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Complet

9 Camines

Portadella ?.
1


HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE ,

Traduite de l'Eſpagnol de MICHEL


DE CERVANTES.

NOUVELLE EDITION,

Revue , corrigée & augmentée.

TO ME PREMIER,

ANS

A PARIS ,
Chez SAVOYE, rue Saint Jacques , à la
Science.

M. DCC. LIV.
AVEC PRIVILEGE DU RÒ
ROII
YG
JPB

MONSEIGNEUR .

LE DAUPHIN

M
ONSEIGNEUR ,

Entre toutes les imaginations


extraordinaires , dont ce Roman

eft compofé , peut - être n'en


trouverez - vous pas une , qui

égale la hardieffe que j'ai de


vous le préfenter : Je ne fçai

quel jugement on pourra faire

de la penfée qui m'en est venuë,


a ij
EPITRE

& fi je ne donne point lieu de


dire que les vifions de Don Qui
·
chotte ont eu pour moi quelque

chofe de contagieux Quoi qu'il


en foit , MONSEIGNEUR ,

ceferoit toujours en quelquefor


to aller à mon but , fi je vous
donnois matiere de rire par une

action férieuse , avant que vous

euffiez commencé de lire un Li

vre qui n'eft fait que pour cela.


Un autre que moi formeroit des

deffeins plus élevés ; mais ceux


mêmes qui en font les plus ca

pables , auroient peut- être aſſez

de peine à trouver un fujet dont


on dût attendre quelque fuccès..

Aumoins , MONSEIGNEUR,

Sçai - je bien que l'Hiftoire ne

leur peut rien fournir de grand ,

qui ne foit au-deffous de lafeule


EPITRE

ouverture de cette Campagne ;

Et pour ce qui regarde les fen


timens & les connoiffances que

doivent avoir les grands Prin


ces , il faudroit être bien hardi

pour fe mêler de vous en parler

après ceux qu'on en a chargés,


& le progrès qu'yfont de fi bons

Maîtres. Cependant , MON


SEIGNEUR , je laiffe aux

plus habiles à faire le choix qui

leur plaira : Pour moi j'ai fim


plement penfé à tâcher de vous

divertir , & j'ai cru que je n'y

pourrois mieux réüffir , que par

les imaginations d'un Eſpagnol ,

dont l'Ouvrage a eu un applau

diffement général , & fe trouve


encore aujourd'hui au goût de

tous ceux qui le lifent. Jene ferai


point furpris , MONSEI
a iij
EPITRE

GNEUR , fi cette Traduc

tion n'a pas le même fuccès dans

une Cour auffi délicate que la


vôtre ; mais j'ofe eſpérer que la

bonté que vous avez pour tout


le monde , vous fera fouffrir

cette marque de mon zèle , &

j'aurai au moins l'avantage d'a

voir fçu trouver l'occafion de


vous protefter une fois en ma

vie , queje fuis avec un profond

respect ,

MONSEIGNEUR ,

Votre très-humble , très-obéïffant


& très-fidele Serviteur ...
AVERTISSEMENT

du Traducteur.

Ly a long - tems qu'il a paru


Ien France une Traduction de
P'Hiftoire de Don Quichotte , com→
pofée en Eſpagnol par Michel de
Cervantes ; mais comme le langa
ge eft vieux , & que le Traducteur
s'étoit entiérement attaché à l'Ori
ginal , & l'avoit rendu mot pour
mot , croyant fans doute que ce
qui eft bon dans une Langue , ne
peut pas manquer de l'être dans
une autre j'ai cru qu'on pouvoit
L entreprendre une Traduction nou
velle. Je me fuis diſpenſé d'être
auffi exact que lui , parce que le
goût des François eft tout autre
aujourd'hui , qu'il n'étoit il y a cin
quante ans , & que les manieres de

parler des Efpagnols , leurs Pro


a iiij.
AVERTISSEMENT.
verbes & leur Poëfie demandent
une autre expreffion en notre Lan 46
gue pour avoir le même fens & la
même naïveté. J'ai donc tâché
d'accommoder tout cela au génie

& au goût des François , fans


m'éloigner pourtant du fujet , &
ne me licentiant qu'autant que j'ai
crû qu'il étoit néceffaire , & que
le ftyle en auroit plus de force.
On trouvera dans ma Traduction

quelques endroits qui fentent en


core l'Eſpagnol , & qui pourronr
ne pas plaire à tous ceux qui li
ront cer Ouvrage ; mais outre
qu'il y a des chofes qui écha
pent , j'ai crû qu'une Traduction
doit toujours conferver quelque
odeur de fon Original , & que
c'eft trop entreprendre que de s'é
carter entiérement du caractére
de fon Auteur. Véritablement

pour les Vers que je trouve un


peu durs dans l'Eſpagnol , & dont
la matiére m'a paru fort féche ,
AVERTISSEMENT .
peut-être , faute à moi de les bien

entendre , j'en ai changé une par


tie , tant pour les réduire à la ma
niere de notre Verfification , que
pour leur donner des liaiſons né

ceffaires , & rendre le fens plus


net ; mais j'ai pû aifémenr me
tromper , car je ne fuis pas des
meilleurs Poëtes . Il y a encore
quelques Difcours que je crains

bien qu'ils ne foient ennuyeux ;


les Auteurs Eſpagnols moraliſent
en toutes rencontres , & ne font
pas même ſcrupule de mêler les
maximes les plus faintes avec des
bouffonneries ; mais je n'ai ofelles
fupprimer entiérement , j'en ai
feulement retranché une partie
& fur tout ce que j'ai vû qui ne
faifoit point de beauté au fujet ; je
ne ſçai même ſi je n'en ai point
trop confervé , ou fi je n'en ai
point fait un mauvais choix . En

fin , fi je n'ai pas réuffi dans mon


deffein , je prie ceux qui liront
AVERTISSEMENT :
cette Traduction , de me faire
grace en faveur de l'intention que
j'ai euë de les divertir.
TABLE

DES CHAPITRES

Contenus dans ce premier Tome.

PREMIERE PART I E.

LIVRE PREMIER

СНАР . І. E la condition &


D de l'exercice dufa
fameux Don Quichotte , page I
CHAP. II. De la premierefortie de
Don Quichotte , II

CHAP. III. Del'agréable maniere


dont Don Quichotte fe fit armer
Chevalier " 23
CHAP. IV. De ce qui arriva au
nouveau Chevalier , quand il fut
forti de l'Hôtellerie , 36
CHAP. V. Suite de la difgrace de
notre Chevaliera 48
TABLE
CHAP. VI. De la revue que firent
le Cure & le Barbier dans la Bi
bliothèque de notre Gentilhomme
56

CHAP. VII. Seconde fortie de


Don Quichotte 69
CHAP. VIII. Du fuccès qu'eût le
valeureux Don Quichotte , dans
Pépouvantable & inouie aventure
des Moulins à vent , 80 16

LIVRE SECOND .

CHAP. IX. Conclufion de l'épou


vantable combat du vigoureux
Biscayen & du vaillant Don Qui
chotte 95
CHAP. X. Converfation de Don
Quichotte & de Sancho 104
CHAP. XI. De ce qui arriva à Don
Quichotte avec les Bergers , 114
CHAP . XII . De ce que raconta un

Berger à ceux qui étoient avec


Don Quichotte , 127
DES CHAPITRES .
CHAP. XIII . Suite de l'Hiftoire
de Marcelle , 138

Vers défefperés du Berger Chryfofto


me, & autres chofes non atten
duës , 156

LIVRE TROISIEME.

CHAP. XIV. De la défagréable


aventure qu'eût Don Quichotte
avec des Muletiers Yangois , 175
CHAP. XV. De ce qui arriva d
Don Quichotte dans l'hôtellerie
qu'il prenoit pour un Château .
190
CHAP. XVI. Suite des travaux
innombrables que Don Quichotte
& fon Ecuyer fouffrirent dans
Phôtellerie 204

CHAP. XVII. Converfation de


Don Quichotte & de Sancho Pan
ça,& autres aventures dignes d'être
racontées , 221

CHAP. XVIII . De l'agréable con


.
TABLE
verfation de Sancho Pança avec
fon Maître , & de la rencontre
qu'ils firent d'un corps mort , avec
d'autres évenemens admirables ,
242

CHAP. XIX. De la plus étonnan


te aventure qu'ait jamais eu Che
valier errant , &
que Don Qui
chotte acheva avec peu de péril ,
256

CHAP . XX . De la Conquête de
PArmet de Membrin , 281

CHAP . XXI . Comment Don Qui


chotte donna la liberté à quantité

de malheureux qu'on menoit mal


gré eux où ils ne vouloient pas
aller ,
305
CHAP . XXII . De ce qui arriva
au fameux Don Quichotte dans la
Montagne noire , 325
CHAP. XXIII. Où fe continue
l' av en tu re de la Montagne noire
348
CHAP. XXIV. Des chofes étran
ges qui arriverent au vaillant
DES CHAPITRE S.
Chevalier de la Manche dans la

Montagne noire, & de la péniten


ce qu'il fit à l'imitation du Beau
Tenebreux , 366
CHAP. XXV. Continuation des

fineffes d'amour d'un galant Che


valier de la Manche dans la Mon
tagne noire . 397
CHAP. XXVI . & XXVII. Com
ment le Curé & le Barbier vin
rent à bout de leur deffein ; avec
d'autres chofes dignes d'être ra
contées , 412

Fin de la Table des Chapitres


du premier Tome.
HISTOIRE
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE.

PREMIERE PARTIE..

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE I.

De la condition , & de l'exercice du


fameux Don Quichotte.

ANS une contrée d'Eſpagne ,


qu'on appelle la Manche ,
vivoit il n'y a pas long tems
DON un Gentil homme de ceux Richeffes
de Don Qui
qui ont une lance au ratelier , une chotte.
vieille rondache , un rouffin maigre ,
& quelques chiens de chaffe . Un mor
TomeI. A
5
2 HISTOIRE
LIVRE I. ceau de viande dans la marmite , plus
CHAP . I. fouvent boeuf que mouton ; une gali
Sa nourri- mafrée le foir , du refte du dîner ; le
ture.
Vendredi des lentilles ; des oeufs au
lard le Samedi , à la maniere d'Eſpa
gne , & quelque pigeon de plus les Di
manches, confumoient les trois quarts
Ses habits . de fon revenu . Le refte étoit pour la
dépenfe des habits , qui confiftoient en
unjupon de beau drap , avec des chauf
fes de velours , & les mules de même
pour les jours de Fête ; & les autres
jours c'étoit un bon habit de drap du
Païs. Il avoit chez lui une espece de
gouvernante , qui avoit , quoiqu'elle
en dît un peu plus de quarante ans ,
& une niéce qui n'en avoit pas encore
vingt , avec un valet , qui fervoit à la
maifon & aux champs , qui panfoit le
Rouffin , & alloit aux bois . L'âge de
notre Gentilhomme approchoit de cin
Sa comple- quante ans . Il étoit d'une compléxion
gion robufte & vigoureufe , maigre de vifa
ge , & le corps fec & décharné ; fort
origine de matineux & grand chaffeur. Quelques
fon nom,
uns lui donnent le furnom de Quixada
ou Quefada. Les Auteurs qui en ont
écrit, enparlent diverfement : quoiqu'il .
en foit , il y a apparence qu'il s'appel
loit Quixada ; mais cela importe peu à
DE DON QUICHOTTE . 3
l'hiſtoire , pourvû que dans le refte on LIVRE I.
CHAP. I.
la rapporte fidélement. Les jours que
notre Gentilhomme ne favoit que fai
re ( ce qui arrivoit pour le moins les
trois quarts de l'année ) , il s'amuſoit à Son occu
lire des livres de Chevalerie ; mais pation.
avec tant d'attachement & de plaiſir ,
qu'il en oublia entierement la chaffe
& le foin de fes affaires : il en vint mê
me à tel point d'entêtement " qu'on
dit qu'il vendit plufieurs pieces de ter
re pour acheter des Romans , & fit fi Sa paffion
bien qu'il en remplit fa maifon. De pour mans.les Ro.
cette grande quantité de livres il n'y
en avoit point qui fût fi à fon goût
que les ouvrages du célebre Felician de
Sylva. Il étoit enchanté de la pureté
de fon ftyle, & tous fes galimatias em
brouillez lui paroiffoient des merveil
les : Sur-tout il ne pouvoit fe laffer de
lire & admirer fes Lettres galantes &
amoureuſes , dont voici un des plus
beaux endroits : La raifon de la dérai
fonque vousfaites à ma raiſon,affoiblit
fi fort ma raiſon , que ce n'eft pas fans
raifon que je me plains de votrebeauté:
Et cet autre endroit incomparable , où
il dit : Les hauts Cieux , qui de votre
divinité divinement avec les étoiles
yous fortifient, & vous font mériter le
A ij
4 HISTOIRE
LIVRE I. mérite que mérite votre grandeur . Par
CHAP. I. mi ces beaux raifonnemens notre pau
⚫vre Gentilhomme përdoit infenfible
ment la raifon; & il fe donnoit la tortu
repour entrouver le fens, les admirant
d'autant plus qu'il n'y pouvoit rien
comprendre. Il ne s'accommodoit pas
des bleffures que Don Bélianis faifoit &
recevoir , s'imaginant que quelque ex
cellens que puffent être les Chirurgiens
qui les panfoient , il ne fe pouvoit qu'il
n'en reftât d'étranges cicatrices. Ce
pendant il eftimoit fort l'Auteur de ce
Roman , & il fut plufieurs fois tenté
d'achever fon livre , qui étoit demeu
ré imparfait fur le récit d'une admira
ble avanture . Il l'auroit fait fans dou
te , & même avec fuccès , s'il n'avoit
point eu d'autres fantaifies dans la tête.
Il avoit fouvent des difputes avec le
Curé de fon village, homme de lettres,
& gradué à Ciguence , fur la préfé
rence entre Palmérin d'Olive & Ama
dis de Gaule : mais Maître Nicolas >.
Barbier du même village , fontenoit
que nul Chevalier n'approchoit de ce
lui du Soleil , & que s'il y en avoit qui
pût entrer en comparaifon avec lui , ce
ne pouvoit être que Don Galaor, frere
d'Amadis, qui étoit un homme accom
DE DON QUICHOTTE. 5
LIVR I.
pli en toutes chofes ; & non pas un CHAP. I.
pleureux & un délicat comme Amadis ,
à qui au refte il ne cédoit en rien en
fait de Chevalerie . En un mot notre
Gentilhomme s'acharna fi fort à fa lec
ture, qu'il y paffoit lesjours & les nuits ;
de forte qu'à force de lire , & de ne
point dormir , il ſe deffécha le cerveau
à tel point , qu'il en perdit le jugement.
Il fe remplit l'imagination de toutes les
fadaifes qu'il avoit lûes , & on peut
dire que ce n'étoit plus qu'un magazin
d'enchantement , de querelles , de dé
fis , de combats , de batailles , de blef
fures , d'amours , de plaintes amoureu
fes , de tourmens , de fouffrances , &
d'impertinences femblables . Il s'impri- Sa folie,
ma encore fi bien dans l'efprit tout ce
qu'il avoit lû dans ces Romans , qu'il
ne croyoit pas qu'il y eût d'hiftoire au
monde plus véritable . Il difoit que le
Cid Ruy Dias avoit été fort bon Che
valier, mais qu'il n'y avoit pas de com
paraiſon entre lui & le Chevalier de
l'ardente Epée , qui d'un feul revers
avoit coupépar la moitié deux Géans de
grandeur effroyable . Bernard de Car
pio étoit fort bien avec lui , parce que
dans la place de Roncevaux il étoit
venu à bout de Roland, tout enchanté
Aiij
6 HISTOIRE
LIVRE I. qu'il étoit,fe fervant de l'adreffe d'Her P
CHAP. I. cule, qui étouffa entre fes bras Anthée,
ce prodigieux fils de la terre . Il parloit
auffi fort avantageufement du Géant
Morgan , qui , pour être de cette or
gueilleufe & difcourtoife race de Géans
étoit cependant civil & affable . Mais il
n'y en avoit point qu'il aimât tant que
Renaud de Montauban, fur-tout quand
il le voyoit fortir de fon Château , &
détrouffer tout ce qu'il rencontroit, &
lorfqu'en Barbarie il déroba cette ido
le de Mahomet , qui étoit toute d'or
à ce que dit l'Hiftoire . Pour le traître
Ganelon , il eût donné de bon cœur
fa fervante & fa niéce fur le marché ,
pour lui pouvoir donner cent coups de
pied dans le ventre . Enfin l'efprit déja
troublé , il lui tomba dans l'imagina
tion la plus étrange penſée dont ja
mais fou fe foit avifé. Il crut ne pou
voir mieux faire pour le bien de l'Etat,
& pour fa propre gloire , que de fe
Se fair Che faire Chevalier errant, & d'aller par le
valier erzant.
monde chercher les avantures , repa
rant toutesfortes d'injuftices , & s'ex
pofant à tant de dangers , qu'il en ac
quît une gloire immortelle . Il s'imagi
noit , le pauvre Gentilhomme , fe voir
déja couronné par la force de fon bras ,
DE DON QUICHOTTE . 7
& que c'étoit le moins qu'il pût pré- LIVREI.
tendre , que l'Empire de Trebizonde . CHAP. I.
Parmi ces agréables penfées , emporté
du plaifir qu'il y prenoit , & enflé d'ef
pérance , il ne fongea plus qu'à exécu
ter promptement ce qu'il fouhaitoit
avec tant d'ardeur. La premiere chofe
qu'il fit , fut de fourbir des armes qui ses armes.
avoient été à fon bifayeul , & que la
rouille mangeoit depuis long - tems
dans un coin de fa maiſon . Il les net
toya, & les redreffa le mieux qu'il put ;
mais voyant qu'au lieu du cafque com
plet il n'y avoit que le fimple morion ,
il fit induftrieufement le reste avec du
carton , & attachant le tout enſemble ,
il s'en fit un efpece de cafque , ou
quelque chofe au moins qui en avoit
l'apparence . Mais il arriva que voulant
éprouver s'il étoit affez fort pour réfif
ter au tranchant de l'épée , il tira la
fienne , & brifa du premier coup ce
qu'il avoit eu bien de la peine à faire
enhuit jours. Cette grande facilité de
fe rompre ne lui plut pas dans un ar
met , & pour remédier à cet inconvé
nient , il le refit de nouveau , & mit
par dedans de petites bandes de fer, en
forte qu'il en fut fatisfait ; & fans en
faire d'autre expérience , il le tint pour '
A iiij
8 HISTOIRE
LIVRE I. une armure de fine trempe & à l'épreu
CHAP. I. ve. Il penfa enfuite à fon cheval , &

