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Émile PEYNAUD

Jacques BLOUIN
5 e
édition

Le grand livre de la
DÉGUSTATION

Le goût du
VIN
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Graphisme de couverture : Maud Warg
Photographie de couverture : © M.studio - Fotolia.com
Quatrième de couverture : photo Émile Peynaud © Michel Guillard – Scope
photo Jacques Blouin © Philippe Roy
Maquette et illustrations intérieures : Maud Warg
Mise en pages : Typao

© Dunod, Paris, 1991, 1996, 2006, 2013


ISBN 978-2-10-070390-6
© Bordas, 1980, pour la 1re édition

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Préface
à la cinquième édition
1980-2013 : en trente ans, le monde du vin dizaines de milliers de châteaux, wineries,
a beaucoup changé. Il y a deux générations, si bodegas, cantine, quintas, kellerei…).
on ignorait ce que pouvait être un ordinateur Pour rester dans le domaine du « goût
personnel, un téléphone portable, un GPS, etc., du vin », seul objet de ce livre, il convient de
c’était aussi le cas de la lutte efficace contre la noter plusieurs faits de développement récent.
pourriture grise, la machine à vendanger, la Le nombre de publications techniques ou
maîtrise efficace des températures, les levures pratiques, générales ou ultra-spécialisées, a
sèches actives, la filtration tangentielle… explosé. Nul ne peut connaître tous ces docu-
L’ensemble des livres sur le vin tenait sur ments mais ils sont (presque) tous accessibles
une minuscule étagère alors que ceux-ci rem- par Internet. Il est impossible de les résumer ;
plissent aujourd’hui des meubles entiers, sans on procède alors à un « tri sélectif » : c’est diffi-
compter les revues vineuses spécialisées ou les cile, toujours incomplet, jamais à l’abri de choix
rubriques de la presse généraliste. (trop) personnels mais c’est la voie retenue ici,
Le marché mondial du vin a été boule- en sollicitant chaque lecteur pour qu’il (se)
versé. La surface du vignoble mondial et sa pose les bonnes questions.
production ainsi que la consommation ont Dernier point. La première édition du Goût
beaucoup baissé alors que les exportations du vin, en 1980, était orientée vers la forma-
ont bondi pour atteindre 32 % de la produc- tion à la dégustation et fut aussi très lue par
tion de vin. tous les amoureux du vin. Aujourd’hui, on ne
Les évolutions française, espagnole et ita- compte plus les ouvrages d’initiation ou per-
lienne sont encore plus violentes. La consom- fectionnement à cette dégustation. Il apparaît
mation de v in-boisson s’est effond rée. Le utile à la fois de mettre à jour Le Goût du vin
« gros rouge », le « six étoiles » sont (heureu- et de l’ouvrir encore plus à tous les « amis du
sement) inconnus des moins de trente-qua- vin », les « œnopotes » – ceux qui boivent le vin.
rante ans. On est passé au « bib », au bar à On pourrait alors le sous-titrer « Le plaisir est
vins, aux rubriques vineuses dans toute la dans le verre ».
presse… Neuf ans après la mort d’Émile Peynaud, j’es-
L’extrême diversité de prix est accompa- père être resté fidèle à sa pensée et son action,
gnée d’une très grande diversité de présenta- toujours orientées vers la connaissance proposée
tions réglementaires (quelques milliers d’AOC, à tous selon ses besoins et ses souhaits.
IGP, vins de cépage, etc., dans le monde), de Jacques Blouin
types de vins et de personnalisations (des 2013

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Préface
à la quatrième édition
Toutes fins de vie méritent d’être saluées. vins ? Durant un demi-siècle, son intelligence,
Certaines méritent un hommage plus particu- son travail, sa volonté lui ont permis de devenir
lier, à cause de leurs qualités exceptionnelles. directeur de recherches du plus important
C’est le cas pour la vie d’Émile Peynaud, qui centre œnologique mondial, à partir de son
nous a quittés lors de l’écriture de l’actuelle seul brevet. Quel admirable parcours !
réédition de l’ouvrage Le Goût du vin. Émile Peynaud était, et demeure, une des
Né dans le vignoble de Madiran, Émile rares références universelles de l’œnologie. Il
Peynaud commence sa carrière à Bordeaux à n’est pas un professionnel du vin au monde qui
seize ans, en 1928, doté du seul brevet, chez ignore le nom du Professeur, Doktor, Dottore
Calvet, une importante maison de vin de ou Monsieur Peynaud, selon les pays. S’il a
Bordeaux. Il y rencontre Jean Ribéreau-Gayon, assisté à une de ses conférences ou bavardé
qu’il aide dans ses travaux de thèse : cette dix minutes avec lui, chacun est fier de se dire
collaboration exceptionnelle durera plus de son élève.
cinquante ans. Il apprendra à la fois à mani- Émile Peynaud a peut-être inventé, et cer-
puler en laboratoire, à étudier les problèmes tainement systématisé, l’œnologie de terrain.
concrets de stabilisation des vins – avec une Allant de chai en chai, en vélo, en voiture, en
première publication sur la casse ferrique avion selon les époques, il amenait la connais-
dès 1932 – à déguster les innombrables vins sance à ceux qui en avaient besoin, là où elle
traités par cette société avant de commen- pouvait être mise en œuvre. Dans tous les cas,
cer à aller dans le vignoble. La guerre et la il a privilégié l’œnologie préventive, l’inter-
captivité interrompent son activité jusqu’en vention la plus précoce possible, dès le choix
1945. Il peut reprendre et achever en 1946 sa de la date de récolte, à une époque où on ne
thèse « Contribution à l’étude biochimique de consultait guère « le chimiste » que pour récu-
la maturation du raisin et de la composition pérer les vins plus ou moins altérés. Les vins
des vins », toujours actuelle. Par trois cents de Bordeaux, de France, du monde ne seraient
publications, des centaines de conférences pas ce q u’ils sont aujourd’hui si, depuis
et des milliers de séances de travail dans les soi xante-d i x ans, Ém i le Pey naud n’avait
chais de Bordeaux, de France et du monde tracé et creusé le bon chemin des vrais bons
entier, Émile Peynaud a étudié et expliqué vins, des grands et des modestes qu’il a fait
toutes les facettes de l’œnologie. Il ne semble grandir. Son rôle a été aussi important pour
pas y avoir un domaine de l’analyse, de la bio- de nombreux très grands crus illustrissimes
chimie, de la microbiologie, de la vinification, que pour des coopératives ou divers nouveaux
de l’élevage et de la dégustation des vins sur vignobles.
lequel il n’ait apporté des éléments nouveaux, Émile Peynaud a mis en place ce que l’on
validés et durables. S’il fallait citer un seul pourrait appeler l’œnologie globale, l’œnologie
exemple, comment ne pas rappeler qu’Émile intégrée, prenant en compte l’ensemble des dis-
Peynaud a définitivement établi le rôle décisif ponibilités de chaque entreprise, ses objectifs
de la fermentation malolactique et l’impor- et les connaissances disponibles. Il a donné les
tance majeure de l’équilibre entre les saveurs bases de l’« œnologie bordelaise » aujourd’hui
sucrées et les saveurs acides et tanniques des reprise, actualisée dans le monde entier. Si

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VIII
P réface à la quatrième édition

nécessaire, il établissait ou mettait au point humain. La lecture de ce qui fut peut-être son
ces connaissances indispensables, de la matu- ouvrage préféré, Le vin et les jours, rappellera
rité du raisin à la stabilité des vins en passant à chacun à la fois l’histoire de l’œnologie et sa
par les fermentations, les analyses et surtout la philosophie du vin.
dégustation. L’édition de 2006 du Goût du vin poursuit
Émile Peynaud a organisé, et enseigné, ce travail, en actualisant les éditions pré-
la dégustation précise, efficace, adaptée à cédentes. Depuis plus de vingt-cinq ans, la
chaque circonstance mais toujours simple, pratique de la dégustation a changé. Nous
compréhensible, sobre. Le Goût du vin, en disposons de nouvelles connaissances phy-
1980, a présenté aux professionnels et au siologiques, de nouveaux outils, de nouvelles
grand public les règles rigoureuses de la techniques. Les salles de dégustation spéciali-
dégustation et les charmes des vins. Cette sées – rarissimes en 1980 – sont présentes dans
œnologie globale a toujours été une œnologie tous les vignobles, dans toutes les places de
personnalisée révélant la qualité du vigneron, consommation. Les publications vineuses de la
du négociant, dans leur formidable diversité, presse spécialisée ou générale sont sur tous les
et non le caractère de l’œnologue ou la seule présentoirs de marchands de journaux, et les
mode du moment. livres sur la dégustation et sur le vin animent
Émile Peynaud a aussi été un extraordi- les étagères de toutes les l i brai ries. Ces
naire directeur de recherches ayant guidé des modifications très visibles sont le ref let des
dizaines de jeunes étudiants en doctorat ou évolutions profondes du monde du vin, de son
chercheurs chevronnés. Sa direction était une universalité. S’il n’y a guère plus de trente ou
aide, une orientation, jamais un carcan, tou- quarante pays producteurs de vins, il n’est pra-
jours une libération des idées. Nous sommes tiquement plus de pays non consommateurs, et
nombreux à lui en être infiniment reconnais- de Londres à Pékin on peut goûter tous les vins
sants. du monde répartis en plus de quatre à cinq
Émile Peynaud a été un professeur au mille catégories officielles – « appellations »
sens complet du terme, à la fois « expert » et diraient les Français pour simplifier – et donc
« maître », comme nous le rappelle le diction- des dizaines de milliers de crus, marques, châ-
naire. Sachant rendre compréhensible les teaux, bodegas, wineries, cantine, à des prix
choses les plus complexes, chacun se sentait allant d’un euro à quelques milliers d’euros la
plus intelligent après l’avoir écouté, qu’il soit bouteille.
l’étudiant universitaire du diplôme national Cette réédition essaye de maintenir, de
d’œnologie, l’auditeur des « Cours du lundi » développer le goût du vin, dans sa formi-
qu’il créa – formation continue avant la lettre, dable diversité, par une connaissance à la
dès les années 1950 – ou le maître de chai de fois précise, documentée, éloignée des modes
tel ou tel cru. Tous peuvent reprendre et pré- passagères, des pressions économiques…
ciser ces enseignements oraux par les divers « Mieux connaître pour mieux comprendre,
Traités d’œnologie qu’il a publiés, depuis 1947, mieux connaître pour mieux apprécier », tel est
avec Jean Ribéreau-Gayon puis l’ensemble de le résumé de notre propos. Il s’adresse à tous
l’équipe de la station œnologique. Traduits pour leur être un peu utile et, nous l’espérons,
dans bien des langues, on retrouve aujourd’hui très agréable. Nous avons essayé d’éviter les
les différentes éditions successives dans les approximations, le jargon, la « prise de tête »
chais du monde entier. en appliquant une formule un peu provocante
Cette aptitude à exprimer les connais- mais très juste, émanant de l’Abbé Dubaquie,
sances les plus documentées de façon à la ancien directeur de l’actuelle Faculté d’œnolo-
fois claire et agréable est peut-être un don, gie de Bordeaux : « Le vin n’est pas fait pour
c’est certainement le résultat d’un travail et être analysé mais pour être bu et procurer du
d’une intelligence, c’est surtout la volonté d’un plaisir à celui qui le boit ».
homme simple, généreux. Émile Peynaud était Jacques Blouin
à la fois un savant humaniste et un savant 2006

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Préface
à la première édition
Pour l’amateur de vins les métiers du vin : vous manquez davantage
d’éducation que de moyens.
Vous êtes le maillon le plus important de Si vous êtes un de ceux qui, au-delà de nos
la chaîne. C’est vous qui payez le vin, ô buveur frontières, buvez des vins français et glorifiez
très précieux, c’est vous qui faites vivre la leur prééminence, je vous salue bien bas. Nous
population vinicole. Vous aidez allégrement à devons notre renommée à vos ancêtres ; renou-
métaboliser notre production. Que vous soyez velez votre cave et léguez-la à vos enfants.
buveur habituel, inconditionnel, un de ceux Soyez assuré que c’est en pensant à vous que
qui font monter les statistiques à cent litres de nos grands vins sont faits.
consommation par bouche et par an, ou que Ce livre apprendra à l’amateur, je l’espère
vous soyez consommateur occasionnel, ou du moins, à mieux connaître le vin et à mieux
encore, je préférerais, amateur éclairé, vous l’apprécier. Savoir déguster est la base du
trouverez dans ce livre quelques pensées et savoir-boire. La dégustation apprend la maî-
arrière-pensées pour vous. trise et le bon usage de nos sens. Les bons
Si vous êtes originaire d’un pays de tradi- vins incitent à la sobriété et l’alcoolisme est
tion viticole, vous êtes héritier direct de la civi- la sanction du mal-boire, Buvez moins, mais
lisation du vin ; cela vous donne des devoirs. soyez difficile dans votre choix. Chaque fois
Mais vous pouvez appartenir aussi à un pays que vous achetez un vin indigne, vous portez
depuis peu colonisé par la vigne. Dans les deux tort à la cause du vin.
cas, vous êtes à la fois représentatif et res- J’aimerais que ce livre vous apprenne aussi
ponsable de la qualité de vos vins. C’est vous à parler du vin. Boire du vin n’est pas un plaisir
qui, dans un sens, « faites » leur qualité. S’il solitaire, mais communicatif ; s’il est bon,
y a de mauvais vins, c’est qu’il y a de mauvais dites-le à votre façon. Il y a peu de plaisirs qui
buveurs. « Le goust est semblable à la rudesse rendent aussi disert que celui qu’on partage le
de l’entendement. » Vous buvez le vin que vous verre à la main. À cette école, vous verrez, on
méritez. Choisissez de boire meilleur, acceptez devient vite érudit.
de payer plus cher un vin parce qu’il est supé-
rieur, et les vins, aussitôt, s’amélioreront. C’est
au consommateur de décourager les auteurs de Pour le producteur de vins
mauvais vins.
Si vous êtes Français, vous êtes peut-être C’est vous qui, parmi les métiers du vin,
un champion quantitatif, dans la grande tradi- avez la plus belle part ( je n’ai pas dit la plus
tion du record selon Rabelais, mais vous n’êtes grosse). Il vous faut être laboureur, vigneron,
pas statistiquement un buveur de qualité, un viticulteur, vinificateur, éleveur, vendeur. Le
connaisseur. Pensez que soixante pour cent de vin vous appartient, il vous ressemble. Vous
nos meilleurs vins sont exportés. en êtes le créateur. C’est le fruit de votre terre
Ils ont la classe internationale et vous êtes et de votre travail. Mais vous avez une grande
un buveur local. Tout le monde le dit dans responsabilité par la valeur de l’image que

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X
P réface à la première édition

vous donnez du vin. Vous pouvez en faire une tement, vous êtes la troisième ou quatrième
des gourmandises les plus civilisées et les plus génération d’une famille de commerçants.
attachantes, ou bien un breuvage vulgaire et C’est grâce à vous que la réputation de nos
désenchanteur. vins s’est étendue au monde entier. Vous avez
La vigne et le vin exigent beaucoup de fait partout connaître et saluer leurs noms et
l’homme. Votre activité est multiple et votre parfois ces appellations qui vous doivent tant,
compétence doit s’étendre dans de nombreux se sont retournées contre vous.
secteurs. La viticulture est d’essence agricole. Car les temps ont changé. On a oublié
Elle est soumise aux aléas météorologiques ; la que ce n’est pas le produit qui crée les cir-
quantité et la qualité de la récolte ne sont pas cuits commerciaux et que les vignobles n’ont
connues à l’avance, encore moins le revenu pu se développer qu’au fur et à mesure de
qu’elle laissera. J’aurais dit que la vinifica- vos conquêtes de marchés. L’adaptation des
tion, activité de transformation d’un produit vieilles maisons est souvent difficile, car le
agricole, a un caractère industriel, si ce terme poids de la tradition est lourd à porter dans
n’avait, en la matière, un accent péjoratif, tandis les affaires familiales.
que la conservation du vin reste plus artisa- Vous avez formé des générations de ser-
nale, ce qui ne veut pas dire empirique. Vous viteurs du vin. Personnellement vous m’avez
avez suivi les progrès des connaissances œno- appris à déguster. C’est que vous détenez
logiques et votre travail devient chaque année
depuis l’origine, plus anciennement même
plus rigoureux. Enfin le sens commercial n’est
que la production, l ’orthodoxie des types.
pas la moins nécessaire des aptitudes requises.
À vous, ce livre apprendra peu, mais peut-être
Vous devez avoir aussi, à votre mesure, des qua-
vous rappellera-t-il tout ce que la technique
lités d’administrateur, de chef d’entreprise, de
moderne a ajouté dans ce domaine au riche
financier. Vous faites un métier complet.
héritage des anciens.
La dégustation doit être pour vous un
Mais peut-être êtes-vous plutôt de ceux qui
moyen de contrôle permanent de la qualité.
ont adopté des méthodes plus modernes de
Quel que soit le type de votre vin, il vous faut
commerce.
apprendre à bien déguster. On a toujours
Vous recherchez u ne période écou r-
besoin, du reste, de se perfectionner. Il vous
tée d’élevage et une rotation plus rapide
est difficile de progresser en ce domaine si
des stocks. Vous avez étudié le marketing et
vous ne goûtez que votre vin. Profitez de toutes
renouvelé les circuits de distribution. Ou
les occasions de sortir de votre chai, de votre
aire d’appellation, de votre région, de votre peut-être encore êtes-vous le courtier, inter-
pays. On revient souvent très modeste de ces médiaire entre le producteur et le commerce
confrontations. et leur conseiller ; ou bien l’agent, le représen-
Ce livre vous donnera une méthode de tant, le détaillant, l’épicier ou le responsable
travail ; il vous donnera des idées et peut-être de la branche liquide d’une grande surface,
aussi l’amour de votre vin. Celui qui sait goûter, le restaurateur, le sommelier, un des der-
fait obligatoirement un vin meilleur. Il le fait à niers donc à être en contact avec le client et
son goût. « Celuy est estimé homme de bien, qui son portefeuille. Alors quelle que soit votre
a du bon vin », a dit Olivier de Serres. Le bon vin place dans cette chaîne d’approvisionnement,
se mérite, en effet. Combien de vins médiocres n’oubliez pas que le vin vendu sera bu par qui
disparaîtraient des marchés si les producteurs l’a payé. Il serait donc prudent et honnête de
qui les commettent savaient déguster ! votre part de savoir, auparavant, le dégus-
ter. Ce livre vous y aidera. Il fortifiera votre
conviction et enrichira votre vocabulaire.
Pour le marchand de vins Ainsi vous deviendrez le garant de la qualité
et ne vendrez que les vins que vous aimeriez
Vous faites peut-être partie depuis un siècle boire, ce qui est une des formes les plus sûres
ou deux du négoce traditionnel ou, plus exac- et les plus agréables de faire commerce.

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XI

P réface à la première édition


Pour l’œnologue toutes les deux, je ne sais si j’ai le plus contri-
bué à faire de la dégustation une introduction
C’est un ancien qui vous parle. J’ai prati- à l’œnologie ou à faire de l’œnologie une intro-
qué la recherche œnologique pour expliquer duction à la dégustation. Celle-ci est affaire
le goût du vin et pour savoir le faire meil- d’œnologues. Ce sont eux qui détiennent la
leur. J’ai toujours pensé que le vin ne doit connaissance du vin. La dégustation, c’est
pas être simplement bu, avalé, mais savouré, leur domaine, leur spécialité.
dégusté. À certains d’entre vous, on avait Ce sont les œnologues qui doivent animer les
appris l’œnologie mais si peu la dégustation. groupes de goûteurs des syndicats viticoles,
Les programmes d’enseignement préparant des conseils interprofessionnels, des adminis-
au diplôme d’œnologue de 1955 avaient dû trations, des maisons de commerce.
être établis par des abstèmes. Ne savaient-ils Ce livre a été écrit sur plusieurs tons, dans
pas que l’on doit goûter pour vinifier, pour plusieurs registres différents. Il parle à l’œno-
conserver, pour clarifier, pour stabiliser, pour logue le langage du cours, mais des phrases
analyser ? Combien ont appris la biochimie sont traduites en langue simple pour le pra-
des fermentations et l’ont peut-être oubliée, ticien. Ce livre bénéficie de tout le poids des
mais n’ont pas appris à goûter. Ils sont entrés, connaissances qu’apporte l’œnologie ; il profite
à leur première place, dans le monde inconnu aussi de l’apport de l’expérience pratique qui
pour eux de la dégustation professionnelle. est celle des hommes du vin, le verre à la main.
Son approximation, son empirisme ont pu Croyez-moi : il appartient désormais
les dérouter. Ils étaient plus ou moins doués, aux œnologues d’annexer la dégustation. Le
ils ont plus ou moins réussi. Mais depuis, Président Puisais l’a compris avec son « Livret
l’enseignement de la dégustation s’est beau- du dégustateur ». C’est parmi les œnologues
coup étoffé. L’institut d’œnologie de Bordeaux que doit se lever la prochaine génération des
délivre même depuis 1975 un diplôme univer- grands dégustateurs.
sitaire d’aptitude à la dégustation. Œnologie Émile Peynaud
et dégustation sont liées. Les ayant enseignées 1980

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Table des matières
Usage et science de la dégustation 1
Rôle et usages de la dégustation 3
La dégustation et sa science de tutelle, l’œnologie 5
Dégustation et dégustateurs 6
Quelques bonnes lectures 8

Le plaisir de
percevoir

Le mécanisme des sens 14


Un mécanisme général 14
Des sens au cerveau 15
Mesurer les sensations 17
Les faiblesses sensorielles 19

La vue 22
La couleur des vins 22
L’aspect physique du vin 24
Trouble et limpidité des vins 25
Les « larmes » du vin 25
L’effervescence 26

L’odorat 28
Les mécanismes de l’odorat 28
Les cent odeurs 31
Les origines des odeurs 33
Les arômes primaires ou arômes de cépage 35
Les arômes secondaires ou arômes de fermentation 42
La genèse des bouquets d’élevage 44
Quelques défauts : les « faux goûts » 49

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XIV
le goût du vin

Le goût 55
Les quarante saveurs 56
Les saveurs élémentaires 56
Les différences de sensibilités aux saveurs 59
Les saveurs complémentaires 60
Les sensations somesthésiques 60
La minéralité 62

L’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs 66


Caractères gustatifs et composition des vins 66
Interférences et équilibres des saveurs 69
Les équilibres des saveurs des vins blancs 73
Les équilibres des saveurs des vins rouges 76
Les équilibres des odeurs 80

Le plaisir de
juger

Quelles dégustations ? 86
Pourquoi déguster ? 86
Dégustation et analyse sensorielle 87
À la vigne 90
Au chai 91
Les agréments réglementaires 93
Les agréages commerciaux 94
Les concours et autres jurys 95
L’œnologue 99
Les dégustations technico-scientifiques 99
Le sommelier 100
Quelques curiosités 100
La dégustation des alcools 102

Quels dégustateurs ? 105


La dégustation est un art difficile 105
Le dégustateur doit être en bonnes conditions 106
Le dégustateur est particulièrement influençable 107

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XV

table des matières


La préparation du dégustateur 108
Qu’est-ce qu’un « bon jury » ? 109

Comment déguster ? Art et technique 111


Comment se préparer ? 111
Comment déguster un vin ? Voir, sentir, goûter 114
De l’influence de la température sur nos sens 119
Les températures du bien-goûter 122
La dégustation elle-même, de la manière de sentir le vin 124
Le vin dans la bouche 127

Le plaisir de
s’exprimer, de
communiquer

Jurés et jurys 132


Collecte et interprétation des résultats 132
Les fiches de dégustation 133
La compréhension des fiches de dégustation 139
Les décisions des jurys 140
Un peu de statistiques 143
La sélection des jurys 146
Quelques recommandations 146

Les mots du vin 148


Le dégustateur aux prises avec l’impuissance des mots 148
Les langages des dégustateurs 150
Les mots de la couleur 151
Les mots des odeurs 157
Essai de description des odeurs 161
L’analyse olfactive et ses outrances 167
Les mots de la saveur 168
L’influence gustative du gaz carbonique 179
Que dire ? 181
Vocabulaire d’une imagerie gustative 186

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XVI
le goût du vin

Le plaisir dans
le verre

Qualité et qualités des vins 192


Comment définir la qualité 192
Les origines de la qualité 193
À propos de millésimes 199
Les différentes qualités 201
Types et styles des vins 206

Le savoir-goûter 213
La soif 213
Vin et santé 215
La dégustation entre amis 218
Le bon dégustateur 221
Sur la correspondance des vins et des mets 227
Du bon usage du vin 230

Bibliographie 233

Crédits photographiques 237

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« De jour aussi, le ciel est peuplé d’étoiles…
on ne voit bien que ce que l’on connaît bien. »
Jacques Ninio, L’empreinte des sens, 1989

Usage et science
de la dégustation
« Mmh, bof, pouah ! » Telle pourrait être la et la terre) approfondis ensuite par Lucrèce
trilogie de base de beaucoup de dégustateurs (98-55 avant J.-C.), mais ils nous paraissent
de vin, et de toutes autres boissons et aliments aujourd’hui bien dépassés… Ils dénotaient
perçus par nos sens. On aime ou on n’aime un effort de compréhension remarquable
pas : tel M. Jourdain, on fait de la dégusta- qui ne sera repris que vers le xviii e siècle par
tion hédonique sans le savoir. On exprime le Linné, Poncelet et bien d’autres… Le récent
plaisir ou le déplaisir ressenti. Ce comporte- prix Nobel de médecine 2004 (Axel et Buck)
ment simple et spontané peut être précisé par officialise l’importance des progrès observés
l’analyse chimique et l’analyse sensorielle. Plus dans notre connaissance des sens du goût et
simplement, on apprécie mieux et on prend de l’odorat.
davantage de plaisir en dégustant. Mais de Le monde du vin utilise des définitions pré-
quoi s’agit-il ? cises, complètes qui marquent bien les quatre
Dérivé du latin degustatio, issu de degus- phases de l’acte gustatif : l’observation au moyen
tare, action de goûter, le terme « dégusta- des sens, la description des perceptions, la com-
tion » n’apparaît q u’en 1519 et reste rare paraison par rapport à des normes connues et
jusqu’à la fin du xv iii e  siècle. Il fait référence le jugement motivé.
à l’action de goûter avec attention pour dis-
« Déguster, c’est goûter avec attention un
cerner les caractères d’une boisson ou d’un
produit dont on veut apprécier la qualité ;
aliment, pour apprécier, vérifier, se délecter,
c’est le soumettre à nos sens, en particulier
et éprouver du plaisir. Déguster a de nom-
ceux du goût et de l’odorat, c’est essayer de
breux synonymes : taster (to taste en anglais),
le connaître en recherchant ses différents
essayer (probar en espagnol), savourer, se
défauts et ses différentes qualités et en les
régaler… ou, un peu différemment, vérifier,
exprimant, c’est étudier, analyser, décrire,
analyser.
juger, classer. »
Notons au passage que si le mot est récent,
Jean Ribéreau-Gayon
la pratique est fort ancienne. Les Sumériens
de Gilgamesh, il y a près de 5 000 ans, diffé-
renciaient clairement les bières populaires de Par habitude, on fait de « goûter » le syno-
la Mésopotamie et les vins de l’élite issus des nyme de déguster, de « gustation » celui de
monts Zagros (à l’ouest de l’Iran) ou du Liban. dégustation, de « goûteur » celui de dégus-
Plus près de nous, il y a « seulement » 2 400 tateur. Des périphrases, non exemptes de
ans, Platon distinguait les principales saveurs pédantisme, dont certaines d’ailleurs sont
et les « espèces d’odeur ». Aristote propo- incorrectes, s’emploient parfois à la place du
sera des mécanismes sensoriels basés sur les mot « dégustation », jugé trop banal : analyse
quatre éléments antiques (l’air, l’eau, le feu, ou évaluation sensorielle, examen sensoriel,

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introduction

métrologie sensorielle, examen organo­leptique fait, en somme, de l’analyse sensorielle sans le


ou physiologique, mesure ou analyse des savoir.
­propriétés organoleptiques, etc. Pour rester La dégustation est ainsi à la fois une
clair, soyons simples : nous appellerons la science et un art difficiles, son vocabulaire est
dégustation simplement dégustation, de même facilement ésotérique. Le goûteur de vins est
qu’un dégustateur, nous le nommerons simple- un professionnel. Devant l’amateur-débutant,
ment dégustateur. L’emploi d’un vocabulaire qu’intéresse la connaissance gustative et que
trop technique est souvent le premier obstacle de telles définitions pourraient rebuter, il suffit
à la diffusion des connaissances. de dire que la dégustation fait partie du savoir-
L’analyse sensoriel le est d’abord u ne boire. À ce titre, une autre de ses définitions
« analyse », c’est-à-dire une décomposition pourrait être celle-ci : « L’espace de temps plus
(« analyse » dérive de analusis, issu de ana- ou moins long entre le moment où on prend le
luein exprimant la décomposition, la disso- verre dans la main et celui où, le vin avalé, son
lution) visant à identifier puis quantifier, si goût s’estompe dans la bouche ». La durée en
possible, les constituants d’une substance. est variable au gré du buveur et, à son insu,
La dégustation est beaucoup plus globale, on peut mesurer son degré d’intérêt pour le
synthétique et plus complète. La dégusta- vin, de raffinement, de civilisation même, à
tion des vins est un élargissement de l’ana- la longueur de cette période et au volume de
lyse sensorielle, définie comme « l’ensemble la gorgée. Montre-moi comment tu bois, je te
des méthodes et des techniques permettant dirai qui tu es. Terrible aveu pour certains.
de percevoir, d’identifier et d’apprécier, par La dégustation transforme une simple
les organes des sens, un certain nombre de consommation – un acte instinctif – en un acte
propriétés, dites propriétés organoleptiques, volontaire et réfléchi, en suivant une méthode et
des aliments et des objets » (Depledt, Institut en ordonnant ses impressions. Avec un peu de
national de la ­consommation). Le dégustateur pédanterie, on peut dire qu’il y a transformation

La dégustation, une science et un art difficiles.

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usage et science de la dégustation


de l’œnopote1 (buveur de vin) en œnophile (ami pagne la consommation d’une boisson alcoo-
du vin) et, parfois, en œnologue (qui parle du lique qui retient le buveur de vin.
vin) ! La dégustation est la codification d’une Le geste de boire le vin et sa signification
activité gourmande. Le vin, pour être apprécié, ne sont pas, en effet, ceux du buveur instinc-
exige attention, recueillement même. Savoir tif. La technique de boire est différente, elle
analyser décuple le plaisir. Que de sensations s’apprend. Le plaisir ne se situe pas au même
perdues par ignorance, inattention et mala- niveau. En outre, à l’opposé des saveurs mono-
dresse ! tones que l’on retrouve dans les boissons de
Bien d’autres définitions ont été données. soif fabriquées, le vin présente, à qui veut bien
Il en est de plus littéraires. Au hasard des lec- l’interpréter, une gamme infinie d’arômes et de
tures, nous avons retenu celle-ci qui agrandit goûts naturels. Il est varié et multiple. Il n’est
le champ des fonctions gustatives : jamais tout à fait le même aussi, parce que le
moment change, parce que la bouchée de mets
« La dégustation réalise la plus étroite
qui le précède est différente, peut-être aussi
coïncidence entre l’homme et son milieu,
l’humeur de celui qui le boit.
entre l’homme et les choses – les choses
Œuvre de beaucoup de labeur, de science
de sa vie. Elle constitue un rapport
et de patience, le bon vin, le grand vin, mérite
écologique privilégié. »
de l’application de la part de celui qui veut
Ou encore : le connaître, afin que passe jusqu’à lui le
message de ceux qui l’ont élaboré en pensant
« La dégustation, c’est l’intimité du vin. »
au plaisir des autres hommes. La dégustation
La dégustation est un art de mesure, de sert à déchiffrer ce message, à en décoder les
bon sens. Acte fictif de boire ou lent prélude à sensations gustatives. Pour boire, le plaisir
l’ingestion, elle enseigne le bon usage des sens, physique est suffisant. Pour déguster, il faut
l’introspection, la maîtrise des sensations, et en plus de l’intelligence et des compétences.
finalement incite à la sobriété. Le bourguignon On retrouve la multiplication du plaisir sans
Pierre Poupon élargit la définition de la dégusta- avoir besoin de multiplier la consommation,
tion à la dimension d’une discipline. Déguster est bien au contraire.
un art de vivre et tout se déguste de ce qui tombe « Mieux connaître pour mieux appré-
sous nos sens : l’œuvre d’art, la vision du monde, cier », telle est la devise de l’amateur, celui
le moment présent, le fait d’exister, les choses, les qui aime mais aussi celui qui est partisan,
êtres, les arts, l’amour, la vie. Envisagée de cette qui a une préférence, qui réunit goût et dis-
façon, la dégustation est une manière d’appré- cernement, nous disent les dictionnaires. On
hender et de comprendre le monde extérieur ; pourrait adopter ici le mot espagnol afición,
elle suppose un état d’esprit de constante dispo- d ifficilement traduisi ble, q ui évoq ue un
nibilité en face de ses sensations. mélange d’amour, de ferveur et de connais-
Il y a une grande différence entre boire et sance.
déguster. Les bons vins, les grands vins ne sont
pas de ces boissons que seulement on avale ;
ils se savourent. On ne les boit pas comme on Rôle et usages
a l’habitude de le faire d’une boisson désalté-
rante, à grands traits, à la recherche de cette de la dégustation
seule sensation tactile du liquide qui rafraîchit
agréablement la gorge. Ce n’est pas non plus Le vin n’est pas indispensable, car des mil-
uniquement la douce causticité qui accom- liards d’hommes l’ignorent, mais il n’est pas
inutile car il a des effets positifs. C’est un super-
1 flu qui agrémente la vie. Sa fonction essentielle
est de procurer du plaisir, bref ou inoubliable,
1. Par analogie à « hydropote », le buveur d’eau discret ou intense ; elle doit être constante, à
(Martine Coutier, 2001). d ifférents niveaux, sous différentes formes.
­

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4
introduction

C’est davantage un condiment, une gourman-


dise liquide, qu’une boisson désaltérante ou
dotée de vertus nutritives. Si le vin désaltère (ce
qui n’est que partiellement vrai d’ailleurs), s’il
apporte une contribution nutritive et calorique
non négligeable à un régime alimentaire, c’est
toujours en supplément. Dans ces conditions,
l’essentiel est le plaisir obtenu ; seule la dégus-
tation peut le cerner, le comprendre et le mettre
en valeur.
Déguster, c’est tout simplement la base
de tous les métiers du vin, tout au long de la
chaîne de spécialités allant de la culture de la
vigne au service des vins sur la table, et à la
consommation finale. À tous les niveaux, la
dégustation est un moyen indispensable de
connaissance, de contrôle et de plaisir, sen-
sible et rapide.
Dans la technique vinicole et le commerce
des vins, du cep de vigne au verre du consom-
mateur, le rôle de la dégustation est essentiel
pour l’estimation de la qualité. La qualité est
à la fois une manière d’être, un ensemble de La dégustation sur fût, pour juger de l’évolution du vin
pendant l’élevage.
caractères et ce qui rend supérieur : on trouve
là toutes les facettes de la dégustation. Cela
explique sans doute les millions de références À tous les niveaux, la dégustation est un
internet répondant à la recherche des expres- moyen indispensable de connaissance et de
sions « dégustation vin » en français, « wine contrôle, un système de détection sensible et
tasting » en anglais et « cata vino » en espagnol. rapide.
C’est plus que jamais vrai avec l’obligation des Le vigneron, le chef de cave, le vinificateur
contrôles de qualité pour tous les vins, pour n’ont pas de moyen plus expéditif et plus effi-
les suivis de traçabilité, etc. L’appréciation de cace pour suivre la maturation des raisins, la
la qualité d’un vin dépend surtout de la satis- vinification, procéder aux assemblages, juger
faction gustative qu’il procure, même, comme leur production et surveiller la conservation.
il sera vu plus tard, s’il existe d’autres aspects L’analyse chimique leur est d’un grand secours
de cette qualité. D’autre part, il y a dans les mais rien ne peut remplacer cet instantané que
vins une gamme et une hiérarchie de qualités donnent le nez et la bouche. L’analyse chimique
qu’on ne trouve certainement pour aucun autre est lente, fractionnée, alors que la dégusta-
produit de transformation d’origine agricole. tion est rapide, globale. C’est un acte complet,
Cette diversité fait que la dégustation du vin est ­physiologique et cérébral, praticable en toutes
la plus utile, mais aussi la plus difficile et la plus circonstances.
nuancée qui soit. La dégustation du courtier, intermédiaire
À quoi cela sert-il, au fond, de déguster ? commercial entre le producteur et le commer-
C’est tout simplement la base des métiers du çant, est celle d’un expert, d’un conseiller, d’un
vin, de ce qu’ont en commun les diverses acti- présentateur et d’un juge. Par la dégustation
vités professionnelles qui s’occupent du vin d’agréage, il authentifie le produit acheté et
à un quelconque maillon de la longue chaîne s’en porte garant. Le courtier connaît mieux
de spécialités allant de la culture de la vigne que quiconque les vins d’une région et c’est
au service des vins sur la table, et sutout à sa parmi les courtiers qu’on rencontre le plus de
­consommation même. compétences gustatives.

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usage et science de la dégustation


Le négociant goûte aux achats, à la prépa-
ration des cuvées, aux différentes étapes de
La dégustation et sa science
l’élevage, à l’embouteillage, jusqu’au moment de tutelle, l’œnologie
de la mise en vente. Il ne signe la bouteille
de son nom et de son étiquette qu’après une On a mis du temps à admettre que la
ultime dégustation. dégustation, moyen de connaissance du vin,
On concevrait mal que les œnologues, les est une branche de l’œnologie ; elle en est un
techniciens qui assurent la charge des soins, peu la science introductive. C’est en effet une
de la présentation et de la stabilisation des des tâches de l’œnologie que d’expliquer le
vins ne soient pas en même temps des experts goût des vins, en même temps que de donner
dégustateurs. Sur les autres professionnels, ils les moyens de les parfaire.
ont l’avantage de mieux connaître l’intimité du Il est bon de faire débuter l’enseignement
vin, depuis son élaboration jusqu’à sa mise en de l’œnologie par la dégustation et il faut que
bouteilles ; ils vont plus loin dans l’analyse gus- le premier outil de l’œnologue soit le verre.
tative. Ils sont surtout capables d’expliquer, de Cette priorité se conçoit, la finalité de l’œnolo-
reconnaître la cause d’un défaut, d’une qualité, gie étant d’améliorer la qualité des vins dont
de remonter au passé du vin et de prévoir son la dégustation est précisément la sanction. Il
avenir. n’y a pas de dégustation sérieuse sans une cer-
Le restaurateur, le sommelier, en plus de taine connaissance du vin. Comment apprécier
savoir servir les vins, doivent savoir les acheter et juger en effet un produit si on le connaît
puis les recommander. Comment pourraient- mal ? Et la connaissance du vin est du domaine
ils le faire s’ils ne sont pas eux-mêmes rompus ­œnologique.
aux exercices gustatifs ? Ce point de vue si évident est pourtant
Enfin, au bout de la chaîne, le vrai amateur nouveau. Beaucoup d’ouvrages, même parmi
est celui qui sait goûter et parler du vin. On les récents qui traitent de l’œnologie, omettent
apprécie d’autant mieux un vin que l’on sait la dégustation ou lui accordent peu de place
reconnaître ses qualités et dire pourquoi il est (Chancrin, 1928 ; Ventre, 1929 ; Ferré, 1958 ;
bon. Pour que le consommateur soit capable Nègre et Françot, 1965 ; Brémond, 1965,
de faire la différence entre deux vins, qu’il etc.). Pour certains, elle fait partie intégrante
sache assez bien connaître leur niveau quali- de l’analyse des vins, ce qui n’est pas exact.
tatif, il doit avoir reçu des notions de dégus- L’analyse éclaire la dégustation mais n’est
tation, aussi succinctes soient-elles. Éduquer pas une fin en soi comme l’est la dégustation.
le palais du consommateur est une manière L’innovation est venue de Jean Ribéreau-Gayon
efficace d’améliorer la qualité des vins. Nous qui lui consacra un chapitre dans son premier
essaierons de le faire aussi complètement et Traité d’œnologie (1947). Il est vrai que pendant
simplement que possible, en parlant plus des longtemps, les connaissances à ce sujet étaient
« vins que l’on boit » que des seuls « vins dont limitées. Les progrès de l’œnologie ont permis
on parle », sans les boire, malheureusement. d’approfondir les mécanismes et de définir les
La dégustation est un moyen de connaissance règles de la technique gustative.
et mieux connaître le vin permet de mieux La dégustation est souvent traitée aussi
l’élaborer, le conserver, le contrôler et finale- comme un chapitre de la géographie viticole,
ment l’apprécier. une simple nomenclature des appellations et
La seule différence importante entre pro- des crus. La part technique ne dépasse guère
fessionnel du vin et consommateur réside dans le cépage ou la nature des sols. La dégustation
le fait que le consommateur déguste pour lui- commerciale ou réglementaire prend plus de
même alors que le professionnel déguste pour rigueur, elle est plus sûre, lorsqu’elle est étayée
les autres, donc avec une responsabilité par- en outre par des notions d’œnologie. Le goût
ticulière, exigeant une qualification validée et du vin est trop lié à sa composition chimique
plus soutenue. Le cas est particulièrement net et par là même à celle des raisins, aux tech-
pour l’œnologue. niques de vinification, aux procédés de conser-

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6
introduction

vation pour que l’œnologie ne soit pas dans ce vin et son bagage œnologique, en prenant ce
domaine d’un grand secours. Si l’enseignement terme dans son sens le plus large. Il n’y a pas de
de l’œnologie doit commencer par la dégus- dégustateur sans bagage, on n’apprécie que ce
tation, l’enseignement de la dégustation doit que l’on connaît.
comprendre nécessairement des leçons sur la
constitution du vin et sur son élaboration.
On oppose généralement la dégustation du Dégustation et dégustateurs
consommateur, de l’amateur de vin, à celle du
professionnel. Le premier recherche surtout Puisque le vin est fait pour être consommé
l’agrément que procure la dégustation et se et apprécié, c’est logiquement la dégustation
place dans les conditions où les qualités sont qui permet de porter le jugement le plus valable
mises en valeur, soit aux températures opti- sur sa qualité. En fait, c’est le seul moyen que
males lorsqu’il a l’appétit du vin, soit au cours nous ayons de connaître réellement un vin.
des repas. Le professionnel, quant à lui, goûte Chacun, quelle que soit sa situation vis-à-vis
avec un esprit critique ; il recherche plutôt le du vin, est capable de déguster, d’être ou de
défaut éventuel, ou en tout cas il doit le faire. devenir dégustateur, à son goût et à sa manière.
Pour que le consommateur, au bout du compte, Il faut peu de chose pour que la consommation
ait entière satisfaction, il faut en effet que, habituelle devienne dégustation : un effort
depuis son origine, le vin franchisse plusieurs d’attention, d’étude des impressions. Le plus
barrages gustatifs. difficile, sans doute, et qui n’est pas d’emblée à
Le professionnel prend le parti d’être plus la portée de tous, c’est la description des sensa-
sévère que ne pourra l’être le consommateur. tions, suivie d’un jugement pertinent.
Il essaie aussi de comprendre, d’expliquer. Son Dans les pays de tradition vinicole, l’appré-
expérience lui permet d’aller plus loin que le ciation professionnelle des vins est confiée à
profane dans l’appréciation. des dégustateurs entraînés par un long usage
Dans la dégustation professionnelle, on et ayant une longue expérience. On considère
peut distinguer encore plusieurs façons de que l’avis de ces experts a davantage de valeur
goûter. Un thème courant de dégustation que celui des tests organisés avec des groupes
consiste à estimer la qualité marchande. Elle d’amateurs même sélectionnés, comme cela
répond à ces questions : le vin a-t-il les carac- se pratique dans certains pays, pour certains
téristiques, les qualités de sa catégorie, de son produits agroalimentaires. Pour être utile, le
appellation ? Quelle est sa valeur ? Est-il meil- dégustateur doit dépasser son goût personnel
leur ou moins bon que tel autre ? On peut dans et être capable de motiver son choix.
ce cas parler de dégustation appréciative. La La dégustation est à la fois un art et une
question est simple : tel vin à tel prix : oui ou science, a-t-on dit ; donc elle s’apprend, et donc
non ? elle peut s’enseigner. C’est aussi un métier, ou
La dégustation de l’œnologue est plus elle fait partie d’un métier. Son apprentissage
technique et plus explicative. Elle cherche à consiste, après avoir acquis les notions de base
définir le goût par la composition du vin ; elle à l’aide de leçons et d’exercices appropriés, à
le décompose en saveurs simples auxquelles goûter régulièrement en compagnie de dégus-
on peut donner un nom ; elle essaie de ratta- tateurs qualifiés, capables d’exprimer ce qu’ils
cher tel goût à telle substance, de remonter aux ressentent. On mémorise ainsi une foule d’im-
conditions de vinification, de conservation ; pressions. Il s’agit d’une véritable éducation du
elle essaie de prévoir la tenue ultérieure, le goût et de l’odorat. Il y faut un initiateur, mais
vieillissement. Cette dégustation va plus loin la communication de maître à élève ne peut
dans ses conclusions que la première, elle est être dans ce genre d’enseignement que très
plus analytique. Certes, on peut se placer à incomplète. La formation exige un effort per-
divers points de vue lorsqu’on goûte un vin, sonnel, attentif, persévérant. Le dégustateur,
mais finalement chacun goûte avec sa compé- apprenti ou expert, est en fin de compte, tou-
tence, sa formation, l’idée qu’il se fait du bon jours seul en face du vin et de ses sensations.

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usage et science de la dégustation


Tout n’est pas communicable et il y a une part Il est difficile de faire la part entre ce qui
de découverte que chacun doit faire pour son est inné (caractères génétiques) et ce qui est
propre compte. acquis dans la sensibilité gustative. Le don du
Pour devenir un bon dégustateur, une dégustateur expert vient peut-être simplement
franche perception des goûts et des odeurs est du fait qu’il a eu depuis toujours la curiosité de
bien entendu indispensable, ainsi qu’une bonne ses sensations et les a ainsi affinées.
technique de travail. Mais les meilleures dis- Le paradoxe de la dégustation est qu’elle
positions à ce noviciat sont encore l’intérêt, la tend à être une méthode objective en employant
passion qu’on y apporte. Il faut aimer le vin pour des moyens subjectifs, dans le sens « qui ont
bien le déguster, et apprendre à déguster, c’est trait aux sujets en cause ». Le vin est l’objet, le
apprendre à l’aimer. Avec du travail, presque dégustateur est le sujet. Les sens humains sont
tout le monde peut devenir un bon dégusta- utilisés dans la dégustation comme instruments
teur. Il suffit de quelques années de pratique de mesure. On peut établir les règles de leur
assidue. La majorité des personnes disposent bon fonctionnement, améliorer leur précision,
d’une sensibilité suffisante de l’odorat et du éviter les causes d’erreurs, mais le goûteur n’est
goût ; ce qui manque le plus, c’est l’occasion de pas seulement un exécutant, un opérateur, il
goûter souvent un grand nombre de vins diffé- est aussi un interprète, un juge. Il a le pouvoir
rents. Les bons sens du goût et de l’odorat sont de représenter, d’inventer l’image du vin qu’il
les choses les mieux partagées. goûte. On ne peut le remplacer dans l’inter-
Il y a effectivement des individus doués prétation par un instrument. Sa partialité fait
d’une grande sensibilité sensorielle, encore partie de sa personnalité. Acte profondément
que rarement cet avantage concerne tous les personnel, la dégustation se distingue ainsi de
goûts et en même temps toutes les odeurs. l’analyse, impersonnelle par vocation : la dégus-
Leurs meilleures performances proviennent tation n’en est que plus importante.
aussi d’une sensibilité acquise, d’une meilleure Le dégustateur doit être froid et précis dans
capacité à identifier une sensation. Peu de son analyse gustative, sévère dans ses sanc-
personnes ont des anosmies ou des agueusies tions, mais chaleureux dans son jugement. Il doit
sévères (respectivement absence de sensations prendre parti mais n’a pas à bouder son plaisir.
de l’odorat et perte du goût) pour des raisons
physiologiques. Si elles ne sentent pas cer-
taines odeurs, c’est parfois qu’elles ne savent Dégustation professionnelle entre œnologues
au Domaine Drouhin (Beaune).
pas les repérer ; il en est de même pour les
goûts. Cependant, les différences de sensibi-
lité à un goût ou une odeur sont grandes d’une
personne à une autre. Des écarts de sensibilité
d’un à cinq sont courants dans les seuils de
perception. Une sensibilité réduite n’enlève
pas nécessairement toute capacité à déguster ;
seulement les équilibres gustatifs ou odorants
se situent à un autre niveau pour d’autres pro-
portions. Si, dans un échantillonnage moyen
d’individus, il y a 30 % de personnes peu sen-
sibles à l’amertume par exemple, on peut dire
qu’elles représentent la perception vis-à-vis de
l’amertume d’un vin d’un tiers de la population.
Leur avis garde donc une valeur, mais cette
déficience ne permettra pas de comprendre la
réaction gustative de la majorité. Il est souhai-
table que le dégustateur professionnel dépasse
la sensibilité moyenne du plus grand nombre.

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8
introduction

Sa qualité de critique ne doit pas l’empêcher de rence trouvée, effectivement ressentie, a une
savoir s’enthousiasmer, de se laisser émouvoir. Il valeur ou n’en a pas, si elle est ou non « signi-
doit être capable d’étonnement, d’admiration, ce ficative ».
qui est le contraire du blasement. Entre ces deux modes de dégustation, l’em-
Les dégustateurs professionnels et ceux pirique et la statistique, il y a de la place pour
qui écrivent sur la dégustation appartiennent une dégustation plus complète, analytique et
par leur formation à différentes « écoles », si descriptive, logique et explicative, capable de
l’on peut dire, car la majorité d’entre eux n’ont mesurer et de juger. Elle sait décrire à l’aide
suivi aucun enseignement. Ils se sont formés d’un vocabulaire précis, abondant si néces-
eux-mêmes au hasard des circonstances et saire mais le plus souvent bref, les carac-
de leurs rencontres avec le vin. D’ailleurs, la tères organoleptiques des vins. Elle sait aussi
création d’écoles de dégustation ou de centres les exprimer par des mentions et des notes.
d’initiation est très récente. Pour la plupart Elle sait utiliser, dans les cas nécessaires, les
des dégustateurs, qu’ils soient issus du négoce calculs statistiques, avec bon sens. Plus ration-
ou de la production, leur compétence s’exerce nelle, plus rigoureuse que la dégustation empi-
dans le cadre traditionnel d’une région vini- rique décrite, elle est moins abstraite, plus
cole ; leur dégustation est globale, parfois réaliste, moins dépersonnalisée que la dégus-
confuse. Le vin est trop souvent une entité tation mathématisée ; elle est d’esprit plus
mystérieuse et subtile aux caractères f luc- œnologique et plus français. C’est celle que
tuants, difficiles à saisir, capables de changer nous voudrions montrer ici. Elle a la plus belle
en quelques instants dans le verre. Il existe définition : la rencontre de l’humain et du vin.
cependant d’excellents dégustateurs autodi- La méthode moderne actuelle s’est dégagée
dactes qui grâce à leur esprit inventif et à leur de l’interpénétration de deux courants gusta-
sagacité ont affiné leur méthode. Connaissant tifs. Elle est une synthèse entre une école beau-
très bien un des aspects professionnels du jolaise et bourguignonne, qui a fait beaucoup
vin, ils ont su acquérir compétence et autorité. avancer l’analyse et la description olfactives, et
Ceux-ci sont généralement modestes. une école bordelaise au début plus attentive à
À l’autre pôle se placent les dégusta- l’équilibre des saveurs, à des notions de volume
teurs étroitement rigoristes pour lesquels les en bouche. La première, qui avait à juger des
organes sensoriels fonctionnent comme des vins de cépage unique, d’arômes simples,
enregistreurs et qui accordait plus d’importance à l’olfaction et à la
Entre amis, la dégustation considèrent presque persistance aromatique. La seconde, qui s’ap-
est avant tout un moment de plaisir.
la dégustation comme pliquait à des vins de cépages mélangés, carac-
u ne br a nche de s térisés par la qualité de leurs tanins, attachait
mathématiq ues. Les plus d’importance à la structure du support.
q uest ions posées Cette interprétation est personnelle, mais ces
sont simples et pré- observations reflètent notre propre évolution.
cises, mais limitées On constate aussi que les dégustateurs bour-
à peu de caractères ; guignons n’arrêtent plus leurs commentaires
les réponses doivent aux évocations olfactives comme autrefois et
être tranchées ; il faut parlent volontiers des vins en bouche.
cocher une case ou
une autre ; la qualité
d’un vin est représen- Quelques bonnes lectures
tée sèchement par une
note. Les documents On a beaucoup écrit sur le savoir-goûter.
sont sou m is à u ne La connaissance passe nécessairement par la
interprétation statis- page écrite. Le verre et le verbe ne suffisent
tique. C’est le calcul pas pour faire progresser la dégustation. Les
qui décide si la diffé- anciens traités de vinification étaient discrets

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9

usage et science de la dégustation


sur ce sujet, comme si l’art de goûter allait
de soi. C’est au début du siècle, en 1906, que
Cloquet et Vincens, chacun de leur côté, consa-
crèrent une plaquette à la dégustation. Mais
c’est à partir des années cinquante que tout
débuta, au moment où les notions de fond com-
mençaient à être établies et divulguées.
Les dégustateurs devaient trouver d’abord
dans les livres de J. Le Magnen (1949, 1951)
les données anatomiques et physiologiques,
les concepts de stimulation des sens qui sont
les bases de la perception gustative ; on peut
dire que ces ouvrages furent le point de départ
d’une dégustation plus méthodique. À la même
époque, on doit à Amerine (Université de Davis
en Californie) et ses collaborateurs, des essais
de codification des tests, d’amélioration de leur
rigueur, d’application des calculs statistiques
à l’appréciation de la qualité. Chauvet (1950,
1951, 1956) a traité des sensations olfactives
dans une tentative féconde pour pousser plus
loin l’analyse de l’odeur. Il y eut aussi d’inté-
ressantes mises au point : Got (1955, 1958),
Ribéreau-Gayon (1961).
Depuis lors, plusieurs ouvrages de base qui
traitent de la dégustation comme d’une science
et d’une technique propres ont été publiés. La vigne, plante pérenne cultivée depuis des millénaires,
a de tout temps été inscrite dans la pierre.
Leur importance montre les progrès accomplis
dans un domaine où la subjectivité de la sen-
sation et du vocabulaire rend les recherches (1965) se présente comme une série de mono-
difficiles et les progrès fort lents. graphies très documentées traitant des méca-
Le Centre national de coordination des nismes des sens, des facteurs conditionnant le
études et recherches sur la nutrition et l’ali- jugement des tests ; les procédés statistiques
mentation a édité le compte rendu des Journées d’­exploitation des résultats sont développés.
scientifiques de novembre 1964, consacrées Le Précis d’initiation à la dégustation de
aux « Méthodes subjectives et objectives d’ap- Puisais, Chabanon, Guiller et Lacoste (1969)
préciation des caractères organoleptiques des met à la portée des dégustateurs profession-
denrées alimentaires ». Les chapitres sur les nels une étude concise des bases théoriques
bases rationnelles de l’analyse des qualités de leur activité. Ce précis donne des éléments
organoleptiques (Le Magnen) et sur la métho- simples de physiologie sensorielle. Il analyse
dologie des tests gustatifs (Depledt) peuvent les diverses stimulations et dégage les prin-
être considérés comme les fondements de cipales relations entre les propriétés orga-
la science et de l’art de la dégustation. Il faut noleptiques et les caractères analytiques. La
ajouter à cette documentation un vocabulaire technique gustative, l’organisation des séances
technique des caractères organoleptiques pour de dégustation et la notation des vins sont
les produits alimentaires en général. Le voca- ­également traitées.
bulaire appliqué aux vins comportait environ L’Essai sur la dégustation des vins de Vedel,
140 termes. C’était une première approche. Charle, Charnay et Tourmeau (1972) se présen-
L’ouvrage Principles of sensory evalua- tait comme une somme de nos connaissances
tion of food d’Amerine, Pangborn et Roessler de l’époque dans les divers chapitres : les

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10
introduction

sensations, le produit, l’analyse sensorielle, les livre tout imprégné de ses connaissances d’ex-
dégustateurs, le vocabulaire. Ouvrage collectif, pert et de son humanisme au service du vin, et
il situait bien l’état d’avancement des travaux que la même année, les Américains Amerine et
dans l’élaboration d’une technique commune de Roessler récidivaient avec Wines, their sensory
dégustation. Ce fut un jalon important. evaluation, qui est un guide objectif de l’art de
Il ne faut pas omettre de signaler, dans un juger le vin avec tous les sens, écrit pour le pro-
tout autre registre, les essais de Pierre Poupon, fessionnel et le connaisseur.
qui a su si bien exprimer la science gustative Depuis 1980, date de la première édition de
dans la langue du poète et du philosophe. En ce livre, la bibliothèque du dégustateur s’est
lisant Pensées d’un dégustateur (1957), Plaisir enrichie de nombreux ouvrages. On peut, les
de la dégustation (1973), et Nouvelles Pensées classer en plusieurs catégories.
d’un dégustateur (1975), on a l’image du dégus- D’abord, les livres traitant de l’analyse
tateur virtuose se regardant déguster dans un sensorielle en général, envisagée comme une
miroir intérieur. Pierre Poupon crée ainsi une méthodologie de l’évaluation de la qualité
éthique du vin et une morale du savoir-boire. de tout ce qui se mange ou se boit. Ce sont
En 1975, l’anglais Michael Broadbent, avec des ouvrages collectifs traitant surtout de
Wine tasting, a practical handbook on tasting and ­c odification des méthodes. En 1991, l’Afnor
tastings, rédige pour le négoce les bonnes règles a établi un recueil de normes. Les travaux
du jeu de la dégustation appréciative dans la français de Mac Leod, Faurion, Sauvageot,
ligne de la tradition britannique, celle des décou- Holley comme les travaux des Prix Nobel 2004
vreurs de grands vins. Son livre inaugurait les de médecine, Axel et Burck ont enrichi nos
années fastes de la littérature gustative puisque connaissances générales en physiologie sen-
Max Léglise nous donnait en 1976, avec Une ini- sorielle. Ils éclairent beaucoup les données
tiation à la dégustation des grands vins, un petit œnologiques traditionnelles.

« Les étés d’autrefois brûlent dans les bouteilles d’Yquem. » (François Mauriac)

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Il existe une autre catégorie d’ouvrages, Holley, Le Parfum de Süskind et Les Cinq Sens
s’adressant à un vaste public de professionnels de Serres ne sont pas des livres de dégus-
et d’amateurs : des livres qui se lisent, pourrait- tation mais leur lecture en éclaire bien des
on dire, le verre à la main. Il y a des apprentis, aspects.
il faut donc des abécédaires pour apprendre à Il serait regrettable de ne pas citer, et de ne
lire le vin. Le Guide d’initiation à la dégustation pas lire, Jules Chauvet et le Talent du vin (1997)
de Jacques Blouin est un manuel de synthèse ou Vigneron, sois fier de l’être (2004) de Torrés,
sur les premiers pas de la découverte des bons écrits par des passionnés et connaisseurs très
vins, fruit de trente années d’expérience d’un différents du vin. Il faut aussi ajouter trois livres
groupe d’œnologues et d’œnophiles bordelais. qui élargissent notre connaissance aux spécifici-
Citons encore les deux manuels pédagogiques tés espagnoles : El Vino y su cata (1996) de Ochoa,
de Buffin, largement illustrés de schémas La cata y el Conocimiento de los vinos (2003) de
reliant perceptions, vocabulaire, technologie, Ruiz Hernandez et Analisis sensorial y cata de los
origines : Pratique de la dégustation (1987) et vinos de España (2003) de Casal del Rey Barreiro.
Votre talent de la dégustation (1988). Enfin, comment ne pas parler de Mon diction-
Par ailleurs, signalons quelques nouveautés naire de cuisine d’Alexandre Dumas (1870) où le
traitant de vocabulaire et de moyens d’expres- vin tient une aussi bonne place que dans les bons
sion. Ce sont des dictionnaires techniques ou usages des Trois Mousquetaires ?
bien des lexiques français/anglais, toujours Le dégustateur va ainsi, d’un vin à un
utiles. Sous le titre prometteur Les Mots du vin autre, d’un livre à un autre, de progrès en
et de l’ivresse, Martine Chatelain nous donne progrès. Son savoir s’élargit et s’approfondit.
en 1984 un dictionnaire qui concilie rigueur et Il va des sensations – des informations – à des
humour, culture humaniste et amour du bon expressions – des connaissances – pour aboutir
vin, technique et vie sociale. Si l’on veut savoir à la compréhension par le lecteur, l’auditeur.
ce que « parler vin » veut dire, on peut consul- La chaîne complète est complexe mais acces-
ter aussi Les Dégustations du grand jury de sible, pour le plaisir partagé de tous. Ce plaisir,
Jacques Luxey (1975 à 1985), Les Grands Vins minuscule ou grandiose, est toujours et seule-
de Bordeaux de 1945 à nos jours de Dubourdieu ment une rencontre entre un vin, une personne
(1996), etc. et des circonstances. Mieux connaître, mieux
L’Empreinte des sens de Ninio, Biologie apprécier : tel sera notre fil conducteur per-
des passions de Vincent, Éloge de l’odorat de manent au long de cet ouvrage.

Quelques auteurs importants

Antiquité Moyen Âge XVIIIe XIXe XXe


Platon Avicenne Poncelet Guyot Hennig
427-348 av. J.-C. 983-1037 1755 1861 1916
Aristote Linné Fick Cohn
384-322 av. J.-C. 1751 1864
Lucrèce Kiesow Ikeda
98-55 av. J.-C. 1894 1911
Griffin Montmayeur
1872 2005
Dwitt Faurion
1865 1980
Chevreuil

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Le plaisir de
percevoir

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« Pour apprendre, pour s’imbiber d’une science déjà faite,
rien ne vaut le livre. »
Georges Dumézil, 1987

Le mécanisme
des sens
Comment quelques grains de lumière ou Une molécule de sucre entre en contact
de matière, quelques photons ou molécules, avec une cellule gustative, logée dans une
peuvent-ils provoquer en nous images, saveurs papille visible de la langue. Elle déclenche
et odeurs, plaisir ou désagrément ? une cascade de réactions chimiques créant
Cette question préoccupe l’homme, et un courant électrique circulant de la bouche
l’animal avant lui, depuis toujours pour la au cerveau en constituant un signal cohé-
recherche de sa nourriture, pour éviter les rent. Ce signal déclenche une sensation, on
­produits toxiques, pour se faire plaisir. Les perçoit « quelque chose ». Par comparaison de
philosophes grecs, il y a bientôt 2 500 ans, ce signal avec d’autres signaux identiques ou
semblent avoir été les premiers à s’en préoc- proches stockés dans la mémoire du cerveau,
cuper de façon organisée, pour proposer des celui-ci dit : « Voilà une sensation que je
explications largement reprises, développées connais. » Selon la richesse et la nature de ses
et critiquées… au cours des siècles. Depuis banques de données cérébrales, le goûteur
la première édition de ce livre, en 1981, nos dit : « C’est doux, voilà un goût de sucre, de
connaissances et interrogations ont beaucoup saccharose, de miel, d’aspartame… » Souvent
évolué. Il est possible et fréquent de (bien) le goûteur dit : « C’est sucré, j’aime » ou « C’est
déguster sans se soucier de ces mécanismes sucré, c’est bon ». On est entré dans le domaine
complexes. Leur prise en compte permet hédonique, du plaisir personnel (« j’aime ») au
cependant de mieux comprendre, de mieux plaisir général (« c’est bon »). La même banale
goûter. On peut apprécier Bach, Michel-Ange substance aboutit donc à des expressions dif-
ou Zidane sans connaître le solfège, la pers- férentes. Il en est ainsi pour toutes les subs-
pective ou les règles du football ; on a des tances, de façon de plus en plus diversifiée
satisfactions plus complètes, plus agréables pour des stimuli plus rares, plus complexes.
en étudiant ces mécanismes. Nous ferons de Cette complexité ne constitue pas un frein à la
même, aussi simplement que possible, pour la dégustation, elle invite à plus de connaissance,
dégustation. d’attention, d’effort pour mieux percevoir, ana-
lyser, comprendre et exprimer et profiter de
ces stimulations.
Un mécanisme général Si, comme nous le verrons, chaque organe
sensoriel a ses mécanismes propres, tous se
En schématisant beaucoup, il y a trans- situent dans un cadre général retrouvé dans
formation d’un stimulus – photon lumineux toute dégustation et pouvant être décrits en
ou molécule – en une sensation (une couleur, quelques termes plus ou moins familiers.
une odeur) selon un délicat parcours physique, Un stimulus est un agent physique ou
chimique, électrique et psychique. chimique provoquant une excitation spécifique

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le mécanisme des sens


de certains récepteurs des sens. Les photons sa mémoire le mot qui convient, « que l’on
agissent sur la vue, les molécules ou ions sur a sur le bout de la langue » mais qui ne sort
le goût et l’odorat, les variations de pression de pas. L’« expert » paraît plus performant parce
l’air sur l’oreille. Le toucher apprécie les pres- que sa mémoire est mieux entraînée, avec des
sions, les températures et les agressions cellu- données mieux organisées.
laires.
Les cellules sensorielles sont des cellules
situées dans certaines parties de l’œil, de
la bouche, du nez et de la peau recevant les
stimuli et les transformant de façon compré-
hensible par les neurones.
Les neurones sont des cellules nerveuses
reliant les cellules sensorielles à d’autres
neurones puis au cerveau. Les neurones sont
regroupés pour former les nerfs. On distingue
en particulier les douze nerfs crâniens commu-
niquant avec le cerveau et la moelle épinière et
dont certains sont particulièrement affectés à
l’audition, la vue, l’odorat, le goût, le toucher.
La sensation est un phénomène réflexe, non
volontaire et subjectif résultant de la stimula-
tion du cerveau à partir des stimulations des
récepteurs sensoriels.
La perception est une prise de conscience
sensorielle, une interprétation de la sensation.
Il s’agit d’une « opération psychologique com-
plexe par laquelle l’esprit, en organisant les
données sensorielles, se forme une représen-
tation des objets extérieurs et prend connais-
sance de réel », nous dit le Trésor de la langue
française. Nous avons quitté le domaine phy- Chaîne aux nombreux maillons schématisant le mécanisme
sico-chimique pour celui de la neurologie, du général des sensations
psychisme.
De même, ce dictionnaire définit une
expression comme une « action de rendre
manifeste par toutes les possibilités du langage
Des sens au cerveau
ce que l’on est, pense ou ressent ». Nous De la molécule de menthol à l’expression
sommes dans le domaine de la connaissance, réjouie « Cela sent bon la menthe ! », il y a un
de la culture. complexe cheminement relevant de la chimie,
Il convient surtout de retenir que dire de la physique, de la physiologie pour se ter-
« ce vin est tannique » est le résultat d’un très miner par le psychisme, la gnosie, c’est-à-dire
grand nombre d’opérations dont la quasi- la « reconnaissance par les sens ». Il est inutile
simultanéité ne peut faire oublier la com- d’entrer dans tous les méandres du cerveau mais
plexité, la diversité de natures et donc, à la on ne peut en ignorer l’existence. Déguster est à
fois, les risques d’errements et les énormes la fois un acte mécanique, matériel, théorique-
richesses potentielles. Il faut et il suffit de ment objectif et commun à tous, et un acte psy-
soigner toutes ces opérations, de la génération chique, subjectif, largement incommunicable,
des stimuli à l’expression finale. Un certain mais essentiel. On commence par une molécule,
temps est nécessaire pour vraiment perce- on termine par une description, une mimique de
voir puis nommer, en allant chercher dans satisfaction, une opinion perceptible par tous.

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le plaisir de percevoir

D’i n nom brables t ravau x montrent la odorat s’imprègnent dès le premier trimestre
diversité des phénomènes en jeu, ils tournent de grossesse et s’individualisent à partir du
largement autour de l’apprentissage, de l’en- sixième ou septième mois. Le nouveau-né a
traînement, de la mémoire, de la culture senso- des mimiques de préférence pour le sucré et
rielle et générale de chacun. La chaîne reliant la de dégoût pour l’amer. Même si l’homme et la
molécule à l’expression émise, puis perçue, est femme ne semblent pas sensibles à des phé-
sans doute sous l’influence du milieu ambiant, romones, si importantes pour les insectes par
de l’instant, des accidents… La dégustation est exemple, on a mis en évidence des attirances
une rencontre entre un vin, une personne et un sensorielles spécifiques selon les systèmes
moment. immunitaires des personnes. Retenons simple-
Les sensations sont traitées dans diverses ment que les sensations découlant des saveurs
zones du cerveau, avec une forte présence dans et des odeurs sont profondément enfouies dans
le paléo-cerveau, celui qui nous rapproche notre cerveau à notre insu.
le plus de nos ancêtres animaux, sans diffé- La mémoire, plus exactement les mémoires,
rence nette entre « cerveau droit » et « cerveau jouent un rôle majeur. On peut différencier ces
gauche ». Ces sensations sont globales. À mémoires selon l’organe des sens impliqué
ce titre, on peut penser qu’elles sont à la fois – vue, odorat, goût – mais aussi selon qu’elle
sensibles à de nombreuses influences et résis- est spontanée ou volontaire, fragmentaire
tantes à des dérèglements localisés mais elles ou globale, immédiate ou ancienne. Chaque
sont rapidement affectées par les maladies mémoire a son potentiel, son champ d’action.
dégénératives type Parkinson, Alzheimer. On La mémoire immédiate compare chaque vin
utilise des tests olfactifs comme aide au dia- à ceux qui l’ont immédiatement précédé alors
gnostic précoce de ces maladies. Ces sensations que la mémoire ancienne sert à le situer par
sont mises en œuvre dès la vie fœtale. Goût et rapport à tous ceux que nous avons goûtés
– ou rêvés. Pour une dégusta-
tion comparée d’un groupe de
vins, il est donc préférable de
pouvoir les goûter ensemble,
au rythme de chaque dégusta-
teur pour utiliser pleinement la
mémoire immédiate, très fugace.
C’est en développant toutes ces
mémoires, par le travail, que
les « experts » apparaissent plus
performants q ue les « débu-
tants ». Ils voient, sentent ou
goûtent mieux car ils sont plus
exercés, comme un sportif, un
orateur. Il n’est pas nécessaire
de détailler ces différences pour
bien déguster mais il est utile de
ne pas trop simplifier.
Dès la naissance, le nou-
veau-né commence son appren-
tissage sensoriel avec le lait
maternel, et donc la nourriture
de sa mère, ou tous autres ali-
ments successifs. La mémoire
se nourrit d’informations qui
Schéma global de la dégustation demeu reront, complétées et

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le mécanisme des sens


adaptées durant toute la vie. Goût et odorat pour soigner la gorge, les ecchymoses…, la
sont imprégnés de la culture familiale. Des réglisse au cachou… Il y a alors risque d’iden-
études très précises ont ainsi montré que les tifications erronées : l’essence de menthe
préférences sensorielles des étudiants texans, n’est pas verte, les vraies fraises n’ont pas les
grenoblois et surtout vietnamiens étaient net- saveurs des chewing-gums de fantaisie à la
tement différenciées. fraise, « garantis sans fraise ».
Avec l’âge, la mémoire sensorielle s’enri-
chit d’apprentissage plus structuré, et elle
rapproche des sensations qu’elle juge compa- Mesurer les sensations
rables. L’américain associe alors cacahuète
et beurre (de cacahuète) tandis que le fran- Typiquement qualitatives, les sensations
çais associe cacahuète au salé mais aussi, peuvent être plus ou moins quantifiées. On
par ailleurs, menthe à « Valda » ou « Vicks » commence par la détermination de seuils.
médicaments non alimentaires effectivement Un seuil correspond à un niveau de stimulus
mentholés ! On est passé de la génétique, de engendrant une certaine intensité de percep-
la vie fœtale, de la prime enfance, largement tion. Par exemple, on fait goûter ou sentir tel
impersonnelle, à l’histoire individuelle. Le composé, à concentrations croissantes, à un
même produit (cacahuète, menthe…) ne génère groupe de personnes. Le seuil retenu est la
plus la même expression pour chacun : on est concentration perçue ou identifiée par 50 %
entré dans le monde de l’incompréhension des personnes connaissant ou non la subs-
potentielle. Ces différences sont un peu intel- tance étudiée. On note à partir de quel écart
lectuelles mais surtout très affectives, très liées est perçue une différence sensorielle. Il appa-
au contexte dans lequel elles ont été ressenties. raît ainsi plusieurs seuils (voir encadré en page
Elles sont très longuement mémorisées. Même suivante).
apparemment oubliées en cas de non-utili- La valeur la plus intéressante est le seuil
sation régulière. Elles peuvent resurgir avec d’identification. Il sert à estimer la sensibilité
une grande force, une grande précision après des dégustateurs par rapport à une moyenne
des décennies de faux-oubli. La madeleine de établie avec un grand nombre de personnes.
Proust est l’exemple littéraire classique, mais il Il permet aussi de calculer le nombre d’uni-
correspond à une réalité pratique et physiolo- tés olfactives indiquant le rapport entre la
gique. concentration de telle substance par rapport
N’exagérons rien de ces différences entre à la concentration correspondant au seuil
individus, l’éducation, l’entraînement, peuvent d’identification. Malgré les imprécisions de
conduire à une bonne compréhension mutuelle ces déterminations découlant de la très grande
mais ils sont indispensables et le rapproche- variabilité des seuils selon les personnes, l’exis-
ment reste toujours un peu flou. Faisons goûter tence d’interférences, synergies et antago-
les mêmes vins de cabernet-sauvignon, par nismes, la connaissance des seuils est un outil
exemple, à d’excellents amateurs éclairés de efficace pour mettre en évidence les avantages
Pauillac, de Rioja traditionnel ou du Chili : que et/ou les inconvénients de telle substance.
de nuances (et le mot est faible) entre eux ! Ils Ces seuils ne permettent pas de dire si un
n’ont pas la même culture vineuse, même avec vin est deux fois meilleur qu’un autre. On ne
des ancêtres espagnols et des études borde- perçoit pas non plus une « intensité double »
laises. en goûtant une solution à 10 grammes par litre
La perception et la mémorisation sen- par rapport à une solution à 5 grammes par
sorielle sont globales et doivent donc être litre. Cette non-linéarité est vérifiée à la fois
développées globalement, en rapprochant sen- par nos impressions et des mesures électriques
sations olfactives et gustatives au contexte. des signaux transmis par les neurones isolés et
Une odeur se définit mal isolément, il est pré- les nerfs. Les complexes relations entre stimu-
férable de la rapprocher d’une situation : la lus d’une part et perception d’autre part ont été
menthe est reliée aux pommades mentholées largement étudiées depuis un siècle.

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18
le plaisir de percevoir

Les seuils sensoriels et la perception des odeurs


plus faible du composé (le stimulus) qu’il faut ajouter à
une quantité existante permettant de reconnaître une
différence. Cette quantité croît avec la quantité initiale ;
• seuil d’agrément est la quantité maximale jugée agréable ;
• seuil de rejet est la quantité maximale jugée acceptable,
mais au-delà la sensation est déplaisante ;
• seuil de saturation. À ce stade, on sent l’odeur (on se dit
par exemple : « Je sens la rose. ») sans pouvoir faire la
différence avec un autre échantillon de même odeur.
Ces seuils sont variables selon les conditions (température…),
les produits contenant la substance à étudier (eau,
eau alcoolisée, vin blanc/rouge, léger/puissant…) et les
individus. On retient les valeurs observées dans des
conditions standardisées par 50 % d’un groupe suffisant de
dégustateurs.
À partir du seuil de perception, on définit quelques unités
de travail : l’indice aromatique (IA) (ou nombre d’unités
olfactives, UO) est égal au rapport entre la concentration
Toute sensation, dont l’odeur, peut être caractérisée par dans le vin étudié et le seuil de perception.
diverses valeurs : Si IA > 1, le composé intervient (très probablement) dans
• seuil de détection (d’acuité ou de sensation) est la quantité l’arôme du vin.
(ou concentration) la plus faible du composé (le stimulus) Si IA < 1, le composé n’intervient pas directement dans
provoquant une sensation et permettant d’affirmer : « Il y l’arôme mais il peut jouer un rôle caché.
a une odeur » ; Par ailleurs, il existe, au dessous même du seuil de
• seuil de perception (d’identification ou de reconnaissance) sensation, un seuil subliminal correspondant à des odeurs
est la quantité (ou concentration) la plus faible du non identifiées mais influant sur le comportement, dont la
composé (le stimulus) permettant de le caractériser et de perception des autres odeurs. Ce mécanisme est exploité
déclarer par exemple : « Il y a une odeur de fraise » ; pour encourager les achats en magasin, ou relaxer les
• seuil différentiel est la quantité (ou concentration) la voyageurs durant les longs vols…

Il faut aussi distinguer les seuils de per- On a étudié par ailleurs la relation existant
ception, d’acceptation (ou d’agrément de pré- entre la concentration en substance stimulante
férence) et de rejet. Les écarts entre ces seuils (saveur ou odeur) et l’intensité de la sensation
sont très variables selon les composés, les vins, perçue. La première approche scientifique
les dégustateurs… L’entraînement sensoriel (Fechner, 1860) indiquait que la sensation S est
et sémantique – c’est-à-dire l’aptitude à diffé- proportionnelle au logarithme de l’excitation,
rencier et à nommer précisément telle subs- exprimée par la concentration du stimulus. On
tance – modifie beaucoup ces seuils : si elle est a ainsi : S = k · log(I) + b, avec k et b constantes
nommée, une « mauvaise odeur » est plus vite expérimentales, variant selon les stimuli.
rejetée, tandis qu’une « bonne odeur » est plus Un siècle plus tard, Stevens (1957) établit
vite détectée et appréciée. une proportionnalité plus complexe entre le
La sensibilité gustative aux quatre saveurs logarithme de la sensation et celui du stimu-
et diverses odeurs élémentaires est bien lus. On a alors : S = k · I n ou log(S) = n · log(I )
étudiée. On peut proposer des seuils d’identi- + k. Ces équations ont l’intérêt de montrer
fication habituellement retenus et permettant que les variations de sensations ne sont pas
de vérifier la sensibilité « normale » de tel indi- directement proportionnelles aux variations
vidu, à telle saveur (voir tableau en page sui- des stimulations. L’équation de Fechner nous
vante). dit que la sensation croît moins vite que la sti-

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le mécanisme des sens


mulation mais l’équation de Stevens Les différents seuils d’identification des principales saveurs
peut montrer une variation plus
ou moins rapide, selon la valeur Saveur Sucrée Acide Salée Amère
du coefficient n. Cette valeur de n Produit utilisé Saccharose Acide Chlorure de Sulfate de
dépend à la fois des substances étu- (g/l) tartrique (g/l) sodium (g/l) quinine (mg/l)
diées et de leur niveau de concen-
Seuil
tration. Leur application concrète d’identification
1 0,1 0,2 1
aux milieux complexes, comme le pour 50 %
vin, reste à faire. des personnes

L’essentiel est de noter que la Seuil


sensation croît beaucoup moins vite d’identification
3,7 0,2 0,45 3,5
pour 90 %
que la concentration en composé
des personnes
odorant ou sapide. I l est donc
impossible de dire, directement
à partir de la dégustation, que tel vin est ou aux très mauvaises odeurs, et plus générale-
n’est pas 2 ou 3 fois plus riche en telle subs- ment une baisse d’attention. On pallie ces dif-
tance. A fortiori, il est encore plus impossible ficultés par des pauses, des changements de
de dire que tel vin est ou n’est pas 2 ou 3 fois rythme, des rinçages de bouche mais aussi en
« meilleur » ou « moins bon » que tel autre. intéressant les dégustateurs, en les informant
On peut simplement dire que tel vin est ou de l’intérêt des résultats qu’ils fournissent.
n’est pas « plus riche » pour tel caractère. Naturellement, ces phénomènes concernent
Il est essentiel de s’en rappeler et d’en tenir surtout les dégustations longues constituant le
compte lors d’­a ttribution de notes chiffrées travail habituel des professionnels du vin. Ils
aux vins. sont plus rares, mais plus vite observés, avec
des amateurs, moins entraînés. Les dégusta-
tions à l’occasion de repas sont également sen-
Les faiblesses sensorielles sibles à la fatigue physiologique de la digestion
et à la fatigue psychologique, à la distraction de
L’aptitude à bien goûter ou sentir est modi- l’esprit découlant des conversations animées,
fiée par la fatigue. La fatigue physique habi- aussi sympathiques et souhaitables qu’elles
tuelle intervient peu, même si la succession de puissent être. On parle alors d’« anosmie (perte
fortes teneurs en alcool, en tanins, en sucres d’odorat) par inattention », aussi fréquente
peut en donner l’impression, par effet anesthé- que facilement évitable par quelques instants
sique ou irritant. On a montré (Sauvageot, 1993) d’attention. Les repas amicaux sont plus faits
que la perte de sensibilité est ­négligeable. On pour apprécier les bons vins, en jouir, que
observe par contre une lassitude, une perte de pour refaire la classification générale de tous
motivation puis une accoutumance, y compris les crus du monde.

Quelques noms peu usuels des difficultés sensorielles

Vue Ouie Odorat Goût


Aveugle Sourd Anosmique Agueusique
Absence
Cécité Surdité Anosmie Agueusie

Déficience Hyposmie Hypogueusie

Phantosmie Phantogueusie

Distorsions Daltonisme Acouphènes Parosmie Dysgueusie

Stigmatisme Cacosmie Aliagueusie

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20
le plaisir de percevoir

Goût et odorat peuvent être spécif i- déviation de sensibilité (dysgueusie, phan-


q uement affectés, de façon passagère ou togueusie, parosmie). Ces accidents physio­
permanente. Il y aurait ainsi deux millions logiques se corrigent par intervention sur les
d’A méricains (moins d’1 % de la popula- causes. Bénins ils peuvent passer inaperçus,
tion des États-Unis) atteints d’un désordre être compensés par l’entraînement ou, hélas,
de « sensibilité chimique » (Mann, 2002) ; biaiser les sensations, à l’insu de l’intéressé
on peut penser retrouver ce taux dans bien et/ou de son entourage. Les cas graves sont
d’autres populations. Ces troubles peuvent rares, comme les aveugles ou sourds com-
être d’origine génétique, infectieuse (rhinites plets, mais les cas légers sont probablement
en tous genres), traumatique, endocrinienne, aussi fréq uents q ue les personnes ayant
méd icamenteuse, env i ron nementale, psy- besoin de lunettes ou de prothèses auditives.
chiatrique. Selon les cas on a une perte de La sensibilité varie fortement lors de la
sensibilité (agueusie, anosmie), une baisse de grossesse et décroit avec l’âge, fortement
sensibilité (hypogueusie, hyposmie), ou une au-delà de 80 ans.
On peut aussi considérer comme une « fai-
blesse sensorielle » le fait de considérer une
odeur (ou un goût, voire une couleur) comme
indifférente, agréable ou déplaisante selon son
intensité perçue. Par exemple, Dubois nous
dit (1993) qu’un jury ne détecte pas l’acétate
d’éthyle (odeur de « piqué ») au-dessous de
50-75 mg/l, l’apprécie vers 75-120 mg/l pour le
rejeter ensuite. L’odeur d’éthyl-phénol (cheval,
écurie…) est inaperçue au-dessous de 1 mg/l,
appréciée vers 1-2,5 mg/l et rejetée au-delà.
Aujourd’hui les spécialistes – ayant bien identi-
fié cette odeur – sont beaucoup moins tolérants
et rejettent souvent des vins ayant moins de 0,4
à 0,8 mg/l. J.-D. Vincent observait le même phé-
nomène pour les saveurs avec l’apparition d’un
déplaisir au-delà d’une certaine intensité. En
Variation de la sensibilité olfactive en fonction de l’âge considérant les différences entre personnes, il
(d’après Choubhury et coll., 2003)
nous précise : « Le goût n’est pas une propriété
du stimulus mais une partie intégrante du
goûteur ». Cela nous indique des limites mais
aussi des possibilités de progrès.
Nous terminerons ce triste mais indispen-
sable paragraphe sur nos faiblesses senso-
rielles avec l’influence du contexte général sur
nos perceptions olfacto-gustatives. Chacun
pourra expérimenter combien il est difficile
de reconnaître un vin blanc d’un vin rouge
« moyen » sans voir la couleur. Brochet (2000) a
précisé cette très forte influence de la vue sur
l’olfaction et la gustation, via la couleur et via
l’étiquette (voir encadrés ci-contre).
Ces études précises nous confortent dans
les « bonnes pratiques de dégustation » : le
Plaisir et déplaisir des saveurs en fonction de leur concentration cadre de dégustation, au sens large, a un rôle
(d’après J.-D. Vincent, 1986 et C. Pffaffmann, 1982) majeur, il doit être adapté aux objectifs visés.

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21

le mécanisme des sens


Brochet nous aide à mémoriser ces éléments Toutes les fantaisies sont légitimes pour
décisifs dans les perceptions sensorielles : amuser, mais une rigueur minimale s’impose
Perception = Personne + Produit + Place pour avoir des opinions personnelles raison-
nables et encore plus pour émettre des avis à
soit, ici : partager. Pour ne pas se leurrer et pour ne pas
Perception = Dégustateur + Vin + Contexte leurrer les autres.

Le goût de la couleur (d’après Brochet, 2000)


Un vin blanc est goûté par cinquante personnes, tel quel ou coloré en rouge (par un colorant neutre), comparativement à un
« vrai » vin rouge.
Le « vrai » vin blanc et le « vrai » vin rouge sont décrits par des termes différents.
Le « faux » et le « vrai » vin rouge sont décrits par des termes très proches.
De façon statistiquement très significative, la couleur transforme les expressions olfacto-gustatives décrivant les vins, comme
le montrent très nettement les résultats du tableau ci-dessous :

Nature Attribution du type de vin


du vin testé
Total
Rouge Blanc
Vin blanc 23 % 77 % 100 %

Vin rouge 74 % 26 % 100 %

Vin blanc coloré en rouge 74 % 26 % 100 %

Le goût de l’étiquette (d’après Brochet, 2000)

Un même vin rouge de bonne qualité moyenne est dégusté par 57 dégustateurs étudiants en œnologie, clairement présenté
soit comme « vin de table », soit comme « grand cru classé ».
Il est noté sur 20 et décrit par des termes classés comme « positifs » ou « négatifs ».

Vin de qualité moyenne

Étiquette Étiquette
« Vin de table » « Grand Cru classé »
Note moyenne (/20) 8,4 12,8

Nombre de préférences (%) 9 91

Termes positifs (%) 12 88

Termes négatifs (%) 83 17

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« Buvons ce vin qui, comme les plus beaux rubis, garde claire, aux lumières,
sa sanguine et franche couleur. »
Sidonie Gabrielle Colette

La vue
Comme on « mange des yeux », on goûte pour le vert et 560 nanomètres pour le rouge.
aussi avec « les yeux », nous vivons dans un Ces différences de sensibilité permettent de
monde visuel, des dessins de Lascaux à la télé- couvrir la gamme des longueurs d’onde de la
vision. Dans le cas des vins, l’œil sert à appré- lumière visible, d’environ 380 à 780 nanomètres.
cier la couleur mais aussi la limpidité, les bulles En deçà, on trouve la lumière ultraviolette
de l’effervescence, les « larmes » du vin. et au-delà, la lumière infrarouge, invisibles par
La lumière extérieure issue de l’objet l’œil humain. L’arrivée des photons transforme
examiné est recueillie par l’œil qui la concentre le pigment sensible en générant un potentiel
sur la rétine. Les micromouvements de l’œil ­électrique qui est amplifié, concentré dans les
permettent de balayer l’objet plutôt comme 800 000 fibres du nerf optique regroupant donc
une caméra-vidéo dynamique qu’un appa- les perceptions de plus de 100 millions de photo­
reil photographique statique. La rétine est récepteurs. La couleur perçue dépend de la nature
recouverte d’environ 10 millions de cellules en des cônes atteints, l’intensité lumineuse dépend
bâtonnets sensibles à l’intensité lumineuse et de leur nombre. Il est ainsi possible de distinguer
trois types de cônes sensibles à la couleur. Ces des milliers de nuances de couleur et des inten-
cellules sont constituées d’empilements de cen- sités, variant d’environ 1 à 1 000 000, même si
taines de petits disques aplatis dont la mem- l’optimum de perception se situe vers une lumi-
brane concentre les pigments photosensibles. nosité moyenne de 70 à 700 lux1 seulement. Perçu
Ces disques se renouvellent tous les dix jours. comme instantané, le coup d’œil demande
Les cônes contiennent trois types de pig- environ 80 millisecondes pour transformer un
ments les rendant plus sensibles à trois zones signal lumineux en ­perception consciente.
de longueurs d’onde de la lumière, à environ
420 nanomètres pour le bleu, 530 nanomètres
La couleur des vins
La couleur : le premier contact avec le vin, déjà riche d’enseignements. Les combinaisons des couleurs simples
du spectre lumineux sont la base de toutes les
teintes. On appelle couleurs composées celles
qui résultent de ce mélange. Le blanc est obtenu
par association de toutes les couleurs en pro-
portions convenables ou par mélange de deux
couleurs complémentaires. L’orangé s’obtient
avec le rouge et le jaune ; le vert avec le jaune et
le bleu, etc. On peut éclaircir les couleurs avec
du blanc. Le noir n’est pas une couleur, mais
son absence, c’est-à-dire l’absorption totale
du rayonnement reçu. Voici la correspon-
dance entre la longueur d’onde des radiations
absorbées et la couleur apparente. La couleur
absorbée désigne la couleur c ­ omplémentaire.
1

1. D’après Mac Leod et Sauvageot : Bases neurophysiologiques de l’évaluation sensorielle des produits alimentaires,
1986. Le lux est l’unité d’éclairement ou quantité de lumière reçue par l’objet : 1 lux = 1 lumen/m 2.

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23

la vue
Longueurs d’onde et couleurs Exemple d’évolution de la couleur mesurée au cours du temps

Longueur Couleur Couleur Vin de Rioja jeune « crianza » « reserva »


d’onde absorbée apparente
400-435 violet jaune-vert moins de 18 mois d’âge plus de 36 mois
18 mois dont 1 an d’âge dont 1 an
435-480 bleu jaune de barrique de barrique
480-490 vert-bleu orangé
Intensité 1,41 1,15 1,05
490-500 bleu-vert rouge colorante
500-560 vert pourpre
0,58 0,92 (rubis,
560-580 jaune-vert violet Teinte 1,10 (tuilé)
(violacé) rouge franc)
580-595 jaune bleu
595-605 orange vert-bleu À partir de ces mêmes mesures on peut utili-
605-750 rouge bleu-vert ser les méthodes normalisées de la Commission
internationale de l’éclairage (CIE) caractérisant
La lumière émise par une source est toutes les couleurs par des indices et/ou une
reçue par le vin qui l’absorbe et la réfléchit. représentation graphique. À titre d’exemple,
Schématiquement, le vin rouge absorbe toute on peut exprimer n’importe quelle couleur par
la lumière blanche, du soleil ou des lampes, seulement trois valeurs représentant la compo-
sauf le rouge que nous percevons qui est trans- sante verte-rouge, la composante bleu-jaune et
mis ou réfléchi. la composante blanc-noir ou saturation, allant
La couleur du vin résulte des différences du très pâle au très coloré.
de comportement vis-à-vis des lumières ayant
des longueurs d’onde comprise entre 420 Plus simplement et depuis longtemps le
et 620 nm, soit les couleurs apparentes du dégustateur définit la couleur des vins par des
jaune au bleu, en passant par l’orange, le rouge mots. Ces termes sont parfois ambigus. On peut
et le pourpre. Cette couleur peut être appréciée alors utiliser des nuanciers définissant de nom-
avec ou sans mesures. Les mesures déterminent breuses couleurs par des noms avec une défini-
l’absorption lumineuse aux différentes lon- tion physique précise. Ce système est usuel pour
gueurs d’onde à l’aide d’un spectrophotomètre les imprimeurs, tisserands et carrossiers. On
permettant le tracé d’un spectre d’absorption. remplace la couleur fraise par BF 30030 et fraise-
On calcule ainsi l’intensité colorante (IC) par écrasée par A 42424 : on gagne en précision et
la somme des absorbances à 420 nm ( jaune), en reproductibilité ce que l’on perd en poésie.
520 nm (rouge) et 620 nm (bleu) et la nuance ou Cette technique a été appliquée pour les vins par
la teinte (T) par le rapport entre l’absorbance à M me Iñiguez, pour les vins rouges de Rioja par
420 et à 520 nm. Au cours du vieillissement, on exemple.
assiste généralement à une baisse de l’intensité
colorante avec une augmentation de la teinte,
correspondant à une diminution de la couleur
rouge violacée aux dépens d’une augmentation
de la couleur jaune orangée, tuilée.

Courbes d’absorption de la lumière par


Mécanisme de la vision des couleurs des vins rouges de Rioja d’âges différents

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24
le plaisir de percevoir

Pourquoi les vins sont-ils colorés ?


Les vins, blancs et rouges, sont d’abord constitués d’eau (plus la couleur « or » de ces vins peut évoluer très rapidement, en
de 80 %) et d’alcool (environ 10-15 %), liquides parfaitement quelques heures voire quelques minutes seulement vers la
incolores. Pourquoi les vins sont-ils alors colorés ? couleur café ou chocolat.
On connaît bien les origines de la couleur des vins rouges Ces fortes oxydations expliquent que de très vieux vins doux
et rosés. Elle est presque exclusivement due à des composés naturels (banyuls, porto, pedro ximenez…) issus de raisins
particuliers : les polyphénols. Dans cette famille, on peut blancs – comme à Jerez – ou rouges ont pratiquement cette
citer les anthocyanes, qui sont typiquement rouges, avec même couleur brun/chocolat/café…
des nuances bleues, violacées, pourpres. On les trouve Sur le plan pratique, pour le dégustateur-consommateur,
dans la plupart des fleurs et fruits rouges (mais pas dans les la couleur joue toujours un rôle majeur dans l’appréciation
betteraves rouges !). Autres polyphénols, les tanins sont globale des vins, parfois excessif. Cela est dû à la fois à
faiblement colorés en ocre-jaune-brun mais leur couleur l’extrême rapidité de perception complète de la couleur et
peut croître fortement par contact avec l’air (oxydation) de l’aspect, contrairement à l’odeur ou au goût, et aussi
ou groupement de molécules identiques ou différentes – surtout ? – au fait que notre œil est exercé depuis notre
(polymérisation), dont les anthocyanes. Cette chimie très naissance, à l’école, etc., alors que nos autres sens sont
complexe est bien connue depuis les travaux de P. Ribéreau- presque toujours sous-entraînés.
Gayon, E. Stonestreet, Y. Glories, M. Bourzeix… pour ne citer L’intensité et la teinte de la couleur nous indiquent le type de
que quelques œnologues. Schématiquement, les vins rouges vin, son âge approximatif, sa « consistance » apparente… On
et rosés jeunes ont des teintes de type rouge violacé évoluant voit immédiatement les bulles, leur importance. La mise à l’air
vers des teintes plus orangées, brunes, tuilées. lors du service dans le verre entraîne à la fois une oxydation
Curieusement on connaît très mal la couleur des vins blancs. directe et indirecte, plus discrète mais réelle par chute du
Ils ne contiennent pas de colorant jaune spécifique mais taux d’anhydride sulfureux (SO2) éventuellement présent.
seulement de très faibles quantités de caroténoïdes (jaunes, On peut alors observer une élévation de l’intensité colorante,
orangés, environ 0,01 à 0,5 mg/l, contre 0,3 à 0,8 mg/l dans voire un (léger) brunissement. Une évolution trop rapide,
le jus d’orange) et des quantités encore plus faibles de divers en quelques minutes, peut correspondre à un vin très léger,
flavonoïdes (une autre famille de polyphénols). La couleur fragile… Une évolution très lente, négligeable au bout de
jaune, jaune-vert, jaune-doré, etc., se manifeste davantage 12-24 heures, indique un vin « fermé », ou trop « concentré ».
avec l’âge et le contact avec le bois par l’intermédiaire Cette dernière indication n’est guère utile pour apprécier le
d’oxydations de composés aldéhydiques issus du raisin vin du moment, elle constitue un excellent indicateur pour
et du bois. Dans le cas des vins liquoreux, issus de raisins la consommation à accélerer ou à retarder, avec ou sans
ayant développé la « pourriture noble » et riches en enzymes décantation intense, pour les bouteilles-sœurs que l’on
favorisant les oxydations, la couleur résulte pour partie peut avoir en cave. C’est ce genre de détail très concret qui
de cette oxydation des petites quantités de tanins qu’ils distingue le véritable amateur « éclairé » du banal « buveur
contiennent. Après des décennies de bouteille à l’abri de l’air, de vin », ou pire, « buveur d’étiquette ».

