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Antoine Wenger

A propos des Lettres d'Ignace d'Antioche


In: Revue des études byzantines, tome 29, 1971. pp. 313-316.

Résumé
REB 29 (1971)Francep. 313-316.
A. Wenger, A propos des Lettres d'Ignace df Antioche. — La thèse de R. Weijenborg met en cause l'authenticité des Lettres
d'Ignace d'Antioche : la recension moyenne, considérée comme authentique, serait en réalité un dérivé de la recension longue.
Cela paraît impossible, en particulier d'après la terminologie christologique dont on ne peut admettre qu'elle dérive de la
recension longue (deuxième moitié du IVe siècle).

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Wenger Antoine. A propos des Lettres d'Ignace d'Antioche. In: Revue des études byzantines, tome 29, 1971. pp. 313-316.

doi : 10.3406/rebyz.1971.1450

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1971_num_29_1_1450
A PROPOS DES LETTRES D'IGNACE D'ANTIOCHE

Antoine WENGER

Le Père Reinoud Weijenborg, franciscain, professeur de patristique, vient de


consacrer aux Lettres d'Ignace d'Antioche une étude critique qui remet en cause,
fondamentalement, l'authenticité de ces Lettres1. L'entreprise est trop grave
pour qu'on ne la considère pas avec intérêt et attention, moins en raison de la
tradition de l'Eglise catholique que des conclusions auxquelles étaient parvenus
l'ensemble des critiques, qu'ils fussent protestants libéraux comme A. von Har-
nack, ou conservateurs comme Th. Zahn, anglicans comme J. B. Lightfoot, ou
catholiques comme F. X. Funk.
Les Lettres d'Ignace nous sont parvenues sous deux recensions, la recension
longue et la recension moyenne (la recension appelée brève n'entre pas en ligne
de compte dans le débat présent). Malheureusement, la recension longue a été
publiée la première, aussi bien dans la version latine (1498 par Lefebvre d'Etaples)
que dans le texte grec (1557, à Dillingen par Paceus). Ce mauvais départ ajustement
contribué à faire suspecter l'authenticité des lettres d'Ignace. Ce n'est qu'après
la publication de la recension moyenne en latin d'abord, par James Ussher à
Oxford en 1644, et dans l'original grec par Isaac Vossius à Amsterdam en 1646
et par Dom Ruinart en 1689 pour la Lettre aux Romains, que la critique pouvait
enfin comparer les deux états du texte. Elle a insensiblement conclu à l'authentic
ité de la recension moyenne.
On considère aujourd'hui communément la recension longue comme une édition
interpolée faite entre 360 et 380. D'après Othmar Perler, de Fribourg en Suisse,
qui nous promet une étude sur le pseudo-Ignace, elle serait l'œuvre de Sylvain
de Tarse, de la tendance oméousienne ou semi-arienne. Celui-ci pourrait être
également l'auteur des Constitutions Apostoliques citées par la recension longue.
Telles étaient jusqu'à présent les conclusions de la critique quasi unanime.
Elle prend argument de l'analyse interne des Lettres et des témoignages externes
qui remontent jusqu'à Polycarpe. Celui-ci mentionne les Lettres d'Ignace dans sa
Lettre aux Philippiens, tandis que Irénée et Origène sont les premiers à citer des
passages de ces lettres, Irénée dans YAdversus Haereses, V, 28, 4 (Sources Chré
tiennes 153, p. 362), et Origène dans l'Homélie sur Luc, VI, 4 (Sources chrétiennes
87, p. 144-145). Vient ensuite le témoignage fondamental d'Eusèbe de Césarée,