Son cheval,quoiqu'il eût autant de javars que de


jambes , & que le pauvre animal n'eût
que la peau & les os , il lui parut en fi
bon état, qu'il ne l'eût pas changé pour
le Bucephale d'Alexandre , ou le Ba
bieça du Cid. Il fut quatre jours à cher
cher quel nom il lui donneroit , parce
qu'il n'étoit pas raifonnable ( difoit-il
en lui-même ) que le cheval d'un fi
fameux Chevalier n'eût pas un nom
connu de tout le monde . Ainfi il ef
fayoit de lui en compofer un qui pût
faire connoître ce qu'il avoit été avant
que d'être cheval d'un Chevalier er
rant , & ce qu'il étoit alors . Il croyoit
fur-tout qu'ayant changé d'état, il étoit
bienjufte que fon cheval changeât auffi
de nom , & qu'il en prît un d'éclat &
convenable à fa nouvelle profeffion . "
Après avoir bien rêvé, tourné, ajouté,
diminué, fait, & défait, enfin il le nom
Nom de fon ma Roffinante , nom grand à ſa fantai
cheval.
fie , éclatant & fignificatif, & bien
digne du premier cheval du monde ,
Ayant trouvé un fi beau nom à fon che
val , il penfa auffi à s'en donner un à
lui-même , & après avoir paffé huit
autres jours àrêver, il fe nomma enfin
DE DON QUICHOTTE. 9
Don Quichotte;ce qui a fait croire aux LIVRE I.
CHAP. I.
Auteurs de cette véritable hiftoire "
qu'il devoit s'appeller Quixada, & non
Quefada , comme d'autres l'ont dit.
Mais notre Héros fe reffouvenant que
le vaillant Amadis ne s'étoit pas con
tenté de fon nom , & qu'il y avoit en
core ajouté celui de fa Patrie & de fon
Royaumepourles rendre plus célébres,
& s'étoit nommé Amadis de Gaule , il , Pourquoi fe
fait appeller
ajouta pareillement au fien celui de fon Don Qui
païs , & s'appella don Quichotte de la chotte de la
Manche.
Manche , croyant par là que fa famille
& le lieu de fa naiffance alloient être
connus & recommandables par toute la
terre. Ayant donc bien fourbi fes ar
mes , de fon morion fait une falade en
tiére , donné un beau nom à fon che
val , & en ayant pris un illuftre pour
lui-même , il crut qu'il ne lui manquoit
plus rien , que de chercher une Dame Choifit une
à aimer , parce que le Chevalier errant Dame.
fans amour eft un arbre fans feuilles &
fans fruit, & proprement un corps fans
ame. Si par malheur ( difoit-il à lui
même ) , ou plûtôt pour ma bonne
fortune, je viens à me rencontrer avec
quelque Géant , comme il arrive d'or
dinaire aux Chevaliers errans , & que
du premier coup je l'abatte par terre ,
10 HISSOIRE

LIVRE I. ou que je le fende par la moitié , enfin


CHAP. I. que je le vainque , ne fera-t-il pas bon
d'avoir à qui en faire préfent , & qu'al
lant trouver ma Dame, & fe mettant à
genoux devant elle , il lui dife d'une
voix humble & refpectueufe : Madame;
je fuis le Géant Caraculiambro , Sei
gneur de l'Ifle Malindranie , que l'in
vincible & non jamais affez loué Che
valier Don Quichotte de la Manche a
vaincu en combat fingulier; & c'est par
fon ordre que je viens me jetter aux
pieds de votre Grandeur , afin qu'elle
difpofe de moi comme de fon fujet &
de fonefclave. O ! quenotre Chevalier
fe fçut bon gré , quand il eut fait ce
beau difcours , & qu'il eut de joie en
fuite quand il trouva qui rendre maî
treffe de fon cœur. Ce fut, àce quel'on
croit, une affez jolie païfane , fille d'un
Laboureur de fon village , dont il avoit
été quelque tems amoureux,fans qu'el
le l'eût jamais fçû , ou qu'elle s'en fût
fouciée . Elle s'appelloit Alonza Loren
ço, & ce fut elle qu'il créa dès ce mo
mentpour jamais Dame de fes penſées ;
puis lui cherchant un nom qui ne fût
pas moins noble que le fien , & qui
eût quelque chofe de celui d'une Prin
ceffe , il la nomma enfin Dulcinée du
BIBLE
TomsIpag 11

st
in

Mathey Feci
DE DON QUICHOTTE . II
Tobofo , parce qu'elle étoit en effet LIVREI.
de ce lieu-là , & ce nom ne lui plut CHAP. II.
Nom de
pas moins que ceux qu'il avoit inven cette Dame.
pour lui-même & pour fon cheval.

CHAPITRE II.

De la premiere fortie de Don Qui


chotte.

OTRE Chevalier, ayant ainſi pris


Ntoutes fes mefures, ne voulut pas
attendre plus long-tems à fe donner
au public , croyant que fon retarde
ment le rendoit coupable de tout ce
qu'il y avoit de maux à réparer dans le
monde & d'abus & d'injuftices à
quoi il pouvoit mettre reméde . Ainfi
fans donner connoiffance de ce qu'il
méditoit , & fans que perfonne s'en
apperçût , un bon matin devant le
jour , & dans le plus chaud du mois de
Juillet , il s'arme de pied-en-cap, mon
te fur Roffinante , embraffe fon écu ,
fauffe porte
prend fa lance , & par la
d'une baffe cour , fort à la campagne ,
touttranfporté de voir l'execution d'un
fi beau deffein commenceravec tant de
facilité ; mais à peine ſe vit-il à cent
12 HISTOIRE
LIVRE I. pas de fa maiſon , qu'un terrible ſcru
CHAP. II. pule faillit à le faire retourner , & renon
Scrupule qui cer même entiérement à fon entrepriſe.
le prend.
Il fe reffouvint qu'il n'étoit pas armé
Chevalier , & que , fuivant les loix de
la Chevalerie errante , il ne devoit ni
nepouvoit fans cela envenir aux mains
contre aucun Chevalier ; & que quand
même il le feroit , il devoit porter des
armes blanches comme nouveau Che
valier , fans deviſe dans l'écu , juſqu'à
ce qu'il en eût mérité une par la force
de fon bras . Ces réflexions le firent
chanceler dans fon deffein ; mais fa
folie étant plus forte que tous fes rai
fonnemens, il réfolut de fe faire armer
Chevalier par le premier qu'il rencon
treroit, à l'imitation de beaucoup d'au
tres , qui en avoient ainfi ufé , comme
il l'avoit lû dans fes livres . Pour ce
qui regardoit la couleur des armes , il
prétendoit fi bien fourbir les fiennes
qu'elles feroient plus blanches que la
neige . Par là il fe mit l'efprit en repos
& pourfuivit fon chemin fans en pren
dre d'autre que celui qu'il plut à fon
cheval, croyant que c'étoit en cela que
confiftoit l'effence des avantures . En
marchant ainfi profondément enfeveli
Ses folies.
dans fes penfées : Quelle joie ( di
DE DON QUICHOTTE . 13
foit-il en lui-même ) pour les fié- LIVRE I.
cles à venir de voir l'hiftoire de mes CHAP. II.
fameux exploits , que le Sage qui la
doit écrire , nemanquera pas de com
mencer de cette forte , en parlant de
ma premiere fortie : A peine le lumi
neux Apollon commençoit de répan
dre les treffes dorées de fes blonds che
veux fur la face de la terre , & les pe
tits oiſeaux ne faifoient que de faluer
de leur douce harmonie la venue de la
belle & vermeille Aurore , qui fortant
du lit de fon jaloux mari , fe venoit
montrer aux mortels fur les balcons
de l'horiſon de la Manche , quand le
fameux Chevalier Don Quichotte , en
nemi d'un lâche repos , & de la mol
leffe du lit , monta fur fon excellent
cheval Roffinante , & entra dans l'en
cienne & renommée campagne de Mon
tiel . C'étoit-là en effet qu'il fe trouvoit
alors . Heureux âge , ajoûta-t-il , &
fiécle heureux, qui mérite de voir mes
grandes & incomparables actions , di
gnes d'être gravées dans le bronze , &
taillées dans le marbre , pour fervir de
monument à ma gloire , & d'exemple
aux races futures ! O toi , fage En
chanteur , qui que tu fois , qui auras
l'avantage d'écrire cette furprenante &
14 HISTO
IRE
LIVRE I. véritable hiftoire , n'oublie pas , je te
CHAP. II. prie , de faire fçavoir à la poſtérité la
vigueur, & l'adreffe de mon bon Roffi
nante , fidele & perpetuel compagnon
de toutes mes avantures.De ce difcours
il paffoit tout auffi-tôt à un autre , &
comme s'il eût été véritablement amou
reux : O Princeffe Dulcinée , s'écrioit
il, Dame de ce coeur efclave , vous m'a
vez fait une grande injuſtice , en me
banniffant de votre préfence , & m'or
donnant avec tant de rigueur de ne me
préfenter jamais devant votre beauté.
Souvenez-vous , illuftre & unique Da
me de mes penfées , combien l'amour
que j'ai pour vous me coute de foins
& de fouffrances . Il continuoit cepen
dant fon chemin , s'entretenant tou
jours de ces rêveries & de mille autres
pareilles , felon ce qu'il avoit lû dans
fes livres, dont il imitoit de fon mieux
le langage ; & il étoit fi fort poffédé
de ces belles imaginations , qu'il ne
s'appercevoit pas que le Soleil étoit dé
ja bien haut , & lui donnoit fi à plomb
fur la tête , qu'il n'en falloit pas davan
tage pour lui fondre la cervelle , s'il "
lui en eût refté . Il marcha prefque tout
ce jour-là , fans qu'il lui arrivât rien
qui valût la peine de le raconter ; ce
DE DON QUICHOTTE . 15
qui le mettoit au defefpoir , tant il LIVRE I.
avoit d'impatience d'éprouver la vi- CHAP. II.
gueur de fon bras. Quelques Auteurs
prétendent que la première avanture
qu'eût notre Chevalier , fut celle du
port Lapice : d'autres affurent que ce
fut celle des moulins à vent, mais tout
ce que j'ai pû découvrir fur ce fujet ,
& tout ce que j'ai trouvé dans les An
nales de la Manche , c'eſt qu'il marcha
tout le long du jour, & que fur le foir
fon cheval & lui étoient demi-morts
de faim , & fi fatiguez qu'ils ne pou
voient fe foutenir. Cependant Don
Quichotte regardant de tous côtez s'il
ne découvriroit point quelque châ
teau ou quelque maifon de païfan où
il pût fe retirer , il vit fur fon chemin uneApperçât
hôtelle
une hôtellerie, & ce fut comme s'il eût rie,
vûune étoile qui l'eût conduit au port
de falut. Il preffa fon cheval malgré fa
laffitude ,& arriva tout proche de l'hô
tellerie dans le tems que le jour com
mençoit à faillir. Il y avoit par hazard
fur la porte deux jeunes créatures , de
celles qu'on appelle femmes de bonne
volonté , qui s'en alloient à Seville
avec des muletiers qui s'étoient arrê
tez là pour cette nuit ; & comme no
tre avanturier avoit l'imagination plei
16 HISTOIRE
LIVRE I. ne des rêveries de fes Romans, & ju
CHAP . II. geoit de toutes chofes fur ce pied-là ;
La prend
pour un Châ il n'eut pas plutôt vû l'hôtellerie, qu'il
teau. fe la repréfenta comme un château
avec fes quatre tours , fans oublier le
pont levis & les foffez, & tout le reſte
de ces accompagnemens que les Au
teurs ne manquent pas de donner à
leurs châteaux. Il s'arrêta à quelques
pas de cette nouvelle fortereffe , atten
dant qu'un Nain fonnât du cor au haut
du donjon , pour avertir qu'il arrivoit
un Chevalier ; mais comme il vit que
le Nain étoit trop long à paroître , &
que Roffinante avoit impatience d'être
à l'écurie , il s'avança jufqu'à la por
te de la maifon , où il vit les deux
bonnes piéces dont j'ai parlé , qui
lui parurent deux Demoiſelles d'im
portance , qui prenoient le frais à la
porte du château . Il fe rencontra mê
me fort à propos qu'un homme qui
gardoit des pourceaux là auprès , fon
na en même tems deux ou trois fois
de fon cornet pour les raffembler ; &
Don Quichotte ne manqua pas de fe
perfuader ( comme il l'avoit fouhaité )
que c'étoit un Nain qui donnoit avis
de fa venue . Auffi-tôt avec une joie
qu'on ne fçauroit exprimer, il s'appro
chà
DE DON QUICHOTTE . 17
cha de la porte & de ces Dames qui LIVRE I.
vouloient rentrer dans l'hôtellerie , CHAP. II.
effrayées de voir un homme armé juf
qu'aux dents avec le bouclier, & la lan
ce . Mais Don Quichotte , qui jugea de
leur frayeur par leur fuite, hauffant fa
vifiere de carton , & découvrant fon
fec & poudreux vifage , leur dit de
bonne grace & d'une voix pofée : Ne
fuyez-point , mes Demoiſelles , vous
n'avez rien à craindre ; l'Ordre de
Chevalerie dont je fais profeffion ne
me permet pas d'offenfer perfonne , &
moins encore de belles & honnêtes
Demoiſelles comme vous . Elles s'arrê
terent regardant avec admiration l'é
trange figure de notre avanturier, dont
la mauvaiſe vifiere couvroit à demi le
viſage;mais comme elles s'entendirent
appeller Demoifelles , ce qui ne leur
éfoit jamais arrivé, elles nepurent s'em
pêcher de rire , fi bien que Don Qui
chotte, qui n'en fçavoit pas le fujet, fe
fâcha tout de bon, & leur dit : la modef
tie & la difcrétion fied bien aux belles ,
& c'eft leur partage ; mais de rire fans
fujet , c'eft une fimplicité qui approche.
de la folie. Je ne dis pas cela , mes De
moifelles ,pour vous offenfer, car après
tout je n'ai point d'autre deffein que
Tome I. B
18 HISTOIRE .
LIVR F I. de vous rendre fervice . Une maniere
CHAP. II. de parler fi nouvelle , leur augmentoit
encore l'envie de rire , ce qui augmen
toit auffi fon chagrin ; & fans doute il
ne s'en feroit pas tenu là , fi dans le
même tems il n'eût vû paroître l'hôte .
L'hôte qui vit cette figure contrefaite ,
& fi étrangement armée d'un corce
let , d'un écu & d'une lance , eut pour
le moins autant d'envie de rire que les
Demoifelles ; mais craignant encore
plus qu'elles tout cet appareil de guer
re , il fe réfolut d'en ufer refpectueu
fement , & dit à Don Quichotte : Sei
gneur Chevalier , fi vous cherchez à
loger , il ne vous manquera rien ici
que le lit , tout le refte s'y trouve en
abondance . Don Quichotte voyant la
civilité du Gouverneur de la Citadelle
car tels lui parurent & l'hôtellerie
& l'hôte ) , lui répondit : Pour moi ,
Seigneur Châtelain , la moindre cho
fe me fuffit ; je ne me pique point de
délicateſſe , ni , comme vous voyez ,
de parure ; les armes font tous mes or
nemens & tout mon équipage , & le
combattout mon repos . L'hôte ne com
prit pas bien d'abord pourquoi Don
Quichotte l'avoit appellé Châtelain ;
mais comme c'étoit un matois d'Anda
DE DON QUICHOTTE. 19
lous , de la plage de San-Lucar , grand LIVREI.
CHAP. II.
larron de fon métier , & auffi malin
Caractère de
qu'un écolier ou qu'un Page ; A ce phôte.
compte , Monfieur , repliqua-t-il , les
pierres feront un affez bon lit pour
votre Seigneurie , & je vois bien
que vous dormez auffi peu qu'une fen
tinelle ċela étant , vous n'avez qu'à
mettre pied à terre , & vous êtes af
furé que vous trouverez ici de quoi
paffer , non feulement une nuit fans
dormir , mais même toute l'année . En
difant cela , il alla tenir l'étrier à Don
Quichotte , qui defcendit de cheval
avec bien de la peine, comme un hom
me qui n'avoit pas encore déjeûné à
neufheures du foir. Le Chevalier pria
l'hôte d'ordonner à fes gens d'avoir
grand foin de fon cheval , l'affurant
qu'entre toutes les bêtes qui man
geoient du foin dans le monde , il n'y
en avoit pas une meilleure . L'hôte le
confidéra attentivement , mais il ne
lui parut pas fi bon que difoit Don
Quichotte , ni même à la moitié près .
Après avoir accommodé le cheval à
l'écurie, il vint voir ce que vouloit no
tre Chevalier, & il le trouva qui fe fai
foit défarmer par les prétendues De
moifelles avec qui il s'étoit déja récon
Bij
20 HISTOIRE
LIVRE I. cilié . Elles lui avoient ôté le corcelet
CHAP. II. & la cuiraffe ; mais quelque effort qu'el
les fiffent , elles ne purent défenchâf
fer le hauffecol , ni ôter l'armure de
tête , qui étoit attachée avec des ru
bans verts , dont elles ne pouvoient
défaire les noeuds fans les couper , ce
qu'il ne voulut jamais fouffrir : ainfi il
paffa toute la nuit avec fon morion ,
ce qui faifoit la plus étrange & la plus
plaifante figure du monde ; & comme
il prenoit les créatures qui le défar
moient pour des perfonnes de confé
quence; & pour les Dames de ce Châ
teau, il leur dit galamment : Je ne crois
pas qu'il y aitjamais eu de Chevalier
hors de fa maifon fi bien fervi des
Dames , que Don Quichotte ; les De
moifelles prennent foin de lui , & les
Princeffes de fon cheval : O Roffinan
te ! c'est le nom de mon cheval , mes
belles Demoiſelles , & Don Quichotte
de la Manche eſt le mien , que je n'a
vois deffein de découvrir qu'après
avoir fait pour votre ſervice quelque
action qui le rendît recommandable.
L'occafion qui m'a fait refſouvenir de
ce vieux Roman de Lancelot , a été
caufe quevous l'avez fçu avant le tems :
mais il en viendra un autre, où j'efpé
DE DON QUICHOTTE . 21
re que vous m'honorerez de vos com- LIVRE I.
mandemens , & que je vous ferai voir CHAP. II,