L’aspect physique du vin celle d’une solution alcoolique diluée ; le vin


contient 10 à 15 % de son volume en alcool,
L’examen visuel commence quand on verse jusqu’à 18-20 % pour la plupart des vins doux
le vin dans le verre. Il a une façon à lui de couler, naturels et assimilés de Banyuls, Maury, Porto,
avec un bruit liquide particulier. Il fait une émul- Jerez, Montilla, Samos… L’alcool est tensio­
sion plus fine que l’eau avec l’air qu’il entraîne actif, ce qui signifie qu’il est « mouillant ».
dans sa chute, et garde plus longtemps quelques Les gouttes de vin sont plus petites que les
grosses bulles d’air flottant à la surface. Cette gouttes d’eau sortant du même compte-gouttes
écume est parfois colorée avec les vins très capillaire ; le vin monte plus haut sur les parois.
jeunes, elle est incolore pour les vins vieux. On a ainsi imaginé sur ces principes des esti-
Un regard exercé va très loin dans la mations approximatives du degré alcoolique.
connaissance du vin. L’aspect physique est Par ailleurs, son alcool lui confère une viscosité
révélateur pour qui sait regarder. D’abord, plus forte que celle de l’eau et le vin coule plus
l’œil jauge la consistance du liquide. Elle est lentement dans un tube très fin ou à travers

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25

la vue
un filtre. On a ainsi imaginé et construit sur 1 NTU, un vin « voilé » de 2 à 4 NTU et un vin
ces principes des estimations approximatives « trouble » de 5 à 8 NTU alors qu’un moût de
du degré alcoolique. Les « mezcaleros » artisa- raisin atteint 200 à 4 000 NTU. Le coup d’œil
naux mexicains utilisent cette propriété pour est suffisant pour le dégustateur.
estimer la richesse alcoolique des distillats
sortant de leurs alambics.
Un manque de fluidité est une anomalie qui Les « larmes » du vin
peut avoir plusieurs causes. Il arrive qu’un vin Lorsqu’on observe un verre de vin qu’on
nouveau coule sans bruit, sans émulsion, avec vient d’animer d’un mouvement circulaire, le
un aspect huileux, lourd, épais, parce qu’il est regard est attiré par les coulures qui retombent
envahi par une trame colloïdale qui le gélifie indéfiniment le long du verre. Un film liquide
et le rend visqueux, glaireux, comme de l’huile monte sur la paroi, à plusieurs centimètres au-
épaisse. Il charrie des mucilages provenant dessus de la surface, et commence à former
de la pourriture des raisins ou fabriqués par des gouttes, qui descendent en colonnes irré-
des bactéries lactiques qui s’enrobent de poly- gulières. Ces coulures sont appelées larmes ;
saccharides (ce sont des grosses molécules de on dit que le vin pleure. On les appelle encore
sucres condensés). Ce dernier cas correspond jambes, arches, arceaux, ou arcades.
à la maladie de la graisse, du vin filant ; la der- Ce phénomène est dû à l’effet Marangoni
nière goutte qui tombe du flacon s’étire comme correctement expliqué par James Thomson
un fil. Ces cas sont devenus très rares et se ren- depuis 1851 ! Brièvement, l’alcool étant plus
contrent parfois, à l’occasion de petites épidé- volatil que l’eau, il se forme à la surface et
mies, pour des vins laissés sans surveillance. sur le haut du verre mouillé par le vin une
L’examen de la surface du vin se fait en mince couche de liquide plus aqueux, donc
observant du dessus du verre et, mieux, comme d’une tension superficielle plus forte. L’effet
éclairée par l’intérieur du verre à déguster. Le de capillarité fait monter le liquide le long du
« miroir » constitué par la surface du vin peut verre et l’élévation de la tension superficielle
être terne, ou mat, ou irisé, alors qu’il devrait tend à former des gouttes ; celles-ci en retom-
être toujours pur et brillant. Parfois, en effet, des bant constamment dessinent des coulures qui
souillures peuvent former des taches à la surface
Les larmes : l’esprit du vin qui se condense sur le verre.
(poussières flottantes, huiles, bactéries acétiques
de la piqûre, levures mycodermiques de la fleur).

Trouble et limpidité des vins


Le trouble des vins résulte de la présence
de très petites particules de quelques mil-
lièmes de millimètre seulement (levures, bac-
téries, cristaux de tartre, matière colorante…)
réfléchissant la lumière en toutes directions
et devenant visibles. On peut apprécier leur
quantité globale à l’aide d’un turbidimètre
ou d’un néphélomètre mesurant la quantité
de lumière absorbée ou déviée, indépendam-
ment de la couleur proprement dite. La tur-
bidité est habituellement exprimée en unités
NTU (Nephelometric Turbidity Unit) et il existe
diverses solutions calibrées permettant une
estimation visuelle rapide. Une eau, ou un vin,
parfaitement limpide a une turbidité de 0,1 à

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26
le plaisir de percevoir

figurent, l’imagination aidant, les pleurs du vin. vin qui coule, la consistance de la mousse qu’il
Plus la concentration en alcool est élevée et plus forme, la façon dont elle tombe et se résorbe, la
abondantes sont les larmes, généralement inco- vivacité de l’émanation des bulles qui s’ensuit,
lores. Elles sont réduites ou supprimées par des sont autant de repères pour le dégustateur. La
résidus de détergents de lavage des verres. mousse est folle, à grosses perles, ou fugace, ou
Cette explication plus que centenaire est la persistante. Elle ne doit pas être trop épaisse,
seule correcte. Aussi, est-il surprenant de voir trop crémeuse, trop stable, à l’instar de celle de
attribuer encore aujourd’hui la formation de la chope de bière. Fine et sèche, elle doit s’effa-
ces larmes d’aspect onctueux à « la puissance cer en quelques secondes sans libérer cepen-
des éthers œnanthiques » ou à la glycérine du dant toute la surface. Le mouvement de celle-ci
vin. On lit parfois des phrases comme : « Sans est entretenu par l’ascension continuelle des
que l’on puisse parler de relation étroite, il y a chapelets de bulles. On les voit naître au fond
en général, à l’intérieur d’une même catégorie du verre, grossir de diamètre en montant, pour
de vins, un certain parallélisme entre l’impor- éclater, mais pas aussitôt, à la surface. La flûte
tance des larmes et le niveau qualitatif du étroite, qui offre une colonne plus haute de
produit. » Cette légende, soigneusement entre- ­d iffusion, convient bien à cet examen.
tenue par certains professionnels, a la vie dure. La formation des bulles exige comme point
Des étudiantes canadiennes, le verre de de départ une surface active, microparticule
médoc à la main, entourent le maître de chai et le plus souvent ou paroi, germe ou rayure du
l’interrogent sur la signification de ces pleurs verre. Dans un verre rigoureusement propre,
qui coulent sans fin sur la paroi. net toyé au mélange su lfoch rom iq ue (ce
mélange détruit tout ce qui est organique) le
« – C’est le gras du vin, sa glycérine,
vin retient son gaz carbonique. Il existe des
répond-il.
verres à fond légèrement dépoli qui alimentent
–– Alors, c’est à ça qu’on reconnaît un bon
au contraire une production gazeuse abon-
vin ?
dante et régulière. Il se forme alors une étoile
–– Exactement.
de fines bulles à la surface ; elles émergent au
–– Et si un vin ne pleure pas ?
centre et s’écartent vers les parois du verre. On
–– C’est qu’il n’est pas de bonne qualité. »
appelle cordon le collier qu’elles forment ainsi
Témoins de la scène, nous ne pouvons en restant accrochées au ménisque autour du
intervenir et contredire le maître, mais les verre. On juge la qualité d’un vin mousseux à la
Canadiennes parties, nous lui reprochons de finesse et à la persistance du dégagement, à la
les avoir sciemment induites en erreur. Il a cette tenue du cordon.
réponse de fin psychologue : « L’explication est La structure de la mousse dépend de la
fausse, mais elle est tellement satisfaisante. constitution du vin de base, de sa teneur en
Et comme tous les vins finalement font des protéines, mais aussi de la technique de prise
larmes… ». On préfère le faux qui enjolive et de mousse – couramment appelée champa-
qui est simple, au vrai qui démystifie et est tou- gnisation même si ce terme doit être réservé
jours plus nuancé. C’est sans doute là le méca- au seul champagne de Champagne –, de son
nisme de la persistance de l’erreur. Mais le vieillissement sur le dépôt de levures et de la
maître de chai aurait pu dire plus joliment et en température du vin. La mousse du Champagne
trahissant moins la vérité : « Les larmes ? C’est s’améliore avec l’âge. Certains vins libèrent
l’esprit du vin qui se condense sur le verre. » leur gaz carbonique tout d’un coup en grosses
bulles à la manière de l’eau gazeuse. Ils ont
subi une fermentation trop rapide. Par ailleurs,
L’effervescence la moindre trace de détergent, de sébum, de
rouge à lèvres sur le verre efface la mousse.
Le dégagement de gaz carbonique du vin Il peut arriver qu’un vin dit « tranquille »
mousseux versé dans le verre est en lui-même (entendez non mousseux) au voisinage de l’état
un petit spectacle. L’effervescence profuse du de saturation en gaz carbonique (1,5 à 2 g/l par

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27

la vue
exemple) présente une fine mousse en surface ;
il picote alors au bout de la langue. Un tel vin,
qu’on dit bullé (littéralement qui renferme des
bulles), subit sans doute une légère fermen-
tation ou, le plus souvent, a conservé du gaz
d’une fermentation passée, parfois volontai-
rement (vins perlants). Une aération le dégaze
partiellement. C’est le cas des divers « perlants,
perlés, frizzante », etc., du gaillac gascon, du
txakoli basque, du lambrusco émilien, de nom-
breux vinho verde portugais… Une brève agi-
tation dans le verre suffit à éliminer ces bulles,
si on le souhaite, ce qui n’est pas toujours une
bonne idée gastronomique.

Le dégazement de gaz carbonique,


un petit spectacle à part entière.

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« Qu’ils sont grands, les spectacles du vin, illuminés par le soleil intérieur !
Qu’elle est vraie et brûlante cette seconde jeunesse que l’homme puise en lui ! »
Charles Baudelaire

L’odorat
Réputé pour sa subtilité, son pouvoir évo- L’odorat est le « sens des odeurs » mais
cateur, l’odorat est effectivement un sens très l’odeur est à la fois une émanation chimique,
puissant mais très complexe, très fragile. Il est une impression, une qualité de sensation. Le
aujourd’hui mieux connu depuis les travaux qualificatif odorant est une exhalaison, une
essentiels de Linda Buck et Richard Axel (1991) perception ou une sensation. Odoreux est
récompensés par le Prix Nobel de médecine rarissime mais utilisé par Claudel, nous dit le
2004. À l’aide de ces études, et de beaucoup Trésor de la langue française. Odorophore est
d’autres, on dispose d’une vision assez claire, un néologisme latino-grec, scientifique, pour
mais évolutive, de l’odorat. désigner la structure moléculaire provoquant
l’odeur. L’action de sentir relève de l’odoration,
terme rare mais précis, par analogie à gus-
L’olfaction, une des phases
les plus importantes tation. Odorer signifie à la fois percevoir et
de la dégustation. exhaler. Il en est de même de flairer, répandre
une odeur ou renifler, deviner. On glisse de
la sensation physique à l’impression psycho-
logique, comme pour sentir, qui est humer,
percevoir ou prendre conscience. Pour être
simple, nous appellerons odorat le sens per-
cevant les odeurs, elles-mêmes constituées de
plusieurs odorants. L’odorat en action pratique
l’odoration mais le mot est vieillot, précieux ;
sentir a beaucoup de significations différentes
et générales ; flairer est usuel pour le chien de
chasse mais le dégustateur n’est-il pas un peu à
la recherche d’une trace toujours fuyante ?

Les mécanismes de l’odorat


Lors d’une inspiration, une molécule
odorante (un odorant) pénètre dans le nez,
se dirige vers la partie haute, vers la « tache
jaune », tout près de l’os inférieur du crâne
contenant le cerveau. Elle rencontre un cil
cellulaire plongé dans un mucus, constituant
externe d’une cellule sensorielle. Cette molé-
cule réagit avec une protéine et déclenche une
cascade de réactions chimiques produisant un
influx électrique transmis au cerveau. En une
fraction de seconde, une molécule de menthol

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29

l’odorat
Un peu de vocabulaire des odeurs

Robert
Trésor de Grand usuel dictionnaire
Linné Divers
la langue française larousse historique de la
langue française

(2006) (1997) (1992) (1877 ; 1982)


Sens par lequel Sens par lequel on Fonction de percevoir Sens par lequel
sont perçues les odeurs perçoit les odeurs les odeurs (odoratus on perçoit les odeurs
Odorat = action de flairer,
odeur, exhalaison)

Exercice de l’odorat Fonction permettant Exercice actif du sens de l’odorat


Odoration de percevoir les odeurs

Émanation pouvant Émanation volatile Impression particulière que


être perçue qui se dégage de quelque certains corps produisent sur
Odeur Qualité d’une sensation chose et que l’on l’organe de l’odorat Impression
perçoit par l’odorat faite sur l’âme, sur l’esprit

Qui exhale une odeur Qui répand une Odor = senteur, Qui exhale une odeur, Molécule odorante
Celui qui perçoit quelque odeur agréable exhalaison bonne ou mauvaise en anglais
Odorant chose par l’odorat Sensation que produit (Sicard, 1997)
sur l’odorat les
émanations du corps

Odoreux Qui perçoit une odeur

Motif de
stimulation d’une
Odorophore molécule stimulant
les récepteurs
(Trotier, 2004)

Produit que l’on ajoute Produit utilisé pour conférer


Odorisant à un gaz pour lui donner une odeur caractéristique
une odeur caractéristique

Percevoir une odeur Sentir une odeur Avoir de l’odorat


Odorer Exhaler, dégager une odeur Flairer, sentir par l’odorat

Qui a une odeur (agréable), Qui répand une odeur Dégageant une Qui a son odeur (bonne)
Odoriférant qui la répand Humer l’air ambiant pour odeur (agréable)
en percevoir l’odeur

Percevoir, éprouver une sensation Percevoir quelque Percevoir par les Recevoir une impression par l’exté-
physique qui renseigne sur l’état de chose par l’odorat sens ou la sensibilité rieur du corps, par les sens ou par
l’organisme ou sur le milieu extérieur (fin du xie siècle) l’intérieur, les parties profondes
Percevoir par l’odorat Percevoir quelque Particulièrement sentir par l’odorat
Sentir Chercher à percevoir l’odeur chose pour en Se dit des différentes affec-
de quelque chose percevoir l’odeur tions que l’âme éprouve
Prendre conscience de, perce- Avoir l’appréciation délicate et
voir par l’intuition ; éprouver instinctive de ce qui est beau
Révéler par l’odeur, le goût, la saveur

être perceptible Odeur forte Ce qui frappe l’odo-


Senteur rat, ce qui est senti

Appliquer son odorat à (fragare, exhaler


Répandre une odeur (exhaler) quelque chose afin d’en déce- une odeur agri-
Appliquer avec attention le sens
Appliquer un odorat à discerner ler l’odeur (par un animal) cole, ou puer).
Flairer et reconnaître quelque chose Humer, renifler une odeur Sentir pour découvrir
de l’odorat, reconnaître l’odeur
Pressentir
Deviner quelque chose Discerner quelque chose quelque chose une
d’invisible ou de secret odeur (pour le chien)

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30
le plaisir de percevoir

Cerveau tées… Récemment, on a pu relier les odeurs de


Cortex primaire
musc, de santal, d’ambre avec des structures
moléculaires particulières (Chastrette, 1983).
Il suffit probablement d’une seule molécule sur
Récepteur olfactif un cil pour provoquer l’odeur. L’odorat détecte
Lame criblée et identifie des molécules à moins d’un milliar-
Cavité nasale dième de gramme par litre de solution de vin
et seulement quelques milliers de molécules
par millilitre d’air inspiré. L’odorat est environ
Voie directe
Odeurs dix mille fois plus sensible que le goût ; cette
Voie rétro-nasale
sensibilité est multipliée par dix à mille fois
chez certains mammifères (le chien, le chat) et
encore plus pour certains poissons.
Langue
La circulation des odorants correspond à la
pénétration des molécules odorantes dans le nez
Moëlle épinière à un débit de 0,1 à 1 millilitre par seconde et une
Localisation de l’organe odorat et figuration de la circulation vitesse de 1 à 10 mètres par seconde, la vitesse
des odeurs par les deux voies d’accès à la muqueuse olfactive d’un champion du 100 mètres ! Elles atteignent
aussi la zone sensible par la voie rétro-nasale,
nous fait dire : « Voilà de la menthe. » Cette depuis la bouche, par l’arrière du palais.
histoire simple résume une séquence anato- Cette voie joue un rôle très important, elle
mique, physique, chimique, enzymatique, élec- complète la voie directe après réchauffement
trique, psychique d’une extrême complexité du vin en bouche et pendant un temps pouvant
pouvant être un peu détaillée pour mieux com- être assez long.
prendre comment on dit – ou non – « voilà de la La stimulation des cellules sensorielles
menthe ». est réalisée grâce à l’épithélium sensible, ou
Les molécules odorantes sont nécessaire- tache jaune qui recouvre quelques centimètres
ment volatiles dans les conditions usuelles, de carrés dans les deux sinus supérieurs. Il est
taille modeste (masse moléculaire inférieure à constitué d’un mucus riche en protéines rece-
300-400 Da), plutôt hydrophobes. Elles sont de vant cinq à quinze millions de cellules termi-
fonctions chimiques très variées et produisent nées par trois à cinquante cils d’environ cinq
des odeurs apparentes très différentes. Malgré micromètres. À ce niveau, l’odorant entrant en
de nombreux travaux, le plus souvent on ne sait contact avec un récepteur, une protéine spéci-
pas expliquer et prévoir l’odeur de telle molé- fique appelée OBP (Odorant Binding Protein)
cule à partir de ses caractéristiques physico- appartenant à la famille des G-protéines à sept
chimiques, même si beaucoup de composés segments zigzaguant dans la paroi cellulaire.
soufrés ont une odeur caractéristique définis- Il est aujourd’hui clairement reconnu (grâce
sable, beaucoup d’esters ont des odeurs frui- aux travaux d’Axel et Buck) qu’un odorant
donné peut réagir avec plusieurs récepteurs
différents et qu’un même récepteur peut réagir
d’un à cinq odorants différents. Il existe trois
cents à mille récepteurs différents. Notons que
les cellules olfactives se régénèrent en deux ou
trois mois, et seulement quelques heures, pour
les cils.
Le cheminement de la stimulation cor-
respond à la réaction odorant/récepteur et
déclenche en quelques millisecondes une
cascade enzymatique aboutissant à une modi-
Cheminements de la perception olfactive fication des parois cellulaires avec création

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31

l’odorat
d’un signal électrique de dépolarisation de
quelques dizaines de millivolts et de fréquence
de dix à cent impulsions par seconde. Ce signal
traverse la cellule, l’axone qui le prolonge,
pour être regroupé avec plusieurs centaines
d’autres ayant capté un odorant identique
pour aboutir à un glomérule, après avoir tra-
versé l’os crânien par la lame criblée. On passe
de quelques millions de cellules sensorielles
à environ un millier de glomérules, soit une
puissante concentration. Chaque glomérule est
relié à une cellule mitrale se prolongeant par le
nerf olfactif rejoignant le cerveau.
Nature et intensité de l’odeur. Redisons-le,
il n’existe pas de cellules sensorielles spécia-
lisées pour un odorant donné. La perception
intervient dans le cerveau qui interprète le
puzzle anatomique des cellules excitées par
tel odorant, en l’identifiant. À titre d’exemple,
avec mil le récepteurs et seulement trois
récepteurs actifs par odorant, on a neuf cent
soixante-dix-sept millions de permutations
possibles, soit autant d’odorants différents
alors que l’on considère souvent qu’il y a « seu-
lement » dix mille odeurs différentes ! Chaque
récepteur olfactif correspond à un gène :
l’odorat utilise ainsi deux à trois pour cent du
génome humain, même si certains de ces gènes
semblent peu actifs. L’intensité olfactive mani-
festée par la fréquence du signal peut varier
d’un à dix entre le seuil de perception et le Processus de la perception des odeurs
seuil de saturation. Elle dépend du nombre de
cellules sensorielles excitées. L’odeur, au sens nom spécifique, qu’on peut ranger toute
usuel, est identifiée et nommée par le cerveau à la variété des odeurs ; il n’y a pas ici une
partir de plusieurs odorants distincts : l’odeur pluralité définie d’espèces simples ; mais la
de menthe ne se résume pas à celle du menthol, dualité entre l’agréable et le désagréable est
ni celle de la vanille à la vanilline. ici la seule distinction apparente. »

Plus tard, Aristote est un peu plus précis :


Les cent odeurs
« Les odeurs sont aigres et douces, âpres,
Si l’accord sur quatre saveurs principales
astringentes et grasses et les odeurs
est très ancien, il en est tout différemment
fétides peuvent être dites analogues aux
pour les odeurs. Platon nous dit :
saveurs amères. »

« Quand au sens qui s’exerce par les narines, La difficulté de description des odeurs est
il n’est point là d’espèces définies. Car, en donc bien ancienne, par nature semble-t-il.
fait d’odeurs, tout n’a de nature qu’à moitié, On le perçoit dans notre langage quotidien.
et pas une forme de corps n’a reçu de pro- On dit « couleur verte », et non « couleur des
portions pour avoir une odeur. Il ajoute : prés », mais on dit « odeur de banane », et non
C’est donc en deux groupes, dépourvus de « odeur banane ». Les odeurs sont désignées,

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le plaisir de percevoir

connues, par rapport à tel produit plus ou Nez et bouche électroniques


moins familier, plus rarement par rapport à tel Depuis une cinquantaine d’années, à partir du développement
produit chimique identifié. Dans les deux cas de l’électronique, on propose divers systèmes sensibles aux
il y a une grande difficulté. Toutes les bananes goûts ou aux odeurs. On utilise des ensembles de capteurs,
n’ont pas la même odeur et si l’acétate d’isoa- surtout des semi-conducteurs à oxydes métalliques, ayant
myle évoque bien la banane il ne peut la repré- des réactions différentes selon la structure chimique des corps
senter complètement, on retrouve en effet son avec lesquels ils sont en contact. Pour les différents produits
caractère dans le vernis à ongles, la fraise… goûtés ou sentis on obtient un signal électronique qui,
Les odeurs ne sont définies que par un « air convenablement amplifié, filtré et analysé, permet de comparer
de famille », souvent très imprécis, toujours tel produit à tel autre préalablement étudié et donc de
très lié à la culture olfactive de l’olfacteur. l’identifier. Ces capteurs doivent être simultanément sensibles,
À partir d’une bibliographie de divers rapides, reproductibles, réversibles, petits et robustes. À ce
auteurs1 ayant étudié ces classifications, jour ils semblent surtout être utilisés pour détecter en continu
souvent sans liens avec l’œnologie, depuis certaines odeurs industrielles très désagréables et/ou toxiques,
quelques siècles, on compte environ deux cents pour comparer des fabrications successives d’un même
catégories citées, regroupables autour d’une produit. Cependant, dans le cadre des vins, cette pratique
centaine de termes, et appelées les cent odeurs. est rare et n’a pas d’application opérationnelle importante.
Ce vocabulaire des catégories proposées par L’éthanol de l’alcool, très volatil, sature les capteurs
ces auteurs, cherchant à classer et non à disper- électroniques. Leur usage œnologique est donc très limité.
ser, exclut souvent les termes très personnalisés

Épicé, torréfié, fruité, végétal : la description des arômes procède par analogies.

1. Linne, 1756 ; Henning, 1915 ; Zwaardemaker, 1925 ; Crocker-Anderson, 1927 ; Amoore, 1952 ; Schutz, 1964 ;
Wright-Michels, 1964 ; Harper, 1968 ; Noble, 1987.

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33

l’odorat
Les familles d’odeurs, avec quelques exemples

Herbacé Épicé Animal Chimique Saveur


végétal basalmique ambre chimique acide
herbacé épicé ambré amer pharmacie doux
vert amande animal acétate d’hexyle métallique
légume cuit anisé animal (caprylique) benzothiazole mordant
poireau ail bouc brome piquant
résineux caprylique camphre sucré
moisi
résineux-peinture hircine (bouc, camphre (naphtaline) trigéminal
pipi chat
boisé mouton) carbolic (phénolé)
terreux cannelle caproîque phénolique Hédonique
humus clou de girofle poisson éthéré inodore
cireux poisson éthéré (solvant) affective
Floral miel (ammoniaque) salicylate agreste
fleur d’orangé vanille, doux huileux soufré ambrosial (agréable)
fleuri poudré musqué sulfureux petit-déjeuner
jasmin pyrogène sang lactonique aromatique
lis empyreumatique sueur microbiologique fragrant
brûlé viandé narcotique parfumé
rose
brûlé charogne oxydé parfumé (fragrant)
thym
(empyreumatique) pourri peinture odorant
violette
caramélisé fécal raffinerie déplaisant
Fruité punaise rance écœurant
savonneux répulsif
fruité
infect
citral nauséeux
écorce d’orange ordure
hespéridé sale
menthe putride
noisette putride-sulfureux

(fraise, framboise, rose, chèvrefeuille…). Nous


l’avons, assez arbitrairement, classé en huit
Les origines des odeurs
groupes, plus ou moins homogènes. Les termes parfum, senteur, mais surtout
Cette liste n’est pas un abrégé servant de arôme et bouquet désignent l’odeur agréable
modèle, mais un repère pour nous inciter à dégagée par un vin, plus ou moins intense, plus
l’attention et à la circonspection avant d’utili- ou moins complexe. Le mot fragrance appar-
ser sans réticence les meilleurs mots, comme tient davantage au style poétique. L’odeur
nous le verrons plus loin, dans le chapitre Les dépend du cépage, de l’origine du vin, de son
mots du vin (voir page 148). Nous utiliserons âge et de son état de conservation. C’est un des
alors un vocabulaire plus centré sur les odeurs caractères distinctifs les plus appréciés des
vineuses, ayant de nombreuses analogies avec grands vins.
d’autres p ­ roduits alimentaires. Il y a souvent confusion dans les termes
Les catégor ies « herbacé », « f lora l » couram ment employés pour désig ner les
et « fruité » nous sont fami l ières, tout en odeurs. Le dég ustateur a intérêt à faire
regroupant des mots de sens étroit ( jasmin, une distinction dans son vocabulaire entre
poireau, menthe) ou plus large (vert, terreux, « arôme » et « bouquet » et à accorder à ces
hespéridé…), voire très disparate (légume termes, habituellement synonymes, des signi-
cuit), ou étrange (pipi de chat). Le groupe fications un peu différentes. Pour certains,
« hédoniq ue » nous red it à nouveau, avec les vins blancs seuls auraient de l’arôme et
force, que les odeurs sont, plus que les autres les vins rouges du bouquet. C’est vrai dans
sensations, très liées au plaisir ou au déplai- la mesure où les vins blancs sont bus jeunes
sir, à l’affectif. et les vins rouges sont bus vieux. Ce n’est

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le plaisir de percevoir

pas exact pour tous les vins. Un montrachet des raisins. C’est l’arôme de fruit, le « fruité »,
de dix ans est tout en bouquet, un beaujolais caractéristique du cépage, du clone même
primeur tout en arôme. (c’est-à-dire de la lignée de vigne), pouvant
Pour d’autres, le bouquet est l’odeur perçue varier d’intensité, de finesse suivant le cru,
par l’olfaction directe et l’arôme serait senti l’état de maturité du raisin, la charge frui-
seulement par la voie rétronasale, lorsque tière de la vigne. Nous verrons que certains
le vin est dans la bouche, au moment de la cépages fins, cabernets, pinot, sauvignon,
­c onsommation. Dans cette acception, le mot riesling, muscat, etc., sont remarquables par
arôme ne serait utilisé que dans le sens arôme la nature et la puissance de leur arôme pri-
de bouche. Or cette définition ne corres- maire. L’arôme secondaire – ou fermentaire
pond pas à celle en usage : L’arôme est défini – apparaît au cours des fermentations. C’est
comme le « principe odorant qui s’échappe de cette odeur vineuse intense qui se développe
différentes substances d’origine végétale ou sous l’action des levures, puis des bactéries,
animale » et que l’on peut donc respirer. et dont la volatilité aux vendanges emplit les
Il nous paraît plus convenant de désigner cuviers. Ce phénomène a été nommé « fermen-
par arôme l’ensemble des principes odo- tation aromatique ». Les transformations bac-
rants des vins jeunes, tandis que le bouquet tériennes utiles affinent ensuite, par des notes
est l’odeur acquise par le vieillissement, qui supplémentaires plus subtiles, ces arômes
s’exprime à la longue. Dans ce sens les vins fermentaires. Ils peuvent être dominants dans
jeunes doivent davantage leur agrément à leur certains vins blancs modernes, aux arômes
arôme qu’à leur bouquet, tandis que dans les beurrés. L’odeur du vin jeune est finalement
vins vieux le bouquet reste seul après quelques un mélange d’arômes de cépages et d’arômes
années de conservation en bouteille. Avouons de ferments. L’arôme fermentaire peut être
que la différence est subtile et ne justifie pas intense, très agréable ; il ne suffit pas à assurer
une querelle de mots. les caractères olfactifs des vins plus âgés.
En poursuivant l’analyse, on distingue Le caractère aromatique primaire s’atté-
deux types d’arômes. L’arôme primaire – ou nue progressivement. Au bout de quelques
originel, variétal – qui préexiste dans le raisin, années de garde, il a presque disparu en lais-
dans le moût et qui est extrait des pellicules sant la place au bouquet. En réalité, les vins
de facture moderne, et c’est un progrès de
Le Botrytis cinerea, la «pourriture noble», à l’origine de nos vinifications, conservent mieux l’arôme
nombreux arômes des vins liquoreux. lorsqu’ils ont atteint l’âge mûr. Savoir vieillir,
c’est conserver longtemps les vertus de la jeu-
nesse. Il y a surtout intensification et diversi-
fication de l’odeur, c’est-à-dire acquisition de
composantes nouvelles et transformation. Ces
brèves remarques confirment que chaque vin
présente un optimum de qualité, d’agrément
surtout. Il est trop simple de dire tel type
de vin doit être bu très jeune ou très vieux.
Chaque cru, chaque millésime a son évolution
particulière, même s’il est vrai qu’il existe des
évolutions moyennes selon les catégories. En
pratique les « vrais bons vins » sont toujours
« bons », de façons différentes et s’améliorent
avec le temps ; les autres se dégradent.
Le bouquet, ce mélange de parfums
complexes qu’exhale le vin vieux dans le
verre, ainsi nommé sans doute par allu-
sion au parfum complexe d’un mélange de

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l’odorat
f leurs, se développe pendant le vieillisse- de la vendange. Sa teneur est très variable et
ment, pour une part vraisemblablement à peut atteindre 3000-4000 µg/l dans les fins de
partir des éléments des arômes primaires et pressées, communiquant alors des caractères
secondaires. Certains le nomment arôme ter- d’hydrocarbures désagréables.
tiaire. L’harmonie définitive des odeurs ne se
Dérivés des caroténoïdes dans les vins
réalise qu’avec la complicité du facteur temps.
Le bouquet se traduit par un fondu, un liant
olfactif. Seuls les vins de classe sont capables seuil de teneurs (ng/l)
de passer de l’arôme au bouquet ; on dit des descripteur perception
(ng/l)
autres qu’ils ne vieillissent pas, qu’ils ne ­« bou- blancs rouges
quètent » pas.
fleur, 45 100/500 5/6 500
fruit exotique,
b damascébone pomme cuite,
Les arômes primaires abricot

ou arômes de cépage b ionone violette 800 0/60 0/2 000

tdn* kérosène 20 50/100 → 3 000/4 000

Bien que relativement peu odorant par vitispirane camphre


rapport à d’autres fruits ou fleurs (agrumes,
* TDN = 1,1,6-triméthyl 1,2-dihydronaphtalène
fraise, thym, rose…), les raisins contiennent des
arômes caractéristiques. Certains sont communs
aux 9 600 cépages décrits par P. Galet (2000), Les composés « herbacés »
d’autres plus caractéristiques de tel cépage En cas d’éclatement des cellules en présence
ou groupe de cépages, certains sont percep- d’air, les végétaux (banane, pois, jasmin…) pro-
tibles dans le raisin, d’autres ne se manifestent duisent des substances ayant un caractère désa-
qu’après révélation lors de la ­fermentation. gréable de type « herbacé, végétal, herbeux »,
amer parfois, découlant de la présence d’aldé-
Les dérivés des caroténoïdes hydes « en C6 » (c’est-à-dire à 6 atomes de
carbone) puis des alcools correspondants issus
Tous les raisins contiennent divers caroté- des lipides des parois cellulaires Ces compo-
noïdes (carotène, lutéine…), pigments jaunes de sés sont très odorants (seuil de perception de
très nombreux végétaux, à des teneurs de 15 à l’hexanol : 0,5 mg/l) et, même au-dessous du
2 000 µg/l. Ces produits sont peu solubles dans seuil de perception, ils renforcent le caractère
l’eau et très peu odorants mais au cours de l’ex- herbacé des vins, particulièrement marqué avec
traction du moût, ils sont transformés en molé- des raisins mal mûris ou de la vendange incor-
cules plus petites, dont des composés à 13 atomes porant des feuilles. Leur teneur diminue spon-
de carbone se transformant en d’autres compo- tanément lors de la fermentation.
sés volatils, odorants. Les principaux compo-
Teneurs en composés herbacés « en C6 »
sés intéressants sont par exemple la β-ionone, à
l’odeur de violette, la β-damascénone, à l’odeur
descripteur teneurs (mg/L)
fruitée et libérée lors de l’élevage des vins.
Présents dans tous les vins, les dérivés n-hexanal 0,3-1,5
des caroténoïdes participent certainement à aldéhydes trans-2-hexénal t-1,3
l’arôme « fruité » de différents cépages : syrah,
cis-3-hexénal 0,2-1,9
muscat, merlot, cabernet-sauvignon de façon
plus ou moins intense selon la maturation, le n-hexanol 0,5-4,8 → 30-50
climat, les techniques œnologiques. trans-2-hexénol
alcools
Le TDN joue un rôle important dans l’odeur
cis-3-hexénol 0,3-3
« pétrolée » des vieux rieslings mais il consti-
tue aussi un bon marqueur de la trituration t = traces

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le plaisir de percevoir

Les arômes de muscat terpènes libres. Ils libèrent les terpènes odo-
rants sous l’action des enzymes des levures.
Le groupe des raisins muscats est le meil- Les différentes odeurs s’additionnent, avec un
leur exemple à donner pour concrétiser la notion effet synergique les renforçant mutuellement.
d’arôme primaire, car ce sont les raisins les plus L e s nom breu x « cépage s mu scat s »
parfumés et l’arôme muscaté est unanimement constituent une des familles aromatiques les
apprécié, depuis la Rome antique. Ce caractère plus répandues et caractéristiques de tous les
« muscat » et « muscaté » est complètement dif- vitis vinifera. Souvent utilisés comme raisins
férent de « musqué », dérivé de « musc », liquide de table dans le monde entier, ils sont à la
animal du cervidé asiatique appelé porte-musc, base de très nombreux vins doux naturels
malgré la proximité ­étymologique. (VDN) : rivesaltes, frontignan, beaumes de
C’est aussi celui qui a été le plus étudié et Venise… en France, samos en Grèce, pan-
dont on connaît le mieux les composants, per- talleria en Italie, setubal au Portugal, divers
mettant (presque) une reconstitution artifi- « moscatel » en Espagne) mais aussi de vins
cielle correcte. moelleux non vinés (muscat de Navarre) ou
Les 150 cépages « muscats » différents, plus secs (muscat d’Alsace). L’expérience montre
les synonymes, ont en commun des caractères qu’il est souhaitable de conserver quelques
olfactifs nets. Le « goût de muscat » connu grammes de sucres pour éviter l’apparition
depuis deux millénaires découle de la présence d’amertume.
de divers composés de la famille des terpènes. Au cours de l’élevage du vin, on observe
Cette famille chimique constituée de milliers d’importantes transformations des différentes
de composés est omniprésente dans le monde formes terpéniques, d’où de grandes diffé-
végétal, des agrumes aux résineux en passant rences entre les vins de muscats jeunes, très
par la menthe ou l’eucalyptus et se retrouve floraux, fruités, et les vins de muscats plus
aussi dans le monde animal (diverses phéro- vieux, plus épicés, cireux…
mones, hormones…). Chez la vigne on a iden- On retrouve encore les mêmes terpènes
tifié une demi-douzaine de terpènes simples et dans les cépages aromatiq ues (riesl i ng,
quelques dizaines de dérivés. Le raisin contient s ylvaner, muller-thurgau, gewurztraminer,
­
à la fois des terpènes « libres », odorants, et des albariño), mais à des teneurs beaucoup plus
terpènes « liés » à une molécule de sucre, non faibles quoique supérieures au seuil d’identi-
odorants ainsi que des dérivés plus ou moins fication, voire certains clones de chardonnay
odorants. Le rôle essentiel appartient aux gly- légitimement éliminés des sélections clonales
cosides terpéniques, plus abondants que les comme atypiques.

Les arômes « muscatés » de cépages muscats et non-muscats

Seuil de Teneurs formes libres (mg/l) Unités olfactives/


Terpènes Descripteur perception
Muscats
(mg/l) Muscats Non muscats
Linalol (L) rose 50 200/1 000 5/100 4-20

Nerol (N) rose 400 20/100 5/100 0,05-0.25

Geraniol (G) rose 130 40/500 5/200 0,3-4

Citronellol citronelle 18 3/100 2-10 0,1-5

Terpineol muguet, camphre 400 10/300 3-40 0-1

Ho -Trienol tilleul 110 0,5/5 25/150

Oxydes de terpénols 1 000/5 000

L+N+G 500/1 500

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37

l’odorat
Les arômes de sauvignon
Très d ifférent, le sauv ig non blanc est
aujourd’hui assez bien connu par les travaux
de l’école bordelaise (1980-1990). Son arôme
typique provient de composés très odorants
de la famille des thiols, à des doses extrê-
mement fai bles. On trouve également ces
composés, à doses parfois élevées, dans le
pamplemousse (ou pomelo pour être exact),
le cassis, le fruit de la passion, la goyave. On
note que ces composés ont des odeurs très
différentes ; selon leurs taux respectifs il se
manifeste un arôme fruité, de type agrumes,
cit ron… ou u n arôme végétal com me le
bu is, le genêt ou, plus cu rieusement le
« pipi de chat » : on dit alors que le sauvi-
gnon « matouse ». Ces derniers caractères,
découlant de maturations insuffisantes, sont
habituellement rejetés mais, récemment, il
est apparu des commentaires très f latteurs
de g rands spécial istes su r des v i ns des
zones fraîches du Chili, d’Afrique du Sud,
de Nouvel le-Zélande ayant des caractères
marqués de buis, d’asperge. La diversité des Pamplemousse, bourgeon de cassis, genêt… le sauvignon est
goûts demeure dans le monde du vin. un cépage à la signature aromatique très reconnaissable.

Principaux composés responsables du caractère « sauvignon »

Teneur vins (ng/l)


Seuil de Unités
Descripteur perception
(ng/l) Sauvignon Autres cépages Rosés, olfactives
blancs clairets

4 –MMP
4-mercapto -4-méthyl- buis, genêt 0,8 4-44 0-73 0-50
pentan-2- one

A 3 MH buis,
acétate de 3-mercapto - pamplemousse, 4,2 0-726 0-51 t-40 0-200
hexan-1- ol passion

3 MH pamplemousse,
60 600-13 000 40-3 300 68-2 256 2-200
3-mercapto -1-ol passion

4 MM POH
4-mercapto -4-méthyl- agrume 55 18-111 0-45 1-200
pentan-2- ol

3 MM B
3-mercapto -2-méthyl- poireau cuit 1 500 78-128 1-1 300 0-1
butan-1- ol

ng = nanogramme = 1 milliardième de gramme, t = traces.

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le plaisir de percevoir

Pour être précis, ces composés variétaux cains, et des arômes plus ou moins sauvages
se trouvent dans le raisin et le moût sous forme et végétaux évoquant davantage la feuille
de précurseurs non odorants. Le raisin de sau- froissée que le fruit, et qui sont ceux des
vignon est peu typé, sauf après mastication cabernet-sauvignon cultivés sur des sols ou
de la pellicule pendant quelques secondes, sous des climats trop généreux.
probablement par libération des composés Étudié depuis une trentaine d’années
odorants sous l’action des enzymes salivaires. (Bayonove, Cordonnier), l’arôme typique de
Cette technique simple est recommandée pour cabernet-sauvignon a livré depuis (Bertrand,
suivre la « maturité aromatique » du sauvi- Dubourdieu) une large partie de ses secrets,
gnon, et des autres cépages. Le phénomène est il est dû à la présence de composés azotés de
général au cours de la fermentation alcoolique la famille des pyrazines, évoquant les carac-
par les enzymes levuriennes d’activités très tères « poivron vert, asperge ». On connaît
variables selon les souches. On a ainsi sélec- quatre pyrazines très odorantes.
tionné des souches de levures sèches actives La plus importante est la 2-méthoxy-3-iso-
(LSA) plus efficaces pour développer la « typi- butyl pyrazine (IBMP) à des teneurs pouvant
cité sauvignon » en plus de leurs autres arômes atteindre 50 ng/l, soit 2 à 4 fois le taux jugé
fermentaires. Les vins de sauvignon peuvent désagréable de 15 ng/l. La teneur est très
être plus ou moins aromatiques, selon les variable selon les cépages mais aussi la matu-
clones, les conditions culturales, le rendement, rité, le climat… Elle est réduite en conditions
le climat, le degré de maturité. On trouve aussi chaudes, dans les raisins exposés à la lumière,
certains de ces thiols dans les vins de merlot, en fin de maturation.
de cabernet-sauvignon à des taux pouvant être
au-dessus du seuil de perception, notamment Le cabernet-sauvignon possède une large palette
dans des rosés et clairets. Ces arômes varié- aromatique qui s’élargit encore en vieillissant.
taux du sauvignon sont très fragiles, dégradés
par les traitements cupriques (bouillie borde-
laise) du vignoble, un excès de maturation, de
légères oxydations…

Les arômes de cabernet


Les cépages sont groupés par familles
originaires de mêmes régions. Les vignes
de raisins rouges du Bordelais sont peuplées
par les « carmenets », selon l’expression de
L. Levadoux, ancien directeur de la station de
viticulture de l’Inra à Bordeaux. Le cabernet-
sauvignon est l’archétype de cette nombreuse
famille incluant le cabernet franc, le bouchet,
le verdot, le merlot, la carmenère, tous ayant
une certaine parenté morphologique et un
cousinage aromatique év ident. La palette
odorante des cabernet-sauvignon est d’une
rare richesse et s’étale encore en vieillissant.
Ce sont des variations entre des arômes fins
de cassis écrasé, ou mieux de liqueur fine de
cassis, avec des notes épicées, fumées, rési-
neuses rappelant le cèdre, parfois comme
métalliques, se truffant en vieillissant, et
qu’on rencontre dans les grands crus médo-

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l’odorat
Le caractère « poivron vert » de certains mais d’autres, plus nombreux, sont à l’opposé
vins rouges, ou « végétal » de certains vins des références bordelaises. On essaie alors de
blancs a donc une explication intéressante : il tirer quelque gloire de ce qui serait considéré
correspond à une teneur excessive en pyra- ailleurs comme un défaut rédhibitoire, par
zines, en particulier en IBMP, correspondant exemple odeur de poivron, d’olive verte, de
plus à une maturité imparfaite qu’à un véri- fenaison, de créosote ou encore relents sus-
table caractère variétal. C’est une caricature pects faisant penser à l’indol. Le goût herbacé
du cabernet-sauvignon mal mûri, on ne la des cabernet-sauvignon est ainsi parfois pré-
retrouve nullement dans les grands vins de ce senté comme un signe de qualité ! Le merlot
cépage. noir retrouve pour partie ces caractères,
On reconnaît – ou on croit reconnaître – beaucoup moins intenses. Dans tous les cas
partout le vin de cabernet-sauvignon, c’est le il faut veiller à l’identité exacte des cépages.
cépage à la mode, et pourtant il peut avoir une Récemment, suite à la visite de vignerons et
odeur dominante de résine à Porto Carras, de ampélographes français, le vignoble chilien
clou de girofle dans la Vallée de Guadalupe en a découvert que de nombreuses plantations
basse Californie, de réglisse en Rioja, où son étiq uetées « merlot » étaient plantées en
usage est très limité pour conserver la typi- Carmenère, un cépage également de la famille
cité locale, de Varech sur les sables du golfe des carmenets, originaire de Bordeaux où
du Lion, de queue de grappe en Languedoc, il avait presque disparu il y a trente ans. On
de fumée odorante près de Santiago et de suie retrouve parfois la même confusion avec la
dans la région d’Eger en Hongrie. Il en existe sauvignonasse, modeste imitation du sauvi-
qui sont très près des modèles médocains, gnon, moins productif mais plus fin.

Principales « pyrazines » responsables de l’arôme du cabernet-sauvignon

Principales pyrazines Seuil perception (ng/l) Teneurs


des raisins
Descripteur (ng/l)
eau vin

2-méthoxy-3-isobutyl pyrazine (IBMP) poivron vert 2 2-8/8-16 0,5/50

2-méthoxy-3-isopropyl pyrazine poivron vert, terreux 2

2-méthoxy-3-Sec butyl pyrazine poivron vert 1


2-méthoxy-3-éthyl pyrazine poivron vert, terreux 400

Quelques autres cépages Il atteint l’inimitable dans les premiers crus de


la Côte-de-Nuits et de la Côte-de-Beaune ; il
Dans le Nord-Est viticole français, c’est n’y a aucun autre site au monde lui convenant
un groupe différent de cépages fins, les « noi- aussi bien. Son fruit persiste en son extrême
riens », qui s’est implanté, comprenant le pinot, vieillesse et, il reste bon tant qu’il le conserve.
le meunier, le chardonnay, le gamay. Les trois Le chardonnay peut acquérir une grande
premiers sont les raisins de base du cham- puissance aromatique – il chardonne, comme
pagne. Le gamay cède son arôme rustique on dit en Bourgogne – avec un registre très
(cerises et petits fruits) et son coulant au beau- large puisqu’il couvre les caractères du cham-
jolais ; l’arôme variétal y est parfois dominé pagne de la Côte-des-Blancs, où il est vif et
par des arômes fermentaires très intenses. léger, et du chablis qui, plus dur et plus corsé,
L’arôme du pinot défie aussi bien la descrip- nécessite pour mûrir quatre ou cinq années
tion que celui du cabernet-sauvignon ; il est de conservation en bouteille. Le chardonnay
fait d’une composition fruitée (cassis et fram- de Corton-Charlemagne, de Montrachet, de
boise), souvent plus opulente, plus suave, parce Meursault, de Pouilly-Fuissé, se conserve et
que plus dégagée des interférences tanniques. évolue comme le vin rouge, en pièces de chêne

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le plaisir de percevoir

et après fermentation malolactique. C’est un Il fait partie des grands cépages dont les vins
des rares vins blancs, peut-être même le seul, ont acquis, depuis quelques générations de
qui supporte cette fermentation. On retrouve vignes et vignerons, une renommée mondiale.
encore le chardonnay dans le Mâconnais, où Dès le xviii e siècle, les vins blancs de riesling
il existe un village Chardonnay. Il faut citer étaient exportés par voie d’eau à partir de
une autre zone de prédilection où il atteint Cologne, comme les vins rouges de Bordeaux
dans quelques pièces récoltées sur coteaux l’étaient par la Gironde. Ces deux voies paral-
une expression aromatique aussi pure qu’en lèles ne se sont jamais rencontrées. On trouve
climat bourguignon : ce sont les « montagnes » encore le riesling en Autriche, en Italie au pied
de la Napa Valley en Californie. Cépage très à du versant sud des Alpes, en Yougoslavie. Il a
la mode, dans tous les nouveaux vignobles de suivi les Anglo-Saxons en Afrique du Sud, en
l’ancien et du nouveau monde, il est parfois Australie, en Californie. Tendre et moelleux, ou
écrasé par trop d’alcool, trop de bois, trop de vif et acide, toujours léger et délicat, le riesling
fermentation malolactique. a créé un type de vins exquisément parfumé
Le riesling est le cépage roi des terrasses (« des vins pour le mouchoir », « les flacons de
des vallées du Rhin et de ses affluents. Il y Riesling sont des flacons d’odeur »), qui ont
occupe des expositions privilégiées, où il peut servi de modèles aux vins blancs modernes.
résister aux sautes d’humeur de ce climat conti- On ne connaît pas d’autre variété blanche ayant
nental. On dit qu’il est plus affiné sur la rive une telle plasticité aromatique en fonction des
droite du Rhin, mais dans les bons millésimes sols où elle est cultivée. L’odeur du genêt, verte
l’Alsace présente aussi de grands rieslings. et suave, est citée parfois comme référence de

Le riesling a trouvé sur les coteaux d’Alsace ses terroirs de prédilection.

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l’odorat
l’arôme du riesling, mais ce vin sent aussi la moins répandus, mais qui sont à la base de
fleur de pêcher ou de vigne, et sur les schistes vins attachants et personnalisés, mériteraient
de la Moselle il rappelle un peu la fumée ou le une mention, ne serait-ce que pour éviter leur
goudron ; dire qu’on y trouve aussi une note disparition de fait.
imperceptible d’hydrocarbures serait déformer
beaucoup la sensation, encore que les terpènes L’arôme des vitis américaines
du raisin soient des hydrocarbures ; il est moins
choquant de parler d’odeur de truffe blanche.
et leurs hybrides
Proche par le nom, le riesling italien, d’Italie L’odeur spécifique, perceptible à quelques
ou d’Autriche, est beaucoup moins aromatique. dizaines de mètres, des raisins du cépage
Dans les mêmes régions, le riesling est accom- concord, une variété de l’espèce américaine
pagné par le gewurztraminer, le traminer épicé, vitis labrusca mûrissant sous le soleil péruvien
d’une extrême puissance aromatique, parfois est impressionnante. Cette odeur dite « foxée »
presque provocante, assez facile à reconnaître. (fox signifiant renard en anglais) est mieux
Il faudrait parler encore de bien d’autres décrite par le terme framboisé, ­confiture de
cépages qui déterminent les caractères aro- framboise. On la retrouve intensément dans les
matiques originaux de tant de vins de qualité : vins issus de divers cépages issus des espèces
le sémillon, la muscadelle du Bordelais, le de vitis originaires des États-Unis, surtout vitis
viognier de Condrieu, le melon du muscadet, labrusca, et encore assez largement cultivés en
le chenin de Touraine et du Saumurois, le Uruguay, au Pérou, sur la côte est des États-
furmint du tokay, le malvoisie, le savatiano de Unis. Cette odeur a été attribuée très tôt (1920)
l’Attique, l’athiri des îles grecques, l’ugni blanc à l’anthranilate de méthyle ; des travaux récents
qui s’appelle saint-émilion en Charentes où il ont confirmé ce résultat et les ont complétés par
est le cépage du cognac, et pour les cépages la mise en évidence d’autres molécules.
rouges, la syrah des vins de l’Hermitage, le Ces molécules sont surtout abondantes
malbec du Cahors ou d’Uruguay, le grenache, dans les vins de vignes « américaines » vitis
le tempranillo espagnol, le sangiovese ou le labrusca et leurs hybrides prohibés en France
barolo Italien, le pinotage sud-africain, le zin- depuis plus de soixante ans mais on peut les
fandel de Californie, etc. Des dizaines d’autres, trouver dans divers cépages de vitis vinifera

Quelques composés aromatiques de cépages hydrides

Différents composés Descripteur Seuil de Teneurs (g/l)


aromatiques de perception
cépages « hybrides » (g/l) Vitis labrusca Hybrides Vitis vinifera
anthranilate
foxé 300 > 3 000 100-200 traces
de méthyle

anthranilate d’éthyle foxé

2 et
sulfuré, putois
3-mercaptoproprionate 200
→ fruité
d’éthyle

2-amino acétophone

N-(N-hydroxy
N-méthyl-4- 2
aminobutyryl) glycine

4-hydroxy-2,5-diméthyl- fraise
30-300 ⇒ 10 000 traces
3-furanone (furanéol) → caramel
4-méthoxy-2,5-
diméthyl-3-(furanone)

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le plaisir de percevoir

(pinot noir), à l’état de traces, à des teneurs quement agréables, avec des odeurs de rose
inférieures au seuil de perception mais interve- (tryptophol), de champignon (octène-1-ol-3). Ils
nant peut-être dans certains arômes agréables jouent un rôle dans les eaux-de-vie, où ils sont
de type « fraise, confiture de fraise, framboise ­concentrés par la distillation.
cuite ». Les teneurs élevées, et leurs arômes
très violents, sont rejetés par l’ensemble des Les acides fermentaires
consommateurs européens mais continuent
à être recherchés dans certains vignobles Outre les acides lactique, acétique, succi-
(exemple : côte est des États-Unis, Pérou). nique, les plus abondants, les fermentations
Concernant les cépages hybrides, on peut forment de nombreux acides, en quantité
noter au passage que la vigne est la seule faibles, pouvant intervenir dans la saveur du
espèce végétale ou animale de large diffu- vin puis son arôme, directement ou après
sion à ne presque pas utiliser l’hybridation transformation. C’est en particulier le cas des
comme outil de progrès. On observe tout au acides gras issus des lipides de la pellicule
plus quelques « métis » – des croisements entre des raisins, la pruine, et des levures ayant,
cépages de la seule espèce Vitis vinifera –, tel le selon les cas, un rôle activateur ou inhibiteur
pinotage sud-africain, le dornfelder allemand, vis-à-vis des levures et bactéries. À dose un
le muller-thurgau suisse. peu élevée, mais seulement de quelques mil-
ligrammes par litre, on a des odeurs un peu
savonneuses.
Les arômes secondaires
ou arômes de fermentation Les esters fermentaires
Les alcools et les acides des vins forment
Outre l’alcool (éthanol), la fermentation des esters généralement volatils et « parfumés »
alcoolique produit un grand nombre de molé- L’ester le plus abondant est l’acétate d’éthyle,
cules non volatiles (acides, polyols…) et vola- à l’odeur caractéristique dite d’« acescence »
tiles, pouvant participer à l’arôme des vins. caractérisant le vinaigre. Présent dans tous les
Ces formations sont communes à toutes les vins, et toutes les boissons fermentées, il contri-
fermentations levuriennes (vin, bière, cidre, bue à la complexité olfactive dès 50-60 mg/l,
saké…), avec des variations liées aux espèces puis à la dureté vers 80-100 mg/l avant d’être
de levures et aux conditions de développe- identifié de façon déplaisante à partir de
ment (température, aération, teneur en azote, 120-150 mg/l selon les vins. Sa teneur augmente
présence de trouble). Ces arômes constituent en cas de « piqûre acétique » mais aussi en cas
l’arôme vineux, la vinosité. Ils s’atténuent rapi- de développement de certaines levures, parfois
dement au cours du temps, en quelques mois, avant même le début de fermentation.
plus vite à température plus élevée, deux fois Les esters éthyliques et les acétates consti-
plus vite lorsque cette température s’élève tuent la trame des odeurs fermentaires de type
d’environ 7 °C seulement. f loral, « éthéré ». Ils sont particulièrement
agréables en cas de fermentations en moût
Les alcools clair, à basse température et avec certaines
levures plus « estérogènes » mais ne formant
Avec 80 à 120 grammes d’éthanol par litre pas trop d’acétate d’éthyle. Ces arômes d’esters
(10 à 15 % en volume), les levures forment plus disparaissent inévitablement avec le temps,
d’une vingtaine d’alcools dits « secondaires », par hydrolyse chimique et/ou enzymatique
par rapport à la quantité d’éthanol, ou « supé- naturelle, de façon accélérée à température
rieurs » (c’est-à-dire ayant plus de deux atomes élevée et/ou en présence d’estérases issues de
de carbone, comme l’éthanol) ayant des odeurs la pourriture. Ils sont pratiquement absents
« grasses, huileuses… » désagréables à doses des caractères olfactifs des vins vieux de plus
un peu élevées. D’autres sont plus aromati- de 1 à 3 ans.

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l’odorat
Autres arômes fermentaires
Outre les composés ci-dessus, la fermen-
tation forme divers aldéhydes et cétones, des
acétals (réaction entre alcool et aldéhyde) dont
le diéthoxyéthane, d’odeur florale. Ces compo-
sés peuvent devenir importants dans les vins
avec élevage oxydatif ( jerez). On trouve aussi
des lactones (estérification interne d’un acide
et d’un alcool) telle la γ-butyrolactone (environ
1 mg/l) ou le sotolon à l’odeur de noix rencon-
tré dans les vins issus de pourriture « noble »
(sauternes, tokay…) ou d’élevage « sous voile » La fermentation alcoolique produit de nombreuses
(vins jaunes). molécules contribuant à l’arôme des vins.
Le développement des levures s’accom-
pagne d’une importante formation de compo- champignon qui transforme le sucre et qui a
sés soufrés plus ou moins volatils, à partir des une forme elliptique). C’est la vraie levure de
acides aminés soufrés du raisin ainsi que des vin, les autres espèces n’ont qu’un rôle limité.
additifs soufrés. Il s’agit de composés généra- Chez cette espèce, on rencontre de nombreuses
lement très odorants (seuils de perception très souches adaptées par un usage séculaire au
faibles, de quelques millionièmes à quelques produit fermenté, produisant des gammes dif-
milliardièmes de gramme par litre), souvent férentes de produits secondaires, et donc des
d’odeurs peu agréables provoquant le caractère arômes différents. Depuis quelques années,
général d’« odeur de réduit », de bock disent les on utilise l’ensemencement avec des « levures
Suisses, mais aussi de grillé, champignon, caout- sèches actives » (LSA), issues des vins de toutes
chouc, asperge, chou, coing, pomme de terre origines. Pratiquement, on élimine l’action
voire putois. L’odeur globale varie beaucoup de souches indigènes mais peu intéressantes,
selon les concentrations de chaque constituant voire déviantes. Elles développent des arômes
mais aussi les autres composants du vin. Ces fermentaires plus intenses. Ils sont très pré-
composés sont plus abondants en conditions sents dans les vins très jeunes, parfois domi-
réductrices, en l’absence d’oxygène, en présence nant les arômes variétaux, les spécificités des
des lies qui consomment l’oxygène. Ils sont la raisins. On a beaucoup parlé de « vins techno-
cause fréquente des odeurs de type caoutchouc logiques », parfois avec dédain ou mépris. La
observées sur les vins blancs évoluant mal, se technologie est toujours neutre mais elle peut
dégradant avec l’âge. Ils sont oxydés, en perdant dévier en devenant dominante, la situation est
leurs caractères « de réduit », en présence d’air. réelle mais rarement durable. Par ailleurs cer-
Il en est souvent ainsi pour des vins jeunes, ou taines levures sélectionnées développent les
au contraire ayant de longues années de bou- arômes variétaux mais, heureusement, sans
teille, perdant ce caractère de « réduit, fermé » pallier les éventuelles carences des raisins.
après quelques minutes dans le verre à dégus- Les levures sont très sensibles aux condi-
tation. On accélère le phénomène en mettent tions dans lesquelles elles travaillent, notam-
dans le verre une pièce en cuivre ou, plus rare, ment la température et l’aération. Dans la
en argent. vinification en blanc, il a été démontré que le
L’arôme fermentaire dépend surtout des sulfitage, le débourbage (qui est une technique
levures et des conditions de la fermentation. d’épuration du moût de raisins avant la fer-
On a décompté une trentaine d’espèces de mentation), ainsi qu’une température de fer-
levures, ces champignons unicellulaires doués mentation basse, diminuent les taux d’alcools
de pouvoir fermentaire. Il y a des espèces supérieurs, alors que la macération et l’aéra-
prédominantes comme saccharomyces ellip- tion en cours de fermentation ont tendance à
soideus (dont le nom signifie littéralement : le les élever. En outre, il y a davantage d’esters

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le plaisir de percevoir

formés dans la fermentation à la température raison comme la première étape de la matura-


de 18 °C qu’à 25 °C. On comprend que ces pra- tion gustative des vins rouges de garde. Après
tiques et le choix de basses températures de quelques décennies de querelles d’écoles, et de
fermentation se soient heureusement générali- personnes, elle est aujourd’hui générale pour
sés dans la vinification en blanc. La diminution tous les vins rouges du monde. Le diacétyle,
des alcools supérieurs et l’augmentation des substance responsable de l’odeur agréable
esters se traduisent par une forte amélioration du beurre frais, peut atteindre deux milli-
gustative. Le vinificateur dispose donc d’une grammes par litre, parfois davantage. Mais
certaine marge de manœuvre pour trier, parmi il y a des déviations lactiques possibles dans
les substances odorantes, celles qui ont l’effet des vins pauvres en arôme primaire, lorsque
le plus favorable. les odeurs lactiques dominent. Les vins sentent
Selon une observation courante, la reprise alors le suri, le lait aigre, le fromage (du yaourt
de la fermentation dans un vin qui a conservé au roquefort), toutes odeurs qu’on ne s’attend
du sucre est génératrice d’éléments odorants pas généralement à rencontrer dans un vin !
supplémentaires et produit une exaltation
aromatique. Certaines technologies spéciales
sont fondées sur la refermentation ou la double La genèse des bouquets
fermentation. C’est le cas du champagne et
des vins effervescents, qui sont affinés aro- d’élevage
matiquement par une seconde fermentation,
laquelle en même temps produit la mousse. La qualité générale des vins est condition-
C’est aussi le cas de la pratique du governo, née par leur arôme primaire puis l’évolution
en Toscane. D’après ce procédé, une certaine vers le bouquet. C’est un des phénomènes les
proportion de raisins est conservée dans un plus impressionnants de l’œnologie, et un des
local aéré, sur des claires-voies ; les raisins plus mal connus. Au cours des semaines, puis
ainsi étalés surmûrissent et se concentrent. des mois, l’arôme primaire – variétal et fer-
Au mois de mars, ils sont triés, écrasés et mentaire – évolue vers le bouquet se dévelop-
mélangés au vin nouveau. On relance ainsi pant soit à l’abri de l’air en cuves fermées puis
une seconde fermentation qui donne au vin en bouteilles, soit à l’air en récipients plus ou
un léger pétillement et accentue le caractère moins poreux (barriques) ou volontairement en
fruité avant de le tirer en fiasques. Certains vidange (comme certains VDN de type rancio à
arômes secondaires donnent au vin des carac- Banyuls, Porto, Jerez, Tokay…). Il y a transfor-
tères passagers plus ou moins agréables. Ce mation des constituants issus du raisin et des
sont des odeurs de ferment, de levure fraîche fermentations avec apports exogènes dans le
ou de levure sèche (qui rappelle celle de la cas de stockage en récipients en bois.
thiamine ou vitamine B1), de pâte fermentée, C’est ici le lieu d’opposer deux types de
de froment, de pain. bouquets en relation avec la technologie de la
Les bactéries de la fermentation malolac- conservation du vin.
tique forment également des composés volatils Dans un premier cas, il y a formation d’un
qui interviennent dans les caractères orga- bouquet d’oxydation. Il peut s’agir de vins
noleptiques. La production de lactate d’éthyle naturellement riches en alcool, ou enrichis par
(plusieurs dizaines de milligrammes par litre), additions d’eau-de-vie, et originaires générale-
qui a une odeur fine et agréable, mais aussi ment de régions à climat chaud. Ce vinage est
celle de propionate et de butyrate d’éthyle, un moyen de conservation et met à l’abri des
concourent à expliquer les modifications pro- interventions bactériennes qui rendraient le vin
fondes observées. La fermentation malolac- périssable. L’alcool à 16 ou 18° étant relative-
tique est non seulement un moyen d’assouplir ment bactéricide, il n’est plus nécessaire de pro-
les grands vins, mais encore un processus téger le vin avec autant de rigueur de l’action de
d’affinement de leurs arômes. Elle accentue le l’oxygène, et sa surface peut rester exposée à
caractère vineux. On la considère avec juste l’air dans des fûts incomplètement pleins.

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l’odorat
Ce mode de conservation crée un type de ces vins que s’applique l’axiome de Berthelot :
vieillissement nommé oxydatif. Le vin prend « L’oxygène est l’ennemi du vin. »
un bouquet d’oxydation marqué par des subs- On observe les premières années que le
tances de nature aldéhydique, à odeurs de bouquet se développe d’autant mieux que le
pomme, de coing, de noix sèche, de rance, de vin se trouve dans des conditions d’abri de
rancio, de madère. Ce type de vieillissement a l’air plus strictes, c’est-à-dire que le récipient
fait dire à Pasteur : « C’est l’oxygène qui fait le est plus étanche et mieux obturé. Le bouquet
vin. » C’est le cas pour certains vins doux natu- accède à un certain niveau d’intensité en fût
rels, les banyuls, les bases de vermouth, les de bois ou en cuve, mais c’est en bouteille,
vins de liqueur, les mistelles des bases d’apé- conditionnement beaucoup plus hermétique,
ritifs, le porto, le xérès oloroso ou amontillado, qu’il atteint son apogée. Car si le vin respire
le madère, le marsala et le vino santo italien, quelque peu (pour employer le langage du
le mavrodaphne de Patras et bien d’autres. maître de chai) au contact et à travers le bois,
Vieillis à l’air, ces vins en sont devenus insen- il est en situation de totale asphyxie sous le
sibles. Ils ne s’améliorent pas en bouteilles, bouchon en bon état. Le joint hydraulique du
mais ne perdent pas leurs qualités après liège gonflé dans le goulot est si efficace que
quelques jours dans une bouteille entamée. les quantités d’oxygène qui peuvent pénétrer
Beaucoup plus habituel est le bouquet de annuellement dans la bouteille ne sont pas
réduction qui est celui des vins des régions mesurables. Les « nouveaux bouchons » syn-
vinicoles tempérées, élevés aussi strictement
que possible à l’abri de l’air. Les fûts ou les
cuves sont toujours tenus pleins à ras bord,
ouillés, c’est-à-dire remplis à intervalles rap-
prochés. S’il n’est pas possible d’éviter com-
plètement le contact de l’air au cours des
soutirages, transvasages, déplacements, on
protège les vins aussitôt par un agent antioxy-
dant, les vapeurs de soufre brûlé, c’est-à-dire
l’anhydride sulfureux. Les vins de ce type
finissent leur carrière en bouteilles bouchées
d’un bouchon long, qui assure pendant plus
de vingt ans l’étanchéité de l’obturation. Les
vins rouges vieux, les grands vins blancs secs
ou liquoreux ont des bouquets de réduction.
On retrouve ce phénomène amplifié, provoqué,
lors de l’élevage « sous voile ». C’est le cas du
fino de Jerez, du manzanilla de San Lucar de
Barrameda ou du vin jaune du Jura. On pro-
voque le développement de levures formant
un voile à la surface des vins volontairement
L’élevage en fût, le début du vieillissement du vin
laissés en vidange dans des fûts sans ouillage. et la naissance du bouquet.
Les levures consomment l’oxygène et transfor-
ment donc le vin en milieu réducteur (c’est-à- thétiques ou les capsules à vis reproduisent
dire privé d’oxygène), avec apparition d’odeurs bien cette étanchéité, pendant au moins cinq à
très spécifiques. Ces vins sont sensibles à dix ans, selon les catégories. Le bouquet ainsi
l’oxygène de l’air et la bouteille entamée perd formé est appelé « bouquet de réduction », la
vite sa qualité. J’ai eu le plaisir de les décou- réduction étant pour le chimiste le phénomène
vrir grâce à un remarquable œnologue de inverse de l’oxydation.
Rioja qui exigea une ouverture de la bouteille La présence dans le vin de traces d’acide
de fino au moment de la faire déguster. C’est à sulfureux a une action généralement favorable

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le plaisir de percevoir

Cuve ou fût ? À chaque mode d’élevage ses arômes spécifiques.

due aux propriétés réductrices de ce corps. peu agréable de réduit est perçue à partir de
Cet adjuvant, dont l’emploi est parfois décrié, quelques fractions de milligramme par litre de
est cependant un réel améliorant gustatif. Tout dérivés thiols volatils.
est, bien entendu, question de doses. Il affine La formation des bouquets d’oxydation
déjà l’arôme primaire du vin jeune en effaçant suit un processus opposé à ceux qui viennent
les notes aldéhydiques qui le recouvrent. On d’être décrits. Dès le début, le vin n’étant pas
exalte même l’arôme d’une infusion de peaux protégé de l’oxygène, la formation abondante
de raisins mûrs en lui ajoutant quelques centi- d’acétaldéhyde et autres composés analogues
grammes de gaz sulfureux par litre. recouvre tous les autres caractères. Son odeur
Un bouquet de réduction exagéré peut de pomme, de coing, puis d’amande, de noix,
donner à certains v ins une odeur désa- se substitue entièrement aux arômes primaires
gréable. Il s’agit des odeurs de « réduit », de et secondaires. C’est la raison pour laquelle
« bouteille », de « lumière », de « soleil », ainsi les vins de ce type proviennent généralement
nommées parce que l’effet photochimique de de cépages neutres (palomino de Jerez par
la lumière intensifie ce défaut. On les ressent exemple).
olfactivement comme un manque de netteté, Les muscats représentent un cas particu-
une légère puanteur, à caractère alliacé, ou lier. Pour respecter leur arôme primaire, on
rappelant parfois la sueur. Ce sont des dérivés évite ou écourte la fermentation et on mute
contenant du soufre réduit (ou groupements le jus à l’alcool. On protège de l’oxydation
thiols), comme l’éthylmercaptan, qui sont jusqu’à la mise en bouteilles. Seuls quelques
responsables de ces odeurs. Ils existent d’ail- muscats des régions chaudes, exceptionnelle-
leurs dans tout bouquet normal de réduction, ment riches en terpènes, supportent une légère
mais seulement à l’état de traces. L’odeur madérisation.

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l’odorat
On a longtemps dit que le vin vieillissait brûlante. Il s’agissait en fait de substances qui
par formation d’esters. La formation d’esters normalement ne restent pas en quantités aussi
est importante en cours de fermentation alcoo- abondantes dans le vin et l’eau-de-vie, et dont
lique et ces derniers jouent un rôle important les vins nouveaux doivent être débarrassés.
dans l’arôme des vins très jeunes. Par la suite De même l’évaporation lors des premiers sou-
il y a une lente hydrolyse chimique spontanée tirages élimine des odeurs de fermentation et
de ces esters avec disparition de leur rôle aro- fait ressortir l’arôme primaire.
matique en quelques mois, plus rapidement à Discrets, et mal identifiés, dans les vins
température élevée. La formation d’esters en blancs bus jeunes et les vins rouges élevés en
cours d’élevage, par réaction des acides et des cuves, les arômes d’élevage sont plus intenses,
alcools du vin, ce qu’on appelle le phénomène et mieux connus, sur les vins « spéciaux » tels
de l’estérification, ne produit que des subs- que les VDN-VDL. On connaît aussi divers
tances de faible pouvoir odorant, essentielle- arômes, plus ou moins agréables, communs à
ment le lactate d’éthyle. Il est sûr par contre l’ensemble des vins. Le furfuryl thiol, composé
que certains éléments du bouquet sont libérés soufré, a une odeur de café torréfié se dévelop-
à partir de substances sans odeur (hydrolyse pant en barrique sans provenir directement
d’hétérosides, transformation des tanins). Il du bois. Il peut atteindre un indice aromatique
faut distinguer le bouquet de maturation en (concentration/seuil de perception) de 50 à 100,
fûts ou en cuves et le bouquet de vieillisse- 5 ou 10 fois plus intense en barrique neuve.
ment en bouteilles, puisqu’on sait que le niveau Les éthyl-phénols et vinyl-phénols, omni-
odorant reste toujours limité dans le premier présents dans tous les v ins développent
cas et que le maximum d’intensité s’acquiert des odeurs animales, évoquant le cuir, le
après quelques années de garde sous verre. cheval… dites « phénolées » par les chimistes.
Lorsque le vin est très vieux, le bouquet évoque Les seuils d’identification et de préférence
souvent la senteur de certains champignons. varient beaucoup selon les vins, les indivi-
Le bouquet s’épaissit et devient fumet ; c’est le dus et l’apprentissage. Souvent rejetés par les
signe du troisième âge pour le vin. techniciens qui en connaissent, depuis peu,
La simple évaporation joue un rôle impor- les noms et les origines, ils sont plus souvent
tant. L’évaporation commence avec le déga- acceptés ou même appréciés par les consom-
gement gazeux de la fermentation (cinquante mateurs, à dose raisonnable. Présents à l’état
litres de gaz carbonique par litre de vin) et se de trace dans le raisin, partiellement issus du
poursuit chaque fois que le vin est manipulé ou bois, ils proviennent surtout de la transfor-
exposé à l’air. Le gaz carbonique à dose élevée mation de phénols inodores par les levures,
est une substance inopportune dans les vins selon un mécanisme différent dans les vins
rouges, d’autant plus qu’ils sont tanniques. Il blancs et rouges. Pratiquement les éthyl-phé-
faut faire tomber sa teneur, qui est de deux nols sont caractéristiques des vins rouges
grammes par litre après la fermentation et de et les vinyl-phénols dans les vins blancs. Les
200-500 milligrammes à la mise en bouteilles. levures Brettanomyces jouent souvent un rôle
Le gaz qui s’échappe est saturé de vapeurs essentiel, on parle parfois d’« odeur de Brett »,
d’alcool et de substances odorantes parmi les formule un peu ésotérique mais à la mode sous
plus volatiles. On a cherché à récupérer ces certaines plumes.
produits pour obtenir un alcool de bouche Ces évolutions aromatiq ues au cours
original ou pour les réintroduire, après coup, de l’élevage sont très liées à l’état d’oxydo-
dans les vins. À cette fin, on faisait circuler le réduction du milieu et donc à l’intensité et à
gaz carbonique dégagé à travers des pièges la fréquence des contacts avec l’oxygène ainsi
maintenus à très basse température (–20 °C), qu’au taux d’anhydride sulfureux : carences
dans lesquels les principes volatils se conden- et excès, à des niveaux très variables selon
saient. Les résultats obtenus furent décevants, les styles de vin, sont également domma-
en ce sens que les produits recueillis avaient geables. Les grands vins, quel que soit leur
une odeur forte et désagréable, piquante et style, doivent beaucoup au travail du maître

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le plaisir de percevoir

de chai qui régit ce difficile équilibre. Il joue La micro-oxygénation


le rôle des parents élevant leurs enfants dont Cette technique très spécifique, mise au point initialement pour
ils révèlent la personnalité, totalement cachée assouplir les tanins trop durs de certains cépages (tannat en
dans leur seul génome. particulier), consiste à injecter des microquantités contrôlées
d’oxygène dans les vins en cours d’élevage en cuves ou en fûts,
L’élevage sous bois en complément ou en remplacement des soutirages traditionnels.
Elle favorise l’évolution des tanins, elle contribue à les adoucir
Traditionnellement attribuée aux Gaulois, plus rapidement que par l’élevage traditionnel. Cette évolution
la barrique a servi de récipient de vinification peut être flatteuse sur vins (très) jeunes pour aboutir rapidement
et, surtout, d’expédition depuis deux mille ans. à une usure prématurée, bien moins flatteuse. Par ailleurs elle
Jusqu’à une date très récente, il y a seulement favorise l’oxydation des composés volatils sensibles à l’oxydation,
30-40 ans, l’ensemble des efforts des vinifi- caractéristiques de certains cépages comme les terpènes des
cateurs était d’atténuer et/ou d’éliminer les muscats, les thiols du sauvignon, du merlot… Sa généralisation
« goûts de bois » par encollage, ébouillantage, mal maîtrisée contribue à la banalisation, à la standardisation
lessivage… La recherche formelle et fréquente des vins élaborés avec trop de tanins, trop rudes et devant
du « boisé » est très récente et correspond être assouplis. Il n’est guère plus compliqué pour le vinificateur
curieusement à la disparition de la barrique et beaucoup plus agréable pour le consommateur d’élaborer
comme outil de transport où elle a été rempla- directement des vins équilibrés, conservant tout leur fruité variétal.
cée par les citernes métalliques, ou les bou-
teilles. Par ailleurs, la qualité globale du vin
n’est aucunement liée au « boisé », il est de très péen (chêne sessile quercus petraea = quercus
grands vins élevés sans aucun contact avec sessilis, chêne pédonculé quercus pedonculata
le bois. Enfin rappelons que la production de = quercus robur) ou, de façon plus limitée de
barriques pour le vin (environ 500 000/an, soit chêne américain (chêne blanc quercus alba). Les
environ 1 million d’hectolitres) reste modeste différences les plus importantes sont observées
par rapport à la production mondiale de vin entre chênes européens et chênes américains
(environ 250 millions d’hectolitres). La pro- d’une part et entre bois peu ou très « brûlés »
duction de vins boisés par addition de copeaux d’autre part. L’usage du châtaignier, de l’aca-
(chips, virutas, staves) ou de tanins, autorisée cia, des arbres fruitiers est très limité mais
dans de nombreux pays, est une orientation est de règle pour le véritable aceto balsamico,
de développement récent. Les résultats gusta- le merveilleux vinaigre balsamique de l’Emi-
tifs varient beaucoup selon la compétence du lie-Romagne. On connaît plusieurs dizaines de
maître de chai choisissant telle quantité de tel composés volatils cédés au vin par le bois pour
type de copeau adapté à tel type de vin. communiquer les caractères grillé, torréfié,
Le contact vin-bois, surtout en barriques vanillé, caramel, épicé d’intensités relatives
ou équivalents d’environ 225 litres, renouvelées très variables. Dans les cas défavorables, ils
après 3-5 ans d’usage seulement, s’accompagne dominent les caractères de cépages, de terroirs.
d’une dissolution importante de nombreux Les différences sont fortes avec les barriques
composés. Outre certains tanins, en quantité neuves et les vins jeunes, elles s’atténuent avec
faible, de l’ordre de 100-200 milligrammes par le temps. Beaucoup de très grands vins, élevés
litre de vin rouge pouvant contenir quatre ou à 100 % en barriques neuves ne présentent que
cinq grammes de tanins de raisin, il y a dissolu- de discrets arômes (ou bouquets) de boisé après
tion de composés volatils aromatiques. Nature quelques années ; le vin a très heureusement
et teneurs de ces composés varient beaucoup conservé sa (forte) personnalité, sans se laisser
selon l’espèce de bois, l’origine, les conditions écraser par des caractères étrangers. L’odeur
de séchage et de maturation avant fabrication de bois ne doit pas effacer les autres arômes,
des fûts et des conditions de chauffage-brûlage, elle ne doit pas s’y substituer et constituer à elle
indispensable pour plier les douelles selon la seule le bouquet, qui est alors artificiel. Le vin
technique traditionnelle. Aujourd’hui, on utilise vieux ne doit pas être une décoction de bois.
presque exclusivement du bois de chêne euro- Il faut utiliser le bois dans les vins comme les

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l’odorat
épices dans la cuisine, seulement pour relever les En guise de synthèse
autres goûts. L’apport de bois est favorable dans Professionnels et amateurs de vin sont souvent désemparés
un vin conservé en fût pour enrichir et complé- devant la diversité des goûts et odeurs d’une part, des
ter les odeurs et les saveurs, mais la note boisée composés connus qui en sont responsables d’autre part.
ne doit pas être immédiatement identifiable ; elle À ce jour, et à quelques exceptions près, on ne peut relier
doit rester discrètement à l’arrière-plan. À ce parfaitement telle sensation olfactive à une molécule. Le
sujet d’ailleurs, les usages et les goûts sont très menthol est dans l’arôme de menthe mais l’odeur de menthe
n’est pas que du menthol. Telle molécule, connue ou non,
différents suivant les pays. On recherche et on
peut participer à telle sensation. Chaque sensation résulte de
apprécie beaucoup le goût boisé dans les vins
la présence de (très) nombreuses molécules, en perpétuelles
rouges, et même dans les vins blancs, dans cer-
évolutions, lentes ou rapides, dans la tranquille obscurité des
taines régions d’Espagne, ainsi qu’en Californie, cuves, barriques et bouteilles ou dans l’agitation lumineuse
en Australie, au Cap, au Chili et sur bon nombre du verre à dégustation. Les amateurs de comparaisons
de marchés des pays consommateurs mais peu inattendues peuvent rapprocher cette situation des propos de
ou pas producteurs, typiquement l’« Europe Leibniz (Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765)
du Nord », c’est-à-dire, à des degrés divers, nous indiquant que le bruit de la mer n’est que la somme des
de la Belgique à la Finlande en passant par le bruits de millions de gouttelettes qui n’en font pas !
Royaume-Uni mais aussi le Canada et les États-
Unis. Par contre les consommateurs de pays
comme l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, voire évoquant le curry, le furanéol évoquant le
l’Italie, habitués aux vins jeunes, apprécient caramel. Ensemble ils expliquent la diversité
moins les vins à goût de bois. des arômes, des plus frais et fruités aux plus
vieux, les plus rancios (signifiant vieux et/ou
Les vins doux naturels rance, en espagnol). On peut retrouver cer-
tains de ces composés, à doses plus faibles
Cette petite fam i l le de v i ns (par les dans beaucoup d’autres vins où ils contri-
volumes) présente une extraordinaire gamme buent à leur richesse aromatique, de façon
d’arômes et bouquets selon les origines, les subliminale – c’est-à-dire au-dessous du seuil
cépages, les techniques d’élevage (à l’air ou deperception individuelle – mais bien réelle.
à l’abri de l’air) et l’âge. En se limitant aux Les modifications progressives des poly-
cépages non muscatés, citons simplement phénols, des tanins constituent certainement
une liste de composants récemment carac- une autre source de bouquet, tout au moins
térisés. Les plus importants sont le sotolon dans les vins issus de cépages bien pourvus en
bons tanins. Les tanins constituent la fraction
Au soleil dans ces bonbonnes de verre, le banyuls subit
un élevage oxydatif. évolutive du vin, celle qui vieillit. Par exemple
les tanins des vins vieux de cabernet-sauvi-
gnon ressortent à l’odeur ; c’est donc qu’ils
deviennent odorants par leurs dérivés et n’in-
terviennent pas uniquement par les sensations
buccales d’astringence.

Quelques défauts :
les « faux goûts »
Les livres et articles œnologiques nous
décrivent des dizaines de « faux goûts », le
plus souvent attachés aux défauts olfactifs.
Récemment, un dégustateur essayait – sciem-
ment ou non ? – d’impressionner ses collègues

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le plaisir de percevoir

en plaçant, dans une dégustation d’agrément Les déviations anormales


d’AOC les mots « pyrazines, éthyl phénols, chlo-
ranisoles, thiols » plus ou moins en désordre ! Il De très nom breuses organisations et
est souvent plus facile d’étaler une mince pelli- entreprises proposent diverses méthodes,
cule de connaissances en précisant les grossiers outils, formations pour détecter, identifier ces
défauts plutôt qu’en décrivant de subtiles quali- défauts. L’apprentissage améliore beaucoup la
tés. De plus en plus souvent, elles sont associées sensibilité pratique mais presque uniquement
à un ou plusieurs composés chimiques identi- pour les seuls composés étudiés. Il apparaît
fiés, à des doses souvent inférieures au mil- aussi de très grandes différences entre indi-
lième ou millionième de milligramme par litre vidus, certains étant ou devenant extrasen-
(micro ou nanogramme par litre). Parfois, ils ne sibles à tel caractère ignoré par la majorité
sont détectés que par « sniffing » – une sorte de des individus. Cette ultraspécialisation est
« pifométrie » scientifique –, plus sensible que utile pour régler certaines expertises, elle
les meilleurs appareils actuels. devient inquiétante lorsque certains dégus-
Cette liste de plusieurs dizaines de défauts tateurs « anormaux », par leur hypersensi-
s’allonge régulièrement. Pour être efficace, on bilité trop sélective, décident d’écarter tel ou
peut organiser leur présentation selon divers tel vin qu’ils sont seuls à trouver déplaisant.
critères chimiques, sensoriels. Il nous paraît L’excès ponctuel de spécialisation perturbe la
plus simple de retenir un classement technique bonne appréciation globale. Sans entrer dans
simplifié. aucune polémique à la mode, insistons pour
En restant concrets, nous distinguerons dire qu’il faut être rigoureux contre les vrais
les défauts accidentels des déviations de phé- défauts graves afin d’être juste pour les petits
nomènes et compositions normales. écarts à une moyenne indéfinissable. En ne
retenant que les vins parfaits, sans l’ombre
Le tri après vendanges, pour éliminer les raisins indésirables d’une déviation à la moyenne, on ne conserve
à l’origine de faux goûts. que des vins moyens. Toutes proportions
gradées, c’est comme si on écartait la musique
de Beethoven parce qu’il était sourd et ne
pouvait donc pas faire de la bonne musique,
ou la statue de la Vénus de Milo, manifeste-
ment anormale, sans bras !
Citons simplement quelques exemples de
diverses origines.
Les raisins sains mais mal mûris, trop
écrasés, etc., libèrent des composés omnipré-
sents à trop forte dose. Il apparaît des odeurs
herbacées, de « pipi de chat »… désagréables.
Le développement de pourritures variées
engendre des odeurs de moisi, de champignon,
de vinaigre, de terre mouillée. Récemment, on
a identifié en France une coccinelle asiatique
provoquant, très rarement, des odeurs d’as-
perge, d’huile rance, de pomme de terre crue…
déplaisantes.
Les fermentations alcooliques et malo-
lactique produisent une diversité énorme de
composés. Trop d’alcools supérieurs, de cer-
tains esters, de nombreux composés soufrés,
etc., et le vin a des caractères rances, de vernis
à ongle, de chou ou d’ail… Les cas les moins

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l’odorat
rares concernent les vins « piqués » mais aussi jeune à caractère évolué qu’un vin (très) vieux à
trop « beurrés » par présence excessive de dia- l’air jeune. C’est une évidence, à toujours avoir
cétyle, à « goût de souris ». Depuis quelques en tête pour apprécier le plaisir du moment.
années, de nombreux experts sont devenus À ce jour, le défaut majeur est le « goût de
très sensibles à la présence de caractères bouchon » issu du liège et/ou de produits de
« phénolés » dus à la présence d’éthyl-phénols traitement des charpentes en bois.
– omniprésents dans les vins rouges et surtout Le vin est capable d’une résistance éton-
produits par le développement important de nante : bien « soigné », il se conserve des
l’espèce brettanomyces devenue familière sous années et sait vieillir avec lenteur. Mais sa
l’abréviation de « brett » – au-delà d’une cer- fragilité est déconcertante ; il craint l’air et la
taine dose. Les discussions concernent cette chaleur, l’abandon et les mauvais traitements.
dose acceptable. En 1989, Etievant montrait Il suffit d’un rien pour lui faire perdre, en peu
qu’une teneur en éthyl-phénol allant jusqu’à 1,2 de temps, un agrément gustatif long à acquérir.
milligramme par litre de vin du Beaujolais était Mille dangers le guettent et c’est un miracle de
favorable, pour devenir défavorable au-delà de le voir arriver dans le verre du consommateur
2,4 milligrammes par litre. Aujourd’hui, cer- au mieux de sa forme. Aujourd’hui, le vocabu-
tains dégustateurs entraînés condamnent des laire attaché aux défauts olfactifs est abondant.
vins ayant plus de 0,6 à 0,8 milligramme par En procédant par ordre, on peut décrire les
litre alors que beaucoup de consommateurs termes relatifs aux caractères dus à l’oxyda-
apprécient des teneurs doubles, presqu’aussi tion, puis de ceux relatifs à son contraire, la
élevées que celles mesurées par Etievant. Ils réduction, sans oublier les défauts divers.
rejoignent ainsi, sans le savoir, les dégusta- Une formule abrupte veut que l’oxygène
teurs professionnels d’il y a quelques lustres se soit l’ennemi du vin. En tout cas, en excès il
régalant à décrire les odeurs de venaison, de est préjudiciable. Rappelons que l’oxydation
gibier en civet, de cuir de Russie ou du Maroc, comporte deux étapes : une dissolution rapide
voire de ventre de lièvre chaud. Autres temps, d’oxygène, en quelques minutes tout au plus
autres mœurs ! Sachons rester humbles et – lors de toute manipulation ou exposition du
respectueux des goûts et des préférences de vin à l’air, et une combinaison lente – durant
chacun, donc en proscrivant tous les excès, en des semaines ou des mois – de cet oxygène à
plus ou en moins ! certains constituants du vin, dits oxydables.
En cours d’élevage, en cuves ou en fûts, Tant que le vin contient de l’oxygène et que les
certains vins développent des caractères de processus d’oxydation sont en cours, ses carac-
vieillissement devenant excessifs. Selon les cas, tères aromatiques sont modifiés puis trouvent
il y a déviation nette, avec formation de compo- un nouvel équilibre à l’abri de l’air. La présence
sés anormaux et/ou en quantité excessive ou, d’acide sulfureux et des tanins accélère cette
simplement une usure prématurée consécutive disparition de l’oxygène.
de techniques voulues ou mal maîtrisées de Une série de qualificatifs concerne ces
vieillissement. Dans certains cas, il y a clai- états passagers d’oxydation. Après un souti-
rement des erreurs d’élaboration. C’est le cas rage, une filtration, un transport, le vin paraît
des graves défauts d’oxydation ou de réduc- fatigué ; il a perdu de l’intensité odorante, de
tion, c’est-à-dire d’excès ou de manque d’oxy- la finesse, du fruit ; on le dit battu, aplati ; il est
gène. Ils demeurent la cause majoritaire des oxygéné. Par repos, il reprend en général sa
défauts observés lors des contrôles de qualité fraîcheur première.
qu’effectuent de nombreuses organisations Un vin mâché est un vin enrichi en aldé-
viticoles sur les vins prélevés sur les lieux de hydes libres par une forte aération, au cours
consommation (supermarchés, restaurants). par exemple de transvasements par pompages
L’agrément ou désagrément global dépend ou d’une mise en bouteille mal faite. Il a un peu
à la fois du type de vin, des préférences du le goût que prend un fruit mâché, c’est-à-dire
consommateur, et de la mode. Sauf exception, blessé, écrasé. On peut rencontrer des vins qui
il est aussi improbable de réussir un vin (très) prennent à l’air, par libération d’aldéhydes, une

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le plaisir de percevoir

L’odeur de soufre prend l’odeur de vin gelé, due aussi à un phé-


Cette expression usuelle est inexacte : le « soufre » n’a que nomène oxydatif.
très peu d’odeur, et il est absent des vins. Seul le SO2 – Quand on dit qu’un vin est oxydé, c’est que
l’anhydride sulfureux ou dioxyde de soufre pour les chimistes son état d’oxydation s’est prolongé et que les
– a une forte odeur caractéristique. Il est présent dans dommages causés ne sont plus entièrement
tous les vins. Il y est utilisé pour les protéger des accidents corrigibles. La maladie est devenue chro-
(oxydations excessives, développements parasites de levures nique en quelque sorte. Le caractère oxydé
ou bactéries…) et permettre les meilleures conditions de prend plusieurs formes selon son intensité et
vinification et d’élevage en cuves, fûts ou bouteilles. Même la qualité du vin. Il évoque parfois des odeurs
sans addition, il y a du SO2 dans tous les vins, toujours de cuit (dans les vins d’acidité basse), de brûlé
formé par les levures, de façon habituellement limitée mais (dans les vins acides), ou encore de rance. Le
pouvant être importante. À ce jour, le « vin sans SO2 » est vin longtemps aéré est aldéhydifié, mais l’aldé-
une illusion, un rêve, devenant tromperie dans certains hyde libre n’est pas toujours un signe d’oxy-
propos. La réalité est la réduction continue des taux de SO2 dation. Ainsi l’arôme incomparable du fino de
dans les vins depuis des décennies grâce à l’application xérès, riche en aldéhyde, est produit dans un
sans cesse améliorée de connaissances nouvelles. Le rôle milieu pratiquement privé d’oxygène, sous le
normal du SO2 est de favoriser la manifestation de toutes les voile de levures de fleur.
qualités gustatives des vins. En cas d’excès, il y a blocage Les termes madérisé, madéré s’appliquent
de l’évolution normale des arômes – le vin est « fermé » surtout à des vins vieillardés, ou ayant vieilli
et parfois s’améliore après quelques heures à l’air. Dans au contact accidentel de l’air, en fûts, parfois
des cas extrêmes, il y a perception de cette fausse « odeur en bouteilles basses mal obturées. Leur odeur
de soufre ». C’est une odeur très déplaisante avec un seul rappelle un peu celle des vins de Madère, dont
avantage : c’est une alerte pour le vinificateur attentif avant ils n’ont pas, bien entendu, les qualités ; en
la mise sur le marché. En cas de manque, il y des risques même temps, ils jaunissent, brunissent même,
d’oxydation, d’évolution trop rapide, de perte d’arôme, et sèchent à la dégustation. On dit aussi qu’ils
d’altération. Au risque de surprendre, indiquons que prennent le goût de jaune caractéristique et
l’ensemble des observations détaillées des défauts des vins recherchée des « vins jaunes » du Jura.
fait apparaître une majorité de « manque de SO2 » et une très Rancio, par contre, n’est pas forcément
faible fréquence des « excès de SO2 ». Cet excès est perçu péjoratif, sauf lorsqu’on l’applique à un vin qui,
de façon assez différente selon les individus et il n’est risqué par nature, devrait être frais. Les vins rancios,
que pour une minorité d’asthmatiques (environ 2-3 % de la en général fortifiés en alcool, sont intention-
population). Il provoque des réactions de type mécanique, et nellement vieillis en présence d’air, quelquefois
non allergique car le SO2 n’est pas allergène. en fûts ou en bonbonnes de verre, exposés à
l’extérieur aux conditions très contrastées des
jours, des nuits et des saisons. La participation
surprenante odeur d’amande amère. Un vin du bois contribue beaucoup à ce caractère.
mâché est plus éprouvé qu’un vin fatigué et Appliqué au cognac et à l’armagnac, rancio
moins éprouvé qu’un vin éventé, lequel a subi définit l’odeur agréable d’eaux-de-vie long-
en outre les effets d’une certaine évaporation. temps vieillies dans le chêne.
Ces caractères n’apparaissent pas immédia- Pour le chimiste, le phénomène inverse de
tement après l’aération, mais s’accentuent en l’oxydation est la réduction, qui correspond en
quelques jours. somme à l’asphyxie. La mesure du potentiel
Des vins jeunes provenant de vendanges d’oxydo-réduction exprime l’état de pression
plus ou moins pourries sont extrêmement ou de dépression de l’oxygène dans un vin. Le
sensibles au contact de l’air ; ils prennent bouquet le plus intense et le plus agréable se
facilement l’odeur « de casse ». L’oxydation développe dans les conditions où ce potentiel
enzymatique des polyphénols les trouble et est le plus bas. On l’appelle bouquet « de bou-
développe l’odeur de quinones, rappelant un teille » (ou « de verre »), parce qu’il ne peut
peu celle de la bière éventée. Un vin refroidi, apparaître que dans les conditions d’herméti-
glacé, ayant voyagé en vrac par temps de neige, cité quasi totale qu’assure le bouchon de liège.

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l’odorat
Par contre, poussée trop loin, la réduction Il est étonnant d’observer comme la vigne,
engendre des odeurs peu appréciées, presque le raisin et le vin captent facilement les odeurs
des puanteurs. Les vins privés d’air trop tôt, ou de l’ambiance pour les restituer dans le verre.
soumis à une influence réductrice, sentent le Les moisissures sont certainement à l’origine
réduit, le renfermé. du plus grand nombre des « mauvais goûts »
Des vins blancs logés en bouteilles blanches rencontrés. On dev rait d i re « mauvaises
et exposés à une irradiation solaire, ou incan- odeurs », mais les substances peu volatiles
descente, ou fluorescente, ou ultra-violette, ou responsables de certains défauts sont mieux
tout simplement à la lumière du jour, prennent perçues à l’arôme de bouche qu’à l’odorat
le « goût de lumière ». Cette déviation a été strict.
observée de même pour la bière. Les odeurs Les moisissures peuvent intervenir sur
de réduction proviennent de dérivés soufrés. les raisins et sur beaucoup des matériaux en
On connaît aujourd’hui au moins une cinquan- contact avec le vin pendant sa conservation
taine de tels composés, à des doses très faibles et au cours des manipulations. Ces odeurs
de l’ordre de quelques microgrammes par sont très variées, comme le sont les espèces de
litre mais avec des seuils de détection encore moisissures et leurs supports. Par commodité
plus faibles. Ces odeurs sont presque toutes didactique, on peut les classer en quelques
d­ésagréables. familles :
Les qualificatifs s’appliquant à ces odeurs Les odeurs de moisi : On a récemment
rebutantes sont nombreux : odeurs de sulfure, identifié des dérivés de produits de la famille
sulfurées, d’œufs couvés, d’œufs pourris, d’eau des chloro- ou, plus rarement, de bromo-phé-
de Barèges. On les appelle aussi, de façon géné- nols qui furent très utilisés pour protéger les
rique, « odeurs de lie », car elles apparaissent bois (charpentes, caisses, agglomérés…) des
surtout dans les vins jeunes laissés trop long- attaques des champignons et/ou insectes xylo-
temps sur leurs lies de fermentation. Du vin phages. Dans des atmosphères confinées, un
aromatique et fruité au vin réduit, ou à odeur peu humides, ces produits de traitements sont
sulfurée désagréable, il n’y a souvent qu’une transformés par des moisissures en dérivés
différence de conditions de conservation. Un extrêmement odorants, des chloranisoles et
soutirage et une aération suffisent la plupart bromanisoles, à l’odeur de moisi très marquée.
du temps pour faire disparaître ces défauts. À l’occasion d’un simple soutirage, plus rare-
Des formes plus graves et plus rebelles ment par transfert au travers des bouchons
existent et rendent le vin inconsommable : de liège, ils se fixent dans les vins où on les
odeurs alliacées, fétides, putrides, décomposées. perçoit à des teneurs de l’ordre de quelques
Une bonne conservation demande com- milliardièmes de gramme par litre ! Dans ces
pétence, surveillance gustative et interven- cas il faut organiser correctement la ventilation
tions constantes. C’est l’attitude contraire au des chais et, dans certaines situations graves,
laisser-faire des procédés dits naturels. Qu’ils il a fallu reconstruire le chai. Cette odeur est
soient oxydatifs ou réductifs, les défauts pro- pratiquement identique à celle du « goût de
viennent toujours d’une négligence et d’un bouchon » dont elle peut cependant être distin-
manque de soins. guée par analyse chromatographique fine.
Le goût de bouchon, à l’odeur caractéris-
Les odeurs accidentelles tique de moisi, affecte de 2 à 5 % des bouchons
actuels. Il découle de la présence trichlorani-
Tout le monde connaît l’anecdote des deux sole formé lors du stockage ou du traitement
goûteurs attribuant à un vin, l’un un léger des lièges. Diverses techniques complexes sont
goût de cuir, l’autre un léger goût de fer. Tous mises en œuvre pour prévenir ou éliminer de
deux avaient raison : au soutirage, on retrouva très désagréable défaut.
dans l’amphore une petite clé dans son étui. L’odeur de liège, directement due au liège
L’histoire est un hommage aux dégustateurs. sain, de bonne qualité, est une odeur discrète,
Elle est déjà contée dans Don Quichotte (1605) ! assez rare et « naturelle ».

