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15.90

B. I.

0
259 .

UNIV GENT
1 7

}
I
L'ÉCOLE

DES MARIS.

PREMIÈRE PARTIE.
"

1
L'ÉCOLE

DES MARIS.

TRADUCTION DE L'ANGLOIS.

PREMIÈRE PARTIE.

A AMSTERDAM ,

Chez CHANGUION , Libraire,

Et fe trouve à PARIS ,

Chez LE JAY , Libraire rue Saint


Jacques , au Grand Corneille.

M. D C C. LXX V I.
[ittot!!!!!!

AVERTISSEMENT.

CEET
T Ouvrage obtiendra-t-il

l'approbation du Public ? J'ofe


!
m'en flatter : & , ſi mon eſpé

rance n'eft pas vaine , je me

croirai bien dédommagé des pei

nes que je me fuis données pour

le faire paffer dans notre langue .

Quant au motif qui m'a guidé

dans cette entrepriſe , le Lecteur

fenfible le devinera facilement ,


vj Avertiffement.

s'il veut juger de mon cœur par

le fien. Il fera sûrement touché

des principes de vertu & d'hon

nêteté répandus dans ce Roman :

fes différens acteurs exciteront

en lui le plus vifintérêt , & plus e

d'une fois il éprouvera ces dou

ces émotions qu'un plaifir fe

cret accompagne toujours . Je

les ai moi-même éprouvées , en

lifant ces lettres ; & d'après cet

effet qu'elles ont produit fur

moi , j'ai cru rendre fervice en

les traduifant. Elles ne font pas


Avertiſſement. vij

comme la plupart des ouvrages

de cette nature , dont la lecture

doit être interdite aux jeunes

perfonnes. Au contraire , il

eſt à defirer qu'elles foient miſes

entre leurs mains : loin d'avoir

à en craindre aucune confé

quence fâcheufe , elles réuniront

le double avantage de les amu

fer & de les inftruire. Hors une

fcène de terreur & d'effroi ,

toutes les autres font faites pour

exciter dans l'ame des mouve

mens doux & honnêtes ; &


whit
viij Avertiffement.

même cette ſcène effrayante ;

produite par la vengeance la

plus cruelle , & en même tems

la plus injuſte , eſt encore une

leçon utile qui , en nous mon

trant où peut conduire l'excès

d'une paſſion déréglée , nous

apprend à n'ouvrir nos cœurs

qu'aux fentimens approuvés par

le devoir & par la vertu.

Je
e prie le Lecteur de me per

mettre une courte digreffion ,

qui naît du fujet dont il eft ici

queſtion . Les parens , les infti


Avertiſſement. ix

tuteurs , & , en général , tous

ceux qui veillent à l'éducation

des enfans de l'un & de l'autre

fexe fe récrient contre la lec

ture des Romans. Ont-ils raifon?

Leur févérité à cet égard eſt

elle bien fondée ? Doit- on enfin

approuver ou blâmer le foin

qu'ils ont d'écarter des mains

de leurs éleves les livres de cette

efpece ? Pour répondre à ces

queſtions , il eft néceſſaire de

faire attention au bien ou au mal

que la lecture des Romans peut


Averti
2005

.
produire. Or il me paroît cer


tain qu'ils font , pour la plû~

part , plus nuifibles qu'avanta

geux. Je ne parle pas de ceux

où le vice , fans aucun ménage E

ment , étale fes maximes les

plus perverſes ; où la ſageſſe &


1
la décence font tournées en ri

dicule , & où l'on érige des

trophées à la licence & au li

bertinage. Ileft tropévidentque

ces ouvrages infâmes , dont les

Auteurs mériteroient d'être pu

nis comme deftructeurs des


Avertiffement. xj

bonnes mœurs
2 doivent être

proſcrits , & reſter dans l'obſ

curité où ils ont pris naiffance.

Mais dans la foule des Romans

d'une claſſe différente , les uns ,

ne préfentant qu'un tas de faits

merveilleux & extraordinaires ,

échauffent l'imagination , la

rempliffent d'idées gigantef

ques , & la portent à un degré

fi haut , qu'elle n'a plus que du

dégout pour les faits fimples , &

qui font dans la nature ; & les

autres , qui ne font que des


xij Avertiffement.

recueils d'hiſtoires galantes 3

énervent l'efprit , amolliffent le

cœur , ôtent à l'ame fon éner

gie , & étouffent le germe des

fentimens nobles & généreux .

On eft donc forcé d'avouer

que les Romans , généralement .

parlant , font dangereux pour

les jeunes perfonnes dont le

cerveau eſt ſuſceptible de re

cevoir toutes les impreffions , &

de les conferver longtems . Mais

s'il en eft quelques -uns où le

vice foit peint avec des cou


Avertiffement: xiij

leurs propres à le faire déteſter

& où leurs auteurs , conduits

par un motif louable , ayent eu

pour but d'exciter l'amour de

la vertu " & d'inſpirer du goût

pour les actions qu'ellecon

feille : il faut convenir auffi

que ceux-là doivent être regar

dés comme utiles , & peut

être comme des livres de mo¬

rale d'autant plus précieux ;

qu'il y regne toujours un cer

tain intérêt qui les fait lire avec

plus de plaifir , en même tems


xiv
Avertiffement.

qu'il grave plus profondement

dans la mémoire les différens

préceptes que l'efprit fage de

l'Auteur a fu y répandre . A la

vérité , les Romans de ce der

nier ordre font en petit nom

bre , mais c'eft aux inftituteurs

à les découvrir , & à faire en

forte qu'ils foient les feuls qui

-tombent entre les mains de

ceux dont l'éducation leur eft

-confiée.

Il eft clair , d'après ce que

je viens de dire , que je n'aurois


Avertiffement. XV

pas publié cet Ouvrage , fi je

n'euffe penſé qu'il méritoit une

place dans la claſſe peu nom

breufe des Romans dont la lec

ture eft inftructive & amufante.


I
L'occafion de remplir ce dou

ble objet eft fi rare , qu'on ne

peut trop s'empreffer de la ſai

fir , lorfqu'elle fe préfente ; & je

me félicite de ne l'avoir pas

laiffée échapper.

Quant à la maniere dont je

me fuis acquitté de la tâche diffi

cilę que je me fuis impoſée , il


xvj Avertiffement .

ne'm'appartient pas d'en parler.

C'eft à vous , Lecteur , à en

juger. Il me fuffit de vous dé

clarer que j'ai fait tous mes

efforts pour la bien remplir , &

que je m'eftimerai infiniment

heureux , s'ils méritent votre

fuffrage,
Ja

C
L'ÉCOLE

DES

MARI S.

LETTRE PREMIÈRE .

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN

Bart.

JE fuis , mon cher Moftyn , dans


la plus grande inquiétude & dans

le plus grand embarras qu'on puiffe


imaginer : je viens de recevoir une
Prem, Part. A
(2)

Lettre de mon père , qui m'ordonne

de me rendre fans différer auprès


de lui , pour m'introduire chez Sir
Robert Grafton. Il paroît que ce
dernier a confenti à me donner une

de fes deux filles en mariage. Mon


'
père me dit qu'elles font fort belles

& fort riches, & par conféquent


que rien ne doit m'empêcher d'en

choifir une pour épouſe. Je ne les


ai point vues. Elles peuvent être
auffi recommandables par leur beauté
qu'on me l'annonce ; mais vous fa
vez qu'il y a de mon côté un obf

tacle , que j'ofe appeller infurmon


table , parce qu'il me paroît dou

teux que je puiffe le franchir avec

honneur. En parlant ainsi , je con


fidère la Demoiſelle que je dois
époufer. Cependant , j'ai refuſé ſi ſou
yent, & mes finances font dans un
(3)
fi mauvais état , que je crains bien
d'être obligé de céder. Si je pouvois

engager Ifabelle à me rendre ma


liberté ! Mais , je l'avoue , je ne vois

pas par quel moyen je pourrai l'a


mener à ce point. Le tendre atta
chement qui m'unit à elle a été pour
moi la fource de mille peines , &
néanmoins il ne m'a jamais été pof

fible jufqu'à ce moment de l'aban


donner , foit par l'effet de fes char
mes trop féduifans , foit par celui

de ma propre foibleffe. Si quelque


fois je lui laiſſe ſeulement entrevoir
qu'il faudra nous féparer , un tor
rent de larmes coule de fes yeux ,

& un déſeſpoir affreux s'empare de


fes efprits. Alors mon âme , trop fen

fible , partage fa douleur ; je ne puis


être témoin de fes allarmes fans

attendriffement , & elle m'ôte juf


A2
(4)

qu'à l'idée d'une féparation qui feroit


fon malheur.

Si j'étois fûr que perfonne avant


moi n'eût triomphé de fon cœur ,

je croirois commettre un crime en


l'abandonnant, Mais, Moftyn, je n'ai

pas été le premier , quoique je fois


bien convaincu qu'elle m'a été par
faitement fidelle depuis que nous
vivons enſemble . Toutefois ce com

merce m'a fait faire des dépenſes ſi


exceffives , que toutes mes reffources

épuisées ne me permettent plus de


fatisfaire à celles qu'il exigera en

core , fi mon père n'augmente mon


revenu ; ce que fûrement je n'ob
tiendrai pas de fes bontés , à moins

que je n'épouſe une femme riche.

En effet , je fais qu'il lui eft diffi


cile de me céder une partie de fa

fortune , parce qu'elle lui fuffit là


t's s

peine pour foutenir fon rang. Cepen


dant , quelque médiocre qu'elle foit,

j'ofe dire qu'il eft difpofé à la ref


treindre encore & à fe gêner , plutôt

que de me faire manquer un éta


bliffement avantageux.

Vous voyez donc , Moftyn , com


bien ma fituation eft malheureuſe .

Je vous attends demain. Quand vous

ne reſteriez avec moi qu'une demi

heure , j'espère que votre amitié


l'emploiera à me donner de fages
confeils, & à me montrer la conduite

que je dois tenir dans une affaire

qui exige , ainſi que vous en con


venez fans doute , une longue &
mûre délibération ,

A)
( ૪)

LETTRE II.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN.

Bart.

JE
E vous dépêche promptement ce

Courier , pour vous avertir qu'il eft


inutile que vous veniez me voir à

Londres , comme je vous en avois


prié , parce qu'une feconde Lettre

que je viens de recevoir de mon père


m'oblige à quitter auffi - tôt cette
ville. Il y infifte fur la néceffité de me
mettre en voyage fans aucun délai ,
parce qu'il a entendu dire qu'on

venoit de propoſer à Sir Robert

un autre parti plus riche , & qu'il


veut me laiffer libre dans mon choix.
( 7)

Il ajoute , en effet , que ce n'eft point


fon intention de me gêner & qu'il

reftera neutre ; mais , d'après ce qu'il


dit des deux filles de Sir Robert ,

je crois m'appercevoir que ſon eſprit


eft prévenu en faveur de l'aînée. Il me
fait des deux fœurs un portrait affez

détaillé . Je ne vous en ferai point


part dans ce moment : il fera tems

de vous en dire mon avis , lorfque


je les aurai vues. Mais pourquoi vous

parlerois-je de celle qui aura la pré


férence , puifque je ne puis , mal
heureuſement , donner mon cœur
ni à l'une ni à l'autre? Ne ferois-je

pas mieux de choisir celle dont le


mérite eft inférieur ? Au moins , mon

hypocrifie n'exciteroit pas en moi


des remords auffi cuifans.

Iſabelle ne ſe doute point de la

cauſe de mon voyage, Je crains de


A4
( 8)

l'inftruire à préſent de ce qu'il faut


qu'elle apprenne tôt ou tard. Être

obligé de rendre malheureuſes celles


qui font tout notre bonheur dans

ce monde ! Cette penſée réveille


ma fenfibilité.

LETTRE III.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .

Budw.

J'AI
'Ai vu la Demoiſelle qui m'eft
deftinée . Ah ! Moftyn, quel dommage

de la tromper!

Mon pere étoit fi empreffé de me


4
préſenter à Sir Robert , qu'il m'a
peine laiffé le tems de me coëffer ,
& de changer d'habit , quoiqu'il lui
)‫( و‬
eût été facile de voir, par ma lenteur

& par les prétextes que j'alléguois ,


qu'il s'en falloit beaucoup que j'euſſe
le même empreſſement pour entamer
l'affaire de mon mariage . Cepen

dant , comme il ne m'étoit pas


poſſible de m'y refufer , je penfai que

le plutôt feroit le mieux. Ce parti


auquel je me déterminai me fit frif

fonner depuis les pieds juſqu'à la


tête. De ma vie , je ne me fuis
trouvé dans une circonftance ſi em
barraffante.

Mon pere me dit que j'avois un


air égaré , & il me demanda fi je
craignois d'avoir une jolie femme
pour époufe. J'avois honte du rôle

que j'allois jouer , mais ce fut inu

tilement , il n'y avoit plus moyen

de reculer. Cependant , j'aurois

donné ma vie pour être dans ce


A S
( 10 )
moment à cent lieues de la maiſon
de mon pere.

J'en fortis , l'efprit troublé par


mille réflexions , & j'y étois encore

plongé lorsque j'apperçus Sir Ro


bert , qui me reçut dans fa maiſon

de Grafton , avec une politeffe à


laquelle je m'attendois d'autant
moins , que j'avois entendu dire

qu'il étoit extraordinairement fier.

Après les premieres civilités faites


de part & d'autre , il demanda à

mon pere la permiſſion de me mon


trer une partie de fon jardin . Alors

il me conduifit par des allées agréa


bles & tortueuſes à un temple ruf
tique. Je fus d'abord étonné de fa

ftructure finguliere , mais , en y en


trant , mes yeux furent enchantés
par la préſence des deux filles de

Sir Robert , qu'un Poète auroit


( 11 )

appellées les Divinités du lieu . Elles


étoient en effet très-belles & très

élégamment habillées. Je ne pus


m'empêcher de les regarder avec
admiration ; & , fi mon cœur eût
été libre , l'une des deux lui auroit
donné des chaînes. Elles étoient

affifes à côté l'une de l'autre. L'une

s'occupoit à peindre fur le taffetas :


l'autre tenoit un livre , & fa man

doline étoit pendue au dos de fa


chaife.

Elles fe leverent quand nous en

trâmes , & je vis leur teint s'animer ,

ce qui les fit paroître encore plus


belles.

Lucie , qui eft l'aînée , a une


taille très-avantageuſe & remplie de
graces : elle a la plus belle main

& le plus beau bras qu'on puiffe


imaginer , & l'on voit dans toute
A 6
( 12 )

fa perfonne un je ne fais quoi qui

plaît extrêmement , mais qu'on ne


fauroit exprimer. J'ignore fi l'on

doit la regarder comme une beauté


réguliere ; mais , quoi qu'il en foit ,
elle eft charmante. Son teint eft
clair & animé ; fes yeux noirs ref

pirent une douce langueur ; fes che


veux font bruns , & fes fourcils ar

qués & bien fournis ont la même


couleur ; fon nez a les proportions

les plus agréables : pour fa bouche ,


elle eft peut-être un peu trop grande ,
mais fes dents font bien rangées , &
blanches comme l'émail.

Vous voyez que je vous en fais


un portrait affez exact : mais , mon
cher Moftyn , il n'eft pas poffible
de vous rendre cette douceur , cette

modeſtie pleine de charmes , cette


timidité ſi intéreffante , qui eft
( 13 )

peinte fur fon front , & qui fe mani


fefte dans chacun de fes traits.

La plus jeune, qui s'appelle Barbe,


eft d'un caractere fort différent , fi

j'en puis juger par ſa phifionomie.


Elle eft auffi grande & auffi bien
faite que Lucie , mais ſon teint eft
plus éclatant ; fes yeux bleux n'ont
point leurs pareils ; fes cheveux font
d'un brun clair , & elle a la plus

jolie petite bouche qu'on aye jamais


vue. Ses dents font auffi très- belles ,

& elle les laiffe appercevoir lorf


qu'elle fourit ; ce qui lui arrive fou

vent. Enfin , il ſe répand quelquefois


fur toute fa perfonne un air de
douceur qui féduit , & auquel un
cœur libre ne pourroit certainement
pas réfifter.

Cependant , quelques charmantes

que foient ces deux fours , je crois


LE
( 14)

qu'elles le cedent encore , quant à &l


la beauté , à ma chere Ifabelle. Mon
pro
imagination me tranfporte dans ce
moment à fes côtés : je vois fes yeux

noirs, pleins d'une vivacité qui m'en

chante , & mes levres repofent fur


fa bouche , que les Grâces paroiffent

avoir pris plaiſir à former.


Je reviens au détail que j'ai com
mencé. Lorfque Sir Robert nous

B
eût préſentés à fes filles & qu'il nous

eût invités à prendre quelques rafraî A


W
chiffemens , elles nous accompa

gnerent dans le jardin , dont nous FT


examinâmes les parties les plus agréa

bles , & avec d'autant plus de plaiſir,

que le tems ne pouvoit pas être plus


I
favorable . Si l'amour m'eût fubjugué,

j'aurois regardé comme un bonheur


fuprême la familiarité avec laquelle

nous nous promenâmes enfemble,


( 15)
& l'occaſion qui m'étoit adroitement
procurée de faire mon choix , fans

cette gêne infupportable qui accom


pagne ordinairement les premieres
entrevues. Mais auffi , quel homme ,
à ma place , n'eût pas été dans le
plus grand embarras ? Car les deux
charmantes foeurs fe conduifoient

avec cette liberté décente & aifée ;

qui me faifoit préfumer que ni l'une


ni l'autre ne rejetteroit mes vœux,
Cependant , en continuant à m'en

tretenir avec elles , je crus m'apper


cevoir que Lucie n'étoit pas auffi
tranquille que fa fœur. Si par hafard

je m'approchois d'elle , je la voyois


rougir , & elle paroiffoit craindre

de me déplaire ou de ne me pas
plaire autant qu'elle l'auroit defiré.

Au refte, comme elle excitoit princi

palement mon attention , mon ima


( 16 )

gination m'a peut-être abuſé : mais ,


non , je ne me fuis pas trompé .
Lucie devenoit tout- à- coup ſérieuſe,

lorfque je converfois d'avantage avec


fa foeur: & , dans l'inftant où je re
venois à elle , ce doux coloris , que

fait naître lajoie , animoit fon front ,


& chacun de fes traits exprimoit le

plaifir dont fon âme étoit atteinte.


A la fin de notre promenade , Sir
Robert me fit remarquer un beau

bouquet de fleurs d'orange & m'in


vita à le cueillir. Je le préfentai

auffi-tôt à Lucie ; nos mains fe ren


contrerent , & je fentis la fienne
trembler. Elle accepta le bouquet

en rougiffant , & en jettant un foupir


qu'elle s'efforça de cacher. O mon

cherMoftyn ! s'il faut que j'époufe


une des deux fœurs , ce fera Lucie.

La vivacité plus piquante de Barbe


( 17)
auroit plus de charmes pour mille
autres : mais je trouve que Lucie en

a affez , & elle me plaît d'avantage .

Lorfque nous fûmes de retour


à la maiſon , mon pere ne tarda pas
à me demander ce que je penfois
des filles de Sir Robert , & laquelle

des deux j'aimois la mieux. J'éludai


d'abord artificieufement cette quef

tion , en me déclarant en faveur


de l'une & de l'autre . Mais ma ré

ponſe équivoque ne le fatisfit pas:


il devint preffant , & je lui nommai
Lucie. Il fit l'éloge de mon goût ,
& j'eus au moins la fatisfaction de

le trouver conforme au fien. Mais ,

me direz-vous , que deviendra Ifa


belle ? Hélas ! il faut lui apprendre

que notre féparation eft indifpen


fable. Cependant , je ne puis penſer
fans frémir au déſeſpoir où va lajetter
( 18 )
cette nouvelle. D'ailleurs, mon cœur

R8
s'intéreffe encore pour mon petit

Édouard. Malheureux enfant ! qu'a

t-il fait pour être abandonné , &


précisément lorfqu'il a déjà atteint
un âge qui lui permettroit de vivre
fous les yeux du pere le plus ten
dre ? Vous m'allez dire peut - être

que rien ne m'oblige à en agir


ainfi : mais , mon cher Moftyn , je

fais qu'Ifabelle ne conſentira jamais

à fe féparer de fon enfant , & , d'un


autre côté , je ne puis vivre fans le

voir. Qui pourvoira à fes beſoins ?


qui prendra foin de fa jeuneffe ? où
puifera-t-il des inftructions falutaires

& propres à le rendre meilleur que

fon pere ? Je ne puis plus rien

ajouter. En proie aux différentes

paffions qui m'agitent , je fuis ab


folument incapable de prendre une
( 19 )
réfolution. Confeillez - moi ? ditesa

moi quelque chofe qui releve mon

courage abattu. Voilà la premiere


circonftance de ma vie où il m'ait
tout - à- fait abandonné.

LETTRE IV.

MISS GRAFTON ,

MISS BLONDE L

Grafton.

JE vais m'acquitter , ma chere Cé


cile , de la parole que je vous ai
donnée. Cependant , la tâche que

vous m'impofez , me paroîtroit très


difficile à remplir , fans le plaiſir
infini que j'éprouve à parler de M.

Dashwood. O Cécile ! que n'ai - je

point fouffert depuis hier ! Barbe le


trouve auffi très- aimable : mais l'im
920 )
preffionqu'il a faite fur elle ne
l'empêche pas de rire comme une

folle , & de fe mocquer de mes


inquiétudes .

Je crains qu'elle ne vienne mʼin


terrompre. Vous exigez que je vous

faffe le portrait de M. Dashwood fans

aucune partialité. Mais le pourrai


je ? Car je fens que mon cœur eſt
prévenu. Il eft grand & bien fait ;
fes manieres , remplies de graces , ont
un charme inexprimable , fes yeux ...
tod
mais ... fois tranquille , Barbe.

Mifs Barbe Grafton à Mifs Blondel.

Ses yeux , mon enfant , font deux

aftres , dont l'éclat a tellement ébloui

la pauvre Lucie , qu'elle peut à peine


faire ufage des fiens,
(21)

Mifs Grafton , en continuation.

J'ai repris ma plume , car ma fœur


eft encore moins capable que moi

de vous faire un portrait fidele. Elle


eft trop folle
& trop étourdie . Je l'ai
fait fortir de ma chambre.

Où en étois-je ?.. Oh ! je fais... Ses

yeux , ma chere amie , font pleins


de vivacité , mais elle eft quelquefois

tempérée par une douceur qui en


chante : il femble alors qu'ils veuil

lent demander grâce pour le mal


qu'ils ont fait, Sa bouche n'eſt ni trop

grande ni trop petite , il ſourit agréa


blement , & fes levres écartées of

frent aux regards les plus belles dents


que j'aie jamais vues. Son nez eſt auſſi

bien proportionné , & ſes cheveux


ornent fon front de la maniere la

plus élégante. Mais quels que foient


( 22 )
Ces agréments , ils ne font pas com
‫ان‬
parables à cette politeffe vraiment
féduifante , à cette modeftie refpec
2.
tueuſe , qui regnent dans tous fes

geftes & dans toutes fes paroles.


Rien n'annonce qu'il foit prévenu en 46
faveur de lui-même : jamais homme ,

fûrement , n'eût moins de vanité avec

plus de raiſon d'en avoir. J'étois in


terdite , je vous l'avoue , toutes les
fois qu'il s'approchoit de moi , & dans

ce moment j'éprouve la plus grande

inquiétude. S'il préfére ma fœur ,


je forme des vœux pour qu'ils foient
heureux. Mais fi j'étois l'objet de fon
choix !.... Je n'ofe me flatter d'un

tel bonheur. Cependant lorſque je


hL
cherche à interprêter fa conduite
dans notre entrevue , ces regards
qu'il lançoit quelquefois fur moi , &

queje n'oublierai jamais , il me fem


( 23 )

ble , fi je ne me fais pas illufion ,


qu'il ne m'a pas vue avec des yeux
d'indifférence. Je crains de me trom

per. Je m'aveugle peut- être , en at


tribuant au ſentiment que je voudrois

lui avoir inſpiré , ce qui n'eft que


l'effet de fa complaifance & de fa

douceur naturelle. Quoi qu'il en foit,

je ne veux pas encore ouvrir mon

cœur à l'eſpérance. Vous direz que


je fuis trop prévenue en faveur d'un
homme que je n'ai vu qu'une ſeule
fois : mais je vous prie , ne me jugez
pas trop févérement , & attendez
que vous le connoiffiez. D'ailleurs

n'en ai-je pas beaucoup entendu par


ler avant qu'il ſe préſentât devant
nous ?

Je ne finirai cette Lettre que


demain.
( 24 )

Mifs Grafton , en continuation.

2
O Cécile ! Comment vous expri

mer ma joie ! Elle eſt à ſon comble.


C'eft fur votre heureufe amie que
tombe le choix de M. Dashwood.
" Milord Budworth eft venu appren

PPR
dre ce matin à mon pere que fon fils

2
fe déterminoit en ma faveur &

qu'il lui demandoit la permiſſion de

1.59
me voir pour tâcher de gagner mon

cœur , dont il regardoit la poſſeſſion


comme le fouverain bonheur . Je

vous répete les paroles de Milord


1
Budworth , qui a prié mon pere

d'obferver qu'il lui rendoit fidele


ment celles de fon fils.

Que deviendrai-je , fi Milord Dash


wood , en me connoiffant mieux

trouve que je ne réponds pas à fon


attente ? La crainte & la joie m'ôtent

prefque
( 25 )

prefque l'uſage de mes fens. Je ferai


à peine en état de foutenir la pro
chaine entrevue , à laquelle mon

pere a confenti , car j'appréhende

de ne pas plaire autant que je le


defire.

Je ne m'entretiendrai pas plus

long-tems avec vous. Il faut que je


faſſe ma toilette, Je ne négligerai

rien pour charmer l'homme aimable


qui a captivé mon cœur. Barbe entre
dans ma chambre . Elle veut conti

nuer ma lettre. Je ne puis m'y oppofer.

Mifs Barbe Grafton , en continuation .

Je viens de lire ce que Lucie vous


écrit. Elle vous fait , il eft vrai , un

portrait agréable de Dashwood ' :


mais il faut convenir qu'il n'eſt point

trop flatté. Il eft réellement rempli


de grâces , & ma foeur fera auffi char
Prem. Part, B
( 26)
mante , lorfqu'elle aura fait fa toi

lette , fi jamais elle peut la finir.

Eile eft trop troublée . Je doute


qu'elle foutienne , comme elle le
doit , l'entrevue prochaine . Son trou

ble paroitra : d'où l'aimable jeu,


ne- homme conclura naturellement

qu'elle éprouve l'amour le plus vio


lent , & par conféquent il n'aura rien
à lui dire.

J'aime Dashwood , probablement


autant que Lucie. Je m'eftime néan
moins très-heureuſe de n'avoir pas

été l'objet de fon choix : mais fi cela

avoit été , j'aurois employé tout mon

art à faire régner la plus grande ſim


plicité dans toute ma conduite.
Comme aucun homme n'a encore

effayé jufqu'ici de me faire perdre


l'efprit , je fouhaite que le jour dan

gereux arrive le plus tard qu'il fèra


(27)
poffible. Je crois en effet qu'il eſt plus
à craindre qu'à defirer : plus il fera
lent à arriver , & plus j'aurai de tems

pour m'y bien préparer. Je vais avoir


7 une belle occafion d'examiner com
**
ment fe conduiſent de part & d'au
tre les affaires de cette espece .
Lucie envoïe demander mon avis ,

& confulter mon goût fur quelques


rubans. Elle ne fait quelle con eur
t lui fied le mieux. J'ai répondu à fa

queſtion par une autre. « Puis- je ,


$ ma chere , voir avec les yeux de
1 M. Dashwood ? » Elle ne veut pas

fe tranquillifer. Si fon trouble & fon


irréſolution continuent , je fuis sûre

qu'elle ne parviendra pas à finir fa


ſa
toilette. Je fuis obligée de plier

cette lettre , & de l'envoyer à lą


pofte

Bij
( 28 )
BESOBER

LETTRE V.

EDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .


Bart.

ME voilà engagé , & , quoi qu'il

puiffe arriver , je ne puis plus re


culer. Je fuis déterminé à ne donner

à l'époufe qui m'eſt déſtinée aucun


fujet de fe plaindre de moi . Cepen
dant elle ne m'a point inſpiré d'a
mour. Mais je ferois exceflivement
blamable de lui caufer quelque peine :

ce feroit enfoncer le poignard dans


le fein d'une femme qui m'aime au
delà de toute expreffion . L'huma
nité feule me rend incapable d'une
action fi noire . Ne m'accufez pas de

présomption , lorsque je vous parle


CE
( 29 )
ainfi. Toutefois , qui ne s'enorgueil
liroit pas de l'amour d'une fem ne

fi charmante ? J'aurois regardé con

me un bonheur fuprême d'être i


fes côtés > fans le fentiment qui

m'attache à une autre depuis long

tems. Vous êtes étonné , je penfe ,


de m'entendre tenir un pareil langa

ge. Mais il eft néceffaire que je vous


faffe un décail circonftancié , afin

que vous ne me regardiez pas comme


un homme vain , qui interprete trop

en fa faveur ce qui s'eſt paſſé .


Quoique je ne fuffe pas animé de

tout le zele poffible , ainfi que vous

pouvez bien le préfumer , je crus


que je devois , dans cette circonf

tance , ne rien négliger pour con


vaincre Mifs Grafton de mon reſpect.
Je m'habillai donc & me rendis chez

elle , mais précisément à l'heure du


Biij
( 30 )
30
Timer ,; pour éviter fur-tout le tête à
diner

tête. Je fus reçu par Sir Robert ,


avec encore plus d'accueil que la pre
U
miere fois , & par Mifs Barbe , avec
un air d'aifance rempli d'agréments .
Mifs Grafton vouloit imiter fa fœur

mais fa contenance étoit embarraſſée ;

on lifoit fur fon vifage qu'elle étoit


10
contente , mais en même- tems la
‫باد‬
timidité y étoit peinte ; elle auroit
bien voulu exprimer fa fatisfaction ,
mais elle étoit déconcertée .

Après avoir pris le caffé , nous


Mil
allâmes tous dans le labyrinthe qui

offre la promenade la plus agréable ,


& nous arrivâmes au temple dont

je vous ai déjà parlé. Lorſque nous


y fumes entrés , Sir Robert & Mifs

Barbe difparurent , & me laifferent

avec la charmante Lucie. Imaginez.


quelqu'un qu'on introduit avec beau
(31 )
coup de cérémonie dans un lieu

très-orné , afin qu'il y faJe l'amour ,


pour me fervir de l'expreffion ordi
naire : affurément fon embarras ne
doit pas être médiocre , fur- out

lorfqu'il ne fe fent aucunement tou


ché pour l'objet qu'on lui préfente.
Cependant je n'étois pas tout- à-fait

dans une pareil e fituation. Malgré


mon attachement pour Ifabelle , je
ne pus refter infenfible. Je m'apper
Çus du trouble de Lucie , & une

tendre émotion paſſa jufqu'à mon

âme. Mes yeux la contemplerent un


moment avec admiration , & la cou
geur qui couvroit fon front , lui

prêta de nouveaux charmes , auxquels


le cœur le plus dur eût été incapa
ble de réfifter.

