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Complet
9 Camines
Portadella ?.
1
第
HISTOIRE
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE ,
NOUVELLE EDITION,
TO ME PREMIER,
ANS
A PARIS ,
Chez SAVOYE, rue Saint Jacques , à la
Science.
M. DCC. LIV.
AVEC PRIVILEGE DU RÒ
ROII
YG
JPB
MONSEIGNEUR .
LE DAUPHIN
M
ONSEIGNEUR ,
Aumoins , MONSEIGNEUR,
respect ,
MONSEIGNEUR ,
du Traducteur.
DES CHAPITRES
PREMIERE PART I E.
LIVRE PREMIER
LIVRE SECOND .
LIVRE TROISIEME.
CHAP . XX . De la Conquête de
PArmet de Membrin , 281
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE.
PREMIERE PARTIE..
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE I.
st
in
Mathey Feci
DE DON QUICHOTTE . II
Tobofo , parce qu'elle étoit en effet LIVREI.
de ce lieu-là , & ce nom ne lui plut CHAP. II.
Nom de
pas moins que ceux qu'il avoit inven cette Dame.
pour lui-même & pour fon cheval.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
LIVRE I
Suite de la difgrace de notre
CHAP. V.
Chevalier.
CHAPITRE . VI.
CHAPITRE VII.
÷
72 HISTOIRE
LIVRE I. la porte du cabinet où étoient fes li
CH . VII.
vres , afin qu'il ne la trouvât plus
quand il fe léveroit , efpérant que la
caufe du mal ceffant , l'effet en ceffe
roit auffi : & que cependant on di
roit qu'un Enchanteur auroit enlevé
le cabinet & fes livres . C'eft ce qui
fut fait , & avec beaucoup de dili
gence. Deux jours après , Don Qui
chotte s'étant levé , la premiere choſe
qu'il fit , fut d'aller voir à fes livres ;
mais comme il ne trouva point le ca
binet où il l'avoit laiffé , il alloit de
côté & d'autre cherchant , & ne pou
vant deviner ce qu'il étoit devenu , il
alloit cent fois où il avoit autrefois vû
la porte , & tâtant avec les mains , il
regardoit par-tout fans rien dire , &
affurément fans rien comprendre à cet
te aventure . Enfin après avoir bien
cherché , il demanda à la fervante de
quel côté étoit le cabinet de fes livres.
Quel cabinet , Monfieur , répondit la
fervante , qui étoit bien inftruite , &
que cherchez-vous où il n'y a rien ? Il
n'y a plus ni cabinet ni livres dans cette
maifon ; le diable n'a-t-il pas tout em
porté ? Ce n'étoitpoint le diable , dit la
niéce ,mais bien un Enchanteur qui vint
la nuit fur une nuë après que vous fûtes
parti
DE DON QUICHOTTE. 73
parti d'ici , & qui deſcendant de deflus® LIVRE I.
CH . VII.
un dragon où il étoit monté
dans votre cabinet , où je ne íçai ce
qu'il fit ; mais au bout de quelque tems
il s'envola par le toit , laiffant la mai
fon tout pleine de fumée : & quand
nous nous fumes réfolues d'aller voir
ce qu'il avoit fait , nous ne vîmes plus
ni le cabinet , ni les livres , ni même
les moindres marques qu'il y en eût eu.
Je me fouviens feulement , & la Gou
vernante s'en fouvient bien auffi , que
le méchant vieillard dit à haute voix
en s'en allant , que c'étoit par une ini
mitié fecrette qu'il portoit au maître
des livres , qu'il avoit fait le défordre
qu'on verroit. Il dit encore qu'il s'ap
pelloit le fage Mougnaton. Dites Fref
ton , non pas Mougnaton , dit Don
Quichotte. Je ne fçai dit la niéce , fi
c'étoit Freton ou Friton , mais je fçai
bien que le non finiffoit en ton . Auffi
eft-il vrai , répliqua Don Quichotte ,
que c'eftun fçavant Enchanteur & mon
grand ennemi , qui a une averfion mor
telle pour moi , parce que fon art lur
apprend que je dois me trouver un jour
en combat fingulier contre un jeune
Chevalier qu'il aime & qu'il protége
mais qu'il voit que je vaincrài malgré
Tome I. G
HISTOIRE
74
LIVRE I. toute fa ſcience , & de dépit il me rend
CH . VII. tous les déplaifirs qu'il peut : mais qu'il
fçache qu'il s'abufe , & qu'on n'évite
point ce que le Ciel a ordonné . Et qui
peut douter de cela , dit la niéce ? Mais
mon cher oncle , pourquoi vous enga
ger dans tous ces démêlés , & toutes
ces batailles ? Ne feroit-il point meil
leur que vous demeuraffiés paifible
dans votre maifon à jouir de votre
bien & du plaifir de la chaffe , fans vous
fatiguer ainfi à courir par le monde ?
Mon oncle , on ne trouve point de
meilleur pain que celui de froment ;
& qu'il y a de gens qui vont chercher
de la laine , & qui reviennent fans poil !
O ma chere niéce , ma mie , répondit
Don Quichotte , vous êtes bien-loin de
votre compte , avant que l'on me ton
a de , j'aurai pelé & arraché la barbe à
quiconque aura feulement l'audace de
regarder la pointe de mes cheveux.El
les ne voulurent point lui répliquer da
vantage,parce qu'elles virent bien qu'il
commençoit à fe mettre en colére . No
tre Chevalier demeura quinze jours en
tiers dans fa maifon à fe refaire des fa
tigues paffées , fans donner la moindre
marque qu'il penfât à de nouvelles fo
lies. Pendant ce tems-là le Curé & le
.
DE DON QUICHOTTE. 75
Barbier eurent avec lui de fort plaifan- LIVRE I.
CH. VII.
tes converſations , fur ce qu'il foutenoit
que la chofe dont on avoit le plus de
befoin au monde , c'étoit de Chevaliers
errans , & que ce feroit lui qui en réta
bliroit l'Ordre . Quelquefois le Curé de
contredifoit , quelquefois auffi il faifoit
femblant de fe rendre , parce qu'autre
ment il n'y auroit pas eu moyen d'en
avoir raifon. Cependant Don Quichot
te follicitoit tous les jours en cachette
un Laboureur de fes voifins , homme de
bien , ( fi l'on peut parler ainfi de celui
qui eft pauvre ) , mais qui n'avoit gué
res de cervelle dans la tête . Enfin à for
ce de belles paroles & de grandes pro
meffes il fit tant qu'il le tenta , & il le
tenta fi fort , qu'a la fin il le perfuada
de lui fervir d'Ecuyer. Don Quichotte
lui difoit entr'autres chofes , qu'il ne
craignît point de venir avec lui ; qu'il
y avoit tout à gagner, & rien à perdre ,
parce qu'il pourroit arriver telle chofe ,
qu'en échange du fumier & de la paille
qu'il lui faifoit quitter , il lui donne
roit le gouvernement d'une Ifle . Avec
ces promeffes & d'autres auffi-bien fon
dées, Sancho Pança, ( c'étoit le nom du Sancho Pan
Laboureur ) , fe laiffa fi bien féduire , ca Ecuyer de
Qui
qu'il abandonna fa femme & fes enfans, chotte.
Gij
76 HISTOIRE
LIVRE I. & fuivit fon voifin en qualité d'Ecuyer .
CH. VII. Don Quichotte affuré d'une piéce i
néceffaire , appliqua fes foins à ramaf
fer de l'argent , & vendant une métai
rie, engageant une autre, & perdant fur
tous les marchés , il fe fit une fomme
affez confidérable.Il s'accommoda auffi
d'une rondache , qu'il emprunta d'un
de fes amis , & ayant refaitfon armure
de tête le mieux qu'il put , il avertit
fon Ecuyer du jour & de l'heure qu'il
vouloit partir , afin que de fon côté il
s'équipât de ce qui lui feroit nécef
faire ; mais fur toutes chofes il lui or
donna de fe pourvoir d'un Biffac.
Sancho répondit qu'il le feroit , & qu'il
avoit même envie de mener fon âne ,
qui étoit de bonne force , n'étant pas
trop accoutumé à marcher beaucoup.
Le nom d'âne arrêta un peu Don Qui
chette, qui ne crut pas devoir permettre
à fon Ecuyer d'en mener un ,parce qu'a
près avoir repaffé dans fa mémoire tous
les Chevaliers qu'il connoiffoit , il n'en
trouvoit pas un feul qui eut mené un
Ecuyer monté de la forte. Il y confen
tit pourtant dans le deffein de lui don
ner une plus honorable monture à la
premiere occafion qu'il trouveroit de
démonter quelque Chevalier difcour
DE DON QUICHOTTE. 77
tois & brutal. Il fe pourvut auffi de che- LIVRE L
mifes & d'autres chofes néceffaires , CH . VII.
fuivant le confeil que lui avoit donné
l'hôte; & tout cela s'étant fecrettement
exécuté , Sancho fans dire adieu à fa
femme ni à fes enfans , & Don Qui- Seconde for
chotte fans parler de rien à fa niéce te de Don
Quichotte.
ni à fa fervante , fortirent une nuit de
leur village , & marcherent avec tant
de hâte , qu'au point du jour ils purent
croire qu'on ne les attraperoit plus ,
quand on fe mettroit en devoir de les
fuivre . Sancho Pança alloit comme un
Patriarche fur fon âne avec fon biffac
& fa callebace, & dans une grande im
patience de le voir Gouverneur de
I'Ifle que fon Maître lui avoit promife .
Don Quichotte prit la même route que
dans fa premiere fortie, c'eft-à-dire, par
la campagne de Montiel , où il mar
" choit avec moins d'incommodité que
l'autre fois, parce qu'il étoit encore fort
matin , & que les rayons du Soleil , ne
donnant que de biais , ne l'incommo
doient pas beaucoup. Ils avoient mar
ché jufqu'alors fans rien dire , mais
Sancho Pança , qui ne pouvoit être
long-tems muet , ouvrit enfin la bou
che , & dit à fon maître : Seigneur
Chevalier errant , fouvenez-vous , je
Giij
78. HISTOIRE
Giiij
80 HISTOIRE
LIVRE 1.
CH. VIII.
CHAPITRE VIII.
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE .
LIVRE SECOND.`
CHAPITRE IX .
LIVRE II.