parmon obéiffance , & par la valeur de


mon bras , le défir que j'ai de vous
rendre mes très-humbles fervices . Ces
femmes qui n'étoient pas accoutumées
à de femblables difcours , & qui n'y
entendoient rien du tout , n'y répon
dirent rien non plus ; mais elles de
manderent à notre Ghevalier s'il ne
vouloit pas manger quelque chofe . De
boncœur dit Don Quichotte, & je crois
qu'il ne feroit pas mal à propos. C'é
toit par malheur un Vendredy, & il n'y Repas de
Don Qui
avoit dans toute l'hôtellerie que quel chotte.
ques morceaux d'une eſpèce de merlu
che, qu'on appelle en quelques endroits
d'Espagne truchuela : qui veut dire
petite truite. On lui demanda donc s'il
mangeroit bien de cette truchuela , &
lui croyant qu'il s'agit de truitons :
Pourvû, dit-il, qu'il y en ait beaucoup,
ils pourroient valoir une grande truite ;
car au bout du compte , foixante de
niers valent toujours cinq fols , & peut
être même que les truitons feront com
me l'agneau qui eft plus délicat que
le mouton : mais en un mot , que ce
foit ce qu'il pourra, pourvû qu'il vien
Be tout à l'heure , car le poids des ar
22 HISTOIRE
LIVRE I. mes & le travail ne laiffent pas de fa
CHAI.II. tiguer , & il eft bon de reprendre des
forces . On lui mit la table à la porte de
l'hôtellerie pour manger au frais , &
l'hôte lui fervit un morceau de cette
merluche , mal cuite , & plus mal affai
fonnée , avec un pain fort noir & fort
moifi. C'étoit une chofe à mourir de
rire que de le voir manger ; car de la
maniere que l'armet étoit bâti , & que
fes armes le gênoient , il ne pouvoit
rien porter à la bouche , & il falut
qu'une de nos Demoifelles lui rendit
cet office . Il mangea de fort grand ap
pétit , mais il n'y avoit pas moyen de
boire, & il eût falu s'en paffer , fi l'hô
te ne fe fut avifé de percer une canne ,
dont on lui mit un bout dans la bou
che , & on lui verſa du vin par l'autre .
Le bon Gentilhomme prenoit tout cela
en patience, & il aimoit encore mieux
fouffrir cette incommodité , que de fai
re couper les rubans de fon morion .
Pendant que cela fe paffoit, il arriva à
l'hôtellerie un chaudronnier qui don
na d'abord quatre ou cinq coups de fon
fifflet. Cette agréable harmonie acheva
de confirmer Don Quichotte dans la
créance que cette hôtellerie étoit un
fameux Château . Il crut qu'on lui don
AIS
Tom.I.p 23
DE DON QUICHOTTE . 23
noit la mufique pendant le repas , la LIVRE I.
CHAP. III,
merluche lui en parut encore plus trui
te , & le pain bis plus que pain molet ;
les coureufes devinrent des Dames de

conféquence , & l'hôte fut plus que
jamais un Seigneur d'importance , à qui
le Château appartenoit. Ainfi il étoit
ravi de fa premiere fortie , & cet heu
reux fuccès lui faifoit tout efpérer de
la fuite. Une feule chofe le chagrinoit,
c'étoit de n'être pas encore armé Che
valier , parce qu'en cet état il ne pou
voit légitimement entreprendre aucu
ne avanture .

CHAPITRE III.

De l'agréable maniere , dont Don Qui


chotte fe fit armer Chevalier par fon '
hôte.

OTRE Avanturier tourmenté de


NP'inquiétude que je viens de dire ,
abrégea fon maigre repas ; & fortant
de table affez brufquement , emmena
l'hôte dans l'écurie , où ( après avoir
fermé la porte ) il fe jetta à fes genoux,
& lui dit avec tranſport : Je ne me le
verai jamais d'ici , valeureux Cheva
24 HISTOIRE
LIVRE I. lier, que votre feigneurie ne m'ait ac
CHAP. III. cordé un don que j'ai à lui demander ,
& qui ne tournera pas moins à fa gloi
re, qu'à l'avantage de tout l'Univers .
Celui-ci bien étonné de le voir à fes
pieds , & de s'entendre traiter de la
forte, le regardoit fans fçavoir que fai
re ni que dire, & s'opiniâtroitàlefaire
lever; mais ce fut inutilement, jufqu'à
ce qu'il l'eût affuré qu'il lui accorde
roit ce qu'il efpéroit de lui . Je n'atten
dois pas moins de votre courtoifie , ré
pondit Don Quichotte . Le don que je
vous demande , & que vous me faites
lagrace de me promettre fi obligeam
ment , c'eft que demain dès la pointe
du jour vous me faffiez la grace de m'ar
mer Chevalier , & que cette nuit vous
me permettiez de faire la veille des ar
.mes dans la chapelle de votre château ,
pour mepréparer à recevoir cet illuftre
caractére , que je fouhaite avec tant
d'ardeur , & qui me mettra en état d'al
ler chercher les avantures par toutes
les parties du Monde , en donnant fe
cours aux affligez , & châtiant les mé
chans felon les loix de la Chevalerie
errante dont je fais profeffion . L'hôte
qui , comme j'ai dit , étoit un matois
& qui foupçonnoit déja quelque chofe ,
de
DE DON QUIC HOTTE . 25
de la folie du Chevalier , acheva de fe LIVREI.
ilF.
confirmer parfes dernieres paroles; & CHAP. III.
pour fe préparer de quoi rire , réfolut
de lui donner contentement. Il lui dit
donc qu'il avoit très - bien rencontré
dans fon deffein ; qu'il ne pouvoit ja
mais mieux choiſir , & que rien n'étoit
plus digne des Chevaliers d'importance
tels qu'on le jugeoitêtre àfabonne mi- Belles qua
ne; que lui-même en fa jeuneffe s'étoit litésde
telier. l'ho
adonné à cet honorable exercice , allant
en diverfes parties du Monde chercher
les avantures , n'ayantpas laifféun coin
danslesfauxbourgs de Malaga , dans les
Iles de Riaran , dans le compas de Se
ville , dans les marchés de Segovie ,
dans l'oliverie de Valence , dans la pla
ce de Grenade , dans la plage de San
Lucar, au porto de Cordoue , & dans
les moindres cabarets de Tolede , où il
n'eût exercé la légereté de fes pieds, &
la fubtilité de fes mains, faifant de tous
côtés dupis qu'il pouvoit, follicitant les
veuves, abufant de jeunes filles, dupant
les niais , en un mot fignalant fon nom
prefque dans tous les Tribunaux d'Ef
pagne ; & qu'enfin il s'étoit retiré dans ·
ce château, où il vivoit de fon revenu
& de celui des autres , recevant tous
les Chevaliers errans, de quelque qua
Tome I. C
26 HISTOIRE
LIVRE I. lité & condition qu'ils fuffent , par la
CHAP. III. feule affection qu'il leur portoit , &
t
pour partager avec eux ce qu'il avoit
debien , en récompenfe de celui qu'ils
faifoient dans le monde . Il ajouta qu'il
n'avoit point de chapelle dans fon châ
teau pour y faire la veille des armes ,
parce qu'il l'avoit fait abattre à deffein
d'en bâtir une plus belle ; mais qu'il
fçavoit bien qu'en cas de néceffité on
veilloit où l'on vouloit , & qu'il le
pouvoit faire cette nuit dans une cour
du château , qui étoit comme faite ex
près ; que le matin on acheveroit la
cérémonie , enforte que dans cinq ou
fix heures il pourroit s'aflurer d'être
auffi Chevalier que Chevalier qu'il y
eût au monde . Portez -vous de l'ar
gent , ajouta-t-il ? De l'argent , dit Don
Quichotte , pas un fou; & je n'ai ja
mais lû en aucune hiftoire de Cheva
fier errant , qu'un feul en ait porté .
C'eft en quoi vous vous trompez , dit
l'hôte ; car fi l'on n'en trouve rien
dans les livres , c'eft que les Auteurs
ont crû que cela s'en alloit fans dire ;
& qu'on ne s'imagineroit jamais que
les Chevaliers errans euffent pû man
quer à une chofe auffi néceffaire que
celle d'avoir de l'argent & des che
DE DON QUICHOTTE. 27
mifes à changer. Ainfi ne doutez pas LIVRE I.
que tant de Chevaliers errans , dont CHAP. III,
les livres font pleins , n'euffent tou
jours la bourfe bien garnie , en cas de
befoin , & qu'ils ne portaffent auffi du
linge & une boëte pleine d'onguent
pour les bleffures : car fe trouvant en
des combats terribles au milieu des
bois & des déferts , vous jugez bien
qu'ils n'avoient pas toujours à point
nommé des Chirurgiens pour les pan
fer , & ils feroient pourris mille fois
avant qu'il en paffât un , à moins que
d'avoir quelque fage Enchanteur pour
ami , qui leur envoyât dans une nue
quelque Demoifelle ou quelque Nain ,
avec une phiole pleine d'une eau de
telle vertu,qu'en en mettant feulement
une goutte fur le bout de la langue, ils
fe trouveroient auffi fains & auffi frais
que s'ils n'euffent pas eu le moindre
mal. Mais parce que cela n'étoit pas
fûr , ils ne manquoient jamais d'ordon
nerà leurs Ecuyers de fe pourvoir d'ar
gent , & d'autres chofes néceffaires
comme d'onguent & du charpi ; & s'il
arrivoit même qu'un Chevalier n'eût
point d'Ecuyer ce qui étoit pourtant
bien rare ) il portoit lui-même cette
provifion dans quelque bougette , fi
Cij
28 HISTOIRE
E
LIVR I. prop reme nt accommodée fur la croupe
CHAP. III. du cheval , qu'elle ne paroiffoit prefque
pas ; car , à dire le vrai , ce n'étoit pas
une chofe fort honnête à des Cheva
liers , que de porter des bougettes , &
en toute autre occafion que celle -là ils
Confeil qu'il s'en feroient bien gardés . Ainfi , ajouta
donne à Don l'hôte , je vous confeille & vous ordon
Quichotte. ne même ( comme à mon fils de Che
valerie que vous allez bien-tôt être )de
ne marcher jamais fans argent , & fans
les autres chofes néceffaires , & vous
verrez que vous vous en trouverez
bien,lorfque vous y penferez le moins ,
Don Quichotte l'affura qu'il fuivroit
fon confeil , & auffi-tôt il fe difpofa à
faire la veille des armes dans une gran
de cour qui étoit à côté de l'hôtelle
rie . Il les ramaffa donc toutes , & les
pofa fur une auge auprès d'un puits ,
& embraffant fon écu , & la lance au
poing , fe mit à ſe promener devant
l'auge d'un air agréable & fier tout en
femble . Il étoit déja nuit quand il com
mença ce bel exercice , & l'hôte qui
avoit envie de fe réjouir , apprit à tous
ceux qui étoient dans l'hôtellerie la fo
Veille des lie de notre homme ; ce que c'étoit que
armes. la veille des armes 2 & l'impatience
qu'avoit Don Quichotte d'être armé
DE DON QUICHOTTE. 29
Chevalier. Tous ces gens bien étonnés LIVREI.
d'une fi étrange efpéče de folie voulu- CHAP. III
rent en avoir le plaifir; & regardant de
loin, ils virent Don Quichotte , qui d'u
ne contenance grave &pofée ,tantôt ſe
promenoit,& tantôt appuyé fur fa lan
ce regardoit du côté des armes , y te
nant affez long-tems les yeux arrêtés
Cependant la nuit s'éclaircit, & la Lu
ne répendit une lumiére fi vive , que
l'on put voir diftinctement tout ce que
faifoit le Chevalier. Il prit en ce même
tems là fantaiſie à un des muletiers qui
étoient dans l'hôtellerie d'abreuver les
mulets,& pour cela il falloit qu'il ôtât
les armes de deffus l'auge . Mais Don
Quichotte le voyant arriver , & con
noiffant fon deffein, lui cria d'une voix
haute & fiere : O qui que tu fois , te
méraire Chevalier , qui as la hardieffe
d'approcher des armes du plus vaillant
de ceux qui ont jamais ceint l'épée ,
prends garde à ce que tu vas faire , &
ne fois pas fi hardi que de toucher ces
armes , fi tu ne veux laiffer la vie pour
châtiment de ta témérité. Le mal avi
fé muletier ne fit pas grand cas des me
naces de Don Quichotte ; au contrai
re , comme s'il l'eût fait par mépris 9
il prit les armes , & les jetta auffi loin
C iij
30 HISOIRE