Je pris fa main pour la conduire


vers un fiege... Mais , mon cher
Biv
( 32 )

Moftyn ; quelle main ! Non , je


crois que celle d'Ifabelle , que j'ai 20

fi long-tems admirée , n'eft pas auffi S

belle. Je la fentis trembler dans la

mienne , & au point que je fus obligé


de la retenir , efpérant par-là faire
reprendre courage à Mifs Grafton .
En effet , je m'imaginai d'abord que
fon averfion pour moi étoit la caufe

de fon trouble , & cette idée me

fit efpérer que je ne ferois pas écouté


favorablement ; mais enfuite en con

fidérant qu'il y avoit une feconde


fœur , & qu'il n'étoit pas probable

que l'une & l'autre fuffent infenfi


bles , je laiſſai échapper malgré moi

un foupir , auquel Lucie répondit.


Alors je lui dis que je craignois que

l'agitation où je la voyois ne fût oc


cafionnée par la permiffion dont
m'avoit honoré Sir Robert , de lui
1 ( 33 )
offrir mes vœux , & d'employer tous

mes foins pour les lui faire agréer.


Si mes craintes , lui ajoutai-je , font
bien fondées , foyez sûre que je vous
rendrai votre tranquillité , en`r :non

çant à toutes mes prétentions. Après


ces paroles , fes beaux yeux , qu'une
douce langueur rendoit plus tou
chants , fe tournerent lentement vers
moi , & les baiffant enfuite avec
modeftie : « Monfieur , me dit- elle

d'une voix timide , la volonté de


»
mon pere fera toujours la mienne. >>

Cette maniere ingénieuſe de me


faire entendre que mon hommage

ne lui déplaiſoit pas , me fit éprou


ver un fentiment délicieux , & j'im
primai auſſi- tôt ſur ſa belle main le

baifer le plus paſſionné .


Nous converfâmes enfuite avec

moins de contrainte. Elle paroifſoit ,


*
B v
( 34 ) 1

de tems en tems , retomber dans fon


SUC
premier embarras. Cependant elle
05
manifefta plus de force ans l'efprit ,
& plus de délicateffe dans la maniere
la
de penfer , que je n'en ai remarqué
dans toute autre femme. Pendant no
BIL
tre entretien , fes yeux languiffants
174
WIL
étoient remplis de tendreffe , & elle
Te
montroit tant de déférence pour ce

qu'el e appelloit honnêtement la ſu

périorité de mon jugement , que je


ne me ferois pas trompé ſur la véri

table caufe de fa conduite , quand

même fa rougeur , fes foupirs , &


fon émotion ne m'auroient pas fuffi
famment convaincu que j'étois aimé.
Je vous avoue , mon cher Moftyn ,
que ma vanité en étoit extrêmement

flattée ; mais en même tems je me

faifois les reproches les plus amers ,


parce que je fentois qu'il m'étoit
( 35 )

impoffible de la payer du retour


qu'elle méritoit. Je fis néanmoins
tous mes efforts pour lui paroître a fi
ardent qu'elle defiroit que je le fuffe .
La fituation où je me trouvois vis

à vis d'elle , me permettoit ces 1

bertés qui , quoique décentes , fon :


une vive impreffion : je fixai mes

yeux fur les fiens , & je preffai fa


main charmante ; j'ofai mê.ne tou

cher fes levres vermeilles , que l'a

mour enflammoit ; ah ! dans cet inf

tant enchanteur , je me ferois livré


dans fes bras aux plus doux tranf
ports , fi ma chere I abelle ne ſe fût

préſentée à mon imagination. Mais


auffi la raviffante Lucie me mɔntroit

tant d'amour... Quel home , aveč


une goutte de fang dans les veines ,
fût alors refté infenfible à fes char

mes ? Interdite & tremblante , elle


B vj
( 36 )

fixoit fur moi fes regards mêlés de 2


crainte & de contentement : elle

paroiffoit quelquefois effrayée de


fe trouver fi fenfible à mes careſſes ,

& elle effayoit de fe dégager de mes


bras avec un air de timidité fi fédui

fant , qu'il a achevé fon triomphe.


Non ... je dois l'admirer , la refpec

ter ; mais je dois aimer ma chere


Ifabelle. L'une ravit mes fens , mais

l'autre poffede mon cœur. Cepen


dant , mon cher Moftyn , permettez

que je me faffe à moi - même une

queftion importante. Mifs Grafton


n'eft- elle pas mille fois plus digne de

non cœur qu'Ifabelle , dont la vie


a été fi irréguliere avant qu'elle me
fût attachée ? Mais , d'un autre

côté , Ifabelle n'a-t-elle pas toujours

été , depuis notre liaiſon , honnête


& fidele , & n'eft- elle pas la mere de
( 37 )
mon fils ? Oh! je fens... Pourquoi
3 donc ne la pas époufer ? Que dis-je ?

Moi , époufer une fille qui s'eft prof


' tituée ! Cependant , n'a-t-elle
pas
S effacé , en quelque façon , l'irrégu
larité de fa vie , par les preuves de

tendreffe qu'elle m'a toujours don


<
nées ? Il eft vrai ... quoi qu'il en foit ,

il n'eft pas poffible de compter fur


3 la fidélité d'une femme qui a pu ou
blier une fois la loi de l'honneur.
C D'ailleurs , en fuppofant que je puffe
e lui donner toute ma confiance , &
= que fa fidélité fût à toute épreuve ,
pourrois-je encore m'attacher à elle

par des liens indiffolubles , fans me

couvrir d'opprobre ? Et un tel en


gagement ne deviendroit- il pas pour
moi une fource éternelle de cha

grin ? Je n'ofe y penſer.


J'oubliois de vous apprendre une
( 38 )

chofe qui me fait beaucoup de plai


fir. Milord harbury vient d'acheter

une terre dans notre voisinage. Il

m'eſt venu voir , & je l'ai préſenté


à Sir Robert , & aux deux charman
tes fœurs.

LETTRE VI
CO
MISS GRAFTON ,
I

A MISS BLONDE L. E

Grafton.

Si j'ai tant tardé , ma chere amie ,

à fatisfaire votre impatience , c'eſt


que le tems m'a manqué. M. Dash
wood a toujours été ici , & l'o 1 ou
blie tout pour le plaifir fans égal de

jouir de fa fociété. Vous ne favez

pas encore avec quelle honnêteté &


avec quelle délicateſſe il m'a déclaré

>
( 39 )

fes prétentions. Mais n'attendez pas


que je vous en donne une jufte idée :
l'une & l'autre font au deffus de toute

expreffion. Je ne puis vous inf


truire davantage de la maniere dont
je me fuis conduite : jamais fille ,

en pareille circonftance , ne fut plus

agitée , plus confufe , & plus dé


concertée que ne l'a été votre chere
Lucie. M. Dashwood a vu mon em

barras , qui fans doute n'étoit que

trop fenfible ; alors il a cherché


honnêtement à m'encourager , en
faifant tomber la converſation fur

quelqu'objet indifférent , & en me


préfentant l'occaſion de manifefter

quelques talens , que je dois à une


éducation très- cultivée ; mais dans

ce moment , j'oubliai tout ce que

j'avois appris. En effet , livrée à une


efpece de raviffement , caufé par la
(40)

conduite admirable qu'il tenoit , &


d'un autre côté agitée par la crainte
de ne pas triompher de fon coeur ,
je n'étois plus maitreffe de mes fens.
Je me trouvai dans cet état de

perplexité , lorfqu'il me pria de jouer


un air fur ma mandoline , & de

l'accompagner avec ma voix. Je vou


lus auffi- tôt le fatisfaire , mais en vain :
je ne pus exprimer une feule note.
Il eut affez de bonté pour m'excu

fer ; & , comme je lui dis que j'é


tois fâchée de n'être pas affez ha

bile pour lui procurer un amuſement


qu'il paroiffoit defirer , il me répon
dit obligeamnent que je tentois une
choſe impoffible , en cherchant à le
faire douter de mes talens . « J'atten

drai , ajouta-t-il , que je fois plus


particulierement connu de vous ,
que vous foyez plus convaincue de
( 41 )
la fincérité de mes fentimens ; & ,

qu'en vous rendant plus de juſtice ,


vous foyez plus difpofée à faire bril
ler les talens qui vous diftinguent. »
Ah ! ma chere Cécile , que la louange

fait ſur l'âme une douce impreffion ,

fur-tout lorfqu'elle vient de quel


qu'un que l'on aime ! Néanmoins ,
en écoutant celle que M. Dashwood

me prodiguoit , mon embarras aug


menta , & la rougeur couvrit mon
front. Mais , en feignant de ne pas

s'en appercevoir , il chercha encore


à me raffurer , & je lus dans fes
yeux que mon exceffive timidité ne

lui déplaiſoit pas : j'éprouvai alors


un fentiment délicieux , & je fentis
mon cœur s'élancer vers le fien. Se

rois-je blâmable , ma chere amie ,


d'avoir été ſi ſenſible , fans toutefois
m'être écartée des regles de la mo
(42 )

deftie , pour un homme qui réunit


les qualités les plus rares , & que
mon pere a jugé digne de fon al
liance ? Quelque prévenue que je

puiffe vous paroître en fa faveur ,


ne croyez pas que je fois la feule

qui en aie une idée fi avantageuſe .


Mon pere en parle dans les termes

les plus flatteurs ; & ma fœur elle G


même , oui , Cécile , ma chere four ,
toute difficile qu'elle eft " avoue

qu'il eft très-aimable. Elle a refuſé

déjà pluſieurs partis , mais j'ofe pen


fer qu'elle ne feroit pas infenfible

aux vœux du charmant époux qui


m'eft deſtiné.

Il nous a préſenté un de fes amis ,


Milord Charbury , qui , je m'ima

gine , cherche à plaire à ma fœur.


C'eft un homme très agréable , grand
& bien fait. Il a un air noble , de
(43 )
belles dents , des yeux fpirituels.
Mais , avec tous ces avantages , il

n'eft pas comparable à M. Dash


wood. Au refte , je n'ai pas le tems

de vous en faire un portrait plus


exact. Il faut que je concerte quel
ques pieces de mufique , pour les
Es mieux exécuter devant M. Dash

wood , lorfqu'il viendra. Il est mu

ficien , & doué d'un goût très- dé


e
licat. Si je fuis devant lui auffi ti
midè que je l'ai été , j'aurai envain
1. pris mes précautions. D'ailleurs je
e me défie de mes foibles talens vis

à-vis d'un auffi bon juge , & je crains

de l'ennuyer , au lieu de lui procurer


du plaifir. Mais je m'efforcerai de

l'imiter , & j'apprendrai de lui , s'il


m'eft poffible , le moyen de charmer
un cœur qui m'eſt ſi cher.
(44 )
le

103
LETTRE VII.

EDOUARD DASH WOOD , 12

21
A SIR FRANÇOIS MOSTYN .
Bart.

Nos affaires font fi avancées , que P

j'ai cru qu'il étoit abfolument né


ceffaire d'informer moi- même Ifa

belle , de ce qu'elle apprendroit in


failliblement par une autre voie , &

fans les ménagemens que je me

propofois d'employer pour modérer


fon chagrin. Je me fuis donc mis

en devoir de remplir la tâche la plus


difficile que j'aie jamais entrepriſe. 41

En effet , comment perfuader à une


femme qu'on chérit , & de laquelle 2

on eft paffionnément aimé , qu'elle


doit confentir à une féparation éter
( 45 )
nelle ? Je tremblois en écrivant

parce que je prévoyois le déſeſpoir


où la jetteroit la lecture de cette
lettre. Je ne me fuis point trompé .

J'ai envoyé cette lettre par Hop


kins , en lui ordonnant d'attendre &

de me rapporter une réponſe. Mais


la malheureuſe Ifabelle fut abfolu
ment hors d'état d'écrire une feule

ligne , & elle tomba dans un défef

poir affreux dont les accès fe fuc


céderent fi rapidement , qu'Ellis , fa
gouvernanté , m'envoya dire qu'elle
*
ne répondoit pas de fa vie , fi je ne

venois promptement lui apporter du


fecours , & calmer fon imagination
irritée. Vous concevez quelle im
preffion fit fur moi cette nouvelle .

Je me donnai à peine le tems de


prendre congé de Lucie , en pré
textant une affaire urgente qui exis
(46)

geoit ma préſence , & je courus


auffi-tôt à Londres.

Je trouvai en effet ma chere Jſa

belle dans un état digne de compaf

fion. Elle avoit , lorfque j'entrai dans

fon appartement , la tête appuyée fur


un fopha , ſes beaux cheveux étoient

épars , les traits de fon viſage étoient


décomposés ; mon petit Edouard
étoit à fes côtés , & il la fupplioit

de l'air le plus touchant de ne ſe


point défoler. Elle fe leva auffi-tôt

qu'elle me vit , fe jetta à mes pieds ,


en tenant fon enfant par la main ,

& me fupplia , avec les expreffions


les plus touchantes , & en verfant
un torrent de larmes , de ne la point
abandonner , fi je ne voulois point
la faire mourir de douleur. « Qui ,

s'écria-t elle , en pouffant des fan

glots qui me déchiroient le cœur ,


( 47 )
រ il n'y a que la mort qui puiffe me

féparer de vous. J'ai craint quelque


événement funefte à mon bon

heur , lorsque vous êtes parti fi


brufquement , mais vous ne me

quitterez plus , tant que je refpire


rai. » Je la pris dans mes bras
ht pour la relever , j'effuyai fes lar

mes , & je preffai contre mon fein

mon petit Edouard qui , pleurant à


côté de ſa mere , m'offroit le ſpec
ot tacle le plus attendriſſant. Enſuite
je fis tous mes efforts pour lui perfua
der que je n'aurois jamais pris le
S
parti , qui cauſoit ſon déſeſpoir , ſi
t la cruelle néceffité ne m'y eût forcé ;
C & en l'inftruifant par degrés de l'état
: de nos affaires , je voulus lui prou

ver qu'il m'étoit impoffible , fans


une augmentation de fortune , de
pourvoir plus long-tems à fes befoins

ļ
(48 )
& à ceux de fon enfant. « Et n'eft

il pas auffi le votre , répliqua- t- elle ?


Hélas ! vous n'en pouvez douter.
n'a-til pas tous les traits de fon pere ?

Cruel ! c'eft la mere la plus tendre ,


& l'amante la plus fidelle que vous

voulez abandonner ! » Je la fuppliai

de ne me point accabler de reproches.


« Croyez , lui dis-je , que s'il m'eût
<<

été poffible , je n'aurois pas confenti


à me marier , tant pour vous que
pour Mifs Grafton . Elle mérite auſſi

peu que vous d'être trompée. Cepen

dant elle eſt la feule qui ait à dou


ter de ma fincérité.. » « Ne la plai
gnez pas, me répondit Ifabelle , votre
langage m'annonce qu'elle a votre
tendreffe, Oui , barbare , ajouta-t
elle avec fureur , je fuis sûre que
vous l'aimez. Mais dans quels lieux
habite-t-elle ? Je faurai bien la trou

ver,
( 49 )

eft ver , & je lui arracherai ces yeux qui


ont pu vous féduire. » Je l'interrom 4
le?
pis pour l'aſſurer qu'elle n'auroit
ter.

-e ? aucune raison d'être jalouſe , fi elle


vouloit être tranquille , mais que fi
re,
elle continuoit à donner l'effor à fes
Ous
emportemens , je l'abandonnerois
liai
pour toujours.
les.
eut Ces dernieres paroles lui impo

nti ferent filence pendant un mo nent.


Mais il me fut aifé de remarquer
ue
f que fon agitation n'étoit point cal

en mée , car tout fon corps trembloit ,

วนา & le défordre de fes efprits étoit


peint fur fon viſage. Que je fouf
ai
frois ! que ma fituation étoit cruelle !
re
Oui , dans cet inftant , j'aurois volon
re
tiers renoncé à toutes les femmes ,
-t
pour recouvrer cette heureuſe tran
je
quillité dont je jouiffois avant que
EX
l'amour m'eût attaché à la plus char
Prem. Part с
1
(50 )
mante des filles , & aujourd'hui la

plus infortunée. Mais il falloit for


tir de l'embarras extrême où je me

trouvois . Je fuppliai donc ma chere


Ifabelle de m'entendre . Je lui expo

fai une feconde fois les motifs qui


m'obligeoient à embraſſer un état ,
pour lequelje ne fentois tant de répu
gnance qu'à raiſon de l'attachement

quej'avois pour elle ; & j'ajoutai que ,


fans l'impoffibilité où j'étois de pour

voir plus long- tems à fes befoins ,


j'aurois été fourd aux propofitions
de mariage , quoiqu'elles m'euffent

été faites par un pere qui defiroit


fortement de me les voir accepter ,

& qui jufqu'à préfent , n'avoit eu


heureuſement aucune connoiffance

de notre liaiſon. Comme je ne pus

toucher ce dernier point , fans lui


parler , aumoins légérement , des
( 51 )

dépenfes exceffives dont elle avoit


été la cauſe , ſa douleur fe réveilla ', f
fes larmes recommencerent à cou

ler , & elle me dit que , fi je lui

euffe appris que l'état de mes affaires


ne me permettoit pas de lui faire
mener le genre de vie auquel elle

avoit été accoutumée , elle auroit


retranché toutes les fuperfluités , &
fe feroit condamnée à l'économie

la plus rigoureuſe , plutôt que de me

mettre dans le cas , par le déra -


gement de ma fortune , d'avoir re

cours à un remede fi funefte. Mais je


penfe qu'il lui auroit été bien difficile

de pratiquer cette économie dont

elle parloit. Habituée dès fon en


fance à mener le genre de vie le
plus difpendieux , & à facisfaire

toutes fes fantaifies , le prix immo


déré des objets qui flatterent fon
C ij
( 52 )

goût , ne l'arrêta dans aucune cir


conftance , & elle ne fut même ja
mais ſe refuſer la plus légere baga

telle . Quoi qu'il en foit , elle m'affura

qu'elle étoit prête à fe retirer dans


le logement le moins cher qu'on

pourroit trouver , dans la partie la


plus obfcure de la ville , ſi je vou
lois feulement lui promettre de l'y
venir voir comme à l'ordinaire. » Cet

enfant , continua-t-elle , en lui pro

diguant mille careffes , ce cher en

fant partagera mon indigence , pour


me conferver votre amour, >
»

Un tel langage m'attendrit à un


degré qu'il n'eft pas poffible d'expri
mer. Alors je la priai , dans les ter
mes les plus forts , de fe calmer un
peu , & de faire attention que mon
cœur étoit déchiré par le ſpectacle

de fon agitation, « Non , non ,


( 53 )

s'écria-t-elle , c'eſt le mien qui doit


l'être par votre cruauté . Hélas ! vous

que j'adore , vous que j'aime plus que


ma vie , vous renoncez à moi ! & ,

lorfque je vous perds , j'ai encore


la douleur d'apprendre que vous

m'abandonnez pour une autre ! 0

femme trop heureufe ! Mais elle ne


jouira pas long-tems de fon bonheur.

Soit que je vive ou que je meure ,


je ferai toujours à fes côtés , & mon
image vous fuivra par-tout , jufqu'à
ce que je vous aie rendu à l'un &

à l'autre tout le mal que vous m'a


vez fait. >>

Quelle extravagance ! lui dis-je :


confidérez tranquillement que je ne

pouvois pas agir d'une autre ma


niere , & foyez sûre que mes foins
les plus particuliers feront toujours
pour vous & pour mon petit Edouard .
C iij
( 54)
Cet aimable enfant témoignoit beau
coup de joie de me revoir ; il étoit
monté fur mes genoux , & il com

mençoit à jouer avec moi.


Après avoir fait les plus grands
efforts pour calmer ma chere Ifa

belle , & la ramener à la raiſon ,

elle devint enfin plus tranquille .

Mais , loin d'être fatisfaite , elle fit


tant par fes pleurs , par fes allarmes ,

& par fes prieres , que je lui pro


mis de faire ce qu'il faudroit pour

lui rendre fon repos , pourvu qu'elle

ne s'oppofât pas à l'engagement


que j'allois contracter , & qu'elle ne
fit aucune démarche capable de nuire

à ma réputation. Quel homme pour


roit réſiſter à une femme qu'il adore

& qui emploie contre lui des armes


fi puiffantes ?
Elle s'engagea, fous certaines con
( 55 )
ditions , à n'apporter aucun obftacle
à mes defirs. « Vous ne devez pas

penfer , me dit-elle , à aimer cette

femme , & l'on ne peut pas eſpérer


que vous l'aimiez , puifque vous ne
l'époufez que par convenance. » Je
l'interrompis pour lui faire obferver

que Mifs Grafton ne pouvoit avoir


le plus léger foupçon des vues d'in

térêt qui me déterminoient , & que


par conféquent elle s'attendrot

aux témoignages de ma tendreſſe.


<< Qu'elle s'attende , me répliqua-t

elle , à tout ce qu'elle voudra , mais

je jure que , fi vous avez pour elle

la moindre inclination , & le plus


léger fentiment de tendreſſe " Vous

me réduirez au défefpoir , & que


je m'en vengerai fur vous deux ,
fans que rien puiffe me retenir , pas

même la crainte de périr dans une


telle entrepriſe . » Civ
( 56 )

Vous voyez donc que je fus


ob'igé de ſouſcrire , en apparence ,
à tout ce qu'elle voulut , dans fon
emportement , exiger de moi. Puiffe
le trouble élevé dans fon ame par

le changement prochain de ma ſi
tuation , s'appaiſer promptement !

mais je tremble pour fa vie. Je

tremble auffi pour la sûreté de celle


que je vais époufer , car je fais qu'I
fabelle eft affez vindicative pour

O
8
273
exécuter des projets , dont la feule
idée feroit frémir d'autres femmes. 13

Cependant toute fa perfonne reſpire


une douceur enchantereffe lorſqu'elle
fe livre uniquement aux mouvemens

d'une paffion tendre , ou lorsqu'une


douce férénité répandue fur fon vi
fage , eft le figne heureux du calme
dont jouit fon coeur. Mais il eft vrai
que cette férénité fe manifefte rare
( 57 )
ment : fouvent une bagatelle la dé

concerte , & la plus légere contra


diction la fait entrer en fureur.

Dans ces momens d'agitation , elle

n'eſt plus reconnoiſſable , & les plus


beaux traits que la nature ait jamais

formés , ne peuvent être enviſagés


fans effroi.

Je fuis donc obligé de tenir à


préfent vis-à-vis d'elle une conduite

qui ne puiffe pas l'aigrir , tant pour

mon repos que pour le fien , & pour


celui de ma future épouſe , dont je
defire acquérir l'eftime , avec celle

de toute fa famille. J'efpere d'ailleurs


que mon Iſabelle fe calmera par
degrés , & fe rendra aux raiſons que

je lui ai préſentées .

Cv
( 58 )
2

LETTRE VIII.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .

Budw.

JE fuis enfin revenu dans la maiſon D

de mon pere , & à mon arrivée , j'ai


été voir Miff Grafton. L'empreffe

ment avec lequel elle eft venue me


recevoir , fon air de contentement

& fes yeux remplis d'un feu que

l'Amour feul peut allumer , m'ont


fuffifamment convaincu que mon

retour lui faifoit le plus grand plaifir.


Je lui fis mes excufes , à elle & à
Sir Robert , d'avoir été fi long-tems
abfent : mais elles ne furent pas fi
bien reçues du pere que de fon ai
( 59 )
mable fille . Eile paroiffoit trop li

vrée au plaiſir de me revoir pour

penſer à me faire des reproches ,


quand même fa délicateffe le lui

auroit permis. Il eft fort heureux


pour moi qu'elle foit d'un caractere

fi doux , car Iſabelle m'a fait jurer


avant de la quitter d'aller la vifiter

encore dans quelques jours , fi je


n'aimois mieux la voir arriver chez
Sir Robert.

C'eſt ainſi qu'elle a toujours exercé

& qu'elle exerce encore fur moi un

empire defpotique. Mais après tout ,


mon ami , il feroit extraordinaire

de voir une femme , avec laquelle


on n'a d'autre liaiſon que celle que

le plaifir a formée , agir d'une autre


maniere. C'eſt ce qui fait que j'ai

toujours pensé , même au P milieu du

genre de vie que j'ai mené jufqu'à


C6
( 60)
préfent , qu'une époufe étoit très
préférable à une maitreffe. Il réfulte

peut-être plufieurs inconvéniens d'un

engagement indiſſoluble , mais je


fuis fûr que ceux qui naiffent d'une
liaifon paffagere font encore plus
confidérables . « Comment donc , me

» direz-vous , vous êtes-vous fi fort


» attaché à Iſabelle » ?

Je vais vous l'apprendre. Mais

pour vous mettre parfaitement au


fait d'une affaire qui demande un

peu de détail , je commencerai par


vous donner quelques éclairciffemens
touchant la fille dont il eft queftion.

Le pere de Miff Bellers étoit


d'une affez bonne famille. Mais il

n'avoit qu'une fortune très-médiocre,


& peu , difpofé par caractere à

s'appliquer à quelque genre de tra


( 61 )
vail qui auroit pu l'augmenter, il
fe livra entiérement à la compagnie

des femmes,parmi lesquelles il vécut,


étant encore très-jeune , avec la ré

putation d'homme aimable & avec


les preuves les plus diftinguées de
leur confidération . Il rencontra chez

une de celles avec qui il étoit lié

la mere d'Ifabelle. Quoique moins

belle que plufieurs autres avec

lefquelles il fe trouvoit familiére


ment , elle lui plût infiniment davan

tage ; & il l'aima tellement , qu'il


crut ne pouvoir plus vivre heureux ;
s'il ne parvenoit à la rendre fen
fible. Il chercha donc toutes les
occafions de l'entretenir & de l'inf

truire de l'impreffion qu'elle avoit


faite fur lui. Ses vœux furent ac

complis , il apprit qu'il en étoit

aimé : mais elle auroit rejetté toute


( 62 )
#1
aire
propofition qui eût choqué la vertu
dont elle faifoit profeſſion . Le ma cher
au
riage n'étoit point du goût de Sir
Bellers , & d'ailleurs il s'accordoit fuifa

mal avec l'état de fa fortune : cepen ella

dant , animé par le defir paffionné de

pofféder fa charmante maitreffe , il fe a to

détermina au feul parti qu'elle pût

agréer , & il l'époufa. Lady Bellers -6

perdit , peu de tems après , un oncle

qui lui laiffa une fucceffion affez con Sou

fidérable : ainfi , cet événement lui


procura les moyens de vivre très

honorablement , & de ne rien né


gliger pour l'éducation d'Iſabelle , #

fa fille unique , qui vint au monde


un an environ après fon mariage. 2

Son caractere capricieux fe déve


loppa dès fes premieres années ; &
(
fes parens , trop indulgens , s'étu

dierent en quelque façon à fatis


( 63 )
Faire fes fantaiſies , au lieu de cher

cher à les réprimer. Elle étoit d'une


beauté rare , les
graces les plus fé
duifantes ne lui manquoient pas , &

elle avoit le fon de voix le plus


doux & le plus touchant . Ajoutez

à tous ces agrémens beaucoup de


difpofition pour les talens agréables :

en effet , elle fit des progrès rapides


dans le deffin , la danfe & la mu

fique. Néanmoins , il ne lui fut ja

mais poffible d'exceller dans le


chant , parce que fa voix n'étoit pas

affez forte. A l'âge où il eft le plus


à défirer pour les filles de vivre
fous les yeux d'une mere tendre &

attentive , Ifabelle perdit la fienne ;


& après la mort , Sir Bellers , que

la prudence d'une épouſe qu'il eſti


moit beaucoup avoit retenu dans les
bornes de la fageffe , ne tarda pas à
( 64 )
s'abandonner à fes paffions & ă
donner dans toutes fortes de débau

ches. Elles le conduisirent en peu


de tems au tombeau , & il laiffa

beaucoup de créanciers , qui abfor


berent toute fa fortune : enforte que

Mifs Bellers , âgée de dix-fept ans ,


ſe trouva fans aucune reſſource pour
vivre. La fituation d'une fille jeune
1
& jolie , mais fans appui , & qui
commence à entrer dans le monde

fous de tels aufpices , eft certaine


ment très - allarmante & en même

tems très-dangereufe. Celle d'Iſabelle

toucha le cœur généreux d'une


femme qui avoit été intimement
liée avec fa mere , & elle la retira

dans fa maiſon , penfant que quel


qu'homme riche pourroit l'aimer &
l'époufer , pourvu qu'une conduite

fage & prudente la diftinguât autant


( 65)
que fes charmes. Mais la prudence

ne fut jamais une de fes vertus. Si


fa mere lui donna de fages confeils ,
elle les oublia bien - tôt lorſqu'elle

vécut fous la difcipline d'un pere ,

qui , après la mort de fon époufe ,


fut trop livré à la diffipation & trop

occupé de fes plaiſirs , pour veiller


fur la conduite de fa fille. On ne

pouvoit pas encore , il eft vrai , lui


reprocher des fautes très - graves ,
mais il s'en falloit bien qu'elle ſe
gouvernât dans différentes occaſions

avec affez de prudence & de rete


nue. Sa protectrice , qui lui avoit

offert généreuſement un afyle , ne


tarda pas à s'appercevoir de fes

écarts , & , autant par bienveillance


que pour fuivre les mouvemens de

fon cœur droit & honnête , elle en


treprit de la ramener dans le chemin
( 66 )
de la fageffe. Ses efforts n'eurent
pas le fuccès qu'elle defiroit . Mifs

Bellers ne fe corrigea point & n'é


couta , ni les confeils , ni les re

proches de la feule amie qu'elle


eût au monde. Mylord P... employa

d'abord l'artifice pour la féduire ,

& enſuite elle vécut publiquement


avec lui , fans aucun égard pour fa

réputation , quoique je lui aie cent


fois entendu dire qu'elle ne l'avoit
jamais aimé , mais qu'elle s'étoit

réfugiée dans fa maiſon comme dans


un afyle , après avoir été abandonnée

de fa bienfaitrice . Mylord P ... qui

ne fe piquoit pas de conftance , en


fut bientôt las ; & , par la plus abo
minable des perfidies , elle fe trouva,
fans le favoir , fuivant ce qu'elle

m'a raconté elle-même, dans les bras


d'un autre homme , qui , ne mettant
( 67 )

pas plus de délicateffe dans fes plai


firs , ceffa de la voir après un court
intervalle de tems , & la laiffa dans
la mifere . Alors, une certaine femme

trop célebre, qui fait trafic de beautés,


lui fit des propofitions , qu'elle n'é
couta d'abord qu'avec la plus grande

répugnance, mais qu'elle accepta en


fin , parce qu'elle fe trouvoit dans

un embarras extrême , privée de


tout & fans aucune reſſource pour

pourvoir à fes befoins. Ce fut dans


la maiſon de cette femme que je la

vis pour la premiere fois , fans doute


pour la punition de mes péchés. Un

de mes amis me pria un foir de l'y


accompagner , & je cédai à fes inf
tances. Il avoit déjà choiſi fa nym

phe favorite , Mifs Bellers fut celle


qui fixa mon attention. Lorfque.

nous fûmes ſeuls , elle me raconta


( 68 )

l'hiſtoire de fa vie , en pouffant de


fréquens foupirs , & elle déplora fes
erreurs paffées d'une maniere ſi tou
chante , avec un fon de voix fi at

tendriffant , & en verfant des larmes


qui donnoient tant de force à fes
difcours , que mon cœur , naturel

lement fenfible , en fut ému à un

dégré qu'il n'eſt pas poffible de con

cevoir. Je ne pus refuſer mes fe


cours à une fille qui me paroiffoit
fi digne de compaffion ; & , afin

qu'elle ne reftât pas plus long-tems


dans cette infâme maifon , je lui

procurai auffi-tôt un logement par


ticulier. Je vous jure qu'en me con
duifant ainfi , je n'eus d'abord d'autre
deffein que de l'arracher à un séjour

fi pernicieux, & de la mettre à portée


de trouver quelque moyen qui pût
la faire vivre honnêtement : mais
( 69 )
elle parut fi fenfible à mes premiers

foins , & elle m'exprima fa recon


noiffance en des termes fi touchans ,

qu'à l'attendriffement fuccéda la

paffion la plus forte. Je lui en fis


l'aveu avant que d'avoir eu le tems

d'en prévoir les fuites : néanmoins , je

ne tentai point de la fatisfaire fans


le confentement abfolu de celle qui
en étoit l'objet. Mifs Bellers ne me

le fit pas attendre long - tems. En


effet , elle me déclara auffi - tôt
quoiqu'en verfant un torrent de lar
mes , qu'elle avoit pour moi l'amour

le plus tendre , & que ce ſentiment


lui étoit plus cher que la vie. Après
cette déclaration , vous vous ima

ginez bien que j'éprouvai de fa part


peu de réſiſtance , & que je ne tardai
pas à recevoir les plus doux témoi
gnages de fa tendreffe . Il m'eft im
( 70 )
poffible de vous exprimer combien

ſa ſociété me plaiſoit : j'en étois en


chanté ; & le chagrin dont elle

paroiffoit affectée , toutes les fois que

je lui laiffois entrevoir qu'il faudroit

nous féparer , fervoit encore à aug


menter mon attachement. Je croyois
ne pouvoir pas trop faire pour lui

rendre la vie agréable à tous égards.