Ous avons laiffé dans lapre- CHAP. IX.
miere Partie de cette Hiftoi
re le brave Bifcayen , & le
fameux Don Quichotte , les
épées levées , en état de fe décharger
de terribles fendans , & tels que fi
96 HISTOIRE
LIVRE II. les épées fuffent tombées à plomb &
CHAP.IX. 1ans trouver de réfiftance,ils fe feroient
pour le moins fendus jufqu'à l'arçon de
la felle. Mais , comme j'ai dit , l'Hif
toire demeuroit imparfaite dans cet
endroit , fans que l'Auteur nous ap
prit où nous pourrions trouver de quoi
la pourfuivre. Cela me fâcha fort , &
le plaifir que m'avoit donné le com
mencement , fe tourna en douleur
quand je crus qu'il n'y avoit pas d'ef
pérance de voir le refte . Cependant il
me paroiffoit impoffible , autant qu'in
jufte , qu'un fi vaillant Chevalier n'eût
pas eu quelque Sage qui prît foin d'é
crire l'hiftoire de fes faits inouis : ce
qui n'a jamais manqué à aucun de fes
devanciers , c'est-à-dire , des Cheva
liers à aventures , dont chacun en avoit
toujours un ou deux , qui fe trouvoient
àpropos pour écrire leurs proueffes ,
& recueillir jufqu'à leurs moindres
penfées. Ainfi ne pouvant comprendre
qu'un Chevalier de cette importance
eût pu manquer de ce qu'un Platir &
d'autres femblables avoient eu de refte,
j'avois toujours dans l'efprit que cette
admirable hiftoire n'étoit point demeu
rée ainfi eftropiée , & qu'il falloit que
le tems , qui vient à bout de tout , l'eût
confumée
DE DON QUICHOTTE . 97
confumée , ou la tint quelque part en- LIVRE
fevelie. D'un autre côté il me fembloit CAP
que l'hiftoire de notre Chevalier ne de
voit pas être bien ancienne , puifqu'on
avoit trouvé dans fa bibliothéque des
livres modernes , comme le remede de
la jaloufie ; les Nymphes , & le Berger
d'Hénarés ; & que quand elle n'auroit
pas été écrite , les gens de fon village ,
& leurs voifins ne l'auroient pas enco
re oubliée . Rempli de cette imagina
tion , je me mis en tête de rechercher
exactement la vie & les miracles de no
tre fameux Eſpagnol , cette éclatante
lumiere de la Manche , & le premier
qui dans ce fiécle malheureux ſe ſoit
dévoué à l'exercice de la Chevalerie.
errante , à défaire les torts & injures ,
à fecourir les veuves , & à défendre
l'honneur des Demoifelles , comme de
celles qu'on voyoit au tems paffé cour
re par monts & par vaux fur les pale
frois , portant leur virginité avec elles
en toute fureté , & qui au bout de qua
tre-vingt ans , à moins que d'être for
cées par quelques brutaux , entroient
dans la fépulture pucelles & vierges
comme leurs meres . Mais toutmon foin
auroit été inutile , & la postérité feroit
privée de ce tréfor , fi la bonne fortune ,
Tome I. I
HISTOIRE
e me l'eût fait tomber entre les mains
la maniere que je le vais dire .
Etant un jour dans la rue des Mer
ciers à Tolede , je vis unjeune garçon ,
qui vendoit de vieux papiers à un Epi
cier; & comme je fuis curieux jufqu'à
ramaffer les moindres morceaux de pa
pierpar les rues , j'en pris un des mains
de ce garçon pour le lire , & trouvai
qu'il étoit en caracteres Arabes , que
je n'entens point, Je cherchai par-tout
desyeux fi je ne verrois point quelque
Maure Judaïfé pour me les expliquer ,
& n'eus pas de peine à trouver ce fe
cours dans un lieu où j'en aurois trou
vé pour des Langues encore plus diffi
ciles & plus anciennes. Le hazard m'en
amena donc un à qui je mis le livre en
tre les mains , & il n'en eut pas plutôt
lû quelques lignes , qu'il fe prit à rire..
Je lui demandai de quoi il rioit . D'une
remarque importante , dit-il , que je
trouve ici à la marge ; & continuant
toujours de rire , il lut ces paroles ::
Cette Dulcinée du Tobofo , dont il eſt
fi fouvent parlé dans cette Hiftoire
eut , dit-on , la meilleure main pour fa
ler des pourceaux , que femme qui fût
dans toute la Manche. Au nom de Dul
cinée du Tobofo , m'imaginant que les
DE DON QUICHOTTE . 99 .
LIVRE II.
vieilles paperaffes contenoient peut
CHAP. IX,
être l'Hiftoire de Don Quichotte , je
preffai le Morifque de lire le titre du
livre , & il y trouva ces mots en Ara
be : Hiftoire de Don Quichotte de la
Manche , écrite par Cid-Hamet-Benen
geli , Hiſtorien Arabe . J'eus tant de
joye quand j'entendis le titre du li
vre , qu'à peine la pus-je diffimuler ;
& arrachant tous les papiers des mains
de l'Epicier , j'en fis marché avec le
jeune homme, & j'eus pour une demi
réale , ce qu'il m'auroit vendu une fois
autant s'il eût fçu lire dans mon efprit.
Je me retirai auffi-tôt par le cloître de
la grande Egliſe avec mon Morifque ,
& le priai de traduire en Eſpagnol tout
ce que contenoient ces vieux papiers ,
fans ajouter ni retrancher la moindre
chofe , lui offrant tout ce qu'il me de
manderoit . Mais il fe contenta de deux
cabas de raifins & de deux boiffeaux
de froment : & me promit de les tra
duire fidélement , & que je ferois fa
tisfait en peu de tems : mais pour faci
liter l'affaire " & ne me pas défaifir
d'une fi bonne rencontre , j'emmenai
le Maure chez moi , où en moins defix
femaines la verfion fut faite , & toute
telle que je vous la donne. Sur la pre
Iij
100 HISTOIRE
LIVRE II. miere feuille du livre étoit peint au na
CHAP. IX. turel le combat de Don Quichotte &
du Biſcayen dans la même pofture où
nous les avons laiffés tous deux l'épée
haute , l'un couvert de fa rondache ?
& l'autre de fon couffin . La mule du
Biſcayen étoit tellement au naturel
qu'on l'auroit prife d'une lieue loin
pour une mule de louage ; on voyoit
écrit aux pieds du Biſcayen , Don San
cho de Afpetia , & fous ceux de Roffi
nante 2 Don Quichotte . Roffinante
étoit admirablement bien peint, fi long,
fi roide , fi maigre , & fi fatigué , l'épi
ne du dos fi tranchante , & l'oreille fi
baffe , qu'on jugeoit à la premiere vue
que jamais cheval au monde n'avoit
mieux mérité ce furnom. Tout auprès
étoit Sancho Pança , tenant fon âne
par le licou , au pied duquel il y avoit
un écriteau qui difoit , Sancho Canças .
A voir fon portrait il avoit la panfe
large , la taille courte , & les jambes
caigneufes ; & c'eft apparemment pour
cela que l'hiftoire lui donne indifférem
ment le furnom de Pança & de Canças .'
Il y avoit encore d'autres chofes à re
marquer dans cette figure , mais de peu
d'importance , & qui ne fervent de
rine à l'intelligence de l'hiftoire , Je di
IC
BL
BI
DE DON QUICHOTTE . ior
rai feulement que s'il y a quelque ob- LIVRE II .
jection à faire contre celle-ci touchant CHAP. IX.
la vérité , ce ne peut être que parce que
l'Auteur eft Arabe , & qu'ils font tous
naturellement menteurs . Mais au con
traire , comme ils font nos ennemis , ce
lui-ci aura plutôt retranché qu'ajouté ;
& il mefemble en effet que lorsqu'il de
voit le plus s'étendre fur les louanges
de notre Chevalier , il s'eft malicieufe
ment retenu & les a paffées fous filen
ce : procédé indigne d'un Hiſtorien Qualités d'un
qui doit être ponctuel & fidele , exemt Hiftorien.
de paffion & fans interêt , & que la
crainte ni l'affection , ni l'inimitié ne doi
vent jamais faire écarter de la vérité ,
qui eft la mere de l'Hiftoire , comme
l'Hiftoire eft le dépôt des actions hu
maines , & l'ennemie déclarée de l'ou
bli , puifque c'eft-là que nous avons de
fidéles tableaux du paffé , & que nous
puifons des exemples pour le préfent ,
& des précautions pour l'avenir. Je
fuis affuré que l'on trouvera dans celle
ci tout ce qu'on peut fouhaiter de plai
fant & d'agréable , ou que s'il y man
que quelque chofe , ce fera la faute de
l'Auteur , & non pas celle du fujet . En
fin la feconde Partie , fuivant la traduc
tion , commence ainfi.
I iij
102 HISTOIRE
LIVRE . Il fembloit à l'air terrible de ces deux
CHAP . IX. fiers & animés combattans avec leurs
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
• CHAPITRE XIII
Hiftoire de
N'aflatté mon efprit du plus foible fe Marcelle.
cours ;
Et dans mon défefpoir j'y renonce moi
même ,
Et confens à fouffrir , & me plaindre
toujours.
DE L'ADMIRABLE
DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE.
LIVRE TROISIÈM E.
CHAPITRE XIV .
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
208 HISTOIRE
Liv. III. cher qui avoit erfin allumé la lampe ,
CH. XVI. parut. Comme les lits étoient vis-à-vis
de la porte , Sancho qui le vit d'affez
loin , nud en chemife , autour de la
tête un méchant linge entortillé , avec
fa mine de traître , demanda à fon Maî
tre fi ce n'étoit pas là le Maure enchan
té qui venoit voir s'il leur reftoit quel
que côte à brifer. Je n'y vois pas d'ap
parence , répondit Don Quichotte
car les enchantés ne fe laiffent voir á
perfonne . Ma foi , ils fe font bien fen
tir , s'ils ne fe laiffent pas voir , dit
Sancho , il ne faut qu'en demander des
nouvelles à mes épaules . Et crois-tu
que les miennes ne fçuffent pas bien
qu'en dire , répondit Don Quichotte ?
Mais cependant la preuve n'eft pas
fuffifante pour en conclure que ce foit
ici notre Maure . L'Archer entrant là
deffus , fut fort étonné de voir des
gens s'entretenir fi paifiblement dans
un endroit où il croyoit qu'il y eut un
homme de tué ; mais comme il vit no
tre Héros encore étendu tout de fon
long , & dans la poſture d'un homme
fort incommodé , il lui dit : Hé bien
bon homme , comment vous va ? Je
parlerois mieux , fi j'etois en votre
place , répondit Don Quichotte. Eft
ce
DE DON QUICHOTTE. 209
ce ainfi , lourdaut , qu'on parle aux Liv. III.
Chevaliers errans dans votre païs ? CH. XVI.
L'Archer , qui étoit naturellement co
lere ne put fouffrir ce traitement d'un
homme de fi peu d'apparence ; il jetta
de toute fa force la lampe à la tête du
malheureux Chevalier ; & ne doutant
pas qu'il ne la lui eût fracaffée , fe dé
roba incontinent à la faveur des téné
bres. Hé bien , Monfieur , dit alors
Sancho , il n'y a plus moyen d'en dou
ter , voilà juftement le Maure qui gar
de le tréfor pour les autres ; & pour
nous les gourmades & les coups de
chandelier . Pour cette fois cela pour
T
roit être , dit Don Quichotte , & je
t'avertis qu'il n'y a qu'à fe moquer de
tous ces enchantemens , au lieu de s'en
mettre en colere ; comme ce font tou
tes chofes fantaſtiques & invifibles "
nous chercherions envain de qui nous
venger , & nous n'en aurions jamais
raifon. Sancho , leve-toi , fi tu peux ,
& vas prier le Gouverneur de ce châ
teau de me faire donner promptement
un peu d'huile , de fel , de vin & de
romarin , que je faffe mon baume ,
car entre nous , je ne crois pas pou
voir m'en paffer plus long-tems, au fang
qui fort de la playe que ce phantôme
Tome I. S
210 HISTOIRE
Liv. III. m'a faite . Sancho fe leva , mais ce ne
CH. XVI. fut pas fans crier plus d'une fois de la
douleur qu'il fentoit , & allant à tâton
chercher l'hôte , il rencontra l'Archer ,
qui étoit demeuré à la porte , un peu
enpeine de ce qui arriveroit de fa bru
talité. Monfieur , lui dit-il , qui que
vous foyez , ayez , s'il vous plaît , la
charité de nous donner du romarin ,
du vin , du fel & de l'huile , nous en
avons befoin , pour panfer un des meil
leurs Chevaliers errans qui foit fur la
terre , & qui vient d'être dangereufe
ment bleffé dans fon lit par le Maure
enchanté qui eft dans cette hôtellerie .