LIVREI. qu'il put . Alors Don Quichotte levant


CHAP. IH. les yeux vers le Ciel , & s'adreffant
mentalement à fa Maitreffe : Secourez
moi , Madame , s'écria-t-il , dans cette
premiere occafion qui s'offre à votre
Efclave , ne me refufez-pas votre pro
Premier ex. tection dans cette aventure . En difant
ploit de Don
Quichotte. cela il fe défit de fon écu , & prenant
fa lance à deux mains , il en donna
un fi grand coup fur la tête du témé
raire muletier , qu'il l'étendit à fes
pieds , & en fi mauvais état , qu'il ne
lui en falloit qu'autant pour n'en pas
revenir. Ce premier exploit étant ache
vé, Don Quichotte ramaffa fes armes,
les remit fur l'auge , & recommença à
fe promener , comme auparavant . A
quelque tems de-là un autre muletier
qui ne fçavoit point ce qui s'étoit paffé,
parce que le premier étoit encore à
terre tout étourdi , s'en vint auffi dans
le deffein d'abreuver fes mulets ; &
comme il prenoit les armes pour dé
baraffer l'auge , Don Quichotte, fans
rien dire, & fans implorer la faveur de
perfonne, ôta une feconde fois fon écu,
une feconde fois prit fa lance à deux
mains, & en déchargea trois ou quatre
coups fur la tête du fecond muletier ,
& là lui ouvrit en trois ou quatre en
DE DON QUIC HOTTE. 3 F
droits. Au bruit qui fe fit, & aux cris du LIVREI.
bleffé , tous les gens de l'hôtellerie ac- CHAT. III.
coururent; & Don Quichoteles voyant
venir, embraffa fon écu, & mettant l'é
pée à lamain : Dame de la beauté, cria
t-il , force & vigueur de mon coeur , il
eft tems maintenant que vous tourniez
les yeux de votre grandeur fur le Che
yalier , votre efclave , dans cette gran
de & terrible aventure . Après cette in
vocation il fe fentit tant de courage &
tant de force, que tous les muletiers du
monde ne l'auroient pas fait reculer
d'un pas. Cependant les compagnons
des bleffés ne purent voir leurs cama
rades en fi mauvais état , fans en ti
rer vengeance : ils lancerent fur Don
Quichotte une nuée de pierres , dont il
fe gardoit le mieux qu'il pouvoit avec
fon écu, fans s'éloigner jamais de l'au
ge , pour ne pas défemparer les armes .
L'hôte de fon côté crioit de toute fa
force , qu'on le laiffât : qu'il les avoit
bien avertis qu'il étoit fou, & que com
me tel il en fortiroit toujours quitte ,
quand il auroit tué tous les muletiers
d'Efpagne . Mais notre Héros crioit en
core plus fort que tout le refte, les trai
tant tous de lâches & de traîtres , & le
Seigneur du château de méchant & de
Cij
32 HISTOIRE
LIVREI. perfide , puiſqu'il fouffroit qu'on mal
CHAP. III. traitât ainfi les Chevaliers errans . Et
je vous ferois bien voir, difoit-il , que
vous n'êtes qu'un perfide, fi j'avois re
çu l'ordre de Chevalerie . Pour vous au
tres , ajoutoit-il , vous êtes de lâches
canailles, dont jene fais nul cas : Tirez ;
traîtres, approchez , faites tous vos ef
forts , vous verrez quel payement vous
en recevrez, & le châtiment que je fe
rai de votre infolence . Il difoit cela
avectant de fierté & de réfolution, qu'il
donnoit de la terreur à tous ceux qui
l'attaquoient, fi bien que la crainte des
muletiers & les cris de l'hôte firent cef
fer la grêle des pierres ; & Don Qui
chotte , laiffant emporter les bleffés
retourna à la veille des armes avec au
tant de fens froid que s'il ne lui fût rien
arrivé . L'hôte ayant fait fes réfléxions
fur les plaifanteries de Don Quichotte ,
le jeu lui parut un peu trop fort , & pour
s'en délivrer , il réfolut de lui donner
promtement ce maudit ordre de Cheva
lerie . Ainfi après s'être excufé de l'info
lence de ces ruftres, dont il n'avoit rien
fçû , & qui étoient fi bien châtiés de
leur audace , il lui dit qu'il n'y avoit
point de chapelle dans fon château
comme il lui avoit déja fait entendre
DE DON QUICHOTTE. 33
& qu'auffi étoit-ce une chofe inutile LIVRE I.
pour ce qui reftoit à faire : qu'en fait CHAP. III,
d'armer un Chevalier toute la cérémo
nie confiftoit en l'accolade & au coup
ou application de l'épée fur le dos , au
*
moins felon qu'il fe fouvenoit de l'a
voir lû dans le Cérémonial de l'Ordre,
& que cela fe pouvoit auffi bien faire
au milieu d'un champ comme ailleurs ;
qu'au refte il avoit accompli tout ce qui
regarde la veille des armes , où deux
heures fuffifent, & qu'il y en avoit mis
plus de quatre . Don Quichotte , qui
étoit affamé de cet Ordre , fe laiffa ai
fément perfuader, & répondit au Châ
telin qu'il étoit prêt d'obéir, & qu'il le
prioit d'achever promtement , parce
que s'il fe voyoit une fois Chevalier
& qu'on l'attaquât comme on avoit
fait, ilne croyoit pas laiffer un homme
en vie dans ce Château,hors ceux qu'il
lui commanderoit d'épargner . L'hôte
enhomme avifé alla tout-à-l'heure que
rir le livre où il marquoit la paille &
l'orge qu'il donnoit aux muletiers , &
avec les deux Demoifelles dont j'ai
parlé, & un petit garçon qui portoit un
bout de Chandelle , il vint auffi-tôt re
trouver Don Quichotte , & le fit met
tre à genoux . Puis lifant dans fon li
HISTOIRE
34
LIVREI vre , comme s'il eût dit quelque orai
CHAP. III. fon , il hauffa la main au milieu de fa
lecture , & lui en donna un grand coup
Suite de la fur le cou, qui lui fit baiffer la tête, &
figure.
du plat de l'épée un autre de même me
furefurledos,marmotanttoujours quel
que chofe entre fes dents . Cela étant
fait , il dit à l'une des Demoifelles de
ceindre l'épée au Chevalier ; ce qu'el
le fit de fort bonne grace , & toujours
fur le point d'éclater de rire à chaque
endroit de la cérémonie , fi les prouef
fes que venoit de faire notre Cheva
lier n'euffent déja fait voir qu'il n'en- ´
tendoit pas raillerie : & ceignant l'é
pée , l'agréable Demoifelle lui dit :
Dieu vous donne fortune dans les com
bats , très-avantureux Chevalier : &
il la pria de lui apprendre fon nom ,
afin qu'il fçût à qui il avoit l'obligation
d'une fi grande faveur , & qu'il pût
partager avec elle la gloire qu'il ac
quéreroit par la valeur de fon bras. La
belle répondit fort humblement qu'el
le s'appelloit la Toloza , qu'elle étoit
fille d'un ravaudeur de Tolede , &
qu'elle travailloit dans la boutique de
Sancho Bienaya , & qu'en quelque
lieu qu'elle fe trouvât , elle feroit
toujours fa très-humble fervante . Je
DE DON QUICHOTTE. 35
vous prie pour l'amour de moi , dit LIVREI.
Don Quichotte , prenez le Don à l'a- CHAP. III,
venir , & appellez-vous Dona Toloza;
ce qu'elle promit de faire. L'autre
Nymphe lui chauffa l'éperon , & il y
eut entre eux le même colloque ; il lui
demanda fon nom , elle dit qu'elle s'ap
pelloit la Meuniere , & qu'elle étoit
fille d'un honorable meunier d'Ante
querre. Le nouveau Chevalier l'obli
gea auffi de promettre qu'elle pren
droit le Don, & lui fit mille remerci
mens, & de grandes offres de fervices.
Toute cette admirable & jufqu'alors
inouie cérémonie étant achevée , Don
Quichotte , qui mouroit d'impatience
d'aller chercher fes aventures , alla
promtement feller Roffinante , & tout
à cheval vint embraſſer ſon hôte , le
remerciant par un long compliment
de la grace qu'il lui avoit faite de l'ar
mer Chevalier ; fur quoi il lui dit des
chofes fi étranges , que ce feroit une
folie de prétendre les pouvoir retrou
ver. L'hôte qui étoit ravi de s'en voir
défait, répondit à fes complimens dans
le même ftyle; mais enmoins de paro
les; & fans lui rien demander de fa dé
penfe , il le laiffa partir de bon cœur.
RE
T OI
36 H IS
LIVREI.
CHAP. IV.

CHAPITRE IV.

De ce qui arriva au nouveau Cheva


lier quand il fut forti de l'Hôtel
lerie.

E jour commença à paroître quand


I Don Quichotte fortit de l'hôtelle
rie , fi plein de joye de fe voir armé
Chevalier , qu'il n'y avoit pas jufqu'à
fon cheval qu'il ne s'en reffentît ; mais
fe reffouvenant des confeils de l'hôte
touchant les chofes dont il faloit né
ceffairement qu'il fe pourvût , il réfo
lut de s'en retourner chezluipourpren
dre de l'argent & des chemifes , & pour
fe faire un Ecuyer ; à quoi il deſtinoit
déja un laboureur de fes voifins , qui
étoit pauvre & chargé d'enfans , mais
fort propre pour la charge d'Ecuyer er
rant. Dans cette réfolution il prend le
chemin de fon village , & comme fi
Roffinante eût deviné le deffein de fon
maître , il commença à marcher avec
tant de légéreté & d'action , qu'il ne
touchoit prefque pas des pieds à terre.
Don Quichotte n'avoit pas encore fait
deux cens pas , quand il crut entendre
1
DE DON QUICHOTTE. 37
à fa main droite une voix plaintive , LIVREI.
qui fortoit de l'épaiffeur d'un bois . A CHAP. IV.
peine eut-il connu qu'il ne fe trompoit
pas , qu'il rendit graces au Ciel de ce
qu'il lui envoyoit fi-tôt des occafions
d'accomplir ce qu'il devoit à fa profef
fion, & de recueillir le fruit de fes bons
deffeins. Ces plaintes , difoit-il , font
fans doute de quelque miférable qui a
befoin de fecours ; il lui en faut don
ner; & tournant bride du côté du bois,
ilypouffa Roffinante .Il n'y fut pas bien Suite de la
avant , qu'il vit un jeune garçon d'en- figure.
viron quinze ans , nud de la ceinture
enhaut , & lié aupied d'un chêne . C'é
toit de lui que venoient ces cris , & il