Ma bourſe étoit toujours à ſon ſer

vice ; & , comme. elle aimoit prodi


gieufement la dépenfe , ma fortune
en fut bien-tôt altérée. Elle l'eft en

effet à un tel degré , que je fuis

forcé d'accepter les propofitions de

mon pere. Il faut avouer auffi que


ces propofitions font de nature à

ne fouffrir aucune objection de la


part d'un fils raiſonnable ; & j'y
foufcrirois fans balancer , fi je n'en
yifageois avec douleur l'état malz
( 71 )
heureux où je laiffe ma chere Ifas

belle. Mais après ce que je viens de

vous expoſer , vous devez préfumer


que , quand même il me reſteroit

encore un bien fuffifant , je ne pour

rois jamais penfer à l'époufer ; &


d'un autre côté , en fuppofant que

je vouluffe accorder mon inclination


avec l'eftime publique , en l'époufant

fecrettement , notre mariage ne lé

gitimeroit pas mon fils. Cependant ,

lorfque je penſe à cet aimable en


fant , lorfque je confidere que fa
mere m'a toujours été fidelle , &

qu'elle m'aime encore paffionné


ment , comment puis-je me réfoudre
à la chaffer de mon cœur ? Mais

il faut finir , j'en ai affez dit fur un


fujet que je voudrois effacer pour
toujours de ma mémoire.
( 72 )

LETTRE IX.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .

Budw.

Nous
ous ne
ne perdons point de tems.
Les articles du contrat font dreffés ,
les habits font faits , &c. &c. Vous

apprendrez dans peu que votre ami

eft marié. Si je parvenois à oublier


Ifabelle , je crois que je ferois con
tent de mon fort.

Lucie me paroît de plus en plus


aimable. Comme la familiarité eft né

ceffairement devenue plus grande


entre nous , fes difcours & fes actions
me font connoître fon véritable ca

ractere , qu'on ne peut trop louer.


Elle poffede auffi un talent que n'a

point
( 73 )

point Mifs Bellers , elle chante


comme un ange. Si mes yeux n'a

voient jamais vu la pauvre Iſabelle ,

je pourrois , dans ce moment , goûter


un bonheur parfait. Vous me croi

riez à peine , quand je vous parlerois


des efforts que je fais pour l'écarter

de mon imagination : mais ils font

inutiles , parce qu'il ne fe paffe pas


S de pofte fans que je reçoive des
lettres mouillées de fes larmes , où

ľ elle me rappelle la promeffe que


je lui ai faite , & me prie auffi , da s

les termes les plus énergiques , de


ne l'oublier dans les bras de mon
S pas
époufe. Cependant , cette derniere
expreſſion n'eſt pas dans fes lettres :
elle n'aura pas pu ſe réfoudre à l'é

crire. Mais je ne veux plus vous en

parler , au moins pour le préfent.


Nous paffons ici notre tems affez
Prem, Part. D
( 74 )

agréablement , en variant nos plaifirs


& en nous raffemblant , tantôt chez

Sir Robert , tantôt chez mon pere ,

& tantôt chez Mylord Charbury ,


qui ne quitte plus notre fociété. Il
-
eft toujours très bien reçu de Sir
Robert , qui paroît avoir jetté les
yeux fur lui pour Mifs Barbe. Je

commence à croire auffi qu'elle en


eft très-fatisfaite. Mylord Charbury

a, comme vous le favez , un air

ouvert , fpirituel , & qui annonce la


bonté naturelle de fon coeur. En

effet , il eft rempli de toutes les


vertus qui honorent le plus l'huma
nité d'ailleurs , il a des manieres
très-agréables , & la modeftie regne
dans toute fa conduite. Je fuis donc

fondé à penfer que Miſs Barbe n'eft


iafenfible , ni aux agrémens de fa

perfonne , ni aux vertus qui le dif


( 75 )
tinguent , & qu'elle ne le voit pas
avec des yeux d'indifférence . Ce
·
pendant , je crois en même tems

qu'elle perdroit la vie plutôt que


de faire l'aveu de fes fentimens ,
parce que fon cœur paroît n'être
pas exempt de fierté , & qu'elle a
auffi fuffifamment d'efprit , pour fa

voir la conduite qu'elle a à tenir


dans une affaire d'amour vis - à - vis

de quelqu'homme que ce puiffe


être. Mais , au refte , tout cela n'eft

que conjecture . Ce qu'il y a de plus


extraordinaire , c'eft que Mylord

Charbury ne paroît pas touché des


charmes de Mifs Barbe. En m'a

vouant qu'il la trouve extrêmement

belle , il m'en parle avec autant de


fang froid que fi elle étoit fa foeur,

Il eſt bien plus heureux que moi


avec fon infenfibilité . Si j'étois moins
-D2
( 78 )

fenfible , je m'affligerois moins dans


la circonftance préſente , & je pour
rois être heureux dans les bras de

Lucie. Je fuis fûr qu'elle a de moi

la meilleure opinion , voilà ce qui


augmente encore ma peine. Plût au

ciel que ma vie fût auffi exempte


d'erreur , que cette excellente fille

fe l'imagine ! Vous ne fauriez croire,


Moftyn , quels remords me fait

éprouver la dure néceffité où je me


trouve de lui en impofer. Cepen
dant , il faut que je m'efforce d'é
carter de fon efprit juſqu'au moindre

foupçon de ma conduite , & une


telle entrepriſe n'eſt pas facile à rem

plir. Car , fi Ifabelle s'imagine feu


lement que j'aime Lucie , elle fera

la plus malheureuſe femme du mon


de ; & fi elle vient à découvrir que

je lui aie donné quelques preuves


( 77 )

de mon affection , je ne doute pas


qu'elle ne fe porte à quelqu'action

de défeſpoir. Hélas ! je me ſuis mis


dans un tel embarras , que je n'y

puis penſer fans frémir. La com

paffion qu'excitent dans mon cœur


Iſabelle & Lucie eft inexprimable :

l'une eft déjà malheureufe , & l'autre,

le deviendra probablement auſſi.


Funefte effet de mes égaremens ! je

me mépriſe encore moi-même , &


je rougis de mon aviliffement , en
réfléchiffant que je crains aujourd'hui
le reffentiment d'une femme que je

pourrois conſidérer , fans la hon

teuſe foibleffe qui m'a fait céder au

premier mouvement d'une paffion


déréglée , avec la plus grande fatis
faction ; & , j'ofe le dire , avec un

ſentiment de volupté , parce qu'aſſu


rément rien n'eft comparable au

D 3
( 78 )
plaifir pur qui naît du bien que l'on
fait , en foulageant une perfonne 6141
infortunée , ou en ramenant dans 80
le chemin de la vertu celle qui a

pu s'en écarter. Quelle feroit ma


joie dans ce moment , fi j'euffe aidé
Mifs Bellers à quitter le genre de
-
vie qu'elle menoit , au lieu de le 24
lui laiffer continuer & de fouffrir

qu'elle fe couvrît de plus en plus de ne


l'opprobre public , " en répondant à
mon penchant criminel ! Vous

penferez peut-être que je traite cette ~

affaire trop férieuſement : mais s'il 16


vous étoit poffible de fonder le cœur

de la plûpart de ceux qui ont à ſe


faire le même reproche , il eft pro
bable que vous ne le trouveriez pas

dans un état plus tranquille que le


mien. Néanmoins , je rends au ciel

des actions de graces , de n'avoir pas


( 79 )

été le premier qui ait féduit l'inno


cence de Miſs Bellers : fi cela étoit ,

je crois que j'en perdrois l'efprit.


Vous pourrez me dire , qu'ayant été

le premier & le feul homme qu'elle


ait aimé fincérement , j'aurois bien

fait de l'époufer , & que par- là


j'aurois prévenu les remords dont

je fuis agité . Mais fongez , mon


cher Moftyn , ce je fuis l'homme
du monde le moins difpofé à époufer

ma maitreffe , parce que j'ai tou

jours regardé comme un principe


certain , que celle qui a pu céder à
un homme , n'oppofe pas toujours
aux attaques d'un autre une réſiſtance

invincible , & que tôt ou tard l'oc


cafion ou les circonftances la font
encore fuccomber . Telle eft ma

maniere de penfer. Vous ne poff


derez que pour un tems le cœur

D 4
( 80)
d'une maitreffe , qui ne vous eft pas
attachée par devoir & qui n'eſt point

intéreffée à votre bonheur : lorf

qu'une femme penfe que l'infidélité

n'eft pas un crime, il n'y a pas à douter


qu'elle n'agiffe conformément à ſon
opinion.Je n'attribue la conftance d'I

fabelle, ni à aucun repentir excité par


fa conduite paffée , ni à aucun ſen
timent de vertu ; & je crois qu'elle
ne m'eft fidelle , que parce que je

ſuis à préſent l'objet qu'elle aime

le plus. Ce langage vous paroîtra


peut-être inconféquent ; mais je ne
puis m'empêcher de vous déclarer

que je defire de toute mon ame

qu'elle puiffe prendre goût pour


quelqu'autre homme , quoique j'aie
été enchanté qu'elle ne m'ait donné
aucun fujet de jalouſie , tout le tems
que nous avons vécu enfemble. Mais
( 81 )

je vous avois promis , en commen


çant cette lettre , de ne vous en
plus parler je m'arrête enfin , ayez
pitié , mon cher Moftyn , d'un ami

qui eft en proie aux inquiétudes les


plus cruelles.

LETTRE X.

MISS GRAFTO N.

A MISS BLONDEL.

Graft.

OTRE Lucie , ma chere Cécile ,


VOTRE

fera dans peu engagée dans les liens

du mariage. J'y penfois avec une

parfaite indifférence , avant de con


noître M. Dashwood. Mais à préfent

que je fuis fur le point de m'unir à

lui , mon ame n'eft point tranquille ,

& j'appréhende de ne lui pas plaire


DS
( 82 )
autant que je le defire. La crainte 104
and
qu'une liaiſon auffi étroite n'affoi
bliffe les fentimens qu'il paroît avoir

conçus pour moi , me fait éprouver


mille inquiétudes ; & en effet , je

m'imagine quelquefois qu'il me fe


roit infiniment plus douloureux de

me féparer de M. Dashwood , qu'il


ne le feroit pour lui de fe féparer
de moi. Il eft vrai que je n'ai aucun

fujet de m'en plaindre , & qu'il fait


tous fes efforts pour ne me pas laiffer

douter de fa tendreffe ; mais il pa

roît ſouvent abîmé dans ſes penſées ,

& il ne revient jamais à lui fans les

fignes les plus fenfibles d'une con


fufion qui m'étonne : je n'en puis
deviner la caufe. Mais alors , il ex

cite en moi la compaffion la plus


tendre , & il me force à lui montrer

plus d'amour que je ne le devrois


( 83 )

peut -être. Me permettrez vous , ma


chere amie , d'avouer qu'il cft ex
trêmement cher à mon cœur ; &

fi cher , que lorfque je le vois ref

fentir la plus légere peine , je don


nerois volontiers ma vie pour lui

rendre fa tranquillité ? Cette ex


preffion n'eft fûrement pas trop forte.
pour vous faire concevoir toute ma
tendreffe , & lui - même ne peut pas

la méconnoître , d'après les preuves ,


que je ne ceffe de lui en donner . Il

n'eft pas en mon pouvoir de l'affoi

blir cependant , fi je croyois lui


déplaire en Faimant fi paffion
ment , je tâcherois de l'aimer moins.

Il eft certain que Mylord Char


bury plaît beaucoup à ma fœur. Il
mérite réellement tout ce que M.

Dashwood a dit en fa faveur. Sa

perfonne eft remplie d'agrémens , &


D6
( 84 )
fes manieres font fort affables. Je ย
n'i pas , pour le préfent , le loifir e

fiffifant pour m'occuper des affaires q

des autres. Mais je ne puis m'em fo

pêcher de vous dire que je ne vois


rien dans Mylord Charbury qui an

nonce un cœur épris ; j'en juge par


le fentiment que le mien éprouve.

Il eft néanmoins , malgré fon indiffé

rence réelle ou fuppofée , de toutes


nos parties. En qualité d'ami de

M. Dashwood , il fe lie de plus en


plus avec notre famille , & Barbe

& lui font perpétuellement enſem

ble. La petite rufée , autant que je


puis m'en appercevoir , déploye tous
fes charmes : mais je ne remarque

pas qu'ils aient eu jufqu'ici un grand


fuccès. Mylord eft naturellement
d'un caractere férieux : cependant ,
il est fouvent dans la fociété fort
( 85 )

gai & fort enjoué. Barbe met tout


en œuvre pour le rendre auffi folâtre

qu'elle , & elle y réuffit quelque


fois ; mais il eſt aiſé de voir qu'il
ſe rend plutôt par complaiſance que

par inclination , & uniquement

pour l'amufer. Mon pere le goûte


beaucoup. Vous favez combien

un rang diftingué flatte fa vanité ;

c'eſt , j'oſe le dire , à un tel point ,


qu'il confentiroit à choiſir Mylord

Charbury pour fon gendre , quand


même il ne trouveroit pas dans ce

parti les autres avantages qui doivent


le faire defirer. En conféquence , il
favoriſe ſes vifites , & il ſe prête à

tous les moyens que ma fœur met


en uſage pour l'amufer , ou au moins
pour attirer fon attention. Elle vient

d'avoir auffi la permiſſion de donner


une réponſe déciſive à Sir Richard
( 86 )

Nevil , qui , comme vous en avez


été inftruite , lui a fait la cour quel

que tems , & à qui mon pere n'a

point voulu ôter toute eſpérance ,


(contre le gré de ma foeur , qui a
toujours déclaré qu'elle ne l'aimeroit
A
mais ), jufqu'à ce que ** . Dashwood
eût fait fon choix. Ainfi , vous pou

vez préfumer que fi ylord Char


bury fait des propofitions de mariage,

elles ne feront rejettées ni de Sir


Robert , ni de ma fœur. M. Dash

wood penfe comme moi , qu'elle

n'auroit aucune répugnance à s'unir


à fon ami ; & comme je lui difois

que je defirois qu'ils puffent ſe ma


3
rier , il m'a répondu qu'il n'étoit
pas für que Mylord fut actuellement

libre de faire un choix.

Voici , m'ajouta-t- il , ce dont il

s'agit : « feu Mylord Charbury fuz


( 87 )
>> choisi pour tuteur de Mifs Lewfon
>> par fon pere , avec qui il étoit lié
>> par la plus étroite amitié. Celui

» ci avoit toujours dit qu'il defiroit

» que fa fille fut mariée lorsqu'elle

» auroit atteint l'âge convenable ,


>> au fils de fon ami , pourvu que
>> l'un & l'autre confentiffent volon
» tiers à former cette union . Mais
» comme Mifs Lewfon étoit encore

» trop jeune quand elle perdit fon

» pere , & que le fils de Mylord


>> Charbury voyageoit dans le Pays
>> Étranger , on ne pût penfer alors
» à les marier. Le tuteur de Mifs
>> Lewfon la laiffa dans la même
" » penſion
où fon pere l'avoit placée ,
» & il mourut avant que fon fils fût
>> revenu en Angleterre . Elle fut
» alors confiée aux foins du jeune

» Mylord , qui , parmi les papiers


( 88 )
» de fon pere , en trouva un par
TO
» lequel il lui recommandoit ex
che
» preffément de ne pas choifir d'autre
300
époufe que Conftance , s'il l'aimoit

38.2
ne
» affez , & s'il en étoit affez aimé
que
» pour efpérer de vivre heureux en
cu´e
» femble dans l'état du mariage . Mais
Me
jufqu'ici rien n'a encore été décidé ,
ced
» parce que Mylord Charbury a
» déclaré qu'il ne vouloit pas épou pu
» fois
fer une fille qui , toujours renfer
» mée dans une penſion , n'avoit pén
mêr
>> aucune connoiffance du monde , &
dar
» parce qu'ils n'ont aucune parente
ir
» à qui on la puiffe confier. Je lui
oit
>> ai ſouvent entendu dire qu'elle eft
» belle & ſenſible , & il regrette де

» d'être privé des moyens de la plu

» connoître d'avantage. J'ignore s'il

l'aime , mais je fuis porté à croire

» qu'il defire remplir les intentions


> de fon pere ».
( 89 )

Voilà ce que m'a raconté M. Dash


wood. Penfez - vous à préfent , ma

chere amie , qu'il y ait lieu d'efpérer


pour ma fœeur ? Quoi qu'il en foit ,
ne lui faites aucune mention de ce

que je vous ai écrit à ſon ſujet , parce


qu'elle ne me pardonneroit proba
blement jamais d'avoir découvert ,
ce qu'avec toute fon adreffe elle n'a

pu me cacher. Je réfléchis quelque


fois que Mylord Charbury eft trop
pénétrant pour n'avoir pas fait la
même découverte que moi : cepen

dant , à en juger par fa conduite ,


il ne paroît aucunement que cela
foit.... M. Dashwood arrive..... Il

ne m'eft pas poffible de vous écrire

plus au long pour le moment.

+
( 90 )

LETTRE X I.

ÉDOUARD DASHWOOD,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .


Bart.

Miss Bellers ne me laiſſera ja

mais jouir d'un moment de repos .

Elle veut me rendre le plus infor


tuné des hommes. Je vous ai dit

qu'elle m'a écrit plufieurs fois depuis


que je l'ai quittée . Dans la derniere
lettre que j'ai reçue , elle exige que

je lui tienne la promeffe que je lui


ai faite , de l'aller voir encore une
fois avant la redoutable cérémonie ,

& elle finit par les menaces de


la vengeance la plus cruelle ,

non-feulement contre Mifs Grafton ,


mais encore contre elle - même . Je
n'ai
pu réfifter , & d'autant plus
( 91 )
qu'elle m'affure à plufieurs reprifes
que ma préſence, quoique pour la der
niere fois , la rendra plus tranquille.

Je quittai donc Lucie , en lui


difant que je m'éloignois d'elle pour
terminer plus promptement une af

faire , dont je verrois cependant

la conclufion s'éloigner fans beau


coup de peine. Quel homme à ma

place eût tenu un pareil langage ,


à la veille d'époufer une des plus
belles femmes de l'Angleterre , une

femme qui m'aime , je ne dis pas

affez , qui a pour moi la paffion la


plus forte ? Lorſque je lui fis mes
adieux , fa tête inclinée vers moi
reſſembloit à une roſe couverte des

perles de la rofée , & que fa tige


rompue foutient à peine. Je mouil

lois mon viſage de fes larmes , &.


j'aurois voulu alors ne lui avoir
( 92 )
point parlé de la quitter. Au milieu

de mon trouble , il m'échappa quel


ques paroles qui exprimoient des
regrets , & cette aimable fille crai

gnant , je crois , de m'avoir offenſe f

en me montrant tout le chagrin que ‫م"ا‬

lui caufoit mon départ , me pria de


l'excufer. «Je fais bien , me dit- elle ,

» avec une modeſtie pleine de char


» mes , que la tendreffe & les in

» quiétudes d'une femme font quel

» quefois importunes , mais j'efpere


» que vous ne me faurez pas mauvais

» gré de ma fenfibilité » . Quel ex


cellent caractere ! Il mérite mes
adorations.

N'aurois-je pas dû , dans ce mo


ment,renoncer tout-à-fait à Iſabelle ?

Il eft vrai , mon ami , mais la com

paffion m'a conduit vers elle. Ah ,


Moftyn ! que ne donnerois - je pas.
( 93 )
pour qu'elle eût un caractere auſſi

doux ? Cependant je m'abuſe , car

fi mon fouhait étoit accompli , il


faudroit où l'épouſer , ou fouffrir

encore dans ma ſituation préſente


mille fois plus de tourmens que je

n'en éprouve. En effet , il doit être

infiniment plus cruel d'entendre les


plaintes touchantes d'une femme

douce & paifible , que d'entendre


celles d'une femme emportée & fu

rieuſe ; & à préfent , Iſabelle ne


reffemble que trop à la derniere .
J'en fus reçu avec les reproches

les plus amers , pendant lefquels


elle oublia tout ce qu'elle devoit à
fon fexe & à moi. Elle fit éclater

toute fa fureur , & elle vomit tant


d'injures atroces contre Mifs Graf

ton , contre notre mariage , contre

le lit nuptial , & c, &c. &c, que je


( 94 )

l'aurois regardée comme frénétique ,


fi elle ne fût promptement revenue à

elle-même, lorsque je lui prouvai par


mes careffes que je lui étois toujours

attaché. Je la priai alors de me dire


pourquoi elle me recevoit avec ces

marques affreufes de défefpoir. Mais


après avoir encore perdu connoiffan
ce deux ou trois fois , & avoir tenté

autant de fois de fe défaire , elle jura


que le jour où je me marierois avec

Lucie , feroit pour elle le plus fu


nefte & le dernier de fa vie , ſi je

ne lui faifois le ferment le plus


folemnel de ne la pas abandonner ;

mais au contraire , de la voir fou

vent , & de ne jamais témoigner à


celle que j'allois épouſer plus d'atta

tachement qu'il n'en étoit néceſſaire


pour bien vivre avec fa famille.

Je lui demandai tranquillement , L


1

( 95 )

comment elle pouvoit efpérer rai


fonnablement de partager la fortune
de Mifs Grafton lorfqu'elle ne

vouloit pas confentir à lui laiffer

une partie de mon amour.


<< De votre amour ! s'écria-t-elle ;

>> ah ! ne le croyez pas. L'idée n'en


>> eft feulement pas fupportable.

Non , vous ne l'aimerez jamais ;


» d'ailleurs , mérite - t - elle , autant
>> que moi , votre tendreffe ? Vous

»
> ne l'époufez qu'en vertu des con
>> ventions faites entre deux peres
» intéreffés ; conventions qui vous
» donnent à vous une fortune con

! » fidérable , & à elle , un homme


» pour lequel toutes les autres fem

» mes facrifieroient ce qu'il y a de

plus précieux , les biens , la répu


» tation , la fanté & la vie . Mais

» moi ..... non , je ne vous vanterai


( 96)

» pas ce que j'ai fait. J'ai négligé le


» foin de ma réputation , quoiqu'il
» m'eût été poffible , par votre gé I
» nérofité , de réparer les torts que

Oct
» ma conduite paffée lui avoit faits
» & j'aurois facrifié ma vie avec le

>> plus grand plaiſir pour faire le ATT


>> bonheur de la vôtre. Hélas ! à

>> préfent que vous m'abandonnez ,

» je n'y attache plus aucun prix , &

»je ne defire point la conferver :


» cependant , j'avoue que mes der
>> niers momens feront ceux du dé

» ſeſpoir , en penfant que vous


» pourrez être heureux dans les bras

» de cette ..... Mes levres ne pour

» roient fans horreur prononcer fon


» nom › & je ne puis pas même
D
>> penfer à cette fille cruelle , qui
» m'enleve mon cher Dashwood , le
» pere de mon malheureux enfant .
Ici
( 97 )
Ici elle tomba encore dans des

évanouiffemens qui fe fuccéderent


les uns aux autres. Le pauvre petit
Édouard s'écrioit , en pleurant &

en gémiffant , que fa mere étoit

morte , & elle augmentoit encore


mon tourment , en lui difant , lorf

qu'elle revenoit un peu à elle même,

que je voulois la faire mourir par


ma cruauté.

La fcène qui fuivit auroit fûre


ment éniu le cœur le plus dur &

le plus inſenſible. Mon fils tout


tremblant , & tournant fes yeux d'a

bord vers fa mere & enfuite vers

moi , me dit avec le fon de voix

le plus attendriffant ; « papa , mon


» cher papa , ne faites pas de mal
» à ma pauvre maman ; faites - moi

plutôt mourir , & ayez pitié de


>> maman.>> Il embrafſoit mes genoux
Prem. Part. E
( 98 )
en prononçant ces paroles . Elles

pénétrerent jufqu'au fond de mon

cœur , & me firent une impreffion


que je ne puis vous rendre . J'étois

déconcerté , j'étois confondu . Je

pris ce cher enfant dans mes bras ,


j'effuyai fes larmes , & je l'affurai

que je ferois toujours tout ce qui

feroit en mon pouvoir pour le con


ferver , lui & fa mere . Alors il me

pria de l'emmener avec moi . <


« Com
» ment, lui dis-je, mon cher Édouard,

>> n'aimez -vous pas beaucoup votre


>> maman ? - Oui , beaucoup , me
» répliqua -t-il , mais elle me cauſe

>> tant de frayeur , que j'aimerois


>> mieux demeurer avec vous ».

Pauvre innocent ! m'eft -il permis


de dire que fon choix étoit jufte ?

Que j'aurois defiré le contenter &


le féparer de cette femme furieuſe ,
( 29 )

qui gâtera infailliblement fon heu


reux naturel , parce qu'il y a peu

d'enfans qui ayent à fon âge autant


de fenfibilité ! Mais l'enlever à fa
mere " ce feroit la réduire au dé

feſpoir le plus funefte , & d'ailleurs ,


je ne fais où le placer. Hélas ! moi
qui fuis fon pere , moi dont le pre
mier devoir eft d'élever fa jeuneſſe ,

je n'oſe l'avouer publiquement pour

mon fils. O rigoureux , mais jufte


châtiment de mes erreurs ! il ne fera

jamais en mon pouvoir de rendre


un enfant que j'adore , l'héritier de
mon nom & de ma fortune , & je
ferai condamné à lui voir fubir un

fort malheureux qu'il n'a pas mérité ,


voué à l'ignominie , & privé pour

toujours de la protection de fon


pere. Ces triftes réflexions me per
cent le cœur , & d'autant plus que ,
E2

+
( 100)
fi je ne me trompe , cet enfant eft

auffi bon qu'il eft infortuné. Mais


pourquoi m'affliger fur fon fort ?

Avec l'heureux naturel que le ciel

paroît lui avoir donné , & avec les Ra

N
U
d
vertus qu'il pourra acquérir ne

fera-t-il pas auffi digne de l'eftime met


publique que s'il étoit l'héritier lé e
gitime des plus hauts titres & des

biens les plus confidérables du an


Royaume ? La vertu n'eſt - elle pas ar
au-deſſus de la naiffance , & le mé

EZE
rite perfonnel n'eft- il pas fupérieur Qur
aux autres avantages ? Sans doute :

mais , d'un autre côté , lorfque je 40


confidere combien il eft difficile à
* 2 § 3 ‹ ±
me

un jeune homme , avec un coeur fi


fenfible , de ne fe pas laiffer en

traîner dans les mêmes erreurs , dont de


le fouvenir excite à préfent mes A
juftes remords ; comment mon petit

111
( 101 )
Edouard pourroit-il ne pas être pour

moi le fujet de mille inquiétudes ,

& comment pourrois -je ne pas de


firer de l'avoir toujours fous mes

yeux , pour l'empêcher de com


mettre les fautes qui me font deve
nues fi funeftes ? Hélas ! c'eſt en
vain que je forme ce defir. Cepen

dant , peut - être que Lucie ne tar


dera pas à me permettre de l'intro

duire dans la famille , comme fils


d'un de mes amis , ou fous quel
ne
qu'autre qualité. Dans ce cas , il

faudroit pas fouffrir qu'il vit fa


mere , de craint qu'ell ne dévoil
e e ât
le myftere. Mais puis - je la priver
ainfi pour toujours de ce qu'elle a
de plus cher au monde , fon enfant ?

A Dieu ne plaiſe que je veuille auffi


4
lui faire perdre le ſouvenir de fa
mere & étouffer la tendreffe qu'il
E3
( 102 )
lui doit. Ainfi , mon cher Moftyn ,

de quelque maniere que je me re

tourne , il ne fe préſente à mon


imagination que la perſpective la
-I
plus déſagréable. Je reviens à Ifa→
belle.

Ayant entendu fon fils me de


mander à vivre avec moi , elle l'ar
racha d'entre mes bras , & , en lui

fecouant rudement l'épaule , elle 31

lui demanda d'un ton impérieux ,

qui lui avoit appris à haïr fa mere. D

- << Maman >


» ! repliqua l'enfant , en
fautant à fon cou & en arrofant fon

vifage de fes larmes . Enfuite , fe


tournant vers moi : « vous voulez

>> donc , me dit - elle , me rendre


>> complettement malheureuſe ? Il

» ne vous manque plus que de me

» féparer de mon enfant. Je pénetre


» votre deffein ; mais vous ne l'exé
( 103 )
» cuterez pas. Non , il eft à mɔi ;
>> plutôt que de vous l'abandonner ,
>> je confentirai à fouffrir avec lui
»
>> la mifere la plus affreufe , & ce
» n'eft qu'après m'avoir arraché la
» vie , que vous vous en emparerez.

>> Barbare , un tel defir , le plus cruel


>> de tous ceux que vous avez pu
» former , eft donc entré dans votre

>> ame ? Puiffiez - vous en être puni


>> par la ftérilité de votre épouſe !
>> puiffent les noeuds déteſtables que

» vous allez former n'être jamais


>> refferrés par un gage auffi cher

» que celui dont vous avez réfolu

» de me priver ! - Mais, ajouta-t-elle


>> en adouciffant fa voix , pourquoi
» épuifer le peu de force qui me
» refte ? Je n'ai point de vengeance
» à defirer , mon cher Dashwood ,

» vous en prendrez vous - même le


E 4
( 104 )
» foin , fi vous vous reffouvenez de

» la promeffe que vous m'avez faite .

