de cavalerie et six bataillons de grena+

diers , s'était établi à Dezenzano , d'où sa cavalerie se

portait souvent • jusque sous les murs de Peschiéra ,

où elle engagea avec les avant-postes antrichiens des

escarmouches dans l'une desquelles Liptay, un deleurs

généraux , fut tué. Placé derrière la Chièse , le restè de


l'armée semblait garder la défensive sur cette rivière .

Le 29 mai , la division d'Augereau remplace à De,

zenzano celle de Kilmaine , qui rétrograde jusqu'à Cas-

tiglione, Masséna se trouvait à Monte-Chiaro , Serrurier

à Monza. A deux heures après minuit toutes ces di-


visions se dirigent sur Borghetto.

Trois à quatre mille hommes d'infanterie et quinze


cents chevaux , avant-garde de l'armée ennemie , dé-
fendaient l'approche de cette position . Flanquée de ca-

rabiniers et de grenadiers qui , rangés en bataille , la

suivaient dans sa marche , la cavalerie française charge


CHAPITRE XII. 115

la cavalerie autrichienne , la met en déroute , et lui

enlève une pièce de canon. Les Autrichiens repassent

précipitamment le pont et le coupent. Une canonnade

s'engage et se continue pendant que , sous le feu de

l'ennemi , les Français travaillent à rétablir l'arche qui

avait été rompue. Quelque activité qu'on mît à cette

opération , on ne procédait pas assez vite au gré de


l'impatience française . Commandés par le général Gar-
danne , grenadier par la taille et par le courage , dit

Bonaparte , une cinquantaine de soldats se jettent dans


le Mincio . Le fusil au-dessus de leurs têtes , et dans

l'eau jusqu'au menton , ces braves s'avancent vers l'au


tre rive. Les Autrichiens croient revoir la terrible co-

lonne de Lodi : ils n'osent pas l'attendre . Cependant

le pont s'est rétabli , la rivière est franchie ; et un mò-

ment après les Français entrent dans Vallegio , où


Beaulieu avait un moment avant son quartier-général.

Les Autrichiens , se ralliant , s'étaient rangés en ba-

taille entre Vallegio et Villa-Franca. Ils croyaient pou-

voir engager là une action générale . Enchaînant , non

sans peine , la fougue de ses soldats , Bonaparte refuse

le combat. Il voulait par ce retard laisser à la division


d'Augereau le temps de se porter sur Peschiéra , d'en-

velopper cette place et d'occuper la route du Tyrol :


c'était couper toute retraite à l'armée de Beaulieu .

Heureusement pour lui , ce général fut-il instruit à


116 VIE DE NAPOLÉON.

temps par ses patrouilles du mouvement d'Augereau .


Protégé par un nouveau corps de cavalerie arrivé la

nuit même , il eut encore le loisir d'échapper à sa ruine


absolue , en se retirant par la route de Castel-Nuovo.

Muratet Leclerc, qui tous deux devinrent depuis beaux-

frères de Bonaparte , se distinguèrent également dans

cette journée , l'un à la tête de la cavalerie , l'autre à


la tête des chasseurs."

Augereau, ayant trouvé Peschiéra évacuée par les

Autrichiens , en prit possession . Le 31 mai , à la pointe

du jour , l'armée française était arrivée à Rivoli . Mais

déjà l'ennemi avait passé l'Adige et enlevé la majeure

partie des ponts. Il perdit en cette rencontre quinze

cents hommes et cinq cents chevaux . Le prince Cuto,

général de la cavalerie napolitaine , fut du nombre des

prisonniers. Cinq pièces de canon et ceux des magasins

que la flamme avait épargnés , tombèrent au pouvoir


des Français .

L'armée française devenait de plus en plus redou-


table. Le courage des soldats ne pouvait augmenter ;

mais leur expérience croissait à chaque victoire . De-

puis leur entrée en Lombardie ils bravaient la cava-

lerie avec laquelle ils n'avaient pas eu l'occasion de se


familiariser dans les montagnes du Piémont , et qu'ils
n'avaient pas rencontrée d'abord sans quelque inquié-

tude. Se moquant de ce qui avait été l'objet de leur


CHAPITRE XII. 117

crainte , se moquant de leur crainte même , leur gaîté


était égale à leur intrépidité. C'est en chantant qu'ils
soutenaient la fatigue des marches forcées ; c'est en

riant qu'ils couraient au combat. Au bivouac , leur


premier besoin n'était pas le repos , mais la conversa-

tion , qui roulait toujours sur les opérations de l'armée.


Plusieurs d'entre eux marchaient munis de la carte
des pays qu'ils parcouraient : la déployant dès qu'ils

en avaient le loisir, ils y cherchaient le but du mou-

vement qui s'exécutait , et d'après ce qui s'était fait

le jour, s'efforçaient de deviner ce qui se ferait le len-

demain . Souvent ils y parvenaient. Bonaparte en donne

pour preuve le fait suivant : « L'autre jour je voyais

» défiler une demi-brigade. Un chasseur s'approche


» de mon cheval : - Général , me dit-il , il faut faire

>> cela : Malheureux , lui répondis-je , veux-tu bien


» te taire. C'était justement ce que j'avais ordonné
» qu'on fit. >>

Se prévalant de ce que les Autrichiens avaient oc-


cupé Peschiéra , Bonaparte donna ordre à Masséna

d'occuper Vérone. En entrant sur le territoire vénitien

il écrivit toutefois au sénat la lettre suivante pour lui

faire connaître les motifs qui l'y déterminaient.


« C'est pour délivrer la plus belle contrée de l'Italie
se
» du joug de fer de l'orgueilleu maison d'Autriche

» que l'armée française a bravé les obstacles les plus


118 VIE DE NAPOLÉON .

» difficiles à surmonter. La victoire d'accord avec la

» justice , a couronné ses efforts . Les débris de l'armée


>> ennemie se sont retirés au delà du Mincio. L'armée

>> française passe pour les poursuivre sur le territoire

» de Venise ; mais elle n'oubliera pas qu'une longue

» amitié unit les deux républiques. La religion , le

» gouvernement , les usages , les propriétés seront res-

» pectés. Que les peuples soient sans inquiétude ; la

» plus sévère discipline sera maintenue. Tout ce qui


sera fourni à l'armée sera exactement payé en argent .

» Le général en chef engage les officiers de la répu-

>> blique de Venise , les magistrats et les prêtres à faire


» connaître ses sentimens au peuple , afin que la con-

>> fiance cimente l'amitié qui depuis long-temps unit


» les deux nations. Fidèle dans le chemin de l'hon-

>> neur comme dans celui de la victoire , le soldat fran-

>> çais n'est terrible que pour les ennemis de sa liberté

>> et de son gouvernement. »

L'occupation de Vérone , qui possède trois ponts sur


l'Adige , était de la plus haute importance pour Bo-

naparte. Non-seulement elle le rendait maître du cours

de cette rivière , mais de là il pouvait également ob-


server les mouvemens des Vénitiens dans leurs pro-

vinces de terre ferme , et ceux des Autrichiens dans

le Tyrol. Masséna entra dans cette ville le 3 juin .


Quelques jours avant elle était encore l'asile d'un
CHAPITRE XII. 119

illustre fugitif. Abandonnant Coblentz , le frère de


Louis XVI avait été chercher l'hospitalité à Vérone ,

et l'y avait trouvée , tant que la république de Venise


pensa ne devoir rien redouter de la république fran
çaise. Le sénat avait même répondu au Directoire , qui

ne cessait de demander l'éloignement du chef de la

maison de Bourbon , que ce prince , en qualité de

noble vénitien , avait le droit d'habiter sur les terres


de Venise.

Dès que la fortune se fut déclarée pour la répu-

blique française, le droit du noble vénitien fut mé-

connu. Complaisant jusqu'à la prévenance , à la nou-

velle des succès de Bonaparte en Piémont , de sénat

ordonna, de son propre mouvement , ce qu'il avait

jusqu'alors refusé à l'exigence du gouvernement fran-


çais. Un podestat signifia à un roi l'ordre de sortir des
états vénitiens !

La réponse du proscrit fut digne de son rang. « Je


>> partirai , dit-il , mais j'exige qu'on me présente le

>> livre d'or pour que j'en efface le nom de ma famille ,

>> et qu'on me rende l'armure dont l'amitié de mon

>> aïeul Henri IV avait fait don à la république. »


>

Le départ de Louis XVIII sauva Vérone. « Je n'ai

>> pas caché à ses habitans , écrivait Bonaparte au Di-


>> rectoire , que si le roi de France n'eût pas évacué

>> Vérone avant le passage du Pô , j'aurais mis le feu


120 VIE DE NAPOLÉON.

» à une ville assez audacieuse pour se croire la capi-


>> tale de l'empire français. >>

« Voilà donc les Autrichiens expulsés de l'Italie ,

>>> et nos avant-postes établis sur les montagnes de


» l'Allemagne , écrivait-il aussi après le combat de
» Cela était vrai . Mais les Allemands pou-
>> Borghetto! >

vaient rentrer en Italie , et les Français ne pouvaient

pas entrer en Allemagne tant que l'aigle aux deux


têtes planerait sur Mantoue.
Mantoue , que les Autrichiens avaient tant d'inté-

rêt à conserver , que les Français avaient tant d'in-

térêt à conquérir , est le centre autour duquel nous

allons voir manœuvrer long-temps les armées de l'Au-


triche et l'armée de la France ; le centre autour du-
quel va se déployer tout ce que le courage et la per-

sévérance peuvent produire de plus prodigieux dans

l'attaque et dans la défense . Elles se balancèrent long-

temps : mais l'équilibre que l'Autriche croyait possi-

ble de rompre par la force , ne devait être rompu que


par le génie ; et il commandait l'armée française.
CHAPITRE XIII. 121

CHAPITRE XIII.

INVESTISSEMENT DE MANTOUE ; ARMISTICE AVEC NAPLES ;


OCCUPATION DE LIVOURNE , ENTREVUE DE BONAPARTE
AVEC LE GRAND - DUC DE TOSCANE ; REDDITION DU CHA-
TEAU DE MILAN ; ARMISTICE AVEC ROME ; RÉVOLTE ET
CHATIMENT DE LUGO .

APRÈS le combat de Borghetto , Beaulieu s'était hâté


de passer l'Adige . Son intention néanmoins n'était pas

de quitter l'Italie. Échappé à sa ruine totale , il espé-

rait pouvoir revenir sur ses pas et se jeter dans Man-


toue . On ne lui en laissa pas le temps . A peine Bo-

naparte était-il entré dans Vérone , que Masséna en


sortait et rejoignait les restes de l'armée autrichienne.

Après les avoir forcés dans leurs retranchemens à la

Bochetta di Campione , il prit position à Rivoli et à la


Corona , en s'appuyant d'un côté sur le lac de Garde

et de l'autre sur l'Adige et sur les rochers de Monte-

Magone.
Cependant Augereau , sorti de Peschiéra où il avait

laissé garnison , était arrivé en deux jours sous Man-

toue. Le 4 juin il était déjà maître du faubourg et de


122 VIE DE NAPOLÉON.

la tour de Chériale ; et après avoir chassé l'ennemi de

toutes ses positions il l'avait contraint à rentrer dans

la ville. Un tambour de douze ans se distingua en

cette occasion. Au milieu de la mousqueterie et de la

mitraille , cet enfant grimpa au haut de la tour et en

ouvrit la porte aux Français.

Le même jour , Bonaparte , qui s'était avancé jus-


qu'à la Favorite , maison de plaisance des ducs de

Mantoue , fait attaquer le faubourg de Saint-Georges


par la division du général Serrurier , qui s'en empare
ainsi que de la tête du pont . Conduits par l'intrépide

Lannes , les grenadiers se disposaient à passer outre. Se

formant en colonne , déjà ils s'engageaient dans l'étroite

chaussée qui conduit à la ville ; les batteries dont les

remparts étaient hérissés ne les épouvantaient pas ;

A Lodi, s'écriaient-ils , il y en avait bien davantage.

Mantoue ne pouvait pas être enlevé d'un coup de main .


Content du succès de la journée , et ne voulant pas

prodiguer inutilement le sang des braves , Bonaparte


fit battre la retraite.

Sans artillerie de siége , Bonaparte ne pouvait que

bloquer la place. Les généraux Serrurier et Vaubois

furent chargés de cette opération .


La division de Masséna resta au nord en observa-

tion sur l'Adige . Celle d'Augereau , se dirigeant vers

le midi , passa le Pô à Borgo-Forte ; et Bonaparte ,


CHAPITRE XIII . 123

retournant sur ses pas avec plusieurs détachemens ,

profita du relâche que lui laissaient les Autrichiens ,

pour aller rétablir la tranquillité qui avait été troublée


derrière lui par plusieurs insurrections , et pour forcer

par des démonstrations hostiles les puissances secon-


daires de l'Italie , abandonnées à leurs propres forces ,
à se détacher de la coalition . Elles y avaient été dis-

posées par l'exemple du roi de Sardaigne et des ducs

de Parme et de Modène. Naples traita le 7 juin. Un


armistice, qui enlevait à l'armée autrichienne deux

mille cinq cents hommes de cavalerie et à la flotte


anglaise cinq vaisseaux de ligne et plusieurs frégates ,

fut signé entre le prince Pignatelli Belmonte , pléni-

potentiaire de Ferdinand , et le général républicain.


Le pape , désavouant par une hulle les fanatiques qui ,

sous prétexte de religion , fomentaient en France la

guerre civile, le pape lui-même entra en négociation


avec des excommuniés. Bonaparte n'en suivit pas

moins le cours de ses opérations contre Rome. Pen-

dant qu'il prenait possession de Ferrare , Augereau oc-

cupait Bologne , et l'adjudant-général Vignole s'em-

parait du château d'Urbin . Justifiant leur réputation ,

les soldats du pape en garnison dans ces diverses places


se rendirent à la première sommation . Ce n'était pour
tant pas faute de moyens de défense. On trouva dans

le fort d'Urbin cinquante pièces de canon munies de


124 VIE DE NAPOLÉON.

tout leur accessoire , et cent quatorze en même état

dans le château de Ferrare. Jointes à celles qu'on avait


trouvées dans Modène , ces pièces formèrent l'équipage

dont Bonaparte avait besoin pour assiéger Mantoue.


Ainsi la coalition même lui fournissait des armes avec

lesquelles il battait les coalisés.

Pendant qu'Augereau prenait possession des léga-

tions , le général Vaubois , à la tête d'une colonne ,

était entré dans Reggio , et franchissant l'Apennin , il


semblait marcher sur Rome à travers la Toscane. Le

grand-duc , alarmé , pria le général français de res-

pecter un territoire neutre. Bonaparte promit de ne

pas entrer dans Florence et de passer par Sienne. Le


26 juin Vaubois était à Pistoie.

Rome s'épouvanta . Le sang d'un ambassadeur fran-

çais y fumait encore . Les proclamations qui deman-


daient vengeance de la mort de Basseville , et la recons-

truction du Capitole , retentissaient dans le Vatican .


Les foudres de l'église n'avaient pas suffi jadis à dé-
fendre la ville sainte contre l'armée catholique du con-
nétable de Bourbon . Elles ne semblaient pas devoir

être plus puissantes contre une armée un peu moins

orthodoxe peut-être . Rome se soumit . Les conditions

qu'elle souscrivit étaient dures. Indépendamment des

légations qu'ils occupaient , elle cédait aux Français

la ville d'Ancône , s'engageait à fermer ses ports aux


CHAPITRE XIII. 125

coalisés , donnait aux commissaires du Directoire le


droit de choisir dans ses musées et dans sa biblio-

thèque cent objets de peinture ou de sculpture et cinq

cents manuscrits ; enfin , elle s'engageait à payer à la

république , soit en monnaie , soit en denrées , une


valeur de vingt millions. C'est pour la première fois

que Rome payait le tribut à la France , la plus opi-


niâtre de ses tributaires. Tout avantageux qu'il était ,

ce traité n'obtint pas sans difficulté l'approbation du

gouvernement français. Là siégeaient La Réveillère ,

fondateur d'une église , non pas encore universelle ,

mais qui avait la prétention de le devenir. L'aspect

d'un prêtre était insupportable à ce pontife de la


tolérance. Le Directoire se formalisa de ce que le

pape avait envoyé à Paris: deux abbés pour le repré-


senter.

La réduction de Rome n'était pas toutefois le seul

objet de la marche de Vaubois . Abusant de leurs forces ,

les Anglais s'étaient établis à Livourne , au mécon-

tentement comme au détriment du grand- duc ; c'était


d'abord sur Livourne que Vaubois marchait. Mais Bo-

naparte songeait moins à chasser les Anglais de cet en-

trepôt de toutes leurs richesses qu'à les y surprendre. Il

avait déguisé sa marche. En sortant de Pistoie, Vaubois,


au lieu de descendre vers Sienne , changea brusquement

de direction. Son avant- garde , conduite par Murat ,


126 VIE DE NAPOLÉON .

passa l'Arno à Fuceccio , et le 28 se présenta devant

Livourne , qui ouvrit ses portes.

Avertis à temps , déjà les Anglais avaient évacué

la ville. Des nombreux vaisseaux qu'ils tenaient dans

ce port, il n'y restait plus qu'une frégate , qui peu

d'heures avant avait pris , sous le canon même des

forts , deux bâtimens français dont la cargaison était


estimée un million. Les Français ne purent s'en ven-

ger qu'en s'emparant des magasins qui appartenaient

soit aux Anglais soit aux coalisés,

Qu'elle fût faite avec ou sans l'agrément du gou-

vernement toscan, cette expédition n'en était pas moins

juste. Dans le premier cas elle punissait deux ennemis ,


dans le second elle vengeait deux alliés . Au reste , loin

de témoigner aucun mécontentement à cet égard , le


grand-duc n'hésita pas à faire détenir en prison le

commandant de Livourne qui lui avait été déféré


comme fauteur des violences commises par les An-

glais . Bien plus , il invita Bonaparte à se rendre à

Florence , où l'on vit ce général républicain dîner à


la table d'un souverain , politesse que Bonaparte , qui

dès lors n'était pas l'inférieur , n'imaginait pas devoir

jamais rendre à ce prince à titre de supérieur . Un in-

cident ajoute encore à la singularité de ce fait . Pen-

dant le dîner on apporta la nouvelle de la reddition


du château de Milan . Les deux convives eurent assez
CHAPITRE XIII. 127

d'empire sur eux-mêmes , l'un pour ne pas laisser écla-

ter ,sa joie , et l'autre pour cacher toute sa tristesse.


Cette nouvelle était d'une haute importance pour

Bonaparte. Pendant que Mantoue le retenait , le châ

teau de Milan pouvait servir de point d'appui aux


Autrichiens en cas de succès, et aux Lombards en cas
de révolte. Aussi en avait-il fait pousser le siége avec

la plus grande vigueur. La tranchée avait été ouverte


dans la nuit du 17 au 18 juin , et dès le 27 le feu des

assiégeans avait fait taire celui de la place . Le 29 ,


le commandant autrichien demanda une suspension


d'armes , pour avoir le temps d'instruire son gouver-
nement. Pour toute réponse on lui envoya une capi-
1
tulation , en lui déclarant que , si elle n'était pas signée

sous une heure , la garnison ne devait point espérer


de quartier . Il la signa et livra ainsi , outre deux mille

hommes qui défendaient la place , cinq mille fusils ,


cinquante bouches à feu et deux cents milliers de

poudre qui furent soudain expédiés pour Mantoue .

C'est au chef de brigade Chasseloup, commandant du

génie , qu'on fut sur tout redevable d'un aussi prompt


succès.
2
L'exemple fait à Pavie n'avait pas détruit l'esprit
d'insurrection . Il avait éclaté sur plusieurs points ; il

avait éclaté sur-tout dans les fiefs impériaux , voisins

de la république de Gênes , qui ne favorisait que trop


128 VIE DE NAPOLÉON.

les ennemis de la France , et où les agens de l'Autriche

organisaient et soldaient publiquement la révolte et

l'assassinat. Dans le bourg d'Arquata plusieurs Fran-

çais, isolés avaient été massacrés , et un détachement y


était cerné par les insurgés. Le chef de brigade Lannes

marcha contre eux, les dissipa et livra à la justice mi-


litaire leurs chefs , dont les maisons furent livrées aux

flammes. Des réglemens vigoureux consolidèrent le


calme que ces rigueurs indispensables avaient rétabli .

Sans ces actes de fermeté , les soldats qui sur le champ


de bataille avaient vu tant de fois s'abaisser devant eux

le glaive des braves , auraient trouvé isolément une


mort obscure sous le stylet des lâches . ....I

Ce qui se passait à Lugo ne le prouve que trop .

Au mépris de l'accord fait entre le pape et la répu-

blique française , les habitans de la Romagne , sujets

de Sa Sainteté , après avoir publié une proclamation


incendiaire , s'étaient armés et avaient fait de la petite

ville de Lugo leur quartier-général. A la nouvelle de

cette insurrection , Augereau somme les rebelles de ren-

trer dans le devoir , les menaçant , s'il ne reçoit pas

leur soumission sous trois heures , de faire justice de

leur ville par le fer et par le feu . Loin de se laisser


intimider par cette menace , ces forcenés ne montrent

que plus de détermination. Augereau fait marcher ses

troupes. Un détachement de dragons qui les précède


CHAPITRE XIII. 129

tombe dans une embuscade . Cinq d'entre eux y per-

dent la vie , et leurs têtes , coupées et rapportées en

triomphe à Lugo , sont attachées à la maison commune.


Une telle trahison ne pouvait rester# impunie.

Désirant épargner la multitude , Augereau tente


néanmoins de nouveaux moyens de conciliation , mais

en vain. Rejetant la médiation du ministre d'Espagne ,

les insurgés préfèrent la guerre au pardon. Ce n'est


qu'à la suite d'une victoire disputée pendant trois
heures que les Français entrèrent dans Lugo , où ,

ranimée à l'aspect des restes sanglans de leurs cama-

rades , leur vengeance se livra pendant trois heures

aux plus affreuses représailles . Après avoir fulminé


une proclamation terrible , quittant des régions hors
d'état de se faire craindre désormais , Augereau alla

rejoindre avec sa division les troupes qui bloquaient


Mantoue.

Le fanatisme était le grand mobile de ces désordres

auxquels les ecclésiastiques n'étaient pas assez étran-

gers , et qui croissaient à mesure que l'armée française


se rapprochait du centre de l'autorité spirituelle , dont
le royaume est aussi de ce monde . Les prêtres ne sont

pas par-tout des ministres de paix.

Un trait consigné dans la correspondance de Bona-


parte donnera une juste idée de l'influence cruelle du

fanatisme dans ces contrées . A la première attaque du


I. 9
130 VIE DE NAPOLÉON.

faubourg de Saint- Georges à Mantoue , les Français se

jettent dans un couvent de femmes pour y établir un


poste. Les religieuses ne les Ꭹ avaient pas attendus.

Ils entendaient cependant des gémissemens , des cris

mêmes. La porte de la cellule d'où ces cris sortaient

est aussitôt brisée. Que trouvent-ils dans ce cachot ?


car c'en était un : une jeune femme enchaînée et livrée

par ses sœurs à toutes les horreurs de la guerre. Ce sont


des soldats qui brisent ses fers . Mais comme ces braves ,

qui craignaient pour elle , car ce point était exposé au

feu des Autrichiens , la retenaient dans la cellule , l'in-

fortunée ne se croyait pas encore libre. Chaque fois

que quelqu'un entrait elle croyait voir reparaître ses

tyrans. Elle demanda par grâce qu'il lui fût permis


d'aller dehors respirer un air plus pur. En vain lui

observa-t-on que la mitraille pleuvait autour de la

maison , et qu'elle ne pouvait sortir s'en s'exposer à la


mort. Ah ! dit-elle , mourir c'est rester ici !

je
CHAPITRE XIV.. 131

CHAPITRE XIV .

Campagne dea cinqjoura.

SIÉGE DE MANTOUE LEVÉ ; COMBATS DE SALO , DE LONATO ,


BATAILLE DE CASTIGLIONE .

PENDANT que Bonaparte ramassait le matériel né-

cessaire pour prendre Mantoue , l'empereur rassem-


blait une nouvelle armée pour la délivrer. Après tant
de revers , Beaulieu avait appris enfin à douter même

de lui . Convaincu que le capitaine qui l'avait si cons™


tamment battu ne pouvait être battu par personne ,

non-seulement il demandait à être rappelé , mais il


osait conseiller à l'Autriche de traiter avec la France.

Imputant à l'impéritie de ses officiers des revers qu'il

lui répugnait d'attribuer à la supériorité de son ri-


val , il avouait que tant de pertes successives l'avaient

mis dans l'impossibilité de tenir devant les Français ,


< Sire ,
dont son amour-propre exagérait le nombre. «

» écrivait-il à son maître , je fuirai demain , après de-

>> main , tous les jours jusqu'en Sibérie , s'il prend


132 VIE DE NAPOLÉON.

>> envie à ces diables de m'y poursuivre . Mon âge me


» donne le droit de tout dire. Que votre majesté se

» hâte de faire la paix à quelque prix que ce soit.


» C'est le seul parti qui nous reste dans l'état où nous
» sommes. >>

Loin de faire la paix , l'empereur continua la guerre.

Ses pertes semblaient accroître ses ressources. Des le-


vées extraordinaires furent faites dans toutes les par-

ties de ses vastes États . La jeunesse de Vienne elle-


même prit les armes et suivit les drapeaux que lui

donna l'impératrice et qu'elle avait brodés de ses mains.

De plus , trente mille hommes passèrent de l'armée.du


Rhin à l'armée d'Italie . Mais un nouveau général fut
"
mis à la tête de cette armée renouvelée . Wurmser ,

plus vieux que Beaulieu , mais non moins actif, mais

non moins opiniâtre , fut chargé de rétablir la fortune

autrichienne au delà des Alpes. Avec soixante mille

hommes qu'il commandait , il espérait pouvoir enve→

lopper l'armée française qui était au plus de quarante


"
quatre mille. Bonaparte le déjoua en adoptant un sys-
tème tout différent, Faisant mouvoir avec une rapidité

singulière son armée qu'il avait concentrée , il opposa

constamment un nombre supérieur aux trois parties de


l'armée ennemie , qu'il eut l'habileté d'attaquer sépa-

rément , et dont il triompha par la célérité de ses mar-

ches , tout autant que par la vigueur de ses attaques .


CHAPITRE XIV. 133

Malheur à celui qui calculera mal ! avait- il dit en


faisant ses dispositions pour cette campagne , non moins

prodigieuse par sa brièveté que par ses résultats.

Wurmser arriva à Trente vers le milieu de juillet.

Telle était alors la position de l'armée française : La


division de Masséna , forte de douze mille hommes ,

occupait , depuis Vérone jusqu'au delà de Rivoli , les

postes les plus importans sur l'Adige et sur la rive droite

du lac de Garde. Le général Sauret , sur l'autre rive ,


1
avec trois mille hommes , défendait tous les points qui

sont entre Salo et le lac d'Iséo . Augereau , avec huit

mille hommes , avait pris position sur l'Adige , depuis

Legnago jusqu'à Ronco. La division d'Espinoy , formée

seulement de cinq mille hommes , s'étendait depuis

Ronco jusqu'à Peschiera . La division de Serrurier, forte


de dix mille hommes , était distribuée autour de Man-

toue. Enfin le général Kilmaine , posté à Vallegio avec


deux mille chevaux et douze pièces d'artillerie légère ,

se tenait prêt à se porter par-tout où l'ennemi vou-

drait tenter le passage, mumbnb, amb janmen'o


* 4 Le blocus de Mantoue ayant
été converti en siége

depuis l'arrivée de l'artillerie , les travaux avaient été

ouverts le 20 juillet , malgré les sorties des assiégeans.

Le 29 , l'armée impériale s'ébranle. L'aile gauche des

cend la rive gauche de l'Adige. Le centre , commandé

par Wurmser en personne , se porte entre l'Adige et


134 VIE DE NAPOLÉON.

le lac de Garde , et l'aile droite , passant de l'autre côté


du lac, se porte sur Salo.

La situation de Masséna était des plus critiques . Au


milieu de la nuit , il est attaqué tout à coup par le

centre et la gauche de l'armée autrichienne. Joubert ,

qui commandait l'avant-garde retranchée dans les mon-

tagnes de la Corona , soutint long-temps l'effort de


l'ennemi. Mais , craignant d'être accablé , il cède au

nombre , et, tout en combattant , se replie sur Rivoli ,


non sans perdre beaucoup de monde.
Instruit de cet échec , et présumant qu'on manoeu-

vrait pour l'envelopper , Masséna se replie aussi sur


Rivoli. Si Wurmser avait mis dans la poursuite au-

tant de vivacité que Masséna en mit dans la retraite,


cette division tout entière était anéantie.

Cependant l'aile droite des Autrichiens avait atta-

qué avec des forces supérieures le général Sauret ,


qui après une longue résistance s'était retiré sur De-

zenzano. Quatre compagnies d'infanterie , un escadron

de chasseurs , deux généraux et plusieurs officiers su-


périeurs tombèrent entre leurs mains. Un bataillon

d'infanterie légère commandé par le général Guieux ,

se trouvant séparé du reste de la division , se jeta dans

un grand bâtiment où il se défendit avec une intré-

pidité admirable . Sauret , par son mouvement , avait


découvert Brescia ; l'ennemi s'y jeta et surprit là , avec
CHAPITRE XIV. 135

la garnison et les malades , plusieurs officiers qui s'y


trouvaient en mission. Du nombre de ces derniers était

Lasalle , cet officier si brillant , capitaine alors , et mort


depuis général à Wagram. Conduit devant Wurmser

ce vieux guerrier lui demanda quel âge pouvait avoir

Bonaparte. L'age qu'avait Scipion quand il vain-


quit Annibal, répondit Lasalle. }

Ces nouvelles n'étonnèrent pas le génie de Bona-

parte. La marche de Wurmser lui fut à peine connue


qu'il conçut le plan auquel il a dû non-seulement son

salut , mais cette série de succès que couronna la vic-

toire de Castiglione .i Malgré les observations des gé-


néraux de division , malgré les représentations du chef

de l'état-major , qui ne pouvait se résoudre à livrer

aux assiégés cette artillerie acquise par tant de fati-


gues et par tant de victoires , il lève le siége de Man-

toue . Plein de confiance , au moment où tout semblait

désespéré : « Partons , dit-il à Berthier , bientôt nous

» aurons repris tout ce qui est ici , et nous aurons


,

>> pris tout ce qui est là , ajouta-t-il en montrant l'ar¬


» tillerie des remparts. >>

Augereau , qui marchait sur Vérone , avait reçu ,

le 30 juillet , ordre de brûler ses magasins , de rom-

pre le pont de Legnago, et de rétrograderjusqu'au Min-


4
cio sur lequel toutes les divisions " de l'armée se ras-
semblaient. Cet ordre fut exécuté . Le lendemain 31 le
136 VIE DE NAPOLÉO .
N

général Sauret , renvoyé à Salo pour délivrer le gé-

néral Guieux , y réussit, et revint avec deux pièces


de canon , deux drapeaux et deux cents prisonniers .'
Ici commence LA CAMPAGNE DES CINQ JOURS . Essayons

de donner une idée des opérations qui l'ont signalée.

Le général Dallemagne , chargé d'attaquer Lonato


où les Autrichiens s'étaient établis , se met en marche.

Ceux-ci , quittant leurs murs , viennent au-devant des

Français. Le combat s'engage et ne finit que par la

retraite des ennemis , qui , après une résistance des

plus opiniâtres , abandonnent le champ de bataille cou-

vert de leurs morts , et laissent six cents des leurs pri-

sonniers . C'est en cette occasion que la brigade du

brave Dupuis se distingua assez pour obtenir du gé-


néral en chef cet éloge , qu'elle inscrivit sur ses dra-

peaux : J'étais tranquille , la trente- deuxième était

là. Aussitôt après l'affaire , Masséna prend position à +


Lonato et à Pont-San-Marco. Augereau , le 1er août ,

court à Brescia. Mais , quelque diligence qu'il fasse ,

il ne peut atteindre que la queue de la colonne enne-

mie , qui , craignant d'être coupée , se retirait sur Riva ,


et qu'il charge lui-même à la tête d'un détachement de
cavalerie ... emt at

Wurmser , rentré dans Mantoue , ne doutait pas que

le mouvement de son aile droite ne forçât les Fran-

çais à se retirer. Il n'apprit pas sans surprise que ses


CHAPITRE XIV. 137

troupes avaient été battues à Lonato et à Brescia. Dans

l'intention de s'en rapprocher , il s'avance , le 2 , vers

Castiglione. Le général Valette , posté là avec dix- huit

cents hommes , avait ordre de résister ; néanmoins il

se retire en laissant une partie de son monde. Qu'a-

vez-vous fait de vos camarades , dit Bonaparte aux sol-


dats ramenés par le général Valette ? Nous ne com-

mandons pas, nous obéissons , répondirent- ils . Le

général Valette fut suspendu de ses fonctions. Mais


il prouva que sa faute ne provenait pas d'un défaut de

courage ; rentré
rentré dans
dans les
les rangs de l'armée , il continua

à servir comme simple grenadier. Les hommes qu'il


avait laissés dans Castiglione eurent la gloire de s'y

maintenir jusqu'à l'arrivée du général . Robert , avec

lequel ils se retirèrent vers Masséna .

Le 3 , à la pointe du jour , toute l'armée française


se met en mouvement. Augereau avec la droite se porte

sur Castiglione. Le général Guieux , qui reçoit ordre

de reprendre Salo , s'y porté avec la gauche, le reprend ,

et de là il tient en respect l'aile droite de Wurmser.

Masséna, qui se trouvait au centre , à Calcinato , mar-


che sur Lonato. Les Autrichiens préviennent l'attaque

de Masséna , ils enveloppent son avant-garde. Déjà le

général Pigeon ', qui la commandait , était tombé en

leur pouvoir avec trois pièces d'artillerie. Saisissant

le moment où , s'étendant , ils s'affaiblissaient pour


138 VIE DE NAPOLÉON.

l'envelopper lui-même, Bonaparte fait marcher la 18º et


la 32 demi-brigade en colonne serrée qu'appuyait une

forte réserve , et rompt leur ligne de bataille. L'ar-

tillerie est reprise ; les prisonniers sont délivrés ; les

Français entrent dans Lonato , et les Autrichiens épar→


pillés sont rejetés du côté du lac et de Dezenzano . Junot ,

premier aide-de-camp de Bonaparte , chargé de pour→

suivre les fuyards à la tête d'une compagnie des gui-


des , exécute cet ordre avec tant d'ardeur qu'il les dé-
passe , et revient charger en front ceux qu'il semblait

à peine pouvoir prendre en queue : c'étaient les hul-

lans de Bender. Il avait déjà blessé leur colonel, quand,

assailli lui-même de tous côtés , il est jeté , couvert de


blessures , dans un fossé. Avant d'y tomber il avait

tué six ennemis de sa main , et 1 son ardeur n'était

pas éteinte. Sommant encore des malheureux , qui

comme lui étaient au moment d'expirer , vous étes


tous mes prisonniers , leur disait- il d'une voix mou→

rante. Ses dragons le relevèrent et le rapportèrent au

quartier-général .

...La division battue s'était dirigée vers Salo, Mais cé


poste étant au pouvoir des Français , elle revint bien-

tôt sur ses pas ; et, après avoir erré au hasard dans

les montagnes , elle tomba presque tout entière entre

les mains des vainqueurs.pira


Augereau cependant s'était emparé de Castiglione ,
CHAPITRE XIV. 139

et s'y maintenait malgré l'ennemi , d'une force double

de la sienne. Vingt pièces de canon , trois ou quatre


mille hommes tués ou blessés , et quatre mille prison-

niers parmi lesquels se trouvaient trois généraux , telle

fut la perte des Autrichiens dans cette journée. Elle

coûta cher aussi aux Français . Ils eurent à pleurer

le général Bayran , homme aussi probe que brave.


Séparée et battue , l'armée autrichienne n'était pas

anéantie. Présumant que son général ferait tous ses

efforts pour se rejoindre au corps qu'il avait envoyé


à Brescia, Bonaparte pensa qu'il devait se débarrasser

de cette division, afin de pouvoir tourner après toutes


ses forces contre Wurmser. La division du général

d'Espinoy fut chargée de cette opération. Grâce aux ef-


forts des généraux d'Herbin , Dallemagne et Saint-
Hilaire , elle réussit . Les Autrichiens , craignant de se

voir fermer la route du Tyrol , se hâtèrent de s'y je-


ter. On leur fit dix-huit cents prisonniers .
Réunissant sa réserve et les troupes qu'il pouvait

tirer de Mantoue , aux débris de son armée , Wurm-

ser cependant se disposait à livrer bataille. Avec vingt-

cinq mille hommes et une cavalerie nombreuse il pou

vait encore rétablir sa fortune. Bonaparte fit aussi de

son côté ses dispositions pour une bataille générale,


Rassemblant à cet effet toutes ses ressources , il s'était

rendu à Lonato pour voir quelles troupes il en pourrait


140 VIE DE NAPOLÉON.

tirer. A peine y entrait-il qu'un parlementaire au-


trichien vient sommer le commandant de se rendre .

La place était en effet cernée par des forces de beau-

coup supérieures à celles qui s'y trouvaient . La position


était embarrassante pour Bonaparte . Un coup de gé-
nie l'en tira.

Pénétrant la vérité , il fait venir le parlementaire

et après avoir ordonné qu'on lui débandât les yeux :

Votre général , lui dit-il , a la présomption de pren-

>> dre le général en chef de l'armée d'Italie ; qu'il


>> avance. S'il a prétendu faire insulte à l'honneur
>> français , je suis ici pour le venger. Je sais que sa

>> division n'est qu'une colonne coupée par les divi→


>>>sions de mon armée. C'est lui qui est mon prison-

» nier. Dites-lui que si dans huit minutes sa troupe n'a

>> pas posé les armes je ne fais grâce à personne. >


» Bo-
naparte avait deviné juste : quatre mille hommes se

rendent à douze cents , ou plutôt à un seul. I

Cette étrange aventure, connue bientôt de toute


l'armée , ne contribua pas peu à exalter le courage du

soldat. Avant le combat la victoire était déjà certaine.

Le 5 août, dès cinq heures du matin , les armées étaient


en présence. Bonaparte , par un mouvement rétro-

grade, ayant réussi à attirer à lui l'armée de Wurmser,

*
Montesquieu , Préface de l'Esprit des lois.
CHAPITRE XIV. 141

la division de Serrurier , venue de Marcaria , la tourna

et l'attaqua par la gauche ; Augereau par le centre ,


Masséna par la droite , et bientôt l'armée française

fut victorieuse sur tous les points. L'aide-de-camp

Marmont et le général Beaumont , l'un à la tête de

l'artillerie légère , et l'autre à la tête de la cavalerie ,


contribuèrent beaucoup à cette victoire , qui ter-
mina cette CAMPAGNE DES CINQ JOURS , pendant laquelle

Wurmser perdit soixante-dix pièces de canon et plus

de vingt mille hommes.

Par ses conseils , par ses actions , Augereau eut une


grande part à ces divers succès. Bonaparte l'en ré-
compensa largement depuis , soit en lui donnant le

bâton de maréchal , soit en le nommant duc de Cas-


tiglione. On l'accuse néanmoins d'avoir voulu déro-

ber à Augereau la part qui lui appartient dans la gloire

de cette journée. Pourquoi , dit- on , les droits qu'Au-

gereau avait au titre de duc de Castiglione ne sont-


ils pas énoncés dans le diplôme ?-Ne sont-ils pas rap-

pelés par le titre même ? Enfin , le diplôme d'Augereau


est-il autre chose que l'histoire ?
142 VIE DE NAPOLÉON.

mwww

CHAPITRE XV .

INTRIGUE A PARIS ; LETTRE DU GÉNÉRAL HOCHE ; COMBAT


DE PESCHIÉRA ; BLOCUS DE MANTOUE REPRIS ; COMBAT
DE SERRAVALLE ; BATAILLÉ DE ROVEREDO ; COMBAT DE
COVELO ; BATAILLE DE BASSANO.

La nouvelle de ces victoires produisit à Paris un


effet d'autant plus grand que l'on Ꭹ tenait l'armée

d'Italie pour perdue. On y avait célébré d'avance les

succès de Wurmser , et le terme de ceux de Bonaparte.

Ils tendaient trop à consolider la révolution pour ne


pas fatiguer un parti pour qui la patrie n'était pas en

France.

Ce parti , qui ne négligeait rien pour détruire le

nouvel ordre de choses , s'appliquait sur- tout à di-


viser les hommes qu'il ne pouvait corrompre. Le mi-

litaire que l'opinion donnait à Bonaparte pour rival

de génie et d'ambition était Hoche . On répandait que

le Directoire , blessé de l'indépendance affectée par

Bonaparte , songeait à le faire remplacer par Hoche.