A ce difcours , l'Archer prit Sancho à
peu près pour ce qu'il étoit , mais il ne
laiffa pas d'appeller l'hôte , & de lui
dire ce que cet homme demandoit : &
comme il commençoit à faire jour , il
ouvrit la porte de l'hôtellerie , & s'alla
habiller. L'hôte donna à Sancho tout ce
qu'il voulut ; & celui-ci l'ayant porté à
fon maître , le trouva fe tenant la tête
à deux mains , & fe plaignant du coup
de lampe , qui ne lui avoit heureuſe
ment fait d'autre mal que deux boffes
affez paffables : car ce qu'il prenoit pour
fang , n'étoit autre chofe que l'huile de
la lampe qui lui couloit le long du vifa
DE DON QUICHOTTE. 211
ge. Don Quichotte mit tout cela dans Liv. III .
un même vaiffeau , & l'ayant fait bouil- CH . XVI .
lir jufques à ce que la compofition lui
parût à fon point , il demanda une bou
teille pour le mettre : mais comme il
n'y en avoit point dans l'hôtellerie ,il
fallut fe fervir d'un petit vaiffeau de fer
blanc où l'on mettoit de l'huile , dont
l'hôte lui fit libéralement préfent. Il dit
enfuite fur le vaiffeau plus de cent Pa
ter nofter , & autant d'Ave Maria , de
Salve , & de Credo , accompagnant cha
que parole d'un figne de croix par for
me de bénédiction . De toute cette pieu
fe cérémonie furent témoins Sancho
Pança , l'Archer & l'hôte ; car pour le
Muletier il étoit déja occupé à panfer
fes mulets , fans faire femblant d'avoir
eu aucune part aux aventures de la
nuit. Cette admirable compofitioné
tant faite , Don Quichotte voulut l'é
prouver fur l'heure ; & fans s'amufer à
l'appliquer fur fes playes , il en avala
en maniere de portion vulnéraire , la
valeur d'un bon verre. Mais à peine
eut-il pris cette dofe , qu'il commença
à vomir de fi grande force , qu'il ne lui
en refta rien dans l'eftomac ; & les ef
forts qu'il fit , lui ayant caufé une mé
diocre fueur , il demanda qu'on le cou
Sij
212 HISTOIRE
Liv. III. vrît , & qu'on le laiffât repofer. Il dor
Ca. XVI. mit en effet trois bonnes heures , au
bout defquelles il fe trouva fi foulagé ,
qu'il ne douta point que ce ne fût là vé
ritablement le précieux baume de Fier
à-bras , & qu'avec ce fecours il ne fût
en état d'entreprendre fans rien crain
dre les plus périlleufes aventures . San
cho Pança , qui trouva la guérifon de
fonMaître miraculeufe , le pria inſtam
ment de lui laiffer prendre ce qui re
ftoit dans le pot ; & Don Quichotte le
lui ayant donné , il le prit par les deux
anfes , & de la meilleure foi du monde ,
s'en mit une bonne partie dans le corps;
c'est-à-dire , autant à peu près que fon
maître . Il falloit qu'il n'eût pas l'efto
mac fi délicat ; car avant que le reme
de fît fon opération , le pauvre homme
eut des naufées & des fueurs fi violen
tes, & fouffrit des angoiffes fi exceffives,
qu'il ne douta point que fa derniere
heure ne fût venue , & dans ce pitoya
ble état , il ne ceffoit de maudire le bau
me , & le traître qui lui avoit donné.
Ami Sancho , lui dit gravement fon
Maître, je fuis le plus trompé du monde ,
fi tout ceci ne t'arrive, parce que tu n'es
pas armé Chevalier , & je tiens pour
moi que le baume n'eft bon qu'à ceux
DE DON QUICHOTTE . 213
qui le font. Hé ! de par tous les diables , Liv. III.
repliqua Sancho , que vous ai-je donc CH . XVI.
fait pour m'en avoir feulement laiffé
goûter ? Il eft ma foi bien tems de me
donner cet avis , quand je créve . Dans
ce tems là le baume de Fier-à-bras fit
fon opération, & le pauvre Ecuyer vui
de tant d'ordures de tous côtés, & avec
fi peu de relâche , qu'en un moment il
mit fon matelas de jonc & fa couvertu
re en état de ne fervir jamais à perfon
ne. Ces vomiffemens étoient accompa
nés de tant & fi étranges efforts , que
tous les affiftans défefpéroient de fa
vie ; & au bout d'une heure que dura
cette bourafque , au lieu de fe fentir
foulagé comme fon Maître , il fe trouva
fi foible & fi abbatu , qu'à peine pou
voit-il refpirer. Mais Don Quichotte ,
qui , comme j'ai dit , ſe ſentoit tout re
fait , ne voulut pas perdre un inſtant à
fe mettre en quête des aventures. Il fe
croyoit redevable de tous les momens
qu'il perdoit à tout ce qu'il y avoit de
miférables dans le monde, & par la con
fiance que lui donnoit déformais fon
baume , il ne demandoit que des dan
gers , & ne comptoit plus pour rien les
plus terribles bleffures . Dans cette im
patience il dit à Sancho qu'il falloit par
214 HISTOIRE
LIV. III. tir; fella auffi-tôt lui-même Roffinante ,
CH. XVI. mit le bât fur l'âne , & l'Ecuyer fur le
bât , après lui avoir aidé à s'habiller ;
& puis s'étant jetté à cheval, il fe faifit
d'une demi pique qu'il vit dans un coin,
d'une force affez fuffifante pour lui fer
vir de lance . De près de vingt perſon
nes qu'il y avoit dans l'hôtellerie , il
n'y en eut point qui ne le regardât avec
étonnement , & particulierement la
fille de l'hôte , qui l'obfervoit encore
plus curieuſement que les autres , com
me n'ayant rien vû de femblable . Pour
lui , qui l'interprétoit plus favorable
ment , il avoit auffi les yeux attachés
fur elle , & de tems en tems faifoit de
grands foupirs , qu'il fembloit tirer du
fond de fes entrailles , mais dont il fça
voit feul la raiſon , quoique ceux qui
l'avoient vû fi meurtri le foir d'aupa
ravant , s'imaginaffent le deviner , en
l'imputant à la douleur de fes bleffures.
D'abord que nos deux Héros furent à
cheval , Don Quichotte s'arrêtant fur
le pas de la porte , appella l'hôte , &
d'une voix grave & pofée , Seigneur
Châtelain , lui dit-il , je ferois un ingrat
fije ne me reffouvenois de toutes les
courtoifies que j'ai reçûes dans votre
château ; fije ne puis me revancher de
DE DON QUICHOTTE. 215
tant d'honnêtetés , en vous vengeant Liv. III.
de quelque outrage , vous fçavez bien Cн. XVI.
que mon emploi eft de fecourir les foi
bles , & de châtier les traîtres . Cher
chez donc dans votre mémoire ", & fi
vous avez à vous plaindre de quelqu'un
vous n'avez qu'à dire, je vous promets,
par l'Ordre de Chevalerie que j'ai re
çû , que vous ferez bien-tôt fatisfait.
L'hôte répondit avec la même gravité :
Seigneur Chevalier, je n'ai, Dieu mer
ci, pas befoin que vous me vengiez de
perfonne ; & quand on m'offenfe , je
fçai fort bien me venger moi-même.
Toute la fatisfaction que je vous de
mande , c'est que vous me payiez la dé
penfe que vous avez fait cette nuit , &
le foin & l'avoine que vos bêtes ont
mangé ; car on ne fort pas ainfi de l'hô
tellerie . Quoi ! c'eftici une hôtellerie?
repliqua Don Quichotte . Oui fans dou
te, & des meilleures , dit l'hôte . J'ai été
bien trompé jufqu'à cette heure , conti
nua le Chevalier. En vérité , je l'ai tou
jours prife pour un château , & pour un
château d'importance . Mais puifque
c'eſt une hôtellerie ,il faut que vous me
pardonniez fur l'heure fije ne vous
paye point ma dépenfe ; je ne dois pas
contrevenir à l'Ordre des Chevaliers
* 216 HISTOIRE
Liv. III. errans , de qui je fçai pour certain, fans
CH. XVI. avoir jufques ici lù le contraire , qu'ils
n'ont jamais payé quoique ce foit dans
les hôtelleries,parce que la raifon veut,
auffi-bien que la coutume , qu'on les ré
gale par tout gratuitement , en récom
penfe des travaux incroyables qu'ils
fouffrent en cherchant des aventures de
jour & de nuit , l'hyver & l'été , à pied
& à cheval , mourant tantôt de faim &
de foif, de froid & de chaud , & fans
ceffe expofés à toutes les incommodités
qui fe rencontrent fur la terre . Ce font
là des fadaifes de Chevalerie dont ję
n'ai que faire , repliqua l'hôte , payez
moi feulement ce que vous me devez 9
& laiffons-là ces contes ; je ne donne
pas ainfi mon bien. Vous êtes un fat &
un méchant hôte , dit Don Quichotte ;
puis baiffant fa demi pique , & donnant
des deux , il fortit de l'hôtellerie , fans
que perfonne l'en pût empêcher , &
marcha quelque tems fans regarder fi
fon Ecuyer le fuivoit. L'hôte voyant
qu'il ne falloit rien efpérerde Don Qui
chotte , fe voulut faire payer par San
cho ; mais il jura qu'il ne payeroit pas
plus que fon Maitre ; & qu'étant Ecuyer
de Chevalier errant , on ne lui pouvoit
pas contefter le même privilége. L'hôte
eut
S
AN
Tom 1p- ag.217.
Machey Fecit
DE DON QUICHOTTE . 217
eut beau fe mettre en colere , & le me- Liv III.
nacer , s'il ne le payoit , de fe payer lui- CH. XVI.
même par fes mains d'une maniere que
l'Ecuyer s'en fouviendroit long-tems.
Sancho jura tout de nouveau par l'Or
dre de Chevalerie qu'avoit reçu fon
Maître , qu'il ne donneroit pas un fou ,
quand on le devroit écorcher , & qu'il
ne feroit jamais dit que les Ecuyers à
venir puffent reprocher à fa mémoire
qu'un fi beau droit & fi jufte fe fût per
du par fa faute . Malheureuſement pour
l'infortuné Sancho , il y avoit dans l'hô
tellerie quelques Drapiers de Sigovie ,
& des Fripiers de Cordoue , tous bons
compagnons , & gens délibérés , qui
pouffés d'un même efprit s'approche
rent de lui , & le defcendirent de fon
âne , pendant qu'un d'eux alla querir
une couverture. Le pauvre Sancho fut
mis dans le milieu , & voyant que le
deffous de la porte n'étoit pas affez haut
pour leur deffein , ils pafferent dans la
cour , où ils avoient de la hauteur de
refte.Quatre des plus forts prirent cha
cun un coin de la couverture , & com
mencerent à faire fauter & reffauter
Sancho , jufqu'à douze & quinze pieds
en l'air , avec le même plaifir que les
cuifiniers fe donnent des chiens qui dé
Tome I. T.