» Renouvellez - la moi , & quelque

» repos pourra encore accompagner


» ma vie , qui ne fera pas , hélas !

» de longue durée , lorſqu'elle ne


» fera plus foutenue par le charme
» de votre préfence
J'avois été cruellement tourmenté

par le mauvais traitement qu'elle


avoit fait à mon petit Édouard , & par
la fcène qui l'avoit fuivi. En voyant

qu'elle devenoit un peu plus tran

quille , je commençai à reſpirer , &


je lui demandai avec empreſſement
de quelle promeffe il s'agiffoit.

« Vous n'aimerez pas , me répondit


» elle , la femme à laquelle vous
» allez vous unir , & fûrement vous

» n'en aurez pas d'enfans , fi vous


» êtes auffi indifférent pour elle que
( 105 )
» je defire que vous le foyez ». En
tenant ce langage , elle me tenoit
ferré dans fes bras , fa voix avoit

un accent plein de douceur , & fes


beaux yeux , fixés fur les miens

reſpiroient la tendreffe. Je craignis


de lui faire fentir combien ce qu'elle

difoit me paroiffoit ridicule , de


crainte de la faire retomber dans fes

premiers emportemens ; mais je


l'embraffai au-lieu de lui répondre ,

& je m'efforçai , par mes careffes ,


d'écarter de fon eſprit l'objet qui

l'occupoit. Je n'y réuffis qu'avec la


plus grande difficulté.

Lorfque je fus fur le point de la

quitter , elle me dit avec un profond

foupir : «
< eh bien ! avant que vous
» veniez me revoir , vous ferez ma
» rié. Comment faurai - je le jour ?
» Cependant je voudrois , s'il étoit

Es
( 105 )

» poffible , l'ignorer pour toujours.


» Ne m'en parlez pas. Mais il ne

» peut m'être caché. Les papiers


» publics m'en inſtruiront. J'y verrai
>> le nom détefté de ma rivale à

>> côté de celui .... Je le déchirerai

» en mille pieces , comme je déchi


» rerois , s'il étoit en mon pouvoir ,
>> celle qui vous rend infidele. Mais ,

>> mon cher Dashwood , ajouta-t-elle,


>> en adouciffant encore fa voix , vous

» que j'ai aimé conftamment , &

» que j'adore encore ; penſez - vous


» quejepourrai,lorfque cette odieufe

» cérémonie fera paffée , vous con


» fidérer avec les mêmes yeux qu'au
>> paravant ? Puiffe le jour où vous
» vous donnerez à une autre , être

» auſſi funefte pour elle qu'il le fera


» pour moi >
»!

C'est ainsi que notre entretien


( 107 )

s'eft paffé. Je vais partir dans une


heure , pour me rendre à la maifon

de Grafton , que je ne quitterai qu'a

près la conclufion de mon mariage.


je pour
Sans Iſabelle , je crois que je

rois être fatisfait du fort qui m'attend.

LETTRE XII.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN,

Graft.

FÉLICITE MOI ,
Z-
ÉLICITEZ - MOI mon cher

Moftyn. Que je ferois heureux , que


j'aurois de plaifir à recevoir les com
plimens qu'on m'adreſſe de tous cô

tés , fi je ne craignois de voir la


paix de mon ménage cruellement
troublée , ou même totalement dé

truite , par les méchantes maneu


ES
( 108 )
vres d'une femme , qui eft dévorée

par la jalouſie & qui ne reſpire que


vengeance !
Il y a déjà une ſemaine que je fuis

marié. Ma Lucie poffede réellement


toutes les qualités que je puis defi
rer. Ah ! Moftyn , c'eft à préfent que

je vois clairement la différence qu'il


y a entre une maitreffe & une

époufe. Je voudrois n'avoir jamais

connu Ifabelle ; cependant , je ſens


que mon cœur doit encore s'inté

reffer pour elle. Mais , au moins


pour le préfent , il eft de mon de

voir de l'oublier , lorfque tout m'in

vite ici à partager l'allégreffe com


mune , & que ma charmante épouſe

répand la gaieté fur tous les objets


qui l'environnent . Elle paroît être
la plus heureufe des femmes . Puiffe

t- elle être toujours contente de fon


( 109 )

époux ! Pour moi , il s'en faut bien


que je fois content de moi-même ,
& je crains de ne l'être jamais.

Sir Robert nous fait les plus fortes


inftances pour refter quelque tems

avec lui. Mais pourriez-vous deviner


quelle est la compagne que Miſs
Barbe a choifie pour remplacer fa
foeur ? Mifs Lewfon. Mifs Barbe a
conduit l'affaire avec tant d'adreffe ,

que Mylord Charbury a été obligé


de lui ouvrir fon cœur touchant cette

aimable fille , qui eft réellement trop

âgée pour refter dans une penſion :


& , comme il lui a fait part de tout

fon embarras , elle lui a offert géné


reufement de la recevoir dans la

maifon de fon pere & de vivre avec

elle comme avec une amie. Mylord

a accepté la propofition avec le plus.


grand plaifir , & , Mifs Lewfon
( 110 )

n'ayant encore été à aucune nôce, il


s'eft hâté de l'amener ici avant notre

mariage.
Conftance Lewfon eft d'une fort

jolie figure , mille charmes font ré

pandus fur toute fa perfonne , & fes


manieres , remplies d'agrémens , de
viennent encore plus attrayantes par
l'aimable timidité qui les accompa

gne. En un mot , il paroît qu'elle


fera une rivale formidable pour ma

fœur , qui néanmoins lui témoigne


toujours beaucoup d'eftime & d'af
fection. S'il me falloit dire laquelle
de ces trois Graces , Conftance ,

Barbe & mon époufe , excite le plus


l'admiration de Mylord Charbury ,

je me déciderois en faveur de la
derniere , parce qu'il m'a paru dans

toutes les occafions la préférer aux


deux autres. Peut - être agiffoit - il
(m )

politiquement pour ne leur point


donner de jaloufie. Mais je crois
avoir obfervé qu'il étoit prévenu en

faveur de Lucie , avant que Mifs


Lewfon fut de notre fociété. En

fuppofant que Barbe fut dix fois


plus jolie qu'elle n'eft , & que Lucie

eut beaucoup moins d'attraits , celle

ci feroit encore , à ce que je crois ,


la plus féduifante : & fon triomphe
fur les cœurs les plus infenfibles ,

feroit encore plus affuré , à cauſe


de la douceur finguliere de fes ma
nieres , rare chez les perfonnes de

fon fexe , & qui ajoute encore à ſes


traits des charmes auxquels il n'eft

pas poffible de réſiſter.

Il me tarde d'apprendre comment


Ifabelle fupporte cé changement

dans mes affaires , & je fuis étonné


de n'en avoir reçu aucune nouvelle
( 112 )
depuis mon mariage. Je fuis très

porté à croire qu'il n'eft rien arrivé

à mon petit Édouard ; s'il ne ſe


portoit pas bien , fa mere me l'auroit

fans doute écrit , ou elle auroit or


donné à Ellis de me le faire favoir.

Plût au ciel que je pûffe la déter


miner à m'abandonner entierement
le foin de mon enfant ! Je ferois

alors dans un état plus tranquille.

LETTRE XII I.

MISS BARBE GRAFTON ,

A MISS BLONDEL.

Graft.

Vous m'avez devinée , ma chere


Cécile , dans les deux jours que vous

avez paffés avec nous après le ma


riage de Lucie. Je n'étois pas affez
( 113 )
maitreffe de moi- même pour cacher

à une amie , dont l'efprit eft fi pé


nétrant , & qui a toujours été in
formée de mes plus fecretes pen

fées , l'impreffion que cet aimable


homme a faite fur moi . Mais puifque

vous avez découvert ce que j'aurois


voulu cacher à tout autre qu'à celui
qui eft l'objet de mes follicitudes ,
je vous demande en grace de me '
dire fans déguiſement comment vous

préfumez qu'il penſe à mon égard.


Comme il n'y a pas de fentimens
fi fecrets qu'ils puiffent être , qui ,

échappent à votre pénétration ; je


crois que vous aurez pu lire dans le
cœur de Mylord Charbury auffi ai

fément que dans le mien. Parlez

moi avec franchife , & ne craignez


pas de m'offenfer , car je ne me fuis
pas encore flattée d'en être aimée ,
( 114 )

quoiqu'il me paroiffe avoir quelque

goût pour moi. Je m'imagine que


Conſtance fera plus heureuſe. Je ſuis
peut -être plus jolie qu'elle , mais
il y a quelque chofe dans ma figure

& dans mes façons qui ne lui plaît

pas parfaitement. Je fuis trop promp


te , trop vive , & je parois aufſi

avoir beaucoup de malice , quoique


je me conduife toujours vis- à - vis
de lui de maniere à n'en pas laiffer

appercevoir. Il n'aime pas dans une


femme ce caractere . Enfin, pour vous

dire ce qu'il penfe de ma phifio


nomie , il trouve que j'ai un beau

teint & des traits réguliers. Mais


les yeux languiffans de Mifs Lewfon ,
fon doux fourire & fon air mélan

cholique , lui plaifent davantage.


D'ailleurs , je crois qu'il fe regarde

déjà comme engagé en quelque forte


( 115 )
vis - à - vis d'elle , quoique , jufqu'à

préſent , il ne lui ait pas plus parlé


d'amour qu'à moi. Il me traite comme
une véritable amie , on voit qu'il a

conçu une idée avantageufe de mon


efprit , & il traite Mifs Lewſon

comme une jeune fille qu'il trouve


aimable. Elle l'eft réellement. De

puis long - tems livrée entiérement


aux foins de cet homme charmant ,
pourroit- elle ne le pas être ? J'avoue

que je fuis quelquefois piquée de


.
fon indifférence , fur tout quand je

penſe que j'ai eu & que j'ai encore


une foule d'admirateurs , & que le
feul homme que je voudrois rendre

fenfible , eft celui qui ne peut le de


venir. Je vous le dis encore , ma

chere Cécile , oui , il eft des mo


mens où cette indifférence me dépite

à un point que je ne puis vous ex


( 116 )
primer. Si je ne defirois toucher fon

cœur , je n'aurois aucun fujet de me


plaindre , car , à tout autre égard ,
me donne des preuves multipliées

d'eftime & d'amitié. En effet , il

paroît avoir en moi une confiance


entiere, & il me confulte fur prefque

toutes fes affaires domeftiques. D'ail


leurs , il ne me dit jamais un mot

qui ait rapport à fon inclination .

pour Conftance , enforte que je fuis


fouvent difpofée à croire qu'il n'é
prouve pour elle d'autre tendreffe
que celle d'un tuteur pour fa pu

pille , ou d'un frere pour fa foeur.


Il me femble au contraire que
Conftance l'aime , quoiqu'elle ne

paroiffe pas connoître fes fentimens

pour lui. On remarque aiſément


qu'elle éprouve la plus grande fatis
faction lorfqu'elle le voit , & fon
( 117 )
abfence la fait tomber dans une mé

lancolie dont la . tendreffe feule eft

la cauſe. Pour lui , on diroit qu'il


eſt à côté d'elle fans plaifir & qu'il

la quitte fans peine. Je crois , ou


au moins je defire l'avoir obligé en
invitant Mifs Lewfon à venir de

meurer avec moi ; elle paroît s'y

plaire , & elle montre beaucoup


d'envie de profiter des préceptes que
je lui ai donnés pour fa conduite

& qui ont tous obtenu l'approbation


de Mylord Charbury. Il étoit , à ce
que je m'imagine , très - embarraſſé
pour trouver un moyen de l'intro
duire dans le monde d'une maniere

convenable : j'ai profité du mariage

de Lucie pour l'engager à venir la


remplacer , & , comme l'occaſion
étoit unique , la propofition que

j'en ai faite n'a pas pu paroître ex


traordinaire.
( 118 )

Lucie eft avec nous , mais un peu


inquiète. Son cher Dashwood la

quittée pour deux ou trois jours , en


difant qu'une affaire preffée l'obli
geoit à partir. Cependant , il eſt ab
fent depuis une ſemaine entiere. Ma
foeur a reçu de lui une lettre d'une
bonne longueur , qu'elle a baifée

avec des tranſports de joie inconce

vables. Il ne lui fera pas poffible


d'en éprouver de plus vifs, lorfqu'elle
pourra embraſſer le cher mari qui
l'a lui a écrite. Je crois que les gens

mariés font un peu fous. Oh ! je


n'augmenterai pas le catalogue de
Folles , car très - fûrement je ne m

marierai . jamais.
le
en
( 119 )

LETTRE XIV.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .

Bart.

ESP
DESÉSE ÉRRÉ du filence d'Iſabelle ,
SPÉ

& craignant à tout moment d'ap


prendre que mon petit Édouard ne
fût malade ou mort ; je fuis parti

pour Londres en alléguant à mon


épouſe qu'une affaire intéreſſante ,
que j'avois négligée pour accélérer

mon mariage , y exigeoit ma pré


fence . Cette excellente femine a cru

ce que je lui ai dit , mais les yeux


JEAN PAUL KƏ

étoient noyés de larmes , lorſque je


l'ai quittée .

J'ai couru chez Iſabelle , mais ,

jufte ciel ! quel fpectacle ! elle étoit


( 120 )
dans fon lit avec une fièvre & un

délire tel que je n'en ai jamais vu .

Concevez ma peine , fachant que


mon mariage avoit été la caufe de

l'état funefte où je la trouvois. Je

grondai fes domeftiques de ne m'en

avoir point informé , & après avoir


effayé par mille careffes , mais en

vain , de la faire revenir à elle


même , je fis appeller un fecond,
Médecin. Lorsqu'il fut arrivé , je le

fuppliai de n'épargner aucuns foins

pour guérir Mifs Bellers , lui pro


mettant que ma reconnoiffance fe

roit fans bornes , & je me déter


minai à attendre l'événement de fa

maladie à côté de fon lit , dont elle

ne me permit pas de m'éloigner un


feul inftant , lorfqu'elle commença

à me reconnoître parmi ceux qui


la foignoient,
Mon
( 121 )

Mon cher petit Édouard étoit ma


feule confolation ; mais je craignis
de le laiffer dans la chambre de fa

mere , de crainte qu'il ne gagnât


une maladie qui s'annonçoit avec

des ſymptômes fi allarmans. Cepen


dant , les Médecins me raffurerent

& me firent prendre le parti de le


garder auprès de moi , en me dé
clarant que la communication de

cette maladie n'étoit point à crain


dre , parce qu'elle étoit occafionnée

par une exceſſive agitation de l'ef


prit , qui avoit violemment affecté
les nerfs .

Graces aux foins & au favoir du


Docteur M... ma chere Ifabelle a re

couvré fa raiſon dans l'efpace de

quelques heures. Mais fa joie , en


me voyant fi près d'elle & en re

cevant tant de preuves de mon af


Prem. Part. F
( 122 )
fection & de mes tendres inquié
tudes , fut fi immodérée , que peu

s'en fallut qu'elle ne retombât dans


fon premier état . Quoi qu'il en foit ,
` fa fiévre eft enfin tout-à-fait ceffée ;

& , quoiqu'elle foit encore très-foible

& très-abattue , j'efpere qu'elle fera


dans quelques jours prefqu'entiére
ment rétablie. Quels tourmens n'ai
je pas foufferts , tant que j'ai craint
d'être la cauſe de la mort d'une fem

me qui m'aime trop tendrement

pour ſupporter l'idée de me perdre !


Néanmoins , il faut que j'aille au

plutôt rejoindre mon épouſe. Com


ment excufer auprès d'elle une fi
longue abfence , fi - tôt après notre

mariage ? Cependant , je ne puis


laiffer Iſabelle tant qu'elle ne fera
pas mieux , car je crains une re

chute. Em conféquence , j'ai écrit


( 123 )
une longue lettre à Lucie , fars
favoir , en vérité , ce que j'avois à lui

dire. J'ai accumulé beaucoup d'ex


preffions qui n'ont pas abfolument
de rapport entre elles , & mon uni {
que efpérance eft que mon é ouſe
attribue mon difcours fans ordre &

fans fuite , comme le feroient beau

coup d'autres femmes , au trouble


d'un cœur paffionné. Elle a réelle

ment un difcernement très - jufe ,


ainfi que je crois vous l'avoir dit ;
mais une femme qui aime , juge du

cœur de celui qui lui écrit plutôt


que de fon efprit , & elle lui par
donne très - volontiers toutes les ex

preffions incorrectes , en faveur de

celles qui font agréables , & qui flat¬


tent le fentiment qu'elle éprouve,

J'efpere que la mienne ne dérogerą

pas à cette maniere de penfer.


F2
( 124 )
Vous ne fauriez vous imaginer
combien Ifabelle a été fenfible à

cette derniere preuve de mon atta


chement. Elle en étoit dans le ra

viffement , & je ne fais comment

elle pourra ſe réfoudre à me voir

partir. Elle feroit adorable , fans la


jaloufie qui la dévore ; & qui ,

pendant ces derniers mois , a jetté


de fi profondes racines dans fon

efprit, que j'appréhende bien qu'elle


ne puiffe jamais l'en chaffer. Elle
faifit toutes les occafions de me

queſtionner fur la perfonne , le ca


ractere & les manieres de mon

épouſe : elle entre même dans des

particularités , fur lefquel es fa cu


riofité ne devroit jamais s'étendre ;
& fi je refuſe de la contenter , elle

m'accufe de n'avoir pour elle ni


confiance , ni amour, Je n'ai point
( 125 )
voulu m'écarter de la vérité dans

tout ce que je lui ai dit touchant


mon aimable Lucie , & ma fincérité

a excité fa paſſion jalouſe à un tel


degré , qu'elle s'eft répandue en in
vectives atroces contre mon époufe ,

& qu'elle m'a déclaré que je la fe


rois mourir fi ma tendreffe étoit

partagée , parce qu'elle ne pouvoit


exiſter , m'a - t - elle dit encore , fi

j'étois capable d'aimer une autre


femme. Cette déclaration procede
fans doute de l'amour exceffif qu'elle

a pour moi ; en effet, je ne m'imagine


pas qu'il y ait au monde un homme

aimé plus paffionnément que je le


fuis.

Il faut enfin que je retourne vers


ma Lucie. Je penſe ſans ceſſe à
partir , mais je n'ai pas le courage
de réfifter à l'enchantement qui me

F3
( 126 )

retient auprès d'Iſabelle ; cependant ,


je l'ai fait conſentir à mon départ.

Ce n'a pas été fans peine. Il a fallu


lui promettre de la revenir voir au

plutôt , & lui jurer de ne point


1 donner mon cœur à cette jolie créa

ture. C'eſt le terme de mépris qu'elle


employe en parlant de Lucie. Mais

toutes les fois qu'elle s'exprime ainfi,


elle excite réellement ma colere , &

me force à lui déclarer ouverte

ment , que fi elle continue à parler

de mon épouſe avec auffi peu de


refpect , je renoncerai pour toujours
à la voir. Ce langage , que fa ja

louſie m'arrache trop fouvent , eft


toujours fuivi de pleurs , d'évanouif

femens , de défeſpoir , &c. &c. qui


réveillent toute ma fenfibilité , &

ne me laiffent de force que pour la


confoler.

!
( 127)

LETTRE III.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .

Grafton

une mai
UELLE différence entre uné
QUELLE
treffe & une femme ! Quel hoinme

fenſé voudroit préférer l'une à l'autre?


Ma charmante Lucie m'a reçu avec

les plus grands tranfports de joie ;


mais qu'ils répondoient bien à ſon
honnêteté & à fon aimable modeftie !

Nulles plaintes , nuls reproches d'a

voir été fi long - tems abfent , mais

il n'y avoit pas de trait de ſon vi


fage qui n'exprimât l'exceffive fatis
faction que lui caufoit mon retour.

Que ces témoignages de tendreffe


ont de charmes ! Ils font inſenſible

F4
( 128 )

ment la plus profonde impreffion


fur l'amè , & ils rendent fenfible

celui qui l'auroit la plus endurcie.


C'eft en vain que vous voudriez vous
imaginer combien elle s'attachoit à
mon cœur par une conduite fi fé
duifante. Je l'embraffai avec une

ardeur que je n'avois pas encore

éprouvée jufqu'à ce moment , & elle


reçut mes careffes avec une modeſtie

qui annonçoit qu'elle les regardoit


plutôt comme une faveur que comme
une detté dont je m'acquittois. Ce
pendant , en la tenant dans mes

bras , je ne pus m'empêcher de 2


foupirer & de détourner la tête. Je
fentis que je ne méritois pas de

pofféder cette femme adorable , &


mon émotion fut extrême. Elle l'at

tribua , avec cet air de bonté qui ne


la quitte jamais , au befoin , à la
( 129 )

fatigue du voyage , & elle me preffa


de prendre quelque chofe pour me
remettre.

Pendant que mon épouſe me té

moignoit toute la joie qu'elle avoit

de me revoir , je m'apperçus clai


rement que Sir Robert , qui idolâtre
fa Lucie , fa fille favorite , étoit

très - piqué que je me fuffe abfenté

fi long- tems & auffi - tôt après le


mariage: & il exprima même fon dé
plaifir en termes affez forts. Alors ma
chere Lucie , qui craignoit que je

ne me bleſſâſſe du procédé de fon


pere , rougit , trembla , & tâcha de

m'excufer de la maniere la plus

agréable & la plus obligeante. Je


lui témoignai auffi - tôt combien

j'étois touché du foin qu'elle prenoit


de ma défenſe en la preffant contre
mon fein , & en ne paroiffant pas
FS
( 130 )
avoir remarqué que Sir Robert eût
rien dit de particulier.
Mon pere a auffi cherché l'oc

cafion de me parler amicalement à


ce fujet , & nil m'a dit que je ne pou
voispoint m'excufer raifonnablement

de m'être éloigné d'une ſi aimable

femme preſqu'auſſi - tôt après l'avoir


époufée vous n'avez nulle excufe ,
m'ajoutà - t-il , à moins que ce ne

foit la plus mauvaiſe de toutes. Au

roit -il depuis peu appris quelque


chofe concernant Ifabelle ? J'en

frémis de crainte. N'aurai - je jamais

affez d'empire fur moi - même pour


m'arrêter à la ferme réſolution de ne

plus la revoir ? Je crois que je pren


drois ce parti , s'il m'étoit poffible
de la ſéparer de mon fils.
Ma Lucie , qui s'étudie continuel
lement à me plaire & à me procurer
( 131 )
de nouveaux.amufemens , a été d'avis
que nous allaffions à Londres habiter

la maifon qui nous y eft deftinée. Je

foupçonne qu'elle craint que fon


pere ne me dife quelque chofe c
pable de me choquer. J'ai remarqué
en effet que Sir Robert eſt un homme
fort vif & qui s'irrite de la plus

légere contradiction. Il eſt vrai qu'en


me rendant juftice , je ne puis rai
fonnablement m'offenfer de ce qu'il

a dit jufqu'à ce moment : mais mon


épouſe qui connoît beaucoup mieux
que moi fon caractere , fera , je crois,

plus fatisfaite que nous ne vivions


pas plus long-tems avec lui , malgré

le chagrin qu'elle éprouvera certai


nement en fe féparant de fa foeur ,
à qui elle a toujours été attachée
" *
par la plus étroite amitié. Vous

fuppofez bien que je n'ai pas manqué


F 6
( 132 )
d'inviter Mifs Barbe à venir avec

nous , mais elle s'en eft excufée

pour le préfent. Il m'eſt facile de


deviner qu'elle ne veut pas s'éloigner
de Mylord Charbury. La petite

rufée a d'abord prétendu qu'elle

étoit obligée de refter à Grafton ,


à caufe de Mifs Lewfon : mais cette
difficulté a été bien- tôt levée , parce

que Lucie & moi nous avons prié


Conftance d'être de notre partie ,

& qu'elle en a reçu auffi - tôt la per


miffion de fon tuteur à qui elle l'a
demandée avec empreffement. Enfin

Mifs Barbe nous a promis de venir

nous rejoindre avec fa jeune com


pagne au plus tard dans quinze
jours.
Ifabelle va fans doute être fort

contente de me favoir plus près


d'elle. Pour moi , en demeurant à
( 133 )
la ville , je ferai dans une fituation
fort embarraſſante , parce que je

crains de ne pouvoir pas l'éviter au


tant que je le deſire.

LETTRE XVI.

MISS BARBE GRAFTON ,

A MISS BLONDE L.

Graf

NOUS
ous ne fommes plus que trois
à Grafton , mon pere , Mifs Lewfon

& moi. Mifs Lewfon reftera , felon


ce que je m'imagine , confiée à mes

foins jufqu'à ce qu'elle foit mariée ,

toujours néanmoins ſous l'inſpection


de Mylord Charbury , qui vient
nous voir preſque tous les jours . Je
dis nous , parce que je deſire & crois

avoir quelque part à fes vifites


( 134)
N'ai-je pas auffi trop de vanité en

m'imaginan qu'il vienne ici en partie


t
à caufe de moi ? Cependant , fi j'en
puis juger par fa conduite , il n'eft

pas fàché de me voir , quoiqu'il ne

me donne aucune raiſon de penfer

que l'eftime qu'il me témoigne puiffe


parvenir à un plus haut degré. Je
ne ferois pas fâchée que ce froid

fentiment fut uni à un ſentiment

plus doux , mais je crains bien de

ne pouvoir jamais lui infpirer de


tendreffe. D'autres femmes à ma

place ne fe feroient pas un fcrupule


d'aller au-devant. Vous comprenez ,

ma chere amie , ce que je veux

dire : c'eft-à-dire , qu'elles pourroient


mettre en ufage quelque ftratagême
pour faire connoître leur tendre in

clination ; mais je fuis au-deffus de

cette maniere d'agir. Non , Cécile ,


( 135 )
je l'abhorre , autant que je préfere

Mylord Charbury à tous les autres


hommes . Ma fierté ne me permettra

jamais de me dégrader au point de


découvrir mes fentimens à un hom

me fur lequel je ne parois pas avoir

fait la plus légere impreffion . Quoi


qu'il en foit , tandis que je me tiens
ainſi dans un éloignement modefte ,
& que je me renferme dans les

bornes de la bienféance , il m'eft

très - aifé de m'appercevoir de ce

qui fe paffe dans le cœur de ma


jeune amie. Elle aime certainement

Mylord Charbury , & l'Amour a

déjà jetté de profondes racines dans

fon ame , quoiqu'elle paroiffe l'i


gnorer. Elle foupire lorfqu'il eft
abfent , & elle rougit lorfqu'il pa

'roît ; elle vole même à fa rencontre

auffi -tôt qu'elle l'apperçoit , & alors


( 136)
fon vifage , fur lequel eft peinte
l'innocence , s'anime par un doux

fourire , qui augmente encore fes


charmes. Il la traite avec la bonté

d'un frere , fans laiffer appercevoir

les plus légeres émotions de l'amour :


mais il eft vrai que ces hommes
férieux & compofés ont une adreffe
extraordinaire à déguiſer leurs fen
timens. Je m'imagine quelquefois

qu'elle feroit toujours contente ,

quand même il ne lui montreroit

pas plus de tendreffe qu'à préfent ,


pourvu qu'il n'en témoignât pas da
vantage à quelqu'autre femme.
Je les laiffe fouvent feuls , & j'ai

lieu de préfumer qu'ils n'en font


fâchés ni l'un ni l'autre. Ne fuis- je

pas extrêment complaifante ? Il eft


fûr que Mylord Charbury a lieu
d'être content de moi , & en effet
( 137)

il paroît l'être ; néanmoins , il ne


cherche pas trop à me témoigner
fa reconnoiffance. Il abandonne ce

foin à Conftance qui s'en acquitte


admirablement bien , & me confond

par les preuves de fon affection. Ce

pendant , je crains quelquefois que

la jalouſie ne vienne ſe gliffer dans


mon ame , & je m'en veux à moi

même quand je confidere avec les


yeux d'une rivale cette aimable fille ,

que j'aime néanmoins , parce que


je fuis certaine qu'elle eft incapable
de déguiſement , & que les tendres
égards qu'elle a pour moi , ne font
que le langage de fon cœur. Elle
m'a donné auffi toute fa confiance ,
car elle écoute mes confeils avec

la même ſoumiffion que ceux de


Mylord Charbury.
Je la conduirai la femaine pro
( 138 )

chaine chez Lady Dashwood . Elle

va , pour la premiere fois , goûter


les plaiſirs publics , & montrer fur
un vaſte théâtre la plus jolie petite

figure qu'on ait jamais vue. Elle fe

préviendra peut- être pour quelque


nouvel objet , qui la détachera de
Mylord. Je defire , foyez - en füre ,
que cela puiffe arriver, mais je doute

que mes fouhaits foient accomplis ,


car elle n'exprime de vœux , diffé
rente en cela de toutes les autres

femmes , que pour voir fon cher

tuteur & n'être vue que de lui.


Faites attention que cette agréable

épithete eft ajoutée par moi , mais


quoique Conftance ne la prononce
jamais , j'ofe dire qu'elle eft toujours
fur le bord de fes levres , & par
conféquent je ne crois pas l'avoir

employée mal- à- propos.


( 139 )
Écoutez à préfent un petit détail

qui vous convaincra que Mylord

Charbury & Conftance n'ont point


d'averſion l'un pour l'autre. Je les
furpris hier au moment où ils s'y
attendoient le moins. Il avoit une

main appuyée ſur ſon épaule & il


lui parloit fort férieufement . Elle

l'écoutoit les yeux baiffés , mais une

douce gaieté répandue fur ſon viſage


me fit aisément connoître qu'il ne
lui difoit rien qui lui fit de la peine.

Lorfque je les abordai : << Mifs

» Grafton » , me dit Mylord , en


frappant doucement la joue de

Conftance qui rougit auſſi-tôt , » je

>> vois que cette petite fille ne ſe


>> foucie pas beaucoup d'abandonner

» la province ». « Pour ne vous pas


quitter » , repliqua- t- elle , avec un
fourire qui me parut exprimer la
( 140 )
tendreffe & qui fut accompagné d'un

foupir. Il fut fans doute touché de

cette réponſe agréable , car le cher


homme eft rempli de bonté. En lui
donnant encore un petit coup fur

la joue , & en lui prenant en même

tems la main qu'il ferra dans la


fienne , « ma Conftance , lui dit- il ,
j'irai auffi à Londres ». « La pro

» vince , ajouta-t-il en me fouriant ,


» n'a plus de charmes , lorfque fes
>> aimables habitans l'ont abandon

» née ». Enfuite il nous laiffa feules.

Ne trouvez - vous pas qu'il y a


quelque chofe d'affectueux dans ſa

conduite ? Il eft fûr qu'il traite Miſs


Lewfon avec familiarité & comme

un enfant , mais il la traite comme


un enfant dont il eft fou , & qu'il
croit fans doute devoir aimer. Pour

Conftance , elle ne peut point en


( 141 )
effet en aimer un autre ; elle me

regarde comme fon amie , mais j'ofe


affurer que Mylord eft tout à fes
yeux , fon ami , fon pere , fon amant.