1. Les Lettres d'Ignace d'Antioche. Etude de critique littéraire et de théologie, par


Reinoud Weijenboro, ofm, professeur de patristique. Mis en français par Barthélémy
Héroux, ofm. — E. J. Brill, Leiden 1969 ; 474 p.
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dans son Histoire Ecclésiastique, III, xxxvi, 1-14 (Sources chrétiennes 31, p. 147-
150).
Le Père Weijenborg tient pour négligeables les témoignages d'Irénée et d'Origène
parce que probablement interpolés (!). Il pense que les citations d'Eusèbe ne
prouvent pas plus en faveur de la recension moyenne qu'en faveur de la longue.
Ce point est très contestable. Ce n'est pas parce que l'on trouve dans les citations
d'Eusèbe des traces de la recension longue que celle-ci est antérieure à la recension
moyenne. En effet, cette dernière nous est connue par un seul manuscrit, le célèbre
Mediceus Laurent. Plut. LVII, 7. Or celui-ci n'est pas nécessairement le meilleur
témoin. L'auteur de la recension longue a fort bien pu disposer au point de départ
de son travail d'un témoin meilleur, ce qui expliquerait qu'il y ait entre la recension
interpolée et le témoignage d'Eusèbe des rencontres qui n'existent pas entre
Eusèbe et la recension moyenne.
Mais le P. Weijenborg a voulu faire avant tout œuvre de critique interne. Sa
thèse est la suivante : de la recension moyenne ne peut provenir la recension
longue. Tout s'explique par contre si l'on prend comme hypothèse de recherche
que la recension moyenne est issue de la recension longue. Dès lors, ce qui n'était
qu'hypothèse est considéré par le P. Weijenborg comme une donnée scienti
fiquement établie. Les conséquences en sont considérables : en théorie, il n'est pas
invraisemblable qu'un certain Ignace, martyr, ait écrit des lettres aux communautés
d'Asie, mais de ces lettres nous ne savons rien. Vers 360 apparaît (d'où, grands
dieux ?) l'édition des lettres sous la forme longue. Celles-ci ont été ré-écrites, on
ne sait par qui ni quand, et sont devenues la recension moyenne que l'on a eu
tort jusqu'à présent de considérer comme authentique.
Le P. Weijenborg reste extrêmement sobre sur l'auteur de la recension longue
qu'il considère comme le recueil original. Ce serait pourtant un point important
dans sa thèse dès lors que l'auteur de L part de zéro. Il avoue simplement (p. 399)
que la question de l'auteur du recueil original (c'est-à-dire de la recension longue
selon lui) pose des problèmes trop compliqués pour être résolus dans son travail.
Il estime provisoirement que cet auteur pourrait être Evagre d'Antioche ou l'un
de ses amis. Celui-ci aurait pu s'inspirer d'un passage de Lucien de Samosate
qui écrit dans son pamphlet De Morte Peregrini, vers 167, que Peregrinus, avant
de mourir, avait envoyé des lettres à presque toutes les villes illustres de l'Asie.
Ces lettres contenaient des préceptes, des exhortations et des lois. Il chargea
en outre certains de ses compagnons d'annoncer sa mort, tels des courriers des
Enfers.
Sans aller aussi loin que le professeur Jacques Schwartz, de l'Université de Stras
bourg, qui pense que les Lettres d'Ignace pourraient être les Lettres de Peregrinus
mentionnées par Lucien de Samosate, le P. Weijenborg estime que la mention
des lettres de Peregrinus par Lucien a pu donner l'idée à un auteur chrétien,
Evagre d'Antioche, ou l'un de ses amis, de confectionner des lettres au nom d'Ignac
e. (Signalons en passant que l'auteur, à qui rien ne semble avoir échappé de la
littérature concernant Ignace et à qui, sur ce point, nous rendons hommage, a
ignoré les deux études de Jacques Schwartz : Lucien de Samosate. Philopseudès
et De Morte Peregrini, Paris 1951 et du même, dans la Revue d'Histoire et de Philo
sophie religieuses, 1960, p. 126 à 145 : Du testament de Lévi au Discours Véritable
de Celse, qui traite explicitement des rapports d'Ignace avec Peregrinus.)
Nous nous inscrivons radicalement en faux contre cette thèse. Nous estimons
les conclusions du P. Weijenborg aberrantes au sens plein du terme. Il faudrait
pour le prouver écrire un ouvrage aussi long que le sien. Qu'il nous suffise de
dire qu'il est impossible, en partant de la recension longue, d'aboutir à la recension
moyenne. La recension longue ou L contient une masse de citations scripturaires
alors que la moyenne ou M n'en contient presque pas. Du temps d'Ignace, les
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écrits du Nouveau Testament commençaient à peine à se répandre dans leur forme