IRE
218 HISTO
Liv. III. robent leur viande . Les cris affreux que
CH. XVI.
faifoit le miférable berné , allerent juf
qu'aux oreilles de fon Maître , qui crut
d'abord que le ciel l'appelloit à quelque
nouvelle aventure ; mais reconnoiffant
bien-tôt que ces hurlemens venoient
de fon Ecuyer , il pouffa de toute la vî
teffe de Roffinante vers l'hôtellerie
qu'il trouva fermée . Comme il en fai
foit le tour pour chercher quelque en
trée , les murailles de la cour , qui n'é
toient pas
fort hautes , lui laifferent
voir Sancho , montant & defcendant
par le vague de l'air avec tant de grace
& d'agilité , que fans la colere où il
étoit , il n'auroit pû s'empêcher d'en ri
re . Mais le jeu ne lui plaiſant pas dans
l'humeur où il fe trouvoit, il effaya plu
fieurs fois de monter de deffus fon ché
val fur le haut de la muraille , & l'au
roit fait s'il n'eût été fi froiffé , qu'il ne
fut pas même en fon pouvoir de mettre
pied à terre . Tout ce qu'il put faire , fut
de dire du haut de fon cheval tant d'in
jures aux berneurs , & de leur faire tant
de défis , qu'il eft impoffible de les pou
voir écrire : Mais pour tout cela ces im
pitoyables railleurs ne laifferent point
leur ouvrage , & n'en rirent que plus
fort ; & le malheureux Sancho ne gagna
DE DON QUICHOTTE. 219 Liv. III.
rien non plus , ni par prieres ni par me- CH. XVI .
naces , que lorfque les berneurs , après . Sujet de la
s'être relâchés deux ou trois fois , le figure.
laifferent de pure laffitude , & l'enve
loppant dans fa cafaque , le remirent
charitablement où ils l'avoient pris
c'est-à-dire fur fon âne . La pitoyable
Maritorne, qui n'avoit pû voir fans dou
leur le cruel traitement qu'on faiſoit à
Sancho , lui apporta fur l'heure un pot
d'eau fraîche qu'elle venoit de tirer du
puits ; & comme il le portoit à fa bou
che , il fut arrêté par la voix de fon maî
tre , qui lui crioit de l'autre côté de la
muraille : Mon fils Sancho ne bois point
de cette eau , n'en bois point mon en
fant , ou tu es mort : n'ai-je pas ici le di
vin baume , qui te va remettre en un
moment ? Et en difant cela , il mon
troit le vaiffeau de fer blanc . Mais San
cho tournant la tête à fes cris , & le re
gardant tant foit peu de travers : Hé ;
Monfieur , lui dit-il , avez-vous déja
oublié que je ne fuis pas armé Cheva
lier ; ou voulez-vous que j'acheve de
vomirles boyaux qui me reftent ? Gar
dez votre breuvage pour tous les dia
bles , & me laiffez en patience . En mê
me tems il commença à boire ; mais
comme il fentit à la premiere gorgée
Tij
220 HISTOIRE
Liv. III . que ce n'étoit que de l'eau , il ne pat
CH . XVI.
paffer outre , & pria Maritorne de lui
donner un peu de vin ; ce qu'elle fit de
bon cœur, & le paya même de fon pro
pre argent. Auffi dit-on , qu'elle ne laif
foit pas d'avoir quelque chofe de bon ,
quoiqu'il y en eût de plus fcrupuleufes .
Sancho , ayant bû , fut conduit honora
blement jufqu'à la porte de l'hôtellerie ,
où donnant des talons à fon âne , il for
tit fort content de n'avoir rien payé ;
quoique ce fût aux dépens de fes reins
& de fes épaules , fes cautions ordinai
res. Il est vrai que fon biffac demeura
pour les gages , mais la joye le tranf
portoit fi fort , qu'il ne s'en apperçut
pas. L'hôte voyant Sancho dehors, vou
• lut fermer la porte aux verroux ; mais
les berneurs , qui n'étoient pas gens à fe
foucier de notre Chevalier , quand mê
me il auroit été de la Table ronde , ne
le voulurent pas fouffrir , & peut-être
qu'ils n'euffent pas été fâchés d'avoir
occafion de fe divertir avec le Maître
comme ils l'avoient fait avec le valet.
DE DON QUICHOTTE. 221
Liv. III.
CH . XVII.
CHAPITRE XVII.
t
I
DE DON QUICHOTTE. 233
quelle folie eft donc ceci ? Seigneur , Liv. III.
CH. XVII.
Seigneur Don Quichotte , vous vous
trompez , il n'y a là ni Géans ni Cheva
liers , ni afperges , ni écu entier , nide
mi , & voulez-vous affommer plus de
moutons que vous n'en fçauriez payer?
Don Quichotte ne s'arrêtoit point pour
cela ; & bien loin de l'écouter ; il crioit
lui-même de toute fa force : Courage ,
courage , Chevaliers , qui combattez
fous les étendarts du valeureux Penta
polin au bras retrouffé , fuivez-moi feu
lement , & vous verrez que je l'aurai
bien-tôt vengé du traître Alifanfaron
de Taprobane . En même tems il vole
tout furieux au milieu de l'efcadron de.
brebis , qu'il perce de tous côtés , &
ayec autant de courage & de vigueur ,
que s'il eût eu affaire à fes plus cruels
ennemis. Ceux qui conduifoient le
troupeau fe contenterent d'abord de
lui demander à qui il en avoit , & que
lui avoient fait ces pauvres bêtes ? Mais
enfin voyant qu'ils ne gagnoient rien à
crier , ils prirent leurs frondes , & com
mencerent à faluer notre Héros à coups
de pierres , un peu plus groffes que le
poing , avec tant de diligence , qu'un
coup n'attendoit pas l'autre . Mais luž
Tome I. X
242 HISTOIRE
LIV III.
CH.XVIII.
CHAPITRE XVIII .
1
DE DON QUICHOTTE . 247
ce que vous demandez . Il piqua en mê- Liv. III.
me tems la mule qu'il montoit, & vou- CH.XVIII .
lut paffer outre. Mais Don Quichotte
irrité de cette réponſe , & faififfant les
rênes de la mule : Apprenez à vivre
ruftaud , lui dit-il , & répondez tout à
l'heure à ce que je vous demande , ou
vous préparez tous au combat . La mule
étoit ombrageufe , & fi forte , que
quand Don Quichotte la prit par le
frein , elle fe cabra , & mettant la crou
pe à terre , fe renverfa fur fon Maître
fort rudement. Un garçon qui étoit à
pied , ne pouvant faire autre chofe , ſe
mit à dire mille injures à notre Cheva
lier ; ce qui acheva de le mettre en co
lere , & fans s'amufer davantage à faire
des queftions , il courut de toute fa
force furun de ceux qui étoient cou
verts de deuil , & l'étend par terre en
fort mauvais état ; de celui-ci il paffe
à un autre , & c'eft une chofe étonnan
te que la vigueur & la promptitude
dont il y alloit ; enforte qu'il fembloit
qu'en ce moment il fût né des aîles à
Roffinante , tant il avoit de légereté .
Le métier de ces gens-là n'étoit pas
d'être brave , ni de porter des armes ;
auffi prirent-ils bientôt l'épouvante , &
s'enfuyant à travers champs avec
Xiiij
248 HISTOIRE
Liv . III. leurs torches allumées , on les eût pris
CH.XVIII.
pour des mafques , qui font les foux
dans une nuit de réjouiffance . Les gens
du deuil auffi troublés pour le moins
& de plus embarraffés de leurs longs
manteaux , ne pouvoient feulement fe
remuer. Ainfi Don Quichotte , frappant
tout à fon aife , demeure maître du
champ de bataille à fort bon marché ,
toute cette troupe épouvantée le pre
nant pour le diable , qui leur venoit
difputer un corps mort qui étoit dans la
bierre . Sancho cependant admiroit la
hardieffe de notre Héros , & concluoit
en raiſonnant en lui-même , qu'il falloit
bienque fon Maître fut tout ce qu'il di
foit. Après cette belle expédition , Don
Quichotte appercevant celui fur qui la
mule s'étoit renverfée , à la lueur de fa
torche qui brûloit encore , il lui alla
mettre la pointe de fa lance à la gorge ,
& lui dit de fe rendre ou qu'il le tue
roit. Je ne fuis que trop rendu,répondit
l'autre , puifque je ne fçaurois me re
muer , & queje crois avoir une jambe
rompue. Je vous fupplie , Monfieur , fi 1
vous êtes Chrétien,de ne mepas tuer ,
vous commettriez un facrilége , car je
fuis Bachelier , & j'ai reçu les premiers
Ordres ; Hé ! qui diable vous amene
DE DON QUICHOTTE. 249
donc ici , dit Don Quichotte , fi vous LIVRE III.
êtes homme d'Eglife? Ma mauvaiſe for- CH.XVIIL
tune, répliqua-t-il, comme vous voyez.
Elle pourroit bien devenir encore plus
mauvaife,reprit Don Quichotte ,fi vous
ne répondez tout-à-l'heure à tout ce que
je vous ai demandé . C'eſt ce qui ne fera
pas difficile , répondit le Bachelier , car
je n'ai qu'à vous dire , Monfieur , que
je m'appelle Alonzo Lopés , natifd'Al
covendas ; que je viens de Baça avec
onze autres Eccléfiaftiques , qui font
ceux que vous venez de faire fuir ; que
nous accompagnons le corps d'un Gen
tilhomme mort depuis quelque tems à
Baça , & qui a voulu être enterré à Sé
govie , qui eft le lieu de fa naiffance .
Et qui l'a tué ce Gentilhomme , deman
da Don Quichotte ? Dieu , répondit lę
Bachelier , par une fiévre maligne qu'il
lui a envoyée . Cela étant , repliqua no
tre Chevalier , le Seigneur m'a délivré
dufoin de venger fa mort , comme j'au
rois dû faire, fi quelqu'autre l'avoit tué;
mais puifque c'eft Dieu , il n'y a qu'à
fe taire , & plier les épaules , comme
je ferois pour moi-même s'il m'en avoit
fait autant . Scachez maintenant à votre
tour , Monfieur le Bachelier , que je
fuis un Chevalier de la Manche , appel
250 HISTOIRE
LIVRE II. lé Don Quichotte , & que ma profeffion
CH.XVIII. eft d'aller par le monde , redreffant les
torts, & défaiſant les injures . Je ne vois
pas , répondit le Bachelier , comment
vous pouvez appeller cela redrefier les
torts , après m'avoir mis de droit que
j'étois en l'état où je fuis avec une jam
be rompue , que je ne verrai peut-être
jamais redreffée . Voilà l'injure que
vous avez défaite , & pendant que
vous cherchez les aventures Vous
m'en avez fait trouver la plus mauvaiſe
du monde , à moi qui ne penfois pas à
vous. Les chofes de ce monde ne vont
pas toujours comme on le fouhaite ?
dit Don Quichotte ; & tout le mal que
je vois en ceci , Monfieur le Bachelier ,
c'eft que vous ne deviez point aller
ainfi de nuit avec ces longs manteaux
de deuil , ces furplis , & des torches
allumées , marmotant entre les dents
& reffemblant proprement à des gens
de l'autre monde . Vous voyez bien que
je n'ai pû m'empêcher de vous charger
en cet état-là , étant ce que je fuis ; &
je l'aurois fait quand vous auriez été
autant de diables , comme je croyois
en effet que vous le fuffiez à vos habits •
& à votre mine . Enfin , ditle Bachelier,
puifque mon malheur l'a ainſi voulu , il
DE DON QUICHOTTE . 251
faut s'en confoler ; je vous fupplie feu- Liv. III.
lement , Monfieur le Chevalier errant, CH.XVIII.
d'avoir la bonté de m'aider à me tirer
de deffous cette mule , où j'ai une jam
be engagée entre l'étrier & la felle .
Que ne l'avez-vous donc dit plûtôt , dit
Don Quichotte ; attendiez-vous que je
devinaffe ? Il appella incontinent San
cho qui ne fe preffa pourtant pas de ve
nir , parce qu'il étoit occupé à dévalifer
un mulet chargé de vivres que me
noient avec eux ces bons Ecclefiafti
CHAPITRE XX .
I
Tom I.pag. 285.
DE DON QUICHOTTE . 285
voyoit aux extravagances de fes livres. Liv. III.