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54
le plaisir de percevoir

Les odeurs de champignons sont dues à


de nombreux composés identifiés ou non.
(exemple : octen-1-ol-3). Dans le cas de déve-
loppement de moisissures sur raisins, il peut
apparaître des odeurs dites « iodées », « phé-
niquées » – comme l’iode ou le phénol – désa-
gréables, souvent appelées « chimiques »,
terme un peu vague, donc à éviter.
Les odeurs terreuses sont connues depuis
longtemps. On a montré qu’elles sont dues à la
géosmine, produite par certaines moisissures,
du genre penicillium, se développant sur des
raisins préalablement attaqués par la pourri-
ture classique.
Les odeurs de mauvais bois ou de mauvais
bouchon, parfois se confondent ; dans ces cas
les vins sont boisés, fûtés, bouchonnés, ils ont Le « goût de bouchon » affecte encore entre 2 et 5 %
le goût de « sec ». des bouteilles.
Les odeurs de moisi rance sont les plus
désagréables. et de leurs causes et nous ne voudrions pas
Les odeurs tenaces de moisi à caractère effrayer le profane par certaines descriptions
végétal rappellent l’armoise. de défauts au fond assez rares.
On ne compte pas les anecdotes mettant Depuis plusieurs décennies, on a identifié,
en évidence ici une odeur de résine venant décrit et maîtrisé un grand nombre de défauts
de quelques planches en pin, là une odeur de « naturels » ou accidentels. On peut aussi affir-
goudron issue d’une parcelle de vigne trop mer que leur fréquence totale a considéra-
près d’un chemin regoudronné à la veille des blement diminué. Seul le toujours redoutable
vendanges… Il serait fastidieux de donner une « goût de bouchon » demeure encore, mais de
liste de toutes les mauvaises odeurs possibles moins en moins fréquent.

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« La sagesse vient après le goût… la bête bouffe vite, l’homme goûte. »
Michel Serres, 1985

Le goût
Le goût désigne à la fois « l’acte de goûter l’ordre de –50 mV en 15-100 millisecondes. Ce
les saveurs » et l’aptitude à percevoir « le beau signal électrique est transmis au cerveau par
et le bon ». les neurones concentrés dans les nerfs crâniens
Le vin en bouche provoque diverses sensa- (trigéminal V, glosso-pharyngien IX, facial VII
tions habituellement regroupées sous le terme et vague X) qui l’envoient dans l’hypothalamus.
de « saveurs constitutives du goût ». C’est un La fréquence du signal électrique croît avec le
sens chimique, celui des molécules solubles nombre de cellules excitées et exprime l’inten-
dans l’eau, mais pouvant provoquer aussi des sité de l’excitation. La nature de la sensation
sensations physiques telles que l’astringence, découle d’un « profil de décharge », c’est-à-dire
la dureté, la sécheresse… de la répartition des cellules excitées ou non.
La sensation issue des stimuli passe par Contrairement à une idée simple, longtemps
7 à 10 millions de cellules sensorielles dispo- admise, il n’y a pas de cellules vraiment spécia-
sées dans 7 000 à 10 000 bourgeons gustatifs lisées dans la reconnaissance de telle ou telle
formant seulement quelques centaines de saveur mais on rencontre une sorte de puzzle
papilles gustatives particulièrement abon- sensoriel qui est déchiffré par le cerveau : il y a
dantes sur la langue mais se trouvant aussi sur identification de telle molécule, de telle sensa-
les parois de la bouche, la voûte du palais, l’épi- tion. Ce mécanisme complexe a été clairement
glotte et même le haut du pharynx. établi à partir de mesures précises des signaux
On distingue quatre types de papilles dif- électriques circulant dans chaque neurone,
férenciées par leur forme, leur localisation et considéré individuellement.
leurs connexions nerveuses. On peut dire à la fois qu’il n’existe pas de
Les molécules « goûteuses », sapides, en cellules spécialisées et qu’une molécule peut
contact avec les cils des cellules sensorielles exciter l’ensemble des cellules. Il apparaît
réagissent avec des protéines spécifiques cependant des différences de sensibilité sur la
(protéines G) déclenchant une modification langue qui perçoit préférentiellement le sucré,
des canaux traversant les parois cellulaires et le salé, vers l’extrémité, l’acidité sur les bords
avec création d’un bref potentiel électrique, de et jusqu’en dessous et non sur la surface cen-

Les quatre types de papilles gustatives

Nombre Nombre
Nom de papilles
Localisation de bourgeons Nerfs Sensibilité
du goût

Quelques Antérieur de Corde tympan, facial Chimique, tactile,


Fongiformes 3-5
centaines la langue lingual, trijumeau thermique

V lingual (postérieur
7-12 Environ 1 000 glosso-pharyngien
Caliciformes de la langue)

glosso-pharyngien,
Foliées Bords de la langue corde tympan, facial

Filiformes Dispersées Tactile

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56
le plaisir de percevoir

trale et l’amertume vers l’arrière, atteinte que (Ikeda, 1911), on a ajouté la saveur umami puis,
lorsqu’on avale. Les autres parties de la bouche récemment (Faurion, 1980) la saveur réglisse
ne perçoivent nettement que des sensations plus et « gras » clairement identifié sur les souris
tactiles que gustatives au sens étroit du terme. mais sans doute présent aussi chez l’homme.
Au-delà des quatre à sept saveurs « vraies », il
existe simultanément diverses sensations dites
Les quarante saveurs somesthésiques (du latin soma signifiant corps
et aisthesis signifiant sensation) perçues par la
Trad ition nel lement, au moi ns depu is peau, les muscles, les articulations : position
Platon, on parle de quatre saveurs élémen- du corps, température, piquant, rugosité…
taires : sucré, salé, acide et amer. Très ancien- En rassemblant les différents termes cités au
nement on a ajouté d’autres sensations et cours des siècles, on obtient une liste d’environ
impressions plus hédoniq ues, tel les q ue quarante termes dont les saveurs élémentaires
savoureux, douloureux. Depuis plus d’un siècle usuelles.

Les saveurs élémentaires et somesthésiques

Saveurs élémentaires Sensations somesthésiques


Sucré Salé Acide Amer Astringence Consistance Agressivité Température
doux savonneux aigre âcre dur - mou piquant chaud

caustique sel acide astringent sec - visqueux déchirant froid

sel alkali âpre lourd - léger brûlant

sel neutre styptique lisse - rugueux douleur

métallique épicé

Saveurs complémentaires Sensations hédoniques


umami réglisse gras savoureux

insipide

mauvais goût

Les saveurs élémentaires


La saveur sucrée et sucrosité
Le produit de référence est le sucre domes-
tique (saccharose, toujours très pur à 99-99,5 %
ou mieux).
On retrouve cette saveur dans beaucoup de
sucres, au sens chimique, tels que le glucose
et fructose, arabinose, xylose… mais aussi des
alcools, le chloroforme, des sels de plomb et
de béryllium. L’histoire nous dit par exemple
que l’usage abondant des sels de plomb, la Le sucre domestique, modèle de la saveur sucrée.
litharge, pour adoucir les mets et boissons des
Romains est une cause certaine de saturnisme nombreux édulcorants naturels (thaumatine,
intense et une des causes possible de la chute extrait de stevia devenu usuel, etc.) ou synthé-
de l’Empire romain. Par ailleurs, on connaît de tiques (saccharine, aspartame, etc.) avec des

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le goût
La sucrosité de l’alcool La sucrosité du glycérol
Parfois ignorée, la sucrosité de l’alcool du vin – l’éthanol Souvent cité, le rôle du glycérol – un polyol naturel produit par la
– joue un rôle capital. Une solution hydroalcoolique à fermentation alcoolique – est limité vis-à-vis de la saveur sucrée. À
4 % vol. (soit 32 g/l) a une nette saveur douceâtre, sucrée, la dose habituelle de 5-8 grammes par litre, son effet est réduit ; il
évoluant vers une sensation de chaleur pour 10-12 % ne devient sensible qu’en cas de forte concentration, jusqu’à 15-20
vol. (80-96 g/l) devenant brûlante à partir de 15-18 % vol g/l parfois, observée après développement de pourriture noble.
(120-174 g/l). Une solution sucrée à 20 g/l de saccharose Dans ce cas, le rôle des sucres est souvent dominant.
paraît très nettement plus sucrée en présence de 4 % vol. Il y a quelques années, une fraude célèbre avait utilisé un
d’alcool. autre polyol de synthèse – le diéthylène glycol – pour
Ce phénomène est essentiel dans l’équilibre gustatif de « arrondir » des vins autrichiens. C’est une pratique illégale,
tous les vins, même et surtout sans sucres « vrais », et dangereuse aujourd’hui parfaitement contrôlée et disparue.
explique largement les difficultés à élaborer des vins sans Le vin contient naturellement de très faibles doses (moins
alcool où les saveurs acides et amères ressortent beaucoup. de 50 mg/l) de monoéthylène glycol, non toxique.

structures chimiques très variées, parfois avec autres sels, produits de réaction entre un
des molécules ayant des poids bien supérieurs acide et une base au sens chimique. Cette
aux sucres. saveur est rarement perçue telle quelle dans
Il existe des édulcorants constitués d’acides les vins, sauf dans certains vins très peu
aminés en très grosse molécule (thauma- acides, mais elle intervient comme modifi-
tine naturelle) ou avec seulement deux acides cateur activateur de goût, comme en cuisine.
aminés, comme l’aspartame. On peut penser Elle contribue nettement à atténuer l’amer-
que de telles molécules, même à très faible tume et l’astringence en faisant ressortir la
concentration, peuvent participer à la sucrosité saveur sucrée. Certains l’utilisent pour atté-
des vins. Ce pouvoir sucrant peut être renforcé nuer l’amertume de leur café, à la place du
par d’autres molécules non sucrantes (telles sucre ou autres « sucrettes ».
que le maltol, le furanéol, etc.) ou masqué par On peut rapprocher de la saveur salée,
d’autres (comme l’acide gymnémique) dont le les termes « savonneux », « caustique » – une
rôle pratique est mal connu. forme d’agressivité produite par la soude,
la potasse – ou de « sel neutre », « sel alkali »
(Poncelet, 1755) autrefois utilisés.
La saveur salée et salinité
Principales substances des vins à saveur salée

Anions Teneur (g/l) Cations Teneur (g/l)

Sulfate 0,1-0,5 (1,0)* Potassium 0,4-2,0

Chlorure 0,01-0,1 (0,8)* Calcium 0, 05 -0,2

Sulfite 0,05-0,2 (0,4)* Magnésium 0,05-0,2

Phosphate 0,1-0,8 Sodium 0,01-0.1

Tartrate 0,5-3 à 5
Le sel de cuisine, référence de la saveur salée.
Malate 0-2 à 5

Le sel de cuisine – le chlorure de sodium Succinate 0,2-0,6


– est le modèle classique de la saveur salée, *
Teneur limite rare
de la salinité, retrouvée dans de nombreux

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le plaisir de percevoir

Les vins contiennent l’équivalent d’environ l’anion, la partie de la molécule privée de l’ion
deux à quatre grammes de substances à saveur H+, joue un rôle. La sensation est ainsi plus
salée, sous forme d’anions ou de cations. directement liée à la quantité d’acides libres
qu’à la concentration en ions H+.
En œnologie, on parle d’acidité totale,
La saveur acide et acidité la fraction des acides non neutralisée par
les bases (essentiellement le potassium dans
les vins) et de pH (cologarithme de l’acti-
vité des ions H+). L’acidité varie ainsi de 2,5 à
8 grammes par litre, curieusement exprimés
en France en grammes d’acide sulfurique,
alors que cet acide est pratiquement absent
des vins. Le pH du vin varie environ de 3 à 4,
soit de 1 à 0,1 milligramme par litre d’ions H+
seulement mais une variation relative d’un
à dix ! Dans un même type de vin (couleur,
région, etc.), les variations sont plus faibles de
0,2-0,4 pH, soit des écarts restant très impor-
L’acide citrique n’est qu’une des facettes tant de 58 à 150 % en ions H+.
de la sensation acide. La sensation d’acidité dépend de la force
de l’acide, exprimée par le pK, plus élevé pour
Le vin est des boissons naturelles usuelles les acides faibles, et de la nature de l’acide mais
la plus acide, le vin est riche en nombreux le classement varie selon les milieux étudiés.
acides, près d’une centaine, dont certains sont Dans le cas des vins, l’acide malique évoque les
issus du raisin (tartrique, malique, citrique, fruits verts, le caractère acerbe, comme dans
gluconique parfois) ou des fermentations (lac- les pommes vertes. L’acide tartrique est dur.
tique, succinique, acétique). Ils créent directe- L’acide citrique semble frais, un peu fruité,
ment la sensation acide par les ions H+ qu’ils comme dans les citrons et autres agrumes.
libèrent mais la perception acide est complexe, L’acide lactique semble aigrelet, comme dans

Les différents types d’acidité

Classement selon la saveur


Saveurs acide1 Intensité
Acide associées
Teneurs (g/l) acide2
pK
Acidité totale fixe pH fixe

acétique aigre 0,2-1,0 115-139 4,89

ascorbique mordant 0-0,1 46-48 4,10-11,79

citrique frais 0,1-0,5 3 3 100 3,32-4,93

fumarique 0 178-185 3,03-4,44

gluconique 0-15 28-35 4,00

lactique aigrelet 0-5 4 2 91-96 4,06

malique vert 0-5 1 1 128-137 3,64-5,32

succinique amer et salé 0,2-0,6 112-116 4,38-5,83

tartrique dur 0,5-5 2 4 140-147 3,23-4,59

1 : d’après É. Peynaud et J. Blouin, 1996. 2 : d’après Furokawa.

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le goût
les yaourts. L’acide succinique est complexe, saveur sucrée et umami mais il semble exister
un peu salé, amer, il contribue à donner un plusieurs types d’amertume et des cellules ne
caractère commun à l’ensemble des boissons percevant que certaines catégories : c’est la
fermentées. L’acide acétique est dur, piquant, probable explication des énormes différences
aigre, comme dans le vinaigre d’alcool. de sensibilité entre individus et entre les subs-
Le goûteur ne perçoit pas l’acidité du vin tances. La sensation amère est masquée par
mais celle de mélange vin-salive, beaucoup la sucrosité, atténuée par le sel et accrue par
moins acide. La production quantitative et l’alcool.
qualitative de salive est très variable selon les Dans les vins, l’essentiel de l’amertume
individus, leur état physiologique, les mets et provient de certains composés phénoliques
boissons d’accompagnement. Le flux salivaire (acides phénols, « tanins ») intervenant aussi
varie d’environ 0,1 à 1,5 millilitre par minute, sur l’astringence avec laquelle elle est intime-
à comparer aux quelques millilitres de vin ment mêlée. On observe très rarement une
mis en bouche lors d’une dégustation. Dans amertume accidentelle – la maladie de l’amer
tous les cas le pH buccal est supérieur à celui – résultant de la dégradation du glycérol par
du vin d’une valeur allant de +0,2 à +0,9 unité, certaines bactéries lactiques.
soit des variations de concentrations en ions
H+ allant de –58 à –900 % environ. Ces varia-
tions considérables du pH buccal, très supé- Les différences de
rieures à celles de l’acidité analytique des vins,
expliquent assez largement les différences de sensibilités aux saveurs
perception et de préférence de l’acidité selon
les individus, les circonstances. Ce mécanisme Chaque individu a une sensibilité plus
d’« acidité gustative » simple mais fondamental ou moins grande au x principales saveurs.
est trop sous estimé. Smith et Margolskee (2003) ont mesuré les
Les termes « aigre », « sel acide » sont impu lsions électriq ues dans les neurones
d’autres mots de la famille de la saveur acide. de trois groupes d’individus qui se révèlent
plus sensibles au sucré (groupe A), au salé
(B) ou à l’acide (C). Ces différences innées,
La saveur amère et amertume ­g énétiques, peuvent être modifiées par l’en-
traînement.
À titre d’exemple, y compris entre « ama-
teurs », on peut s’inspirer des principes définis

La saveur amère, intimement liée à l’astringence.

La sensi bi l ité à l’amertu me est très


variable selon les individus et elle est géné-
ralement perçue comme désagréable, voire
dangereuse, peut-être parce que beaucoup
de toxiques naturels sont amers. La sensation
Sensibilité aux saveurs
suit un cheminement comparable à celui de la (d’après Smith, Margolskee, 2003)

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le plaisir de percevoir

par l’AFNOR. On prépare quatre solutions ainsi à l’attrait pour les corps gras impliqués
dans une eau de source – et non minérale – dans l’obésité. Le même récepteur existe chez
très peu minéralisée, contenant 2 g/l d’acide l’homme.
tartrique, 20 mg/l de chlorhydrate de quinine, Les vins sont très pauvres en corps, avec
6 g/l de sel de cuisine ou 32 g/l de sucre blanc. seulement quelques milligrammes par litre
On dilue ensuite au 1/2, puis au 1/4, 1/8… 1/32 d’acides gras issus de la pellicule du raisin (la
et on fait goûter, à l’aveugle, dans un ordre pruine) et/ou des levures.
croissant. La plus faible concentration détectée Cette saveur gras n’a rien à voir avec
indique la sensibilité du moment pour chacun. la sensation et le mot « gras » couramment
On peut procéder selon la même méthode pour utilisé pour exprimer la douceur, le velouté, la
d’autres saveurs (alun « astringent », sulfate rondeur… de certaines sensations buccales.
ferreux « métallique ») ou odeurs (citral, vanil-
line, thymol, etc.). La liste est infinie, il suffit La saveur « réglisse »
souvent de s’exercer sur les composés simples.
Une saveur « réglisse » proposée par A.
Faurion est représentée par l’acide glycyrrhi-
Les saveurs zique, présent dans la réglisse. Son rôle est
actuellement inconnu dans les vins, même si
complémentaires certains présentent une odeur de réglisse.

La saveur umami
Définie par Ikeda, au Japon, la saveur Les sensations
umami (délicieux, en japonais) est fréquente
dans l’alimentation asiatique, tel le nuoc nam somesthésiques
vietnamien. Elle est très bien représentée par
le glutamate de sodium (codification E 621), lar- Beaucoup de sensations buccales ne sont
gement utilisé comme exhausteur de goût dans pas chimiques, comme les saveurs, mais phy-
de nombreux plats cuisinés industriels occiden- siques, identiques à celles perçues par les
taux. Elle est aussi présente dans des aliments autres muqueuses et provoqués par une très
naturels comme la noix, le brocoli, la tomate, les grande diversité de substances et de condi-
asperges, mais aussi les raisins, et plus particu- tions. Elles transitent vers le cerveau par le
lièrement dans les fruits de mer, les poissons, nerf trijumeau. Difficiles à isoler des saveurs
l’antique garum des Romains ou l’actuel pissalat « simples », elles jouent un rôle très important
provençal, toutes spécialités à base de poissons pour les aliments solides (texture, dureté, fria-
fermentés ou, plus simplement, le pot-au-feu, bilité, croquant, moelleux…) mais aussi pour
les extraits de levures et autres « cubes » pour les liquides. Elles peuvent être regroupées en
parfumer bouillons et sauces. Son rôle dans les quelques familles.
vins est mal connu mais les petites quantités
de composés azotés qu’ils contiennent peuvent Astringence
participer à cette saveur un peu étrange, pour
les palais occidentaux. Issue du latin astringere (serrer, constiper),
l’astringence se manifeste par une sensation de
La saveur « gras » sécheresse, de dureté, de rugosité, de manque
de lubrification. Dans les vins, elle découle
On a mis en évidence (Montmayeur, 2005) directement de la présence de tanins qui réa-
dans les bourgeons du goût de certains rats une gissant avec les protéines buccales et la salive.
protéine, dénommée Fatty Acid Receptor (FAT) On retrouve le mot dans le nom du cépage
ou CD36 ayant une grande affinité pour les Tannat, caractéristique des vins de Madiran et
acides gras et déclenchant une forte réaction très abondant en Uruguay. On a une sensation
physiologique du tube digestif. Elle contribue comparable avec l’alun (sulfate de potassium et

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61

le goût
en particulier parce que leur très forte réacti-
vité ne permet pas de les obtenir de façon stable
avec une pureté satisfaisante.
Les tanins des vins issus des raf les et
pépins sont plus rugueux, plus astringents que
ceux issus des pellicules qui sont plus charnus,
plus gras mais pouvant être herbacés en cas de
maturité insuffisante. On mesure aujourd’hui
facilement la quantité totale de tanins et plu-
sieurs de leurs formes dont leur réactivité avec
des protéines standardisées. On parle ainsi
d’« indice de pouvoir tannant » très significa-
tif de l’action des tanins. Il y a d’intéressantes
relations entre ces valeurs analytiques mais
la dégustation est seule capable de préciser la
qualité de ces tanins, à la fois indispensables
et redoutables en cas d’excès, de manque ou de
structures inadaptées aux autres constituants
du vin.
La sensation d’astringence est cumula-
tive lors de dégustations successives. Elle est
atténuée par un pH élevé, les sucres, les édul-
corants, les pectines, les protéines ou les car-
boxyméthyl celluloses, très utilisées comme
épaississants dans les glaces et les crèmes
industrielles.
On peut rapprocher l’astringence du carac-
tère styptique (du grec stuptikos signifiant
En favorisant l’extraction des matières solides, le pigeage
favorise la tannicité des vins. « qui resserre ») ou métallique, nettement
manifesté par la présence excessive et acci-
d’aluminium) utilisé comme tanin chimique, dentelle de cuivre (cinq à dix milligrammes
avec la mastication de bois sec, de bâton de par litre seulement) ou de fer. Ces mêmes
réglisse… La diversité des tanins et leurs sensations peuvent être décrites par des mots
formes moléculaires puis des compositions comme âcre, âpre, voire atramentaire (issu
protéiques salivaires, comme pour l’acidité, de atramentum signifiant encre), un peu pré-
expliquent les difficultés pour bien caractéri- cieux mais précis, difficiles à décrire mais
ser l’astringence. faciles à percevoir car presque toujours très
En schématisant, les petites molécules de ­déplaisantes.
polyphénols, constituées par seulement une ou
deux molécules de base (monomère), sont plutôt Consistance
amères, acides, vertes et les très grosses, de
cinq ou six molécules de base, plutôt inertes et La notion de « consistance » est essentielle
peu réactives. L’astringence est le fait de tanins pour les aliments solides, elle se manifeste
de « taille moyenne » formé par condensation dans les liquides par les mots visqueux, lisse,
et oxydation des monomères. La chimie de ces rugueux ou, plus souvent, dur, mou, sec…
tanins a fait des progrès considérables depuis résultant d’un équilibre particulier entre
une cinquantaine d’années (P. Ribéreau-Gayon, saveurs sucrées, salées, acides et amères. Les
Y. Glories, M. Bourzeix, M. Moutounet… pour mots lourd et léger expriment également une
ne parler que des œnologues) mais ces tanins idée de concentration plus ou moins forte, de
gardent une large fraction de leurs mystères, richesse sans être des saveurs simples.

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le plaisir de percevoir

Agressivité plus l’astringence, constituent toujours la trame,


le squelette de tous les vins mais les autres
Les mots piquant, brûlant, épicé, déchirant, saveurs viennent affiner cette charpente un peu
douloureux, cités depuis des siècles (notam- sommaire en précisant les détails.
ment par Lucrèce) sont typiquement des sen-
sations somesthésiques perçues par toutes
les muqueuses buccales, intestinales, nasales La minéralité
et la peau. À titre d’exemple, la sensation de
« brûlant » est bien connue pour la capsaï- I ncon nu du monde du v i n i l y a
cine présente dans toute la vaste famille des encore quelques années, la minéralité est
piments et poivrons. Elle est comparable à la devenue un concept « tendance ». Le mot
sensation de brûlure ressentie dans une plaie, « m i néra l ité 
», la rgement employé t a nt
une infection. On la mesure à l’aide de l’« indice par certains professionnels q ue par les
Scovill » allant de un ou deux à quarante et consommateurs, n’est pratiquement jamais
plus pour certains redoutables piments antil- défini de manière précise, ce qui en fait
lais, thaïlandais. Cette sensation est aussi un descripteur intriguant. Quelle est cette
produite et/ou renforcée par les acides, le gaz nouvelle caractéristique et comment la retrouve-
carbonique, l’alcool… t-on dans le vin ?

Température
Les papilles buccales sont très sensibles à
la température et détectent de très faibles dif-
férences. Cette température buccale modifie la
volatilité des substances et donc leur perception.
Nous sommes également sensibles à de
« fausses températures » découlant d’un effet
rafraîchissant (menthol) ou réchauffant (alcool,
capsaïcine). Ces illusions thermiques sont
produites par des capteurs spécifiques situés
très près des récepteurs des saveurs, qu’ils
modifient. Vraie et fausse chaleur – ou froid Souvent reliée au terroir, la minéralité échappe
encore à toute définition précise.
– influent directement sur notre dégustation
globale ( voir page 119).

Quelques définitions
Les saveurs « hédoniques »
Le mot « minéral ité » est inconnu du
Les termes « insipide », « mauvais goût » Trésor de la langue française (TLF) et du Grand
parfois proposés ne sont ni des saveurs ni usuel Larousse (GUL). Pour le Dictionnaire
même de vraies sensations individualisées historique de la langue française (Ed. Robert),
mais des jugements de valeur. Venant sponta- la minéralité est définie comme un « terme
nément dans (presque) toutes les descriptions didactique, désigne les caractères d’une eau
usuelles, ils représentent probablement une qui contient des sels minéraux » alors qu’il
réaction profonde de notre cerveau. s’agit de « néologisme, absent des diction-
Cette présentation de la diversité de saveurs naires contemporains et des lexiques » pour
élémentaires, complémentaires, ­somesthésiques le Dictionnaire de la langue du vin de Martine
ou hédoniques n’est pas destinée à complexifier Coutier (2007).
notre dégustation mais souhaite en montrer Il dérive du mot « minéral », « relatif à la
la richesse, la finesse, la subtilité. Les quatre matière inorganique » (selon Le Trésor de la
saveurs élémentaires (sucré, salé, acide, amer) langue française informatisé), « qui se rapporte

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le goût
aux minéraux ; tout corps inorganique qui se giques, la date de première apparition n’est pas
trouve à l’intérieur de la terre ou à sa surface » connue avec précision mais elle semble (beau-
(selon le Centre national de ressources tex- coup) plus récente : on parle de « minéralité »
tuelles et lexicales), « se dit d’une substance depuis une dizaine d’années environ. Martine
constituée de matière non organique » (selon Coutier, dans son Dictionnaire de la langue du
GUL). vin, propose les définitions suivantes : « Qui
Les dictionnaires du français usuel, ceux de évoque l’odeur ou le goût de certains minéraux
tous les Français, sont unanimes et rejoignent ou de roches. ». 1. « Qui confère au muscadet de
les enseignements de base de la chimie séparant Sèvre et Maine une saveur minérale qui claque
la chimie « organique » — celle des composés sur la langue » (1997). 2. « Nez très minéral,
du carbone – de la chimie « minérale » — celle pierre blanche, calcaire, bouche fine, structu-
des autres composés. Comment, où, à quelle rée, dense… » (2000). 3. « Le chablis est minéral
fréquence réelle ces mots sont-ils présents ? (silex, pierre à fusil). » (2001).
Une recherche rapide sur le Web montre Quel peut donc vraiment être le bon usage
qu’aux termes « vin minéral » sont associées de ces mots pour décrire un vin ne contenant
20 300 occurrences sur Google (Yves Le Fur, que très rarement plus de 2 grammes par litre
2013), 62 000 occurrences pour « vin blanc de composés minéraux mais plus de 100-200
minéral », 7 730 occurrences pour « minéralité grammes de produits organiques ?
du vin ». En 2013, pas moins de 677 000 occur-
rences pour les termes « vin minéral » sont Quelques significations
recensées.
La prem ière apparit ion de ce mot La minéralité est plus ou moins souvent liée
dans un texte littéraire date de 1946 chez à d’autres mots qu’il est possible de regrouper
Marguerite Duras. Mais dans les textes œnolo- autour de thèmes.

Vocabulaire de la minéralité

pierre, roche, silex, granite, caillou, craie, goût de roche,


Terre eau sortant du rocher, pierre sèche ou mouillée, cailloux
que l’on frotte, calcaire, pierre à fusil (très fréquent)

Minéraux divers poudre de talc, graphite, chaux, iodé

Matières ou caractères organiques essence, pétrole, coquillages, huîtres fraîches, thiols, benzenemethanétiol

fumé, empyreumatique, grillé, floral, fruité, encre,


Odeurs diverses odeurs de réduction, « poivre blanc », « sensation cerisée »

Impressions globales goût de terroir, sensation de vin pur, naturel, acidité, énergie

Ce riche vocabulaire réunit des termes très Quelques usages du mot


différents, parfois contradictoires comme
minéraux et organiques, calcaire/craie et silex, À partir des descriptions fournies par
c’est-à-dire alcalin et acide, etc. L’usage fré- divers supports, on peut estimer la fréquence
quent des expressions « goût de pierre à fusil » d’usage du mot « minéralité » selon les années
ou « goût de caillou » soulève quelque diffi- et les types de vins.
culté. Qui a eu (récemment) l’occasion de sentir Ces quelques chiffres montrent les évo-
l’odeur de « pierre à fusil » équipant les mous- lutions dans le temps et de fortes différences
quets, apparut à la bataille de Pavie en 1525 selon les régions, les années et les sources.
et disparu des armées depuis 1700 ? Ou, plus Le cas est établi pour Chablis qui l’utilise
simplement, qui a vraiment sucé un « caillou », clairement dans ses outils de communication
siliceux ou calcaire ? officiels.

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le plaisir de percevoir

Quelques exemples collectés pour divers vins blancs des traces plus ou moins importantes de fer et
de cuivre. On trouve aussi des sulfates, phos-
Nombre Fréquence d’emploi de phates, chlorures, partiellement issus du sol
Région Année « minéral/minéralité »
de vins et/ou des pratiques œnologiques classiques.
1991 80 3 % Le total oscille entre 1 et 2 gammes par litre,
avec des amplitudes plus limitées dans chaque
Chablis* 2009 135 25 % type de vin. Leur rôle œnologique est bien
2012 134 80 % connu vis-à-vis des troubles et des dépôts,
parfois vis-à-vis des fermentations où il est
1991 28 0 % néanmoins presque toujours limité. À ce jour,
Sancerre* 2009 62 16 % il n’a pas été établi de relation perceptible
entre ces teneurs en minéraux et les carac-
2012 42 29 % tères des vins, sauf quelques cas accidentels
Sud-Ouest* 2012 55 2 % comme les vins « salés » de bords de mer par
exemple.
Sud-Ouest** 2012 15 0 % On pense naturellement à l’influence des
France Nord-Est** 2012 16 25 % sols, source principale et quasi unique des
éléments minéraux des moûts et vins. On a
Val Loire** 2012 53 28 % observé depuis longtemps que la teneur des
Vins du monde *** 2009 4391 2 % sols en calcium et en silice ne se répercu-
tait pas nettement dans la composition des
*Guide Hachette des vins
**Vinalies
vins. On note souvent que les sols les plus
***Citadelles du vin (vins blancs et rouges) calcaires – et donc les plus basiques, aux pH
les plus élevés – donnent souvent les vins les
Yves Le Fur et Laurent Gautier, auteurs plus acides. Seul le potassium surabondant
d’une étude sur la question de la minéralité modifie nettement la composition des moûts,
(2011), montrent la perception générale des devenant moins acides, mais l’excès de potas-
mots « minéral » et « minéralité » : ces mots sium de ces derniers est largement éliminé
sont surtout associés à la notion de fraîcheur/ par les précipitations tartriques après fer-
vivacité et expressivité/acidité en constituant mentation. Certains déséquilibres de l’ali-
un « point de départ » vers d’autres notions, mentation des v ignes en potassium et/ou
de façon « confuse dans l’esprit des dégus- magnésium peuvent apparaître et perturber
tateurs », de façon « pratiquement jamais une bonne maturation qui est alors davantage
définie ». Par ailleurs, et plus généralement, la perçue comme de fortes sensations « herba-
minéralité est moins fréquemment notée pour cées » dans les moûts et vins.
les vins rouges ou par certains dégustateurs. En 2003, Tominaga et al. ont identifié la
Chacun a son vocabulaire préféré, personnel molécule de benzenemethanéthiol (un thiol
et/ou local. C’est acceptable, souhaitable, sauf volatil) comme étant responsable des arômes
si l’on va ainsi vers une incompréhension pour de « pierre à fusil ». Son seuil de perception
les non-initiés. est de 0,3 ng/l et sa concentration dans les
vins peut atteindre 100 fois le seuil de percep-
Quel est le mécanisme de tion. Ce sont les vins de chardonnay qui en
contiennent le plus.
la « minéralité » des vins ? La minéralité d’un vin pourrait provenir de
La première explication est à chercher l’équilibre entre les différents sels minéraux ou
dans la présence des éléments minéraux dans bien de thiols volatils. Il n’en reste pas moins
les vins. Ils sont bien connus, depuis long- que l’origine œnologique de la minéralité n’est,
temps, essentiellement le potassium – environ à ce jour, pas établie et des études scientifiques
1 à 2 g/l – plus le calcium et le magnésium – sont actuellement en cours pour définir au
10 fois moins –, un peu de sodium ainsi que mieux ce nouveau descripteur.

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le goût
Peut-on conclure sur le bon usage Par ailleurs, il est très difficile, voire
impossible, de simuler, provoquer, accentuer
de néologisme ? ou supprimer la « minéralité », même en labo-
Chacun a le droit d’utiliser « son » voca- ratoire, contrairement à la plupart des carac-
bulaire mais cela devient stérile si celui-ci est tères olfactifs ou gustatifs. Établir un lien entre
incompris, ou compris de façon diversifiée ou la composition du vin et le goût « minéral »
à contresens. Dans le monde du vin, il appa- semble aujourd’hui impossible.
raît que le mot « minéralité » est rapproché Dans l’attente d’éventuelles connaissances
d’« acidité », « salinité », « réduction », « empy- confirmées et de définition claire, il semble
reumatique », des mots classiques, assez bien opportun de réserver le terme aux clubs d’ini-
définis, mais très différents et pouvant être tiés ayant – peut-être – une perception claire
contradictoires. mais actuellement incommunicable.

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« Rien ne fait voir l’avenir couleur de rose, comme de le contempler
à travers un verre de chambertin. »
Alexandre Dumas père

L’équilibre
des couleurs,
odeurs et saveurs
Après avoir examiné séparément le fonc- chimique, aux substances qu’il contient par sa
tionnement de la vue, de l’odorat et du goût, nature de boisson fermentée à base de raisin.
il convient de se rapprocher du vin. Toutes D’un côté, il y a dans le vin des acides
ces sensations y sont réunies, elles sont acti- fixes, des sucres, des sels, des composés phé-
vées en même temps. Comment perçoit-on cet noliques, doués chacun d’un goût particulier.
ensemble ? Pour simplifier, nous séparerons Ces différents goûts s’ajoutent, s’exaltent ou
un peu ces relations, mais au contraire s’opposent, se neutralisent. Ils
en se rappelant qu’elles constituent l’extrait sec, soit environ 20 à 30
sont toujours reliées pour grammes par litre, sans compter les sucres.
u n produit : u n éq ui- On pourrait envisager la saveur du vin comme
l i bre, même i mparfait une sorte de somme algébrique de ces goûts si
ou, au contraire, dominé divers. Ils se fondent en outre, en une forme,
par une sensation parti- un volume plus ou moins harmonieux, com-
Les grandes relations entre sensations culière. posant ainsi une structure, une trame. Ces
Le schéma ci-contre constituants sapides essentiels sont assez bien
nous indique les fortes relations réciproques connus et sont présents à des taux qui s’expri-
entre odeurs et saveurs, et l’influence plus ment en grammes ou en fractions de gramme
ténue mais bien réelle de l’aspect sur les odeurs par litre. Ils constituent le gros œuvre ou
et les saveurs. « On mange des yeux » est une encore la charpente du vin, on dit aussi son
formule un peu simpliste mais vraie ; tous les ossature.
restaurateurs le savent et le mettent en œuvre D’un autre côté, il y a dans le vin quelques
dans leur service des plats. centaines de substances volatiles, c’est-à-dire
susceptibles de s’en échapper plus ou moins
facilement dans le verre ou dans la bouche,
Caractères gustatifs dont l’alcool, soit environ 90 à 120 grammes
par litre. De la même façon, ces odeurs variées
et composition des vins s’additionnent, se renforcent mutuellement ou
au contraire se masquent ; assemblées, elles
Les caractères d’un v in, q ualités ou deviennent odeur nouvelle, avec seulement un
défauts, sont évidemment liés à sa composition à deux grammes par litre, ou beaucoup moins.

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67

l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


Elles sont liées à un nombre impressionnant saveur et odeur. L’acidité insuffisante d’un
de substances, présentes à des concentrations vin blanc éteint la fraîcheur de l’arôme. Une
très faibles, s’exprimant en milligrammes, en sucrosité exagérée sans arôme de fruit fait
millièmes ou en millionièmes de milligramme. paraître un vin doux mais fade. La tannicité
Par leur nombre et leur état de traces, elles trop grande d’un vin rouge efface le fruité.
sont difficiles à déceler analytiquement et, Il existe des vins très aromatiques que leur
même si on en connaît au moins un millier et structure trop légère rend fluets et inharmo-
quelques dizaines de plus chaque année, on nieux. à l’opposé on rencontre des vins très
n’a pas encore pu établir de relations précises corsés mais ne dégageant que peu d’odeur.
entre cette composition fine et les caractères Leur pauvreté en ­é léments aromatiques peut
aromatiques globaux des vins. Et pourtant ce
provenir de cépages neutres, ou d’un rende-
sont ces substances qui jouent le rôle le plus
ment abusif de la vigne, ou d’une maturation
déterminant dans la typicité et les critères de
excessive des raisins dans un climat chaud.
qualité ; ce sont surtout elles qui donnent au
On sait, mais on oublie parfois, qu’il y a une
vin sa personnalité.
sorte d’antagonisme de fait entre « fruité »
Les caractères gustatifs et les caractères
et « tanins ». Un des rôles du col lage est
haptiques (on rappelle qu’il s’agit des sen-
de l i bérer l’arôme des v i ns jeu nes, père
sations autres que le goût proprement dit
du bouquet des vins évolués. L’intelligente
perçues par l’ensemble du palais) peuvent
être considérés comme formant les éléments recherche de vins « sur le fruit » est neutra-
de soutien, une sorte de support des carac- lisée par l’excès de tanins ; trop de vins « à
tères olfactifs. Schématiquement, le vin serait la mode », c’est-à-dire appelé à se démoder,
composé de deux parties : les éléments qui sti- sem ble ig norer cet te loi éternel le de la
mulent les bourgeons gustatifs et donnent la ­p erception des saveurs et odeurs.
saveur, et les éléments qui stimulent l’odorat
et donnent les arômes et le bouquet. Mais ces Jean Ribéreau-Gayon a très bien exprimé
sensations ne sont point séparées, elles sont cette relation saveur-odeur :
concomitantes et mêlées, emmêlées même. La « On pourrait, en prenant une image,
saveur souligne l’odeur et l’odeur renforce la considérer qu’un bon vin doit avoir une
saveur.
certaine consistance ou texture qui, dès
C’est le premier t y pe d’éq uili bres q ue
l’abord, le rend agréable et présente à
nous rencontrons dans l’analyse gustative
l’odorat d’une manière favorable ses
fine. Le mot équilibre est pris ici dans le
sens de « pondération de choses diverses ou substances odorantes, un peu comme
opposées qui produit l’harmonie », ou encore la consistance physique d’un fruit
mieux de « juste proportion de parties qui intervient profondément dans sa qualité,
se font valoir mutuel lement ». Pour que le non seulement en elle-même, mais par la
vin soit réussi, il doit y avoir en effet entre manière dont elle présente à la langue, au
les grands groupes sapides et odorants un palais et au nez les constituants sapides
juste rapport, une combinaison favorable de et odorants de ce fruit. » 
constituants. De cet équilibre naît une har-
monie définie comme un accord entre les C’est d’ailleurs une règle générale dans
parties d’un tout. On dit d’un vin qu’il est l’art de préparer notre nourriture : l’harmonie
harmonieu x lorsq ue ses éléments forment gustative d’un plat et son harmonie aroma-
un ensemble proportionné, agréable. Cette tique de bouche ne font qu’une ; s’il manque
notion d’équilibre apparaît aujourd’hui très un peu de sel, toute la flaveur de la prépara-
générale et nous la rencontrerons à chaque tion s’en ressent.
analyse de la qualité. On peut la concrétiser Le même auteur définit ainsi l’harmonie
en donnant des exemples de son contraire, qui doit exister entre le support et la phase
en citant des cas de déséq u i l i bre ent re volatile :

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68
le plaisir de percevoir

« Un grand vin se


caractérise par une
plénitude, une puissance
et une finesse de goût
et d’odeur, une flaveur
intense et agréable. Il
est riche en principes
sapides et odorants
associés en des
concentrations ayant
entre elles des rapports
favorables. » 

Lorsque, à la moitié
du siècle dernier, on ne
connaissait que quelques
constituants du v in, on
pouvait attribuer la qualité Dégustation d’assemblage à Château Margaux : la recherche de l’équilibre idéal.
à u n pri ncipe hy pothé-
tique dénommé œnanthine
et que l’on jugeait essentiel. des éléments complexes et essentiels agissent
Plus tard, beaucoup pensèrent que la gly- à doses infimes et sont plus sensibles à la
cérine était l’élément qualitatif primordial dégustation qu’à l’analyse, ou sont diffici-
et qu’elle donnait le moelleux et le gras, ces lement accessibles à l’analyse chimique, en
qualités si recherchées ; certains l’écrivent particulier certains éléments qui agissent
encore ! Tout cet ouvrage essaie de le démon- sur le gras et sur le bouquet spécifique du
t rer, la plupart des q ual ités d’u n v i n ne vin. Il est probable encore que la structure
résultent pas d’un élément unique, présent physico-chimique d’une substance, le degré
à une dose déterminée mais d’une harmonie de condensation et la « forme » des molécules
des constituants, de certains rapports de influent sur leur goût ou leur odeur.
leur concentration. On pourrait penser que Paradoxalement, l’intimité du vin nous
cette harmonie est toute naturel le, qu’el le échappe au fur et à mesure des progrès réali-
est inscrite dans le raisin, mais en réalité sés. Tout se complique. En 1956, Paul Jaulmes,
c’est l’art bien compris de la vinification et le père de l’œnologie analytique, estimait à
de l’élevage qui permet de révéler un équi- 150 le nombre des constituants connus et
librage judicieux des constituants et qui fait recueillait en 1965 les teneurs extrêmes pour
le vin à la fois harmonieusement savoureux 125 d’entre eux. D’après Pascal Ribéreau-
et odorant. Gayon « au cours des dernières années, la
Ces équilibres qui commandent l’agré- liste s’est encore allongée et il n’y aurait pas
ment ou l’inharmonie d’un vin sont-ils mesu- de difficultés aujourd’hui pour citer 250 ou
rables ? Peut-être, s’il était possible à la fois de même 300 corps chimiques présents dans le
faire l’analyse absolument complète d’un vin vin ». Plus récemment, d’après Drawert, la
et de connaître les effets de tous ses consti- liste des substances identifiées ou présumées
tuants sur nos sens : nous en sommes loin. Si atteint « beaucoup de centaines », on dirait
ce résultat a été atteint d’une manière plus ou aujourd’hui de milliers. Pour les seules subs-
moins satisfaisante pour certains caractères, tances volatiles du chardonnay, une équipe
plus spécialement pour certains défauts qui australienne a identifié 180 composés. Une
sont alors de plus en plus rares, il n’est pas synthèse déjà ancienne (1988) des seuls com-
complètement réalisable, parce que tous les posés volatils, donc pouvant être olfactivement
constituants ne sont pas connus, parce que actifs, relève 111 hydrocarbures, 98 alcools,

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69

l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


91 composés carbonylés, 87 acides, 316 esters, substances mucilagineuses des vins blancs
23 lactones, 25 bases, 21 composés soufrés, liquoreux jeunes paraissent les rendre un peu
29 phénols, 20 furanes, 31 oxydes et 22 com- plus onctueux, peut-être plus gras.
posés divers ! En somme, plus la connaissance
avance et plus loin sont repoussées les inter-
prétations et les ex pl ications. Récem ment Interférences et équilibres
nous avons répertorié env iron trois cents
composés odorants particulièrement impor- des saveurs
tants, répartis en sept familles olfactives et
dix familles chimiques. « Le goût du vin est pour une grande part
Dans l’état de nos connaissances, il est le résultat d’un équilibre entre des goûts
donc plus sûr et plus simple, pour détermi- doux ou sucrés et des saveurs acides
ner les qualités d’un vin, de le soumettre à la et amères. La qualité est toujours en
dégustation plutôt que de prétendre l’analyser. rapport avec une certaine harmonie de
Ces remarques ne diminuent en rien le rôle ces goûts ; l’un ne doit pas (trop) dominer
technologique de l’analyse chimique qui reste l’autre. Cela est vrai pour des vins blancs
important : prévoir l’évolution d’un vin et fixer moelleux et liquoreux qui contiennent des
le mieux possible les soins à lui donner pour sucres réducteurs, mais cela est encore
que ses qualités naturelles se développent au vrai pour les vins blancs secs et pour les
maximum, ce que la dégustation qui saisit vins rouges qui ne contiennent pas de
seulement les qualités actuelles n’est guère en sucres. L’expérience montre en effet qu’au
mesure de faire. premier rang des substances du vin à
L’avantage dont dispose le dégustateur saveur sucrée, on doit placer l’alcool. » 
qui a des connaissances d’œnologie adaptées
vient de ce qu’il s’efforce toujours de rappor- Pendant des décennies d’enseignement, à
ter ses impressions à la constitution chimique, l’aide d’une série d’exercices pratiques appro-
de discerner dans la sensation d’ensemble les priés, l’École bordelaise a répété et répète
éléments constitutifs, les qualités et les défauts inlassablement cette démonstration, si bien
élémentaires et de les rapporter à des subs- que ces observations qui eurent d’abord valeur
tances chimiques définies dont il connaît les de loi originale sont par leur évidence deve-
origines, les évolutions possibles ou probables. nues des postulats. On ne s’aperçoit plus que
Il a appris à fixer dans sa mémoire les impres- cet énoncé nouveau, rédigé en 1949, fut dans sa
sions liées à un grand nombre de caractères simplicité le point de départ d’une conception
analytiques. différente de la constitution des vins, d’une
Si l’analyse de la charpente des vins fait éthique nouvelle de la qualité. Il contenait en
appel à des déterm i nations relativement germe les nouvelles doctrines qui, dans les
simples de groupes de substances sapides, dernières décennies, devaient révolutionner
celle des parties odorantes est très complexe. les techniques de vinification dans le monde
Il est possible d’interpréter avec quelque entier, avec plus ou moins de bonheur. À l’ère
approximation l’intensité et l’harmonie de de la solide acidité fixe, élément premier de
la saveur à partir de l’analyse. Mis à part le la conservation, devait succéder l’époque de
cas des quelques défauts directement mesu- l’acidité totale basse, facteur essentiel de la
rables, il n’en est pas encore de même pour les souplesse. Cet apport est probablement la
odeurs. seule véritable innovation œnologique depuis
Les colloïdes du vin ne semblaient pas Bacchus ou Noé. Elle marque les vins du
intervenir directement dans les caractères monde, qu’ils le sachent ou l’ignorent, qu’ils
organoleptiques, mais on a montré, depuis l’appliquent bien ou mal.
peu, le rôle essentiel de la structure et de la Le plus difficile à faire admettre fut peut-
taille moléculaire des composés phénoliques, être la réalité du goût sucré de l’alcool. La réti-
seuls ou associés aux polysaccharides. Les cence existe toujours. Cette douceur n’est pas

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70
le plaisir de percevoir

Exemple de vocabulaire « équilibre-dominante »

tout à fait de la même nature que le goût du autres avec 4° et 10° d’alcool (80 grammes par
sucre en cristaux. Elle est moins pure, moins litre). Il est alors évident pour tous que la saveur
exemplaire. L’alcool éthylique est sucré à faible du sucre est considérablement augmentée en
dose, et aux concentrations où il se trouve dans présence d’alcool ; elle paraît presque doublée
les vins, la saveur sucrée de l’alcool est impor- dans le premier cas. Par contre, 20 grammes de
tante. Redisons-le, il est aisé de constater que sucre par litre n’atténuent pas la saveur chaude
déjà à 4° (32 grammes par litre) une solution de dix pour cent d’alcool. Qui a pratiqué cet
alcoolique dans l’eau a une saveur nettement essai ne peut réfuter l’influence sucrée considé-
douce, sans que l’on puisse presque reconnaître rable de l’alcool. La première impression du vin
le goût particulier de l’alcool. On emploie pour en bouche, le moelleux de l’attaque doivent être
le définir les adjectifs douceâtre, doucereux, attribués à l’alcool.
exprimant une certaine fadeur. À concentration Les goûts sucrés et les goûts amers, ou
plus forte, la légère brûlure de l’alcool sur les encore des goûts sucrés et des goûts salés se
muqueuses modifie et altère un peu l’impression masquent réciproquement. Ce sont des phé-
purement sucrée. La meilleure démonstration nomènes d’interférence, de concurrence ou de
consiste à faire goûter comparativement trois compensation. Ces goûts s’atténuent récipro-
solutions contenant 20 grammes de saccharose quement, mais cependant on ne parviendrait
par litre, présentées l’une sans alcool, les deux pas à annuler deux goûts l’un par l’autre et à

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71

l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


produire une solution insipide par le mélange
de deux substances sapides. On les retrouve
côte à côte, simultanément, simplement un
peu amoindris. Si l’on acidifie une solution
sucrée, on diminue l’impression sucrée qu’elle
donne. D’un autre côté, si l’on sucre une solu-
tion acide, on affaiblit l’impression acide.
Cependant on distingue à la fois le sucré et
l’acide et on peut porter son attention, tour à
tour, sur chacun de ces goûts. Ces notions sont
assez courantes et il n’est pas besoin de beau-
coup insister. On a l’habitude de sucrer des
fraises, une salade de fruits ou du jus de citron
pressé pour rendre l’acidité supportable. Pour
un certain rapport des concentrations, par
exemple 20 grammes par litre de saccharose et
0,8 gramme d’acide tartrique, il est possible de
dire que la saveur sucrée équilibre la saveur Sauternes et roquefort : mariage des contraires
acide. Si l’on augmente la quantité d’acide, la pour un accord parfait.
saveur acide domine ; l’inverse est constaté si
l’on augmente la concentration en sucre. Une Pour la même raison, on sucre le café ou le thé,
boisson industrielle à base de jus de fruits doit cette fois pour compenser les goûts amers de la
parfois être acidifiée à l’acide citrique pour caféine et surtout des tanins.
paraître équilibrée. On peut prendre un autre exemple dans le
La position de l’équilibre est différente domaine des boissons apéritives : la grande
suivant la sensibilité personnelle aux deux richesse en sucre des vermouths a pour objet
saveurs. Le critère personnel d’appréciation de de compenser l’amertume du quinquina et des
cet équilibre dépend aussi des goûts acquis et des autres principes amers. En présence de sucre
habitudes de vie. Léglise l’a bien fait remarquer : l’amertume continue à être perçue mais la sen-
sation d’ensemble n’est plus désagréable. Par
« Dans les pays germaniques et
ailleurs, l’amertume donne de la saveur à une
scandinaves (il aurait pu ajouter
solution sucrée.
américains), l’équilibre jugé satisfaisant
L’effet du sucre est le même sur l’astrin-
comporte une forte dominance du
gence du tanin. Sa présence retarde le moment
sucre sur l’acidité. Il en est de même
où commencent à apparaître les goûts amers
partout pour les palais féminins et les
et astringents et d’autant plus qu’il est concen-
consommateurs des zones urbaines.
tré. Lorsqu’on goûte une solution de tanin à
Mais dans les couches rurales françaises,
1 gramme par litre, la perception tannique
où il reste encore de forts gosiers, c’est
est immédiate ; avec 20 grammes de sucre,
l’inverse qui est préféré. »
elle est retardée de deux ou trois secondes et
Pour rester dans les vins, l’ensemble des l’impression finale n’est pas diminuée ; avec
champagnes bruts contient en fait jusqu’à 40 grammes, l’action du sucre couvre le tanin
15 grammes de sucre par litre, pour adoucir pendant cinq à six secondes et l’astringence est
la v ivacité acide de ces v ins septentrio- atténuée. Par contre, l’alcool, loin de corriger
naux. Les cavas, les vins effervescents de l’astringence, en accentue plutôt la finale désa-
qualité d’Espagne, moins acides, sont moins gréable. De nombreux vins rouges modernes,
« dosés » et moins sucrés. Le goût sucré à 20 très tanniques, très alcoolisés, ont maintenant
ou 40 grammes de saccharose par litre efface quelques grammes de sucres résiduels, non
le caractère peu agréable de l’amertume donné directement identifiables, mais apportant un
par 10 milligrammes de sulfate de quinine. peu de douceur au vin.

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le plaisir de percevoir

Succession des perceptions des différentes saveurs Succession des perceptions des différentes sensations
(d’après P. Schlich, 2011) (d’après P. Schlich, 2011)

De petites quantités de sucre affaiblissent que davantage à l’arrière-goût ; l’astringence


le goût du sel ; à l’inverse, un peu de sel ren- est toujours accentuée par l’acidité. Le goût
force la saveur sucrée, observation bien connue salé, quant à lui, ne fait qu’accuser les excès
et mise à profit en pâtisserie. Le goût salé du d’acidité, d’amertume et d’astringence. Cette
vin est loin d’être négligeable. La masse saline additivité se manifeste également d’une autre
la plus forte est certainement représentée par façon. Au cours de dégustations réitérées, plus
le bitartrate de potasse. Une solution de bitar- on goûte les mêmes solutions acides ou amères,
trate semble n’avoir, de prime abord, qu’un ou présentant les deux saveurs à la fois, et
goût acide, mais par comparaison avec le goût plus court devient le temps de latence et plus
agressif et dur d’une solution d’acide tartrique ­agressives apparaissent ces saveurs.
non salifié, on perçoit très bien la sensation L’étude « Dominante temporelle des sen-
salée qui augmente la sapidité et la fraîcheur. sations » de Pascal Schlich (2011) nous fournit
Lorsqu’on goûte des solutions présentant une approche quantifiée de l’évolution des sen-
les goûts élémentaires, on constate rapidement sations en bouche : la temporalité. Il n’est pas
que le goût sucré est réellement le seul qui nécessaire de retenir les détails des travaux
nous procure une sensation agréable et que sur cette notion peu familière pour apprécier
nous recherchons. En fait, nous n’aimons, dès un vin mais la connaissance de leurs conclu-
la naissance, que ce qui est doux, moelleux, sions nous aidera à mieux le faire (figure ci-
sucré, souvent sans nous en rendre compte. dessus). La temporalité est un élément utile
On a parlé du sucre, « drogue douce ». Nous pour expliquer la forme des vins, c’est-à-dire
acceptons les autres saveurs dans la mesure l’intensité relative des sensations en début,
où elles sont faibles ou affaiblies par le goût milieu et fin de dégustation. On perçoit rapide-
sucré. Cependant, elles sont indispensables ment la sucrosité puis l’acidité et enfin, parfois
pour donner du volume gustatif à un mélange tardivement, l’astringence et l’amertume qui
et nous apprécions davantage un ensemble où ne disparaissent que très lentement.
sont réunis les goûts salés, acides et amers, Ces notions d’équilibre des saveurs, fon-
compensés par une saveur sucrée bien ajustée. damentales pour expliquer le goût des vins
En comparaison, la solution sucrée seule paraît (plus exactement pour définir la structure
fade et sans attrait. Nous aimons la complexité du support), mais qui s’appliquent aussi à
des saveurs où le goût sucré nous protège d’aci- tous nos aliments et nos boissons, peuvent se
dités et d’amertumes excessives. Quant au sel, représenter schématiquement par les formules
c’est un moyen de relever la fadeur doucereuse ci-­dessous (le signe ↔ signifie équilibre).
du sucre.
Goût sucré ↔ goût acide
Une autre notion importante est l’effet
Goût sucré ↔ goût amer
de sommation des saveurs désagréables.
Goût sucré ↔ goût acide + goût amer
L’amertume et l’astringence renforcent l’aci-
dité et la rendent excessive ; l’acidité couvre Cette formulation est essentielle dans la
d’abord l’amertume, mais celle-ci n’en ressort compréhension de tous les vins. Par simplifi-

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l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


cation, on peut omettre l’incidence du goût salé On doit distinguer le cas des vins blancs,
dans ces relations. Le sel n’est pas un amélio- ne contenant pas de sucres réducteurs, en fait
rant bien qu’anciennement son adjonction au moins de 1 à 4 grammes par litre, dits « secs »,
vin ait été pratiquée et autorisée comme adju- et le cas des vins blancs dont la fermentation
vant du collage au blanc d’œuf. On constate n’a pas été complète, qui ont gardé un résidu
expérimentalement qu’une addition de sel, à plus ou moins important des sucres des raisins
partir de la dose qui modifie la sapidité, ren- ou, plus rarement, ont été édulcorés avec du
force ­toujours la dureté et l’âpreté. moût. Ils sont connus commercialement sous le
nom de demi-secs, de moelleux, de liquoreux.
Dans le cas des vins doux naturels, vins de
Les équilibres des saveurs liqueur et mistelles, la fermentation a été inter-
rompue ou empêchée par addition d’alcool.
des vins blancs Pour les vins secs, l’équilibre de base est
simplement bipartite et peut donc s’écrire :
Les vins blancs, parce qu’ils ne possèdent
degré alcoolique ↔ acidité 
que peu ou pas de tanin, présentent par rapport
aux vins rouges des équilibres de saveurs sim- L’alcool représente la masse principale de
plifiés. Leur support est conditionné seulement saveur sucrée équilibrant l’acidité. Mais n’at-
par des substances à saveurs sucrées et par des tendez de personne que soit chiffré exactement
substances à saveurs acides. La formule « goût cet équilibre et que soient indiquées les valeurs
sucré ↔ goût acide » représente leur struc- d’acidité correspondant aux degrés alcooliques.
ture gustative de base. L’alcool seul dans les Cela n’est pas possible car l’équivalence n’est
vins secs, l’alcool et les sucres réducteurs dans pas linéaire et bien des facteurs interviennent,
les vins doux sont les éléments de la douceur en dehors même de question de goût personnel.
qui contrebalancent l’acidité. Nous l’avons déjà L’alcool n’agit pas comme un neutralisant
vu, le glycérol joue, en dépit de sa réputation, chimique de l’acidité. Sa saveur est complexe,
un rôle peu important. En raison de cette sim- il donne force et douceur, deux saveurs anta-
plicité de constitution, la dégustation des vins gonistes, et dans la gamme des hauts degrés
blancs paraît plus accessible au débutant, faci- l’effet de sa causticité, l’impression de chaleur
lement perdu dans les enchevêtrements des qu’il communique contrecarrent l’effet de sa
perceptions complexes des vins rouges. Aussi sucrosité ; il souligne alors davantage la nervo-
est-il conseillé d’aborder l’apprentissage de la sité que le moelleux. De plus, à acidité titrable
dégustation par les vins blancs et d’aller ainsi égale, la saveur acide peut varier en fonction de
du plus facile au plus difficile. la fraction salifiée (c’est-à-dire finalement du

Les vins blancs secs


Teneur en sucres et dénominations
Les vins blancs, en particulier lorsqu’ils À partir des recommandations de l’Union européenne et des
sont secs, ont généralement des « formes » plus usages, on peut retenir la classification ci-dessous :
simples que celles que suggèrent les vins rouges • Sucres inférieurs à 4 g/l → vins secs
lorsqu’ils sont en bouche ; il leur manque la • Sucres de 4 à 12 g/l → vins demi-secs
dimension des saveurs amères et astringentes. • Sucres de 12 à 45 g/l → vins demi-doux
D’autre part, les rapports des arômes et du • Sucres de 45 à 100 g/l → vins doux
support sont plus faciles à saisir pour les vins • Sucres supérieurs à 100 g/l → vins extra-doux
blancs, l’impression aromatique finale n’étant Les expressions « moelleux » et « liquoreux » ne sont pas
pas couverte par la persistance tannique. réglementaires, bien que très usuelles dans les régions
Certains vins rosés de faible macération productrices de ce type de vin (Sauternes, Monbazillac…)
s’apparentent plus à la constitution des vins où le terme « doux » est localement perçu comme
blancs qu’à celle des vins rouges et donnent la légèrement péjoratif.
même image gustative peu compliquée.

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le plaisir de percevoir

au début des années soixante-dix. Plus récem-


ment, depuis une dizaine d’années, on revient
vers des vins beaucoup moins acides, vers 3,5 ou
4 grammes par litre, parfois moins, plus souples
mais toujours secs. Cette évolution découle à
la fois des préférences des consommateurs et
de nombreuses modifications convergentes
des techniques (maturité plus grande, petites
macérations de pellicules…). Ces phénomènes
de balancier, nullement spécifiques à Bordeaux,
peuvent surprendre ; ils ne sont que la mani-
festation de la diversité des goûts en matière de
structure des vins blancs, beaucoup plus grande
que pour les vins rouges. Producteur et consom-
mateur ont parfois des difficultés à évoluer de
façon synchrone, l’équilibre finit toujours par
s’installer, pour se déplacer à nouveau.
Ces équilibres ont fait l’objet de nom-
breuses expressions verbales et/ou graphiques.
Aucune n’est parfaite mais elles aident à mieux
percevoir ces équilibres, faussement simples.
Ces formulations prolongent la perception des
saveurs, elles ne doivent en aucun cas les com-
mander, par exemple en cherchant l’équilibre
convenant à tel mot. Le mot doit venir après la
sensation. Nous ne le redirons jamais assez :
toute dégustation est d’abord une activité
­sensorielle et après – et seulement après – une
activité « intellectuelle ».
En s’inspirant de Max Léglise, spécialiste
Dans un vin blanc sec, l’équilibre se fait entre l’alcool et l’acidité. des grands vins blancs de Bourgogne, on peut
représenter graphiquement les divers équilibres
pH) et de la nature des acides. L’acidité d’un vin qui régissent la constitution du support des vins
est acceptée ou non suivant qu’elle est surtout blancs secs par le diagramme ci-dessous.
malique, ou tartrique. Un vin blanc qui a effec-
tué la fermentation malolactique paraît toujours
moins acide qu’un autre vin de même acidité
ayant gardé son acide malique.
Ce sujet des équilibres acides des vins blancs
de Bordeaux a fait l’objet de nombreuses varia-
tions depuis une cinquantaine d’années. Dans
les années cinquante on trouvait des vins de
Sémillon avec 3,5 grammes d’acidité totale par
litre, paraissant mous et sans fraîcheur, souvent
décrits comme « sucrés » bien que dépourvus de
sucres. En modulant diverses techniques cultu-
rales (redécouverte du sauvignon, vignes mieux
fertilisées) et œnologiques (vendanges plus pré-
coces, sulfitage bien géré, débourbage…), on Les équilibres acidité-alcool des vins blancs secs
va vers des vins de 5 à 5,5 grammes par litre (d’après Léglise)

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l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


L’axe de l’acidité croissante croise l’axe des conséquences de ces équilibres : les vins blancs
degrés croissants. Sont ainsi délimitées quatre secs, étant dépourvus de tanin, tolèrent des
catégories correspondant à des types variés de acidités beaucoup plus élevées que celles des
vins blancs secs : maigre, dur, lourd, plat – puis vins rouges ; dans certains types de vins blancs
toutes leurs nuances. qu’on appelle tendres, de petites quantités
Nous avons repris ce schéma en réutilisant de sucre, 3 à 5 grammes par litre, suffisent à
la notion centrale d’équilibre (diagramme ci- masquer une acidité qui serait un peu forte pour
contre). Le vocabulaire s’étoffe, toujours autour des vins tout à fait secs ; les vins blancs liquo-
des mêmes idées de base, les plus simples et reux supportent plus d’acidité que les vins sans
donc les plus utiles. sucre. Ainsi les sauternes ont couramment 4,5
à 5 grammes d’acidité totale. Une insuffisance
d’acidité ou un excès de liqueur fait apparaître
ces vins mous, sirupeux et sans nerf.
Il faut que l’impression que laisse un vin
moelleux se rapproche de celle des raisins que
l’on croque. Le moelleux estompe l’acidité et la
transforme en fraîcheur, et la légère excitation
acide corrige la lourdeur et l’épaisseur sucrées.
La partie aromatique est ainsi mise en valeur par
un heureux rapport des saveurs, car il faut sou-
ligner à nouveau que dans cet équilibre inter-
viennent les sensations olfactives. L’harmonie
du support est complétée par l’harmonie de la
phase odorante. Un arôme intense, un bouquet
Les mots de l’équilibre gustatif des vins blancs secs
très fin peuvent masquer les défauts éventuels du
support, tandis qu’ils sont plus apparents dans
les vins pauvres en arôme et en bouquet.
Les vins blancs doux Quelques rares grands vins blancs sont si
bien pourvus en principes aromatiques que leur
Les goûts des vins blancs moelleux et flaveur est harmonieuse même si leur acidité
liquoreux, des vins rosés ayant de la douceur, est forte ou même si elle est faible. Un arôme
des vins doux naturels posent des problèmes intense peut couvrir des écarts de structure.
d’équilibre plus complexes entre le goût sucré Les vins aromatiques tirent originalité de ce
et le goût acide. qui serait pour d’autres un manque d’équilibre.
Pour ces vins, la formule : « goût sucré ↔ goût
acide » peut s’écrire :

degré alcoolique + sucre ↔ acidité

Trois facteurs sont impliqués et les rap-


ports sont tripartites. À l’équilibre entre le
goût sucré et le goût acide s’ajoute un autre
équilibre qui lie le sucre et l’alcool : « degré
alcoolique ↔ sucre ». Plus un vin est riche en
sucre, en effet, et plus son degré alcoolique
doit être élevé pour qu’il paraisse harmonieux.
Le goût doucereux du sucre doit être compensé
par davantage de chaleur, de vinosité. Le désé-
quilibre des petits vins blancs qui paraissent
trop sucrés pour leur degré s’explique ainsi ;
Les équilibres triparties des vins blancs moelleux
la saveur sucrée y domine tout le reste. Autres et liquoreux

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le plaisir de percevoir

Certains ice wines canadiens, très sucrés, très et astringentes, ce qu’on peut écrire sous la
aromatiques et parfois très acides constituent forme raccourcie :
un cas intéressant d’équilibre non traditionnel
goût sucré ↔ goût acide + goût amer
réussi. À l’opposé, on n’arrive pas à donner à
des vins blancs neutres, inodores, un équilibre Pour illustrer de façon didactique l’équi-
gustatif acceptable et à les rendre agréables, libre entre ces saveurs opposées et pour
quel que soit l’équilibre du support, en raison montrer le rôle important joué par l’alcool dans
de l’absence de constituants odorants. le goût sucré, on se doit de conseiller de monter
la manipulation suivante, un des exercices pra-
tiques de l’enseignement de la dégustation.
Les équilibres des saveurs Un volume d’un vin rouge gustativement
équilibré est distillé en laboratoire. Pour ce
des vins rouges faire, on le porte à ébullition dans un ballon
servant de chaudière, ou mieux on y fait bar-
Les vins rouges sont des vins de macé- boter un courant de vapeur d’eau dans un
ration, de véritables décoctions de peaux de dispositif approprié ou on distille sous vide, à
raisins noirs et de pépins. Les saveurs plus basse température. La partie volatile entraî-
ou moins amères et astringentes extraites née est condensée dans un réfrigérant ; elle
de ces tissus solides sont spécifiques aux contient avec l’eau distillée tout l’alcool du
vins rouges. En conséquence, leur équilibre vin et les substances volatiles odorantes. Le
gustatif n’est plus celui du pur jus de pulpe résidu restant dans le ballon correspond au
fermenté. L’intensité des goûts sucrés doit vin concentré, privé de son alcool. Ces deux
équilibrer dans ce cas la somme des intensi- liqueurs (pour employer le langage des anciens
tés des saveurs acides et des saveurs amères chimistes), après refroidissement, sont rame-

Les tanins et l’astringence ajoutent une composante à l’équilibre des vins rouges.

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77

l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


nées au volume initial avec de l’eau pure. On se
trouve finalement en présence de deux liquides :
l’un, le résidu, la vinasse, contenant les acides
fixes et les tanins au même taux que le vin et
ne contenant pas d’alcool ; l’autre, le distillat,
constitué pratiquement d’eau et d’alcool dans
les mêmes proportions que dans le vin de base.
Lorsque l’on porte ces deux liquides à la bouche,
on est surpris des saveurs violemment opposées
qu’ils présentent et de la différence avec le goût
du vin lui-même. Le distillat donne une sensa-
tion douce, moelleuse, avec en plus la chaleur,
la vinosité de l’alcool mêlée à une certaine
Les équilibres acidité-astringence-moelleux des vins rouges
(d’après André Vedel)
Essai de définition graphique des termes relatifs à
l’équilibre (d’après André Vedel)

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le plaisir de percevoir

tion à peu près identique avec les « vins sans


alcool », donc dépourvus de sucrosité.
Le même essai fait avec un vin blanc sec
permettrait de la même manière de juger
l’agressivité de sa saveur acide brute, non
­compensée par l’alcool.
Si dans la dégustation d’un vin rouge, son
degré étant insuffisant, l’acidité et l’amertume
dominent, on a l’impression de retrouver plus
ou moins le goût du résidu et le vin est qualifié
de dur, âpre, astringent. Par contre, si l’acidité
et les tanins sont faibles, le goût du distillat
ressort, le vin pourra être jugé trop souple
et taxé de lourdeur et de mollesse. À chaque
Divers équilibres entre le degré, l’acidité dégustation d’un vin rouge, pour bien définir
et le tanin dans les vins rouges. l’équilibre du support, on essaiera de détermi-
Les flèches en trait continu représentent des positions
d’équilibre, celles en trait discontinu des positions de ner, à la lumière de ces observations, quel est
déséquilibre le goût véritablement dominant. Est-ce celui du
résidu ? Et alors, le vin paraîtra maigre, acerbe,
fadeur. Le résidu au contraire a une acidité, une astringent. Ou est-ce celui du distillat ? Et alors,
verdeur, une dureté inattendues, franchement l’emporteront la vinosité, le coulant et éventuel-
insoutenables ; il n’est pas buvable. Il a suffi lement la mollesse. Ou bien a-t-on, enfin, une
d’une simple distillation pour séparer, pour bonne sensation d’harmonie ? Nous recom-
dissocier les substances à goûts acides, amers mandons cette manipulation de distillation à
et astringents du vin rouge de ses substances à qui veut comprendre la conformation sapide du
goût sucré, et pour rendre tangible cette notion vin. Elle étonne et donne chaque fois à décou-
d’équilibre. On comprend dès lors que le vin de vrir et à réfléchir sur l’évidence renouvelée de
base n’était agréable que parce que son acidité ces notions d’équilibre. Elle devrait être obli-
et son amertume de constitution étaient équi- gatoire pour toute personne ayant l’intention
librées par son taux d’alcool. On a une sensa- de s’exprimer (publiquement) sur les vins ! Qui
a éprouvé l’agression acide et astrictive d’un
vin rouge débarrassé de son alcool ne l’oublie
­certainement pas.
Il faut remarquer à ce sujet que les vins
sont parmi nos boissons à la fois les plus acides,
les mieux pourvues en tanin et les plus alcoo-
lisées. On comprend, après l’expérience pré-
cédente, qu’ils ne sont buvables et agréables
à boire avec une telle constitution, que parce
que leurs degrés alcooliques sont élevés par
rapport aux autres boissons fermentées.
Les cidres pèsent généralement moins que
les vins ; un peu de sucre y est apprécié pour
neutraliser l’acidité de certaines pommes, ou
bien un peu de gaz carbonique leur confère une
fraîcheur acidulée. Les bières sont beaucoup
moins acides que les vins et d’ailleurs de degrés
plus faibles ; ce sont ici l’acidité carbonique
Exemple d’équilibre des vins rouges
et l’amertume du houblon qui contre­balancent
(d’après Sentosphère) le sucré alcoolique. Pour rester dans les

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l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


Équilibres et indices de souplesse
On peut essayer de quantifier ces formules d’équilibre en Ces sept vins ont le même indice de souplesse égal à 6,
exprimant l’alcool par « titre alcoométrique volumique » valeur considérée comme caractéristique d’un vin souple.
(TAV en % vol.), l’acidité par l’acidité totale (en grammes • Le vin A possède un équilibre de « petit vin, mou et plat »
d’acide sulfurique par litre) et les tanins par l’indice de alors que le vin D est un « gros vin, mordant, épais » et
polyphénols totaux (IPT/16 = tanins en grammes par que B et C sont probablement plus proches d’un équilibre
litre. Cette valeur 16 revient à exprimer l’IPT en « tanins classique.
Masquelier » c’est-à-dire en tanins de raisins.) • Les trois vins E, F et G montrent qu’il est possible d’avoir
Cette formule ne revendique aucune rigueur mathématique un vin souple avec des acidités basses et des tanins élevés
mais elle constitue un bon outil de réflexion sur la structure ou l’inverse.
des vins. Ribereau-Gayon et Peynaud ont, par exemple, Le grand apport de cette analyse de l’équilibre des vins a été de
proposé l’indice de souplesse (IS) : montrer que chaque vinificateur, peut s’orienter vers des vins
IS = TAV – (AT + Tanins) équilibrés avec ou sans dominante sucrée, acide, tannique.
Le « tanin » est exprimé en grammes et AT désigne l’acidité Rappelons que cet équilibre à trois composantes est
totale. largement modifié à la dégustation par la qualité des tanins,
Si IS > 5-6, on a alors un vin « souple ». par la teneur en CO2, acidité volatile, en acétate d’éthyle,
Si IS < 4, on a alors un vin « dur ». en SO2, en sulfates… et par la richesse olfactive générale.
Exemples : Cet autre équilibre entre structure « en bouche », appréciée
par les saveurs sucrée, acide et amère, doit être complété par
TAV AT Tanins IS l’équilibre entre saveurs et odeurs. Une (trop) forte structure
A 11 2,8 2,2 6,0 tannique sans richesse olfactive correspondante produit
une décoction tannique très éloignée du vin équilibré. Cette
B 12 3,2 2,8 6,0
déviation est classique lorsque l’on recherche à élaborer des
C 13 3,6 3,4 6,0 grands avec des « petits » raisins.
Cette réflexion sur l’indice de souplesse peut et doit orienter
D 14 4,0 4,0 6,0
chacun vers l’équilibre optimal, avec ou sans dominante
E 12,5 3,6 2,8 6,1 sucrée, acide ou tannique. Seul cet équilibre bien choisi
permet de mettre en valeur la finesse, le fruité. J. Ribéreau-
F 12,5 3,2 3,2 6,1
Gayon disait parfois que tel vin avait du « grain », parce qu’il
G 12,5 2,8 3,8 6,0 évoquait le raisin. On ne saurait utiliser de meilleure image
pour caractériser les vrais bons vins de tous styles.

équilibres des saveurs de nos boissons, le jus de d’équilibre, est celle des vins souples, pour les-
raisin ne constitue une boisson agréable avec sa quels domine le caractère moelleux. La partie
très forte richesse en sucre que s’il a une acidité inférieure du graphique correspond aux vins
suffisante ; son insuccès relatif comme boisson laissant une impression globale de dureté, qui
rafraîchissante est peut-être dû à la mécon- peut être due selon le cas à un excès d’acidité
naissance de ces principes d’équilibre, valables (portion gauche du graphique) ou à un excès de
pour toutes les boissons. tanin (portion droite) ou éventuellement, cela
Cet équilibre tripartite des vins rouges n’est pas exclu, à un excès des deux. Le second
est plus difficile à représenter par graphiques graphique permet de comprendre comment
dans le plan. On contourne ces difficultés par une bonne position d’équilibre peut être
divers artifices de dessins plans. L’essentiel est obtenue pour toute une série de constitutions
de se poser la question : où est situé ce vin ? différentes. À un degré d’alcool donné, l’équi-
Notre cerveau trouve alors les repères qui lui libre gustatif est aussi bien réalisé dans le cas
conviennent, les mots les plus justes. Dans la d’un taux d’acidité relativement élevé accompa-
figure précédente que l’on pourrait aussi tracer gné d’une tannicité faible, que dans celui d’une
sous forme triangulaire, la partie supérieure forte quantité de tanin compensée par une
à la ligne pointillée qui représente la position acidité très modérée. Entre ces deux extrêmes

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80
le plaisir de percevoir

représentés sur le graphique par l’inclinaison Et les vins rouges « sucrés » ?


de la flèche mobile autour du point d’équilibre L’immense majorité des vins rouges sont secs, avec moins
considéré comme un axe, existent de nom- de 3-4 grammes de sucre par litre, souvent par obligation
breuses situations intermédiaires représentant réglementaire. Il existe cependant quelques vins rouges
toutes un équilibre satisfaisant. « sucrés ». Rares dans les « vieux » pays viticoles, ils sont
L’interprétation de ce graphique revêt plus fréquents dans d’autres lieux moins traditionnels,
une g rande importance pratique, car el le souvent issus de surmaturation sur souche ou après récolte,
donne au vinificateur la clef de la réalisation par « passerillage ». On retrouve les équilibres décrits à
de vins équilibrés en fonction de leur type. propos des vins blancs, avec l’interférence des tanins qui
Lorsqu’on cherche à faire des vins rouges atténuent la douceur des sucres. Le cas plus délicat se
dont les caractères dominants seront le fruité présente avec les « nouveaux vins rouges » présentés comme
et la fraîcheur, et qui seront bus en primeur secs mais ayant 5 à 10 grammes de sucre par litre. Avec de
ou au cours de la première année, on réa- fortes teneurs en tanins et une dégustation rapide, ils ne
lisera, en limitant la macération, des vins paraissent pas « sucrés » mais « très gras », très flatteurs
ayant un indice de tanin faible et conservant en fait mais un peu trompeurs, même avec l’autorisation
une acidité suffisante. réglementaire de leur secteur d’origine.
À l’inverse, lorsqu’on veut produire des
vins de garde, de long vieillissement sous bois
puis sous verre, on recherchera les techniques de tionnent ; les vins les plus durs sont ceux qui
vinification accentuant la macération et la sont à la fois acides et riches en tanins ; une
richesse tannique. Le tanin des bons cépages grande richesse en tanins se supporte mieux si
est le garant de la longévité. En contrepartie l’acidité est faible et le degré élevé.
leur acidité devra être basse pour satisfaire Une autre conséquence est implicite dans
la position d’équilibre. On pourrait donner ces notions d’équilibre : le rôle d’un degré
divers corollaires de cette loi fondamentale : alcoolique suffisamment élevé. Le degré est
un élément de la qualité, non par le goût de
« Moins un vin rouge a de tanins et plus
l’alcool lui-même, mais par le meilleur équi-
il supporte l’acidité (nécessaire à sa
libre qu’il permet d’obtenir. Un fort degré cor-
fraîcheur). Plus un vin rouge est riche en
respond aussi à des raisins plus riches et plus
tanins (nécessaires à son développement,
mûrs. Le sucrage traditionnel, moyen déjà
à sa longévité) et plus son acidité doit être
ancien d’amélioration, a fortement contribué
basse. Un taux de tanins élevé associé à
à donner à l’amateur le goût du vin souple
une forte acidité donne les vins les plus
et vineux. En matière de vins de garde, le
durs et les plus astringents. »
sucrage doit être considéré bien plus comme
On a essayé de d ifférentes manières un correcteur des cépages à caractères tan-
d’établir, entre les éléments intervenant dans niques, que comme un améliorant des ven-
la souplesse et le gras, un rapport suscep- danges acides. C’est un point de vue qui n’a
tible d’exprimer ces qualités par une valeur pas toujours été bien compris. De trop excès
chiffrée, et de définir une sorte d’indice de inverses récents – trop d’alcool imposant trop
souplesse. de tanins – ne font que renforcer cette analyse
La valeur de cet indice permet de confir- ancienne.
mer les remarques précédentes sur la notion
d’équilibre. Nous n’hésitons pas à les répéter
en raison de leur importance fondamentale. Le Les équilibres des odeurs
dégustateur ne peut progresser dans sa spé-
cialité s’il ignore ces lois de base de l’équilibre L’arôme d’un grand vin jeune, ou son
des saveurs. bouquet quand il a vieilli, a une grande com-
Un vin supporte mieux l’acidité lorsque plexité et ne se laisse pas facilement décrire.
son degré alcoolique est plus élevé ; les goûts Un dégustateur exercé y reconnaît par un
acides et les goûts amers et astringents s’addi- examen attentif une succession de parfums

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81

l’équilibre des couleurs, odeurs et saveurs


Le cuvier, lieu de naissance du vin (Château Margaux).

rappelant l’odeur de telle fleur, de tel fruit, et tifier correctement plus de trois à cinq odeurs
distingue par exemple des notes odorantes par produit.
grasses, acides, éthérées, épicées, etc. Il y a On peut énoncer cependant q uelq ues
souvent dans le bouquet d’un vin, comme dans règles expérimentales des mélanges odorants.
tout parfum, une dominante. Mais un mélange La première concerne l’addition des odeurs.
de plusieurs odeurs équilibrées peut réagir à Souvent les intensités odorantes s’ajoutent et
l’odorat de manières très diverses. Les lois du un mélange d’odeurs peut être plus odorant
mélange des odeurs, de leurs interférences ne que les parties composantes. La meilleure
sont pas totalement définies. démonstration consiste à mettre en solution
Dans un mélange expérimental d’odeurs, quelques substances odorantes à des concen-
quelques-unes d’entre elles restent détectables trations inférieures à celles de leurs seuils de
comme si elles dominaient les autres mais la sensation, c’est-à-dire à des taux où indivi-
plupart se perdent dans la foule et l’anony- duellement elles ne sentent rien : la liqueur de
mat, soit qu’elles se masquent mutuellement mélange a cependant une odeur très nette. On
de sorte qu’il devient impossible de les identi- peut dire dans ce cas que les intensités odo-
fier, soit que leur influence demeure inférieure rantes s’ajoutent. Mais on observe aussi des
au seuil de sensibilité à partir duquel elles se phénomènes de synergie, c’est-à-dire d’exal-
manifestent. L’ensemble constitue un com- tation mutuelle des odeurs. Les terpènes des
plexe non analysable où quelques éléments cépages aromatiques du type Muscat peuvent
seulement sont reconnaissables, mais où tous être pris à ce sujet comme exemples. L’odeur
contribuent à créer cette odeur particulière. f leurie du linalol est perçue dans une solu-
En fait, un mélange harmonieux de plusieurs tion sucrée et acide rappelant la constitution
odeurs forme un tout, un parfum nouveau inat- du jus de raisin à partir de 50 à 100 micro-
tendu dont il est difficile d’identifier les consti- grammes par litre, celle du géraniol à partir
tuants. Il est cependant clairement reconnu par de 130, celles du nérol et du terpinéol à partir
les spécialistes des analyses olfactives, dont les de 400 ; quant aux oxydes de linalol, il faut 1
parfumeurs, qu’il est quasi-impossible d’iden- à 5 milligrammes par litre pour les sentir. Or

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82
le plaisir de percevoir

le mélange de ces cinq substances possède tions artificielles. De telles pratiques sont bien
un seuil olfactif plus bas que la moyenne de entendu illicites et répréhensibles, mais de plus
ces cinq seuils, puisqu’il est de l’ordre de elles sont souvent vaines.
200 à 250 microgrammes par litre suivant le On a vu que lorsque l’on goûte un vin
pourcentage de linalol. Donc des odeurs de la l’odorat participe à l’impression de goût ; on
même famille sont non seulement susceptibles a nommé ces sensations « gusto-olfactives ».
de s’additionner, mais encore de se renforcer. Il est certain que les substances odorantes
Les autres lois concernent l’identification ont part aussi aux impressions de sapidité,
des odeurs en mélange. Ici deux réactions de corps, de gras. Si l’on enlève à un vin tous
contraires peuvent s’observer. Lorsque des ses constituants odorants en le traitant par un
odeurs dissemblables mais d’intensités com- solvant, il est du même coup très amaigri, bien
parables sont mêlées, elles peuvent être retrou- qu’on ait peu modifié son équilibre analytique
vées individuellement dans l’odeur de leur fondamental.
mélange, selon que l’une ou l’autre, à tour de Une autre observation ne manque pas
rôle, est le centre de l’attention. Il s’agit dans ce d’étonner : les substances fixes qui consti-
cas d’odeurs non miscibles. tuent l’extrait du vin agissent également sur
Inversement d’autres odeurs se masquent, l’intensité de l’odeur. Jean-Noël Boidron le
s’annulent. C’est aussi une question de pro- montre à ses élèves en leur faisant sentir 300
portions ; une concentration plus grande d’une milligrammes d’alcool isoamylique en solu-
substance odorante dans le mélange ou, à tion aqueuse et, comparativement, dans un
concentration égale, une substance plus inten- vin débarrassé totalement de ses substances
sément odorante, efface la présence d’une autre volatiles par distillation sous vide ; l’odeur de
odeur. On constate expérimentalement que le cet alcool est affaiblie dans le second cas. Le
seuil d’identification d’un corps odorant est for- fait est connu encore pour le sucre qui, à doses
tement déplacé, donc que son odeur est affectée, élevées, diminue généralement l’intensité odo-
par mélange avec d’autres produits odorants. rante (il y a des exceptions pour l’odeur de cer-
Les observations suivantes relatives à l’acé- tains terpènes qu’au contraire le sucre exalte).
tate d’éthyle, ester qui confère spécifiquement On peut parfois envisager « le goût de cer-
leur défaut aux vins atteints d’acescence, sont taines odeurs » :
de bons exemples d’interactions olfactives. • odeurs « douces, sucrées » : framboise,
En solution aqueuse, on retrouve facilement caramel ;
l’odeur d’acétate d’éthyle pour des concentra- • odeurs « acides » : citron, agrume, herbe
tions de 30 milligrammes par litre. En solution écrasée ;
alcoolique titrant 10°, le seuil de sensation est • odeurs « amères » : brûlé, torrefaction.
modifié et on ne retrouve l’odeur que pour En restant dans ce domaine des équilibres
40 milligrammes ; l’odeur propre de l’alcool d’odeurs, redisons encore l’opposition qui
éthylique masque donc les autres odeurs et existe dans les vins entre les arômes fruités
on voit à cette occasion comment un degré et la constitution en tanins ; cette notion doit
alcoolique trop élevé peut diminuer l’intensité servir de guide à tout vinificateur. En appli-
odorante d’un vin. Si l’on ajoute à la solution quant à une même vendange rouge des modes
d’acétate d’éthyle un autre ester à odeur forte d’élaboration différents, on peut obtenir en
il faut alors 150 milligrammes au litre pour fonction de l’importance de la macération et
pouvoir identifier l’acétate. Enfin dans les vins pour ainsi dire à sa guise, un vin blanc, un
son odeur n’apparaît que pour 160 ou 180 mil- vin rosé, un vin rouge léger, un vin rouge
ligrammes. Plus le mélange d’odeurs est com- corsé. Le vin blanc est le plus aromatique et
plexe et celles-ci intenses, et mieux l’odeur l’arôme vif de fruit décroît progressivement
particulière de l’acétate d’éthyle est masquée. jusqu’au vin rouge de garde dont l’arôme est
La f usion harmon ieuse des parf u ms plus lourd et moins éthéré. Des travaux récents
normaux du vin explique la grande difficulté à ont confirmé ces interactions entre compo-
augmenter le bouquet naturel par des fabrica- sés aromatiques et macromolécules inodores.

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Ces phénomènes de masquage ou de synergie par un excès de composés phénoliques, d’une
existent en vinification. L’excès de tanins, d’al- grande longévité, mais qui restera toujours
cool, d’extraction… étouffe plus ou moins les amer et astringent, et qui représente un type
arômes de fruit, plus délicats que puissants. de vins anciens ; enfin le vin équilibré, plus
Il existe ainsi une sorte de balance entre difficile à réussir qui, sur le support tannique
les arômes de fruits venant des raisins et les nécessaire à la sapidité et à la conservation,
arômes boisés et tanniques des composés doit garder la fraîcheur de son arôme primaire.
phénoliques. L’arôme primaire d’un vin rouge Le goût de bois fourni par le fût de chêne
est d’autant plus marqué et agréable que le et l’arôme vanillé qu’il libère plus tard sont
vin est moins corsé et que le caractère tan- intimement liés au bouquet de certains grands
nique est plus faible. Le tanin efface le fruit. vins, à tel point qu’ils peuvent faire illusion
Suivant son taux de tanins, donc suivant le et représenter pour certains amateurs le vrai
mode de vinification, un vin rouge sera fruité critère du vin vieux. Dans la tendance actuelle,
ou au contraire présentera l’odeur et le goût il doit rester discret et augmenter seulement la
de l’écorce, de la tige, du pépin, que nous complexité aromatique sans être jamais domi-
appelons goût ligneux. On peut dire aussi que nant ; l’effet du bois est alors bénéfique, mais
« l’on goûte avec les yeux » – les dégustations s’il emporte, il devient caricatural.
« à l’aveugle », au sens strict habituel, sont On tirera la conclusion de ces articles sur
amusantes mais très perturbantes. les équilibres par la formule : « Dans un bon
D’où trois catégories principales de vins vin, tout doit être harmonieux ; la qualité est
rouges : les vins à saveur de cépage, peu corsés toujours suspendue à un jeu subtil d’équilibres
et à boire jeunes ; à l’opposé le vin marqué de saveurs et des odeurs. »

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Le plaisir de
juger

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« Les civilisations du vin sont fines et délicates. C’est qu’elles respectent
les plus précieuses valeurs humaines, le temps, la patience, le goût, le
jugement. »
André Maurois

Quelles
dégustations ?
Nos sens ayant perçu des sensations, nous que ces mots concernent à la fois saveurs et
pouvons juger, estimer, jauger le vin. C’est un odeurs, par le sens du goût et de l’odorat. Ils
plaisir, encore plus grand s’il est bien compris. sont à la fois analytiques – discerner des carac-
Donc allons vers un peu d’apprentissage, ou de tères –, et qualitatifs – définir des qualités et
perfectionnement. trouver un plaisir. Il en est toujours ainsi, si on
Peut-on considérer que les trente milliards met bien entendu de côté le sens récent (1916)
de verres de vin servis chaque année en France de déguster = subir, souffrir qui ne fait pas
– soit 1 200 verres par seconde ! – sont dégus- partie des objectifs de ce livre !
tés de la même façon ? Non. Ces dégustations Pou r i nformat ion, on peut i nd iq uer
relèvent-elles des mêmes mécanismes ? Oui. quelques traductions pour naviguer dans le
Comment réussir au mieux toutes ces dégusta- monde très international du vin :
tions, le plus simplement possible, pour en avoir • Dégustation : degustazione, assagio (italien),
le maximum de plaisir ? Essayons d’observer les degustacion, cata (espagnol), weinprobe
solutions existantes et/ou à améliorer. (allemand), degustaçào, prova (portugais),
tasting (anglais)…
• Dég ustateu r : assag iatore, deg ustatore
Pourquoi déguster ? (italien), catador (espagnol), weinverkoster
(allemand), provador, degustador (portugais),
Commençons par quelques définitions winetaster (anglais)…
trouvées dans quelques bons dictionnaires Pour essayer de clarifier la présentation
pour bien cerner le sujet. « Déguster » et des innombrables types de dégustation, il est
« dégustation » dérivent du latin degustare possible de les répartir en quelques groupes.
(de = accomplissement et gustare = goûter), On distingue ainsi :
et expriment ainsi l’acte de goûter. Il convient • la dégustation « professionnelle » et celle
de procéder en connaisseur, avec attention et d’« amateur » ou, autrement d it « pour
lentement, pour discerner et apprécier qualité affaire » ou « pour le plaisir », même si les
et plaisir de l’aliment, de la boisson, voire d’un deux attitudes peuvent être complémen-
livre. On parle aussi de proximité avec « savou- taires ;
rer », pour apprécier pleinement, trouver un • les dégustations pour différencier, décrire,
plaisir. Ces formes, et d’autres aujourd’hui noter/classer, sélectionner/éliminer ;
très rares comme « dégustatif », sont très • la dégustation de façon globale ou sélective ;
anciennes, depuis le xii e siècle, mais déguster, • celle seul, en groupe, petit ou grand ;
dégustation, dégustateur/trice ne sont usuels • celle à la vigne, au chai, au magasin, à table ;
que depuis le xix e siècle. On notera au passage • etc.