Peut-être espérait- on par là porter Bonaparte , dont


CHAPITRE XV. ! 145

le caractère n'était que trop irritable , à des démar-

ches qui auraient provoqué sa disgrâce. Peut-être es

pérait-on que le ressentiment qu'il éprouverait de


l'ingratitude du gouvernement le jetterait dans la route

où Dumouriez s'est perdu. Des explications franches


déconcertèrent ces calculs . Le Directoire donna un dé→

menti public au libelliste qui avait accrédité ces bruits;

et le général Hoche , qu'ils envoyaient recueillir au


delà des monts le fruit des travaux de son jeune émule

en s'emparant de sa personne , repoussant cette im-

putation dans une lettre pleine d'énergie et de fierté,


écrivit avec l'indignation d'un vrai militaire : « Aù

temps où nous vivons, peu d'officiers se chargeraient

de remplir les fonctions d'un gendarme . »

Mais quittons le théâtre de l'intrigue , et revenons


sur celui de la gloire. Après sa défaite à Castiglione ,

Wurmser se retira derrière le Mincio. Sa position était


à peu près celle de Beaulieu avant le combat de Bor-

ghetto. Il aurait pu , en fortifiant cette ligne, y réunir

ses troupes. Bonaparte ne le lui permit pas. Dès le len→→


demain de la victoire , le 6 août , Augereau se présenta

devant Borghetto , et semblait vouloir passer le Mincio


de vive force. Cependant Masséna , forçant le camp

que les Autrichiens avaient établi devant Peschiéra ,

leur prenait sept cents hommes et douze pièces de ca-


non. Craignant de perdre ses communications avec le
144 VIE DE NAPOLÉON .

Tyrol, Wurmser abandonna la ligne du Mincio. Au-

gereau passa aussitôt cette rivière à Peschiéra . Le gé-

néral Serrurier prit de nouveau possession de Vérone.

Masséna , après avoir pris encore à l'ennemi quatre

cents hommes et sept pièces de canon , rentra dans ses

anciennes positions ; et le général Sauret , chassant les

Autrichiens de la rive occidentale du lac de Garde ,

leur enleva onze cents hommes , six pièces de canon


et leur bagage .

Bonaparte crut pouvoir reporter alors son attention

sur Mantoue . Pendant six jours les assiégés avaient eu

le temps d'en recompléter l'approvisionnement , et d'y


faire entrer les cent quarante pièces de siége qu'ils
avaient trouvées dans la tranchée . Mais cela ne devait

pas sauver la place. Elle fut investie de nouveau. Bo-

naparte espéra même un moment pouvoir y pénétrer


par surprise , pendant la nuit. Des grenadiers devaient

à cet effet s'embarquer sur le lac et s'emparer d'une

porte , pendant qu'on devait appeler , par une fausse

attaque , l'attention des assiégés sur un autre point. La


diminution subite des eaux , qui baissèrent de plus de

trois pieds , ayant rendu impossible l'exécution de son

projet , il rétablit le blocus , dont il confia la direction

au général Sahuguet. « La réussite des opérations de


» cette nature, disait-il , dépend absolument du bon-

» heur , dépend d'un chien ou d'une oie.


CHAPITRE XV. 145

Ainsi distribuée , l'armée attendit l'arrivée des se-


cours que les pertes dont elle avait payé ses victoires

lui rendaient nécessaires. Ils lui furent fournis par

l'armée des Alpes et aussi par l'armée de la Loire. De

plus, un utile échange rendit à nos drapeaux les soldats


que le sort des combats avait fait tomber entre les
mains de Wurmser.

La suspension des opérations militaires laissa à Bo-

naparte le temps de pacifier le pays conquis. Le sang

français avait coulé à Crémone et à Cassal Maggiore ;

il fut vengé. Ce n'est toutefois que par le mépris que

Bonaparte crut devoir punir , pour le moment , l'im-

prudence de la cour de Rome , qui , au bruit de l'ar-

rivée de Wurmser , violant l'armistice , avait envoyé


un légat reprendre possession de Ferrare .

C'est dans leur source que Bonaparte , aussi grand

politique que grand guerrier , attaqua les désordres.

Ils ne provenaient pas uniquement de l'affection que

les peuples asservis conservaient au gouvernement au-


trichien . Il faut le dire , les vexations de tout genre
exercées par les agens français avaient sur-tout exas-

péré les esprits. Bonaparte chercha à les calmer en

organisant le système de réquisition de manière à le

rendre moins lourd dans la répartition et moins vexa-

toire dans la perception . Le réglement qu'il rédigea à


cet effet est aussi indulgent pour les contribuables que
I. 10
146 VIE DE NAPOLÉON.

sévère pour les exacteurs. Néanmoins il ne put jamais

réprimer tout-à-fait ce genre de pillage . Il est plus fa-


cile de contenir ceux qui conquièrent un pays que ceux

qui l'exploitent . Les hostilités recommencèrent bientôt .

Le 29 août Wurmser avait reporté son quartier-

général à Trente. Le 6 septembre Bonaparte y porta


le quartier- général de l'armée française. Plusieurs
victoires lui en avaient frayé la route. Apprenant que

l'ennemi dirigeait les deux tiers de ses forces sur Bas-


sano, et que l'autre tiers occupait Alla , il conçut le

projet d'anéantir ce dernier corps pour retomber en-

suite avec toute son armée sur le corps qui était à Bas-

sano. En conséquence , l'armée exécuta les divers mou-

vemens qu'on va décrire. Le 2 septembre , Masséna ,

avait passé l'Adige , et , suivant le grand chemin du


Tyrol , il était arrivé à Alla . Le même jour , Augereau ,

sorti de Vérone , se porta sur les hauteurs qui séparent

le Tyrol des états de Venise , pendant que la division

du général Vaubois et la brigade du général Guieux

s'avançaient vers Torbole , à l'extrémité septentrionale


du lac de Garde .

Le 3 , l'avant-garde de Masséná attaque l'ennemi

dans le village de Serravalle , le chasse et lui fait trois

cents prisonniers. Le 4 , les deux armées se trouvent

en présence . Une division de l'ennemi gardait les dé-

filés de San-Marco ; une autre , au delà de l'Adige ,


CHAPITRE XV. 147

gardait le camp retranché de Mori . Le général Pi-

geon , avec l'infanterie légère , gagne les hauteurs de

San-Marco ; le général Victor pénètre dans les gorges ,


à la tête de l'infanterie de bataille ; et tous deux triom-

phent de l'opiniâtreté de l'ennemi . Le général Vau-

bois , chargé d'attaquer le camp de Mori , n'est pas


moins heureux. Après deux heures de combat , les

Autrichiens , battus par-tout , se retirent sur Rove-


redo. Le général Victor y entre à leur suite au pas de

charge. Ils se replient encore , en laissant une grande


quantité de morts et de prisonniers. Servis par les lo-

calités et faisant tête à chaque défilé , ils avaient enfin

gagné une position des plus fortes. Appuyés à des


montagnes inaccessibles et au château de Calliano , ils

espéraient arrêter les Français assez long-temps pour


donner à l'armée autrichienne le temps d'évacuer
Trente. Une nuit leur suffisait pour rendre ce poste

inexpugnable. Bonaparte ne la leur accorda pas . Il


était deux heures , et l'on se battait depuis la pointe

du jour. Malgré la fatigue dont elle est accablée , la


division Masséna veut encore remporter une victoire

avant de se reposer . Elle attaque ; et l'artillerie légère ,

qui escalade aussi les montagnes , la protége par un


feu aussi bien servi que bien dirigé. Enfoncé par le

poids des colonnes françaises , l'ennemi fuit de nou-


veau , en laissant aux mains du vainqueur sept mille

1
148 VIE DE NAPOLÉON .

prisonniers , vingt pièces de canon , cinquante caissons

et sept drapeaux. Le lendemain , à sept heures du


matin , Masséna était à Trente .

Vaubois , de son côté , le jour même de la prise de


Trente , battait l'arrière-garde de l'ennemi au pont de
Lavis. C'est à la suite de cette affaire que Murat ,

Leclerc et Desaix le Piémontais , se signalèrent par un

fait d'armes qui semble appartenir au roman plutôt

qu'à l'histoire. Accompagnés de douze carabiniers et

de trois chasseurs , ils arrêtent de nuit une colonne

ennemie qu'ils avaient tournée , et ramènent prison-

niers cent hussards et quatre cents fantassins du ré

giment Wurmser. Aussi brave , mais moins heureux ,

Le Marois , aide-de-camp du général en chef, avait


été blessé et renversé sous les pieds des chevaux ,

dans une pareille rencontre à Roveredo .

Payons à un autre brave le tribut honorable dû à

sa mémoire. Dans le combat de Serravalle , le général

Dubois , exécutant lui-même une charge dont le succès

était d'une haute importance , fut atteint de trois balles


à la tête de son escadron vainqueur . « Je meurs pour

» la république , dit-il au général en chef, en lui

» serrant la main ; faites que j'aie le temps de savoir

» que la victoire est complète. » Il n'avait plus qu'un


moment à vivre. Son vou néanmoins fut exaucé.

Bonaparte prit possession à Trente , au nom de la


CHAPITRE XV. 149

France , de tout ce qui appartenait à l'empereur et au


prince évêque ; et , après y avoir organisé le gouver-

nement conformément aux intérêts de la république

et des nationaux , il poursuivit le cours de ses opéra-


tions militaires.

La bataille de Roveredo ouvrait aux Français la

route du Tyrol , et Wurmser ne se sentait plus assez

fort pour la leur fermer. Soit d'après ses propres idées ,

soit d'après les instructions qu'il avait reçues , voulant

empêcher qu'ils ne portassent la guerre sur le Danube ,

il opéra de manière à la maintenir en Italie. Revenant

sur ses pas , il força le vainqueur à revenir sur les


siens , et sut l'occuper assez long-temps pour que le

feld-maréchal Alvinzi pût arriver avec cette troisième


armée que l'armée française devait aussi dévorer.

Malgré la sagacité que prouve cette combinaison ,

le vieux général fit cependant plus d'une faute en l'exé-

cutant. Persuadé que Bonaparte marchait sur Brixen ,


et croyant le séparer de son arrière-garde , il fit mar-
cher une colonne sur Vérone . Par cette manoeuvre il

se faisait couper lui-même. Dès le 6 , au lieu de suivre

la route du Tyrol , tournant du côté de l'orient , Bo-


naparte s'était dirigé vers les gorges de la Brenta . La

division d'Augereau , en partant de Levico , et celle

de Masséna , en partant de Trente , s'y étaient portées .

L'avant-garde d'Augereau , commandée par le général


150 VIE DE NAPOLÉON.

Lásnus , rencontre l'ennemi retranché à Primolano

entre les montagnes et le fleuve ; il l'attaque et s'em-


pare du village. Le fort de Covelo barrait le chemin.

L'ennemi s'y jette . Il est encore chassé de là , et n'ar-

rive à Cismone qu'après avoir perdu dix pièces de


canon , huit drapeaux et quatre mille prisonniers.

Deux jours avaient suffi aux Français pour faire vingt


lieues à travers tant d'obstacles .

Le 8 septembre , à deux heures du matin , l'armée

française se remet en marche. Ayant rencontré les

Autrichiens au débouché des gorges , près du village

de Solagna , elle les chasse de ce poste , et poursuit sa


route vers Bassano , où Wurmser se trouvait encore

avec son quartier -général. Pendant qu'Augereau y

pénètre par sa gauche , Masséna s'y porté par sa droite ,


enlève les pièces qui défendaient les ponts , et passe

sur le corps des vieux grenadiers , qui s'efforçaient de

couvrir la retraite de leur général . Cinq mille pri-

sonniers , cinq drapeaux , trente-cinq pièces de ca-

non , leurs caissons , deux équipages de pont , plus


de deux cents fourgons tout attelés , ainsi que l'ar-

tillerie , tombent entre les mains des vainqueurs.

Wurmser pensa être pris avec la caisse militaire.


Lannes enleva de sa main un étendard à l'ennemi .

C'est à cette occasion qu'il monta enfin aux fonctions

supérieures dont il s'était si constamment montré


CHAPITRE XV. 151

digne. Bonaparte demanda pour lui le grade de gé-


néral de brigade . « Il est le premier , dit-il , qui ait

>> mis les ennemis en déroute à Dégo , qui ait passé

» le Pô à Plaisance , l'Adda à Lodi , et qui soit entré


>>> dans Bassano . »

Le nombre des morts fut considérable ; le champ de


bataille en était couvert . Curieux d'apprécier par lui-

même les pertes de l'ennemi , Bonaparte le parcourut

le soir avec son état-major . Tandis que , avec cette


impassibilité que donne la guerre , jeu terrible où les
hommes ne sont que des pions , ces militaires comp-

taient les victimes de cette journée , de cette foule si-


lencieuse s'élevèrent tout à coup des gémissemens ou

plutôt des hurlemens qui augmentaient à mesure qu'on

approchait du point dont ils partaient ; c'étaient ceux


d'un chien fidèle à son maître mort , ceux d'un chien

qui veillait sur le cadavre d'un soldat . La révolution

que l'aspect de ce pauvre animal produisit sur ces

esprits intrépides fut singulière. Rappelés à des sen-

timens naturels , ils virent enfin des hommes là où ils

n'avaient jusqu'alors vu que des choses . « Mes amis ,


>> dit Bonaparte interrompant ce triste dénombre-

>> ment , mes amis , retirons - nous : ce chien nous

» donne une leçon d'humanité ! »


152 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE XVI.

COMBATS DE CÉRÉA , DE CASTELLARO ; WURMSER RENTRE


DANS MANTOUE ; PRISE DE PORTO - LEGNAGO ; COMBAT DE
DUE -CASTELLI ; BATAILLE DE SAINT - GEORGES.

EN six jours , l'armée française , six fois victorieuse ,


avait livré deux batailles , quatre combats ; elle avait
pris à l'ennemi soixante et dix pièces de canon , vingt

et un drapeaux et seize mille hommes , parmi lesquels

se trouvaient plusieurs généraux .

De ces soixante mille hommes qui devaient recon-

quérir l'Italie , il ne restait plus à Wurmser , après la

bataille de Bassano , que dix mille hommes qu'il fit

marcher sur Vérone . Il tenta de s'y jeter , mais en vain.


Le général Kilmaine , suppléant par son habileté à la

faiblesse de sa garnison , sut , tout en maintenant les

habitans , le tenir en respect pendant quarante-huit


heures , et le repousser avec son artillerie toutes les

fois qu'il tenta de s'approcher .

Augereau se rendit à Padoue pour fermer à Wurm-


ser le passage de la Brenta , et , chemin faisant
, sa
CHAPITRE XVI. 153

division ramassa les bagages de l'armée autrichienne ,

et enleva quatre cents hommes qui les escortaient . La


division de Masséna , dans le même but , alla occuper
Vicence.

Il ne restait plus à Wurmser d'autre ressource que

de se jeter dans Mantoue ; il descendit le cours de

l'Adige , qu'il passa à Porto-Legnago, Bonaparte , qui

ne voulait pas que la garnison de Mantoue s'accrût des


débris de l'armée autrichienne , employa tout ce qu'il

avait de moyens pour les anéantir dans la plaine . Les


faisant presser à droite et à gauche par les divisions

d'Augereau et de Masséna , il avait espéré les conduire

ainsi jusqu'au lieu où les troupes du blocus , comman-


dées par Sahuguet , devaient les attaquer de front.

Masséna , en conséquence , passa l'Adige à Ronco ;


et Augereau , pour la passer , se dirigea sur Porto-

Legnago que le feld-maréchal venait de traverser . Ces

mouvemens s'exécutèrent avec une célérité prodi-

gieuse ; mais des incidens imprévus n'en déconcer-


tèrent pas moins l'effet des belles combinaisons d'après

lesquelles ils s'exécutaient. Le hasard est souvent plus


puissant que le génie.
Deux routes conduisent de Ronco à Sanguinetto ,
où la division de Masséna devait aller attendre les

Autrichiens. Égarée par son guide , elle prit la route


qui se rapprochait de l'Adige , et , par suite de cette
154 VIE DE NAPOLÉON .

erreur , son avant-garde se présenta à Céréa au mo-

ment où la division de Wurmser y entrait. En petit

nombre , mais conduits par Murat , les Français at-

taquent. Ils s'emparent du pont par lequel l'ennemi

devait passer. Mais , trop éloignés du corps de leur


armée pour en être soutenus , ils sont bientôt obligés

de reculer devant l'armée entière de Wurmser . Tout

vainqueur qu'il était , Wurmser n'était pas encore


tiré d'affaire. Il devait , pour arriver à Mantoue , passer

trois rivières , le Tartaro , le Thione et la Mollinella ;

et Sahuguet , qui avait ordre de couper tous les ponts ,

était à Castellaro . Là , Wurmser devait être infailli-

blement pris entre les troupes du blocus qui l'atten-

daient , et celles de Masséna qui le suivaient . Malheu-

reusement Sahuguet négligea-t-il de détruire le pont

de Villa-Impenta . Cette autre inadvertance sauva en-

core les Autrichiens . Rien ne put les empêcher de


gagner Mantoue par cette voie. Ils y rentrèrent le

18 septembre. Les tentatives que l'on fit pour s'y op-

poser coûtèrent aux Français trois cents hommes qui ,.

enveloppés par les cuirassiers , furent obligés de se

rendre , après avoir vu tomber le général Charton qui


les commandait .

Cette perte était au reste plus que compensée par

la prise de Porto-Legnago , qui , le 14 , avait ouvert


ses portes au général Augereau . Outre seize cent
CHAPITRE XVI. 155

soixante-treize hommes qui défendaient cette place et

furent pris , les Français y trouvèrent cinq cents pri-

sonniers qui leur avaient été faits à Céréa. Vingt-deux


pièces de canon attelées et leurs caissons tombèrent
entre leurs mains.

• N'ayant pu empêcher les dix mille hommes de

Wurmser d'entrer dans Mantoue , Bonaparte employa

tous ses efforts à les empêcher d'en sortir. Le nombre


des consommateurs s'accroissant par celui des défen-

seurs , l'inconvénient compensait l'avantage . Toutes

les divisions françaises se rassemblèrent donc autour


de Mantoue.

Wurmser avait fait camper hors de la ville cinq


bataillons et treize escadrons . Pendant la nuit du 13

au 14 septembre Masséna marcha sur Due - Castelli

pour les surprendre , et parvint jusqu'à leur camp

sans être aperçu ; mais sa trop grande précipitation


lui fit perdre un succès qui semblait assuré . Elle avait
déconcerté l'ensemble des mouvemens . Le corps qui

devait soutenir l'avant- garde non-seulement n'arriva

pas à temps , mais il fut rencontré par la cavalerie au-

trichienne qui revenait du fourrage . Sans la bonne

contenance de la trente-deuxième qui laissa aux dra-


gons de Kilmaine le temps d'arriver , Masséna , dont la
division avait été mise en désordre , aurait éprouvé

un échec bien plus considérable. Il parvint néanmoins


156 VIE DE NAPOLÉON.

à rallier ses troupes et à leur faire prendre une position

avantageuse.
De son côté le général Sahuguet n'avait pas été

plus heureux. Après avoir investi la citadelle , il s'était

porté sur la Favorite. Il fut bientôt obligé de reculer ,

en abandonnant trois pièces de canon dont il s'était


emparé. Les Français prirent bientôt leur revanche .

Encouragé par ses succès, Wurmser avait fait sor-

tir , le 15 septembre , presque toute la garnison , qui ,

de concert avec les troupes campées à l'extérieur ,

devait entreprendre un fourrage général. Les Autri-

chiens occupaient la Favorite et le faubourg de Saint-

Georges . A deux heures après midi le général Bon ,

qui commandait en l'absence d'Augereau malade , ar-


riva de Gouvernolo avec sa division , et les attaqua en

avant de Saint-Georges. Le général La Salcette s'étant

placé de manière à couper la communication entre

Saint-Georges et la citadelle , le général Pigeon tourne

une plaine où la cavalerie ennemie pouvait manoeu-


vrer , et coupe la communication de la Favorite et de

Saint-Georges . Le général Victor , avec la dix-huitième


demi-brigade , marche alors droit aux Autrichiens que

la trente-deuxième , soutenue par la cavalerie du gé-

néral Kilmaine , devait attaquer par la droite et pousser


du côté où était le général Pigeon . Tous ces mouvemens

réussissent . Saint-Georges est enlevé , et Wurmser se


CHAPITRE XVI. 157

rejette dans Mantoue , après avoir perdu deux mille

cinq cents hommes , deux mille prisonniers et vingt-


cinq pièces de canon . De dix mille hommes qu'il y avait

ramenés il ne lui restait guère que sa cavalerie, auxi-

liaire plus onéreux qu'utile dans une place bloquée.

La perte des Français fut peu considérable , mais

parmi leurs blessés on comptait les généraux Victor ,

Saint- Hilaire , Bertin , Murat , Lannes et le général


Mayer , qui reçut un coup de feu en secourant un

soldat prêt à périr sous le sabre d'un cuirassier au-


trichien. De ce nombre était aussi le chef de bataillon

Suchet, qu'une grande capacité , jointe à un grand


courage , a porté depuis à la plus haute des dignités

militaires . L'adjudant-général Belliard , qui , célèbre

depuis la journée de Jemmapés , a pris les armes dès


qu'il a été permis aux Français de combattre , et ne
les a quittées que lorsqu'il leur a été défendu de

vaincre , obtint aussi des éloges particuliers du gé-

néral en chef, qui en accorde , dans le même bulletin ,


à la conduite du capitaine Charles. Marmont reçut

une récompense plus brillante : c'est lui qui fut chargé


de présenter au Directoire les vingt-deux drapeaux

pris à l'ennemi depuis la bataille de Castiglione.


Les Autrichiens rentrés dans Mantoue , Bonaparte

s'étudia d'abord à les attirer dans des sorties , où ils

perdirent successivement douze à quinze cents hommes


158 VIE DE NAPOLÉON .

et cinq pièces de canon . Mais ces succès lui coûtaient


du monde. Reconnaissant bientôt qu'il n'avait pas d'in-

térêt à combattre partiellement une garnison assez af-

faiblie pour ne rien pouvoir entreprendre , mais assez


nombreuse cependant pour être à charge aux assiégés ,
il se borna à l'affamer , les pluies ne permettant pas

de faire un siége avant le mois de janvier.

Malgré tant de revers , l'Autriche ne renonçait pour-


tant pas à l'Italie . Elle pouvait , au fait , espérer de

s'en ressaisir , tant que Mantoue lui restait . Réduite

par les combats à vingt-huit mille hommes , l'armée

française pouvait encore être anéantie entre la garni-


son de cette place et une armée nouvelle , si les levées
autrichiennes arrivaient avant les secours que depuis

si long-temps Bonaparte attendait vainement de France ,

et dont la marche , commandée par l'intérêt général ,

était retardée tantôt par des intérêts individuels , tantôt


par des intérêts de parti.
!
Une grande opération cependant s'accomplissait.

Depuis plus de deux ans , livrés à l'Angleterre par ce

même Paoli qui s'était proclamé leur libérateur , les


Corses se débarrassaient de leurs maîtres pour revenir

à leurs égaux. Cet événement était préparé depuis

long-temps. En mettant garnison dans Livourne , ce

n'était pas seulement de la Toscane , c'était aussi de

la Corse que Bonaparte espérait expulser les Anglais .


CHAPITRE XVI. 159

Par suite de cette expédition , des communications

plus faciles avaient été rétablies entre cette île et la


France. Il fut aisé dès lors de prévoir que Georges III ,

qui , aux titres de roi d'Angleterre et de France , avait


ajouté celui de roi de Corse , ne garderait pas long-
temps ce royaume . Tout concourait à le lui enlever .

Les Anglais étaient également odieux en Corse, soit

par la manière dont ils l'avaient acquise , soit par la

manière dont ils la gouvernaient . La violence seule


avait pu leur soumettre le peuple , que la trahison

leur avait livré ; et leur tyrannie accrut encore la haine

qu'en conservait ce peuple qui avait cru s'associer à

la liberté anglaise. Ce n'est pas d'ailleurs sans avoir

éprouvé une vive résistance que les Anglais avaient

pris possession des diverses places de l'île. La Combe

Saint-Michel, qui là commandait l'armée française ,


leur avait opposé un grand courage et de grands ta-

lens . Bastia n'avait cédé qu'après une longue défense ;

et , quand ils étaient entrés dans Calvi , ils n'y avaient


trouvé que des ruines dont l'aspect ne calmait pas les

ressentimens des insulaires.

Enfin , tout en flattant l'orgueil des Corses , les

triomphes de Bonaparte en Italie ajoutaient encore à


leurs regrets . Plus ses victoires se multipliaient , plus

leur paraissait insupportable un état de choses qui ne

leur permettait pas de s'associer à la gloire de leur


160 VIE DE NAPOLÉON.

compatriote , qui ne leur permettait même pas de s'en

réjouir.
Cette disposition des esprits ne favorisa pas peu les

succès des négociations secrètes liées entre les Corses

fugitifs et les Corses résidens. Bientôt il n'y eut plus

qu'un parti dans l'île . Réduits à eux-mêmes , les An-

glais se sentirent si faibles qu'ils n'osèrent plus sortir


des forteresses. Le prestige sur lequel repose l'obéis-

sance était détruit . Avec lui s'évanouit aussi celui qui


fait la confiance de l'autorité. Le vice-roi , arrêté dans

une tournée , n'avait obtenu sa liberté qu'en promet-

tant de retirer ses troupes de l'intérieur. Dès lors il

avait cessé de régner.

Les contributions ne se payaient plus. Tout annon-

çait une révolution : elle allait éclater même avant


l'arrivée des secours que le général Bonaparte en-
voyait à la délivrance de ses compatriotes , et que de-

vait conduire le général Gentili , quand le 15 octobre

lord Elliot annonça qu'il allait évacuer l'île. Cepen-


dant le 19, quand les républicains y abordèrent , les
Anglais occupaient encore le fort de Bastia et la ville

de Saint-Florent . Le général Casalta se porta rapide-

ment sur la première de ces places , et pendant que

les Anglais se rembarquaient , il leur enleva neuf

cents hommes et la majeure partie de leurs munitions.

Il ne fut pas moins heureux à Saint-Florent . Après


CHAPITRE XVI. 161

avoir forcé les gorges de San-Germano , il entra dans ·

la ville, où il prit une grande partie de la garnison et


de l'artillerie. A Bonifacio il prit la garnison tout en-

tière. Par-tout l'ennemi lâchait pied , détruisant ce


qu'il ne pouvait emporter . Au bout de trois semaines

la flotte anglaise quitta enfin le golfe de Saint-Florent ,


et la Corse redevint tout- à-fait libre et française , par

les soins de ce même Bonaparte qu'elle avait proscrit.

Paoli , qui avait prévu ces événemens , était parti

quelques semaines avant pour l'Angleterre . C'est là


que , pensionnaire du roi Georges , ce républicain dé-
trôné a terminé dans l'obscurité sa vie déshonorée.

I. II
162 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE XVII.

SUITE DES OPÉRATIONS DU SIÉGE DE MANTOUE ; COMBAT


DE GOVERNOLO ; CAPITULATION DE MONTE - CHIARUGOLO ;
RÉVOLUTIONS A REGGIO , A FERRARE , A MODÈNE ; RÉ-
PUBLIQUES TRANSPADANE ET CISPADANE .

EN renonçant à provoquer des engagemens partiels


En
dont les résultats ne sont jamais décisifs , Bonaparte

s'était ménagé les moyens d'attirer les Autrichiens dans

un engagement général qui pourrait lui ouvrir les

portes de Mantoue. Les postes de Saint- Georges et de


la Favorite avaient été rendus inexpugnables ; mais

les communications de la place avec le Seraglio étaient


libres , et la garnison pouvait se répandre à volonté
dans ce pays fertile qui s'étend entre le Pô et le Mincio .

En occupant et en fortifiant le pont de Governolo ,


Bonaparte s'était toutefois rendu maître du passage
du Mincio .

Malgré ses pertes , la garnison de Mantoue montait

encore à près de trente mille hommes , y compris cinq


mille de cavalerie . Mais la majeure partie de cette
CHAPITRE XVII. 163

armée n'était qu'un fardeau . Les fatigues , la mauvaise

nourriture et les maladies endémiques qui renaissent

avec l'automne des marais pestilentiels dont cette ville

est entourée , réduisirent bientôt presque de moitié

le nombre des combattans. A la fin de septembre il

n'y avait plus à Mantoue seize mille hommes en état

de porter les armes. Le reste était mourant ou mort.


Les établissemens publics ne suffisant pas pour rece-

voir les malades , ils avaient été distribués chez les ha-

bitans. La ville était un vaste hôpital.

Le 21 septembre , quinze cents hommes de cavalerie

sortirent de la place et se portèrent à Castelluccio. Les


grand'gardes françaises se replièrent , conformément

aux ordres qu'elles avaient reçus. L'ennemi ne passa

cependant pas outre ; mais le surlendemain 23 , il vint

attaquer Governolo . Après une canonnade très-vive ,


les impériaux furent mis en déroute par l'infanterie

républicaine , qui leur prit onze cents hommes , cinq


pièces de canon et cinq caissons tout attelés .
Voyant que Wurmser évitait une affaire générale ,

Bonaparte revint à Milan . Kilmaine , sous les ordres

duquel il laissa deux divisions , fut chargé de conduire


les opérations du blocus . Suivant le même système que

Bonaparte , il garda les mêmes positions jusqu'au 1er OC-

tobre . Reconnaissant alors que les Autrichiens s'obs-

tinaient à ne pas sortir des camps qu'ils avaient établis


164 VIE DE NAPOLÉON.

en avant de la porte de Pradella à la Chartreuse , et

à la chapelle qui se trouve en avant de la porte de

Cerèze , il se décida à les attaquer dans leurs retran-


chemens. A son approche il les évacuèrent presque

sans combattre. Les Français , s'avançant alors jus-

qu'aux portes de Cerèze et de Pradella , bloquèrent la


citadelle. Un détachement de cavalerie qui en était

sorti la veille fut enveloppé et pris. Un autre détache-

ment , sorti de la ville , avait passé le Pô à Borgo-Forte.

Se trouvant dans l'impossibilité de rentrer , il cherchait


à se retirer en Toscane ; mais il se vit attaquer à Reggio

par les habitans et par la garde nationale. Pressés de

toutes parts, ces vagabons se réfugièrent sur le terri–


toire de Parme , et s'enfermèrent dans le château de

Monte-Chiarugolo . Cela ne les sauva pas. Les habitans

de Reggio , qui les avaient poursuivis , investirent la

place et les firent prisonniers par capitulation . Deux

soldats de la garde nationale furent tués dans l'action .

Dès lors la guerre fut établie entre la population ita-


lienne et les Autrichiens.

Revenons à Mantoue . Les assiégeans avaient mis le

feu aux meules de foin qui se trouvaient entre leurs


postes et la citadelle ; les assiégés firent une sortie pour

enlever le fourrage qui restait. Ils attaquèrent Prada ,

château défendu par trois cents hommes commandés

par le chef de bataillon Dislons . Pendant que ces braves


CHAPITRE XVII. 165

résistaient, un bataillon de la onzième demi-brigade

survint avec une pièce de canon , et chassa les ennemis

qu'il ne quitta qu'aux glacis de la citadelle , après leur

avoir pris deux cents hommes. Un petit détachement

commandé par le capitaine Magne ramena plus de cent


prisonniers , dont dix-sept avaient été faits par ce com-
mandant.

Pendant la nuit du 18 les Autrichiens tentèrent

d'escalader les retranchemens de Saint-Georges ; mais


ce fut sans succès. Là s'arrêtèrent leurs tentatives .

Découragée par ses défaites , affaiblie par la contagion ,


condamnée à des privations de tout genre , se bornant

à la défensive , la garnison n'attendit plus sa délivrance


que d'une force extérieure .
Cependant Bonaparte s'occupait d'organiser les pro-

vinces qu'il avait conquises. Le grand art était de lier


par leur intérêt à la fortune de la France des peuples
qu'en cas de revers il ne pouvait pas contenir par la

force. Il fallait pour cela leur ôter le désir de retourner


à leur ancienne condition , en leur faisant une condi-

tion meilleure ; il fallait pour cela les affranchir et non

les asservir ; c'est à quoi il réussit avec une grande ha-

bileté . En renonçant en apparence au droit de les gou-


verner , pour leur donner une organisation conforme

à leurs habitudes et à leurs vœux ; en transformant

en république ces provinces fatiguées du despotisme


166 VIE DE NAPOLÉON.

autrichien, le conquérant de l'Italie s'en fit le libéra-


teur , et d'ennemis qu'ils étaient de la France , les peu-

ples conquis devinrent ses alliés . Dès lors tout ce qui

s'était fait par contrainte se fit de bon gré ; dès lors ,


pour subvenir aux besoins d'une guerre aux succès

de laquelle leur indépendance était liée , les peuples


s'imposèrent volontairement les contributions qu'ils

avaient jusque-là supportées impatiemment à titre de


rançon ; dès lors , non-seulement il ne fut plus besoin

d'affaiblir l'armée française , pour laisser au milieu


des provinces envahies les forces nécessaires à les con-

tenir , mais l'armée française vit une armée nouvelle

se joindre à elle pour écraser l'armée autrichienne , et

des légions italiennes disputer de dévouement avec ses


bataillons pour la défense d'une cause devenue celle

de l'Italie.

L'administration générale de la Lombardie , s'ap-

puyant de pétitions nombreuses , sollicitait du général

Bonaparte la permission de former une légion pour


l'unir à l'armée républicaine et marcher contre l'en-

nemi commun. Il accéda à cette demande , mais non

sans prendre ses sûretés contre l'inconstance des vo-



lontés humaines , si étroitement liées aux caprices de

la fortune. Incorporer les Italiens dans ses bataillons ,

c'eût été en faire des soldats français ; tel n'était pas

son but. Il leur permit donc d'être soldats italiens ;


HAP
CHAPITRE XVII. 167

mais ce fut en leur donnant le plus qu'il put des of-

ficiers français ou des officiers italiens attachés depuis


long-temps à l'armée française. Le chef de brigade.

Lahoz , Milanais , qui avait été aide-de-camp du gé-

néral La Harpe , fut chargé de l'organisation de la lé-

gion lombarde , qui , réunie à la légion d'Italie , levée


bientôt par les villes fédérées au delà du Pô , et dont

le commandement fut donné au général Rusca , forma

une armée auxiliaire qui avec le temps s'éleva au delà


de neuf mille hommes.

La même habileté présida à l'organisation de l'ad-

ministration civile. Bonaparte la combina de manière

à blesser le moins possible les intérêts qu'il était obligé

d'attaquer , et à concilier autant que faire se pouvait


les anciennes habitudes avec les nouvelles institutions.

S'il proclama l'abolition des dîmes et des droits féo-

daux , réclamée par le cri public , s'il détruisit les pri-

viléges de la noblesse et du clergé , il ne proscrivit ni

les prêtres ni les nobles. Bien plus , en conséquence

des principes en vigueur , des principes de l'égalité ,


il les admit à toutes les fonctions publiques , et dis-

posa les choses de manière à ce que les grands , que

la politique autrichienne avait tenus constamment

éloignés des affaires , prissent part désormais au gou-

vernement. C'était les émanciper . Le passage de l'an-

cien régime au nouveau , grâce à ces précautions ,


168 VIE DE NAPOLÉON .

s'opéra sans secousse en Lombardie. Conformément à

sa nature , le gouvernement prit la dénomination de

république , à laquelle on ajouta l'épithète de Trans-

padane , pour la distinguer de l'autre république que


les villes de la Romagne et du Modénois venaient de
former au delà du Pô.

Abandonnés par leur prince au moment du danger ,

les habitans du duché de Modène , cherchant leur sa-

lut dans leur propre force , avaient formé un état li-

bre sous la protection de la France. La ville de Reggio

arbora la première le drapeau de l'indépendance , et

fut bientôt imitée par Ferrare et par Bologne , qui ,


cédées aux Français par l'armistice , furent cédées par

les Français à la liberté.

Modène cependant était restée soumise à l'autorité


ducale . Un conseil de régence y gouvernait pour le

prince absent . Dès que Reggio eut proclamé son in-


dépendance , ce conseil , craignant que le même es-

prit ne se manifestât dans la capitale , se mit sur la

défensive , et fit réparer les fortifications. Bien plus ,


profitant d'une apparence d'émeute pour en imposer

par un acte de vigueur, il fit tirer sur le peuple. Ces

mesures , plus imprudentes qu'audacieuses , ne firent


que hâter l'événement qu'on avait voulu prévenir.

Bonaparte , qui connaissait les dispositions mal-


veillantes de la régence , et n'ignorait pas qu'elle

3
CHAPITRE XVII. 169

envoyait secrètement des secours à Mantoue , ne laissa


pas échapper cette occasion de se débarrasser d'un en-

nemi. Se prévalant de ce qu'au mépris de la neutra-

lité promise on relevait les fortifications , et de ce que


la contribution de guerre n'avait pas été acquittée

aux termes prescrits , il déclara l'armistice rompu. Les

quinze cents hommes qui formaient la garnison de Mo-


dène n'empêchèrent pas les Français d'en prendre pos-

session. La régence instituée par le prince fut cassée et


remplacée par un conseil qui prêta serment de fidé-

lité au peuple français , et fut chargé d'administrer

provisoirement le duché au nom de la république.


Conformément aux instructions qu'il avait reçues

de Bonaparte , le premier acte de ce conseil fut d'in-

viter les habitans des légations à envoyer à Modène

des députés qui , réunis à ceux du Modénois , délibé-

reraient sur les moyens à prendre pour consolider la

révolution qui venait de s'opérer . Un congrès général


déclara bientôt l'union des villes de Modène , Reggio ,

Bologne et Ferrare , indissoluble et permanente. Il

décréta de plus l'organisation d'une garde nationale

sédentaire , la création d'une légion active composée


de cinq cohortes , l'établissement d'une commission

militaire composé de cinq membres ; et enfin , l'en-

voi d'une députation à Milan , capitale des villes libres,


au delà du Pô , pour y serrer des nœuds d'amitié.
170 VIE DE NAPOLÉON.

Un second congrès tenu à Reggio décréta ultérieu-


rement la réunion définitive des duchés et des léga-

tions sous le nom de république Cispadane.


Cette détermination était ainsi conçue : « La motion

>> ayant été faite au congrès de former des quatre peu-

» ples une république une et indivisible , sous tous


>> les rapports , de manière à ce que les quatre peu-

>> ples ne fassent plus qu'une seule nation , une seule

>> famille , pour tous les effets tant passés qu'à venir ,
>> sans en excepter aucun; le congrès étant allé aux

>> voix par peuple , tous l'ont acceptée. » Le mode de

vote , il faut en convenir , avait dû simplifier la déli–


bération qui fut prise en présence et sous la protec-

tion de Marmont , aide-de-camp de Bonaparte . Cette


résolution fut notifiée au général , qui répondit à cet
hommage par la lettre suivante :

« J'ai appris avec le plus vif intérêt que les ré-


>> publiques Cispadanes se sont réunies en une seule ,
» et que , prenant pour symbole un faisceau , elles

» sont déjà convaincues que leur force consiste dans


» l'unité et l'indivisibilité . La malheureuse Italie est

>> depuis long-temps effacée du tableau des puissances

» de l'Europe. Si les Italiens de nos jours sont dignes

» de recouvrer leurs droits et de se donner un gou-

» vernement libre , on verra leur patrie figurer avec


» gloire parmi les puissances de la terre. N'oubliez

&
CHAPITRE XVII. 171

>> pas cependant que les lois sont nulles sans la force.

>> Vos premiers regards doivent se porter sur votre


» organisation militaire . La nature vous a tout donné...

>> La concorde et la sagesse se font remarquer dans vos


» délibérations . Il ne vous manque pour arriver au

>> but que des bataillons animés du saint enthousiasme

» de la patrie. Vous vous trouvez dans une situation

» plus heureuse que le peuple français ; pous pouvez


>> parvenir à la liberté sans secousses révolutionnaires .

» Les malheurs qui ont affligé la France avant l'éta-


>> blissement de sa constitution seront inconnus parmi

» vous. L'unité qui lie les diverses parties de la ré-


>> publique Cispadane sera le modèle constamment

» suivi de l'union qui régnera dans toutes les classes

» de ses citoyens ; et les fruits de la correspondance


>> de vos principes et de vos sentimens , soutenue par

>> votre courage, seront la république , la liberté et


>> le bonheur. >>

Bonaparte donna aux républiques Cispadane et

Transpadane les mêmes couleurs , la même organi-

sation militaire , et , à quelques différences près , la

même constitution. Séparées quant à elles , elles étaient


réunies pour lui. C'est à dater de cette époque seu-

lement que la possession de l'Italie septentrionale lui

fut assurée.
172 VIE DE NAPOLÉON .

CHAPITRE XVIII.

EXCÈS PUNIS A BOLOGNE ; CONDUITE DU GOUVERNEMENT


GÉNOIS ; AFFAIRES DE SANTA - MARGARITA ; BRIGANDAGE
RÉPRIMÉ ; ARMISTICES AVEC NAPLES ET AVEC PARME CON-
VERTIS EN TRAITÉS DE PAIX ; FÊTES A MILAN ; BONAPARTE
A L'EMPEREUR D'ALLEMAGNE ; NOUVELLE ARMÉE ORGA-
NISÉE PAR L'AUTRICHE .

La révolution , dans les provinces en deçà et au

delà du Pô , s'était accomplie sans aucune opposition .

Pour qu'elle se consolidât , il fallait qu'elle fût exempte

de tout excès. Ce n'était pas le désordre , mais un nou-

vel ordre que Bonaparte voulait établir .