définitive. De l'avis des critiques, les citations de Paul ou de Jean que l'on trouve
dans Ignace se réfèrent plutôt à une tradition orale qu'à un texte écrit.
D'autre part, la christologie d'Ignace est extrêmement primitive, notamment
son insistance à affirmer que le Christ est Dieu, sans le distinguer suffisamment
du Père. Or, toutes les formules christologiques d'Ignace ont été remaniées par
l'auteur de L à la lumière du développement de la théologie trinitaire auquel
l'Eglise était parvenue dans la deuxième moitié du IVe siècle et en fonction de la
position personnelle de l'interpolateur. Celui-ci apparaît très préoccupé d'une part
de distinguer le Fils du Père et, d'autre part, de le placer dans une situation infé
rieure par rapport au Père, sans pourtant lui dénier le titre de Dieu ni les attributs
divins. Si l'on applique à ces passages christologiques la méthode du P. Weijen-
borg, il résulte à l'évidence que L vient de M et non le contraire. Nous trouvons
de même pour chaque cas les motifs qui ont poussé l'interpolateur à agir de la
sorte alors que le passage d'une théologie évoluée à une théologie primaire ne
s'explique pas. Ignace ou la recension M a une christologie que nous appellerions
volontiers «enveloppée» ; l'interpolateur a une christologie manifestement
développée ou déployée.
Prenons la Lettre aux Ephésiens VII, 7. Ignace — car nous ne pouvons l'appeler
autrement — écrit : εϊς ιατρός έστιν, σαρκικός τε και πνευματικός, γεννητός καΐ άγέν-
νητος, έν σαρκΐ γενόμενος Θεός, έν θανάτω ζωή αληθινή, καΐ έκ Μαρίας και έκ Θεοϋ (<( il
n'y a qu'un seul médecin, à la fois charnel et spirituel, engendré et inengendré, venu
dans chair Dieu, dans la mort vie véritable, né de Marie et né de Dieu »). Ce
texte présente une christologie tellement enveloppée et incorrecte au regard de
la théologie du IVe siècle qu'il a choqué ceux-là mêmes qui voulaient attirer
Ignace dans leur camp. Athanase d'Alexandrie, par exemple, citant ce passage,
corrige άγέννητος en άγένητος, inengendré en non-créé (De Syn., 47 : PG 26, 776c).
En effet il est impossible de dire du Christ, selon la divinité, qu'il est άγέννητος,
inengendré. Seul le Père est inengendré et les Ariens en prenaient argument pour
dire que le Fils qui est engendré est une créature. Théodoret de Cyr, lui, de tendance
dyphysite et réagissant contre la formule à relent apollinariste έν σαρκί γενόμενος
Θεός, lui substitue la formule έν άνθρώπω Θεός '(voir les différents témoignages
dans PG 5, 20*>).
Voyons donc comment L arrange la christologie d'Ignace en fonction du déve
loppement théologique de son temps (2e moitié du IVe siècle) et de ses idées
personnelles, plus ou moins arianisantes. Il est choqué tout d'abord d'entendre
Ignace dire qu'il n'y a qu'un seul médecin, le Christ. Le Père n'est-il pas en premier
le médecin de nos âmes ? Jaloux des prérogatives du Père — c'est une de ses
constantes — , il prend soin de rappeler que « notre médecin, c'est le seul vrai
Dieu, incréé et inaccessible » (ίατρος δέ ημών έστιν ό μόνος αληθινός Θεός, ό
άγέννητος και απρόσιτος). L prend soin de dire que le Père seul est incréé, qu'il est
le seul vrai Dieu. Ce rappel de Jean 17, 3 dénote un climat arianisant, car ce texte
était sans cesse invoqué par les Ariens pour dénier au Fils la qualité de Dieu dans
toute la vérité du terme. L s'efforce ensuite de bien situer le Fils par rapport au
Père : « celui-ci est seigneur de l'univers ; du Fils monogène, il est le Père et le
géniteur » (ό των δλων κύριος, του δέ μονογενούς πατήρ καΐ γεννήτωρ).
Ce n'est qu'après avoir placé hors d'atteinte le caractère unique du Père que L
se permet d'ajouter : « Nous avons aussi comme médecin notre Seigneur Dieu
Jésus le Christ » (έχομεν ίατρόν καΐ τδν κύριον ημών Θεόν Ίησοΰν τον Χριστόν).
Notre auteur, on le voit, ne refuse pas d'appeler Jésus Dieu, pourvu que la théo
logie soit précisée, ce qu'il fait en ajoutant : « Fils unique et Verbe avant les siècles,
ces derniers temps homme né de Marie la vierge... Car le Verbe s'est fait chair »
(τδν προ αιώνων υίδν μονογενή και λόγον, ΰστερον δέ και ά\>θρωπον έκ Μαρίας της
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παρθένου... ό λόγος γαρ σαρξ έγένετο). L assume de la sorte avec beaucoup d'habil
eté la formule primitive d'Ignace : έν σαρκί γενόμενος Θεός.
Nous pourrions poursuivre la comparaison. Partout se révèlent les mêmes prin
cipes. Partout nous pouvons expliquer comment, partant de M, un auteur posté
rieur a écrit L, alors qu'il nous paraît impossible d'expliquer comment, partant
de L, un auteur de la fin du IVe siècle aurait pu écrire M. La recension longue
vient nécessairement de la recension dite moyenne, et non l'inverse, et celle-ci
représente, compte tenu des accidents qui affectent toute transmission d'un texte
ancien, la recension originale des lettres écrites vers l'an 110 par Ignace, évêque
d'Antioche, sur le chemin qui par Smyrne et Troas le conduisait à Rome où il
mourut martyr, dévoré par les bêtes.

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