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87

?quelles dégustations
Dans tous les cas, les caractères des vins bons et les mauvais vins le sont en toutes cir-
– les stimuli – et les fonctionnements des sens constances.
– les perceptions – sont pratiquement équiva- De même que le coup d’œil du spécialiste
lents mais leurs perceptions et surtout leurs de la vigne peut voir en quelques secondes le
expressions peuvent être très différentes. Il terroir, le cépage, la vigueur, les maladies, le
convient de la savoir et de le mettre en œuvre potentiel qualitatif d’un cep de vigne, le coup
pour avoir les dégustations à la fois utiles et de nez du dégustateur perçoit la structure d’un
agréables. vin, un peu de son passé, beaucoup de son
Le plus grand nombre de dégustations futur et l’essentiel du plaisir qu’il peut donner.
est fait pour soi-même, ou pour un tout petit Utilisons au mieux cette extraordinaire puis-
groupe de personnes avec qui on partage une sance des dégustations dans leur diversité.
bonne bouteille. Là est l’essentiel des dégus- Pour être le plus clair possible, nous
tations, le plaisir partagé. Nous verrons que sommes amenés à une distinction forte entre
quelques dispositions simples permettent de deux principes méritant d’être précisés avant
presque toujours mieux apprécier l’agrément de voir en détail tous les cas de dégustation : la
de chaque gorgée tout en se réservant le droit dégustation – au sens strict – et l’analyse senso-
essentiel de rejeter tout produit ne convenant rielle, reliés à l’analyse chimique.
pas, en comprenant pourquoi. Notons qu’il est
plus juste et plus raisonnable de parler d’agré-
ment, de convenance plutôt que de « bon » ou Dégustation et analyse
« mauvais », trop définitifs.
À l’inverse, il existe un nombre considé- sensorielle
rable de types de dégustations faites pour
les autres. Nous trouvons là toute la série de L’analyse sépare, décompose, examine en
dégustations dites professionnelles pratiquées détail. C’est aussi vrai pour l’analyse chimique,
par les viticulteurs, courtiers, négociants, par les instruments, que pour l’analyse senso-
œnologues et autres cavistes, plus rarement rielle, par les sens. La dégustation est globale,
par les simples consommateurs. Le tableau en elle intègre. Souvent, elle recherche les « quali-
page suivante résume les principales catégo- tés », puis le plaisir. On peut dire qu’il y a oppo-
ries de dégustations, en se risquant à une très sition, mais il est plus judicieux de parler de
approximative estimation de leur nombre en complémentarité, sans ignorer les différences,
France par an. Peu de personnes ont l’occa- sans prendre l’une pour l’autre. Dire « ce vin
sion, la chance, de toutes les pratiquer ; chacun contient 12,5 % d’alcool », c’est de l’analyse
tirera profit de la connaissance de leurs chimique. Dire « ce vin sent la fraise », c’est de
mécanismes, de leurs contraintes, et de leurs l’analyse sensorielle. Dire « ce vin est identique
richesses. à cet autre », c’est de l’analyse sensorielle et de
Insistons aussi sur les énormes différences la dégustation. Dire « ce vin est sans défaut »,
de perception, d’analyse, de commentaire c’est de la dégustation. Dire « ce vin me plaît »,
entre d’une part la quasi-totalité des dégus- c’est du plaisir. L’ambiguïté entre les termes
tations de travail, hors table, à jeun, et d’autre découle souvent du sens attribué à « qualité » :
part la consommation la plus usuelle des vins, 1) aspect ; 2) ensemble des caractères ; 3) ce qui
à table, en mangeant. C’est inévitable, et sou- rend supérieur.
haitable, mais il ne faut pas feindre d’ignorer On peut dire que la différence est parfois
les distorsions de jugement ainsi introduites. su bti le mais le plus souvent très claire.
Ces dégustations techniques de professionnels Analyse sensorielle et dégustation ont leurs
sont irremplaçables mais seuls des ignorants « bonnes pratiques », à connaître pour les
et/ou des irresponsables en tirent directement mettre en œuvre avec l’adaptation suffisante
des conclusions utiles aux consommateurs, à chaque situation concrète. Les amis qui
une forte traduction s’impose donc. Il y a là une recherchent les vins les plus « typés caber-
difficulté considérable, mal gérée, même si les net-sauvignon » ou le thésard étudiant les

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le plaisir de juger

Différents types de dégustations

Type de Lieu Responsable Nombre Objectif Type de travail Appui Nombre/an


dégustation de personnes analytique (France)
R aisin en Vigne
Chef de
1 à 2/4 Date de récolte optimale
Descriptions
+
maturation culture saveurs

Évolution fermentations
Moût en Chai Maître de chai 1 à 2/4
– Durée de fermentation Évolution
++
fermentation – Choix de premier saveurs-odeurs
assemblage

Suivi Évolution
Élevage Chai Maître de chai 1 à 2/4
évolution saveurs-odeurs
++ 2-4 000 000

Responsable
Description, choix
entreprise,
Assemblage Dégustoir
conseil œno-
2à5 Constitution cuvées des ++
complémentarités
logique usuel

Mise en Chai,
Maître de chai 1 à 2/4 Derniers soins au vin
« analyse » tous
+++
bouteille dégustoir composants

3 (en général,
Agrément Dégustoir Commission producteur, Acceptation ou refus Élimination des
réglemen- ++ 2-300 000
spécialisé officielle négociant-cour- en AOC, vin de pays… vins insuffisants
taire
tier, œnologue)

Agréage Chai Courtier 1 Proposition à l’achat


Choisir pour
commercial 1 les acheteurs

Agréage Dégustoir
Choisir la confor-
commercial Négociant 1 à 2/4 Décision d’achat mité aux besoins + 1-2 000 000
acheteur
2 de l’entreprise

Agréage Dégustoir Acheteur de


Décision de mise en Choisir l’adapta-
commercial 1 à 2/4 marché tion aux demandes +
acheteur distributeur
3 de consommation du marché

Suivis Dégustoir
Responsable 5 à 10/30,
Mettre en évidence des
Description fine,
d’expérimen- d’expéri- avec outils mise en évidence +++
spécialisé différences significatives
tations mentation statistiques des différences

Responsable
Salles 3à5 Notation et
Concours spécialisées
des jurys
par jury
Choisir les meilleurs
description
+ 100-200 000
et du concours

Expert tech- Vérifier la conformité à


Description,
Expertise Dégustoir nique et/ou 1 souvent une référence, à un
comparaison
0 à +++
judiciaire cahier des charges…

Répression Dégustoir
Service Vérifier la conformité Description,
+++
des fraudes DGCCRF aux réglementations comparaison

Dégustoir,
Équilibre
Sommelier salle de Sommelier 1 ou 2/3
qualité-clientèle-prix
Description
restaurant

Magasin Maître(sse) 1 ou 2 Meilleur choix


Achat privé ou domicile de maison en général qualité-prix

Adapter vin
Consom­ Salle à
Convives
2 à « sans
Obtenir le plaisir optimal et conditions
env. 3
mation manger limite » milliards
de dégustation

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?quelles dégustations
pyrazines s’intéressent à la même chose
– le caractère « poivron » ou approchant
Analyse chimique Analyse sensorielle Dégustation
« compte » « pèse » « apprécie »
– mais avec des outils et des préoccupa-
tions fort éloignées. Pour résumer sans Objectivité très forte forte très variable
entrer dans des détails trop austères,
on peut examiner le tableau comparatif Mesure quantitative semi-quantitative qualitative

ci-contre. Il aide à bien choisir la meil- Reproductibilité (très) forte ± forte variable
leure méthode, selon ses objectifs. Cette
méthode fait l’objet d’un nombre consi- Coût (très) élevé élevé très faible
dérable d’études et de publications, des
universités et centres de recherches aux Lisibilité faible faible (très) forte

services de marketing. Il semble inutile R apidité très variable lent très rapide
de développer ici ces travaux, nous nous
contenterons d’en reten i r q uelq ues Sensibilité très variable (très) forte parfois très forte
aspects majeurs, très utiles à tous les
dégustateurs, dont les amis partageant Organisation très rigide forte variable

les plaisirs d’une bonne bouteille. Explication mécanismes causes conséquences

Compétence très spécialisée spécialisée universelle


L’analyse sensorielle (AS) : Ancienneté récente très récente immémoriale
comment procéder ?

L’essentiel est de définir clairement l’objec- en cas d’examens successifs d’un même
tif de l’opération d’AS. Exemple : comparer ou produit ;
décrire des produits, rechercher la présence de • reproductibilité, c’est-à-dire l’obtention de
tel caractère, estimer les modifications de tel réponses identiques entre différentes per-
caractère… L’objectif n’est jamais trop simple, sonnes ou jurys examinant le même produit.
trop précis. Répétabilité et reproductibilité expriment la
Schématiquement, l’AS vise alors à réussir fidélité de l’opération ;
tout ou partie des opérations suivantes : • exactitude, c’est l’aptitude à fournir la
• reconnaître un ou plusieurs caractères, donc réponse « vraie », presque toujours incon-
déjà connus ; nue, sauf dans les AS d’entraînement ou de
• identifier ce ou ces caractères, leur donner formation.
un nom ; Les mesures doivent être correctement
• décrire un produit – le vin ici – par plusieurs exploitées :
caractères ; • collecte de réponses fiables, sans interfé-
• évaluer l’intensité du ou des caractères ; rences sur les perceptions des sensations ;
• dans certains cas, définir la « qualité » au • exploitation des réponses pour aboutir à des
sens « plaisir plus ou moins grand ». conclusions claires sur l’objectif initial.
L’AS doit réunir les qualités attendues, et La réunion de toutes ces considérations
habituellement trouvées, chez un instrument demande évidemment une forte organisa-
de mesure de longueur, masse, temps. Les indi- tion, avec animateur, cadre, outils de collecte
vidus participant à l’AS – juges, jurés, experts, et traitement des réponses… Il faut à la fois
etc. – doivent réunir simultanément plusieurs encadrer les dégustateurs et les laisser s’ex-
propriétés : primer : c’est manifestement contradictoire,
• sensibilité des individus, pour distinguer des il « suffit » de trouver le bon équilibre ! On
(petites) différences ; comprend que les AS réussies sont complexes,
• répétabilité, c’est-à-dire l’aptitude d’un indi- rares, chères mais leurs principes méritent
vidu ou d’un jury à donner la même réponse d’être sans cesse pris en compte. La situation

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90
le plaisir de juger

se simplifie en se limitant à un objectif clai-


rement défini et compris de la même façon
À la vigne
par tous les jurés, avec un nombre réduit de L’histoire, ou la légende, nous apprend
caractères et de produits à examiner dans que Dom Pérignon (xvii e siècle) mit en place le
chaque opération. On peut maintenant parler champagne actuel notamment en goûtant les
des « dégustations », en leur sens plus fami- raisins pour localiser les meilleurs crus. Cette
lier. On rappellera simplement la définition pratique connaît un développement organisé
proposée par J. Ribéreau-Gayon, en 1947, tou- très important depuis quelques années. Elle est
jours actuelle : très utilisée et efficace pour suivre l’évolution
de la maturation du raisin, plus précisément la
« Déguster, c’est goûter avec attention un maturité phénolique et la maturité aromatique.
produit dont on veut apprécier la qualité ; La maturité industrielle, un vilain mot pour
c’est rechercher les différents défauts et parler de l’évolution naturelle des sucres et
les différentes qualités ; c’est en un sens des acides, est précisément suivie par des ana-
analyser, étudier ». lyses simples et fiables. L’évolution des tanins,
plus ou moins abondants, herbacés, amers,
rugueux… est actuellement peu accessible à
l’analyse chimique. Ces tanins appartiennent
La diversité des dégustations à la vaste famille des composés phénoliques,
et analyses sensorielles riche en constituants incomplètement carac-
térisés, très évolutifs. La dégustation attentive
L’extrême diversité des types de dégusta- des pellicules et des pépins de raisins, voire
tions peut être rattachée à quelques situations des rafles, fournit de précieux renseignements
simples exprimées ici par le type de réponse sur l’évolution de ces tanins évoluant plus ou
attendue : moins vite de formes grossières, herbacées,
• le vin A est-il identique au vin B ? → juge- très astringentes, plus ou moins amères vers
ment d’identité des formes plus élégantes, plus douces.
• le vin A est-il conforme à tel vin « de réfé- L’évolution des composés aromatiques
rence » ? → jugement de similitude porte sur un très grand nombre de substances,
• le vin A a-t-il un niveau d’acidité, de sucres, incomplètement identifiées, à très faibles
etc., supérieur au vin B ? → jugement d’inten- concentrations (de l’ordre du milligramme
sité au millionième de milligramme par kilo), qui
• Le vin A est-il (ou paraît-il) « rouge violacé sont difficiles, lentes et coûteuses à doser. Là
intense, forte odeur de fruits rouges, char- encore la mastication attentive des pellicules,
penté, encore jeune » → description seules parties du raisin riches en composés
• le vin A est-il jugé comme « globalement aromatiques, permet de suivre l’habituelle dis-
supérieur » au vin B (classement) et/ou parition des caractères herbacés (souvent dus
mérite-t-il sa notation ? → jugement de type à la famille des pyrazines) et le développement
quantitatif des caractères variétaux fruités des muscats
• le vin A est-il « très bon », « bon », etc. → (famille des terpènes) et du sauvignon (famille
jugement de type qualitatif des thiols).
• Pour le vin A, dit-on « j’aime un peu », « beau- Dans tous les cas, l’opération est de prin-
coup », etc. → jugement hédonique cipe très simple et de mise en œuvre délicate.
• Pour le vin A, dit-on « j’achète certainement », Il faut goûter de nombreux grains, représen-
« peut-être », « pas du tout », etc. → jugement tatif de la parcelle étudiée. C’est ingrat (car
économique les saveurs sont très acides, herbacées…) et
Pratiquement toute dégustation est un fatigant car les sucres du raisin saturent rapi-
ensemble plus ou moins complexe de ces opé- dement les papilles. Il a été montré que les
rations élémentaires, très rarement « pures », enzymes buccales permettaient d’anticiper la
isolées. libération aromatique se produisant lors des

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?quelles dégustations
déviations à maîtriser au plus
tôt, pour ne pas avoir à les cor-
riger. Rappelons ici qu’il n’y a
rien de moins naturel, au sens
de spontané, q u’un bon v in :
l’évolution naturelle du jus de
raisin est de faire du vinaigre,
et même du mauvais vinaigre
d i sa it le P r ofe s seu r Je a n
Ribéreau-Gayon. Avec un verre
pour seul outil, le vinificateur
peut décider de pou rsu iv re,
d’arrêter, de moduler les trans-
formations en cours. Le futur
g rand v i n est a lors louche,
t rès gazeu x, rug ueu x, pico-
Dégustation des baies avant vendanges au Domaine de la Romanée-Conti.
tant, « bourru » dit-on, comme
pour mieux cacher ses futurs
fermentations. Beaucoup de cépages dits aro- charmes. J’ai souvenir d’avoir fait goûter des
matiques, par leurs vins, présentent des raisins vins tout nouveaux, fin novembre, à un très
neutres ou presque, où les arômes variétaux grand chef : il fut horrifié par ces produits
sont combinés, non perceptibles, dans le sauvages, si différents des crus qu’il sert sur
raisin ; le cas est parfaitement éclairci pour le sa table « trois étoiles ». Il fallut les efforts
cépage sauvignon. conjoints d’un ami œnologue pour le rassu-
Entraînement et réflexion, si possible à rer, le persuader que ces vins seraient, plus
deux ou trois personnes, permettent de très tard, dignes de lui.
utiles diagnostics qualitatifs participant forte- Sans détailler ici ce type de dégustation,
ment comme aide à la décision pour le choix de signalons qu’elle est essentielle dans le choix
la date optimale de récolte, pour chaque par- des durées de fermentation, de cuvaison,
celle de vigne considérée individuellement. notamment des vins rouges. Là encore, les
analyses actuelles indiquent bien les quantités
de tanins, d’anthocyanes… Seule la dégusta-
Au chai tion permet d’en caractériser les qualités et de
décider s’il convient ou non d’« écouler », de
Dès les premières gouttes de moût extraites « décuver » (séparer le vin du marc et de la plus
lors du pressurage des vins blancs ou l’encu- grande partie des levures) ou de poursuivre la
vage des vins rouges, le responsable de chai, macération, l’extraction des composés pellicu-
le « Maître » disait-on autrefois en Médoc, laires vers le vin. Ce choix décisif est souvent
peut et doit se faire une première opinion en groupe, par exemple lors d’une dégustation
sur les qualités potentielles de la récolte. Ce réunissant le maître de chai, le chef d’entre-
travail rapide, de quelques secondes par lot, prise (parfois différent), le chef de culture,
est renouvelé régulièrement tout au long de la l’œnologue, un ami… On apprend beaucoup
vinification. Les analyses actuelles, de plus en sur les caractères actuels et prévisibles de
plus complètes, rapides, et fiables apprennent chaque vin, clairement issus d’une zone viticole
beaucoup sur la structure des vins sans dévoi- précise de seulement une ou deux parcelles
ler l’essentiel, que sont les saveurs et les odeurs identifiées. C’est aussi utile pour la décision
seulement accessibles par la dégustation. immédiate que pour l’orientation future de la
Le moût en fermentation évolue chaque conduite du vignoble, voire la politique de (re)
jou r en révélant arômes de raisins et de plantation adaptant au mieux cépage, porte-
fermentation, parfois aussi des débuts de greffe, sol…

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le plaisir de juger

Vinification, élevage : à chaque étape, le maître de chai juge de l’évolution du vin en goûtant.

Les dégustations quotidiennes des huit à extérieur à l’entreprise. Elle est répétée deux
vingt ou trente jours de vinification s’espacent ou trois fois avant la décision finale de la seule
un peu ensuite. Au cours de l’élevage des vins, responsabilité d’une personne, chef d’entre-
durant des mois ou des années, on goûte rapi- prise, responsable de production… Sans insis-
dement les lots tous les huit ou quinze jours et ter, notons que la qualité de cet assemblage,
de façon plus détaillée à l’occasion des trois ou répété au cours des années, est un élément clé
quatre soutirages annuels. L’opération essen- pour la notoriété à moyen et long terme d’un
tielle est la « dégustation d’assemblage ». Dans cru, qu’il soit un célébrissime château, un
la plupart des chais, notamment à Bordeaux modeste vigneron, une marque commerciale…
et un peu différemment en Bourgogne, par Quelques pour cent de plus ou de moins de tel
exemple, on est amené à regrouper certains lot dans l’ensemble peut à la fois en changer
lots de vin pour ne garder que deux ou trois profondément le caractère, augmenter ou
types à commercialiser. Probablement bien réduire les recettes financières à court terme
plus ancienne et plus générale, la pratique et la réputation – et donc le prix – à long terme.
a été clairement décrite dans le Médoc du Il est facile de repérer les meilleurs vins et les
xviii e siècle qui, le premier, distingue le grand plus modestes. La difficulté est de bien utili-
vin de chaque château puis le second vin, ser tel vin un peu ingrat mais nécessaire pour
moins typique du cru. Chacun a adapté cette corser, typer un lot ou, au contraire, d’écarter
pratique en fonction de sa production, de sa tel autre flatteur mais sans réelle personnalité.
politique commerciale de grandes marques ou On note à ce moment que l’assemblage réussi
de petites cuvées… L’opération reste cruciale est meilleur que le meilleur lot, on a créé un
car irréversible : on ne peut reisoler des lots nouveau vin : c’est un moment redoutable et
mélangés ! Très souvent, cette dégustation est merveilleux, comme toute naissance. On ne
faite dans le cadre d’un petit groupe de per- compte pas les situations où le changement de
sonnes se connaissant bien, sans hiérarchie politique d’assemblage, sur un même potentiel
administrative, souvent avec l’avis d’un « nez » viticole, a fait lentement ou rapidement monter

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?quelles dégustations
ou descendre la réputation d’un cru, d’une graves pour le producteur concerné. Dans cer-
marque. tains cas et de plus en plus souvent, l’agrément
Les dégustations autour de la mise en définitif n’intervient qu’au moment de la mise
bouteilles, à la propriété ou au négoce, sont en bouteilles (Exemple : AOC saint-­ é milion
plus austères, plus analytiques, plus près de grand cru), sur le vin pratiquement prêt à la
l’analyse sensorielle. Elles doivent assurer le consommation ; c’est une forte g ­ arantie pour le
respect des qualités techniques et organolep- consommateur.
tiques, la conformité au type recherché. Elles Aujourd’hui assez critiqué, cet agrément,
participent directement et volontairement aux imparfait par nature, a rendu et rend des ser-
procédures de traçabilité, d’assurance qualité vices considérables. Le pourcentage de vins
et autres « ADMPC » (analyse des dangers, définitivement refusés est faible mais le pour-
maîtrise des points critiques) ou « HACCP » centage de vins ajournés (20 à 30 % parfois)
(Hazard A nalysis Crit ical Control Point), est important. Dans tous les cas, les candidats
quelques siècles avant les actuelles obligations malheureux prennent toutes dispositions pour
réglementaires ! élaborer, élever… des vins aptes à obtenir
rapidement cet indispensable certificat d’agré-
ment. L’organisation actuelle résulte de divers
Les agréments aménagements d’une méthode mis en place
il y a cinquante ans. Elle pourrait largement
réglementaires s’améliorer pour équilibrer le marché viticole
et accroître la satisfaction des consommateurs.
Volontaire depuis les années 1950 (Entre- On notera au passage que le vin est un des
Deux-Mers, Saint-Émilion…) puis de façon rares produits agroalimentaire ou industriel…
obligatoire et généralisée depuis 1974, la aussi contrôlé de façon exhaustive, rigoureuse
pratique du « certificat d’agrément » est le et anonyme. Son éventuel remplacement par
préalable absolu pour la commercialisation une procédure d’agrément des conditions de
de tous les vins d’AOC (appellation d’origine production, en amont, peut laisser apparaître
contrôlée), VDQS (vins délimités de qualité des difficultés en aval, sur le vin lui-même.
supérieure), vins de pays et autres IGP. Cette Les termes d’agrément, d’agréage et de
procédure spécifique aux vins, puis élargie à label sont largement utilisés et souvent confon-
quelques autres produits agricoles – dont le dus. Dans le cas des vins il y a des différences
« piment d’Espelette » par exemple – vérifie claires, synthétisant définitions et usages.
que chaque lot examiné est conforme à toutes L’agrément est la reconnaissance officielle
les règles de sa catégorie. Outre un contrôle des caractéristiques du vin, en accord avec des
administratif et documentaire et une analyse critères déterminés, des conditions de pro-
chimique, chaque lot est dégusté, à l’aveugle, duction, de qualité de produit définis par des
par une commission de trois à cinq personnes, textes réglementaires. Il concerne typiquement
réunissant généralement un producteur, un le certificat nécessaire pour la commercialisa-
négociant ou courtier et un œnologue. Chaque tion des AOC, VDQS, vins de pays pour les-
vin doit être reconnu par la majorité du jury quels il est obligatoire.
comme sans défaut, avec un équilibre satisfai- L’agréage est la formalité de réception de
sant et une typicité suffisamment caractéris- marchandises risquant d’être détériorées,
tique de la catégorie revendiquée. L’agrément non conformes à un cahier des charges. Nous
n’est pas un concours destiné à récompenser sommes dans le domaine des transactions
les seules têtes de classe. Il se limite à l’élimi- commerciales.
nation des mauvais élèves. Chaque vin est ainsi Le label est l’étiquette attestant d’une
agréé ou ajourné et, après appel, refusé, c’est- origine et/ou d’une qualité définies à l’intérieur
à-dire rejeté dans une catégorie inférieure, d’un groupe volontaire. Ce terme ne concerne
généralement en vin de table ou vin à distil- pas les v ins, malg ré un usage fréq uent,
ler, avec des conséquences économiques très mais erroné.

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le plaisir de juger

Les agréages commerciaux degré », c’est-à-dire payés en fonction de leur


teneur en alcool. Les vignerons « pesaient » le
L’immense majorité des vins est commer- vin avec leur ébulliomètre en comparaison avec
cialisée par des négociants en vins achetant celui du courtier. Après les palabres d’usage,
leurs produits, en vrac ou en bouteilles, aux on tombait d’accord autour d’un bon verre.
producteurs en caves particulières ou coopé- Aujourd’hui, l’acheteur vérifie la conformité
ratives, par l’intermédiaire des courtiers. Les selon les procédures d’« assurance qualité »
ventes directes, de producteur à consomma- avec l’aide d’un laboratoire. Ces opérations
teur sont bien réelles mais souvent limitées à d’agrément, de conformité, se répètent tout
quelques pour cent de leur secteur. au long de la chaîne de distribution, jusqu’à
Traditionnellement, le courtier de cam- la prise en main de la bouteille par le consom-
pagne parcourt les chais, goûte cuves et mateur. Elles furent déjà confiées aux cour-
barriques, repère les lots correspondants à tiers-gourmets-piqueurs de vin de Paris par
sa perception des besoins des acheteurs. Il Philippe le Bel, en 1312.
prend des échantillons et les présente à un ou Ces opérations d’agréage se répètent tout
plusieurs négociants qui les goûtent, seul ou au long de la chaîne de distribution, jusqu’à la
avec leur équipe de deux à quatre personnes, bouteille de la table de l’amateur, à domicile
par exemple. Les vins retenus seront livrés ou proposée par le sommelier du restaurant.
plus tard, parfois au bout de plusieurs mois. Ces dégustations commerciales jouent un rôle
L’acheteur en vérifie la conformité, avec l’aide décisif, et peu connu, sur le marché et les qua-
éventuelle du courtier, en cas de litige. Jusqu’à lités des vins. Chaque décision individuelle
ces dernières années, le courtier de campagne dessine l’allure générale d’une entreprise,
procédait aussi à l’agréage du vin lors de d’une catégorie, d’une région, d’un pays et
son enlèvement vers le négoce. En ces temps leur évolution dans le temps. Elles rassemblent
révolus, la plupart des vins étaient « vendus au quelques-uns des dégustateurs les plus entraî-
nés, les plus compétents, les plus près du
La dégustation d’agrément, passage nécessaire consommateur. Ces dégustations au négoce
pour l’obtention de l’AOC.
sont plus ou moins élaborées, en
fonction des objectifs et de la taille
des entreprises. Dans le cas le plus
simple, c’est une réponse de type
« oui/non », « j’achète/je n’achète
pas ». Plus souvent, il y a orienta-
tion, aiguillage : tel vin est acheté
pour tel type de marché. C’est le
cas typique des vins de marque
devant être typés et stables à partir
d’achats différenciés et variables.
On retrouve là les mystères de l’as-
semblage au chai, en plus complexe
car il y a plus de vins différents
mais avec des possibilités élar-
gies grâce à cette même diversité.
Enfin, cette dégustation d’achat est
utilisée tout au long de la chaîne
commerciale pour présenter le
vin acheté à l’acheteur/vendeur
suivant. On fait souvent appel à une
description normalisée, fine mais
simple.

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?quelles dégustations
Les concours toute organisation laissant chaque candidat
choisir ses apports. Il est facile d’exploiter les
et autres jurys spécificités de tout dégustateur : des vins plus
corsés par un tel, plus fruités par tel autre…
Depuis des décennies, et de plus en plus fré- Ce problème de représentat iv ité est
quemment, il s’organise des concours de vins et observable dans certaines dégustations par
des jurys divers établissant des palmarès des ailleurs remarquables. L’organisateur fait
vins les mieux jugés diffusés par documents concourir, anonymement, divers vins qu’il a
spécialisés, livres, revues, journaux et Internet. lui même choisi, par exemple dans les princi-
L’actuelle diversité ne saurait être complètement paux châteaux, wineries, bodegas, kellerei ou
décrite en quelques pages mais il convient d’en autres cantine du monde viticole. D’une part,
examiner les principaux aspects, pour mieux certains oublis ou certaines surreprésenta-
jauger la validité de ces palmarès. À partir tions, et d’autre part l’ordre de dégustation, la
d’une trentaine d’années d’expérience assidue culture des dégustateurs peuvent très sérieu-
de dégustateur et d’organisateur, nous propo- sement modifier, orienter le palmarès final.
sons quelques repères pratiques. Comme l’a excellemment écrit Émile Peynaud,
Les vins dégustés doivent être représen- il y a là un match dont l’arbitre fixe lui-même
tatifs des produits achetables sous la même la composition des deux équipes et les règles
référence. Tous les vieux professionnels du vin du jeu ! Par ailleurs, selon les usages locaux,
(négociants, courtiers, producteurs, syndicats telle entreprise gère un (ou deux) cru(s) avec
viticoles, Inao, Onivins…) savent combien il des centaines de milliers de bouteilles iden-
est difficile de disposer d’un échantillon à tiques ou, au contraire, une marque avec
goûter réellement représentatif du vin à juger d’une part une tête de cuvée ou un vin de
pour l’achat et la vente, pour agrément officiel. garage de quelques milliers de bouteilles,
Chaque jour, on prend d’infinies précautions, et d’autre part une étiquette grand public,
on organise de sévères procédures (prélève- parfois très proche d’aspect, à plusieurs mil-
ment, conservation, transport…). Un vin peut lions de cols de qualité plus modeste : le pal-
se transformer en quelques mois à tempéra- marès est correct mais son utilisation de fait
ture ambiante, en quelques jours de transport, est totalement trompeuse pour le consomma-
en quelques heures après décantation. De teur. Le résultat final (palmarès, décorations,
plus, chacun devrait prendre les dispositions commentaires…) est ainsi biaisé, au départ.
les plus strictes pour laisser le minimum de Il n’est pas toujours possible de n’utiliser
place à la négligence ou à la malhonnêteté, que des échantillons prélevés ­officiellement,
pour éviter que l’échantillon examiné ne soit il est facile de préciser, dans tous les cas, les
trop favorable. La pratique optimale consiste conditions d’échantillonnage. Cette règle s’est
à ne prendre en compte que des échantillons imposée pour les sondages d’opinion sans
prélevés par l’utilisateur final (l’acheteur ou gêner leur développement.
son représentant) ou un tiers accrédité (agré- Les dégustations doivent être conduites
ments d’AOC, certains concours de vins…). dans des conditions adaptées (local, clima-
Compte tenu de la diversité des usages selon tisation, température de service, isolation
les pays, il n’est guère envisageable de procé- phonique et olfactive), par des jurés compé-
der ainsi pour les concours internationaux. Il tents utilisant des documents adaptés pour
convient alors de procéder à des contrôles ana- recueillir les décisions et éventuellement les
lytiques et gustatifs de conformité entre vin commentaires utiles. Quelques degrés de
dégusté et vin sur le marché : c’est complexe, température en plus ou en moins, un parfum
coûteux mais réalisable, et réalisé par certains qui flotte, des voisins qui papotent, un repas
(Citadelles du vin). Ce n’est pas trahir un secret plus sympathique peuvent bouleverser tout un
que de dire que les nombreux concurrents palmarès. Il existe une ambiance « vendeur »,
honnêtes se trouvent pénalisés par quelques une ambiance « acheteur », comme pour les
rares concurrents moins scrupuleux dans facettes du tastevin bourguignon. Il existe des

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le plaisir de juger

conditions de travail et de fête… Toutes ces finesse des analyses, la précision des commen-
conditions ont leur valeur, leur charme, mais taires. Activité de sensation et de mémoire, la
elles influent fortement sur le diagnostic final. dégustation est une discipline aussi attrayante
On ne juge pas de la même façon un même d’apparence que sévère à l’usage. L’observation
vin individualisé par le producteur dans son montre que trop de dégustateurs ne retiennent
chai, aligné dans le jury d’agrément de son et ne connaissent que l’enveloppe du sujet, les
AOC, présenté par telle personnalité à la fin apparences. C’est une première approche et
d’un banquet ou, anonyme, sur un plateau même une méthode complète pouvant suffire
de télévision : les diagnostics ne sont pas les à l’agrément personnel, au plaisir de goûter
mêmes, les hiérarchies non plus. les vins que l’on aime. Ce comportement est
L’anony mat est souvent indispensable inacceptable pour toute personne participant
pour des vins de même famille, il peut être directement ou indirectement à un commen-
stérilisant dans le cas de confrontations trop taire formalisé, diffusé à des tiers sous quelque
larges et trop hétéroclites. Au stade final, à la forme d’autorité que ce soit. N’importe qui peut
consommation, on n’apprécie pas de la même arbitrer un match de ballon en famille, seul un
façon le vin rafraîchissant d’un pique-nique arbitre qualifié (formé et jugé) peut intervenir
de bord de mer, le vin servi pour honorer dans la moindre compétition officielle de la FFF,
un invité de marque, ou mettre en valeur les ayant souvent beaucoup moins d’incidences
talents de la cuisinière. Les contextes social, concrètes que telle décision de jury d’agrément,
économique (prix connu ou deviné) et com- de concours, de banc d’essai… On ne saurait
mercial (volumes disponibles) modifient les trop encourager, développer et soutenir l’exer-
critères d’appréciation. Il n’est pas réaliste cice fréquent de la dégustation des vins par le
de juger tous les bordeaux à l’aune des seuls maximum de personnes. C’est probablement
Neuf Grands (par ordre alphabétique : Ausone, le meilleur moyen pour, à la fois, augmenter la
Cheval-Blanc, Haut-Brion, Lafite-Rotschild, sage consommation des bons vins et réduire la
Latour, Mouton-Rotschild, Margaux, Pétrus et consommation de boissons diverses néfastes à
Yquem) que trop de personnes n’ont jamais la la santé. Par contre, la diffusion d’avis de dégus-
chance de goûter. Il est aussi judicieux de faire tation exige à la fois une formation adaptée et
concourir ensemble des vins de Bordeaux, une forte conscience de sa responsabilité.
Bourgogne, Rioja, Porto, Tokay… que de com- Le fait que la dégustation est souvent
parer les champions olympiques du 100 m, du perçue comme partiellement subjective ne
plongeon de haut vol, du tir à la carabine. En peut que renforcer cette exigence de rigueur.
effet, sur quels critères les classer ? Plus un instrument de mesure est délicat, plus
Le choix des dégustateurs est particulière- il doit être exploité par des mains expertes,
ment complexe. Comme pour toutes les autres et donc responsables. La flatterie de fait, pro-
activ ités sensoriel les (peinture, musique) diguée ici ou là à tels ou tels jurys ne saurait
chacun peut percevoir rapidement l’agrément remplacer une compétence qui n’a jamais été
ressenti : « j’aime un peu, beaucoup… ». Cet (et ne sera jamais). La nécessité pratique de
agrément est cependant très dépendant de sa trouver de nombreux jurés ne doit pas passer
formation spécifique et, de façon plus diffuse par un élargissement incontrôlé : l’avis du plus
mais plus profonde, de sa culture : un français grand nombre est irremplaçable en matière
ou un japonais, selon son niveau de culture, d’opinion, il ne saurait être un outil adapté
n’appréciera pas de la même façon le théâtre, la pour apprécier un fait (par exemple, ce vin est
musique, ou la peinture. Il en est de même pour ou n’est pas sucré…).
les vins : un andalou ou un bordelais n’ont pas À titre d’exemple, un concours interna-
la même approche des vins blancs oxydés. tional peut rassembler des vins issus d’une
Une formation spécifique, l’apprentis- trentaine de pays, de plus de deux mille caté-
sage, la pratique attentive, les comparaisons, gories officielles à multiplier par la gamme
les confrontations permettent d’accroître les de couleur, teneurs en sucres… On fait appel
manifestations des aptitudes sensorielles, la à des jurys constitués de plusieurs personnes

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?quelles dégustations
avec une diversité professionnelle (œnolo- classique, aux amicales pressions en passant
gues, courtiers, sommeliers…) et/ou géogra- par le moelleux confort de certaines dégusta-
phique. L’organisation internationale de la tions au chai. Comme il serait malhonnête de
vigne et du vin (OIV) n’accorde son agrément penser que les cas anormaux sont fréquents, il
qu’à une vingtaine de concours internatio- serait naïf d’imaginer qu’ils ne puissent exister.
naux formant des jurys d’au moins cinq per- Enfin, l’essentiel est que les palmarès dif-
sonnes, de trois pays différents et pas plus de fusés soient aussi informatifs que possible.
quarante pour cent de jurés d’un même pays. Il existe une infinité de bons vins, très diffé-
Nul ne peut connaître tous les vins du monde rents. Cette différence est évidente entre un
mais notons que les vins ne sont que margi- sauternes et un beaujolais nouveau mais elle
nalement consommés par leurs producteurs est plus subtile entre pauillac et saint-julien et,
et, par conséquent, les avis de « consomma- au risque de surprendre, soulignons qu’au sein
teurs éclairés » peuvent être aussi intéressants d’une même appellation, du même millésime,
que celui des seuls experts de ces vins plus ou on trouve des vins de haut niveau bien différen-
moins exotiques. Les concours spécialisés par ciés, plus légers ou plus corsés, plus fruités ou
cépage, technique ou région pallient ces dif- plus boisés. On peut éclairer le lecteur par des
ficultés mais avec le risque de notations trop commentaires, des schémas ou des figurines.
techniques, manquant de recul. La clarté doit dominer l’éloquence, la précision
Le prix de vente est un autre critère de doit remplacer les seules figures de style. C’est
dégustation, décisif pour le consommateur : un travail énorme, très difficile, jamais fini et
peut-on juger de façon identique un vin de donc à recommencer sans cesse. On obtient de
deux, – trois euros – ou de dix – cinquante – cent bons résultats en séparant clairement les pré-
euros ? Nous verrons que l’image de notoriété férences par les notes et les descriptions par
influe directement sur la dégustation, le prix est les commentaires.
un élément important de cette notoriété.
Les jurys doivent collecter des avis indé-
Le Concours des grands vins de France à Mâcon, où seront
pendants pour aboutir à une décision « mathé-
décernées les précieuses médailles.
matique », à partir de notes
ind iv iduel les, ou consen-
suelles, après discussion. Les
deux systèmes ont à la fois
des avantages et des inconvé-
nients L’observation montre
qu’ils peuvent tous donner de
bons (ou mauvais !) résultats,
plus aléatoires pour des styles
de vin rares (vins rouges avec
sucres, vins de paille…). Nous
verrons plus en détail que le
problème fondamental est
de trouver le meilleur équi-
libre entre une décision très
consensuelle – mais un peu
neutre – et une sélection trop
marginale.
Concours et jurys doivent
clairement détacher les résul-
tats diffusés de toute forme
de lien commercial direct ou
indirect, allant de la publicité

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le plaisir de juger

Les jurys uniques Toutes ces opérations intellectuelles sont


De nombreux guides, revues vineuses de France, Espagne, très complexes pour retenir l’essentiel, conci-
Royaume Uni, Uruguay, Chili, Italie publient des palmarès lier ou trier les contradictions, utiliser un
émanant d’une seule personne. Ce système a l’avantage de la langage clair. Cela peut se faire par accord
clarté d’une « subjectivité » affichée. Le lecteur peut ainsi être entre jurés d’un même jury. D’expérience, le
amené à acheter tel vin préconisé par tel dégustateur dont il texte final est toujours plus marqué par le
partage les préférences. Il semble ici raisonnable d’être assuré mieux disant que par le mieux goûtant, même
que ces dégustations ont pu être faites dans des conditions si les deux qualités ne sont pas exclusives.
normales, à partir d’un échantillon représentatif non préparé, La synthèse peut se faire par une tierce per-
avec un nombre acceptable d’échantillons par jour. Par sonne, n’ayant pas goûté les vins en cause : on
ailleurs, si la dégustation privée d’amateur éclairé peut et observe la belle objectivité de celui qui parle
doit être pratiquée par tous, la dégustation professionnelle, de ce qu’il ignore (le vin goûté à cet instant)
pour des tiers, ne peut résulter que d’une formation avérée et, de fait, privilégie le mieux écrivant car il
et validée. n’y a (généralement) pas un nombre suffisant
d’avis exprimés pour dégager une réelle majo-
rité, dont la concordance avec la réalité reste-
Tout apprent issage enseig ne q u’u ne rait à établir.
bonne dégustation doit se terminer par un Face à ces graves difficultés, anciennes et
commentaire formalisé, de préférence par probablement éternelles, et à défaut de trouver
écrit. Lorsqu’un même v in est dégusté au la solution idéale on pourrait espérer que
même moment par plusieurs dégustateurs, il chaque stylo s’efforce de respecter quelques
faut procéder à une synthèse (avec ou sans bonnes pratiques des classements de vins,
résumé). S’il y a plusieurs vins il faut procé- largement éprouvées : auteurs et lecteurs en
der à une hiérarchisation, avec ou sans éli- seraient largement bénéficiaires.
mination… Proscrire les impossibilités comme « vin
oxydé et réduit », aussi crédible que « temps
Chaque juré remplit une fiche décrivant le vin dégusté. sec et pluvieux ».
Maîtriser les affirma-
tions : « vin de sauvi­g non »
n’a de sens qu’à partir d’une
étude viticole, pas à partir de
la seule dégustation limitée à
des notations du style « vin à
­caractère ­sauvignon  ».
Ne pas méla nger les
sou rce s d’i n for mat ion s :
« délicieux vin, bien dans la
lignée de cette dynamique
fa m i l le de v ig nerons » à
pa r t i r d’u ne dég ustat ion
anonyme. Comment le jury
peut-i l savoi r si u n v i n
anony me est produ it par
telle famille vigneronne ?
Le charme du vin passe
un peu par ce que l’on en
dit : pourquoi ne pas parler
ju st e  ? Q uelq ues règles
si mples u n iversel les de
dég ustation favorisent la

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99

?quelles dégustations
Les « vins de concours » 7. Nombre d’échantillons limité sans aucune
L’observation montre que lors des dégustations de type limitation de temps de dégustation.
concours, jurys à palmarès…, tous les dégustateurs, même très 8. Dégustateurs sélectionnés pour leurs com-
qualifiés, ont tendance à privilégier les vins puissants par rapport pétences, leurs fiabilités et leurs objectivi-
aux vins fins mais plus légers, la richesse plutôt que l’élégance. tés.
La situation est accentuée dans le cas général des dégustations 9. Jury d’au moins cinq personnes dont un
hors repas. Ce phénomène est bien connu, ou exploité, par président chargé de la synthèse des sensa-
certaines cuvées spéciales, de volumes très limités, de vins tions exprimées, en précisant l’unanimité
puissants, très alcoolisés, tanniques et/ou sucrés. ou les discordances.
Le cas des « vins de garage » en est une illustration 10. Résultats faisant apparaître les conditions
sympathique mais peu représentative du vaste marché de dégustation.
de consommation générale. Parfois agréables à goûter, ils Il est possible de discuter tel détail de ces
ne donnent guère envie de boire, même modérément. propositions mais leur esprit général peut être
Terminons enfin en disant que l’immense majorité des vins considéré comme un bon exemple concret de
médaillés sont bons, voire mieux. Certains vins ne sont bonnes pratiques de la dégustation en toutes
(presque) jamais récompensés en dégustations de type circonstances.
concours, vraiment anonymes ; ils peuvent être excellents
mais ils n’ont pas connu la gloire d’une victoire publique,
avec ses aléas et ses risques. L’œnologue
Par profession, l’œnologue est formé à la
bonne évaluation et la pleine jouissance d’un dégustation, insérée dans la connaissance
vin. générale du vin et, de plus en plus, de la vigne.
Les milliers de « notes de dégustation » Cela ne donne aucune supériorité a priori mais
publiées chaque année ont beaucoup amélioré apprend à mieux connaître les pièges de cet
le vocabulaire vineux et, parfois, la connais- exercice, à restituer les sensations dans un
sance des œnophiles. Nul ne peut nier que la contexte, à se remettre sans cesse en cause.
qualité de ces notes exige à la fois compétence Sans parti pris ni légalisme, il semble raison-
et honnêteté, surtout parce que la dégustation nable de réserver le nom d’œnologue à ceux
est imprécise. Nul ne peut alors faire l’écono- qui ont pris la peine de se former et de faire
mie de « bonnes pratiques de la dégustation » vérifier la qualité de cette formation. Il existe
au risque d’apparaître comme incapable et/ou quelques autodidactes de grande qualité et
malhonnête. L’union des œnologues de France beaucoup trop de frimeurs simplement auto-
de la région Champagne propose « dix règles proclamés. Les innombrables structures d’ini-
déontologiques incontournables » dont chacun tiation et perfectionnement à la dégustation
peut utilement s’inspirer et dont voici les contribuent largement à mieux faire com-
énoncés. prendre puis apprécier le vin, presque toujours
1. Authenticité des échantillons. Le mode de dans un cadre bien défini qu’il serait osé de
collecte doit être indiqué. trop élargir.
2. Transport et conservation des échantillons
pour préserver les caractéristiques du vin.
3. Anonymat parfait des f lacons dégustés Les dégustations technico-
(nom, aspect général…).
4. Échantillons regroupés par région géogra- scientifiques
phique d’origine et par catégories de même
nature. Depuis une soixantaine d’années, depuis
5. Lieu de dégustation approprié : lumière, la création de l’Inra, du CNRS, le développe-
calme, isolement des dégustateurs… ment des centres œnologiques universitaires
6. Matériel et service appropriés : verres, et professionnels en France, on assiste à la
­température… multiplication des dégustations scientifiques.

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100
le plaisir de juger

Elles ont pour objet de caractériser les éven-


tuelles différences entre raisins et vins en
Quelques curiosités
fonction des pratiques viticoles et œnolo- Le monde du vin propose une liste quasi
giques, traditionnelles ou innovantes. Elles infinie de types de dégustation. On va des plus
font l’objet d’une littérature spécifique consi- quotidiennes, les plus professionnelles, les plus
dérable étudiant les mécanismes sensoriels, nombreuses, les plus austères aux plus somp-
les vocabulaires, les notations, avec la mise en tueuses, aux plus folles. Citons en quelques-
œuvre de méthodes statistiques adaptées. On unes.
vise souvent à quantifier la qualité, pour les Les verticales. On propose à un jury plus ou
vins et tous autres produits agroalimentaires. moins vaste toute une série de millésimes d’un
On approche cet ambitieux objectif en compa- même cru. Opération passionnante, elle met en
rant les produits pour tels et tels caractères évidence le style général du cru, l’influence du
(ce vin est-il ou non identique à cet autre ?). climat et, parfois, l’évolution des pratiques sur
Avec des jurys souvent nombreux, pour la quelques décennies. Une telle dégustation de
bonne efficacité statistique, on est plus proche tous les vins, blancs et rouges, sur une série
de l’analyse sensorielle que de la dégustation presque exhaustive d’une trentaine d’années,
hédonique en petits groupes. d’un excellent cru de pessac-léognan est un
Ce travail de laboratoires peut sembler
loin des préoccupations du consommateur, il Reconnaître les vins
ne faut pas oublier que l’essentiel des énormes
progrès de la qualité des vins observés depuis Beaucoup sont impressionnés par tel dégustateur
un demi-siècle sont largement redevables à ces reconnaissant cru et millésime, à l’aveugle. Cette
austères travaux. reconnaissance honnête exige d’abord que le vin en cause
Les dégustations d’expertise judiciaire, de ait déjà été dégusté ; dans le cas contraire ce n’est plus de la
contrôle de qualité commerciale et/ou régle- reconnaissance mais de la divination. Nul ne peut avoir tout
mentaire se rapprochent de ces techniques goûté mais certains ont une vaste connaissance, notamment
scientifiques même si les jurys sont souvent les sommeliers. Il est plus fréquent de déduire une identité à
restreints, voire réduits à une seule personne partir des caractères perçus, avec une large incertitude bien
dans beaucoup d’expertise. Ces décisions connue des praticiens, confirmée, à titre anecdotique, par les
souvent lourdes de conséquences peuvent aller résultats officiels d’un récent concours du meilleur sommelier
jusqu’au tribunal, aux amendes, et même à la du monde (octobre 2004). Parmi les candidats ont émergé
destruction du produit. les finalistes dont le tableau qui suit montre les résultats.

Vin n° 1 Vin n° 2
Le sommelier Candidat
Cépage Pays Cépage Pays
Classique dans les grands restaurants, Afrique
1 Chardonnay
Sud
Merlot Chili
devenu rare ailleurs, le sommelier a plusieurs
fonctions. D’abord bien acheter les vins pour Afrique Cabernet
constituer la cave, afin qu’elle soit équilibrée, 2 Sauvignon
Sud franc
Loire

actualisée et économiquement raisonnable : il


3 Albariño Galice Merlot Chili
s’agit d’un travail technique, relationnel, éco-
nomique, obscur mais décisif. Ensuite, il faut 4 Assyrtico Cyclades
Cabernet-
Chili
proposer au client le bon vin pour le bon menu, sauvignon

ou l’inverse, avec quelques explications adap- Bonne Nouvelle- Carménère Chili


Riesling Zélande
tées et compréhensibles. Enfin, c’est l’aspect réponse
le plus connu mais sans doute le moins impor-
tant, le sommelier peut être amené à quelques La reconnaissance des crus est un agréable passe-temps de
démonstrations pu bl iq ues et à q uelq ues bonne compagnie, elle oblige à goûter attentivement, mais elle
­commentaires décisifs sur tel ou tel cru. n’est pas un instrument de mesure de l’aptitude à la dégustation.

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101

?quelles dégustations
Dégustation verticale au Château Bouscaut (pessac-léognan).

grand moment. Elle confirma la remarquable un cru était confronté à un autre, le vainqueur
aptitude de ce vignoble à produire des vins passait au tour suivant. On retrouvait souvent
très fins, élégants, restant jeunes malgré les les mêmes crus en tête de classement, signe de
années, gardant leur style malgré un change- crédibilité pour la méthode.
ment de propriétaire et une vigoureuse mise Les démonstrations. Un ou plusieurs dégus-
à jour des pratiques viticoles et œnologiques tateurs goûtent, commentent, classent des vins
obsolètes. Le « terroir » marque, il se révèle en public, devant les stylos ou les caméras de
mieux avec des soins appropriés. la presse. Cela peut être un examen, une publi-
Les horizontales. On goûte divers crus cité, un spectacle, un traquenard, un amuse-
(voisins) de la même année. Amusant passe- ment, un règlement de compte…, ce n’est que
temps entre amis, cette dégustation ne doit pas très difficilement une dégustation sérieuse,
aboutir à des conclusions générales. Les styles utile ou agréable pour le spectateur-consom-
et hiérarchies fluctuent avec les millésimes et mateur.
avec l’âge des vins. La comparaison de vins Les concou rs de dég ust ateu r s.
issus de conditions climatiques différentes, L’apparente subjectivité et les difficultés de
même à quelques kilomètres de distance, est la dégustation n’empêchent pas l’existence de
insensée, au sens strict. Les crus bourgeois du dégustateurs plus ou moins performants. Il
Médoc ont longtemps organisé une « Coupe est possible de les distinguer, de les classer
des crus bourgeois » basée sur la comparai- dans un concours. Le cas est bien connu pour
son « horizontale » des vins par élimination : les sommeliers, souvent focalisé sur la recon-

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102
le plaisir de juger

naissance de crus. Pratiqué avec des viticul- déforme les arômes et détruit le corps et les
teurs, étudiants, ­c ourtiers… il fait apparaître équilibres. Selon un autre procédé, le dégus-
les mieux ­g oûtants, les plus aptes à distin- tateur verse un peu d’alcool dans la paume ou
guer, à décrire, tel caractère aromatique ou le dos de sa main et la frotte pour le faire éva-
gustatif. porer. Il suit alors avec attention, le nez dans
Très différents de la devinette sur l’iden- la main, l’évolution des odeurs dégagées et les
tité cachée des crus, les concours de dégusta- capte l’une après l’autre en fonction de leur
teurs permettent d’apprécier la sensibilité aux volatilité. Les dernières qui collent à la peau
saveurs et odeurs, la perception des équilibres sont les parties lourdes, les plus grasses. Mais
olfacto-gustatifs, la clarté des descriptions… on ne saurait passer de cette façon un nombre
On retrouve habituellement les mieux goûtants important d’échantillons. Cette pratique n’est
en tête de palmarès oubliant les seuls mieux pas très répandue à Cognac ; nous l’avons vue
parlants. utiliser sur le revers de main d’André Vedel
faisant juger un marc de Bourgogne. Un autre
expédient consiste à rincer un verre avec de
La dégustation des alcools l’eau-de-vie, à le vider et à le recouvrir d’une
feuille de papier posée à plat ; après repos
Les règles données pour la dégustation des ­suffisant, quand l’excès d’alcool s’est évaporé,
vins s’appliquent aussi à celle des alcools, mais on sent le contenu odorant du verre.
les pratiques en sont fort différentes. On ne boit La technique la plus habile, après une pre-
pas un alcool comme on boit du vin, les profes- mière phase d’olfaction de l’atmosphère du
sionnels ne le dégustent donc pas tout à fait de verre empli presqu’à moitié et brusquement
la même façon. Quelle que soit la boisson distil- agité, est d’opérer une microprise d’alcool avec
lée que l’on goûte, alcool blanc de fruits, alcool une grande rapidité. Le dégustateur prélève
de grains, eau-de-vie de vin de l’année ou eau- entre les lèvres un volume très faible qu’il
de-vie rassise, l’alcool éthylique, la première recrache dans les deux secondes. La vitesse
gorgée couvre immédiatement toutes les autres de passage sur les muqueuses laisse peu de
sensations. Il gêne le dégustateur et fatigue rapi- temps à l’agression de l’alcool et la rend sup-
dement le palais par la brûlure de sa saveur. Le portable. Alors que le liquide ne dépasse pas
titre alcoolique des eaux-de-vie jeunes à dégus- le vestibule de la bouche, les arômes des traces
ter peut aller jusqu’à 70 % vol. Dès 30-40 % vaporisées à l’intérieur éclatent littéralement
vol., la sensation est douloureuse, comme une en une gerbe multisavoureuse et multiodo-
enflure et une insensibilité des lèvres. Toute la rante. Débarrassé de l’encombre de l’alcool,
technique consiste donc à trouver le moyen d’ef- on éprouve des impressions de corps, de gras,
facer ce goût fortement majoritaire qui écrase de volume, de légèreté ou de lourdeur, de sou-
de sa masse les substances aromatiques et les plesse ou de dureté ; on peut alors noter toute
autres saveurs, les seules que précisément on la gamme aromatique avec son évolution et sa
désire percevoir. On ne peut se contenter de la persistance.
phase olfactive. Le nez découvre bon nombre de Par rapport à la dégustation des vins, on
qualités et de défauts mais il faut éprouver aussi a l’impression d’une microdégustation. On
l’arôme de bouche ; on y trouve d’autres nuances manipule de petits échantillons placés dans de
moins volatiles et certaines défectuosités ne sont petites topettes portant de petites étiquettes.
détectées qu’à la bouche. On utilise de petits verres tulipes ou de la
Chaque groupe de dégustateurs a sa tech- forme réduite du verre codifié Inao, et non les
nique pour résoudre ce problème, suivant vastes verres dits « à cognac » proposés par les
les types d’alcools et les habitudes. Certains verreries d’art. On opère sur quelques gouttes.
abaissent le degré à 30 ou 40 en ajoutant Les alcools étant stables et quasi insensibles à
de l’eau distillée ou faiblement minéralisée, l’air, on peut conserver les coupes de référence
fraîche ou tiède, à leur choix. Mais cette dilu- bien rangées dans des armoires à étagères en
tion ne convient pas toujours. L’eau éteint et flacons debout, non pleins et bouchés de liège.

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103

?quelles dégustations
C’est un grand avantage qui manque
au dégustateur de vin, d’avoir tou-
jours sous la main, pratiquement
inaltérable, sa collection d’échantil-
lons de comparaison et les types à
reproduire avec exactitude pour des
mélanges.
Le commentaire était plus bref
que pour les vins mais il s’enrichit
pour décrire les caractéristiques
initiales des eaux-de-vie blanches,
jeunes, puis leur évolution lors de
l’élevage en fûts. Parmi les défauts
courants, on distingue ceu x qui
sont dus à quelque tare du vin dis-
tillé (piqué ou pointé, moisi, sulfuré
ou goût de lie, putride, croupi, goût
de vert ou herbacé, goût piquant de La dégustation des eaux-de-vie diffère de celle des vins en raison du degré d’alcool.
l’acroléine), ou à des accidents de dis-
tillation ou de conservation (goût de
cuit, de rimé, d’airain, de cuivre, de gras, on Le savoir-boire des alcools rejoint les
dit aussi de « seconde »). Les qualités recher- règles du savoir-déguster, en ce sens qu’on y
chées sont le fruité, la finesse. Un arôme léger applique les mêmes tentatives d’effacement de
de tisane, de fleur séchée, évolue bien au vieil- la saveur purement alcoolique. À cet effet les
lissement. On parle d’une eau-de-vie acide alcools blancs sont bus frais ou glacés. Leur
(l’acidité non exagérée donne du corps), plate, alcool paraît ainsi moins caustique et leurs
sèche, courte, âpre, ou au contraire ronde. On effluences plus aromatiques.
apprécie un arôme de bouche rappelant discrè-
tement le savon, les acides gras, ou des nuances « Prenez un verre ballon, placez-y un cube
de noyau, de prune, de violette. Les eaux-de- de glace et faites-le tourner à l’intérieur de
vie vieillies dans le bois s’assouplissent et sa cage transparente jusqu’au moment où
acquièrent des notes vanillées, de rancio boisé. la buée ternit le cristal. Versez alors l’alcool
Les eaux-de-vie « blanches » sans élevage blanc, en petite quantité, dans le fond du
en fûts, issues ou non de raisins muscats, verre après avoir jeté le glaçon et l’eau
comme les piscos péruv iens, chiliens, la de sa fusion. Faites tourner lentement le
sangani bolivienne, ou élaborés à partir des liquide le long de la paroi rafraîchie. Vous
marcs de raisin frais (tsipouro grec, tsi- pouvez maintenant approcher votre narine
koudia en Crète) ou de marcs ensilés et fer- et humer le parfum du fruit, puis recevoir
mentés (orujo espagnol, grappa italienne, sur votre langue la première goutte glacée
bagaceira portugaise) sans oublier les marcs de du liquide. »
Bourgogne, Champagne, Savoie développent Ponthier
des arômes de jeunesse parfois très intenses.
L’élevage sous bois les transforme. Au risque
de surprendre, la différentiation des très Le nez du cognac
vieilles et très bonnes eaux-de-vie de diverses Une étude récente (2005) de la station viticole de Cognac
origines, allant du cognac à l’armagnac mais identifie 180 à 250 composés odorants dans le cognac jeune,
aussi au whisky, au rhum, et au calvados, est avant tout élevage sous bois. On a ainsi plus de quarante
parfois bien difficile : le bois a dominé le fruit zones olfactives identifiées, expliquées par environ 120
initial ou, mieux, l’a reconstruit pour proposer constituants et décrites par des termes tels que : floral, fruité,
un nouveau produit de classe. grillé, anis, sauce asiatique, champignon, rose, savon.

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104
le plaisir de juger

On traitera ainsi les plus grands alcools Vous le voyez, l’homme a trouvé toutes
blancs, la framboise et la poire. sortes de procédés pour rendre agréable et
L’amateur d’eaux-de-vie vieillies depuis inoffensif l’un de ses poisons favoris.
des lustres dans le bois de chêne apprécie le Ce vaste mais rapide panorama des
fondu du vieillissement, à la température de 20 dég ustat ions et dég ustateu rs v ise si m-
à 22 °C, à petites gorgées espacées, selon une plement à insister sur la diversité de cette
approche prudente, juste pour humecter son activité. Nous avons v u que le nombre de
palais et, par accoutumance, le rendre insen- dégustations est très différent selon les types
sible à l’alcool. C’est le contraire de lamper. considérés. Toutes œuvrent pour la catégorie
Très vite, il n’en éprouve plus que le moelleux la plus nombreuse, la seule importante, la
et réitère, à chaque prise, l’étonnant jaillisse- dégustation attentive, et donc raisonnable,
ment des bouquets. Armagnac, cognac, vieux d’une bonne bouteille, en bonne compagnie,
calvados se sirotent ainsi. le plus souvent à l’occasion d’un bon repas.
Enfin, on peut toujours neutraliser l’alcool Le vin peut être simple ou grandiose, il doit
par le sucre et ajouter la friandise à la gour- procurer du plaisir, modeste ou inoubliable,
mandise. On obtient alors le canard, le punch à ceux qui le dégustent. Mieux connaître pour
martiniquais, le pisco sour sud-américain et la mieu x apprécier, la situation est toujours la
série sans fin des cocktails et des liqueurs. même.

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« Qui sait déguster ne boit plus jamais de vin mais goûte des secrets. »
Salvador Dalí

Quels dégustateurs ?
La dégustation d’une incertitude, parfois importante. Or il
n’est pas vraiment possible de mesurer un
est un art difficile goût, une odeur. On mesure seulement telle
concen­t ration de substance sapide et/ou odo-
Le dégustateur, surtout lorsqu’il débute rante, pas la saveur ou l’odeur. Les mesures
dans cet exercice, rencontre des obstacles à physiologiques des réactions des nerfs ou
tous les niveaux de l’acte de goûter. Ce sont du cerveau sont très difficiles, très rares et
d’abord les difficultés de la sensibilité organo- très partielles. On possède par contre des
leptique considérée à un moment donné, dans mesures précises pour l’intensité et la qualité
des conditions données, et celles de la per- des couleurs. Usuelles en laboratoires, elles
ception dirigée, c’est-à-dire de l’effort d’atten- peuvent aider à trier les vins à déguster. Les
tion orienté, à l’instant voulu, sur le caractère sons peuvent être mesurés, classés avec une
à étudier. Ce sont aussi les difficultés de se extrême précision qui ne peut cependant nous
libérer de l’influence des facteurs extérieurs indiquer le charme de la musique de Mozart,
et des diverses formes de suggestion capables de Wagner ou d’Armstrong. Rien de tel pour le
de modifier les perceptions. D’autres difficul- goût et l’­odorat ; ici aucune mesure directe ou
tés, non moins grandes, interviennent dans la ­i ndirecte n’est ­possible.
description des sensations, toujours malaisées Les résultats gustatifs sont soumis à la
à traduire par des mots. L’effort de mémoire compétence de l’expert dégustateur, à ses dis-
nécessaire est aussi un exercice difficile, de positions, à son vocabulaire, au sens exact qu’il
même que l’interprétation et le jugement, qui attribue aux mots, comme à l’importance qu’il
supposent une expérience, c’est-à-dire un attache à telle qualité ou à tel défaut. La dégus-
grand nombre d’éléments de comparaison et tation vaut ce que vaut l’homme qui déguste.
une grande disponibilité de ces documents Chaque fois qu’il prend un verre en main, le
mémorisés. dégustateur fait appel à ses connaissances et
La difficulté première tient au caractère utilise toute son expérience professionnelle.
largement subjectif de la dégustation ; elle Les formations des dégustateurs étant
s’appuie sur des impressions personnelles, différentes (commerciales ou techniques,
intérieures ; la personnalité du dégustateur est régionales ou spécialisées dans certains types
ici l’élément essentiel. Un phénomène de carac- de vins), on comprend la diversité possible
tère purement objectif se prête à des mesures des jugements surtout dans des cas limites et
que l’on peut exprimer par des chiffres ; il est pour des vins spéciaux. Lorsqu’on confronte
indépendant de l’opérateur ; il concerne l’objet les notes données à une série de vins par un
et non le sujet pensant. Lorsqu’on fait une groupe de dégustateurs, on constate une équi-
pesée ou lorsqu’on mesure une longueur, par valence des notations, par exemple, pour huit
exemple, le résultat est toujours le même quelle vins sur dix. Pour les deux autres cas, qui
que soit la personne qui pèse ou qui mesure correspondent assez souvent à des vins, soit
et quels que soient la technique, l’­ a ppareil d’une grande classe, soit ayant quelque défaut
et le moment. Cette objectivité doit cepen- technique, les opinions divergent. Certains
dant être nuancée, toute mesure est entachée dégustateurs sont en désaccord complet et une

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106
le plaisir de juger

discussion ne modifie pas leurs positions. Ces d’autres circonstances. C’est pour ces raisons
oppositions nous ont souvent irrités, jusqu’au que les conditions de la dégustation doivent
jour où nous avons compris que, précisément, être codifiées le mieux possible.
le but de la dégustation en équipe était de faire Le consommateur s’accoutume au goût
ressortir les différences d’opinions. Les dégus- d’un vin et n’accepte plus, ou en tout cas
tateurs s’opposent moins par leurs sensibilités apprécie moins des vins différents, seraient-
que par leurs interprétations. Chacun, selon sa ils meilleurs. Combien, également, buvant
formation, se fait une image personnelle des régulièrement un vin défectueux, ne sont plus
normes de qualité d’un type de vin ou attri- capables d’en reconnaître le défaut !
bue plus ou moins de gravité à un défaut. Si
les dégustateurs étaient toujours d’accord, le
travail en équipe n’aurait pas sa raison d’être Le dégustateur doit être
et l’avis d’un seul suffirait. Par opposition,
l’opinion moyenne d’un groupe ne représente en bonnes conditions
qu’une partie de la diversité, de la richesse
des sensations perçues. En s’adressant à plu- Chacun ou presque peut déguster et
sieurs, on ouvre l’éventail des références et le quelques précautions générales améliorent l’effi-
« ­parapluie » contre les erreurs. cacité et le plaisir de tous. Une bonne santé géné-
rale, pas de rhume ni d’autre affection nasale,
Quelques écueils de la dégustation pas de traitement dentaire intense s’imposent à
tous. Selon les individus, il est des médicaments
L’infaillibilité n’est pas du domaine gusta- et/ou des maladies qui modifient les perceptions,
tif et il faut admettre que les avis d’un même comme le diabète ou des altérations salivaires. Il
dégustateur peuvent varier suivant ses condi- semble que les formes chroniques sont plus ou
tions de travail. Lorsqu’un dégustateur a pris moins compensées par l’expérience et l’entraî-
l’habitude d’un cadre, d’une salle de dégusta- nement de façon consciente ou non. L’usage du
tion, ou encore d’une forme de verre ou d’une tabac est évidemment à exclure avant et pendant
tasse à déguster, il peut être dérouté dans la dégustation mais il est des fumeurs habituels
qui goûtent fort bien.
La dégustation du vin requiert une grande concentration. Outre ces éléments maté-
riels, un bon dégustateur est
doté d’une bonne mémoire, d’une
mémoire ordonnée, sans cesse
alimentée, confortée, rafraîchie,
comme celle d’un ordinateur.
Elle devient efficace lorsqu’elle
est mobilisée par la motivation,
l’attention et la concentration :
quelques secondes suffisent
pour percevoir, analyser, iden-
tifier, exprimer les infinies
richesses cachées dans (presque)
tous les vins. Combien de plaisirs
sont perdus par négligence et
par paresse !
Notre ry thme physiolo-
gique journalier influe considé-
rablement sur la sensibilité de
nos sens. Il ne faut pas s’étonner
si les impressions données par

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107

?quels dégustateurs
un même vin sont notées diversement, en parti- On parle aujourd’hui de conditionnement. Les
culier suivant que l’on se trouve avant, pendant médias, la publicité en sont les formes modernes
ou après les repas. L’appétence du vin varie de diffusion.
avec le moment de la journée et l’acuité gusta- Le dégustateur à qui on pose un problème
tive ou olfactive n’est pas uniforme. La sensi- gustatif est dans un état de grande suggesti-
bilité la plus grande correspond au moment bilité, ce qui signifie qu’il est très réceptif aux
où l’estomac est vide et où nous éprouvons de impressions venant de l’extérieur. Il se laisse
l’appétit. L’heure la plus favorable est ainsi la facilement influencer et il est aisé de l’induire
fin de la matinée, avant le déjeuner, selon les en erreur, tout au moins tant qu’il s’agit de
habitudes françaises entre onze et treize heures trouver des différences de peu d’amplitude.
par exemple. Les dégustations très matinales On peut l’orienter discrètement dans un sens
sont peu attrayantes, mais celles du début de ou dans un autre, par exemple selon la façon
l’après-midi, qui coïncident avec la digestion, d’énoncer la question posée, de libeller les
sont les plus pénibles et les moins efficaces. On étiquettes ou de présenter les échantillons.
peut envisager, si nécessaire, une autre séance On peut le mettre sur la voie, l’aider ou, au
vers dix-huit heures, quoique les performances contraire, brouiller les pistes.
y soient moins bonnes. D’autre part, lorsqu’il dispose de peu de
Doivent encore entrer en ligne de compte données, le dégustateur a tendance à imagi-
dans l’interprétation de la dégustation, la ner, il se fait des idées, il extrapole d’après un
fatigue du palais et les phénomènes de satura- simple détail entrevu et interprété. La sugges-
tion et d’accoutumance à certains caractères, tion et l’autosuggestion risquent de fausser la
ce que les spécialistes appellent des effets de dégustation. Le dégustateur doit savoir s’af-
convergence, c’est-à-dire une réponse amoin- franchir de ces diverses formes de condition-
drie aux différences de stimulation. La nature nement ; il doit s’en méfier. Un goût imaginé et
des sensations peut être changée. Le sens prévu est déjà à moitié perçu.
olfactif surtout s’émousse rapidement ; il n’est Commençons par le témoignage du grand
pas capable de percevoir longtemps une même Pasteur, déjà reproduit par Got. Il cite un fait
odeur, même si elle est forte. L’inhibition dure expressif observé par lui-même au cours de
d’autant plus longtemps que l’impression odo- dégustations, par une commission compétente,
rante est plus intense et plus prolongée. On de vins chauffés qui devaient être c ­ omparés
s’habitue ainsi à l’odeur de l’appartement, du aux mêmes vins non chauffés :
local, du laboratoire, où l’on séjourne parce
« La commission venait d’être habituée
qu’on ne l’éprouve plus. Les personnes s’habi-
à constater des différences, petites et
tuent à l’imprégnation d’une eau de toilette,
d’un parfum, ou de fumée de tabac, et perdent grandes, entre les deux échantillons
la sensation de l’odeur qu’elles transportent, et que j’offrais simultanément à chacun
qui choque pourtant le voisinage. des membres. Il était dès lors facile de
prévoir que si, à son insu, je la priais
de déguster comparativement deux
Le dégustateur est échantillons tout à fait identiques, mais
qu’elle croirait différents, parce qu’elle
particulièrement ne serait pas avertie et qu’elle venait de

influençable prendre l’habitude de juger toujours des


choses distinctes, elle se laisserait aller
La suggestion est la pensée dictée, insinuée. par erreur d’imagination à croire encore à
Dans la vie sociale presque tous nos actes sont des différences réelles.
le résultat de suggestions que nous recevons
de nos parents, de nos enseignants, de notre En conséquence, sans avoir rien dit ni
entourage, de la société. L’éducation comporte rien fait qui pût éveiller des soupçons,
une forte dose d’exemples et de suggestions. je remis entre les mains de chacun des

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108
le plaisir de juger

membres de la commission, dans des jamais été cité. Il nous conte comment dans le
verres séparés, le même vin, sortant temple de la dite bouteille « l’eau de la fontaine
immédiatement de la même bouteille. rendoit goust de vin selon l’imagination des
Or chacun des membres accusa une beuveurs ».
différence entre les deux échantillons
soumis à son appréciation. » « Bacbuc nous dist : “Jadis un capitaine
juif, docte et chevalereux, conduisant son
De la même façon, si l’on fait goûter un peuple par les desers en extrême famine,
vin filtré par comparaison avec son témoin impetra des cieux la manne, laquelle
non filtré à un dégustateur qui a l’idée pré- leur estoit de goust tel, par imagination,
conçue que le filtrage fatigue et amaigrit les que par avant réalement leur estoient les
vins, cette personne trouvera effectivement, viandes. Icy de mesmes, beuvant de ceste
tout à fait de bonne foi d’ailleurs, qu’un des liqueur mirifique, sentirez goust de tel vin
vins présentés, le plus limpide, est moins gras comme l’aurez imaginé. Or, imaginez et
et plus dépouillé que l’autre. Il faut expliquer beuvez.” Ce que nous fismes. Puis s’escria
ce qui se passe dans l’esprit du dégustateur Panurge, disant : “Par Dieu, c’est icy vin
lorsqu’on lui présente deux verres à comparer de Beaune, meilleur qu’onques jamais
et qu’il s’agit pour lui de définir des nuances. je beus […] Foy de lanternier, s’escria
Le dégustateur goûte le premier verre atten- frere Jean, c’est vin de Grave, gallant et
tivement et méthodiquement ; il note avec voltigeant […] A moy, dist Pantagruel, il
soin l’apparence, l’odeur, puis, en bouche, me semble que sont vins de Mireveaux,
l’attaque, l’évolution, la finale, la persistance. car avant boire je l’imaginois ”[…] “
Il passe ensuite au second et, par un effort Beuvez, dist Bacbuc, une, deux ou trois
de mémoire, confronte la même séquence de fois. De rechef, changeans d’imagination,
sensations aux premières impressions. Étant telle trouverez au goust, saveur ou
alerté sur une différence à trouver, il trouve liqueur, comme l’aurez imaginé. »
toujours, ou plus exactement il éprouve tou-
jours une différence, qu’elle existe réellement
ou qu’elle soit imaginaire.
Supposons que le dégustateur ait jugé le
La préparation
second verre plus souple, donc plus agréable du dégustateur
que le premier. Il n’arrêtera pas là son inves-
tigation. Il reviendra sur le premier verre et Le goûteur doit toujours être en bonne
refera la comparaison en sens inverse. S’il le condition. Le palais du dégustateur est une
trouve moins souple que le second verre, il sorte de récepteur d’une complexité et d’une
confirme sa première conclusion et est fondé sensibilité inouïes, mais tellement influençable
à dire que la différence est réelle. Par contre, qu’il ne fonctionne bien que dans des situations
s’il ne retrouve pas la précédente impression, d’ambiance bien précises. Nous avons vu que le
ou s’il juge cette fois autrement, il doit conclure dégustateur n’est bon que dans la mesure où il
qu’il ne perçoit pas d’écart sensible entre les sait se placer dans des conditions favorables de
deux verres. Il ne dira pas : « C’est le même travail. C’est une question d’organisation. Mais
vin », mais il dira : « Il n’y a pas de différence la sensibilité et la justesse de l’instrument de
significative ». C’est toujours un aveu difficile mesure dépendent aussi, fondamentalement,
pour le dégustateur de dire qu’il ne trouve de la physiologie du dégustateur et fluctuent
aucune différence entre deux vins. Peu sont constamment avec ses états intérieurs, avec
capables de cette franchise. ses dispositions du moment. Le bon dégusta-
Pour le plaisir, nous terminerons sur ce teur est encore celui qui, se connaissant bien,
sujet en citant Rabelais. Sa charge est un peu sait se maintenir en bonne condition et juger
forte peut-être, mais il procède par allégo- ses possibilités et ses limites. Il ne goûte que
rie et un cas plus net d’autosuggestion n’aura lorsqu’il est gustativement en forme.

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?quels dégustateurs
Toute dégustation est influencée, marquée On pourrait réf léchir à l’application de
par les sensations qui la précèdent. Il n’est pas ce principe à la dégustation, même si un avis
de règle mais quelques idées pratiques qui multiple est souvent préféré, par analogie à
peuvent mettre en valeur ou écraser un vin. la démocratie politique, de nature bien diffé-
La mise en bouche par un peu d’eau, de pain rente.
ou de grissins neutres est simple mais effi- En admettant qu’un jury est plus fiable
cace pour bien goûter. Les amuse-gueules très qu’un dégustateur isolé, quelles sont les
salés, épicés, très sucrés sont trop souvent de caractéristiques d’un bon jury ? En l’absence
véritables agressions pour les papilles. Les fro- évidente de réponse totalement satisfaisante
mages de type pâtes sèches, gruyère, noisettes, connue, on peut proposer quelques critères
amandes… sont bien connus pour adoucir simples mais importants, y compris pour un
les tanins alors que les fromages de chèvre, jugement d’amateur :
les pâtes fermentées, pruneaux, olives, etc. • claire connaissance du contexte et des objec-
peuvent être redoutables. En cours de dégus- tifs ;
tation, on peut être amené à se rafraîchir la • dégustation plaisir ou travail ;
bouche, par quelques gorgées d’eau, quelques • claire définition du problème posé : éliminer
morceaux de pain : c’est reposant mais fausse (les mauvais), choisir (les meilleurs), classer,
un peu l’observation pour les premiers vins décrire ;
qui vont suivre. La fatigue ou l’accoutumance • type de résultats attendus : note, texte, déci-
sont une réelle difficulté. Il vaut mieux les com- sion ;
penser par l’attention, des séries de longueur • claire position comme acheteur ou vendeur :
adaptée à ses possibilités que par des artifices nul ne peut échapper à ce dilemme, conscient
comme les pauses trop perturbantes. ou non, avec ou sans transaction commer-
ciale formelle ;

Qu’est-ce qu’un « bon jury » ? Une addition de subjectivités fait-elle un début d’objectivité ?
Telle est une des problématiques du « bon jury ».
Aristote indiquait, il
y aura bientôt vingt-cinq
siècles :

« Il est plus facile de


trouver un homme,
ou un petit nombre
d’hommes, qu’un grand
nombre qui soient
doués d’un grand sens
et en état de légiférer et
de juger. »

Vingt siècles plus tard,


Rabelais, a priori bien dif-
férent, dit à peu près la
même chose :

« Vous savez que dans


tous les groupes il y
a plus de fous que de
sages et que la majorité
l’emporte sur la
qualité. »

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le plaisir de juger

• absence connue d’incapacité sensorielle ­ rofessionnelle mais il faut la compléter par


p
générale (anosmie, agueusie) ou ponctuelle « l’envie de goûter », à cet instant précis.
(rhume, maladie…) ; Certains jurys motivent leurs jurés par l’inté-
• formation adaptée à la conclusion attendue, rêt de l’argent, des cadeaux, une réception
telle qu’agrément, achat ; soignée… Cela peut surprendre mais c’est
• minimum de culture vineuse commune à tous aussi une incitation au sérieux, à l’honnêteté
les jurés et jurys, ou répartition des taches ; dans le travail, dans certains cas une plus
• conditions de dégustation satisfaisantes : grande facilité pour écarter les résultats
température, lumière, aération, odeurs, insuffisants.
place, ordre de dégustation ; Notons que les définitions de profil type du
• échantillons représentatifs adaptés aux objec- bon dégustateur à partir du sexe, de l’âge, de la
tifs, à juger en l’état ou pour un avenir précisé ; profession… sont peu performantes. Il est vrai
• « fiches de dégustation » adaptées, du docu- que beaucoup de femmes ont une grande sen-
ment de 20 à 50 lignes au simple « pouce levé/ sibilité, que les neurones cérébraux, mais non
baissé », tel César graciant ou condamnant les neurones sensoriels, s’usent avec l’âge…
un gladiateur ; La dégustation est comme beaucoup d’autres
• jurys disponibles et motivés. Cette dernière activités neuronales : les qualités innées sont
contrainte très simple est fondamentale ; indispensables mais elles doivent être activées
chaque juré doit oublier quelques instants et entretenues par l’acquis. Le poids relatif de
tous ses soucis, tant à l’entrée du dégus- l’un et de l’autre reste un des grands mystères
toir qu’à l’occasion du verre offert par un de la connaissance. « Travaillez, prenez de la
ami. Cette motivation peut être strictement peine », dirait La Fontaine.

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« Qui ne se donne loisir d’avoir soif, ne saurait prendre plaisir à boire. »
Michel Eyquem de Montaigne

Comment
déguster ?
Art et technique
L’essentiel de la dégustation est évidem- nécessaires. Dans dix cas sur trente, l’échan-
ment chez le dégustateur mais il faut aussi lui tillon du maître de chai se goûta moins bien.
proposer un cadre d’action et des conditions Les défauts constatés furent les suivants :
de travail adaptées. Les avis d’un même dégus- manque de netteté, odeurs de poussière, de
tateur peuvent varier suivant ces conditions de mauvais bois, goût de bois neuf trop marqué,
travail. Lorsqu’il a pris l’habitude d’un cadre, goût d’évent. Un tiers des vins avaient donc été
d’une salle de dégustation, ou d’une forme dépréciés par le mode d’échantillonnage. Cette
de verre, il peut être dérouté dans d’autres observation demande réflexion et échantillon-
circonstances. C’est pour ces raisons que les ner n’est pas une opération aussi facile qu’il
conditions de la dégustation doivent être codi- paraît.
fiées le mieux possible. Voyons les principales. Trois cas généraux se rencontrent dans la
Elles varient un peu selon les types de dégusta- pratique des chais. Le lot de vin occupe une
tions, mais toujours autour de quelques bases cuve et l’échantillon représente un ensemble
universelles. homogène. Deuxième possibilité, le vin est
logé en fûts de deux cent et quelques litres :
dans ce cas deux échantillons prélevés dans
Comment se préparer ? deux fûts voisins peuvent être (un peu) diffé-
rents car chaque unité de volume a sa propre
Quelques règles d’échantillonnage évolution. Autre éventualité, le lot de vin est en
bouteilles ; chacune d’elles peut être considé-
On regoûte un vin apprécié il y a quelques rée comme un échantillon individualisé car on
jours et on ne retrouve plus la même impres- n’est jamais très sûr, après quelques années de
sion. Pourquoi ? Cette variation peut venir du conservation, que toutes les bouteilles soient
seul échantillonnage. gustativement identiques.
Un jour, on fit un essai de contrôle d’échan- Dans le premier cas, l’échantillonnage
tillonnage dans trente châteaux du Bordelais. semble simple : il suffit de prendre un petit
Dans chacun, on laissa prélever une demi-bou- volume de vin dans la cuve mais l’homogénéité
teille du vin de l’année par le maître de chai, des grandes masses n’est que relative. L’état de
avec son matériel et suivant sa technique, et limpidité, l’aération, le sulfitage sont différents
on échantillonna après lui la même cuve ou dans le haut et dans le bas. L’idéal est de pré-
la même barrique avec toutes les précautions lever en profondeur, par la trappe supérieure

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112
le plaisir de juger

de la cuve. Le robinet-dégustateur en paroi avec précaution et on verse directement dans


de cuve doit être dégorgé par passage de plu- le verre à dégustation au tout dernier moment.
sieurs litres de vin, pour éliminer tous germes Pour une dégustation correcte d’un vin par
et risques de « goût de cuivre » fréquent avec un jury important nécessitant plusieurs bou-
les robinets en bronze. teilles, il faut les assembler immédiatement
Lorsque le vin est en fûts, on prend l’échan- avant dégustation ; dans le cas contraire on
tillon sur plusieurs d’entre eux avec les pré- voit apparaître des écarts ne découlant que des
cautions d’usage pour éviter de prélever le évolutions différentes entre bouteilles.
vin qui est directement au contact du bois. On
retire d’abord un petit volume et on plonge la L’ordonnancement des vins
sonde au cœur de la barrique ou on opère par
siphonage. L’échantillonnage des barriques L’ordre de service des vins est décisif. Il
couchées, dites « bonde de côté », se fait par convient de respecter la loi générale selon
un orifice dans le fond de la barrique, bouché laquelle une sensation succédant à une autre
par un « fausset » en bois : c’est assez joli à voir n’est bien perçue que si elle est due à une exci-
mais représente mal l’ensemble du vin. tation différente ou plus intense. Il faut donc
D’une manière générale, pour éviter que classer les vins à goûter par ordre d’intensités
les vins soient plus ou moins modifiés par excitatives croissantes c’est-à-dire, en général
l’effet de l’oxygène, de la lumière, ils doivent des plus faibles aux plus alcoolisés, des plus
être dégustés rapidement après le prélève- légers aux plus corsés, des plus secs aux plus
ment. Le transvasement est toujours dom- liquoreux. Certains dégustateurs obtiennent des
mageable pour la qualité, surtout dans le cas résultats plus fiables simplement parce qu’ils
des vins jeunes encore chargés en levures. savent mieux ordonner leur méthode de travail.
Beaucoup de vins sont mal jugés parce que les Il est inutile, stérile, de confronter des
échantillons dégustés sont mal prélevés, plus vins de natures ou d’origines très différentes,
ou moins oxydés. Pour les vins en bouteilles, il ou encore des vins nouveaux avec des vins
est indispensable de ne pas mélanger le dépôt plus âgés. Une règle d’efficacité de la dégus-
éventuel et de ne pas aérer le vin. On débouche tation est la suivante : ne comparer que ce qui
est strictement comparable. Une
réf lexion préalable à la séance de
dégustation est donc indispensable.
Si l’on goûte une série de vins d’une
même région, on les présente par
valeur ou notoriété des appellations.
Pour une série de vins blancs
secs, on présente les échantillons
dans l’ordre des degrés alcooliques.
S’il s’agit de vins blancs plus ou
moins doux, on les classe d’après
leurs teneurs croissantes en sucres.
Pour les vins rouges, la présenta-
tion suivant les degrés est utilisable
mais il faut surtout considérer les
richesses en tanins, beaucoup plus
variables, en terminant par les plus
puissants. Dans tous les cas la pré-
sence éventuel le de sucres peut

Bouteilles masquées et anonymées


pour une dégustation à l’aveugle.

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113

? art et technique
modifier cet ordre théorique. Le cas est de plus Blancs ou rouges,
en plus fréquent, notamment hors France : par où commencer ?
quelques grammes de sucre par litre peuvent Cette question classique n’a pas de vraie réponse, car la
ne pas être identifiés en tant que tels mais ils diversité des vins blancs et des vins rouges est infinie. Les
changent beaucoup l’équilibre général du vin.

comment déguster
plus noirs des vins, les vieux pedro ximenez andalous sont
Pour comparer des crus de même caté- issus de raisins blancs, passerillés (séchés au soleil). Le
gorie, il est plus intéressant de goûter et de champagne est issu pour les deux tiers de raisins noirs.
comparer des vins « nature » que des vins Tout est affaire de circonstances même s’il existe le dicton
assemblés dans lesquels les caractères origi- « Blanc sur rouge rien ne bouge, rouge sur blanc tout f…
naux sont atténués. Beaucoup vous diront, à le camp ».
juste titre, qu’il faut juger un cru sur ses plus L’ordre « idéal » est d’aller du plus léger au plus puissant. La
mauvais lots, avant tout assemblage : c’est puissance résulte à peu près de la somme alcool + sucres +
moins agréable mais plus instructif que de tanins. Dans cette optique, il est « logique » de commencer
ne goûter que les « cuvées » finales. Peu de par les vins blancs secs légers (gros plant, vinho verde…) pour
dégustateurs ont cette opportunité. terminer par les vins rouges tanniques et sucrés (banyuls,
Le dégustateur doit tenir compte encore, porto… ou même bandol, madiran…). La situation se
avant de juger un vin, d’un excès éventuel et complique si on doit aussi goûter des vins très aromatiques
passager de gaz carbonique qui l’amaigrit (muscats, riesling, gewurtztraminer), même secs ou peu
et le rend picotant, ou d’un excès de gaz sul- sucrés qui peuvent écraser les vins qui les suivent.
fureux qui dénature l’arôme et sèche les vins Tout est affaire de mesure, de bon sens, de préférence
rouges, ou d’un manque d’acide sulfureux éga- personnelle. La situation est habituellement simple pour
lement préjudiciable, en libérant des odeurs déguster seulement quatre ou cinq vins différents. Il est
aldéhydiques d’évent, de pommes blettes. Ce toujours possible de « se refaire la bouche » par une petite
sont des défauts du moment auxquels remé- pause, en croquant quelques bouchées de pain, de grissins
dient très bien les procédés habituels de sou- non parfumés accompagnés d’eau.
tirages et les manipulations pratiquées dans Au cours d’un repas, on peut oser des séquences un
les chais. Pour dégazer un vin nouveau avant peu moins classiques en jouant sur les plats : foie gras et
de le goûter, il suffit de verser le contenu d’un sauternes peuvent précéder huîtres et vin blanc très sec
verre dans un autre, en le laissant tomber grâce au salé des huîtres. Cette remarque rappelle que, selon
d’une certaine hauteur pour l’émulsionner ; on les cas, le vin met le plat en valeur ou l’inverse. On peut
répète ce transvasement une dizaine de fois. aussi bien organiser un menu, simple ou plus élaboré, autour
On est surpris de la modification profonde et, de deux ou trois vins que l’inverse. Y pense-t-on assez
souvent, de l’amélioration considérable dont souvent ?
bénéficient les vins rouges jeunes ainsi traités.
On observe plus ou moins le même phénomène
dans les bouteilles regoûtées quelques heures très puissant, mauvais, ou très faible. Éviter
après l’ouverture. les effets d’interférences systématiques est un
Pour goûter une série de plusieurs vins, il peu complexe à organiser mais très efficace. À
est commode, rapide et efficace de les aligner l’inverse, un ordre trop bien élaboré par l’orga-
sur la table, de les sentir rapidement un à un nisateur peut conduire, presque à coup sûr, à
en avançant ou reculant les verres selon la une hiérarchie biaisée.
première impression qu’ils procurent. On Dernier point, combien de vins peut-on
se trouve ainsi devant deux ou trois groupes goûter par séance et par jour ? Bien entraîné,
dont la composition est affinée au cours de la on peut trier efficacement plusieurs dizaines
dégustation complète. de vins par jour pour repérer les déviations
On améliore la dégustation de vins de sérieuses et /ou déf i nir q uelq ues g randes
même type en les faisant goûter dans un ordre famil les tel les que léger/corsé, fruité/tan-
aléatoire, différent pour chaque juré. On n iq ue… I l est possi ble de classer v i ng t
évite ainsi de déprécier ou surévaluer un vin à v ing t-cinq v ins de même catégorie, en
se trouvant après un échantillon très bon, ou repérant les têtes et les queues de classe.

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114
le plaisir de juger

Le règlement des concours internationaux des de son vin. C’est aussi l’avis de Poupon et de
vins de l’OIV limite, pour les vins tranquilles bien d’autres :
secs à « 45 échantillons maximum par jour, de
« Il y a dans un chai une telle richesse
préférence le matin, en trois séances d’envi-
d’odeurs vineuses, une telle ambiance
ron 15 échantillons chacune. Pour les autres
optimiste, qu’on se trouve pris dans un
vins, la dégustation se fait à raison de 30 à
contexte olfactif capable de fausser toutes
40 goûters chaque jour ». Il est très difficile
nos impressions. Malgré les habitudes
d’étudier, de déchiffrer et de décrire en détail
et quoi qu’on en pense, l’endroit où l’on
plus d’une douzaine de vins par demi-jour-
déguste le moins bien, c’est le chai. »
née ; un auteur de guide de vins espagnols se
limite à huit ou dix seulement, ce qui est une Le maître de chai emplit votre verre au
sage précaution. robinet dégustateur d’une cuve ou en préle-
vant le vin à la sonde par l’orifice de la bonde,
ou encore en le faisant couler par un trou de
Comment déguster un vin ? fausset pratiqué dans l’aisselière d’une bar-
rique en position « bonde de côté ». Nous sup-
Voir, sentir, goûter posons que ces opérations sont proprement
et correctement effectuées. Le maître de chai
Le dégustoir essuie le pied du verre avec le pouce et vous
le tend. La dégustation que vous allez faire
L’ambiance idéale de dégustation fait ne risque pas moins d’être sans valeur. Dans
l’objet d’études précises pour les laboratoires l’ambiance vineuse du chai de garde, il est
d’analyse sensorielle, les conclusions sont impossible de juger l’odeur propre du vin ;
applicables en toutes situations, y compris tous les vins paraissent bons parce que leurs
dans la plus simple salle à manger. Résumons défauts passent inaperçus et parce qu’on ne
ces conclusions. dispose d’aucun terme de comparaison. On est
La pièce doit être sans odeurs étrangères très surpris le lendemain, en goûtant le même
intenses, même agréables. On évite les bruits vin au dégustoir, de le juger beaucoup plus
intempestifs (moins de 40 décibels si possible) ­sévèrement.
venant de la rue, des conversations agitées ;
les téléphones portables sont à proscrire. Une Le verre
lumière suffisante (100 à 300 lux disent les
spécialistes) jusqu’à 3 000-4 000 lux pour les Quel bel objet que le verre ! Il est à la fois
vins très sombres. On a environ 100 à 500 lux piège et présentoir : il retient le vin et il l’offre.
dans une salle de séjour, un magasin et jusqu’à Il nous semble que le vin n’existe que par lui.
5 000-100 000 lux en plein soleil. On doit privi- Avant la transparence du verre peut-on imagi-
légier la lumière solaire diffuse ou les lampes ner qu’on dégustât vraiment le vin ? La patère,
modernes s’en rapprochant (IRC affiché supé- le calice, le hanap, le pot cachaient leur contenu
rieur à 80-90). On met exactement en valeur et ne pouvaient servir qu’à avaler. Il a fallu
les couleurs et, par conséquence, les arômes. aussi que la carafe ait remplacé la cruche. Peut-
Une température d’environ 18-20 °C, la plus être au fond le grand vin n’a-t-il pu naître, fin
favorable aux perceptions et à la réflexion, une xvii e – début xviii e, qu’à la suite de la fabrication
humidité de 60-80 %, une légère ventilation de verres convenant mieux à la dégustation.
(7 à 10 volumes de la pièce par heure) procurent On a parlé de cousinage entre maîtres
une sensation de bien-être imperceptible mais verriers et maîtres de chai et il est vrai que
libérant les sens et l’esprit. le vin a toujours eu besoin du verre, pour le
La plus mauvaise forme de dégustation conserver et pour le boire. Le verre à boire
est celle que l’on pratique lorsqu’on visite les date du xvii e siècle, la bouteille telle que nous
chais ou les caves de conservation et que le la connaissons de la moitié du xviii e. Vers 1750,
propriétaire ou le caviste vous fait l’honneur les riches buvaient dans des verres de cristallin

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115

? art et technique
un verre à pied de cristal ou assimilé mince,
transparent, non coloré, à paroi lisse, sans
fioritures ni gravure importante. Le conte-
nant doit s’effacer devant le contenu. Le verre
doit se faire oublier pour laisser l’originalité

comment déguster
au vin. Poupon image bien cette grosse bulle
de vin : « J’aime les verres qui ne se voient pas
et où le vin semble en lévitation à quelques
pouces au-dessus de la nappe. » Les lourds
verres à facettes, les tiges tarabiscotées, les
formes hardies du design contemporain, les
verres colorés ont leur place dans les vitrines.
Combien de grands vins sont gâchés par de
mauvais verres. Il y a des services de verres
qui sont autant de mauvais services rendus au
vin ! On peut craindre que le mauvais goût du
Les différentes
verrier ne déteigne sur le goût du vin. À l’in-
parties verse une modeste bouteille est très valorisée
d’un verre à en la servant dans un très beau verre.
dégustation
Le verre à pied le plus simple est le meil-
leur, s’il est bien dessiné. Ne mettez pas les
de Bohème et de Venise ; chez les bourgeois et grands vins dans les petits verres. « À grand
dans les auberges de qualité, on utilisait des vin, grand verre » dit un proverbe de buveur,
gobelets ou tasses de faïence, de grès, d’étain ; mais il ne s’agit pas ici de quantité à boire,
dans les tavernes les godets étaient en bois. Le mais du savoir-goûter et de son plaisir.
cristal fut découvert en Angleterre vers la fin Le buvant du verre (c’est le bord en contact
du xvii e siècle et fabriqué en France, à Baccarat, avec les lèvres) doit être mince, ce qui n’est
à partir de 1820. Rien ne met mieux en valeur possible qu’avec du cristal ou du cristallin.
la noblesse d’un bordeaux, d’un bourgogne, L’impression d’épaisseur influe en effet sur ce
d’un cognac que la limpidité et la pureté d’un qu’on boit et nous avons à ce sujet nos habi-
cristal mince. C’est vers la moitié du xix e siècle tudes. On aime mieux la bière dans une chope
qu’apparaissent les verres « ballon », ancêtres épaisse. Si la tasse de faïence convient au café
de nos verres à dégustation. matinal, on préfère les bords fins de la porce-
L’influence de la forme, de la taille du verre laine pour la tasse à moka ou à expresso. Faites
a été très étudiée, pour aboutir à des conclu- goûter le même vin dans deux verres, dont
sions dispersées ; cette inf luence semble l’un est fin et léger, l’autre épais et lourd ; il y
grande pour les fabricants de verre, plus a quelques chances pour que le goûteur trouve
limitée pour les autres. Tous sont d’accord sur meilleur celui du premier verre. C’est un bon
quelques caractères décisifs, à respecter. exemple de notre conditionnement suivant la
Le verre sert à mettre en présence le vin et présentation du vin.
nos organes sensoriels. Il permet à nos sens de Le verre à vin est nécessairement muni
s’exercer dans les meilleures conditions et doit d’une jambe fine ou tige, suffisamment haute,
donc se prêter aux exigences de l’œil, du nez, et d’un pied par lesquels on le tient, entre le
de la bouche. La nature du verre, sa forme, son pouce et l’index, et le manipule. Le pied ou
volume influent en effet sur nos sensations ; la patte est le disque horizontal qui supporte
façon de s’en servir également. la jambe et repose sur la table ; il assure au
Buvez votre vin ordinaire dans le verre que verre sa stabilité. La tige se raccorde parfois
vous voulez s’il ne s’agit que d’avaler mais un à la coupe par un motif appelé bouton. Ne pas
vin d’une certaine classe ne peut exprimer ses choisir des verres à tige épaisse, ou carrée, ou
qualités dans un gobelet quelconque. Il lui faut alourdie d’olives, de reliefs.