A Bologne , le jour où l'on planta l'arbre de la li-

berté , des citoyens s'étant permis des menaces en-

vers d'autres citoyens , et des gens du peuple étant


entrés chez les gens riches et les ayant fait contribuer ,

soit en argent , soit en nature , sous prétexte de four-


nir le vin nécessaire pour alimenter la joie publique ,

le général en chef, attaquant le mal dès sa naissance ,

publia la proclamation suivante :


« J'ai été affligé des excès auxquels se sont portés
CHAPITRE XVIII. 173

>> quelques mauvais sujets indignes d'être Bolonais . ✔

» Un peuple qui se livre à des excès est indigne de


» la liberté. Un peuple libre respecte les personnes
>> et les propriétés. L'anarchie produit les guerres in-

>> testines et les calamités publiques. Je suis l'ennemi


» des tyrans ; mais avant tout je suis l'ennemi des

>> brigands et des scélérats qui les commandent, lors-

» qu'ils pillent. Je ferai fusiller ceux qui , renversant

» l'ordre social , sont nés pour le malheur du monde .

» Peuples de Bologne , voulez-vous que la répu-

>> blique française vous protége ? Voulez-vous que l'ar-


>> mée française vous estime et s'honore de faire votre
>> bonheur ? Voulez-vous que je me vante quelquefois

» de l'estime que vous me témoignez ? Réprimez ce


>> petit nombre de scélérats ; faites que personne ne

» soit opprimé ; quelles que soient les opinions , nul


>> ne peut être poursuivi qu'en vertu des lois. Faites

>> sur-tout que les propriétés soient respectées . >>


Cette déclaration de principes , appuyée par des

actes qui en dérivaient , rassura les propriétaires . Un

pillard pris en flagrant délit , ayant été jugé et con-

damné sur-le-champ , les non-propriétaires comprirent


que le brigandage n'était pas un droit de la liberté .

On expliqua aussi au peuple ce qu'il devait entendre


par égalité. « L'égalité civile nous met tous sous l'au-

» torité et la protection de la loi . »


>
174 VIE DE NAPOLÉON .

Par l'organisation d'une garde civique , sans affai-

blir son armée , Bonaparte prêta aux autorités nou-

velles l'appui dont elles avaient besoin pour se faire


respecter. Cependant il ne négligeait rien pour faci-

liter l'accès des places aux hommes qui , en se ratta-

chant au nouvel ordre de choses , pouvaient le fortifier ;


et en même temps il éloignait de la ville les individus

dont les intérêts étaient incompatibles avec le nouveau

système.

A leur tête étaient les moines , qui , dans l'ombre

du cloître , ne se mêlaient que trop aux intrigues du


siècle , et , sous la protection accordée à leur habit ,

servaient la correspondance de l'ennemi. Traitant

néanmoins en citoyens les moines nationaux , Bona-

parte leur permit de rester dans leurs couvens ; mais

tous les moines étrangers reçurent ordre de sortir , sous

trois jours , de la ville et de l'état de Bologne . On dis-


tribua toutefois à cette milice du pape l'argent néces-
saire pour se rendre à Rome , son quartier-général.

Les revenus des communautés , dont cette mesure

allégeait les dépenses , furent administrés dès lors sous

l'inspection du sénat ; et l'on appliqua aux besoins

communs les économies obtenues par cette utile ré-


forme ; on continua cependant à distribuer les aumônes

accoutumées et à pourvoir aux frais du culte public.


Les nouvelles républiques organisées , Bonaparte
CHAPITRE XVIII. 175

tourna son attention sur Gênes. Si la population s'y


montrait favorable à nos succès , il n'en était pas ainsi

du sénat. Formé de nobles qui , dévoués à l'Autriche ,

s'étaient emparés du pouvoir , à l'exclusion des nobles


dévoués à la France , ce sénat , sous l'apparence de la

neutralité, n'avait pas cessé de favoriser les ennemis


des Français . A l'ouverture de la campagne , il avait

servi , autant qu'il le pouvait , les intérêts de Beaulieu .

Bonaparte , dans l'impuissance où il était alors de se

venger, avait feint de l'ignorer . Mais quand les victoires

qui lui soumirent le Piémont et la Lombardie lui eurent


donné le droit de prendre plus de confiance en ses for-

ces , cessant de dissimuler , il écrivit au gouvernement

génois avec la fierté qui convenait à son caractère et à

sa situation , et exposa dans la lettre suivante les griefs


dont il exigeait réparation.

« La ville de Gênes est le foyer d'où partent les


>> scélérats qui infestent les grandes routes , assas-

>> sinent les Français et interceptent nos convois. C'est

» de Gênes que l'on a soufflé l'esprit de rebellion

» dans les fiefs impériaux . M. Girola , qui demeure


» dans cette ville, leur a publiquement envoyé des

» munitions de guerre ; il accueille tous les jours les


>> chefs des assassins encore dégouttans du sang fran-

>> çais. C'est sur le territoire de la république de Gênes

>> que se commettent une partie de ces horreurs , sans


176 VIE DE NAPOLÉON .

>> que le gouvernement prenne aucune mesure ; il

>> paraît au contraire , par son silence et l'asile qu'il


>> accorde , sourire aux assassins . Il est indispensable

» que ce mal ait un terme , et que les hommes qui

>> protégent les brigands soient très -sévèrement punis .


» Le gouverneur de Novi les protége ; je demande
un exemple . M. Gi-
>> que le gouvernement en fasse

>> rola , qui a fait de Gênes une place d'armes contre

» les Français , doit être arrêté ou au moins chassé


» de la ville de Gênes . Ces satisfactions préalables

» sont dues aux mânes de mes frères d'armes , égorgés


>> sur votre territoire .

» Pour l'avenir , je vous demande une explication

>> catégorique. Pouvez-vous ou non purger le terri-

>> toire de la république des assassins qui le rem-

>> plissent ? Si vous ne prenez pas des mesures , j'en

>> prendrai ; je ferai brûler les villages et les villes sur le

» territoire desquels aura été commis l'assassinat d'un

>> seul Français ; je ferai brûler les maisons qui donne-

>> ront refuge aux assassins ; je punirai les magistrats

» négligens qui auraient transgressé le premier prin-

>> cipe de la neutralité , en accordant asile aux brigands.


» L'assassinat d'un Français doit porter malheur aux

>> communes entières qui ne l'auraient pas protégé. >


»
Par suite de ces menaces , le comte de Girola avait

été expulsé de Gênes . Mais loin de sortir de l'Italie , 1


CHAPITRE XVIII. 177

ce ministre de l'empereur s'était réfugié dans les fiefs


impériaux. Le foyer de l'intrigue n'avait été que dé-

placé. Dans la vallée de la Scrivia , sur une hauteur ,


est assis le château de Santa-Margarita . C'est de cette

place , qui lui parut susceptible d'être défendue , que

l'agent autrichien fit le centre de ses opérations . Il y

transporta des armes , des munitions . De concert avec


un agent anglais , avec ce chevalier Drake , devenu

depuis si célèbre par sa duperie , et secondé par des

intrigans de toutes robes et de toutes conditions , de


là il agitait encore les esprits , organisait la désertion

parmi les prisonniers de guerre , et préparait avec les


émigrés les moyens d'exciter de nouveaux troubles en
Lombardie.

Bonaparte , à la surveillance duquel rien n'échap-


pait , ne tarda pas à le découvrir dans ce repaire . Le

commandant de Tortone reçut ordre d'envoyer le plus

promptement et le plus secrètement possible un déta-

chement à Santa-Margarita. Mais la mesure ayant été

éventée , trois cents brigands, qui étaient rassemblés

dans ce château , eurent le temps de se sauver , avec le

diplomate allemand et le diplomate anglais. Les armes

et les munitions , garans de leurs projets , tombèrent


seules entre les mains des Français.

Le sénat de Venise ne le cédait pas en perfidie à celui

de Gênes. Protégés par lui , des bandits interceptaient


I. 12
178 VIE DE NAPOLÉON.

les communications de l'Adige à l'Adda , où les Fran-

çais ne pouvaient se montrer qu'en force. Un grand


nombre d'entre eux , surpris isolément , avaient été

massacrés , et les assassins trouvaient un refuge dans


le château de Bergame. Bonaparte ordonna au géné-

ral Baraguay-d'Hilliers de les attaquer dans ce fort ,


qui fut pris malgré l'opposition des Vénitiens. Les

bandits furent passés au fil de l'épée , et la ville de


Bergame reçut garnison française.
Le brigandage infestait aussi le Montferrat. Formés

en bandes nombreuses que les déserteurs piémontais

avaient grossies, les Barbets insultaient non-seulement

les Français isolés , mais aussi les convois. Ils en avaient


enlevé plusieurs. Leur audace , qui s'accroissait par le

succès , ne respectait rien. Un général même , le gé-


néral Dujard , avait été assassiné par eux. Bonaparte

crut devoir leur opposer des forces plus puissantes

que celles qu'ils avaient bravées jusqu'à ce jour . Le

général Garnier , qui commandait le comté de Nice ,


eut ordre de les poursuivre avec une colonne mobile.

Escaladant comme eux les montagnes , les harcelant


de rochers en rochers ; il réussit à les atteindre , et

dans un combat où il les écrasa près de Roccabigliera ,

il tua de sa main deux de leurs chefs , et rétablit , pour

le moment du moins , la sécurité dans le pays .


Pendant que cela se passait en Italie , le Directoire
CHAPITRE XVIII. 179

en France changeait en traité définitif l'armistice con-

clu à Brescia , le 5 juin , entre le ministre du roi de

Naples et le général de l'armée française . Quoique


Naples eût fait quelques démonstrations hostiles lors

de l'invasion de Wurmser , la France n'aggrava pas le

poids des conventions antérieurement stipulées, et fit

bien. Naples se libéra pour huit millions . L'armistice

avec Parme fut aussi converti en traité de paix . Įl


n'en fut pas ainsi de celui qui avait été conclu' avec

Rome . Les nouvelles négociations qui s'ouvrirent entre

le Saint - Siége et la république française à ce sujet


n'amenèrent aucun résultat.

Bonaparte cependant célébrait à Milan l'anniver-

saire de la fondation de la république française . Cette

fête , qui là pouvait être regardée aussi comme celle

de la création de la république italienne , fut solen-

nisée avec une grande magnificence . Les cérémonies

et les jeux en usage à cette époque , où la France pre-

nait Athènes et Rome pour modèles , firent diversion


un moment aux combats , d'où l'on sortait , et où l'on 4

devait bientôt rentrer. L'épouse du général Bonaparte,

Joséphine , assistait à cette pompe , et tempérait par ses

grâces l'austérité du cortége militaire qui entourait

son époux , et se modelait sur lui , car Bonaparte avait

déjà une cour. Au fait il était déjà souverain . Admi-

nistrant ses conquêtes , comme depuis il administra


180 VIE DE NAPOLÉON.

l'empire, en monarque absolu , sans égaux même dans

les rangs les plus élevés , il exerçait sur tous ceux avec

lesquels il était en rapports cette autorité qui semble

appartenir aux esprits supérieurs .


C'est alors qu'il écrivit à l'empereur d'Allemagne
pour lui proposer la paix. Il n'a peut-être pas dicté ,
1
du trône où depuis il s'est assis , une lettre plus haute

que celle qu'il lui adressa de sa tente . La voici :


* « Sire , l'Europe veut la paix . Cette guerre désas-
>> treuse dure depuis trop long-temps.
» J'ai l'honneur de prévenir Votre Majesté que , si

>> elle n'envoie pas des plénipotentiaires à Paris , pour

>> entamer des négociations de paix , le Directoire exé-


>> cutif m'ordonne de combler le port de Trieste , et

» de ruiner tous les établissemens de Votre Majesté


» sur l'Adriatique . Jusqu'ici j'ai été retenu dans l'exé-

>> cution de ce plan , par l'espérance de ne pas accroître


>> le nombre des victimes innocentes de cette guerre.

» Je désire que Votre Majesté soit sensible aux mal-

>> heurs qui menacent ses sujets , et rende le repos et


» la tranquillité au monde. BONAPARTE . >>>

Vaines observations ! Ces conseils furent sans effet

sur un ministère qui songeait moins à ses pertes qu'à

ses ressources , et qui reproduisait des armées presque

aussi facilement que Bonaparte les anéantissait. Pen-

dant qu'on parlait de paix à l'Autriche , l'Autriche ne


CHAPITRE XVIII. 181

pensait qu'à la guerre ; impatiente de débloquer Man-

toue , elle rassemblait pour la troisième fois dans le

Tyrol des légions que l'Italie allait encore dévorer .


Mais que d'efforts , que de peines il devait en coûter à

Bonaparte pour opérer ce nouveau prodige ! Les ma-

ladies paralysaient une partie de son armée tant de


fois décimée par la victoire . Les secours annoncés ne

lui arrivaient que lentement et dans une proportion

insuffisante. Il s'en plaignait . Mais tout en démontrant

que faute de renforts il était perdu , il s'arrangeait


x
de manière à s'en passer pour vaincre . Cherchant

dans sa prudence les ressources que la force ne lui


promettait pas , il faisait fortifier les bords de l'Adige ,

ceux de l'Adda , et mettait Ferrare , Bologne , Pes-


chiéra et Pizzighitone en état de défense. « Dans l'in-

certitude du genre de guerre que je ferai , écrivait-il

un mois avant la reprise des hostilités , je fais dès

aujourd'hui tout ce qui peut me favoriser . »


182 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE XIX .

COMBATS DE SAINT- MICHEL , DE SÉGONZANO , DE CALDIÉRO ;


BATAILLE D'ARCOLE.

Le commandement de la nouvelle armée autri-

chienne avait été donné au feld- maréchal Alvinzi ,

militaire qui , sous le rapport de la capacité et de l'ex-


périence , n'était pas moins estimé que Beaulieu et

que Wurmser. Cette armée s'élevait à quarante-cinq


mille hommes. Joints à ceux que l'on pouvait tirer
de Mantoue , ils portaient à soixante mille hommes les

forces dont pouvait disposer ce général . 量

Bonaparte n'avait pas trente mille hommes à lui

opposer . Ils étaient distribués ainsi qu'il suit : Huit

mille trois cents hommes bloquaient Mantoue sous les

ordres de Kilmaine ; Augereau , avec huit mille hom-

mes , était en ligne sur l'Adige ; Masséna , avec neuf

mille hommes , était posté entre Bassano et Trévise ;

Vaubois , avec dix mille hommes , gardait les défilés


du Tyrol ; et Ménard , avec deux mille hommes de
CHAPITRE XIX. 183

réserve, occupait la ville de Brescia , aux environs de

laquelle se trouvaient dix-huit cents chevaux , for-


mant la réserve de la cavalerie commandée par le gé-

néral Beaumont ..

Cette répartition avait été combinée de manière à


ce que chaque corps , assez fort pour résister à une

première attaque , pût être promptement secouru , ou

se réunir facilement au corps le plus voisin en cas de

danger ; et à ce que Bonaparte pût rassembler à vo̟-


lonté ses divisions , et se porter en force supérieure

par-tout où la circonstance l'exigerait.

Alvinzi , dans l'espérance d'envelopper l'armée fran-

çaise , suivait un système tout opposé , celui de Wurm-

ser. Il donnait une bien autre étendue à sa ligne


d'opérations . Pendant que le corps d'armée qu'il com-

mandait se portait à travers le Frioul sur Bassano ,

pour de là marcher sur Vérone , le corps qui après


la bataille de Roveredo s'était retiré dans le Tyrol ,

avec le général Dawidovich , descendait par Trente et


Roveredo dans l'intention de s'emparer des positions

de la Corona et de Rivoli , et de se réunir sur l'Adige


*
à l'armée d'Alvinzi , pour se porter de concert sur

Mantoue. La république de Venise , sur le territoire


de laquelle la guerre était établie , favorisait autant

qu'elle le pouvait , sans violer ouvertement la neu-


tralité , les opérations des Autrichiens , ses ennemis
184 VIE DE NAPOLÉON .

naturels . Ses préventions nouvelles lui faisaient oublier

ses anciennes aversions ; la passion l'emportait sur la

politique : l'aristocratie , au fait , a plus d'analogie avec


le despotisme qu'avec la démocratie .

Le 4 novembre , le corps d'Alvinzi , après avoir passé


le Tagliamento et la Piave , s'était avancé jusqu'à la

hauteur de Bassano ; Masséna se replia sur Vicence.


Vaubois , qui avait ordre de harceler l'ennemi dans

le Trentin , et sur-tout de le chasser de ses positions

entre le Lavisio et la Brenta , avait pris l'offensive le

même jour. Malgré la résistance la plus vive , le gé-


néral Guieux s'était emparé de Saint-Michel , et avait

brûlé les ponts nouvellement jetés sur l'Adige ; mais


le général Fiorella avait été moins heureux du côté

de Ségonzano , pour avoir négligé de se couvrir par

les précautions nécessaires. La perte que les Français

éprouvèrent sur ce point ne compensa pas à beau-


coup près pourtant celle des Autrichiens , à qui cette

journée coûta un millier d'hommes et cinq cents pri-


sonniers .

Retranché dans la position formidable de Calliano ,


Vaubois réussit de plus à fermer à Dawidovich l'ac-
cès des gorges de la Brentà . Les combinaisons de Bo-
naparte n'étaient pas déconcertées .

Résolu d'attaquer Alvinzi , il part le 6 novembre


avec la division d'Augereau , rejoint à Vicence celle
CHAPITRE XIX.. 185

de Masséna , et marche le 8 à l'ennemi qui avait

passé la Brenta. Il fallait , dit-il , l'étonner comme


la foudre, dès sonpremierpas . La journée fut chaude.
L'avantage resta aux Français. Les Autrichiens repas-

sèrent le fleuve après avoir laissé un grand nombre

des leurs sur le champ de bataille. On leur prit cinq

cents hommes et une pièce de canon . Mais le brave


général Lanusse , grièvement blessé , était tombé en-

tre leurs mains : tout en battant en retraite , ils se


disaient vainqueurs .

Déterminé à se porter en avant , Dawidovich at-

taque Vaubois de nouveau le 7 novembre . Après des

succès balancés , la victoire paraissait assurée aux

Français ils tenaient déjà deux pièces de canon et


treize cents prisonniers . Soit terreur panique , soit tra-

hison, le fatal sauve qui peut se fait entendre à l'en-

trée de la nuit. A ce cri , des soldats qui n'avaient

jamais tremblé quittent les rangs en jetant leurs ar¬


mes , et le village de Calliano est abandonné aux Au-

trichiens , étonnés de leur victoire . Trois bataillons

français qui survinrent le reprirent à la vérité ; mais


Vaubois ne crut pas devoir rester plus long-temps

dans une position où il pouvait être tourné par un


ennemi nombreux . Le 8 , il évacua Calliano , et se re-.

tira dans les positions de la Corona et de Rivoli , illus-


trées déjà par la belle résistance de Masséna . La perte
186 VIE DE NAPOLÉON .

des Français en ces différentes occasions est estimée

dans les rapports à trois mille hommes ; et ils avaient


abandonné à Calliano six pièces de canon .

A ces nouvelles , Bonaparte court à Vérone. Alvinzi,

à ces nouvelles , s'y porte aussi . Ce général , qui était


entré sans difficulté à Vicence , ne doutant pas que

Dawidovich ne forçât les positions de la Corona et de

Rivoli , voulait se réunir à son lieutenant ; mais son

intention était de s'emparer d'abord de Vérone , qui ,

comme on l'a dit , possède trois ponts sur l'Adige qu'il

lui fallait traverser . Bonaparte , le 11 , marche au-de-


vant des Autrichiens . Augereau rencontre à deux lieues

de Vérone leur avant-garde et la met en déroute. Le


lendemain 12 , les deux armées se trouvent en présence .

Appuyée à gauche sur le village de Caldiéro , et à droité

sur le mont Olivetto , la première ligne de l'ennemi oc-


cupait une position des plus avantageuses , et dès l'ins-

tant où l'on avait présumé que l'intention des Français

était d'engager une action générale , le corps de ba-

taille , qui était à Villa-Nova , avait reçu ordre de se

mettre en marche . A la pointe du jour Masséna attaque

par la droite , et Augereau par la gauche. Maître de

Caldiéro , Augereau avait fait deux cents prisonniers ;


et Masséna , tournant les hauteurs , était tombé sur

la droite des Autrichiens , et leur avait pris cinq piè-

ces de canon , quand leur corps de réserve parut sur


CHAPITRE XIX. 187

le champ de bataille. Ce renfort et une pluie qui ,


changée en grésil , était fouettée par le vent dans le

visage des Français , mirent un terme à leurs succès.

Masséna fut obligé de reculer ; et dans ce mouvement ,

qui ne se fit pas sans désordre , il perdit un millier

d'hommes. La perte eût été plus considérable si les


ennemis n'eussent été contenus par la soixante-quin-

zième demi-brigade , qui , en reconnaissance de ce ser-


vice , fut autorisée par le général en chef à inscrire sur

son drapeau cette phrase de son rapport : la soixante-


quinzième arrive et bat l'ennemi.

Les Autrichiens avaient été arrêtés , mais ils n'a-

vaient pas reculé ; on leur avait résisté , mais on ne

les avait pas vaincus ; et il fallait vaincre. Bonaparte


en désespérait presque. L'armée , déjà si inférieure en

nombre , venait encore d'être affaiblie dans ces der-

nières rencontres . Les renforts promis n'arrivaient pas.

« Les héros de Millesimo , de Lodi , de Castiglione

>> et de Bassano sont morts ou à l'hôpital, écrivait-il


>> au Directoire . Joubert , Lanusse , Victor , Lannes ,

>> Charlot, Murat, Dupuis, Rampon, Ménard, Chabrand

» et Pigeon sont blessés . Nous sommes abandonnés au

>> fond de l'Italie. Si j'avais reçu la quatre-vingt-troi-

» sième , forte de trois mille cinq cents hommes, j'eusse

» répondu de tout ! Peut-être sous peu de jours ne

>> sera-ce pas assez de quarante mille hommes ! >>


188. VIE DE NAPOLÉON.

Mais chez Bonaparte le désespoir n'était pas le


découragement. Au contraire , ses ressources s'accrois-

saient par les obstacles ; et c'est quand il semblait près


de sa ruine qu'il était le plus près du triomphe.

Poursuivant , avec la lenteur autrichienne , l'exé-

cution de son plan , Alvinzi s'était approché de Vérone

le 15 , et se flattait de l'emporter d'assaut, malgré quinze

cents hommes que Kilmaine y avait amenés de Man-

toue. Bonaparte , descendant l'Adige jusqu'à Ronco ,


avec les divisions de Masséna et d'Augereau , la passe

sur ce point, et se dirige sur Villa-Nova , dans l'espé-

rance d'enlever les parcs d'artillerie et les bagages de

l'ennemi , qu'il attaquerait par le flanc et sur ses der-


rières. Il fallait pour cela traverser Arcole , village
situé au milieu d'un vaste marais , et couvert par l'Al-

pon , torrent des plus rapides. Les Autrichiens , ins-

truits de ce mouvement , y envoient quelques régimens

hongrois , qui se retranchent dans cette position , déjà

très-forte par sa nature. Ils y arrêtent l'avant-garde


de l'armée française toute la journée. En vain les gé-
néraux s'étaient-ils mis en tête des colonnes, en vain

Augereau , un drapeau à la main , l'avait-il porté au

delà du pont d'Arcole ; les soldats ne l'avaient pas

suivi : ils n'avaient suivi qu'un moment Bonaparte lui-

même, qui , déployant le drapeau de Lodi , avait tenté


de les remettre dans le chemin de la victoire. Il fallut
CHAPITRE XIX. 189

renoncer à forcer de front ce village . Mais le général


Guieux , qui avait reçu l'ordre de tourner le marais

en passant par Albaredo , entra la nuit dans Arcole ,

où il fit quelques centaines de prisonniers et s'empara


de quatre pièces de canon. Masséna cependant avait

mis en déroute une division que l'ennemi faisait mar-

cher sur la gauche des Français.


Bonaparte ne crût pas néanmoins devoir rester la

nuit dans Arcole, où il présumait que toute l'armée

ennemie se porterait . Il se retira derrière l'Adige , non


sans avoir fait les dispositions nécessaires pour la re-

passer à volonté.

Bonaparte avait bien jugé. Après avoir mis son artil-

lerie et ses bagages en sûreté , Alvinzi , résolu à livrer

bataille , s'était porté avec toute son armée vers Arcole.

Le 16 , à la pointe du jour , les Français repassèrent

l'Adige. Leurs divisións rencontrèrent bientôt l'avant-

garde des Autrichiens qui se dirigeait sur Ronco , tan-


dis que leur cavalerie courait s'emparer d'Albaredo ,

position dont le succès du général Guieux leur avait


démontré l'importance . Masséna attaque leur aile gau-

che , commandée par le général Provera , le même qui

avait déjà combattu en Piémont ; il la met en déroute

et lui prend sept cents hommes , six pièces de canon

et trois drapeaux . Le général Robert cependant atta-


quait le centre , la baïonnette en avant , et le culbutait
190 VIE DE NAPOLÉON.

dans les marais. Augereau de son côté repoussait les

troupes sorties d'Arcole ; mais ayant tenté , malgré

l'expérience de la veille , de forcer de nouveau ce pas-

sage , il n'y put réussir. Bonaparte consomma la jour-

née en tentatives inutiles pour tourner la gauche de

l'ennemi qui était protégée par les marais et le tor-


rent. A la nuit les deux armées reprirent leurs posi-
tions de la veille.

Bonaparte était parvenu cependant à jeter un pont


au confluent de l'Alpon et de l'Adige , sur un point

que l'ennemi avait négligé de garder ; le 17 , à la pointe


du jour , les divisions s'ébranlèrent pour le passer.

Un des bateaux qui le formaient s'enfonça . Les Au-

trichiens s'avancent aussitôt pour enlever une demi-

brigade restée de leur côté pour protéger le passage ;

mais de la rive droite l'artillerie française les force à

s'arrêter. Le pont se répare , l'armée passe ; et ils sont

repoussés jusque sous Arcole.


A dix heures l'action devient générale . Le centre ,

commandé par le général Robert , pliait devant les


troupes fraîches qui avaient débouché par le terrible

pont retirant de l'aile gauche la trente - deuxième


demi-brigade , qu'il fait conduire par le général Gar-

danne , Bonaparte la place dans les bois ; et au moment

où l'ennemi , poursuivant le centre , tournait la droite

de l'armée française , cette demi-brigade le prend en


CHAPITRE XIX . 191

flanc et en fait un carnage horrible . Favorisée par

les localités et par la supériorité du nombre , l'aile

gauche de l'ennemi résistait ; vingt-cinq cavaliers opé-

rèrent sa défaite . Conduits par un brave digne de


son nom , par Hercule , lieutenant des guides , ils

avaient tourné rapidement les marais auxquels elle

s'appuyait ; tombant sur elle au galop , en faisant son-

ner plusieurs trompettes , ils jettent dans ses rangs

une inquiétude dont Augereau profite pour les en-


foncer. De plus , neuf cents hommes que Bonaparte

avait fait venir de Legnago prennent les Autrichiens


à dos et achèvent la déroute. Masséna cependant entre

dans Arcole , le traverse et poursuit les Autrichiens


jusqu'à ce que la nuit le force à s'arrêter.

Les Autrichiens perdirent dans cette bataille treize

mille hommes , y compris cinq mille prisonniers . Le


reste fut tué ou blessé. On leur prit quatre drapeaux

et dix -huit pièces de canon.

La perte des Français fut moins considérable par le


nombre que par l'importance des hommes qui furent

frappés dans ces trois journées. Les généraux , qui alors


étaient soldats , avaient continuellement combattu en
tête des colonnes .

Le grand art de Bonaparte , qui , dans cette circons-


tance , n'avait que treize mille hommes à opposer à

quarante mille , fut de maintenir le combat au milieu


VIE DE NAPOLÉON.
192

des marais , sur des digues et sur des chaussées , où

l'ennemi ne pouvait pas se déployer . Là les forces

étaient égales . Sur un pareil champ de bataille , les

têtes de colonnes seules s'engagent . En plaine , l'armée

française eût été infailliblement enveloppée.

‫للرووتان‬

DE
CHAPITRE X X. 193

CHAPITRE XX.

MUIRON , ELLIOT ; LETTRE DE BONAPARTE A LEUR SUJET ;


ANECDOTES RELATIVES A LA BATAILLE D'ARCOLE ; DÉ-
CRET DU CORPS LÉGISLATIF ; COMBATS DE LA CORONA
ET DE CAMPANA.

PARMI les officiers qui périrent dans cette bataille

de trois jours , l'histoire a recueilli les noms de Muiron


et d'Elliot , que les regrets de Bonaparte ont consacrés
à l'immortalité . L'un et l'autre étaient ses aides-de-

camp. Le premier tomba le 15 près de son général


devant Arcole , dans le moment où , un drapeau à la

main, celui-ci faisait ses efforts pour entraîner le sol-


dat. Le second fut tué le 16, près de son général aussi ,

pendant qu'ils accéléraient l'établissement du pont sur

lequel l'armée passa le lendemain . La France perdit

en Muiron un officier de la plus grande espérance : la

lettre que Bonaparte écrivit à son sujet au Directoire

exécutif suffit pour faire connaître ce qu'il était et ce

qu'il promettait . Laissons parler son biographe.

<< Le citoyen Muiron a servi , depuis les premiers


I. 13
194 VIE DE NAPOLÉON .

>> jours de la révolution , dans le corps de l'artillerie.

» Il s'est spécialement distingué au siége de Toulon ,

» où il fut blessé en entrant par une embrasure dans

>> une redouté anglaise .

>> Son père était arrêté alors comme fermier-général.

» Le jeune Muiron se présente à la Convention natio-

» nale , au comité révolutionnaire de sa section , cou-

>> vert du sang qu'il venait de répandre pour la patrie ;


>> il obtint la libération de son père.

» Au 13 vendémiaire , il commandait une des di-

» visions d'artillerie qui défendaient la Convention .

» Il fut sourd aux séductions d'un grand nombre de

>> ses connaissances et des personnes de sa société . Je


>> lui demandai si le gouvernement pouvait compter

» sur lui. - Oui , me dit-il ; j'ai fait serment de sou-

» tenir la république ; je fais partie de la force armée ;

» j'obéirai à mes chefs. Je suis d'ailleurs , par ma


» manière de voir , ennemi de tous les révolution-

» naires et tout autant de ceux qui en adoptent les

» maximes et la marche pour rétablir un trone ,

» que de ceux qui voudraient rétablir ce régime

» cruel sous lequel mon père et mes parens ont tant

» souffert.

» Il se comporta en effet en brave homme , et fut

>> très-utile dans cette journée qui a sauvé la liberté.

» Depuis le commencement de la campagne d'Italie


CHAPITRE XX. 195

» j'avais pris le citoyen Muiron pour mon aide-de-

>> camp ; il a rendu dans presque toutes les affaires

>> des services essentiels ; enfin il est mort glorieuse-

>> ment sur le champ de bataille d'Arcole , en laissant


» une jeune veuve enceinte de huit mois.

» Je vous demande , en conséquence des services


>> rendus dans les différentes campagnes de cette

» guerre par le citoyen Muiron , que la citoyenne


» veuve Berrault de Courville , sa belle - mère , soit

» rayée de la liste des émigrés , sur laquelle ellé a


» été inscrite , quoiqu'elle n'ait jamais émigré. »

Bonaparte faisait aussi la même demande pour le


beau-frère de Muiron ; c'était acquitter l'engagement

consigné dans la lettre de condoléance qu'il s'était


empressé d'écrire à la veuve de ce brave.

« A la citoyenne Muiron.

» Muiron est mort à mes côtés sur le champ de


>> bataille d'Arcole. Vous avez perdu un mari qui vous

» était bien cher : j'ai perdu un ami auquel j'étais

>> depuis long-temps attaché ; mais la patrie perd plus


» que nous deux , en perdant un officier distingué
>> autant par son talent que par son rare courage. Si

» je puis être bon à quelque chose à vous ou à son en-


>> fant , je vous prie de compter entièrement sur moi . »

Bonaparte n'oublia jamais Muiron ; il donna son


N
196 VIE DE NAPOLÉO .

nom à l'un des vaisseaux qui transportèrent notre

armée en Égypte ; c'était l'associer à toutes ses pros-

pérités. Il songea même à l'associer à ses infortunes ,

et voulut prendre un moment , à Sainte-Hélène , le


nom de Muiron. Quelle plus haute preuve d'estime

pouvait-il lui donner ?

Muiron fut remplacé auprès de lui par un digne


successeur , par l'honorable et infortuné Lavalette.

Elliot , qui partagea la gloire et le malheur de Mui-

ron, était neveu de Clarke , de cet officier qu'on a vu

non pas s'élever , mais parvenir aux plus hautes di-

gnités militaires , sans avoir gagné un seul grade sur


le champ de bataille . Agent du Directoire alors , il le
servait comme avant il avait servi le comité de salut

public , comme depuis il a servi Bonaparte , comme

il servit toujours , dans les bureaux. Bonaparte l'ins-

truisit en ces termes de la perte qu'ils venaient de faire


tous les deux .

<<< Votre neveu Elliot a été tué sur le champ de

» bataille d'Arcole. Ce jeune homme s'était familiarisé


>>> avec les armes , il a marché plusieurs fois à la tête
>> des colonnes . Il aurait été un officier estimable.

» Il est mort avec gloire en faisant face à l'ennemi .

>> Il n'a pas souffert un instant . Quel est l'homme

>> raisonnable qui n'envierait pas une telle mort?

>> Quel est celui qui , dans les vicissitudes de la


CHAPITRE XX. 197

>> vie , ne s'estimerait pas heureux de sortir de cette

>> manière d'un monde si souvent méprisable ? Quel

» est celui de nous qui n'a pas regretté cent fois de

> ne pas être ainsi soustrait aux effets puissans de la


»

>> calomnie , de l'envie et de toutes les passions hai-


>> neuses , qui semblent presque entièrement diriger
» la conduite des hommes ? >>

A travers la philosophie qui semble avoir dicté cette

lettre , il est difficile de ne pas reconnaître le sentiment


douloureux qu'inspiraient à Bonaparte les outrages

qu'on lui prodiguait à Paris ; outrages qui se multi-


pliaient à mesure qu'il multipliait ses droits à l'ad-

miration. Le parti qu'il foudroyait par ses victoires ne

cessait de le représenter dans les libelles comme un

homme plein de présomption ; sa constance , à les en-


tendre, n'était que de l'opiniâtreté ; et ses succès , quand
ils furent contraints à les avouer , devaient , disaient-

ils , être moins attribués à l'étendue de son génie qu'à

l'ineptie des généraux qu'il avait combattus . Ces gé-


néraux , au dire du même parti avant la campagne ,

étaient pourtant les premiers capitaines de l'Europe .

La majorité des Français , bien loin de partager ces

opinions , accueillit avec de nouveaux transports de


joie et de surprise cette nouvelle victoire. Le Direc-
1
toire, dans sa réponse au capitaine Le Marois , qui lui

présenta les trophées d'Arcole , prodigua au général


198 VIE DE NAPOLÉON .

de l'armée d'Italie les éloges les plus honorables ; et

le Corps législatif, enchérissant de reconnaissance , ren-

dit un décret par lequel les drapeaux que Bonaparte

et Augereau avaient portés en tête des colonnes sur

le pont imprenable leur furent donnés à titre de ré-


compense par la nation.

Consignons ici quelques faits particuliers que nous


avons cru devoir omettre dans la narration de la ba-

taille , pour ne pas l'interrompre ou la ralentir. On


n'a pas oublié qu'à la fin de la première journée ,

voyant que le mouvement héroïque d'Augereau n'a-

vait produit aucun effet , Bonaparte espéra qu'en le

répétant il obtiendrait plus de succès . Abandonne-


rez-vous votre général ? dit-il aux soldats en dé-

ployant le drapeau de Lodi . La colonne le suivit . Mais

le feu des Autrichiens ayant redoublé , elle recula . C'est


alors qu'il courut le plus grand des dangers auxquels

il ait échappé. On se battait sur une chaussée. Son

cheval blessé fait un écart et se précipite dans un ma-

rais où il s'enfonce avec son cavalier. Bonaparte était

infailliblement tué ou pris , si les ennemis , qui déjà

dépassaient de cinquante pas l'endroit où il était ren-

versé , eussent pu reconnaître , sous le plus simple des

habits militaires , le général en chef de l'armée d'Italie,

et deviner dans ce soldat le conquérant qui devait

asservir l'Europe . A l'aspect du péril où se trouvait


CHAPITRE XX . 199

son général , un corps de grenadiers conduit par Bel-

liard , qui n'avait pas quitté un moment le poste d'hon-


neur , fit volte-face , et refoula dans Arcole la colonne

autrichienne . A quoi tiennent les destins du


# monde !
Bonaparte ne devait pas moins attendre de ses sol-

dats , auxquels il avait inspiré une affection d'une

nature toute particulière, et qui voyaient en lui leur


fortune personnifiée. Aucun général n'a mis plus de
soin à se faire aimer de l'armée qui l'admirait ; aucun

n'a su porter plus loin l'affabilité en commandant le


respect ; aucun n'a su mieux obtenir l'obéissance sans

prodiguer la sévérité . Citons- en pour preuve le fait


suivant.

La nuit qui suivit la victoire d'Arcole , craignant

que la vigilance ne se ressentît des fatigues extraor-


dinaires que l'armée avait éprouvées pendant les trois

jours qui venaient de s'écouler , Bonaparte visitait seul

les postes. Il trouve une sentinelle assoupie. Les lois


militaires donnent un droit terrible sur le soldat sur-

pris en pareille faute : se contenter de l'éveiller , c'eût


été déjà user d'une grande indulgence . Bonaparte

fit mieux dégageant avec précaution le fusil des


mains du dormeur , il se met en faction à sa place.

La ronde passe : quel est son étonnement de trouver le


général en chef en pareille fonction ! Le soldat cepen-
dant se réveille ; il cherche son arme , et voyant dans
200 VIE DE NAPOLEON.

quelles mains elle avait passé : « Je suis perdu , s'é-


>> crie-t-il ! - Non , mon ami , lui dit doucement Bo-

» naparte après tant de fatigues , il peut être permis

» à un brave comme toi de succomber au sommeil ;


>> mais une autre fois prends mieux ton temps. >>

Que n'obtient-on pas des hommes avec de pareils

procédés ! Affaire de calcul , disent certains historiens ;


il savait bien que l'homme qu'il épargnait ne lui en

serait que plus dévoué. C'était faire de la bonté avec

de l'esprit . Soit : mais Dieu veuille que l'exemple

gagne , et puisse-t-il donner de l'esprit à tant de gens

qui manquent de bonté ! Mais reprenons le fil des évé→


nemens .

Après la bataille d'Arcole , Alvinzi se retira sur

Vicence , dans le but d'opérer sa jonction avec Da-


widovich , par les gorges de la Brenta. Bonaparte ,

pour s'y opposer , résolut de marcher à Dawidovich ,

pendant qu'il était encore dans la vallée de l'Adige ,


où il avait en tête la division de Vaubois .

Moins heureuse que le principal corps d'armée , cette


division avait été obligée de reculer devant les Au-
trichiens à la Corona , le 17 novembre , pendant que

les Français repoussaient les Autrichiens dans Arcole.

Son arrière-garde avait même été fort maltraitée pen-

dant la retraite. Le général Fiorella et huit cents

hommes de sa brigade étaient tombés entre les mains


CHAPITRE XX. 201

des ennemis , à la lenteur desquels Vaubois dut sur-


tout son salut .

Instruit de ces revers , Bonaparte se flatta de les

réparer. Faisant suivre Alvinzi sur la route de Vi-


cence par quelques détachemens pour le tromper , il

manoeuvra avec le gros de l'armée de manière à en-

velopper infailliblement la division de Dawidovich.

Mais ce dernier , instruit à temps de la défaite d'Al-


vinzi , s'était retiré vers les montagnes. Vaubois , ap-

puyé par Masséna , rejoignit pourtant son vainqueur ,

et prit amplement sa revanche à Campana , où son ar-

rière-garde avait été si maltraitée. Deux régimens

autrichiens furent presque anéantis ; quatre cents des


leurs se noyèrent en voulant passer l'Adige à la nage ,

et on leur prit onze cents hommes et quatre pièces de


canon.

Augereau , de l'autre côté de la rivière , dispersant


tout ce qu'il rencontrait , avait fait cependant trois

mille prisonniers , et détruit deux équipages de pont .


Bonaparte , voyant que Dawidovich lui échappait ,

revint à Vérone pour mettre cette ville à l'abri des

attaques d'Alvinzi , qui , de son côté , renonçant à toute


entreprise nouvelle, prit ses cantonnemens entre Trente
et Padoue.

Wurmser, qui par des sorties avait dû favoriser

les opérations d'Alvinzi , n'avait pas agi avec plus de


202 VIE DE NAPOLÉON.

célérité et d'opportunité. C'est le 23 septembre , c'est

cinq jours après la bataille d'Arcole , qu'il attaqua les

lignes françaises. Kilmaine , qui avait déjà ramené de-

vant Mantoue le détachement avec lequel il avait été

au secours de l'armée , força le vieux maréchal , au-

quel il prit deux cents hommes et quelques pièces d'ar-


tillerie , à rentrer dans la place .
Un repos de quelques semaines fit trève à tant d'ac-

tivité. Bonaparte crut alors pouvoir s'occuper de Rome.