Ainfi donc voyant que le pauvre Che- CH . XX.
valier approchoit , il courut contre lui
à bride abbatue , & la lance baffe , &
réfolu de le percer de part en part ; &
fur le point de l'atteindre , défens-toi
lui cria-t-il , chétive créature , ou me
rens tout à l'heure ce qui m'appartient
avec tant de raiſon. Le barbier qui vit
fondre fi brufquement fur lui cette ef
péce de phantôme , & fans fçavoir
pourquoi , ne trouva d'autre moyen
pour éviter le coup , que de fe laiffer al
ler de fon âne à terre , où il ne fut pas
plûtôt , que fe relevant preftement , il
enfila la plaine avec plus de vîteffe
qu'un dain , fans fe foucier de l'âne ni
du baffin. Don Quichotte voyant que
le baffin lui demeuroit , n'en voulut pas
davantage , & fe tournant vers fon
Ecuyer , Ami , lui cria-t-il , le Payen
n'eft pas bête . Il a fait comme le Caftor,
à qui la nature apprend à fe fauver des
chaffeurs en fe coupant lui-même ce
qui les anime après lui : ramaffe cet ar
met. Par mon ame , dit Sancho en con
fidérant ce prétendu armet , le baffin
n'eft pas mauvais , il vaut un écu com
me un double . Puis l'ayant donné à fon
Maître , celui-ci le mit incontinent fur
286 HISTOIRE
Liv. III fa tête , le tournant de tous côtés pour
CH. XX. trouver l'enchaffure . Mais comme il
n'en pouvoit venir à bout : Parbleu
dit-il , le Payen pour qui cette fameufe
falade fut forgée , devoit avoir la tête
bien groffe . Mais ce que j'y trouve de
pire , c'eft qu'il en manque la moitié.
Sancho ne put entendre fans fourire
qu'on appellât un baffin de barbier une
falade , & il eût éclaté fi fes épaules ne
fe fuffent encore reffenties de la colere
de fon Maître . De quoi ris-tu , Sancho ,
demanda notre Chevalier ? Je ris , ré
pordit Sancho , de la furieufe tête que
devoit avoir le maître de cette falade ,
qui reffemble à un baffin de barbier
comme deux gouttes d'eau . Sçais-tu
bien ce que je penfe , reprit Don Qui
chotte ? c'eft qu'affurément cet incom
parable armet fera tombé par hazard
entre les mains de quelqu'un qui n'en
a pas connu la valeur , & fans fçavoir
ce qu'il faifoit , il en aura fait fondre la
moitié , voyant que c'étoit de l'or fin ,
pour profiter d'autant , & du reste en
a fait faire ceci , qui , comme tu dis , ne
reffemble pas mal à un baffin de bar
bier. Mais qu'il en foit ce qu'il pourra 。
pour moi qui en connois le prix , je me
moque de cette métamorphofe , je ferai
DE DON QUICHOTTE . 287
fort bien racommoder la falade au pre- Liv. III.
mier endroit où il y aura une forge, & Cit. XX.
je prétens qu'elle ne cédera en rien a
celle que Vulcain forgea pour le Dieu
de la Guerre . Cependant je la porterai
telle qu'elle eft ; elle vaudra toujours
mieux que rien , & fera bonne pour le
moins contre les coups de pierre . Oui ,
dit Sancho , pourvu qu'elles ne foient
pas tirées avec la fronde , comme cel
les qui voloient au combat des deux
armées , qui vous acommoderent fi
bien les mâchoires , & rompirent le
pot du béni breuvage qui me penfa fai
re vomir la freffure . Je ne me foucie
gueres de cette perte , dit Don Qui
chotte,puifque je fçai par coeur la re
cette du baume. Je la fçai bien auffi, ré
pondit Sancho ; mais s'il m'arrive ja
mais de la faire , & encore moins d'en
goûter , que j'en puiffe crever tout-à
l'heure par avance . Véritablement je
ne crois pas me mettre en état d'en
avoir befoin : je fuis bien réfolu d'em
ployer mes cinq fens de nature à m'em
pêcher d'être jamais bleffé , comme auf
fi je renonce de bon cœur à bleifer ja
mais perfonne. Pour ce qui eft d'être
berné, encore une fois , je n'en dis rien,
parce qu'il n'eft pas aifé de prévoir de
288 HISTOIRE
LIV. III. femblables accidens ; & fi par malheur
CH. XX .
j'y retombe , je n'y fçache autre re
mède que de ferrer les épaules , rete
nir mon haleine , & me laiffer aller
les yeux fermés au gré du fort & de
la couverture . Tu n'es pas Chrétien
Sancho , dit Don Quichotte , jamais
tu n'oublies une injure . Apprens qu'il
n'eft pas d'un cœur noble & généreux
de s'amufer à de femblables bagatelles .
De quel pied es-tu boiteux ? quelle
côte as-tu rempue , & quelle tête caf
fée , pour ne te reffouvenir jamais de
cette plaifanterie qu'avec chagrin ?
Car après tout , ce ne fut proprement
qu'un paffe-tems ; & fije ne l'avois pris
ainfi , j'y ferois retourné , & j'en au
rois tiré une vengeance plus fanglante
que celle que firent les Grecs de l'enle
vement de leur Helene , qui au refte."
ajouta-t-il avec un grand foupir , n'au
roit pas tant de réputation de beauté ,
fi elle étoit en ce tems-ci , ou que ma
Dulcinée eût été du fien. O bien , dit
Sancho , que l'affaire paffe donc pour
plaifanterie , puifqu'auffi-bien il n'y a
pas moyen de s'en venger ; je ne laiffe
pas de fçavoir ce qui en eft , & je m'en
fouviendrai tant que j'aurai des reins.
Mais laiffons cela pour une autre fois ,
&
DE DON QUICHOTTE . 289
LIV. III.
& dites-moi , s'il vous plaît , Monfieur,
' CH. XX.
ce que vous voulez que nous faffions
de ce cheval gris pommelé , qui fem
un âne gris-brun " qu'a laiffé fans
maître ce pauvre diable errant que
vous avez renverfé . De la manière
qu'il a gagné au pied , il n'a pas envie
de revenir ; & par ma barbe le grifon
n'eft pas mauvais. Je n'ai pas accoutu
mé , répondit Don Quichotte , de rien
ôter à ceux que j'ai vaincus , & ce n'eft
pas l'ufage de la Chevalerie de les laif
fer aller à pied, fi ce n'eft que le vain
queur eût perdu fon cheval dans le
combat ; car en ce cas-là, il peut légiti
mement prendre celui du vaincu , com
me conquis de bonne guerre . Ainſi
Sancho , laiffe-là ce cheval ou cet âne ,
comme tu voudras ; celui qui l'a perdu
ne manquera pas de le venir reprendre
d'abord que nous nous ferons éloignés .
En bonne foi , dit Sancho , fi voudrois
je pourtant bien emmener cette bête
ou du moins la troquer pour la mienne,
qui ne me paroît du tout fi bonne . Ma
lepefte , Monfieur , que les loix de vo
tre Chevalerie font étroites , fi elles
ne permettent pas feulement de tro
quer un âne contre un âne : au moins
voudrois-je bien fçavoir s'il ne m'eft
Tome I. Bb
290 HISTOIRE
Liv. III. pas permis de troquer le bât . Je n'en
CH. XX .
fuis pas trop affuré,répondit Don Qui
chotte ; & dans le doute je tient,jufqu'à
ce que je m'en fois mieux informé, que
tu t'en peux acommoder , pourvû néan
moins que tu en ayes néceffairement
befoin. Auffi néceffairement que fi c'é
toit pour moi-même , répondit Sancho :
là-deffus autorifé de la permiffion de
fon Maître , il fit l'échange des harnois,
ajuſtant bravement celui du barbier ſur
ſon âne , qui lui en parut une fois plus
beau , & meilleur de la moitié . Cela
étant fait , ils déjeûnerent du reffe de
leur fouper , & bûrent de l'eau qui ve
noit du moulin à foulon , fans que ja
mais Don Quichotte pût fe réfoudre à
regarder de ce côté-là , tant il étoit en
colere de ce qui s'étoit paffé . Ils monte
rent à cheval après un leger repas ; &
fans choifir un autre chemin , pour
imiter mieux les Chevaliers errans , ils
fe laifferent conduire à Roffinante , que
l'âne fuivoit toujours de la meilleure
amitié du monde , & fe trouverent in
fenfiblement dans le grand chemin , où
ils marcherent à l'aventure , n'ayant
point pour lors de deffein. En allant
ainfi tout doucement , Sancho dit à fon
Maître : Monfieur , voudriez -vous bien
DE DON QUICHOTTE . 291
me permettre de raifonner tant foit peu Liv. III.
avec vous ? Depuis que vous me l'avez CH. XX.
défendu , il m'eft pourri quatre ou cinq
bonnes chofes dans l'eftomac , & j'en
ai préfentement une fur le bout de la
langue , que je voudrois bien qui ne
fit pas fi mauvaife fin . Dis-là , Sancho ,
dit Don Quichotte , mais en peu de pa
roles ; les longs difcours font toujours
ennuyeux. Je vous dis donc , Monfieur,
qu'après avoir bien confidéré la vie que
nous faifons , je trouve que ce n'eft pas
une chofe de grand profit que les aven
tures de forêts & de grands chemins
où les plus périlleufes que vous puif
fiez entreprendre & achever , ne font
ni vûes , ni fçûes de perfonne , & tous
vos bons deffeins & vos vaillans ex
ploits font autant de bien perdu , dont
il ne vous revient ni profit ni honneur,
Il me femble donc qu'il feroit beaucoup
plus à propos , faufvotre meilleur avis,
que nous nous miffions au fervice de
quelque Empereur , ou de quelque au
tre grand Prince qui eût guerre contre
fes voifins , & où vous puiffiez faire
voir votre valeur & votre bon enten
dement ; car au bout de quelque tems
il faudra bien, par néceffité, qu'on nous
récompenfe vous & moi , chacun felon
Bbij
HISTOIRE
292
Irv.III. fon mérite , s'entend ; & vous ne man
CH. XX .
querez pas non plus de gens qui pren
dront foin d'écrire tout ce que vous fe
rez , & de le faire fçavoir aux enfans
de nos enfans . Je ne parle point de mes
faits à moi , car je fçai bien qu'il ne les
faut pas mefurer à la même aune , &
que le limaçon ne doit point fortir de fa
coquille : quoique pourtant , fi c'étoit
l'ufage d'écrire auffi les actions des
Ecuyers errans , il feroit peut-être men
tion de moi auffi-tôt que d'un autre . Ce
n'eft pas mal dit à toi , dit Don Qui
chotte ; mais avant que d'en venir là "
il faut aller ainfi par le monde , cher
chant les aventures 2 comme pour
faire fes épreuves , afin que les gran
Fortune des des actions du Chevalier portent fon
Chevaliers
errans. nom par toute la terre , & que quand
il arrivera chez quelque grand Prince ,
fa réputation y étant déja répandue
les enfans s'affemblent autour de lui
d'abord qu'il paroîtra , & crient en
courant après lui : C'eft le Chevalier
du Soleil , ou celui du Serpent , ou de
quelque autre enfeigne , fous laquelle
il fera connu pour avoir fait des chofes
incomparables. C'eft celui-là , dira
t'on,qui a vaincu en combat fingulier le
Géant Brocambruno l'indomptable , &
DE DON QUICHOTTE . 293
celui qui a défenchanté le grand Mam- Liv. III.
melu de Perfe , du terrible enchante- CH. XX.