Les filles de fon âge font fort fu

jettes à fe prévenir. Mais pourquoi


parler d'elle ? Ne peut-on pas dire
avec raifon la même chofe de moi

depuis que j'ai fait connoiffance avec

Mylord ? Cependant , quoique je

m'occupe fans ceffe de lui , je pour


rois certainement étouffer les pen

fées qu'il fait naître dans mon eſprit ,


fi je n'étois obligée de les confier

au papier , pour goûter le plaifir


d'en faire part à ma meilleure amie.

Non , ma chere Cécile , après le


plaifir de m'entretenir avec cet

homme charmant , il n'en eft pas


de fupérieur à celui dont je jouis

actuellemen:; ainſi , atten lez - vous


( 142 )
que ce fujet fi intéreſſant fera fou

vent celui des lettres que je vous


écrirai par la fuite.

Adieu. B. Graft.

P. S. M. Ash eft revenu de

Paris & il me fatigue encore avec


fes proteftations d'amour. Toute

autre femme que moi pourroit l'ai


mer : il eft affez bien fait & il a une

fortune immenſe. Mais fi je n'étois


pas portée à fatisfaire fes voeux avant
de connoître Mylord Charbury

jugez des difpofitions où je dois

être à préfent. Cependant , je ne le


laiffe pas encore fans quelqu'efpé
rance ; peut-être que l'accueil gra

cieux que je lui fais donnera de

l'inquiétude au Mylord. J'en veux


au moins tenter l'expérience , quoi

que je prévoye bien qu'elle fera


( 143 )

fans fuccès. Néanmoins , je n'ai pas


intention d'époufer M. Ash , quand
même Mylord Charbury s'uniroit à
Conftance. M'accuſerez - vous pour

cela de coquetterie ? Au furplus , fi

ma conduite peut en être taxée , je


demande grace uniquement pour

cette fois , & je deſire que vous me

pardonniez en faveur de l'objet que


j'ai en vue , & qui eft pour moi
d'une fi grande conféquence,

Encore une fois , Adieu.

LETTRE XVII.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN ,


Berkl

ÉPR
J'ÉP ROOUVE dans Londres , mon

cher Moftyn, toutes les inquiétudes


( 144 )
auxquelles je m'étois attendu . Je fuis

trop près d'Ifabelle : elle ne me


laiffera pas en paix ; elle m'envoye
continuellement chercher, & je crois

même qu'elle me fait obferver, parce

que je vois fouvent fon laquais roder


autour de ma maiſon , comme s'il
avoit le deffein d'épier toutes mes
démarches en forte que je n'ofe
feulement pas me mettre à la fenêtre

avec mon épouſe , de crainte que


Mifs Bellers n'en foit informée. Ce

pendant ma Lucie s'étudie fans ceffe


à me plaire ; ne mérite-t- elle donc

pas de ma part mille preuves de


tendreffe , & ne fuis-je pas louable
de les lui donner ? D'ailleurs , quand

même elle ne s'en rendroit pas digne


par fes attentions continuelles , n'eft

elle pas mon épouſe ? N'ai je pas


juré de l'aimer & de la chérir ?
Enfin ,
( 145 )

Enfin ne dois - je pas être fidele ǎ


mon ferment ?

J'ai vu Iſabelle , depuis que j'ha

bite Londres , · auffi fouvent qu'elle

pouvoit raisonnablement s'y atten


dre. J'ai conftitué une rente affez
confidérable pour elle & fon fils ,

avec l'argent que mon pere m'a


donné avant mon mariage pour

payer mes dettes , & j'ai auffi acquitté


la plus grande partie des fiennes. Il

ne m'eft pas poffible de faire tout à


la fois , cependant elle n'eft pas en

core contente ; & elle ne le fera que


·
lorfque je témoignerai , non feule
ment de l'indifférence , mais même

une averfion parfaite pour la plus


aimable des femmes . Je me fuis tou

jours étudié vis-à-vis d'elle pour ne


pas parler de Lady Dashwood , néan,
moins mon extrême retenue à cet

Prem , Part G
( 146 )

égard ne la fatisfait pas encore. De


fon côté , elle s'efforce au contraire
de faire tomber la converſation fur

mon épouſe , & enfuite elle cher


che à lui trouver des défauts , & à

la critiquer avec une amertume qui


n'eft pas fupportable. Il faut qu'elle
·
ait des efpions par tout , car

elle me rapporte des circonstances


dont il n'eft pas poffible , je crois ,

qu'elle foit inftruite , à moins qu'elle


ou fes émiffaires ne foient avec moi

dans la maiſon. J'oferois même


avancer qu'elle eft en état de dire
combien de fois j'embraffe mon

époufe. Si j'effaye, par mes careffes ,


de lui impofer filence , elle me re

pouffe , en me diſant qu'elle peut


compter fur mes levres les baifers de

Lucie ; car elle ne l'appelle jamais


Lady Dashwood , ou mon épouse,
( 147)
Lorſque je lui témoigne, par de lé

geres réprimandes , que fon langage


& fa conduite m'affligent , ou lorſ

que mon filence lui annonce mon


déplaifir , elle verfe un torrent de
larmes , ou elle tombe dans des ac

cès de déſeſpoir , & des évanouiffe

mens , qui durent pluſieurs heures,


Je n'ai pas la force de la quitter dans

cet état , ma ſenſibilité me fait refter´

auprès d'elle jufqu'à ce qu'elle foit


mieux; & je fuis très-fouvent tenté ,

pour modérer fon humeur jaloufe ,


de lui faire quelque préſent.
En cédant , il y a quelques jours ,

à cette tentation , je me mis dans


le plus grand embarras, Arrivé à la

boutique d'un Bijoutier , dans le def


fein d'acheter une bague pour Ifa
belle , j'en vis une qui me parut

digne d'être préſentée à Lucie. Dans


G ij
( 148 )

ce moment , je penſai , avec une


efpece de confuſion , que j'avois déja
donné beaucoup de chofes à la pre

miere depuis l'augmentation de ma


fortune , & je me pardonnai à peine

de n'en avoir pas fait autant pour

mon époufe qui , par fon titre & fes

qualités plus aimables , devoit en

core plus s'attendre à recevoir quel

ques préfens , tels que ceux que j'a


vois faits à ma maitreffe . Pour répa
rer donc mes torts en quelque façon ,
jachetai deux bagues. Un homme
de ma connoiffance que je rencon

trai en fortant , m'emmena avec lui ,


& m'empêcha d'aller d'abord chez

moi , comme je me l'étois propofé .


Me trouvant plus près de la maiſon
d'Ifabelle , lorfque je le quittai , j'y

entrai , & en tirant de1. ma poche la

bague que j'avois achetée pour elle ,


( 149)
celle que je deftinois pour mon

épouſe tomba malheureuſement par


terre. Ifabelle la ramaffa auffitôt en

s'écriant : << quoi ! vous avez acheté

>> deux bagues pour moi » ? « Non , lui


» 'repliquai-je , ne penfant pas qu'il
» lui fût néceffaire d'en avoir deux

» à la fois , celle- ci ( en la lui met


» tant au doigt , ) eft celle que j'ai'
>>
>> choiſie pour vous » ...
pour vous ... « Et pour

» qui eft l'autre » ? fans jetter les


yeux fur le nouveau bijou qui ornoit
fa main , & fans même me remer
cier.... Il faut avouer que cette quef

tion m'embarraſſa beaucoup . Je fus

affez foible pour n'ofer lui déclarer

à qui je deftinois la feconde bague


parce que je craignois fon reffenti

ment , en lui faifant connoître que


j'avois cette attention pour mon

époufe. Je pris donc le parti de lui


G iij
( 150 )
dire que j'avois d'abord acheté la

bague qu'elle voyoit dans mes mains,


mais que ne la trouvant pas auffi
belle que l'autre , j'allois la repor
ter au marchand. «Je fuis sûre , me

» répondit-elle , que cela eft faux ;


>> c'est pour votre Lucie que vous
» l'avez achetée. Eft- ce - là cette in

> différence que vous m'avez promis

» d'avoir pour elle ? Ah ! que j'ai


» été , & que je fuis encore cruelle

» ment trompée ! mais elle ne jouira

» pas long-tems des preuves de votre


» amour. Je lui ferai favoir que vous
» n'êtes qu'un vil hypocrite envers
» nous deux , & alors elle fera d'au
>

» tant plus malheureuſe , qu'elle ſe


» flatte davantage d'être aimée....Ce

>> pendant elle ne le fera jamais autant


» que moi ; car , malgré votre hypo
>> crifie & votre inconftance , je fens
( 151 )
» que je vous aime encore». Il me
fut impoffible de n'être pas touché

de ces dernieres paroles , pronon


cées par une bouche ſi charmante

& accompagnées d'un ruiffeau de

larmes. J'employai tout l'art imagi


nable pour la calmer. Mais ce fut en

vain : je ne pus réuſſir. Elle jura


qu'elle n'auroit point de repos , ſi je
ne lui donnois les deux bagues , ou

au moins fi je ne lui promettois de


ne donner ni l'une ni l'autre à Lucie.

Une propofition ſi déraisonnable me


révolta d'abord , mais enfin je pro

mis tout ce qu'elle voulut , & je


cédai à la crainte inexprimable que

j'avois de lui voir accomplir fes me

naces , en informant Lucie de ce que


je défire lui cacher pour toujours.
Quelles raifons n'ai- je pas de fouhai

ter qu'elle ne foit point inftruite de


Giv
( 152 )
ma conduite ? Sûrement , il n'y eût

jamais de femme plus aimable , &


qui méritât moins d'avoir pour

époux un malheureux qui la trompe.


Mais , pour fon propre bonheur , il

faut qu'elle l'ignore éternellement.


Je quittai Iſabelle , déterminé à
ne pas répondre à fes intentions ou

trageantes pour mon époufe ; & ,


pour ôter toute matiere à d'autres

querelles , je la laiffai en poffeffion


des deux bagues. Enfuite je courus
chez le marchand ; & , quoiqu'elle

m'ait fait jurer de ne rien donner à

ma Lucie , j'achetai pour elle celle


que je trouvai la plus chere & la

plus belle. De retour chez moi , je


la lui préfentai : elle la reçut avec
une fatisfaction qui éclatoit dans fes

yeux , & avec des expreffions de re


connoiffance fi vives , que je fus trop
(153 )

récompenfé du petit hommage que ,


je lui rendois. Combien elle admi
roit fon nouveau bijou ! Avec quel

plaifir elle le conſidéroit ! Que de


chofes agréables elle me dit à cette
occafion ! Ah ! c'est alors que je me :

jugeai avec la plus grande rigueur ;


& qu'en comparant mon adorable
Lucie avec Ifabelle , je fentis toute
l'injuftice de ma conduite. En la

preffant contre mon fein , je lui tins

le plus tendre langage ; & en même


tems agité par mes remords , je no

pus retenir quelques larmes qui tom


berent fur fa gorge charmante. Elle
les vit couler ; mais , loin d'en devi
ner la cauſe , elle les attribua au
grand froid ; & baifant tendrement
ces yeux ingrats , qui fe font fi fou

vent fixés avec paffion fur un autre


objet , « que n'eft-il en mon pouvoir ,
G v
( 154 )
» dit-elle , de les guérir >
» ! O femme
adorable ! dans ce moment , oubliant

Ilabelle , oubliant le monde entier ,


& uniquement occupé de l'objet ra

viffant que je tenois dans mes bras ,

je donnai un libre cours à mes


tendres fentimens , & je jure que

je n'ai jamais goûté un bonheur fi

parfait.
Nous attendons Mifs Barbe , &
Mifs Lewfon. Si vous vous rendez

à Londres dans quelques jours , ne

manquez pas de les venir voir. Qui


mieux que vous , mon cher Moſtyn ,

pourra les dédommager de l'abfence

deMylord Charbury?
( 155 )

LETTRE XVIII.

MISS BARBE GRAFTON ,

A MISS BLONDE L.
Lond.

Il ya environ une femaine que nous


fommes à Londres , & continuelle
ment engagés de côté & d'autre.

Voilà pourquoi , ma chere Cécile ,


vous n'avez pas reçu plutôt de mes
nouvelles. Ni la nouveauté du lieu 2.

ni les plaiſirs qui y regnent , ne pro


duifent aucun effet fur Conftance

& elle ne paroît point touchée des


hommages de tous les aimables ca

valiers qui font prefque toujours à


fes côtés. Elle foupire en fecret pour
Mylord Charbury , qui n'eft point
encore venu nous rejoindre.

G vj
( 156 )

Mais , me direz-vous , fi la paffion


de Conftance eft un fecret , com

ment êtes - vous parvenue à la con


noître ? Probablement j'interpréte

fes fentimens par les miens. Quoi


qu'il en foit , fon indifférence pour
tout ce qui l'environne , fes diftrac
tions continuelles , fes inquiétudes ,

& fa mélancolie , me convainquent

affez qu'elle penſe davantage à l'ob


jet dont elle s'eft éloignée qu'à tous

ceux qui frappent fes yeux , quoique

tout foit fait ici pour l'amufer , &


qu'elle ait déja un grand nombre
d'adorateurs..

M. Dashwood & ma fœcur n'épar

gnent aucuns foins pour nous diffiper,


& nous procurer du plaifir. Ils pa
roiffent très - heureux , & très - con

tens l'un de l'autre. Lucie ne m'a ja

mais paru plus belle , ni plus fatis


((157 ))
faite , quoique je craigne qu'elle ne
jouiffe pas d'une parfaite ſanté. Peut

être , au refte , y a-t-il des raifons

pour cela. Son époux a pour elle les


plus grands égards, & il la traite de la

maniere la plus agréable qu'il foit


1
poffible d'imaginer. Si tous les hom

mes lui reffembloient , il n'y auroit

point de fille qui pût redouter de

s'engager dans les liens du mariage.


Néanmoins , au milieu de fes foins

empreffés pour plaire à fon épouſe,


une certaine mélancolie fe lit quel

quefois fur fon viſage ; ce qui nous


fait appréhender qu'il ne fe porte
pas bien , ou qu'il n'ait quelque fujet
de chagrin. Ma four fe détermine

quelquefois à lui exprimer , avec le


langage de la tendreffe , combien

elle eft inquiete fur l'état de fa


fanté: mais , comme il ne lui répond
( 158 )
que par de nouvelles càreffes , elle
fe permet moins fouvent de lui té

moigner fes inquiétudes ; d'ailleurs ,

elles font peut - être mal fondées ,


c'eft ce qui la retient encore ; &
je crois bien qu'elle defire , en effet ,

de n'avoir qu'une fauffe crainte.


Mais par quelle raifon un homme
fi fenfible & fi aimable peut- il être

quelquefois fi trifte & fi férieux ?

En vérité , les hommes font des

êtres incompréhenſibles , je veux y

renoncer pour toujours.

Cependant , il faut que je vous


dife un mot ou deux de M. Ash

Il eft venu à Londres auffi-tôt que

moi , & il ne m'a pas quittée de


puis que j'y fuis. Que je faffe bien

ou mal , je fuis déterminée à fou

tenir ſon eſpoir , juſqu'à ce que je


découvre fi ma conduite envers lui
( 159 )

fera quelqu'impreffion fur Mylord


Charbury , que j'attends à tout mo
ment. S'il n'arrive pas promptement ,

il est certain que je ferai obligée


de retourner avec Conftance , que
la tranquillité a preſque tout-à- fait
abandonnée. Elle fe récrioit hier
avec tant de force contre le genre de

vie qu'on mene à Londres , & elle


louoit celui de la Province avec tant

d'enthoufiafme , que je lui dis que

je m'imaginois qu'elle avoit laiffé


fon cœur derriere elle , & qu'il lui
falloit retourner fur fes pas pour le
retrouver. Cette pauvre fille rougit

auffi- tôt au point qu'elle en devint


cramoifie : elle baiffa les yeux , &

fa contenance fut fi embarraffée ;

que j'en eus compaffion. Cependant ,


je ne pus m'empêcher de lui dire
encore que fi ſes ſoupirs & ſa lang
!
( 160 )
gueur continuoient , il n'y auroit

pas d'autre remede que de retourner


à Grafton pour refpirer le grand air ,

à moins peut-être , lui ajoutai-je ,


que vous n'aimiez mieux aller chez

Mylord Charbury.
« Ma chere amie , me répondit
20 elle , en fondant en larmes , je vous

» en prie , épargnez - moi : je ferai


" toujours
heureuſe avec vous , dans
80 quelqu'end
roit que vous foyez »..
<< Mon enfant , lui dis - je , vous

» feriez bien plus heureuſe fi My

» lord Charbury étoit ici . Mais


» ayez un peu de patience , Conf
» tance : lorfqu'il fera marié , vous
» pourrez vivre continuellement

Davec fon épouſe ».


C e Marié ! s'écria-t-elle ; & fa rou
20. geur fe convertiffant auffi-tôt en

→ une pâleur mortelle , il va dong


( 161 )
fe marier , Madame ; continua
30 t-elle ? Enfuite elle détourna fon
&
viſage pour effuyer les larmes qui
> couloient de fes yeux ».

<< Non , lui répliquai - je , mais il


>> fe mariera indubitablement. Un

» homme auſſi aimable & auffi fage ,


» contre l'ordinaire des jeunes gens

» de ſa qualité, ne vivra certainement

» pas toujours fans prendre une


» épouſe
Ce langage que je lui tins à def
fein , pour la préparer à un événe
ment qui peut arriver ne fatta

pas fes defirs. Sa paffion eft réelle


ment plus forte que je ne l'aurois

cru , car ce ne fut qu'avec la plus


grande peine qu'elle put revenir du
trouble extrême où mon difcours
l'avoit jettée .
a Ma chere Conftance , lui dis - je,

1
( 162 )
20
lorfqu'elle eut repris fes fens ;
» avec la profonde eftime que vous
≫ avez pour Mylord Charbury, vous
» ne pouvez fûrement pas être fâchée
∞ de le voir marié heureuſement »
>.

« Ne dois - je pas l'eftimer , me


30
répliqua- t- elle ? N'a - t - il pas eu
» pour moi toutes fortes de bontés ?

» Et ne vous ai -je pas entendu vous


même faire fes louanges » ?

« Oui , mon enfant , lui dis - je ,


» il faut les attribuer à la haute

>> opinion que j'ai de Mylord , &

>> je crois qu'il n'eft perfonne qui


» les mérite plus que lui » .
« Je ne puis donc avoir mal fait ,

» me répondit Conftance , avec une

» douceur & une fimplicité qui me


>> charmerent , car je fuis fûre que
» vous ne faites que ce qui eſt bien.

» Je voudrois pouvoir auffi répondre


( 163 )
» de moi , mais je ne fuis pas affez

» aveugle pour ne pas voir mes


» fautes , & j'ai affez d'honnêteté
» pour les avouer » .

Nous verrons. J'aurai probable

ment une épreuve à foutenir ; car ,


fi Mylord Charbury épouſe Miſs
Lewfon , ce fera l'occafion de me
fervir de tout mon courage ; & je

crois que j'en aurai beſoin , s'il


l'aime autant qu'il en eſt aimé.
Nous avons à préfent deux autres
amans pour nous faire paffer le
tems. L'un eft un joli garçon , auffi
joli que Conftance & moi : l'autre

eſt un jeune étourdi & preſqu'auſſi


fou que je le fuis ; mais ni l'un ni

l'autre ne font du goût de ma jeune


amie. Il lui en coûtera certainement
la vie , fi elle ne poffede pas celui

qui eft l'objet de toute fa tendreffe.


1
( 164 )
S'il arrivoit qu'il me préférât , je

crois en vérité que je devrois le


lui céder.

LETTRE XIX.

MISS BARBE GRAFTO N.

A MISS BLONDE L.

Lond.

LE cher homme eft arrivé à Lon


dres. Conftance ne ſe ſent pas de

plaifir. Sa joie , lorſqu'elle l'a reçu ,


a été fans bornes , car elle lui a dit

franchement qu'elle étoit ravie de


le revoir. Je ne voudrois cependant
pas vous affurer qu'elle eût em
ployé cette expreſſion ; mais fes
yeux étoient étincelans , fon cœur

palpitoit fans doute ; & , du plus loin


( 165 )
qu'elle apperçut Mylord Charbury,
elle courut au-devant de lui , & fe
précipita dans fes bras. Il l'enleva
dans les fiens , & l'embraſſa, « Mifs

» Grafton , me dit - il en fouriant ,

elle eft mon enfant ». Enfuite pré


fumant , je penfe , que je m'atten
dois à être accueillie de la méme

maniere , il s'approcha de moi avec


un air modefte , & m'embraffa fort

reſpectueuſement , comme pour


m'exprimer fa reconnoiffance de

tous les foins que je prenois de fa


pupille. Il n'avoit pas befoin de ce

prétexte.

Alors il s'affit auprès de Mifs


Lewfon , & en lui prenant la main ;
< ina Conftance , lui dit - il , dites

» moi à préſent fi vous aimez la


» ville » ?

<< Elle ne peut que l'aimer , ré


( 166 )
» pondis - je , car elle a déjà deux

» amans & un grand nombre d'ado


>> rateurs ».
a Point du tout , Mifs Grafton » ,

répliqua Conftance en rougiſſant .


« Cepe
ndant , ma chere Conftance ,
» ajouta le Mylord , s'ils font dignes
» de vous , & fi vous les aimez >> ....

« Mais , Mylord , dit-elle en l'in


» terrompant avec vivacité , je ne

» les aime point , & je vous prie


» de ne me point forcer à les voir » .
« Ma chere enfant , répliqua-t- il ,

» ne vous allarmez pas , vous ne

>> ferez jamais obligée de faire que

>> ce qui vous plaira. Cependant ,


» Mifs Lewfon , comme vous vous

>> marierez certainement , fi les hom

» mes dont parle Miſs Grafton ont


» du mérite , & s'ils vous conviennent

» à d'autres égards , l'un d'eux pour


( 167 )
>> roit peut-être , avec le tems , fe
» rendre digne de votre attention ».
«< Oh ! non , jamais , Mylord , ja

>> mais ; je vous prie de ne pas penfer


» ainfi >>.

>> Ma Conftance , lui dit - il en


» ferrant ſa main , raffurez-vous , &

>> foyez certaine que fans votre agré

» ment , je n'autoriferai jamais aucun


>> homme à vous venir voir ».

« Je n'ignore pas , répondit - elle ,


» en jettant fur lui un regard plein
>> de tendreffe & d'innocence , que

» vous êtes la bonté même, Mais


>> je voudrois vous perſuader que je

> ne puis écouter aucune propoſi


»
>> tion de cette nature ».
«
<
Quoi ! répliqua-t-il avec précipi
» tation ; quoi ! auriez - vous forme
» la réfolution de ne vous jamais

» marier » ?
( 168 )
"
« Non .... mais .... je vous en

prie , Mylord , ne parlons plus de


» cela ». En prononçant ces dernieres

paroles , elle fe couvrit le vifage


pour cacher fon trouble ; & Mylord
en portant une main fur fon cœur ,
s'écria auffi-tôt d'un ton affectueux :
DX Ma chere enfant , dans quelle agi

tation forft vos efprits ! ... Mais , en


> effet , cette violente émotion me

> fait craindre que vous n'aimiez

quelqu'un .... Qu'en penfez - vous ,


» ma chere Miſs Barbe » ?

En vérité , il ne pouvoit pas

faire cette queftion plus mal- à


propos , ni à une perſonne qui fut
moins en état de lui répondre , car
je n'étois gueres moins troublée
que
Mifs Lewfon. Je vis l'inftant où

elle alloit faire l'aveu de fa paffion .

Mais , malgré toute ſa ſimplicité ,


elle
( 169 )

elle commença , je crois , à s'apper


cevoir que l'entretien devenoit trop

dangereux pour elle , & , heureufe


ment , faififfant l'inftant où Milord

tourna la tête pour me parler , elle


fortit de l'appartement.
Alors il me demanda férièufement

ce que je penfois des hommes dont


j'avois parlé , & s'ils avoient réelle

ment fait quelqu'impreffion fur le


jeune cœur de Mifs Lewfo . Par

ces queſtions , qui ne me regardɔient


pas directement , il me mit plus à
mon aife , & je rappellai mon cou
rage pour me remettre du trouble

qui m'agitoit. Je lui dis que ma jeune


amie , loin d'aimer l'un ou l'autre

des deux hommes qui lui adreffoient


leurs vœux , avoit toujours paru les

éviter avec le plus grand foin , &


que je ne croyois pas qu'aucun de
Piem. Part H
( 170)

ceux qu'elle avoit vûs à Londres ,"


eut touché fon coeur. Il fut très

reveur pendant quelque tems : & en


fuite reprenant tout- à-coup fon ai

mable gayeté , il me remercia


encore de tous les foins que j'avois
donnés à Conftance , qui s'étoit beau
coup perfectionnée , ajouta -t - il

obligeamment , en copiant un fi ai
mable modele. Je répondis par un

foupir à cet agréable compliment :


quand j'en aurois dû mourir , mą
chere Cécile , il ne m'auroit pas été
poſſible de le retenir.

J'ai toujours été férieufe depuis,


Je ne peux ſupporter la vue de M,
Ash, J'avois à deffein foutenu fon

efpoir avant l'arrivée de Milord

Charbury , pour éprouver fi je lui


donnerois de la jalousie en paroiffant

me plaire avec un autre homme,


( 171 )

Mais à préfent , M. Ash doit s'ap

percevoir d'un grand changement ,


il m'eft à peine poffible de remplir
à fon égard les fimples devoirs de
la politeffe , & je cherche toutes
les occafions de m'entretenir avec
fon aimable rival . Vous ferai-je part

de l'idée folle que j'ai conçue ? Je


me fuis imaginé que Milord n'a paru

fi difpofé à laiffer Conſtance ſe ma


rier avec l'un ou l'autre des jeunes

gens dont je lui ai parlé , que parce


qu'il ne penfe pas à en faire fon

époufe , & j'en ai conclu que je ne


devois pas perdre toute efpérance .
Que je m'en veux d'être ſi crédule !

Affurément l'amour eft une folie,

Mais qui peut être toujours fage ?


Pour moi , je n'y prétends pas,

*
На
( 172 )

LETTRE X X.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN.


Bart.

IL
L faut , mon cher Moftyn , que

je rompe avec Iſabelle , quelle qu'en


puiffe être la fuite. Sa conduite de
vient de jour en jour plus infup

portable , tandis que celle de mon


épouſe , mon aimable Lucie , m'at

tache à elle de plus en plus. Cette


chere femme a un gros rhume. J'ai
exigé de fa tendreffe pour moi qu'elle
gardât la chambre pendant deux
jours mais je me fuis efforcé de lui

rendre fa retraite la moins ennuyeuſe


poſſible , & j'ai eu la fatisfaction de

voir qu'elle a été extrêmement ſen


fible à mes attentions,
( 173 )
Elle n'étoit pas encore parfaite

ment rétablie , lorſque Miſs Barbe &


Mifs Lewfon lui marquerent le deſir

qu'elles avoient d'aller voir jouer


Garrick , dans la Tragédie du Roi
Richard... Mon épouſe eſt d'un ca
ractère trop obligeant pour que fon

indifpofition eût été une raiſon de

les priver d'un auſſi grand plaiſir.


La partie fut donc liée entr'elle &
les deux Mifs , & nous nous prépa

rames , Milord Charbury , M. Ash

& moi , à les accompagner. Mais

je fispromettre auparavant à ma
Lucie de ſe bien envelopper , & je

lui dis en plaifantant , qu'étant déjà


une vieille mariée elle pouvoit né

gliger fa parure. « Au contraire ,


répliqua-t- elle avec un doux fourire ,
je crois , mon cher Dashwood , que
je n'ai jamais eu tant de raifons
H 3
( 174 )

d'emprunter toutes les graces de la


parure , parce que je defire plus que

jamais conferver le cœur du plus


aimable des hommes. » En confé
quence , elle parut à dîner dans le

deshabillé le plus élégant que j'aye

jamais vû.

Nous partimes de bonne heure ,


étant fûrs que l'affemblée feroit nom
breufe. Ma Lucie , comme une mere

de famille , plaça les deux Mifs de .

vant elle , & pour moi , je me mis

derriere elle , tant pour avoir foin


qu'elle n'augmentât pas fon rhume ,
que pour être à portée de lui donner
un prompt fecours fi elle fe trouvoit

mal. Vous penſerez de moi tout ce


que vous voudrez , mais cela ne

m'empêchera pas de vous dire que

je n'aurois jamais paffé une foirée


plus agréablement , fi l'indifpofition
( 175)
où étoit encore monépoufe ne m'eût

inquiété. En effet , je craignois


beaucoup que la chaleur exceffive
du lieu , jointe à la vive émotion

excitée par le ſpectacle le plus pro


pre à produire un tel effet , ne lui

fiffent beaucoup de mal , car elle

n'eft pas encore en état de fupporter


la
une grande fatigue. Aullitôt. que

piece fut finie , & la foule un peu


éclaircie , je la conduifis avec les
plus grandes précautions à fa voi
ture , & je fis tout ce qui étoit en
de
moi pour qu'elle ne gagnât pas
froid , jufqu'à ce qu'elle fut arrivée
à la maifon. J'ai été bien récom

penfé de mes complaifances & de

mes foins , par les plus doux té


moignages de fa reconnoiffance , &

par les careffes qu'elle m'a pro

diguées.
H4
( 176 )

Lorfque j'allai le lendemain ;


conformément à ma promeffe , ren

dre viſite à Iſabelle , je la trouvai

dans un état de déſeſpoir affreux :


fa refpiration étoit prefque intercep
tée , & il lui étoit impoffible d'ar
ticuler une fyllabe . J'effayai de la

calmer en la prenant dans mes bras.


Mais , en me repouffant de toute
fa force , « retirez-vous , me dit
elle avec le mépris le plus choquant ,

ne m'approchez pas , allez parler


d'amour à la créature que vous ap

pellez votre épouſe. Certes , il n'y


a que vous qui puiffiez lui trouver

des charmes. Mais puifque vous êtes


affez infenfé pour donner en public
des preuves de votre affection pour

elle , c'en eft fait , oui , je renonce à

vous pour toujours. Cependant , M.