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le plaisir de juger

Certains verres ont un pied très court que le geste est inesthétique et maladroit, Tendez
l’on ne peut saisir et dont on ne se sert pas. un verre à quelqu’un, vous saurez aussitôt s’il
Comme les gobelets, ils ne sauraient conve- est connaisseur ou non à la manière dont il le
nir qu’à des boissons que l’on ne voit ni ne tient. Seul l’acrobate se croit obligé à des prises
goûte. Ne jamais saisir le corps du verre, ou de pied excentriques, avec tous les risques de
coupe, ou calice, ou paraison, à pleine main, faire déborder le vin à l’agitation !
À chaque vin sa forme de verre, a-t-on dit.
Soit, il y a à ce sujet des habitudes régionales
et l’originalité du service de table en fait l’agré-
ment. Avant 1914, un service complet compre-
nait, paraît-il, six séries de douze verres : eau,
bourgogne, bordeaux, champagne, porto,
liqueurs, plus les carafes et les brocs, le décan-
tage étant fort utilisé. Actuellement on simpli-
fie en ne prenant plus que les verres à eau, à
bourgogne ou à bordeaux et des flûtes à cham-
pagne, avec une gamme de capacités allant
environ de dix à vingt-cinq millilitres.
On peut choisir aussi une forme et un
volume qui s’accordent assez bien avec tous
les crus. Par exemple, un ovale très pur, ou une
forme d’œuf tronquée de façon à ce que l’ouver-
ture soit légèrement restreinte, ou une forme de
tulipe plus ou moins éclose, renflée à la base et
resserrée dans le haut, en tout cas, peu ouverte.
Ce verre convient même au champagne, bien
mieux que la coupe (qu’on reléguera au service
des fruits rafraîchis), plate et trop largement
ouverte, qui laisse perdre le gaz et l’arôme. C’est
la flûte qui met le mieux en valeur l’effervescence
À chaque type de vin son type de verre adapté. et prolonge le dégagement gazeux. On n’analyse
pas l’odeur d’un vin de la même manière si on

Les prises de verre : à gauche : prise de verre classique ; au centre : prise de verre « acrobatique » ; à droite : prise
de verre « écrasante »

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117

? art et technique
le déguste dans des verres différents. C’est un ø 46 ± 2
des exercices de l’apprentissage de la dégusta-
tion. Les rapports surface/volume du vin, et par ø 0,8 ± 0,1
conséquent les phénomènes d’évaporation, de
tension superficielle et de capillarité ne sont pas

comment déguster
les mêmes dans tous les verres : ils jouent donc
un rôle essentiel. Le calcul exact des quantités
et des flux de molécules odorantes pouvant être
inspirées par le nez est très complexe et peu
utile. On perçoit facilement que ces flux aroma-
tiques croissent avec la surface évaporante et
l’agitation, d’où la différence d’odeurs pour le

100 ± 2
même vin au repos ou agité.
Dans un verre trop haut, trop évasé, l’odeur
paraît plus faible, le nez reste loin de la surface à
sentir. Avec un verre demi-ballon, de forme plus
basse, l’odeur est mieux perçue parce que le nez
pénètre plus près du vin, mais son ouverture est
large et les narines aspirent l’air extérieur.
C’est le verre ci-après qui donne l’intensité
odorante maximale car le nez bouche littérale-
ment son ouverture plus étroite. Parfois criti-
qué, il permet de bien saisir toutes les nuances ø9 ± 1
aromatiques des grands vins. Ce verre a été
créé pour la dégustation des vins, vers 1970, ø 65 ± 2

55 ± 3
par un groupe d’experts français, sur les bases
des travaux de l’Institut national des appella-
tions d’origine (Inao). Il a fait l’objet d’une nor-
malisation Afnor. Il est constitué d’un gobelet
(dit « en œuf allongé ») porté par une jambe
reposant sur un pied. L’ouverture du gobelet
est plus étroite que la partie convexe de façon à ø 65 ± 5
concentrer les odeurs. Il est fabriqué en verre Dimensions en millimètres
transparent, totalement incolore, correspon-
dant aux spécifications du type dit « cristal-
lin » (proportion de plomb de l’ordre de neuf Le verre à dégustation (type Inao-Afnor)
pour cent) et on trouve plusieurs fabrications Un verre ne doit jamais être entièrement rempli
L’espace au-dessus du liquide permet de capter
moins chères en verre. Son bord est régulier,
les substances volatiles
lisse et arrondi ; il est coupé à froid, fletté
(c’est-à-dire abrasé pour assurer son horizon- avis des dégustateurs. On lui reproche parfois
talité) et rebrûlé. Il a une contenance de 210 à d’être trop petit, on a fabriqué divers modèles
225 millilitres et permet d’opérer sur 70 ou 80 de même allure, plus grands.
millilitres de vin. Pour la comparaison des vins Enfin ne pas oublier : pour déguster n’em-
effervescents, ce verre peut posséder un point plir le verre qu’au tiers ou, au plus, aux deux
dépoli de 5 millimètres de diamètre au fond et cinquièmes de son volume, ce qui permet, sans
au centre du gobelet, induisant la formation débordement, d’animer le vin d’un vif mouve-
des bulles. Ce type de verre est très recom- ment rotatif. Nous avons vu que la partie vide
mandable dans l’étude olfactive des vins et au-dessus du vin contient ainsi un fin brouil-
l’on peut admettre que son utilisation généra- lard odorant. Emplir à ras bord le verre de son
lisée améliore beaucoup la reproductibilité des convive est une faute, on empêche d’apprécier

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118
le plaisir de juger

le vin servi car on ne peut déguster dans un mais aussi en bois et en métal. Il était facile
verre trop plein. de plonger la coupe dans la source, l’amphore,
Au sujet du nettoyage des verres, on recom- le cratère, le broc, la jarre, de renouveler la
mande de les rincer à l’eau distillée ou très peu surface en la brassant et de pucher ou puiser
minéralisée après les avoir lavés de façon à les la boisson. La coupe était munie d’une anse
rendre totalement inodores. La plupart des allongée ou d’une boucle pour y introduire
détergents du commerce sont parfumés et les l’index et éviter de la noyer. On utilisa tout natu-
linges avec lesquels on essuie les verres peuvent rellement le même instrument pour prélever,
transmettre une odeur provenant de la lessive boire et goûter le vin sur place. Au xv e siècle,
utilisée. La méthode suivante donne de bons et avant sans doute, on appelait taste vin une
résultats. Les verres sont lavés et rincés à l’eau petite tasse plate, aux parois lisses ou bosse-
chaude pas trop calcaire aussitôt après avoir lées. Les Bourguignons ont fait la fortune du
servi. On n’utilise pas de détergent. On emploie mot en l’écrivant « tastevin ». Il vient du verbe
une eau savonneuse, d’un savon sans odeur, taster, tâter ou tester, c’est-à-dire goûter ou
s’il faut les dégraisser. Il existe des lave-verres essayer ; beaucoup de langues ont le même mot
de qualité de toutes tailles. Les verres ne sont pour ces deux verbes. Dans les pays d’Oc, car
jamais essuyés, mais mis à sécher, suspendus la Bourgogne n’en eut pas le monopole, l’objet
par le pied dans la position renversée. On les était appelé tassou, tassot, tassette, tasse à vin ;
range dans une armoire sans odeur. Les verriers c’est Mazenot, notre guide érudit, qui le précise.
recommandent de ne jamais poser les verres à Un bon modèle de tastevin bourguignon
l’envers, sur le buvant, mais pendu par le pied. en argent peut avoir 85 millimètres de dia-
Lorsqu’on veut s’en servir, on les passe à nouveau mètre, 29 millimètres de hauteur, une capa-
sous le robinet, on les essore rapidement par agi- cité de 9 centilitres. L’intérieur n’est pas lisse.
tation et on rince l’intérieur avec un peu du vin à Autrefois, il était souvent orné d’un rinceau de
déguster. C’est ce qu’on appelle « enviner » ; alors grappes et de pampres. Le tastevin que décrit
qu’aviner signifie imbiber de vin et s’applique à Pierre Poupon a le fond presque entièrement
la futaille, enviner c’est donner l’odeur de vin à occupé par le renflement de l’ombilic ; c’est
une ­bouteille ou à un verre. bien le terme exact, fait-il remarquer : « centre
d’un plat ou d’une assiette quand il est en
saillie arrondie ». Les bords sont ponctués, au
Le tastevin, insigne du goûteur sommet et à la base, d’une couronne de perles
espacées. L’asymétrie des décorations en relief
est de règle. D’un côté, s’alignent une ving-
taine de godrons allongés, ou stries parallèles ;
ils sont quelquefois plus courts, ou torses, ou
obliques. De l’autre côté, huit cupules forment
des cavités régulières.
Écoutons Poupon jouer avec le tastevin,
la lumière et la robe d’un vin de Pinot, car
le tastevin a été inventé pour le vin rouge ;
l’éclat du vin blanc s’y éteint. Nous aurions
pu aussi bien prendre Engel comme expert,
les Bourguignons sont maîtres ès tastevin. Ils
Le tastevin bourguignon, un outil qui appartient conjuguent le verbe tasteviner et ont créé le
aujourd’hui au folklore. tastevinage, confrontation annuelle des pro-
duits de leurs finages. « Lorsque le tastevin
Le premier objet pour boire fut vraisem- est en main, lorsqu’il a reçu la dose de vin à
blablement un pucheux, une tasse creuse de déguster, chacun de ses reliefs et de ses creux,
poterie, en forme de coupe, coupelle ou coupole. chacune de ses bosses ou de ses c­a nnelures
On en a trouvé en terre cuite, en céramique, entre en jeu… Il faut d’abord, près d’une

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119

? art et technique
source de lumière, examiner la silhouette du retenus. On achetait alors « à la tasse », c’est-à-
vin à l’arrêt, surface immobile et horizontale. dire à la seule dégustation, et les prix n’étaient
L’ombilic réduit la quantité de vin et diminue pas fonction du degré, ni toujours de l’origine.
son épaisseur… Ensuite il faut pencher le tas- Le verre à dégustation a tellement d’avan-
tevin tantôt côté lèvres, tantôt côté nez et faire tages sur le tastevin qu’il l’a partout supplanté.

comment déguster
ainsi passer le vin du champ griffé de sillons au Qu’il s’agisse d’observer la limpidité, la teinte
champ foré de trous : sa masse s’illumine alors et son intensité, ou d’étudier la netteté, l’am-
de rayons et se piquette d’étoiles, ou se voile pleur, la finesse d’un bouquet, le tastevin se
d’ombres et se charge d’opacité. La couleur révèle être un outil de faibles performances.
de la robe s’intensifie ou s’allège. » Il est exact L’estimation de l’aspect du vin sur une mince
que d’un côté le vin paraît plus léger, plus frêle, épaisseur ne peut être qu’approximative. Le
plus translucide (c’est celui dit de l’acheteur, tastevin est tout à fait impropre à l’olfaction
parce qu’il rend l’examen plus sévère) ; vu de à cause de la dilution dans l’air et de la perte
l’autre bord, le vin paraît plus compact et plus d’odeur qui résultent de sa grande surface. Il
sombre (c’est celui dit du vendeur, parce qu’il n’est pas approprié non plus pour l’inbuccation
flatte et farde quelque peu). – la mise en bouche – le contact du métal sur les
La tasse à v in bordelaise, simple et lèvres, son épaisseur, sa température variable
dénudée, est fille directe de la coupelle de de bon conducteur du chaud et du froid le
l’Antiquité grecque ou romaine ; elle en a la rendent peu agréable au toucher labial. Et les
forme et les dimensions. Sans ornements, épreuves successives qu’il impose, comme
elle tire sa beauté classique de l’harmonie quand on déguste au coup par coup plusieurs
de formes simples. La tasse à vin en argent a vins dans un seul verre, s’appliquent mal aux
112 millimètres de diamètre, 48 millimètres comparaisons précises.
de hauteur, une épaisseur de 7 dixièmes de Il y a cependant des hommes de l’art qui
millimètre et une contenance de 7 centilitres. s’en servent encore, autant par délicatesse
L’ombilic central très renflé en dôme et l’incli- naturelle que par fidélité nostalgique, comme
naison des bords de trente degrés créent des d’autres écrivent avec une plume d’oie. L’usage
épaisseurs de vin variant de 1 à 20 millimètres, et la fabrication des tastevins sont un peu
ce qui permet d’observer les effets de brillance tombés en désuétude, souvent ramenés au
à travers la couche de vin, du fond incliné ou statut d’objet folklorique, ou reproduits en
convexe. Sans anse ni appendice, la tasse à vin série, voire réduits à la fonction de cendrier.
bordelaise n’est pas un puisoir, mais un sobre Triste fin pour un si bel objet qui fut si utile !
présentoir, un miroir à vin.
Chaque région vinicole de France est
illustrée par une forme de tastevin dérivée De l’influence de la
des deux précédentes. Le luxe de décoration
de la coupe, l’originalité de la forme de l’anse température sur nos sens
(horizontale ou verticale, enroulée, serpentine,
en coquille), l’ancienneté de la fabrication, le La sensation de fraîcheur dans la bouche
poinçon de l’orfèvre, donnent leur valeur à ces et dans la gorge fait partie du plaisir de boire,
beaux outils délaissés. de se rafraîchir, de se désaltérer. « Et beuvez
Peu de professionnels ont connu l’époque, frais si faire se peut », conseillait Rabelais. On
en Bordelais, où la tasse à vin était encore un trouve cette recherche de la fraîcheur chez les
instrument de cave, avant de devenir un orne- Sumériens allant chercher les neiges des monts
ment de vitrine. Le courtier itinérant, goûtant Zagros (dans l’Ouest actuel de l’Iran), chez
de chai en chai, la sortait de sa poche ou de sa Alexandre le Grand abreuvant ses soldats de
sacoche à fermoir, enveloppée dans un tissu vin refroidis à la glace. Ces glacières furent
de flanelle avec lequel il l’essuyait et la faisait un luxe recherché dans beaucoup de palais,
briller après usage. La tasse à vin était l’ins- durant des siècles, avant les « glaces » fabri-
trument d’un beau rite, fait de gestes précis et quées par Procope (1660) à Florence et à Paris,

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120
le plaisir de juger

Le dégustateur sait que la température


du vin joue de plus un rôle considérable sur
les impressions olfactives et gustatives. Il en
tient compte dans l’organisation de son travail.
On ne peut comparer en effet des vins qu’à la
même température ; d’où la nécessité déjà sou-
lignée de laisser reposer une heure ou deux les
échantillons dans la salle de dégustation avant
de les goûter. Deux verres d’un même vin, pré-
sentés à des températures différentes, peuvent
être considérés comme deux vins différents.
Par ailleurs il est difficile de juger des vins
La température de dégustation, un facteur déterminant trop chauds ou des vins trop froids.
dans l’appréciation des vins. La température est aussi une condition
essentielle d’un bon service des vins. Suivant
bien avant les premiers groupes frigorifiques son niveau, l’odeur et le goût peuvent être
opérationnels n’apparaissant qu’au xix e siècle exaltés ou neutralisés ; ils sont modifiés à la fois
(Perkins, 1834 ; Carré, 1857 ; Tellier, 1875). quantitativement et qualitativement. Il est aussi
Dans l’acte de boire, la sensation du liquide dommageable pour un vin rouge d’être pré-
froid et du liquide chaud est donnée par la senté trop froid que d’être dégusté trop chaud.
sensibilité thermique qui fait partie du sens Il y a pour chaque type de vin une température
tactile. Elle appartient surtout aux lèvres dans optimale à laquelle les qualités organolep-
leur épaisseur, à la pointe de la langue, qui sont tiques s’expriment le mieux et quelques degrés
les surfaces touchées en premier dans le geste d’écart suffisent pour qu’un vin soit ou ne soit
d’ingérer. Les lèvres ont une fonction de sen- pas trouvé agréable. Il y a à ce sujet des erreurs
tinelles avancées, d’organes d’alarme, et sont dramatiques ; une bouteille qui a demandé tant
chargées d’éviter des contacts douloureux pour de travail, de soins, de temps, d’argent, pour
les muqueuses plus sensibles de la bouche, les arriver fin prête jusqu’à la table du consom-
parois du pharynx et de l’œsophage. La sensi- mateur, peut être tout d’un coup dépréciée par
bilité des lèvres est stupéfiante : il est possible quelques degrés de tiédeur excédentaires.
de distinguer une différence thermique entre Pour employer le bon vocabulaire de la
deux vins de l’ordre d’un degré seulement, tout température, on peut se reporter au barème
au moins dans la gamme de 10 à 20 °C, qui est suivant qui essaie de mieux faire coïncider une
celle qui nous intéresse dans la dégustation. valeur chiffrée et un caractère subjectif.
Les points de sensibilité au chaud et au
froid ne coïncident pas. Il existe dans la bouche
et sur la langue des fibres sensibles au chaud Qualificatif Température
et d’autres sensibles au froid. L’impression
Réfrigéré
ressentie dépend aussi de la conductibilité de Glacé voisine de 0 °C
l’objet au contact des muqueuses. Ceci illustre Gelé
bien des observations : le toucher désagréable
Frappé 4 à 6 °C
aux lèvres de la tasse à déguster froide, la
languette de bois qui sert à manger la crème Froid 6 à 12 °C
glacée dans son petit pot, la fourchette de bois Frais 12 à 16 °C
que l’on vous donne à Saint-Sébastien pour
retirer de la casserole de terre les pibales Tempéré 16 à 18 °C
Chambré
saisies dans l’huile bouillante. L’effet rafraî-
chissant du menthol tient à ce qu’il sensibilise Tiède
les récepteurs du froid et inhibe les récepteurs Attiédi supérieure à 20 °C
Chaud
du chaud.

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121

? art et technique
L’effet de la température du vin sur l’olfac- de sucre, d’acidité, de tanin, de gaz carbo-
tion a surtout des causes physiques : l’évapo- nique et le degré alcoolique qui déterminent
ration des substances volatiles odorantes est la meilleure température de dégustation d’un
facilitée par une élévation de la température ; vin. Certains, pourtant servis à la même tem-
elle est plus faible aux températures plus pérature que d’autres, apportent un élément

comment déguster
basses. Pour une volatilité moyenne fixée à 100 supplémentaire de fraîcheur. D’après cette
à 20 °C, on a seulement une volatilité de 36 à 60 optique, le choix de la bonne température est
à 5 °C et une volatilité de 52 à 72 à 10 °C, selon bien complexe mais il est possible d’un point
les composés. De la sorte la partie aérienne de vue pratique d’énoncer quelques règles sim-
du verre au-dessus du vin, en équilibre avec plifiées qu’il faut avoir en mémoire pour savoir
la constitution volatile de la phase liquide, faire valoir un vin.
s’emplit plus ou moins de vapeurs odorantes ; Les températures très basses, au-des-
leur concentration aromatique est plus forte à sous de 6 ou 8 °C, anesthésient littéralement
chaud, plus faible à froid. Ainsi les arômes et les papilles. Entre 10 et 20 °C, les différents
les bouquets paraissent exaltés à 18 °C, dimi- goûts évoluent. Une température plus élevée
nués à 12 °C et sont pratiquement neutralisés augmente la sucrosité et une solution de sac-
au-dessous de 8 °C. L’évaporation de l’alcool, charose semble plus sucrée à 20 °C qu’à 10 °C.
et son odeur particulière qui est le support Cette action s’exerce sur toutes les substances
de toutes les autres suivent les mêmes lois. à goût sucré : sucres divers, glycérol, alcool.
Elle peut prédominer à partir de 20 °C ; elle Un vin liquoreux, une liqueur paraîtront
diminue alors l’agrément et efface la finesse moins doucereux à basse température. Tel vin
d’un bouquet. Les défauts ressortent davantage prétendu sec n’accusera pas ses 5 grammes de
à chaud ; le caractère de l’acescence, le manque sucre s’il est servi très froid. La sensibilité à la
de netteté, dus à l’acétate d’éthyle, s’accusent ; saveur acide en fonction de la température a
certains faux goûts transparaissent. L’odeur donné lieu à des observations contradictoires.
chimique de l’acide sulfureux, cette piqûre Il semble que la température basse rende
qu’il provoque au niveau du cornet moyen et l’acidité plus acceptable, surtout d’ailleurs en
qui va jusqu’à l’éternuement chez les sujets présence de 10 % d’alcool. À chaleur élevée, le
sensibles, est accentuée à température élevée ; caractère brûlant de la somme acidité + alcool
elle disparaît au-dessous de 12 °C. Le moyen le est renforcé.
plus adroit d’atténuer la perception des défauts À l’inverse de ce qui se passe avec les subs-
olfactifs de certains vins est de les présenter tances sucrées, on s’accorde sur le fait que la
plus froids. sensibilité au salé, à l’amertume et à l’astrin-
Une des différences entre l’arôme de gence est plus grande aux températures plus
bouche et l’arôme perçu par voie directe, entre basses. Par exemple, le chlorure de sodium
l’arôme intérieur et l’arôme extérieur pour- ou sel de cuisine a un seuil de sensibilité dans
rait-on dire, tous deux constitués en première l’eau de 20 milligrammes par litre à 17 °C et
approximation par les mêmes substances vola- de 50 milligrammes à 42 °C. L’amertume de la
tiles, est due en partie aux écarts de tempéra- caféine, celle de la quinine sont trois fois plus
ture de ces deux sensations. On conseille de fortes à 17 °C qu’à 42 °C. Le même vin rouge
maintenir le vin dans la bouche suffisamment paraîtra brûlant et mince à 22 °C, souple et
de temps pour que les substances odorantes se coulant à 18 °C, corsé et astringent à 10 °C.
dégagent et soient perçues par l’odorat. Un vin C’est la raison même du chambrage, et l’on
blanc à la température de 10 °C, gardé dans la peut traduire ainsi la loi fondamentale de la
bouche pendant dix secondes, passe à 25 °C. présentation des vins rouges : plus un vin est
L’action de la température sur le goût suit tannique, plus il doit être servi tempéré, et
des lois physiologiques qui ne sont pas clai- non « chauffé » ; seuls les vins rouges ayant
rement établies et on a pu dire qu’il existe peu de tanin peuvent être bus frais avec agré-
pour chaque vin une température optimale ment. En généralisant à tous les vins et donc
de consommation. Ce sont les taux respectifs en schématisant, on peut dire que c’est surtout

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122
le plaisir de juger

le taux de tanin qui conditionne la tempé- À ceux qui prétendent qu’on boit les vins
rature de présentation. Les vins blancs qui blancs frais et les vins rouges chambrés uni-
sont, par construction, presque dépourvus quement par habitude, on peut donc opposer
de tanin, sont bus froids. Les vins rosés qui quelques raisons physiologiques justifiant
en contiennent peu sont bus assez froids. Les cette façon de faire.
vins rouges peu macérés, du type primeur ou
nouveau, s’apprécient mieux lorsqu’ils sont
bus à la température de la cave ; par contre les Les températures
vins de garde, de structure tannique, sont bus
­tempérés ou chambrés. du bien-goûter
On peut encore énoncer la même loi de la
façon suivante : les vins riches en arôme, qui Maintenant que nous savons à quel point
ont donc le fruité de la jeunesse, bénéficient la température agit sur les sensations organo-
d’une température de dégustation un peu leptiques, nous avons des éléments de réponse
basse, qui souligne précisément leur fraîcheur aux questions : « À quelle température doit-on
aromatique. Tandis que les vins qui ont acquis déguster, à quelle température doit-on boire ? »
du bouquet grâce à un vieillissement en bou- Ces deux températures ne sont pas d’ail-
teilles, sont présentés à une température d’am- leurs forcément les mêmes. Le dégustateur
biance qui renforce leur caractère bouqueté et goûte avec un esprit critique et ne doit pas for-
accentue leur souplesse. C’est la logique même, cément se placer dans les conditions idéales de
car il existe généralement une relation inverse présentation qui atténueraient quelque défaut
entre le fruité et le tannique. éventuel. Les dégustations des professionnels
La vinosité, cet effet de chaleur que pro- se font entre 15 et 20 °C, sans distinction des
voque l’alcool sur le palais, est atténuée aux types de vin. En réalité on ne prend pas de pré-
températures fraîches. Les vins généreux se cautions spéciales, sinon de ne pas goûter trop
boivent plutôt frais. On supporte mieux l’alcool froids, en hiver, des vins sortant du chai, ou de
d’une eau-de-vie blanche – ou brune, pour- ne pas goûter trop chauds, en été, des échan-
quoi pas – ou d’une liqueur lorsqu’elles sont tillons laissés dans un bureau ou une pièce
très froides. Par contre la vinosité s’accentue chaude.
jusqu’à la sensation de brûlure dans la gorge Par contre, pour satisfaire la recherche
aux températures élevées. En buvant un vin hédonique de l’amateur et du buveur éclairé,
chaud, un grog, on ressent l’effet suffocant des les vins seront présentés aussi près que pos-
vapeurs d’alcool. sible de la température jugée la meilleure,
La température agit encore sur la solubi- de façon à flatter leurs qualités et minimiser
lité du gaz carbonique que contiennent plus leurs défauts. Mais cette température idéale
ou moins tous les vins. Le gaz carbonique a n’est pas simple à fixer. Sa définition est
tendance à se dégager quand la température ­s ubjective ; si elle dépend du vin, elle dépend
s’élève. Le picotement caractéristique d’un vin aussi de l’ambiance et des habitudes, des
blanc qui contient 700 milligrammes par litre goûts du consommateur. La vérité serait dans
de gaz carbonique se perçoit fortement à 20 °C, l’axiome : « une température pour chaque
il est à peine perceptible à 12 ou 14 °C, il ne vin, une température pour chaque goût », ce
l’est plus à 8 °C. Le phénomène est analogue qui laisserait la place à une grande diversité
pour un vin rouge qui en contiendrait 400 mil- d’opinions et serait une façon habile de ne pas
ligrammes par litre ; si ce vin est bu frais le gaz s’engager.
carbonique passe inaperçu, alors que chambré Si l’on veut rester prudent et ne choquer
à 18 ou 20 °C, il pétille désagréablement sur la qu’une minorité, on se rapprochera des valeurs
langue. Le champagne, les vins mousseux sont du tableau suivant, issu de l’observation
versés très froids dans les flûtes pour limiter réfléchie, à l’instant de la consommation. Les
le dégagement du gaz ; c’est seulement ainsi précisions excessives, a priori, à un degré près
qu’ils sont agréables. par cru, sont peu réalistes.

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123

? art et technique
type de vin Température
Vins blancs légers, effervescents 8-10 °C
(mousseux), jeunes (acides)

comment déguster
Vins blancs corsés, aromatiques,
liquoreux

Vins doux naturels blancs et/ou 10-12 °C


jeunes

Vins rosés
Vins rouges peu tanniques jeunes 12-16 °C

Vins rouges tanniques corsés

Porto rouge 16-18 °C

Vins doux naturels rouges


et/ou très vieux

On notera que les températures proposées sont souvent plus


basses que les recommandations et pratiques usuelles, plus
basses que la température de la quasi-totalité des salles à
manger et dégustoirs. Le chambrage si célèbre est une expres-
sion qui était d’actualité lors des hivers de nos grands parents
dépourvus de tout chauffage central ou autre. Il permettait de
se rapprocher de 16 ou 18 °C, et non de porter le vin à 22 ou
25 °C comme dans nos actuelles salles à manger et restau-
rants… J’ai souvenir d’avoir stupéfié un sommelier de la place de
la cathédrale de Burgos, un soir de fin août, en demandant un
seau à glace pour ramener vers 18-20 °C un délicieux ribera del
duero proposé au moins à 30 °C ! Presque toujours on goûte
les vins trop chauds, notamment les vins rouges. Il est pré-
férable de les servir plus frais, ils se rapprocheront rapidement Les vins blancs seront servis plus frais que les rouges.
de la température ambiante, en gagnant de 0,5 à 1 °C/minute.
Pratiquement, pour rafraîchir, à l’aide d’un seau à glace, un vin ini-
tialement à 22 °C, il faut environ 3 minutes pour l’amener à 20 °C des observations de Gyllenskold validées par
et 12 minutes pour l’amener à 8 °C. Il faut plus de temps au réfrigé-
rateur à 0 °C, par exemple 105 min pour atteindre seulement 10 °C.
Peynaud pour la mise à température des bou-
Ces temps sont indicatifs, ils dépendent beaucoup de l’agitation du teilles de 75 cl placées dans l’air ou l’eau. La
vin et/ou de l’eau et air de chambrage. L’agitation du vin est ici favo- vitesse réelle varie notablement avec l’épais-
rable, mais elle peut être à prohiber en cas de troubles ou dépôts. seur du verre, l’agitation… Il est parfois plus
simple de mesurer la température du vin dans
la bouteille à l’aide d’un thermomètre à lecture
Les bouteilles prises à la cave peuvent être analogique, numérique ou colorimétrique !
rapidement amenées à températures optimales Mais le bon équilibre thermique n’est pas
par attente dans la salle à manger ou par le seau t ou jou r s s u p e r p o s a b l e à l ’av i s d u
à glace ou les plaquettes réfrigérantes mises au t hermomètre : un v in rouge à 20 °C peut
­
congélateur avant usage directement sur la bou- convenir sur un plat chaud, alors qu’il serait
teille, y compris pour les vins rouges présentés tiède sur le fromage ; à la saison froide, il est
à 25-30 °C ou plus et alors « imbuvables » mais bon d’élever un peu le barème précédent ; par
devenant agréables vers 16-18 °C. Il faut cepen- contre en été, on aime boire plus frais, plus
dant ne pas oublier la bouteille dans le seau à désaltérant.
glace ou les modernes étuis wine coolers : elle Le choix de la « bonne température » est
peut rapidement atteindre 0 °C. décisif pour bien juger un vin, mettre en valeur
Le calcul précis des temps peut utiliser ses défauts ou vanter ses qualités. Il fait partie
des formules ou graphiques détaillés, issus des bons usages du savoir-déguster.

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124
le plaisir de juger

Maîtrise des températures : combien de temps faut-il pour obtenir la température finale recherchée en fonction
de la température initiale et du type de refroidissement ?

La dégustation elle-même, On a souvent souligné que l’odorat et le


goût sont des sens délicats, leur pratique exige
de la manière de sentir le vin de l’ordre et de la méthode, c’est-à-dire une
manière d’opérer selon certains principes,
Le vin est placé dans un verre, il est bien adaptée au but recherché. Goûter est en
observé et senti après une agitation et il est effet un acte comportant un enchaînement
porté à la bouche. On peut prolonger plus ou de gestes, de mouvements musculaires, et les
moins le contact avec les différentes parties du interventions successives ou simultanées de
palais ; on peut procéder ou non à des mouve- plusieurs sens. L’olfaction fonctionne d’abord
ments des joues, de la langue, à une aspiration seule puis est couplée avec le goût. L’effort
d’air, à une ou plusieurs déglutitions ; enfin le d’attention sans lequel il n’y a pas de percep-
vin est rejeté et les impressions ne s’éteignent tion doit s’appliquer au moment opportun à
que lentement. Pendant ces opérations, on est chacune des séquences.
attentif aux diverses sensations, à leur évo- L’olfaction est une des phases les plus
lution, à leur persistance. Il reste ensuite à importantes de la dégustation et il y a diffé-
décrire les impressions reçues, à les interpré- rentes manières de faire dégager l’odeur. Son
ter et à formuler un jugement. On conçoit qu’il intensité dépend du mode d’agitation du vin
puisse y avoir plusieurs façons de procéder et dans le verre et de la proximité de la surface
que chacun ait sa technique. où le nez prélève l’air odorant. Comme nous

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125

? art et technique
comment déguster
Au « premier nez », on sent le vin immobile ; puis on le mettra en mouvement dans le verre pour le « deuxième nez ».

l’avons déjà dit, la forme du verre et le volume mais on sent le goulot ou la trace odorante
qu’il contient interfèrent également. Il faut ima- laissée par le bouchon, voire la capsule.
giner les vapeurs exhalées flottant au-dessus Il est facile de comprendre encore que pour
du vin et remplissant la partie vide du verre un même vin la force de l’émanation odorante
comme un fin brouillard invisible. Elles sont et sa constitution varient suivant la surface
plus denses quand le vin est agité, quand l’em- d’évaporation et suivant les volumes relatifs
bouchure du verre est resserrée, et plus diluées de liquide et d’air. Si l’on place peu de vin au
dans un verre évasé. La composition de ces fond du verre, son odeur n’aura pas la même
émanations odorantes est fonction d’abord de intensité ni la même composition que si le
la tension de vapeur et de la volatilité des subs- verre est presque plein. Un instructif exercice
tances. Les vapeurs sont hydroalcooliques, l’al- de dégustation est de sentir le même vin dans
cool y est plus concentré que dans le vin ce qui quatre verres identiques, mais emplis plus ou
facilite certainement l’extraction et l’effluence moins, par exemple avec 20, 50, 100 et 200 mil-
des corps volatils odoriférants. En outre, une lilitres. L’odeur et sa finesse augmentent avec
forte agitation de la surface forme une émul- le volume de vin jusqu’à 100 millilitres ; au-
sion dans l’air de particules du liquide, une dessus on ne peut agiter le verre sans le faire
sorte d’aérosol, et donc une surface effective déborder et, si le vin est au repos, le nez respire
d’évaporation considérable. de l’air extérieur. On doit donc suivre dans la
Très peu de substances volatiles quittent la phase olfactive une technique bien codifiée,
surface du vin au repos et leur diffusion dans concernant la forme et la capacité du verre, le
l’air est lente. Pour cette raison, le geste que l’on volume de vin et le mode d’agitation.
voit faire quelquefois d’appliquer une narine Il y a trois façons principales de sentir le
sur le goulot de la bouteille débouchée pour vin dans le verre, que l’on appelle parfois les
sentir le vin qu’elle contient, est inefficace. On trois coups de nez. La première consiste à
ne sent pas le vin dans de telles conditions, sentir le vin au repos dans le verre empli au

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126
le plaisir de juger

tiers ou aux deux cinquièmes. On expire l’air proche le nez du vin pour le humer de plus près.
des poumons et on f laire en inspirant len- On peut recommencer plusieurs fois l’opéra-
tement l’atmosphère au-dessus du vin. Les tion ; chaque fois l’impression est la même.
narines explorent l’entrée du verre posé sur la La troisième façon convient mieux pour
table ou bien on les rapproche du disque du vin faire ressortir des défauts olfactifs. On la pra-
en soulevant le verre et en le penchant plus ou tique lorsque l’examen précédent laisse un doute
moins sans le remuer. Dans le premier cas, on sur la netteté odorante. Dans ce cas l’agitation
peut faire, sans toucher les verres, des compa- du verre est vive, saccadée, de façon à briser le
raisons rapides et soignées de vins placés côte vin, à l’émulsionner. Du vin risque même d’être
à côte présentant des odeurs voisines. L’odeur projeté. On peut aussi dans les cas extrêmes
perçue est légère, car on en saisit seulement la boucher le verre de la paume de la main et l’agi-
partie la plus diffusible. Le dégustateur ne s’en ter vivement de bas en haut. On sent aussitôt la
tient pas d’ailleurs à cette seule épreuve. surface du vin. Les odeurs ainsi dégagées sont
La seconde façon de sentir est plus usitée moins agréables ; c’est un moyen de renforcer
et toujours recommandée. Le vin est senti aus- les mauvaises odeurs d’acétate d’éthyle, d’oxy-
sitôt après avoir été mis en mouvement, afin dation, de bois, de moisi, de styrène, etc., et les
d’augmenter la surface de contact avec l’air et puanteurs sulfhydriques. Expérimentalement,
par conséquent l’évaporation des substances on renforce de même l’odeur vineuse en bras-
odorantes. Le mouvement de rotation, de gira- sant énergiquement un vin dans un bécher à
tion que l’on imprime adroitement au verre en l’aide d’un agitateur magnétique ou en faisant
le tenant par le pied, creuse la surface du vin, barboter de l’azote ou de l’air. D’ailleurs, l’ex-
le fait monter le long des parois qui restent traction par un courant gazeux sert de méthode
mouillées et emplit la partie vide de vapeurs d’étude des substances volatiles et odorantes,
odorantes. Si dans les débuts on manque d’ha- en ­laboratoire.
bileté dans cet exercice, on pose le verre sur On a préconisé aussi (un quatrième coup
la table et on donne un mouvement tournant de nez en somme) de respirer les odeurs qui
au vin en faisant glisser le verre doucement et restent attachées au verre qu’on vient de vider,
en décrivant des cercles sans le soulever. « Le comme on le fait couramment avec les grandes
sens inverse à celui des aiguilles de la montre eaux-de-vie. Beaucoup de vins ne laissent rien
semble le plus facile pour les droitiers », remar- mais les vins vieillis dans le bon bois aban-
quait Édouard Kressmann. Cette agitation donnent des odeurs grasses, dominées par les
augmente beaucoup l’évaporation, l’odeur du arômes des tanins du vin et du chêne modifiés
vin est exaltée et de la manière la plus agréable. par le vieillissement.
Le dégustateur incline alors le verre et rap- Il convient pendant ces exercices olfactifs
de bien contrôler le rythme de la respiration. Il
faut sentir par inspirations lentes, en flairant, en
humant, par bouffées plus ou moins profondes
suivant la puissance odorante. Renifler rapi-
dement n’apporte rien. On pratique des séries
de deux ou trois inspirations de deux à quatre
secondes chacune. Au cours d’une inspiration
on relève une succession, une gamme d’odeurs.
Comme l’acuité olfactive s’émousse rapidement,
on doit noter les impressions au fur et à mesure
qu’elles sont ressenties. On espace chaque série
d’inspirations par des intervalles de repos.
Les comparaisons olfactives nécessitent
une technique très sûre. Il faut respirer tou-
jours la même quantité d’air, avec la même
Agitation du vin et intensité olfactive force, expirer de la même façon entre chaque

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127

? art et technique
perception. L’habitude d’une odeur l’efface. dégustateurs ont souvent posé les questions :
Le souvenir olfactif perd vite de sa précision et « Mais que faites-vous exactement lorsque
nous ne pouvons confronter des odeurs que s’il vous goûtez ? Que se passe-t-il à l’intérieur
s’écoule un temps très court entre deux olfac- de la bouche ? Combien de fois faites-vous
tions successives. Dans cet intervalle de temps, tourner la langue et comment ? Quels sont les

comment déguster
on respire profondément, calmement, en concen- mouvements les plus efficaces ? » Les réponses
trant son esprit sur le souvenir de la sensation. La ne sont pas faciles à donner, car les gestes du
moindre distraction, et tout est à recommencer. dégustateur et la mimique qui en résulte sont
L’étude d’un arôme ou d’un bouquet exige inconscients. Il s’est habitué à un certain méca-
beaucoup d’application et de multiples ins- nisme, à certains mouvements ; il les répète
pirations renouvelées ; on doit accorder, en de manière automatique et il doit d’ailleurs les
principe, à cet exercice autant de temps qu’à répéter exactement, sans avoir à y penser, pour
l’analyse des sensations purement gusta- que ses dégustations soient comparatives.
tives. Certains dégustateurs ont une tendance Regardons opérer un dégustateur et
fâcheuse à réduire ou à supprimer la phase suivons de près la confrontation entre son
d’olfaction, pourtant si révélatrice, et à juger palais et le vin. Il soulève et incline le verre vers
uniquement sur le goût, de façon un peu hâtive. les lèvres, la tête légèrement penchée en arrière,
Cependant, rien ne renseigne comme le nez sur dans le geste habituel de boire. Mais il ne laisse
la finesse, la classe, l’âge d’un vin. pas couler le vin par gravité, librement, comme
Le dégustateur joue avec les phénomènes lorsque l’on boit ; il le retient et l’aspire dou-
d’accoutumance olfactive, ce qu’on appelle cement, bouche ouverte et lèvres en avant, le
encore l’adaptation sensorielle, même sans bord du verre appuyé sur la lèvre inférieure. La
s’en apercevoir. On ne peut bien déguster, bien pointe de la langue vient au contact du liquide
sentir, que si la bouche est avinée, et si l’ar- entre les mâchoires écartées. Le vin s’écoule
rière-nez est imprégné des vapeurs de vin. Le sur la langue, tenue plate et étalée, qui le main-
premier vin est toujours mal jugé. Lorsque l’on tient dans l’avant-bouche. Les muscles des joues
commence une dégustation, les deux ou trois et des lèvres savent admirablement profiter
premiers vins goûtés ne retiendront pas trop
l’attention ; on a d’ailleurs intérêt, pour
« se mettre en bouche », à débuter avec
En bouche, les mécanismes
des vins connus qui servent de réfé- de la dégustation sont propres
rences. Ainsi on s’accoutume à l’odeur à chaque individu.
vineuse intense, base commune des vins
dégustés. On y devient moins sensible,
mais de la sorte on est plus à même de
percevoir une odeur différente ou des
nuances plus fines. De la même façon,
en répétant et prolongeant un examen
olfactif, on met à jour et on découvre peu
à peu des notes odorantes dès l’abord
inaperçues.

Le vin dans la bouche


« Après l’odoration du vin, on pra-
tiq ue son imbuccation », aurait-on
dit au xviii e siècle. Rien de plus simple
apparemment que de porter le vin à
la bouche ; cependant des apprentis

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128
le plaisir de juger

de la respiration pour augmenter ou diminuer bouchée de vin, l’écrase contre la voûte du


la pression dans la cavité buccale, sans que le palais. La langue reste derrière les mâchoires,
goûteur y réfléchisse, et tous les mouvements mais quand le vin est rejeté, elle passe dans
du vin pendant qu’il déguste sont ainsi provo- le vestibule et se glisse entre les parois des
qués par une aspiration ou un refoulement d’air dents, des gencives et celles des joues, des
savamment dosé. Cette prise de vin s’accom- lèv res, pou r apprécier l’après-goût. Les
pagne d’une première inspiration par la bouche muscles des joues se contractent, restreignent
ouverte de vapeurs odorantes qui viennent par- le volume intérieur ; ces mouvements accen-
ticiper aux impressions de l’attaque. tuent la salivation.
Bien que chacun ait à cet égard des habi- L’exaltation de l’arôme de bouche ou d’un
tudes particulières, il est conseillé de mettre défaut à caractère volatil s’obtient en prati-
dans la bouche un volume assez faible de vin, quant, à deux ou trois reprises, une légère
6 à 10 millilitres. D’autres, plus gloutons sans aspiration d’air entre les lèvres resserrées, en
doute, parlent de 20 millilitres, voire 25 milli- creusant un peu les joues. Cet air émulsionne
litres, ce qui nous paraît beaucoup. Un volume le vin réchauffé et les vapeurs odorantes
trop grand est plus long à réchauffer, plus diffi- ainsi entraînées par le barbotage gazeux sont
cile à garder en bouche et oblige à déglutir l’ex- chassées dans l’arrière-nez. Cela peut se faire
cédent. Il est vrai qu’à voir procéder certains ­d iscrètement, sans bruit excessif.
par larges goulées, on pourrait croire que la Le dégustateur fait varier la durée pendant
dégustation s’apparente au rinçage de bouche laquelle il garde le vin en bouche, suivant qu’il
ou au gargarisme ! Il ne serait d’ailleurs pas s’intéresse aux premières impressions de l’at-
possible de déguster une série un peu impor- taque, ou aux saveurs tanniques, ou à l’après-
tante de vins de cette façon sans éprouver une goût. On peut ainsi conserver le vin en bouche
fatigue éthylique. À l’inverse, un volume trop pendant deux à cinq secondes seulement ou
faible ne mouille pas toute la surface du palais prolonger la gustation pendant dix à quinze
et, dilué par la salive, ne représente pas une secondes, pas plus. Dans le premier cas, on
quantité suffisante de saveurs. ne ressentira pas la totalité des saveurs tan-
Le volume utilisé doit toujours être le même niques des vins rouges. Selon le but recherché
d’un vin à un autre, sinon aucune comparaison on peut goûter du bout des lèvres, rapidement
rigoureuse n’est possible. Un des premiers et superficiellement, ou au contraire profondé-
exercices à faire par le novice est de mesurer ment, complètement, en faisant participer les
cette quantité. Il suffit de peser le verre avant bourgeons du V lingual, l’arrière-bouche et le
et après le prélèvement de la gorgée. On s’es- pharynx œsophagien.
saiera à rectifier le volume et à le régulariser Généralement le dégustateur, au cours
s’il y a lieu. d’exercices professionnels, recrache le plus
La prise de vin effectuée, on referme les complètement possible la gorgée de vin. Ce
lèvres, on maintient le vin dans le vestibule n’est pas que la dégustation soit meilleure
de la bouche. C’est dans l’avant-bouche que lorsque le vin est rejeté, au contraire même,
se passe une partie de la dégustation, mais du mais il serait évidemment impossible au
vin pénètre aussi dans la bouche proprement goûteur de boire sans dommage quelques
dite par un glissement, un va-et-vient pro- gorgées des dix ou trente vins qu’il déguste
voqués par la langue, et on fait très vite une souvent en une seule séance. L’amateur, s’il
première déglutition. Les mâchoires restent goûte un nombre restreint d’échantillons, n’a
légèrement écartées mais sont mobiles, d’où pas, bien entendu, les mêmes obligations de
cette impression de mâcher le vin, qui a fait prudence. Il est tout à fait normal qu’il avale
dire que la dégustation s’apparente à la man- en goûtant, tout au moins les vins de son goût.
ducation. Pendant toute cette phase le vin est Certaines personnes sont persuadées que
remué doucement et les surfaces de contact tant qu’elles n’ont pas avalé, elles n’éprouvent
avec les muq ueuses sont continuel lement aucune sensation ; elles sont toutes prêtes à
renouvelées. La langue, brasse doucement la situer dans la gorge le centre de la gustation ;

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c’est qu’en fait elles avalent directement, mais un temps de repos avant de continuer à goûter
ne dégustent pas. et de commencer une nouvelle série.
Pour recracher le vin, on le ramène sur le On peut aussi sans inconvénient manger à
devant de la bouche, on resserre et avance les ce moment-là un fragment de pain, un biscuit
lèvres, on augmente la pression buccale et le non sucré, mais dans une dégustation profes-
vin, poussé en piston par la langue, est éjecté sionnelle on doit s’interdire certains aliments,
plus ou moins complètement et adroitement, comme le fromage ou les noix, qui diminuent
suivant l’habileté des lèvres à modeler la tra- ou effacent les saveurs tanniques. Par contre
jectoire. On comprend que l’on soit discret sur l’amateur a tout intérêt à déguster en man-
l’art de cracher et pourtant il révèle le profes- geant ; mais ce n’est plus alors du savoir-dégus-
sionnel. Il y a une façon presque propre de le ter qu’il s’agit, mais du savoir-boire. Tout le
faire, du bout des lèvres, en sachant régler la Bordeaux vineux connaît cette anecdote d’une
force d’un jet sans bavure suivant la distance très célèbre propriétaire d’un très grand cru
du crachoir. qui offrait, dit-on, fromages et noisettes à ses
Avant de goûter un autre vin, et sauf dans visiteurs pour faire apprécier ses somptueux
le cas d’exercices rapides où l’on ne recherche vins rouges avant de leur offrir des pruneaux
qu’une impression globale, il faut attendre un au moment où ils partaient goûter les vins de
peu pour apprécier la persistance et laisser ses voisins et néanmoins concurrents. Cette
disparaître toute sensation. Il est inutile de dame maîtrisait parfaitement les subtilités de
goûter plusieurs fois les mêmes échantillons. la dégustation.
Les appréciations répétées parviennent à faire Com me nt not e r s e s s e n s a t ion s  ?
disparaître toute sensibilité. Les premières L’existence de centaines de fiches de dégus-
impressions bien attentives sont les meilleures, tation différentes montre que la fiche idéale
surtout si elles sont mauvaises disent les plai- reste à inventer. Plus pratiquement, il convient
santins, non sans quelque à propos. On doit en de choisir la fiche adaptée à ses préoccupa-
tout cas, après la seconde tentative, avoir une tions du moment pour décrire, noter, classer,
opinion établie. éliminer, sélectionner… Nous examinons au
Il n’est pas recommandé normalement de chapitre suivant quelques exemples de fiches,
se rincer la bouche avec de l’eau entre deux et la façon de les exploiter. Notons simplement
dégustations, au contraire la bouche doit ici que toute (bonne) dégustation passe par
rester avinée. Après un lavage buccal, les com- une expression, presque toujours écrite. Le
paraisons avec les impressions précédentes stylo impose la précision des termes, après
sont rendues plus difficiles, la sensibilité est une réflexion rapide mais précise. Écrire faci-
modifiée. lite la mémorisation, l’apprentissage continu,
Ce n’est que dans le cas d’une fatigue du le progrès dans l’analyse des sensations et
palais que le dégustateur se rincera la bouche, donc la perception du plaisir présent dans
avalera quelques gorgées d’eau et observera (presque) tous les vins.

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Le plaisir de
s’exprimer, de
communiquer

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« Monsieur, quand on a l’honneur de se faire servir un tel vin, on prend son
verre avec respect, on le regarde, on le hume, puis, l’ayant reposé, on en parle. »
Charles-Maurice de Talleyrand

Jurés et jurys
Après avoir perçu et jugé – ou jaugé – le Dispose-t-on d’échant i l lons v rai ment
vin, il est utile et agréable de communiquer ses représentatifs des vins à juger ? Cette q ­ uestion
perceptions et ses évaluations. Pratiquement, est très fréquemment négligée, ou biaisée,
en toutes circonstances, on peut distinguer volontairement ou non.
deux phases, souvent imbriquées mais de Quel est le mode d’ex pression des
natures différentes : sensations utilisé par chacun ? Une note sur 5,
• collecter les perceptions de chaque juré puis, sur 10, sur 20 ? Un classement d’intensité sur
le plus souvent, du jury constitué de plu- un ou plusieurs critères ? Ces critères doivent
sieurs jurés ; être précisés. S’agit-il d’une notation de qualité
• exprimer ces perceptions pour tous, par des particulière ou globale ? Une comparaison
mots ou des graphismes. avec des échantillons de référence ou incon-
Dans tous les cas on peut parler de « juré » nus ? Faut-il décrire les sensations ?
et « jury » au travail ; pour soi et pour les autres. En schématisant, on a seulement quelques
types de réponses :
• « je perçois tel caractère » → identification ;
Collecte et interprétation • « je trouve que tel caractère à un niveau
des résultats intense/moyen/faible/etc. » → mesure quan-
titative ;
Une dégustation de qualité, agréable de • « je trouve ce vin très bon/moyen/etc. dans
surcroît, repose sur quelques réponses simples telle catégorie » → qualité ;
à des questions qui ne le sont pas moins. • « j’aime ce vin un peu/beaucoup/passionné-
Quel est l’objet de la dégustation ? Recherche- ment » → plaisir.
t-on l’agrément du vin, ses possibilités d’évo- Ces possibilités de réponses sont évidem-
lution et ses aptitudes à participer à tel ou tel ment imbriquées dans le cerveau ; il est pos-
assemblage ? Recherche-t-on son origine, son sible de les dissocier, surtout s’il n’a été posé
histoire, les soins qu’il convient de lui apporter, qu’une seule question finale.
ou encore la position qu’il occupe par rapport à Quelle est la technique d’interprétation
un vin de référence (agréments, concours) ? prévue ? Qui rassemble les résultats, quand
Quelle est la qualification des jurés ? Sont- communique-t-il les conclusions ?
ils formés, entraînés, informés ? A-t-on évité la Il faut exiger, de soi-même et des autres,
spécialisation excessive ou la polyvalence trop des opinions et des commentaires écrits. Pour
vaste ? Quelle est la motivation des jurés ? Le chaque vin, le goûteur note ses impressions sur
critique gastronomique et le jeune diplômé le vif. Les explications orales ne suffisent pas,
d’œnologie n’ont ni les mêmes références ni les sauf peut-être pour un travail superficiel de
mêmes objectifs. triage ou un contrôle répété de vins bien connus,
Les conditions de travail sont-elles favo- peu différents. L’écrit impose un choix plus atten-
rables ? Les objectifs de la dégustation sont-ils tif des expressions, il incite à la brièveté. On peut
bien clairs, l’ambiance de travail adaptée, l’ano- décrire la couleur, l’arôme, les équilibres gusta-
nymat complet (ou non), les vins en nombre rai- tifs en style télégraphique et conclure par un ou
sonnable, dans un ordre adapté au problème ? deux mots bien choisis, un petit dessin parfois.

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133

jurés et jurys
Si le vin en vaut la peine, on approfondit l’ana- indicatif et questions complémentaires sur
lyse par des phrases plus explicatives. Décrire, l’évolution, l’usage… Ces fiches précisent la
c’est déjà interpréter et une conclusion juste ne description en la quantifiant par des termes
découle que d’une description précise. d’intensité ou de qualité, sans notation chiffrée.

Les fiches de dégustation Les fiches descriptives


Les résultats sont beaucoup améliorés par On y détermine un profil aromatique
la fiche de dégustation, un outil de collecte des et gustatif à partir d’un vocabulaire libre,
résultats individuels adapté et simple, même si proposé ou imposé.
les centaines de modèles disponibles montrent Chaque vin est ainsi décrit par des mots,
qu’il n’en existe pas de parfaite. Selon les cas, pouvant avoir un sens plus ou moins diffé-
on y privilégie l’attribution de notes, l’identi- rent selon les lecteurs. On obtient de bons
fication de caractères prédéterminés, le com- résultats par une méthode en deux temps. On
mentaire libre ou la comparaison. Il est facile collecte d’abord une longue liste de plusieurs
d’en créer de nouveaux modèles, adaptés à un dizaines de descripteurs auprès d’un vaste
usage particulier. jury s’exprimant librement sur de nombreux
Les fiches globales, ou « libres », sont appa- vins d’une famille à étudier (ex. : chardonnay
remment les plus simples car chacun y inscrit ce de Côte-d’Or, vins de Margaux…). On sélec-
qu’il ressent ; ces fiches demandent en fait une tionne ensuite un nombre raisonnable (5 à 15,
certaine expérience pour être utile au rédacteur par exemple) de termes significatifs, avec ou
et utilisable par des tiers. La feuille blanche, la sans tri par méthodes statistiques. On termine
plus simple, mais la plus difficile pour l’ama- enfin par la dégustation des vins à étudier. Le
teur se prête mal aux comparaisons et aux procédé est efficace mais très lourd et surtout
classements. il tend à uniformiser les notations, à privilégier
La fiche segmentée propose quelques le vin « œnologiquement correct », ou le plus
caractères à étudier et à décrire de façon plus proche de la moyenne ou, plus grave, des pré-
ou moins directive. La fiche avec vocabulaire férences de l’animateur.

Exemple de fiche qualitative libre

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134
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Exemple de fiche descriptive guidée

L’examen de thèmes précis par des fiches


spécialisées (ex. : tel cépage selon le type de
sol ; technique d’élevage avec ou sans bois…) se
fait par des documents spécifiques ciblés sur
un petit nombre de paramètres intéressants
(typicité, rondeur…) en négligeant les autres,
considérés comme peu significatifs pour le
sujet étudié.
On trouve un bel exemple opérationnel
de fiche descriptive avec celle mise au point
dans les établissements Nicolas, applicable à
tous les types de vins. Les caractères d’un vin
sont représentés par une série de dix chiffres,
se lisant les uns après les autres et ne formant
pas un nombre. Ils représentent dans l’ordre :
la couleur, le bouquet, l’équilibre, la franchise,
la finesse, notés de 1 à 10. Les cinq chiffres
suivants correspondent au corps, à la person-
nalité, à l’acidité, à la dureté et à l’état d’évolu-
Exemple de fiche qualitative libre tion. Ces caractères sont également notés de 1
à 10 mais, notion très importante et innovante,
l’optimum de qualité est représenté par 5 ou 6.

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135

jurés et jurys
Exemple de fiche de concours

De 1 à 5, on exprime la faiblesse ; de 6 à 10, l’optimum et l’on peut attendre pour le boire.


on exprime l’excès. Voici un exemple de profil Ce système facilite la communication entre
gustatif pour un bon vin rouge jeune : 6 7 membres d’une équipe de travail. Il est faci-
7 9 8 6 7 5 6 4. Ce vin a une bonne couleur lement adapté par tous ceux qui sont amenés
(6) ; il est bouqueté (7), bien équilibré (7), à goûter beaucoup de vins, avec un nombre
très net (9) et très fin (8), moyennement corsé de critère réduit dans le cas de dégustations
(6) ; il a du caractère (7), une bonne acidité limitées à des v ins relativement proches ;
(5) et juste ce qu’il faut de fermeté (6) ; son c’est souvent le cas dans les chais des régions
évolution, bien avancée (4), n’a pas atteint de production viticole.

Nez Harmonie- Dominante Netteté Élégance Charpente Personnalité Nervosité Dureté Évolution
Équilibre
très
1 nul
déséquilibré
acide altéré vulgaire squelettique inexistant aqueux mou bourru

2 léger creux tannique faux goût commun mince neutre plat tendre primeur

3 moyen équilibré amère assez franc ordinaire assez corsé caractère normale rond fait

grand
4 marqué harmonieux sucrée très franc fin très corsé
caractère
acide dur évolué

5 très intense parfait vineuse très net très fin lourd fort terroir acerbe raide usé

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136
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Le tableau de la page précédente est un


exemple, adaptable aux besoins et aux plai-
sirs de chacun, y compris ceux de l’amateur.
On notera qu’il prévoit à la fois des caractères
« analy tiques », comme netteté, nervosité,
etc., mais aussi des notations descriptives
(dominante, évolution) et même nettement
hédoniques, comme élégance ou personna-
lité, qui constituent l’essentiel des vins. Elles
peuvent être précisées par quelques détails
aromatiques ou autres.
On a aussi proposé de décrire simplement
le plaisir d’une sensation à l’aide de figurines
exprimant satisfaction ou dégoût. Cela paraît
enfantin mais correspond bien à la notion de
plaisir que doit procurer tout vin. Il existe des
dispositifs électroniques de collecte automa-
tique de ces résultats chiffrés.

Les fiches quantitatives

Avec les fiches quantitatives, les carac-


tères étudiés sont affectés d’une note (sur 5,
ou sur 20) ou d’une catégorie d’intensité (fort,
moyen, faible) ou de qualité (mauvais, moyen,
bon). Ces notes sont, ou non, additionnées avec Exemple de fiche descriptive quantitative
ou sans coefficient de pondération. Toutes les
combinaisons sont possibles pour obtenir la
meilleure décision pour telle médaille, tel agré- 7, 9, par symétrie autour du chiffre médian
ment, tel positionnement avec note globale. qui se trouve prilégié.
C’est le cas général des fiches utilisées par les Voici quelques exemples d’échelles ordi-
concours de vin. nales d’intensité et de qualité inspirées des
Les échelles de notation sont inévitables travaux de Vedel et de ses collaborateurs.
mais il n’est pas facile de chiffrer l’agrément L’échelle des qualités exprime le degré de
d’un arôme ou un défaut de structure, c’est-à- satisfaction ; on parle d’échelle hédonique,
dire de « quantifier la qualité ». On peut, et on c’est-à-dire qui se rapporte au plaisir ou au
doit, cependant observer de bonnes concor- déplaisir que procure la dégustation d’un vin.
dances sur les intensités de tel caractère bien
défini (acidité, note boisée…).
On distingue les échelles cardinales, qui Intensité Qualité Intensité Qualité
sont des valeurs mathématiques représen-
tées par des notations de 0 à 5, de 0 à 10 ou 1 Faible Mauvais 1 Très faible Très mauvais
de 0 à 20, et les échelles ordinales, dont les
2 Moyen Moyen 2 Assez faible Assez mauvais
divisions correspondent à des situations de
supériorité ou d’i nfériorité, généralement 3 Fort Bon 3 Moyen Moyen
bien exprimées par des mots tels que fort,
moyen, faible… ou des chiffres équivalents. 4 Assez fort Assez bon
Habituellement les échelles ordinales com-
5 Très fort Très bon
portent un nombre impair d’échelons : 3, 5,

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137

jurés et jurys
Les fiches mixtes
claire foncée
1 COULEUR Dans les fiches mixtes, on réunit le
plus souvent com mentai res et notes,
mauvaise bonne fractionnés ou globau x. D’expérience,
2 NETTETE il est difficile ou dangereux de ne pas
permettre ces deux formes d’expression.
faible intense Peu de dégustateurs entraînés aiment
3 ACIDITE
décider sans ex pl iq uer ou ex pl iq uer
sans décider. Les dégustateurs en per-
légère puissante
fectionnement gagnent à pouvoir s’ex-
4 CHARPENTE
primer sur les deux registres. C’est le
Très mauvaise Très bonne cas de certaines fiches de concours dis-
5 HARMONIE tinguant la partie notation de la partie
description. El les permettent de d ire
NOTATION PAR ECHELLES CONTINUES ( 1,2) ,
que tel vin est très bon, bon… mais aussi
qu’il est de caractère jeune ou évolué,
CONTINUES-STRUCTUREES (3,4)
léger ou puissant, floral ou boisé… Cette
ou STRUCTUREES (5)
distinction nous paraît indispensable en
toutes circonstances pour rappeler sans
cesse que des vins bons ou moins bons
Exemple de notation. peuvent être de styles très différents,
Cette notation est ensuite lue à l’aide d’un simple double tout aussi intéressants, pour des amateurs
décimètre ou saisie dès le départ à l’aide d’un dispositif étant eux-mêmes très différents.
informatique adapté
Dans la fiche A, on a les mentions obliga-
toires selon les règlements OIV :
Les adjectifs faible ou fort sont alors rempla- • des zones d’identification du vin, du juré et
cés par bon ou mauvais ou, selon les indica- du jury ;
tions de Max Rives, par les locutions : me plaît • u ne zone de notation, 10 critères et 5
ou me déplaît beaucoup, me plaît ou me déplaît niveaux (plus « non dégustable »).
un peu. Quel que soit le nombre de notes ou On ajoute des zones complémentaires :
de classes, on observe une pratique très fré- • une zone de description issue d’un vocabu-
quente des demi-points, des 3+ ou 4 – ainsi laire validé ;
qu’une sous-utilisation des valeurs extrêmes. • une zone libre de commentaires et descrip-
Les échelles utilisées sont ainsi beaucoup tions ;
moins étalées et claires que souhaitable. Il • la « note globale » à cinq niveaux.
est préférable de proposer un nombre pair La fiche expérimentale B contient quant
d’échelons (4 ou 6 par exemple), sans niveaux à elle :
intermédiaires. • une notation globale à six niveaux ;
On pallie, partiellement, cette difficulté • une note sur 20 ;
en utilisant des échelles graphiques, prati- • une zone de description issue d’un vocabu-
quement des traits de longueur fixe, de dix laire validé ;
centimètres par exemple, continues, conti- • une zone libre de commentaires et descrip-
nues-structurées ou structurées, sur lesquels tions ;
le dégustateur positionne sa notation. Une • un « conseil d’achat » selon le prix indiqué.
étude récente (Jourjon, 2005) conclut que les Aujourd’hui, la plupart de ces fiches
résultats sont sensiblement les mêmes avec ces peuvent être adaptées à des saisies informa-
trois méthodes. tiques directes, sur écran, ou via une lecture
optique.

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138
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Exemples de fiche mixte

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139

jurés et jurys
La compréhension des candidats des concours actuels ; elle est moins
efficace pour mettre en évidence les très bons
fiches de dégustation vins. La pondération des notes paraît corri-
ger cet inconvénient mais cette pondération
La principale difficulté de l’interprétation est largement arbitraire. La diversité des
des notes résulte d’un fait bien simple : si l’on coefficients proposés montre la difficulté du
peut affirmer qu’une table de deux mètres sujet. À titre d’exemple, l’importance accor-
est vraiment deux fois plus grande qu’une dée à l’aspect visuel varie de 7 à 20 % de la
table d’un mètre, on ne peut pas dire qu’un note totale, aux caractères olfactifs de 34 à
vin noté 16/20 est deux fois meilleur qu’un vin 36 %, aux caractères gustatifs de 24 à 57 %,
noté 8/20 ! On propose ainsi des échelles non à la valeur d’ensemble de 10 à 36 %. Adoptée
linéaires, où les notes ne varient pas selon la sur le plan mondial par les concours de vins
progression arithmétique habituelle, mais en patronnés par l’organisation internationale
p rogression géométrique ou approchante.
­ de la vigne et du vin (OIV) et l’union inter-
C’est, par exemple, le cas de l’échelle LMS nationale des œnologues, cette méthode rend
(Labeled magnitude scale) ci-après, utilisée des services importants depuis une trentaine
pour apprécier les intensités d’odeurs : d’années, mais elle a du mal à séparer les vins
proches et à détecter les vins d’exception, en
Note Intensité favorisant trop les vins « gustativement cor-
1 Simplement détectable
rects ». L’étude approfondie de milliers de
fiches nous a en outre montré que de nom-
5 Faible
breuses notes sont très corrélées entre elles,
16 Modérée avec des valeurs du coefficient de corrélation
33 Forte
d’environ 0,89-0,95 pour utiliser le langage
des statisticiens : en d’autres termes, elles
51 Très fort
disent, inutilement, la même chose. Il est
96 Plus fort que l’imaginable logique qu’un vin ayant une grande « qualité
de nez », « qualité de bouche » et « harmonie »
Pour affiner la notation globale attribuée ait aussi une grande « qualité d’ensemble » :
directement aux impressins d’ensemble, on il est inutile de demander plusieurs notes.
propose de noter séparément plusieurs carac- Dans notre esprit, la fiche de dégustation doit
tères, comme l’apparence, l’odeur, le goût, avoir seulement un usage descriptif et la note
la persistance, la qualité générale, et leurs d’ensemble doit être fixée indépendamment
nuances. La difficulté apparaît au moment des notes partielles. Chaque particularité
de l’examen de ces nombreux chiffres : la peut faire l’objet d’une note mais surtout pour
valeur du v in est-el le une simple somme aider à l’expression, et à la description. Il est
de valeurs individuelles ou certaines sont- possible d’éliminer un vin sur un seul défaut.
elles plus importantes, voire décisives ? À Essayer de mettre quelques milligrammes de
l’évidence, l’addition des notes n’est pas un quinine dans un vin au somptueux bouquet !
bon système d’appréciation de la q ualité. Il sera totalement rejeté. De la même façon,
Une seule faiblesse peut être rédhibitoire on doit – ou l’on devrait – pouvoir accorder
et, parfois, u ne seu le q ual ité exception- une très bonne note à un vin ayant une (seule)
nel le suff it à u n g rand v i n. La notation caractéristique merveilleuse, même s’il pré-
i nverse proposée par Vedel (1968) attri- sente quelques petites imperfections, comme
bue 0 à la qualité supérieure puis des notes pour le goleador enthousiasmant tout un
de plus en plus élevées, en progression de stade sur un seul but, en quelques secondes !
type géométrique, aux qualités plus faibles Un système de notation n’est valable que
(excellent = 0, très bon = 1, bon = 4, accep- pour une catégorie de vins. En effet, la compa-
table = 9…). Cette technique élimine bien les raison et la notation de vins très différents sont
très mauvais vins, devenus rares dans les impossibles et, d’ailleurs, sans objet. La note

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140
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Répartition des notations selon les dégustateurs et les vins (d’après Luxey)

10/20 dans une série de vins de table ou de Une bonne fiche de dégustation
grands crus classés ne correspond nullement à
la même qualité globale. Une bonne fiche doit aider le dégustateur à exprimer les
Certains dégustateurs notent « hauts » résultats de ses observations et non focaliser son attention.
ou « bas », « groupés » ou « dispersés ». Une Elle doit être facile à lire par un tiers, à stocker
harmonisation est souhaitable. On y arrive et à interpréter.
grâce à la concertation, ou des ajustements Dans le cas de jurys appelés à travailler souvent ensemble,
statistiques tels ceux passant par les valeurs il est conseillé de conserver les mêmes fiches d’une
cent rées rédu ites corrigées des valeu rs dégustation à l’autre. L’expérience montre qu’il faut prévoir
moyennes du jury mais il est bien préférable une zone pour des commentaires libres et pour une note
de demander au dégustateur de déterminer globale.
la mention avant la note. La figure ci-dessus, Bien adaptée, elle constitue un outil de perfectionnement
issue de la dégustation très soigneuse de 15 à la dégustation en rappelant les observations importantes
vins par 16 dégustateurs-experts, montre ces à faire. Certaines, trop simplifiées, ne permettent pas
fortes variabilités. Selon les dégustateurs, les de décrire et d’analyser suffisamment les caractères des
notes moyennes varient de 56 à 77 (moyenne vins. D’autres, comportant plusieurs feuillets, sont trop
générale 68) et les deux tiers des notes sont compliquées : on passe plus de temps à les remplir qu’à
groupés en 12 ou 32 points sur 100. Selon les déguster. Parfois, certains termes en sont déroutants ou
vins, l’amplitude des notes varie de 25 à 49 ambigus. Il n’est pas étonnant que l’on puisse hésiter sur
points sur 100. La variabilité des préférences la note à donner à « la mobilité des sensations gustatives »
est la règle des jurys multiples. ou à « la liaison entre les sensations » [sic] ! La dégustation
Il est plus raisonnable, plus réaliste, et sensorielle devient un pur exercice intellectuel, alors qu’elle
donc plus « juste » de réf léchir d’abord au est, fondamentalement, un exercice sensoriel.
niveau qualitatif du vin. On peut convenir, par
exemple, que la note 10 correspond à la per-
fection (il y a (quelques) vins qui la méritent), 8
vins correspondent à très bien, 6 à assez bien,
Les décisions des jurys
5 à la moyenne ou passable, 3 à médiocre et 1 à Après les notations individuelles, diverses,
très mauvais. On donnera 0 au cas extrême du le jury, dont nous verrons plus loin la forma-
vin imbuvable. tion, doit proposer une seule réponse, sèche
Renouvelons le conseil. Pour noter globale- ou motivée, explicitée. La réponse finale est
ment un vin, il ne faut pas penser directement toujours de type oui/non, c’est-à-dire tel trai-
à une valeur numérique, mais lui accorder tement ou non, médaille ou non… Pour le
d’abord une mention ; la note, dans l’échelle consommateur final, c’est en fait « achat » ou
choisie, en découlera automatiquement. non. Comment fournir la meilleure réponse ?

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141

jurés et jurys
Les (petits) groupes de dégustateurs, de • Amplitude (différence entre la note minimale
même culture vineuse, habitués à travail- et la note maximale pour chaque vin, par 5
ler ensemble, à s’exprimer librement sans jurés) moyenne = 14,0 avec 80 % des valeurs
aucune contrainte hiérarchique ou de noto- entre 6 et 24 points.
riété, constituent des dispositifs d’exper- • Tests de normalité statistique des notes de
tise très performants. Cette formule est à chaque jury : seuls 19,8 % des vins sont com-
privilégier dans toutes les situations. Elle patibles avec la « loi normale », les autres
est la règle de fait dans la plupart des entre- ayant des notes trop centrées, trop disper-
prises vinicoles ayant à élaborer, acheter et/ sées ou trop asymétriques.
ou vendre des vins. Elle réduit les risques • On montre aussi que la note de chaque vin
d’arbitraire de « l’homme seul » et les risques est reliée à celle du vin précédemment goûté.
de « décision moyenne » des groupes de cir- Elle est relevée après un vin (jugé) inférieur,
constance, trop hétérogènes. L’abondance abaissée dans le cas contraire. L’écart atteint
n’est pas nécessaire, « on ne peut aboutir à plusieurs points.
l’élaboration consensuelle d’une opinion que Ces résultats induisent quelques premières
dans des groupes qui font au maximum douze conclusions concrètes.
à quinze personnes », nous dit le philosophe • Les notations de jurys de cinq jurés ne sont
R. Escarpit. La seule vraie contrainte vient pas conformes aux règles statistiques de la
de la nécessité de dégustateurs très formés, « loi normale » habituellement préconisée
entraînés, mais néanmoins humbles devant seulement à partir de 30 données. On n’in-
l’extrême diversité des caractères (objectifs) et sistera jamais assez sur le fait que la note
des charmes (subjectifs et affectifs) des vins. moyenne de 10/20 qui résulte de (9 +11)/2 a
une signification très différente de celle qui
Un exemple de notations de jurés résulte de (5 +15)/2. Le premier résultat peut
aussi bien signifier un accord parfait entre
et jurys les jurés que leur incapacité totale à démar-
Les données présentées ici proviennent quer leurs notes et commentaires. Le deu-
d’un concours organisé selon le règlement xième suggère des conclusions symétriques
général de l’OIV (Citadelles du v in, 2009). et opposées.
Les 878 vins, issus d’une trentaine de pays, • Par ailleurs, certains dégustateurs notent
de tous t y pes techniq ues, sont notés par « haut » ou « bas », « groupés » ou « disper-
cinq jurés internationaux notant séparément sés ». Dans un exemple parmi beaucoup
chaque vin servi sous un numéro d’identifi- d’autres, selon les dégustateurs, les notes
cation neutre. moyennes de quinze vins varient de 56 à
Les dix notes partielles donnent une note 77/100 (moyenne générale 68). Les deux tiers
globale allant de 100/100 – le vin « parfait » des notes – exprimant l’amplitude de notation
avec dix notes « excellent » – à 40/100 égal au – varie de 12 à 32/100 selon les dégustateurs
cumul de dix notes « insuffisant ». En règle et 25 à 49 selon les vins.
générale, le minimum est plutôt de l’ordre • La variabilité est la règle des jurys multiples.
de 45-55/100 car les notations visuelles sont Elle rend plus étonnante les regroupements
presque toujours excellentes. Les médailles dans certains guides et autres palmarès où
récompensant les lauréats sont attribuées un très fort pourcentage de vins est, par
pou r des notes globa les supérieu res à exemple, entre 90 et 98 sur 100, signe d’une
82-83/100, soit environ 25-30 % des candidats, perfection généralisée.
selon les années, les types de vins, les jurys, • La non-conformité de la moyenne résulte
etc. de la présence fréquente d’une (seule) note
Quelques chiffres nous donnent une vue très différente des autres, dite « aberrante »,
globale des résultats observés. assez souvent plus basse.
• Moyenne générale = 82,0 avec 80 % des notes • On peut théoriquement éliminer ces notes
moyennes entre 76,2 et 87,4. aberrantes, un peu comme dans divers jurys

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142
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

sportifs (patinage artistique, plongeon, gym- pour de petites séries de réponses ou par infor-
nastique…) où l’on calcule la moyenne après matique de base, y compris pour un nombre
élimination des notes maximales et mini- pair de notes. La théorie générale montre
males. Ce système suppose une symétrie des qu’elle est l’unique choix de note judicieux
« aberrants », on ne peut l’affirmer ici. Dans parmi tous les choix possibles, comme établi
le cas des jurys de vins, cela revient à ne par les travaux fondamentaux de M. Balinski
traiter que trois notes. L’option de n’éliminer et R. Laraki (Laboratoire d’économétrie, École
que la note la plus éloignée de la moyenne, polytechnique, Majority Judgment : Measuring,
le plus souvent la plus faible, est peu satisfai- Ranking and Electing, MIT Press, 2011).
sante car elle utilise la moyenne, critiquable. Dans notre exemple, sur 878 vins, on a les
• L’influence de l’ordre des vins sur la nota- résultats suivants :
tion ne peut être corrigée que par un ordre • médiane : valeur moyenne générale = 82,5,
de dégustation « au hasard » différent pout avec 80 % des valeurs entre 78 et 88 ;
chaque juré. C’est à la fois possible, complexe • les résultats par moyenne ou médiane sont
et rare. souvent proches. Dans 52 % des cas, la diffé-
En conclusion pratique, l’usage de la rence entre moyenne et médiane est inférieure
moyenne des notes est le plus simple, le plus à ±1 point/100, dans 79 % des cas à ±2, et dans
familier, le plus usuel mais il présente beau- 2,4 % seulement, des cas supérieurs à ±5.
coup d’inconvénients. Comment ne pas se rap- • La valeur moyenne de la différence (moyenne
procher alors des remarques de Umberto Eco – médiane) est de -0,48, avec 80 % des écarts
dans son œuvre Pastiches et postiches : compris entre -2,- et + 1,6. Le signe de cet
écart exprime le fait qu’il est plus fréquem-
« Dans le domaine des phénomènes quan-
ment observé une (très) mauvaise note,
titatifs, la moyenne représente un juste
pouvant aller jusqu’à 40/100 voire « indégus-
milieu, et pour celui qui n’est pas arrivé à
table », qu’une (très) bonne note, ne pouvant
ce niveau, elle est un but à atteindre… En
dépasser 100/100, soit seulement environ 18
revanche dans le domaine des phénomènes
points de plus que la moyenne générale.
qualitatifs, le nivellement à la moyenne
Ce calcul peut s’appliquer à tout système
correspond au nivellement à zéro. »
de notation fournissant une note numérique
ou une appréciation globale de type « très bien,
Comment déterminer bien… » comme dans l’exemple utilisé plus haut.
Dans ces conditions, chaque juré, en son
le « bon choix » d’un jury ? âme et conscience, attribue à chaque vin une
L’objectif étant de dégager une note d’un note globale dans le langage choisi, verbal ou
petit ensemble de quatre ou cinq notes a numérique (« très bon » ou « 18/20 »). Il n’est en
priori non discernables, il est préférable de aucun cas contraint par les notes qu’il aurait
retenir la « note majoritaire », c›est-à-dire attribué aux divers caractères isolés tels que
la note (minimale) ayant l’assentiment de la la couleur, l’odeur ou l’harmonie, car la valeur
majorité du jury. d’un vin n’est pas la simple somme des valeurs
Soit un vin « X » ayant reçu les notations individuelles de ses caractéristiques. Le juré
suivantes, ordonnées ici du meilleur au pire : lui-même évalue l’importance relative des dif-
« Très bon, Bon, Bon, Médiocre, Mauvais ». férents caractères et les intègre en une seule
La note majoritaire soulignée du vin « X » est notation globale. Il s’épargne ainsi la nécessité
« Bon » malgré deux notations plus faibles, éventuelle de réviser ses notes de caractères
car une majorité de trois juges sur cinq donne pour les mettre en accord avec sa note globale,
au moins cette note, ou mieux. Pratiquement, comme cela est pratiqué, voire recommandé
cela revient à calculer la médiane – et non la dans divers concours.
moyenne – de la série de réponses de tous les En appliquant cette méthode à tous les
jurés. On rejoint ici l’une des options proposée vins, on définit le niveau « très bon, bon… »
par l’OIV. Ce calcul est très facile manuellement de chacun. S’il apparaît des ex aequo, on les

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143

jurés et jurys
conserve ou on les départage en reprenant les Celles-ci peuvent provenir de dégustateurs
comparaisons après élimination des notes cen- incompétents mais aussi – pourquoi pas ? – de
trales. C’est souvent inutile. dégustateurs plus sensibles par tempérament
Enfin, il est à noter qu’il faut autant que et/ou formation. Ceci est particulièrement
possible préférer les jurys à nombre impair de typique pour certains caractères aux seuils de
jurés, sans nécessairement rejoindre ce mot sensibilité individuels très variables (odeur de
attribué à Lyautey : styrène, amertume…). La représentation gra-
phique des résultats, trop rare ou non significa-
« Pour prendre une décision importante,
tive en cas de jury peu nombreux, peut susciter
il faut être un nombre impair, et trois c’est
d’utiles réflexions et approfondissements. On
trop ! »
peut observer des courbes de fréquences
« larges » ou « étroites » selon la proximité des
Décision du jury après discussion avis, « en dos de dromadaire ou de chameau »
s’il y a un ou deux groupes d’avis. Dans tous les
La discussion s’affranchit de ces contraintes. cas, il faut décider si les différences observées
L’échange de vues après la dégustation de tous sont dues au hasard ou si elles sont « significa-
est un merveilleux moyen pour motiver et tives », c’est-à-dire relevant de causes réelles,
entraîner les jurés. Pour la prise de décision, il y avec une probabilité de 95 ou 99 %, par exemple.
a un fort risque maintes fois observé de privilé- Le cas le plus simple est constitué par les
gier le « mieux parlant » par rapport au « mieux dégustations comparatives : tel vin est-il, ou non,
goûtant ». Plutôt que la recherche fallacieuse identique à tels autres ? On utilise les comparai-
d’un « consensus » sur des conclusions com- sons « par paires » ou « par tests triangulaires ».
munes minimales, il est préférable de dégager Dans la comparaison par paires, on pré-
les « familles de pensée » sur tel ou tel vin. sente simultanément aux dégustateurs (au
Parfois, on cherche à réduire les écarts entre moins 8 à 10) deux échantillons différents ou
dégustateurs. J’ai souvenir d’une dégustation non par leur origine, leur traitement… Chaque
très officielle, à Séville, dans un jury réunissant dégustateur note pour chaque paire, sur un
quatre nationalités. Le président signalait très questionnaire adapté, s’il perçoit ou non une
courtoisement les notes un peu hautes ou basses différence – globale ou spécifique – à un carac-
par rapport à l’ensemble. Inévitablement, tout le tère déterminé. Il peut ensuite préciser quelle
jury s’est orienté vers des notes plus homogènes est l’intensité la plus élevée perçue pour tel
mais « moyennes ». Il était devenu inutile de caractère, s’il a ou non une préférence globale
réunir ce jury puisqu’un seul avis aurait suffi. pour un caractère précis. On confronte alors
le nombre de réponses par échantillon à des
tables de référence pour décider s’il y a ou non
Un peu de statistiques une « différence statistiquement significative ».
Cette méthode se prête surtout à la comparaison
Les dégustateurs professionnels disposent de vins de même origine ayant subi des traite-
de nombreux outils statistiques de traitement ments simples (additif, collage…). Tout dégus-
des résultats. Nous renvoyons les lecteurs tateur ayant tendance à trouver une différence
aux ouvrages spécialisés, en n’évoquant ici entre deux verres, il faut des jurys nombreux
que quelques idées générales et en proposant pour pouvoir établir un résultat significatif.
une méthode applicable entre amis curieux. Dans la comparaison par tests triangu-
Signalons que nous utilisons, avec réserve, le laires, on présente simultanément aux dégus-
mot test, usuel en cette matière, car c’est un tateurs (au nombre minimum de 5-10) trois
anglicisme. Épreuve, essai, examen, étude… verres dont deux contiennent le même vin,
sont tout aussi adaptés. si possible à partir d’une seule bouteille. Le
En aucun cas les statistiques actuelles ne dégustateur note l’échantillon qui lui paraît
résolvent bien le problème, essentiel, des notes différent des deux autres et le ou les échantil-
extrêmes qui sont plus ou moins éliminées. lons préférés sur une fiche de notation adaptée.

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144
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

opposées : soit les vins sont effectivement très


proches, quasi-identiques, soit les jurés sont
Thème dégustation :
trop peu sensibles. Ces méthodes sont très
Date : Dégustateur :
simples et très efficaces pour comparer les vins
et les dégustateurs, car elle ne laisse aucune
DÉGUSTATION : COMPARAISON PAR PAIRES place à l’improvisation ou au dilettantisme. Il
Échantillon Y a-t-il Échantillon Échantillon Intensité (1 à 5) suffit de leur présenter des séries identiques ou
Références différence le plus intense préféré Dif. Int. Préf.
clairement différentes. En cas de non-confor-
N N A B C
mité répétée entre la réalité et les réponses il
oui-non 1 2 1 2
convient de s’interroger sur l’aptitude de tel
oui-non 1 2 1 2
juré à pratiquer telle dégustation. Les généra-
oui-non 1 2 1 2 lisations hâtives sont discourtoises et inexactes.
oui-non 1 2 1 2 Dans ces essais de différenciation, la vue
joue un rôle parfois excessif en permettant
DÉGUSTATION : COMPARAISON DUO-TRIO
de distinguer de légères différences d’aspect
Échantillon Cocher échantillon Cocher échantillon Intensité (1 à 5)
différent de T préféré
alors que seuls goûts et/ou odeurs sont intéres-
N série Réf. Rang Dif. Préf.
sants. Les résultats sont alors biaisés. On pallie
1 T

1
cette difficulté avec des verres à dégustation
2
opaques, noirs, comme il en existe pour divers
2 T modèles. C’est un exercice un peu déroutant,
1 frustrant mais très intéressant. Une dégusta-
2 tion de ce type récemment organisée par les
œnologues de Rioja a très bien centré l’atten-
DÉGUSTATION : TEST TRIANGULAIRE
tion des jurés sur le « nez de la Rioja ».
Échantillon Cocher échantillon Cocher échantillon Intensité (1 à 5)
N série Réf. Rang différent préféré Dif. Préf. On pratique parfois la dégustation par
1 1 comparaison avec un vin de référence, un
2 témoin : les autres sont-ils identiques ou non
3 à ce témoin ? C’est le cas typique des vins « de
2 1 marque ». Élaborés tout au long de l’année,
2 au cours des années parfois, ils doivent être
3 très comparables, à partir de lots différents
par nature : la comparaison constante entre
les lots successifs dégustés au même moment
Différents types de comparaison d’une fiche de dégustation est la seule solution fiable. Ce principe simple
est peu généralisable, on ne peut comparer
Pour chaque groupe de trois vins, on compte que des vins très proches, de même style. Il
le nombre de « bonnes réponses », c’est-à-dire n’en demeure pas moins que nos sens et notre
d’identification correcte de l’échantillon effec- cerveau sont plus aptes à comparer, à différen-
tivement différent : ce nombre doit être supé- cier, qu’à « noter » dans l’absolu. Nos sens et
rieur ou égal au seuil indiqué par les tables notre cerveau n’ont pas de « mètre étalon » ou
pour la p
­ robabilité retenue. de « 0 °C » de référence, ils comparent chaque
Les amateurs de statistiques pourront sensation avec le contenu de la mémoire proche
s’adonner aux joies d’innombrables autres ou lointaine. Pour comparer au mieux plusieurs
méthodes disponibles (duo-trio, essai 2 sur vins, le plus simple et le plus efficace est de les
5, paires multiples, etc.). Elles jouent un rôle placer ensemble sur la table, à la libre disposi-
important dans la viticulture et l’œnologie tion de chaque dégustateur qui peut faire appel
expérimentale pour étudier en détail des diffé- à la fois à sa mémoire ancienne et à sa mémoire
rences parfois faibles et interactives. immédiate, aussi vite qu’il le souhaite. Cette
L’absence de différenciation dans ces essais disposition est parfois critiquée, délaissée, elle
comparatifs peut avoir deux significations est (presque) toujours la meilleure. Elle renaît

9782100700806-Peynaud.indb 144 05/08/13 16:06


145

jurés et jurys
notamment de façon informatisée sous le nom les diviser en séries courtes, en conservant un
de « napping » (disposition sur une nappe). vin repère tout au long de la dégustation. Tous
Dans les dégustations avec notes, celles- les vins à classer doivent être présentés simul-
ci sont habituellement interprétées par des tanément, chacun dans son verre. Il est plus
« analyses de variance » prenant en compte à difficile mais plus précis de présenter les vins
la fois les écarts entre valeurs moyennes et la dans un ordre aléatoire, différent pour chaque
dispersion des notations (variance). On déter- juré. Ces classements peuvent être directement
mine d’abord l’existence ou non d’une diffé- fournis par les jurés, ou déduits des notes ou
rence significative globale entre tous les vins des commentaires. Dans le cas de la méthode
(un vin, au moins, est-il différent des autres) la plus simple (méthode Kramer), on attribue la
puis on recherche l’éventuelle signification des note 1 au meilleur : les vins les mieux classés ont
différences dans chaque paire de vins. On peut les sommes de places les plus faibles. Dans tous
aussi, dans le même temps, établir si le jury les cas, il faut calculer correctement la place des
est ou n’est pas homogène, si chaque juré juge ex æquo. La somme des places doit être la même
ou non de la même manière que l’ensemble, qu’en l’absence d’ex æquo. Par exemple, la série
puis mettre en évidence les éventuels écarts de notes 14-11-11-10 donne les places suivantes
entre chaque juré. On peut écarter la note 4-2,5-2,5-1 (total des places = 10) et non 4,2,2,1
minimale et la note maximale et calculer ainsi (total des places = 9). Les vins sont classés
une moyenne corrigée. On élimine alors aussi comme indiqué ci-dessus et l’on compare la
bien les avis incompétents que les avis les plus somme des places obtenues par chaque vin à
avisés. deux valeurs (mini-maxi) fournies par les tables
Dans les dégustations avec classements, on de Kramer, ou les formules équivalentes, au
utilise des méthodes « non paramétriques », seuil de probabilité retenue.
telles que les méthodes Friedman, Spearman, • La somme des places Sx du vin X est com-
Kruskal-Wallis. On s’adapte au fait que beau- prise entre les deux valeurs de la table : le
coup de jurys éprouvent des difficultés à noter vin X n’est pas significativement différent de
de façon homogène, alors que l’on observe l’ensemble.
souvent une meilleure concordance entre clas- • La somme Sx est inférieure à la valeur basse
sements dans une série d’échantillons raisonna- de la fourchette : le vin X est significative-
blement comparables dans la « même feuille ». ment meilleur que l’ensemble.
Les vins « de tête » et « de queue » sont (à peu • La somme Sx est supérieure à la valeur haute
près) les mêmes pour tous les jurés. Ces clas- de la fourchette : le vin X est significative-
sements doivent être limités à des séries assez ment moins bon que l’ensemble.
courtes, de moins de dix/douze si possible, par Le tableau suivant illustre cette méthode
exemple. Pour des séries plus longues, on peut sur la base de 4 vins et 8 dégustateurs.

Dégustateur Vin 1 Vin 2 Vin 3 Vin 4 Somme


1 4 2 1 3 10

2 3,5 3,5 1,5 1,5 10

3 3 4 2 1 10
4 4 3 2 1 10
5 4 3 1 2 10

6 3,5 3,5 1 2 10

7 3 1,5 1,5 4 10

8 4 3 1 2 10

Somme des places par vin 29 23,5 10 17,5 80

9782100700806-Peynaud.indb 145 05/08/13 16:06


146
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Pour 4 vins et 8 dégustateurs, la table de


Kramer ci-dessous donne les valeurs limites de
La sélection des jurys
13 et 27 (seuil de confiance 95 %). Donc le vin Les méthodes statistiques utilisées ci-
n° 3 est significativement meilleur. (10 < 13) et dessus pour interpréter les différences entre
le vin n° 1 est significativement inférieur (29 > vins peuvent être utilisées pour comprendre
27). Les vins n° 2 et 4 sont indiscernables. Cette les écarts de notation entre dégustateurs. Il
méthode est plus longue à exposer qu’à mettre est ainsi facile de repérer les comportements
en œuvre car elle se résume à quelques addi- s’écartant du comportement moyen. On ne
tions et comparaisons à des tables numériques. sait pas pour autant si le dégustateur différent
Pour avoir une bonne sélectivité, il convient est plus ou moins apte que la « moyenne » ; le
d’avoir des jurys suffisamment nombreux, surdoué ou l’incapable sont « anormaux », au
composé d’au moins 8 à 10 personnes, sinon les sens statistique de « différent de la norme ».
valeurs limites sont très écartées et de faibles Le bon sens, l’observation répétée, l’examen
divergences entre jurés sont suffisantes pour de notations accordées à des vins bien réper-
supprimer toute différence significative. Elle toriés… permettent habituellement de tran-
peut facilement être mise en œuvre, en temps cher entre ces cas extrêmes. La détermination
réel, par tous groupes d’amateurs intéressés des seuils de sensibilité à telles odeurs et/ou
par des résultats chiffrés. saveurs ne peut préciser que la sensibilité à cer-
tains constituants du vin, non l’aptitude à une
Table de Kramer
bonne appréciation globale. Les tests triangu-
laires décrits plus haut permettent une bonne
Nombre de dégustateurs
Nombre détection des aptitudes à différencier des vins
de vins connus comme plus ou moins proches, par
4 5 6 7 8 9 10
exemple par mélanges entre vins et/ou addi-
mini 5 6 8 10 11 13 15 tions de telle substance : ce n’est pas suffisant
3 mais nécessaire pour être un « bon » dégusta-
maxi 12 14 16 18 21 23 25
teur. Il est facile de s’y exercer entre amis, au
mini 5 7 9 11 13 15 17 seul risque des blessures d’amour-propre. Le
4 test triangulaire est une merveilleuse école de
maxi 15 18 21 24 27 30 33
modestie, une vertu indispensable pour tout
5 8 10 13 15 17 20 dégustateur.
mini
5
maxi 19 22 26 30 33 37 40
Quelques recommandations
mini 6 8 11 14 17 20 22
6
maxi 22 27 31 35 39 44 48 Des dégustateurs qualifiés fournissent
des commentaires utiles mais d’interpréta-
mini 6 9 12 15 19 22 25 tion parfois très difficile, à cause des syno-
7 nymies, des approximations et des « cultures
maxi 26 31 36 41 46 50 55
vineuses » (heureusement) différentes. Malgré
mini 6 10 13 17 20 24 27 quelques tentatives méritoires d’analyses
8 « objectives » des textes par l’informatique,
maxi 30 35 41 46 52 57 63 les interprétations relèvent toujours de choix
humains. Un « chef juré », ayant goûté les vins
mini 7 11 14 18 22 26 30
9 à l’étude, collationne, trie, regroupe, synthé-
maxi 33 39 46 52 58 64 70 tise les mots et les phrases de tous les jurés.
Outre de la compétence, son travail demande
mini 7 11 16 20 24 28 32
une extrême honnêteté intellectuelle, le risque
10
maxi 37 44 51 57 64 71 78 étant pour lui de resituer tous les commentaires
en fonction de ses sensations personnelles.

9782100700806-Peynaud.indb 146 05/08/13 16:06


147

jurés et jurys
C’est un travail lourd, non codifiable et impar- Dans certains cas on met en œuvre les
faitement reproductible. La synthèse par un méthodes dites d’« analyse de données », telles
« expert » extérieur est trop purement abs- que l’analyse en composantes principales
traite. La définition d’un « profil sensoriel » (ACP), l’analyse factorielle de correspondance
est une application de cette méthode de col- (AFC) et dérivées. Elles prennent en compte
lationnement et de synthèse des notations simultanément de nombreux caractères gus-
recueillies : on dénombre les commentaires tatifs et/ou analytiques pour regrouper vins,
identiques ou très « raisonnablement proches » descripteurs, dégustateurs en groupes homo-
et on les retranscrit ensuite sur un schéma gènes pouvant conduire vers des explications
adapté, par exemple « en radar », très imagé, des phénomènes : tel caractère sensoriel est
qui se prête bien à la présentation publique. « proche » de tel paramètre analytique ou de
C’est une technique recommandable, en limi- tel vin. La micro-informatique a rendu ces
tant le nombre de termes visualisés à 4-6, si calculs très faciles : ils n’ont de sens réel que
possible, et en éliminant les descripteurs très si l’explication statistique atteint un niveau de
proches pour tous les vins, peu discriminants signification élevé et si ces explications sont
disent les spécialistes, ou sans rapport avec le innovantes. Il y a quelques années une telle
sujet (voir page 186). Il est déplacé de mettre étude concluait que les vins vieux étaient plus
en évidence le caractère boisé dans une com- riches en esters (produits de la réaction entre
paraison du caractère variétal ou fermentaire alcools et acides) : le fait est prévisible depuis
de vins : ces caractères sont issus du raisin, les travaux de Berthelot (1827-1907) et établit
des levures, des bactéries, non du bois. en œnologie depuis les années 1930.

9782100700806-Peynaud.indb 147 05/08/13 16:06


« Le beau vin est celui qui donne envie de parler. »
Jean-Louis Chave

Les mots du vin


Après avoir examiné comment percevoir, les analyse même pas toujours pour lui-même ;
comment déguster, comment enregistrer nos tout au plus dit-il que « c’est bon » ou que « c’est
sensations, comment peut-on les exprimer, les mauvais ». En fait, il exprime « j’aime » ou « je
faire comprendre à tous ? Travail difficile mais n’aime pas ». Par contre, le goûteur est tenu
passionnant, toujours perfectible et le deve- d’exprimer ce qu’il ressent et de formuler son
nant de plus en plus, il est basé sur quelques avis. Il déguste pour faire la connaissance d’un
idées simples. Toujours « Mieux comprendre vin et en parler. Aussi la valeur d’un dégusta-
pour mieux apprécier ». teur ne dépend pas seulement de sa sensibilité
comme instrument réceptif, ni de sa capacité à
reconnaître les odeurs, les goûts et à apprécier
leur harmonie ; elle dépend aussi de son apti-
tude à décrire ses impressions. Il est nécessaire
mais il ne suffit pas qu’il ait un palais exercé,
des sens justes et droits, une mémoire prompte
et docile, et qu’il sache se placer dans les meil-
leures conditions pour juger un vin. Il faut qu’il
puisse traduire clairement ses réactions senso-
rielles. Il doit posséder un vocabulaire gustatif
suffisamment étendu et précis pour exprimer
ses perceptions et motiver son jugement. Ce qui
fait la réputation d’un dégustateur, c’est pour
une grande part sa façon de parler du vin, ce
sont la clarté, la justesse et les nuances de ses
commentaires. Mais méfiez-vous de l’éloquent :
il peut discourir mieux qu’il ne goûte !
Parler du vin d’une manière précise n’est
Le grand vin a ceci de merveilleux qu’il établit tout de suite
pas facile. La relation entre l’expression et la
la communication entre les hommes qui le boivent. sensation, entre le mot et la qualité n’est pas,
dans ce domaine subjectif, aussi claire qu’ail-
leurs. Nous souffrons d’un manque de mots,
d’une carence de vocabulaire et d’une inflation
Le dégustateur aux prises de termes effectivement utilisés. À partir d’une
bibliographie nécessairement incomplète de
avec l’impuissance des mots quelques dizaines de publications françaises,
espagnoles, portugaises, italiennes, anglo-
Il existe bien des différences, nous l’avons saxonnes, nous avons ainsi répertorié plus de
vu, entre la banale consommation du vin et sa sept mille mots, ramenés à environ cinq mille
dégustation. L’une d’elles est que l’acte de boire mots différents, après élimination des équiva-
est généralement muet alors que la dégusta- lences claires (fleuri-floral…) et sans prendre
tion est nécessairement parlée. Il est rare que en compte les adjectifs, adverbes, etc. – tels
celui qui avale commente ses sensations : il ne que peu, beaucoup, très. En simplifiant encore

9782100700806-Peynaud.indb 148 05/08/13 16:06


149

les mots du vin


par élimination des ressemblances, il nous
reste 1 310 mots, dont 128 pour la vue, 504
pour le nez, 144 pour la bouche, 455 pour les­
notations hédoniques (neutre, raffiné…)
et 139 pour la technique (frelaté, demi-sec…).
On peut alors s’extasier sur les richesses
­verbales disponibles ou s’­inquiéter de cette
logorrhée à la mode.
Pour éclaircir cette situation, nous
avons procédé à une enquête sur les termes
effectivement utilisés, et leurs fréquences
d’utilisation. Une liste limitée de 128 mots
a été proposée à environ 300 dégustateurs
professionnels ou occasionnels, français et
étrangers, et il leur a été demandé d’indi-
quer quels mots ils utilisaient souvent,
parfois, rarement, ou jamais.
Sans détailler ici les résultats de cette
enquête, disons que seuls 81 termes (63 %)
sont « très utilisés » ou « utilisés », et que 13
ne sont « pas utilisés ». Nous sommes loin
des cinq mille mots indiqués plus haut.