ment où il étoit depuis près de neuf
cens ans. Si bien qu'au bruit que feront
les enfans , & tout le peuple , en pu
bliant les hauts faits du Chevalier , le
Roi ne manquera pas de fe mettre aux
fenêtres de fon Palais ; & connoiffant
d'abord le nouveau venu à fes armes
ou à la devife de fon écu , il ordonnera
tout - à- l'heure aux Chevaliers de fa
Cour d'aller recevoir la fleur de Che
valerie qui arrive . Ce fera lors à qui
obéira le plus promptement , & le Roi
lui-même defcendra la moitié des de
grés de fon Palais , & viendra embraf
fer étroitement le Chevalier , en le bai
fant au vifage ; puis le prenant par la
main , le menera à la chambre de la
Reine , oùfe trouvera l'Infante fa fille ,
qui doit être la plus belle & la plus par
faite perfonne du monde . Mais ce qui
ne manquera pas d'arriver , c'est que
dans le même inftant que l'Infante &
le Chevalier jetteront les yeux l'un fur
l'autre , ils s'admireront reciproque
ment , comme des perfonnes plus divi
nes qu'humaines , & fans fçavoir pour
quoi , ni comment , fe trouveront em
brafez d'amour l'un pour l'autre &
Bb iij
294 HISTOIRE
Liv. III . dans une inquiétude extrême de ne fça
' CH. XX, voir comment fe découvrir leurs pei
nes. Enfuite , comme tu peux bien
croire , on menera le Chevalier dans
un des plus beaux appartemens du Pa
lais , où l'on aura exprès tendu les plus
riches meubles de la Couronne ; & là,
après l'avoir défarmé , on lui mettra
für les épaules un manteau d'écarlatte ,
tout couvert d'une riche broderie ; &
s'il avoit bon air , étant armé وcom
bien paroîtra-t-il galant & de bonne
mine en habit de courtifan ? La nuit
étant venue , il foupera avec toute la
Famille Royale , & aura toujours les
yeux fur l'Infante , mais d'une maniere
pourtant que perfonne n'y prendra gar
de , comme elle le regardera auffi à la
dérobée & fans faire femblant de rien ,
parce que c'eft , comme j'ai dit , une
perionne auffi fage qu'on en puiffe
trouver. Le fouper achevé , on fera
bien furpris de voir entrer un petit
Nain tout contrefait , fuivi d'une très
belle Dame entre deux Géans , avec
une certaine aventure faite par un an
cien Sage , & fi difficile à achever , que
celui qui en aura l'avantage fera tenu
pour le meilleur Chevalier de la Ter
re, Auffi-tôt le Roi voudra que tous
DE DON QUICHOTTE . 295
ceux de fa Cour éprouvent l'aventure : Liv. III.
CH. XX.
mais quand ils feroient cent fois autant,
ils ne feroient qu'y perdre leur peine
& il n'y aura que le nouveau venu ,
qui la puiffe mettre à fin ; ce qui aug
mentera encore fa gloire . Et Dieu fçait
fi l'Infante en aura de la joie , & ne ſe
tiendra trop heureufe d'avoir mis fes
penſées en fi bon lieu . Le meilleur eſt ,
Sancho mon ami , fi ce Roi ou ce Prin
ce eft en guerre avec un de fes voiſins
auffi puiffant que lui : de forte que ce
Chevalier , après avoir féjourné quel
ques jours dans fa Cour , lui demande
ra la permiffion de le fervir dans cette
guerre ; ce que le Roi lui accordera de
bon cœur , & l'autre lui baifera les
mains , pour le remercier de ce qu'il
lui fait tant de grace & de courtoifie .
Cette même nuit il prendra congé de
l'Infante , fa Souveraine , par une fe
nêtre grillée de fon appartement , qui
regarde dans le jardin où il lui a déja
parlé plufieurs fois : tout cela par le
moyen d'une Demoifelle , médiatrice
de leurs amours , en qui la Princeſſe a
une entiere confiance . Il foupirera ,
elle s'évanouira ; la Demoiſelle appor
tera vîte de l'eau pour luijetter au vifa
ge , & s'inquiétera fort , parce que le
Bbiiij
296 HISTOIRE
CHAPITRE
DE DON QUIC HOTTE. 305
RONS.O Liv . III.
CH. XXI.
CHAPITRE XXI.
$
Tom 1. pag.318·
Machey Fecit
DE DON QUICHOTTE. 319
au monde , & ne m'a fait embraffer la Liv . III.
C. XXI.
profeifion de la Chevalerie errante , que
pour fecourir les affligés , & délivrer
les petits de l'oppreffion des grands :
mais parce qu'il eft de la prudence de
faire les chofes doucement & fans vio
lence , quand on le peut , je prie Mon
fieur le Commiffaire & Meffieurs vos
hardes , de vous détacher , & de vous
laiffer aller libres ; il fe trouvera affez
d'autres genspour fervir le Roi dans les
occafions, & pour dire le vrai , c'est une
chofe bien dure de vouloir rendre ef
claves des gens qui font nés avec la li
berté. Mais, Meffieurs les Gardes , ajou
ta-t-il , je vous en prie , d'autant plus
que ces pauvres gens ne vous ontjamais
offenfés,laiffez-les aller faire pénitence ,
fans les forcer à en faire une où ils n'au
ront point de mérite . Il y a une juftice
au Ciel qui prend affez foin de, châtier
les méchans , quand ils ne fe corrigent
pas , & il n'eft pas bien féant à des hom
mes , qui ont de l'honneur d'être les
bourreaux des autres hommes . Mef
fieurs , je vous demande cela avec dou
ceur & civilité , & fi vous me l'accor
dez , je vous en ferai redevable ; mais
fi vous ne le faites pas de bonne grace ,
cette lance & cette épée , & la vigueur
Dd iiij
320 HISTOIRE
Liv. III . de mon bras vous le feront faire par
CH. XXI. force . Ha , ha , voici une bonne plai
fanterie , répond le Commiffaire , cela
n'eft pas mal imaginé , de nous deman
der la liberté des forçats du Roi , com
me fi nous avions le pouvoir de les dé
livrer , & que celui-ci eût l'autorité de
nous le faire faire ! Allez , Monfieur, al
lez , pourfuivez votre chemin, & redref
fez le baffin que vous avez fur la tête ,
fans venirmettre votre nez où vous n'a
vez que faire . Vous êtes un maraut &
un franc poltron , répondit Don Qui
chotte , & en même tems il l'attaque
avec tant de promptitude , que fans
lui donner le loifir de fe mettre en dé
fenfe , il le renverfe à terre dangereu
} fement bleffé d'nn coup de lance . Les
Gardes fort étonnés d'une chofe fi bruf
que , attaquerent tous enſemble Don
Quichotte , les uns avec leurs épées ,
& les autres avec leurs dards , & ils
lui auroient fait mal paffer le tems , fi
les forçats, voyant une fi belle occafion
de recouvrer leur liberté, n'avoient ef
fayé de s'en fervir , en s'efforçant de
rompre leurs chaînes. La confufion fut
fi grande alors parmi les Gardes , que
tantôt accourant aux forçats qui fe dé
tachoient , & tantôt à Don Quichotte
DE DON QUICHOTTE . 321
qui ne leur donnoit point de repos , ils Liv. III.
ne purent rien faire de bon . Sancho CH . XXI.
cependant aidoit à Ginés de Paffamont,
qui fe voyant libre & débarraffé fejetta
fur le Commiffaire , & lui ayant ôté
l'épée & l'arquebufe , il coucha en jouë
tantôt l'un , tantôt l'autre , fans tirer
pourtant , & témoigna enfin tant de
réfolution , que les autres forçats le fe
condant à coups de pierre , les Gardes
prirent la fuite , & quitterent le champ
de bataille. Sancho n'eut pas trop de
joie de ce grand exploit , parce qu'il ne
douta point que les Gardes n'allaffent à
l'heure même informer la fainte Her
mandad , & demander main forte pour
revenir chercher les coupables. Dans
cette appréhenfion , il dit à fon Maître
qu'il étoit à propos de s'ôter du che
min , & de fe cacher dans la montagne
qui étoit tout proche : car dit-il , les
diables d'archers ne manqueront point
de faire fonner le tocfin , & on nous
envelopera de tous côtés , & il nous
pourroit arriver pis que d'être bernés
ou roués de coups de bâton . Cela eft
bien , dit Don Quichotte , mais pour
l'heure je fçai ce qu'il faut faire ; & ap
"1 pellant en même tems les forçats qui
venoient de dépouiller le Commiffaire,
322 HISTOIRE
Liv. III. l'avoient mis tout nud , ils ſe rendirent
CH. XXI. tous auprès de lui , & fe rangerent à la
ronde pour apprendre ce qu'il leur vou
loit. C'eft la vertu des honnêtes-gens ,
leur dit-il , que d'avoir de la reconnoif
fance des bienfaits qu'ils reçoivent ,
& l'ingratitude eft le vice le plus noir
de tous. Vous voyez , Meffieurs , ce
que je viens de faire pour vous , & l'o
bligation que vous m'avez ; je fuis per
fuadé que je n'ai pas fervi des ingrats ,
& c'eſt à vous de me faire voir ce que
vous êtes . Je vous demande pour toute
reconnoiffance , que vous repreniez la
chaîne que je vous ai ôtée , & qu'en cet
état vous alliez dans la cité du Tobofo
vous préfenter devant Madame Dulci
née , & lui dire que c'eft de la part de
fon efclave le Chevalier de la Trifte
figure , & que vous lui racontiez mot
pour mot tout ce que j'ai fait en votre
faveur jufqu'à vous remettre en liber
té. Après cela je vous en laiffe maîtres ,
& vous pourrez faire tout ce que vous
voudrez. Ginés de Paffamont répon
dit pour tous , & dit à Don Qui
chotte Seigneur Chevalier notre li
bérateur , il nous eft impoffible de fai
re ce que vous ordonnez ; car nous
n'oferions nous montrer tous enſemble
DE DON QUICHOTTE. 323
en l'état que vous dites , de crainte d'é- Liv. III.
tre auffi-tôt reconnus : au contraire il CH . XXI.
faut que nous nous féparions , & que
nous faffions fi bien , en nous dégui
fant , que nous ne retombions plus en
tre les mains de la Juftice , qui fans
doute va mettre des gens à notre quête .