Dashwood , je crois devoir lui faire
( 177 )
connoître qu'elle ne s'eft mariée qu'à

un hypocrite . Elle ne s'imagine pas


quel monftre vous êtes... » Les fu

ries la poffédoient. Elle ne s'arrêta


que parce que la refpiration lui
manqua , & je profitai de cet inf

tant pour lui demander comment


elle favoit tout ce qui s'étoit paffé ,
ajoutant que j'étois très-étonné d'une

partie de fon diſcours , parce que


tout le monde rendoit hommage à
la beauté & aux charmes de ma
Lucie.
<< Monftre monftre ! répliqua

t-elle avec fureur , penfez-vous ainfi ,

après tout ?... Infâme ! comme vous


nous avez trompées toutes les deux ! »
« Non , lui dis-je , affectant le

plus grand fang- froid , je ne vous


ai pas trompées , car je vous aime
beaucoup l'une & l'autre. »
H s
( 78 )
«Vous aimez !... non , non , un

coeur auffi bas que le vôtre ne connoît

point l'amour... Que ne puis-je arra


cher de votre fein ce cœur perfide ,
& le fouler à mes pieds ! »
« Vous croyez donc , lui dis-je

encore , confervant en apparence le

même fang-froid , que cette fureur


vous fied bien , & que je vous en

aimerai davantage , fur-tout lorſ


qu'elle n'eft fondée fur rien , car vous

n'étiez pas au ſpectacle , & par con

féquent vous ne pouvez favoir ce


qui s'y eft paffé.
« Voilà comme vous vous trom

pez , me répondit-elle. J'étois dans

une des loges vertes , & j'ai tout


obfervé . C'eſt pour la premiere fois
que j'ai vu cette femme , dont vous

vantez les attraits & qui n'a qu'une


figure fort ordinaire. Si elle eût eu

3
( 179 )
réellement les charmes que vous lui
prêtez , je n'aurois pas été étonnée

de vous voir ſi tendre & fi empreffé ,


parce que tout homme doit être

fenfible à la beauté , & qu'une jolie

femme a droit de s'attendre , de la

part de fon mari ou de tout autre ,


aux complaifances & aux attentions
capables de la flatter. Mais pour la

vôtre , elle excitoit d'autant plus

mon indignation , que vous paroiſ


fiez éprouver à fes côtés un fenti

ment que fes traits ne peuvent pas


infpirer. J'eus de la peine à en croire
mes yeux. Mais afin de tout ob

ferver , je me plaçai à la porte de


ma loge , pour vous voir paffer l'un

& l'autre , & je remarquai que vous


la conduifiez avec autant de pré
cautions que fi elle eût été de verre ,

On remarqua , comme moi , votre


H 6
( 186 )
ridicule , on en rit , & quelqu'un

répliqua que votre épouſe étoit en


ceinte Perfide ! eft- ce ainſi que vous

m'avez tenu votre promeffe ? »


Auifitôt fon défeſpoir porté au

plus haut dégré , lui fit perdre con


noiffance , & moi , qui jufques là
avois affez montré de fang froid , e

laiffai paroître toute mon émotion


en la voyant dans cet état. Je cou

rus à elle , & je la pris dans mes


bras , mais j'avoue que d'abord je
ne pus m'empêcher de rire , en en‹
tendant fes dernieres paroles , &

qu'il me parut fingulier qu'elle re


gardât comme une chofe poffible
que je vécuffe avec une femme

auffi agréable que la mienne


fans avoir aucun commerce avec
elle.

En effet , ma chere Lucie eft


~( 181 )
charmante , & je vous affure que je

l'aime plus que jamais. C'eſt un vé


ritable tréfor que j'ai en ma poffef

fion , j'en fens tout le prix , & il eft


" des momens où j'oublie entierement

Ifabelle. Quelle différence entre


fon caractere & celui de mon épou
fe ! il faudroit être aveugle pour ne

pas s'en appercevoir. Oui , je dois

admirer , je dois adorer ma Lucie ;


mon indifférence envers cette ex

cellente femme feroit un crime

impardonnable. Par quelle preuve


de fenfibil té ne répond-elle pas aux

différens témoignages de mon affec


tion ! Ah ! Elle réunit toutes les

qualités qu'un homme puiffe defirer.

Faut-il que j'en fois indigne !


Mifs Bellers revint enfin à elle

même , & nous fimes la paix , car


je ne puis l'abandonner entiere
( 182 )

ment par compaffion pour elle ;


& par tendreffe pour mon enfant.
Ah ! mon cher Moftyn , il faut avoir
les entrailles d'un pere pour bien

juger des fentimens qui m'attachent

à mon cher petit Edouard.

LETTRE XXI.

MISS BARBE GRAFTON ,

A MISS BLONDE L.

Lond.

V.ous ne fauriez imaginer dans

quelle inquiétude nous avons été .


Milord Charbury a eu une fievre

violente. Elle le prit un foir à l'O


pera , & comme mon frere & ma
fœur l'ont invité à demeurer chez

eux , tandis qu'on fait des répara


tions à fa maifon , c'eft nous qui
( 183 )

l'avons foigné. Lady Dashwood a


été notre furintendante , & j'ai rem
pli l'office de garde : pour la pauvre

Conftance , elle étoit trop allarmée


pour pouvoir rendre aucun fervice .

En effet , les pleurs qui couloient


fans ceffe de fes yeux , ont évidem

ment montré qu'elle ne peut vivre


fans ce cher homme. Je n'ai vû de

ma vie une affliction pareille à la

fienne. J'éprouvois moi-même de


vives inquiétudes , mais j'ai eu affez
n'en laiffer apperce
de force pour n'en laiffer
voir qu'une partie , & je deſire qu'on
ne les attribue pas à un autre fen

timent qu'à celui de l'eftime. J'ai eu


cependant de rudes combats à fou

tenir , & , pour cacher mon émo


tion , il m'a fallu quelquefois faire

des efforts qui m'ont cauſé bien du

tourment. Le pauvre malade s'eſt


1

( 184 )

comporté comme un ange , en mon


trant une tendre compaffion pour

Conftance , qui eft réellement mal


heureuſe , & en me témoignant une

amitié refpectueuſe. Etrange décla


ration ! mais c'est ainsi qu'il a partagé
fes fentimens entre Mifs Lewſon &

moi. Je n'ai jamais été fi heureuſe


& fi infortunée. Tremblante de

crainte , livrée au plus vif chagrin ,

j'étois cependant charmée , à un


dégré qui ne peut s'exprimer , de
découvrir combien il étoit fatisfait
de mon affiduité & de mes foins.

Ii a reçu de ma main preſque tous


les médicamens que les Médecins
lui ont ordonnés , car Conftance

n'étoit pas dans un état à en pren


dre le foin. Je m'affeyois auprès
de lui , je lifois , ou je chantois ,
felon qu'il paroiffoit defirer l'un ou
( 185 )
l'autre de ces amuſ emens , & je lui

cachois toujours ma peine , de

crainte qu'il n'en fut affecté.

Un jour que j'avois lû auprès de


fon lit un tems confidérable , je vis

qu'il commençoit à s'affoupir , &


alors , couvrant mon vifage , je per
mis à mes larmes de couler. Mais

je l'entendis foupirer , & fans penſer

à ma fituation , j'ouvris précipitam

1 ment ſes rideaux pour voir s'il avoit


befoin de quelque chofe. Ses yeux
fe fixerent fur les miens & un

foupir , encore plus fort que le pre


mier , me fit connoître que fon

ame n'étoit pas tranquille. Il fe fai

fit de ma main , l'approcha de fes


levres , & la baifa avec tant d'ar
deur , que je commençai à me trou

bler : mais reprenant bientôt mes


efprits , je craignis qu'il ne fut dans
( 186 )

le délire , & j'appellai fa garde à


mon fecours. Pauvre cher homme !

il va de mieux en mieux , mais il


paroît que fon ' efprit eft dans un

état d'agitation qui ne fe détruira


pas aifément. Conftance ne fe fent

pas de joie de voir que la fanté de


fon tuteur fe rétablit , & elle ne

prend aucune précaution pour ca


cher la tendreffe qu'il lui inſpire.

Il y répond de la maniere la plus


flatteufe , & je n'en fuis pas bleffée ,
quoiqu'elle renverfe toutes mes ef
pérances.

Je vous ai fait part du projet que


j'avois formé au fujet de M. Ash ,
pour éprouver Milord Charbury.

J'ai une feule fois tenté cette expé


rience , mais ç'a été fans fuccès. Je
ne fuis pas dans la difpofition de la
réitérer. Charbury a toute mon
( 187 )
affection ; toutefois il ne faut pas

qu'il fache quelle impreffion il a


faite fur moi. Il quitte Londres pour

prendre l'air. Adieu. B. Grafton .

LETTRE XXII.

MILORD CHARBURY ,

A ÉDOUARD DASHWOOD.

Elm-p.

UE j'ai fouffert , mon cher Dash


QUE
wood ! imaginez , fi vous pouvez ,

tous les tourmens d'un cœur partagé

par ces deux fentimens , la com

paſſion & l'amour. Qu'il m'en a


coûté pour m'arracher des bras d'une
femme que j'aime , & pour me dé

terminer à donner ma main à Miſs

Lewfon , qui , je le vois clairement ,

ne fera jamais heureuſe fans moi !


( 188 )
Elle eft , je l'avoue , jeune & aima
ble , mais mon cœur eft tout à-fait
dévoué à votre foeur. Cependant ,

quoiqu'elle foit digne de ma ten


dreffe , je ne puis rendre Conftance
malheureuſe .

Avant de connoître Mifs Grafton ,

je me regardois , vous le fçavez ,


comme engagé en quelque forte
avec Mifs Lewfon. Ce n'étoit pas
qu'il y eût de mon côté une incli

nation bien grande à former cette


alliance , mais je favois qu'elle avoit
été projettée , & fortement defirée
par fon pere & par le mien. Quoi

qu'il en foit , j'étois libre , & je

n'avois donné aucune parole. Après


quelques vifites que je fis à Conf
tance , viſites inévitables , puifque
je devins fon tuteur , je trouvai que

ma compagnie lui étoit fi agréable ,


( 189 ).

qu'elle montroit tant de chagrin


quand je la quittois , & qu'elle me
demandoit avec tant d'empreffe

ment de lui permettre de venir de


meurer avec moi , que je penfai plus
férieuſement à répondre aux vœux

de nos parens. Je commençois à être

dans ces difpofitions , lorfque j'a

chetai une terre dans le voisinage de


Grafton , & que , croyant me faire
plaifir , vous m'introduifites chez
Sir Robert. En effet , je liai con
noiffance avec lui & fes aimables

filles , avec la plus grande fatisfac

tion. Cependant c'eſt depuis ce mo


ment que mon repos m'a abandonné ,

? Miſs Barbe me parut bientôt la fille


5 la plus accomplie que j'aie jamais
vue. Belle , fenfible , & douée du

plus heureux naturel , elle me charma,

2 Son caractere fur-tout me plût in


( 190 )

finiment , & l'impreffion qu'elle fit


alors fur moi a toujours été en aug,

mentant. Si je n'euffe pas connu


Conftance , j'aurois défiré de rendre
Miſs Barbe auffi fenfible que je l'é I

tois mais obfervant , chaque fois

que je voyois la premiere , que fon

affection pour moi devenoit plus


forte , je ne pus me réfoudre à pré
térer fon bonheur au mien , d'autant
plus que je n'avois aucune raifon de
me flatter d'être aimé de Mifs Graf

ton , comme je l'étois de Confiance.

Il m'auroit donc été poffible de fa


tisfaire fes defirs , en lui donnant la

préférence fur celle à qui mon cœur


fe feroit donné dans toute autre

circonftance , mais une confidéra

tion m'arrêta. Quelque paffion qu'el


le eût pour moi , qu'elle manifeftoit

fouvent par une infinité de petites


( 191 )

imprudences , je ne pus fupporter


Lidé d'époufer une jeune fille qui

avoit toujours été enfermée dans


une penſion , & qui ne connoiffoit
point du tout le monde.
J'étois dans cette fituation em

barraffante , lorſque , enchanté de


l'efprit & de l'excellent caractere de
Mifs Grafton , je lui fis part avec

la plus grande confiance de l'état


de mes affaires. Cette charmante

fille m'offrit de prendre Mifs Lew


~ fon avec elle , me difant qu'elle fe
roit charmée d'avoir une jeune com

pagne pour remplacer Lady Dash


wood , & elle eût même la bonté
de l'inviter avant votre mariage ,
pour ne lui pas laiffer manquer l'oc

cafion d'affifter à une cérémonie fi

nouvelle pour elle , & de fe per

fectionner par la fociété des perfon,


( 192 )

nes diftinguées qui y étoient préfentes.


Vous fuppofez aisément que ce
procédé de Mifs Grafton ne diminua

pas la tendreffe qu'elle m'avoit inf


pirée au contraire , fa conduite

prévenante tant envers Conftance

qu'envers moi lui foumit entierement


mon cœur. Mais , d'un autre côté ,
Mifs Lewfon , dont la paffion aug

mentoit , ce qu'il étoit facile de voir


par fes geftes , fes regards , & fa mé

lancolie , lorsque je paroiffois la né


gliger ou donner plus d'attention à
fon amie , excita tellement ma com,
paſſion , que je fis tout ce qui étoit

en mon pouvoir pour foulager ſon


tourment. Ce fut avec joie que je
confentis à la demande qu'elle me
fit de répondre à votre invitation &
à celle de Lady Dashwood , parce

que j'efpérois qu'elle pourroit voir à


Londres
( 193 )

Londres quelqu'autre homme qui


lui plairoit plus que moi , & que par
conféquent elle me laifferoit libre

de fuivre mon inclination . Elle a , en

effet , vu des hommes qui fe font


efforcés de lui plaire , mais à peine

a-t-elle fouffert qu'on lui en parlât.

Je lui ai plufieurs fois repréſenté


que fon antipathie n'étoit pas rai

fonnable , mais toujours envain. En

un mot , fes foupirs , fes larmes , fes


tendres regards , fon empreffement
à voler dans mes bras lorfque je pa

rois , & fes regrets , lorfque je m'é


loigne , malgré l'efpoir de me revoir

bientôt , font des preuves indubita


bles de fon attachement pour moi .

Ces preuves , jointes à la déclaration


qu'elle m'a faite , lorfque je l'ai pref
fée d'écouter les propofitions de
Milord Hillwood , favoir qu'elle al

Prem, Part I
( 194 )
mcroit mieux être ma Conflance ,

que Reine de l'Angleterre , me mi


rent donc dans la néceffité de pren

dre à fon fujet quelque réfolution


définitive.

En même tems , m es réflexions


s'arrêterent fur les complaifances in
finies de Mifs Barbe envers fa jeune

amie , aimable à la vérité , mais qui

n'avoit pas le moindre uſage du mon


de , & fur fa conduite envers moi qui

me parut encore plus prévenante


qu'auparavant. Je fus alors tourmenté

par les plus vives inquiétudes , parce

que je ne pouvois pas même effayer


de toucher fon coeur fans rendre

l'autre malheureufe ; & il fe fit dans


mon ame un fi rude combat entre

deux paffions différentes , que mes


forces ne fuffifant pas pour y réſiſter ,

je fus attaqué d'une fievre violente,


( 195 )

w! Pendant ma maladie , & les fouf


frances qui l'accompagnerent , il me
fut encore plus facile de lire dans
l'ame de Mifs Barbe & de Conf
tance. Celle- ci étoit réellement G
116 accablée par le chagrin de me voir
malade , qu'elle tomboit fouvent

dans des évanouiffemens dont on ne

la faifoit revenir qu'avec beaucoup


de peine , enforte que fon adorable

compagne étoit prefque toujours la


feule qui eût foin de moi , & elle

s'en acquittoit avec une intelligence


P qui n'eft pas ordinaire. Ah ! mon
cher Dashwood , j'ai cru quelquefois
remarquer que l'humanité n'avoit

pas la feule part aux fecours qu'elle


me prodiguoit , & qu'elle donnoit

quelques preuves d'un fentiment plus


tendre , lorfqu'elle croyoit n'être

obfervée par perfonne, Elle lifoit à

.1. I2
( 196 )
té de mon lit , ou elle chantoit ,

comme pour charmer mes peines ,


& quelquefois elle laiſſoit échapper

un tendre foupir. Une fois , je l'ai


même vue pleurer , oui , j'ai vu
ies larmes de la compaffion couler
de fes yeux charmans. Ciel ! que
devins-je dans ce moment ? J'ou

bliai tout ce qu'il m'en avoit coûté


pour cacher une paffion qu'un inf
tant alloit découvrir. J'oubliai que

Conftance étoit pour moi dans des


allarmes mortelles. J'oubliai tout ,

& je me livrai uniquement à l'idée


raviffante , que cette fille adorable

ne me regardoit pas avec des yeux


d'indifférence . Je me faifis de fa

main , & l'approchant de mes lè


vres brûlantes , je la baifai avec

u ne ardeur qu'il eft impoffible de


vous exprimer . Néanmoins elle n'en

peut pas offenfée , & elle me con


( 197 )
tinua fes foins avec le même em

preffement. Cette occafion n'auroit


elle pas été affez favorable pour lui
ouvrir mon cœur , s'il m'eût été

poffible d'en profiter ? Mais , hélas !

je ne puis voir Conftance l'anguir . &


prête à expirer de douleur , fans lui
offrir ma main & mon cœur , pour
lui conferver la vie. Il faut renoncer

à l'aimable fille que j'adore , & épou

fer celle qui éprouve pour moi une


paffion auffi forte.

Croyez , mon cher Dashwood ;


vanité n'a aucune part à ce
que la
récit. Il eft fidele & conforme à la

plus exacte vérité. Je fuis malheureux


d'être l'objet d'une paſſion qui pour

roit faire le bonheur de quelqu'autre .

Flaignez votre ami. Charbury.


P. S. J'ai annoncé que je venois,

. ici pour prendre l'air , mais , dans le

13
( 198 )
fait , j'ai quitté Londres pour fuir la
tentation. Bien plus , je crois que je
ferai ol ligé d'aller dars quelqu'autre

endroit , car je crains que les inquié


tudes de Conftance ne déterminent
fa charmante amie à me l'amener
dans ma retraite .

LETTRE XXIII.

LADY DASH WOOD ,

A MISS BLONDEL.

Lond.

Vous
ous vous plaignez de mon

filence , ma chere Cecile , vous me


reprochez de vous avoir oubliée ; &

vous avez en même - temps affez

d'indulgence pour m'excufer , en

fuppofant que j'ai à Londres plus

d'objets de diffipation que je n'en


avois dans la province. Mais je vous
( 199 )
affûre , ma chere amie , que je fuis

principalement occupée à perfec


tionner mes petits talents , afin de

mériter de plus en plus la tendreſſe


de mon mari. C'eft le plus aimable

des hommes , & j'ai les plus fortes

raifons pour l'aimer & l'eftimer.'


Lorfque je commençai à le connoî

tre , je vous fis le plus grand éloge


de fa perfonne & de fes manieres ,
mais je n'aurois jamais cru qu'il
m'eût traitée avec tant d'affection ,

& qu'il m'eût donné une ſi grande

partie de fon temps.


J'ai été indiſpoſée , fans l'être
réellement affez pour allarmer M.

Dashwood , & m'empêcher de ſortir.


Cependant fon inquiétude extrême
m'a obligée à garder l'appartement ;

& , pour que je ne m'ennuyaſſe point


dans ma retraite " il m'a prefque

I
Ι4
( 200 )
toujours tenu compagnie. Il a fait

auffi tout ce qui lui a été poſſible


pour me procurer des amuſements ;

& , lorfque j'ai commencé à pren

drei air , il a apporté tant d'atten


tions , de crainte que la fatigue ou
le froid n'occafionnât le retour de

mon indifpofition , que je ne puis


être trop fenfible aux témoignages
de fa tendreffe. Je ne crois pas qu'il

y ait au monde une femme plus heu


reufe que moi , & mon bonheur dé

pend entiérement des nœuds que j'ai


formés avec cet homme charmant.

Plût au ciel que ma chere fœur pût


goûter la même félicité ! mais je
crains bien que fes voeux ne foient
pas fatisfaits. Elle eft indubitable

ment attachée à Mylord Charbury ,

qui fe regarde comme engagé par


l'honneur vis -à-vis de Mifs Lewſon ,

quoiqu'il ne lui ait jamais fait au


( 201 )
cune promeffe. Il eſt encore aifé de
V voir que cette
aimable fille l'aime
paſſionnément ; mais d'après ce que
m'a fait entendre mon cher Dash

wood , & ce que j'ai obſervé moi


OL même , je fuis très-difpofée à croire
qu'il préfere ma foeur. Cela néan
moins ne me donne pas plus d'efpé

rance , parce qu'il penſe très-délica

tement. Je lui ai plus d'une fois en


tendu dire dans la converſation qu'il
regardoit comme un monftre l'hom

me qui eft capable d'abandonner une

femme après avoir gagné fa ten


dreffe , & que celui-là fe couvre
d'opprobre qui peut voir de fang
froid une fille jeune & fenfible ſe

conſumer d'amour pour lui , fans dé

firer de répondre à ſes tendres vœux ,


quoiqu'elle ne foit pas de fon choix .
Dites -moi fi avec de tels principes
Iv .
( 202 )

notre amie peut raisonnablement


conferver quelqu'eſpoir . Quoique je
fois fàchée que l'affaire ne tourne pas

au gré de fes defirs , j'avoue que des


fentiments auffi fublimes me péne

trent de refpect. S'ils étoient com

muns parmi les hommes , qu'il y a


de femmes qui pourroient efpérer
de devenir auffi heureufes que votre
fincere amie !
L. DASHWOOD .

P. S. J'ai oublié de vous parler

du plus joli grouppe qui ait jamais


été deffiné , & que nous avons ad
miré la veille du jour où Mylord

Charbury nous a quittés pour aller

refpirer l'air de la province , & ſe

rétablir parfaitement , après avoir


été très-malade , & très-bien foigné
par ma fœur.

Come convalefcent , il étoit


( 203 )
affis dans un fauteuil , ayant la tête

appuyée fur fa main , & les yeux


languiffamment fixés fur Barbe , qui ,

affife auprès de lui , chantoit un air


touchant qu'il avoit demandé , &
qu'elle accompagnoit avec fa Man
doline. Conftance étoit debout , ap

puyée fur le dos du fauteuil : elle

avoit une main fur l'épaule de My


lord , & elle ſe penchoit vers lui ,

comme si elle eût craint qu'il ne fut


trop affecté de la mufique de fon
amie.

M. Dashwood dit qu'il auroit de

firé les faire peindre tous les trois


dans cette attitude , & en effet elle

auroit été pour un habile peintre le


ſujet d'un tableau fort agréable . Je
fis part à Barbe , lorfque nous fumes

feules,de l'idée de mon mari , & elle


en rit beaucoup. Cette chere four
I6
( 204 )
fe conduit fort bien , mais je crois

qu'il eft des moments où elle éprouve


de vives inquiétudes.
Je viens de recevoir de M. Dash

wood deux vafes de porcelaine fu


perbes. Il me fait continuellement

des préfents qui réuniffent l'utile à

l'agréable.

LETTRE XXIV.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN.

Bart.

entiere
QUOIQUE je ne puiffe pas
ment abandonner Ifabelle , je la vois

moins fouvent , parce que je n'ai


plus pour elle la même inclination ,
& que je crois devoir m'en détacher
( 205)
par degrés. J'y renoncerois même

dans ce moment pour toujours , s'il

m'étoit poffible de retirer mon fils


de fes mains , & fi j'étois fûr qu'elle

ne découvrît point à mon épouſe


t notre liaiſon. Mais j'ai lieu de crain

dre qu'elle ne confente jamais à ſe


féparer de fon enfant , & qu'elle ne

fe conduiſe pas avec la modération


qu'elle devroit avoir. Elle m'a écrit

une lettre très-menaçante. Malheu


reuſement , je n'étois pas à la maiſon

lorfque le commiffionnaire me l'ap


porta , & Hopkins a oublié de me la
remettre. Peut-être l'a-t- il fait ex

près , car tous mes domeftiques ado


rent leur maîtreffe . Peu s'en eft fallu

que je n'aye été découvert.

Le croiriez-vous , Moftyn ? Cette


méchante femme a conduit mon

fils , mon petit Edouard , au Rane¬


( 206 )

lagh , un foir qu'elle favoit que mon


époufe devoit y être , & elle a tel
lement affecté de l'attacher à fes pas ,
qu'il lui aura été difficile de ne le

pas remarquer , parce qu'il eft d'une

beauté qui fixe les regards. Je dé


fire au moins qu'il ne foit rien arri

vé qui puiffe donner de l'ombrage


à ma Lucie. Jufqu'à préfent je ne

vois aucun changement dans fa con


duite envers moi , d'où je conclus

qu'elle n'a aucun foupçon. Mais

vous pouvez être fûr qu'Ifabelle

avoit formé le projet funefte d'oc


cafionner une rupture entre mon

époufe & moi , car en ma préſence


elle s'eft vantée hautement de ce

qu'elle a fait. J'ai été forcé de me


fervir , vis-à-vis d'elle , des expref

fions les plus fortes ; & après une


difpute très -férieuſe & très-vive , je
( 207 )
l'ai laiffée enflammée de colere. Il

n'y avoit plus moyen de ſupporter de

fang-froid fes paroles pleines d'aigreur


& ſes manieres infultantes.Après tout,

je doute qu'elle ofe tenter encore

de découvrir ce que j'ai tant d'in


térêt de cacher ; car je lui ai juré

que , fi elle le faifoit , je l'abandon


nerois pour toujours , elle & ſon

fils. Cependant je fentis mon cœur


s'émouvoir lorfque cet aimable en
fant courut à moi , & , me tirant par

l'habit , me fupplia avec les yeux

remplis de larmes de retourner vers


fa maman. Mais , en me faifant le

plus grand effort , je . le repouffai ,


& je fus même affez cruel pour le

menacer. Malgré la compaffion qu'il


m'inſpiroit , je le traitai ainſi pour
intimider fa mere.

1
( 208 )

LETTRE XXV.
1
MISS GRAFTON ,
t
A MISS BLONDE L.
a
Lond. ſe

un
OH ! ma chere Cécile , quels

monftres que les hommes ! Il y a


ld
quelques heures que j'aurois fait le
pa
panégyrique de ces fourbes , qui n'ont
te
encore que trop le don de nous plaire,
W
mais à préfent je fuis prête à écrire
le
contre eux la fatyre la plus amere .
en
Vous ferez bien étonnée quand je
l'a
vous dirai que Dashwood , que mon
no
frere , eft celui qui m'arrache ces
de
expreffions... Pauvre Lucie ! que j'ai
fin
pour elle de refpect & de compaf
&
ſion ! ... Cependant elle n'eſt pas en
core malheureufe ... Son mari l'aime fem
( 209)
paſſionnément , ou au moins il a l'art
de le faire croire... Dans le fait , je

m'imagine que ma fœur ne voit pas


les chofes comme elles font... Après
tout , elles ne font peut-être pas
auffi mauvaiſes qu'elles me le paroif
fent : mais il est sûr qu'elles n'ont pas

un afpect favorable.
Un jour ou deux après que My

lord Charbury nous eût quittées , la


pauvre Conftance étoit dans une trif

teffe fi profonde , que Lady Dash


wood , pour la diffiper, propofa d'al
ler au Ranelagh. Son mari s'étoit

engagé ailleurs , ce qui fit qu'il ne


l'accompagna pas . A peine y fûmes

nous arrivées ', que nous remarquâmes


deux femmes. L'une , d'une beauté

finguliere , étoit élégamment parée ;

& l'autre , qui paroiffoit être une


femme de chambre , conduifoit par
( 210 )
la main le plus joli enfant que j'aye

jamais vu. Il fixa bientôt les regards T

de Lucie ; & , après m'en avoir parlé


plufieurs fois avec beaucoup d'ad

miration , ainſi qu'à Miſs Lewfon


elle lui adreffa la parole , & lui

demanda la permiſſion de l'embraf


fer , ce qui lui fut accordé avec

fierté par celle que je fuppofois être


fa mere. Pour l'aimable enfant , il

paffa avec gentilleffe fes bras autour


du cou de Lucie qui s'étoit inclinée

vers lui , & il parut fort content des


careffes qu'elle lui fit. Elle eut en
fuite tout le tems de le conſidérer

encore , parce qu'il fe trouvoit pref


que toujours à fes côtés , comme fi
l'on eût voulu fixer fon attention fur

lui ; & , entendant parler de le re


conduire à la maiſon , elle demanda
à la femme qui le conduifoit , à qui
(211 )

il appartenoit. « A M. Dashwood , »

répondit- elle. J'avoue que cette ré


ponſe me furprit beaucoup , mais je
ne remarquai aucun changement fur
le vifage de Lucie , qui dit auffitôt
à l'enfant , en lui montrant la femme
charmante qui fe tenoit à une cer
taine diſtance , tandis qu'elle lui par

loit :>> mon petit ami , eft-ce là votre


maman ? » « Oui , Madame , » ré
1 pliqua- t-il. Elle n'en parut pas plus
émue. Pour moi , je formai des
conjectures qui m'affecterent bien
différemment.

Lorfque M. Dashwood rentra le


foir à la maiſon , ma foeur lui dit .

qu'elle avoit vu au Ranelagh un


enfant charmant ; & , en ajoutant
qu'il s'appelloit Dashwood , elle lui

demanda avec l'air le plus innocent ,


s'il n'avoit pas quelque parent qui
( 212 )
portât ce nom . Sa réponſe fut prefte
& négative , mais il changea de cou
leur , & fit tomber auffitôt la con
verfation fur un autre ſujet.

Le petit Dashwood , ma chere


Cécile , eft indubitablement à lui.

Il n'y eut jamais une plus parfaite


reffemblance . Cet enfant a des yeux

pleins de feu , fon teint eft fleuri ,


fes cheveux ornent agréablement fon
front , & le doux fourire femble tou

jours repofer fur fes levres ver


meilles. Ne reconnoiffez -vous pas

dans ce portrait , celui de M. Dash


wood ?
Son habillement étoit aufſi très

galant. Il avoit un habit de houffart

d'étoffe d'argent , & fon petit cha

peau étoit furmonté d'un panache.

Ma foeur ne pouvoit pas fe laffer de


1admirer , & je fus obligée de l'en
( 213 )

féparer , en lui faiſant entendre que


je ne croyois pas qu'elle dût s'en

tretenir publiquement avec les fem


mes qui l'accompagnoient. « Quelle

raiſon vous fait penſer ainſi ? Mais


l'une d'elles eft d'une beauté ra
viffante. >> <
«
<< C'eſt une raifon de

plus , lui répondis-je , pour craindre

que fa réputation ne foit équivoque. »


<< Eh bien , me répliqua-t-elle , en
fouriant , que les femmes foient ce
qu'elles voudront , mais j'aime l'en

fant , & je fuis sûre qu'il eft charmant

a tous égards . >>


Je crois réellement que cette
femme fi belle eft une des anciennes

maitreffes de M. Dashwood , & qu'il


eft le pere de l'enfant. Je n'ai pas fait

part de mes conjectures à Lucie.

Toutefois elles me paroiffent d'au


tant plus fondées , qu'en obfervant

mon frere , j'ai vu qu'il étoit trifte


( 214 )
& rêveur . Si je ne me trompe

pas , j'aurai pour ma focur la plus


grande compaffion , mais en même
tems je vous avoue que je ne ferai
pas fâchée de voir dans l'état d'hu
miliation un enfant de ces hommes

qui prennent tant de plaifir à nous

affliger. Cependant , pour rendre


juftice à M. Dashwood , il paroît

aimer tendrement fon épouſe , &


fouvent il l'affure lui-même de toute

fa tendreffe. Elle la mérite bien ,


car c'eft la meilleure de toutes les

femmes,
DIP N'êtes - vous pas étonnée que
je ne vous aie pas encore dit un mot
de Charbury ? Il a écrit à Dashwood

pour lui apprendre qu'il va quitter


le voifinage de Grafton , mais non
pas dans le deffein de revenir à
Londres... Pauvre Conftance ! ... Je

crains bien qu'on ne dife auffi de


( 215 )
f
moi , pauvre Barbe !... Ash en fera

plus mal traité... Je ne puis le fouffrir.