Il connaissait les intrigues de cette cour avec Vienne ;

il savait qu'armant en secret elle n'attendait pour

prendre une attitude hostile qu'un de ces succès dé-


cisifs que les généraux de l'Empire semblaient tou-

jours près d'obtenir . Ayant donné l'ordre à un corps


de trois mille hommes d'entrer dans les états de l'É-

* glise , il se rendit lui-même à Bologne , vers le milieu

de décembre , pour diriger cette expédition . Elle s'en-


tamait , quand il apprit que l'armée autrichienne re →

prenait l'offensive . Ajournant l'exécution de son pro-

jet , il reprit aussitôt le chemin de la gloire et retourna


à Vérone , point central de ses opérations.
CHAPITRE XXI 203

CHAPITRE XXI .

BATAILLE DE RIVOLI.

LA faiblesse de l'armée d'Italie n'avait pas permis


à Bonaparte de tirer de la victoire d'Arcole tous les

avantages qu'elle semblait promettre , et d'achever la

destruction du corps de Dawidovich en le poursuivant

dans le Tyrol . Ce mouvement l'eût par trop éloigné


de Mantoue , dont les Autrichiens se seraient infailli-

blement rapprochés ; et les troupes qui bloquaient cette

place n'étaient pas de force à résister à une attaque


combinée entre l'armée d'Alvinzi et celle de Wurmser.

Distribuant les différens corps de son armée dans

les positions les plus propres à couvrir Mantoue , en

s'appuyant entre elles , Bonaparte se borna , pendant

les deux mois qui s'écoulèrent entre la victoire d'Ar-

cole et celle de Rivoli , à diriger contre Rome la seule

expédition qu'il pouvait entreprendre sans compro-

mettre le succès du blocus , dont il confia la direction


au général Serrurier.
204 VIE DE NAPOLÉON .

La division de celui-ci , formée à peu près de dix

mille hommes , indépendamment de ce qu'elle environ-


nait la place , s'étendait le long du Mincio jusqu'à
Goito. La division d'Augereau , qui occupait Rovigo ,

et bordait l'Adige depuis Porto-Legnago jusqu'à Vé-


rone , était de huit mille ; et celle de Masséna , forte de

huit mille cinq cents , s'étendait depuis Véroné jusqu'à

Bussolingo , non loin du lac de Garda. Joubert , avec

dix mille hommes à peu près , occupait , entre l'Adige

et le lac , les positions de la Corona et de Rivoli ; et

quatre mille hommes de réserve , commandés par

le général Rey , étaient répartis entre Peschiéra et


Brescia.

Cernée avec la plus grande exactitude , Mantoue


ne recevait rien du dehors. On y était réduit à la

farine de maïs et à la chair de cheval . Mais plus la

détresse de cette place augmentait, plus l'Autriche fai-

sait d'efforts pour la délivrer. De nouveaux secours

étaient arrivés en poste à son armée d'Italie ; ils se


formaient non-seulement de bataillons tirés de l'armée

du Rhin , et de divers corps , soit croates , soit tyro-

liens , soit hongrois , mais aussi d'un corps de volon-

taires fourni par la ville de Vienne , et tiré des meil-

leures familles . Engagé dans cette noble recrue , un

chambellan de l'empereur y remplissait les fonctions

de caporal. On avait de plus organisé à Vicence un


CHAPITRE XXI. 205

corps de milice. L'armée d'Alvinzi , par ces renforts ,

avait été portée à plus de quarante-cinq mille hom-


mes , non compris les troupes enfermées dans Mantoue.

Les espérances de l'Autriche ressuscitaient avec son

armée. Ne doutant pas du succès d'une nouvelle ten-


tative , si Mantoue tenait assez long-temps pour que
cette armée eût le loisir de consommer son opération ,

l'empereur écrivit à Wurmser par l'intermédiaire


d'Alvinzi . Lui apprenant ce qui se faisait , il lui pres-

crivait ce qu'il devait faire . Cette dépêche ne parvint

pas à son adresse . Enfermée dans un petit cylindre

de bois revêtu de cire , elle fut confiée à un officier

autrichien, qui l'avala . Mais , surpris au moment où

il cherchait à se glisser dans la place , et menacé d'être


traité comme espion s'il s'obstinait à taire l'objet de
son message , la crainte de la mort lui arracha son

secret. Il le livra en échange de sa grâce ; et l'on sut


que les coups que l'Autriche préparait devaient être

frappés vers le milieu de janvier.


Instruit du projet , mais non du plan de l'ennemi ,

Bonaparte , après avoir pris les dispositions dont nous


avons parlé, attendit que les mouvemens d'Alvinzi

lui découvrissent ce que la correspondance de l'em-


pereur ne lui avait pas révélé.

D'après le plan combiné à Vienne , Alvinzi devait


attaquer , avec le gros de son armée , les postes établis
206 VIE DE NAPOLÉON .

entre l'Adige et le lac de Garda , pour attirer et occu-

per l'armée française à Rivoli , pendant que le général


Provera , avec un corps de neuf à dix mille hommes,

marcherait par Legnago sur Mantoue , pour mettre


la division de Serrurier entre le feu de sa troupe et

celui de la garnison .

Alvinzi partit de Bassano le 7 janvier 1797 , et se


dirigea , par les gorges de la Brenta , sur Roveredo .

Il rejoignit là son aile droite avec laquelle il descendit

dans la vallée de l'Adige. Provera , parti de Padoue

le 8 avec l'aile gauche , s'avançait cependant vers Porto-


Legnago. Le 9 , son avant-garde rencontre à Bevi-
laqua celle d'Augereau , commandée par l'adjudant-

général Duphot , qui depuis à été assassiné à Rome.

Après avoir résisté assez long-temps pour donner à


Augereau le loisir de mettre sa ligne en état de dé-

fense , forcé de céder au nombre , Duphot se replia sur

Porto-Legnago .

Le 11 , à cette nouvelle , Bonaparte quitta Bologne


où il était arrivé la veille . Après avoir tiré , du corps

destiné à entrer dans l'État romain , deux mille hom-

mes qu'il envoie à marches forcées à Augereau , il se

rend en toute hâte devant Mantoue , donne des ins-


tructions conformes à la circonstance , et court aus-

sitôt après à Vérone , pour diriger de là tous les mou-


vemens de l'armée.
CHAPITRE XXI. 207

Elle était aux prises avec l'ennemi sur tous les

points.
Une colonne autrichienne avait marché sur Vérone ;

elle était arrivée le 12 à Saint-Michel. Masséna sort ,

la met en déroute , et lui enlève trois pièces de canon


et six cents hommes.

Le même jour , et à la même heure , Joubert était

attaqué à Montebaldo. Après un combat opiniâtre ,

l'ennemi s'était emparé d'une redoute. Joubert , à la

tête de ses carabiniers , et secondé par le général Mayer,

là reprend bientôt , et force les Autrichiens , auxquels


il fait trois cents prisonniers , à rentrer dans leurs

premières positions .

Cependant Joubert , instruit qu'une colonne con-

sidérable manoeuvrait pour tourner så division qui


formait l'avant-garde de l'armée , en donne avis au
général en chef. Jugeant à cet indice que c'était sur

ce corps que devait porter tout l'effort de l'attaque ,

Bonaparte tourne aussitôt de ce côté tous les moyens

de résistance , certain que , s'il battait Alvinzi , il vien-


drait facilement à bout de Provera.

Augereau , chargé de garder les passages de l'A-

dige , reçoit l'ordre de s'en tenir à harceler l'ennemi ,


s'il avait affaire 2 à des forces trop supérieures ; et
Masséna , l'ordre de se mettre en marche avec la ma-

jeure partie de sa division , pour rejoindre celle de


208 VIE DE NAPOLÉON.

Joubert. Ne laissant dans Vérone que quelques troupes

pour la protéger contre la colonne autrichienne qui


avait été battue la veille , Bonaparte lui-même part
pour Rivoli , où il arrive au milieu de la nuit.

Les renforts qu'il amenait permettaient d'adopter


des dispositions plus hardies que celles par lesquelles

Joubert s'était mis à couvert dans son isolement . Bo-

naparte lui ordonne de reprendre à l'instant même la

position de San-Marco qu'on avait évacuée. C'était la

clef du plateau de Rivoli , le seul espace où l'ennemi

pût se développer. Il le fait garnir d'artillerie . Le 14 ,

avant la pointe du jour , l'action s'engage. De partielle

qu'elle était , elle devient bientôt générale . L'aile gau-

che des Français et l'aile droite des Autrichiens s'é-


taient rencontrées à San-Marco même ; et , pendant

qu'elles combattaient avec acharnement , un mouve-

ment qui tendait à envelopper la division de Joubert

s'exécutait ; mouvement indépendant de la grande ma-

nœuvre par laquelle Alvinzi comptait envelopper


l'armée .

L'aile gauche de l'armée française plie , l'ennemi


l'attaque au centre ; mais là commandait Berthier. A la

tête de la quatorzième demi- brigade , il soutient sans


s'ébranler le choc des Autrichiens , à qui la supériorité

semblait assurée par le nombre. Deux pièces de cam→

pagne avaient été abandonnées par les charretiers. Les


CHAPITRE XXI.. 209

Autrichiens s'en emparaient . Un officier , dont le nom


n'a pas été conservé , se porte en avant , et s'écrie :

Quatorzième, laisserez-vous prendre vos pièces? Aus-


sitôt , un feu terrible , commandé et dirigé par Ber-

thier , qui à dessein s'était laissé approcher, fait tomber

au pied des batteries les hommes et les chevaux qui


les entouraient . Les Autrichiens reculent ; et Masséna,

qui survient avec la trente-deuxième , après avoir ral-


lié l'aile gauche , achève la défaite.

Il y avait trois heures qu'on se battait , l'ennemi


n'avait pourtant pas présenté toutes ses forces. Pro-

tégée par une artillerie nombreuse, une de ses colonnes

avait suivi l'Adige. Menaçant de tourner la droite et


le centre , elle marchait droit au plateau de Rivoli ;

cinq cents Autrichiens y étaient déjà parvenus. Bo-


naparte les fait charger en flanc par un détachement

de dragons conduit par l'intrépide Lasalle . Descendu

avec quelques bataillons des hauteurs de San-Marco ,

qui dominaient le champ de bataille , Joubert charge


la colonne avec fureur et la repousse dans la vallée ,

non sans lui tuer beaucoup de monde , et après lui


avoir enlevé une partie de son artillerie ; et Masséna,

profitant du mouvement rétrograde que les Autri-

chiens sont obligés de suivre , leur fait dix-huit cents

prisonniers.
Cependant quatre mille Autrichiens , qui sous les
I. 14
210 VIE DE NAPOLÉON .

ordres du prince de Lusignan manoeuvraient depuis le

12 sur la gauche de Joubert pour tourner l'armée fran-


çaise et lui couper la retraite , avaient exécuté leur

mouvement. Rangés en bataille derrière Rivoli , ils

occupaient les hauteurs qui se trouvent entre le lac


de Garda et l'Adige. Nous les tenons , disaient les

Autrichiens. Ceux- là sont encore à nous , disaient

les Français .

La soixante - quinzième demi-brigade, qui tenait


cette colonne en respect , est bientôt renforcée par la

dix-huitième. Bonaparte , présumant que la division

du général Rey , partie de Peschiéra le 13 , était ar-

rivée , et avait pris position derrière les Autrichiens ,


les fait aussitôt canonner par quatre pièces de douze ;

et les deux demi-brigades , commandées par les gé-


néraux Bruneet Monier, fondent sur eux en entonnant

le chant du départ. En un quart d'heure une ligne


est rompue , et la colonne presque entière est prison-

nière. Quinze cents hommes qui cherchaient à se re-

tirer sur Garda mirent bas les armes devant le capi-

taine René , qui n'avait pas plus de cinquante hommes


avec lui.

Les débris de l'armée autrichienne occupaient en-

core la position de la Corona ; mais ils n'y étaient

plus à craindre. Bonaparte se disposait néanmoins à

les y attaquer , quand il apprit que Provera avait passé


CHAPITRE XXI. 211

l'Adige à Anguiari , et qu'il se dirigeait en toute hâte

vers Mantoue. Ne songeant plus qu'à le rejoindre , et


laissant à Joubert l'honneur d'écraser les Autrichiens

dans leur dernière position à la pointe du jour , s'ils

étaient assez imprudens pour ne pas l'évacuer avant ,


il se remit sur l'heure en marche avec la cinquante-

septième et une partie de la division de Masséna .

Joubert répondit à l'attente de Bonaparte. Secondé

par Baraguay-d'Hilliers et soutenu par Murat , qui ,


après avoir marché toute la nuit avec une demi-bri-

gade d'infanterie légère , était arrivé le matin sur les

hauteurs qui dominent la Corona , il chassa l'ennemi

de ce dernier retranchement , et prit dans les défilés

de Pravassar cinq mille hommes qui s'y étaient en-

gagés. Tout ce qui nous était échappé la veille tomba


entre ses mains , à la réserve de la cavalerie , qui passa

l'Adige à la nage et perdit beaucoup de monde. Al-

vinzi lui-même ne se sauva qu'avec peine. Les Fran-

çais enlevèrent aux Autrichiens , dans ces deux jour-

nées , treize mille hommes et neuf pièces de canon.

Entre les braves qui se signalèrent à Rivoli , on dis-

tingua sur-tout Masséna , qui se trouva par-tout où


était le danger , et dont la présence changeait par-tout

la déroute en victoire . C'est de cette bataille qu'il tient

le nom de duc de Rivoli. Mais il y conquit le plus

beau titre qu'il ait jamais porté , celui d'enfant gáté

+
212 VIE DE NAPOLÉON.

de la victoire , titre qui lui fut décerné par le général ,


et confirmé par toute l'armée.

Le général Joubert , qui n'avait pas été si cons-


tamment heureux que Masséna , fut constamment aussi

brave. Quand il fallut reprendre le plateau de Rivoli ,

son cheval ayant été blessé , il mit pied à terre , et ,

saisissant un fusil , il chargea , la baïonnette en avant ,

en tête des grenadiers. Joubert portait la bravoure

à l'excès . En Piémont , quand il fut blessé à l'attaque


de ce château de Cossaria , où Provera s'était enfermé ,

c'est au moment où, monté sur les épaules de ses

soldats , et parvenu à la hauteur de la muraille, il


allait sauter dans les retranchemens .

Tué deux ans après à Novi , il était en tête de la


ligne quand il reçut le coup mortel. Joubert avait

commencé par être grenadier. Quelque grade qu'il

ait obtenu , quelque fonction qu'il ait remplie , Jou-

bert fut toujours grenadier. Doué d'une tête aussi

froide que son ame était ardente , ce fut aussi un gé-


néral d'une grande capacité. Bonaparte , qui l'ap-

préciait , aimait à lui rendre justice . Partant pour

l'Égypte , quand il prit congé du Directoire , il lui dit :


Je vous laisse Joubert.

m
CHAPITRE XXII. 213

CHAPITRE XXII .

COMBATS D'ANGUIARI , DE SAINT - GEORGES ; BATAILLE DE


LA FAVORITE ; PROVERA PRISONNIER POUR LA SECONDE
FOIS ; COMBAT DE CARPENEDOLO ET D'AVIO ; REDDITION
DE MANTOUE .

AUSSITÔT après l'avantage qu'il avait remporté le

8 janvier à Bevilaqua , Provera semblait devoir se por-


ter sur l'Adige et la passer. On ne conçoit pas par

quels motifs il est resté plusieurs jours sur la rive

gauche du fleuve sans rien tenter . Ce n'est que le 13

au soir qu'il se mit en mouvement. Il se dirigea non


pas sur Porto- Legnago , mais sur Anguiari , village

situé sur la rive droite de l'Adige , au nord-ouest de

Porto-Legnago. Le général Guieux , qui gardait ce

passage avec quinze cents hommes , le défendit vigou-

reusement ; mais , après avoir résisté une partie de la

journée à des forces si supérieures , il fut obligé de se

retirer sur Ronco. Il emmenait avec lui , à la vérité ,


trois cents prisonniers .

Provera, sans perdre un instant, poursuivit sa route,

vers Mantoue. Cependant Augereau , rassemblant ses


214 VIE DE NAPOLÉON.

forces , avait marché sur Anguiari . Il arrive assez tôt


pour rejoindre l'arrière-garde de la division autri–

chienne , lui prendre deux mille hommes , seize pièces

de canon , et brûler le pont que Provera avait jeté sur

l'Adige.
Ce second combat d'Anguiari s'engagea d'une ma-

nière tout-à-fait chevaleresque . Pressée par notre ca-

valerie , la cavalerie ennemie avait fait tout à coup


volte-face. Un commandant de hussards autrichiens

se présente devant un escadron de dragons français ,


dont le chef se nommait Duvivier , et le somme inso-

lemment de se rendre . Viens me prendre , lui répond

Duvivier , et il retient ses soldats prêts à envelopper

le provocateur. Les deux troupes s'écartant par un


mouvement spontané, laissent le champ libre à leurs

chefs , et s'arrêtent pour contempler ce duel héroïque ,

et semblable à ceux que Le Tasse a si heureusement


décrits. Le colonel autrichien tombe atteint de deux

coups de sabre , et sa défaite est bientôt suivie de celle

du régiment qu'il commandait.

Provera , qui avait marché toute la nuit , était ar-

rivé à Saint-Georges. Croyant cette position dégarnie ,


il se flattait d'entrer dans Mantoue sans trop de diffi-

cultés . Cette espérance s'évanouit au pied des retran-

chemens qui fortifiaient le faubourg. Le général Miollis ,

chargé de le defendre , répondit aux sommations de


CHAPITRE XXII, 215

Provera, qu'il se battait et ne se rendait pas ; et il


accueillit avec un feu terrible les troupes qui se pré-
sentèrent .

Sans nouvelles du côté d'Alvinzi , Provera espérait

du moins pouvoir se réunir à la garnison de Mantoue.

Ayant trouvé le moyen de correspondre pendant la


nuit avec Wurmser , ils avaient concerté une double

attaque sur la Favorite. Ni l'un ni l'autre ne s'imagi-


naient devoir retrouver là Bonaparte , qu'ils croyaient

aux prises avec Alvinzi. Bonaparte était par-tout.


Descendu de Rivoli le 14 , il était arrivé le 15 à Ro-

verbella , où Masséna et Victor s'étaient rendus , l'un

avec une partie de sa division , l'autre avec une demi-

brigade détachée du corps laissé devant Vérone. In-


formé de la tentative de Provera et de la résistance

de Miollis , il conçoit aussitôt le projet d'enfermer le


*
général autrichien entre la division de Masséna et

celle qui faisait le blocus. Dans la nuit du 15 au 16 ,


il était déjà sous les murs de Mantoue , et avant le jour

toutes les dispositions nécessaires à l'exécution de son

plan étaient faites . Le général Alexandre Dumas ,


placé à Saint-Antoine , était en observation devant la ci-

tadelle ; le général Serrurier , avec quinze cents hom-


mes , avait été prendre position devant la Favorite ;

Victor , avec deux demi-brigades , tournait la colonne

de Provera ; et les troupes de Masséna , formant la


216 VIE DE NAPOLÉON.

réserve , se tenaient prêtes à se porter où le besoin

l'exigerait.

A cinq heures du matin , Wurmser sort de Mantoue,


et les Autrichiens attaquent tout à la fois Saint-An-

toine et la Favorite. Le général Dumas cède un mo-


ment. Néanmoins, fortifié par un secours que lui envoie

Bonaparte , il contient l'ennemi . Soutenu par Victor ,

le général Serrurier repousse l'attaque dirigée contre la


Favorite , et contraint Wurmser , à qui il prend quatre

cents hommes , à rentrer dans la citadelle en laissant

le champ de bataille couvert de ses morts. Devenu


libre , Victor poursuit et achève son mouvement ; il

tourne Provera et l'attaque à gauche avec la dix-hui-


tième , pendant que la dix-septième l'attaquait à droite.

Quelques bataillons avaient déjà mis bas les armes ,

quand Miollis sort de Saint-Georges , et réunit le corps

qu'il commandait à ceux qui cernaient les Autrichiens ,


La division de Masséna survient et prend d'un autre

côté la colonne que la division d'Augereau menaçait en

queue . Pressé de toutes parts , Provera cède et capi-


tule . C'était la seconde fois que , dans la même année ,

il se voyait réduit , par le même homme , à la même

nécessité. Il conserva son épée , mais près de sept mille

hommes , parmi lesquels se trouvait la totalité des vo-

lontaires de Vienne , mirent bas les armes . C'était le

reste des dix mille hommes qu'il avait amenés de


CHAPITRE XXII 217

Padoue . Les Autrichiens perdirent de plus vingt-deux

pièces de canon et tous leurs bagages.

La campagne de Castiglione est appelée campagne

des cinq jours. Pourquoi ne nommerait-on pas cam-


pagne des quatre jours celle de Rivoli ? Grâce à la

puissance des combinaisons du général , grâce à l'in-


telligence avec laquelle elles furent exécutées par des

soldats intrépides et infatigables , ce court espace de

temps avait suffi aux Français pour anéantir cette

armée , la troisième de celles qu'en moins de neuf mois


leur avait opposées l'Autriche.

<< En quatre jours , écrivait Bonaparte au Directoire,

» l'armée de la république a vaincu dans deux ba-

>> tailles rangées et dans six combats . Elle a fait vingt-


>> cinq mille prisonniers , parmi lesquels un lieutenant-

» général , deux généraux et douze à quinze colonels .

>> Elle a pris vingt drapeaux , soixante pièces de ca-


» non , et tué ou blessé au moins six mille ennemis. >>

Les annales de la guerre offrent peu de faits aussi pro-

digieux.

Le général , dans ses rapports où il distribue la

gloire aux plus braves entre les braves , signale sur-

tout la trente-deuxième , la cinquante-septième et la

dix -huitième demi-brigades , qui , sous les ordres de


Masséna , s'étaient trouvées à Saint-Michel , à Rivoli

et sous Mantoue. « Les légions romaines , écrit-il ,


218 VIE DE NAPOLÉON .

>> faisaient vingt-quatre milles par jour ; nos brigades


>> en font trente et se battent dans l'intervalle . »

La soixante-quinzième , à la bataille de la Favorite ,

refusa des cartouches , refus dont la cause est aussi

honorable pour les Autrichiens que pour les Fran-

çais. « Avec des ennemis tels que ceux que nous avons
>> devant nous , disait-elle , il ne faut employer que la

>> baïonnette. >>

C'est en récompense des services par eux rendus


en cette occasion que le général Victor fut promu au

grade de général de division , et que le chef d'esca-

dron Bessières , alors commandant des guides , et de-

puis général , maréchal de l'empire et duc d'Istrie ,

fut chargé de porter à Paris onze drapeaux pris aux


batailles de Rivoli et de la Favorite.

Ces deux batailles , de Rivoli et de la Favorite , avaient


mis le feld-maréchal Alvinzi hors d'état de tenir la

campagne. Il s'efforça de rassembler sur la Piave les

débris de son armée , dont une partie s'était jetée du


côté de Roveredo , et l'autre du côté de Bassano. Bo-
naparte, tout en donnant son attention au blocus de

Mantoue , employa ses troupes disponibles à empêcher


ces débris de se rallier. La division de Joubert marcha

contre le corps qui était à Roveredo , et Masséna contre

celui qui était à Bassano. Cependant Augereau s'avan-


çait vers Padoue. Ayant rencontré les Autrichiens à
CHAPITRE XXII. 219

Citadella , il les chassa de ce poste. Le même jour , à


l'approche de Masséna , les Autrichiens évacuèrent Bas-

sano et se dirigèrent par les deux rives de la Brenta sur

Carpenedolo et sur Crispo. Masséna les fit poursuivre


surla rive droite par le général Ménard , pendant qu'un

bataillon suivait la rive gauche et marchait sur le vil-


lage. Attaqués au même instant des deux côtés du

fleuve, les Autrichiens battirent de nouveau en retraite

après avoir perdu deux cents hommes , et en laissant


neuf cents prisonniers et deux pièces d'artillerie entre

les mains des Français , à qui une pluie excessive ne

permit pas de tirer un plus grand parti de leur avantage .


Le général Joubert n'était pas moins heureux dans
les gorges du Tyrol contre le général Laudon. Après

avoir marché trois jours , il avait enfin rejoint l'arrière-

garde des Autrichiens dans le village d'Avio , et les en

avait chassés en leur prenant trois cents hommes . Les


poursuivant malgré les difficultés que lui opposaient

la nature du sol et la rigueur de la saison , il les re-


joignit encore à Mori et à Torbole . Secondé par le

général Vial qui lui avait amené une demi-brigade


d'infanterie légère , et par Murat qui malgré le mau-

vais temps s'était embarqué sur le lac avec deux cents


hommes , il battit de nouveau Laudon à Roveredo , à

Calliano et à Trente , dont une belle manoeuvre du

général Belliard lui ouvrit les portes . Les ennemis


220 VIE DE NAPOLEON.

perdirent un millier d'hommes dans ces différentes oc-


casions , et ils laissèrent dans les hôpitaux trois mille

blessés qu'ils recommandèrent à l'humanité des vain-

queurs. Cela se passait le 28 janvier.

Impatient d'assurer ses communications avec Mas-

séna , en éloignant Laudon des gorges de la Brenta ,


Joubert se remit en mouvement dès le 2 février . Il

attaque les Autrichiens à Ségonzano , les bat et les


force à passer précipitamment de l'autre côté du La-

visio , en abandonnant huit cents hommes. C'est en

cette rencontre que l'aide-de-camp Lambert , suivi de


quelques carabiniers , fit mettre bas les armes à cent

Hongrois commandés par un major .


Masséna , remontant le cours de la Brenta , chassait

cependant les Autrichiens devant lui , les forçait d'éva-


cuer le château de la Scala et les hauteurs de Pri-

molano , et de se retirer de l'autre côté de la rivière

en abandonnant une partie de leur bagage. Tandis

qu'il assurait ainsi ses communications avec Joubert ,


Augereau s'établissait dans Trévise.

L'armée attendit dans ces positions , qui couvraient

les opérations de Mantoue , que la reddition de cette


place , ou bien l'arrivée des renforts tant promis par

le Directoire , lui permît d'aller porter dans le cœur

de l'Autriche la guerre que les dernières victoires


éloignaient enfin de l'Italie .
CHAPITRE XXII, 221

La reddition de Mantoue arriva avant les renforts .

Depuis six mois l'armée de Wurmser luttait contre


mille fléaux tous plus redoutables que la guerre ; elle

était réduite de près de moitié , et la moitié de ce qui


restait encombrait les édifices publics changés en hô-

pitaux. Cinq mille chevaux avaient été mangés. La


faim anéantissait les soldats qu'épargnait la contagion.

Le vieux Wurmser avait fait plus que son devoir ,

plus même que l'honneur le plus exigeant ne pouvait

lui commander ; il se détermina enfin à capituler .

Mantoue ouvrit ses portes le 2 février. Il n'y restait


de vivres que pour deux jours.

La garnison fut prisonnière de guerre , le maré-


chal Wurmser et sa suite exceptés . Elle était encore
de treize mille hommes. Si les munitions de bouche

étaient épuisées , il n'en était pas ainsi des munitions

de guerre. Les Français trouvèrent dans la place un

matériel immense ; et indépendamment de l'artillerie


de rempart et de l'artillerie de campagne , toute celle
que renfermaient les parcs que Bonaparte avait aban-

donnés pour marcher à Castiglione . Le nombre de ces

bouches à feu excédait cinq cents . Ainsi se réalisa la

prédiction que Bonaparte avait faite quand il disait à

Berthier quelques mois avant : Bientôt nous aurons

repris tout ce qui est ici , et pris tout ce qui est là.
222 VIE DE NAPOLÉON .

CHAPITRE XXIII.

WURMSER ; LES FRANÇAIS MARCHENT SUR ROME ; TRAITÉ


DE TOLLENTINO .

C'EST Augereau qui présenta au Directoire les

soixante drapeaux pris à Mantoue . Ce trophée fut

accueilli avec d'autant plus de satisfaction qu'il cons-

tatait des succès plus grands que les revers tout ré-

cemment éprouvés par la république sur le Rhin . La

prise de Mantoue compensait , au moins dans l'opi-


nion , la perte de Kelh et d'Huningue . On crut ne pas

pouvoir publier cette nouvelle à Paris avec trop de


solennité .

Bonaparte avait accordé deux fois à Provera une

capitulation honorable ; moins cruel que le sort , il


n'avait pas permis qu'on désarmât ce vieux soldat.

Plus généreux encore avec Wurmser , non-seulement


il le laissa sortir librement et armé de Mantoue avec

son état-major , mais il lui permit d'emmener avec lui

deux cents hommes de cavalerie , six pièces de canon ,


CHAPITRE XXIII. 223

et cinq cents personnes à son choix . Cette dernière


concession laissait au maréchal la faculté de soustraire

à la rigueur des lois révolutionnaires les émigrés fran-


çais qui servaient dans son armée. Il n'est pas moins

honorable au vainqueur de l'avoir souscrite , qu'au


vaincu de l'avoir proposée.
Bonaparte portait à Wurmser une véritable estime.

<< Je me suis attaché , écrivait-il au Directoire , à mon-

» trer la loyauté française vis- à-vis d'un général âgé

>> de soixante et dix ans , envers qui la fortune a été

>> cette campagne-ci très- cruelle , mais qui n'a pas


>> cessé de montrer une connaissance , un courage

>> que l'histoire remarquera. Enveloppé de tous les

>> côtés après la bataille de Bassano , perdant tout d'un

>> coup une partie du Tyrol et son armée , il ose es-

>> pérer pouvoir se réfugier dans Mantoue , dont il est

» éloigné de quatre à cinq journées , passe l'Adige ,


>> culbute nos avant-gardes à Cerca , traverse la Mo-

» linella , et arrive à Mantoue. Enfermé dans cette

>> ville , il fait deux ou trois sorties ; à toutes il était

» à leur tête. Toutes lui ont été malheureuses. Mais ,


>> outre les obstacles très-considérables que lui pré-

>> sentaient nos lignes de circonvallation hérissées de

» pièces de campagne , il ne pouvait agir qu'avec des

» soldats découragés par tant de défaites et affaiblis

>> par les maladies pestilentielles de Mantoue . Ce


224 VIE DE NAPOLÉON.

» grand nombre d'hommes qui s'attachent toujours


» à calomnier le malheur , ne manqueront pas de

» chercher à persécuter Wurmser. »

Bonaparte avait raison. La calomnie n'épargna pas


Wurmser; mais le vainqueur plus encore que le vaincu

était l'objet de ses outrages. En rejetant sur la faiblesse

de la défense les succès de l'attaque , en affectant de

ne voir que des fautes dans une série de malheurs ,


on croyait rabaisser la gloire du triomphe. Le gou-

vernement autrichien donnait lui-même l'exemple de

ces injustices. Traduit devant un conseil de guerre ,

après quarante ans de services honorables , Alvinzi


était réduit à défendre son honneur. Bien plus , un

des grands capitaines de l'époque avait anticipé sur


cette injurieuse sévérité . Passant par Laybach pour

aller prendre le commandement de l'armée d'Alvinzi ,

le prince Charles avait refusé de recevoir ce général


et les officiers que la fortune avait trahis sur les bords

de l'Adige et du Mincio. Et , quelques semaines après ,

le prince Charles ne devait pas être plus heureux

qu'eux sur les bords du Tagliamento !


Wurmser , au commencement de la campagne, ap-

pelait Bonaparte le jeune homme . Après la reddition

de Mantoue , il cessa de le désigner ainsi ; c'était lui

prouver son estime. Bientôt il lui prouva sa recon-

naissance. Bonaparte arrivait à Rimini , quand il reçut


CHAPITRE XXIII. 225

un courrier par lequel Wurmser lui annonçait qu'on

devait l'empoisonner à Rimini même. Des prêtres


avaient conçu ce projet !
Affreux effet du fanatisme réveillé par la terreur

qu'inspirait le retour de l'armée française dans les

provinces romaines ! Débarrassé pour le moment de

toute inquiétude du côté de l'Autriche , Bonaparte


avait repris l'opération interrompue par l'irruption

d'Alvinzi . Immédiatement après la bataille de la Fa-

vorite , il avait fait partir le général Victor avec une


division pour Bologne . Il s'y rendit lui-même , pendant

que Mantoue capitulait. De nouveaux motifs se joi-


gnaient à ceux qui l'avaient antérieurement déterminé

à ne pas ménager la cour de Rome : pendant qu'elle


affectait de ne pas répondre aux notes qui lui étaient
remises par le ministre de France , cette cour avait

sollicité sous main l'alliance de l'Autriche ; par des

levées extraordinaires , elle s'était créé une armée à la

tête de laquelle elle avait mis un général autrichien ,

ce général Colli qui avait commandé l'armée piémon-

taise et signé le traité de Cherasco ; cette armée mar-

chait contre Bologne : de plus , les contributions soit

en argent soit en nature , imposées au pape par le

traité de Bologne , n'étaient pas acquittées ; les com-

missaires français envoyés à Rome pour choisir dans

les collections publiques les objets qui devaient être


I. 15
226 VIE DE NAPOLÉON.

envoyés à Paris , avaient été insultés et menacés du

sort de Basseville ; et , loin de réprimer ces violations

de la foi publique , le gouvernement romain excitait ,

exaltait la fureur du peuple contre les Français , par

des proclamations pleines de calomnies , par des ma-


nifestes où l'on prêchait contre eux la croisade.
Bonaparte récapitula ces divers griefs dans un ma-

nifeste qui fut publié le 3 février , et que suivit une

proclamation dont le but , en frappant de terreur les

provocateurs de la guerre , était d'annoncer la paix

aux hommes de bonne volonté ; puis Victor s'avança

vers Imola , première ville des États du pape , et il en

prit possession .
Il rencontra bientôt l'armée romaine retranchée

derrière le Senio , rivière dont elle avait coupé les

ponts. Mais le beau temps la rendait guéable. Le gé-

néral Lannes , qui commandait l'avant-garde , fit tour-

ner les papistes par une partie de ses troupes , pendant


qu'avec l'autre il les attaquait de front , et que les

grenadiers de la légion lombarde marchaient droit aux

batteries . Comme les Romains , les Lombards voyaient


le feu pour la première fois ; mais ils étaient conduits

par un chef instruit dans les rangs de l'armée fran-

çaise , par Lahoz , ancien aide-de- camp du général

La Harpe. Sous le feu de quatre mille hommes , ils


s'emparèrent de quatorze pièces de canon. Le saint
CHAPITRE XXIII. 227

Père perdit de plus en cette occasion huit drapeaux


et quinze cents soldats , dont cinq cents restèrent sur

le champ de bataille. Parmi ces derniers se trouvèrent

plusieurs ecclésiastiques , et entre autres un capucin

qui , le crucifix à la main , parcourait les rangs pen-


dant l'action , exhortant les troupes à tout braver pour

la cause du pape , dont il faisait celle de Dieu , et

prêchant d'exemple.
Les Français marchèrent ensuite sur Faenza . Son

pasteur et ses magistrats l'avaient abandonnée . Le

tocsin sonnait . La populace ameutée , prétendant dé-


fendre la ville , en avait fermé les portes ; quelques

coups de canon les ouvrirent. Le droit de la guerre

livrait Faenza au pillage . Loin de s'en prévaloir , Bona-


parte renvoya chez eux cinquante officiers qui avaient

été pris , les engageant à éclairer leurs compatriotes


sur les intentions des Français , et sur les dangers

auxquels on s'exposait en les bravant. La politique


était en cela d'accord avec l'humanité . Bonaparte ,

mandant ensuite les ecclésiastiques les plus recom-

mandables et les supérieurs des communautés , après

les avoir rappelés à l'esprit de l'Évangile , les chargea

de missions pacifiques pour les différentes villes où


ses troupes devaient passer..

Le général Victor , poursuivant sa marche , prit

possession d'Ancône le 9 février . Douze à quinze cents


228 VIE DE NAPOLÉON.

hommes postés sur des hauteurs en avant de cette


ville avaient semblé vouloir la défendre. Victor , les

enveloppant , réussit à leur faire poser les armes sans

coup férir . Il trouva dans Ancône cent vingt pièces de

canon et trois mille fusils que l'empereur avait tout ré-

cemment envoyés au pape . Une colonne française par-

tie de Tortone traversait cependant la Toscane , et s'a-


vançait sur Foligno, où elle devait se réunir à la division

de Victor. Pour les Français , marcher c'était conquérir :

le 18 février , ils étaient déjà maîtres de la Romagne ,

du duché d'Urbin, de la Marche d'Ancône , de l'Om-


brie , et il ne restait plus guère au pape que la Sabine ,
la campagne de Rome et le patrimoine de Saint-Pierre.

Pour sauver Rome il fallait des miracles. L'armée fran-

çaise seule en faisait. Ils avaient ouvert à Marmont la

route de Lorette , où , quelque diligence qu'il fit , il


n'arriva pourtant pas assez promptement pour empê-

cher le général Colli d'enlever les deux tiers du tré-

sor que renfermait la célèbre chapelle consacrée à la

Vierge dans cette ville . Il n'y restait qu'un million

dont il s'empara au nom de la république. Il y trouva

aussi une statue en bois , et quelques débris d'usten-

siles honorés comme des reliques. Ces objets furent

envoyés au Directoire , et restèrent dans un grenier


jusqu'en 1802 , époque où Bonaparte les rendit au
pape à l'occasion du concordat .
CHAPITRE XXIII. 229

Une multitude de prêtres français qui avaient re-


fusé de prêter serment à la constitution de 1791 s'é-

taient réfugiés en Italie. Bonaparte ne leur fut pas

plus dur qu'aux émigrés de Mantoue. La législation

qui leur fermait l'entrée de la France ne statuant rien

quant à leur séjour dans les pays conquis , Bonaparte

se prévalut de ce silence pour les protéger . Non-seu-

lement il leur permit de rester dans la partie des États

du pape occupée par les troupes républicaines , mais ,

défendant à qui que ce fût de les molester , il ordonna

que les communautés religieuses pourvoiraient au lo-

gement et à la nourriture de ces prêtres réfractaires ,

et leur paieraient par mois, pour leur habillement , une


somme dont ceux-ci les rembourseraient en messes.

La terreur n'en régnait pas moins dans Rome.

C'était à qui en sortirait. La route de Naples était


couverte de voitures . Les princes , les dignitaires , la

famille du pape elle-même donnaient l'exemple du

découragement et de la désertion. Le pape seul mon-

tra plus de confiance ou plus de résignation. Il fit


bien. Moins malveillant que le Directoire pour le chef

de l'Église, Bonaparte répugnait à détruire la puis-

sance papale ; il croyait plus utile de l'abaisser que

de la renverser , et de rançonner Rome que d'y en-

trer. Il ne refusa donc pas de renouer les négociations ,

et consentit à une trève de cinq jours , pour laisser au


230 VIE DE NAPOLÉON .

Saint-Siége le temps d'envoyer un plénipotentiaire au


quartier-général .

Au lieu d'un , le pape en envoya quatre , au nombre

desquels était le duc Braschi son propre neveu. Ces

négociateurs étaient autorisés à tout accepter , et le

pape s'engageait à tout ratifier , « afin , disait-il , que


ces conditions soient valides et inviolables dans tous

les temps. >>

Les négociateurs rencontrèrent. Bonaparte à Tol-

lentino , petite ville de la province de Macerata. Là ,

le 18 février , ils signèrent , conjointement avec Ca-


cault, ministre de France , un traité définitif par le-

quel le pape se détachait absolument de la coalition ,

mettait ses troupes sur le pied de paix , fermait ses


ports aux alliés , renonçait à ses droits sur Avignon ,

sur le Comtat , et les transportait à la république

française , à qui il cédait aussi les trois Légations ; il

remettait de plus aux troupes françaises Ancône et


son territoire jusqu'à la paix ; il s'engageait à payer

quinze millions en sus des seize auxquels il avait été


taxé par le traité de Bologne ; à délivrer aux commis-

saires français les objets d'arts , de sciences et de lit-


térature que nous donnait le même traité ; à restituer

et à réparer le local destiné à recevoir l'école française


à Rome; à désavouer l'assassinat commis par ses sujets
sur la personne du ministre Basseville , et à payer une
CHAPITRE XXIII. 231

indemnité de trois cent mille livres , pour être répartie

entre ceux à qui cet attentat portait préjudice .


Ce traité fut conclu d'autant plus promptement que

de part et d'autre on n'avait pas de temps à perdre. Si


le pape
était très-impatient de voir s'éloigner l'armée

française , Bonaparte ne l'était pas moins de la rame-


ner dans le nord de l'Italie , où l'armée autrichienne
se recomposait pour la quatrième fois . L'archiduc

Charles , qui devait la commander , était arrivé à


Trieste.

Cette fois tous les articles du traité s'exécutèrent .

Cent chefs-d'œuvre , soit tableaux , soit statues , et cinq

cents manuscrits sortirent du Capitole et du Vatican


pour venir enrichir notre Muséum et notre biblio-

thèque. Comme les Romains , les Français ouvraient


leur Panthéon aux dieux des vaincus ; mais ce n'est

pas par un abus de la force et au mépris de la foi jurée ,

qu'ils s'attribuèrent ces nobles dépouilles. Il n'y avait


pas un soldat français à Rome , quand les commissaires

remplirent leur mission . Les agens romains seuls en

protégèrent l'accomplissement. Quand M. Miot , mi-

nistre de France , présenta le traité de Tollentino à la

sanction de Pie VI alors régnant , non-seulement Sa Sain-

teté ne montra aucune répugnance pour l'exécution de


l'article relatif aux monumens , mais elle s'exprima en

ces termes : << Cet article est une chose sacrée ( Questo e
232 VIE DE NAPOLÉON.