Enquête sur l’utilisation de 128 mots


propres à la dégustation

Exemple d’utilisation
des termes selon
les vins dégustés

9782100700806-Peynaud.indb 149 05/08/13 16:06


150
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Les langages partage le verre à la main. Au fond il est aisé


d’exprimer ce que l’on ressent à la condition
des dégustateurs de faire l’effort suffisant d’attention pour le
percevoir. Ce que l’on perçoit bien s’énonce
Jusqu’à une époque récente, on disposait clairement.
de divers lexiques, souvent minces. On peut Le vin a toujours eu une grande place
citer, en s’en tenant aux seuls ayant fait l’objet dans la littérature et les plus grands écri-
d’une définition, les 250 mots de Norbert Got vains lui ont consacré de belles pages. Mais
en 1955 ; les 150 mots de Le Magnen en 1962 ; nous voudrions condamner le style brillant
les 450 mots du Dictionnaire du vin édité par et creux d’une certaine littérature vineuse
Féret en 1962. André Vedel et son équipe, en contemporaine, faite de comptes rendus de
1972, en citent plus de 900, parmi lesquels, en dégustations, de présentations de vignobles,
éliminant les noms des substances chimiques de chroniques vinicoles, d’articles critiques
et les termes généraux, on peut en retenir de gastronomie. Certains de ces textes ont
environ 470 s’appliquant aux caractères gusta- une réelle valeur d’information et d’initiation
tifs. Des revues vinicoles, françaises et étran- et fourmillent d’expressions heureuses, mais
gères, poursuivent la publication de fiches on reconnaîtra que le chroniqueur qui parle
gustatives, livrées comme un feuilleton. Nous de vins « drôles, amusants, pimpants, far-
allons présenter les mots les plus usuels, les ceurs, raccrocheurs, polissons » (et il serait
plus utiles, les plus clairs, pouvant convenir à facile d’allonger cette liste) atteint le comble
l’ensemble des vins. Certains, rares, locaux, de l’insignifiance et mérite lui-même qu’on lui
très spécifiques… seront négligés. Il en est de attribue quelques-uns de ces adjectifs.
même, sauf exceptions classiques, du vocabu- Louis Orizet a donné des exemples de la
laire spécifique de composés chimiques : il est diversité des vocabulaires en fonction des
irremplaçable pour expliquer la composition thèmes gustatifs et de ce que le dégustateur
des vins, il n’est pas adapté à décrire les carac- cherche à traduire dans sa propre perception.
tères perçus par les sens. Selon l’expression En effet, suivant qu’il s’agit d’une dégustation
de Max Léglise, le dégustateur ne présente analytique ou de dégustations de comparai-
pas un vin en disant « qu’il fleure bon l’acétate son, d’identification, de classification, de des-
d’isoamyle, l’alpha-ionone, la glycyrrhysine et cription, l’orientation des commentaires est
la benzaldéhydecyanhydrine, mais plus sim- différente et les termes employés ne sont pas
plement qu’il sent le bonbon acidulé, la violette, les mêmes. Le vocabulaire va du style télégra-
la réglisse et la cerise ». C’est pratiquement phique aux formules lyriques en passant par
équivalent, plus largement compréhensible et, le style technique ou scientifique. Le chimiste
pourquoi le cacher, plus joli. cherche en priorité les défauts analytiques ; le
Le grand vin a ceci de merveilleux qu’il fonctionnaire répressif : la faute légale ; l’œno-
établit tout de suite la communication entre logue : la tare ; le vigneron : le caractère ; le
les hommes qui le boivent. Sa dégustation à négociant : les vertus commerciales… Chacun
table ne saurait être solitaire et on ne peut apprécie avec sa formation, c’est-à-dire sa
boire un grand vin sans rien en dire. Ce serait déformation et ses partis pris et s’exprime avec
une négligence grave et presque une injure sa façon de parler.
qui s’adresserait aux convives autant qu’au Sans aucune recherche d’originalité nous
vin lui-même. Il faut s’efforcer de décrire les allons voir les mots du vin selon le chemine-
sensations qu’il éveille et qui se succèdent ment habituel de la dégustation, de la vue à
jusqu’après l’avoir avalé. Il faut aussi le com- l’impression générale, en passant par les sen-
parer à d’autres vins que l’on a en mémoire, à sations olfactives, buccales, somesthésiques…
d’autres millésimes. Chacun des participants Dans toute la mesure du possible nous essaie-
donne alors son avis, confronte son point de rons de distinguer les mots qui décrivent, ceux
vue, fait preuve d’érudition. Il est peu de plai- qui quantifient et ceux qui apprécient, qui
sirs qui rendent aussi loquace que celui qu’on aiment ou n’aiment pas.

9782100700806-Peynaud.indb 150 05/08/13 16:06


151

les mots du vin


Les mots de la couleur à disposer d’une grande surface réfléchissante
homogène. L’éclairage ne doit pas être latéral
Les premiers mots du dégustateur sont ou oblique, mais de face. On observe les verres
pour parler de la couleur. La couleur, qui par-dessus ou on les incline pour les comparer
dépend des cépages, des procédés d’élabora- deux à deux, en réglant les épaisseurs de vin.
tion, de l’âge, est si déterminante dans l’aspect On peut se placer à la lumière du jour, devant
des vins qu’à elle seule elle en définit le type : une fenêtre. L’intensité lumineuse doit être
on parle de vin blanc et de vin rouge. Mais il n’y adaptée : trop forte elle supprime les nuances,
a pas plus de vins véritablement blancs qu’il n’y trop faible elle masque tout. Dans un repas aux
a de vins véritablement rouges : les premiers trop rares chandelles ou sous des spots agres-
sont jaunes ou dorés, les seconds pourpres ou sifs, tous les vins rouges se ressemblent. Par
rubis. On entend aussi parler de robe, de colo- ailleurs, la lumière doit être de couleur neutre,
ration, de ton, de tonalité. La robe est un terme type lumière du jour.
plus usité en Bourgogne et dans les pays de la
Loire ; cependant le Dictionnaire du maître de
chai de 1896 l’indique comme une expression
bordelaise. Selon ce même langage, on dit d’un
vin qu’il a une belle robe, qu’il est bien ou mal
habillé, ou court-vêtu. On peut encore entendre
dire que deux vins ont des coloris différents,
par comparaison assez courante à des étoffes,
ou qu’ils ont le même teint, la même carnation,
par référence au visage imaginaire du vin.
La couleur se définit par son intensité, sa
nuance et sa vivacité. Elle ne se révèle vraiment
qu’à la lumière solaire dans le verre. Il existe de
bons éclairages usuels, dont les banales lampes
« à halogènes », mais aussi divers éclairages
fluorescents dits « lumière du jour » mais non
« blanc industriel », qui sont affreux. Divers
fabricants de lampes ont des « salons d’es-
sayage » pour les couleurs, ils méritent d’être
consultés pour toute installation sérieuse,
même personnelle.
On fait paraître un vin plus coloré en rem-
plissant davantage le verre, en le montrant sous
une plus forte épaisseur, mais la nuance peut
elle aussi changer suivant la profondeur du
rayon lumineux. Ainsi, il est à peine croyable
que le vin blanc le plus clair, fortement éclairé
Rouge, rosé, blanc : trois couleurs qui se déclinent en d’infinies
derrière cinquante centimètres d’épaisseur, nuances.
paraisse nettement rouge ; c’est le cas cepen-
dant dans des tonneaux expérimentaux dont L’intensité colorante s’exprime par une
les fonds sont en verre et qui permettent série d’épithètes simples : couleur pâle, légère,
d’­observer la profondeur du vin. claire, faible, ou bien forte, foncée, intense,
Lorsque l’on veut comparer finement entre dense, profonde, sombre, noire.
elles les couleurs de différents vins, certaines Il y a toujours un côté relatif : on dit d’un
précautions sont à prendre. Il faut les pré- vin qu’il a une couleur suffisante ou insuf-
senter dans des verres identiques, emplis au fisante par rapport aux normes de son type,
même volume, sur fond blanc éclairé de façon selon les lieux et les siècles. Un vin anémié

9782100700806-Peynaud.indb 151 05/08/13 16:06


152
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

est pâle ou pâlichon. Un vin couvert présente lorsqu’on les illumine dans le verre : les reflets
une bonne couleur foncée. Un vin épais est verts des vins blancs jeunes, les reflets ver-
un vin très coloré et très chargé en bouche. dâtres sur fond ambré des très vieux vins
On appelle « teinturiers » des vins fortement liquoreux, les reflets orangés ou bruns des
colorés, pouvant provenir de cépages noirs, vins rouges vieux en sont des exemples. Quant
souvent à jus rouge, ou de techniques spéciales aux irrisations visibles parfois lorsqu’on agite
de macération (doble pasta des Espagnols cor- un vin jeune dans le verre, elles sont carac-
respondant à un extrait concentré de peaux de téristiques de troubles microbiens ou sont
raisins). On dit de tels vins qu’ils ont cinq ou causées par de fines cristallisations de tartre
dix couleurs lorsque, dilués cinq ou dix fois, en paillettes.
avec du vin blanc par exemple, leur intensité La teinte d’un vin se définit de multiples
colorante rouge est encore suffisante ; la for- façons. Premièrement, par l’impression empi-
mulation est un peu désuète. Le vin noir a été rique du dégustateur ; elle est globale et ins-
de tous les âges. Hercule vidait des amphores tinctive et perçue du premier coup d’œil ; mais
de vin noir. Au xviii e siècle, les Anglais appe- elle est personnelle et soumise aux erreurs des
laient vin noir, par opposition au « claret », jugements subjectifs. Deuxièmement, par com-
des vins d’Espagne ou du Portugal hauts en paraison à des étalons colorés, tels que ceux de
couleur, qu’ils utilisaient en coupage. Un négo- la gamme de Chevreul. Troisièmement, par des
ciant parisien vendait en 1714 « un excellent vin mesures d’absorption de la lumière dans plu-
de Margaux, vieux, noir et velouté ». Ici, noir sieurs longueurs d’onde. Nous quittons alors le
est synonyme de coloré. Il faut voir la satisfac- dégustoir et entrons dans le laboratoire d’ana-
tion du maître de chai qui écoule de la cuve un lyses instrumentales ; il ne s’agit plus d’appré-
vin nouveau « noir comme de l’encre ». Mais ciation organoleptique. Le dégustateur, lui,
il y a des vins effectivement noirs, le pedro travaille seulement à vue d’œil.
ximenez et le malaga par exemple, faits à partir Dans les Mémoires de l’Académie des
de raisins séchés au soleil. Notons au passage sciences de 1861, le chimiste Eugène Chevreul
que la tendance actuelle est manifestement aux a classé toutes les couleurs en soixante-douze
vins rouges très colorés. Cette mode est partie gammes, représentées chacune dans vingt
de vignobles très ensoleillés, très méridionaux tons différents. Il a défini ainsi les couleurs
jusqu’à Santiago du Chili ou Mendoza, pour se utilisées en teinture à la manufacture des
répandre dans le monde entier, y compris les Gobelins où il professait, ainsi que les couleurs
vignobles septentrionaux d’Europe. Elle suffit naturelles de divers minéraux, fleurs et fruits.
pour proposer des « gros » vins, il est plus
compliqué d’en faire des « grands » vins.
La vivacité est une qualité de la couleur Clarté et saturation
qui n’est pas seulement en rapport avec la lim- La normalisation française propose neuf termes pour qualifier
pidité. Un vin peut être limpide et avoir une avec précision toute couleur, à partir de la « clarté » et de la
couleur éteinte. Une acidité réelle suffisante « saturation ». Le tableau ci-dessous éclaire, si on ose dire,
soutient la fraîcheur de la couleur rouge. Voici parfaitement cette situation.
quelques expressions appliquées à la couleur
définissant, selon q ual ités et défauts, sa Clarté
­v ivacité  : Élevée Moyenne Basse
• vive, nette, franche, fraîche ;
• terne, indécise, mate, douteuse, défraîchie, Élevée Lumineux Vif Profond
Saturation

éteinte ; Moyenne Clair Moyen Foncé


• lumineuse, chatoyante, scintillante, écla-
tante ; Basse Pâle Gris Sombre
• passée, morte.
La vivacité semble liée à la brillance et Ces expressions sont parfaitement applicables, et appliquées,
à certains ref lets que présentent les vins pour les vins.

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153

les mots du vin


C’est Salleron, au début du siècle, qui appliqua La couleur des vins blancs doit être en
la nomenclature de Chevreul aux vins rouges. rapport avec leur type. Certains doivent être
Il montra que, du vin rouge jeune au vin vieux, pâles, encore que les goûts dans certains pays
elle s’étend sur les dix couleurs franches citées soient plus tolérants à ce sujet : vins blancs secs
dans l’encadré ci-dessous. On n’emploie plus de Bordeaux, muscadet, riesling, fino de xérès,
ces définitions, le spectrophotomètre a rem- etc. D’autres, de par leur cépage et leur techno-
placé le vinocolorimètre à disques de satins logie, sont plus colorés : traminer, chardonnay
colorés mais de nombreuses activités utilisent à Meursault ou à Montrachet, vins du Jura,
couramment des gammes colorées spéci- auslese et spätlese du Rhin, sainte-croix-du-
fiques. Les actuels nuanciers professionnels mont, sauternes, vins élevés en barriques, etc.
reprennent cette technique. L’œnologue a un aveu à faire : il ne possède
Juste réciprocité, les v ins ont donné aucune indication précise sur les substances
leurs noms à des couleurs : il y a des voitures responsables de la coloration des vins blancs.
couleur bordeaux et des foulards couleur On l’a attribuée aux flavones, pigments jaunes
champagne. des f leurs existant dans les pellicules des
raisins ; ce sont des glucosides (leur molécule
contient un sucre), du kaempférol et de la quer-
Du vin rouge jeune au vin rouge cétine. Mais les techniques de préparation des
vieux, il évolue 10 couleurs vins blancs ne comportent pas de macération
différentes (d’après Salleron) des parties solides de la grappe riches en ces
• Premier violet rouge composés phénoliques et les pigments de cette
• Violet rouge (amarante) famille, présents à l’état de traces, n’expliquent
• Deuxième violet rouge (groseille) pas la couleur des vins blancs. Il en est de même
• Troisième violet rouge (cramoisi) des tanins. Une thèse récente (Biau, 1995)
• Quatrième violet rouge (rubis, grenat) explique précisément une faible partie de la
• Cinquième violet rouge (cerise) couleur des vins blancs par une fraction non-
• Rouge (cerise, carthame) phénolique, constituée de polysaccharides, de
• Premier rouge (ponceau, fond vineux) protéines, complétée par quelques acides-phé-
• Deuxième rouge (feu) nols mais le mystère reste presque entier.
• Troisième rouge (écarlate, rouge doré) Le lyrisme de Paul Claudel lui fait compa-
rer les couleurs des pierres précieuses à celles
des vins. Beaucoup plus habituelle paraît être la
proposition inverse, et de tout temps on a donné
Les vins blancs
au chatoiement des couleurs des vins dans le
La couleur des vins blancs permet de cristal du verre des noms de gemmes. Pour bien
monter la gamme des jaunes et des ors. Léglise parler de l’aspect des vins, il faudrait utiliser le
nous dit :

« On utilisera le terme or si l’aspect


Couleur des vins blancs
est très brillant et riche en reflets, en
• Incolore, blanc
le précisant par les diverses nuances
• Vert, verdâtre, vert d’eau
propres à ce métal… Si, avec une limpidité
• Jaune pâle, foncé, vert, serin, citron, paille, doré, jaunâtre
correcte, le vin ne jette pas de lumière et
• Cuivré
n’irradie pas de reflets, on lui donnera
• Or pâle, fin, rouge, vieil or, doré
seulement le vocable jaune. »
• Topaze, topaze brûlée
Parmi les vins blancs, on trouve tous les • Roux, roussâtre, roussi, rousset
jaunes ou presque comme le montre la liste ci- • Fauve, paillé, pierre, jonquille, feuille morte
contre. Autour de la couleur jaune, ou or, de • Ambré, brun, brunâtre, bistre, châtain, caramel, acajou
référence on a des nuances vers le vert, signe • Madérisé, madéré, bouillon de châtaignes
de jeunesse, ou vers le brun, signe d’évolution. • Taché, cassé

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

langage des joailliers, au même titre que pour concentré, puissamment odorant, de couleur
bien parler de leurs bouquets, il faudrait adopter brou de noix, qui fut un vin blanc de Xérès.
le style des parfumeurs. Alors si l’on abandonne Un vin blanc taché présente un défaut ; il
l’étalon or, les vins blancs deviennent de topaze ; a reçu accidentellement une trace des matières
il en est, à reflets roses, de topaze brûlée. L’éclat colorantes de raisins ou de vin rouge ; il
verdâtre de certains vins blancs se retrouve contient quelques mil ligrammes d’antho-
dans une chrysolithe pâle. cyanes. Il a pu aussi être logé par fausse
La couleur évolue. Alors que le vieillisse- manœuvre dans un fût rougi. On peut lui appli-
ment à l’abri de l’air, en milieu réducteur, accuse quer un anodin traitement de décoloration.
le doré, le contact avec l’air colore les tanins des Les champagnes « blancs de noirs » ont aussi
vins blancs, les brunit et fait virer la couleur quelques milligrammes d’anthocyanes par
vers les tons fauves, puis vers le brun. Des vins litre, issus des raisins noirs de Pinot noir et
très vieux deviennent mordorés. Des notations Pinot meunier.
de Paguierre sur la couleur de certains vins Enfin on ne peut terminer notre propos
blancs de son époque (1829) nous ont intrigués. sur la couleur des vins blancs sans aborder
Il parle de vins blancs de Cérons, de Loupiac, quelques cas particuliers. Les très vieux
de Sainte-Croix-du-Mont, ayant la couleur « de banyuls, maury, porto, madère… ont une teinte
feuille de laurier pâle ». Ces vins prenaient-ils brune, acajou, « rancio » quelle que soit la
en vieillissant le ton brun-verdâtre des feuilles couleur des raisins dont ils proviennent. Ces
sèches de laurier-sauce comme les très actuels vieux rancios ont souvent, outre un bouquet
rancios catalans dont nous avons déjà parlé ? sui generis inimitable, des reflets de couleur
Des vins « cassés » à l’air, c’est-à-dire verte, ils paraissent donc à la fois jeunes et
victime d’un accident lié à la présence excessive vieux. Quel beau miracle ! Le record de l’ex-
d’enzymes oxydantes issues de la pourriture travagance est atteint avec les vins du cépage
des raisins, prennent la couleur chocolat ou café blanc, le pedro ximenez : ils sont les vins les
au lait et ne sont plus buvables. Il existe plus plus noirs du monde.
couramment de vieux vins liquoreux devenus
ambrés et des vins spiritueux qui, comme le Les vins rosés
madère, ont tourné à l’acajou et pris la teinte
foncée d’un vieil armagnac. La bota de chêne Faux vin blanc et faux vin rouge, le
contresignée sur un fond par l’amiral Nelson, rosé égrène la litanie des teintes intermé-
qu’on peut voir, relique ceinturée et soute- diaires entre les jaunes, les roux et les rouges
nue par des étais, à Jerez de la Frontera, près clairs. « La couleur d’un rosé fait la moitié de
de Cadix, dans la bodega del Molino, contient son charme. » On a montré avec précision
encore, après presque deux siècles, un liquide que la couleur jouait un rôle décisif dans

Le nuancier mis au point par le Centre de recherche et d’expérimentation sur le vin rosé de Vidauban (Provence).

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155

les mots du vin


Couleur des vins rosés par la couleur que part le taux d’anthocyanes,
• Gris de tanins, d’acidité. Dans certains cas (AOC
• Champagne bordeaux clairet ou bordeaux rosé), on utilise
• Rosé, rose franc, jaune, orangé, violet, pivoine, cerise, des critères analytiques, mesure de l’intensité
framboise, carminé, saumoné colorante, pour définir leur couleur.
• Roux, orangé Le Centre du rosé, à Vidauban, effectue
• Clairet, pelure d’oignon, œil-de-perdrix, saumon un gros travail d’études et de diffusion sur les
• Abricot, abricotin vins rosés, dont leurs couleurs.
• Roussâtre, rougeâtre
Les vins rouges
l’­appréciation globale des vins rosés (Pierre La couleur rouge du vin est certainement
André, Inra Avignon). une de ses qualités les plus attractives, puisque
Le vin gris, à Toul par exemple, est un vin le vin rouge représente le plus habituellement
rosé à peine teinté. Il peut provenir du jus de le vin, le « vrai » vin. Il ne manque pas de plai-
raisins roses, des raisins rouges pauvres en santins pour affirmer que « la première qualité
couleur, à cause du cépage et/ou des conditions d’un vin est d’être rouge » ; les producteurs de
climatiques. La teinte champagne est celle vins blancs apprécient ! Cette couleur qui res-
des « blancs de noirs » (vins blancs de raisins plendit dans le cristal, mais aussi celle du vin
noirs) lorsqu’ils sont très jeunes ; le léger fond répandu, de la tache ou de la petite flaque qui
rosé s’atténue et disparaît par clarification, reste au fond du verre expliquent bien le sym-
seconde fermentation et vieillissement. Les bolisme populaire du sang de la vigne.
vins rosés jeunes obtenus par vinification Parmi les vins rouges, on trouve tous les
en blanc (séparation immédiate du jus après rouges ou presque. La palette reproduit les
foulage par égouttage et pressurage) ont de dix rouges de nos fruits. Les anthocyanes qui rou-
à cinquante milligrammes d’anthocyanes (pig- gissent diversement les fruits, dont le raisin,
ments rouges des raisins) par litre. Les rosés et quelques pétales de fleurs sont de la même
de courte macération (clairets, « vins d’une famille. Il est banal de dire de certaines pêches
nuit », « vins de vingt-quatre heures ») en ont ou de certaines roses qu’elles sont d’un rouge
plus de cinquante milligrammes. Au-dessus de
cent milligrammes par litre, la couleur rejoint L’artiste Joyce Delimata capte toute la palette des vins
celle de certains vins rouges légers. Rappelons rouges de Bourgogne. Ici, la robe de la Tâche (millésime 2006)
enfin que les rosés ne sont pas des assem- observée et peinte au Domaine de La Romanée-Conti
(juin 2007)
blages de vins blancs et rouges ; seul le cham-
pagne rosé a le droit d’ajuster sa couleur par
un léger apport de vin rouge.
La teinte du rosé dépend beaucoup du
cépage. Le carignan donne des tons grena-
dine, le gamay des tons cerise, le cabernet des
tons framboise rappelant la couleur rosée des
prunus en fleurs, le grenache des tons qui, plus
foncés, tirent sur le mauve. Le vieillissement
accentue la nuance abricot mûr, puis orangé-
brun, jusqu’à atteindre cette teinte carac-
téristique dite « pelure d’oignon » du vin de
Poulsard d’Arbois.
Les clairets actuels, essentiellement à
Bordeaux, ainsi que les clarete espagnols et
chiaretto italiens sont quelque part entre les
rosés sombres et les vins rouges légers, tant

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

vineux. La teinte que les anthocyanes donnent nue par les textes. L’expression « la couleur
aux vins jeunes est fonction de la réaction somptueuse du v in » appartient au même
acide. Une acidité forte, donc un pH relative- st yle. Pou r Ray mond Du may, la cou leu r
ment bas, donnent de la vivacité au rouge du des vins a des références picturales : « La
vin nouveau ; à l’inverse, une acidité faible, pourpre des saint-émilion et des pomerols
un pH plus élevé, font perdre de l’éclat et virer rivalise avec les draps rouges des primitifs
la couleur vers des tons bleuâtres. Les tanins f lamands et les médocs, révélation du x v i i i e
s’unissent aux anthocyanes et se colorent siècle, ont choisi les tons mats de leur contem-
au vieillissement, ils apportent un fond de porain Chardin. »
teint plus brique, une patine plus brune ; leur La cou leu r vermei l le s’appl iq ue-t-el le
influence domine dans les vins vieux. On dit aux vins blancs ou aux vins rouges ? Proba-
d’eux qu’ils sont tuilés ou briquetés (couleur de blement aux deux. Le vermeil est une dorure
la tuile, de la brique). chaude de ton ou encore un rouge soutenu.
Les vins centenaires n’ont qu’une couleur Rabelais parlait de « clairet vermeil ». Quant
de vieux bois ciré. La liste suivante n’est pas à la couleur lie-de-vin, elle tire plutôt sur le
limitative ; les termes ne définissent pas tou- violacé. Par contre, nous n’aimons pas les
jours la pleine couleur du vin, mais aussi les termes de vins bleus ou violets des romans
reflets que prend le vin rouge dans le verre, populistes, qui qualifient des breuvages très
suivant l’éclairage. médiocres ou prétendus frelatés. Pourtant
ces couleurs existent, hélas : ce sont celles
des jus fermentés de vitis labrusca ou de cer-
Couleur des vins rouges tains hybrides ! « Les vins dits bleus étaient
• Œil-de-perdrix récoltés principalement sur les bords de la
• Rouge clair, franc, violet, pivoine, cerise, griotte, groseille, Loire », d’après une notation du début du xxe
sang, feu, brique, orangé, foncé, brun, violet siècle.
• Rougeâtre, carmin On a tout dit sur la couleur œil-de-perdrix
• Rubis, rubis brûlé (couleur rose pâle, de Provence) ; la confusion
• Carmin, carminé est telle qu’on n’ose plus se servir du terme.
• Grenat, grenadine Selon d’anciennes références, c’est la couleur
• Vermeil, vermillon d’un vin paillet fort brillant ; le vin paillet est
• Pourpre, pourpré, purpurin un vin rouge peu chargé, dont la couleur tire
• Violet, violacé, violine sur la nuance paille. Le Larousse définit la
• Bleu, bleuâtre couleur œil-de-perdrix comme celle d’un vin
• Tuilé, paillet, marron, ocre, café, châtaigne, rouille légèrement teinté de rouge. L’expression est
• Noir, noirâtre, noircissant populaire pour les rosés de Provence. Mais il
existe d’autres documents qui donnent comme
exemple, à tort semble-t-il, la couleur agréable
Ici les pierres précieuses citées en réfé- d’un vin blanc de Meursault. Verdier, en 1915,
rence à l’allégorie vinique sont le rubis et appelle œil-de-perdrix la tache que présentent
le grenat. La couleur rubis est rouge foncé, les vins blancs oxydés issu de raisins noirs. Il
mais il y a des rubis violacés et d’autres qui faut remonter aux textes d’Olivier de Serres,
sont roses comme le château-de-selles. Un au début du xvii e siècle selon lesquels un vin
joaillier trouva, un jour, que le « La Lagune œil-de-perdrix est un « claret », de nuance
1970 » rappelait le grenat de Perpignan et le « rubis oriental », ce qui correspond à rouge
« Pape-Clément 1966 », plus sombre, le grenat vif. À l’opposé, les clairets de couleur « hya-
de Bohème. On parle moins de la sardoine, cinthe » tirent sur l’orangé. Il ne s’agit pas
dont l’éclat va du jaune orangé au rouge sang. ici de la fleur, de couleur bleu-violet, mais de
La pourpre et le purpurin appartiennent au la pierre, variété de grenat et de topaze, de
même langage poétique. Ces termes ont pris couleur jaune-rougeâtre. Olivier de Serres
une grande part dans l’image du vin entrete- cherchait lui aussi les analogies des nuances

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157

les mots du vin


des vins dans le monde précieux des gemmes trois odeurs : 5 % ; quatre odeurs : 3 % ; huit
transparentes. odeurs : 2 %. Dans une autre série d’expé-
La couleur des vins de Porto a son voca- riences, Laing et Francis (1989) obtiennent les
bu lai re i nternational. Les portos blancs résultats suivants : une odeur : 80 % ; deux
sont pale white ou branco palido lorsqu’ils odeurs : 40 % successivement et 12 % en simul-
sont jeunes ; ils passent au golden white ou tané ; trois odeurs : 20 % successivement et
au branco dorado au fil des ans. Les portos 0 % en simultané. Seuls 5 % des experts identi-
rouges jeunes sont de couleur full ou retinto ; fient correctement 5 odeurs dans un mélange.
après huit à dix ans, ils passent au ruby, après Un peu plus tard, Lawless (1998) nous
quinze à vingt-cinq ans au tawny ou alou- fournit plusieurs informations importantes.
rado ; enfin les très vieux portos sont light On fait sentir des odeurs simples apparte-
tawny ou alourado claro. Par ailleurs, Porto a nant aux groupes « floral doux, épicé, citrus,
défini une catégorie « crusted » devant obli- boisé, vert, herbacé, mentholé » à plusieurs
gatoirement présenter une « croûte » sur les dizaines de personnes « expertes » ou non. Les
parois de la bouteille, presque universelle- experts ont des pourcentages d’erreur allant
ment perçue comme un accident ou un vieil- de 10 à 15 %, les non-experts, de 25 à 40 %. Les
lissement excessif. experts n’utilisent que quatre des termes pro-
Une remarque pour terminer des propos posés (doux, épicé, floral et boisé) alors que les
sur les mots de la couleur : éviter de multi- autres utilisent tous les termes avec presque
plier des termes visuels synonymes – ou pire, les mêmes fréquences. En moyenne, l’homme
contradictoires – qui ne manqueront pas peut identifier seulement trois niveaux d’inten-
de faire suspecter une faiblesse en percep- sité olfactive. La suppression d’une odeur dans
tions olfactives ou gustatives (voir l’encart un mélange de quatre ou cinq odeurs n’est
« Pourquoi les vins sont-ils colorés ? », page 24). perçue que dans 20 à 40 % des cas. Les obser-
vateurs entraînés ne perçoivent correctement
cinq odeurs en mélange que dans 3 % des cas.
Au niveau du vocabulaire, Chollet (1999)
Les mots des odeurs a fait une étude détaillée sur 13 vins de pinot
noir décrits par 17 œnologues et 18 consomma-
Une odeur simple, présentée au-dessus du teurs. Les experts utilisent 44 mots différents,
seuil de perception, est relativement facile à les consommateurs 38 selon la répartition
reconnaître et à nommer, mais sauf exception ci-dessous :
rarissime, il n’en est jamais ainsi dans les vins.
On conçoit facilement qu’une odeur, comme Œnologues Consommateurs
une couleur ou un son, est rarement seule, Odeurs 73 % 48 %
« pure ». Avant de revenir à notre sujet, le vin,
il sera intéressant d’examiner les conclusions Saveurs 17 % 24 %
– très claires – des spécialistes en physiologie « Hédoniques » 10 % 28 %
sensorielle sur ce sujet.
Total 100 % 100 %

Quelques observations Usuels 75 87

importantes Techniques 16 0

Livermore et Laing (1988) ont demandé Les experts ont un vocabulaire plus abon-
à des jurys d’identifier les odeurs perçues à dant, plus technique, plus centré sur les odeurs
partir de solutions contenant entre une et huit alors que les consommateurs non spécialisés
odeurs simples, usuelles. Les pourcentages privilégient les mots usuels, relatifs au plaisir.
de reconnaissances correctes sont les sui- Ils sont les plus nombreux, les plus importants
vants : une odeur : 52 % ; deux odeurs 16 % ; dans le monde du vin.

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Wise et Cain (1999) montrent quant à eux ception équilibrée de l’ensemble des odeurs.
que la durée d’olfaction n’améliore pas sen- Dans une étude très détaillée, S. Tempère
siblement la qualité des identifications de montre que les dégustateurs peuvent être
mélanges binaires d’odeurs. Cometto-Muniz répartis en quelques groupes selon leurs
et coll. (2003) indiquent que les variations sensibilités plus ou moins bonnes à diffé-
d’intensité odorante ne sont bien perçues que rentes odeurs. Certains sont plus polyvalents,
pour des concentrations détectables mais d’autres très spécialisés ou peu sensibles,
faibles. aucuns ne sont « parfaits » pour toute une
Laing et Willcox (2005) montrent que l’in- gamme d’odeurs.
tensité globale d’un mélange est toujours infé-
rieure à celle de la somme de ses constituants. Vocabulaire des qualités olfactives
Encore plus récemment, Weiss, Sobel et
coll. (décembre 2012) nous parlent de « blanc Rappel : Selon les cas, le mot « qualité »
olfactif », un peu comme il existe le « blanc sera utilisé au sens de « caractère, caracté-
auditif » – le silence – ou le « blanc visuel » – ristique » ou pour exprimer une différence
aussi bien représenté par le « blanc parfait » d’agrément ou de plaisir. Le contexte suffira à
q ue le « noir parfait ». Divers mélanges éviter les ambiguïtés.
d’odeurs bien identifiées engendrent une sorte Au premier abord, l’odeur du vin est du
de « vide olfactif », non identifié. domaine de l’indescriptible. Comment faire
Résumons : viv re une odeur par des mots ? Dans une
• on ne peut habituellement distinguer plus de approche cartésienne du problème, le dégus-
trois ou quatre odeurs différentes dans un tateur s’efforce de d isting uer en premier
mélange ; lieu l’intensité ou le volume de l’odeur, et la
• seuls quelques experts (environ 5 %) diffé- nuance, la qualité. Puis, exercice plus diffi-
rencient correctement plus de quatre odeurs cile, il essaie de reconnaître par un examen
mélangées ; attentif, en humant le vin par inspirations
• u n cer tai n nom bre d’odeu rs réu n ies courtes et ­r épétées, en le f lairant, en le reni-
engendrent un « blanc olfactif ». flant même, une succession de parfums, rap-
On doit prendre en compte ces conclu- pelant l’odeur de telle f leur, de tel fruit, de
sions pour aborder sereinement la description telle essence de bois, etc. Il laisse aller son
des odeurs des vins, sans se laisser emporter imagination et joue au jeu des évocations et
par une éloquence sans fondements physiolo- des analogies.
giques crédibles. Il existe là comme ailleurs Tant qu’il s’agit de juger des qualités géné-
quelques brillantes exceptions, des « sur- rales, par exemple la force odorante, la quantité
doués » ou surtout de grands travailleurs, d’odeur en quelque sorte, ou l’agrément olfac-
mais elles restent exceptionnelles, et rarement tif, l’expression verbale va presque de soi ; si
autoproclamées. Des formations très poussées le jugement est clair, il n’y a pas de sérieuses
permettent d’améliorer les aptitudes olfactives difficultés pour trouver les qualificatifs exacts.
mais elles ne peuvent concerner qu’un nombre Mais dès qu’il s’agit de décrire un arôme ou un
limité d’odeurs, éventuellement aux dépens des bouquet, lorsqu’il faut non plus les juger, mais
autres. Cette spécialisation est très utile pour les transmettre, les suggérer, on ressent encore
détecter les défauts et éliminer les vins qui les plus que pour les saveurs l’indigence et l’inadé-
manifestent. Elle est très peu opérationnelle quation des mots, non parce qu’on en manque,
pour apprécier une qualité olfactive globale, ils sont en fait plus abondants que pour le goût,
une typicité, un plaisir. On parle souvent des mais parce que les sensations étant plus fines et
possibilités supérieures des « experts » par plus complexes, moins bien codifiées, il est plus
rapport aux « novices ». Ainsi, l’apprentissage difficile de choisir le terme le plus approprié,
développe des sensibilités spécifiques, avec un celui qui trahira le moins les sensations reçues.
risque de surspécialisation utile pour repérer L’agrément de l’odeur est le fond de toute
telle ou telle odeur mais gênante pour une per- qualité. On dit d’un v in dont l’odeur est

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les mots du vin


Quelques exemples de profils de sensibilité aux saveurs comparés à une sensibilité équilibrée
(d’après Tempère et coll., 2010).

agréable, harmonieuse, qu’il est fin, affiné. La Un bon vin est celui qui, en plus de l’équi-
finesse est l’ensemble des qualités qui carac- libre des saveurs, possède une odeur plaisante,
térisent un vin de cru ; un vin fin « se dis- même si elle est simple et peu intense. Un grand
tingue par la délicatesse de la sève, l’agrément vin a une odeur non seulement agréable, mais
du bouquet, la netteté du goût et de la couleur, qui allie des qualités d’intensité, de complexité,
la perfection de l’ensemble ». La finesse d’un de rareté, de personnalité ; on dit qu’il a du
vin jeune est à la base d’arômes de fleurs, de caractère, de la typicité, qu’il est racé, séveux.
fruits mûrs ; d’où les qualificatifs fruité, fleuri, On doit distinguer la finesse et la race ; un vin
floral. peut avoir de la finesse mais pas de race s’il n’a

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

pas les caractères typiques de son origine. Un se développent lors de la dégustation,


vin effacé manque de personnalité ; il est quel- embaumant la bouche, et continuent
conque, insignifiant. de se faire sentir après le passage de
La sève est une expression ancienne. Au la liqueur. On désigne aussi la même
début, dans l’ig norance où l’on était de la qualité par le nom d’arôme spiritueux. La
nature du vin, elle avait la même imprécision partie aromatique de la sève est la même
que beaucoup d’autres termes. On faisait une que celle du bouquet ; mais elle se fait
relation entre le feu et la sève. Pour Chaptal, ordinairement sentir avec plus de force…
c’était un sy nony me de force, de v ig ueur. Cette qualité est l’apanage des vins fins. »
D’après une autre définition : « La sève f latte
le palais et suppose un bon vin généreux, on I l est clai r d’après cet te déf i n it ion,
la rencontre dans les grands vins vieux et dont on peut apprécier la précision, que la
d’une incontestable classe. » On relève des sève est l’équivalent de ce que l’on appelle
expressions comme « sève perçante » dans le aujourd’hui l’arôme de bouche et sa persis-
sens d’un vin jeune commençant à évoluer, tance. Toute autre interprétation est confuse.
et « une sève plus nourrie » correspondant Les Bourguignons ont perdu le sens du mot
à un vin aromatique. Mais la question ne se sève, dont ils donnent l’exclusivité, à tort d’ail-
posait pas de savoir si la sève appartenait au leurs, aux Bordelais : « terme de la région
goût ou à l’odeur. Les choses s’éclairent avec de Bordeaux à l’acception imprécise ». Il est
Jullien (1832) : piquant de noter qu’ayant inventé l’expres-
sion « persistance aromatique intense », ils
« On nomme sève le parfum aromatique ignorent que le mot sève a sur elle une anté-
et la partie spiritueuse des vins qui riorité de cent cinquante années.

Le grand vin se distingue du bon vin par sa complexité, sa rareté, sa personnalité (ici, Château Margaux).

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161

les mots du vin


À l’opposé de ces q ualités, le terme maladies bactériennes assez graves pour aller
commun désigne un vin sans distinction, ayant jusqu’à rendre le vin inconsommable. D’autres
une odeur peu agréable ou déplaisante. Ce cas de « dégoûts », de « déboires » seront ren-
caractère est lié au cépage, à la nature des sols contrés plus loin.
et à la zone de culture, à l’état de maturité. Il Le contraire de net, c’est douteux, défec-
existe des cépages fins, demi-fins, communs. tueux, sale, « méfranc » dans le style ancien.
Le caractère commun correspond souvent à Le contraire de sain, c’est malade, maladif,
une odeur végétale, herbacée. On dit aussi d’un altéré, défait. Passons sur la série des défauts
vin commun qu’il est marqué, terroité : il a la acétiques déjà vus et signalons les odeurs
marque de son mauvais cépage, il a le goût de butyriques, de ferment, de tourne, les vins
son mauvais terroir. poussés, échaudés, échauffés, sautés. Le « goût
Certains vins provenant de vignes hybrides de souris », autrefois attribué à l’acétamide est
de vitis labrusca ont une odeur qu’on appelle dû à la présence d’un dérivé azoté (acétyl tétra
foxée (de l’anglais fox, renard). Par accoutu- hydro pyridine) issu de fermentations bac-
mance, ces vins arrivent à être appréciés par tériennes déviantes. C’est une odeur lourde,
certains buveurs. lente à se manifester mais très persistante
L’intensité de l’odeur d’un vin doit tou- en bouche ; on peut la mettre en évidence en
jours être spécifiée dans une fiche gustative. versant quelques gouttes de vin sur le dos de la
Si l’odeur est forte, intense, développée, ample, main puis en sentant l’odeur résiduelle.
on qualifie le vin d’odorant, d’aromatique, de L’identification précise d’une altération
bouqueté ; on dit qu’il a de l’arôme, du bouquet est davantage du domaine du microscope et
ou même qu’il « a du nez ». Si l’on emploie les de l’analyse que de celui de la dégustation. Si
termes : parfumé, aromatisé, c’est qu’on flaire le vin est altéré au goût, c’est trop tard pour
quelque artifice. On dira d’un vin qui a pris de intervenir. Mais le dégustateur peut rendre de
l’odeur qu’il est évolué, qu’il « développe ». grands services dans la détection précoce d’un
À l’inverse, si l’odeur est faible, s’il n’a pas début d’altération : la ternissure de la couleur,
de nez, le vin est jugé neutre, fade, pauvre. Si des traces de gaz, une odeur fade ou man-
son odeur a disparu, il est désodorisé ; si elle quant de netteté sont les signes avant-coureurs
s’est évanouie, il est évanescent. Un vin fermé, d’une infection bactérienne, alors que l’acidité
contracté, muet, discret, distant, étouffé, volatile et le microscope ne sont pas encore
secret, est un vin « qui ne s’exprime pas », qui formels.
pour le moment « ne dit rien ». Il se trouve tran-
sitoirement dans un état où son odeur est affai-
blie ; par exemple, il est en bouteilles depuis Essai de description
quelques mois ou quelques années et on attend
que son bouquet s’épanouisse. À ce jour, beau- des odeurs
coup de grands bordeaux 1985, voire certains
1975, sont encore fermés. « Il faudra repasser », Comment décrire une odeur ? On ne peut
comme disent certains. le faire qu’en procédant par analogie avec une
La netteté de l’odeur signifie la franchise, odeur connue, à laquelle elle s’identifie, ou res-
l’absence de goût étranger, le parfait état sani- semble, ou qu’elle évoque. Le monde des odeurs
taire. Le vin est dit : net, sain, franc, loyal, est si vaste qu’il n’y a pas toujours identité avec
sincère, propre, pur ; il est appétissant. le modèle odorant ; mais cependant une approxi-
Le manque de netteté comporte beaucoup mation suffit pour déclencher l’évocation.
d’expressions ; la liste des altérations possibles On donne à une odeur soit le nom de son
est longue. Il y a d’ailleurs toujours eu plus de origine nat u rel le (par exemple odeu r de
mots pour parler des défauts que pour parler rose, de pêche, de feuille de cassis froissée),
des qualités. Nous envisageons ici seulement soit le nom d’une substance chimique pure
ceux qui ont trait aux caractères odorants, de référence (par exemple odeur de coumarine,
ou plutôt malodorants, développés par les de diacétyle, de benzaldéhyde). Les deux sys-

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

tèmes ont des avantages et des inconvénients, Les comparaisons d’analogie se font en
ils sont complémentaires. réalité par rapport à des odeurs abstraites, sty-
Prenons un exemple chez Zarzo et Stanton lisées. Lorsque l’on parle d’odeur de rose, par
(2006). Ils examinent l’ensemble des combi- exemple, tout le monde comprend qu’il s’agit
naisons entre 881 composés chimiques purs d’une odeur qui évoque la rose en général, mais
et 82 descripteurs d’odeurs. Chaque produit de quelle rose s’agit-il en particulier ? Chaque
est décrit par 1 à 9 descripteurs (moyenne 2,2 variété de rose a son odeur, exprimée par l’odeur
et 2,7 par un autre chercheur dans un autre approchée qu’elle évoque : il y a des roses qui
travail de même type) et chaque descripteur sentent l’estragon, le poivre, le foin, le cuir de
est rapproché de 1 à 141 produits (moyenne 24). Russie, l’œillet d’Inde, le melon, l’abricot, l’alcool
Le plus souvent, chaque produit est décrit par (on les dit vineuses), la fraise, la framboise, le
1 à 4 noms, et chaque descripteur est rattaché girofle, le musc, le muguet, l’œillet, le réséda, le
à 10 à 30 produits. Comment nous retrouver sureau, la violette, le thé, la pêche, la jacinthe,
dans cette jungle ? les marmelades de prunes et de pommes, et une
variété sent même la punaise des bois ! Il y a
Max Léglise nous dit :
aussi des roses pratiquement inodores.
« La terminologie chimique présente Sans vouloir clore ce débat éternel, on
deux inconvénients rédhibitoires : elle peut l’illustrer. Dans Le Cercle des menteurs,
alourdit la mémoire des dégustateurs J.-C. Carrière relate ce conte :
– qui a par ailleurs fort à faire – avec
des centaines de termes rébarbatifs et « Un maître zen offre un melon à son
inconnus de la majorité ; mais surtout disciple et lui demande :
elle rend impossibles, avec ces termes –– Comment trouves-tu ce melon ? Il est bon ?
inconnus, des associations de nature –– Oui, il a très bon goût, répond le disciple.
euphorique et agréable, qui sont l’essence –– Où se trouve ce goût ? demande alors le
même du plaisir gustatif… Aussi avons- maître. Dans le melon ou sur la langue ?
nous conservé l’option la plus ancienne, Le disciple réfléchit et commence
qui est de désigner les arômes du vin par à se lancer dans des explications
analogie, c’est-à-dire par ressemblance compliquées :
avec telle odeur de fleur, de fruit, –– Ce goût provient d’une interdépendance
d’aromate, de produits alimentaires et entre le melon et ma langue, car ma
autres… Il convient de n’être pas trop langue seule, sans le melon ne peut pas…
radical sur le vocabulaire, de rester plutôt Le maître l’interrompt brutalement :
suggestif, et de savoir reconnaître les –– Triple idiot ! Que vas-tu chercher ?
équivalences… » Ce melon est bon. ça suffit. »

Les familles d’arômes : végétale (herbacées, champignons), florale, fruitée (fruits rouges et noirs, agrumes)...

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les mots du vin


Une célèbre propriétaire d’un illustrissime Les dix séries d’odeurs
cru de Bordeaux, sans attache connue avec le • Végétale, florale, fruitée
bouddhisme zen précité, eut le même compor- • Éthérée (ou fermentaire) et chimique
tement, confirmé de la bouche de son fils. À • Boisée, balsamique, épicée, empyreumatique (ou brûlée)
un groupe de journalistes qui dissertaient sur • Animale
le bouquet épicé, fruité, fleuri… de son vin et
lui demandaient son opinion, elle répondit :
« Mon vin a les caractères des raisins de mon inexistantes dans les vins. Nous allons simple-
vignoble que je soigne le mieux possible ». ment commenter et redécouper ces séries dans
Ces deux anecdotes semblent bien restric- une optique œnologique.
tives, elles sont surtout un concentré de bons La série végétale est souvent liée à des raisins
sens dont nous devons tous nous inspirer. mal mûris, aux caractères herbacés, de foin frais
Pour être un peu guidé dans notre étude évoluant souvent vers le foin sec, l’infusion fanée.
des odeurs vineuses, nous allons essayer de les On peut y retrouver diverses odeurs étrangères,
ordonner. Nous avons vu que les odeurs pou- tel le fenouil, l’ail, le poireau, la fougère… pous-
vaient être classées en une centaine de groupes, sant dans les vignes et récoltées avec le raisin.
de séries. Certaines sont rarissimes ou inexis- Le cas était assez classique lors des premières
tantes dans les vins. Il nous semble ici simple récoltes par machines à vendanger, à partir de
et correct d’utiliser au plus dix séries. Cette 1970, il est devenu exceptionnel.
classification, proposée il y a plus de trente ans, La série florale est plus fréquente chez
semble aujourd’hui assez largement admise, y les vins jeunes, notamment les vins blancs
compris à travers des copies déformées. mais aussi de nombreux vins rouges ou rosés
Nous adopterons donc ces dix séries, ­élaborés pour une consommation précoce.
ordonnées ainsi à titre mnémonique, à peu La série fruitée est omniprésente dans
près dans l’ordre d’apparition habituel le les vins jeunes et ne disparaît que très pro-
dans la vie des vins : végétale, florale, fruitée, gressivement avec l’âge. Il est pratique de la
éthérée, chimique, balsamique, boisée, épicée, découper en sous-séries telles de fruits rouges,
empyreumatique, animale. blancs et jaunes, secs, exotiques, de la famille
Chacune évoque assez facilement un type des agrumes, même si le positionnement du
d’odeur, du raisin au vin très vieux. On peut melon (exotique ou jaune ou blanc), de l’olive
les regrouper en seulement quatre grandes (fruit ou pas) est délicat. Il est souvent plus rai-
séries ou au contraire, les éclater en un nombre sonnable de dire « fruits rouges » que de s’en-
presque infini de catégories. Les parfumeurs gager dans des subtilités incommunicables de
vont très loin dans cette classification fine type « cerise burlat, framboise d’Auvergne et
dont, souvent, pour des odeurs très rares ou autres myrtilles des Cévennes ». La simplicité

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

ne nuit jamais. La classification botanique en y est i­nsensible, voire y trouve plaisir. Pour
baies, fruits à noyaux… fait ressortir quelques être clair, les phénols volatils existent depuis
erreurs amusantes comme celle classant la toujours dans les vins, les teneurs élevées ont
fraise dans les baies alors qu’il s’agit d’un généralement une origine accidentelle, le seuil
« réceptacle floral charnu ». C’est une précision de perception est plus bas après entraînement
sans importance, donc inutile. olfactif, le seuil d’agrément – ou de rejet – est
La série éthérée peut être fortement rap- très variable selon les individus, et la richesse
prochée de la série chimique, le tout étant aromatique générale des vins.
largement d’origine fermentaire. On y trouve Une odeur simple, présentée au-dessus du
la plupart des alcools, acides et esters aroma- seuil de perception, est relativement facile à
tiques, pratiquement absents des raisins. reconnaître et à nommer. Lorsqu’il s’agit d’un
Le regroupement des séries boisé, bal- parfum, c’est-à-dire d’un mélange d’odeurs,
samique, épicé et empyreumatique évite les l’analyse olfactive et la description sont plus
classements trop discutables : l’odeur de bois ardues. Les odeurs se masquent mutuelle-
chauffé est-elle boisée ou empyreumatique ? ment. Les nuances les plus légères n’appa-
Le pin est-il balsamique ou boisé ? raissent que lorsque l’odeur de fond s’atténue
La série animale peut surprendre pour des ou s’efface par adaptation. Le nez se sature
vins mais il est vrai que des odeurs de cheval, d’une odeur, ne la perçoit plus et découvre
de cuir, de gibier… ne sont pas rares dans les alors celles qu’elle cachait. Il en est ainsi pour
vieux vins. Selon leur nature et leur intensité les vins. L’odeur vineuse qu’ils ont en commun
elles sont délicieuses ou deviennent puantes. couvre une infinité d’odeurs secondaires,
L’odeur de cuir, de cheval, d’écurie était assez qui leur donnent qualité et p ­ ersonnalité.
souvent appréciée dans les commentaires. Certaines ne peuvent être perçues, ou ne sont
En rattachant ces odeurs à la présence de entrevues, et encore de manière très fugace,
phénols volatils, formés notamment par les qu’avec l’effort soutenu d’une véritable inves-
levures Brettanomyces, elles sont parfois deve- tigation olfactive.
nues défauts semblant plus redoutables aux C’est pour cette raison que le buveur qui
chimistes qu’aux consommateurs, même très sent peu et qui n’analyse rien, et le dégusta-
avertis. teur distrait ignorent la richesse cachée des
Nous sommes ici dans un cas très clas- senteurs vineuses et restent bouche bée, ou
sique où, ayant parfaitement défini et compris esquissent un sourire sceptique, lorsque Louis
le métabolisme d’une molécule, le « spécia- Orizet dit : « Le spectre odorant du beaujo-
liste » y devient hypersensible et, souvent, lais va, selon les terroirs, de la rose fanée à la
intolérant, alors que l’amateur moins formé pivoine, de la violette au réséda, de la pêche à

... animale, épicée et alimentaire (miel, épices, vanille), empyreumatique.

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les mots du vin


la cerise », ou lorsque Pierre Coste trouve dans la qualité de l’arôme dominant. Son travail
un vieux Cheval Blanc des harmoniques de journal ier l’appel le à goûter surtout des
« cerise confite, de menthe, d’orange, de vanille, vins jeunes bruts, pas encore « faits », qu’on
d’angélique ». Jules Chauvet nous ravit avec ses élèvera jusqu’à la mise en bouteille. Il ne goûte
descriptions. Ce « moulin-à-vent 1961 » a des pas non plus tous les jours des grands vins. Or
odeurs d’« orchidée vanillée, cuir de Russie, la description détaillée des odeurs s’applique
prune, kirsch, tabac de la Havane » alors que surtout à des vins de grande qualité, riches en
« La Lagune » évoque le « lichen, musc de venai- nuances aromatiques, arrivés au degré d’évo-
son, moka, tabac de Havane, cèdre, essence de lution optimal, c’est-à-dire « prêts », bons à
chêne merrain, cachou, kirsch, fraise, vanille boire.
ambrée ». Nous sommes très au-delà des trois à Ce jeu des odeurs, dont la pratique se déve-
cinq odeurs habituellement accessibles aux nez loppe en fonction de l’érudition gustative, ces
avisés mais malheur à celui qui se hasarderait à « percées vers l’indicible » sont une invention
ces descriptions sans avoir, comme J. Chauvet, somme toute assez récente. On a su parler des
pratiqués quotidiennement ses exercices sur saveurs avant d’essayer de nommer les odeurs
une vaste gamme d’odeurs de référence ! Le vineuses. On reconnaissait bien autrefois la
ridicule devrait le foudroyer sur le champ ; il violette et la framboise, mais c’est certaine-
n’en est pas toujours ainsi. Il y a actuellement ment le Bourguignon Rodier (1937) qui a élargi
sur le marché grand public de très utiles séries le vocabulaire des odeurs et amorcé l’évolution
d’odeurs de référence, souvent au rayon jouets, que devaient parachever Jules Chauvet et son
à des prix très abordables. Elles constituent un école. Il a fallu peut-être aussi que les progrès
excellent cadeau d’éveil ou de perfectionnement de la vinification aient permis de mieux res-
sensoriel agréable et utile, à tout âge. L’encadré pecter les éléments aromatiques du raisin et
sur la perception des odeurs (page suivante) que les progrès de la conservation et de l’em-
nous rappelle nos limites en matière d’identi- bouteillage aient permis de mieux les mettre en
fication : chacun peut espérer se trouver dans valeur.
les 10 % de la population d’experts identifiant L’apprentissage des odeurs se fait dans la
correctement plus de quatre odeurs, cela ne nature et chez les parfumeurs. Si l’on n’a pas
peut être qu’avec un long travail continu et eu dans son jeune âge la curiosité des odeurs
contrôlé, non dépourvu d’agréments. et l’occasion de l’exercer, le nombre des réfé-
Certes, toutes les dégustations profession- rences olfactives accumulées risque d’être bien
nelles ne sont pas des analyses fines et exhaus- faible et tout le travail reste à faire. Il faut alors
tives de la palette odorante d’un vin. Souvent organiser la chasse aux odeurs, prospecter, le
le goûteur ne s’intéresse qu’à la netteté et à nez en avant, chaque saison, le jardin, les prés,

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

La perception des odeurs viennent des tissus de raisins plus ou moins


On présente des mélanges d’odeurs à des experts- mûrs ou sont l’œuvre des levures ou des bac-
parfumeurs et on compte les bonnes identifications. téries.
• Odeurs seules 96-98 % de bonnes réponses Les odeurs qui rappellent des fruits sont
• Mélange de 2 odeurs 50 % de bonnes réponses issues de la pulpe des raisins ou de leurs
• Mélange de 4 odeurs 10 % de bonnes réponses peaux et des fermentations. Dans les plantes à
Cette expérience précise pose quelques interrogations sur parfums, il existe une parenté évidente entre les
les descriptions aromatiques comportant systématiquement essences des fleurs, plus fines, et les essences
de longues séries d’odeurs (de 2 à 15 avec une moyenne des fruits, plus lourdes, plus grasses. Rien
de 5, selon G.Morrot, 1999). Il semble que moins de 10 % de surprenant donc que certains vins blancs
des experts peuvent correctement identifier plus de quatre sentent la fleur de vigne et, par extension,
odeurs. d’autres arômes fleuris. D’ailleurs on connaît
des constituants à odeur de rose, avec toutes les
nuances voisines. Le raisin vert, par contre, sent
la lande et la garrigue ; froisser une feuille, la verdure, la feuille ; quand le vin de raisins
respirer une fleur, écraser un fruit ; mettre peu mûrs vieillit, l’odeur verte se fane ; il sent la
son nez dans la collection d’épices et de condi- tisane, la fenaison, l’herboristerie.
ments, sentir les fines herbes du cuisinier, les Mais les odeurs boisées ? direz-vous. Les
herbes officinales de l’herboriste, les essences pépins sont constitués d’une coque ligneuse,
du liquoriste ; respirer attentivement une eau enveloppée elle-même par une mince cuti-
de toilette, une savonnette, reconnaître le cule tannique, le tout protégeant l’amande
parfum d’une dame. grasse. Or le vin rouge est une infusion de
Les « nez » de la parfumerie sont des pépins. Dans la cuve de fermentation, il y a
experts en ce domaine. L’un deux me disait un au moins un pépin par centimètre cube de
jour qu’il était, avec son équipe, apte à décor- jus. Ce bois de pépin, ou ce que le vin en a
tiquer et éventuellement reconstituer toute dissous, comme tous les bois, vieillit, s’aro-
odeur. Le prix reste le facteur limitant à ces matise. On a ainsi des caractères boisés nets
reconstitutions « haut de gamme ». Ils dis- sur des vins sans aucun élevage en fûts : pru-
posent de centaines de parfums de référence, dence dans les affirmations sur ce caractère
en petits flacons bouchés à l’émeri, étagés par à la mode !
groupes sur leur présentoir. Pour les sentir, Les levures exaltent les arômes des fruits
ils trempent l’extrémité d’une bandelette de qui fermentent ; on a même parlé de fermenta-
papier et la déplacent sous les narines, par tion aromatique. Elles les libèrent et les enri-
un lent mouvement de va-et-vient, de façon à chissent de nuances alcooliques, aldéhydiques
parfumer l’air respiré ; ils procèdent d’abord et éthérées. C’est bien connu : le moût de raisin
prudemment par inspirations douces. Les a peu d’odeur et sa fermentation embaume les
mélanges d’odeurs s’étudient en groupant les cuviers et les chais. Les interventions des bac-
bandelettes de parfums différents, tenues en téries malolactiques se traduisent par toutes
forme d’éventail entre le pouce et l’index et sortes de composés lactiques. Pas trop n’en
agitées de la même façon pour mêler leurs faut dans certains vins, mais ceux qui ont déjà
eff luences. En imitant ces « humeurs » (du une bonne base aromatique sont complétés
verbe humer), on apprend à reconnaître les de tonalités nouvelles qui ajoutent à leur com-
différentes essences de f leurs, de fruits et plexité.
les produits de base de la parfumerie et de la Vous le voyez, toutes les odeurs, à doses
confiserie. homéopathiques, se sont donné rendez-vous
L’origine de ces odeurs est inscrite dans dans le vin pour en faire un véritable micro-
la nature même du vin : celle d’un jus ou d’une cosme aromatique. Le dégustateur inspiré
macération de raisins transformés par les fer- ne ment pas lorsque, les yeux fermés, il voit
mentations alcooliques et, éventuellement, sortir de son verre tout un monde de sen-
lactiques. Les substances odoriférantes pro- teurs.

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les mots du vin


L’analyse olfactive coing, girofle, muscade. Quant aux sauternes
qui proviennent, comme l’on sait, de raisins
et ses outrances surmûris et confits sur pied, ils évoquaient pour
lui, par définition : le miel, la cire, la figue sèche,
La recherche évocatrice des odeurs rejoint le raisin de Corinthe, l’amande, la noisette. Il lui
les voluptés de l’imaginaire. Mais ici, comme en suffisait ensuite d’ajouter par exemple une trace
poésie, où finit la sincérité ? Et au-delà de ses de framboise et de menthe (verte si les raisins
limites, quelle est la part de l’autosuggestion et manquaient de maturité, poivrée si l’appoint de
celle du bluff ? Déviation et exagération sont les bois était perceptible) pour un saint-julien, un
erreurs habituelles des néophytes et des dégus- peu de fraise et de fumé (ou mieux d’encens)
tateurs expérimentés oubliant les remises en pour un graves rouge, de violette et de cédrat
cause de leur savoir. (ou mieux de bergamote) pour un pomerol, une
Cet étudiant, frais émoulu de son stage note de citronnelle pour un vin blanc sec, et le
bourguignon, comptait sur les doigts les touches tour était joué ! Il existe des lexiques « prêt à
aromatiques d’un meursault. Il avait retenu qu’il l’emploi » pour de nombreux cépages, terroirs…
y en avait cinq mais, malgré ses efforts, il n’en Ne croyez pas cependant que ce dégusta-
retrouvait ce jour-là que quatre ; il assurait que teur trichait complètement. Il en donnait l’im-
la nuance perdue allait lui revenir. Ce faisant, il pression parce qu’il ne prenait pas la peine de
s’occupait peu du vin qu’il avait dans le verre. convaincre son auditoire. Il ne l’invitait pas à
Par contre, il récita sans hésitation, avant même entrer dans son jardin imaginaire des odeurs et
de le sentir, les nuances caractéristiques d’un sa virtuosité ne convainquait personne.
pouilly-fuissé. Il ne recherchait pas les sen- Heureusement, on connaît des présenta-
teurs pour son propre compte et croyait que les teurs qui savent animer une participation col-
résultats de l’analyse olfactive étaient connus lective. Ils découvrent et dans le même temps ils
d’avance, vin par vin, une fois pour toutes. font découvrir des nuances odorantes succes-
Quant à cet autre commentateur, il possé- sives. Les odeurs du vin, en effet, ne viennent
dait une étonnante érudition olfactive et savait jamais à nous en groupe et à visage découvert.
faire les rapprochements les plus inattendus. Il faut agiter le vin pour les forcer à sortir, le
Il n’avait même aucune peine à transposer flairer avec insistance.
la dégustation dans le domaine pictural ou On doit le humer dans les deux sens du mot :
musical. Cependant, il ne parlait ni du corps, ni en absorber l’odeur en le respirant et l’avaler
de la structure, ni de la forme, mais seulement en l’aspirant entre les lèvres. Alors les fines
d’arômes et de leur persistance. À l’écouter, nuances se dévoilent les unes après les autres,
le vin n’était plus matière, mais essence pure, ce qui fait dire joliment à l’un de nos amis : « Le
esprit odorant. Il fallait s’appliquer à démonter bouquet doit s’évaporer du verre un peu comme
le mécanisme de sa technique. Il n’éprouvait une fumée ; d’une respiration à l’autre, on en
pas réellement les impressions odorantes au distingue les volutes. » C’est cette impression
moment où il en parlait ; il ne les découvrait vaporeuse qui a fait parler d’odeurs fluctuantes,
pas une par une au fur et à mesure qu’il les mobiles, animées, fusantes, vivantes.
récitait. Il déterminait par un coup de nez le L’inertie de la mémoire empêche parfois
caractère dominant du vin. S’il commentait un de nommer les odeurs dès qu’on les perçoit.
grand médoc, dans lequel se retrouvaient forcé- Il faut s’y reprendre pour les identifier, y
ment les arômes du cabernet-sauvignon vieillis revenir, déclencher des évocations. D’abord
dans le chêne, il énumérait d’une traite : cassis, l’odeur traquée reste confuse, puis tout à coup
résine, cèdre, vanille, cannelle, muscade. Il tra- devient évidente et la définition se superpose
duisait les nuances d’un vin de Merlot très mûr exactement à la sensation. C’est au moment où
par pruneau, raisiné, réglisse, écorce, truffe, on la nomme que les participants, brusque-
cuir, gibier. On pouvait l’entendre définir un ment, la ressentent eux-mêmes ; il a suffi de
vouvray bien évolué, fleuri, fruité et épicé, par les mettre sur la voie en respectant leur per-
la liste suivante : acacia, tilleul, jasmin, prune, ception, leur culture.

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Les mots de la saveur Mais les choses sont plus complexes : cette
forme que prend le vin dès qu’il est en bouche
n’est pas statique, définitive ; elle bouge avec
Vocabulaire de la structure l’évolution des sensations. Parfois la forme pre-
mière, celle de l’attaque, se défait, s’amenuise,
Le dégustateur tant soit peu imaginatif, se rapetisse. On juge le vin à ce mouvement des
pendant qu’il tourne le vin dans la bouche et formes. On dit d’un vin qu’il n’a pas une dégus-
qu’il le palpe avec la langue, assimile ses sen- tation homogène, qu’il est désuni, qu’il se goûte
sations à des impressions de volume, de forme, en plusieurs morceaux, lorsqu’il commence
de consistance. Il se fait une représentation d’une façon et finit d’une autre. Si la forme sphé-
physique de la conformation du vin. Ce sont rique du début se maintient longtemps, le vin
là de curieux « effets d’optique » du goût. Il est long ; si la transformation est rapide, le vin
ne serait pas impropre de baptiser ce phéno- est court, bref, il tourne court, il manque d’al-
mène de stéréogustation. La simultanéité de longe. Ceux qui ont goûté du jurançon, ce vin
sensations différentes crée le relief gustatif, moelleux des premières collines pyrénéennes,
comme le mélange de sons de sources diffé- comprennent bien Orizet lorsqu’il écrit : « Le
rentes donne un relief sonore. Le vin n’appa- jurançon met sa contradiction à être rond par un
raît pas comme une lame fluide insaisissable bout et pointu par l’autre. » On lui trouve d’abord
mouillant la surface du palais, ce qu’il est vrai- le moelleux du sucré, avec sa forme de boule ou
ment ; il prend l’image d’une matière à trois d’ovale ; si on le garde quelques secondes sur
dimensions. Les dégustateurs s’accordent à lui la langue, cette impression s’étire et se termine
trouver une épaisseur, une structure. par l’aigu de l’acidité.
Ils parlent de la silhouette d’un vin, de son Tout un vocabulaire s’est créé pour définir
relief, de son architecture, comme si ce liquide ces notions imaginées mais réelles, puisque
avait un dessin, une surface de texture parti- perçues par tous. Dans son effort de description,
culière, un agencement interne. Cela corres- le dégustateur s’attache à distinguer et à noter
pond pour eux à une réalité. La forme idéale successivement des impressions de dimension,
du vin serait la sphère, chère à Aristote, qui de forme, de consistance, d’équilibre.
représente un volume en équilibre parfait. On pourrait dire d’abord qu’il existe des
vins de tailles diverses, en quelque sorte des
Plus que des arômes, le fût de chêne neuf confère de la nains et des géants. Certains vins sont de
structure au vin pendant l’élevage (Château Haut-Bailly). petit format, ils ont la joliesse et la légèreté de
modèles réduits, de maquettes à petite échelle.
Il en est d’autres, bien équilibrés, qui sont gran-
deur nature. De très rares, de grand gabarit,
font penser à des agrandissements. Les qua-
lificatifs de dimension : petit, grand, sont d’un
usage courant. On dit encore d’un vin qu’il a ou
qu’il n’a pas de volume (qu’il est ou non volu-
mineux), qu’il est menu ou au contraire ample,
imposant, qu’il a de la stature, de la carrure.
L’idée de forme a conduit à beaucoup plus
de qualificatifs et une liste exhaustive serait
difficile à établir. Un vin est informe si son
image en bouche est indécise. Les mots sui-
vants évoquent tout de suite des formes géo-
métriques simples : sphérique, rond, rondelet,
oblong, plat, filiforme, rectiligne, longiligne,
carré, anguleux, aigu, pointu, tordu, crochu,
concave, convexe.

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169

les mots du vin


L’image d’un vin de constitution insuffi- La consistance est un état de plus ou moins
sante, manquant de corps, peut être évoquée grande solidité que le dégustateur accorde
par un grand nombre de termes : mince, svelte, au vin et qu’il perçoit par le sens du toucher
délié, ténu, fluet, élancé, étroit, grêle, étriqué, buccal. Il oppose les vins durs, fermes, raides,
gringalet, dégingandé, aplati, étalé, vide, creux, stricts, aux vins tendres, souples, lampants,
sec, rabougri, maigre ou amaigri, insubstan- fondants, malléables, moelleux, suaves, fondus.
ciel. On parle de vins aériens, dans le sens de Un vin consistant répondra aux qualifica-
vins légers. La série des vins corsés appelle les tifs suivants : pulpeux, gras, mucilagineux,
commentaires suivants : complet, corpulent, gommé, gommeux, onctueux, pâteux. Le carac-
charpenté, compact, chargé, plein, entier, épais, tère filant, huileux, visqueux se perçoit déjà à
lourd, dense, gros, replet, enveloppé, massif, l’aspect.
large, concentré, structuré. La terminologie est vaste, encore faut-il
Corsé signifie qui a du corps, c’est-à-dire savoir l’utiliser. Les lexiques alphabétiques
de la consistance. Le corps est lié à la teneur sont souvent de lecture fastidieuse et leurs défi-
en polyphénols, à l’alcool, à l’extrait sec, à la nitions trop abstraites. Aussi a-t-on plusieurs
constitution générale ; mais certains éléments fois essayé de donner une figuration ration-
du goût interviennent, difficiles à définir. Le nelle du vocabulaire gustatif appliqué à la
goût du vin est une notion imprécise à laquelle saveur des vins rouges qui, d’un coup d’œil, en
se rattachent le corps, la force, en même temps rendrait les termes plus compréhensibles. Elle
que la race et le terroir. On peut, dans une cer- est fondée sur la notion d’équilibre développée
taine mesure, comprendre ce qu’est le corps plus haut : goût sucré →← goût acide + goûts
en comparant un bon vin avec un échantillon amers et astringents. Rappelons que le goût
additionné d’eau, cinq à dix pour cent par sucré de certaines substances (alcool, glycérol,
exemple. On dira d’un vin corsé qu’il a du fond sucres réducteurs) doit équilibrer la somme
(dans le sens : on peut compter sur lui), de la du goût des acides (chacun intervient avec sa
ressource, c’est-à-dire des réserves, ou qu’il saveur propre et son caractère acide plus ou
a du milieu, c’est-à-dire de la longueur, de la moins fort) et le goût des substances tanniques
constance en bouche. Un vin plein emplit la (ces dernières participent à la richesse sapide,
bouche ; on dit aussi qu’il a de la bouche. mais des taux élevés font paraître le vin dur et
Les impressions d’équilibre s’expriment de astringent). La figure ci-après reproduit cet
multiples façons : un vin bien constitué est dit essai de représentation logique.
bien dessiné, bien bâti, harmonieux. Les vins Dans la colonne centrale sont réunis les
déséquilibrés ou inharmonieux sont notés : mots qui définissent l’harmonie des saveurs.
décharnés, dépouillés, desséchés, dissociés, La base de la répartition est la « richesse du
voire désossés. On peut faire une remarque vin » en ses éléments constitutifs savoureux,
générale concernant la structure. Quand un représentant ce qu’on pourrait appeler le
vin est médiocre, on est enclin à lui attribuer « volume gustatif ». Les flèches de droite cor-
à peu près tous les défauts : manque de gras, respondent aux situations de déséquilibre
de moelleux, de nerf, de finesse, et inversement dans lesquelles dominent, et de plus en plus,
un beau vin a toutes les qualités. Beaucoup de soit le goût acide (flèche du haut), soit les goûts
caractères sont ainsi plus ou moins solidaires ; amers et astringents (flèche du bas). Le déca-
on dit que lorsqu’un vin est bien constitué lage de certains termes sur le plan du tableau
« tout s’en suit ». veut montrer qu’ils relèvent d’équilibres plus
Le contact du vin avec la langue fait naître complexes. La flèche allant vers la gauche ras-
diverses impressions de surface. Il en est ainsi semble les termes d’un déséquilibre en faveur
des vins d’apparence lisse, qui sont coulants, des goûts doucereux. On obtient ainsi la ven-
glissants. D’autres, plus ou moins agressifs tilation de quelque quatre-vingts termes dont
sur les muqueuses, sont notés rêches, râpeux, la distribution graphique devrait faciliter la
rugueux, coupants, pinçants, piquants ; ils ont compréhension et l’emploi, en dégageant un ou
des arêtes, des aspérités. deux mots définissant les « dominantes ».

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170
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Essai de figuration rationnelle d’un vocabulaire gustatif

Les formes des vins impression de présence en bouche de plusieurs


dizaines de secondes, voire quelques minutes ;
La connaissance de l’évolution des sen- c’est alors plus probablement une perception
sations au cours des quelques secondes cérébrale plutôt que physiologique, elle n’en
de dégustation nous aide à mieu x com- est pas moins très agréable.
prendre et mieux apprécier les dégusta- En application de ces mécanismes fon-
tions des v ins. J.-D. Vincent (voir figure damentaux reliant les sensations à la concen-
page 20) nous montre que toute stimulation tration des stimuli et aux évolutions dans le
agréable engendre une succession de sensa- temps, on peut schématiser quelques « formes
tions, selon son intensité : inaperçue, plaisante des vins », rectilignes, anguleuses, arron-
ou déplaisante. A. Vedel a développé et précisé dies, avec ou sans milieu, longues ou courtes.
le mécanisme de l’évolution des sensations Certains dégustateurs enregistrent ainsi leurs
olfactives et gustatives dans la bouche. Il a notations de dégustation.
formalisé la notion très importante mais un
peu imprécise de « longueur en bouche » par
la notion de « persistance aromatique intense »
(PAI). Exprimée en caudalies (une caudalie
équivaut à une seconde), la PAI est le temps
de perception de l’arôme du vin après qu’il ait
été bu ou craché. On ne retient ici que l’arôme
agréable. Cette notion est essentielle et la lon-
gueur en bouche est un excellent repère de
qualité. Elle est parfois suffisante pour hié-
rarchiser des vins de styles inconnus. Il faut
cependant noter que la détermination précise
de la PAI est délicate car la chute d’intensité
aromatique en bouche est plus progressive que
brutale. On peut cependant dire qu’une PAI
de deux ou trois caudalies concerne les vins
ordinaires alors que de grands vins atteignent
dix caudalies et plus. Certains donnent une La persistance aromatique intense (PAI)

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171

les mots du vin


Vocabulaire de la vinosité des tanins peut très bien servir de mesure au
caractère corsé ; le degré, aucunement.
ou force alcoolique On a confondu également dans certaines
Dire d’un vin qu’il est vineux n’est pas définitions la vinosité avec la souplesse. Bien
pléonastique. Vineux ne signifie pas seulement évidemment, comme il s’agit d’expressions
« qui a les caractères du vin », comme dans le d’un état d’équilibre, le degré alcoolique
sens : des fruits au goût vineux ou des roses à y concourt. Mais des vins faibles en alcool
l’odeur vineuse. La vinosité du vin est une pro- peuvent présenter ces qualités, alors que des
priété gustative en rapport avec la proportion vins alcoolisés peuvent être secs et maigres.
d’alcool qu’il contient, donc avec son degré Un vin n’est pas moelleux ou coulant seulement
alcoolique. C’est la fermentation qui confère le parce qu’il est vineux.
vineux. On définit la vinosité ainsi : la saveur En revanche, vinosité a toujours été syno-
chaude, agréablement caustique, que donne la nyme de force. C’est l’alcool qui donne au vin
présence d’alcool, qui vient s’ajouter au goût sa force et son énergie ; on emploie du reste
même du vin et se fond avec les autres quali- le terme « force alcoolique ». Un vin fort a un
tés. Elle n’est perçue qu’au-delà d’une certaine degré alcoolique élevé. La notion de force du
concentration en alcool. Tout est relatif bien vin est très ancienne ; c’était une de ses vertus
sûr, mais il semble qu’au-dessous de 11° un vin attractives, comme nous le conte Olivier de
ne peut être qualifié de vineux. En général, ce Serres : « Ce fut la force du vin qui attira les
n’est qu’à partir de 12° qu’une impression nette armes des Gaulois en Italie, quand Arrion
de vinosité est sensible. Il faut cette richesse Clusien les appela en la Toscane pour y faire
pour ressentir sur les muqueuses imbibées de la guerre. » Un grand nombre de termes de
salive l’effet mouillant, pénétrant, dissolvant dégustation expriment l’impression de force
de l’alcool. du vin : vigoureux, robuste, puissant, voire
Une température basse neutralise le goût costaud, ou bien dans un sens négatif : faible,
de l’alcool. La vinosité s’accentue au contraire malingre. On parle d’un vin fortifié lorsqu’il
lorsq ue la températu re est plus élevée. est enrichi en alcool par vinage.
Par ailleurs, il n’est pas exclu que d’autres Une série de termes est appropriée à des
constituants du vin puissent participer à la vins de petits degrés. On dit qu’ils sont petits,
vinosité ; ce serait le cas des quelque 300 mil- pauvres, faibles. Un vin léger « pèse » peu (en
ligrammes d’alcools supérieurs au litre et du alcool) ; il peut être désaltérant et facile à boire.
gramme d’acide succinique que, grosso modo, S’il a, de plus, une agréable acidité, on le trouve
contiennent les vins ; on pourrait y ajouter frais. S’il en manque, il est tout de suite plat.
ainsi quelques esters. Sont dits froids les vins qui ne laissent pas la
On confond assez souvent la vinosité et le bonne impression chaleureuse qu’affectionne
corps et ce sont pourtant des concepts diffé- le buveur. L’insuffisance d’alcool est ressentie
rents. Un vin de 13° peut manquer de corps comme un caractère aqueux, ou aquosité, et
et un vin de presse de 10° peut être extrême- fait paraître le vin lavé, mouillé, comme allongé
ment corsé. Le degré alcoolique à lui seul ne d’eau. Pour de tels vins manquant de struc-
c­onditionne nullement le caractère corsé du ture, alcoolique ou autre, J.-C. Berrouet, le plus
vin. Il peut en renforcer l’impression, comme fin connaisseur des vins rouges en activité,
d’ailleurs il renforce et amplifie certaines emploie les mots liquide, liquidité : cela fait
saveurs, mais un déséquilibre dans le sens d’un sourire les ignorants mais exprime parfaite-
degré trop élevé diminue le corps et amaigrit le ment le manque de consistance, en opposition
vin. La vinosité est due à l’excipient, au solvant ; au mot mâche, plus classique.
l’impression de corps dans laquelle intervient De mu ltiples ex pressions s’ad ressent
une certaine idée de forme, de volume est aux vins de hauts degrés. Les vins généreux
donnée par les substances dissoutes, c’est-à- forment surtout une classe de vins de dessert,
dire par l’extrait et plus particulièrement par enrichis par le passerillage ou l’alcoolisation,
le complexe sapide acides + tanins. L’indice mais ce qualificatif qui sous-entend agrément

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172
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

gustatif et effet réconfortant peut s’utiliser vin sec et le vin liquoreux. Même s’il n’a que des
aussi pour des vins de maturité et de prépara- fractions de gramme de glucose et de fructose,
tion naturelles, d’une forte structure et d’une un vin rouge peut être dit moelleux si les saveurs
belle facture. Littéralement, les vins spiritueux douces des autres constituants équilibrent ou
sont riches en « esprit-de-vin », fraction alcoo- dominent les saveurs acides et tanniques. Les
lique séparable par distillation. Lorsque, en termes suivants ont à peu près le même sens :
dégustant un vin, on trouve nettement le goût souple, coulant, fondu, gras, tendre, velouté,
de l’alcool, on dit qu’il est alcoolique ou alcoo- assoupli, fondant, gouleyant, suave.
lisé, comme s’il avait été additionné d’alcool, Souple signifie flexible, malléable, maniable.
c’est-à-dire v iné. Lorsque l’alcool domine Il y a dans ce mot référence à une texture. Un
trop sur les autres éléments, le vin est alcoo- vin souple ne heurte pas le palais et se plie sans
leux. Les références à l’impression de pseudo-­ agressivité aux mouvements de la langue ; il
chaleur causée par l’alcool se retrouvent dans est toujours agréable à boire, qu’il soit léger
les expressions : chaud, chaleureux, cordial, ou au contraire corsé. Cette qualité est liée à
ardent, brûlant, qui a du feu (ne pas confondre une acidité faible et à une teneur en composés
avec le goût de feu ou goût d’alambic des eaux- phénoliques moyenne (suivant le caractère des
de-vie fraîchement distillées). cépages et des types de vins : indice de tanin
Enfin, d’autres termes se rapportent aux inférieur par exemple à 30 ou 40, soit 2 à 2,5
propriétés exaltantes et enivrantes de l’alcool. grammes de tanins par litre). Un vin s’assouplit
Les vins capiteux ou entêtants montent à la en perdant de l’acidité et de l’astringence.
tête ; ceux qui ont du montant, qu’ancienne- Le vin gouleyant (on pense tout de suite au
ment on appelait fumeux, « montent au cerveau beaujolais) est un vin facile à avaler ; on le boit
avec les fumées de l’ivresse ». La nervosité d’un d’une goulée. Il n’a pas de volonté, dit Michel
vin procède de rapports de goûts plus com- Fouchaux. Cette expression nous enchante.
plexes. Le vin qui a du nerf, qui est nerveux, Les vins blancs ou rouges, d’acidité faible,
impressionne vivement le palais, car il est à paraissent effectivement moelleux comme s’ils
la fois bien pourvu en alcool et en acidité ; il renfermaient quelques grammes de sucre,
ne présente toutefois ni saveur alcoolique, ni même s’ils en sont complètement privés. Aussi
saveur acide exagérées. Il a généralement du est-il difficile pour le vinificateur de recon-
corps, de la force ; des éléments aromatiques naître à la dégustation la présence de quelques
interviennent pour accuser ce caractère. grammes de sucres résiduels dans un vin jeune
d’acidité faible. Les dégustateurs disent parfois
Vocabulaires du moelleux d’un vin peu acide et d’un degré alcoolique suf-
fisant qu’il « a du sucre » ; cette expression ne
et du sucré signifie pas qu’il est à l’analyse vraiment sucré.
Ici deux vocabulaires se juxtaposent et il ne Ils disent aussi d’un tel vin qu’il a de la « glycé-
faut pas les confondre. L’un définit le type de rine », sans qu’on puisse réellement ramener ce
vin en fonction de la teneur en sucres. L’autre caractère à un taux élevé de glycérol.
exprime les saveurs vineuses douces, qui ne L’adjectif gras signifie « qui est de la nature
sont pas forcément dues à des sucres, mais de la chair grasse » mais ici les lipides ne sont
encore à l’alcool, à une acidité faible. Ce voca- pas en cause. Un vin gras emplit bien la bouche,
bulaire exprime les impressions agréables il a du volume, il est à la fois corsé et souple ;
d’ensemble, d’harmonie. on dit encore qu’il est charnu. C’est une qualité
Nous commencerons avec les termes syno- rare, nécessaire pour constituer un grand vin.
nymes de moelleux, qui correspondent à une des Elle résulte d’une bonne maturité des raisins,
qualités les plus couramment recherchées. Quoi dont le vin donne l’impression.
que pensent certains, nous n’aimons que le goût Un vin mûr est un vin gras. Un vin souple
sucré et ne trouvons plaisir aux autres goûts n’est pas toujours gras, tandis qu’un vin gras
que s’ils sont atténués. Moelleux ne qualifie pas est en principe souple. Le gras est lié à un degré
dans ce cas un type de vin intermédiaire entre le alcoolique suffisamment élevé. Plus exacte-

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173

les mots du vin


ment, il existe un degré optimum qui dépend doucereux. Un vin est mou lorsqu’il manque
de la constitution du vin, mais un vin de 10° par de corps, de vinosité, de goût ; ce mot désigne
exemple ne peut pas être vraiment gras. surtout un vin insuffisamment acide. On peut
L’alcool est un facteur de la qualité et de dire qu’un vin mou est un vin dans lequel rien
faibles variations sont sensibles, relativement ne ressort. Un vin blanc liquoreux d’acidité
plus peut-être que pour d’autres constituants. basse et qui n’a pas assez d’alcool, moins de
Mais ses effets sont complexes et semblent 12° par exemple, est facilement mou. La saveur
parfois contradictoires. Une addition d’alcool sucrée domine. Le terme douciné était employé
à un vin maigre, sec, l’amaigrit, le sèche en Bourgogne pour indiquer la fadeur d’un vin
­d avantage. Au contraire, un vin gras paraît qui commençait à contracter la maladie de l’amer
d’autant plus moelleux que son degré est plus (accident devenu fort rarissime de nos jours). Des
élevé. En d’autres termes, l’alcool doit être vins blancs liquoreux très riches sont jugés onc-
masqué, couvert par les éléments du gras. tueux, mielleux, et si leur sucrosité est abusive,
Pour faire un bon vin, il faut un degré pommadés, sirupeux, ayant le goût de confiture.
alcoolique suffisant, mais il faut que les autres Pour être complet, voici encore des termes
éléments suivent l’alcool. En fait, lorsque l’on en rapport avec des saveurs sucrées anormales :
compare des vins d’une même origine, ce sont aigre-doux et mannités. Ils concernent les vins
en général ceux qui ont le plus d’alcool qui sont atteints de piqûre lactique et/ou mannitique.
les mieux notés, notamment les vins jeunes, La saveur sucrée provient plus couramment
pas seulement par un effet direct, mais aussi du sucre restant après une vinification défec-
parce qu’un fort degré naturel est le fruit d’une tueuse que de la saveur douce du mannitol, peu
grande maturité des raisins. Nous trouvons là
un des biais des dégustations hors table : les L’équilibre entre moelleux et acidité se retrouve aussi bien
vins de fort degré y sont privilégiés alors que dans la tarte au citron que dans le sauternes qui l’accompagne.
des teneurs alcooliques plus modestes sont
plus appréciées à table. Un grand viticulteur de
Bordeaux me fit remarquer un jour qu’il y avait
les vins « dont on parle » et les vins « que l’on
boit ». Il y a de la place pour les deux catégories
mais les dégustateurs ne doivent pas oublier
qu’ils sont une infime minorité par rapport
aux raisonnables consommateurs. En faisant
de l’hellénisme à bon marché, nous dirons
que les œnopotes sont – heureusement – plus
nombreux que les œnologues ! La teneur en
alcool résultant de raisins bien mûrs, mais pas
trop mûrs, conditionne tout le reste, car elle
engendre bien d’autres éléments favorables,
en particulier une acidité faible, une qualité
de tanins ayant beaucoup de goût mais peu
d’amertume et d’astringence, et des éléments
aromatiques abondants, qui confèrent au vin
son arôme, sa sève et, en lui donnant plus de
goût, le rendent plus gras. C’est pour cette
raison que l’enrichissement par sucrage ne
saurait pallier totalement les conséquences de
l’insuffisance de maturité des raisins.
Des vins peuvent présenter un excès de
saveur sucrée qui les déséquilibre. On les dit :
mous, mollasses, flasques, lourds, douceâtres,

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174
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

perceptible ; l’aigre est dû à l’acide acétique. Un même vin peut être qualifié de sec, de
Cette maladie est pratiquement disparue des demi-sec ou de moelleux suivant le dégus-
chais, grâce à l’amélioration des conditions de tateur. De manière semblable, il y eut, il y a
vinification et ne se retrouve guère que dans les quelques années, de vaines discussions entre
manuels d’œnologie. experts qui cherchaient à codifier ces termes
Pour désigner des vins qui contiennent en relation avec une teneur en sucre précise ;
du sucre, il est plus correct de les placer, dans l’administration avait finalement renoncé à
le vocabulaire relatif à la typicité, sous la réglementer. D’autre part, il est très instruc-
rubrique vins doux que de les nommer vins tif d’étudier les réactions très différentes des
sucrés. On dira aussi de ces vins qu’ils ont de dégustateurs venant d’un côté ou de l’autre
la douceur, de la liqueur. du Rhin. Il existe un goût national, et même
« Ce vin blanc est-il sec, demi-sec, moel- r égional, et une terminologie propre. Il se
­
leux ou liquoreux ? ». C’est la question qui a été peut aussi que des adjectifs équivalents n’aient
posée, indépendamment, à vingt-deux dégus- pas exactement le même sens d’une langue à
tateurs allemands et à soixante-dix dégusta- l’autre. Les dégustateurs français sont plus
teurs français à qui l’on présentait des vins sensibles au sucre pour les teneurs basses :
blancs de leur pays, amenés par édulcoration alors que quatre-vingt-douze pour cent des
à des teneurs en sucres régulièrement crois- Allemands admettaient comme secs des vins
santes, allant de 1,5 à 48 grammes par litre. ayant 8 grammes de sucre, ce n’était le cas que
Les réponses ont été calculées en pourcentages pour 7 % seulement des Français. Un quart de
et rassemblées dans le tableau suivant. ces derniers ont même estimé comme demi-
secs des vins n’ayant plus de sucres fermentes-
Qualificatifs attribués à des vins blancs suivant cibles, sans doute parce que leur acidité était
leurs teneurs en sucre basse et leur degré élevé.
D’un autre côté, les dégustateurs français
Teneurs en 0-4 4-12 12-24 24-48 n’employaient le terme « liquoreux » que pour
sucres en g/l
des vins très riches en sucre : avec 48 grammes
Français les vins étaient dits lieblich par quatre-vingt-dix
pour cent des Allemands et « liquoreux » par
Sec 74 56 7 4
seulement 32 % des Français. Les avis des goû-
Demi-sec 26 41 74 64 teurs français étaient d’une manière générale
Moelleux 0 3 19 32 plus dispersés, moins homogènes et les gammes
d’appréciation étaient décalées l’une par rapport
Liquoreux 0 0 0 0 à l’autre. Nous avons vu plus haut les limites ana-
Allemands lytiques usuelles dans la réglementation euro-
péenne, mais tout est question d’usages locaux.
Trocken 100 92 53
Ces essais de dégustation conduits avec
Halbtrocken 0 8 47 précision donnent l’exemple des significations
différentes accordées aux termes gustatifs et
Mild 0 0 0
illustrent le désaccord courant entre l’intensité
Lieblich 0 0 0 d’une sensation et le taux d’une substance. On
Ce tableau indiquant le pourcentage de réponses pour chaque mot,
aurait les mêmes difficultés à chiffrer par des
montre que les Français utilisent les termes « demi-sec, moelleux… » valeurs d’acidité totale les expressions : « très
pour des teneurs en sucres plus faibles que les Allemands pour les acide », « acide », « peu acide » ou « manque
mots équivalents « halbtrocken, mild… »
d’acidité », ou encore de définir les teneurs en
tanin correspondant aux termes : « souple »,
Les résultats montrent la grande diversité « un peu tannique », « très tannique », « astrin-
des réponses dans chaque groupe, c’est-à-dire gent ». Tout ceci montre les difficultés à
les variations de l’expression de la sucrosité codifier réglementairement des sensations
des vins. subjectives par valeurs analytiques objectives.