ne les faifoit pas fans fujet. Un payfan


nerveux & de bonne taille lui déchar
geoit à tour de bras de grands coups de .
fouet avec une ceinture de cuir, accom
pagnant chaque coup d'un confeil &
d'une remontrance . Les yeux alertes ,
difoit-il, & bouche cloſe . A quoi le jeu
ne garçon ne ceffoit de crier, je n'y re
tournerai plus , mon maître , pardon
pour l'amour de Dieu , je ne dirai plus
mot , & j'aurai une autre fois plus de
foin du troupeau. Don Quichotte
voyant cette barbarie , cria au payſan
d'une voix couroucée, difcourtois Che
RE
TOI
38 HIS
LIVREI. valier , il eft de mauvaiſe grace d'atta
CHAP, IV. quer un homme qui ne peut fe défen
dre ; montez à cheval & prenez votre
lance (il croyoit en voir une contre un
chêne ,qui fans doute devoit être un bâ
ton à deux bouts ) , & je vous ferai con
noître que l'action que vous faites eft
d'un lâche & d'un poltron. Le payſan
fe croyant mort à la vue de ce phantô
me armé qui lui tenoit la lance dans
l'eftomach, lut répondit en tremblant :
Seigneur Chevalier , ce garçon que je
châtie , eft un de mes valets, qui garde
un troupeau de moutons que je tiens
ici autour , & il en a fi peu de foin, qu'il
ne fe paffe point de jour qu'il n'en per
de quelqu'un ; & parce que je ne puis
fouffrir fa négligence, ou plûtôt fa ma
lice, il dit que je ne me plains que pour
ne lui pas payer fes gages , & fur mon
Dieu & für mon ame il ne dit pas la
vérité. Un démenti en ma préfence ,
infolent, dit Don Quichotte, par le So
leil qui luit,je fuis tenté de te paffer ma
lance , au travers du corps : Qu'on dé
lie ce garçon , & qu'on le paye , mais
fans replique, finon je jure Dieu , que
je t'anéantis tout à l'heure . Le labou
reur baiffant la tête , & fans répondre
un ſeul mot , détacha le berger , à qui
DE DON QUICHOTTE. 39
Don Quichotte demanda combien il LIVRE I.
lui étoit dû. Neuf mois , dit-il , à fept CHAP. IV,
réales chacun. Don Quichotte ayant
compté , trouva qu'il y avoit foixante
trois réales, qu'il ordonna au laboureur
de compter à l'inſtant , s'il ne vouloit
mourir. Le payfan demi-mort de peur ,
repartit qu'il ne voudroitpas jurer faux
dans l'état où il fe trouvoit ; mais que
par le ferment qu'il avoit fait , il ne de
voit pas tant , & qu'il faloit rabattre
trois paires de fouliers & une réale
pour deux faignées qu'on lui avoit fai
tes ,étant malade . A la bonne heure , dit
Don Quichotte,mais les faignées & les
fouliers lui demeureront pour les coups
que vous lui avez donnés fans raifon.
S'il a ufé le cuir de vos fouliers , vous
ávez déchiré fa peau, & fi le Chirur
gien lui a tiré du fang étant malade 2
vous lui en avez tiré étant ſain ; ainfi
l'unira pour l'autre, Le malheur, dit le
payfan , eft que je n'ai pas d'argent fur
moi,mais qu'André vienne à la maiſon,
je le payerai jufqu'au dernier fou . Moi,
m'enaller avec lui,reprit brufquement
le berger , Dieum'en préferve, s'il me
tenoit feul,il m'écorcheroit comme un
faint Barthelemi . Non , non , il ne le
fera pas , dit Don Quichotte , il fuffit
40 HISTOIRE
LIVRE I. que je lui défende , pour ne pas man
CHAP. IV. quer au refpect qu'il me doit , & pour
vû qu'il me le jure par l'Ordre de Che
valerie qu'il areçû, jele laiffe allerlibre,
& je réponds du payement. Seigneur
Chevalier , prenez bien garde à ce que
vous dites , répondit le jeune garçon ,
mon maître n'eft pas Chevalier, & n'a
jamais reçû ni Ordre ni demi, c'eft Jean
Haldudo , le Riche , qui demeure pro
che de Quintanar. Cela n'y fait rien ,
répondit Don Quichotte , il peut y avoir
des Chevaliers parmi les Haldudos , &
d'ailleurs ce font les bonnes actions qui
annobliffent, & chacuneft fils de fes oeu
vres. Cela eft vrai , dit André , mais de
quelles œuvres eft-il fils, lui qui me re
fufe ce que j'ai gagné à la fueur de mon
corps? Je ne lerefufe pas , André, mon
ami, répondit le laboureur, & s'il vous
plaît , encore une fois , de venir avec
moi,jejure par tous les Ordres de Che
valerie qu'il y a au monde , de vous
payer comme j'ai dit , fans qu'il y
manque une obole , & encore en réa
les toutes neuves . Pour neuves , je
t'en quittes , payes-le feulement , &
je fuis content 2 reprit Don Qui
chotte ; mais prends bien garde à
la parole que tu me donne , & à ton
ferment
DE DON QUICHOTTE. 41
ferment ; finon je jure à mon tour que LIVRE Į
je te fçaurai bien trouver, fuffes-tu ca- CHAP. IV,
ché dans les entrailles de la terre ; &
afin que tu fçaches à qui tu as à faire ,
apprends que je fuis le vaillant ' Don
Quichotte de la Manche , le défaifeur
de torts , & le réparateur d'injures ;
Adieu encore une fois, qu'il te fouvien
ne de ta parole , ou je n'oublierai pas cé
queje tepromets.Enachevant ces mots
il piqua Roffinante , & s'éloigna d'eux .
Le laboureur le fuivit des yeux autant
qu'il put; & quand il l'eutperdu de vue
dans l'épaiffeur du bois, il retourna au
berger, & lui dit : Viens , André mon
fils , que je te paye comme je dois , &
comme ce défaifeur de torts & d'injus
re me l'a commandé . Je jure , dit André,
que fi vous ne faites ce qu'a ordon
né ce bon Chevalier ( à qui Dieu don
ne bonne vie & longue pour fa valeur
& fà bonne juftice ) , je l'irai chercher
en quelque endroit qu'il puiffe être, &
je l'amenerai pourvous châtier comme
il l'a juré. J'en fuis content , dit le la
boureur , & pour te montrer combien
je t'aime , je veux encore accroître la
dette e
t pour augmenterle
m s ré
payement. Et
i ê em nd
b
r m t A par le
bras , il le rattacha au même chêne ,
Tome I. D
42 HISTOIRE
LIVRE I. & lui donna tant de coups , qu'il le laif
CHAP. IV. fa prefque pour mort . Appelle mainte
nant le défaifeur de torts , difoit le la
boureur , tu verras qu'il ne défera pas
celui-ci,quoiqu'il ne foit que demi fait,
car je ne fçai qui me tient que je ne te
faffe dire vrai , & que je ne t'écorche
tout vif. A la fin , détachantce miſéra
ble : Va , dit-il , chercher ton Juge 2.
qu'il vienne exécuter fa Sentence , tu
auras toujours cela par provifion . An
dré partit fort mécontent , jurant de
chercher le Seigneur Don Quichotte
jufqu'à ce qu'il l'eût rencontré , & di
fant au laboureur qu'il lui feroit ren
dre le tout au quadruple . Mais avec
toutes ces menaces il s'en alla pleu
rant , & demi écorché , & fon maître
demeura fain , & riant à gorge dé
ployée . Cependant le valeureux Don
Quichotte , après avoir fi bien réparé
cette injuftice , s'en alloit fort content
de lui même , & croyant avoir donné
an très heureux commencement à fa
Chevalerie : Tu peux bien te dire heu
reuſe fur toutes celles qui vivent , di
foit-il, ô la plus belle des belles, Dul
cinée du Tobofo , d'avoir pour efcla
ve un auffi fameux Chevalier que Don
Quichotte de la Manche , qui,comme
DE DON QUICHOTTE . 43
tout le monde fçait , n'eft armé Cheva- LIVREI.
lier que d'hier feulement , & a répa- CHAP. IV.
ré aujourd'hui la plus terrible offenſe
qu'ait jamais inventé l'injuftice & com
mis la cruauté , & qui vient d'arracher
des mains de cetimpitoyable bourreau
le fouet dont il déchiroit fi inhumaine
ment ce jeune enfant. En achevant ces
paroles il vit que le chemin fe parta
geoit en quatre , & tout auffi-tôt il lui
vint dans l'efprit que les Chevaliers
errans s'arrêtoient d'ordinaire dans les
carrefours à déliberer quel chemin ils
prendroient;de forte que pour ne man
querenrien à les imiter,ils'arrêta quel
que tems: Mais après y avoirbien pen
fé , il lâcha la bride à Roffinante , fe
-remettant du choix du chemin àfa dif
crétion, & Roffinante fuivit fon incli
nation naturelle , & prit le chemin de
-fon écurie. Don Quichotte avoit mar- Environ une
lieue.
ché près de deux milles , quand il dé
couvrit une grande troupe de gens qui
venoient par le même chemin , & c'é

toit comme on a fçu depuis , des Mar


-chands de Tolede , qui alloient ache
ter de la foye à Murcie . Ils étoient fix,
bien montes avec leurs parafols , qua
tre valets à cheval, & trois à pied qui
-conduifoient des mules. A peine Don
Dij
44 HISTOIRE
LIVRE I. Quichotte les apperçût , qu'il s'imagina
CHAP. IV. que c'étoit une nouvelle avanture , &
pour imiter fes livres autant qu'il lui
étoit poffible , il la crut faite exprès
pour une fantaifie qu'il avoit dans l'ef
prit. Sur cela d'un air fier & en bonne
réfolution il s'affermit fur les étriers
ferre fa lance , fe couvre de fon écu,
& fe campant au milieu du chemin 2
attend ceux qu'il prenoit pour des
Chevaliers errans & comme ils fu
rent affez proches pour le voir & l'en
tendre , ilhauffa fa voix , & leur cria
arrogamment : Qu'aucun de vous ne
prétende paffer outre , s'il ne veut con
feffer que dans le refte du monde il n'y
a pas une Dame qui égale la beauté de
l'Imperatrice de la Manche , l'incompa
rable Dulcinée du Tobofo. A ces paro
les les Marchands s'arrêterent pour
confidérer l'étrange figure de cet hom
me , & à la figure auffi bien qu'aux pa
roles , ils le prirent aifément pour ce
qu'il étoit ; mais voulant voir à quoi
tendroit l'aveu qu'il demandoit , & fe
donner duplaifir,un d'eux quiétoit plai
fant, & qui ne manquoit pas d'efprit ré
-pondit : Seigneur Chevalier , nous ne
connoiffons point cette belle Dame
dont vous parlez; faites-nous la voir; fi
DE DON QUICHOTTE. 45
elle eft auffi belle que vous le dites , LIVREI
nous avouerons de bon coeur ce que CHAP . IV.
vous nous demandez . Et quand vous
l'aurez vue, repliqua Don Quichotte , !
quelle obligation vous aurai-je de re
connoître une vérité qui parle d'elle
même ? L'importance c'eft que vous le
croyiez fans le voir , que vous en ju
riez, & que vous le fouteniez les armes
à la main contre qui que ce foit. Con
feffez-le donc tout à l'heure , gens or
gueilleux & fuperbes , ou je vous défie;
vous n'avez qu'à venir l'un après l'au
tre , comme le. demande l'Ordre de
Chevalerie , ou tous enſemble , fi vous
voulez , comme c'eft la coutume des
gens de votre trempe . Je vous attens
avec toute la confiance d'un homme
qui a la raifon de fon côté. Seigneur
Chevalier , repartit le Marchand , je
vous fupplie au nom de tout ce que
nous fommes ici de Princes , que pour
ladécharge de notre confcience , qui
ne nous permet pas d'affurer une chofe
dont nous n'avons aucune connoiffan
ce , & qui choque encore tout ce qu'il
y a d'Imperatrices & de Reines dans
l'Algarie & l'Eftramadure , vous ayez
la bonté de nous montrer le moindre
petit portrait de votre Dame, quand il
E
46 HISTOIR
LIVRE. I. ne feroit pas plus grand que l'ongle ,
CHAP. IV.
par l'échantillon on juge de la pièce ;
vous nous mettrez l'efprit en repos, &
nous vous donnerons fatisfaction :nous
fommes déja même fi fort pour elle ,
que quand ce portrait nous la repré
fenteroit avec un œil de travers &
l'autre diftilant du vermillon & dufouf
fre , nous ne laifferions pas de dire en
fa faveur tout ce que vous voudriez.
Il n'en diftile rien , canaille infame , dit
Don Quichotte tout furieux , il n'en
diftile rien de ce que vous dites, mais
de la civette & de l'ambre; elle n'eſt ni
louche ni boffue , elle est plus droite
qu'unfufeau de Gaderrama : mais vous
me payerez tout à l'heure leblafphême
que vous venez de proférer contre cet
te beauté fans pareille . En même tems
il court la lance baiffée contre celui
qui avoit pris la parole , avec tant de
fureur , que fi de bonne fortune Roffi
nante n'eût fait un faux pas au milieu
de fa courſe , le téméraire Marchand
eût fort mal paffé fon tems . Roffinante
tomba , & s'en alla rouler affez loin
avec fon Maître , qui fit tout ce qu'il
put pour fe relever , fans en pouvoir
venir à bout , tant il étoit embarraffé
de fon écu, de fes éperons , & dupoids
DE DON QUICHOTTE. 47
de fes vieilles armes. Mais pendant LIVRE I.
qu'il faifoit de vains efforts , fa langue CHAP. IV,
n'étoit pas inutile.Ne fuyezpas, crioit
il , poltrons ; attendez , lâches , c'eſt
par la faute de mon cheval, & non par
par
la mienne que je fuis par terre . Un des Eft batuier,
un Mulet
muletiers de la fuite des Marchands "
qui fans doute n'étoit pas endurant
ne put fouffrir les injures & les bra
vades du pauvre Cavalier ; & lui ar
rachant la lance , il l'a mit en pièces ,
& de la plus groffe d'icelles fe prit à
charpenter fur Don Quichotte avec
tant de force , que malgré fes armes
il le brifa comme le blé fous la meu
le. Les Marchands avoient beau lui
crier qu'il s'arrêtât , il ne faifoit que
de fe mettre en goût , & le jeu lui plai
foit fi fort , qu'il ne pouvoit fe réfou
dre à le quitter. Après avoir rompu le
premier éclat de la lance , il eut re
cours aux autres , & acheva de les
ufer l'un après l'autre fur le difgracié
Gentilhomme , qui malgré cette grêle
de coups ne ceffoit de menacer ciel &
terre , & les brigans qui le prenoient
à leur avantage . Enfin le muletier fe
Jaffa , & les Marchands pourfuivirent
leur chemin , ne manquant pas de ma
tiere à s'entretenir, Don Quichotte
48 HISTOIRE
LIVRE I. fe voyant ſeul , fit une nouvelle ten
CHAP. IV. tative pour fe relever ; mais s'il ne
l'avoit pû , fe portant bien , comment
l'auroit-il fait tout moulu & preſque
tout difloqué ? Cependant il ne laiffoit
pas de fe trouver heureux dans une
difgrace qui lui paroiffoit fi naturelle
aux Chevaliers errans, & dont il avoit
même la confolation de pouvoir attri
buer toute la faute à fon cheval .

CHAPITRE V.
LIVRE I
Suite de la difgrace de notre
CHAP. V.
Chevalier.

OMME Don Quichotte vit


Cou qu'effectivement il n'y avoit pas
moyen de fe lever , il eut recours à
fon remede ordinaire , qui étoit de
fonger à quelque endroit de fes li
vres , & fa fertile folie lui ramena
auffi-tôt dans la • mémoire celui de
Baudouin & du Marquis de Mantoue ,
quand Charlot laiffa le premier blef
fé dans la montagne : Hiftoire fçûe
des petits & des grands , & vérita
ble comme les miracles de Maho
met. Cette hiſtoire lui paroiffant faite
exprès pour l'état où il étoit , il com
mença
DE DON QUICHOTTE . 49
mença à fe rouler par terre comme un LIVRE I
homme défefpéré , & à dire d'une voix CHAP. V.
foible ce que l'Auteur fait dire au Che
valier du Bois : Où êtes-vous , Mada
me " que mon mal vous touche fi peu ;
ou vous ne le fçavez pas , ou vous êtes
fauffe & déloyale . Comme il conti
nuoit le Roman , & qu'il en fut en cet
endroit O noble Marquis de Man
toue mon oncle , le hazard fit qu'il paf
fa un laboureur de fon village & voifin
de fa maiſon , qui venoit de menerune
charge de blé au moulin, & qui voyant
un homme ainfi étendu , lui demanda
qui il étoit, & ce qu'il avoit à fe plain
dre fi triſtement . Don Quichotte , qui
croyoit être Baudouin , ne manqua pas
de le prendre auffi pour le Marquis de
Mantoue fon oncle , & ne lui fit d'au
tre réponse que de continuer fes vers ,
lui contant toutes fes difgraces , & les
amours de fa femme avec le fils de
l'Empereur , le tout mot à mot , com
me on le voit dans le Roman . Le labou
reur bien étonné d'entendre tant d'ef
travagances , lui ôta la vifiere toute
brifée des coups du muletier , & lui
ayant lavé le vifage qu'il avoit plein
de pouffiere , le reconnut. Hé ! bon
Dieu , Seigneur Quichada, s'écria-t-il ,
Tome I. E
HISTOIRE
50
LIVRE I. ce qui fait voir qu'il s'appelloit ainfi
[
CHAP.V. quand il étoit dans fon bon fens ) qui
vous a fi bien ajusté ? qui vous a mis
en cet état ? Mais quoiqu'il pût dire " 1
l'autre pourfuivoit toujours le Roman,
& ne répondoit pas un mot du fien. Le
bon homme , voyant qu'il n'en pouvoit
tirer autre chofe , lui ôta le plaftron
& lec orcelet pour vifiter fes bleffures ;
mais il ne trouva ni fang , ni marque
de coups ; & après l'avoir levé de ter
re , avec bien de la peine , il le mit fur
Sujet de la fonâne pour le mener plus doucement.
Sgure Il n'oublia pas même les armes , ramaf

fant jufqu'aux éclats de la lance , &


liant le tout furRoffinante qu'il prit par
la bride , il toucha l'âne devant lui , &
marcha vers le village dans ce bel équi
page , rêvant , & ne pouvant rien com
prendre auxfolies que difoit Don Qui
chotte . Celui- ci defon côté n'étoit pas
moins embarraffé , il étoit fi moulu
qu'il ne pouvoit même ſe tenir fur ce
pacifique animal , & de tems en tems il
pouffoit de grands foupirs qui alloient
jufques au Ciel ; ce qui obligea encore
une fois le laboureur de lui demander
quel mal il fentoit. Mais on eût dit que
le Diable s'en mêloit , & qu'il prenoit
plaifir de ramener dans la mémoire de
DE DON QUICHOTTE . 51
Don Quichotte tous les contes qui LIVRE I.
avoient quelque rapport avec l'état où CHAP. V.
il étoit. En cet endroit il oublia Bau
douin;mais pour fe reffouvenir du Mo
re Abindarrés , quand Rodrigue de
Narvaés 2 Gouverneur d'Antequerre
le prit & l'emmena priſonnier ; de for
te que le laboureur lui ayant redeman
dé comme il fe trouvoit , & ce qu'il
fentoit , il répondit , parole pour paro
le , ce que l'Abincerage prifonnier ré
pond à Don Rodrigue dans la Diane de
Montemajor , s'appliquant fi bien tout
cela , que le laboureur fe donnoit au
Diable de voir entaffer tant d'extrava
gances ; & par-là achevant enfin de
connoître que le bon Gentilhomme
étoit devenu fou , il ſe hâta d'arriver
au village pour racourcir l'ennui que
lui donnoit cette longue harangue.
Mais Don Quichotte ne l'eut pas finie ,
qu'il continua de la forte : Il faut que
vous fçachiez , Seigneur Don Rodri
gue de Narvaés , que cette belle Xari
fe , dont je viens de vous parler , eft
préfentement l'incomparable Dulcinée
du Tobofo , pour qui j'ai fait, je fais , &
ferai les plus fameux exploits de Che
valerie qu'on ait jamais vûs, qu'on voye
de nos jours , & qu'on puiffe voir à l'a
Eij
52 HISTOIRE