» una cosa sacro- santa) . J'ai donné des ordres pour

» qu'il soit strictement exécuté. Rome , après ce sa-


>> crifice , sera encore assez riche en monumens ; et il
» n'est pas trop cher pour assurer la paix et le repos

>> de mes sujets . >>


CHAPITRE XXIV. 233

CHAPITRE XXIV.

ALLIANCE AVEC LA RÉPUBLIQUE DE SAINT-MARIN ; HONNEURS


RENDUS A LA MÉMOIRE DE VIRGILE ; REPRISE DES HOSTI-
LITÉS ; PASSAGE DE LA PIAVE ; PASSAGE DU TAGLIAMENTO ;
BERNADOTTE .

BONAPARTE , en traversant le duché d'Urbin , passa

près de la république de Saint-Marin , qui s'y trou-


vait enclavée . Il crut devoir la rassurer et l'honorer

par une démonstration éclatante. Monge , l'un des

savans les plus illustres et l'un des citoyens les plus


recommandables que la France ait jamais possédés ,

était , ainsi que nous l'avons dit , du nombre des com-

missaires envoyés en Italie par le gouvernement fran-

çais , dans l'intérêt des sciences , des lettres et des arts .

C'est lui que Bonaparte envoya auprès de cette dé-

mocratie pacifique. Après avoir rappelé que les Fran-

çais ne faisaient la guerre que pour assurer leur li-

berté et pour conquérir la paix , « Je viens , dit

>> Monge à nos nouveaux alliés , de la part du général

>> Bonaparte et au nom de la république française ,


254 VIE DE NAPOLEON.

>> assurer la république de Saint - Marin de la paix


>> et d'une amitié inviolable .

>> La constitution des peuples qui vous environ-

» nent peut éprouver des changemens : si quelque

» partie de vos frontières était en litige , ou même


Y TAU &
>> si quelque partie des États voisins non contestée

>> vous était absolument nécessaire , je suis chargé

>> par le général en chef de vous prier de lui en faire

>> part . C'est avec le plus grand empressement qu'il

>> mettra la république française à portée de vous

>> donner des preuves de sa sincère amitié. »

¿La réponse des régens de Saint- Marin fut aussi sage


que ce discours était généreux . Contente de sa liberté,

la république accepta une alliance qui devait la lui

conserver, mais elle refusa un accroissement qui pou-

vait la lui faire perdre. Elle n'en fut traitée que plus

honorablement par le régulateur de sa fortune. A son


retour de Tollentino , Bonaparte envoya quatre pièces

de canon à la république de Saint-Marin , lui fit dé-

livrer gratuitement une provision de blé dont elle vou-

lait faire l'achat ; et de plus il exempta des taxes de

guerre tous ceux de ses citoyens qui se trouveraient


dans la Romagne.

Bonaparte ne s'honorait pas moins cependant par

les honneurs qu'il décernait au génie de Virgile . Ce

grand poète était né , comme on sait , près de Mantoue ,


CHAPITRE XXIV. 235

à Andès. Des ruines de ce village est sorti celui de Pié-

tole. Les champs qui l'environnent , et dont Auguste

avait fait le patrimoine du prince des poètes , sont en-

core appelés champs Virgiliens . Ils n'avaient pas été

plus respectés par les soldats du Directoire que par


ceux du triumvirat . Non moins généreux qu'Auguste ,
Bonaparte ordonna que les champs Virgiliens se-

raient exempts de toute contribution , et que leurs


colons seraient indemnisés de toutes les pertes que la

guerre leur avait occasionnées . Ces honneurs n'é-



taient que le prélude dé la brillante solennité par

laquelle la mémoire de Virgile fut célébrée quelques


mois après , quand l'armistice de Léoben laissa aux

Français le loisir de donner à la culture des arts un

temps que les travaux de la guerre ne réclamaient

plus. Un obélisque avait été érigé à Virgile , dans


Piétole , au milieu d'un bois de chênes , de myrtes et

de lauriers ; l'inauguration de ce monument se fit

avec toute la pompe d'un triomphe. Le général Miol-

lis , qui avait si bien secondé Bonaparte vainqueur de

Mantoue , fut en cette circonstance le digne liente-

nant de Bonaparte protecteur des lettres .


L'archiduc Charles avait pris cependant le com-
mandement de l'armée autrichienne; mais il ne se
pressait pas d'entrer en campagne . Affaiblie par ses

défaites , cette armée ne pouvait rien entreprendre


236 VIE DE NAPOLÉON .

avant l'arrivée des renforts qu'elle attendait , soit des


bords du Rhin , soit de l'intérieur de l'Allemagne . Se

bornant à couvrir le Tyrol et la Carinthie , l'archiduc

distribua donc ses troupes sur les bords du Lavisio ,

sur ceux de la Piave , et dans l'intervalle qui sépare


ces deux rivières ; et le gros de l'armée se retrancha
derrière le Tagliamento .

Les Français occupaient les bords opposés sur la

Piave et sur le Lavisio ; et à cela près de sept mille hom-


mes qui , sous le commandement de Victor , devaient

rester en observation dans les États vénitiens , et de

six mille qui , sous les ordres de Kilmaine , gardaient


la Lombardie , le reste de l'armée se rassembla dans
la Marche Trévisane .

Le renfort tant promis arrivait enfin. Il avait tra-



versé les Alpes au milieu de l'hiver , sans que l'en-
nemi en eût soupçon . Il ne s'élevait pas à trente mille

hommes , mais à dix-huit mille . N'importe : avec dix-


huit mille hommes de plus , l'audace de Bonaparte

pouvait tenter ce qui jusque-là avait paru impossible


à sa prudence. Il se détermina donc à marcher sur

Vienne. C'était la seule de ses prédictions qui lui res-


tait à accomplir .

Il était important , à cet effet , de commencer la


don-
campagne avant la fonte des neiges , pour ne par

ner aux ingénieurs autrichiens le temps de fortifier


CHAPITRE XXIV. 237

les débouchés des montagnes ; il était important aussi


de battre l'archiduc avant qu'il eût été rejoint par les

divisions du Rhin. Bonaparte se mit donc en mouve-

ment dès le 10 mars. Pour sortir d'Italie , il fallait


vaincre des obstacles non moins difficiles que ceux

qu'il avait vaincus pour y entrer. Disposant ses sol-

dats à de nouveaux efforts par la récapitulation de`


leurs anciens succès , il leur adressa la proclamation
suivante :

<< La prise de Mantoue vient de finir une campagne

» qui vous a donné des titres éternels à la recon-


>> naissance de la patrie.

>> Vous avez remportez la victoire dans quatorze


>> batailles rangées , dans soixante et dix combats ; vous

>> avez fait plus de cent mille prisonniers ; vous avez

» pris à l'ennemi cinq cents pièces de canon de cam-

>> pagne , deux mille de gros calibre , quatre équi-


>> pages de pont .

>> Les contributions que vous avez mises sur les


>> pays que vous avez conquis , ont nourri , entretenu ,

>> soldé l'armée pendant toute la campagne. Vous avez

» en outre envoyé trente millions au trésor public.

» Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus


» de trois cents objets , chefs -d'œuvre de l'ancienne

>> et de la nouvelle Italie , et qu'il a fallu trente siècles

>> pour produire.


238 VIE DE NAPOLÉON.

>> Vous avez conquis à la république les plus belles

>> contrées de l'Europe ; les républiques Lombarde et


>> Cispadane vous doivent leur liberté ; les couleurs

>> françaises flottent pour la première fois sur l'Adria-

» tique..... Les rois de Sardaigne et de Naples , le pape ,


» le duc de Parme , se sont détachés de la coalition de

» nos ennemis , et ont brigué notre amitié ; vous avez


► » chassé les Anglais de Livourne , de Gênes , de la

>> Corse... Mais vous n'avez pas encore tout achevé ;

>> une grande destinée vous est réservée : c'est en vous

>>; que la patrie met ses plus chères espérances ; vous


>> continuerez à en être dignes ..
>> De tant d'ennemis qui se coalisèrent pour étouf.

» fer la république à sa naissance , l'empereur seul

>> reste devant vous . Se dégradant lui-même du rang

>> d'une grande puissance , ce prince s'est mis à la

>> solde des marchands de Londres . Il n'a plus de po-


>> litique , plus de volonté que celle de ces insulaires

>> perfides qui , étrangers aux malheurs de la guerre ,

>> sourient avec plaisir aux maux du continent.

>> Le Directoire exécutif n'a rien épargné pour

>> donner la paix à l'Europe. La modération de ses


» propositions ne se ressentait pas de la force de ses
>> armées. Il n'avait pas consulté votre courage , mais

>> l'humanité et l'envie de vous faire rentrer dans vos


>> familles ; il n'a pas été écouté à Vienne. Il n'est donc
CHAPITRE XXIV. 239

>> plus d'espérances pour la paix qu'en allant la cher-


>> cher dans le coeur des États héréditaires de la mai-

» son d'Autriche. Vous y trouverez un brave peuple ,

» accablé par la guerre qu'il a eue avec les Turcs ,


» et par la guerre actuelle. Les habitans de Vienne

>> et les États de l'Autriche gémissent sur l'aveugle-

>> ment et l'arbitraire du gouvernement ; il n'en est

» pas un qui ne soit convaincu que l'or de l'Angle-


» terre a corrompu les ministres de l'empereur . Vous

>> respecterez leur religion , leurs mœurs , vous pro-

» tégerez leurs propriétés ; c'est la liberté que vous


» apporterez à la brave nation hongroise.

» La maison d'Autriche , qui depuis trois siècles

» va perdant à chaque guerre une partie de sa puis-

>> sance ; qui mécontente ses peuples en les dépouil-

>> lant de leurs priviléges , se trouvera réduite , à la


>> fin de cette campagne ( puisqu'elle nous contraint

» à la faire ) , à accepter la paix que nous lui ac-

» corderons , et à descendre dans la réalité au rang

>> des puissances secondaires , où elle s'est déjà placée

>> en se mettant aux gages et à la disposition de l'An-

>> gleterre . BONAPARTE . »

L'armée se mit aussitôt en marche vers la Piave ,

rivière également rapide et profonde. Le 10 mars au

matin , la division de Masséna la passe à Feltre. La


division de Serrurier la passe le 13 à Vidor ; et , le
240 VIE DE NAPOLÉON.

même jour , la division d'Augereau , commandée par


le général Guieux , la passe aussi près d'Ospedaletto ,

et chasse les Autrichiens jusqu'à Sacile , où elle atteint

leur arrière-garde et leur fait une centaine de prison-


niers. Le passage de la division de Guieux fut signalé

par un fait assez honorable pour avoir été consigné dans

le rapport du général en chef. Entraîné par le courant ,


un soldat se noyait : une vivandière se jette à la nage et

le sauve. Bonaparte fit présent à cette brave femme d'un

collier d'or auquel étaient suspendus une couronne ci-

vique et le nom du soldat qui lui devait la vie.


A l'approche de Masséna , l'ennemi s'était retiré

sur Bellune ; Masséna l'y poursuit. L'ennemi se re-


tire vers Cadore ; Masséna l'y poursuit encore , l'y

rejoint , et lui enlève sept cents hommes au nombre

desquels était le général prince de Lusignan. Bona-

parte s'opposa à ce que ce dernier prisonnier fût

échangé. « M. de Lusignan , écrivait-il au Directoire ,

» s'est couvert d'opprobre par la conduite qu'il tint


» à Brescia envers nos malades. J'ordonne qu'il soit

>> conduit en France. » Grande leçon ! La modération

dans la victoire est un bel exemple à donner . La

fortune est inconstante. Vainqueurs , soyez humains

par prévoyance si ce n'est par générosité .

La Piave franchie , l'armée française marcha vers


le Tagliamento. Le 16 mars , toutes les divisions étaient
CHAPITRE XXIV. 241

réunies à Valvasone . L'armée de l'archiduc était re-

tranchée de l'autre côté du fleuve. Le général Guieux

reçoit ordre de se porter sur la gauche des retran-

chemens , pendant que le général Bernadotte exé-

cuterait le même mouvement sur la droite. Ces deux

divisions ', appuyées chacune par une demi -brigade


d'infanterie légère , et flanquées par de la cavalerie ,

se mettent en bataille sous la protection de l'artil-

lerie. Le général Duphot, à la tête de l'infanterie


légère , et soutenu par les grenadiers de la division
de Guieux , est bientôt de l'autre côté par la gauche .

Soutenu par les grenadiers de la division de Berna-

dotte , le général Murat y arrive en même temps par


la droite. Toute la ligne se met en mouvement , chaque

demi-brigade par échelons , flanqués et soutenus par


de la cavalerie . La cavalerie autrichienne charge en

vain l'infanterie française au moment où elle aborde ;

elle est obligée à tourner le dos. L'archiduc tente


alors de déborder notre droite avec sa cavalerie , et

notre gauche avec son infanterie. Bonaparte fait mar-

cher le général Duga et l'adjudant-général Keller-


mann avec la cavalerie de réserve , soutenue par l'in-

fanterie ; ils mettent les escadrons ennemis en pleine

déroute , et font prisonnier le général qui les com-


mandait . Cependant la division de Serrurier arrivait.
Toute l'armée fut bientôt au delà du fleuve.
I. 16
VIE DE NAPOLÉON.
242

Les Français ne s'y arrêtent pas . Les Autrichiens

occupaient le village de Gradisca. Le général Guieux


les y attaque malgré la nuit , et les force à en sortir

dans un tel désordre que le prince Charles lui-même ,

qui s'était arrêté là pour diriger la retraite , pensa


être pris. Il fut obligé , pour se sauver , de se jeter
sur le premier cheval qui s'offrit à lui . Bonaparte dut

ce prompt succès à l'habileté de ses manœuvres , et

à la supériorité de son artillerie , que dirigeaient les

généraux Lespinasse et Dammartin . Il prit aux Au-

trichiens en cette rencontre six pièces de canon et cinq


-cents hommes , parmi lesquels se trouvaient plusieurs

officiers supérieurs . Parmi les braves qui se distin-

guèrent au Tagliamento , le général en chef signale


sur-tout le fils du vainqueur de Valmi , l'adjudant-

général Kellermann , qui reçut plusieurs blessures


en exécutant , à la tête de la cavalerie , la manoeuvre

qui décida le succès. C'est lui qui fut chargé de rap-

porter en France les trophées de cette journée .


Cette affaire est la première à laquelle la division

de Bernadotte ait pris part. Partie des bords du Rhin ,

elle arriva aux bords du Tagliamento , juste au mo-


ment de combattre . « Soldats , s'écriait Bernadotte

>>> en se jetant dans le fleuve , soldats , songez que


» vous étés de l'armée du Rhin, et que l'armée

» d'Italie vous regarde. » Bernadotte , pour nous


CHAPITRE XXIV. 243

aujourd'hui monarque étranger , était chez nous alors

citoyen et soldat . Élevé par son mérite des derniers


rangs aux premiers grades de l'armée , il servait alors ,

contre une coalition , la cause de la liberté , et la ser-

vait avec autant de courage et de dévouement que


qui que ce fût. Ses principes , en fait d'égalité , étaient
austères ; mais il alliait à leur sévérité une certaine

politesse de manières qui ne se retrouvait guère qu'au-

tour de lui. Frappé de ce contraste , Bonaparte disait

alors de Bernadotte : « C'est un républicain enté sur


» un chevalier français. >>

3 t
244 VIE DE NAPOLÉON.

"

+
CHAPITRE XXV.
C

PASSAGE DE L'ISONZO ; PRISE DE GRADISCA ; S COMBAT DE


CASASOLA ; PRISE DE GORITZ , BATAILLE DE TARVIS;
EXPÉDITION DANS LE TYROLL;; ENTRÉE EN CARINTHIE .
EN CARINTIE
yub bitb794 92

Couponing invokon ne na inpasionin ob se


Jasib ongenoff , badder , so ob sypat dot of wid
I
L'ARCHIDUC avait fait occuper par ses troupes Palma-

Nova ,ville forte des États de Venise . Son intention était

de s'y établir. La rapidité avec laquelle les Français le

poursuivirent ne lui en laissa pas le temps . Le 17 mars,

lendemain du passage du Tagliamento , Bernadotte et

Guieux étaient déjà dans cette place . Ils y trouvèrent

trente mille rations de pain et mille quintaux de farine.

De là le général Bernadotte marche sur Gradisca ,


ville située au delà de l'Isonzo , et qu'il ne faut pas

confondre avec le village de ce nom , situé sur le Ta-

gliamento , le même où le prince Charles faillit être

pris : le général en chef, avec la division de Serrurier ,

se dirigeait cependant vers le même but par une autre

route ; il passait le fleuve au-dessus de Casseliano ,

et remontait la rive gauche en suivant la crête des


montagnes qui dominent Gradisca ..
CHAPITRE XXV. 245

Les Autrichiens avaient cru l'Isonzo plus facile à


défendre que le Tagliamento. Quelques " bataillons et

plusieurs pièces d'artillerie gardaient le seul point où

l'on pût tenter de le passer. Bonaparte , divisant leur

attention par diverses manoeuvres exécutées simul-

tanément , triompha 0 bientôt de ces obstacles. La


route de la victoire fut frayée aux Français par le

chef de brigade Andréossi , ce même officier qui s'était

déjà signalé au passage du Pô par un pareil service.

Pour indiquer la direction dans laquelle l'Isonzo était

guéable , il le passa et le repassa à pied sous le feu de


l'ennemi..

Gradisca était occupée par quatre bataillons et dé-


fendue par des ouvrages de campagne. Pour dérober

à la vigilance de l'ennemi le mouvement qu'exécutait


Serrurier , Bernadotte fit attaquer les retranchemens

par des tirailleurs . Emportés par trop d'ardeur , ceux-

ci poussèrent , la baïonnette en avant , jusque sous les


murs de la place ; mais ils ne purent s'y maintenir.

La mitraille et la mousqueterie les ayant forcés à ré-

trograder , Bernadotte fit avancer , pour les soutenir ,


quatre pièces de canon , qu'il braqua contre la porte
dite de Palma-Nova. '

Quoique protégée par un fort retranchement , cette

porte allait être enfoncée quand la division de Serrurier.


parut sur les hauteurs. La résistance devenant inutile
246 VIE DE NAPOLÉON .

et la retraite impossible , Bernadotte adressa au com-

mandant de la place une dernière sommation . Croyant


pouvoir , sans compromettre son honneur , céder à

des intérêts d'humanité , le commandant capitula. Les

Français prirent dans Gradisca dix pièces de canon ,


huit drapeaux et à peu près trois mille hommes.

Murat se signala dans cette journée par des traits


d'une bravoure extraordinaire même à l'armée d'I-

talie. Au milieu du feu on le vit s'avancer seul jusqu'à

la porte de la ville et y frapper avec la poignée de son

sabre . Non moins braves que lui , les grenadiers , à


qui , pendant que le général Serrurier effectuait sa

manœuvre , on avait accordé quelques momens pour

prendre leur repas , ne voulurent pas quitter pour cela


le champ de bataille ; ils établirent leur cuisine sous

le canon même de la place. Celui qui consigne ici ces


faits les tient d'un témoin oculaire.
"
Ces divers succès ne permettaient plus à l'archiduc
de rester dans le Frioul. Il fallait défendre les pro-

vinces autrichiennes ; il fallait couvrir Vienne . Dans

ce but , et pour se rapprocher du point où les renforts

qu'il attendait du Rhin devaient arriver , il résolut de


concentrer ses forces à Willach en avant de la Drave.

Mais il devait pour cela s'emparer des défilés de Tarvis

et de Caporetto , pour y faire passer ses bagages , pen-

dant qu'avec le centre de l'armée il se dirigerait sur


CHAPITRE XXV. 247

Laybach. Craignant d'être prévenu sur tous ces points

par les Français , il fit exécuter , avec une diligence


extraordinaire pour les Autrichiens , ces mouvemens

qui mettaient les Alpes Carniques entre ses diverses


colonnes. Bonaparte ne négligea pas de profiter de

cette occasion pour les écraser séparément .

Masséna , qui avait eu ordre de remonter le cours

du Tagliamento , avait occupé successivement San-


Daniele , Osopo , Gemona et la Chiusa- Veneta. Ma-

noeuvrant pour déborder la droite de l'archiduc , et

toujours poussant l'ennemi devant lui , il se dirigeait

sur Tarvis. Arrivé au pont de Casasola , il y trouva les

Autrichiens disposés à lui disputer le passage. Chassés

de leurs retranchemens par la trente -deuxième et la


soixante-quinzième demi-brigades , ils se retirèrent

bientôt en désordre sur Tarvis , en abandonnant six

cents hommes et les nombreux magasins qu'ils avaient


établis dans la contrée. Le 22 mars l'avant-garde de

Masséna occupa Tarvis.

Le général Guieux , qui cependant s'était dirigé


sur Caporetto , avait atteint et battu à Puféra une co-
lonne autrichienne commandée par le général Baya-

listch. Refoulée dans les gorges , cette colonne cher-

chait à gagner Tarvis. Pour favoriser ce mouvement ,


l'archiduc ordonna à la division qui avait été battue

le 21 par Masséná de revenir à Tarvis et d'en chasser


248 VIE DE NAPOLÉON.

l'avant-garde qui s'y était établie. D'un autre côté

l'avant-garde du général Bayalistch , attaquant cette


position , place les Français entre deux feux et les force

à se retirer. La colonne se croyait dégagée quand , ras-


semblant tout son monde , Masséna tombe sur l'avant-

garde de Bayalistch et la force , après une perte consi-

dérable , à se rejeter dans les montagnes . L'engagement

eut lieu au milieu des neiges et des glaces , sur le


sommet des Alpes . Le champ de bataille était au-dessus

des nuages.....
Appuyé par la division de Serrurier qui l'avait re-

joint , le général Guieux n'avait pas cessé de poursuivre


dans les gorges la colonne de Bayalistch, et l'avait pous-

sée jusqu'à Chiusa di Pletz . Ce fort , défendu par cinq



cents : grenadiers commandés par le général Koblos ,

ne l'arrêta pas long-temps . Il fut emporté d'assaut ;

et Guieux atteignit en queue la colonne fugitive au

moment où elle était attaquée en tête par l'avant- ,

garde de Masséna . Force lui fut de mettre bas les

armes. Quatre généraux , cinq mille hommes , vingt-

cinq pièces de canon et quatre cents chariots chargés :

de bagages , tombèrent entre les mains des Français , i

que les Alpes ne séparaient plus des États de l'empe-


reur d'Autriche.

Après la prise de Gradisca , Bonaparte marcha sur


Goritz. Loin de défendre cette ville , les Autrichiens
CHAPITRE XXV. 249

l'évacuèrent avec tant de précipitation qu'ils aban-

donnèrent tous leurs magasins de bouche et de guerre ,

et quinze cents malades. Bonaparte non-seulement en

fit prendre soin ; mais , jaloux de tranquilliser la po→


pulation , il publia une proclamation dans laquelle il:

promettait respect au culte , aux propriétés et aux

personnes , et posait les bases d'un gouvernement pro-

visoire qu'il confiait aux hommes désignés par l'estime


publique. En voici l'exorde :

« Une frayeur injuste a devancé l'armée française.


>> Nous ne 噩 venons ici ni pour vous conquérir , ni

>> pour changer vos mœurs et votre religion. La ré-


>> publique française est l'amie de toutes les nations :

» malheur aux rois qui ont la folie de lui faire la

>> guerre !

>>> Prêtres , nobles , bourgeois , peuple , qui formez

>> la population de la province de Goritz , bannissez


» vos inquiétudes ; nous sommes bons et humains .

» Vous vous apercevrez de la différence des procédés

» d'un peuple libre d'avec ceux des cours et des mi-


>> nistres des rois .

>>>> Vous ne vous mêlerez pas d'une querelle qui


>> n'est pas la vôtre , et je protégerai vos personnes ,

>> vos propriétés et votre culte ; j'augmenterai vos pri-

» viléges , et je vous restituerai vos droits . Le peuple

>> français attache plus de prix à la victoire par les


250 VIE DE NAPOLÉON.

>> injustices qu'elle lui permet de réparer , que par la’

>> vaine gloire qui lui en revient . >>

Ces intérêts satisfaits , Bonaparte , laissant à Berna-

dotte le soin de suivre la colonne autrichienne qui se

retirait sur Laybach , marcha avec Guieux sur Capo-

retto et de là sur Tarvis , et puis enfin sur Willach ,


où les divisions de Masséna et de Serrurier se réunirent

aux bords de la Drave.

Bernadotte , poussant en avant de son côté , prenait


possession de l'Istrie , et pendant qu'il s'établissait à
Laybach, Duga entrait dans Trieste. Chemin faisant

les Français s'emparèrent d'Ydria , petite ville célèbre

par ses mines de vif-argent. Ils y trouvèrent pour deux


millions de matières préparées .

Joubert , que nous avons laissé sur les bords du

Lavisio , devait à travers le Tyrol rejoindre Bonaparte

sur la Drave. Il avait à combattre deux corps d'armée

qui s'étendaient en ligne depuis la Piave jusqu'à la


1
Nos. Réglant sa marche sur celle de la grande armée ,
il passa le Lavisio au moment où Bonaparte passait

le Tagliamento ; et , le 20 mars , par une belle ma-

nœuvre , enveloppant les Autrichiens sur le plateau

de Cembra, il leur tua deux mille hommes , leur en

prit quatre mille , et leur enleva trois pièces de canon


et deux drapeaux .

La ligne de l'ennemi se trouva coupée . Le général


CHAPITRE XXV. 251

Laudon , qui commandait la division autrichienne

isolée sur la droite de l'Adige , cherchant à rétablir

ses communications , se dirigea sur Bautzen . Joubert ,


pour lui en fermer le chemin , avait fait occuper par

les siens le pont de Neumarck. L'issue du combat qui


s'y engagea, et où se signala le général Belliard , fut

décidée par une charge de cavalerie dirigée par le

général Alexandre Dumas. L'ennemi perdit là deux


pièces de canon et six cents hommes. Laudon fut re-

jeté dans les montagnes , et Joubert entra à Bautzen. Il


ne s'y arrêta pas. Laissant à un détachement suffisant

le soin de poursuivre Laudon , il marcha sur Clausen


où le général Kerpen , celui qui avait été battu à

Cembra , avait rallié ses troupes . Favorisés par les

localités , les Autrichiens se défendirent avec beaucoup

d'opiniâtreté ; mais notre infanterie légère , qui avait


gravi des rochers réputés inaccessibles , du haut des-

quels elle faisait rouler des pierres énormes , les ayant

attaqués, tandis qu'une forte colonne commandée par


Joubert lui-même enfonçait leur centre , ils furent

obligés de céder après avoir perdu quinze cents hommes.

Ne laissant aucun repos à l'ennemi , Joubert le re-


poussa au delà de Brixen , où il entra le 23 mars. Il

trouva là des magasins de toute espèce. Alexandre


Dumas fut blessé en cette rencontre , où il se distingua

par un fait d'armes pareil à celui par lequel Horatius


252 VIE DE NAPOLÉON.

Coclés se signala sur le Tibre , et le chevalier Bayard


sur le Garigliano . Seul sur un pont , il y arrêta pen-

dant quelques minutes un escadron ennemi et donna

aux siens le temps de le rejoindre . Les prodiges des

temps héroïques se renouvelaient journellement à l'ar-


mée d'Italie . In Jo

Joubert battit encore , le 28 et le 31 mars , à Mit-

tewald , sur la route d'Inspruck , les Autrichiens ,

malgré les renforts qu'ils avaient reçus de l'armée du

Rhin. Instruit enfin des succès de Bonaparte dans le


Frioul, il ne songea plus qu'à établir ses communi-

cations avec lui . Le 5 avril , ayant réuni toutes ses


troupes à Brixen , il se mit en marche au travers de la

population insurgée; et , malgré l'opposition des Ty-

roliens qui lui barraient le passage , malgré les atta-

ques continuelles des Autrichiens qui lui fermaient

la retraite , repoussant ceux qui le suivaient , renver-


sant ceux qu'il rencontrait , il traversa en vainqueur

l'espace assez considérable qui le séparait de Bona-


parte ; enfin , dispersant les paysans qui avaient tenté

de lui tenir tête à Mailhbach , il opéra sa jonction avec

la grande armée par la vallée de la Drave.

Les généraux Baraguay-d'Hilliers , Delmas , Alexan-

dre Dumas , Belliard et Vial partagèrent la gloire de


Joubert pendant cette longue série de combats et de
victoires .
CHAPITRE XXV. , 255

Pendant que Joubert se rapprochait de la grande

armée , elle n'avait pas interrompu ses mouvemens .


La réunion des divisions à Willach avait eu lieu le

28 mars. Après avoir envoyé un corps de cavalerie


commandé par le général Zayonschech le long de la
! TARJ 3 >
Drave , au-devant de Joubert , Bonaparte donna ordre
*
à l'armée de marcher sur Vienne. Le 29 mars , la

division de Masséna , qui formait l'avant-garde fran-

çaise , ayant atteint l'arrière-garde autrichienne sur la

route de Klagenfurth , elle la culbuta et lui prit deux

cents hommes et deux pièces de canon , et Bonaparte


entra le soir même dans la ville , que les Autrichiens

avaient abandonnée , pb , deyman 5


Ainsi , en vingt jours , l'armée de l'archiduc Charles ,

rejetée par delà les Alpes , avait perdu près de vingt


mille hommes ; et ce prince , devant lequel les armées
du Rhin s'étaient retirées , se retirait lui-même devant

l'armée d'Italie. ohromnilodi ab

sion all as the C1 apk Poni't be requeri

1
2 I
254 VIE DE NAPOLÉON .

m mmmmmm

CHAPITRE XXVI.

LETTRE DU GÉNÉRAL BONAPARTE AU PRINCE CHARLES ;


COMBATS DE NEUMARCK ET DE HUNDSMARCK ; SUSPEN-
: SION D'ARMES ; TRAITÉ DE LEOBEN. ab

C
i

** LE séjour de Bonaparte à Klagenfurth est marqué


par une démarche à laquelle il fut redevable d'une

gloire nouvelle. C'est de là qu'au milieu des succès il


proposa la paix au prince qui fuyait devant lui. Cette

proposition , qui portait le caractère d'une grande mo-


dération , lui était conseillée aussi par une saine po-

litique.
Après le passage du Tagliamento , Bonaparte , an-

nonçant au Directoire qu'au 15 avril il serait entré

en Allemagne, demandait que les armées de Sambre-

et-Meuse et de Rhin-et-Moselle , qui comptaient cent

quarante mille combattans , se missent aussitôt en

marche et prissent position sur l'Ens , pour de là

suivre la direction qu'il donnerait au mouvement

par lequel les trois armées combinées se porteraient

sur Vienne. Le Directoire lui répondit qu'il allait


CHAPITRE XXVI. 255

ordonner à ces armées d'entrer en opérations. Néan-

moins , arrivé à Klagenfurth , une lettre du Direc-

toire lui apprit qu'il ne fallait pas compter sur la

coopération de l'armée de Moreau , et qu'il n'était pas

même certain que l'armée de Hoche pût agir. Pen-


dant que cette inaction déconcertait une partie de ses

plans , une autre ressource qu'il avait su se ménager


lui échappait aussi. Cherchant à se procurer en Italie
même les renforts dont la France se montrait. si avare

envers lui , il avait conclu avec le} roi de Sardaigne


un traité par lequel , en lui garantissant ses États , il

en avait obtenu un contingent de, dix mille hommes

d'infanterie , de deux mille de cavalerie et de vingt-


quatre pièces de canon. Cette division , qu'il eût menée

en Allemagne , lui eût donné en même temps des sol-

dats et des ôtages. Le Directoire , sans improuver

ce traité , différait de le ratifier ; et ces douze mille

hommes pouvaient devenir aussi nuisibles aux Fran-

çais en Italie qu'ils leur eussent été utiles s'ils les en


eussent tirés.i si

Bonaparte n'ignorait pas enfin que l'insurrection


du Tyrol pouvait en provoquer une dans les États de

Venise , et que chaque pas qu'il faisait vers Vienne

accroissait l'audace et le nombre des ennemis qu'il


laissait derrière lui. S'en remettant donc à lui seul

du soin de sa gloire et de son salut , il écrivit de


256 VIE DE NAPOLÉON .

son propre mouvement au prince Charles la lettre


suivante ' :

« Monsieur le général en chef,

Les braves militaires font la guerre et désirent

>>> la paix : celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ?


>>>Avons-nous assez tué de monde et fait assez M de
maux à laotriste humanité ? Elle réclame de tous

>>> côtés . L'Europe avait pris les armes contre la ré-


>>> publique )française , et les a) posées . Votre nation

reste seule; eticependant le sang va couler encore

>>> plus que jamais . Cette sixième campagne s'annonce

>> par des présages sinistres quelle qu'en soit l'issue ,

>> nous tuerons de part et d'autre quelques milliers

» d'hommes de plus , et il faudra bien qu'on finisse

» par s'entendre , puisque tout a un terme , même les


» passions haineuses.lli oloh Harbib polica 9)

» Le Directoire exécutif de la république française

>>> avait fait connaître à sa majesté l'empereur le désir

» de mettre fin à la guerre qui désole les deux peu-

>> ples. L'intervention de la cour de Londres s'y est


» opposée . N'y a-t-il donc aucun espoir de nous en→

>> tendre ? et faut-il , pour les intérêts d'une nation

bétrangère aux maux de la guerre, continuer à nous

>> entr'égorger ? Vous , monsieur le général en chef ,

» qui par votre naissance approchez si près du trône ,


CHAPITRE XXVI. 257

>> et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui


>> animent souvent les ministres et les gouvernemens ,

>> êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur

>> de l'humanité entière et de vrai sauveur de l'Alle-

>> magne ? Ne croyez pas , monsieur le général en

>> chef, que j'entende par là qu'il ne soit pas possible

» de la sauver par la force des armes ; mais , dans la

>> supposition que les chances de la guerre vous soient

>> favorables , l'Allemagne n'en sera pas moins ravagée.

>> Quant à moi , monsieur le général en chef, si l'ou-

>> verture que j'ai l'honneur de vous faire peut sauver

» la vie à un seul homme , je m'estimerai plus fier de

>> la couronne civique que j'aurai méritée , que de la


>> triste gloire qui peut revenir des succès militaires .

>> Je vous prie de croire , monsieur le général en chef,


>> aux sentimens d'estime et de considération distin-
BONAPARTE . >>
» guée avec lesquels je suis ,

Plus gêné dans ses relations avec l'empereur son

frère , que Bonaparte ne l'était dans ses rapports avec


le Directoire , l'archiduc répondit que , n'ayant pas de

pouvoir pour traiter , il ne pouvait entrer dans aucune

négociation ; et il continua à battre en retraite.


Stimulé par ce refus , et déterminé à se faire de-

mander désormais ce qu'il avait offert , Bonaparte n'en

poursuivit les Autrichiens qu'avec plus d'ardeur. Il


était de ces caractères dont l'énergie s'accroît par la
I. 17
.258 VIE DE NAPOLÉON .

résistance. C'est en ce moment sans doute qu'il écri-


vait au Directoire : « Si les armées du Rhin secondent

>> mes opérations , j'irai à Vienne ; si elles ne le font

>> pas , j'irai encore. >>


L'armée était entrée à Saint-Veit le 30 mars ; le

1er avril , elle marcha sur Fersaich . Il y avait à peine


deux heures que Bonaparte avait reçu la lettre par

laquelle l'archiduc déclarait ne pouvoir traiter , qu'un


aide-de-camp vint , au nom de ce prince , proposer

une suspension d'armes de quatre heures . Ce délai eût

donné le temps au général qui avait été battu dans le

Tyrol par Joubert , au général Kerpen , d'opérer sa

jonction avec l'armée du prince Charles . Bonaparte ,

qui précisément manoeuvrait pour l'empêcher , ne


donna pas dans le piége , et refusa la proposition .

Le 2 avril , Masséna , qui commandait l'avant-garde

française , ayant rencontré l'arrière-garde autrichienne

dans les gorges qui conduisent de Fersaich, à Neu-

marck, força toutes les positions qu'elle occupait , et

la poursuivit avec tant d'ardeur que , pour la soutenir ,


l'archiduc fut obligé de détacher de son corps de ba-

taille huit bataillons de grenadiers nouvellement ar-

rivés de Kehl, Ce renfort n'arrêta pas la marche des

Français. Pendant que notre infanterie légère le har-


celait sur ses flancs , Masséna , formant en colonnes les

grenadiers de la dix-huitième et de la trente-deuxième ,


CHAPITRE XXVI. 259

attaquait le village de Neudeck , dans lequel les Au-


trichiens s'étaient barricadés . L'élite des deux armées

était sur le champ de bataille . La défense ne fut pas


moins vigoureuse que l'attaque. Elle ne retarda néan-
moins que de peu de temps la défaite. Les Autrichiens

furent obligés de se retirer sur Neumarck , après avoir


perdu de mille à douze cents hommes.

Les Français trouvèrent à Fersaich et à Neumarck


une grande quantité de munitions de bouche. Ce

n'était qu'une faible partie des magasins qu'on y


avait établis . L'ennemi , en se retirant, avait brûlé
le reste.

Le 4 avril , le quartier-général fut porté à Schei-

fling ; l'avant-garde française eut encore avec l'arrière-

garde autrichienne un engagement non moins vif que


celui de la veille. Il s'agissait de savoir qui des deux
passerait la nuit à Hundsmarck. Les Autrichiens furent

obligés de céder leur lit aux Français , après avoir


perdu douze cents hommes , dont trois cents restèrent

sur le champ de bataille . Les distributions de vivres ,

préparées pour les soldats de l'empereur , furent faites

aux soldats de la république . Les Autrichiens étaient

les véritables pourvoyeurs de l'armée française .


C'est en cette rencontre que nous perdîmes l'adju-

dant-général Carrère , officier de la plus grande dis-

tinction. Impatient de rejoindre le prince Charles , le


260 VIE DE NAPOLÉON .

général Kerpen s'avançait cependant en toute hâte .

Son avant-garde était arrivée à Murau. A l'approche


d'un détachement que Bonaparte envoya sur ce point ,

elle se retira : dès lors sa jonction avec l'armée princi-


pale ne pouvait plus avoir lieu qu'au delà des mon-
tagnes qui avoisinent Vienne .

Renonçant désormais à tout engagement partiel ,


l'archiduc pressait sa marche dans l'intention de li-
vrer sous les murs de Vienne une bataille décisive avec

toutes ses forces réunies . Tel était aussi l'espoir dans

lequel Bonaparte le poursuivait. Mais l'empereur ,

quelque confiance qu'il eût dans les talens de son frère ,

ne crut pas devoir exposer plus long-temps les des-

tinées de l'Empire. Quoique les Hongrois fussent dis-

posés à imiter les Tyroliens , et que Bonaparte pût en

un moment se voir presser entre deux insurrections ,

l'empereur ne se dissimulait pas qu'il avait tout à

craindre de la part de Moreau et de Hoche , qui n'é-


taient plus contenus par des forces suffisantes , et que ,

d'un instant à l'autre , Vienne pouvait se voir assiégée

par trois armées . La terreur qui régnait dans cette


capitale croissait d'heure en heure avec le danger ;

elle croissait à chaque pas que faisaient les Français ,

qui n'étaient plus qu'à trente lieues . Le 5 avril ils

avaient porté leur quartier-général à Judenburg , où


toutes les divisions de leur armée se réunissaient . C'est
CHAPITRE XXVI. 261

là que le comte de Bellegarde et le général Méerveld

vinrent , le 7 avril , au nom de l'empereur , qui se pré-


valait des ouvertures faites à Klagenfurth , demander

une trève de dix jours.

<< Dans la position militaire des deux armées , une

>> suspension d'armes est toute contraire aux intérêts

» de l'armée française, leur répondit Bonaparte ; mais ,

>> si elle doit être un acheminement à la paix tant dé-

» sirée et si utile aux peuples , je consentirai sans


*
» peine à vos désirs . »

Les conditions qu'il mit à cette trève lui furent aussi


avantageuses qu'aurait pu l'être la continuation des

hostilités. Indépendamment de ce qu'elles conservaient

à son armée toutes les positions qu'elle occupait , elles

lui ouvraient les portes de plusieurs villes , du nombre

desquelles était Gratz , capitale de la Styrie , et l'une

des cités les plus populeuses des États héréditaires. En


cas de rupture , il se trouvait sur les frontières de

l'Autriche.

Les conférences durèrent dix jours . Tout en négo-

ciant la paix , Bonaparte , incertain de leurs résultats ,

disposait tout pour la guerre et réclamait plus vive-


ment que jamais le concours des armées du Rhin . S'in-

dignant de leur inaction : « Quand on a bonne volonté

>> d'entrer en campagne , écrivait-il au Directoire , il


» n'est rien qui arrête , et jamais , depuis que l'histoire
262 VIE DE NAPOLÉON .

>> nous retrace des opérations militaires , une rivière


» n'a pu être un obstacle réel . Si Moreau veut passer

» le Rhin , il le passera ; et , s'il l'avait déjà passé ,


>> nous serions en état de pouvoir dicter les conditions

» de la paix d'une manière impérieuse , et sans courir

>> aucune chance ; mais qui craint de perdre sa gloire


» est sûr de la perdre. »

L'armée d'Italie eut seule la gloire de l'avoir con-


quise cette paix si désirée .