Mais ce que votre Seigneurie peut fai
& ce qui eft jufte , c'eft de changer
votre ordre , & commuer le tribut
que nous devons à Madame Dulcinée
du Tobofo en une certaine quantité de
prieres , que nous dirons à fon inten
tion. C'eft une chofe que nous pour
rons accomplir fans rifque, & auffi bien
de nuit que de jour , en fuyant ou en
repofant , dans la paix & dans la guer
re: mais de penfer que nous nous expo
fions encore une fois à manger de la
foupe d'Egypte , je veux dire à repren
dre la chaîne , il n'y a pas d'apparence ,
& je ne pense pas que vous y ayiez bien
fongé . Et par le Dieu vivant , dit Don
Quichotte enflammé de colere , Don
Ginefille de Parapilla & Don fils de pu
tain , ou qui que vous puiffiez être 2
vous y irez tout feul , & chargé de la
chaîne & de tout l'harnois que vous
aviez fur votre noble corps . Paffamont
qui n'étoit pas né fort patient , & qui
324 HISTOIRE
Liv. III. n'avoit pas trop bonne opinion de la
CH .XXI. fageffe de Don Quichotte , après l'ac
tion qu'il venoit de faire , ne put fouf
frir de fe voirtraiter de la forte ; il fit
figne des yeux à fes compagnons , qui
s'écarterent auffi-tôt les uns des autres ,
& firent pleuvoir tant de pierres fur
Don Quichotte , qu'il nepouvoit four
nir à fe couvrir de fa rondache , ni
faire aller non plus Roffinante , qui ne'
fe remuoit pas plus pour l'éperon que
s'il eût été de bronze . Sancho fe mit
derriere fon âne , & par ce moyen évi
ta la tempête : Mais fon Maître ne put
fi bien fe garantir , qu'il n'attrapât par
les reins quatre ou cinq cailloux , qui
le jetterent par terre . L'écolier fondit
auffi-tôt fur lui , & lui prenant le baf
fin , lui en donna cinq ou fix coups fur
les épaules , & autant contre une pier
re , où il le mit prefque en piéces . Les
forçats prirent unjupon ou cafaque que
DonQuichotte portoit par-deffus fes ar
mes, & lui auroient ôté jufqu'au bas de
chauffes , files cuiffarts & les genouil
leres n'en euffent empêché . Et pour ne
pas laiffer l'ouvrage imparfait , ils dé
chargerent auffi Sancho de fon man
teau ; & l'ayant prefque mis nud com
me la main , ils partagerent entr'eux
DE DON QUICHOTTE . 325
les dépouilles du combat , & chacun Liv. Ill
s'en alla de fon côté , avec plus de foin CH. XXII.
d'éviter la fainte Hermandad
, que
d'envie de connoître Madame Dulci
née. L'âne , Roffinante , Sancho &
Don Quichotte demeurerent feuls fur
le champ de bataille ; l'âne la tête baf
fe , & fecouant de tems en tems les
oreilles , croyant fans doute que la
pluye des cailloux duroit encore ;
Roffinante étendu près de fon Maître ,
& froiffé de deux grands coups de pier
re ; Sancho prefque nud comme quand
il vint au monde , & mourant de peur
de tomber entre les mains de la fainte
Hermandad , & Don Quichotte triſte
& tout irrité de fe voir en fi mauvais
état par l'ingratitude des brigands mê
mes à qui il avoit rendu un fi bon of
fice .
CHAPITRE XXII,
ON QUICHOTTE ſe voyant
ainfi maltraité, dit à fon Ecuyer :
J'ai toujours oui dire, Sancho, que c'eft
326 HISTOIRE
Liv. III. écrire fur le fable que de faire du bien
CH. XXII . à des méchans ; fi je t'avois crû , j'au
rois évité ce déplaifir : mais enfin cela
eft fait , patience , & que l'expérience
nous rende fages déformais. En bonne
foi , Monfieur , vous me rendrez ſage
comme je fuis Turc , dit Sancho : mais
puifque vous me dites que fi vous m'euf
fiez crû , vous auriez évité ce déplaiſir ,
croyez-moi à cette heure , & vous en
éviterez un plus grand : car en un mot
comme en mille , je vous avertis que
toutes vos Chevaleries font inutiles
avec la fainte Hermandad, & qu'elle ne
feroit pas plus de cas de tous les Cheva
liers errans du monde , que d'un chien
mort. Tenez , il me femble que j'entens
déja fes fléches qui me fifflent aux oreil
les. Tu es naturellement poltron , San
cho , dit Don Quichotte : mais afin
que tune difes pas que je fuis opiniâtre,
& que je ne fais jamais ce que tu me
confeilles, je veux bien t'en croire pour
cette fois-ci , & m'éloigner de cette
terrible Hermandad que tu crains ſi
fort ; mais ce fera à une condition ,
que ni mort ni vif tu ne diras jamais à
perfonne que je me fuis retiré , & que
j'ai évité le danger par aucune crainte ,
mais feulement à tapriere , & pour te
Tom. I.pag.326.
DE DON QUIC HOTTE . 327
faire plaifir. Si tu dis autre chofe , tu LIVRE III.
mentiras , & dès-à-préfent comme dès- CH. XXII,
lors , & pour lors comme dès-à-pré
fent , je te démens , & dis que tu as
menti , & mentiras toutes les fois que
tu le diras & penferas , & ne me répli
que pas davantage . Car de penfer feu
lement queje m'éloigne , & me retire
de quelque péril apparent , & fur-tout
de celui-ci où il peut y avoir quelque
chofe à craindre , je fuis pour demeurer
ici jufqu'au jour du Jugement , & atten
dre de pied ferme nonfeulement la fain
te Confrairie que tu dis , mais encore
toute la fraternité des douze Tribus
d'Ifraël , les fept Machabées , Caſtor
& Pollux , & tous les freres , fraterni
tés & confrairies du monde . Monfieur .
dit Sancho , fe retirer n'eft pas fuir ,
mais attendre eft encore moins fageffe,
quand le péril furpaffe l'expérience &
les forces ; & il eft de l'homme prudent
de fe garder aujourd'hui pour demain "
fans aventurer tout à unfeul coup : &
écoutez , quoique ruftique & lourdaut ,
je me fuis toujours piqué de ce qu'on
appelle bon gouvernement ; ainfi ne
vous repentez point d'avoir pris mon
confeil montez feulement fur Roffi
nante , fi vous le pouvez , finon je vous
HISTOIRE
328
Liv. III. aiderai , & fuivez-moi , je vous prie :
CH . XXII . le cœur me dit qu'il ne fait pas bon ici ,
& que nous avons plus befoin de nos
pieds que de nos mains . Don Quichot
te monta à cheval fans rien dire davan
tage ; & Sancho prenant le devant , ils
entrerent dans la Montagne noire affez
avant ; le bon Ecuyer ayant grande
envie de la traverfer toute , & d'aller
juſqu'à Almodobar du Champ , & fe ca
cher là quelques jours,pour ne pas tom
ber entre les mains de la Juftice . Ce qui
le portoit encore plus à cela , c'eft qu'il
avoit fauvé de la bataille & des mains
des forçats toutes les provifions qui
étoient fur fon âne ; ce qui fut vérita
blement une espéce de miracle , de la
maniere que les larrons fureterent , &
enleverent tout ce qu'ils trouverent de
bon à prendre . Nos aventuriers arrive
rent cette nuit-là au même lieu de la
Montagne noire , & dans l'endroit le
plus défert , où Sancho conſeilla à fon
Maître de vouloir paffer quelques
jours , au moins autant que dureroient
leurs provifions . Ils commencerent à
s'établirpour cette nuit entre deux cô
teaux , fous des liéges , où ils fe crurent
en fureté & à couvert de toutes fortes
d'infultes. Mais la fortunequi gou
verne
7
DE DON QUICHOTTE. 329
verne & accommode toutes chofes à fa Liv. III.
fantaisie , voulut que Ginés de Paffa- CH.XXII.
mont , ce fameux fcélérat , que la vi
gueur & la folie de Don Quichotte
avoit tiré de la chaîne , craignant &
fuyant la fainte Hermandad , fongea à
s'aller auffi cacher dans ces rochers , &
arriva juſtement au même lieu où
étoient Don Quichotte & Sancho , qu'il
reconnut à leurs paroles , & qu'il laiffa
endormir. Et comme les méchans font
toujours ingrats & incivils , & que la
néceffité fait fonger à des chofes dont
on ne s'aviferoit pas , Ginés, qui n'étoit Ginés de Pa
ni civil ni bien intentionné, s'accommo- famont om
da pendant leur fommeil de l'âne de mene l'ane de
Sancho.
Sancho , préférablement à Roffinante D
qui lui parut fi mince , qu'il ne crût pas
pouvoir s'en défaire ni par vente ni par
échange , & avant qu'ilfût jour , s'éloi
gna fibien du Maître & du valet , qu'ils
ne pouvoient plus l'attraper. Cepen
dant l'Aurore vint avec fa face riante
réjouir & embellir la terre , mais elle
ne fit qu'attrifter & enlaidir Sancho ,
qui penfa mourir de douleur , quand il
fe vit fans fon âne . Il fit des plaintes fi
triftes , & des gémiffemens fi pitoya
bles , que Don Quichotte s'en éveilla ,
& entendit qu'il difoit : O cher fils de Regress do
Tome I. E e
d
17
HISTOIRE
330
Lymes entra illes , qui prit naiffance en ma
CH. XXII- maiſon , agréable jouet de mes enfans ,
ancho après les délices de ma femme , l'envie de mes
la Dinte de
fon âne. voifins , & le foulagement de mes tra
vaux , enfin le nourricier de la moitié
de ma perfonne , puifqu'avec quatre
fols que tu me valois chaque jour , tu
fourniffois la moitié de ma dépenfe.
Don Quichotte devinant par ces la
mentations le fujet de la douleur de
Sancho , tâcha de le confoler avec des
paroles tendres & de fçavans raiſonne
mens fur les difgraces de ce monde.
Mais rien ne réuffit fi bien , que quand
il le pria de prendre patience , en lui
promettant de lui donner une lettre de
change de trois ânons , à prendre fur
cinq qu'il avoit dans fa maiſon . Sancho
s'appaifa , ne pouvant réſiſter à des rai
fons fifortes ; il effuya fes larmes , arrê
ta fes foupirs & fes fanglots , & fit un
grand remerciment à fon Maître de la
faveur qu'il lui venoit de faire . Don
Quichotte, que le fommeil avoit un peu
remis , fe réjouit de fe voir au milieu
de ces montagnes , ne doutant point
que ce ne fût un lieu propre à trouver
les aventures qu'il cherchoit. Il rappel
loit dans fa mémoire les merveilleux
événemens qui étoient arrivés auxChe
DE DON QUICHOTTE. 331
valiers errans en de femblables folitu Liv. III.
des, & il y étoit fi enyvré & fi tranſpor- Cн . XXII.
té de ces fadaifes, qu'il ne fe fouvenoit
& ne fe foucioit d'autre chofe au mon
de. Sancho n'avoit guéres de fouci non
plus , depuis qu'il fe voyoit en fureté ,
& il ne fongeoit qu'à remplir fa panfe
des reftes qu'il avoit fauvés. Il alloit
derriere fon maître avec le biffac que
portoit fon âne , tirant de tems en tems
quelques bribes, & les avalant de toute
fa force , fans fe foucier des aventures ,
& ne s'en imaginant point de plus bel
les que celle-là. En allant ainfi il s'ap
perçut que fon Maître étoit arrêté , &
qu'il tâchoit de lever quelque chofe de
terre avec fa lance ; ilfe preffa pour lui
aller aider : quand il arriva , Don Qui
chotte tenoit déja au bout de fa lance
un couffin & une valife qui y étoit atta
chée , le tout en fort mauvais état , &
!
plus de demi pourri , mais fi pefant qu'il
! fallut que Sancho aidât à le lever. Il re Bonne aven
ture arrivée à
garda vîte ce que c'étoit , & il vit que Don Qui.
Į la malette étoit bien fermée avec une shotts.
chaîne & fon cadenas ;mais par les trous
que la pourriture avoit faits, il tira qua
tre chemifes d'Hollande très-fines , &
d'autre lingepropre & délié , & dans un
mou choir une bonne quantité d'écus
Eeij
HISTOIRE
332
Liv. III. d'or. Béni foit le Ciel enfin , dit Sancho
CH. XXIL à cette vûe, puiſque nous trouvons une
fois en notre vie une aventure profita
ble . En cherchant encore il trouva des
tablettes richement garnies . Je retiens
cela pour moi , dit Don Quichotte ,
garde l'argent pour toi ,Sancho . Grand
merci , Monfeigneur , répondit-il en
hui baifant les mains , & mit le tout en
même-tems dans fon biffac . Il faut fans
doute , Sancho , dit Don Quichotte ,
que quelqu'un fe foit égaré dans ces
Montagnes , & que des voleurs l'ayent
affaffiné & enterré quelque part parmi
ces rochers. Cela ne peut être , Mon
fieur , répondit Sancho ; fi c'étoit des
voleurs , ils n'auroient pas laiffé là cet
argent. Tu as raifon , dit Don Qui
chotte , & je ne devine plus ce que ſe
peut être . Mais attens , fans doute nous
trouverons quelque chofe d'écrit dans
ces tablettes , qui nous apprendra ce
que nous demandons . Il les ouvrit en
difant cela , & il trouva en belles let
tres ce Sonnet qu'il lut tout haut , afin
que Sancho l'entendit :
connoiffance ;
Du c'eft un Dieu bizarre , & plein de
cruauté
DE DON QUICHOTTE . 333
Qui condamne au hazard , &fans nulle Liv. III.