LIVRE I. venir. Eh ! Monfieur , répondit le la


CHAP. V. boureur , je ne fus jamais Rodrigue de
Narvaés ni le Marquis de Mantoue ,
je fuis Pierre Alonzo , votre voiſin , &
vous n'êtes ni Baudouin , ni Abindar
rax , mais un brave Gentilhomme , le
Seigneur Quichada . Je fçai qui je fuis
repliqua Don Quichotte , & fçai fort
bien que je puis être non feulement
ceux que j'ai dit, mais encore les douze
Pairs de France & tout à la fois les
neufpreux , puifque toutes leurs gran
des actions jointes enſemble , ne fçau
roient égaler les miennes . Ces difcours
& d'autres de même nature les mene
rent jufqu'au village , où ils arriverent
comme le jour alloit finir ; mais le la
boureur qui ne vouloit pas qu'on vît
notre Gentilhomme fi mal monté , at
tendit quelque tems ; & quand la nuit
fut venue , il mena Don Quichotte àfa
maifon , où tout étoit en grand trout
ble de l'abfence du Maître . Le Curé &
le Barbier , fes bons amis , y étoient
& la fervante leur difoit , Hé bien 2
Monfieur le Licentié Pero Perés ( c'é
toit le nom du Curé ) , que dites-vous
de notre Maître ? Il y a fix jours que
nous ne l'avons vu ,༡ ni lui ni fon che
yal , & il faut qu'il ait emporté fon
DE DON QUICHOTTE. 53
écu , fa lance & fes armes , car nous ne LIVRE I.
les trouvons point. Malheureufe que je CHAP. V.
fuis , regardez bien ce que je vous dis ;
je ne fuis pas née pour mourir , fi les
maudits livres de Chevalerie qu'il lit
d'ordinaire avec tant d'affection , ne lui
ont brouillé la cervelle . Je me fouviens
fort bien de lui avoir oui dire fouvent
qu'il fe vouloit faire Chevalier errant ,
& aller chercher les aventures par le
monde ; que Satan & Barrabas puif
fent emporter tous les livres qui ont
ainfi gâté la meilleure tête qui fut dans
toute la Manche . La niéce en¡difoit au
tant de fon côté , & encore davantage,
& s'adreffant à maître Nicolas , qui
étoit le Barbier. Il faut que vous fça
chiez , difoit- elle , qu'il eft fouvent ar
rivé à mon oncle de paffer deux jours
& deux nuits de fuite à lire ces dange
reux livres , & qu'au bout de ce tems
là , tout transporté , il jettoit fon livre,
& mettant l'épée à la main , efcrimoit
àgrands coups contre les murailles , &
quand il étoit bien las , il difoit qu'il
avoit tué quatre Géants plus grands
que des tours , & la fueur que l'agita
tion lui faifoit ruiffeler de tout le corps,
étoit , difoit-il , le fang des bleffures
qu'il avoit reçues dans le combat. Là
E iij
54 HISTOIRE

LIVRE I. deffus il buvoit une grande taffe d'eau


CHAP. V. froide , difant que c'étoit une liqueur
précieufe que lui avoit apporté le fage
Efquife , un grand Enchanteur de fes
amis . Hélas ! je n'oferois dire cela , de
peur qu'on crût que mon oncle avoit
perdu l'efprit , & c'eftproprement moi
qui fuis caufe de fon malheur , pour ne
vous en avoir pas donné avis. Vous y
auriez remédiéavant que le mal eut été
plus grand , & tous ces excommuniés
de livres auroient été brûlés comme
autant d'hérétiques . Ah ! je jure , dit le
Curé, que la journée de demain ne paf
fera point qu'on ne les condamne au
feu , & qu'on en faffe un exemple : ils
ont perdu le meilleur de mes amis
mais je leur promets qu'ils ne feront
jamais de mal à perfonne. Tout cela fe
difoit fi haut , que Don Quichotte &
le laboureur qui arrivoient dans ce
tems-là , l'entendirent , & le païfan ne
doutant plus de ce qu'il avoit foupçon
né , fe mit à crier à pleine tête : Mef
fieurs , faites ouvrir la porte au Mar
quis de Mantoue , & au Seigneur Bau
douin , qui revient fort bleffé , & au
valeureux Don Rodrigue de Narvaés ,
Gouverneur d'Antequerre , qui amene
le More Abindarrax prifonnier . A ces
DE DO N QUICHOTTE. 55
paroles on ouvrit la porte , & le Curé LIVRE !.
& le Barbier reconnoiffant leur bon CHAP. V.

ami , la niéce fon bon oncle , & la fer
vante fon bon maître , coururent tous
à lui pour l'embraffer. Arrêtez-vous ,
dit froidement Don Quichotte , qui
n'avoit encore pu defcendre de fon
âne , je fuis fort bleffé par la faute de
mon cheval ; qu'on me porte au lit , &
s'ilfe peut qu'on faffe venir la fage Ur
gande pour panfer mes bleffures . Hé
bien ! s'écria la fervante , le cœur ne
m'avoit-il pas bien dit , où étoit l'en
clouûre . Entrez , Monfieur , à la bonne
heure , & laiffez-là votre truande , nous
vous guérirons bien fans elle . Maudits
encore une fois & cent mille au bout ,
ces beaux livres qui vous ont mis en
cet état. On porta notre Gentilhomme
fur fon lit ; & comme on cherchoit fes
bleffures , fans en trouver aucune : Je
ne fuis pas bleffé , dit-il , je me fens feu
lement froiffé , parce que mon cheval
s'eft abbattu fous moi en combattant
contre dix Géants , & les plus vaillans
qu'il y ait peut-être dans le monde .
Bon, bon , dit le Curé , voici les Géants
en danfe : par la couronne que je porte ,
il n'en reftera pas un avant qu'il foit de
main nuit. On fit enfuite mille queſtions
E iiij
56 HISTOIRE
LIVRE I. à Don Quichotte ; mais il ne répondit
CHAP. V. jamais autre chofe, finon qu'on lui don
nât à manger , & qu'on le laiffât dor
mir ; auffi n'y avoit-il rien dont il eût
plus de befoin. Il eut contentement , &
le Curé cependant s'informa bien au
long de la maniere dont le laboureur
l'avoit trouvé . Celui-ci raconta tout
de point en point , avec toutes les ex
travagances que notre Chevalier lui
avoit dites , & lorfqu'il l'avoit rencon
tré , & en le ramenant : ce qui confir
ma encore le Curé dans le deffein qu'il
avoit fait pour le lendemain , & pour
lequel il donna rendez-vous à maître
Nicolas dans la maifon de Don Qui
chotte.

CHAPITRE . VI.

De la revue que firent le Curé & le Barà


bier dans la Bibliothèque de notre Gen
tilhomme.

OTRE Héros fatigué dormoit


No r
profondéme nt quand le Curé &
le Barbier entrerent chez lui 9, & deman
derent à la niéce la clé de la chambre
aux Livres , qu'elle leur donna de bon
DE DON QUI CH OTTE . 7
coeur. Ils y entrerent tous jufqu'à la LIVRE I.
fervante , & trouverent plus de cent CHAP. VI,
gros volumes , & quantité de petits "
tous bien reliez & bien conditionnés .
La fervante ne les eut pas plutôt vus ,
qu'elle fortit brufquement , & rentrant
auffi-tôt avec une taffe pleine d'eau bé
nite : Tenez , dit-elle , Monfieur le Cu
ré , répandez par-tout de cette eau bé
nite , que quelqu'un des maudits En
chanteurs , dont ces livres font pleins ,
ne nous viennent enforceler , par dépit
de ce que nous les voulons chaffer du
monde. Le Curé fourit de cette fimpli
cité, & dit au Barbier de lui donner les
livres l'un après l'autre , pour voir de
quoi ils traitoient , parce qu'il s'en
pourroit rencontrer qui ne mérite
roient pas le fupplice du feu . Non . non,'
dit la niéce , il n'en faut pas épargner
un feul : ils ont tous contribué à la per
te de mon oncle : il n'y a qu'à les jetter
par les fenêtres , & en faire un mon
ceau dans la cour pour les brûler tous
enfemble , ou bien les porter dans la
cour de derriere , & en faire là l'exé
cution pour éviter la fumée . La fervan
te fut de cet avis , tant elles étoient
toutes deux animées à la perte de ces
pauvres innocens ; mais le Curé de .
58 HISTOIRE
LIVEE I. meura ferme à vouloir pour le moins
CHAP. VI. lire les titres. Le premier que donna
Romans Maître Nicolas, fut Amadis de Gaule.
condamnés ait
au feu, Ho , dit le Curé , il femble qu'il y
en ceci du myftere , carj'ai oui dire que
c'eſt-là le premier livre de Chevalerie
qu'on ait imprimé en Efpagne , & qu'il
a fervi de modéle à tous les autres.
Ainfi mon avis eft qu'il foit condamné
au feu fans rémiffion , comme Auteur
d'une fi pernicieufe fecte. Je demande
grace pour lui , dit le Barbier , car j'ai
oui dire à d'habiles gens que c'eft le
meilleur livre que nous ayons en ce
genre ; & comme unique en cet art ,
il mérite qu'on lui pardonne . Tout cela
eft vrai , dit le Curé , & on lui fait gra
ce pour l'heure ; voyons celui qui fuit .
Ce font les proueffes d'Efplandian , ré
pondit Maître Nicolas , fils légitime
d'Amadis de Gaule . Le fils n'approche
pas du pere , dit le Curé ; tenez , Mada
me la Gouvernante , ouvrez la fenêtre ,
& le jettez dans la cour : il fervira de
bafe au bucher que nous allons dreffer.
La fervante s'acquitta de fa commiffion
avec bien de la joie ; & le bon Efplan
dian s'en alla volant dans la cour atten
dre en patience le fupplice à quoi il.
étoit condamné . Paffons outre , dit le
DE DON QUICHOTTE. 59
Curé. Celui-ci , dit le Barbier , eft LIVRE I.
Amadis de Grece , & je crois que tous CHAP. VI.
ceux de ce rang font de la même fa
mille. Qu'ils prennent tous le chemin
de la cour , dit le Curé : car plûtôt que
de ne pas brûler la Reine Pintiquinief
tre & le berger Danirel avec fes Eglo
gues , & les déteftables raifonnemens
de l'Auteur , je penfe que je brûlerois
mon pere avec eux , s'il me paroiffoit ·
fous la figure de Chevalier errant . Je
fuis de ce fentiment , dit le Barbier ; &
moi auffi de bon coeur , dit la niéce .
Puifque cela eft ainfi , dit la gouver
nante , qu'ils aillent donc trouver leurs
compagnons ; & pour s'épargner la pei
ne de defcendre le dégré , elle les jetta
tous par la fenêtre . Qu'est-ce que ce
gros billot , dit le Curé ? Don Ólivan
tes de Laura , répondit maître Nicolas.
Il eſt du même Auteur que le Jardin
du Flore , reprit le Curé , & je ne fçau
rois bien dire lequel des deux eft le
plus maudit ; tout ce que je fçai , c'eſt
que celui-ci ira dans la cour comme un
extravagant & un menteur. Celui qui
fuit eft Florifmarte d'Hircanie , dit le
Barbier. Quoi ! le Seigneur Florifmarte
eft ici , reprit le Curé ? Ah ! puifqu'il
le prend par-là , qu'il fuive tout-à
60 " HISTOIRE
LIVRE I. l'heure les autres , malgré fon étrange
CHAP. VI, naiffance , & fes incroyables aventu
res; la rudeffe & la pauvreté de fon fty
le ne méritent pas un meilleur traite
ment. Voici le Chevalier Platir , conti
nua le Barbier. C'eſt un vieux bouquin,
dit le Curé, qui ne contient pas la moin
dre chofe qui mérite qu'on lui faffe gra
ce. A la cour , Madame la gouvernan

te , & qu'il n'en foit jamais parlé , &
n'oubliez pas celui-ci qui s'appelle le
Chevalier de la Croix . Un nom fi faint
mériteroit qu'on lui fit grace , & de
vroit couvrirfon impertinence , mais le
livre eft fi mauvais , qu'il ne vaut pas la
peine qu'on l'épargne. Le Barbier pre
nant un autre livre : Voici , dit-il, le Mi
roir de la Chevalerie . J'ai l'honneur de
le connoître , dit le Curé . Nous trouve
rons-là Seigneur Renaud de Montau
ban avec fes bons amis , tous gens de
bien , & grands voleurs , les douze
Pairs de France , & le fidéle Hiſtorien
l'Archevêque Turpin . Si j'en fuis cru on
ne condamnera ces Meffieurs qu'à un
banniffementperpétuel , parce que leur
hiftoire a quelque chofe de l'invention
du Boyardo , d'où le chafte Ariofte a
auffi tiré la fienne . Pour cet Ariofte , fi
je le rencontre , & qu'il parle une au
DE DON QUICHOTTE. Gr
tre langue que la fienne , qu'il ne s'at LIVRE I.
tende pas que je lui pardonne . Vérita CHAP. VI.
blement je le refpecte en fa langue , & Jugement
fur l'Arioftte.
j'aurai toujours beaucoup de confidéra
tion pour lui. Je l'ai en Italien , dit le
Barbier ; mais je ne l'entens point . Tant.
mieux pour vous , confolez vous , re
prit le Curé , vous n'y perdez pas gran
de chofe , & nous ferions très obligez
à fon traducteur , s'il s'étoit épargné
la peine de l'apporter en Eſpagne , & de
le mettre en notre langue ; outre qu'à
dire le vrai, il lui a bien ôté de fonprix ;
& c'eft ce qui arrivera de tous les livres
de Vers que l'on traduira , à qui jamais De la traduc
on ne peut conferver les premieres tion des Vers
graces , & le caractere naturel , quel
que foin & quelque habileté qu'on y
apporte. Pour celui-ci donc & tous les
autres qui parlent des affaires de Fran
ce , je fuis d'avis qu'on les garde en
lieu fûr , jufqu'à ce qu'avec un peu
plus de loifir nous ayons avifé ce que
nous en devons faire . J'en excepte
pourtant un certain Bernard de Carpio,
& un autre appellé Roncevaux ; &
s'ils tombent entre mes mains , ils fe
ront bien-tôt livrés au bras féculier de
la gouvernante . Le Barbier demeura
d'accord de tout , fur la foi de fon Cu
62 HISTOIRE
LIVRE I. ré , qu'il connoiffoit homme de bien ;
CHAP. VI. & fi ami de la vérité , que rien au mon
de n'étoit capable de lui faire dire le
contraire : & en ouvrant deux autres
livres ," il vit dans l'un Palmerin d'Oli
ve ; & dans l'autre Palmerin d'Angle
terre. Pour le premier , dit le Curé ,
qu'on le brûle , & qu'on en jette les
cendres au vent , mais confervons Pal
merin d'Angleterre comme une choſe
unique , & faifons lui faire une caffette
auffi précieuſe que celle que trouva
Alexandre dans les dépouilles de Da
rius , & qu'il confacra aux oeuvres
d'Homere . Ce livre-ci , mon compere ,
eft confidérable pour deux chofes : l'u
ne , qu'il eft excellent de lui-même ; &
l'autre , qu'on le croit compofé par un
fçavant Roi du Portugal. Toutes les
aventures du château de Beau-regard
font fort bien imaginées & pleines
d'art ; le ftile en eft aifé & pur , & l'Au
teur a pris grand foin de garder la bien
féance en toutes chofes, & de bien con
ferver les caracteres : Ainfi Maître Ni
colas , fauf votre meilleur avis , celui
ci & Amadis de Gaule feront exemts
du feu : pour tout refte , fans en faire
d'autre examen , qu'ils périffent , &
qu'on n'en fauve pas même la mémoi
DE DON QUICHOTTE. 63
re. Non pas , s'il vous plaît , Seigneur LIVRE I.
compere , repliqua le Barbier , car voi- CHAP. VI.
ci le fameux Don Belianis . Celui-là ,
dit le Curé , avec les deux , trois &
quatrième parties auroient befoin de
rhubarbe pour purger cette épouvan
table bile qui l'agite inceffamment ;
il en faut auffi retrancher le château
de la renommée & quantité d'autres
impertinences ; après cela on lui peut
donner quelque répit , & felon qu'il fe
fera corrigé , on lui fera grace ou juf
tice. Cependant , mon compere , gar
dez-le chez vous 9 & ne fouffrez pas
que perfonne le life.. Je vous en ré
ponds , dit le Barbier , & fans fe fati
guer davantage à examiner le refte des
livres , il dit à la Gouvernante de pren
dre tous les grands, & de les jetter dans
la cour. Elle qui auroit brûlé tous les
livres du monde pour une chemiſe neu
ve , ne fe le fit pas dire deux fois , &
en prit pour le moins fept ou huit qu'el
le fit voler par la fenêtre ; mais elle
en avoit tant embraffé , qu'il en tom
ba un aux pieds du Barbier , qui lui
donna de la curiofité , & en l'ouvrant
il vit au titre , Hiftoire du fameux Ti
rant-le-blanc. Comment , s'écria le Cu