Le quartier-général de l'armée française avait été

transféré à Léoben. Là Bonaparte acheva de réaliser

la dernière partie de ses prédictions ; là fut conclu le


traité qu'il avait cru ne pouvoir signer que sous les

murs de Vienne . Les préliminaires en furent arrêtés le


17 avril . L'empereur y cédait la Belgique à la France ,

reconnaissait les limites de la France telles qu'elles

avaient été déterminées par les lois de la république ,

et consentait à l'établissement d'une république indé-


pendante en Lombardie.

La république française , dans ce traité , est nommée

avant l'empereur . Les plénipotentiaires avaient pro-

posé de la reconnaître par un article spécial. « La ré-

» publique , leur répondit Bonaparte , ne veut point

>> être reconnue ; elle est en Europe ce qu'est le soleil


» sur l'horizon. >>

L'adjudant - général Leclerc , qui depuis devint


CHAPITRE XXVI. 265

beau-frère de Napoléon , apporta à Paris cette nou-


velle inespérée qui fut bientôt publiée par le message

que le Directoire adressa au Corps législatif. L'allé-

gresse fut universelle . Les bons citoyens se réjouis-


saient dans l'intérêt du bien public , et les factieux

dans leur intérêt privé , dans l'espérance de conquérir

à leur parti un homme qui , en dépit de tout , était


devenu dans la république une puissance , soit par
l'immensité de ses services , soit par la force de son

génie.
Bonaparte, par la dépêche qui contenait le détail

de ses dernières opérations , et l'explication de sa con-

duite , demandait son rappel pour prix de ses succès .

Cette récompense ne lui fut pas accordée. Le Direc-

toire, qui prévoyait une crise prochaine dans le gou-


vernement , d'une part pouvait redouter à Paris le

retour d'un général devenu si populaire , et d'une

autre part , devait sentir combien la présence de Bo-


naparte en Italie influerait sur les négociations défini-

tives qui allaient s'ouvrir. Il lui en confia la direction ,

et de plus le chargea de tirer , tout en négociant avec

l'Autriche, vengeance de la duplicité des procédés du

gouvernement vénitien envers la république française .


264 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE XXVII .

POLITIQUE DES VÉNITIENS ; RÉVOLTE DE VÉRONE ; RÉVOLU-


TION DE VENISE ; DESTRUCTION DE CETTE RÉPUBLIQUE .

PENDANT que les Français victorieux s'avançaient en

Allemagne , l'insurrection s'organisait derrière eux en


Italie. Les Vénitiens couraient aux armes , et tentaient ,

pour leur en fermer le retour , ce qu'ils n'avaient osé

faire pour leur en fermer l'entrée : tentative impuis-


sante qui amena la perte de leur république,

Plusieurs causes ont été assignées à la chute de


Venise : elles dérivent toutes d'une cause première ,

la faiblesse où cette puissance était graduellement

tombée depuis la guerre de Candie. Venise existait


moins depuis cette époque par sa propre force que
par l'intérêt que les puissances d'un ordre supérieur

avaient à ne pas permettre que l'une d'entre elles


s'agrandit en s'en emparant . L'accord auquel Venise
devait sa conservation ayant été détruit par la révo-

lution française , sa ruine devenait imminente. Comme


CHAPITRE XXVII. 265

tous les petits États , Venise était exposée à disparaî-

tre au milieu du mouvement imprimé par la force


des choses aux grands États de l'Europe.
Le gouvernement vénitien , entrevoyant le danger ,

crut l'éviter en se déclarant neutre dans la guerre

qui s'était élevée entre la France et l'Europe . C'est


ce qui hâta sa perte , c'est ce qui livra son territoire

aux puissances belligérantes , En l'ouvrant , ainsi que


les traités l'y obligeaient , aux armées que les Autri-

chiens envoyaient en Lombardie , Venise l'avait ouvert

aux armées qui viendraient les y combattre . Quand ,


chassés de cette contrée , les Autrichiens se réfugié-
rent dans les provinces vénitiennes , quels moyens le

sénat avait-il d'empêcher les Français d'y poursuivre

leurs ennemis , et d'y occuper les places qu'ils pre-


naient sur les vaincus ?

Venise eût peut-être conjuré l'orage en se pronon-

çant pour la France après la bataille de Lodi : elle se

fût assurée ainsi une protection puissante contre l'Au-1

triche , son ennemie naturelle. Quitte pour modifier

son gouvernement d'après les principes français , en


s'associant à la fortune de la grande république , elle

fût peut-être devenue le centre de la grande répu-


blique italienne . Mais le gouvernement vénitien pou-

vait-il entrer dans une pareille spéculation ? les prin-

cipes sur lesquels la république française se fondait


266 VIE DE NAPOLÉON .

alors n'étaient pas de nature à rassurer le sénat de

Venise. Les principes de la démocratie ne sont pas


moins odieux aux aristocraties qu'aux monarchies.
Venise refusa d'entrer en alliance avec la France

non-seulement après la bataille de Borghetto , quoi-

que la proposition lui en eût été faite par la Porte


et par l'Espagne , mais aussi après les batailles de

Castiglione , de Roveredo et de Bassano . Elle protes-


tait vouloir se renfermer dans sa neutralité , et ce-

pendant faisait des préparatifs de guerre . Sommée de

s'expliquer à ce sujet , c'était , répondait-elle , pour


expulser les Autrichiens , s'ils s'obstinaient à rester sur

le territoire vénitien : et néanmoins les provéditeurs

ouvraient aux Autrichiens toutes les places fortes de

la république, et leur fournissaient , de plein gré ,

toutes les munitions que les Français n'obtenaient


d'eux qu'à force de menaces .

Les relations diplomatiques n'étaient pas plus fran-

ches . Deux agens français , de partis contraires , étaient

accrédités en même temps auprès du sénat de Venise ,

et celui des deux qu'il favorisait , le comte d'Entrai-

gue , ne représentait pas la république française. Les

deux républiques se faisaient réellement la guerre


tout en conservant , l'une le titre de neutre et l'autre

le titre d'amie. Cette guerre fut tout au détriment


des Vénitiens .
CHAPITRE XXVII. 267

Beaulieu , fuyant après la bataille de Lodi , s'était

emparé de Peschiéra , qui appartenait aux Vénitiens .

Se prévalant de cet exemple , Bonaparte non-seule-

ment s'empare de cette place , que Beaulieu est forcé

d'évacuer , mais il s'établit dans Vérone , qu'il avait

le plus grand intérêt d'occuper . En conséquence des

droits de la guerre , le territoire vénitien fut ainsi

graduellement conquis par lui sur les Autrichiens ,


qui , par un abus de confiance , l'avaient réellement
envahi les premiers ; et Venise , après le passage de

l'Isonzo , n'eut pas en terre ferme une place forte

qui ne fût tombée au pouvoir des Français .


Les espérances de l'aristocratie vénitienne se rele-

vèrent cependant quand elle vit Bonaparte , sorti de

l'Italie, poursuivre , à travers les provinces autri-

chiennes , le prince Charles , qui se retirait à marches


forcées sur Vienne. Ce qu'elle ne pouvait pas opé-

rer par une armée , elle se crut certaine de l'opérer

par le peuple ; elle se crut certaine d'anéantir , dans

une insurrection , un ennemi échappé à tant de ba-,


tailles. Depuis long-temps les gouverneurs des villes

et des provinces s'appliquaient à aigrir les méconten-

temens excités par les vexations qui signalent tou-

jours la présence d'une armée étrangère. On avait dis-

tribué des armes aux paysans , on les avait formés en


garde nationale . On espérait que , jointes aux troupes
268 VIE DE NAPOLÉON .

réglées , ces milices appuyées d'ailleurs par la popula-

tion , anéantiraient sans peine les douze mille Français


qui se trouvaient disséminés tant en Lombardie que
dans les États de Venise et dans les trois Légations.

La chose eût été facile s'il n'y avait eu en Italie


qu'une opinion ; mais la liberté aussi a son fanatisme.

Il avait donné des alliés nombreux aux Français dans

ces diverses contrées ; et peut-être est-ce autant à

l'impatience des amis de la liberté , qu'à la politique


du sénat de Venise , qu'il faut imputer les mouve-

mens qui se manifestèrent à Bergame et à Brescia ,

mouvemens que suivit l'insurrection de Vérone , et la

catastrophe dans laquelle la république de Venise a


succombé .

Racontons les faits . Le podestat de Bergame , sa-

chant que plusieurs habitans de cette ville étaient

affiliés aux sociétés populaires de Milan , et présu-

mant qu'ils préparaient une révolution , en donna


avis aux inquisiteurs d'état , et leur envoya les noms

des chefs de l'entreprise. Son courrier fut intercepté.


Avertis du danger qui les menaçait , les individus dé-
noncés cherchèrent leur salut dans l'exécution même

du projet qu'on leur avait prêté. Le 14 mars ils cou-


rent aux armes , chassent le podestat , substituent le

gouvernement municipal à celui du sénat de Venise ,

et font alliance avec la république milanaise. Les


CHAPITRE XXVII. 269

Français , qui occupaient le château , ne prirent au-

cune part à ce mouvement spontané , non plus qu'à


ceux qui , le 27 , eurent un résultat semblable à

Brescia , où les habitans de Bergame avaient porté


leur enthousiasme .

Les Bressans , après avoir battu et dissipé un ras-


semblement de soldats et de paysans qui tenaient pour

le sénat , se portèrent sur Salo , dont le sénat avait

fait le centre de ses opérations . Là , battus à leur tour ,

ils furent pris pour comble de malheur. Les Mila-

nais , commandés par le général Lahoz , volent au

secours de leurs alliés . Salo est prise et pillée. La

révolution cependant s'était opérée à Créma . Toute


la terre ferme était en combustion.

La face des choses changeait pendant ce temps-là


dans le Tyrol. Le général Laudon , secondé par les

habitans , ayant repris toutes les places que Joubert

avait occupées , poursuivait , l'épée dans les reins , les

faibles garnisons qui s'en étaient échappées et qui


se réfugiaient dans Vérone .

Le sénat de Venise crut le moment favorable à

l'exécution de ses projets. Le tocsin dans toutes les


communes donne le signal de l'insurrection contre les

Français. La plupart d'entre eux échappent néan-


moins au poignard , à Vicence et à Padoue. Mais , le
lundi de Pâques , il atteint à Vérone tous ceux qui ne
270 VIE DE NAPOLÉON.

s'étaient pas renfermés soit dans les forts, soit dans le

château où le général Balland se défendait à la tête


de trois mille hommes . Non- seulement on égorgea

tous les Français isolés qui furent rencontrés dans

les rues , mais on les alla frapper jusque dans les lits
que la guerre respecte . On massacra les malades et

les blessés dans les hôpitaux .

C'est dans cette circonstance que l'armistice con-


clu à Léoben fut notifié à Laudon , qui s'avançait

par la vallée de l'Adige. Cette nouvelle arrêta ses

opérations. Mais les insurgés n'en continuèrent pas


moins le siége du château de Vérone , et ce n'est

qu'après six jours de la résistance la plus vigoureuse

que le général Balland fut délivré par le général


Kilmaine .

Dans ces entrefaites plusieurs hostilités avaient été


commises dans l'Adriatique , contre les Français , par
les Vénitiens . On avait brûlé à Zante la maison du

consul de France . Une frégate française avait été at-

taquée et maltraitée par un vaisseau de Saint-Marc ,

qui avait pris sous sa protection un convoi autri-

chien. Enfin un petit bâtiment français , qui était

venu se réfugier dans le port de Venise , non-seu-


lement avait été accueilli à coups de canon ; mais ,

après en avoir tué le capitaine , les Vénitiens , pil-

lant la cargaison , avaient mis l'équipage à la chaîne .


CHAPITRE XXVII. 271

Antérieurement à ces faits , Junot , l'un des aides-

de-camp de Bonaparte , était venu demander au doge

raison des armemens qui se faisaient dans toute la ré-


publique , et le menacer de la guerre , s'il ne donnait

pas satisfaction à la France sur toutes les infractions

faites à la neutralité. Les faits que nous venons d'é-


noncer , et le massacre de Vérone , rendirent toute con-

ciliation impossible. Le sang français demandait ven-


geance . La guerre fut déclarée, Bonaparte ramena

contre Venise son armée victorieuse. La force ne pou-


vait rien contre lui ; les ressources de la ruse étaient

épuisées ; il fallut se mettre à sa discrétion . Bonaparte

promit d'épargner Venise , à condition que la démo-

cratie serait substituée à la vieille aristocratie , et qu'à

l'exemple des villes révoltées , cette métropole adop-

terait le gouvernement municipal. Les nobles n'ab-

diquèrent pas sans difficulté. Ils avaient cru un mo-

ment pouvoir se défendre dans leurs lagunes , ayec


l'aide de onze mille Esclavons qu'ils y avaient fait ve-
nir de terre ferme et de Dalmatie. Mais tous leurs
calculs devaient tourner contre eux. Ces troupes , qui

comptaient piller les ennemis des nobles , trompées dans


leur espoir, pillèrent les nobles eux-mêmes. Le sang
coula dans Venise. Pour mettre un terme au désordre ,

les nobles furent obligés d'appeler comme libérateurs

ces mêmes Français contre lesquels ils avaient armé.


272 VIE DE NAPOLÉON.

Le 12 mai , le grand conseil abdiqua la souverai-


neté. Le 16 , le général Baraguay-d'Hilliers prit pos-

session de la ville de Venise , qui se rendit à discrétion .

Les symboles de l'oligarchie furent aussitôt rempla-


cés par ceux de la liberté. On ne détrôna pas encore

pourtant le lion de Saint-Marc ; mais à cette inscription,

qui se lisait sur le livre qu'il tient entre ses griffes ,

pax tibi , Marce , evangelista meus *, on substitua :


Droits de l'homme et du citoyen ; sur quoi un gon-

dolier dit gaîment que le lion avait enfin retourné le

feuillet.
Tout ce qui se trouvait en munitions de guerre
dans les magasins fut acquis aux Français , qui s'em-

parèrent aussi de tous les vaisseaux de la république.

Une division commandée par le général Gentili alla

prendre possession des îles Ioniennes et des postes que

les Vénitiens possédaient sur les côtes de l'Épire.


Le gouvernement qui succéda à celui du sénat n'é-

tait évidemment que provisoire . Venise se flattait néan-

moins d'être conservée comme république et même

de devenir le centre d'une grande démocratie. Elle

reconnut bientôt son erreur . Rayée du nombre des

puissances par le traité de Campo-Formio , une par-


tie de son territoire fut ajoutée à celui de la république

* La paix soit avec toi , Marc , mon évangéliste.


CHAPITRE XXVII. 273

Cisalpine. Le reste fut donné à l'Autriche en compen-


sation de la Belgique et de la Lombardie. La France

garda Corfou et les autres îles.

Ainsi , dans le tumulte général , fut absorbée pres-

que sans bruit , ainsi disparut sans laisser de vide ,

la plus ancienne des républiques modernes. Le ter-


ritoire de Venise se fondit dans celui des États limi-

trophes ; et cet événement ne produisit guère en Eu-


rope qu'un mouvement pareil à celui qui a lieu dans

une bataille quand des soldats se rapprochent pour

remplir l'intervalle laissé par un vétéran qui vient de

succomber , et à la chute duquel ils ne donnent pas


même un regret .

I. 18
VIE DE NAPOLÉON .
274

www

CHAPITRE XXVIII.

RÉVOLUTION DE GÊNES ; NÉGOCIATIONS D'UDINE ; TRAITÉ


DE CAMPO - FORMIO ; RETOUR DE BONAPARTE A PARIS.

Ce qui venait de se passer à Venise annonçait ce


qui se passerait à * Gênes. Quoique l'organisation du

gouvernement y fût plus populaire , l'aristocratie n'y


régnait pas moins que dans l'autre république. Le

pouvoir s'y était concentré dans quelques familles no-


bles qui avaient eu le crédit d'exclure du sénat et

même de chasser du territoire génois les familles in-

fluentes connues pour leur penchant vers la démo-


cratie. A ces motifs , qui rendaient l'existence de ce

gouvernement peu compatible avec les principes sur

lesquels reposait l'organisation de la république fran-

çaise , se joignaient de graves sujets de mécontente-

ment . Tout en protestant de leur respect pour la neu-

tralité dans la guerre qui armait la France contre

l'Autriche , les oligarques de Gênes , comme ceux de


Venise , n'avaient cessé de servir les Autrichiens . Ils
CHAPITRE XXVIII. 275

ne combattaient pas contre la France , mais ils favo-

risaient ceux qui la combattaient ; ils ne lui prenaient

rien , mais ils avaient laissé prendre , par les coalisés ,

des vaisseaux français jusque dans le port de Gênes ;


Beaulieu avait obtenu d'eux des secours de toute es-

pèce ; la frégate la Modeste avait été pillée et brûlée


sous le canon de leurs forts ; et , dans le sein même de

leur capitale , l'Anglais Drake et l'Autrichien Girola ,


non-seulement avaient recruté pour la coalition , mais

ils avaient organisé le massacre des Français et soldé


leurs assassins à bureau ouvert .

Ces brigandages avaient été punis à Margarita , mais


non pas la tolérance que le gouvernement génois leur

avait accordée. Ses forces lui suffisant à peine pour

résister aux Autrichiens , Bonaparte n'avait pas voulu

grossir le nombre de ses ennemis . Feignant d'ignorer

ce qu'il ne pouvait empêcher , il avait ajourné sa ven-

geance : « Le temps de Gênes n'est pas encore venu ,

» écrivait-il à Faypoult , qui l'invitait à mettre un

>> terme aux perfidies du sénat ; une bataille se pré-

>> pare. Vainqueur , j'aurai Mantoue ; alors une simple


» estafette à Gênes me tiendra lieu d'une armée. Ou-

» bliez les sujets de plaintes que nous avons contre le


7
» sénat de Gênes. Endormez-le jusqu'au moment du
>> réveil. >>

Ce moment était arrivé. La révolution de Gênes ,


276 VIE DE NAPOLÉON .

amenée par la force des choses , s'effectua sans qu'on

eût besoin de recourir à l'intervention de l'armée fran-

çaise . L'explosion fut même assez précipitée pour con-

trarier le plan du général Bonaparte , plan d'après

lequel cette révolution devait s'accomplir sans violence.

Contrarié par les désordres qui la signalèrent d'a-

bord , « les patriotes , écrivait- il au Directoire , se sont


>> mal conduits . S'ils avaient voulu être tranquilles ,
>> l'aristocratie mourait d'elle-même . »

Ces désordres ensanglantaient la ville : pour les ré-

primer , Bonaparte y envoya signifier ses volontés par


un de ses aides-de-camp qui ne trouva pas dans le

doge de Gênes moins de docilité que Junot n'en avait


trouvé dans le doge de Venise . Cet aide-de-camp , qui

joignait une grande sagacité à un grand courage , était


Lavalette.

Le calme rétabli fut bientôt consolidé par une nou-

velle constitution . Le territoire de la république non-

seulement fut conservé dans son intégrité , mais il

s'accrut des fiefs impériaux qui y furent incorporés.

Quant au système de gouvernement , il éprouva des


modifications peu favorables aux familles dominantes ,
mais par cela même agréables à la multitude . Par la

nouvelle organisation , qui avait été concertée entre le

conquérant de l'Italie et les députés génois , à l'ancien


sénat on substitua un corps législatif formé de deux
CHAPITRE XXVIII. 277

conseils ; et le pouvoir exécutif fut confié à un direc-

toire. Ce gouvernement était une miniature du gou-

vernement français. Il y eut alliance entre les deux

républiques .
Bonaparte donna en cette circonstance un témoi-

gnage éclatant du respect qu'il portait aux monumens

consacrés par la reconnaissance publique à la mémoire

des grands hommes. Dans leur emportement , les ré-


volutionnaires avaient abattu les statues des Doria. Il

exprima ainsi l'indignation qu'il ressentait de cet acte


d'ingratitude et de barbarie : « Un excès de zèle doit-il

» vous emporter jusqu'à méconnaître votre propre

>> gloire ? Quelle main barbare a pu frapper cet André


>> Doria , fondateur de votre liberté , ce héros de pa-
>>> triotisme qui refusa la souveraineté que lui offrait

>>> l'empereur d'Allemagne? Ne donnez pas aux en-


>> nemis de la liberté le droit de vous calomnier , et
>> sachez que les vrais républicains honorent le mé-

>> rite et la vertu par-tout où ils se trouvent. »

Pendant que ces choses se passaient , des négocia-


teurs nommés par l'Autriche pour traiter de la paix

définitive s'étaient réunis à Montebello , près de Bo-

naparte , chargé à cet effet des pouvoirs du gouverne-

ment français . Les négociations toutefois n'avançaient


pas : tout en vantant le désir sincère que leur maître
avait de mettre un terme aux calamités de la guerre ,
278 VIE DE NAPOLÉON.

les agens autrichiens suscitaient difficultés sur diffi-

cultés. La lenteur avec laquelle ils procédaient , don-

nait tout lieu de croire que le cabinet de Vienne avait

quelque intérêt secret à gagner du temps . En effet une


révolution , qui se préparait à Paris , dans le sein même

du Corps législatif, menaçait la constitution de l'an 3 ;

et , quoique parmi les mécontens il y eût un grand


nombre d'amis de la liberté , cette révolution semblait

avoir pour but de porter à la tête du gouvernement


français le parti qui en avait été écarté par le canon

du 13 vendémiaire. Les espérances et les intelligences

de ce parti avaient été révélées par plusieurs indices :

des papiers saisis par le général Moreau , dans le four-

gon d'un général allemand , et ceux que le général

Bonaparte avait trouvés dans le porte-feuille du comte

d'Entraigue , ne permettaient pas de douter qu'un

certain nombre de députés , portés à la législature


par les nouvelles élections , n'eussent l'intention de

renverser l'ordre existant. Poussant l'audace jusqu'à

l'imprudence , ils déguisaient à peine leurs inten-

tions. Les nombreux journaux qui leur étaient dé-

voués contenaient chaque jour de nouveaux manifestes

contre le gouvernement . L'on n'attendait que le signal

du combat. Averti par tant de voix , le Directoire ne

crut pas devoir attendre qu'on l'attaquât . Il prévint

une révolution par un coup d'état . Le 18 fructidor


CHAPITRE XXVIII. 279

4 septembre 1797) , après s'être saisi de ses ennemis

non-seulement dans leurs domiciles , mais jusque dans

le palais du pouvoir exécutif , mais jusque dans le


temple des lois , il fit déporter , sans jugement , ces
citoyens illégalement arrêtés.

Cette mesure , par laquelle le Directoire attentait à


l'inviolabilité des législateurs et à sa propre inviola-

bilité , était-elle la meilleure , ou la seule qu'il pût

prendre dans la circonstance ? Ne donnait-il pas un


exemple dont l'imitation pouvait un jour lui devenir

funeste ? C'est ce que nous n'avons pas le loisir d'exa-


miner.

Quoi qu'il en soit , Bonaparte , qui ne voyait dans

la révolution réprimée le 18 fructidor qu'une réac-

tion contre les résultats du 13 vendémiaire , et qui


croyait alors à la possibilité et à l'utilité de maintenir

la république , manifesta ses appréhensions et son dé-


vouement pour la cause de la liberté , dans une pro-

clamation qu'il fit à son armée à l'occasion de l'anni-


versaire du 14 juillet .

Mais , s'il approuva la répression , du moins n'ap-

prouva-t-il pas l'oppression . Révolté des vengeances


qui suivirent le triomphe du Directoire : « Je suis de

l'avis du jour, disait-il , mais non de l'avis du len-

demain. » La proposition de bannir tous les nobles


mit le comble à son mécontentement , et il le manifesta
280 VIE DE NAPOLÉON.

assez hautement pour que le Directoire , dans son in-"

quiétude, ait cru devoir faire épier de plus près un

général devenu si redoutable. Bonaparte indigné s'en

plaignit avec amertume : « Je demande ma démission ,


>> écrivait-il à Barras. En deux ans , une campagne

» près de Paris rétablirait ma santé , et redonnerait

» à mon caractère la popularité , que la continuité


» du pouvoir óte nécessairement. Je suis esclave de

>> ma manière de sentir et d'agir , et j'estime le cœur

>> bien plus que la tête. » Tout se pacifia néanmoins

par les soins d'un négociateur envoyé par Barras.

Calmé plutôt que satisfait , Bonaparte employa toute


son activité à terminer les négociations . Le congrès

avait été transporté à Udine.

Les espérances du cabinet de Vienne s'étaient éva-


nouies. Deux mois cependant suffirent à peine pour

triompher de ses prétentions toujours croissantes . Plu-


sieurs fois on crut les conférences rompues. C'est à
l'ascendant que le négociateur français avait pris par

son caractère , autant qu'à l'autorité qu'il tenait de


son génie, que l'Europe fut redevable de cette paix

tant désirée. Les négociateurs s'assemblaient tantôt à

Udine chez le plénipotentiaire de l'Empire , tantôt à

Passeriano chez le plénipotentiaire français . Dans une

des conférences d'Udine , un des ministres de l'Au-

triche ayant reproduit avec obstination des difficultés


CHAPITRE XXVIII. 281

qu'on croyait aplanies : « Refuser des conditions rai-

>> sonnables , dit Bonaparte , c'est vouloir la ཉ་ guerre,

» Eh bien , la guerre ! mais prenez-y garde : votre

>> peuple est mécontent . Quand j'arrivai à Léoben ,

>> il cassa les vitres de votre ministre. Si vite que

» j'aille à Vienne , j'ai bien peur de n'y pas être


>> assez tôt pour empêcher qu'il ne lui arrive pis. >>

Puis , prenant avec vivacité son chapeau pour sortir ,

comme il avait renversé des porcelaines : << Avant


» quinze jours , ajouta-t-il , il y en aura bien d'autres

» de cassées ; » et il sortit sans s'apercevoir qu'un des

négociateurs autrichiens l'avait accompagné jusqu'à


sa voiture.

La signature du traité , qui suivit de près cette

scène singulière , eut lieu le 17 octobre à minuit. Ce

traité , dont les préliminaires de Léoben étaient la

base , donnait à l'Autriche , avec l'Istrie, la Dalmatie ,

les îles de l'Adriatique et les Bouches du Cataro , la


ville de Venise et ses États de terre ferme , jusqu'à

l'Adige. Après tant de défaites , l'Autriche se trouvait

aussi agrandie qu'elle l'eût été par des conquêtes , et

les nouvelles provinces qu'elle acquérait étaient conti-

guës aux provinces qu'elle conservait et à celles qu'elle

espérait recouvrer. Pour opposer à ses futures tenta-

tives une force suffisante , Bonaparte , réunissant les

républiques Cispadane et Transpadane , en forma la


282 VIE DE NAPOLÉON.

république Cisalpine , et substitua une constitution

commune à l'organisation provisoire par laquelle cha-


cune d'elles avait été particulièrement régie jusqu'a-

lors. La Valteline , Chiavene et Bormio furent réunis

à la Cisalpine , dont l'empereur d'Autriche reconnut


l'indépendance .

Le traité de Campo-Formio ne réglait que les in-


térêts de l'Autriche . Pour régler ceux de l'Empire ,

un congrès fut convoqué à Rastadt . Bonaparte, qu'on

y envoya , avant de se séparer de ses soldats , prit congé


d'eux en ces termes : « Soldats , je pars demain pour

>> Rastadt. En me trouvant séparé de l'armée , je ne

>> serai consolé que par l'espoir de me trouver bien-

» tôt avec vous luttant contre de nouveaux dangers.

>> Quelque poste que le gouvernement assigne aux


>> soldats de l'armée d'Italie , ils seront toujours le

» soutien de la gloire et de la liberté française . Sol-


>> dats , en vous entretenant des princes que vous avez

>> vaincus , des peuples qui vous doivent leur liberté ,

>> des combats que vous avez livrés , en deux cam-

>> pagnes , dites - vous : Dans deux campagnes nous

>> aurons plus fait encore. »


Bonaparte ne fit que paraître à Rastadt. Il se mit

bientôt en route pour Paris. Son voyage fut une

marche triomphale. Dans toutes les villes qu'il tra-


versait , l'admiration lui décernait des honneurs que
CHAPITRE XXVIII. 283

la flatterie avait réservés jusqu'alors aux têtes cou-


ronnées.

Un triomphe plus éclatant l'attendait dans la ca-

pitale. << Tout ce qu'il y avait d'opprimés en France ,

» dit M. Lacretelle jeune , avait hâté son retour : de-

>> puis long-temps chacun d'eux portait dans son ame

» quelque pressentiment des destinées du conquérant


» de l'Italie . Ceux qui n'avaient encore éprouvé que

» les rigueurs de la république voyaient en lui un

» libérateur ; tous brûlaient de saluer celui qui avait

>> porté si haut la gloire de la nation ..... Le peuple

>> jouissait d'avance du plaisir de dire à cinq magis-


>> trats sans renommée et sans popularité : VOILA UN
>> GRAND HOMME ! >>

M. Lacretelle exprimait cette fois l'opinion publique.

Rappelons ici qu'un des premiers soins de Bona-

parte , lorsque les négociations s'ouvrirent , avait eu

pour objet la délivrance du général Lafayette , détenu

depuis cinq ans dans les prisons de l'Autriche avec

les généraux Latour-Maubourg et Bureaux de Pusy.


En cela encore Bonaparte avait agi de son propre mou-

vement , car , après leur délivrance , le Directoire n'eut


pas honte de refuser l'entrée de la France à ces fon-

dateurs de la liberté , et de traiter en émigrés ces vic-

times de l'émigration .
284 VIE DE NAPOLÉON .

anımmmmmmm mmmmmmmmmmmmmm

CHAPITRE XXIX .

RÉCEPTION FAITE PAR LE DIRECTOIRE A BONAPARTE ; IL


EST NOMMÉ GÉNÉRAL DE L'ARMÉE D'ANGLETERRE , PUIS
GÉNÉRAL DE L'ARMÉE D'ORIENT ; L'INSTITUT L'ADMET AU
NOMBRE DE SES MEMBRES ; DÉPART POUR TOULON.

BONAPARTE arriva à Paris le 5 décembre 1797. L'ac-

cueil que lui fit le Directoire répondit à l'attente gé-

nérale . Un appareil extraordinaire avait été ordonné


pour ce triomphe. La cour du Luxembourg en fut le
théâtre. Les attributs de la victoire et de la liberté la

décoraient ; mais ses véritables ornemens étaient cette

forêt d'étendards conquis par le héros de la fête. L'en-

ceinte réservée pour la cérémonie exceptée , une foule


immense remplissait tout l'espace qui n'était pas oc-
cupé par les fonctionnaires publics et par les agens

diplomatiques.

Accompagné de son état- major , Bonaparte , dont


les simples habits contrastaient avec le faste du cos-
tume directorial , s'avance au milieu des acclamatious

générales , jusqu'à l'estrade où siégeaient les cinq


CHAPITRE XXIX . 285

hommes .Vainqueur et pacificateur, il leur fut présenté

par le ministre de la guerre et par celui des relations

extérieures . Le citoyen Talleyrand prit d'abord la pa-

role : célébrant la révolution , sans les bienfaits de la-

quelle , disait-il , Bonaparte ne serait jamais parvenu

au commandement , il exalta l'amour de ce triompha-

teur pour l'étude et la retraite , lui reprocha de


* man-
quer d'ambition, et pressant le gouvernement de ne

pas favoriser le goût de Bonaparte pour une vie moins

active , il ajouta : « La France entière sera libre ; peut-

» être lui ne le sera jamais ; telle est sa destinée . >


»

Le conquérant de l'Italie parla ensuite en ces termes :

<< Citoyens directeurs , le peuple français , pour être


» libre , avait les rois à combattre. Pour obtenir une
>> constitution fondée sur la raison , il avait les rois à
>> vaincre. La constitution de l'an 3 et vous , avez

>> triomphé de tous ces obstacles.

>> La religion , la féodalité et le royalisme ont suc-


>> cessivement, depuis vingt siècles , gouverné l'Eu-

>> rope. Mais de la paix que vous venez de conclure

>> date l'ère des gouvernemens représentatifs.

>> Vous êtes parvenus à organiser la grande nation .

>> Vous avez fait plus ; les deux plus belles parties de

» l'Europe , jadis si célèbres par les arts , les sciences

>> et les grands hommes dont elles furent le berceau ,

>> voient avec les plus grandes espérances le génie de


286 VIE DE NAPOLÉON.

» la liberté sortir du tombeau de leurs ancêtres. Ce

>> sont deux piédestaux sur lesquels la destinée veut


>> placer deux grandes nations,

» J'ai l'honneur de vous remettre le traité signé à

>> Campo-Formio et ratifié par sa majesté l'empereur.

>> La paix assure la liberté , la prospérité et la gloire

» de la république. Lorsque le bonheur du peuple

>> français sera assis sur les meilleures lois organiques ,


>> l'Europe entière deviendra libre. >>

A ce discours où Bonaparte avait sagement évité de

parler de la journée du 18 fructidor , le président fit


une réponse qui fut autant l'apologie de ce coup d'é-

tat , que l'éloge des victoires de l'armée d'Italie . Il parla

en chef de faction. Bonaparte avait parlé en homme


de la nation .

Le général Joubert remit ensuite au Directoire le


drapeau que le Corps législatif avait décerné à l'armée

victorieuse. Sur une des faces on lisait : A l'armée

D'ITALIE LA PATRIE RECONNAISSANTE , et sur l'autre

étaient inscrits tous les titres de l'armée d'Italie , A LA


RECONNAISSANCE DE LA PATRIE. L'histoire n'a pas de page

plus brillante et plus remplie. M


Un décret du Corps législatif avait aussi donné un

drapeau au vainqueur d'Arcole. Bonaparte , l'ayant

reçu du ministre de la guerre , en confia la garde au

général Lannes. « C'est à vous , lui écrivait-il , à être


CHAPITRE XXIX . 287

>> dépositaire de cet honorable drapeau qui couvre


» de gloire les grenadiers que vous avez constamment

>> commandés. Vous ne le déploierez désormais que

» lorsque tout mouvement en arrière sera inutile , et

» que la victoire consistera à rester maître du champ


>> de bataille . >>

L'époque où ce drapeau devait être déployé n'était

pas éloignée. La paix n'avait pas été faite avec toute

l'Europe. En ratifiant le traité de Campo-Formio , le


Directoire avait manifesté l'intention de tourner toutes

ses forces contre l'Angleterre avec laquelle la rupture

des conférences de Lille ne laissait plus d'espoir d'ac-


commodement ; et dès le 11 novembre le ministre de
la guerre avait fait connaître à Bonaparte que l'inten-

tion du gouvernement était de lui confier le comman-


dement de l'armée d'Angleterre .

Sur quel point la France attaquerait-elle cette puis-

sance qui se répand sur tout le globe ? Voilà ce que


l'Europe se demandait ?

Dirigés par une commission spéciale établie au Hâ-

vre , et à la disposition de laquelle le gouvernement


avait mis des sommes considérables , de grands pré-

paratifs se faisaient non-seulement dans les ports de

France , mais dans ceux d'Espagne et de Hollande .

Depuis Cadix jusqu'au Texel , des flottes s'équipaient

A Boulogne , à Étaples , à Ambleteuse , à Calais ,


288 VIE DE NAPOLÉON .

Dunkerque, à Ostende, on rassemblait toutes les petites

embarcations , et de nombreux bataillons s'avançaient

vers les côtes occidentales. Bonaparte reçut ordre d'al-

ler les inspecter. On ne douta plus alors qu'il ne fût

question d'attaquer l'Angleterre dans son centre , et


de faire une descente dans cette île. En vain objec-

tait-on que dans les ports de la Méditerranée l'acti-

vité n'était pas moindre que dans ceux de l'Océan ,


et que la flotte de Toulon , réparée et augmentée de

la marine vénitienne , se disposait à sortir ; cela ne

prêtait que plus de solidité aux conjectures accrédi-

tées. Cette flotte, répondait-on , devait dégager la flotte

espagnole bloquée devant Cadix par celle de lord


St-Vincent , et toutes deux de concert feraient voile

ensuite vers la Manche , pour y concourir aux suc-

cès de la plus grande des expéditions. Les difficultés

qu'elle présentait s'évanouissaient au nom du capi-

taine qui devait la diriger comme l'enthousiasme


la confiance était au comble , et les chants dont la ca-

pitale retentissait avaient moins l'accent de l'espérance

que celui de la victoire.

Tel avait été en effet le projet du Directoire . Mais

Bonaparte , loin de regarder ce projet comme exécutable

avec les moyens actuels , l'avait combattu assez vive-

ment dans le conseil pour devenir suspect à cette om-

brageuse autorité . Une rupture pensa éclater . Sentant


CHAPITRE XXIX . 289

qu'il ne pouvait vivre en France avec sécurité comme


particulier , et qu'il importait à son crédit de se con-

server une armée , Bonaparte tourna ses pensées vers

l'Égypte. Il reprit un projet dont il paraît s'être an-


térieurement occupé , et le substitua à celui du Di-

rectoire qui finit par se ranger à son avis. Commandée

par une foule d'intérêts , la conquête de l'Égypte of

frait en effet de grands avantages au gouvernement ;

elle promettait à la France , privée de ses colonies ,

un sol où les productions des deux Indes pouvaient


se naturaliser ; elle lui assurait des communications
plus promptes et plus faciles avec l'Indoustan. Maî-

tresse de l'Égypte , la France menaçait de là les sour-

ces les plus fécondes de la prospérité britannique .


Sous le ministère du duc de Choiseuil , un pareil

projet avait été conçu dans un but moins étendu . Bo-

naparte en prit connaissance probablement avant d'ar-

rêter le plan de ses opérations ; il se fit communiquer

aussi tous les mémoires qui pouvaient l'éclairer. Plu-

sieurs livres qu'il avait empruntés à la bibliothèque

de Milan , portent sur les pages relatives à l'Égypte

des notes qui indiquent l'intérêt dans lequel il les avait


consultés.

Ce changement de projet n'en ayant pas apporté

dans les préparatifs , la multiplicité des démonstra-

tions mit en défaut la perspicacité de l'Angleterre,


I. 19
290 VIE DE NAPOLÉON.

Menacée de tous les points , elle se garda principalement

sur les points les plus rapprochés d'elle ; et se croyant

suffisamment garantie du côté de la Méditerranée par

l'escadre qui fermait le détroit , elle négligea de blo-


quer Toulon et de barrer le chemin de l'Égypte .

Faute heureuse pour elle en dernier résultat . Peut-

être a-t-elle sauvé l'Angleterre des malheurs dont la

menaçait une descente. Le Directoire n'y avait pas re-

noncé en adoptant les idées de Bonaparte sur l'Égypte .


Il en avait seulement subordonné l'exécution au suc-

cès de cette conquête. L'on devait pendant le cours


de l'année terminer les vaisseaux qui étaient en cons-
truction dans les divers chantiers , augmenter le nom-

bre des chaloupes canonnières et des bâtimens de dé-

barquement ; et , vers décembre , lorsque la flotte

anglaise , disséminée sur tous les points qu'elle devait

surveiller , aurait été diminuée du nombre de vais-


seaux réclamés pour la défense de l'Inde , et que l'es-

cadre de Toulon serait devenue inutile en Égypte ,


toutes les forces maritimes de la France et de ses al-

liés devaient se réunir contre l'ennemi cominun . Tel


est le projet développé dans la note adressée par Bo-

naparte au Directoire , le 13 avril 1798 , projet dont


le succès semblait démontré jusqu'à l'évidence . Cette
certitude toutefois s'abîma devant Aboukir avec notre

escadre.
CHAPITRE XXIX . 291

C'est le 12 avril que fut pris l'arrêté par lequel le

Directoire ordonne l'organisation d'une armée d'O-


rient , dont il confie le commandement à Bonaparte .

Personne ne convenait mieux pour une pareille mis-

sion. Elle exigeait la réunion des dons les plus rares ;

la réunion du génie qui sait conquérir au génie qui

sait conserver ; la réunion des talens militaires , du po-

litique et de l'administrateur. Nul ne les possédait à

un plus haut degré que le conquérant de l'Italie . Vingt

mois de guerre de tous les genres , un nombre infini

de victoires , un nombre infini de traités , les batailles

de Castiglione et de Rivoli , les négociations de Léo-

ben et de Campo-Formio , prouvaient assez ce qu'on

pouvait attendre de lui comme militaire et comme

négociateur. Comme administrateur , il avait déployé

un génie non moins extraordinaire , il était encore au


niveau de lui-même. S'il était prodigieux qu'avec des
forces inférieures il eût détruit consécutivement qua-
tre armées autrichiennes , il ne l'était pas moins qu'a-

bandonné à lui - même , il eût pendant vingt mois


pourvu à tous les besoins de son armée au milieu

de tant de peuples malveillans et de tant de gouver-


nemens hostiles. La difficulté de vivre dans un pays

conquis s'accroît chaque jour quand la guerre se main-

tient long-temps sur le même théâtre . Le conqué-

rant alors est exposé à périr par suite même de ses


292 VIE DE NAPOLÉON.

victoires , s'il n'est pas en même temps administrateur ,


s'il n'a pas su ménager le pays , dans l'intérêt de son

armée. Bonaparte n'avait pas moins étudié cet art que

l'art de la guerre , et les succès qu'il y avait obtenus

ne lui avaient pas coûté moins de sollicitude que ses

victoires. Il s'y appliquait autant qu'à vaincre. Sa cor-


respondance confidentielle en fait foi. Sa conversation

constatait aussi que le grand administrateur n'est pas


ce qu'il admirait le moins dans un grand général .