CH . XXII
équité:
Ou le mal que je fouffre excéde fa fen
tence.
fait mafouffrance ?
2
344 HISTOIRE
Liv. Iloit que cela fût ainfi pour accomplir
CH . XXII.
une pénitence qu'on lui avoit donnée .
Nous le priâmes fort de nous dire qui il
étoit , mais il n'en voulut rien faire ;
nous lui dîmes auffi de nous enfeigner
où nous le pourrions trouver quand il
auroit befoin de quelque chofe , & par
ticulierement pour vivre , l'affurant
que nous le lui donnerions de bon
cœur , & que tout au moins nous le
prions de le demander fans le venir
prendre de force . Il nous remercia de
nos offres , & nous demanda pardon de
l'infulte paffée , nous promettant qu'il
demanderoit déformais pour l'amour
de Dieu ce qui lui feroit néceffaire ,fans
faire de déplaifir à perfonne . Nous lui
demandâmes encore où il fe retiroit ;
il nous dit qu'il n'avoit point de retrai
te affurée , & qu'il la prenoit felon l'oc
cafion où la nuit le furprenoit . Il finit
fon difcours avec des plaintes fi pitoya
bles, qu'il eût fallu être de bronze pour
n'en avoir pas de pitié , & nous autres
4
fur-tout qui le voyons dans un état fi }
mauvais & fi différent de celui où il
étoit la premiere fois . Car comme je
vous ai dit , c'étoit un fort agréable jeu
ne homme, de bonne mine , qui avoit de r
l'efprit, & paroiffoit fage & modéré; &
DE DON QUICHOTTE. 345
tout cela avec le refte nous fait croire Liv. IH.
qu'il eft de fort bonne naiffance . Or CH . XXII,
comme il étoit au milieu de fon dif
cours,il s'arrêta tout d'un coup comme
s'il étoit devenu muet, il baiffa les yeux
en terre , & demeura long-tems en cet
état , pendant que nous regardions at
tentivement à quoi aboutiroit ce grand
étonnement. Après avoir été quelque
tems ainfi , nous lui vîmes prendre un
air farouche, ouvrir & fermer les yeux,
froncer les fourcils , preffer les lévres ,
ferrer fortement les poings l'un contre
l'autre , & nous jugeâmes qu'il lui étoit
furvenu quelque accès de folie ; ce qui
nous donna beaucoup de compaffion,
Il ne fut pas long-tems à nous confir
mer dans la penfée que nous avions ; il
fe leva brufquement de terre où il étoit
affis , & attaqua le premier de nous qu'il
trouva fous fa main , avec tant de furie
& de rage , que fi nous ne le lui euffions
arraché de force , il l'auroit affommé de
coups de poing , & l'auroit déchiré à
belles dents . Pendant tout cela il s'é
crioit : Ah ! traître Fernand , c'est ici
c'est ici que tu me payeras l'outrage
que tu m'as fait ; ces mains t'arrache
ront ce lâche cœur , où tu renfermes:
toutes les méchancetés du monde , &
IRE
346 HISTO
Liv. III. fur-tout la fourbe & la perfidie . II
CH. XXII. ajoûtoit encore mille autres injures à
celles-ci qui tendoient toutes à repro
cher des trahifons à ce Fernand. Après
cela il fe deroba de nous fans rien dire ;
entra dans le bois , courant & perçant
de telle vîteffe au travers des buiffons
& fur ces rochers, qu'il nous fut impof
fible de le fuivre , Tout cela nous fit
croire que fa folie le prenoit par inter
valles , & que quelqu'un qui s'appelloit
Fernand ,lui avoit fait quelque déplaifir
fi grand , qu'il en avoit perdu le juge
ment , & il nous l'a perfuadé plufieurs
fois en venant dans le chemin deman
der doucement à manger aux Bergers , 1
& quelquefois auffi prenant leurs pro
vifions parforce , felon qu'il eft en fon
bon ou fon mauvais fens ; & il faut que j
CHAPITRE XXIII.
a
Où fe continue l'aventure de la Mon
tagne noire.
Hh iij
RE
TOI
366 HIS
LIV. III.
CH.XXIV
CHAPITRE XXIV.
Mathey Feci
DE DON QUICHOTTE. 369
béni caillou vous avoit donné par la tê Liv. III.
te , comme il a fait dans l'eftomac , nous CH.XXIV.
ferions en bel état pour avoir pris le
parti de cette belle Dame , que Dieu
confonde. Sancho , répondit Don Qui
chotte , & contre les fous & contre les
fages , tout Chevalier errant eft obligé
de défendre l'honneur des Dames
quelle qu'elles puiffent être , combien
plus celui desgrandes Princeffes , & des
Reines d'importance , comme le fut la
Reine Madafime , pour qui j'ai une vé
nérationparticuliere , à caufe de ſa ver
tu & de toutes fes bonnes qualités ? Car
outre qu'elle étoit très-belle , elle fut
extrêmement fage & fort patiente dans
les malheurs dont elle fut accablée .
C'eft en cet état-là qu'elle eut grand
befoin des fages confeils de Maître Eli
fabeth , qui lui aidoit à fupporter fes
déplaiſirs , & c'eft de -là que le vulgai
re ignorant & malin a pris occafion de
dire qu'ils vivoient familierement en
femble : mais ils mentent encore une
fois , & ils mentiront deux cens autres,
tous ceux qui le diront , & qui en au
ront feulement la penfée . Je ne le dis
ni nele penfe , pour moi , dit Sancho ,
je ne me mêle point des affaires des au
tres , je n'y ai que voir ; s'ils ont fait
370 HISTOIRE
Liv. III. la folie , c'eft fur leur compte , je viens
CH.XXIV.
de mes vignes , je ne fçai rien de rien
je ne fourre point mon nez où je n'ai
que faire ; qui achette & vend , en fa
·
bourfe le fent ; après tout je fuis né tout
nud , & tout nud je me trouve ; je n'y
prends ni n'y mets ; je n'y perds ni n'y
gagne ; mais s'ils ont couché enfemble
ou non, que m'importe à moi ? On croit
bienfouvent qu'il y a du lard , où il n'y
a pas feulement des chevilles , & qui
diantre eft-ce qui peut mettre des por
tes aux champs? Dieu me foit en aide ,
s'écria Don Quichotte , hé combien tu
enfiles-là de fottifes ? & dis-moi , je te
prie, quel rapport ont tous ces imperti
nens proverbes avec ce que je viens de
dire ? Va , va , mêles -toi déformais
d'avoir foin de ton âne , & non pas des
chofes qui ne t'importént. Mais fou
viens-toi une fois pour toutes de bien
imprimer dans ta cervelle que tout ce
que j'ai fait , fais & ferai , eft toujours
felon la droite raifon , & très- conforme
aux loix de la Chevalerie , que j'entens
mieux que tous les Chevaliers qui en
ont jamais fait profeffion . En bonne foi,
Monfieur , ditSancho , eft- ce une bon
ne loi de Chevalerie , que nous cou
rions par ces montagnes comme gens
DE DON QUICHOTTE . 371
Liv. III.
perdus fans voir ni chemin ni fentier
cherchant qui acheve de nous brifer , à CH.XXIV.
vous la tête , & à moi les côtes ? En
voilà affez , encore une fois , répondit
Don Quichotte ; apprens que mon def
fein n'eft pas feulement de trouver ce
pauvre fou, mais de faire en cette mon
tagne une action qui me donnera de la
réputation parmi les hommes, qui éter
nifera mon nom , & damera le pion à
tous les Chevaliers errans paffés & à
venir. Eft-elle bien périlleufe , Mon
fieur, cette action-là , demanda Sancho?
Non , répondit Don Quichotte , quoi
que pourtant la chofe pourroit aller de
telle façon , que nous rencontrerions
hazard au lieu de chance . Mais enfin ,
cela dépend de ta diligence . De ma dili
gence,Monfieur ! dit Sancho . Oui, mon
ami , répondit Don Quichotte , parce
que fi tu reviens promptement d'où je
penfe à t'envoyer , ma peine fera bien
tôt finie , & ma gloire commencera.
Mais pourquoi te tenir davantage en
fufpens ? Il faut que tu fçaches , fidéle
Ecuyer , que le fameux Amadis de Gau
le fut un des plus parfaits Chevaliers
errans du monde ; que dis-je ? un , il fut
le feul , au moins il fut le premier, & le
Prince de tous ceux qu'il y a jamais eu
372 HISTOIRE
Liv. III. jufqu'à lui ; & que les Belianis ni pas un
CH.XXIV. autre ne prétendent point entrer en
7
Par ma barbe , s'écria Sancho , fi ce
n'eft là la meilleure lettre que j'aye ja
mais vûe . Hé , ventre de moi , que vous
dites bien tout ce que vous voulez , &
que vous avez bien enchâffé-là le Che
valier de la Trifte-figure ! Par ma foi ,
Kk iiij
392 HISTOIRE
Liv.III.je vous le dis, vous êtes le diable mê
CH.XXIV me ,
& il n'y a rien au monde que vous
ne ſçachiez . Il faut tout fçavoir , ré
pondit Don Quichotte , dans la profef
fion que je fais. Or ça , reprit Sancho ,
écrivez donc de l'autre côté le mande
ment des trois ânons , & fignez bien
nettement , afin qu'on conñoiffe que
c'est bien votre écriture . Je le veux
dit Don Quichotte ; & après l'avoir
écrit , il lut :
To
VOASTRA
CHAPITRE XX V.
PORNSTA
2
Pure & fainte amitié , rare préfent des
Dieux ,
LUSCINDE A CARDENIO .
LIV. III.
défavantageux à fa réputation. Mais CH, XXVI
auffi m'écriois-je , pourquoi n'a-t-elle & XXVII.
pas dit les fermens qui nous lient ?
Quelle honte l'a retenue ? Ne feroit
elle pas légitimement excufée de rece
voir la main de Don Fernand ? Qui l'a
empèchée de fe déclarer pour moi , que
l'ambition & l'intérêt ? Car enfin je ne
fuis point un homme à méprifer pour
elle , & ma recherche lui fait fi peu de
honte , que fans ce perfide , fes parens
ne mel'auroient pas refufée . Ha ! gran
deurs ennemies de mon repos & de ma
gloire ! richeffes , idoles des ames baf
• fes , comment avez-vous fait pour cor
rompre la vertu de Lufcinde ? Lâche
Don Fernand ! de quels charme t'es-tu
fervi pour la féduire ?
Je marchai le refte de la nuit dans ces
inquiétudes , & le matin je me trouvai
à l'entrée de ces montagnes , où j'allai
encore trois jours fans tenir aucun che
min , jufqu'à ce que je me trouvai dans
des prairies , oû je demandai à des Ber
gers quel étoit l'endroit le plus défert
de la montagne . Hs m'enfeignerent ce
lui-ci , où je vins fans m'arrêter , dans
la réfolution d'y achever ma trifte vie .
En arrivant au pied de ces rochers , ma
mule tomba morte de faim & de laffi
E
438 HISTOIR
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Núm. 1372
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