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175

les mots du vin


Le vin bourru est un vin doux en fermen- et caractérisée comme telle, donc jugée plus
tation ou aussitôt après fermentation présenté ou moins excessive ; celles qui définissent le
avec une partie ou toute sa lie de levures. défaut contraire, le manque d’acidité ; enfin
La douceur d’un vin édulcoré est due au celles qui s’appliquent à l’acidité non reconnue,
mélange avec du moût de raisin, muté ou mi- non identifiée, mais qui interviennent fonda-
fermenté, ou encore concentré par évapora- mentalement sur le déséquilibre gustatif. C’est
tion. Certains vins très riches en sucre sont la partie cachée de l’acidité, que nous appelons
appelés nectars (muscat de Samos) autant par acidité occulte ; elle est sournoise et détruit
analogie avec les exsudations sirupeuses des l’harmonie sans se révéler.
fleurs que dans le sens de boisson délicieuse, Une série de termes qualifient le type de la
« digne des dieux ». Les mistelles sont des jus saveur acide. L’acidité de fraîcheur, de vivacité
de raisins non fermentés par addition d’alcool. (due généralement à l’acide malique) peut rendre
Elles servent de base aux vins de liqueur, aux agréables un vin blanc sec, un vin rouge primeur.
apéritifs ou sont consommées en l’état, tels le Par contre, l’acidité de dureté, l’acidité de gorge,
floc-de-gascogne et le pineau-des-charentes. perçue comme arrière-goût au fond de la gorge
Q uelq ues v i n s l iq uoreu x spéc iau x (due surtout à l’acide tartrique), est moins bien
prennent le nom de l’état des raisins dont ils acceptée. On a également noté les expressions :
proviennent ; c’est le cas pour les vins surmu- acidité irritante, excitante, agaçante, encom-
ris, de paille, de glace, passerillés, figués, de brante, de verdure, acidité faisant saillie.
pourriture noble, obtenus par diverses tech- Classés dans l’ordre alphabétique, les mots
niques de surmaturation. On a dit d’eux qu’ils suivants expriment les saveurs franchement
représentent l’extravagance de la qualité. acides et leurs nuances : acerbe, acéré, acidi-
fié, acidule, acidulé, agressif, aigu, anguleux,
Vocabulaire des acidités et critiqué, citronné, tartriqué, verdaud, verdelet,
verjuté, vert. Les boissons acidulées sont des
de leurs effets secondaires boissons rafraîchissantes préparées à l’aide
Chaque occasion est bonne pour insister sur d’acides ou de jus acides. L’acidité est réputée
le rôle de l’acidité fixe dans les qualités de struc- La verdeur des raisins insuffisamment mûrs, appréciée dans
ture du vin, tel qu’il est défini dans l’enseigne- le verjus en condiment, est un défaut grave dans le vin.
ment de Jean Ribéreau-Gayon. Ce rôle est plus
complexe et plus important qu’on ne le supposait
et il n’est pas encore toujours bien compris.
Ce sont pourtant des faits d’observation :
les grands vins rouges sont toujours peu acides
et le succès d’une vinification en blanc dépend
de la façon dont on a su ajuster l’équilibre de
l’acidité. En fait, la connaissance de l’acidité
fixe et de l’acidité volatile est aussi nécessaire
que celle du degré alcoolique pour donner une
idée de la qualité, et l’on observe que les fluc-
tuations qualitatives d’un vin suivant les aléas
de sa conservation sont en relation étroite avec
les variations de ses acidités.
Le répertoire des qualificatifs de l’aci-
dité fixe est un des plus riches, surtout si l’on
y incorpore tous les termes ayant un rapport
indirect avec le goût acide. Expliquons-nous.
On peut considérer trois catégories d’ex-
pressions relatives à l’acidité des vins : celles
qui définissent l’acidité effectivement perçue

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176
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

désaltérante. Au xviii e siècle, on parlait de vins L’acidité qui ne dit pas son nom fait des vins
verds, verdagons. On nommait surs, surets (de amaigris, arides, austères, bruts, courts, creux,
l’allemand sauer) des vins (ou des fruits) un décharnés, desséchés, fermes, maigres, mai-
peu acides et aigrelets ; les vins suris avaient grelets, nerveux, raides, revêches, rudes, secs,
tourné à l’aigre. On retrouve l’expression dans sévères. C’est une belle litanie de défectuosités.
le pisco sour, l’apéritif national du Pérou et du Un vin rouge qui a séché, qui est devenu sec,
Chili, sorte de punch à base de l’alcool de vin est un vin qui a perdu du volume, qui manque
(le pisco), de jus de citron vert, et de jarabe (du de moelleux, qui a trop peu de goût sucré ou
sirop de sucre). Le petit verdot est un nom de trop d’acidité, tout au moins par rapport à l’al-
cépage acide. Le verjus est un raisin cueilli cool. On applique aussi ces termes évoquant un
incomplètement mûr, au moment de la vérai- dessèchement aux vins ayant une acidité vola-
son. Son suc acide entre dans la préparation tile élevée, sans qu’ils soient nettement altérés,
de certains mets ou condiments, les moutardes aux vins usés dont l’acidité ressort.
par exemple. Le vin des grapillons, ces grappes L’acescence, ou maladie de la piqûre acé-
apparaissant tardivement sur les ceps, appel- tique, due à l’intervention des bactéries acé-
lées « reverdons » en Médoc, ont le goût acerbe tiques, se caractérise analytiquement par la
des verjus. La verdeur, ce goût de fruits verts, formation d’un excès d’acide acétique et d’acé-
est pour un vin fin un défaut grave. tate d’éthyle, et gustativement par le goût et
Le Dictionnaire des subtilités du fran- l’odeur de vin piqué. Dès sa naissance le vin
çais distingue judicieusement « acerbe » – pas contient un peu de ces deux substances : au
encore doux, pas mûr –, « acide » – pas doux –, litre, 200 à 300 milligrammes de l’un, 60 à 80
et « aigre » – qui n’est plus doux, aigre, piqué. milligrammes de l’autre. À ces taux leur rôle
On dit encore d’un vin acide qu’il est cru, gustatif est très effacé et on dit que le vin « n’a
qu’il a de la crudité ; le terme est ancien. Maupin pas d’acidité volatile », ce qui signifie qu’on ne
parle souvent du vin « crud » des mauvaises la perçoit pas gustativement. Mais à partir de
années. L’absence de fermentation malolactique 700 à 800 milligrammes de l’acide et de 150 à
peut de même être la cause de ce caractère. 180 milligrammes de l’ester (souvent moins), le
La correction chimique de ce défaut donne des vin paraît douteux, altéré. On dit alors qu’il « a
vins désacidifiés, déverdis, désacidulés. (ou qu’il fait) de l’acidité volatile », ce qui veut
Quelques autres termes : coupant, grin- dire que ce défaut est nettement perceptible. À
çant, mordant, pinçant, piquant, pointu, etc. ces doses l’acide acétique a peu d’odeur, mais
sont des variantes exprimant de manière un goût d’acidité bactérienne, d’aigreur. Quant
imagée le caractère désagréable des percep- à l’acétate d’éthyle, il possède l’odeur agressive
tions acides. Le manque d’acidité se traduit du piqué, doublée d’un goût âcre et brûlant ;
par mou, plat, flasque, alcalin. Un vin plat se c’est lui qui altère la fraîcheur et la netteté du
présente un peu comme un vin mou, mais il vin, beaucoup plus que l’acide acétique.
est plus aqueux ; c’est un petit vin qui manque L’acidité volatile, cette mauvaise acidité,
d’acidité, généralement pauvre en arôme. Des renforce les goûts désagréables de l’acidité fixe
vins (rouges en général) de pH élevé, voisin et de l’excès de tanin. Par contre elle est plus
de 4 par exemple, étaient décrits par certains ou moins masquée par un degré élevé, par la
comme altérés, malades, etc., il y a quelques présence de sucres, par une acidité fixe faible.
années. Bon nombre de ces vins bien équi- Cela explique qu’elle puisse être identifiée à
librés, assez riches en tanins, ne manifestent partir de 0,50 gramme par litre pour certains
aucune altération mais souvent une grande vins de constitution chétive et ne pas être
qualité globale. Une désacidification abusive soupçonnée à 0,90 pour des vins fortement
a le même effet. L’équilibre acide de ces vins structurés (exemple : certains vins issus de
se rapproche de celui de la bière, d’où l’expres- « pourriture noble », de passerillage, de vins
sion « goût de bière » attribuée à certains vins de glace…). Certains prétendent qu’une acidité
blancs très mous. Le goût salé et amer de l’acide volatile un peu élevée est nécessaire, qu’elle
­succinique doit participer à cette impression. accentue le bouquet de certains vins ou même

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177

les mots du vin


en tient lieu. Ceux-là sont de mauvais dégus- On pourrait être surpris de constater
tateurs, qui commettent un grave non-sens. que dans certains milieux de buveurs le vin
Ou bien ils manquent de sensibilité, ou bien piqué, au fond, ne répugne pas tellement ; il
ils ne savent pas juger le bon et le mauvais. Il n’est pas réputé malsain et reste comestible.
est quelques rares grands vins malgré l’acidité On peut voir là des vestiges d’habitudes
volatile, jamais à cause de cette déviation. ancestrales, mais sont-elles si anciennes ?
Nous dresserons plus loin la nomenclature Le vinaigre et le vin piqué coupés d’eau ont
des maladies du vin et relevons ici seulement les représenté longtemps sans doute la boisson
termes spécifiques utilisés pour les vins plus journalière des terriens et des manuels. Ils fai-
ou moins acescents (acété, acéteux, acétique, saient la grimace et les buvaient quand même
âcre, aigre, aigret, aigrelet, aigri, altéré, ardent, en s’ébrouant. C’est certainement l’origine
bisaigre, chaud, fort, piqué, piquant, vinaigré). dans le langage populaire de nombreuses
Les dérivés acétiques sont âcres. Il ne faut locutions imagées, pleines de bonne humeur,
pas confondre l’âcreté, qui définit une odeur concernant les vins forts et ardents. On les
ou une saveur forte, irritante, qui prend au nez accuse d’avoir « le chapeau sur l’oreille » ou de
ou à la gorge, avec l’âpreté, sensation voisine de l’obligation de « s’accrocher à la table » pour
l’astringence, qui produit dans la bouche une les boire. Il faut croire que les possibilités
impression de rugosité. Aigre est synonyme humaines d’adaptation sont grandes.
d’acide et on peut dire, en bon français, de fruits Les montagnards de Giono disaient de leur
insuffisamment mûrs qu’ils sont aigres. Mais en vin de pré-bois :
dégustation, ce terme évoque plus précisément
« Nous aimons qu’il soit âpre et vert, qu’il
un goût acide de mauvais aloi, avec une nuance
racle la gorge et même qu’il fasse venir les
d’altéré, de maladif, et il faut le réserver à cette
larmes aux yeux. »
impression. On dit encore communément d’un
vin qu’il a une « pointe » d’acidité volatile ; c’est
une bonne image de l’impression pointue qu’il Vocabulaire de l’amertume
laisse au palais. Tous les acides sont pointus, et de l’astringence
mais l’acide acétique est le plus acéré. On parle
de l’ardeur d’un vin piqué, on dira aussi qu’il Les saveurs tanniques sont des plus variées.
est « chaud », « fiévreux », qu’il est devenu Nous avons essayé de les classer de manière
« fort ». On emploie aussi l’expression « qui a du empirique, faute de mieux, en distinguant les
montant », littéralement sans doute qui monte tanins savoureux, amers, acidulés, astringents,
au nez, comme le fait l’acétate d’éthyle d’un vin boisés, végétaux. Il n’est pas possible actuelle-
fortement agité dans le verre. ment, d’après nos connaissances, de relier pré-
cisément ces caractères à la nature chimique
C’est principalement dans le vin rouge que l’on retrouve
les tanins, à l’origine de l’amertume et de l’astringence. des tanins, à leur degré de condensation ou à
la présence d’autres substances, éventuellement
aromatiques, qui les accompagneraient.
Il faut souligner qu’il s’agit de types de
saveurs plus complexes encore que les goûts
acides, en raison de l’intensité des sensations,
de leurs nombreuses tonalités, de l’influence
primordiale exercée sur les équilibres gus-
tatifs et de l’interférence des autres saveurs.
L’acidité par exemple intervient pour changer
le goût du tanin et accroître sa dureté.
Dans le but de faciliter leur compréhension,
les termes recensés au cours de nos enquêtes et
de nos lectures seront divisés en trois groupes.
L’un aura trait à la sensation d’amertume, le

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le plaisir de s’exprimer, de communiquer

deuxième concernera l’astringence, le troisième on dit qu’ils ont un « goût de capsule », de


rassemblera des mots définissant des impres- « feuille d’étain » (n’avez-vous jamais mâché
sions d’équilibre ou de déséquilibre tannique. par inadvertance un peu de papier d’argent
L’amertume est une saveur élémentaire qui d’une bouchée au chocolat ? C’est une saveur
peut être provoquée par diverses substances, analogue). Des vins grossiers, très marqués
par exemple : la quinine, la cinchonine, certains par le tanin, sont accusés d’avoir un « goût
autres alcaloïdes, la caféine, certains hétéro- d’encre », qu’on nomme aussi atramentaire.
sides. Nombre de boissons, notamment les Les vins riches en tanins sont dits tan-
vermouths, les amers, les bitters doivent leur niques, tannisés ; ils sont plus ou moins astrin-
amertume tonique et apéritive à des infusions gents, astrictifs. L’astringence a été définie
de végétaux divers : sauge, chicorée, quinquina, comme une impression de sécheresse et de
gentiane, centaurée, écorce d’orange amère, rugosité sur la langue. Quelques adjectifs
houblon, aloès, artichaut, brou de noix, etc. expriment cette sensation et sont appliqués aux
Le qualificatif amer s’est appliqué pendant vins tanniques : le vin a « goût de cuve », il est
longtemps exclusivement aux vins atteints « forcé de cuve » ; il a trop cuvé, trop macéré. Il
d’amertume, maladie bactérienne qui, au a goût de marc, il est marré. Il a goût de rafle, de
temps de Pasteur, s’attaquait surtout aux vins grappe, de « rape », il est grappé, rapu, ligneux.
de Bourgogne. Cependant les tanins ont eux- Il a goût de presse, de pressoir. Par ailleurs le
mêmes une saveur amère, qui apparaît encore logement peut être responsable d’une tannicité
mieux en milieu légèrement alcalin ou, tout au abusive, ce qu’on exprime par goût tannique de
moins, neutre ou peu acide. Au niveau d’acidité bois, de chêne. L’adjectif tannique s’applique
du vin, la sensation amère des tanins n’est pas aussi à des vins blancs conservés longtemps
pure, elle est mêlée d’astringence et souvent en fûts et ayant contracté un goût de tanin de
dominée et effacée par elle. L’amer a bien bois, alors que la quantité dissoute ne dépasse
d’autres causes dont l’origine est inconnue et pas 200 milli­g rammes par litre. Le « goût de
tout dégustateur a rencontré des vins, blancs, marc » est un peu différent, plus spécifique. On
rosés ou rouges, ayant une fin de bouche qui le retrouve, concentré, dans les eaux-de-vie de
surprend par son amertume. Certes la persis- marc de France, en Bourgogne, Champagne,
tance est toujours plus ou moins à base d’amer- Languedoc, Savoie mais aussi dans la grappa
tume, mais lorsqu’elle est désagréable, elle italienne, l’orujo espagnol, le tsipouro grec, la
devient un arrière-goût. Parfois le défaut n’est bagaceira portugaise… Il devient désagréable
que passager. Certains vins blancs jeunes, s’il évoque la moisissure.
encore troubles de leurs lies de levures, se Jullien appelait grain « une espèce d’âpreté
goûtent mal ; on dit qu’ils sont « sur l’amer » ; qui, sans avoir rien de désagréable, se fait plus
mais l’amertume disparaît après quelques ou moins sentir dans la plupart des vins secs
mois. On ne sait pourquoi : les vins de Muscat ou moelleux, lorsqu’ils ne sont pas très vieux ».
complètement fermentés deviennent amers et De nos jours ce terme est équivoque, comme
le restent. Par ailleurs une saine amertume est le fait remarquer Vedel, puisqu’il recouvre soit
souvent considérée chez les vins rouges et les des caractères de haute qualité (avoir du grain)
grands vins liquoreux comme une promesse – Jean Ribéreau-Gayon l’utilisait dans ce sens –
de qualité et de développement favorable. soit un défaut : le « goût de grain » résulte alors
L’âcreté, la stypticité peuvent être consi- d’un excès de pressurage.
dérées comme des nuances déplaisantes de Labory, courtier à Bordeaux, goûtant des
l’amertume. La forte tannicité de certains vins médocs 1820 peu après la récolte, trouvait
s’apparente parfois à des goûts métalliques, qu’ils produisaient au palais « le même effet
alors que les métaux ne sont pas en cause. que procure le cachou ». Pijassou nous rap-
Ainsi on rencontre, dans certains terroirs, des porte le texte. Le cachou est un extrait de bois
vins de cabernet-sauvignon dont le goût fait d’acacia catechu, surtout connu par les pas-
penser à la capsule de surbouchage, autrefois tilles rafraîchissantes qu’il sert à préparer. On
fabriquée par placage d’étain sur du plomb ; utilise encore cette comparaison pour des vins

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179

les mots du vin


qui laissent à la fois une sensation d’amertume, un constituant normal, puisque les vins vieux
d’astringence et de fraîcheur. en contiennent encore. Le gaz carbonique
Le tanin est un élément du corps du vin est soluble dans le vin mais il est volatil, de
et une teneur suffisante fait les vins corsés, telle façon que sa teneur diminue peu à peu
étoffés, solides, vigoureux, charpentés, longs par évaporation, en particulier au cours des
en bouche, soutenus ; c’est une assurance de manipulations effectuées au large contact
longévité, comme l’exprime le dicton : « Longue de l’air. Le mode de conservation inf lue de
bouche, longue garde. » Un vin bien pourvu en même sur la teneur restante. Par exemple
tanin a de la consistance et de la mâche, il a les cuves hermétiques de grande capacité
« de la suite ». Mais trop de tanin rend les vins gardent mieux le gaz que les petits fûts de
durs, fermes, rudes, raides, maigres, austères, bois. La déperd ition en bouteil le est très
sévères, grossiers. Un vin chargé, un gros vin, faible voire nulle. Finalement, la teneur en
est un vin tannique et coloré. gaz carbonique des vins au moment de leur
Dans les grands vins rouges, on observe que consommation est fort variable et, la plupart
la qualité du tanin est très liée à la qualité aroma- du temps, incontrôlée. On a la possibilité d’en
tique. La finesse de la saveur va toujours de pair ajouter ou d’en enlever par des traitements
avec celle des arômes. On appelle tanin noble appropriés et ainsi d’en ajuster les doses au
celui des cépages fins et des bons crus. En même niveau le plus favorable mais il est usé encore
temps que le bouquet se développe au cours trop rarement de cette latitude. Cependant le
du vieillissement, les goûts tanniques s’assou- gaz carbonique exerce une inf luence consi-
plissent et se fondent. Ce serait presque à croire dérable sur la dégustation.
que les tanins eux-mêmes sont odorants ou le Il agit de deux façons sur nos sens. Il a une
deviennent du fait de leurs dérivés volatils. On saveur simple, légèrement acidulée, perceptible
dit parfois que tel vin « sent le bon tanin », alors dans l’eau pour 200 milligrammes par litre et, à
que le tanin lui-même n’est aucunement volatil. concentration plus élevée, il exerce en se déga-
À l’inverse, un vin âpre en même temps que sans geant sur la surface des muqueuses de la bouche
caractère, est dit commun, vulgaire, antonymes une sensation tactile de piquant, de picotement.
de fin. De tels vins sont généralement issus de Nous avons vu que cette réaction de sensibilité
vignes médiocres ou de mauvais terrains. chimique est dite haptique. C’est à cette sensa-
L’abondance des tanins – facile à obtenir – ne tion picotante – à ne confondre sous aucun pré-
conduit pas nécessairement au « grand vin » – texte avec piqué, issu de l’acidité volatile qu’on
l’excès masque la finesse des arômes et réduit reconnaît le gaz carbonique. Or elle n’est perçue
le plaisir du consommateur. dans un vin qu’au-dessus de 500 milligrammes
par litre. Des teneurs inférieures ne sont donc
pas identifiables et passent inaperçues, mais
L’influence gustative du gaz n’en exercent pas moins une action très nette
sur les impressions d’équilibre.
carbonique Le tableau ci-après résume les termes
usuels pour désigner les vins selon leurs
Parler du gaz carbonique évoque tout de teneurs en gaz carbonique.
suite les bulles de la flûte de vin mousseux
(effervescent pour être plus exact). Mais nous Pression de
voudrions commencer par le rôle important, et CO2
CO2 à 20 °C
trop peu connu des professionnels et consom- (g/l)
(bar)
mateurs, du gaz carbonique « invisible » des
vins tranquilles (nommés ainsi par opposition
Vins tranquilles Moins de 1

aux vins effervescents). Perlants 1à2 Inférieure à 1


Produ it par les fermentations, le gaz Pétillants Moins de 4 1 à 2,5
carbon iq ue satu re pratiq uement les v i ns
jeunes. Il peut même être considéré comme Mousseux Plus de 4,5 3 à 5-6

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180
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Parmi les vins perlants, nous trouvons donner, en revanche, de la vivacité et de la fraî-
les perlés de Gaillac, les frizzante italiens, cheur à des vins mous ou plats. Il peut avoir un
les aguja espagnols, les perlwein et perlwine effet favorable ou un effet défavorable suivant
allemands ou anglo-saxons. Les vins « mous- sa teneur, le type du vin et l’équilibre gustatif.
seux » regroupent les « crémants » de France, Pascal Ribéreau-Gayon a observé que les
les cavas d’Espagne, les spumante d’Italie, les dégustateurs sont plus sensibles aux variations
sekt d’Allemagne, sans oublier les prestigieux habituelles d’acidité carbonique qu’à celles de
champagnes. En tout, plus de deux milliards l’acidité propre des vins. La teneur en gaz car-
de bouteilles chaque année, dont 65-70 % de bonique d’un vin rouge a été modifiée de façon
France, Allemagne, Espagne, Italie et Russie. à présenter, à un groupe de cinquante dégusta-
Rien ne montre mieux la saveur complexe teurs et dans un ordre quelconque, trois échan-
du gaz carbonique que la dégustation d’une tillons contenant 20, 360 et 620 milligrammes
eau gazeuse. Selon l’abondance du gaz, l’eau par litre. Soixante-treize pour cent des parti-
paraît fraîche et sapide, ou acidulée et dure, cipants ont reconnu le troisième échantillon
un peu suffocante même, car le dégagement dans lequel le picotement caractéristique était
du gaz dissous dans l’eau est brutal dans la sensible à la pointe de la langue. 53 % ont fait,
bouche, puis dans l’estomac toujours très acide. en outre, la distinction entre les deux premiers,
Au-dessous du seuil du picotement, le gaz car- dont le dégagement gazeux n’était cependant
bonique se conduit comme un acidulant du vin. pas perceptible. Dans un autre exercice, on
Il s’ajoute à l’impression acide et l’accentue ; il avait proposé aux mêmes dégustateurs de
renforce les goûts tanniques ; il diminue les classer trois échantillons dont l’acidité totale
goûts sucrés, celui de l’alcool aussi bien que avait été modifiée de façon relativement impor-
celui du sucre des vins moelleux et liquoreux. tante (3,3-3,8 et 4,5 grammes par litre). Trente-
La présence de gaz carbonique influe donc huit pour cent des dégustateurs (au lieu de 27 %
directement sur les équilibres fondamentaux dans l’exercice précédent) n’ont donné aucune
des saveurs, comme le ferait une acidification. réponse juste et 32 % seulement (au lieu de
En conséquence, il renforce le déséquilibre 53 %) ont su classer les trois échantillons.
des vins acides et durs, ou amaigrit des vins D’un autre côté, l’évaporation du gaz car-
qui, sans lui, seraient équilibrés ; mais il peut bonique dans le verre qu’on agite entraîne et
exalte les odeurs ; le dégagement gazeux les
Le gaz carbonique, un élément clé de la dégustation extrait en quelque sorte. Ainsi l’arôme fruité
des vins effervescents. des vins jeunes est nettement renforcé et avivé.
Par contre, le bouquet des vins vieux un peu
gazeux paraît dénaturé par des nuances acides.
Certains vins blancs secs, ou peu sucrés,
jeunes et insuffisamment acides, se trouvent
améliorés par la présence de 500 à 700 mil-
ligrammes de gaz carbonique par litre. Les
vins suisses en sont des exemples frappants ;
la fermentation malolactique abaisse à tel
point leur acidité que la saturation de gaz car-
bonique devient indispensable pour suppri-
mer l’affadissement et rétablir leur fraîcheur.
Par contre c’est une erreur parfois commise
de carboniquer un vin qui a 5 grammes d’aci-
dité. Il est bien assez acide comme cela.
Les vins rouges de type primeur, qui sont
pauvres en tanin, peuvent tirer avec profit 400
à 500 milligrammes de gaz carbonique. Mais
un vin rouge devant vieillir en bouteille devrait

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181

les mots du vin


être moins riche ; une teneur trop basse donne tisans. Témoin le négociant que cite Raymond
cependant des vins morts, tristes, avivés par Dumay, qui écrivait en 1713 : « Le moussage ôte
une pointe supplémentaire de gaz carbonique. aux bons vins ce qu’ils ont de meilleur, de même
La saveur carbonique dans un vin dépend il donne quelque mérite aux petits vins. » Le gaz
d’ailleurs beaucoup de la température : telle depuis a pris sa revanche. Jamais on n’a tant
dose de gaz convient à un vin bu frais et rend « champagnisé », tant gazéifié. Le gaz carbo-
un vin chambré à 18 °C presque pétillant. nique se vend bien. Il n’y a rien à redire contre
D’autre part le gaz carbonique fausse beau- toute cette gazophagie, sauf que l’on utilise
coup la dégustation des vins nouveaux ou des parfois beaucoup de gaz pour faire passer le
vins en fermentation. On peut enlever aisément reste. Signalons au passage que « dégazer » un
cet excès gênant en faisant passer cinq ou six champagne, comme une quelconque cale de
fois un volume de vin d’un verre dans un autre, bateau, est une incongruité d’ignorant, comme
en le laissant tomber d’une certaine hauteur de l’impression de conserver le gaz carbonique
façon à l’émulsionner. Beaucoup de vins rouges avec une cuillère mise dans le goulot. Le conseil
jeunes, paraissant maigres et courts, sont interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC)
assouplis grâce à cette simple ­manipulation, a montré l’inanité de ces pratiques.
ou un simple séjour de quelques dizaines de
minutes de bouteille entamée (bon à savoir
pour tout sommelier ou équivalent !).
Que dire ?
Un vocabulaire particulier s’applique aux Acte sensoriel, physiologique, la dégus-
vins riches en gaz carbonique. On dit qu’un tation est aussi un acte intellectuel, culturel
vin est gazeux lorsqu’il y a présence anormale manifesté par l’expression de ses sensations.
de gaz ; on doit le dégazer, le décarboniquer. Partie visible, l’expression et la description
Les vins saturés de gaz carbonique, conser- doivent être seulement le prolongement de la
vés sans pression sous le bouchon, sont des perception. Elles permettent de préciser cette
vins perlés, perlants, moustillants. Le bouchon sensation et de la faire partager à son entou-
n’est pas poussé lorsqu’on ouvre la bouteille, rage proche ou lointain.
et le dégagement est faible lorsqu’on les verse La description lors des diverses dégusta-
dans les verres ; il se forme tout au plus un tions professionnelles, du vigneron à l’acheteur/
cordon autour du ménisque. On éprouve juste vendeur de métier, présente des objets et des
un léger pincement du gaz sur les lèvres et sur usages spécifiques avec des vocabulaires de
la langue. Lorsque les vins sont sursaturés, la styles propres qui mériteraient parfois d’être
pression intérieure des bouteilles est plus ou mieux explicitées. L’essentiel est de clairement
moins forte ; les vins sont appelés efferves- distinguer la description (forte couleur viola-
cents ; ils moussent dans le verre et donnent au cée, odeur de fraise mûre, tanin intense, un
palais le « choc carbonique ». peu acide, etc.), l’appréciation globale (« bonne
Si l’on en juge par le nombre de bouteilles qualité, moyenne dans son type, 16/20 ») et la
de boissons gazeuses consommées, on peut préférence (« j’aime bien pour un pique-nique »).
dire que le public aime bien la saveur agres- Cette séparation d’aspect théorique est
sive et excitante du gaz carbonique. Mais on se essentielle et on remarquera que trop de com-
demande s’il en a été toujours ainsi et on aime- mentaires de dégustation mêlent ces trois
rait savoir comment l’homme a pu acquérir ce aspects de nature différente et deviennent
curieux goût. Car enfin, peu de sources sont alors incompréhensibles ou trompeurs.
carboniques d’elles-mêmes et les boissons fer- La description peut – et doit – être à peu
mentées perdent normalement leur gaz après près indépendante du dégustateur, même en
quelques semaines ou quelques mois. Ce goût l’absence de mesure parfaite de l’odeur et de la
pour le gaz carbonique doit être récent et artifi- netteté du tanin.
ciel. Le vin mousseux lui aussi est une trouvaille L’appréciation globale est peut-être à la
relativement récente après tout : trois siècles fois la plus importante et la plus complexe, car
peut-être et, au début, il n’avait pas que des par- elle est totalement dépendante du type de vin.

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182
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

D’innombrables fiches de notations aboutissant Un « bon dégustateur » peut – et doit – donner


à une note globale par l’addition de notes par- une bonne appréciation à un vin qu’il ne veut
tielles sur l’aspect, l’odeur, le goût. L’expérience pas consommer, aussi surprenant que cela soit !
ancienne sans cesse confirmée montre que L’ensemble de ces commentaires peut uti-
l’appréciation d’un vin à la consommation est lement être regroupé sur une fiche de dégus-
globale. La notation à cinq niveaux (excellent, tation comme celle présentée ci-dessous. Le
très bon, bon, moyen, médiocre) est souvent la type aromatique d’un vin peut avoir plusieurs
meilleure, la plus simple, la plus facile à expri- odeurs différentes, mais les physiologistes
mer et à comprendre. À l’évidence, on ne peut nous disent qu’il est quasiment impossible de
classer sur une même échelle un sauternes ou distinguer plus de trois ou quatre odeurs dans
un beaujolais, un champagne ou un banyuls. un mélange, comme le vin. L’évaluation de la
Nul ne peut connaître tous les vins du monde, puissance permet de distinguer puissance et
mais chacun peut acquérir des repères de base légèreté. La finesse est parfois écrasée par la
applicables à (presque) tous les vins. richesse, c’est sans doute dommage. La des-
La préférence est strictement personnelle et cription du style permet une notation subjective
variable avec les circonstances. Elle est l’essence mais parlante. L’évolution permet de définir si
même de la dégustation de consommation, de la le vin est jeune ou vieux, d’avenir ou du passé.
dégustation hédonique, celle du plaisir, la seule Enfin, les défauts décelés permettent de relever
motivation des consommations raisonnables. quelques imperfections les plus usuelles.

Fiche de dégustation détaillée

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183

les mots du vin


Diverses formes de commentaires on peut se contenter, lorsque l’on compare des
vins entre eux pour les classer, de souligner
gustatifs quelques traits de leurs différences. On n’a
Chaque goûteur a sa manière de com- pas toujours besoin, non plus, de décrire tous
menter verbalement un vin ou de rédiger un les aspects des caractères organoleptiques ;
rapport de dégustation. Le bon commentaire il suffit parfois de porter un jugement sur le
dépend du but de la dégustation, surtout des détail qui est important, caractéristique, dis-
auditeurs ou des lecteurs auxquels il s’adresse. criminant dirait un statisticien. Les (bons)
En outre, on ne commente pas tous les vins de caricaturistes savent repérer le détail typique
la même façon ; certains se prêtent peu à des en oubliant les autres : les doigts ou les bras
descriptions et à des développements, il suffit en V suffisaient à caractériser Churchill ou
de deux mots pour les définir ; d’autres, par de Gaulle, même sans souligner leur évidente
contre, méritent des notes précises et détail- différence de corpulence. Il est souhaitable,
lées. Suivant les cas, les commentaires seront et souvent possible, de définir ainsi un vin en
donc plus ou moins descriptifs, plus ou moins deux ou trois mots. Un excellent négociant pré-
explicatifs, et les conclusions plus ou moins cir- sentant un jour un très jeune vin de qualité à
constanciées. Par exemple, alors qu’une dégus- É. Peynaud et lui demandant son avis reçu cette
tation analytique exige un long compte rendu, réponse : « brut de décoffrage ». On ne pouvait

17 vins par 34 mots


Lors d’une présentation de vins comparables – même 1. Tanin fort, boisé franc
millésime (2005 goûté en avril 2006), même appellation 2. Bonne attaque, vineux finale un peu amère
(Pomerol : pas de différences climatiques, très forte 3. Tanin vif, finale dure (-)
dominante du merlot), même conditions (bouteilles avec 4. Bien fait, ensoleillé, bon bois
étiquette, même local) – nous avons dégusté et rapidement 5. Fort tanin, un peu sévère
noté 17 vins. Ils ont été caractérisés par 42 « expressions » 6. Tanin vert, simple
(boisé franc, un peu fluide, finale amère…) constituées avec 7. Fort bois, bon fruit
34 mots différents ainsi répartis. 8. Fruit mûr, tanin rond, un peu cuit (+)
Pour la couleur : deux seulement car tous ces vins étaient de 9. Classique, bon bois, un peu vert
couleurs proches. 10. Couleur légère, fruité, un peu fluide
Pour la saveur, incluant nez et bouche avec 17 mots : amer, 11. Très boisé, bois vert, finale verte
doux, vineux, frais, vert, vif/bois, tanin/équilibré, charnu, 12. Fruit rouge, jeune, bon équilibre, frais
fluide, rond, concentré, dur, léger, lourd, sévère. 13. Tanin rond, chamu, fruit mûr (++)
Pour le « style » 6 mots : classique, franc, simple, jeune, mûr, 14. Simple, franc, aimable (- ?)
ensoleillé. 15. Très tannique, très concentré
Plus 11 mots de liaison (un), d’explication (finale, attaque), 16. Tanin un peu amer, lourd
qualificatifs (peu, très…). 17. Attaque douce, finale amère (--)
Avec ce vocabulaire apparemment très réduit, il est ici Chacun voit et peut facilement mémoriser les différences de
possible de caractériser ces 17 vins, de façon assez précise, style entre les vins 14 et 15, 13 et 17, 3 et 8…
mémorisable, en négligeant les caractères (plus ou moins) Cet exemple n’est pas généralisable tel quel mais il est
communs à tous : couleur rouge jeune soutenue, jeunesse (presque) toujours possible de caractériser et évaluer avec
aromatique, tanins importants, acidité assez faible, titre clarté et précision un vin par quelques mots le distinguant
alcoométrique peu variable… À titre d’exemple, les quelques d’un contexte globalement homogène et connu et qu’il est
notes suivantes, prises sur place, à la volée, montrent donc inutile de décrire longuement pour chaque cas. C’est
simplement les importantes différences de caractères ainsi que procèdent les « professionnels » du vin dans leurs
entre vins. En ajoutant quelques + ou –, on peut noter activités quotidiennes, pour être compris ; c’est ainsi que
son impression sur le niveau qualitatif global ou, plus peuvent procéder les œnophiles en toutes circonstances,
exactement, sa préférence du moment, dans le contexte réservant les commentaires abondants aux situations où
particulier de cette dégustation. la forme doit être développée pour éclairer le fond.

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184
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Beaujolais-villages, récolte 2010  : trois descriptions pour trois publics


Commentaire en neuf mots : un fond de réglisse où transparaît le tanin. L’odeur est lourde
Coloré ; fruit mûr, framboise ; vineux, finale ferme agréable. et manque un peu d’éclat.
Commentaire en quarante-huit mots : En bouche, l’attaque est alcoolisée, chaude, presque sucrée ;
Belle couleur sombre. Très net à l’odeur, arôme de fruit très on observe une évolution très favorable des saveurs et
mûr, framboise écrasée, note de réglisse. À l’attaque en la forme ronde se maintient jusqu’à la finale, fraîche en
bouche, chaud, comme sucré ; fin de bouche ferme avec raison d’une acidité et d’une teneur en gaz carbonique
une légère amertume. Persistance aromatique moyenne. perceptibles. Le tanin a une légère amertume qui donne
Un beaujolais-villages de bonne classe qui tiendra bien en de la fermeté. Ce vin est marqué par son degré élevé qui le
bouteille. rend alcooleux et brûlant, mais l’équilibre reste harmonieux
Commentaire en trois cents mots : grâce à la constitution en acidité et en tanin. On retrouve à
Ce beaujolais-villages, mis en bouteille à la propriété et l’arôme de bouche, encore plus intense, la note framboisée
dégusté au premier printemps, surprend par sa bonne de l’olfaction, avec d’autres tonalités : esters d’acides gras
richesse aussi bien aromatique que gustative. Traité comme à caractère savonneux, fond ligneux à saveur dominante
un vin de primeur, il a les caractères d’un vin de garde. de réglisse. La persistance aromatique est moyenne et ne
Sa robe, dans les tons rubis foncé, a la teinte et la vivacité domine pas celle des saveurs proprement dites.
habituelle du beaujolais, mais est plus soutenue que ce que En conclusion, bouteille de beaujolais-villages d’une bonne
donne habituellement le gamay. D’une grande brillance, il classe. Ce vin est assez exceptionnel par son support corsé
laisse sur le verre des traces de sa forte vinosité alcoolique. et vineux et son tanin agréable qui lui confère la structure
L’odeur est franche, très nette, droite. L’arôme est plaisant, de d’un vin de bonne tenue. Par contre, il pèche un peu par
type fruité, d’une intensité moyenne ; on reconnaît le cépage. manque d’arôme. Ce vin a été noté 17/20, mention « très
II rappelle le fruit mûr, notamment la framboise écrasée, sur bien ».

mieux décrire et jauger ce vin prometteur mais seulement après que tous les dégustateurs se
inachevé. L’exemple présenté en encart illustre sont fait une opinion. La discussion qui suit
une autre situation fréquente. aboutit à une mise au point commune, parfois à
Avant de détailler davantage ces façons de un compromis. La dégustation parlée au fur et à
commenter, on peut schématiser en disant que, mesure que naissent les impressions est à pros-
en toutes situations, il « suffit » de répondre oui crire, car dans ces conditions les ­participants
ou non. Comme 0 et 1 suffisent aux ordinateurs s’influencent mutuellement.
les plus complexes à exprimer et transformer Les commentaires de présentation des vins
toutes les données qu’on leur fournit, toute à un public d’amateur ou ceux destinés à l’ensei-
dégustation peut se ramener à une série de oui gnement sont nécessairement plus complets. Il
et de non. Le cas le plus simple à présenter est existe des vins de grande origine, riches et com-
« j’aime/je n’aime pas » ou, plus brutal ; « j’achète/ plexes, dont un présentateur disert peut parler
je n’achète pas » (avec ou sans transaction com- durant un quart d’heure, tant ils soulèvent de
merciale concrète). De façon plus détaillée, on questions intéressantes à traiter. On peut ainsi
peut dire : couleur rouge : oui/non ? Intense : expliquer les origines et les é­ volutions estimées
oui/non ? Évoluée : oui/non ? Si oui, très évoluée : des caractères.
oui/non ? Si oui, trop évoluée : oui/non ? etc. Les Le texte écrit fixe la pensée et oblige à faire
nuances possibles sont infinies, la vraie diffi- un effort de clarté et de précision. Pour cette
culté est de ne pas rechercher à exprimer des raison, il est souhaitable, tout au moins dans cer-
nuances secondaires masquant des différences tains exercices, que le dégustateur remette un
majeures. Les consommateurs novices ou naïfs rapport rédigé, qui sera plus ou moins détaillé
sont souvent plus sages que des (faux) experts suivant les circonstances. Le texte d’une exper-
trop sûrs, pour ne pas dire trop frimeurs. tise ou d’une publication est évidemment plus
Entre professionnels, le commentaire verbal élaboré que la prise de notes à usage personnel.
est le plus souvent de règle. Il est direct et concis On peut décrire un vin, comme l’encadré ci-des-
et se résume en une phrase. Il doit être exprimé sus le montre, en quelques mots, en quelques

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185

les mots du vin


lignes ou en une page. Le commentaire en une On propose des harmonies de couleurs
ligne est percutant, mais trop télégraphique et pour représenter des vins. On peut appré-
donc déformant, et une pleine page comporte cier l’effet esthétique mais on est bien loin
des longueurs qui en diluent l’intérêt. d’un portrait-robot, apte à identifier tel vin.
C’est une excellente discipline d’écriture Il est impossible de vraiment dessiner une
que de se limiter à quatre ou cinq lignes pour odeur, une saveur. Il demeure la possibilité de
présenter un vin. L’ordre chronologique des graphiques dont dimensions et/ou couleurs
sensations est un bon guide mnémotechnique. donnent une idée sur telle odeur, telle saveur,
On commence par décrire l’aspect et la couleur, tel équilibre, telle forme.
puis l’odeur, puis le goût et la persistance, avant Nous avons vu que certains dégustateurs
de porter le jugement final. À titre d’exercice, dessinent l’évolution de leurs sensations ou
nous présentons diverses descriptions, plus ou les formes que leur inspire tel vin. Nous avons
moins détaillées, rédigées dans des cadres dif- d’utiles aide-mémoires pour usage très per-
férents. sonnel, qui ne peuvent guère « parler » à un
public élargi. Les graphiques en courbes, his-
togrammes, tubes, bulles ou autres « radars »
Un vin, six dégustateurs, sont universels. L’application la plus usuelle est
six descriptions en aval des analyses sensorielles. On repré-
Le technicien : net, équilibré ; du fruit et du corps ; sente par des graphiques les nombres ou
acidité faible bien compensée par des tanins soutenus. pourcentages de notations attribuées à divers
Le maître de chai : mieux que l’an passé ; la cuvaison caractères par les juges. On obtient ainsi des
bien conduite a compensé les petites pluies d’avant profils isolés ou comparatifs. En choisissant
vendange. un nombre raisonnablement faible, 3 à 6 par
Le courtier : classique, bien fait, sans problème ; un peu exemple, de caractères vraiment significatifs
mieux que la moyenne du secteur. et un très petit nombre de produits à compa-
Le sommelier : rubis profond, brillant ; très joli nez de rer, on obtient des figures utiles. Le choix des
merlot bien mûr ; charnu et gras ; parfait avec le gigot mais caractères utiles relève du bon sens, de l’obser-
éviter les côtelettes aux herbes de Provence trop épicées. vation, éventuellement avec l’aide de critères
Le chroniqueur gastronomique : magnifiques reflets statistiques repérant les valeurs importantes
d’or rouge, resplendissant à la flamme des bougies ; nez et éliminant les valeurs très corrélées, c’est-à-
puissant de fruits gorgés de soleil, de cerise noire, de mûre, dire exprimant (à peu près) les mêmes carac-
avec des notes bien fondues de pruneau, de confiture de tères.
figue ; tanins de soie faisant la queue de paon en tapissant À titre d’exemple, on peut s’inspirer des
tout le palais ; vin très long ; une bien belle réussite pour résultats de la figure suivante. Les trois gra-
ce cru habitué aux succès et sachant bien gérer les années phiques schématisent les profils aromatiques
difficiles. de trois vins à l’aide de six descripteurs. On voit­
L’amateur-consommateur : très sympathique, je vais en clairement les différences entre A, B et C, à
recommander quelques bouteilles pour la maison et pour partir d’observations réelles. Elles éclairent
offrir. honnêtement les lecteurs attentifs et motivés,
Chacun dit la même chose, avec plus ou moins d’enthou- sans vraiment remplacer quelques mots bien
siasme, en décomposant plus ou moins ses sensations choisis. Il existe des représentations gra-
mais selon une méthode nette, adaptée à ses besoins, à sa phiques plus complètes et plus complexes, à
culture, à ses interlocuteurs. réserver à des lecteurs homogènes, habitués
à leur lecture.
Dans le cas de jurys, on peut utiliser
la moyenne, la médiane ou, plus rarement,
« Dessine-moi le vin » le mode (= notation la plus fréquente) des
réponses fournies par les jurés. Le choix est
« Un bon dessin vaut mieux qu’un long dis- difficile et peut devenir arbitraire dans le cas
cours » aurait dit Napoléon. de réponses très diversifiées.

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186
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

Exemple de trois profils « fruités »

Vocabulaire d’une imagerie leurs sensations sont amenés à jouer avec les
mots. Ils ont pris ceux de la langue de tous
gustative les jours, nous l’avons vu, et ils en ont un peu
étiré et dévié la signification ; surtout, ils les
Toute science, toute technologie, toute acti- ont appliqués au vin au sens figuré, comme
vité a sa propre terminologie avec le mot juste s’il s’agissait d’un objet ou d’un personnage,
pour chaque chose, chaque idée. L’écueil est le comme si le vin avait une forme et une vie.
glissement vers le jargon incompréhensible. Au fond, ce qui étonne et choque le profane,
Le bon commentaire n’est jamais trop simple c’est une sorte d’idéalisation, d’incarnation,
s’il est précis. Il n’utilise que des mots « ordi- que l’on fait du vin. Il comprend mal son assi-
naires » compris de la même façon par tous. milation à des structures géométriques, à des
La langue des dégustateurs est faite de étoffes, à un être vivant. Dans ses propos, le
termes précis pour des sensations concrètes : dégustateur attribue au vin une conformation,
par exemple le moelleux, l’acidité, l’amertume, une texture ; il parle de sa jeunesse, de son
l’odeur d’acétate d’éthyle, et de termes impré- vieillissement, de ses qualités et de ses défauts,
cis, mais conventionnels, pour des sensations de ses maladies ; il le pare des plus rares vertus
plus fines, cherchant à définir un équilibre humaines : le vin est honnête, noble, aimable,
des saveurs ou à décrire en détail un goût, une généreux, etc. Les adjectifs s’appliquant à la
odeur, ou donner un jugement. Dans le premier bonté du vin, à son agrément, ne surprennent
cas, le terme colle bien à la perception et est personne : bon ou mauvais, agréable ou désa-
intelligible à tous. gréable, succulent, « goûteux » (employé pour
Dans le second cas, les dégustateurs en ce qui a beaucoup de goût) ou insipide ; ils sont
tentant de mettre au point l’image floue de à leur place et ne sauraient être contestés.

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187

les mots du vin


Mais ceux qui ont rapport à la « beauté » Les qualificatifs de l’âge relèvent en
du vin répondent déjà à une certaine trans- revanche d’une certaine logique d’observa-
position de langage. C’est une convention à tion. Les vins de garde passent au cours des
accepter. Un beau vin a du cachet, de la tour- années, plus ou moins rapidement, par tous les
nure, du brio et même du chic. Suivant la verve stades de la jeunesse à la décrépitude. D’abord
du dégustateur et son enthousiasme, il sera nouveau, jeune, jeunet, le vin arrive à l’âge où
qualifié : coquet, élégant, charmant, charmeur, on peut le boire ; on dit alors qu’il est fait, qu’il
brillant, distingué, gracieux, voire avec un peu est prêt, qu’il est à point. Un vin rassis n’est
d’exagération, somptueux, affriolant, fastueux, plus un vin jeune. Plus vieux et ayant perdu ses
séduisant ou séducteur ! qualités de l’âge mûr, il est dit vieilli, vieillot,
Un peu de la même veine sont les expres- vieillardé, chenu, décrépit, sénile, usé, claqué,
sions qui marquent la place d’un vin dans une passé, fini, etc.
société vineuse élitiste et hiérarchisée. Un Accordons qu’attribuer au vin des vertus
grand vin est présenté comme un grand sei- morales est dérisoire et déplacé. Mais pour-
gneur. On oppose les vins classés (donc qui quoi ne pourrait-on pas dire d’un vin sans
ont de la classe), les vins racés, nobles, riches, défaut qu’il est franc, droit, propre, loyal,
aux vins banals, roturiers, rustres, rustauds, sincère, authentique, honnête, pur, marchand,
communs, vulgaires, plébéiens, pauvres, cou- direct ? En tout cas, ce genre de vocabulaire
rants, ordinaires, standards, sans prétention. remonte aux premiers actes de commerce.
Il existe aussi des crus bourgeois et des crus La force ou générosité du vin, qui est une
paysans. Un vin est riche, opulent, lorsque ses de ses vertus cardinales, peut s’exprimer par
constituants sapides et odorants sont présents les mots : énergique, vigoureux, vaillant, puis-
à des taux élevés ; ces termes expriment bien sant, confortable (dans le sens qui conforte),
encore une notion de complexité. À l’inverse, combatif, agressif, ou encore les expressions :
un vin modeste, pauvre, indigent a peu de « qui a du caractère, du tempérament, du
saveur et un goût simple, sans nuances. Un vin nerf ». À l’inverse, on ne s’étonnera pas qu’un
« de précision » est un vin relevé, d’une classe vin faible soit catalogué chétif ou anémique.
supérieure. Le caractère aimable attribué au vin est
L’allusion à un physique, à une anatomie pur xviii e. La liste suivante est tout à fait dans
anthropomorphe est encore plus convention- le style de l’époque : gentil, plaisant, flatteur,
nelle. On attribue au vin une certaine mor- friand (qui plaît au palais), courtisan, bienveil-
phologie en disant qu’il est corpulent, bien en lant, invitant, attrayant, affriolant, câlin, cares-
chair (ou au contraire, décharné, squelettique), sant, enjôleur, amusant.
musclé, athlétique (ou au contraire gringalet), Si l’on ajoute quelques défauts qui pourraient
viril ou féminin. être humains : orgueilleux, hautain, cabotin,
Autres exemples de ce répertoi re, on capricieux, malin, frivole, ou encore mesquin,
dit d’un v in maigre : « il n’a q ue les os », hargneux, revêche, rébarbatif, brutal, méchant,
« on lui voit les os », d’un vin gras qu’il est on aura fait le tour d’un abondant répertoire,
« bien nourri ». Des dégustateurs imagina- presque inépuisable puisque alimenté par l’ima-
tifs, que nous ne suivrons tout de même pas gination. Un vin fantasque, versatile, est un
jusque-là, n’hésitent pas à accorder à un vin vin non stabilisé, sensible aux conditions exté-
des épaules, de la carrure, une colonne ver- rieures, qui suivant les conditions de la dégusta-
tébrale (dans cet idiome un vin mou est dit tion change facilement de goût.
invertébré), du jarret, et à faire référence, par Il est encore des expressions échap-
images ­s uggestives, à d’autres régions mus- pant aux précédentes rubriques. Certains
culaires ! On peut aussi évoquer des person- q ualifient de traîtres, sournois ou coquins
­
nages. Ce vin jeune et léger est un petit page, des vins qui montent à la tête et auxquels on
cet autre souple et plantu reu x, une belle se laisse prendre. Un vin sauvage a le goût de
blonde, et ce dernier coloré, corsé, nerveux, fruits sauvages, de vignes non domestiquées.
un brun ténébreux. Mais comment justifier les adjectifs : triste,

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188
le plaisir de s’exprimer, de communiquer

i­ ntelligent, spirituel, exubérant, déluré, éveillé,


sans tomber dans le déraisonnable ?
C’est une chose étrange que l’assimilation
de la texture du vin à celle de diverses étoffes.
On parle déjà de la robe du vin pour définir
sa couleur. Le vin est fripé s’il manque de lim-
pidité. Si le vin est corsé, on le dit étoffé, bien
habillé, de trame serrée ; par contre elle est
lâche, s’il paraît mou. Un vin maigre, sec est
« usé jusqu’à la trame », « on voit sa trame ». Il
y a des vins satinés, soyeux, veloutés, à la fois
riches et moelleux ; c’est « vin de taffetas »
disait Rabelais. Les vins de dentelles sont fins
et impalpables. Et puis il y a des vins coton-
neux, lourds et communs.
Pijassou a relevé dans la correspondance
du régisseur Lamothe à l’un des coproprié-
taires de Château Latour, en 1821, les expres-
sions d’un courtier comparant dans deux
tasses les châteaux margaux et latour 1819 :
« Après avoir fait l’épreuve, il m’avança la tasse
contenant le château-margaux : Mon ami,
dit-il, voilà du casimir et voici du beau drap de
Louviers, en me présentant l’autre tasse. » Le
casimir est une étoffe de gilet, en sergé croisé ;
on ne pouvait s’y tailler un costume.
Il y aurait encore cent autres images pos-
sibles suivant le lyrisme du dégustateur : celle
de grande maturité dans les expressions vin de
soleil, vin ensoleillé, rôti, vin du sud, qui a du
feu ; celle de fraîcheur simple dans les quali-
ficatifs « rustique, champêtre » ; celle de gaîté
dans un vin riant, épanoui, espiègle, alerte,
allègre et celle d’explosion de saveurs dans la
bouche lorsqu’on parle d’un vin qui « fait la
roue », « la queue de paon » ou qui « a les mille
goûts », etc.
Il y a des circonstances où sied un peu la
fantaisie et on peut s’assurer quelque succès
d’originalité en faisant son choix parmi les
cent soixante et quelques termes cités dans ce
chapitre. Mais un bon conseil : n’en abusez pas.
Tous les vins ne supportent pas l’emphase et
tous les auditoires, le ridicule.
Le dégustateur s’est tiré d’affaire avec les
mots qu’il avait et il n’en a pas créé de nou-
veaux pour parler du vin. Simplement il les a
fait glisser un peu plus dans leur sens figuré,
Satin, soie, velours … la texture du vin est souvent comparée tant et si bien qu’un glossaire est devenu indis-
à celle de diverses étoffes. pensable. L’insuffisance et la maladresse du

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verbe du dégustateur a été bien traduite par symposiums grecs, les banquets du Régent…
Pierre Poupon : Nous passons d’un monde très concret – alcool,
acidité, tanins… – largement universel à un
« De ces approximations, parfois monde de plus en plus abstrait et, surtout, de
brillantes et imagées comme une plus en plus personnel, de plus en plus intime.
improvisation poétique, le profane ne
Pensons aux différences de perception, de
retient que le souvenir d’une élégante
comportement, existant entre le vigneron fils
jonglerie verbale autour d’un verre.
de quatre ou cinq générations de vignerons,
Mais il s’agit en fait d’un encerclement
l’œnologue directement issu d’une formation de
progressif et sincère, pour serrer de près
chimiste, au japonais qui n’a jamais connu que
l’insaisissable vérité. »
son saké national ou au musulman strict s’inter-
Sans trop nous éloigner du terrain fami- disant tout alcool en ce monde. Ces cas appa-
lier des vins, comment ne pas reprendre ici les remment extrêmes sont en fait très fréquents :
explications de é. Zarifian1, à la fois psychiatre il n’est pas deux « parcours œnologiques » iden-
et fin connaisseur de vin, dont le champagne, tiques, beaucoup d’incompréhensions, d’excès
qui nous enseigne que tout objet présente une en tous genres découlent de l’ignorance de cette
facette réelle, symbolique et imaginaire. Le vin réalité pourtant si enrichissante.
est à la fois une réalité simple – il est acide, il Bien employés, car bien connus, les mots du
a une odeur de fraise… –, un symbole – il est vin nous aident à connaître et à se connaître, à
une occasion de fête, de rencontre avec des comprendre et à se comprendre, à apprécier et
amis… – et un imaginaire – il nous rappelle les à s’apprécier.

1. É. Zarifian, Le goût de vivre, Odile Jacob, 2005.


Bulle de champagne, Perrin, 2005.

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Le plaisir dans
le verre

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« Chez nous, les hommes devraient naître plus heureux et joyeux qu’ailleurs,
mais je crois que le bonheur vient aux hommes qui naissent là où l’on trouve
de bons vins… »
Léonard de Vinci

Qualité
et qualités des vins
La richesse de sens fournie par les dic- le vin : la qualité n’existe que par lui, par son
tionnaires explique beaucoup de malentendus jugement, par son goût, par son plaisir. C’est la
autour de ce mot magique de qualité. L’heureux qualité du consommateur qui fait celle du vin
développement des procédures d’« assurance qu’il boit, mais il existe une qualité plus objec-
qualité » ne contribue guère à éclairer le débat tive, d’autant plus certaine qu’elle est reconnue
en insistant sur l’aspect formel. Par ailleurs par davantage de connaisseurs, parfois depuis
on observe facilement des différences d’un à très longtemps.
cent, et même plus, entre les prix des bouteilles Dès 1600, Olivier de Serres définissait
d’une même région proposées dans un même les conditions de la qualité par « l’air, la terre
magasin, au nom de « différences de qualité », et le complant ». Ces éléments sont respon-
qui peut signifier soit « manière d’être » soit sables de la qualité innée d’un vin, tandis que
« valeur bonne ou mauvaise ». Peut-on se retrou- l’homme est l’instrument de la qualité acquise.
ver dans les qualités des vins ? Remarquons cependant que rien n’est tout
à fait inné dans un produit agricole trans-
formé. Les conditions naturelles ne sont que
Comment définir la qualité des virtualités qu’il convient de révéler. Il est
difficile d’imaginer de nos jours les conditions
« La qualité se constate plutôt qu’elle ne se dans lesquelles a été créé le patrimoine viti-
définit. » cole dont nous avons hérité ; les tâtonnements
Pisani (ancien ministre de l’agriculture) – le mot est faible – des vignobles jeunes, du
nouveau Monde et d’ailleurs, confirment ces
« La qualité d’un vin s’éprouve plus qu’elle difficultés. Le climat et la terre d’élection des
ne se prouve. » vignobles ont été choisis par l’homme parmi
Poupon (dégustateur bourguignon) beaucoup d’autres possibles. Les terrains ont
été sans cesse maintenus, entretenus, bonifiés
Une définition simple pourrait être celle- par le travail. Les cépages ont mis des siècles à
ci : « La qualité d’un vin est l’ensemble de ses trouver leur plein épanouissement, grâce à la
qualités, c’est-à-dire de ses propriétés qui le main de l’homme : rien de moins naturel que le
rendent acceptable ou désirable. » La qualité cep de vigne d’un vignoble de qualité, qui n’est
est le résultat d’une rencontre entre le vin, pas lui-même un simple don de la nature.
avec ses caractéristiques, et le consommateur, Par ailleurs, le vin n’est pas tout le raisin…
avec ses préférences, sa culture, ses condi- c’est un « extrait de raisin » ne contenant que
tionnements du moment. Derrière chacune les fractions utiles des acides, des tanins, des
de ces définitions se profile l’homme qui boit arômes mêmes. Les fermentations alcoolique et

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193

qualité et qualités des vins


malolactique réussies ajoutent leurs « produits vions andines ou, plus exotiques, des bosques
secondaires », transforment les constituants nativos (bois originels) chiliens, ces sols qui
des raisins en leur conférant de nouveaux n’ont jamais été cultivés depuis l’origine de la
mérites. L’élevage, comme son nom l’indique, Terre. La nature des sols, leur structure miné-
élève encore la qualité, la révèle vraiment, ralogique, leur composition chimique jouent
comme l’éducation d’un enfant fait apparaître un certain rôle. L’essentiel se situe en fait dans
l’adulte. La qualité n’existe que si elle est le « climat du sol », sa température et sa teneur
voulue, recherchée avec patience et passion. en eau. Trop faible, le sol ne peut nourrir la
Le vin, comme le cep, n’est pas un produit plante, assurer le développement du feuillage
« naturel » au sens strict du terme, mais un et donc la maturation des raisins. Le cas est
produit « élaboré » qui justifie parfaitement la rare car la vigne se contente de deux à quatre
formule du Baron Le Roy, longtemps président cent millimètres de pluies annuelles et l’irriga-
de l’institut national des appellations d’ori- tion peut corriger les éventuelles insuffisances
gine contrôlées : « La qualité est sans cesse mais le « stress hydrique » trop marqué peut
perfectible parce qu’elle est essentiellement bloquer la maturation, le raisin reste « vert »,
œuvre humaine. » acerbe, herbacé, peu coloré et peu aromatique.
Plus généralement, la qualité des vins Le cas a été observé, par exemple, en 2005 dans
dépend de leur usage. La qualité des vins quelques vignobles de Castille habituellement
peut-elle ignorer l’évolution des préférences très favorables. Trop forte l’humidité engendre
de certains pour des endives « non amères », des sols froids, un développement foliaire
des yaourts « non acides », des radis « non intense et prolongé, des risques accrus de mala-
piquants », des beurres « non gras » et, pour- dies, une maturation retardée en automne. On
quoi pas, des miels « non sucrés » ! S’agit-il pallie cette difficulté par le choix du terrain
d’une boisson, d’un aliment, d’une habitude, et/ou son aménagement en évacuant les eaux
d’un plaisir des sens ou d’une manifestation par pentes, fossés et drainages. Le système est
de « standing » ? Le vin est-il intégré à notre immémorial, on trouve des drains en poterie de
culture depuis des millénaires, comme dans quelques siècles dans de nombreux grands crus
la civilisation occidentale méditerranéenne, d’aujourd’hui.
depuis des siècles, comme chez nos fidèles
clients anglais, ou depuis quelques années, Le sol, un facteur clé de la qualité et du goût du vin.
com me en Ex t rême-Orient ? En dern ier
ressort, la qualité n’est-elle pas simplement,
si l’on ose dire, ce que « mesure » tel dégusta-
teur goûtant tel vin à tel instant ?

Les origines de la qualité


Le sol
Dans la plupart des civilisations la vigne
était, et demeure, cantonnée aux sols pauvres,
ingrats, pentus, peu aptes à la production de
cultures vivrières, de céréales, de légumes.
Domitien (51-96 ap. J.-C.) imposa ainsi l’arra-
chage des vignobles languedociens en zones
céréalières. Il en est encore parfois ainsi mais
de nombreux pays ont aussi développé des
viticulteurs de sols riches, plats, faciles à culti-
ver, de la plaine languedocienne à la vallée du
Po en passant par les défrichements des allu-

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le plaisir dans le verre

Vignes, vins et terroir (forêt, prairie, etc.). Ce climat parcellaire est toujours modifié par
Le mot français « terroir » est peu traduisible, il est souvent conservé l’homme choisissant tel ou tel mode de conduite du vignoble. On
tel quel en anglais, en espagnol, en allemand… crée des différences climatiques très importantes sur les feuilles et
L’OIV propose une définition (2010) : « Le terroir vitivinicole est un les raisins, par exemple avec des écarts de température de plusieurs
concept qui se réfère à un espace sur lequel se développe un savoir degrés, ou d’ensoleillement de plusieurs dizaines d’heures.
collectif des interactions entre un milieu physique et biologique • Le climat du sol (température, eau) : il dépend du climat aérien
identifiable et les pratiques vitivinicoles appliquées, qui confèrent général modifié par l’orientation, la pente, la végétation… Ce rôle
des caractéristiques distinctives aux produits originaires de cet majeur de la température du sol est une notion récente mais très
espace. Le terroir inclut des caractéristiques spécifiques du sol, de la importante car elle conditionne l’activité des racines.
topographie, du climat, du paysage et de la biodiversité. » L’essentiel demeure : dans presque tous les vignobles, les viticulteurs
Le résultat, le « goût de terroir », le caractère « terroité », fut ont modifié le terrain et son climat pour l’améliorer sans cesse.
longtemps un descripteur de défauts, mal définis mais graves. « Le meilleur terroir ne diffère en rien du mauvais s’il n’est cultivé »
Columelle parle même de « vice du terroir ». Attribués au sol, ces (Vauban, ministre de Louis XIV, 1633-1707). Cette déclaration d’un
défauts, ces faux goûts, proviennent plutôt de la présence d’herbes homme qui a beaucoup voyagé est utile pour nous rappeler que les
odorantes (ail, oignon, valériane, etc.), de contaminations extérieures différences des climats et sols n’apparaissent qu’au travers des cépages
(créosote autrefois utilisée pour traiter les piquets, goudronnage des et des porte-greffe, c’est-à-dire après l’intervention de l’homme. Ces
routes, feux divers, etc.) ou d’accidents œnologiques (levures de extraordinaires différences entre vins cultivés parfois à quelques mètres
contamination de type Brettanomyces. Le terroir est un « contexte de d’écart frappaient fortement Thomas Jefferson1, troisième président
production », pas une qualité ou un défaut par lui-même. des États-Unis, visitant le vignoble du château Haut-Brion en 1782.
Depuis quelques décennies, la plupart des vignobles ont mis en place Le phénomène est formalisé dans les « climats » de Bourgogne. Ces
des procédures d’étude et de définition des terroirs pour définir ou relations peuvent être schématisées comme ci-dessous.
préciser les terroirs viticoles de qualité, pour éviter leur destruction
par l’urbanisation. On utilise un ensemble de caractères physiques et
chimiques, transformés par le travail de l’homme. Quelques exemples
français sont détaillés ici, mais il serait facile d’en décrire à l’étranger.
• Côtes du Rhône : on décrit ici 21 « pédopaysages » à partir de 15
variables à 3-11 niveaux.
• Aude (région de Limoux, Corbières, Minervois) : on définit 3
groupes (méditerranéen, zone de transition, atlantique) et 12
zones climatiques complétées par trois facteurs topographiques
(haut de côte, mi-côte, alluvions).
• Val-de-Loire (Saumur, Layon) : dans ce vignoble plus
septentrional, l’INRA examine sol, climat et caractères des raisins
puis des vins.
Dans les trois cas cités, on aboutit à un zonage viticole Sans se soucier de l’apparente complexité de ce schéma, il suffit de
« multifactoriel », validé ou à valider par l’observation œnologique. considérer que le « terroir » n’est pas que le « terrain » mais le résultat du
On a défini des zones homogènes aptes à donner des vins de travail de l’homme, parfois depuis des siècles. Chaque cépage réagit aux
caractéristiques différenciées. sols, aux climats, aux hommes.
Dans la diversité des paramètres examinés, on peut mettre Pour résumer, on peut dire que le terroir est la mise en œuvre du
en évidence les critères les plus importants. talent du vigneron-vinificateur s’adaptant et adaptant l’ensemble
• La roche mère, étage géologique : cet élément ne peut des conditions naturelles. Il faut aussi ajouter que le terroir existe
être modifié par l’homme mais son importance est souvent limitée, selon ses clients, dans le temps et l’espace. Pendant des siècles, les
sauf exceptions (exemple : kimméridgien de Chablis). vignobles s’organisèrent autour des fleuves et des mers, puis selon
• Le sol et le sous-sol exploités par les racines ont un rôle décisif : les axes ferroviaires. À l’ère de la mondialisation, ils s’adaptent aux
c’est la réserve d’eau et d’éléments minéraux nécessaires à la vigne. économies, traditionnelles et/ou émergentes, et aux cultures si
• Le climat aérien : température, pluies et ensoleillement définissent diverses. Aujourd’hui, le terme terroir est à la mode, pour le vin et
un climat régional de la grande zone, selon la latitude et l’altitude. pour de nombreux autres produits agricoles ou autres, plus positif
Ce climat général doit être affiné par la connaissance du climat mais toujours aussi imprécis et donc à n’utiliser qu’avec modération.
parcellaire, en fonction de l’orientation, de la pente, de l’altitude, ________
des masses d’eau (mer, estuaire, lac, etc.), des masses de végétation 1. Thomas Jefferson à Bordeaux, B. Ginestet, éditions Molat, 1996.

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qualité et qualités des vins


Ce rôle central du « cl imat du sol » a raît guère ou pas du tout sur les étiquettes
été clairement démontré i l y a seu lement et autres documents commerciaux français
quelques années, notamment par G. Seguin d’antiques traditions. Depuis dix à vingt ans,
(station œnologique de Bordeaux), en expli- on assiste au développement des « vins de
cations d’usages très anciens, dont la sélec- cépages », ou « vins variétaux », surtout dans
tion des secteurs les plus favorables, par les nouveaux vignobles du Nouveau Monde
exemple en Médoc dès le x v i i e siècle ou dès ou ceux du Vieux Monde en redéploiement
le i v e siècle dans les vignes du poète gallo- (Languedoc, Castille…). Cette identification
romain Ausone. du vin par le cépage est réputée simplifica-
La nature du sol – calcaire, sableux, argi- trice. Le consommateur reconnaîtrait plus
leux… – modifie les subtilités de style des vins. facilement le cabernet-sauvignon que le bor-
L’observation montre qu’il est possible de deaux, le sauvignon que le sancerre, le char-
­produire des vins magnifiques sur (presque) donnay que le chablis. L’expérience montre à
tous les types de sols, avec des différences la fois que cette différenciation est assez facile
étonnantes entre deux parcelles limitrophes. avec les vins-caricatures exagérant les carac-
C’est le cas, par exemple, des vins « de cal- tères « poivron vert » du cabernet-sauvignon,
caire » du Château Ausone, des vins « de « buis » du sauvignon, « noisette » du char-
graves » du Château Cheval Blanc, des vins donnay et très délicate avec les vins réussis,
« d’argile » de Château Pétrus – à seulement équilibrés, sans dominante ou dév iation.
trois-quatre kilomètres de distance – de « tous
sols » du Château d’Yquem. Cette importance
du sol se comprend facilement en obser-
vant qu’environ 50 % du poids d’un cep de
vigne adulte se trouve dans le sol. Des études
récentes font apparaître plusieurs dizaines
de « terroirs », hors interventions humaines,
sur des communes de quelques kilomètres
carrés seulement à Saint-Émilion, en Anjou,
en Alsace, en Limousin, en Côtes-du-Rhône.
Cette riche diversité des sols contribue large-
ment à la diversité des vins, perçue et gérée
depuis des siècles. Les développements récents
de l’agriculture de précision, via satellites, GPS
et ordinateurs embarqués sur les tracteurs,
montrent que cette diversité existe aussi pour
les céréales ou le colza.

Les cépages
Coupe géologique dans le terroir du Château Doisy-Daëne
Avec plus de neuf mille cépages réper-
(barsac-sauternes).
toriés par P. Galet et quelques centaines lar-
gement cultivés, la vigne cultive la diversité.
Selon les vignobles on produit ensuite des Elle devient illusoire en cas de confusions de
vins d’un seul cépage, tel le pinot noir et le noms, de mélange, parfois autorisé jusqu’à
chardonnay blanc en Bourgogne, le gamay 49/51 %, de culture en zones climatiques très
du Beaujolais, le viognier de Condrieu, ou différentes ou, très fréquemment, lorsque le
de plusieurs cépages assemblés, comme à caractère variétal est modifié, dominé, parfois
Bordeaux, à Châteauneuf-du-Pape et ses qua- écrasé, par la vinification et l’élevage. Le
torze cépages. On notera qu’à l’exception de même cépage révèle des caractères très dif-
l’Alsace, le nom du ou des cépages n’appa- férents selon le climat, le mode de conduite,

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le plaisir dans le verre

le rendement : le tannat de Madiran et d’Uru- vite aux vins « de cépages » puis aux « vins
guay, la carmenère du Chili ou du Médoc… ne de terroir » : ils refont en quelques lustres la
se ressemblent guère. longue histoire des vignobles traditionnels
Les cépages marquent fortement la per- qui surent équilibrer tempranillo et gre-
sonnalité des vins en symbiose avec le sol, le nache de Rioja, merlot, cabernet-sauvignon et
climat, l’homme. On observe d’ailleurs que les cabernet-franc de Bordeaux ou ne retenir que
premiers utilisateurs de vins de cépage, en pinot ou chardonnay de Bourgogne, chenin
France et hors France, passent plus ou moins ou cabernet-franc de Loire. Décisif pour le
raisin de table où chasselas, muscat, italia
Sol de galets roulés, climat chaleureux et cépage grenache :
la trilogie du terroir de Châteauneuf-du-Pape.
sont complètement différenciés, le cépage
est seulement un élément majeur de la struc-
ture du vin et de l’arôme variétal qui seront
développés, révélés par le maître de chai. À ce
titre, il convient de continuer à consommer et
donc à cultiver une large gamme de cépages,
dans chaque région, sans se limiter à une cer-
taine mode récente limitant les plantations de
trop nombreuses zones à une très courte liste
de cépages dits internationaux, presque tous
d’origine française, à savoir merlot, caber-
net-sauvignon, pinot, syrah-sauvignon, char-
donnay plus quelques riesling, colombard…
Divers vignobles, anciens ou nouveaux, réus-
sissent à redévelopper des cépages locaux
(treize à Châteauneuf-du-Pape), à éviter les
implantations de cépages extérieurs (rioja),
à mettre en évidence des variétés rares (car-
menère au Chili, tannat d’Uruguay, pinotage
d’Afrique du Sud, grüner veltliner d’Autriche,
verdejo de Rueda…).
On remarquera par ailleurs que l’hybri-
dation q ui joue un rôle essentiel pour la
quasi-totalité des espèces animales et végé-
tales agricoles est pratiquement inexistante
dans la viticulture, sauf un peu en Allemagne
(dornfelder créé en 1955), en Afrique du Sud
(pinotage créé en 1925). Les hybrides entre
vigne européenne (vitis vinifera, la vigne à
vin) et espèces américaines restent irrempla-
çables comme porte-greffe, depuis l’invasion
de l’Europe par le phylloxéra (1863). Certains
hybrides furent utilisés pour la production
de vin mais leur rôle actuel est négligeable,
sauf dans quelques vignobles de la côte est
des États-Un is, du Pérou, d’ Urug uay où
ils produisent des vins locaux qui feraient
hurler d’effroi les consommateurs européens
actuels ! Seul, peut-être le cépage vidal, créé
en Charentes, semble apte à produire d’inté-
ressants ice wines au Canada, et en Suède.

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qualité et qualités des vins


Quelques exemples
• Le cabernet-sauvignon « sent la résine à Porta Carras, dans toute l’Espagne et assure la gloire de la Rioja Alta,
le clou de girofle dans la vallée de Guadalupe, la réglisse de Ribera del Duero, de Toro… Il est moins fin en zones
en Rioja, le varech dans les sables du golfe du Lion, plus chaudes ou plus humides et il est peu « exporté » en
la queue de grappe en Languedoc, la fumée odorante dehors de l’Espagne. Le grenache, d’origine espagnole, est
près de Santiago et la suie dans la région d’Eger » très répandu dans les vignobles méditerranéens, pour les
(É. Peynaud, 1981) sans parler du caractère « côte de vins de bouche et les vins « généreux » avec de grandes
melon », « poivron vert », « menthe poivrée », etc., des réussites par des rendements maîtrisés. Le mourvèdre (ou
raisins plus ou moins mal mûris. Pour rester dans son monastrell), également espagnol, est plus irrégulier : on dit
berceau d’origine, à Bordeaux, le cabernet-sauvignon à Bandol par exemple, qu’« il doit voir la mer ».
s’exprime pleinement sur les graves médocaines et plus • Le chardonnay trouve un admirable équilibre sur les
difficilement sur les calcaires de Saint-Émilion (où le calcaires de Bourgogne, de Champagne, en climat
merlot resplendit). continental frais. Plus au Nord, le vin est plus mordant.
• Le merlot noir réussit particulièrement en sols argilo- Plus au Sud, il est plus riche, plus puissant mais moins
calcaires, argileux. Le cabernet franc est plus versatile, il typé, « moins chardonnay ».
est souvent délicieux sous climat continental. • Le riesling réussit des équilibres délicieux entre arômes et
• Le sauvignon blanc a des arômes variétaux délicats structure, fraîcheur, etc., dans la vallée du Rhin et de la
devenant herbacés en conditions trop froides, brûlés par le Moselle. En zones plus chaudes, l’arôme explose vers des
soleil en zones trop chaudes. À Sancerre, on y différencie dominantes de rose et de « pétrole » très violentes, on
les « vins de silex » des « vins de calcaire ». penche vers l’« eau de Cologne ».
• Le pinot noir perd sa finesse bourguignonne en voyageant. • Moins répandu, le tannat, issu des rudes contreforts
Il est plus coloré, plus tannique, plus corsé – mais moins pyrénéens de Madiran, se transforme et s’adoucit dans
fin, moins élégant, moins apprécié par les spécialistes – les riches terres noires d’Uruguay, au climat à peine plus
dans les « Hautes Côtes », seulement quelques dizaines de chaud ou, bien sûr, dans les vignobles désertiques de la
mètres plus haut. En zone froide, il manque de couleur, en côte péruvienne.
zone chaude les tanins écrasent les arômes. On pourrait multiplier ces exemples qualitatifs, sans dégager
• La syrah est une merveille avec ses petits rendements à de règles universelles mais en repérant quelques éléments
Côte-rôtie. Elle donne des vins plus violents, plus sauvages majeurs, comme le rendement, la richesse en eau, plus
en zones plus chaudes, avec des rendements plus élevés. rarement le niveau de calcaire, la présence d’une roche
• Le tempranillo – sous de nombreux noms - est cultivé particulière, etc.

Pour résumer, le cépage est à la fois le père Guipuscoa. Elle se développe peu en zones
et la mère de tous les vins mais ces vins sont un tropicales et équatoriales, trop humides et/
peu des enfants turbulents manifestant éner- ou sans saisons marquées et curieusement
giquement leurs caractères, leurs personnali- peu favorables à une bonne maturité. Elle
tés, en oubliant de tous ressembler exactement redoute les zones avec risques de gelées prin-
à leurs parents qu’ils ne peuvent cependant tanières ou automnales, mais elle résiste au
renier. froid canadien ou russe, moyennant quelques
ast uces v iticoles, com me l’enfou issement
hivernal des ceps. L’ensemble des zones favo-
Le climat rables, de l’Allemagne à la Nouvelle-Zélande
en passant par le bassin méditerranéen, les
La vigne a été et est cultivée de Stockholm piémonts and ins ou les enclaves v iticoles
au Sud de la Nouvelle-Zélande, du 59° Nord d’Australie, d’Afrique du Sud, de Californie,
au 45° Sud, des bords de mer au x hautes peut êt re schémat iq uement répa r t ie en
vallées de Bolivie, vers 2 500-3 000 mètres, q uelq ues fam i l les cl i mat iq ues marq uant
avec quatre ou cinq millimètres de pluie par fortement les vins produits. En simplifiant,
an dans le vignoble côtier péruvien, jusqu’à le climat fait le style de chaque région, et
1 0 0 0 ou 1 20 0 m i l l i mèt res en Gal ice, en encore plus de chaque année.

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le plaisir dans le verre

Les techniques vitivinicoles bois, tout simplement parce que plus riches en
caractères aromatiques propres. Il fut un temps
Impossibles à décrire en quelques pages, récent où le caractère boisé était éliminatoire,
les techniques viticoles et vinicoles participent il est parfois devenu synonyme de qualité :
fortement à la personnalité des vins1. Le tour ces deux attitudes sont aussi insensées l’une
de main du vigneron, du maître de chai oriente que l’autre. Le vin est le fruit de la vigne, et du
climat, terrain, fermentations, il fait « son » travail de l’homme comme le dit la liturgie, pas
vin, dans le cadre des potentialités locales de celui du chêne, même si la barrique peut partici-
l’année. Cette action évolue avec les connais- per à l’épanouissement des bons vins.
sances technico-scientifiques, le progrès passe On pourrait clore ce chapitre par ce mot de
par le « bon choix » essayant les nouveautés G.Marchou, viticulteur et journaliste ­bordelais,
sans a priori, en éliminant sans réticence les en 1973 :
« mauvais choix ». En ce domaine, les réussites
« Ce n’est point en tendant à modifier les
savent distinguer avec rigueur les rares voies
caractères originaux de leurs crus selon
du progrès parmi les innombrables change-
l’opinion des uns, le goût personnel des
ments proposés chaque jour.
autres et les conclusions des savants
À titre d’exemple, le dégustateur peut per-
économistes se livrant à l’étude des
cevoir ou deviner l’intervention de quelques
marchés que les vignerons de France
techniques. La date de récolte fixe le niveau
trouveront de nouveaux débouchés. Ils
de maturité du raisin ; trop précoce on trouve
n’ont rein à gagner en suivant les modes.
une dominante de caractères herbacés évo-
C’est à eux de créer la mode du bon vin. »
quant le poivron vert, le buis, l’asperge… ;
trop tardive, apparaissent des goûts de cuit, Que peut-on ajouter ?
de confiture avec disparition des spécificités
de chaque variété. La recherche systématique L’œnologie
de surmaturité, mode récente et, espérons-le,
passagère – est un redoutable outil d’uniformi- Les progrès de la connaissance viticole et
sation de tous les vins. L’excès de levures origi- œnologique sont la raison majeure de l’évo-
nales domine le vin au détriment du raisin ; les lution et de l’amélioration de la qualité des
seules levures et bactéries indigènes peuvent vins, tout particulièrement depuis 1960 —
aboutir à des fermentations traînantes, avec l’année 1959 pouvant être considérée comme
goûts et odeurs déviés, « sales ». le dernier millésime, à Bordeaux, de l’époque
Et les barriques ? Probablement découverte « ancienne ». Beaucoup se demandent si les
par « nos ancêtres les Gaulois » pour commer- grands vins actuels ne sont pas inférieurs à
cer commodément avec les vins étrusques, la ceux du début du siècle : peut-être paraissent-
barrique est restée exclusivement un récipient ils plus modestes simplement parce que les
de stockage et de transport jusqu’à la fin du mauvais millésimes, et beaucoup de mauvais
xx e siècle. L’examen de quelques dizaines de vins, ont disparu, comme les hommes grands
publications montre que le « goût de bois » est de la cour de Louis XIV nous sembleraient
la hantise des vinificateurs et des dégustateurs aujourd’hui ridiculement petits. La technique
jusque vers 1970. Tous cherchent à le prévenir est toujours nécessaire à l’art : Léonard de
ou à l’éliminer, sauf quelques rarissimes excep- Vinci était ingénieur ; Yehudi Menuhin savait
tions. De plus ce caractère boisé est assez large- entretenir son violon.
ment recherché dans beaucoup de vins mais la La première nécessaire mais très insuf-
fabrication annuelle de barriques est bien insuf- fisante qualité d’un bon vin est l’absence de
fisante pour marquer une fraction significative défauts. La technique est inévitable en ce
de la production mondiale de vin. Notons enfin domaine et nul n’accepte plus des vins troubles,
que si les très grands crus sont les plus impor- gazeux… Il faut aussi et surtout développer les
tants utilisateurs de barriques neuves, c’est qualités dans leur complexité profonde, dans
leurs vins qui sont les moins marqués par le leurs différents composants, même si le jugement
1

1. Voir Connaissance et travail du vin, É. Peynaud et J. Blouin, Dunod, 5e édition, 2012.

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qualité et qualités des vins


du consommateur est global et peut se
révéler mitigé, voire négatif.
On parle parfois de qualité objec-
tive, d’essence réglementaire, cadrée
par des normes précises, depuis la
plantation jusqu’au service à table, et
de qualité subjective ne s’exprimant
qu’au moment de la dégustation ; c’est
la qualité du goûteur qui donne ses
limites à l’objectivité. La réglemen-
tation définit et garantit une qualité
minimale, qu’elle incite à améliorer
grâce à la technique viticole et œno-
logique, qui en fournit les moyens. La
qualité n’est pas due à une certaine
teneur en tel ou tel produit mais à des
équilibres complexes de constitution.
L’analyse physico-chimique ne laisse Indispensable, l’analyse physico-chimique ne saurait remplacer la dégustation.
aucun espoir de définir analytique-
ment les vertus d’un vin et ne saurait expri- est la date de naissance du vin ; il authentifie
mer la différence entre le vin commun et le l’âge d’un vin et permet à l’amateur de choisir,
grand vin. Elle permet, en revanche, de bien selon son goût et les circonstances, entre un
mesurer certains défauts et de limiter certains vin jeune ou un vin vieux. Très différent d’une
constituants provenant des raisins, d’altéra- date de péremption, c’est un guide pour une
tions, d’additions ou de souillures. Les méca- consommation optimale. Les récoltes étant, en
nismes de l’assurance-qualité, selon les normes Europe viticole tout au moins, très différentes
ISO 9 000 et assimilées, s’appliquent aussi d’une année à l’autre, le millésime donne une
au vin, en complément de l’appréciation de la première information sur la qualité possible
qualité organoleptique, bien plus ancienne et de la bouteille. Chaque millésime a son type,
de principe très différent. Le vin est très certai- son évolution, sa réputation, sa cotation. C’est
nement, depuis des décennies, le produit usuel pourquoi toute la production des grands vins
le mieux encadré par les textes réglementaires. est millésimée. Le millésime fait partie de
Selon la formule d’un dirigeant de la viti- la personnalité du vin. On dit parfois qu’il
culture : « La qualité est un état d’esprit, une domine le cru, ce qui signifie qu’il y a plus
volonté et un souci permanents de faire mieux. » d’analogie entre les vins de crus différents
Ce progrès résulte du savoir de ceux qui éla- d’une même année qu’entre les vins d’un même
borent les vins mais aussi de la connaissance vignoble d’années différentes. Il est parfois
des amateurs. Les bons vins affinent le goût des plus facile de reconnaître un millésime qu’un
consommateurs qui contribuent alors à faire cru. Certains vins, les champagnes, les portos
progresser la qualité des vins. par exemple, ne sont millésimés que pour les
récoltes de qualité supérieure.
Le millésime naît des hasards climatiques ;
À propos de millésimes il n’y a jamais deux vendanges totalement iden-
tiques et l’on ne refait jamais le même vin. Le
Le millésime est l’ensemble des chiffres climat joue un rôle décisif pour les raisins parce
indiquant l’année de la récolte du raisin ayant que leur maturation dure environ quarante-
servi à faire un vin ou un alcool à base de vin. cinq jours et qu’ils restent sur pied jusqu’à son
On pourrait ajouter « depuis 1582 » (même terme. Le raisin mûr est très fragile. Quelques
si les Romains distinguaient les vins de telle jours de mauvais temps pendant les vendanges
ou telle année « historique »). Le millésime peuvent tout compromettre ; en revanche, le

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le plaisir dans le verre

soleil peut produire une surmaturité bénéfique être un peu différente entre les médocs et les
en zones fraîches ou une destruction en zones saint-émilion ; elle est souvent très différente
très chaudes. entre les blancs secs de Graves et les liquo-
Le classement des millésimes fait partie reux de Sauternes, dans un même canton ;
de cette érudition professionnelle naturelle dans les autres régions de France, elle peut
qui surprend toujours les « étrangers » au être inversée. Chacun peut discuter tel détail ;
monde du vin. Un vin ne peut être noté en la hiérarchie demeure. On connaît de glorieux
valeur absolue mais seulement par rapport millésimes isolés 1945, 1947, 1949, groupés
à ses pairs issus de la même récolte. La hié- par paires 1928-1929, 1961-1962, 1975-1976,
rarchie des millésimes est difficile à établir plus rarement par trois 1988-1989-1990, à
avec équité. Il s’agit de comparer des quali- Bordeaux.
tés annuelles moyennes pour des vins d’âges Une si mpl if ication abusive serait de
variés. Comment, par exemple, rapprocher séparer les millésimes en deux catégories : les
aujourd’hui le modèle 1995, synthèse ima- bons et les mauvais. Il est devenu plus juste de
ginaire des appellations de cette récolte, dire : « Il n’y a plus de mauvaises années, il n’y
des archétypes 1975, 1970, 1961, qui sont en a que des années difficiles. » La sélection des
bouteilles depuis plusieurs années et ont vendanges et les techniques modernes per-
diversement évolué ? On comprend alors les mettent de tirer le meilleur parti de chaque
discussions sans fin que soulèvent de tels raisin et d’obtenir toujours le meilleur vin pos-
classements mais, avec le temps, un large sible. Certains amateurs de peu d’imagination
accord se fait entre dégustateurs sur le niveau cantonnent leurs expériences aux grands vins
et l’homogénéité des millésimes. Selon les des grands millésimes. Ils ignorent la formule
années, tel cru, telle région, tel cépage peut de l’acheteur habile : « Petits crus, les grandes
se détacher. La hiérarchie des millésimes peut années ; grands crus, les petites années. »

Reflet des conditions climatiques de l’année, chaque millésime est unique.

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qualité et qualités des vins


Dans tous les cas, l’essentiel est de « saisir » simplifiant beaucoup, la finesse et l’élégance
chaque vin à son optimum, plus précoce pour proviennent du cépage – il existe des cépages
les vins plus modestes. génétiquement fins ou grossiers – ; c’est un
On a beaucoup plaisanté sur le retour fré- caractère universel, apatride. La personnalité
quent de l’expression « millésime du siècle ». Et et l’originalité viennent du terroir, ici au sens
pourtant il en faut bien un pour chaque généra- limité de « terrain », qui est unique, sans cesse
tion ! Pour nous, il n’existe qu’un millésime du modifiable par l’homme.
siècle à Bordeaux, œuvre à la fois d’un climat Les relations cépage-terroir sont d’une
exceptionnel et d’une technologie moderne : grande complexité, mal connues mais pouvant
1961. Il a fallu oublier les 1975 pendant quinze être approchées par l’observation longue et
à vingt ans. Quant aux 1928, 1929, 1945, ils organisée. Dans tous les cas, il est clairement
n’existent plus qu’à de rares exemplaires. Ils établi que l’obtention habituelle de vins de
n’ont d’ailleurs jamais été pleinement satis- haute qualité et de forte personnalité exige la
faisants. L’œnologie a dû se battre longtemps maîtrise de certaines conditions universelles :
contre leurs défauts d’une autre époque. Les alimentation en eau raisonnable, arrêt de végé-
millésimes récents qui postulent actuellement tation suffisamment précoce, vigueur de vigne
au titre séculaire sont 1982, 1985, ou encore assez faible, rendements raisonnables.
1990. 2000 présente plus une magie numérique L’obtention régulière de ces conditions,
qu’œnologique. L’avenir jugera d’après leur connues et définies depuis plus d’un siècle
tenue et les qualités des concurrents à venir. (Foex, Viala puis Branas) passe par un choix
Nous avons presque cent ans pour désigner le judicieux, parcelle par parcelle, de l’ensemble
millésime du xxi e siècle ! sol/cépage/porte-greffe/fertilisation/maîtrise
de l’eau. Comme le disait Max Rives, brillant
statisticien alors directeur de la station de viti-
Les différentes qualités culture de l’INRA Bordeaux, vers 1975 : « on
ne cultive pas du cabernet-sauvignon greffé
Au-delà de toutes les considérations viti- sur SO4 en sol de graves, on cultive des interac-
coles, vinicoles et économiques, l’essentiel de la tions ! » C’est un peu compliqué mais bien réel.
qualité est dans le verre de chacun. Mais quelle Le choix du couple cépage-terroir idéal est
qualité ? Finesse ou puissance, fraîcheur ou très difficile, très variable selon les régions et
maturité, vivacité ou douceur ? En ce domaine, les époques. Dans tout l’Ancien Monde, le fon-
l’intégrisme du puriste sectaire est aussi triste dement historique est omniprésent, on a sélec-
et regrettable que le laisser-aller de l’ignorant, tionné les conditions locales les plus favorables
du suiveur ou de l’excentrique. La mesure, le à la qualité. L’extension d’un vignoble com-
bon sens, le sens de l’équilibre, la curiosité mercial, souvent complémentaire d’un autre
informée sont les meilleurs outils vers la vraie (exemple : plaine du Languedoc et Algérie,
qualité, celle qui procure le plus grand plaisir pendant près de 100 ans) est très récente,
de chacun dans la diversité des conditions de seulement après le développement du chemin
dégustation sensible et intelligente. Essayons de fer, et parallèlement à la reconstruction du
cependant de cerner ces qualités. vignoble européen après le phylloxéra. Dans
la plupart des vignobles du Nouveau Monde, la
La qualité viticole vigne a pu s’installer, pour les besoins cultu-
rels et religieux des arrivants européens, dans
« La qualité des v ins est caractérisée tous types de sols et de climats. Cet équi-
par la finesse, l’élégance, l’équilibre et par la libre, toujours perfectible, demande beaucoup
personnalité, l’originalité » (Branas, 1992). d’observations. Les « vieux » vignobles ont
Cette approche par l’illustre professeur de viti- multiplié ces observations depuis des siècles
culture bordelais à Montpellier pendant près alors qu’elles manquent souvent dans les
de quarante ans peut être considérée comme « nouveaux » vignobles. Faute d’observations
une définition de la « qualité viticole ». En spécifiques, on a parfois de piètres résultats

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le plaisir dans le verre

en appliquant de bonnes pratiques dans un jusque vers 1960 pour fortement remonter
contexte qui ne leur convient pas. depuis. En remontant plus loin dans le temps,
Comme l’écrit J. Kressman (négociant et vers 1855, le classement des crus du Médoc et
écrivain bordelais, 1908/2000) : « Il y a plus de Sauternes s’est fait sur des vins rouges ne
d’histoire que de géographie dans une bouteille dépassant guère huit ou neuf degrés d’alcool,
de vin ». rarement dix ou plus : ce type de vin n’existe
plus sur le marché. Au risque de surprendre
Les qualités analytiques d’éventuels nostalgiques du passé, nous ne
pourrions plus déguster la plupart des vins
L’analyse physico-chimique est de plus rouges réputés tels qu’ils existaient jusqu’en
en plus efficace et utilisée pour définir les 1939, voire 1950-55, en France. Nous trouve-
mécanismes de la vie de la vigne et du vin, rions ces « vieux » millésimes très célèbres
pour guider vigneron et maître de chai, pour trop peu alcoolisés, trop acides, trop riches en
quantifier les défauts. Elle n’est que d’un très acidité volatile.
faible secours pour cerner le plaisir du bon Au cours du temps, les différents vins de
vin Elle explique de mieux en mieux sa struc- même type ont tendance à rapprocher leurs
ture, sa charpente – le squelette –, sa consti- teneurs en composants majeurs. L’extrême
tution générale – la chair –, plus difficilement diversité variétale, climatique, culturale, œno-
son apparence – la peau. À à ce jour on ne sait logique et gustative est actuellement organisée
pas vraiment quantifier l’impact de ces élé- autour d’une même structure riche, concentrée,
ments. Ces analyses nous montrent la très forte peu acide par rapport aux valeurs observées
évolution de cette structure des vins, en un sur les vins de qualité d’il y a vingt ou trente
siècle, et pour l’essentiel depuis cinquante ans ans seulement. Il y a aussi en permanence
seulement. Au cours du xx e siècle, les teneurs des tentatives plus originales, dont quelques
moyennes des v ins rouges de Bordeau x réussites durables. Le cas le plus récent est la
(Faculté d’œnologie, Bordeaux) montrent une production de vins à teneur réduite en alcool
augmentation de 30 % du degré alcoolique, diversement appréciés.
une diminution de 33 % de l’acidité totale,
une diminution de l’acidité volatile – le défaut Les qualités hygiéniques
majeur des vieux millésimes – de 56 %, alors
que le taux de tanins avait beaucoup baissé
et alimentaires
Le vin est perçu comme une boisson saine
Les grands crus classés du Bordelais : depuis des millénaires, bien avant que Pasteur
une obligation de qualité. ne la décrive comme « la plus saine et la plus
hygiénique des boissons », comme cela est pro-
clamé en lettres gigantesques sur le fronton
de la plus grande cave d’Argentine. Le vin
ne contient jamais ni germes pathogènes, ni
métaux lourds à taux actifs, contrairement aux
seules eaux souvent disponibles dans beaucoup
de régions. Ses vertus antiseptiques étaient
connues du bon samaritain de l’Évangile soi-
gnant le malheureux blessé, selon les usages du
temps. Plus récemment, Arnaud de Villeneuve
(1238-1311), « le médecin des papes et des
rois », soignait ses patients mélancoliques,
constipés, hépatiques, ou encore oublieux,
par les vins enrichis de diverses plantes. Dès
1960, J. Masquelier, alors doyen de la faculté
de pharmacie de Bordeaux, met clairement en

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qualité et qualités des vins


évidence les effets positifs du vin vis-à-vis des font l’objet d’une traçabilité et, beaucoup plus
maladies cardiovasculaires, récemment popu- important, d’un très strict contrôle du produit
larisés par L. Perdue et le « French Paradox » dans la plupart des pays viticoles.
largement confirmé par de très nombreux Certains nous disent : « le monde du vin,
travaux internationaux (J. Renaud). Le vin n’est quelle complexité », oubliant les centaines de
ni un aliment ni un médicament irremplaçable modèles différents pour un simple téléphone
mais son usage raisonnable est bien antérieur ou une voiture d’un type donné. Cette diversité
aux modernes « alicaments ». Il contribue à sa très structurée autour de trois ou quatre caté-
façon à l’équilibre alimentaire. Son caractère gories principales découle le plus souvent d’une
agréable ne se réduit pas à ses seules propriétés très longue histoire dans l’Ancien Monde. Le
euphorisantes. Il est aussi et ainsi « bon pour comportement similaire du Nouveau Monde
le moral », sans être le dopant qu’il fut parfois découle de l’idée de reproduire une formule
pour les « Poilus de 14 », dans des conditions éprouvée. Il y a des différences importantes
extrêmes pouvant expliquer quelques écarts entre pays de structures politico-économiques
aux bons usages actuels. Soulignons enfin que très variées, mais les observateurs curieux
si le vin peut, comme tout autre produit, conte- noteront que la multiplicité des catégories est
nir de façon habituelle ou accidentelle des subs- générale pour alimenter et/ou provoquer la
tances endogènes – naturelles –, ou exogènes diversité des consommateurs.
– extérieures – pouvant être dangereuses, leurs
teneurs actuelles, très encadrées et contrôlées, Les qualités économiques
sont toujours très faibles, sans réel danger.
et culturelles
Les qualités administratives ou Évaluée à environ cent milliards d’euros
par an, soit environ trois euros la bouteille, la
formelles production viticole est aussi une affaire écono-
Les administrations connaissent les vins mique, hors de notre propos, mais interférant
depuis au moins l’époque romaine où Pline chaque jour avec le « goût du vin ». La qualité
l’Ancien (23-79 ap. J.-C.) distinguait cinq caté- a un coût élevé, et la qualité est indispensable
gories de crus identifiées, plus les « autres pour bien vendre. La succession des crises
vins ». Ils ont toujours été de très bonnes bases viticoles depuis les Romains, allant de sur-
de fiscalité. Aujourd’hui, l’Union européenne, production en manque de vin, des arrachages
soit environ 60-65 % de la production mon- obligatoires de Domitien aux plantations
diale de vin, vit sous le régime général des encouragées par Probus, est une constante
VQPRD, IGP et autres VdT – en clair les vins toujours actuelle. L’œnophile peut en ignorer
de qualité produits dans des régions détermi- les détails mais ces crises furent toujours
nées, les indications géographiques et les vins causes de grandes transformations, souvent
de table. Ils sont ventilés en 266 catégories et sources de grandes renaissances. Le chemin de
une demi-douzaine de langues, selon le règle- fer a fait disparaître les vignobles septentrio-
ment européen L. 118/30 du 4 mai 2002. Les naux au profit des méridionaux, complétés par
textes communautaires prennent également en ceux d’Afrique du Nord récemment colonisée.
compte des différences techniques réglemen- Le phylloxéra a induit le greffage mais aussi
tées, allant de eiswein à trockenbeerenauslese les plantations homogènes, alignées, réguliè-
en passant par tawny, vin de paille, amarone ou rement renouvelées. Les gelées destructrices
amontillado. de l’hiver 1956 ont produit le vignoble actuel.
La plupart des autres pays viticoles de À titre d’exemple, le nombre de viticulteurs, et
l’Ancien et du Nouveau Monde mettent en place de chais ou châteaux bordelais est passé d’en-
des systèmes équivalents, le tout regroupant viron quarante mille à moins de dix mille en
plusieurs milliers de « dénominations » et plu- quarante ans, pour une surface oscillant entre
sieurs dizaines de milliers de crus, châteaux quatre-vingt-dix mille et cent vingt mille hec-
et autres marques. Ces différentes catégories tares. Pour la même surface, le Chili compte à

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le plaisir dans le verre

peu près le même nombre de producteurs de l’embouteilleur, du titre alcoométrique, du


raisins mais seulement trois ou quatre cents volume, du numéro de lot, elle indique fré-
caves, dont une cinquantaine importantes. quemment le millésime, le nom du produc-
Ces différences structurelles, pour employer teur, la marque et diverses distinctions, sans
le vocabulaire des économistes, expliquent oublier la fréquente illustration représentant
beaucoup des différences qualitatives et les vignoble et château. Les contre-étiquettes
évolutions des vins du monde. Examinons les précisent souvent les conditions d’élaboration,
aspects les plus importants. de consommation, des commentaires gusta-
tifs. Carte d’identité, l’étiquette situe le vin en
révélant la personnalité. On dit parfois qu’il
existe des buveurs d’étiquettes si marqués par
la lecture qu’ils se privent du plaisir irrempla-
çable de la d
­ écouverte du contenu !

Les classements
Pratique typiquement française, et surtout
bordelaise, le classement de crus joue un rôle
important. Le plus célèbre, le classement de
médoc (plus Haut-Brion en Graves) et de sau-
ternes de 1855 officialise une longue suite
de trente-quatre « classements » provisoires
commencée en 1647 et basée sur les prix de
Angelus, un des quatre premiers grands crus classés A vente observés. Il n’a connu que de minimes
de Saint-Émilion. ajustements depuis.
Le classement des graves de 1959 fixe une
liste stable de seize crus, blancs et/ou rouges.
Les contenants Le classement des crus de Saint-Émilion
De façon réfléchie ou spontanée, notre per- est intervenu en 1955 et il fait l’objet d’une
ception de la qualité dépend du contenant. La révision régulière, tous les dix ans (1986,
bouteille poussiéreuse ou cachetée à la cire, 1996, 2006 et exceptionnellement en 2012), sur
la fiasque paillée, le muselet métallique, la un ensemble d’une dizaine de critères, dont
canette en « fer blanc » ou encore le « BIB® » l’« assiette foncière », la surface seule apte à
(bag in box) évoquent des qualités différentes. produire ce cru, dans un chai spécifique.
Il en est de même pour le verre épais, la flûte Le classement des crus bourgeois du
légère, etc. Depuis quelques années, on voit Médoc (2003) et des crus artisans du Médoc
le développement de nouveaux contenants en (2005) a également prévu cette révision décen-
« plastique », en métal, rigides ou déformables. nale.
La plupart sont techniquement satisfaisants La Provence a dix crus classés depuis
pour des conservations de quelques mois à 1955.
quelques années. Il suffit d’apprécier leur Ces classements, réalisés par des hommes,
contenu. ne sont pas à l’abri de petites imprécisions et
de sévères critiques. L’expérience nous montre
Les étiquettes qu’ils sont de puissants incitateurs à l’amélio-
L’étiq uette, prem ière et parfois seu le ration pour les « classés » – qui veulent le rester
information d’achat « sur linéaire » rassemble – et les « non classés » – qui veulent le devenir.
tous les renseignements économiques, cultu- La prise en compte des surfaces délimitées,
rels et parfois techniques sur le vin contenu des vins produits, de nombreux critères simul-
dans la bouteille. Outre une demi-douzaine tanés, de révisions, etc., offre un cadre plus
de mentions obligatoires et contrôlées comme fiable que les rumeurs peu documentées, ou
la dénomination du v in (appel lation), de partisanes.