« Si Annibal , disait- il un jour à celui qui consigne


» ici ce fait , est le plus grand général de l'antiquité ,

» ce n'est pas parce qu'il est arrivé en Italie à travers

>> tant d'obstacles , et qu'il s'y est établi par tant de

>> victoires ; c'est parce qu'il a su y subsister quinze

>> ans sans recevoir de secours de Carthage. >>


L'homme qui parlait ainsi n'était pas moins propre

à gouverner une colonie qu'à commander une armée.

Tout en dirigeant les préparatifs de cette vaste ex-

pédition , Bonaparte semblait jouir du repos auquel

il avait aspiré. Nommé membre de l'Institut , il assis-


tait assidûment aux séances de cette laborieuse so-

ciété dont il ne se séparait pas quand il rentrait dans


la maison modeste qu'il possédait dans la rue , nom-
mée à cette occasion rue de la Victoire. Cette mai-

son était ouverte sur-tout aux savans et aux littéra-

teurs . Passant au milieu d'eux le temps qu'il pouvait


CHAPITRE XXIX . 293

dérober aux affaires , il échangeait ses lumières contre

les leurs , et recevait la confidence de leurs travaux rec-

tifiés souvent par ses conseils . Simple citoyen , sans au-


torité dans la ville , puissant seulement par l'opinion ,

et plus puissant toutefois qu'aucune des autorités qui


fût en France , il jouissait là du bonheur d'être recher-

ché pour lui-même . Il en jouissait pour la dernière fois .

Le départ devait avoir lieu dans la nuit du 22 au


23 avril. Un incident inattendu le suspendit. Par une

imprudence qu'un excès de républicanisme peut seul


expliquer , le général Bernadotte , alors ambassadeur

à Vienne , avait provoqué dans cette ville une émeute

populaire. L'hôtel de la légation française , où , contre

l'usage , il s'était permis d'arborer le drapeau de sa na-


tion, avait été violé et pillé. Une nouvelle guerre avec

l'Autriche semblait être l'inévitable conséquence de

cette hostilité. Ce n'était pas sans peine que Bonaparte

modérait le Directoire qui, à la première nouvelle de cet

événement , avait pris la résolution de rentrer en cam-

pagne . Les choses se concilièrent cependant. L'empereur

ayant désavoué cette infraction et donné au gouverne-

ment français des satisfactions suffisantes , Bonaparte

quitta Paris le 3 mai , et se mit en route pour Toulon.

L'empressement avec lequel les directeurs pres-


saient son départ n'était pas dû seulement à l'impa-

tience qu'ils avaient de voir s'agrandir encore la gloire


294 VIE DE NAPOLÉON.

française. La présence de Bonaparte les gênait. Dès

long-temps leur médiocrité voyait en lui un censeur ,

leur jalousie un rival , et leur exigence peut-être un


rebelle . N'était- ce pas pour régner plus tranquille-

ment en France qu'ils l'envoyaient , à si grands frais ,


régner au delà des mers ? Telle était du moins l'opi-

nion générale. Aussi Paris ne vit-il pas sans déplaisir


s'éloigner l'homme dans lequel il avait mis sa secrète

espérance. Paris avait besoin de gloire et de repos ;


il n'était qu'à demi satisfait. Au gouvernement de la
terreur avait succédé un gouvernement inquiet et

tracassier. Moins mauvais que ce qu'on avait eu , il

était moins bon que ce qu'on désirait. Paris attendait


de Bonaparte une heureuse et dernière révolution. Je

ne le dissimulais pas à ce grand homme qui m'ad-


mettait alors dans sa familiarité . Je le lui répétai même

au moment où il m'annonçait que nul obstacle ne

s'opposait plus au départ. « Les Parisiens crient , me

» répondit-il, mais ils n'agiraient pas ; ils sont mé-

>> contens , mais ils ne sont pas encore malheureux.

>> Si je montais à cheval , personne ne me suivrait.

>> Nous partirons demain. >>

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CHAPITRE XXX. 295

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CHAPITRE XXX .

ORGANISATION DE L'EXPÉDITION D'ORIENT ; DÉPART DE


TOULON ; SIEGE ET PRISE DE MALTE.

BONAPARTE arriva le 8 mai à Toulon . Une partie

de l'armée l'y attendait en rade. Y compris les divi-

*sions qui devaient partir de différens ports de l'Italie ,


elle se composait de trente mille hommes. Quatre cents
bâtimens de transport avaient été équipés pour la

recevoir , et cet immense convoi devait être protégé

par soixante - douze bâtimens de guerre de diverses

grandeurs , parmi lesquels on comptait treize vais-


seaux de ligne et huit frégates , manœuvrés par dix

mille marins. La flotte était commandée par le vice-

amiral Brueys , qui recevait les ordres de Bonaparte ,

généralissime des troupes de terre et de mer , sous

lequel servaient comme généraux de division , Ber-


thier , chef de l'état-major-général , Kléber , Desaix ,

Menou , Bon , Regnier , Duga , Vaubois , Dumas ,

Dumuy; et comme généraux de brigade , Verdier ,


296 VIE DE NAPOLÉON.

Murat , Lanusse , Dumas , Vial , Rampon , Lannes ,

Mireur , Zayonscheck , Leclerc et Davoust . Le général

Caffarelli-Dufalga commandait le génie , et le général


Dammartin l'artillerie.

Un nombre considérable de savans , de gens de let-

tres et d'artistes , répondant à l'appel du gouverne-

ment , suivaient cette expédition . Bonaparte était aussi

leur chef, et de ses titres ce n'est pas celui qu'il esti-

mait le moins. Aussi avide de la gloire des sciences


que de celle des armes , il attachait d'autant plus de

prix peut-être aux dignités académiques , qu'elles ne lui

étaient communes avec aucun des capitaines de l'é-

poque. En tête des actes de son autorité il ne négligeait

pas de prendre le titre de membre de l'Institut , et le


plaçait même avant celui de général en chef. C'était

indiquer le respect qu'il voulait que l'on portât à


ce caractère .

Le 19 mai , le vent qui depuis dix jours était con-

traire devenant favorable , Bonaparte se rendit à bord,

et fit répandre sur la flotte la proclamation suivante :


<<< Soldats , vous êtes une des ailes de l'armée d'An-

>> gleterre . Vous avez fait la guerre de montagnes, de

» plaines , de siéges ; il vous reste à faire une guerre


>> maritime .

» Les légions romaines que vous avez quelquefois

» imitées , mais pas encore égalées , combattaient


CHAPITRE XXX. 297

>> Carthage tour-à-tour sur cette même mer et aux

» plaines de Zama. La victoire ne les abandonna ja-


» mais , parce que constamment elles furent braves ,

>> patientes à supporter la fatigue , disciplinées , et


>> unies entre elles.

>>> Soldats , l'Europe a les yeux sur vous ! Vous avez


» de grandes destinées à remplir , des batailles à li–
>> vrer , des dangers , des fatigues à vaincre ; vous ferez
» plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la
>>

>> patrie , le bonheur des hommes et votre propre

>> gloire.

» Soldats, matelots , fantassins , canonniers , cava-


» liers , soyez unis ; souvenez-vous que le jour d'une
>> bataille vous avez besoin les uns des autres.

>> Soldats , matelots , vous avez été jusqu'ici négligés.

» Aujourd'hui la plus grande sollicitude de la répu-


>> blique est pour vous : vous serez dignes de l'armée

>> dont vous faites partie...

>>> Le génie de la liberté , qui a rendu dès sa naissance

» la république arbitre de l'Europe , veut qu'elle le

>> soit des mers et des nations les plus lointaines. »

Cette proclamation , où l'armée reconnut la voix de

son général , enflamma les esprits d'une nouvelle ar-

deur : elle n'apprenait pas au soldat où il allait , mais

elle lui rappelait qui il suivait. C'était assez : il était

prêt à marcher aux extrémités du monde. Dès le matin


298 VIE DE NAPOLÉON .

l'on mit à la voile . Le départ ne s'effectua pas sans

difficultés. L'Orient, vaisseau sur lequel se trouvait

Bonaparte, toucha avant de sortir de la rade ; mais ,

dégagé sans avoir éprouvé d'avarie , il entra bientôt

en pleine mer , aux acclamations de toute l'armée ,

qui se mêlaient à la musique militaire et au bruit du


canon des forts et de l'escadre .

On éprouvait des émotions de plus d'un genre à

l'aspect de cette flotte chargée de tant de milliers

d'hommes qui , s'attachant à la fortune d'un seul , et

s'engageant dans une entreprise dont ils ignoraient le

but et la durée , s'exilaient avec joie , et s'abandon-

naient , avec la confiance que donne la certitude , à un


avenir dont on ne pouvait calculer les chances. Non-

seulement ils se regardaient comme favorisés par le

sort , mais ils étaient regardés ainsi par la majorité de

la nation . Ils avaient été choisis en effet parmi de nom-

breux compétiteurs ; et un nombre de volontaires , égal


au moins à celui des volontaires embarqués , ne se

consolaient de cette préférence que dans l'espoir de

faire partie d'une nouvelle expédition qui semblait


devoir suivre de près la première.

Jamais expédition cependant n'avait affronté de pé-

rils plus évidens ; jamais expédition n'eut autant be-

soin d'être favorisée par la fortune. C'en était fait si


l'armée eût rencontré l'ennemi dans la traversée . Non
CHAPITRE XXX. 299

que cette élite des légions d'Italie ne fût en nombre

suffisant pour combattre , mais précisément par le motif

opposé. Distribuée sur des vaisseaux dont l'équipage


était complet , l'armée de terre triplait sur chaque bord
le nombre des hommes nécessaires à la défense. En

pareil cas tout ce qui est superflu est nuisible. Le

combat engagé , il y aurait eu infailliblement confu-


sion dans les mouvemens , gêne dans les manoeuvres ,
et le canon de l'ennemi aurait nécessairement ren-

contré trois hommes là où, d'après les données or-

dinaires , il devait n'en rencontrer qu'un . La chance

n'étant pas réciproque , les Français n'auraient pas pu

rendre le mal qu'ils auraient reçu , et la différence à

leur désavantage eût été dans les rapports de trois à

un. Ajoutez à l'embarras produit par le trop grand

nombre d'hommes , l'embarras produit par le matériel


de l'artillerie de terre : les haubans en étaient encom-

brés , les ponts en étaient obstrués ; en cas d'attaque ,

il eût fallu le jeter à la mer pour manoeuvrer libre-


ment , et commencer par sacrifier à la défense les
moyens de conquête . Une victoire même ruinait l'ex-

pédition. Bonaparte fut assez heureux pour n'avoir

pas occasion de la remporter.

La traversée de Toulon à Malte fut heureuse ; mais

la marche de la flotte , qui recueillit , chemin faisant ,

les convois partis de Gênes et d'Ajaccio , fut retardée


300 VIE DE NAPOLÉON .

par celle du convoi de Civita -Vecchia. Il ne s'était

pas trouvé au point où la jonction avait dû s'opérer ,

et c'est en vain qu'on l'attendit plusieurs jours dans


trois stations différentes . Cette contrariété , comme on

le verra, sauva l'armée .

Le 9 juin , la flotte , qui enfin avait poursuivi sa


route , apercevait les côtes de l'île de Goze , quand les

frégates de l'avant-garde signalèrent plusieurs voiles


à l'horizon. Le général ne douta pas que ce ne fût
1
l'escadre de Nelson , qu'il savait avoir été détachée

de la flotte de Cadix . Il ordonna les apprêts du combat .


Mais bientôt on reconnut dans l'escadre signalée le 募

convoi égaré. Il était devant Malte depuis le 6. Le soir


même la flotte française prit position de manière à me-
nacer les points par lesquels cette île était accessible.

La possession de Malte échappait évidemment à


l'ordre des chevaliers de Saint-Jean , dont l'institution

n'était plus en harmonie avec l'esprit du temps , et

aux droits duquel on n'ignorait pas que Paul Ier avait


l'intention de se substituer. La France la jugeant né-
cessaire pour assurer ses communications avec l'Égypte ,

Bonaparte avait ordre de s'en emparer si c'était pos-

sible. Ce l'était pour lui . Profitant de la stupeur où le


développement de ses forces avait jeté les Maltais , il

demanda l'entrée du port pour toute la flotte , et la

liberté d'y renouveler ses provisions. Le grand-maître


CHAPITRE XXX. 301

ayant répondu , par l'intermédiaire du consul français ,

que les lois de l'ordre et les principes de neutralité ne

permettaient pas d'admettre dans le port plus de quatre

vaisseaux à la fois , Bonaparte affecta de prendre cette

déclaration pour un refus, retint le consul , et le len-

demain 10 juin , à quatre heures du matin , l'armée

descendit dans l'île sur sept points différens.A A midi


il était maître des côtes et de la campagne : tous les

forts avaient capitulé , à l'exception de celui de Marsa-

Siroco , qui tint quelques heures de plus . Les cheva-


liers s'étaient battus néanmoins avec courage ; mais

ils n'avaient pas été secondés par les milices. D'ailleurs

le défaut de munitions et l'état de délabrement où le

matériel de la guerre était tombé par suite de l'incurie

de l'administration , paralysaient par-tout les efforts


des braves .

Les affaires n'étaient pas en meilleur état dans la


ville . A onze heures les assiégés risquèrent une sortie ;

mais ils rentrèrent bientôt , après avoir perdu un grand

nombre des leurs et le drapeau de l'ordre. A midi ,

l'armée maltaise se voyait déjà réduite à quatre mille

hommes très-peu disposés pour la plupart à se dé-


fendre .

Cependant les habitans de la campagne , entrés dans

Malte pêle-mêle avec les fuyards , y apportèrent un

désordre qui s'accrut encore par le retour d'un corps


302 VIE DE NAPOLÉON .

de soldats chargé de garder les postes extérieurs .

Frappés d'une terreur subite , au milieu de la nuit


ils étaient venus chercher un refuge contre un en-

nemi qui ne les attaquait pas. La frayeur se changea

en fureur ; le sang coula dans les rues ; les patrouilles

tiraient les unes sur les autres ; plusieurs chevaliers


furent massacrés. Tout annonçait pour le lendemain

des maux encore plus grands que ceux qu'on avait

éprouvés dans la journée. Sur les instances des prin-

cipaux habitans de l'île , le grand-maître se détermina


à solliciter une suspension d'armes. Bonaparte y con-
sentit , à condition que la place et les forts lui seraient

livrés dans les vingt-quatre heures. Cette proposition

préliminaire d'une capitulation définitive , fut portée

au grand-maître par les citoyens Poussielgue et Do-


lomieu.

Le premier , ci-devant secrétaire de légation à Turin ,

avait fait quelques mois avant un voyage à Malte , pen-

dant lequel il avait eu l'occasion d'étudier la disposi-

tion des esprits . Le second , minéralogiste célèbre , et

antérieurement commandeur de Malte , avait conservé

parmi ses anciens confrères des rapports et un crédit

dont Bonaparte crut pouvoir tirer parti . La politique

en cela sacrifiait l'intérêt de l'individu à l'intérêt pu-


blic . Dolomieu n'accepta pas sans répugnance une

mission qui dès lors le livra aux attaques de la plus


CHAPITRE XXX. 303

virulente calomnie , et depuis servit de prétexte à la


cruauté avec laquelle on le traita en Sicile , où , retenu

contre le droit des gens , il fut jeté dans un cachot


dont il ne sortit dix-huit mois après que pour venir

expirer en France .

Les négociations ne traînèrent pas en longueur,

Dans la nuit du 11 au 12 juin , les plénipotentiaires


du grand-maître conclurent , à bord de l'Orient, un
traité par lequel les chevaliers renonçaient , en faveur

de la république française , à la souveraineté de Malte .


En retour , la France s'engageait à demander pour le

grand-maître , au congrès de Rastadt , une principauté

en Allemagne , et à lui payer provisoirement une pen-


sion annuelle de 200,000 francs . Le traité assurait de

plus , aux chevaliers français reçus avant 1792 , une

pension alimentaire proportionnée à leur âge , et per-


mettait de rentrer en France à ceux d'entre eux qui

n'avaient pas porté les armes contre la république. Il


fut conclu sous la garantie de l'Espagne.

Le 14 , l'escadre entra dans le port , et les troupes

prirent possession des forts , où le drapeau tricolor

remplaça celui de la religion. Maîtres de Malte , les

Français s'étonnaient de s'y trouver . Nous ne serions

jamais entrés ici , disait le général Dufalga , s'il n'y


avait eu quelqu'un pour nous en ouvrir les portes.
La résistance fut si faible et de si peu de durée ,
304 VIE DE NAPOLÉON.

qu'on eut à peine de part et d'autre l'occasion et le

temps de se signaler . Le général Lannes avait tout

fait néanmoins pendant ce court intervalle pour ac-

croître sa réputation . Malgré les instructions du gé–

néral en chef qui , pour ménager le sang , et dans l'es-


pérance que les premières démonstrations suffiraient

pour amener une capitulation , avait prescrit aux gé-


néraux de s'abstenir de toute prouesse inutile , em-

porté par sa fougue , ce grenadier avait été se loger

jusque sous le rempart , où il avait engagé , sans trop

de nécessité , une vive fusillade ; et ce n'était pas sans

peine qu'il avait obéi à l'ordre qui le rappelait au

quartier-général. Témoin des reproches que lui adressa

Bonaparte , je crois devoir les consigner ici : « Maudit

>> Gascon , qu'as-tu prétendu faire ? prouver que tu

» es brave ; qui en doute ? Exposer ta troupe mal à

>> propos ! t'exposer toi-même pour rien ! c'est impar-

>> donnable . Songe à mieux obéir dorénavant. Quand

>> j'aurai besoin que tu ailles te faire tuer , je te le di-


» rai , et tu iras. » Peu d'éloges seraient aussi hono-
rables que ces reproches.

Eugène de Beauharnais , qui ce jour-là faisait ses


premières armes , combattit avec toute la chaleur d'un

jeune homme , et tout le sang froid d'un vieux soldat.

Il apporta au général en chef un drapeau qu'il avait

pris sur les chevaliers. Jamais l'enivrement de la gloire


CHAPITRE XXX. 305

ne s'est manifesté avec plus de candeur et de vivacité


que sur cette figure de dix-sept ans. Eugène se montra

dès lors ce qu'il a été depuis ; Eugène se montra digne


de porter l'épée qui lui avait été rendue par Bona-

parte , l'épée de son père.

I. 20
306 VIE DE NAPOLÉON.

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CHAPITRE XXXI.

ORGANISATION DU GOUVERNEMENT DE MALTE ; DÉPART DE


LA FLOTTE ; L'ARMÉE DÉBARQUE EN ÉGYPTE ; PRISE D'A-
LEXANDRIE ; BONAPARTE MARCHE SUR LE CAIRE .

Ce n'était pas à la pénurie , mais au désordre , que

Malte devait imputer sa défaite. Les Français y trou-


vèrent un matériel immense et des munitions de toute

espèce ; la flotte s'y renforça de deux vaisseaux , une

frégate et trois galères ; et trois millions de valeur pro-


duits par le trésor de Saint-Jean furent versés dans
la caisse de l'armée.

L'égalité des droits proclamée , le général Bonaparte


préposa au gouvernement de l'île un conseil de neuf

membres , auprès duquel il plaça un commissaire fran-

çais. Se modelant sur ce qui existait en France , ce


conseil devait régler les recettes et les dépenses , or-
ganiser les tribunaux , établir dans le pays , divisé en

cantons , l'administration municipale et les justices de


paix . Tous ses actes devaient être sanctionnés par le

général commandant.
CHAPITRE XXXI. 307

Bonaparte forma de plus une garde nationale pour


le maintien de la tranquillité intérieure , et quatre com-

pagnies de canonniers pour la défense des côtes. Pour


rattacher par des liens puissans Malte à la France , con-

formément à ce qui avait été fait en Corse en 1766 ,

sous nos rois , quand cette île devint française , il sta-


tua que des enfans choisis dans les meilleures familles

seraient envoyés sur le continent pour y être élevés


dans les écoles de la république . Pourvoyant , indé-
pendamment de cela , aux besoins de l'instruction lo-

cale , il créa des écoles de différens degrés , une bi-

bliothèque , un cabinet d'antiquités ; un muséum

d'histoire naturelle , un jardin botanique , un obser-


vatoire ; et il assigna des revenus pour l'entretien de

tous ces établissemens . Il ne négligea pas non plus les

intérêts de la religion . Déterminant les rapports des

divers cultes entre eux , il mit des bornes aux empié-


temens du clergé latin sur le clergé grec ; déclara les
prêtres indigènes seuls habiles à posséder des béné-

fices dans l'île ; reconnut les droits des Juifs ; déter-

mina l'âge auquel les religieux des deux sexes seraient

admis à faire des voeux ; purgea Malte de tous les moi-


nes étrangers ; et , par une mesure vraiment pieuse ,

dota l'hôpital des revenus des couvens qu'il supprimait.

Six jours suffirent à tant de travaux . Après avoir


confié les fonctions de commissaire du gouvernement
308 VIE DE NAPOLÉON.

à l'ex-constituant Regnauld de Saint-Jean- d'Angely ,


dans lequel il avait déjà eu l'occasion de reconnaître

cette haute capacité dont il a si fréquemment usé par

la suite , laissant à terre quatre mille Français sous le

commandement du général Vaubois , Bonaparte revint


à bord , et donna l'ordre d'appareiller.

Les chevaliers âgés de plus de soixante ans avaient

obtenu la permission de rester à Malte ; les autres fu-

rent renvoyés dans leur patrie respective . Les cheva-

liers français qui , n'ayant pas l'âge de trente ans , vou-

lurent prendre du service sur la flotte ou dans l'armée,


y furent admis selon leur grade , ou employés , d'après

leur aptitude , dans les administrations ; acte de poli-

tique et de générosité par lequel Bonaparte appelait


dans son camp des hommes utiles , et ouvrait un asile

à des infortunés qui , proscrits par les lois françaises

et par la capitulation de Malte , avaient deux fois perdu

leur patrie ; acte où l'on reconnaît l'esprit de l'homme

qui avait permis à Wurmser de sauver les émigrés


, enfermés avec lui dans Mantoue . Ce dernier fait , qui
n'avait pas été ignoré des chevaliers , avait eu sans

doute une grande influence sur leur détermination ;

ils ne craignirent pas de se mettre à la discrétion d'un

vainqueur si modéré. Aussi Napoléon disait-il que c'é-

tait dans Mantoue qu'il avait pris Malte. Les esclaves


mahométans trouvés dans le bagne , furent distribués
CHAPITRE XXXI. 309

sur l'escadre , soit pour y être employés , soit pour être

échangés en Égypte contre les chrétiens captifs chez


les beys.

La flotte quitta Malte le 19 juin. Le premier juillet


elle était en vue d'Alexandrie. Aucun incident n'avait

contrarié sa marche. Bonaparte fut d'autant plus heu-


reux en cela , que Nelson , commandant de l'escadre

anglaise envoyée à sa poursuite , n'avait rien négligé


pour le rejoindre. Expédié de Cadix le 9 mai , d'abord
avec trois vaisseaux de ligne et quatre frégates , pour

observer le port de Toulon , Nelson n'y était arrivé

que quinze jours après le départ de la flotte : et quand


il serait arrivé plus tôt, qu'aurait-il pu avec des forces
si inférieures ? Mais , rejoint le 8 juin par dix vais-
seaux de 74 et un de
50 , il se crut assez fort pour
attaquer le convoi , et se mit aussitôt à sa recherche.

Il ignorait encore , le 16 juin , quelle route tenaient

les Français , quand il apprit successivement qu'après

avoir pris possession de Malte , ils s'étaient dirigés vers


l'Orient . Ne doutant pas qu'ils ne se portassent en

Égypte ou en Syrie , il fit une telle diligence pour les


rejoindre que, le 22 juin , il n'était plus qu'à six lieues

de notre flotte , dont une brume lui déroba la vue.

Gouvernant vers le Nord , son escadre suivit alors la

côte septentrionale de Candie , pendant que la flotte


française , qu'il dépassait, suivait la côte méridionale.
310 VIE DE NAPOLÉON .

Le 28 il arriva devant Alexandrie . N'y trouvant pas

ce qu'il cherchait , il partit en toute hâte pour la Syrie.



Quarante-huit heures après , la flotte française abor-

dait en Égypte. S'expliquant alors sans mystère , le


général en chef publia la proclamation suivante :
« Soldats , vous allez entreprendre une conquête
>> dont les effets sur la civilisation et le commerce du

>> monde sont incalculables . Vous porterez à l'Angle-

» terre le coup le plus sûr et le plus sensible, en at-


» tendant que vous puissiez lui porter le coup de la

>> mort.

» Nous ferons quelques marches fatigantes ; nous

>> livrerons plusieurs combats ; nous réussirons dans

>> toutes nos entreprises : les destins sont pour nous.

» Les beys mameloucks , qui favorisent exclusive-

>> ment le commerce anglais, et qui ont couvert d'a-


» vanies nos négocians , et tyrannisent les malheureux
>> habitans des bords du Nil , quelques jours après no-

>> tre arrivée n'existeront plus.

» Les peuples avec lesquels vous allez vivre sont


» mahométans. Leur premier article de foi est celui-ci :

» Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu , et Mahomet

» est son prophète. Ne les contredisez pas , et agissez


» envers eux comme vous en avez agi avec les Juifs

» et les Italiens. Ayez des égards pour leurs muftis


» et leurs imans , comme vous en avez eu pour les
CHAPITRE XXXI./ 311

» rabbins et les évêques ; ayez pour les cérémonies que


>> prescrit l'Alcoran , pour les mosquées , la même to-
>> lérance que vous avez eue pour les couvens , pour

» les synagogues , pour la religion de Moïse et de Jé-


> sus Christ .. Listed the mob in

-Les légions romaines protégeaient toutes les re-

» ligions. Vous trouverez ici des usages différens de

ceux d'Europe, il faut vous y accoutumer.

Les peuples chez lesquels nous allons traitent les

» femmes différemment que nous ; mais dans tous les


>> pays celui qui viole est un monstrep

Le pillage n'enrichit qu'un petit nombre d'hom→

>>> mes , il nous déshonore ; il détruit les ressources ;

>> il nous rend ennemis des peuples qu'il est de notre

» intérêt d'avoir pour amis... b desin, bez

La première ville que vous allez rencontrer à été


>>>>bâtie par Alexandre. Nous trouverons à chaque pas

>>>> de grands souvenirs dignes d'exciter l'émulation des


» Français. >> carek , dostava quoi se a m..
1
Le consul français que le général avait envoyé cher-
cher à Alexandrie lui ayant appris l'arrivée et le dé-

part de l'escadre anglaise , il ordonna qu'on procédât

sans délai au débarquement . Le jour baissait , la mer


était houleuse , la plage semée de récifs ; mais il n'y

avait pas de temps à perdre. Les Anglais pouvaient


reparaître d'un moment à l'autre , et il les redoutait
312 VIE DE NAPOLÉON.

bien plus pour l'expédition que les écueils , la tem-

pête , et même que les habitans , qu'il n'ignorait pas


lui être peu favorables.

Au moment où il passait du vaisseau amiral sur

le bâtiment qui devait le porter à terre , les croisières


signalèrent une voile à l'horizon . Fortune , m'aban-

donnerais-tu ? s'écria Bonaparte. La fortune ne l'avait

pas abandonné. Le bâtiment signalé comme ennemi

était la Justice , frégate française qui arrivait de Malte.

A onze heures du soir , le général en chef prit terre

près du fort du Marabou , à une lieue et demie d'A-

lexandrie. Les généraux Menou , Kléber et Bon s'y


trouvaient avec leurs divisions; ils s'avancèrent aus-

sitôt vers la ville. Un corps d'Arabes et de Mameloucks


tenta vainement de ralentir la marche de l'armée. Au

point du jour elle arriva au pied des murailles. Bo-

naparte n'avait pas d'artillerie ; mais celle des assiégés


étant à peu près nulle, il crut inutile d'en attendre.

Formant ses troupes en trois colonnes , il fit attaquer

en même temps la ville par trois points différens . Pen-


dant que le général Bon s'emparait de la porte de

Rosette , les grenadiers de Menou et ceux de Kléber ,


animés par leurs chefs grièvement blessés tous deux

en dirigeant l'assaut , escaladaient la place. Chassés de

la vieille ville , les assiégeans , se retirèrent dans la

nouvelle , et tentèrent d'y résister ainsi que dans le


CHAPITRE XXXI. / 313

château et dans le phare ; mais en vain. Avant le cou-

cher du soleil les Français étaient maîtres des deux


villes et des deux ports.

Cette journée leur coûta une centaine d'hommes ,


y compris les traîneurs qui avaient été enlevés par les

Arabes. Bonaparte ordonna que les soldats morts les

armes à la main seraient enterrés au pied de la co-

lonne de Pompée, sur laquelle on graverait leurs noms.


Maître d'Alexandrie , il s'occupa à se concilier la
population qu'il s'était soumise par cette victoire , et
négocia verbalement avec les Arabes un traité d'al-

liance et d'amitié par lequel il s'engageait à leur res-


tituer , quand il serait maître de l'Égypte , les biens.

dont les Mameloucks les avaient dépouillés jadis . En

reconnaissance les Arabes s'engagèrent à s'unir aux

Français , et à les aider de secours de toute espèce ,


dans cette guerre contre l'ennemi commun . Les bases

et le but de ce traité furent exposés ensuite dans une

proclamation où le général français , en annonçant aux

Égyptiens la destruction de la tyrannie sous laquelle

ils gémissaient , promettait de respecter tout ce qui


tenait à leurs mœurs et à leur religion . Cette pièce

écrite en arabe , et rédigée en style oriental , fut ré-

pandue avec profusion , non-seulement en Égypte ,


mais en Syrie , mais dans tout l'Orient , par le moyen

des matelots musulmans que Bonaparte avait trouvés


314 VIE DE NAPOLÉON.

sur les galères maltaises , et auxquels il permit de re-

tourner dans leur pays. Elle contient , entre autres ,


les traits suivans : « Y a-t-il une belle terre ? elle

>> appartient aux Mameloucks ... Si l'Égypte est leur

» ferme , qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a

>> fait . Mais Dieu est juste et miséricordieux pour lé

» peuple. Tous les Égyptiens sont appelés à gérer

>> toutes les places : que les plus sages , les plus ins
>>> truits et les plus vertueux gouvernent , et le peuple

>> sera heureux . » C'est ainsi que , réveillant dans ces

peuples les deux sentimens les plus puissans sur le


cœur de l'homme , la vengeance et l'ambition , il se

faisait des alliés de ceux même qu'il venait asservir.


L'armée réunie et le matériel débarqué , après avoir

organisé la défense et l'administration d'Alexandrie ,

dont le gouvernement fut confié à Kléber ; après avoir


reçu le serment des scheiks , des mollahs et des schérifs ,

et même celui du commandant turc, et les avoir con-

firmés dans leurs fonctions , laissant au général Menou


le gouvernement de Rosette et du Delta , le 3 juillet

Bonaparte se mít en marche pour le Caire . C'était dans

le centre même de leur puissance qu'il voulait atta-

quer les Mameloucks .


Le soldat s'engagea avec insouciance dans ce voyage,
où l'attendaient de nouveaux dangers et de nouveaux

besoins. Mes amis , disait un officier à sa troupe , nous


4 CHAPITRE XXXI. 315

allons coucher ce soir à Béda , vous entendez , à Béda ;

ce n'est pas plus difficile que cela ; et la troupe se


mit en marche , en répétant : Nous allons coucher

à Béda. Son ignorance faisait sa sécurité. Quant à

Bonaparte, tout à ses espérances , il ne pouvait dissi-

muler sa joie. Frappant sur l'épaule du chef de son

état-major : Eh bien ! Berthier , nous y voilà enfin ,


s'écria-t-il en mettant pour la première fois le pied

dans le plus horrible désert.


316 VIE DE NAPOLÉON.

CHAPITRE XXXII .

MARCHE A TRAVERS LE DÉSERT ; COMBATS DE DAMAN HOUR ,


DE RAHMANIÉH , DE CHEIBREISS ; BATAILLE DES PYRA-
MIDES ; ENTRÉE AU CAIRE .

DEUX routes mènent d'Alexandrie au Caire : l'une

suit le bord de la mer jusqu'à Edko , va gagner Ro-

sette , ville située à l'embouchure du Nil , sur l'une


des branches qui forment le Delta , et de là , remon-

tant le fleuve , passe par Rahmaniéh ; l'autre , passant


par Damanhour , conduit à Rahmaniéh par le désert .

Cette route offrait moins de difficultés que la première ,

qui traverse aussi le désert et de plus le détroit de


Madiéh ; enfin elle est plus courte. Bonaparte s'y jeta.

La division du général Desaix , qui formait l'avant-


garde , s'était mise en marche dans la nuit du 3 au
4 juillet. Le lendemain elle fut suivie par les divisions

du général Bon et du général Menou . La division de

Kléber , sous le commandement du général Duga ,


eut ordre d'aller prendre possession de Rosette , et de

venir rejoindre l'armée après avoir laissé garnison dans


CHAPITRE XXXII. 517

cette place , en concertant ses mouvemens avec ceux

d'une flottille qui devait remonter le Nil sous les or-


dres du chef de division Perrée.

Entrés de nuit dans le désert , les soldats n'avaient


pu juger ni de l'étendue , ni de la nature des contrées

qu'ils allaient parcourir . Mais quand le soleil , éclai-


rant et embrasant cet océan de sable , leur eut révélé

l'immensité de la plaine aride et brûlante où leurs pas

s'enfonçaient , où l'ombre et l'eau sont également étran-

gères , où , sous les ardeurs d'un ciel sans nuage , nul

secours , nul abri ne leur était offert ; le décourage-


ment s'empara des ames faibles ; et le sentiment du

malheur présent , accru par le souvenir du bonheur

passé , fit même entrer le désespoir dans celle de plus


d'un brave. La soif dévorait l'armée ; et ce supplice ,

qui croissait à chaque pas , était encore irrité par une

illusion particulière au climat ; illusion par laquelle,


à une certaine distance , ces sables se transformaient

aux yeux des voyageurs en eaux limpides qui les

fuyaient à mesure qu'ils croyaient s'en approcher :


c'était le supplice de Tantale *.

Quelques soldats succombèrent de lassitude et de

chaleur. Le plus grand nombre toutefois supporta la

fatigue avec le courage qui caractérise le Français.

* Phénomène connu sous le nom de Mirage.


318 VIE DE NAPOLÉON.

Quelques-uns même plaisantaient encore au milieu


des souffrances. Regarde , disait l'un d'eux à son ca-

marade , en lui montrant cet espace qui n'avait de

bornes que l'horizon , voilà les sept arpens que le gé-

néral t'a promis. — Il peut bien nous en donner à dis-


crétion , nous n'en abuserons pas , lui répondit l'autre.

Un peu d'eau bourbeuse , laborieusement recueillie

au fond des puits que les paysans avaient comblés en

fuyant , fut le seul rafraîchissement qui soutint l'armée


dans cette marche de quatorze lieues . Arrivée le 10 à
Damanhour , où on lui distribua du pain frais , après

vingt-quatre heures de repos , elle en partit , le 12 ,

au point du jour . A la sortie de Damanhour , les Ma-


meloucks tentèrent d'envelopper la division du gé-

néral Desaix , qui , dans cette occasion , formait l'ar-

les dissipa à coups de canon . Le


rière-garde ; mais il les

même jour l'armée arriva à Rahmaniéh , où elle s'ar-

rêta deux jours ; elle y fut rejointe par la division de

Kléber , et par la flottille de Perrée que le général


Duga ramenait de Rosette , après avoir rempli sa
mission.

Bonaparte , sans le savoir , courut un grand danger


entre Damanhour et Rahmaniéh . Accompagné de son

état-major et de quelques guides seulement , il passa

près des Mameloucks qui attaquèrent Desaix . Une élé-


vation l'avait dérobé à leurs yeux . Aperçu , il était
CHAPITRE XXXII. 319

perdu. Quand on le lui apprit : « Il n'est pas écrit là

» haut , dit-il en riant , que je doive être pris par les


>> Arabes . » ...

Avant d'arriver à Rahmaniéh , l'armée rencontra le

Nil . A cet aspect les rangs sont quittés. Pour se dé-

saltérer plus promptement et plus abondamment , le

soldat se plonge tout habillé dans le fleuve , et s'y


abreuve de tout son corps. Dès lors il ne pense plus

qu'à l'avenir. Ses espérances ranimées avec ses forces,


il ne s'entretient plus que de conquêtes et de butin ,

que des richesses des beys , de leurs femmes , de leurs

chevaux , et sur -tout du chameau blanc chargé d'or

et de diamans , que Mourad , le plus riche d'entre eux ,

menait , disaient-ils , par-tout avec lui.

Il est temps de faire connaître l'état politique de


l'Égypte. L'Égypte relève de la Porte , laquelle y entre-

tient un pacha, mais elle était réellement gouvernée

alors par vingt-quatre beys * tirés du corps des Ma-

meloucks , soldats qui , ramassés dès leur enfance en

Europe et en Asie , et destinés à passer à leur tour de

l'esclavage à la souveraineté , servent la tyrannie avant


de l'exercer . Les beys les plus puissans étaient Mourad,
comme militaire , et Ibrahim , comme administrateur.

Maîtres du trésor et des troupes , ils ne laissaient au

* Princes .
320 VIE DE NAPOLÉON.

pacha Seïd-Abou- Beker , homme sans caractère , qu'un


titre sans autorité. C'est contre eux que Bonaparte

marchait , ce sont eux qu'il allait détrôner.

L'armée se reposait depuis deux jours , quand De-

saix , qui était repassé à l'avant-garde , fit savoir au


général en chef qu'un détachement considérable de

Mameloucks avait paru aux environs de Miniet-Salamé .

L'armée s'y rendit , y coucha , et le 15 , avant le jour ,

elle marcha à l'ennemi . Quatre mille Mameloucks l'at-

tendaient à une lieue de là , leur droite appuyée au

village de Cheibreiss , où ils avaient placé quelques


canons , et au Nil , sur lequel ils avaient une flottille

de chaloupes canonnières.

Bonaparte avait ordonné à la flottille française de

manoeuvrer de manière à pouvoir appuyer la gauche

de notre armée , et attaquer la flottille égyptienne au


moment où nous attaquerions le village. La violence

du vent déconcerta l'exécution de ce projet. Poussée

au milieu des ennemis , la flottille française , qui avait

dépassé l'armée d'une lieue , se trouva engagée malgré

elle dans un combat où , sans appui dụ côté de la

terre , elle eut à soutenir , indépendamment du feu

des barques , celui des Mameloucks , des Arabes et des

fellahs * , qui la foudroyaient du rivage. On en vint

* Cultivateurs , paysans .
CHAPITRE XXXII. 321

même à l'abordage. La défense ne fut pas moins vive

que l'attaque. Trois de nos chaloupes canonnières fu-


rent prises et reprises. De nombreux détachemens

s'étaient formés sur la rive droite , et se disposaient

à réunir leurs efforts à ceux des Arabes qui nous at-

taquaient de la rive gauche. Le général Andréossi ,

faisant mettre à terre les troupes qui se trouvaient

sur les barques , écarta et contint ces nouveaux en-


nemis par d'habiles dispositions , tandis que les ma-

noeuvres du commandant Perrée et le feu terrible du

chebec qu'il montait achevaient de dissiper la flottille


après en avoir brûlé une partie.
Tout homme qui se trouva sur les barques prit part

à l'action. Employés , administrateurs , académiciens

même , tout combattit . Monge et Berthollet sont si-

gnalés dans le rapport du général en chef, comme


ayant contribué à la victoire . Il est plus aisé à un

savant de devenir soldat , qu'à un soldat de devenir


savant la qualité de savant n'en fut pourtant pas
beaucoup plus honorée dans l'armée.

Bonaparte cependant s'était avancé jusqu'à Chei-

breiss , et avait reconnu la position des Mameloucks.

Menacé de tous les côtés , il fallait se défendre de tous

les côtés . Formant ses cinq divisions en cinq carrés


qui présentent sur chaque face six hommes de hau--

teur , il place ses équipages et ses chevaux au centre ,


I. 21
322 VIE DE NAPOLÉON .

sur les flancs les pelotons de grenadiers destinés à


renforcer les points attaqués , l'artillerie aux angles ,

de manière à pouvoir jouer sur tous les fronts ; dispose

en échelons ses carrés , qui s'appuient réciproquement ;

et , pourvoyant à tout , établit en arrière les sapeurs

et les dépôts d'artillerie dans deux villages barricadés ,

qui dans le besoin serviraient de point de retraite.

Ces dispositions étonnèrent les Mameloucks . Après


avoir caracolé autour de ces fortifications vivantes , à la

première décharge leurs escadrons , qu'on avait laissé

approcher à la portée de la mitraille , se séparèrent


aussi promptement qu'ils s'étaient formés. Les Fran-

çais entrèrent facilement dans Cheibreiss . L'ennemi

perdit six cents hommes dans cette journée qui nous

en coûta soixante et dix , la plupart tués sur le Nil .

Pour assurer désormais la navigation du fleuve , Bo-

naparte ordonna au général Zayonscheck d'occuper la

rive droite avec quinze cents chevaux , et de marcher

parallèlement aux troupes qui suivaient la rive gauche.