Je lui ai déjà ſignifié pluſieurs fois
que je ne confentirai jamais à l'é

poufer... L'homme infupportable !


pourquoi ne veut-il pas me croire ?

LETTRE XXVI.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN .


Bart,

J'AI reçu une Lettre d'Ifabelle ;

qui me fait des excuſes , & m'apprend


en même tems qu'elle eft fort ma
lade. Je n'ai donc pu m'empêcher

de l'aller voir , fur-tout à caufe du


pauvre enfant que j'avois maltraité ,

& dont tout le crime eft d'avoir

prouvé la tendreffe qu'il a pour fa


mere,
( 216 )

J'ai réellement trouvé Iſabelle fort

mal . Mon fils , mon petit Edouard


vola dans mes bras avec tant d'em

preffement , & fes traits innocens

exprimerent ſi bien le plaifir qu'il


avoit de me revoir , que je crus qu'il

ne pourroit jamais me quitter. Sa


mere vint enfuite vers moi , & , avec

un regard fuppliant , elle me de


manda du fon de voix le plus tou
chant fi j'étois déterminé à la rendre
malheureufe en l'abandonnant abfo
lument. En effet j'avois paru depuis

quelque tems avoir pour elle la plus


grande indifférence.
Elle attendit ma réponſe en ver
fant un torrent de larmes. Je lui dis

que ma conduite dépendroit entie


rement de la fienne , dont je n'avois

pas lieu d'être content depuis fort


long-tems, En un mot , elle m'en fit
tant
( 217 )
tant d'excufes , & elle me montra

tant de diſpoſition à fe conduire


comme je le défirois , que je lui tins

compagnie la plus grande partie du


jour. J'avoue néanmoins que je ne
fentis jamais une joie plus pure que

lorfque je retournai vers ma Lucie.


Elle a toute mon affection , & elle

en eft digne , car il n'y eut jamais de


femme plus aimable. Sans parler des
ra charmes de fa perſonne , la douceur
de fon caractere m'enchante , & je

crois qu'elle triompheroit du cœur

} le plus infenfible.
Charbury eft fort embarraffé. Entre

vous & moi , il aime Barbe , tandis

que Conſtance eft épriſe pour lui de


la paffion la plus forte . Néanmoins
je m'imagine qu'il cedera au fenti

ment de la compaffion , & que pour


ne pas faire le malheur de Mifs
Prem, Part, K
( 218 )

Lewfon , il fe condamnera à l'épou


fer. Barbe ne me paroît pas être d'un
caractere à devenir la victime d'un

amour fans efpoir , mais je ne répon

drois pas de fa chere fœur en pareille


circonftance. Quels foins ne dois-je

pas avoir d'une femme fi douce , &


fi fenfible ! oui , je veux faire , autant

qu'il fera en moi , le bonheur de ma

Lucie, par mes attentions, mes com


plaiſances , & mon affiduité auprès
d'elle. Prefque toutes les fois que je

fors , je lui achete quelque choſe


que je préfume lui pouvoir faire
plaifir , foit pour la décoration de
fa maiſon foit pour ajouter aux

agréments de fa parure , quoiqu'elle


n'en ait pas befoin pour être la plus

charmante des femmes, Je vais lui

faire préfent de bracelets, Ces orne


ments parent un beau bras de la ma
( 219 )
niere la plus avantageufe , & les
bras de ma Lucie font les plus beaux
que la nature ait jamais formés. Der

nierement , je lui parlai de mon def


fein , & elle me répondit avec un

fourire agréable , que fi je lui donnois


mon portrait , elle le verroit à fon

M bras avec infiniment plus de plaiſir


que tous les plus rares bijoux dont
je pourrois enrichir ces bracelets. Ne

doutez pas qu'elle ne foit bientôt fami


tisfaite. Sur l'un il y aura mon por

trait , & fur l'autre celui de Barbe ....


Je fuis étonné qu'Ifabelle , avec tout
re
fon amour pour moi , ne m'ait ja

mais fait un pareil compliment 9149


mais comment imaginer qu'elle

puiffe penfer comme mon adorable

épouse ?

K2
( 220)

LETTRE XXVII.

MISS GRAFTON ,

A MISS BLONDE L.

Lond.

MYLOR D
YLORD Charbury eft de re
tour. Conftance eft prefque morte
de joie en le revoyant. Durant fon

abfence , qu'elle a pouffé de foupirs !


qu'elle a verfé de larmes ! combien
de fois a-t- elle répété ! « Quand re

verrai-je mon cher tuteur ? Je vou


drois , Miſs Grafton , qu'il fût ici ,
ou que vous fuffiez avec lui.... Vous

étiez ſi ingénieuſe à lui procurer des


amuſements ! je fuis fûre qu'il re

grette vos foins obligeants , & , ac


tuellement qu'il en eft privé , peut,

être que fa fanté en fouffre, »


( 221 )
La conduite qu'elle tient , depuis
le retour de Mylord , m'embarraffe

extrêmement , & me met à de rudes

épreuves. Combien de fois m'oblige


t-elle à rougir ! .... je fais tous mes
efforts pour ne point laiffer apperce

voir le trouble qui m'agite. J'étouffe


mes foupirs .... je cache les larmes

qu'un fecret fentiment me fait ver


fer.... Il eft vrai qu'il ne m'eft pas
difficile d'en impoſer à Conftance ,
parce qu'elle n'a pas beaucoup de
pénétration , & qu'elle eſt d'ailleurs

toute occupée de fon cher tuteur .


Mais pour lui , il n'en eft pas de

même : il entend , il voit , & il com

prend tout en un moment.


Il paroît pâle & abattu , & l'on
voit bien qu'il n'eft pas encore tout
à-fait rétabli. Toutefois il me fem

ble que la douce langueur qui eft


K 3
( 222 )

répandue fur fon viſage , lui donne


de nouveaux charmes. Conftance

verfa des larmes de joie lorfqu'elle

l'apperçut pour moi je l'accueillis


avec un air riant. Je m'efforçois , ma

chere Cecile , de faire paroître fur


mon front une tranquillité que mon

cœur n'éprouvoit pas.

J'ai cru m'appercevoir qu'il avoit


intention d'agir moins familierement
qu'auparavantavec Conftance & avec
moi. Mais cela ne lui eft pas poſli

ble à l'égard de ma compagne ; car


à chaque inftant elle lui donne les
preuves les moins douteufes de fa

paſſion . L'homme le plus froid pour

roit à peine réſiſter aux avances d'une


jeune fille auffi aimable , avances à
la vérité très - innocentes , mais qui
par cette raifon doivent faire une

impreffion d'autant plus vive. Cepen


( 223 )
dant , quoique très convaincue de la

pureté de fon cœur , je penfe quel

e quefois qu'elle montre trop de paf


ſion pour un homme qui ne lui a
S
encore fait aucune déclaration d'a
a
I mour. En qualité de tuteur, ce qu'elle
dit elle-même , il à droit de s'atten
dre à fa reconnoiffance , mais comme
ce tuteur eft un jeune homme fort

aimable , il me femble que fa jeune

pupille devroit obferver un peu de


retenue. Je lui aurois déjà donné à

cet égard quelques avis , fi je n'euffe


de.
fait réflexion qu'il ne m'alloit pas
blâmer dans une autre , ce que je fe

rois moi-même , fi la modeftie ne

me retenoit. Il eſt vrai qu'on ne me


voit pas , comme Mifs Lewfon ,

courir au-devant de Mylord , me

précipiter dans fes bras , lui donner

ma main , ou prendre la fienne , &


K4
( 224 )
fixéer fur lui des yeux qui refpirent le

plaifir néanmoins je lui laiffe apper


cevoir toute mon eſtime , en propo

fant différentes efpeces de remedes


ou d'amufements , pour accélerer

fon rétabliſſement , ou pour lui ren


dre fes forces abattues ; & mes pro

pofitions font toujours reçues avec


une forte de refpect timide , que je

n'ai encore remarqué chez perfonne ,


& qui ne me déplaît point.
Il difoit hier qu'il avoit befoin
d'exercice , & qu'il retourneroit à ſa
terre , parce qu'il fe trouvoit à Lon

dres d'une nonchalance extraordi


naire. Je me faifis auffitôt d'une ra

quette , qui étoit fur la table , & je

l'invitai à jouer au volant. Il ne ſe


fit pas prier long-temps , & il joua

avec moi : mais craignant de le fati


guer trop après une maladie qui l'a

voit tant épuifé , je feignis , après


( 225 )

quelques inftants , d'être laffe , & je


m'affis. Il fe jetta dans un fauteuil ,
& me confidera fi attentivement ……..

je me le fuis au moins imaginé ………


.
je rougis .... il baiſſa auffitôt les
10
yeux , vint s'affeoir auprès de moi ,
ferra ma main dans la fienne ; & ,
fixant fur moi fes regards encore

plus éloquents que fes paroles ,


me dit : « Je crains , Mifs Grafton ,

>> que les peines multipliées que


>> votre extrême bonté vous a fait

» prendre auprès de moi , ne vous


» ayent trop fatiguée. » Plût au ciel ,
continua-t- il , après s'être interrom

pu un inſtant , qu'il me fût poffi


» ble de vous récompenſer , d'ef
» fayer feulement de vous récom
» penfer des fervices fans nombre

» que j'ai reçûs de vous ! mais quoi


» que ce bonheur me foit cruelle
Ks.
( 226 )
» ment refufé , croyez que je ne les
» oublierai jamais. Oui , mon cœur

» fera toujours reconnoiffant , & ,

>> tant que je refpirerai , je rendrai


>> l'hommage dû à vos rares vertus ,

» quoiqu'il me foit impoffible d'ex


>> primer les fentiments qu'elles m'inf
>> pirent. >>
Jufte ciel,ma chere Cécile ! ce lan

gage ne devoit-il pas me faire une


impreffion dangereufe ? Je vous pro

tefte que j'en fus fi touchée , que j'al


lois me trahir , lorfque fort heureu
fement Conftance entra & rompit

notre converfation . Mylord s'étoit

auffitôt levé , & s'étoit éloigné de


moi , en tirant fon mouchoir ; elle

courut précipitamment vers lui , &


lui demanda s'il fe trouvoit incom

modé , ou s'il vouloit qu'elle lui ap

portât quelque chofe. En un mot ,


( 227 )
elle lui fit tant de queftions , & li

témoigna tant d'inquiétude , qu'il


fut obligé d'y répondre par quel
ques paroles d'honnêteté. Il lui dit

donc , avec un fourire forcé , qu'il


étoit très-fenfible à fes foins , mais

qu'il fe portoit au mieux , & qu'il


n'avoit befoin de rien. Réellement ,

il avoit , en prononçant ces paroles ,


un air embarraffé, qui annonçoit que

fon ame n'étoit pas tranquille . Pour


moi , craignant de laiffer voir mon
émotion , je le laiffai avec Mifs
Lewfon.

Lorfque je revins , jé le trouvai

occupé à feuilleter un livre , comme


s'il ne l'eût pris que faute d'avoir
quelque chofe à dire. Conftance

étoit à quelque diſtance de lui , &


paroiffo't très - chagrine. Il quitta fon
livre dans le moment où j'entrai , &
K 6
( 228 )

effaya d'entamer la converfation ;


il s'en acquitta mal , parce qu'il étoit
très-déconcerté. M. Dashwood , qui
vint bientôt après , lui fit compa

gnie , car je fortis pour aller m'ha


biller , & Conftance me fuivit.

Sans attendre que je lui deman

daffe la cause de ſon chagrin , elle


me dit que Mylord Charbury lui

avoit tant parlé en faveur de Mylord


Hillwood , qu'elle étoit tout-à-fait
malheureuſe . « Je n'aurois jamais

penfé , ajouta- t-elle , en fondant en


larmes , que mon tuteur eût voulu

faire mon malheur. Mylord Hill


wood eft bien blamable , de le tant
tourmenter pour m'obtenir. Je n'é

pouferai jamais un tel homme. »

J'avois à peine eu le temps de lui


répondre , que j'étois fûre que My
lord ne l'obligeroit jamais à époufer
( 229 )
V.E un homme qu'elle n'aimeroit pas ,
lorfque Sally , fa femme de cham

bre , vint lui demander fi elle vou


loit s'habiller .... Il étoit néceffaire en

effet , qu'elle ſe mît à ſa toilette , afin


d'être prête pour le dîner.... Il faut
Cécile , que je
C

aufli ma chere

quitte la plume.

Continuation.

Nous nous fommes tous raffem

blés à dîner. Mylord Charbury étoit


rêveur. La pauvre Conftance étoit
prête à pleurer ; & moi , je me fuis

efforcée de les égayer , quoique mon

ame ne fût pas dans un état plus pai


fible que la leur.

En prenant le café , Mylord nous

apprît qu'il avoit intention de partir


le lendemain matin pour fa terre ,

& il demanda à ma fœur fi elle ne


( 230 )
vouloit pas le charger d'une lettre
pour Grafton.

Conflance changea de couleur, &


parut extrêmement troublée. M'i

maginant qu'elle defiroit refter feule


avec lui , j'allois fuivre ma foeur dans

fon appartement où elle attendoit

compagnie , lorfqu'il me dit avec


un fourire forcé : « Vous nous laif

» fez donc , Mifs Grafton ? Vous ne


» voulez donc pas refter avec nous ,
& être témoin de la promeffe que
» que je fais à Mifs Lewfon de ne

» plus l'engager à recevoir les viſites

» de Mylord Hillwood , à qui je n'ai

» dabord pu refuſer la permiſſion de


» la venir voir , parce qu'il m'a paru
» la defirer extrêmement , & que je

» l'ai regardé comme un homme fort


» aimable ? » Mylord , répliquai- je ,

il n'eft pas toujours en notre pou


( 231 )
voir de donner notre tendreſſe à

ceux qui en font les plus dignes.


» En effet , répondit-il , avec un fou
pir qu'il retint à moitié , je le vois
bien. » Mais , Miſs Grafton , comme
>> j'ai fait cette déclaration à Mifs
» Lewfon devant vous " j'efpere

» qu'elle fera tout à fait tranquille ,


» parce que je ne fuis pas capable

» de manquer à ma parole. <


«
Un domeftique entra dans ce mo
ment pour nous dire que ma fœur
fer it charmée que nous allaffions lui

tenir compagnie , & Mylord nous


fit fes adieux. Conftance courut à

lui , lui prit la main qu'elle porta


fur fes levres ; & en l'arrofant de fes

larmes , elle le fupplia , d'une voix


entrecoupée par fes foupirs , de ne la

point oublier. Tout homme qui au


roit fenti pour elle la moindre incli
( 232 )
nation , n'auroit-il pas alors baifé fa

main , pour répondre à fes tendres


careffes ? Mais il ne la ferra ſeule

ment pas dans la fienne , & il me pa


rut encore plus déconcerté qu'elle
ne l'étoit . En fe tournant vers moi ,

il me falua refpectueufement , &


fortit.

Je ne fais qu'augurer de fa con


duite. Elle ne paroît pas fort favo-:
'
rable à la pauvre Conftance .... quant

à moi .... ne parlons plus de moi ,


ma chere Cecile !

*K
( 233 )

LETTRE XXVIII.

MISS GRAFTO N.

A MISS BLONDE L.

Lond.

AH ! ma chere Cécile ! adieu tou

tes mes efpérances. La paffion de


Conftance pour Mylord Charbury
l'aréduite à l'extrêmité . Elle fe

trouva fort indifpofée le même foir


qu'il nous quitta , & l'on fut obligé
le lendemain matin d'envoyer cher
cher un médecin. La compagnie
s'étant retirée de bonne heure , elle
monta dans fa chambre , à caufe d'un
mal de tête dont elle fe plaignoit ,

1 & elle ne voulut pas defcendre pour

fouper. J'allai la voir pour favoir ce


qu'elle avoit , préfumant bien qu'elle
( 234 )

étoit vivement affectée du départ de


Mylord.

Je la trouvai , comme je m'y étois


attendue , dans une violente agita
tion ; & après l'avoir priée pluſieurs
fois de m'en dire la caufe , elle me

répondit , mais avec bien de la peine ,


que fon mal de tête augmentoit , &

qu'elle alloit fe coucher. Je lui pro


pofai en vain différents remedes, elle
refufa tout , & je la laiffai avec Sally.

Je crus même qu'elle defiroit que je


m'en allaffe , quoiqu'elle n'ait pas

témoigné ouvertement que ma pré


fence lui déplût .
Je rentrai dans fa chambre avant

d'aller me coucher , & Sally me dit


qu'elle la croyoit endormie. Mais je

l'entendis foupirer, & je m'imaginai


bien qu'elle s'abandonnoit au vif cha

grin que lui cauſoit le départ de


( 235 )

+ Mylord. En même tems ; je fis rẻ

flexion qu'elle défiroit probable


ment que perfonne ne vît combien

elle étoit affligée de fon abfence ;


c'est pourquoi je ne me montrai

point, &je me retirai dans mon appar


tement en recommandant à Sally.
de venir m'éveiller fi fa maitreffe ſe

trouvoit plus mal . Hélas ! j'étois auffi


peu difpofée que Conftance à me li

vrer au repos.

Dès le matin Sally vint frapper

à ma porte , en demandant à me par

ler. Je lui fis ouvrir par Molly ; &


elle me dit que Mifs Lewfon étoit

beaucoup plus mal , qu'elle avoit


une groffe fievre , enfin qu'elle l'in
quiétoit beaucoup. Je me levai auffi

tôt pour l'aller voir , & je la trou


vai dans un véritable délire , répé

tant fouvent le nom de Mylord , &


( 236 )
le conjurant de ne la pas abandon
ner , mais de la tirer de l'état mifé

rable où elle étoit.

<< Ma chere Conftance , lui dis-je ;

quelle eft donc la cauſe de votre agi


tation ? Nous allons faire favoir à

Mylord que vous êtes malade . J'ofe

croire qu'il n'eft pas encore arrivé à


fa terre. Cependant, dites-moi ce qui
peut vous affliger à un tel degré ? »
« Ah ! répliqua-t-elle , il m'a aban
'donné pour toujours , je ne le rever

rai plus .

Quoique je fuffe perfuadée qu'elle


étoit dans le delire , j'avoue que ces

paroles prononcées avec le ton de la

douleur , me furprirent beaucoup ,


& je l'exhortai à fe tranquillifer , en

l'affurant qu'elle fe trompoit. « Pour


quoi vous imaginer , ajoutai-je , que

vous ne reverrez plus votre tuteur ,


( 237 )

parce qu'il a formé le projet d'aller


paffer quelques jours à fa terre ?

« Ah ! non , non , répliqua-t-elle ,


il ne me fera jamais rien ; une au

tre poffedera cet homme charmant ,


ce cœur qui m'eft fi cher , & ... j'en
mourrai ... de déſeſpoir. »

Je fus encore exceffivement éton

née d'un pareil langage , Je ne pou

vois pas douter des fentiments de


Conftance;mais il me fembloit qu'elle

ne les exprimoit pas avec ce défor


dre extrême qui accompagne ordi
nairement le délire , d'où je com

mençai à foupçonner qu'elle fei

gnoit d'être plus mal qu'elle n'étoit

réellement , pour faire connoître une


paſſion , qu'elle auroit rougi de dé
couvrir de toute autre maniere . Mais

je lui faifois injuftice. Pauvre fille !

elle ne ſe connoifſoit plus. Le mé

decin déclara que ſon extrême af


( 238 )

fliction étoit l'unique caufe de fa ma

ladie , & il nous confeilla d'envoyer


chercher Mylord Charbury.

Ne voulant rien prendre fur moi ,

j'avois averti mon frere & ma fœur


de l'état où elle fe trouvoit. M.

Dashwood écrivit donc auffitôt


à Mylord Charbury que Mifs

Lewſon étoit dangereuſement ma


lade , & qu'elle le nommoit conti
nuellement. Mais le domeftique

chargé de la lettre apprit , étant ar


rivé à la terre de Mylord , qu'il n'y
avoit pas fait de féjour depuis quel

ques temps , & l'on fut deux jours

fans pouvoir lui apprendre où il


étoit. En effet il avoit accompagné
à Windfor un de fes amis chez le

quel il avoit foupé , le foir même ,


où Conftance s'étoit trouvée indif

pofée.
Pendant qu'on le cherchoit inuth
( 239 )
lement , elle revint à elle-même ;
néanmoins elle étoit foible & abat

tue ; fes yeux étoient égarés ; &


la plus profonde trifteffe peinte fur
fon front , annonçoit clairement

que ſon eſprit étoit rempli d'idées

très défagréables , mais qu'elle ne

communiquoit à perſonne.
} Le médecin dit poſitivement qu'il
n'y avoit rien à lui faire , tant que

la caufe de fes inquiétudes ſubſiſte


roit. Ce fut donc à nous à faire tous
.

nos efforts pour l'engager à parler


auffi librement , après avoir recouvré
fes fens , que lorfqu'elle en étoit
privée. Je me chargeai toute feule

de cette entrepriſe , & elle ne me


donna pas toute la peine à laquelle

je m'étois attendue. En effet , dans


un moment où je me trouvai avec

Conftance fans témoins , elle fit tom


( 240 )
ber affez naturellement la conver

fation fur le fujet auquel je defi


rois de l'amener , en me demandant
où étoit fon tuteur " & s'il favoit

qu'elle fût malade. Je lui dis , après


avoir fatisfait en partie à fa queſtion ,
que Mylord Charbury étoit fûre
ment , quoi qu'innocemment , la

cauſe de fa maladie,

« Il n'eft donc point allé ſe ma,

rier , me dit-elle , en rougiffant, » Et


auffitôt , fe couvrant le vifage avec
fon mouchoir , elle auroit voulu n'a

voir pas prononcé ces paroles.


<< Au moins , ma chere , lui rẻ

pondis-je , je ne le crois pas. Mais


pourquoi cette inquiétude extrême
fur fon mariage ? Avez vous quelque

raifon de penfer qu'il ait jamais formé


le deffein de vous époufer ? »
>

« Ah ! non , non , s'écria- t- elle avec

l'expreffion
( 241 )

l'expreffion de la plus vive douleur ;


jamais. » « Mais , qu'ai-je dit , ajou
ta-t-elle , en joignant les mains , &
en fondant en larmes ? Il va me haïr...

Il va me méprifer... Ah ! Miſs Graf


ton , ayez pitié de moi... Garantif
fez-moi de fa colere... Garantiſſez

moi , fi vous le pouvez , de ce que

je crains plus que fa colere... Son


mépris. >>

<< Ma chere , lui dis-je , eft-il pof


fible qu'un homme comme Char
bury vous haïffe parce que vous
l'aimez , & qu'il vous méprife ,
parce que vous defirez être fon

épouſe ? »
Non... Mais vous favez qu'il con

vient fi peu à une jeune fille de dé

couvrir la premiere fes fentimens...


D'ailleurs s'il eft engagé... Ah ! Mifs
Grafton , que deviendrai-je ? J'aime
rois mieux mourir.

Prem. Part Ľ
( 242 )
« Mais , ma chere Mifs Lewfon ,

lui répondis-je , pourquoi vous ima


giner qu'il eft engagé ? Comment

cette penſée vous eft-elle venue


dans l'efprit ? Qu'elle eft celle qu'il
doit époufer ? >>

Je crains , Cécile , que cette der


niere queftion n'ait été faite , autant
par curiofité que par compaffion .

Après beaucoup de foupirs , de


larmes & d'excufes, elle avoua qu'elle

aimoit Mylord Charbury depuis


l'inftant où il étoit devenu fon tu

teur , & qu'elle avoit employé tous


les moyens qui pouvoient s'allier
avec la modeftie ,, pour lui expri
mer l'eftime & l'affection qu'elle

avoit pour lui. « Il m'a toujours trai

tée , continua-t-elle , avec les plus


grands égards , mais il ne m'a jamais

donné aucunes preuves d'inclina


tion ; & dernièrement il m'a trop
( 243 )
clairement fait connoître fon indif

férence , en me preffant d'écouter les


propofitions de Mylord Hillwood.
En agiflant ainsi , il m'a donné tant
de chagrin , que je n'ai pu le cacher

à Sally , qui m'a dit qu'elle préſu


moit que Mylord defiroit me voir
al
établie promptement , parce qu'il
alloit inceffamment fe marier en

-province à une Demoifelle , dont

elle ignoroit le nom ; & que ce


4
-qu'elle m'apprenoit étoit d'autant
plus certain , qu'elle le tenoit du

domeftique du Mylord. L'indiffé


rence qu'il m'avoit marquée , jointe
à cette nouvelle , m'ont jettée dans

une fi grande agitation , 7 que je ne


fais quand je recouvrerai l'heureufe
tranquillité dont je jouiffois.

3 Après ce récit , qui fut fouvent in


terrompu par fes foupirs , je l'exhor
La
(244 )
tai à reprendre courage , & je lui

promis de fonder Mylord Charbury


fur ce mariage , dont néanmoins je
ne croyois pas un mot. Elle alloit

me réiterer ſes prieres les plus for


tes de la menager vis- à-vis de fon
tuteur , lorsque je l'entendis arriver.

Vous conviendrez , fans doute ,

que j'avois à remplir la tâche la plus


difficile, furtout, ce que je crois pou
voir avouer honnêtement , n'étant

pas moins attachée à Mylord Char


bury qu'à ma jeune amie. Cepen
dant je me déterminai à employer
tous mes efforts pour le rendre fen

fible aux tourments qu'elle endu

roit , par l'effet d'une paſſion dont


il étoit l'objet , & pour lui faire de
firer de les foulager. Il falloit dans
la conduite de cette affaire autant de

délicateffe que de courage. Mon


£ 1
( 245 )

premier foin fut de modérer fon trou


ble , afin qu'elle fût en état de foute
nir la vue de Charbury ; car tout fon
corps fut pris d'un tremblement fi

confidérable , auffitôt qu'elle apprit

qu'il venoit d'arriver , qu'elle me


jetta dans les plus grandes allarmes.
"
Lorfqu'il entra dans la chambre ,
S elle tenoit ma main fi ferrée , en me

fuppliant de ne la pas abandonner ,


I qu'il ne me fut pas poffible de m'é
vader auffitôt , comme j'en avois
formé le deſſein. Heureuſement pour

moi , elle ne me foupçonne pas d'é

14Plat prouver des fentimens pareils aux


fiens.

Il me falua en me voyant , avec

un fourire de fatisfaction , & il me

fit un petit compliment fur les foins


que je prenois de Mifs Lewfon. En
fuite il s'avanca vers fon lit , & alors ,
L 3.
( 246 )
malgré l'effort qu'elle faifoit pour

me retenir , je quittai mon fiege, afin


qu'il put s'affeoir à côté d'elle. Il fit
d'abord difficulté de prendre ma pla

ce ; & , en fe faififfant de mes deux

mains qu'il preffa doucement , il


m'invita à refter où j'étois : mais je

ne repondis point à fon invitation ,


& je fortis promptement de la
chambre.

Peu de temps après , il defcendit


dans l'appartement où jel'attendois ,

& d'un air férieux , je lui demandai


auffitôt comment il avoit trouvé Mifs

< Fort mal,me répliqua t- il


Lewfon. «

Mais je vous dois une reconnoiffance

înfinie pour vos complaifances &


vos bontés fans nombre envers elle...
Hélas ! continua-t-il " avec un fou

pir , ni Conftance ni moi ne pour


rons jamais nous acquitter envers
vous ? <
«
( 247 )
Alors rappellant tout mon cou
rage : « Il n'y a que votre tendreffe ,
lui dis-je , qui puiffe fauver cette
pauvre fille. Elle vous aime , My

lord , elle vous aime paffionnément ;


& la crainte de ne pouvoir parvenir
à toucher votre cœur , augmentée
" !
encore par ce qu'on lui a rapporté
favoir que vous étiez parti pour al
ler vous marier , l'a fait tomber dans
la triſte ſituation où vous la voyez,

& dont aucun fecours ne pourra la


tirer , fi vous ne répondez aux ten

dres fentiments que vous lui avez

infpirés. Vous eft- il donc poffible de


refufer votre tendreffe à une jeune
perfonnel dont vous connoiffez les
charmes & les vertus , & dont l'ex
trême délicateffe lui a déjà fait

éprouver mille tourments , en l'em

pêchant de découvrir un fecret qu'elle


L4
( 248 )

n'a confié à une amie , qu'après les

plus fortes follicitations ? » Je m'ar


rêtai ici , tant pour remarquer quel

effet mon difcours produifoit fur lui ,


que pour me foulager moi-même; car

j'étois fi troublée , & mon cœur étoit


fi tendrement agité par la préſence

de l'hom necharmant à qui je tenois

un pareil langage, que j'étois preſque


hors d'état d'ajoûter un feul mot à
ceux que je venois de prononcer.
« Que deviendrai-je ? » dit-il d'une

voix baffe , en levant les mains & les


yeux vers le ciel ; & enfuite fe tour
nant vers moi , avec un air de trif

teffe qui me perça le cœur : « com

ment , Mifs Grafton ! eft-il poſſible


que le rétabliſſement de Mifs Lew

fon dépende de moi ? ... fe peut-il


que mon prétendu mariage lui ait
caufé tant d'allarmes ? .... mais qui
( 249 )
lui a donné cette fauffe nouvelle ?....

Je n'ai encore offert mes homma


à aucune femme. » Ces dernieres
ges
in paroles furent accompagnées d'un
ar
foupir.
<< Eh bien ! lui répondis-je en re
CC prenant la parole avec une facilité

merveilleuſe , offrez vos premiers


hommages à ma chere Conftance:

Vous ne pouvez être indifferent pour


cette aimable fille , qui réunit ſi
e agréablement la jeuneffe , la beauté ,
3 & l'innocence ; qui a pour vous la

plus forte paſſion ; & qui vous ren


dra plus heureux que toute autre
femme , parce que fa reconnoiffance

égalera fon amour.


<<< Charmant avocat ! » dit-il en

core d'une voix baffe. La maniere

dont il prononça ces deux mots , me


caufa tant d'émotion , que je ne pus

Ls
( 250 )
retenir mes larmes. En effet , j'avois
les plus fortes raifons pour croire

que , fans la paſſion exceſſive de

Conftance , j'aurois pu fixer fon at


tention d'une façon particuliere :

mais en penfant à cet obſtacle , ob


ftacle infurmontable , & qui m'ôtoit

tout efpoir de devenir fon épouſe ,


je fus tellement affectée , qu'il ne lui
fut pas poſſible de ne s'en point ap

percevoir. Je m'étois jettée dans un


fauteuil , & j'avois tiré mon mou
choir pour effuyer mes yeux. Après

avoir fixé fur moi fes regards pen

dant quelques inſtants : « Comment


Mifs Grafton ! me dit-il , vous pleu
rez. Mifs Lewfon vous eft- elle donc

affez chere pour faire couler ces lar


mes ? Et moi , qui dois contribuer

de tout mon pouvoir à fon bonheur ,


ferai-je affez cruel pour le négliger ?
( 251 )
Mon indifférence fera - t - elle cou

ler des larmes de ces beaux yeux ?