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qualité et qualités des vins


Le prix
Dans le monde du vin, le prix est en rela-
tion avec la qualité du produit, sa rareté ou
son abondance, la notoriété, l’ancienneté,
l’origine, l’histoire, le hasard (exemple : telle
personnalité exprimant son attirance pour
tel vin), l’action de promotion, la personna-
lité du vendeur, les circonstances (comme
les enchères). On peut considérer le prix ins-
tantané, sur le court terme – une année par
exemple –, ou le long terme – une génération,
etc. Dans tous les cas, il existe des écarts
énormes entre les cotations des vins de l’année
en vrac à la production, les ventes promotion-
nelles des grandes surfaces, le prix en restau-
ration ou les prix aux enchères de bouteilles
chargées d’histoire. Les écarts de prix entre Yquem, le seul premier cru classé supérieur de Sauternes-Barsac.
vins voisins sont un autre fait étonnant. La
différence a plusieurs causes liées au vin et à
sa mise en situation, de la rareté confidentielle
à la publicité planétaire. Les spécificités du
monde du vin le mettent actuellement à l’écart
de cotations de type « bourse des matières
premières » dont la logique théorique n’éli-
mine pas les à-coups pratiques. Le prix du vin
fait partie intégrante de ses qualités.
Le prix moyen mondial, et français, est de
l’ordre de 3-5 € la bouteille de 75 cl, hors vins
effervescents. Environ 75 % des bouteilles sont
vendues sous le prix moyen et seulement 5 %
à plus de 8-10 €, le prix de vente en magasin
Relations entre prix, classement, notoriété et qualité.
pouvant varier de moins de 1 € à plusieurs cen-
taines ou milliers d’euros par bouteille. On peut
avoir l’impression d’être loin du « goût du vin » officiel le très récente (1992), connaît un
mais l’immense majorité des dégustations se succès très important par une renaissance du
terminent, de fait, par la réponse à cette ques- vignoble dans une région qui a une longue his-
tion : « J’achète (à tel prix) ou je n’achète pas ». toire de vins de qualité, au moins depuis le xviii e
siècle.
La notoriété Les t rès cont raig na ntes concept ions
L’ensemble des « qualités » précédentes françaises qui inspirent l’ensemble des régle-
est synthétisé dans la notion de notoriété. mentations sont confirmées par l’histoire
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce récente, depuis 20-30 ans, de nouvelles AOC.
n’est pas l’appellation ou la marque qui crée la Seules les AOC à la fois enracinées dans leurs
notoriété et le prix élevé mais la notoriété et le zones, de notoriété ancienne et aux condi-
prix qui créent une AOC, une marque crédible. tions de production spécifiques, fiables, etc.,
De nombreuses AOC récentes, manquant connaissent un heureux développement éco-
parfois de ces bases, n’ont pas vu évoluer leurs nomique. Cel les qui négligent ces bonnes
ventes ou leurs prix malgré une classification règles ou ne les adaptent pas au x néces-
officielle. A contrario, une DO (Denominacion de saires évolutions techniques et commerciales
Origen) comme Ribera del Duero, de cr­éation périclitent. Les créations artificielles ou les

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le plaisir dans le verre

copies d’AOC à succès ne connaissent que Sur la notion de cru


des succès limités à la puissance et à la durée Chaque cru synthétise tous les aspects des qualités dans
de leur marketing ou à la rareté de leur pro- chaque bouteille. Georges Siloret, alors inspecteur général
duction, ou des échecs. de l’agriculture, remonte aux sources du mot « cru » :
Sou levons cependant q ue l’ancien neté « Nous avons récolté ce vieux mot de la langue française,
des v ignobles traditionnels d’AOC ne doit comme on ramasse un caillou de rivière, formé d’une pierre
pas faire oublier leurs évolutions passées et dure et lointaine, qui a changé plusieurs fois de forme et de
en cours. Ces vignobles sont souvent les plus nuance en passant par des courants très divers (populaires,
innovants en matière de pratiques viticoles linguistiques, scientifiques, administratifs et juridiques). »
et œnologiques, de la bouillie bordelaise à Le mot « cru » est le participe passé du verbe croître, ou
la fermentation malolactique généralisée ou plutôt exactement de la forme ancienne « croistre ». Son
aux levures sélectionnées. Ils hébergent pour orthographe, issue de « creu » au xvie siècle, se transforma
la plupart des centres de recherches, s’acca- en « crû » et enfin en « cru ». Dans le domaine qui intéresse
parant en premier les résultats conformes le dégustateur, ce terme, au sens large, signifie « production
à leur tradition et à leur personnalité, et viticole », une notion complexe qui englobe un ensemble
rejetant les innovations sans lendemains ou d’activités : production agricole, de transformation et
déformant leurs caractères les plus appréciés commercialisation. Il faut noter que le mot « cru », comme
par le marché. Ils savent évoluer avec leur terroir, n’a pas de réelles traductions en italien, allemand,
temps. anglais et même le mot espagnol pago officialisé dans les
vinos de pago n’est pas vraiment équivalent.
Les religions Selon les régions ou les époques, le cru peut représenter
Les liens entre religions et vins ou bois- une zone, le cru Juliénas, par exemple ou une exploitation
sons alcoolisées est à la fois très ancien, vaste, viticole, le « château » bordelais, ou même une marque
complexe, fluctuant et trop souvent polémique. commerciale comme en Champagne. Le cru bordelais
Dionysos et Noé peuvent être considérés réunit la triple activité évoquée ci-dessus. Fortement ancré
comme des mythes fondateurs. Il est banal et dans un petit lieu géographique et lié à une appellation,
exact de dire que la vigne et le vin sont étroi- il en est le promoteur et l’emblème et contribue à lui
tement liés aux religions juives et chrétiennes. donner sa réputation ; il est devenu également une marque
Les mots vigne ou vin sont cités plus de 600 fois commerciale.
dans la Bible. Ils y ont un rôle symbolique et La notion de cru englobe de nombreux éléments : le site, le
concret, qui a largement contribué à la conser- sol, le climat, les cépages, les techniques, l’homme et son
vation et à la diffusion du vignoble dans tout savoir-faire, la qualité et sa constance, la notoriété, le prix.
le monde méditerranéen puis dans le Nouveau Ils sont tous pris en compte lors du classement des crus de
Monde. L’Islam a une doctrine plus complexe, Saint-Émilion, depuis 1955, les crus bourgeois du Médoc
le vin n’y apparaît que cinq fois. La culture (2004). Si l’un d’entre eux manque, il n’y a pas de cru.
de vignobles de raisins frais ou séchés est (en
Turquie) – ou était (en Irak, en Afghanistan ou
en Iran) souvent importante. Le Coran interdit
l’excès de vin sur Terre – comme pour le jeu – Types et styles des vins
et le réserve aux joies du Paradis où « il y aura
[…] des fleuves de vin, délices pour ceux qui Pour se repérer dans l’immense diver-
boivent ». L’usage islamique a été, et demeure, sité présente dans les trente milliards de
très variable selon les temps et les lieux, de bouteilles consommées chaque année dans
la prohibition totale à une réelle liberté, de le monde, il est utile de les situer dans leurs
la consommation à la poésie. Les religions ty pes et leurs styles. En schématisant, les
ou philosophies « asiatiques » (hindouisme, « ty pes » sont des catégories techniques –
boudd hisme, taoïsme, confucianisme) ne comme la musique des cordes, des cuivres,
connaissaient pas « notre » vin : elles ont prôné etc. – et les « styles » des catégories de plai-
la modération dans l’usage des boissons alcoo- sirs différents – comme musique baroque,
lisées. romantique, jazz, rap, etc.

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qualité et qualités des vins


Les types de vins Cette liste de types de vin ne peut être
complètement décrite en q uelq ues pages
Nous négligerons les produits issus de la mais elle est un « symptôme » de la diversité,
vigne autres que les vins, comme les raisins de la richesse du monde du vin, même si en
frais, les raisins secs, les moûts de raisins ou l’absence d’expl ications compréhensi bles,
les jus de raisins. On peut répartir les vins elle peut donner un sentiment de confusion.
selon divers critères. Il paraît plus positif de dire que cette diver-
• Catégorie administrative, pays et région sité confirme que le vin n’est pas un produit
d’origine. Exemple : vin de table de l’Union standardisé mais un produit personnalisé,
européenne ; vin AOC saint-émilion grand toujours différent. Plutôt que de chercher à
cru, premier grand cru classé. produire ou acheter le vin « qui plaît à tous »,
• Couleur : on distingue les couleurs princi- il devient possible de dire qu’il y a un « vin dif-
pales – blanc, rosé, rouge, clairet/clarete/ férent pour chacun », comme pour les livres
chiaret to – et u ne g rande variété de ou les œuvres d’art, une occasion qui n’existe
« nuances » : ambre/ambré/tuilé/ambrato/ vraiment que lors de la rencontre personnelle,
amabra ; doré/dorado ; or/oro ; paille/paja- unique, entre un vin et un dégustateur, à un
rete ; rubis/rubino ; œil-de-perdrix/occhio di moment donné.
pernice ; vermeil/vermiglio ; obscur/oscuro ; En pratique, quelques types simples suf-
sombre/dunkel ; pâle/palido, ou d’aspect fisent : vin rouge sec ( jeune ou vieux), vin
général comme chatoyant/schiller wein ; rosé demi-sec, etc. L’immense majorité des
vivace ; rancio, etc. vins consommés sont secs ou très légèrement
• Teneur en sucres : sec, brut, demi-sec, demi- sucrés, avec une proportion dans le monde qua-
doux, doux, etc. siment égale de vins rouges et de vins blancs,
• Teneur en gaz carbonique : tranq ui l le, et une minorité croissante de vins rosés. Les
perlant, pétillant, crémant, effervescent, autres types sont plus locaux, plus rares.
gazéifié, etc. Détaillons quelques groupes très diversi-
• État des raisins : surmaturation, pourriture fiés.
noble, vendange tardive/spätlese, sélec-
tion de grains nobles/colheita seleccio- VDL (vin de liqueur)
nanda ; sélection des meilleures grappes/ et VDN (vin doux naturel)
auslese ; sélection des meilleurs grains/ Presque tous les vignobles connaissent
beerenauslese ; sélection de grains surmû- une production artisanale de ces produits,
ris/trockenbeerenauslese ; séché/pasa/vin sous des noms locaux très variés tels que
santo/recioto/passito ; flétri ; vin de paille/ carthagène, ratafia, macvin, pineau, f loc,
strohwein/schilfwein ; vin de glace/eiswein/ etc. Ils sont officialisés dans l’Union euro-
icewine. péenne comme « vins de liqueur (VDL) ». La
• Vinification : vin de saignée, de goutte/ dénomination « VDN » est réservée à des vins
lagrima ; doble pasta (macération avec plus de certaines régions délimitées de France
de marc). ( R ivesa ltes, Ba ny u ls, Mau r y, nom breu x
• Vinifications spéciales : élevage sur lie ; sous muscats) mais aussi de Grèce (samos grand
voile/de fleur/jaune ; solera/criadera ; oxydatif/ cru). La teneur en sucres est très variable, de
rancio ; cuit/de estufa ; en barriques/sous bois/ 0 à 200 g par litre, voire plus. La teneur en
vino de tea (bois de pin) ; retsina ; governo ; alcool est élevée, de 15 à 20 % Vol., générale-
fin/fino ; noble/nobile ; supérieur/superiore ; ment après addition d’alcool neutre d’origine
primeur ; réserve/reserva/gran reserva ; élevé/ viticole ou de distillat de vin non rectifié. On
crainza ; vierge ; Lacryma Christi ; Sangue di les appelle souvent vins « fortifiés », « genero-
Giuda (sang de Judas) ; Liebfraümilch ; clas- sos » en espagnol. L’addition d’alcool de vin au
sique ; erste Wahl/premier choix. moût – le « mutage » – avant toute fermenta-
• Addition d’alcool : fortifié/généreux/gene- tion produit des « mistelles » (exemple : floc-
roso ; vin doux naturel/vin de liqueur. de-gascogne, pineau-des-­charentes).

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208
le plaisir dans le verre

appliquée à certains de ces vins, est presque


toujours incorrecte. Elle ne peut s’appliquer
qu’à certains vins de madère élevés plusieurs
mois dans l’« estufa » (= étuve) vers 50 °C, à cer-
tains vins de marsala obtenus après cuisson et,
à la rigueur, à certains vins d’Andalousie issus
de raisins passerillés par séchage au soleil
(certains vins de Jerez, Montilla, Malaga avec
le cépage pedro ximenez).
Ces VDL/VDL sont souvent mal connus en
France, sauf les muscats.

Vins effervescents
Tous les vins contiennent du gaz carbo-
nique (CO2) issu des fermentations. Selon le
taux au moment de la consommation, on dis-
tingue ensuite les vins tranquilles, perlants,
pétillants ou mousseux.
Les vins tranquilles ont moins de 1 g/l de
CO2, suffisant pour être perçu au palais (picote-
ment, fraîcheur) et à l’œil (formation de bulles).
Les vins perlants (ou frizzante, con aguja, fri-
sante, perlwein, perlwine…) ont des bulles net-
tement visibles et une saveur caractéristique,
un picotement – à ne pas confondre avec piqué,
correspondant à un excès d’acidité volatile
(comme le gaillac perlé, le txakoli basque, le
lambrusco italien, etc.). Les vins mousseux
regroupent champagne, crémants, cava, sekt,
sparkling wine… Le taux élevé de CO2 (pression
Élevage en plein air des vins doux naturels
dans le Roussillon. interne de 3 à 6 bars) résulte soit d’une seconde
fermentation (la prise de mousse), soit d’un
Ces vins font l’objet d’élevages très diver- apport direct de CO2 pour des vins gazéifiés,
sifiés en cuves ou en foudres et barriques, à hors VQPRD. On distingue ces vins blancs ou
l’abri de l’air (vintage, rimage) ou avec une forte rosés, très rarement rouges, selon leur teneur
aération (rancio, oloroso, tawny), avec déve- en sucre : « brut » signifie inférieur à 15 g/l,
loppement de « levures de voile » pour le jerez « demi-sec », de 16 à 40, « demi-doux », de 41 à
« fino », le manzanilla, avec mise en bouteilles 80, « doux », supérieur à 80 g/l.
précoce (vintage, rimatge) ou très tardive (LBV, La dégustation des vins effervescents est
colheita, reserva). Certains mettent en œuvre la à la fois identique à celle de tous les autres
technique de la « solera » où chaque fraction de vins, et à la fois très spécifique. La spécificité
vin prélevée est remplacée, dans le même fût, découle de la présence abondante de bulles et
par un vin plus jeune. Le millésime habituel de l’image exceptionnelle de ces vins, surtout
disparaît, ou est remplacé par l’année de créa- pour le champagne. Ils sont profondément liés
tion de la solera. Il existe un jerez célèbre sous à l’idée de fête et de prestige, qui fait oublier
le nom « Solera 1847 » : il contient un peu – très à beaucoup qu’ils sont aussi – et d’abord – des
peu ! – de vin de 1847. vins. Ces vins représentent plus de deux mil-
Notons par ailleurs que l’expression « vin liards de bouteilles par an dans le monde,
cuit » – si fréquente dans les Lettres de mon notamment en France, en Allemagne, en
moulin d’A. Daudet par exemple –, souvent Espagne, en Italie mais aussi en Russie et aux

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209

qualité et qualités des vins


États-Unis. L’Italie exporte près de 40 % des
volumes mondiaux, contre environ 25 % pour
la France et 20 % pour l’Espagne.

Eaux-de-vie
On ne peut parler des vins sans dire
quelques mots de ses dérivés importants : les
eaux-de-vie et les vinaigres.
La plupart des vignobles pratiquent la
distillation pour obtenir diverses eaux-de-
vie, réparties en trois grandes catégories. Les
eaux-de-vie de raisin sont obtenues par distil-
lation rapide du marc frais, avec ou sans vin,
souvent de cépages aromatiques (tsipouro
en Grèce, tsikoudia en Crète, lozavatcha au
Monténégro, acquavite d’uva en Italie) élevés
ou non en fûts, parfois aromatisés à l’anis
(ouzo grec, raki turc). Les eaux-de-vie de marc
sont issues de marc ensilé dans lequel des fer-
mentations secondaires donnent un arôme
spécifique souvent recherché, comme le marc
de Bourgogne, de Champagne, de Savoie, du
Languedoc ; grappa en Italie, bagaceira au
Portugal, orujo ou aguardiente en Espagne.
Les eaux-de-vie de vin sont obtenues par dis-
tillation de vin jeune, en une fois (comme avec
l’alambic à colonnes d’Armagnac) ou en deux
fois (alambic charentais de Cognac) : brandy
surtout en Espagne ; pisco péruvien ou chilien
issu de cépage aromatique (muscats) ou non
Les eaux-de-vie telles que le cognac ou l’armagnac
aromatique (quebranta au Pérou) ; sangani, sont obtenues par distillation de vin.
l’équivalent bolivien du pisco, très rare en
France. bois. On obtient ainsi une sorte de liqueur
extraordinairement parfumée, et fort chère,
Vinaigre accompagnant merveilleusement la cuisine,
Le développement important de bacté- dont le célèbre parmesan. Les tristes copies
ries acétiques dans le vin produit le vinaigre brunes aujourd’hui usuelles n’ont rien à voir
– le « vin aigre ». Il y a formation importante avec le produit originel, protégé par une AOC,
d’acide acétique et de manière plus modeste dégustations spécialisées à l’appui.
d’acétate d’éthyle et autres composés vola-
tils. On distingue le vinaigre d’alcool, peu Les styles de vins
aromatique et surtout utilisé pour conserver
divers légumes (cornichons, oignons, etc.), du Le style des vins, comme de toutes choses,
vinaigre de vin, pouvant être très aromatique, est à peu près indéfinissable mais souvent bien
très savoureux, utilisé en cuisine. Le véritable identifié par les amateurs. Selon ses goûts et
vinaigre balsamique italien, l’aceto balsamico ses connaissances, on reconnaît ou non le style
de Modène ou de Reggio d’Émilie est produit à de Glenn Gould, de Zidane, de Velasquez…, ou
partir de moût de raisin concentré par cuisson. de tel vin. Le climat (de l’année) joue un rôle
Il est élevé pendant des années, des décennies souvent décisif, pouvant être modulé par les
parfois, en petits fûts de diverses espèces de choix du vigneron et du vinificateur. On peut

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210
le plaisir dans le verre

suggérer quelques styles de base, bien limités Styles et climats


par rapport à la merveilleuse diversité des vins • Les vins de style méditerranéen sont habituellement
du monde. de teneur alcoolique élevée, avec des tanins importants,
Le climat méditerranéen, aux hivers doux, des acidités naturelles basses et des arômes plutôt épicés,
aux étés chauds et secs, se manifeste claire- « odeur de garrigue », de fruits cuits.
ment dans beaucoup de régions d’Espagne, • Les vins de style continental sont très personnalisés,
d’Italie, de France, du Maghreb, de Grèce, parfois robustes, souvent très fins, avec une agréable
du Liban, d’Israël mais aussi d’Argentine, acidité, une grande richesse aromatique favorisée par
du Chili, d’Australie et de Californie. Il a été l’alternance des chaleurs diurnes et des fraîcheurs
le berceau de la culture de la vigne à partir nocturnes d’avant vendanges. La visite de la Mancha
du versant Sud du Caucase, actuellement la de Don Quichotte, début septembre vous le montrera
Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdajan. Dans les clairement.
situations les plus sèches, l’irrigation estivale • Les vins maritimes sont très variés et variables, plutôt
est fréquente, sauf en cas d’eau trop rare, trop frais, élégants, délicats que surpuissants.
chère. La maturation du raisin est générale-
ment bonne, parfois trop rapide, trop brutale
avec pertes d’arômes variétaux, donnant des en plus fréquemment ce climat méditerra-
vins trop alcoolisés, trop lourds. Le risque néen en zones de latitudes élevées, sous l’effet
principal est l’arrivée trop précoce de pluies du réchauffement climatique. On notera au
automnales, avant la fin de la récolte, y passage que l’étude des dates de vendanges
compris sous les effets du « Niño » du Pacifique par E. Leroy Ladurie (Histoire du climat depuis
pour l’Amérique du Sud. On trouve de plus l’an mil, 1983) et les récentes études de l’Inra

Domaine viticole dans la région de Santiago, au Chili.

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211

qualité et qualités des vins


Dijon (2003) constituent un précieux outil de suffisants pour produire les meilleurs vins,
connaissance de cette évolution climatique : cela aurait été observé et pris en compte depuis
les viticulteurs pratiquent la traçabilité depuis bien longtemps.
des siècles en notant régulièrement les dates de Dans divers vignobles, il est devenu néces-
vendanges, très bonnes indicatrices de la pré- saire d’éviter la surmaturité des raisins par des
cocité ou du retard de la végétation générale et pratiques viticoles adaptées.
donc du climat de l’année. Outre ses origines climatiques, le style
Le climat continental, plus éloigné des mers, résulte d’autres influences. Citons le rôle spé-
à quelques centaines de mètres d’altitude, pré- cifique des arômes variétaux très nets – nous
sente des hivers froids, pouvant nécessiter la avons vu qu’ils sont rares –, des vinifications
protection hivernale des ceps, des étés pouvant qui favorisent ou non la puissance, et des
être très chauds, secs, très favorables à la vigne conditions d’élevage/dates de consommation
de qualité, ou hélas trop frais et n’autorisant favorisant le style « jeune » ou « mûr », voire
pas une bonne maturation. À titre d’exemple, « évolué », sans aller jusqu’à « vieilli ».
on trouve ce type de climat, plus ou moins net Les différences de style, dans une même
et constant, en Bourgogne, en Vallée du Rhin catégorie (région, AOC, cru), sont l’objet de
dont l’Alsace, en Autriche mais aussi dans la discussions sans fin. Comment respecter à la
vaste Castille. L’altitude accentue ce contraste fois le « type », le « standard », d’une catégo-
des saisons et les risques de gelées. rie de vin et l’inévitable et heureuse diversité
Le climat maritime se caractérise par une observée ? On se heurte d’abord à la difficulté
pluviométrie plus importante, y compris l’été, à définir concrètement une catégorie variant
avec une grande irrégularité engendrant un d’un cru à l’autre et d’une année à l’autre. De
fort effet millésime. C’est le cas du Sud-Ouest nombreux travaux essayent de cerner la « typi-
de la France mais aussi de la Galice, du Nord cité sensorielle » de ces catégories. La difficulté
Portugal, de l’Uruguay sur les berges du Rio de apparaît dès la définition de la taille de chaque
la Plata, des îles néo-zélandaises, voire du Sud catégorie : France, Val-de-Loire, saumur-cham-
du Chili viticole, en plein développement. pigny, tel cru. Il faut ensuite choisir d’accepter
Cette énorme diversité climatique, oscil- des variations ou d’aller vers des vins standar-
lant entre les trois schémas ci-dessus toujours disés, sans aucune nuance péjorative. Comme
plus ou moins mélangés, marque puissam- en peinture, par exemple, on peut préférer une
ment le style des vins. On peut affiner cette magnifique copie de La Joconde d’un modeste
classification en trois catégories en distin- portrait original. Autrement dit, convient-il de
guant aussi les vins de fleuves, de littoral, de s’orienter vers « le vin qui plaît à tous » ou vers
vallée, de plaine, de montagne, de plateau, de « un vin pour chaque préférence » ?
piémont : on entre alors dans des subdivisions En se plaçant à la place du consommateur,
bien complexes, souvent imbriquées. On dit l’examen des quelques critères décrits ci-des-
souvent qu’il est plus facile d’identifier le style sus permettra à chacun de définir son type et
climatique d’un vin, puis son millésime si on style de vin. On peut alors les privilégier ou, au
connaît sa région d’origine, que de décou- contraire, s’en écarter sciemment pour mieux
vrir cette origine géographique ou le cépage connaître la diversité des vins et multiplier les
dominant. L’indiscutable variation climatique bonnes découvertes.
observée depuis vingt ou trente ans modifie les
couples zone-type climatique et donc les styles La reconnaissance des types
de vin. Dans l’hémisphère nord, elle favorise
l’utilisation de cépages plus méridionaux ou
et styles des vins
la surmaturation, évolutions plus favorables à Les salles des ventes ont des experts
l’augmentation de la richesse, de la puissance, sachant identifier l’origine des meubles, des
que de la finesse. Cette évolution imposée ne tableaux, des statues, etc. Qu’en est-il pour les
dispense pas d’une réflexion sur le style des vins ? Peut-on vraiment les identifier ? Il n’y a
vins : si chaleur et soleil à haute dose étaient pas de réponse unique mais quelques pistes.

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212
le plaisir dans le verre

Plusieurs catégories de vins ont fait l’objet les vins rouges, 68 % des termes sont relatifs
de descriptions détaillées. On peut en donner aux « fruits rouges ».
quelques exemples, purement indicatifs mais Vins rosés : le comité interprofessionnel
constituant d’utiles repères de réflexion. des vins de Provence (2012) décrit la diversité
Vins de garde : M. Aznar et coll. (2006) aromatique des rosés de Provence par douze
indiquent que dix descripteurs seulement termes, dont neuf « fruités » (orange, citron,
expliquent l’ensemble des caractères de vins de pamplemousse, fraise, framboise, mûre, cerise,
crianza et reserva du nord de l’Espagne, cinq melon, banane).
de type « fruité », sept de type « épicé-empy- Vins de Médoc et de Saint-Émilion : nous
reumatuque ». S. Langlois (2012) montre que examinons les descripteurs – environ 500 – de
professionnels bourguignons et bordelais s’ac- vingt crus du Médoc et de Saint-Émilion décrits
cordent pour dire que les vins rouges de garde dans le Guide Hachette des vins (édition 2012)
– aptes à se bonifier avec le temps – sont de et regroupés en six catégories principales (voir
couleur vive, avec des notes boisées, brulées, la figure ci-contre). On ne note ici de faibles
de vanille et de pruneau, une astrigence élevée différences entre ces deux zones bordelaises.
et une acidité faible. Chaque vin de chaque zone a sa personnalité,
Vins blans et vins rouges : Morrot et coll. dans des ensembles assez proches en ne consi-
examinent près de trois mille termes olfactifs. dérant que les principaux caractères, ceux qui
Pour les vins blancs, 70 % concernent « fruits sont effectivement utilisés.
blancs, fruits secs et agrumes » alors que pour Vins rouges : Morrot et Brochet (2004)
demandent à dix dégustateurs d’indiquer la
région d’origine de dix-huit vins rouges. Le
nombre de bonnes réponses varie de zéro à
dix (moyenne cinq) avec un pourcentage par
région de 20 % pour la Vallée du Rhône à 53 %
pour la Bourgogne.
Ces observations, parmi beaucoup d’autres,
montrent à la fois la précision limitée de toute
description de dégustation et la variabilité des
types et styles dans une région. Chaque région
a un « profil » global moyen particulier mais
avec de grandes variations entre crus qui font
son charme.
Le monde du vin n’est pas encore entré
dans le monde des clones, tous identiques, pré-
Descriptions de vingt crus du Médoc et de Saint-Émilion
selon six catégories principales définis. Je suis de ceux qui s’en réjouissent.

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« Un grand vin n’est pas l’ouvrage d’un seul homme, il est le résultat
d’une constante et raffinée tradition. Il y a plus de mille années d’histoire
dans un vieux flacon. »
Paul Claudel

Le savoir-goûter
surrénales et surtout la glande post-hypophyse.
La soif L’hormone libérée par cette dernière règle le
On définit la soif comme le sentiment inté- recyclage de l’eau dans l’organisme, qui est une
rieur du besoin de boire de l’eau. Notre corps, fonction rénale. La prise de liquide nécessaire
plus qu’à demi-liquide, est constitué de 50 à est fixée par le contact avec les muqueuses pha-
60 % d’eau et nous en perdons chaque jour, ryngées et stomacales. On arrête de boire et on
suivant notre poids, notre activité, la tempé- évite la réplétion de l’estomac bien avant que
rature ambiante, 2 à 3 litres et exceptionnel- les équilibres sanguins soient rétablis. Brillat-
lement davantage. En compensation, nous Savarin appelait « latente » ou « habituelle »
devons absorber la même quantité. cette soif indolore « qui nous accompagne
La soif est généralement décrite comme partout et fait en quelque façon partie de notre
une sensation de sécheresse de la bouche, existence ». Dans les conditions normales de
donc d’insuffisance salivaire, qui engendre la vie, l’homme n’attend pas généralement d’avoir
nécessité de boire. On passe sa langue sur les soif, il boit par habitude, la plupart du temps
lèvres sèches ; on a la gorge amère ; la salive à heures fixes, et couvre ainsi par anticipation
est épaisse. Ce ne sont pas les seuls critères ses futurs besoins. Il applique en somme à la
de la soif car on peut éprouver une sécheresse lettre le conseil de Rabelais :
buccale pour d’autres raisons, la maladie par
« Beuvez toujours avant la soif et jamais ne
exemple ou simplement l’émotion. Le manque
vous adviendra ! »
de salive n’est pas dû toujours à une simple
soif. En réalité, de la soif physiologique à la soif La soif alimentaire accompagne la prise
gourmande, on boit pour satisfaire des besoins d’aliments. Certains peuples, il est vrai, ne
variés et on distingue plusieurs types de soif. prennent pas de boisson à tous les repas mais
Dans les cas extrêmes de privation prolongée, alors, généralement, ils ne consomment pas
la soif devient souffrance insupportable. C’est de pain et absorbent des nourritures humides
la soif ardente des voyageurs égarés dans un (soupes, sauces, viandes bouillies). On boit
monde minéral ou sur l’immensité salée. en mangeant pour imbiber et ramollir les
La soif physiologique est la soif de tous aliments, en diluer les sucs, faciliter méca-
les jours ; elle équilibre le bilan hydrique et niquement la déglutition et la descente vers
fait que les entrées compensent exactement l’estomac ; la gorgée de liquide entraîne la
les sorties. Les centres régulateurs de la soif bouchée. Il existe un rapport quantitatif entre
sont situés dans la région de l’hypothalamus et la prise de liquide et l’ingestion d’aliments.
sont stimulés d’une part, par la minime éléva- Plus le repas est abondant, plus la nourriture
tion de la pression osmotique des cellules qui est sèche et plus, instinctivement, l’absorption
résulte de la concentration du plasma sanguin, de liquide est importante.
et d’autre part par la diminution du volume Si l’on s’observe quelque peu, on constate
sanguin. Deux systèmes glandulaires inter- que l’on a l’habitude de boire après la dernière
viennent dans ces mécanismes : les glandes bouchée d’un plat et lorsque l’on passe d’un

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214
le plaisir dans le verre

Les grands vins ont été conçus pour être bus à table.

mets à un autre, lorsqu’on change de saveur. que l’ablution, le bain. Au plaisir du rafraî-
On obéit alors à une sorte de besoin physique chissement des muqueuses de la bouche, de la
de se rincer la bouche. On a parlé d’une soif gorge, s’ajoutent l’agrément de la déglutition,
de rinçage après l’absorption d’un aliment de la pénétration du liquide dans l’organisme
très aillé, très salé ou très épicé. La brûlure et les délices de la saveur et de l’arôme. Cette
du poivre et encore plus celle du piment, qui soif gourmande n’incite pas à l’ingestion de
s’intensifient après le premier contact jusqu’à n’importe quel liquide ; elle recherche les
devenir douloureuses, sont calmées aussitôt, sensations du goût. Il y a des moments où l’on
quoique momentanément, par une gorgée de boirait bien quelque chose, mais pas n’importe
liquide. C’est le vrai sens du mot désaltérer. quoi, pas de l’eau plate, mais une boisson plus
Ce n’est pas une véritable soif qui est étan- attrayante. On ne boit alors que si l’on peut
chée, mais boire rafraîchit et calme le feu des satisfaire ce désir. Cette soif physiologique-
muqueuses. Il y a des mets qui poussent à ment inutile, quelque peu factice, est une soif
boire, cela est bien connu des buveurs. D’une acquise par un penchant et une habitude. Elle
façon analogue, après une saveur désagréable, répond davantage à la recherche d’une jouis-
amère ou styptique, on éprouve le besoin de sance qu’à un besoin naturel. C’est à cette
boire, comme pour se nettoyer la bouche. soif « de luxe », il faut bien en convenir, que
La soif n’est pas seulement un besoin s’identifie la soif du vin, car le vin, à lui seul,
physiologique ou un réflexe de purification ne saurait satisfaire sans quelque danger notre
buccale. Elle est aussi la satisfaction d’un besoin physiologique d’eau journalier. On ne
plaisir, très proche de la sensation agréable peut pas inciter à consommer tous les jours
du toucher d’un liquide et du même ordre de l’année deux bouteilles de vin, soit quelque

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le savoir- goûter
L’aliment-vin mangeant. La fraîcheur acide des vins blancs,
Pour information, nous noterons que le vin est une source la tannicité des vins rouges, leurs arômes et
calorique appréciable, de l’ordre de 600 à 800 kilocalories leurs bouquets s’harmonisent et ajoutent à
par litre pour les vins secs, plus pour les vins contenant la flaveur des mets. La dégustation du vin à
du sucre, comme indiqué dans le tableau ci-dessous. Cet table souligne et exalte le plaisir confondu du
effet calorique est réel dans le cas de consommation étalée manger et du boire.
permettant un métabolisme complet, il est négatif en cas On peut accepter aussi et encourager
de consommation non étalée, lorsqu’« on boit sans goûter ». l’usage du vin pour apaiser la soif gourmande.
La dégustation attentive est sans doute l’un des meilleurs La diversité des vins aujourd’hui dispo-
antidotes de l’alcoolémie. nibles dans le monde entier, peut-être encore
Valeur énergétique des constituants du vin plus à Londres qu’à Paris ou Madrid, dans
les pays consommateurs que dans les pays
kcal/g kJ/g
Teneurs kcal/l
p roducteurs, offre un choix remarquable.
­
(g/l) Certains vins semblent avoir été inventés dans
Éthanol 7 29,3 80-100 560-700 ce but : vins mousseux, vins liquoreux, vins
spiritueux, vins de dessert. D’autres, de plus
traces -
Glucides 4 16,7
80/100
0-400 en plus, sont bus en dehors des repas, à toute
heure et à toute occasion. Ils méritent d’être un
Polyols 2,4 10,0 0,5-10 1,2-100
peu différents de ceux bus seulement à table. La
Acides organiques 3 12,5 2-8 6-24 mode des « vins de café », des « vins de comp-
toir » semble disparue mais on note la faveur
Protéines 4 16,7 0,5-2 2-8
nouvelle du vin – blanc ou rouge – à l’apéritif.
Lipides 9 37,6 traces traces Il prépare les papilles et ouvre l’appétit aussi
bien que d’autres boissons, plus alcoolisées,
Fibres 0 0 traces traces
plus agressives. Les « bars à vin » et autres
1 kilocalorie (kcal) = 4,18 kilojoules (kJ) « bars à tapas » espagnols sont une forme de
consommation en grand développement, bien
différente du repas de fête de la tradition.
120 à 140 grammes d’alcool. D’ailleurs, à partir
d’un certain degré d’alcool, les boissons désal-
tèrent mal, comme si l’ingestion de l’alcool Vin et santé
augmentait le besoin d’eau. Si, à la place d’eau
pure, on offre à des rats de l’eau alcoolisée à Depuis toujours, et encore plus en ces temps
discrétion, ils en absorbent régulièrement où tels ou tels alcooliques repentis veulent
davantage, parce que sans doute le goût de généraliser leurs échecs personnels et se décul-
l’alcool leur plaît, mais aussi parce que leur pabiliser en assimilant usage et abus, il est inté-
besoin hydrique est plus grand. L’alcool attise ressant de faire le point sur ce thème. Le vin
le feu qu’on lui demande d’éteindre. contient de l’alcool, toxique comme toute chose,
En réalité, la vraie mission du vin est de selon la dose. L’observation banale de l’état sani-
satisfaire la soif alimentaire. C’est ainsi qu’il taire des pays et des régions ne montre aucune
est bu par les peuples de la vigne, au cours relation entre consommation régulière et rai-
des repas, pour accompagner la nourriture, sonnable de vin d’une part et maladies, morbi-
comme une gourmandise supplémentaire, dité et mortalité d’autre part. A contrario, sans
un condiment liquide. On ne boit pas du vin en tirer de conclusions de causalité abusives, on
par besoin, mais pour la satisfaction. C’est le note une corrélation inverse entre consomma-
complément indispensable de toute gastrono- tion vineuse et m­ auvaise santé.
mie ; nous aurions tendance à croire même, Plus récemment, l’américain Lewis Perdue
mais nous sommes partiaux, qu’il n’y a pas de (1992) a décrit le French Paradox reliant clai-
véritable gastronomie sans le goût du vin. Les rement la réduction des risques cardio-vascu-
grands vins ont été conçus pour être bus en laires au bon usage du vin. Ces observations

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216
le plaisir dans le verre

Resvératrol et santé vingt à quarante centilitres) est favorable à un


Le resvératrol, sous différentes formes, est un polyphénol bon comportement sanitaire. Les resvératrols
produit par de nombreuses plantes, dont la vigne de façon ont des effets particulièrement importants.
particulièrement importante en cas de « stress » physiologique, Les risques de surconsommation instan-
tel que l’attaque par le mildiou et surtout la pourriture grise dont tanée d’alcool sont estimés par la mesure de
il limite les dégâts. Libéré de la pellicule lors de la vinification, il l’alcoolémie, le taux d’alcool dans le sang, ou
procure au vin d’intéressantes propriétés anticancérigènes, anti- dans l’haleine. Cette alcoolémie dépend à la
inflammatoires, antimicrobiennes ainsi qu’une bonne activité sur fois de la quantité d’alcool ingérée et des condi-
la réduction des risques cardiovasculaires. tions d’ingestion. Le passage dans le sang et
On trouve dans le vin le cis-resvératrol et le trans-resvératrol, les risques physiologiques et réglementaires
plus abondant, ainsi qu’un dimère très peu abondant et deux correspondants sont atténués dans certaines
glucosides, les cis et trans-picéide. Les teneurs sont nettement conditions. Il est plus faible avec des boissons
plus élevées pour les vins rouges, macérés, que pour les à degré plus faible, après absorption d’eau – il
vins blancs ; le pinot noir serait particulièrement riche en ces y a dilution et réduction de la vitesse de dif-
composés. fusion dans le sang. L’ingestion de nourriture
ralentit la vidange gastrique et le passage
dans l’intestin grêle qui absorbe 70-80 % de
confirment les explications bien oubliées l’alcool : il y a retard et étalement du pic alcoo-
fournies une trentaine d’années plutôt par lémique. Le taux d’alcool dans le sang baisse
J. Masquelier, J. Trémolière1, pharmacien et d’environ 0,14 g/l/heure pour les hommes et
nutritionniste français. De nombreuses études 0,17 g/l/heure pour les femmes. L’ingestion,
épidémiologiques approfondies, dont celle du avant consommation d’alcool, de glucides et
professeur S. Renaud, précisent le phénomène lipides donne les meilleurs résultats. On peut
en l’expliquant par les effets physiologiques de choisir entre pain et beurre, ou pain et foie
l’éthanol et des autres composés des vins. Sans gras. L’ingestion d’huile alimentaire, d’huile
développer ici ce thème, signalons l’importance de paraffine, classique avant les toasts de
particulière des polyphénols, en synergie avec vodka et autres saké, sert plutôt à tapisser les
l’éthanol. Il est aujourd’hui clair qu’une consom- muqueuses.
mation de deux à quatre verres de vin (environ Pour résumer :
Avant la dégustation :
Vin rouge et cuisine du Sud-Ouest : les ingrédients • Manger un peu de pain, beurre…
du French Paradox. • Boire un verre d’eau.
Pendant la dégustation :
• Mettre en bouche un petit volume de vin
(5-10 ml).
• Recracher après 5-15 s (consommation : 2 à
5 ml).
• Éviter de « regoûter ».
Au cours d’une consommation à table :
• Respecter les indications générales ci-dessus.
• Éviter les consommations rapides, à jeun
d’alcools forts.
• Ne consommer que les vins dont on prend le
temps d’apprécier le plaisir qu’ils procurent.
Attendre le temps suffisant entre la der-
nière absorption alcoolisée et la conduite auto-
mobile.
1

1. J. Masquelier, in Traité d’œnologie, J. Ribéreau-Gayon et É. Peynaud, Dunod, 6 e édition, 2012.


1. J. Trémolières, in Du bon usage du vin, Cahiers de nutrition et diététique, Presses universitaires de France, 1973.

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217

le savoir- goûter
Alcoolisme Calcul du taux d’alcoolémie
On peut estimer l’alcoolémie à l’aide des formules suivantes,
L’abus d’alcool peut entraîner des effets disponibles sur tableurs en libre accès internet, comme
immédiats très visibles sur le comportement l’illustre l’exemple ci-dessous :
et des effets indirects peu ou pas visibles sur
Indiquez la quantité d’alcool pur ingéré : 30 g
la santé générale (l’alcoolisme proprement dit,
qui est une addiction). En combien de temps : 1 heures
L’alcoolisme ne préoccupe guère l’œno-
phi le, ni l’œnolog ue, ni le v ig neron : i ls Indiquez le poids : 80 kg
ignorent l’abus et ne connaissent que le bon
Indiquez le sexe : Homme
usage du vin. Ces populations semblent à
Femme
l’abri de l’alcoolisme, particulièrement sous-
représenté dans les régions viticoles fran- Le taux d’alcoolémie est égal à : 0,54 g/l
çaises, chez les professionnels du vin. Ils en
connaissent les charmes et se gardent bien de Le temps nécessaire à un retour à une
l’abus qui les en priverait. Le risque ponctuel alcoolémie de 0,5 g/l est égal à environ : 0,3 heures
ou chronique existe pour tous, plus impor-
Le temps nécessaire à un retour
tant en cas de manque d’information. La lutte à une alcoolémie nulle est égal à environ : 3,6 heures
contre l’alcoolisme est très importante pour
le monde du vin. Plus que le prohibition- On peut calculer l’alcoolémie à partir des formules ci-
nisme affiché ou masqué dont l’inefficacité est dessous :
avérée, il est préférable de s’orienter vers une Alcoolémie [en g d’alcool)/l de sang)] =
information réf léchie. Physiologistes, psy- (Volume ingéré [en litres] × TAV [en % vol] × 8)/
chologues et « hommes de terrain », à l’abri
(Poids [en kg] × K [coefficient])
des « nouveaux abstèmes » souhaitant faire
Pour les hommes, K = 0,71 et pour les femmes, K = 0,61.
compenser leurs excès personnels anciens
par l’abstinence des autres, fournissent des Exemples :
1) À table, 0,2 L de vin à 12 % vol pour un homme de
informations nécessaires à tous. Ce travail
70 kg :
est plus nécessaire qu’autrefois où pourtant
Alcoolémie = (0,2 × 12 × 8)/ (70 × 0,71) = 0,38 g/l
on consommait, en moyenne, plus de vin et 2) Dans le cadre d’une dégustation, un dégustateur homme
d’alcool. L’information des jeunes citadins pesant 80 kg goûtant 12 vins, 2 ml ingérés par vin, avec
est actuellement beaucoup moins bonne que un TAV de 12 % :
celles de leurs grands-parents ruraux d’il y a Alcool ingéré : 0,002 × 12 × 12 × 8 = 2,3 g alcool
seulement quelques décennies. On est passé Taux d’alcoolémie = 2,3/(80 × 0,71) = 0, 041 g/l sang
d’une consommation modérée de vins (de On peut également mesurer le taux d’alcoolémie avec des
faible degré) à table à des surconsommations éthylotests indicatifs, ou des éthylomètres de bonne précision
ponctuelles mais massives d’alcools et cock- avec les vérifications adaptées. Les risques d’alcoolémie élevée,
tails divers de fort degré. Les exemples, si dépassant le maximum légal de 0,5 g/l, sont négligeables lors
l’on ose dire, du « botellón » espagnol ou du de dégustations respectant les règles élémentaires.
« binge drinking » anglo-saxon sont là pour
nous montrer ce qu’il ne faut pas faire.
Par ailleurs, la consommation habituelle nourriture, un symbole de richesse, de noto-
de « bons vins » montre clairement son inno- riété, un antiseptique pour assainir les eaux ou
cuité et même ses effets positifs, illustrés soigner les blessures, un cosmétique, un médi-
par le French Paradox. Sans entrer dans une cament, un « remontant », un support fiscal…
quelconque polémique stérile, rappelons que Cette intégration dans la culture méditerra-
depuis quelques millénaires, le vin remplit néenne et occidentale, au sens très large du
d’innombrables fonctions de façon plus ou terme, est remarquable, encore plus large que
moins constante. Dans le désordre, le vin a été celle du chocolat aztèque, de la coca andine, du
ou demeure un élément de convivialité, une bétel indien, du thé asiatique.

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le plaisir dans le verre

Pour illustrer cette facette profondément


culturelle du vin, sans reprendre les innom-
La dégustation entre amis
brables ouvrages le situant dans les différentes On peut distinguer la dégustation de
civilisations, religions, littératures… nous consommation, le plus souvent lors d’un repas
citerons seulement quelques mots trouvés au en France et beaucoup de pays viticoles, de
hasard des lectures, toujours riches de sagesse. la dégustation centrée sur les seuls vins. À
quelques détails près, les bonnes conditions
« N’en prends pas Maître, n’en prends sont les mêmes. Nous les avons examinées au
pas [du vin] ! Ne manger qu’à sa faim, ne regard de dégustateurs « professionnels ».
boire qu’à sa soif est bien meilleur pour Résumons-les pour la « dégustation entre amis »
l’homme. » afin de permettre à tous de mieux apprécier, et
Assyrie (1 000 av. J.-C., d’après J. Bottéro) de mieux partager, le plaisir dans le verre.
Dans tous les cas, l’essentiel est d’accor-
der à ce vin, celui que l’on goûte, quelques
« Qui boit du vin, qui si ce n’est le sage. »
secondes d’attention.
Omar Khayyan (Perse xi e siècle)

« L’ivrognerie, entre les autres, me semble L’ambiance générale


un vice grossier et brutal. »
Montaigne (Essais, 1488) La température du local : il suffit d’éviter
les excès en se rapprochant de 20 °C, sans cou-
« Pour goûter, si vous courez, pressés, rants d’air de convecteurs bruyants.
abstenez-vous de goûter. » L’éclairage : trop puissant, il aveugle ; trop
Michel Serres (Les Cinq Sens, 1985) coloré, il déforme ; trop faible (ce qui est fré-
quent dans de nombreux restaurants et caves),
il empêche d’apprécier couleurs et la bril-
La dégustation entre amis : convivialité et plaisir gustatif avant tout.

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219

le savoir- goûter
lance… Le bon éclairage n’est ni plus cher ni
plus laid que le mauvais.
Les odeurs : les odeurs d’ambiance sont
inévitables mais elles doivent être raison-
nables. Évitons le tabac, les parfums violents,
les fleurs trop typées… mais aussi les odeurs
– même agréables – de cuisine !
Le nombre de personnes : une dégusta-
tion entre amis réunit évidemment plusieurs
personnes. L’expérience montre que le plaisir
de la seule dégustation peut diminuer au-delà
d’un certain nombre. Le bruit, l’agitation, etc.,
sont inévitables. À partir d’une dizaine de
personnes, il peut être utile, et agréable, de
confier l’animation amicale de la dégustation
à une personne. Elle ne doit pas imposer son Le débouchage, première étape importante du service des vins.
avis mais permettre à chacun de goûter puis de
s’exprimer selon son plaisir. tourner doucement, on tire sur le bouchon. Le
sabrage est à réserver aux bellicistes.
L’essentiel : dix à vingt secondes de calme
La décantation
Il faut respecter le silence général en ces
moments. Accordons-nous, et accordons à La décantation des bouteilles (on dit aussi
tous les participants ces quelques secondes le décantage) – opération qui consiste à séparer
de concentration vers le plaisir maximal. Là le vin limpide de la lie qu’il a formée – est très
comme ailleurs, l’extase complète est rare mais pratiquée depuis longtemps. Mais quand
le plaisir simple presque toujours accessible. doit-on décanter ?
Le verre : le « bon » verre ne se voit pas, il • La première règle paraît facile à retenir : sera
met le vin en valeur. Dans le cas de la dégusta- décantée seulement la bouteille qui présente
tion de plusieurs vins, l’idéal est de proposer à un dépôt. En conséquence, une bouteille
chaque participant autant de verres qu’il y a de sans dépôt sera servie directement.
vins différents. On peut aussi se contenter d’un • La deuxième règle : S’il y a nécessité de
verre en organisant la dégustation de façon à décanter, on le fera toujours au dernier
éviter les écarts trop grands entre chaque vin. moment, juste avant de passer à table ou
juste avant de servir, jamais à l’avance.
Le service des vins • La troisième règle : seuls les vins qui ont
quelque défaut à se faire pardonner justifient
Tout le monde croit savoir ouvrir une bou- une décantation anticipée au large contact de
teille. On commence par détacher la partie l’air. On parle alors souvent aussi de « cara-
supérieure de la capsule en la découpant au fage » (passage en carafe). Ses effets ne sont
couteau au-dessous de la bague de la bouteille et pas toujours aussi positifs qu’on le dit. Des
on découvre ainsi le dessus du bouchon, on l’es- verseurs et décanteurs-aérateurs actuels
suie avec un linge propre ou un papier souple trop brutaux peuvent se transformer en
avant même de retirer le bouchon. C’est main- bourreaux des vins !
tenant qu’intervient le tire-bouchon. Choisissez En plaisantant un peu, on pourrait dire
plutôt un bon tire-bouchon à levier simple ou que l’idéal serait de toujours prévoir deux bou-
double. Les bouteilles de champagne s’ouvrent teilles pour chaque vin : la première à goûter
bien entendu à la main. On les décapsule, pour savoir s’il faut ou non décanter, la seconde
les démusèle, puis en les maintenant dans la à boire, avec ou sans décantation selon les
position légèrement inclinée et en les faisant résultats observés sur la première !

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le plaisir dans le verre

Le vin en carafe : pour décanter les vins âgés ou aérer les vins jeunes.

Ainsi, il faut rester prudent en ce qui Dans quel ordre ? Question difficile.
concerne la décantation. Beaucoup de vins n’en Pour bien ordonner une série, il faudrait déjà
ont pas besoin. La décantation pour enlever le connaître tous les vins : c’est rarement le cas.
dépôt est de moins en moins nécessaire. Elle L’ordre de service des vins influe fortement
peut être utile pour révéler les charmes des vins sur leur appréciation. Dans le cas de vins de
« fermés », généralement jeunes et robustes, même type et de même style, l’ordre n’a qu’une
elle peut assassiner des vieux vins très délicats importance limitée. Dans le cas de vins très
mais fragiles. Sauf exceptions rares, elle ne se différents, il est d’usage de commencer par les
fait que quelques dizaines de minutes avant la plus légers – en alcool, en sucres, en tanins…
consommation. À défaut d’être nécessaire, elle – puis de progresser. Pour les vins d’âges très
peut être agréable. Un vin servi en carafe, sans différents, on recommande souvent de com-
bouchon ni étiquette, aurait tendance à passer mencer par les plus jeunes. C’est une idée
pour un grand vin ! simple mais pas toujours heureuse car certains
Quant aux bouteilles entamées depuis vins très vieux peuvent être charmants mais
quelques heures, voire quelques jours parfois, un peu légers, fatigués par le temps… Il existe
il reste possible de goûter et parfois de se une méthode pour déterminer un ordre per-
régaler. Les odeurs ont évolué mais il est tinent : on sert tous les vins prévus à chaque
souvent possible de retrouver les caractères participant, qui les goutte rapidement et les
spécifiques. Notons qu’une évolution très regroupe selon ses choix personnels, avant de
rapide ou très lente est « anormale », symp- les déguster plus complètement et de les com-
tôme de vin mal élaboré. menter. Ce système – le « napping » – reste rare
car lourd à bien organiser. Il est intéressant en
Pour aller plus loin groupes restreints de dégustateurs de même
niveau de connaissance.
Combien de vins ? La dégustation entre Avec ou sans étiquette ? La dégustation
amis est d’abord, seulement, un plaisir. Il d’un vin complètement identifié (cru, année…)
paraît difficile d’envisager des séries de 20-30- influence tous les dégustateurs. Le cas des
50 vins, fréquentes avec les professionnels. Il étiquettes « inconnues » du dégustateur reste
est également difficile, incomplet, de goûter très complexe, à éviter en règle générale, ou à
un seul vin, sans comparaison immédiate. compléter de quelques informations avant la
Selon le temps disponible, l’expérience des dégustation. Sans aucune étiquette ou indica-
participants, les types de vins, etc., il semble tion, à l’aveugle, le dégustateur est perdu, il a
raisonnable de proposer des séries allant de tendance à réfléchir avant de sentir et goûter
trois-quatre vins à une dizaine. Plus demande – ce qu’il ne faut jamais faire – par peur d’être
un minimum d’entraînement. piégé. C’est une mauvaise méthode pour les

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le savoir- goûter
dégustations entre amis. Il est ici préférable de On déclenche ainsi une bonne salivation et
donner un cadre, éventuellement incomplet : une petite activité de l’estomac. Le vin bu ira
éviter « Château X, 2008, cuvée spéciale » et moins vite dans l’intestin et donc l’alcool dans
privilégier « Blanc sec, jeune, de Jurançon ». le sang. La quantité totale allant dans le sang
À q uel le températ u re  ? Reprenons n’est pas modifiée mais étalée dans le temps,
q uelq ues repères simples décou lant des progressivement métabolisée et l’alcoolémie
connaissances déjà décrites. La « bonne » tem- maximale réduite.
pérature du vin dépend aussi de celle du lieu et
de l’écart entre ces deux valeurs, qui doit être
raisonnable. La température du vin varie très Le bon dégustateur
rapidement dans le verre en se rapprochant
de la température ambiante. « Une tempéra- Nous l’avons déjà dit, presque tout le monde
ture pour chaque vin, une température pour peut voir, sentir et goûter les vins. Comme
chacun » serait une façon trop habile de ne pour parler ou écrire, il faut aussi avoir appris
pas choisir. L’immense majorité des vins sont et se souvenir de son apprentissage ! Ce livre
correctement appréciés à une température de est fait pour nous aider dans ce travail sans
service entre 10 et 20 °C. Les valeurs basses de fin, car notre mémoire olfactive oublie facile-
8-12 °C sont adaptées aux vins « aromatiques » ment si l’on ne la rafraîchit pas régulièrement.
blancs, rosés, rouges jeunes et/ou légers… Les Pour bien commencer sa formation, la main-
valeurs hautes de 15-18 °C sont classiques pour tenir et la développer, il faut faire comme le
les vins rouges assez tanniques et les vins de pianiste ou le sportif : faire et refaire les bons
liqueur corsés. On peut aussi utiliser des étuis gestes jusqu’à la perfection. C’est possible
glacés (« wine coolers »), très efficaces pour ce seul, c’est plus agréable et plus efficace entre
travail important. amis. On évite ainsi de prendre de mauvaises
Quel volume de vin ? Pour une dégus- habitudes non corrigées, et de se contenter
tation entre amis, avec ou sans consomma- de la dégustation des mêmes genres de vins
tion raisonnable, on verse d’en chaque verre au détriment d’autres qu’on ne saurait plus ni
environ le tiers ou le quart de sa capacité. juger ni apprécier. Outre ces qualités de base,
Trop plein, il est difficile d’agiter le verre, le « bon dégustateur » doit être en bonne santé
trop vide il n’y a pas assez de dégagement générale, le nez et la bouche sans engorge-
des odeurs. Le bon volume dans le bon verre ment, assez reposé. Mais rappelons-le, le « bon
permet la bonne concentration des odeurs, dégustateur » doit aussi et surtout être inté-
au niveau du nez. En servant environ 7-8 cen- ressé, motivé, concentré – au moins quelques
tilitres par verre, on utilise une bouteil le dizaines de secondes pour chaque vin.
pour dix dégustateurs. Il est possible d’aller
jusqu’à douze-quinze personnes, avec des Voir, sentir, goûter
verres un peu petits. Le service de tous par
une seule personne est agréable pour les par- Voir. On regarde le vin au repos dans le
ticipants et permet une présentation homo- verre, directement puis par transparence. On
gène. Le serv ice indiv iduel donne plus de peut compléter par une légère agitation faisant
liberté à chaque dégustateur. apparaître le vin sous différentes épaisseurs.
« Mise en bouche » ou non ? Question très C’est tout. Cela prend cinq à dix secondes. On a
controversée. Elle est utile pour partir avec vu puis on peut noter dépôt, limpidité, intensité
une bouche « neuve », préparée de la même de couleur, nuance ou teinte, surtout en remar-
façon par tous les participants. Le plus simple quant les aspects anormaux ou surprenants.
est un simple rinçage à l’eau, ou avec un vin de Sentir. On sent le vin au repos dans le
même type, assez banal. On peut aussi manger verre par une douce inspiration de l’air au-
un peu de bon pain, non parfumé, éventuelle- dessus du vin. On agite modérément le vin
ment accompagné de beurre, de foie gras, etc. dans le verre et l’on sent de nouveau, en per-
(glucide et lipide, pour être plus technique). cevant l’apparition successive des différentes

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222
le plaisir dans le verre

odeurs. Si nécessaire, on peut recommencer. par le nez, selon la voie dite « rétro-nasale ».
L’extraordinaire diversité des odeurs de vins On peut recommencer l’opération sur le même
peut être présentée en simplifiant autour de vin mais en fatiguant les papilles gustatives,
quelques idées fortes : absence ou présence les nerfs gustatifs, l’attention. Par ailleurs,
de défaut net, odeurs intenses ou discrètes, la quantité et la composition de la salive se
odeurs fines, élégantes, plaisantes, etc. ­modifient, et donc les perceptions.
Nous sommes entrés dans le domaine très Le goût du vin est donc aussi apprécié en
subjectif, personnel, du plaisir. L’expérience seulement une dizaine de secondes, soit moins
montre que ces impressions « subjectives » de trente secondes pour toute la dégustation,
sont plus homogènes qu’on ne le dit entre mais trente secondes d’attention, de concen-
dégustateurs informés et formés, sentant dans tration, en oubliant tous soucis ou plaisirs
des conditions comparables. Il est cependant extérieurs, personnels ou professionnels.
nécessaire de rester humble et réaliste. L’essentiel se trouve dans l’« équilibre des
Ces perceptions olfactives directes seront saveurs », presque toujours marqué par une
complétées après la mise en bouche. On va à l’es- « dominante » faisant ressortir telle ou telle
sentiel, le caractère dominant, celui « qui saute saveur participant fortement à la typicité du
au nez », presque toujours présent. Il est à la fois vin : acidité, tanins, sucres, gaz carbonique,
caractéristique du type et du style du vin. On alcool… Dans tous les cas, chaque vin peut
observe aussi l’évolution de l’odeur dans le vin être aussi caractérisé par sa « longueur », le
avec le temps, même sur quelques secondes. On temps durant lequel on a encore l’impression
parle alors de caractères secondaires, parfois agréable d’avoir le vin en bouche, après l’avoir
considérés comme relatifs à l’« attaque », au craché ou bu. Sauf exception, on considère
« cœur » et à la « queue » de la dégustation, du que les vins « longs », connus ou inconnus,
début à la fin de l’olfaction active. Dans tous les sont des « grands vins ». Notons que cette
cas, il convient de se rapprocher d’odeurs de notion classique de « grand vin », ici assimilée
base, les plus simples mais les plus compréhen- à « vin long », est ambiguë et discutable. Elle
sibles par tous, avant d’essayer de percevoir et peut amener à trop privilégier les vins corsés
de décrire les nuances plus subtiles qui appa- aux dépens des vins légers, la puissance aux
raîtront un peu plus tard. Mieux vaut commen- dépens de l’élégance, la seule dégustation à la
cer par dire « fruité » – un peu vague mais clair consommation (raisonnable).
– que « fraise des bois trop mûre » plus détaillé S’exprimer. « Déguster un vin c’est le regar-
mais d’une précision discutable car toutes les der, le sentir, le goûter et en parler » aurait dit
fraises n’ont pas la même odeur ! le roi Édouard VII d’Angleterre. On ne saurait
Goûter. On met en bouche un petit volume mieux dire. Pourquoi s’exprimer sur le vin ?
de vin, environ cinq à huit millilitres. On agite Pour soi, d’abord : on s’oblige à préciser ses
le vin en bouche doucement, puis un peu plus impressions par des mots clairs, on les valide,
fort, en le faisant circuler dans toute la bouche, on mémorise mieux, on poursuit sa formation.
avec aspiration d’air (mais sans bruit exces- L’expression écrite aboutit plus complètement
sif !). Le vin se réchauffe. On perçoit à peu près à cette nécessaire précision, brève, simple
dans l’ordre la saveur sucrée, puis acide, puis pour être claire ; le plaisir sera plus complet.
amère et enfin l’astringence. Au bout de huit à Nous avons long uement détai l lé ces
dix secondes, pas plus car papilles et nerfs se « mots du vin ». C’est une activité intellec-
fatiguent, on avale ou on crache, élégamment. tuelle prolongeant la perception des yeux,
Pour la perception des caractères du vin, les du nez, et de la bouche. Nos « mots du vin »
deux voies sont équivalentes mais l’ingestion sont toujours le ref let de nos sensations, de
peut prolonger la sensation de plaisir, malheu- notre culture générale, de nous-mêmes. Cela
reusement en augmentant l’absorption d’alcool. explique pourquoi chacun a son avis et sa
Dans tous les cas, la bouche fermée, on préférence. Ces différences font le charme
termine par une douce expiration de l’air et des de la dégustation entre amis. Elles corres-
vapeurs de vin réchauffé qui sortent du corps pondent à la différence fondamentale entre

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223

le savoir- goûter
La poésie des descriptions ? de termes suivants, en nombre pair, « très
Rien n’interdit de s’écarter du vocabulaire de base, de laisser bon/bon/moyen/passable » ou « j’aime énor-
parler son imagination. Il faut cependant rester compréhensible mément/beaucoup/peu/pas du tout » sont très
pour être compris, même et surtout entre amis. adaptées.
Lors d’une dégustation entre amis, le plaisir est dans le verre Une description explicative : on utilise
s’il y a rencontre agréable entre tel vin, telle personne, dans ici les vocabulaires déjà définis, en se limi-
telle circonstance. tant, comme les bons professionnels, à un petit
Nous sommes ici dans un autre monde que celui de nombre de mots clairs, vraiment spécifiques
l’œnologue, de l’acheteur ou du vendeur professionnel, qui de chaque vin. À partir de cette liste de 62
doivent juger les « bons vins » même s’ils sont éloignés termes seulement, on observe qu’un « bon »
de leurs préférences. La différence s’accentue encore plus dégustateur compétent utilise seulement 6 à
entre ces deux mondes quand il s’agit d’achat. « Le vin que 7 mots pour décrire un vin, quel que soit son
j’aime » doit être accessible à son porte-monnaie. Il existe type, son âge, etc., il peut être complété par des
de nombreux « vins de plaisir » à prix raisonnables, pour précisions personnelles.
tous ceux qui privilégient le contenu de la bouteille à sa N’oublions pas qu’un mot ne doit être lié qu’à
seule étiquette ou renommée, sans oublier que l’étiquette un seul sens, et qu’on n’est jamais trop simple.
est une évocation puissante de l’histoire du vin, qui fait S’il y a lieu, il faut signaler la présence de
partie de sa personnalité et participe donc au plaisir qu’il défaut marqué, gênant. Sinon, le vin peut être
procure. qualifié de « franc », « net ».
On commence alors par dire « j’aime ce vin
pas du tout/un peu/moyennement/beaucoup ».
« quantité » – l’intensité de telle odeur, de telle On décrit ensuite le ou les caractères domi-
acidité –, « qualité » – conformité à une réfé- nants de l’aspect et/ou de l’odeur et/ou du goût.
rence personnelle ou générale –, et « plaisir » Il est d’usage de commencer par les caractères
– ­s trictement ­personnel. visuels. Dans le cas de dégustations de vins de
On distingue complètement « ce vin est mêmes origines et mêmes âges, on peut passer
très tannique », « ce vin est bon » et « ce vin rapidement. Il est inutile de répéter pour
me plaît ». Si ces trois expressions étaient iden- chaque « vieux médoc », qu’il est rouge un peu
tiques, tout le monde aimerait les mêmes vins : tuilé, pour chaque « muscadet de l’année »,
quelle tristesse ! Il faut donc proscrire une qu’il est jaune-vert pâle.
expression publique comme « ce vin est très Les caractères olfactifs permettent des des-
bon – ou très mauvais –, comment le trouver criptions beaucoup plus détaillées, mais soyons
vous ? » qui influence inévitablement celui qui réalistes, modestes, simples en nous limitant à
l’entend et le prive de son plaisir personnel. un très petit nombre de familles d’odeurs dis-
Dans la pratique, il convient de s’exprimer en tinctes, clairement comprises et identifiables
deux temps : une appréciation générale puis par tous. On surveille les mots « aromatique »,
une description explicative. « bouqueté », etc., un peu vagues. La descrip-
Et les notes ? Peut-on, doit-on donner une tion très détaillée des odeurs et saveurs se
note, comme à l’école ? Nous nous rappelons retrouve dans l’analyse sensorielle, réalisée par
combien cela était éprouvant, mais la note reste des jurys spécialement formés. Nous sommes
souvent un utile point de repère. L’intérêt de la dans d’autres mondes que celui du plaisir dans
note, lors des dégustations entre amis, est de le verre qui nous intéresse ici.
laisser une trace simple, mais hélas ­faussement Les caractères gustatifs tournent toujours
précise. autour des notions d’« équilibre gustatif » et
Une appréciation globale : « Pour noter d’harmonie plus faciles à ressentir qu’à expri-
globalement un vin, il ne faut pas penser direc- mer. Par exemple, qui peut vraiment exprimer
tement à une valeur numérique mais lui accor- ces idées pour des lieux aussi prestigieux et
der d’abord une mention » (É. Peynaud, 1981). différents que le mont Saint-Michel, les gorges
L’« appréciation globale » exprime le plaisir du Verdon ou la Mer de Glace ? C’est la même
ressenti par l’ensemble de nos sens. Les séries chose pour les vins. On rend compte aussi de

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224
le plaisir dans le verre

la structure et de la puissance du vin, ainsi que


du stade d’évolution.
Enfin, l’essentiel : tel vin n’a pas de défaut,
il est équilibré, il a quelques caractères domi-
nants agréables… mais « a-t-il une personna-
lité, ou est-il complètement neutre, impossible
à identifier ? A-t-il une typicité identifiée ou
pourrait-on dire qu’il est apatride ? » Voilà la
différence entre un « bon vin » et un « grand
vin » et, surtout, entre un « bon vin » et un
« vin que j’aime », dans sa catégorie, son type
et, hélas, son prix !
Exemple de fiche de notation pour des dégustations entre amis
Quelques aspects pratiques
Les fiches de dégustations. Pour la dégus- sont diverses. S’il en était habituellement autre-
tation entre amis, elles constituent un guide, ment, il serait inutile de réunir plusieurs dégus-
un aide-mémoire puis un outil d’apprentis- tateurs !
sage continu. Les fiches les plus simples sont Comment déterminer l’appréciation globale
les meilleures. Trop complexes, trop variables, du vin (ou sa note) par le groupe du moment ?
elles accaparent l’attention « intellectuelle » Le calcul de la moyenne est le plus usuel mais
aux dépens du bon fonctionnement des sens, et est très critiquable. Il est préférable, et pas plus
font réfléchir avant de voir, sentir, goûter. C’est compliqué, de retenir l’appréciation ou note
alors un mauvais outil. La figure ci-dessous médiane, c’est-à-dire la note qui divise en deux
propose un exemple simple. parties égales l’ensemble des notes. Elle exprime
Les classements de vins. Il est tentant l’opinion de la majorité des dégustateurs.
de classer les vins d’une série, même pour Par exemple, la série de cinq apprécia-
un usage privé. On peut utiliser les mêmes tions « passable/moyen/très bon/très bon/très
méthodes simples pour classer les dégusta- bon » aboutit à l’appréciation globale « très
teurs ! Attention aux sensibilités individuelles. bon », malgré deux avis moins favorable. On
Il convient de respecter quelques principes peut dire, ici, que deux dégustateurs sur cinq
simples, dérivés en simplifiant de ceux s’impo- « n’aiment » pas ce vin. C’est leur choix person-
sant pour les « bons » concours de vins. On ne nel qu’il est impossible de rejeter ou approuver
peut classer raisonnablement que des vins de mais le groupe « aime bien » ce vin.
même famille (origine, âge, prix, etc.). Il est pré- La reconnaissance des vins. Pour recon-
férable d’indiquer ces caractéristiques globales naître un vin, il faut, d’abord, le connaître,
aux dégustateurs avant la dégustation. L’idéal c’est-à-dire l’avoir goûté au moins une fois, si
est d’avoir un organisateur ne participant pas possible à une date récente et dans des condi-
à la dégustation du moment. Pour avoir des tions proches de celles du moment. Dans tous
résultats honnêtes, tous les vins en compétition les autres cas, il ne s’agit pas de « reconnais-
doivent être présentés dans les mêmes condi- sance » mais de « divination ». C’est alors un
tions de grande neutralité. En toute rigueur, il agréable jeu de société mais nous sommes
faudrait que les différents dégustateurs goûtent sortis de la dégustation. L’observation montre
les vins dans un ordre différent car la note d’un que les vraies reconnaissances, sur une large
vin dépend fortement du niveau du vin précé- gamme de vins (origines, âges, types, etc.) sont
dent. Cela demande une lourde organisation, difficiles et donc rares. Les vieux dégustateurs
rarement mise en œuvre. Le classement est vous le diront – en secret ! – : la seule méthode
fait à partir de l’appréciation globale ou de la efficace pour reconnaître sûrement un vin pré-
note globale de chaque vin, par exemple sur 20 senté à l’aveugle est d’avoir préalablement vu
points. Les préférences et notations obtenues l’étiquette ou le bouchon !

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225

le savoir- goûter
L’identification des « styles » de vins. sions avec celles de ses amis, les suivre ou les
Après dégustation d’un vin, il est possible et oublier. Ces échanges font toujours évoluer et
souhaitable d’en définir le « style », qui peut progresser la connaissance puis le plaisir. Le
ensuite orienter vers une origine (lieu, tech- bon dégustateur n’est jamais trop simple, trop
nique de production, âge, etc.). Le nombre de clair, trop modeste, comme disait le célèbre
styles différents est infini mais on peut les posi- torero Antoñete : « personne ne s’y connaît en
tionner autour de quelques styles importants, toros. À commencer par moi ».
plus fréquents, éventuellement en mélange.
Acheter, ne pas acheter ? On quitte la Choisir son vin
dégustation proprement dite mais la question
de l’achat intervient souvent. Pour quelles cir- Avant de pouvoir goûter le vin, il faut le
constances doit-on acheter tel vin ? Le vin de choisir. Comment ? En dehors de toutes préoc-
tous les jours, du dimanche en famille, pour cupations de vendeur – aussi légitimes soient-
boire avec quelques amis, pour un grand anni- elles – tout acheteur peut s’orienter vers le bon
versaire ? Dans chaque cas, on souhaite le vin le choix à l’aide de quelques bonnes pratiques.
plus adapté à la circonstance mais aussi à notre Il faut faire coïncider son profil avec un ou plu-
budget. Il n’y a évidemment pas de réponse type sieurs vins disponibles.
mais la question est inévitable, le plaisir dans le Mon profil personnel
verre a un coût ! Quoi qu’il en soit, il est simple • Pour qui : pour moi, pour ma famille, pour
et important de choisir selon son objectif : faire offrir, à qui ?
plaisir à une ou plusieurs personnes, appréciant • Pour quelles circonstances : repas de famille,
surtout le vin, l’étiquette, ou les deux ; mettre repas entre amis, en tête-à-tête, en « apéro »
en valeur le vin, les plats qui l’accompagnent, la de copains, pour une réception ?
personne qui consomme le vin, voire éventuel- • Pour quel usage : le boire, le montrer, gagner
lement celle qui l’offre. de l’argent à la revente ? Le vin est parfois
considéré comme un très bon produit spé-
Tous dégustateurs ? culatif. Il est facile de trouver des exemples
merveilleux mais, comme pour beaucoup
Pour être « bon dégustateur », donc pour d’autres produits, il faut beaucoup de chance
être le plus apte à trouver le plaisir dans le ou une très grande connaissance !
verre à l’occasion d’une dégustation entre • Pour quand : ce soir, pour les prochaines
amis, il est nécessaire de respecter quelques vacances, pour le mariage du nouveau-né ?
idées simples : être en bonne santé, être • À quel prix ? le moins cher, le plus cher (c’est
motivé, avoir envie, à ce moment, de s’intéres- valorisant pour celui qui offre ou reçoit) ?
ser au vin, être persuadé qu’un peu de travail Mon profil de vin
est la meilleure façon d’obtenir le maximum de D’innombrables sites marchands pro-
plaisir par le vin. Ce travail est presque uni- posent des questionnaires plus ou moins astu-
quement constitué par quelques dizaines de cieux pour vous cerner, vous et votre type de
secondes d’attention, de concentration pour vin, avec deux approches principales, tech-
chaque vin. La mémoire permet d’accumuler niques ou émotionnelles. Quelques exemples
et d’ordonner toutes les sensations visuelles, de positionnements : original ou technique ;
olfactives et gustatives que nous offre la vie classique ou innovant ; « sympa » ou raffiné ;
de tous les jours, et pas uniquement les vins. simple ou prestigieux ; fin ou puissant ; vif ou
Rappelons de toujours exprimer ses percep- tendre ; corsé ou léger ; fruité ou boisé ; rude
tions, son plaisir, de préférence par quelques ou souple ; fruité et léger/fruité et généreux/
mots simples, exprimer ses impressions, ses aromatique et souple/aromatique et charnu…
préférences, sans souci de l’opinion usuelle, de On en déduit parfois votre caractère « musclé
la mode du temps. L’indépendance d’esprit est ascendant explorateur », « esthète légèrement
ici aussi une vertu majeure. Il est ensuite pos- insoumis », etc. On propose parfois un des-
sible, souhaitable, de confronter ses impres- criptif technique détaillé, parfois jusqu’à une

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226
le plaisir dans le verre

quinzaine de critères devenant peu lisibles et niveau entre le choix du consommateur et les
exploitables. La liste est infinie, il faut et suffit caractères du vin. Dans l’exemple ci-dessous,
de se choisir quelques caractères majeurs et, on utilise 7 caractères descriptifs, plus le prix
plus délicat mais très possible, de les exprimer avant le choix définitif.
simplement. Remarque : Ces exemples sont uniquement
Pour chaque caractère de chaque v in indicatifs et ne peuvent décrire l’ensemble des
choisi, on attribue une note de 1 à 4 – du vins des régions arbitrairement choisies.
moins marqué au plus marqué. On définit son Le beaujolais et le bordeaux correspondent
choix pour les mêmes caractères. On compare bien au choix n° 1 qui ne serait pas satisfait par
les sommes des écarts de notes entre chaque un rioja reserva, qui comblerait le choix n° 2,
vin et le profil choisi. Le vin « idéal » est celui peu amateur du beaujolais, sans surprise. La
donnant la distance la plus faible, nulle dans figure ci-contre visualise ces situations. Le
le cas rare d’accord parfait. Une distance choix n° 2 oriente vers le pomerol, si le prix
moyenne de 1 indique un écart moyen d’un convient.
Les résultats

les différents vins

Vins Prix Fruité Cépage Acidité Tanin Boisé évolution Puissance


Beaujolais 1 4 4 3 1 1 1 2
Bourgogne 3 2 1 2 2 2 2 2
Madiran 2 1 3 2 4 2 2 4
Pomerol 4 1 2 1 3 3 3 3
Bordeaux 1 3 2 2 2 1 1 2
Chateauneuf 3 2 1 2 3 2 3 4
Rioja Reserve 3 1 1 3 3 4 4 3

quelques préférences

Choix 1 1 3 3 2 1 1 1 2
Choix 2 4 1 1 1 2 3 3 3
Choix 3 2 2 2 2 2 2 2 2

Comparaison visuelle de profils de vins : on observe ici la


concordance entre le beaujolais et le choix n° 1 Grille de choix du vin adapté à ses préférences

N° choix
Vins 1 2 3
Beaujolais 0,7 2,1 1,3
Bourgogne 1,1 0,8 0,4
Madiran 1,6 1,3 1,2
Pomerol 1,6 0,5 0,9
Bordeaux 0,5 1,5 0,7
Chateauneuf 1,6 0,8 1,0
Rioja Reserva 2,1 1,0 1,4

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227

le savoir- goûter
• Quels mots vais-je choisir pour exprimer
mon opinion globale ? La faire partager à
mes amis ?
• Vais-je acheter ce vin ? Pour quelles circons-
tances ? Avec quels mets ?
Nous retrouvons notre introduction, mieux
armés pour mieux choisir. Une plus grande
connaissance pour un plus grand plaisir. On
pourrait parler d’une « philosophie du vin ». On
retrouve toute la pensée grecque puis occiden-
tale, depuis vingt-cinq siècles, reliant connais-
sance et sagesse. Chacun a ses préférences, il
doit les garder. En les exprimant simplement,
il les partage avec ses amis, qui ont d’autres
préférences. Tous confortent ou modifient leurs
choix, tous apprécient mieux car « la sagesse
vient après le goût » (Michel Serres, 1985).

Sur la correspondance
des vins et des mets
Le classement, un élément possible dans le choix d’une bouteille. Il faut connaître les règles qui permettent
de mettre en valeur les vins que l’on offre.
Ce système très simple peut servir de Savoir placer un vin dans un menu fait partie
repère pour tout achat, par exemple à l’occa- de l’art de la table. Une erreur en ce domaine est
sion de commandes plus importantes pour des une faute de goût et une maladresse qu’un bon
groupes d’amis, de goûts comparables, avant vin ne mérite pas. On a beaucoup écrit sur cet
de s’orienter vers les seules informations des inépuisable sujet et le lecteur se reportera aux
sites matériels ou virtuels de vente. nombreux tableaux d’accords gastronomiques
que l’on trouve dans les livres de cuisine et les
En conclusion guides des vins. L’œnologue se risque là, d’ail-
leurs, un peu en dehors de sa spécialité. Ce qui
« J’aime ce vin », « Je n’aime pas ce vin ». nous intéresse dans ces pages, c’est de décou-
Pour concrétiser ce bon choix, rappelons les vrir, au-delà des préférences et des habitudes
orientations principales qui doivent nous personnelles, et elles sont fort variées, les
servir de repères constants à partir d’un raisons profondes de l’orthodoxie établie.
­q uestionnaire très simple. On conçoit très bien qu’au cours des repas
• Je déguste pour moi ? Pour mes amis ? Suis-je nous recherchions instinctivement une cer-
prêt pour quelques dizaines de secondes d’at- taine harmonie entre le goût de ce que nous
tention ? Suis-je dans un cadre adapté ? buvons et le goût de ce que nous mangeons.
• Le vin a-t-il un aspect « normal » ? L’odeur Ces impressions alternées, et qui par moment
est-elle nette, sans défaut important ? Quelle se chevauchent, ne doivent pas se contrarier ou
est l’odeur dominante ? Quelles sont les se neutraliser ; elles doivent aller dans le même
odeurs complémentaires ? sens, correspondre et, si possible, se faire
• Le vin en bouche est-il équilibré ? Avec valoir. L’accord doit se réaliser à la fois sur les
quelle dominante ? intensités des impressions, sur leur nature et
• La fin de dégustation est-elle agréable ? sur leur qualité. Une boisson riche en flaveur
Longue ou courte ? s’accommode mal de la fadeur d’un aliment

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le plaisir dans le verre

trop neutre. À la réciproque, une boisson insi- Ce sont des raisons psychologiques et phy-
pide coupe court à l’agrément d’une cuisine siologiques qui assignent aux vins blancs leur
savoureuse. Il n’y a peut-être que dans le cas de juste place dans nos repas. Les qualités qui
plats trop relevés que des boissons simples et entrent en ligne de compte et qui en font un
fraîches soient préférées pour éteindre la soif condiment alimentaire apprécié sont à notre
de rinçage qu’ils ont allumée. avis les suivantes : leur couleur pâle, leur arôme
Une certaine concordance des arômes et proche du raisin, leur saveur légère et désalté-
des goûts entre le solide et le liquide va de soi ; rante, leur fraîcheur acide, leur douceur s’ils
et il est choquant de voir arroser de la vraie contiennent du sucre, le fait enfin qu’ils sont
cuisine avec des boissons industrielles aro- bus froids. D’ailleurs beaucoup d’entre eux, les
matisées. Mais il y a aussi un rapport qualita- plus souples et les plus aromatiques, peuvent se
tif à respecter. Une cuisine lourde et rustique boire seuls et n’ont pas besoin d’accompagne-
appelle une boisson désaltérante du même ment.
acabit ; un vin raffiné serait dans ce cas mal D’une manière générale, et ne s’en éton-
venu et perdrait contenance. De la même façon, nera que celui qui ignore le rôle qu’exerce sur
on peut rater l’effet d’une préparation culinaire l’appétence la couleur de notre alimentation,
pleine de recherche et de délicatesse en l’arro- les vins blancs s’harmonisent le mieux avec des
sant d’un vin grossier. nourritures peu colorées : les chairs blanches
Si l’on analyse les bons principes de cette (viandes, abats, volailles ou poissons), les
harmonie, on voit donc qu’ils répondent à une sauces blanches ou blondes. L’association des
des trois conditions : une analogie, une asso- couleurs prépare l’association des goûts. Par
ciation, une unité des qualités sensorielles. ailleurs, leurs qualités aromatiques qui rap-
Mais l’attrait peut naître aussi d’une complé- pellent le fruit, leur légèreté de constitution,
mentarité ou d’un contraste. Ainsi certaines leur fluidité, font qu’ils s’accordent mieux aux
toques ou certaines plumes, souvent par souci préparations les plus fines et qu’ils conviennent
d’originalité et horreur du conventionnel, moins bien aux mets forts en saveurs. Mais les
prennent le contre-pied des recommandations vins blancs sont surtout reconnus comme les
habituelles. S’il s’agit d’une agréable fantaisie partenaires privilégiés des produits de la mer.
dans un domaine où sied mal trop de rigueur, Leur saveur efface le salé et est rehaussée par
nous sommes les premiers à applaudir cer- lui. On a parlé joliment de « vins de coquil-
taines audaces d’un jour. On peut toujours lages », de « vins de crustacés », de « vins de
essayer une fois. Mais on n’oubliera pas que les poissons », dans l’ordre de leur constitution,
outrances répétées avoisinent vite le mauvais du plus nerveux au plus charnu, du plus jeune
goût. Grâce à l’étonnante diversité des types de au plus vieux, du plus sec au plus tendre. Qui
vins, on est assuré d’en trouver toujours un (et n’a pas été le témoin d’accordailles réussies : le
même plusieurs) pouvant être associé à un plat muscadet de Sèvre-et-Maine ou l’entre-deux-
donné, à quelques exceptions près cependant. mers sur la douzaine de vertes de claires, la
Celle du vinaigre est la plus connue, serait- copita d’amontillado ou de fino sur les lan-
il de Xérès ou un authentique balsamico ; il goustines de San Lucar de Barrameda, le
dessert le vin ; les vinaigrettes et salades sont laville-haut-brion ou le bâtard-montrachet sur
à éviter, tout au moins en dégustation, sinon en la sole meunière ? Les propriétés désaltérantes
­d iététique. des vins blancs sont mises encore à profit pour
Le petit cube de gruyère et le cerneau de accompagner certaines spécialités épicées ou
noix ne suffisent pas toujours à faire lever l’in- charcuteries, les légumes verts cuisinés, les
terdit. On y ajoutera les entremets au chocolat, fromages frais, les fromages à pâte grasse et
surtout la mousse, bien que le rapprochement les fromages de chèvre qui écrasent la plupart
chocolat/banyuls, maury… soit souvent un des vins rouges. En matière de goût, on aurait
régal. Seul l’authentique – et très cher – aceto tort d’être absolu. On peut souvent remplacer
balsamico, à la fois aigre doux et très aroma- « vins blancs secs » par « vins rosés » ou même
tique, s’accorde avec bien des plats. par « vins rouges légers », c’est-à-dire jeunes

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229

le savoir- goûter
et très pauvres en tanin, à la condition aussi voisins, les crottins de Chavignol. Le vin est
qu’ils soient bus assez frais. flatté par l’aliment. Un grand vin rouge ne se
Les vins blancs ont une autre dimension révèle vraiment qu’avec le mets approprié. On
qu’il faut savoir exploiter et que l’on a tendance entend dire parfois que tel vin se goûtait mieux
à négliger aujourd’hui, du moins en France : ils ou qu’il se goûtait moins bien il y a trois mois ;
existent aussi en versions « demi-sec », « moel- on oublie que la différence vient souvent des
leux » ou « liquoreux ». Beaucoup ignorent plats qui l’accompagnaient. On réservera les
cette gamme d’accords adoucis ou l’oublient vins rouges légers, ou très vieux, aux viandes
au moment de composer un menu ou de lire la jeunes, veau, agneau, aux volailles, au petit
carte des vins. Les vins blancs tendres et moel- gibier à plumes. Les vins tanniques, dans la
leux vont bien avec toutes les cuisines douces : force de l’âge supportent les viandes rouges
bouchées à la reine, ris de veau, cervelle, que- de bœuf, de mouton et les viandes noires du
nelles, béchamels, grandes préparations de gros gibier, ou de la palombe, de la bécasse.
poissons et de volailles blanches, les fromages Leur bouquet de fruit, d’épices, de truffe et
bleus, etc. Seul un vieux vin liquoreux (barsac, d’aromates, s’associe fort bien à cette classe
banyuls ou maury) peut résister à un plat aigre- de mets, alors qu’il détonne avec les odeurs
doux ou à un canard à l’orange ou aux cerises. de poisson. Ce n’est que dans le cas de prépa-
Tout le monde connaît le jumelage du sauternes rations au vin rouge, comme la lamproie à la
et du foie gras servi en entrée, accord parfait bordelaise, la matelote, ou le civet de bar de
ou point d’orgue d’un repas. Mais on pratique la nouvelle cuisine, qu’on est autorisé à servir
moins l’alliance du vin liquoreux et des fro- un vin rouge jeune et charnu (celui de la sauce,
mages à pâte persillée, ou d’autres fromages suggère le puriste). De même, le tanin du vin
forts, et pourtant elle crée une étonnante rouge lui interdit l’approche de ce qui est
harmonie de contraste ; l’onctuosité de leur salé et de ce qui est sucré ; ces saveurs le font
douceur est à la mesure de l’intensité des sen- paraître encore plus dur et encore plus amer.
sations et adoucit le piquant, ce que ne saurait
Vin liquoreux et poulet aux morilles : un accord original
faire un vin sec. qui fonctionne parfaitement.
La riche constitution des vins rouges, leur
complexité savoureuse les prédisposent à
accompagner des mets plus lourds, à saveurs
plus fortes. Leur couleur foncée s’accorde
déjà avec celle des viandes rouges, des sauces
brunes, des sauces au vin. Mais c’est leur
saveur tannique spécifique, à la fois amère
et astringente, qui est déterminante ; elle
permet du reste de les classer en deux catégo-
ries d’usage différent : les vins rouges légers
(indice de tanin de l’ordre de 30 à 35 dirait
l’œnologue) et les vins rouges corsés (indice de
tanin de l’ordre de 40 à 50 et plus). Leur tanin
réagit avec les protéines des viandes et de leurs
jus, de leurs sucs de mastication, des fonds de
sauce, des fromages à pâte dure ou demi-dure.
Les matières azotées effacent ainsi l’amertume
tannique. L’accord est plus incertain entre les
vins rouges de qualité et les fromages forts,
fermentés, du camembert au roquefort sans
oublier les fromages de chèvre de caractère.
Ils sont mieux mis en valeur par les vins blancs,
tels les sauvignons secs de Sancerre avec leurs

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230
le plaisir dans le verre

Rien ni personne n’interdit les rapproche-


ments vin-mets innovants mais l’audace ne Pour résumer
supprime pas les oppositions physiologiques. Il n’y a rien à ajouter car tous les goûts existent mais il peut
Le tanin des vins rouges se heurte souvent aux être utile de proposer quelques repères :
protéines des poissons, il fait exploser le carac- • un objectif raisonnable est d’aboutir à une harmonie
tère métallique des poissons en boîte, telle la agréable ;
sardine à l’huile qui s’entend très bien avec un • cette harmonie peut porter sur l’intensité des sensations par
vin blanc liquoreux… le vin et les mets, leurs styles, leur élégance ou leur rusticité ;
Au cours du repas, la sensibilité sensorielle • cette harmonie résulte d’analogies et/ou d’oppositions.
diminue, les sens s’émoussent progressivement, Le vin peut renforcer ou compenser le met. Il est p
d’où la nécessité lorsqu’on sert plusieurs vins de référable d’éviter les chocs trop brutaux, par exemple
les présenter selon une gradation de saveurs. entre un vin délicat et un mets puissant, très épicé ;
Il est de règle de commencer par le vin le plus • elle repose aussi sur des mécanismes physiologiques
léger, le plus jeune, et de terminer par le vin le universels mais chacun peut s’en écarter, si tel est
plus corsé, le plus bouqueté, le plus titré. Il est son plaisir ;
donc justifié de goûter d’abord les vins blancs • les proximités vins blancs et poissons/fruits de mer, vins
pour finir par des vins rouges plus étoffés. Un rouges et viandes rouges, etc., sont classiques, sans être
bon précepte encore est d’éviter la concurrence des obligations.
que se font des vins de même type et de même Toutes les réunions vin-met sont bonnes, si elles participent
niveau. Il ne faut pas non plus attaquer trop haut, au plaisir de tel consommateur dans telle circonstance.
dirait le sommelier, c’est-à-dire sortir trop tôt la Un « petit » rosé bien frais peut être préféré à un « grand »
bouteille prestigieuse ; il est habile de placer en vin rouge lors d’un pique-nique de campagne en plein été !
premier un vin qui la fera valoir. Enfin, contrai-
rement à ce qui se pratique, il est conseillé
d’attendre, à chaque service, pour verser le vin,
que les plats aient été passés. Ce détail me paraît
Du bon usage du vin
important, car ainsi les convives mangent avant Tous ceux qui examinent l’histoire des
de goûter le vin et se trouvent dans les meilleures boissons alcoolisées s’accordent sur le carac-
­d ispositions pour le juger. tère universel de leur fabrication à partir de
Plus le vin est grand, et plus son service dizaines de plantes différentes : celle-ci est
demande d’attention et de rite. On boit bana- presque partout attestée à partir du moment
lement un vin banal, mais quand arrive le où une société atteint un certain niveau tech-
grand millésime quelque chose doit avoir dis- nique et qu’elle passe d’une économie de cueil-
crètement averti et préparé les hôtes à cette lette à la culture du sol et à la transformation
rencontre. C’est tout l’art de servir, l’art de des produits naturels. Un brillant microbiolo-
vivre. Ils se demanderont longtemps pour- giste explique que la levure de fermentation,
quoi ce soir-là les vins avaient atteint cette saccharomyces cerevisiae, pour les amateurs
ineffable harmonie. De façon très générale de précision botanique – est le meilleur et le
mais décisive, il faut souvent choisir entre les plus ancien ami de l’homme. Depuis la révolu-
mets valorisant les vins ou l’inverse. Il n’est tion agricole du Néolithique, il y a 8 000 à 10
pas plus curieux de choisir le plat qui va avec 000 ans selon les régions, l’homme utilise les
tel vin que l’inverse, pourtant beaucoup plus boissons fermentées, alcoolisées, du koumis
fréquent. de lait des juments de la steppe mongole aux
L’accord vin et mets est un champ infini d’ex- bières de palme africaines en passant par la
périences. Il suffit de toujours se demander si on chicha de maïs andin ou le pulque des agaves
souhaite valoriser le plat par le vin ou l’inverse. olmèques et aztèques, sans oublier les vins
Doit-on choisir le menu et appeler le sommelier mésopotamiens ou égyptiens, ancêtres les plus
ou faire l’inverse ? La question est rarement directs de nos vins actuels.
posée, c’est dommage. La réponse permettrait Avant ce stade, l’homme du Paléolithique
d’arriver plus souvent à la parfaite harmonie. fumait, mastiquait ou faisait infuser des subs-

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231

le savoir- goûter
tances végétales à propriétés stimulantes, toujours pas disparu, même s’il est plus rare
stupéfiantes ou provoquant le rêve. Cette chez les amateurs de bons vins.
recherche constante des substances tranquil- On peut définir trois aspects dans les rap-
lisantes ou onirigènes suggère qu’elles corres- ports de l’homme et du vin.
pondent à un besoin, à une fonction sociale et à Le plaisir des sensations gustatives qu’il
un mécanisme mental communs à l’homme de procure. Espérons que ce livre a permis de
toujours et de partout. mieux les connaître et de mieux les rechercher.
Le produit fermenté représente souvent une Ses effets physiologiques, nutritionnels,
forme plus stable de conservation. Pourtant le pharmacodynamiques. L’alcool du vin est « à
but de cette transformation d’un produit n’était la fois un aliment de choix et une nourriture
pas de stocker une nourriture à base de fruits dangereuse, un bienfait et une malédiction, un
ou de grains. Ce n’était pas non plus seulement révélateur et un déprédateur de la personna-
la recherche d’une saveur à laquelle il fallait lité » (Trémolières). Le vin est bien plus qu’une
parfois s’accoutumer, mais plutôt celle d’un dilution alcoolique du même degré que l’alcool
plaisir intense dû aux sensations d’exaltation, de qu’il contient.
dépassement, de vertige que donnent l’ivresse Sa saveur psychologique, sociale et cultu-
et son approche. Dans l’euphorie alcoolique, relle. Le vin, boisson des peuples latins puis
l’homme se dédouble et a l’impression de sortir chrétiens, reste encore aujourd’hui chargé
de lui-même. L’ivresse avait un caractère sacré de valeur symbolique ; il apparaît comme un
chez les peuples primitifs. Pas de fêtes sans élément culturel, étroitement lié à la ­civilisation
beuveries ; les choses importantes se traitaient occidentale.
aussi la coupe à la main. Boire, c’était aussi Le savoir-boire fait donc partie du savoir-
prouver sa virilité, sa vaillance. vivre au même titre que le savoir-manger.
Plus tard, avec le monothéisme, l’ivresse perdit Plus peut-être, car il est plus facile d’abuser
sa fonction religieuse et une civilisation du vin se de la boisson que de la nourriture. La limite
développa peu à peu. Le vin est réputé pour donner de l’appétit provoque un blocage, tandis que
de l’esprit et mettre de bonne humeur ; il dope l’imprégnation alcoolique n’arrête pas toujours
et excite à la ­repartie. La convivialité du vin est le buveur. Ce qui pousse l’homme à boire, c’est
légendaire ; on ne saurait boire seul. Jean-Jacques d’abord la recherche d’une volupté et il faut une
Rousseau traitait les buveurs avec une indulgence bonne maîtrise de soi pour rester un buveur
touchante : raisonnable.
Pour définir l’art de boire, nous dirions qu’il
« Généralement parlant, ils ont de la
obéit à deux règles : la mesure et le bon goût,
cordialité, de la franchise ; ils sont
et qu’il se résume en deux formules simples :
presque tous bons, droits, justes, fidèles,
« Boire peu, mais boire bon » ou encore « Boire
braves et honnêtes gens. »
peu, pour pouvoir en profiter longtemps ». Ce
Olivier de Serres était plus réaliste et plus sont certainement les bons vins qui permettent
sage, deux cents ans plus tôt, lorsqu’il disait en le plus aisément de se tenir à cette conduite.
parlant du vin : Ils enseignent la tempérance à qui veut bien
écouter leur message. C’est avec le vin et sa
« Beu en petite quantité, esveille et fait
dégustation que l’homme peut apprendre la
revivre celui qui, par défaillance de cœur,
façon civilisée de boire, donc de vivre.
se meurt ; en une grande, endort et tuè
Une thèse récente de psychologie 1 nous
l’yvrongne : devenant instrument de toute
apprend beaucoup sur l’actuelle perception
intempérance, pour ceux qui dissoluëment
du vin par les jeunes étudiants. Socialement,
en abusent : et au contraire, esguisant
1
l’esprit prins selon son legitime usage. »
1. « Études de représentations véhiculées chez de
En réalité, le savoir-faire fut long à acqué- jeunes adultes  », Céline Simonnet-Toussaint,
rir et l’on ne peut prétendre qu’il soit de nos Bordeaux, 2004 ; Le vin sur le divin, éditions
jours tellement répandu ; l’éloge de l’ivresse n’a Féret, 2006.

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le plaisir dans le verre

l’image du vin est très valorisée, très « posi- positive du vin avec un fort ancrage familial,
tivée », porteuse d’identité forte, associée aux culturel, psychique. Le vin est doté d’une très
plaisirs de la table, à la gastronomie française, forte identité spécifique, unique. Le vin est très
à la convivialité et au plaisir de transmettre lié aux plus anciennes traditions, y compris en
cette appréciation de générations en géné- régions non viticoles, au plaisir partagé avec
rations. La consommation de vin commence ses proches en le différenciant clairement des
assez tard, (vers 20-25 ans), au domicile usages abusifs de l’alcool.
(familial), occasionnellement, sans recherche Cette étude explorant avec détails un
d’ivresse, contrairement aux autres boissons « segment de marché », comme disent les spé-
alcoolisées bues hors domicile, entre amis, cialistes du marketing, nous amène à réflé-
souvent avec recherche de l’ivresse. Dans la chir sur l’immense diversité du monde du vin.
sphère privée, le vin est une boisson à part, Partie du Caucase, la vigne s’est répandue
qu’il faut savoir apprécier, qui raconte la jusqu’à l’Aconcagua argentino-chilien, les
famil le. Il engendre une qualité ty pique- collines néo-zélandaises ou les perspectives
ment française. Le goût du vin, le plaisir de du mont Fuji. Les amateurs de vin sont encore
le goûter et de le partager, est transmis à plus diversifiés : depuis des millénaires pour le
80-89 % par les hommes (père, grands-pères, monde méditerranéen, ou seulement quelques
oncles…), lors des repas de famille, souvent décennies pour certains jeunes américains ou
assez tôt surtout à Bordeaux ! Le vin est ici un cadres chinois. Ces différences historiques,
sujet de culture transmise entre générations. géographiques et culturelles expliquent la
Psychologiquement (n’oublions pas le cadre diversité apparente des goûts actuels, les styles
de la thèse citée) : de vin les plus extravagants. Elles ne doivent
pas masquer l’essentiel : chacun essaie de pro-
« Penser le vin c’est penser la relation à duire, de consommer ce qui lui procure le plus
la figure œdipienne pour se rapprocher grand PLAISIR, le plus adapté à son expérience
du père – pour les jeunes filles – ou pour personnelle nécessairement marquée par son
lui ressembler un jour pour les jeunes milieu culturel le plus ancien et par la mode
hommes. Le vin engendre souvent des la plus récente. Cette recherche du plaisir, et
images de virilité désirée, acceptée. La donc la fuite des excès, passe par les mêmes
cave est assimilée au monde du père mécanismes physiologiques et psychologiques
qui y choisit les vins accompagnant le pour tous : chacun peut les connaître pour
travail maternel en cuisine. [Le vin est mieux apprécier et mieux faire apprécier en
un] objet de choix pour symboliser cette parlant avec son entourage. Pour tous, il appa-
inexorable quête de l’éternité, au travers raîtra ainsi que « déguster, c’est tout simple »,
des générations qui ne se succèdent pas en réunissant science, art et plaisir selon les
forcément avec le même vin que [les] propos de Jean-Pierre Changeux :
parents. »
« La science ne s’identifie pas à la raison,
ni l’art au plaisir ; mais il n’y a pas de
C’est peu dire que ce travail et ses conclu-
science sans plaisir ni d’art sans raison. »
sions actuelles ne sont guère familiers aux
« professionnels du vin » plus habitués à parler Ces études très innovantes sont d’intelli-
de teneur en tanin, de packaging, de prix… Il gents arguments aux vrais amis du vin qu’un
semble cependant clarifier des opinions assez développement actualisé aux sages propos
simples, observées, chez les jeunes. Petits de Platon qui recommandait à ses hôtes du
consommateurs d’aujourd’hui, ils sont, peut- Banquet de « ne boire qu’à son plaisir (...)
être, les sages consommateurs de demain. de manière à jouir du plaisir sans se rendre
On ne peut qu’être frappé par leur image très malade ».

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