ré , vous avez-là le Chevalier Tirant
64 HISTOIRE
LIVRE I. le-blanc ? donnez-le moi , maître Ni
CHAP. VI . colas , je vous en prie , c'eſt un tréfor
que vous avez trouvé ; c'eft le contre
poifon du chagrin ; c'eft là que nous
verrons le vaillant Chevalier Don Qui
rié Eleifon de Montauban , & Tho
mas de Montauban fon frere , avec le
Chevalier Fonfeque ; le combat du va
leureux Detriante contre le Dogue, les
rufes de la Demoiſelle Plaifir de ma vie;
les amours & les tromperies de la veu
ve tranquille , & l'Impératrice amou
reufe de fon Ecuyer. Je ne vous ments
pas , mon compere , voici le meilleur
livre du monde pour le ftile , & le plus
naturel : Ici les Chevaliers mangent &
dorment , ils meurent dans leurs lits , &
font teftament avant que de mourir, &
mille autres chofes utiles & néceffaires ,
dont les autres livres ne difent pas le
moindre mot. Mais avec cela il n'y eut
pas eu grand mal d'envoyer l'Auteur
paffer le refte de fes jours aux Galeres
pour avoir dit tant de fottifes de propos
délibéré. Emportez le chez vous , com
pere , & le lifez : vous verrez fi tout ce
que je vous en dis n'eft pas vrai . Je le
veux bien , dit le Barbier ; mais que
ferons-nous de tous ces petits livres qui
reftent ;
P
DE DON QUICHOTTE . 65
reftent ? Apparemment , dit le Curé, ce LIVRE I.
ne feroient pas des livres de Chevale- CHAP. VI.
Jugemens
rie; il faut que ce foient des Poëtes, & furles Poëtes.
en ouvrant un , il trouva que c'étoit la
Diane de Montemajor . Pour ceux-ci ,
continua-t-il , croyant que tous les au
tres étoient de même genre , ils ne mé
ritent pas le feu , parce qu'ils ne feront
jamais les défordres que font les livres
de Chevalerie ; ils ne s'écartent point
des regles du bon fens, & perfonne n'y
court rifque de le perdre . Hélas , Mon
fieur le Curé ! s'écria la niéce , vous
pouvez bien les condamner comme
les autres , car fi mon oncle fait tant
que de guérir de fa frenaifie de Cheva
lier errant , il ne faut qu'un malheur
qu'il lui prenne envie de fe faire ber
ger , & de courre par les bois & les
prez , chantant & jouant du flageolet ,
ce qui feroit bien pis , que de deve
nir peut-être Poëte ; car , à ce qu'on
dit, c'eft de toutes les folies la plus con
tagieufe & la plus incurable . Mademoi
felle a raifon , dit le Curé , il fera bon
d'ôter à notre ami cette pierre d'achop
pement. Commençons donc par la
Diane de Montemajor . Je ne fuis pour
tant pas d'avis qu'on la jette au feu ;
mais qu'on lui ôte feulement tout ce
Tome I. F
66 HISTOIRE

LIVRE I. qui parle de la fage Felicie & de l'eau


CHAP. VI. enchantée , & prefque tous les vers, &
qu'on lui laiffe , avec la profe , l'hon
neur d'être le premier entre ces fortes
d'ouvrages . Celui qui fuit , dit le Bar
bier, eft la Diane, appellée la feconde ,
qui eft de Salmentin, & en voici enco
re une autre dont l'Auteur eft Gilles
Pol. Que celle de Salmentin , ' dit le
Curé , augmente le nombre des con
damnés , & gardons celle de Gilles
Pol , comme fi Apollon même l'avoit
compofée. Paffons outre , compere ,
ajouta-t-il , & achevons ; car il com
mence à fe faire tard . Tenez , dit le Bar
bier , voici les dix livres de la Fortune
d'amour , compofes par Antoine de
l'Ofrafe , Poëte de Serdagne . Par les
ordres que j'ai reçus , dit le Curé , de
puis qu'on parle d'Apollon & des Mu
fes , & depuis qu'il y a des Poëtes , il
n'a point été fait un plus plaifant & plus
agréable livre que celui-ci , & dans fon
genre, & pour ce qu'il contient, & qui
conque ne l'a point lu , peut bien dire
qu'il ne connoît pas tous les livres de
bon goût. Donnez-le moi, compere , je
meure fije ne l'aime mieux qu'une fou
tane du plus beau ras de Florence . Ceux
qui fuivent , reprit le Barbier font le
DE DON QUICHOTTE. 67
Berger d'Iberie , les Nymphes d'Ena- LIVRT T
res , & le remede de la Jaloufie . Vous CHAP. VI,
n'avez qu'à livrer tout cela entre les
mains de la gouvernante , dit le Curé ,
& qu'on ne m'en demande pas la rai
fon ; car nous n'aurions jamais fait . Et
le Berger de Philida , demanda le Bar
bier. Če n'eft point un Berger , dit le
Curé , mais un adroit courtifan qu'il
faut garder comme un tréfor. Et ce
grand, qu'est-ce ? Ah ! c'eft là le tréfor
des diverfes Poëfies. Il n'y en a que
trop , pourſuivit-il , & fi elles étoient
plus rares, on les eftimeroit davantage.
Il feroit bon de retrancher de ce livre
quantité de chofes baffes, qui fe trou
vent mêlées parmi les grandes , & qui
en diminuent beaucoup le prix. Gar
dons les néanmoins ; l'Auteur eft de
mes amis , & d'autres ouvrages excel-
lens , qu'il a faits , méritent qu'on par-
donne à celui-ci . Qu'eft-ce , dit le Bar
bier en ouvrant un autre livre , qu'un
Recueil de chanfons de Lopés de Mal
donat? Cet Auteur eft encore de mes
amis, repliqua le Curé, & fes Vers font
admirables dans fa bouche , car il a une
voix qui enchante . Il eft un peu étendu .
dans fes Eglogues , mais une bonne
chofe ne fçauroit être trop longue . i
Fij
68 HISTOIRE .
LIVRE I. faut le garder , & le mettre avec les ré
CHAP. VI . fervés . Celui que voilà tout auprès
comment s'appelle-t-il ? C'eft la Gala
tée de Michel de Cervantes , répondit
Maître Nicolas . Il y a long-tems que
cet Auteur eft de mes meilleurs amis "
reprit le Curé , & je fçai qu'il eft plus
malheureux encore que Poëte . Son li
vre a de l'invention , il promet affez ,
mais il n'achéve rien. Il faut attendre
lafeconde partie qu'il fait efpérer,peut
être qu'il réuffira mieux , & qu'il méri
tera qu'onfaffe grace à la premiere . Ce 3
pendant , compere , gardez - la , &
voyons ce que c'eft que ces trois que
voilà enfemble. L'Araucana de Don
Alonze d'Hercilla , dit le Barbier, l'Auf
triada de Jean Rufo , jura de Cordoue 2 ,
& le Montferrat de Chrifto val de Vi
vés , Poëte de Valence . Ce font-là , dit
le Curé , les meilleurs Vers héroïques
qu'on ait jamais fait en Efpagnol , & ils
peuvent aller de pair avec les plus fa
meux Ouvrages d'Italie . Confervez-les
chérement tous trois , comme des mo
numens précieux de l'excellence de nos
Poëtes Le Curé fe laffant enfin de voir
tant de livres , conclut fans plus exami
ner qu'on jettât tout le reste au feu.
Mais le Barbier lui en faifant voir un
DE DON QUICHOTTE. 69
'qu'il avoit déja ouvert , & qui avoit LIVRE 1.
pour titre les Larmes d'Angélique : CH. VII.
Pour celui-ci , dit - il , véritablement
j'aurois été inconfolable , s'il avoit été
brûlé par mon ordre ; car l'Auteur a
non feulement été un des plus célebres
Poëtes d'Eſpagne , mais encore de tout
le monde , & il aparticuliérement réuf
fi dans la verfion de quelques fables
d'Ovide .

CHAPITRE VII.

Seconde fortie de Don Quichotte.


OMME ils en étoient-là, ils enten
C dirent Don Quichotté qui crioit à
pleine tête dans fon lit : Ici , ici , va
leureux Chevaliers , c'eft ici qu'il faut
faire voir la vigueur de vos bras : voi
là les courtisans qui emportent tout
l'avantage du tournoi : Il fallut ceffer
l'examen des livres pour accourir au
bruit ; & ily a bien de l'apparence que
le refte de la Bibliothéque fe trouvant
à la difcrétion de la gouvernante & de
A la niéce , elles firent main baffe fans
autre forme de procès : ainfi la Caro
lea , Leon d'Eſpagne , & les Faits de
l'Empereur , ouvrage de Don Louis
HISTOIRE
70
LIVRE I. d'Avila , qui devoient fans doute être
CH. VII. là , fouffrirent la peine du feu , qu'ils
auroient peut-être évitée fi le Curé eût
connu de leur affaire . Don Quichotte
étoit levé quand les Juges des livres en
trerent dans fa chambre , & il ne laiffoit
pas de crier , & de continuer fes rêve
ries , donnant de grands coups d'eftoc
& de taille contre les murailles , mais
pourtant les yeux ouverts, & tout auffi
éveillé que s'il n'eût jamais dormi . Ils
fe jetterent tous fur lui , & l'ayant dé
farmé par force , le mirent au lit , où
après avoir un peu repofé & reprit fes
efprits , il fe tourna du côté du Curé .
& lui dit : Certes Seigneur Archevê
que Turpin , c'eft une grande honte aux
douze Pairs de laiffer fi lâchement em
porter la gloire du tournoi aux Cour
tifans , après que nous autres Aventu
riers en avons eue tout l'honneur trois
jours de fuite . Il faut prendre patience,
Monfieur mon compere , dit le Curé
lefort change , & ce que l'on perd au
jourd'hui , fe peut regagner demain .
Mais ne penfons qu'à votre fanté pré
fentement ; vous devez être étrange
ment fatigué , fi même vous n'êtes blef
fé .Pour bleffé,non, dit Don Quichotte,
mais pour moulu & foulé, autant qu'on
DE DON QUICHOTTE . 71
le peut être ; parce que ce bâtard de LIVRE 1,
Roland m'a roué de coups avec le tronc CH . VII.
d'un chêne , d'envie & de rage de ce
que je lui difpute feul la gloire d'être le
plus vaillant : mais je prendrai le nom
de Renaud de Montauban , fi malgré
tous fes enchantemens il ne me le paye
bien cher d'abord que je pourrai fortir
du lit. Pour l'heure , ajouta-t-il , qu'on
m'apporte à déjeuner , c'eft de quoi j'ai
le plus de befoin , & du refte qu'on me
laiffe le foin de ma vengeance. On lui
donna à manger , après quoi , il fe ren
dormit encore une fois , & les autres
fortirent tout émerveillés d'une fi gran
de folie. Cette même nuit la gouver
nante brûla tous les livres qu'on avoit
jettés dans la cour , & tout ce qu'il y
en avoit dans la maifon , & il s'en
trouva d'enveloppés dans la difgrace
générale , qui méritoient fans doute
d'être confervés à jamais dans les Ar
chives publiques : mais leur mauvaiſe
deftinée & la pareffe des perquifiteurs
ne le permirent pas , & là fe vérifia le
Proverbe qui dit : Que l'innocent pé
rit fouvent avec le coupable. Un des
remédes que le Curé & le Barbier
trouverent plus propre pour la mala
die de leur ami , fut de faire murer

÷
72 HISTOIRE
LIVRE I. la porte du cabinet où étoient fes li
CH . VII.
vres , afin qu'il ne la trouvât plus
quand il fe léveroit , efpérant que la
caufe du mal ceffant , l'effet en ceffe
roit auffi : & que cependant on di
roit qu'un Enchanteur auroit enlevé
le cabinet & fes livres . C'eft ce qui
fut fait , & avec beaucoup de dili
gence. Deux jours après , Don Qui
chotte s'étant levé , la premiere choſe
qu'il fit , fut d'aller voir à fes livres ;
mais comme il ne trouva point le ca
binet où il l'avoit laiffé , il alloit de
côté & d'autre cherchant , & ne pou
vant deviner ce qu'il étoit devenu , il
alloit cent fois où il avoit autrefois vû
la porte , & tâtant avec les mains , il
regardoit par-tout fans rien dire , &
affurément fans rien comprendre à cet
te aventure . Enfin après avoir bien
cherché , il demanda à la fervante de
quel côté étoit le cabinet de fes livres.
Quel cabinet , Monfieur , répondit la
fervante , qui étoit bien inftruite , &
que cherchez-vous où il n'y a rien ? Il
n'y a plus ni cabinet ni livres dans cette
maifon ; le diable n'a-t-il pas tout em
porté ? Ce n'étoitpoint le diable , dit la
niéce ,mais bien un Enchanteur qui vint
la nuit fur une nuë après que vous fûtes
parti
DE DON QUICHOTTE. 73
parti d'ici , & qui deſcendant de deflus® LIVRE I.
CH . VII.
un dragon où il étoit monté
dans votre cabinet , où je ne íçai ce
qu'il fit ; mais au bout de quelque tems
il s'envola par le toit , laiffant la mai
fon tout pleine de fumée : & quand
nous nous fumes réfolues d'aller voir
ce qu'il avoit fait , nous ne vîmes plus
ni le cabinet , ni les livres , ni même
les moindres marques qu'il y en eût eu.
Je me fouviens feulement , & la Gou
vernante s'en fouvient bien auffi , que
le méchant vieillard dit à haute voix
en s'en allant , que c'étoit par une ini
mitié fecrette qu'il portoit au maître
des livres , qu'il avoit fait le défordre
qu'on verroit. Il dit encore qu'il s'ap
pelloit le fage Mougnaton. Dites Fref
ton , non pas Mougnaton , dit Don
Quichotte. Je ne fçai dit la niéce , fi
c'étoit Freton ou Friton , mais je fçai
bien que le non finiffoit en ton . Auffi
eft-il vrai , répliqua Don Quichotte ,
que c'eftun fçavant Enchanteur & mon
grand ennemi , qui a une averfion mor
telle pour moi , parce que fon art lur
apprend que je dois me trouver un jour
en combat fingulier contre un jeune
Chevalier qu'il aime & qu'il protége
mais qu'il voit que je vaincrài malgré
Tome I. G
HISTOIRE
74
LIVRE I. toute fa ſcience , & de dépit il me rend
CH . VII. tous les déplaifirs qu'il peut : mais qu'il
fçache qu'il s'abufe , & qu'on n'évite
point ce que le Ciel a ordonné . Et qui
peut douter de cela , dit la niéce ? Mais
mon cher oncle , pourquoi vous enga
ger dans tous ces démêlés , & toutes
ces batailles ? Ne feroit-il point meil
leur que vous demeuraffiés paifible
dans votre maifon à jouir de votre
bien & du plaifir de la chaffe , fans vous
fatiguer ainfi à courir par le monde ?
Mon oncle , on ne trouve point de
meilleur pain que celui de froment ;
& qu'il y a de gens qui vont chercher
de la laine , & qui reviennent fans poil !
O ma chere niéce , ma mie , répondit
Don Quichotte , vous êtes bien-loin de
votre compte , avant que l'on me ton
a de , j'aurai pelé & arraché la barbe à
quiconque aura feulement l'audace de
regarder la pointe de mes cheveux.El
les ne voulurent point lui répliquer da
vantage,parce qu'elles virent bien qu'il
commençoit à fe mettre en colére . No
tre Chevalier demeura quinze jours en
tiers dans fa maifon à fe refaire des fa
tigues paffées , fans donner la moindre
marque qu'il penfât à de nouvelles fo
lies. Pendant ce tems-là le Curé & le