& arrachera-t- elle des foupirs à ce
cœur fi vertueux ? Non , ma chere

Mifs , continua- t- il en prenant ma

main , croyez que je ne puis vous


rien refufer .... je ferai l'époux de

votre jeune amie , puifque vous le


defirez .... mais .... ah ! ciek en

s'arrêtant auffitôt , & en détournant

fes regards , pourquoi , pourquoi ne


11
m'eft-il pas permis de parler ? »
Nous gardâmes le filence pendant
quelques moments , car nous étions.
P'un & l'autre dans une affez grande

agitation. Cependant je fus la pre


Ja
miere à reprendre mes fens , & dé
C
terminée à me facrifier pour l'inté
"
rêt de Mifs Lewfon , j'employai
1
les expreffions les plus fortes pour
L6
( 252 )
faire naître dans l'ame de Mylord

Charbury la compaffion & la ten

dreffe ; & , après l'avoir fupplié de


fe hâter d'en donner les preuves , je

fortis de l'appartement , n'ofant pas

reiter plus long-temps avec lui. Re


tirée dans ma chambre , je donnai
un libre cours à mes pleurs , ce qui

me foulagea beaucoup , & enfuite


j'allai dans celle de Conftance , après

avoir compoſé mon viſage du mieux


qu'il me fut poffible , & m'être effor
cée d'écarter de mon imagination ,

l'objet qui l'affectoit fi vivement.


Je trouvai Mylord affis à côté de
fondit , avec une de fes mains dans
la fienne , & je l'encourageai par un
fourire à aller en avant. Je crois

ma chere Cécile, que je reffemblois ,

en fouriant ainsi , à certaines pers


( 253 )
fonnes auxquelles une action louable
donne un certain air de contente

ment , mais qui ont été obligées


pour la faire , de forcer leur incli
nation.

Mylord dit à Conftance qu'elle


avoit en moi une amie dont elle ne
cas , & cette
pouvoit faire trop de cas
aimable fille lui déclara auffi que je

lui avois infpiré la plus parfaite ef


J time. Enfin ils me prodiguerent l'un
ľ & l'autre des louanges , qui me jet

terent dans la plus grande confuſion ;


& , pour éviter d'en entendre davan

tage , je les laiſſai feuls. Charbury


S fortit quelques minutes après moi. Il
1 chercha M. Dashwood ; mais , ayant

appris qu'il n'étoit pas dans la mai


1 fon , il vint à l'appartement où j'é
tois, « Mifs Grafton , me dit- il , j'ai
obéi à vos ordres, J'ai fait tout ce
1
( 254 )
que vous avez éxigé de moi. Je vous
prie de confirmer à votre jeune amie
la promeffe que je lui ai faite d'être

fon époux. Je fuis obligé d'aller paf

fer quelques jours à ma terre : j'ef


pere que Mifs Lewfon fera en meil

leur état lorfque je reviendrai . » Un


foupir fuivit ces paroles ; & , après
m'avoir faluée refpectueufement , il
s'en alla.

Je le fuivis des yeux auffi long

tems qu'il me fut poffible , car il for


tit auffitôt de la maifon ; & , lorfque

je l'eus tout- à-fait perdu de vue , je


retournai vers Conftance. Suivant ce

qu'elle me rapporta,je jugeai qu'il s'é


toit conduit fort noblement , en l'af

furant qu'il feroit tout ce qui fe


roit en fon pouvoir pour la rendre
heureuſe. Mais cette déclaration fi

inattendue & fi agréable , lui ´avoit


( 255 )
caufé une joie fi exceſſive que je la
trouvai dans la même agitation où
le défefpoir l'avoit jettée quelques
jours auparavant , enforte que je pré

fume qu'il lui faudra beaucoup de


temps pour ſe rétablir parfaite
ment.

Je fuis moi- même , dans ce mo


ment , fort indifpofée ; il ne m'eſt

pas poſſible , ma chere Cécile , de

m'entretenir plus long-temps avec


vous.

T
(256)

LETTRE XXIX .

MILORD CHARBURY ,

A M. DASHWO O D.

Elm-p .

Je n'ai pu , mon cher Dashwood , 3


fatisfaire le defir que j'avois de vous

voir avant de quitter Londres. Vous

avez ſans doute été informé depuis ,


du parti que j'ai pris à l'égard de
Conftance : mais vous ne fçavez pas ,

& vous ne pourrez jamais concevoir

les tourments que j'ai foufferts avant


de me décider à faire un ſi grand
facrifice. Il y a quelque tems , à la
vérité, que j'avois formé la réfolution

de lui offrir ma main ; mais les char

mes de Mifs Grafton , & fa conduite


( 257 )

admirable , dont je fus témoin , lorf


que j'allai à Londres , firent fur moi

la plus forte impreffion , & je diffé


rai de répondre aux vœux de Miſs
Lewfon , eſpérant ſur-tout que les

affiduités de Milord Hillwood auprès

d'elle , pourroient la toucher , & la


déterminer à écouter fes propofitions.

Par une feconde lettre qu'il m'écri

vit , il me fupplia de faire tout ce


S
qui feroit en mon pouvoir pour la
=
lui rendre favorable. Je le defirois

au moins autant que lui , & en effet


j'en parlai encore à Conftance avec

toute l'éloquence que je pus mettre


en uſage , mais ce fut inutilement ,
J'avoue que fes refus opiniâtres me
déconcerterent à un tel point , que

je me déterminai à m'éloigner de
Londres , jufqu'à ce que je me fen

tiſſe plus d'inclination à former des


(258 )

liens , auxquels je n'ai jamais penfé


fans reffentir la plus grande peine ;
& , pour me diffiper , j'acceptai la

propofition qu'on me fit d'aller paffer


quelque tems à Windſor.

C'est là que je reçois votre lettre ,


qui m'apprend la triſte ſituation de
Conftance. Je me rends auffitôt au

près d'elle , & le premier objet qui


frappe mes yeux eft votre char

mante fœur. Elle étoit affife auprès


du lit de la malade , & ne s'occu
poit que du foin de la confoler &

de la tranquillifer. Je voulois qu'elle


reftât dans la chambre , mais elle

me refufa , & me laiffa avec Mifs


Lewfon. Celle-ci m'exprima fa re
connoiffance envers fon amie dans

les termes les plus affectueux ; & , en


me parlant ainsi , elle me donna la

plus haute opinion de la bonté de


( 259 )
Mifs Grafton. Mais en même tems

j'en conclus que je n'avois fait fur


1 elle aucune impreſſion , parce que
I fes complaifances & fes attentions

infinies pour une jeune fille qui


montroit évidemment tant d'attache

ment pour moi , prouvoient qu'elle


étoit entierement exempte de ja

loufie , paffion qui eft la compagne


ordinaire de l'amour.

Es Mes préfomptions furent bientôt

V₁ confirmées par le langage que ine

tint Mifs Grafton , lorfque je me


trouvai feul avec elle , car elle me
'dit que la maladie de Conftance
n'étoit due qu'au vif chagrin que lui

`avoit caufé la nouvelle vraie ou fauffe

S d'un mariage que j'allois contracter

1 dans la province ; & , après m'en


avoir fait le plus grand éloge , elle

me fupplia , en verfant des larmes ,


(280 )
de la rendre heureuſe. Ah ! Dash

wood , les fentimens que j'éprouvai

dans cet inftant ne peuvent fe conce

voir. Quel fpectacle touchant ! J'étois


attendri & en même -tems humilié

à un dégré inexprimable. J'aurois


défiré que cette charmante fille n'eût

pas eu pour moi affez d'indifférence

pour défendre avec tant de chaleur


les intérêts de fon amie. Cependant ,

quel homme auroit pu fe refuſer à


fes defirs ? Je lui accordai donc ce

qu'elle me demandoit , & j'ofe vous


avouer , qu'en cédant à fa volonté ,
ce fut plutôt par égard pour elle ;

que pour la pauvre Conftance , que fa


paffion pour moi réduifoit preſque
aux dernieres extrêmités. Néanmoins

je ne crois pas encore , malgré la ré


folution que j'avois formée d'épou
fer Mifs Lewfon , que j'euffe eu affez
(261 )
I
de'courage pour étouffer l'amour

que votre adorable foeur m'a infpiré ,

8 fije n'euffeété entierement convaincu

qu'elle n'étoit pas difpofée à l'ap


prouver. Mais le facrifice en eft
B

‫ܠܵܐ‬ fait , & j'éprouve encore une ef

pece de fatisfaction à penfer que le


parti auquel je me fuis décidé peut

lui être agréable ,


Après avoir confommé ce 1 facri
fice , mon cher Dashwood , il ne
m'a pas été poffible de refter un feul

inftant à Londres , & je fuis venu

ici pour tâcher d'y recouvrer une


partie de mon repos . Mais je ne

puis retenir mes foupirs à l'aſpect de


ces lieux où j'ai fi fouvent confidéré
la charmanté Mifs Grafton , & où

je me fuis fi fouvent entretenu avec


elle. Cependant , pourquoi ne pas
7. mettre fin à mes peines ? J'ai promis
de faire le bonheur de la pauvre
( 262 )
Conftance , dont l'exiftence dépend
preſque de moi ; & d'ailleurs fi elle

ne m'eût point aimé , ou fi j'euffe

réfolu de ne point m'unir à elle ,


clairement que Barbe
je vois trop

n'auroit jamais été mon époufe. Je

ne doute pas qu'elle ne foit mon

amie , mais elle réſerve un fenti

ment plus tendre pour quelqu'autre


homme plus heureux. Si j'ai pu avoir
affez de préfomption pour defirer
d'être l'objet de fa tendreffe , je dois
reconnoître aujourd'hui qu'il me

manque les qualités néceffaires pour


la mériter , & cela excitera éter

nellement mes regrets. Je m'imagine

que M. Ash parviendra à la rendre


fenfible , & obtiendra enfin fon ami
tié & fon amour.

C Sidt sh
( 263)

LETTRE XXX.

MISS GRAFTON

A MISS BLONDE L

Lond.

JA1 été fort indifpofée , ma chere

Cécile , & j'ai encore à préfent une

maladie , dont je n'avois jamais été


I
attaquée. On l'appelle une fievre
nerveufe. Sçavez-vous bien que je

n'en aime pas le nom ? Il fuffit feul

pour m'épouvanter. Conftance qui


fe porte mieux , fans être encore
C
parfaitement rétablie , a témoigné
* P
à mon égard les plus grandes in
quiétudes , & Milord Charbury , qui
eft ici depuis deux jours , paroît ſi
touché de mon état , que fes atten

tions me feroient le plus grand plais


( 264 )
fir , s'il ne devoit époufer Mifs
Lewfon.
Asheft continuellement avec nous.

Il a tant fait qu'il a gagné les bonnes

graces de Dashwood , qui eſt , ſubi


tement , devenu fon ami. Je ſuis par

conféquent fans ceffe expofée à en


tendre fes proteftations d'amour , &
à fouffrir ſes importunités.
La conduite de l'aimable Milord

envers C´nſtance eſt vraiment digne


d'admition. Elle fe reffent encore

des maux qu'elle a foufferts , & fes


forces reviennent fort lentement. On

lui a ordonné d'aller refpirer le grand

air , pour ſe rétablir parfaitement ,


& dans quelques jours nous quittons
Londres.
Milord defire beaucoup que nous
partions promptement pour la pro

vince , & il paroît que je fuis plutột


que
( 265)

que Mifs Lewfon l'objet de fon ema

preffement. « Vous vous êtes fati


guée extraordinairement , me dit-il ,
23.
hier , par les peines fans nombre que
vous avez priſes auprès de votre
I jeune amie. Permettez- moi de vous

ſupplier de prendre foin de vous


même. Je fais , Mifs Grafton , ajouta

t-il en foupirant , que vous ne tien


1
drez aucun compte de ce que je
vous dis : mais par confidération pour

M. Ash , qui vous adore , conſervez


33 des jours qui lui font fi chers. »

« Vous penfez donc , Mylord ;


lui répliquai-je avec un fourire forcé ,
que je dois prendre foin de moi
même à cauſfe de M. Ash ? Sur ma

parole , il vous a une grande obli


gation , mais je vous avoue que je

n'en vois pas la néceſſité. »

Prem. Part. M
( 266 )

«Ne l'aimez vous pás , me ré

pondit-il avec vivacité ? »

Cette interrogation ne me fit pas

plaifir , & je lui repliquai auffitôt


qu'en effet , je n'y avois jamais penſé,

Enfuite il prononça d'une voix baſſe


quelques paroles , que je ne pus en

tendre. Je pense que Conftance , qui

n'a de plaifir qu'avec fon cher My


lord , voudroit déjà être à Grafton ,

parce qu'elle ne fera pas fi long


tems fans le voir. Pour moi , tous
les lieux me font indifférents .....
.

Je defire quelquefois de n'être plus


de ce monde ,
( 267 )

LETTRE XXX I.

ÉDOUARD DASHWOOD ,

A SIR FRANÇOIS MOSTYN.


Bart.
8
CETTE femme , mon cher Moſtyn ,
I
veut abfolument me faire perdre
l'efprit . Elle s'attache à mes pas
toutes les fois que je fors.
X Lucie propofa , il y a quelques

IS Grafton
jours Mifs au
, à d'aller Ranelagh
Lewfon Mifs
& ,à parce

"
qu'elles devoient partir le lendemain.
Je fus de leur partie ; & , à en juger:
par les apparences , vous nous au

riez pris pour quatre des plus heu


reufes perfonnes de l'univers.
En tournant la tête pour faire

remarquer quelque chofe à Lucie ,


M 2
( 268 )

je vis mon fils , mon petit Edouard ,


qui couroit vers moi , en criant de
toutes les forces ; « papa , papa. »

Jamais , non " jamais de ma vie , je

ne fus frappé d'un tel étonnement ;

& cette voix , dont l'accent plein


de douceur avoit toujours flatté mon
oreille , fit für elle dans ce moment

l'impreffion la plus défagréable. Sû

rement , rien ne pouvoit être plus


innocent , mais la circonftance m'al

larmoit , & je craignois qu'elle ne


fit découvrir à mon épouſe ce que

je voulois lui cacher. Je tâchai donc ,


pour prévenir ce malheur , de fixer

fon attention fur d'autres objets ; &

je croyois y avoir réuffi , lorfque


l'enfant , croyant que je ne l'avois
pas entendu " ou peut-être excité

par fa mere , s'écria encore : « papa ,

papa. » Alors , enflammé de colere ,


( 269 )
je me retournai , & je lui lançai un
regard fi févere , que le pauvre petit

malheureux s'enfuit en pleurant.


Dans le même inftant , mon épouſe
le remarqua , & me dit auſſitôt :

« ah ! c'eſt cet aimable enfant dont je


vous ai parlé , & que l'on m'a affuré

s'appeller Dashvood . Le connoiffez


vous ?>>

<< Je le connois , lui répliquai -je


1 '
d'un ton de voix que je n'avois pas
encore employé vis-à-vis d'elle , il
ne s'appelle pas Dashwood. Mais

pourquoi vous occuper de cet en


fant , tandis que vous êtes environnée
d'une foule d'autres objets plus agréa

bles qui doivent fixer votre atten


tion ? »

« Il eſt vrai , me répondit-elle en

rougiffant , que cet enfant m'a paru


charmant ; mais , M. Dashwood ,

M3
( 270 )

fi vous n'en portez pas le même

jugement , il faut croire que mes


⚫yeux m'ont trompée... » Chere Lu

cie ! que je fus touché de fon langage


doux & modeſte ! ... Mon petit
Édouard , l'objet de fon admira
tion ! ... Oui , dans cet inftant , mon
coeur vola vers le fien , & je regret

tai amérement de lui avoir parlé


avec tant d'aigreur. Je fixai alors fur
elle mes tendres regards ; & , en

preffant doucement ſa main , je lui


dis d'une voix baffe : « je fuis charmé

· que ma Lucie aime les enfants : c'eft

un heureux préfage pour croire


qu'elle chérira les fiens , & qu'elle
·leur prodiguera avec plaifir fes foins

les plus vigilants. »


Enfuite je lui fis obferver que nous

avions perdu de vue nos amies , &


qu'il falloit les chercher. A peine eu
( 271 )
mes-nous fait quelques pas , que nous

les apperçûmes devant nous , au mi


lieu de la foule. Je ne me fouciois

point de m'y engager avec mon


épouſe , de peur de rencontrer Mifs

Bellers. D'un autre côté , quel pre

1 texte pouvois-je apporter, pour ne


pas nous hâter de rejoindre notre
compagnie ? Enfin , j'étois dans une

I telle perplexité , que j'aurois voulu


être de retour à la maifon. J'atten

dis donc , avec la plus grande im=


patience , le moment où nous for

tirions du Ranelagh , mais en faiſant


tous mes efforts pour ne la pas laiffer

appercevoir , de crainte qu'elle ne


donnât lieu à quelque foupçon. Je
crois même que , fans cette crainte ,

j'aurois été auffitôt à la maiſon d'I


fabelle , & que j'y aurois attendu fon
M4
( 272 )
retour , pour lui faire les plus vives
réprimandes fur fa conduite.

Le lendemain , après le déjeûner ,

je courus chez elle , & je lui de


mandai fi c'étoit fon intention de

me perdre dans l'efprit de mon


épouſe , & de me déshonorer vis

à-vis du public , en me faifant ap


peller par fon fils au milieu du

Ranelagh .
« C'eſt à deffein que je l'ai fait ;
me répondit- elle d'un air de mé

pris ; & fi vous pouvez regarder


comme un
déshonneur de paffer
pour le pere d'un fi aimable enfant ,

yous êtes indigne de lui. Mais


fachez que je me glorifie d'en être

la mere , & que rien ne peut égaler


le plaifir que j'éprouve à faire ſça

voir à votre épouſe qu'il vous ap

partient.
(273)
<< Jufte ciel ! m'écriai-je , ne pou

vant plus retenir ma colere , quel


abominable plaiſir prenez - vous à
troubler le repos d'une femme efti

mable & innocente , & à faire par


ler de vous dans toute la ville ? »

« Eſtimable ! innocente ! répliqua


<

t-elle , en répétant ces paroles , &


en jettant un fourire de dedain ;

lorfque vous tenez un pareil lan


gage , vous me la faites détefter en

core davantage. Oui , je la hais plus


que la mort. Dans les tranfports de
la jaloufie qui me poffede , mes
mains enfonceroient le poignard

dans fon fein , pour la punir de m'a


voir enlevé le feul homme que j'aye

jamais aimé.... Quant à ma réputa

tion , ajouta-t-elle en
į verfant des
larmes , & avec une voix qui n'a
voit plus l'accent de la fureur , je
Ms
( 274 )

l'avois perdue avant de vous con


noître... Je ne dois plus prétendre à

T'eftime publique ... Je ne puis vanter


mon innocence... Hélas ! voilà pour

quoi vous me méprifez.


Alors elle s'interrompit , & fes

larmes coulerent avec plus d'abon


dance . Ces fignes de douleur furent
fans doute occafionnés par les ré

Alexions qu'elle fit fur fa conduite

paffée , ou peut être penfa-t-elle qu'il


lui auroit été poffible , fans moi ,
d'effacer l'irrégularité de fa vie par

un genre de vie plus honnête. Je


commençois à m'attendrir. J'allai

m'affeoir auprès d'elle ; & , en lui


prenant la main , « vous ne me ren

dez pas juſtice , lui dis- je : je ne vous


méprifai jamais , & fi vous vous

étiez toujours maintenue dans les

bornes de la prudence , vous n'au


( 275 )

riez jamais eu lieu de vous plaindre


de moi. >>

<< Ne me fuis-je pas toujours con


duite ainfi , me répliqua-t-elle avec

vivacité , juſqu'au moment où vous


m'avez abandonnée pour épouſer

cette femme déteſtable , qui , je


crois , vous a enforcelé. »

< Eh bien ! lui répondis -je , vous


<
«
allez retomber dans vos premiers
1
emportemens ?... Vous fçavez que je
ne me fuis marié que pour obéir
aux ordres abfolus de mon pere , &
pour rétablir mes affaires. Je n'avois

pas même vu mon épouſe avant que


de donner mon confentement . C'eſt

donc à tort que vous m'accufez


d'avoir formé le projet de vous
abandonner. Je n'y ai jamais penſé.
Bien plus , je n'aurois jamais prêté
l'oreille à aucune propofition de
M 6
( 276 )
mariage , fi j'euffe trouvé un autre
moyen pour me mettre en état de

pourvoir à vos befoins. Mais auſſi ,

comme j'ai épousé une femme que


toutes fortes de bonnes qualités ren
dent eſtimable , n'eft-il pas juſte que

je conferve vis-à-vis d'elle quelque

décence ; que je ne lui donne aucun


fujet d'inquiétude , & que j'apporte
tous mes foins à ne lui pas laiffer
1
Youpçonner ma conduite ? »
« Je vois donc enfin , s'écria

t- elle , ce qui a excité votre reffen


timent contre moi. Vous aimez
cette créature. Elle vous a féduit

par fes artifices ; car , quoique vous

vantiez fes qualités & fes charmes ,


je fuis sûre qu'elle ne mérite que
du mépris... Mais les hommes , uni

quement pour le plaifir de changer,


font toujours prêts à abandonner la
( 277 )
beauté la plus accomplie , pour l'ob
jet le plus défagréable que la nature

ait jamais formé. Perfide ! s'il étoit


2 en mon pouvoir de me donner de
nouveaux traits quoique moins

avantageux que ceux qui ont fait


e impreffion fur vous pendant quelque
A tems , je pourrois eſpérer d'être
te aimée autant que cette laide & arti
er ficieufe créature . »

Indigné d'entendre les épithétes


7 infultantes qu'elle donnoit à mon

Pn épouſe , je lui déclarai que je ne la

tel reverrois de ma vie , fi elle ne chan

uit geoit de ftyle. « M. Dashwood , me

‫צו‬ répliqua-t-elle , vous ferez tout ce


qu'il vous plaira ... mais je jure auffi
S' ,
Je que vous ne reverrez plus votre en
fant. » Il étoit entre mes genoux ,
zi.
& je m'efforçois de le dédommager ,
I₁
la par mes careffes , de la févérité avec
( 278 )
laquelle je l'avois traité la veille .
Mais elle lui ordonna auffitôt de

me quitter , & je le laiffai obéir à

fa mere. Ce pauvre enfant ne fe


retira qu'à pas lents , en nous re
gardant l'un & l'autre : il étoit facile

de voir qu'il ne fe féparoit de moi


qu'avec le plus grand regret .....

Que je fuis fâché qu'il ait été té

moin d'une pareille ſcene , & fi


propre à faire fur lui une mauvaiſe

impreffion.
J'allois fortir , lorſqu'Iſabelle vint
à moi , & me dit les yeux noyés
de larmes : << arrêtez , Dashwood :
pouvez-vous vous déterminer fi fa

cilement à nous abandonner , moi &


votre petit Édouard ? Cruel ! confi

dérez fes traits , ils font des vôtres


une image plus fidele que le por

trait dont vous avez orné le bras de


( 279 )

votre épouſe. Vous voyez , ajouta


t-elle en fanglottant , que je fais

tout , malgré vos honteux deguiſe


mens..... Je n'ai jamais eu affez de

bonheur pour pofféder votre por


trait , & maintenant je fuis menacée
de vous perdre pour toujours. Hélas !
à quels maux fuis - je deftinée ! ... Je

ne puis les fupporter... La mort eſt


préférable à une vie fi malheureufe. >>

Après avoir prononcé ces paroles ,


elle perdit connoiffance , fes genoux
1
plierent fous fon corps , & elle feroit

tombée fur le plancher , fi je ne l'euffe


foutenue. Elle ne refta pas long

tems fur le fopha où je l'avois placée


1
fans reprendre fes fens ; & alors elle

m'affura qu'elle alloit dans l'inftant


S
même mettre fin à ſon exiſtence , fi
j'étois abfolument déterminée à ne
la plus revoir. Elle paroiffoit fi trou
( 280 )

blée , fi défefperée , que je craignis


qu'elle n'attentât , en effet , fur fes

jours. J'aurois eu encore à me repro


cher un évenement fi funefte. Cette

réflexion accablante me fit faire tout

ce qui étoit en mon pouvoir pour la


calmer & la tranquilifer. « Ah ! Dash
wood , me dit -elle , en fixant fur

moi fes beaux yeux pleins d'une


tendre langueur , & en paffant fon
bras autour de mon cou " fi vous

conceviez les tourmens que j'endure,

vous auriez pitié de moi , malgré


tous les moyens que cette mé
chante femme met en uſage pour

me perdre «
<.
<
« Encore ! lui répondis - je. Ne
vous ai-je pas fignifié que je ne vou

lois plus vous entendre parler de



mon épouse ? «
<
« Ceffez , s'écria-t- elle en fe le,
( 281 )
vant ; d'exciter ma fureur , ou je ne

réponds pas de moi.... Je vous ar


racherai la vie , à vous , à votre dé

teſtable épouſe , à mon enfant , à


moi - même.... >>

Je me levai une feconde fois pour


m'en aller. Mais mon petit Edouard
courut après moi. « Allez , lui cria
[
fa mere , allez , & tâchez de fléchir
=
un pere trop inhumain . >>
1
« Je ne méritai jamais cette épi
ES
thète lui répondis-je , & je ne la

mériterai jamais , fi vous voulez


vous conduire plus raifonnable
ment. >>

« Que faut-il donc que je faffe ?


répliqua-t-elle " en verfant encore

des larmes. Ah ! Dashwood , en

fe jettant auffi -tôt à mes pieds ,


& en embraffant mes genoux , ne

m'abandonnez pas . Je n'aurai ja


-
!
( 282 )

mais affez de forces pour fuppor


ter un tel malheur .... Ah ! reve

nez , dites- moi que vous me par


donnez , & je ferai tranquille ....
oui , je le ferai. » Comment réfif

ter à la beauté fuppliante ? je la re

levai avec tendreffe , je la preffai

plus d'une fois contré mon fein , &


je lui promis de la voir comme à
l'ordinaire , & de ne lui donner au

cun fujet de fe plaindre de moi , fi


1
elle menoit une vie plus retirée.
« Ah ! mon cher Dashwood , me

dit - elle en appuyant fa tête fur


mon épaule , votre bonté me raf
fure.... Vous me donnerez auffi un
bracelet avec votre portrait ? »

Cette clauſe m'embarraffa un peu.

Je ne me ferois pas fait fcrupule ,


avant mon mariage , de lui faire pré

fent de mon portrait. Mais , l'ayant


( 283 )
donné à Lucie , il me femble queje
ne dois pas accorder la même faveur

à ma maitreffe. Cependant , pour


rendre le calme à fon ame troublée ,

& rétablir la paix entre nous , je

lui promis ce qu'elle défiroit. Toute


fois je ferai en forte que le bracelet

foit trop large pour fon bras.... Plût


{
au ciel que je ne l'euffe jamais vue !

I LETTRE XXXII .

MISS GRAFTON ,
V
A MISS BLONDEL.

Graft.

E fuis
JE revenue à Grafton avec
Conftance pour y reſpirer le bon air.
Elle eft encore fort foible. Son ma

riage fe concluera , auffitôt qu'elle

fera completement rétablie. Si quel


( 284 )
que chofe peut contribuer à lui ren

dre promptement la fanté , ce font


fûrement les foins continuels de My
lord pour la rendre heureuſe. Mais

il me femble qu'il ne goûte pas lui


même un bonheur parfait. A la vé
rité , je n'ai pas cru juſqu'à préſent
qu'il eût beaucoup d'amour pour
Mifs Lewfon . Cependant je vous

affure qu'il lui paroît aujourd'hui


très-attaché , & il en donne des preu
ves qui ne peuvent me laiſſer aucun

doute. Pourquoi donc foupire-t- il


encore ? Pourquoi eft-il rêveur ?

Pourquoi ſe tient - il éloigné de


Conftance dans des moments qu'il

pourroit paffer agréablement auprès

d'elle ? Je n'y comprends rien. Au


roit-il quelques affaires à terminer

avant fon mariage , qui éxigent ſa


préfence ? ou la lenteur du rétabliſ
( 285 )
fement de Mifs Lewfon , feroit-elle

la cauſe de ſes inquiétudes ? Je crois

néanmoins qu'il ne doit avoir au


cune crainte fur fa fanté ; car pro

bablement le calme qu'il a rendu à


ſon eſprit , joint à ſa jeuneſſe , lui

procurera un prompt rétabliſſement.


3
Je pourrois ajouter que fes atten¬
tions multipliées contribueront ens
core à l'accélerer. En effet , quoi
qu'il ne la voie pas très-fouvent ,
elle eft l'objet , toutes les fois qu'il
eft en fa compagnie , de fes bontés

& de fes complaiſances infinies , &'


il lui donne les témoignages d'une
tendreffe peu ordinaire. Il court lui
3
chercher fon mantelet lorfqu'elle va

ſe promener dans le jardin : il lui of

frefon bras pour la foutenir : illa fait


affeoir lorfqu'elle s'eft un peu prc

menée , de peur qu'elle ne fe fatigue


( 286 )
trop ; & , fi les ſieges du jardin n'ont

pas de doffier , comme cela arrive

quelquefois , il l'oblige à s'appuyer


fur lui , afin qu'elle fe repofe mieux.
Enfin toutes les fois qu'il fort avec
elle pour prendre l'air , il l'aide à
monter & à defcendre de la voiture

avec une complaifance qui ne peut


pas s'exprimer. Cet aimable homme

fera fûrement le meilleur des époux.


Mifs Lewfon l'aime jufqu'à l'extra

vagance ; & , pour répondre à fes té

moignages d'affection , elle s'étudie


continuellement à lui plaire. Mal

gré tout cela , il y a quelque chofe


dans fa conduite que je ne puis
f
expliquer , & qui paſſe ma péné
P
tration. Affurément il eft moins
l'amant de Conſtance , que fon tu
teur & fon ami.

L M. Ash paroît bien plus ardent &


( 287 )
bien plus empreffé. Il n'a pas tarde

à nous fuivre , & mon pere lui per


met de demeurer ici , quoique j'aye

déclaré que je ne l'aimerois jamais.


Sir Robert , fi je ne me trompe , voit

avec déplaifir le mariage prochain


de ma jeune amie. J'ai quelqu'idée
qu'il auroit defiré que Mylord Char

bury m'eût plutôt adreffé ſes vœux


qu'à Conftance. A préfent il voudroit
que j'écoutaffe les propofitions de
M. Ash. Vous favez que le rang & la
1
fortune font pour lui du plus haut

prix , tandis que le pauvre mérite....


Mais n'allons pas plus loin.... Ash eſt

certainement un homme de mérite ,


quoique je ne puiffe pas l'aimer,
Continuation.

Depuis que j'ai écrit , ma chere


Cécile , ce que vous venez de lire ,

nous avons toujours été dans une


( 288.)

telle diffipation , que je n'ai pu trou


ver le temps de finir cette Lettre.

Conftance fe porte mieux , & le

mariage eft fixé à Mardi prochain. J


Il fera célébré dans l'Eglife voiſine

de la terre de Mylord Charbury.


Nous pafferons la journée chez
lui , & nous y laifferons le foir Mifs

Lewfon , la plus heureuſe épou


fe du plus aimable des hommes....
Je ne vous en écrirai pas davantage
pour le préfent. Je fuis tourmentée.
d'un violent mal de tête, w Ash m'ob

fede fans ceffe , & m'accable de fes

importunités.

Fin de lapremiere Partie.

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