Poursuivant sa route , l'armée occupa successive-

ment Schabar , Kom-el-Schérif , el Khanka , Abou-Ne-


chabéh , Ouardam et Omm-el - Dinar. Moins malheu-

reuse au bord du Nil , elle trouva dans ces villages


des poules , des pigeons , des légumes , et même du blé

dont le soldat se faisait des galettes après l'avoir broyé

entre deux pierres , à l'imitation des Arabes.


CHAPITRE XXXII. 323

Les marches étaient moins fatigantes , mais non pas

moins dangereuses. Malheur à quiconque s'écartait ;

s'il ne payait cette imprudence de sa vie , comme le

général Mireur , il était réservé à l'esclavage , ou à


un sort pire que la mort . Bien qu'il pût se racheter ,
l'argent n'arrivait pas toujours à propos. Enlevé par

les Bédouins , le lieutenant Desnanots avait été en-


traîné dans leur camp. Bonaparte y fait porter au plus

tôt cent piastres pour sa rançon . Ce qui devait sauver


cet infortuné le perdit : chaque Arabe prétendit avoir
droit à cette somme. Pour mettre fin à la contestation ,

le chef de la horde tue le captif d'un coup de pistolet ;

puis il renvoie au général français une rançon qu'il

ne se croit pas en droit de garder . Singulier mélange

de probité et de férocité !

Les Mameloucks , battus à Cheibreiss , s'étaient réu-

nis à ceux de Mourad et d'Ibrahim , et formaient un

corps de six mille cavaliers , auquel était attaché un


nombre considérable d'Arabes et de fellahs . Retran-

chés dans le village d'Embabéh , vis- à-vis de Boulac ,


ils couvraient le Caire. A cette nouvelle , l'impatient

Bonaparte quitte Omm-el-Dinar à deux heures du

matin ; à deux heures après midi il est devant Em-


babéh. Au lever du soleil , apercevant pour la pre-

mière fois les Pyramydes , l'armée avait salué par


une acclamation générale ces masses indestructibles
324 VIE DE NAPOLÉON.

auxquelles sa gloire devait bientôt se rattacher . « Son-

» gez, lui dit Bonaparte , en la rangeant en bataille ,

» songez que du haut de ces monumens quarante

» siècles vous contemplent. »


Ses dispositions furent pareilles à celles qu'il avait

adoptées à Cheibreiss . Les Mameloucks , à qui Mourad-


bey avait rappelé qu'ils étaient la meilleure cavalerie de

l'univers , persuadés , sur sa parole , qu'ils tailleraient

l'infanterie française comme des citrouilles , se précipi-

tent sur les divisions de Desaix et de Regnier , qui for-

maient notre droite. Ils bravent cette fois la mitraille ;


mais ils ne peuvent entamer les murailles de fer et de

feu que les carrés leur opposent. Accueillis à dix pas

par la mousqueterie , ils disparaissent après quelques


minutes , en laissant entourées de leurs morts , ces deux

divisions , qu'ils ont trouvées impénétrables sur toutes

les faces , et dont ils ont simultanément essuyé le feu.

Les divisions de Bon et de Menou , soutenues par


celle de Kléber , emportaient cependant les retranche-
mens d'Embabéh; et quinze cents Mameloucks et au-

tant d'Arabes , acculés au Nil par le général Rampon ,

tombaient sous la baïonnette , ou périssaient dans le


fleuve. Témoin de leur défaite , Mourad gagne le dé-

sert ; et l'armée française , après dix -neuf heures de

fatigue , entre à Gizéh , où son quartier- général s'éta-


blit dans la maison même de Mourad.
CHAPITRE XXXII. 325

Jamais victoire si importante ne coûta moins de sang

aux vainqueurs ; leur perte ne s'éleva pas à plus de


quarante hommes tués et cent vingt blessés . Celle des

vaincus excéda trois mille hommes , parmi lesquels on

comptait plusieurs beys . Le butin fut immense. Quatre

cents chameaux , une multitude de chevaux de race ,

quarante pièces de canon , tout le bagage , toutes les

munitions , tous les vivres de l'ennemi tombèrent entre

les mains des Français . Revêtus des habits les plus


riches , les Mameloucks ont l'habitude de porter sur

eux tout l'or qu'ils possèdent . Leur dépouille réalisa


les promesses du général et les souhaits du soldat à

cela près qu'on ne trouva pas le fameux chameau de


Mourad : il n'existait qu'en imagination .

Bonaparte donna à cette bataille le nom de bataille

des Pyramides .

Ibrahim-bey , qui pendant l'action s'était tenu sur

la rive droite du Nil, voyant les affaires désespérées ,


ne songea plus qu'à sa sûreté , et se retira à Belbeis

avec le pacha d'Égypte , qu'il avait déterminé à le


suivre. Privé de gouvernement , le Caire se vit livré

aux excès dont toute populace est capable . Après avoir

pillé les maisons des Mameloucks , elle menaçait celles

des riches de quelque nation et de quelque profession

qu'ils fussent. Les riches implorèrent la protection

du général Bonaparte. Il ne la leur fit pas attendre :


526 VIE DE NAPOLÉON.

les négocians qu'on lui avait députés revinrent le soir

même au Caire avec un détachement de troupes fran-

çaises , et dans la nuit du 22 au 23, deux cents hommes

prirent possession de cette cité , où l'on comptait plus


de trois cent mille habitans. Il est vrai que ces deux
cents hommes étaient tirés de la trente-deuxième , et

que l'intrépide Dupuis marchait à leur tête.


CHAPITRE XXXIII. 327

mmmmmmmmm

CHAPITRE XXXIII,

ORGANISATION DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS EN ÉGYPTE ;


NOUVELLE CAMPAGNE ; COMBATS D'EL KHANKA , DE SA-
LÀHIÉH ; LA FLOTTE FRANÇAISE EST DÉTRUITE AU COM-
BAT D'ABOUKIR .

QUATRE divisions de l'armée française avaient re-

joint , dans la matinée du 23 , le détachement du gé-

néral Dupuis. Le 24 , Bonaparte lui - même fit son

entrée dans la capitale de l'Égypte. La terreur l'y


avait précédé. Pour établir la confiance , il publia la

proclamation suivante :

<< Peuple du Caire , je suis content de votre con-


» duite. Vous avez bien fait de ne pas prendre parti

>> contre moi. Je suis venu pour détruire la race des

>> Mameloucks , protéger le commerce et les naturels


» du pays. Que tous ceux qui ont peur se tranquil-

>> lisent , que tous ceux qui se sont éloignés rentrent

>> dans leurs maisons ; que la prière ait lieu aujour-


» d'hui comme à l'ordinaire , comme je veux qu'elle

>> continue toujours. Ne craignez rien pour vos familles ,


328 VIE DE NAPOLÉON .

» vos maisons , vos propriétés , et sur-tout pour la re-


>> ligion du prophète que j'aime.

» Comme il est urgent que la tranquillité ne soit


>> pas troublée , il y aura un divan de sept personnes

» qui se réuniront à la grande mosquée. >


»

Le premier soin de Bonaparte fut de répartir son


armée dans la Basse-Égypte , de manière à ce que ses

diverses divisions vécussent sur les provinces les plus

riches , et fussent à portée de se secourir réciproque-

ment . La division de Kléber et une partie de celle du

général Bon formèrent la garnison du Caire .

Réglant ensuite définitivement l'organisation civile

de l'Égypte , Bonaparte institua , près de chaque com-

mandant français , sous le nom de divan , une com-


mission administrative formée de gens du pays pour

répartir les impôts , et un intendant cophte pour les

percevoir. Cet intendant était surveillé par un agent


français , et les uns et les autres étaient subordonnés

à un intendant-général des finances français aussi ,

comme de raison. Indépendamment des divans parti-


culiers établis dans les villes principales , on forma

au Caire un divan général composé des députés de


chaque province. Celui-là devait régler les intérêts

généraux : c'était une réunion des hommes les plus

puissans et les plus estimés . Associant par cette ins-


titution les Égyptiens à son gouvernement , Bonaparte
CHAPITRE XXXIII. 329

leur rendait moins pénible la soumission à une au-

torité qu'ils semblaient exercer.

Une politique non moins habile l'avait déterminé

à confier aux cophtes la recette des deniers publics.


Depuis l'établissement de l'autorité des Mameloucks

en Égypte , les cophtes y avaient été chargés de tout


ce qui concerne les finances . Cette caste est chrétienne ;
elle fournit deux cent mille hommes à la population

de l'Égypte . En maintenant les cophtes dans des fonc-

tions où leur expérience lui fut d'une grande utilité ,

Bonaparte s'assurait deux cent mille partisans , et re-


tenait par des intérêts de fortune cette caste déjà portée

vers lui par des intérêts de religion .

Il ne changea rien non plus à l'organisation de la

justice , et maintint dans leurs offices les scheiks arabes

qui jusqu'alors l'avaient distribuée. Ne changeant rien


aux choses , ne déplaçant pas les hommes , et se con-

tentant de substituer les Français aux droits des Ma-

meloucks , il espérait prévenir les difficultés auxquelles


les conquérans sont exposés au milieu des peuples dont

ils ne ménagent pas les habitudes . .

Sa condescendance s'étendit jusque sur les Turcs.

Dans l'espoir d'éviter une rupture avec la Porte , il

entoura ses agens de prévenances , et fit percevoir ,


pour le compte du grand-seigneur , le tribut accou-

tumé. Le drapeau des Ottomans fut maintenu sur


330 VIE DE NAPOLÉON .

tous les forts. Le pacha avait été invité à revenir au

Caire jouir de tous les honneurs attachés à sa dignité.

Mais ces prévenances furent vaines ; rien ne put rat-


tacher les Turcs aux Français ; ils firent , pour la pre-

mière fois , cause commune avec les Mameloucks. Ceux

d'entre eux qui avaient été maintenus dans les fonc-

tions publiques se jouaient de leurs sermens. Bona-

parte fut plus d'une fois obligé de sévir contre eux ,


et particulièrement contre Coraïm , scheik d'Alexan-

drie, lequel , malgré les égards qu'on avait eus pour

lui , entretenait avec Mourad-bey des intelligences

préjudiciables à la sûreté de l'armée française. Les

Égyptiens trouvaient les Français aussi bons maîtres

que les Mameloucks ; mais les Turcs ne pouvaient

s'imaginer que Bonaparte fût meilleur vassal que

Mourad- bey,
Les soins de la guerre vinrent bientôt distraire Bo-

naparte de ceux de l'administration . Ibrahim- bey


n'était pas oisif à Belbeis où il avait porté son quar→

tier-général. Secondé par la population , il semblait


disposé à reprendre l'offensive ; mais ce n'était pas les

Français seulement qu'il menaçait . Le retour de la


caravane de la Mecke lui avait été annoncé. Il l'at-

tendait d'abord dans l'espérance de la piller , et puis

d'exécuter , avec les Mameloucks qui escortaient les

pélerins , un plan d'attaque concerté avec Mourad- bey


CHAPITRE XXXIII. 331

et les Arabes contre l'armée française. Le général Le-

clerc, envoyé au -devant de ce bey avec trois cents


hommes de cavalerie légère, trois compagnies de gre-

nadiers , un bataillon et deux pièces de canon , le battit

à el Khanka. Mais ce n'était pas assez de contenir un


pareil ennemi , il fallait le chasser : Bonaparte se char
gea de ce soin.

A la tête des divisions de Bon , Regnier et Menou ,


il court chercher Ibrahim. Celui-ci se retire vers Sa-

lahiéh , village situé sur la lisière du désert qui s'étend

entre l'Égypte et la Syrie. En avant de Belbeis , Bona-

parte rencontre une partie de la caravane qui , après

avoir été pillée par sa propre escorte, venait demander

protection à l'armée française. Doublant de diligence

pour rejoindre l'autre partie qu'Ibrahim entraînait

avec lui , il l'atteint , le 10 août , par delà Belbeis , la

délivre et lui fait prendre , sous bonne escorte , la route


du Caire, où les deux débris de la caravane se réu-

nirent. L'arrière-garde d'Ibrahim seule avait été en-

gagée dans cette journée , et pendant le combat le reste


de son armée , continuant sa marche , était arrivé à

Salahiéh ; Bonaparte s'y présente le lendemain avec


trois cents hommes de cavalerie. Ibrahim se remet

aussitôt en route. Toute sa maison le suivait ; avec lui

marchaient ses femmes , ses trésors , et quatre cents


Mameloucks couvraient la retraite de cet immense
332 VIE DE NAPOLÉON.

convoi. Quatre compagnies de grenadiers et une pièce


d'artillerie étant arrivées sur ces entrefaites , Bona-

parte ne croit pas devoir attendre le reste de l'infan-

terie : il attaque . Nos dragons et nos hussards se me-


surent pour la première fois avec les Mameloucks .

Deux cents Français enfoncent leur escadron. Se re-

fermant sur eux , ceux-ci les enveloppent . Il fallait

vaincre ou mourir : la valeur supplée au nombre. Les


Mameloucks sont repoussés. Mais pendant que l'on

combattait , le convoi s'était éloigné. Le prix de la


victoire échappa au vainqueur.

C'est des dépouilles d'Ibrahim qu'il s'agit ici , et non

de celles de la caravane , comme quelques historiens


de mauvaise foi ont affecté de le croire. Non-seulement

rien de ce qui appartenait aux pélerins et aux mar-

chands ne fut distrait par l'armée française ; mais Bo-

naparte leur fit restituer tout ce qu'il put recouvrer


de ce qui leur avait été enlevé par les Arabes.

Parmi les noms des officiers qui se sont signalés en

cette rencontre , on trouve ceux de Colbert , d'Arrighi

et de La Salle : ce dernier , à qui son sabre avait

échappé dans la mêlée , fut assez adroit pour le ra-


masser et pour s'en servir contre le chef des Mame-

loucks qu'il abattit à ses pieds.

Bonaparte , après avoir pourvu à la défense de la

province de Salahiéh , dont il confia le commandement


CHAPITRE XXXIII. 333

au général Regnier , repartit pour le Caire , où il était


de retour le 15 août . C'est en route qu'il apprit la

destruction de la flotte française devant Aboukir.

Un mois s'était écoulé depuis que l'armée s'était

mise en marche pour la capitale de l'Égypte. Bonaparte


avait dû attendre le résultat de cette opération pour

prendre une décision définitive relativement à la flotte :

en cas de revers elle était son seul moyen de retraite ,

et pouvait être nécessaire à ses projets ultérieurs en

cas de succès . Craignant toutefois de la compromettre ,

il avait donné ordre à l'amiral Brueys de la conduire

à Corfou , s'il reconnaissait impossible , comme l'affir-


maient les pilotes turcs , d'introduire les bâtimens de

toute grandeur dans le port d'Alexandrie.

Le capitaine Barré fut chargé d'en sonder tous les

accès. On ne peut douter que cette opération difficile

n'ait eu le résultat le plus satisfaisant. « Je suis ins-


» truit, écrivait Bonaparte à Brueys , le 27 juillet ,

» que vous avez enfin trouvé une passe telle qu'on

» la pourrait désirer , et qu'à l'heure qu'il est ,

» vous êtes dans le port avec votre escadre. » Le


30 du même mois : « Il faut bien vite entrer , lui

» disait-il , dans le port d'Alexandrie , où vous

>> vous approvisionnerez de riz et de blé que je

» vous envoie, et vous transporter dans le port de

>> Corfou. » Ces phrases n'étaient qu'une répétition


334 VIE DE NAPOLEON.

des ordres antérieurement donnés . Par quelle fatalité

l'amiral n'a-t-il pas suivi des instructions si précises ?

Par quel excès d'aveuglement s'obstinait-il à attendre


les événemens dans une rade ouverte ? Les commu-

nications entre le Caire et Alexandrie étaient à la vé-

rité interceptées par les Arabes. ...


Après avoir en vain parcouru les côtes de la Cara-

manie et de la Morée , et s'être ravitaillé en Sicile ,

Nelson , instruit enfin que les Français avaient fait

voile vers l'Égypte , en avait repris la route , avec la


résolution d'attaquer leur flotte par-tout où il la ren-

contrerait . Le 1er août , à deux heures après midi , il

parut devant Aboukir ; à cinq heures l'action était

engagée.

L'escadre de Brueys , rangée le long de la côte , et


appuyée sur un îlot où il avait établi une batterie ,

attendait les Anglais à l'ancre ; mais comme elle ne


serrait pas la côte d'assez près , et que la batterie

n'était pas de force suffisante , Nelson fit passer entre

cet îlot et la tête de la ligne française une partie de

ses vaisseaux , qui , se plaçant entre elle et le rivage ,

la prit à revers pendant qu'elle était attaquée en face


par le reste de l'escadre ; cette manoeuvre hardie as-

sura la victoire aux Anglais . La nuit ne mit pas de

terme au combat . Brueys , qui eût été invincible si le


courage tenait lieu de génie , Brueys se défendit en
CHAPITRE XXXIII. 335

héros blessé deux fois dès le commencement de l'ac-

tion , il n'avait pas cessé de donner ses ordres sur le

pont quand , à huit heures , il fut ouvert par un boulet.

L'Orient, qu'il montait, n'en combattit qu'avec plus


de fureur ; ses cent vingt canons écrasaient tout ce
qui l'entourait , mais en vain : à dix heures le vaisseau

s'embrase , saute ; et avec lui s'engloutit l'élite de notre

marine. Le combat , suspendu par cette effroyable ex-

plosion , est bientôt repris et dure jusqu'au jour. Au

lever du soleil , sur cette mer couverte de débris , il

était difficile de distinguer les vainqueurs des vaincus .

Treize vaisseaux composaient notre escadre : il ne s'en

sauva que deux qui , de conserve avec deux frégates ,


se retirèrent à Malte , sous les ordres du contre-amiral

Villeneuve , commandant l'arrière-garde . Le reste fut


pris ou détruit.

L'histoire doit une mention et des regrets aux ma-

rins qui succombèrent dans cette bataille. Brueys ,

frappé mortellement , ne permit pas qu'on le des-

cendît au poste des blessés. « Un amiral français ,


>> dit-il , doit mourir sur son banc de quart. » C'est
là que voulurent mourir aussi l'intrépide du Petit-

Thouars, capitaine du Tonnant , et Thévenard , ca-

pitaine de l'Aquilon . Casabianca , capitaine de l'O-

rient , était frappé mortellement quand ce vaisseau

prit feu : la mort l'atteignit dans les bras de son fils ,


336 VIE DE NAPOLÉON .

enfant qui se serait sauvé s'il avait pu se séparer de

son père.

Le contre-amiral du Chayla fut gravement blessé

en exécutant le plan de Brueys , à l'adoption duquel


il s'était opposé .

Notre perte en marins de tous grades s'éleva à plu-


sieurs milliers. Celle des Anglais , sans être aussi nom-
breuse , fut considérable ; au nombre de leurs blessés
il faut mettre Nelson lui-même.

Bonaparte reçut la nouvelle de ce désastre sans

donner le moindre signe d'émotion . « Nous n'avons

>> plus de flotte , dit-il à ceux qui l'entouraient , eh


» bien ! il faut rester en ces contrées , et en sortir

>> grands comme les anciens. »


La confiance est communicative comme la peur . La

sécurité du général gagna toute l'armée , qui d'abord

avait été frappée de terreur. En perdant l'espoir de


revenir en Europe elle en perdit le désir : ne songeant

plus qu'à s'établir dans sa nouvelle patrie , elle se rat-

tacha plus fortement à l'homme de qui elle attendait sa


conservation. Ce malheur tourna aussi à l'avantage de

Bonaparte , sous un autre rapport : les marins échappés


du combat furent incorporés dans l'armée de terre ,

et tinrent lieu des recrues qu'il attendait vainement


d'Europe.

La destruction de la flotte de Bonaparte changea


CHAPITRE XXXIII. 337

les destinées du monde sans faire dégénérer les siennes .

Les difficultés qu'elle apporta au succès de ses entre-


prises subséquentes provoquèrent évidemment son re-
tour en France. Semblables au boulet dans la force de

son impulsion , les caractères d'une certaine trempe ,

contrariés dans leur élan , n'en produisent pas moins

leur effet l'obstacle qu'ils ne renversent pas donne


seulement une autre direction à leur foudroyante
activité .

I. 22
338 VIE DE NAPOLÉON.

mmmmmmmmmmmmmmmmmmmm mmv wwwwwww

CHAPITRE XXXIV.

FÊTES DIVERSES ; INSTITUT D'ÉGYPTE ; INSURRECTIONS


AU CAIRE ET DANS LE DELTA ; DESAIX DANS LA HAUTE-
ÉGYPTE ; BATAILLE DE SEYDIMAN.

RENDU à ses travaux administratifs, Bonaparte prend

des mesures contre les dilapidations , institue des com-

missions pour recevoir les réclamations des habitans ,

établit des hôpitaux , une imprimerie , un laboratoire

de chimie , un cabinet de physique , un observatoire ,

un institut , et fait réparer les canaux par lesquels

le Nil répand , avec ses eaux , la fertilité. La rupture

de la digue qui les retient jusqu'à ce qu'elles aient


atteint une hauteur suffisante pour qu'on puisse na-

viguer dans la ville après le débordement , était l'ob-

jet d'une cérémonie à laquelle assistaient le pacha et

les beys. Bonaparte y voulut présider , entouré de son


état-major et des premiers fonctionnaires du pays. Il

fit avec plus d'éclat encore la fête du prophète. Don-

nant l'exemple du respect qu'il croyait dû à la religion


du pays , il alla même visiter le scheik el-Bekri , chef
CHAPITRE XXXIV. 339

de la famille réputée la première entre celles qui se


disent issues de Mahomet .

Entre ces deux fêtes se fit l'inauguration de l'ins-


titut du Caire , formé sur le modèle de celui de Paris.

En lui assignant des devoirs qui démontraient son uti-

lité , Bonaparte assura une noble considération aux ar-

⚫tistes et aux savans qui jusqu'alors avaient été regardés


comme des branches parasites de l'expédition . Ils en

étaient le complément : les immenses travaux opérés

et publiés par la société des arts l'ont assez prouvé.

De toutes les conquêtes du courage français dans cette

pénible et glorieuse entreprise, ce sont les seules que

la France ne puisse jamais perdre. Sur la liste de cet


institut , où Bonaparte s'honorait d'être porté , on re-
marque les noms Andréossi , Costaz , Caffarelli , Four-

rier , Monge , Conté , Berthollet , Desgenettes , Dolomieu ,

Dubois , Larrey, Parceval , Geoffroy- Saint-Hilaire et

celui de Denon , qui , littérateur , dessinateur et anti-

quaire, s'y retrouverait trois fois si l'institut avait eu

des sections spécialement consacrées à chacune des

facultés par lesquelles il est si recommandable . Monge

présida la première séance publique , qui eut lieu le


24 août dans un palais assigné aux savans par le gé-
néral en chef.

Le 21 du mois suivant , qui répondait au 1er ven-

démiaire , fut célébré au Caire l'anniversaire de la


340 VIE DE NAPOLÉON.

fondation de la république française. La pompe ré-

pondit à l'importance de la solennité. Sur la place

principale , décorée par tous les arts de l'Europe , un


monument où étaient tracés les noms des braves morts

dans les combats sur le sol égyptien ; s'élevait au centre


d'une circonférence formée de colonnes en nombre

égal à celui des départemens de la France , et dans


laquelle on entrait par un arc de triomphe dont les

bas- reliefs retraçaient la bataille des Pyramides . L'état-


major de l'armée , les chefs de la milice locale , les

chefs de l'administration , les députés des provinces ,

le divan , rassemblés dans cette enceinte , le général en

chef, dont l'arrivée ayait été annoncée par une salve

d'artillerie , prononça le discours suivant :

<< Soldats , nous célébrons le premier jour de l'an 70

» de la république française. Il y a cinq ans l'indé-

>> pendance de la république était menacée , mais vous

» prîtes Toulon ; ce fut le présage de la ruine de vos

» ennemis. Un an après vous battiez les Autrichiens

» à Dégo. L'année suivante vous étiez sur le sommet

» des Alpes. Vous luttiez contre Mantoue il y a deux


>> ans , et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-

» Georges. L'an passé vous étiez aux sources de la

>> Drave et de l'Isonzo , de retour de l'Allemagne . Qui

>> eût dit alors qu'aujourd'hui vous seriez sur les

>> bords du Nil , centre de l'ancien continent ? Depuis


CHAPITRE XXXIV. 341

>> l'Anglais , célèbre dans les arts et le commerce , jus-

» qu'auhideux et féroce Bédouin , vous fixez les regards


» du monde. Soldats , votre destinée est belle , parce

» que vous êtes dignes de ce que vous avez fait et de

>> l'opinion qu'on à de vous. Vous mourrez avec hon-


>> neur comme les braves dont les noms sont inscrits
T
» sur cette pyramide , ou vous retournerez dans votre
>> patrie couverts de lauriers et de l'admiration des

>> peuples. Depuis cinq mois que nous sommes éloi-

>> gnés de l'Europe nous avons été l'objet perpétuel


» des sollicitudes de nos compatriotes. Dans ce jour

» quarante millions de citoyens célèbrent l'ère des

>> gouvernemens représentatifs ; quarante millions de


>> citoyens pensent à vous. Tous disent , c'est à leur

» sang, à leurs travaux que nous devons la paix gé-

» nérale , le repos , la prospérité du commerce et les


>> bienfaits de la liberté civile. »

Des évolutions militaires , des courses à cheval et à

pied , des illuminations , des feux d'artifice , terminè-


rent la fête et offrirent aux Égyptiens des spectacles

jusqu'alors inconnus pour eux . Par- tout les drapeaux


musulmans se mêlaient aux drapeaux français ; et par

une alliance singulière , dans tous les trophées les

emblèmes du despotisme se mariaient à ceux de la


liberté .

Cet anniversaire ne fut pas célébré avec moins


342 VIE DE NAPOLÉON.

d'éclat à Alexandrie . Bonaparte avait fait porter le

drapeau tricolor sur la plus haute des pyramides ;

Kléber le planta sur la colonne de Pompée , et fit il-

luminer l'aiguille de Cléopâtre. Les antiques monu-

mens semblaient avoir été conservés pour l'ornement


de nos fêtes.

Le calme le plus profond régnait au Caire ; cette


ville commençait à ressentir l'influence des mœurs de

l'Europe. Nos arts , nos métiers s'y naturalisaient. Ils


étaient exercés non-seulement par les nouveaux ve-

nus , mais aussi par les indigènes . Les rues se bor-

daient d'ateliers et de boutiques où l'on trouvait tout

ce qui est nécessaire à la toilette , à l'équipement et

aussi à la table d'un Français . Cette dernière spécu-


lation n'était pas la moins heureusement conçue . Elle

flattait des habitudes auxquelles l'homme ne tient pas


seulement par un intérêt grossier : le sentiment aussi

entre à son insu pour quelque chose dans ces sortes de •

jouissances. Satisfaire tous les goûts particuliers à


notre patrie , c'est presque nous la rendre.

Sous ce calme apparent se préparait cependant une

affreuse tempête. Les espérances de Bonaparte n'a-


vaient pas été toutes réalisées . Les impôts de l'Égypte

ne subvenaient pas à beaucoup près aux besoins de

l'armée. Ne voulant pas recourir aux ressources vio-

lentes employées en pareil cas par les Mameloucks ,


CHAPITRE XXXIV. 343

il en avait cherché dans le système d'impositions fran-

çais. En Orient toutes les propriétés particulières sont

fondées sur des concessions faites par le souverain et

révocables à son caprice. Bonaparte , après avoir con-

firmé les propriétaires dans leurs jouissances , ordonna


que chaque concession , renouvelée par l'autorité fran-

çaise , serait constatée par un enregistrement pour

lequel on paierait un droit proportionné à la valeur

de la propriété concédée. Les riches qui , par l'ex-

pulsion des Mameloucks , se croyaient affranchis de

toute dépendance , ne virent qu'une avanie dans l'éta-


blissement d'un impôt inusité chez eux. Ils en con-

çurent un ressentiment qu'ils communiquérent à leurs


cliens. D'une autre part , les ministres de la religion

excitaient dans les mosquées le peuple contre les Fran-

çais. Cette fermentation de l'avarice et du fanatisme

amena bientôt une violente explosion .

Le 21 octobre , à sept heures du matin , les mécon-


tens , rassemblés devant la maison du cadi du Caire ,

voulurent le forcer à se mettre à la tête d'une dépu

tation chargée de demander au général en chef la sup-

pression du nouveau droit. Ce magistrat s'y refusant ,


ils l'assaillirent avec des pierres et des bâtons , et pil-

lèrent sa maison . Le général Dupuis , commandant de


la place , arrivé sur ces entrefaites avec quelques cava-

liers , tâché de rétablir l'ordre. Un coup de tromblon ,


344 VIE DE NAPO .
L ÉON

tiré mal à propos par un officier turc qui l'accompa-


gnait , achève d'irriter la populace. Dupuis s'emporte.

Sans attendre l'infanterie qui devait l'appuyer, il charge

ces furieux , les culbute, mais il reçoit un coup de lance,


et meurt presque à l'instant. Cet accident donne une

nouvelle audace aux Égyptiens. Mais l'énergie des


Français croissait avec le danger. Les rebelles sont,

poursuivis de rue en rue et forcés à se réfugier , au

nombre de quinze mille , dans la grande mosquée.


Bonaparte , qui pour lors se trouvait hors du Caire

y accourt au bruit du canon d'alarme , et n'y rentre

pas sans difficultés . Maître enfin des principales rues ,

il y établit des batteries et profite de la nuit , qui vient

suspendre les hostilités , pour prendre les dispositions


les plus propres à écraser les révoltés sur tous les

points. Ils occupaient en force le grand cimetière. Une

colonne d'infanterie s'y porte au point du jour, et les

dissipe , tandis qu'une compagnie de grenadiers enfon-

çait les portes, d'une mosquée où s'était réfugié un


autre rassemblement qu'elle anéantit . Cependant les

rebelles enfermés dans la grande mosquée tenaient

toujours. Bonaparte la fait cerner par ses troupes; et


du haut du Mokatan , montagne qui domine le Caire ,

des batteries masquées jusqu'alors font pleuvoir les


bombes , les obus et les boulets sur ce vaste édifice ,

foudroyé d'un autre côté par le feu de la citadelle. Un


CHAPITRE XXXIV. 345

orage réel éclate au même instant. Ce concours de


circonstances produisit un effet merveilleux. Non

moins superstitieux que perfide , le peuple , voyant


dans ce dernier incident une preuve de l'improbation

du ciel , implore la clémence qu'il avait long-temps

repoussée ; et Bonaparte, qui voulait le soumettre et

non le détruire , le reçoit à merci. a

Dans cette révolte , qui avait duré deux jours , les


Égyptiens perdirent quatre mille hommes. Le nombre

des Français tués ou blessés n'excéda pas trois cents ;

mais la valeur de cette perte s'accroissait par la dif-

ficulté de la réparer, Indépendamment du général Du-

puis , l'armée eut à regretter le chef de brigade Sul-

koski , aide-de-camp du général en chef. Issu d'une des

premières familles de Pologne , ce jeune homme, après

ayoir combattu vainement pour la liberté de sa patrie ,


était venu défendre celle de la France . Courage , es-

prit , instruction , jugement , il possédait tout ce qui


promet un homme supérieur ; il l'était déjà. Les bles

sures qu'il avait reçues à Salahiéh n'étaient pas fer-


e coup de la mort.
mées quand il alla chercher le
Les savans se firent encore soldats en cette occasion .

Le palais de l'institut fut long-temps défendu par eux


seuls contre les assauts de la populace.

Comme la révolte de Pavie , la révolte du Caire

affermit l'autorité qu'elle semblait devoir renverser.


346 VIE DE NAPOLÉON.

Les Égyptiens n'osèrent plus provoquer les Français


dont la supériorité leur avait été si terriblement dé-

montrées Quelques exemples faits sur les chefs suf-

firent à la vengeance du vainqueur , qui rassura le

peuple par une entière amnistie , et finit même par


rétablir le divan , supprimé à la suite de cette insur-
rection , à laquelle tous ses membres n'étaient pas

étrangers.

Le Delta cependant avait été agité de troubles pro-

voqués par les mêmes causés. Dans les provinces de

Rosette , de Damiette , de Mansoura , de Mensaléh et

de Damanhour, les Français avaient été attaqués ; mais

par-tout ils avaient repoussé l'attaque , par-tout Bo-

naparte avait été représenté par des lieutenans dignes


de lui.

Pendant que Menou , Duga , Lannes , Vial , An-

dréossi , pacifiaïent la Bassé- Égypte par leurs victoi–

res , Desaix parcourait en vainqueur la Haute , où

s'était retiré Mourad-bey. Parti de Gizéh le 23 août

avec une flottille , il avait remonté le Nil jusqu'à Be-


nisouef; et marchant aux Mameloucks à travers l'inon-

dation , il les avait contraints à repasser le canal de

Joseph , et à se jeter dans la province de Fayoum . Une

flottille égyptienne protégeait les opérations de Mou-


rad-bey ; Desaix la poursuit , lui enlève vingt bar-

ques , ravitaille ses troupes avec les vivres destinés à


CHAPITRE XXXIV. 347

l'ennemi , la force à se retirer jusqu'aux cataractes de

Sienne , puis il revient attaquer Mourad . Après plu-


sieurs escarmouches , dans lesquelles il a constamment

l'avantage , il le rejoint , le 8 octobre , à Seydiman.

Les forces de ce bey consistaient en cinq mille hom-


mes de cavalerie et huit ou dix mille Arabes , infan-

terie qu'il enferma dans des retranchemens avec qua-

tre pièces de canon. Desaix avait à peine deux mille


hommés. Il forme , avec sa division , un bataillon carré

qu'il flanque de deux petits carrés de deux cents hom-


mes chacun. Les Mameloucks écrasent un de ces car-

rés. Écrasés à leur tour par le feu du carré principal ,

ils se dissipent ; mais c'est pour se reformer aussitôt

et revenir à la charge avec plus de fureur . Effort inu–


tile . Les grenadiers les attendent à dix pas , et ceux

que les balles n'atteignent point trouvent la mort


au bout des baïonnettes . Desaix marche ensuite aux

retranchemens , les emporte ; et les Mameloucks dis-

paraissent en laissant le champ de bataille semé de

leurs armes qu'ils jettent dans leur désespoir , comme


s'ils renonçaient à combattre désormais une infan-
terie reconnue invincible. Plus de trois mille d'entre

eux , parmi lesquels se trouvèrent plusieurs beys ,


restèrent sur la place. Les Français eurent quarante

hommes de tués et quatre-vingts de blessés. Les sol-


dats firent un butin immense. L'artillerie et tous les
348 VIE DE NAPOLÉON.

bagages de Mourad tombèrent entre leurs mains vic-


torieuses.
• La rage avait été extrême de part et d'autre. Des

Mameloucks mourans ,se glissaient en rampant entre

les Français , et , s'efforçaient de leur couper les jam-

bes. Des Français se ranimaient pour égorger les Ma-

meloucks expirans par lesquels ils avaient été frappés.


Un d'eux à qui son officier reprochait cet acte de

férocité , lui répondit : « Vous en parlez bien à votre


aise moi qui n'ai plus qu'un moment à vivre , il faut

bien que je jouisse un peu, »


>

1.

FIN DU PREMIER VOLUME ,


1..

J
TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.

Pages.
INTRODUCTION,. I
CHAP. 1. Enfance et éducation de NAPOLÉON BONAPARTE .
2. Séjour en Corse. - Arrivée en France . • • • II
3. Séjour en France . Siége de Toulon. • 20
4. Bonaparte mis en arrestation , puis rendu à la
liberté. Journée de vendémiaire . Départ pour

330
l'armée d'Italie. .
- 5. Arrivée du général Bonaparte à l'armée d'Italie ;
plan de campagne . • 40
- 6. Batailles de Montenotte , de Millesimo ; Provera
prisonnier ; combat de Dégo . 51
7. Combat de Vigo ; bataille de Mondovi ; prise de
Cherasco ; armistice avec le roi de Sardaigne. 62
2 8. Passage du Pô ; combat de Fombio ; passage de
l'Adda ; bataille de Lodi . • 72
9. Entrée de Bonaparte à Milan ; traités avec le
roi de Sardaigne , le duc de Parme et le duc
de Modène ; fête des victoires à Paris ; dis-
cussion avec le Directoire . • • • 82
10. Commissaires français envoyés en Italie pour
recueillir les productions des arts et des
sciences ; accueil fait par Bonaparte aux sa-
vans ; proclamation à l'armée ; départ de
Milan. · · 92
350 TABLE DES MATIÈRES.

CHAP. 11. Conspiration de Pavie...... 102

- 12. Passage du Mincio ; combat de Borghetto ; prise


de Peschiéra ; occupation de Vérone .... 112
― 13. Investissement de Mantoue ; armistice avec
Naples ; occupation de Livourne ; entrevue de
Bonaparte avec le grand - duc de Toscane ;
reddition du château de Milan ; armistice
avec Rome ; révolte et châtiment de Lugo. • 121
- 14. Campagne des cinq jours. Siége de Mantoue
levé ; combats de Salo , de Lonato ; bataille
de Castiglione. · 131

- 15. Intrigue à Paris ; lettre du général Hoche ;


combat de Peschiéra ; blocus de Mantoue 2
repris ; combat de Serravalle ; bataille de
Roveredo ; combat de Covelo ; bataille de
Bassano. · 142
16. Combats de Céréa , de Castellaro ; Wurmser
rentre dans Mantoue ; prise de Porto-Legnago ;
Combat de Due - Castelli , bataille de Saint-
Georges. 152

17. Suite des opérations du siége de Mantoue ;


combat de Governolo ; capitulation de Monte-
Chiarugolo ; révolutions à Reggio , à Ferrare ,
à Modène ; républiques Transpadane et Cis-
padane. 162

18. Excès punis à Bologne ; conduite du gouver-


nement génois ; affaires de Santa-Margarita ;
brigandage réprimé ; armistices avec Naples
et avec Parme convertis en traités de paix ;
fêtes à Milan ; Bonaparte à l'empereur d'Alle-
magne ; nouvelle armée organisée par l'Au-
triche. 172
19. Combats de Saint-Michel , de Ségonzano , de
Caldiéro ; bataille d'Arcole . 182
TABLE DES MATIÈRES. 351

. 102 CHAP. 20. Muiron , Elliot ; lettre de Bonaparte à leur su-


se jet ; anecdotes relatives à la bataille d'Arcole ;
· 112 décret du Corps législatif; combats de la Co-
rona et de Campana.. · 193
ec
-21 . Bataille de Rivoli.. · • 203
de
e; -22 . Combats d'Anguiari , de Saint-Georges ; bataille
tice de la Favorite ; Provera prisonnier pour la
D.. 121 seconde fois ; combats de Carpenedolo et d'A-
vio ; reddition de Mantoue. 213
oue
-23 . Wurmser ; les Français marchent sur Rome ;
aille
traité de Tollentino.. • 222
.. 131
--- 24. Alliance avec la république de Saint Marin ;
che ; honneurs rendus à la mémoire de Virgile ;
Toue
reprise des hostilités ; passage de la Piave ;
de
passage du Tagliamento ; Bernadotte. . . . 233
e de - 25. Passage de l'Isonzo ; prise de Gradisca : combat de
142 Casasola ; prise de Goritz ; bataille de Tarvis ;
mser expédition dans le Tyrol ; entrée en Carinthie. 244
nago; 26. Lettre du général Bonaparte au prince Charles ;
Saint- combats de Neumarck et de Hundsmarck ;
... 152 suspension d'armes ; traité de Léoben . • 254
toue; 27. Politique des Vénitiens ; révolte de Vérone ;
Monte révolution de Venise ; destruction de cette
errare , république. 264
et Cis- - 28. Révolution de Gênes ; négociations d'Udine ;
..163
traité de Campo-Formio ; retour de Bona-
parte à Paris.. • 274
gouver
garita ; 29. Réception faite par le Directoire à Bonaparte ;
Naples il est nommé général de l'armée d'Angleterre ,
e pais ; puis général de l'armée d'Orient ; l'Institut
d'Alle l'admet au nombre de ses membres ; départ
ar l'Au- pour Toulon .. • 284
.. • 172 30. Organisation de l'expédition d'Orient ; départ
ano , de de Toulon ; siége et prise de Malte. . • 295
182
352 TABLE DES MATIÈRES .

CHAP . 31. Organisation du gouvernement de Malte ; dé-


part de la flotte ; l'armée débarque en Égypte ;
prise d'Alexandrie ; Bonaparte marche sur le
Caire . • 306
- 32. Marche à travers le désert ; combats de Daman-
hour , de Rahmaniéh , de Cheibreiss ; bataille
des Pyramides ; entrée au Caire. · 316

33. Organisation du gouvernement français en


Égypte ; nouvelle campagne ; combats d'el
Khanka , de Salahiéh ; la flotte française est
détruite au combat d'Aboukir. 327
34. Fêtes diverses ; institut d'Égypte ; insurrections
au Caire et dans le Delta ; Desaix dans la
Haute-Égypte ; bataille de Seydiman . · 338

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


2142
Yool

944.05
N16barn
v.1

APR 28 1965
UNIVERSITY OF MINNESOTA
wils v.1
944.05 N16barn
Arnault, A.-V. (Antoine-Vincent), 1766-1
Vie politique et militaire de Napoleon.

3 1951 002 139 146 Z

WILSON

ANNEX

AISLE 5

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