.
DE DON QUICHOTTE. 75
Barbier eurent avec lui de fort plaifan- LIVRE I.
CH. VII.
tes converſations , fur ce qu'il foutenoit
que la chofe dont on avoit le plus de
befoin au monde , c'étoit de Chevaliers
errans , & que ce feroit lui qui en réta
bliroit l'Ordre . Quelquefois le Curé de
contredifoit , quelquefois auffi il faifoit
femblant de fe rendre , parce qu'autre
ment il n'y auroit pas eu moyen d'en
avoir raifon. Cependant Don Quichot
te follicitoit tous les jours en cachette
un Laboureur de fes voifins , homme de
bien , ( fi l'on peut parler ainfi de celui
qui eft pauvre ) , mais qui n'avoit gué
res de cervelle dans la tête . Enfin à for
ce de belles paroles & de grandes pro
meffes il fit tant qu'il le tenta , & il le
tenta fi fort , qu'a la fin il le perfuada
de lui fervir d'Ecuyer. Don Quichotte
lui difoit entr'autres chofes , qu'il ne
craignît point de venir avec lui ; qu'il
y avoit tout à gagner, & rien à perdre ,
parce qu'il pourroit arriver telle chofe ,
qu'en échange du fumier & de la paille
qu'il lui faifoit quitter , il lui donne
roit le gouvernement d'une Ifle . Avec
ces promeffes & d'autres auffi-bien fon
dées, Sancho Pança, ( c'étoit le nom du Sancho Pan
Laboureur ) , fe laiffa fi bien féduire , ca Ecuyer de
Qui
qu'il abandonna fa femme & fes enfans, chotte.
Gij
76 HISTOIRE
LIVRE I. & fuivit fon voifin en qualité d'Ecuyer .
CH. VII. Don Quichotte affuré d'une piéce i
néceffaire , appliqua fes foins à ramaf
fer de l'argent , & vendant une métai
rie, engageant une autre, & perdant fur
tous les marchés , il fe fit une fomme
affez confidérable.Il s'accommoda auffi
d'une rondache , qu'il emprunta d'un
de fes amis , & ayant refaitfon armure
de tête le mieux qu'il put , il avertit
fon Ecuyer du jour & de l'heure qu'il
vouloit partir , afin que de fon côté il
s'équipât de ce qui lui feroit nécef
faire ; mais fur toutes chofes il lui or
donna de fe pourvoir d'un Biffac.
Sancho répondit qu'il le feroit , & qu'il
avoit même envie de mener fon âne ,
qui étoit de bonne force , n'étant pas
trop accoutumé à marcher beaucoup.
Le nom d'âne arrêta un peu Don Qui
chette, qui ne crut pas devoir permettre
à fon Ecuyer d'en mener un ,parce qu'a
près avoir repaffé dans fa mémoire tous
les Chevaliers qu'il connoiffoit , il n'en
trouvoit pas un feul qui eut mené un
Ecuyer monté de la forte. Il y confen
tit pourtant dans le deffein de lui don
ner une plus honorable monture à la
premiere occafion qu'il trouveroit de
démonter quelque Chevalier difcour
DE DON QUICHOTTE. 77
tois & brutal. Il fe pourvut auffi de che- LIVRE L
mifes & d'autres chofes néceffaires , CH . VII.
fuivant le confeil que lui avoit donné
l'hôte; & tout cela s'étant fecrettement
exécuté , Sancho fans dire adieu à fa
femme ni à fes enfans , & Don Qui- Seconde for
chotte fans parler de rien à fa niéce te de Don
Quichotte.
ni à fa fervante , fortirent une nuit de
leur village , & marcherent avec tant
de hâte , qu'au point du jour ils purent
croire qu'on ne les attraperoit plus ,
quand on fe mettroit en devoir de les
fuivre . Sancho Pança alloit comme un
Patriarche fur fon âne avec fon biffac
& fa callebace, & dans une grande im
patience de le voir Gouverneur de
I'Ifle que fon Maître lui avoit promife .
Don Quichotte prit la même route que
dans fa premiere fortie, c'eft-à-dire, par
la campagne de Montiel , où il mar
" choit avec moins d'incommodité que
l'autre fois, parce qu'il étoit encore fort
matin , & que les rayons du Soleil , ne
donnant que de biais , ne l'incommo
doient pas beaucoup. Ils avoient mar
ché jufqu'alors fans rien dire , mais
Sancho Pança , qui ne pouvoit être
long-tems muet , ouvrit enfin la bou
che , & dit à fon maître : Seigneur
Chevalier errant , fouvenez-vous , je
Giij
78. HISTOIRE

LIVRE I. vous prie , de l'lfle que vous m'avez


Cu. VII. promife , car je la gouvernerai à mer
veilles , quelque grande qu'elle foit.
Ecoute , ami Sancho , répondit Don
Quichotte , il faut que tu fçaches que
ce futune coutume pratiquée de tout
tems par les Chevaliers errans , de don
ner à leurs Ecuyers le gouvernement
des Ifles & des Royaumes qu'ils con
quéroient ; & pour moi , je fuis fi ré
folu de ne pas laifferperdre une fi loua
ble coutume , que je prétens même
pouffer la chofe plus loin , & aulieu
que ces Chevaliers attendoient à ré
compenfer leurs Ecuyers, qu'ils fuffent
vieux , & déja las de fervir , & de paf
fer de mauvais jours & de pires nuits
& qu'alors ils fe contentoient de leur
donner quelque Province avec le titre
de Comte ou de Marquis , il fe pourra
bien faire , fi nous vivons tous deux ,
qu'avant qu'il foit fix jours je gagne un
Royaume de telle étendue , qu'il y en
aitbeaucoup d'autres qui en dépendent,
& que je fois en état de te faire cou
ronner Roi d'un de ceux-ci Et ne
penfe pas que ce foit-là une chofe fi
étrange ; telles fortunes arrivent fou
vant aux Chevaliers errans , & cela fe
fait par des moyens fi inconnus , &
DE DON QUICHOTTE. 79
avec tant de facilité , que telle. chofe LIVREI.
pourroit arriver , que je te donnerois CH . VII.
aifément beaucoup plus que je ne te
promets. A ce compte-là , dit Sancho ,
fi j'étois Roi par quelque miracle de
ceux que vous fçavez faire , Jeanne
Gutieres notre ménagere feroit pour
le moins Reine , & nos enfans Infans.
Et qui en doute , répondit Don Qui
chotte ? J'en doute un petit , répondit
Sancho , & je tiens pour moi , que
quand il pleuvroit des couronnes, il ne
s'en trouveroit pas une qui s'ajuftât à
la tête de ma femme ; en bonne foi ,
Monfeigneur , elle ne vaut pas un oig
non pour être Reine " un Comté lui
viendroit beaucoup mieux, & encore ,
Dieu me foit en aide , ce feroit bien le
tout. Recommande le tout à Dieu , dit
Don Quichotte ; il te donnera ce qui te
conviendra le mieux ; mais ne perds pas
courage, & ne te méprife pas tant , que
tu veuilles te donner à moins d'un
Gouvernement ou de quelque chofe
de pareil. Je vous en répons , Monfei
gneur , dit Sancho , & m'en rapporte
à vous , qui êtes bon maître ; & qui
fçaurez bien me donner ce qu'il me
faut , felon ma portée .

Giiij
80 HISTOIRE
LIVRE 1.
CH. VIII.

CHAPITRE VIII.

Dufuccès qu'eut le valeureux Don Qui


chotte" , dans l'épouvantable & inouie
aventure des Moulins à vent.

ENDANT cette belle converſation ,


Don Quichotte & fon Ecuyer dé
couvrirent d'affez loin trente ou qua
rante moulins à vent , & d'abord que
le Chevalier les apperçut : La fortune ,
dit-il , nous guide mieux que nous ne
le pourrions fouhaiter , ami Sancho ;
vois-tu cette troupe de démesurés
Géans ? Je prétens les combattre , &
leur ôter la vie, Commençons à nous
enrichir par leurs dépouilles , cela eft
de bonne guerre , & c'eft fervir Dieu ,
que d'ôter une fi maudite engeance de
deffus la face de la terre . Quels Geans
dit Sancho Pança ? Ceux que tu vois
là , dit Don Quichotte; avec ces grands
bras , dont il y en a tels qui les ont de
deux lieues de long. Prenez-y garde ,
Monfieur , répondit Sancho , ce que
vous voyez là , ne font pas des Géans ,
ce font des moulins à vent , & ce qui
vous paroît des bras , ce font les ailes
DE DON QUIC HOTTE. 81
que le vent fait tourner pour faire mar- LIVRE I
cher la meule. Il paroît bien , dit Don CH . Vili.
Quichotte , que tu n'eft guéres expert
en matiére de Chevalerie . Ce font des
Géans , & fi tú as peur , ôte toi d'ici ,
& te mets quelque part en oraiſon ,
pour moi je vais les attaquer , quel
que inégal que puiffe être le combat .
En difant cela il pique Roffinante , &
quoique Sancho fe donnât au diable
que c'étoit des moulins à vent , & non
pas des Géans , c'étoit tellement des
Géans pour notre Chevalier, qu'il n'en
tendoit feulement pas les cris de fon
Ecuyer , & plus il s'approchoit des
moulins , moins il fe défabufoit . Ne Sujet de la
fuyez pas poltrons , crioit-il à pleine figure.
tête , lâches & viles créatures , ne
fuyez pas , c'eft unfeul Chevalier qui
entreprend de vous combattre . Un peu
de vent s'étant levé au même inftant
& ces grandes aîles commençant à
fe mouvoir : Vous avez beau faire :
dit le Chevalier redoublant fes cris
quand vous remueriez plus de bras
que n'en avoit Briarée , vous me le
payerés tous - à - l'heure. En même
tems il fe recommande de tout fon
cœur à fa Dame Dulcinée , la priant
de le fecourir dans un fi grand péril ;
82 HISTOIRE
LIVRE I. & bien couvert de fon écu , & la lance
CH . VIII. en arrêt , il court de toute la force de

Roffinante contre le plus proche des


moulins , & rencontre une des aîles ,
de forte que le vent donnant alors de
grande furie , l'aîle en tournant em
porta la lance , & la mit en piéces , jet
tant le Cavalier & le cheval fort loin ,
dans le champ & en très mauvais état.
Sancho accourut promtement au grand
trot de fon âne , & trouva que fon
maître ne pouvoit fe remuer , tant la
chute avoit été lourde . Hé ventre.de
moi , dit Sancho " ne vous difois-je
pas bien que vous priffiez garde à ce
vous alliez faire , & que c'étoit des
moulins à vent ? Et qui en pouvoit
douter à moins que d'en avoir d'autres
dans la tête Tais-toi , ami Sancho ,
répondit Don Quichotte , le métier dé
la guerre , plus que tout autre , eft fujet
aux caprices du fort , & c'eft une in
conftance perpétuelle . Mais veux-tu
que je te dife ce que je penfe , &
fans doute c'eft la vérité , que l'En
chanteur Frefton qui a enlevé mon ca
binet & mes livres , a changé ccs Géans
en moulins , pour m'ôter la gloire de
les avoir vaincus , tant il a de haine &
de rage contre moi ; mais à la fin fi
DE DON QUICHOTTE. 8
faudra-t-il que toute fa fcience cède à LIVREI.
la bonté de mon épée . Dieu le veuille, CH . VIII .
Monfieur , répondit Sancho , & lui
aidant à fe lever , il fit tant qu'il le
monta fur Roffinante , qui étoit à demi
épaulé , & s'entretenant de cette aven
ture , ils prirent le chemin du port La
pice , parce qu'il n'étoit pas poffible ,
difoit Don Quichotte , qu'étant un
chemin fortpaffant ils n'y trouvaffent
bien des aventures . Mais il avoit un
regret extrême d'avoir perdu fa lance
& le témoignant à fon Ecuyer : Je me
fouviens , dit-il , d'avoir lû qu'un Che
valier Efpagnol appellé Diego Perés de
Vargas , ayant rompu fa lance dans un
combat , arracha une groffe branche
d'un chêne , & en tua tant de Mores
que le furnom d'Ecacheur lui en de
meura ; & lui & fes defcendans fe font
toujours depuis appellés Vargas & Ma
chuca. Je te dis cela , Sancho , parce
que je prétens arracher du premier chê
ne que je trouverai une branche auffi
forte & auffi bonne que je m'imagine

celle - là , & j'en ferai de tels faits
d'armes , que tu te croiras trop heu
reux d'avoir mérité de les voir &
d'être témoin d'actions fi grandes qu'on
aura de la peine à les croire. Ainfi
84 HISTOIRE
*
LIVRE I. foit-il , dit Sancho , je le crois , puif
CH . VIII. pue vous me le dites , mais redreffez
vous un peu , Monfieur , car vous al
lés tout de travers ; c'eft fans doute que
vous êtes froiffé de votre chute . Auffi
eft-il vrai , répondit Don Quichotte ,
& fi je ne me plains point , c'eft qu'il
n'eft pas permis aux Chevaliers errans
de le faire , quand même les boyaux
leur fortiroient du ventre . Si cela eft ,je
n'ai rien à dire , dit Sancho , mais Dieu
fçait fi je ne ferois pas bien aife que
vous vous plaigniffiez un petit quand 1
vous avez du mal ; car pour moi je
ne m'en fçaurois tenir , & je crierois
comme un défefpéré à la moindre
égratignure , à moins que cela ne foit
défendu aux Ecuyers errans , aufi
bien qu'à leurs maîtres . Don Quichot
te ne laiffa pas de rire de la fimplicité
de fon Ecuyer , & il l'affura qu'il pou
voit fe plaindre tant qu'il voudroit
qu'il en eûtfujet ou non , & qu'il n'a
voit encore rien lu de contraire à cela
dans les livres de Chevalerie. Mon
fieur , dit alors Sancho , ne feroit - il
point tems de manger ? Il me fem
ble que vous ne vous en avifez point ?
Je n'en ai pas befoin pour l'heure
répondit Don Quichotte ; pour toi
DE DON QUICHOTTE. 85
tu peux manger fi tu en as envie. Avec LIVRE I.
cette permition , Sancho s'accommo- CH . Vill,
da le mieux qu'il put fur fon âne , &
tirant du biffac ce qu'il avoit apporté ,
il alloit mangeant derriere fon maître
hauffant de tems en tems la calleba
ce avec tant de plaifir qu'il n'y a point
d'Allemand à qui il n'eût donné de
l'envie ; & pendant qu'il alloit ainfi
avallant toujours quelque gorgée , il
ne fe fouvenoit non plus de fa famille
que des promeffes de fon Maître , &
bien loin de trouver le métier rude , il
ne s'imaginoit que du plaifir à cher
cher les aventures ; quelques périlleu
fes qu'elles fuffent . Ils pafferent cette
nuit-là fous des arbres , où Don Qui
chotte rompit une branche féche affez
forte pour lui fervir de lance , & il y
mit le fer qu'il avoit arraché de l'au
tre. Toute la nuit s'écoula fans qu'il
fermât l'œil , penfant toujours à Dul
cinée , pour imiter ce qu'il avoit lu
dans les Romans , où les Chavaliers
paffent les nuits dans les forêts & dans
les déferts à s'entretenir du fouvenir
de leurs Maîtreffes . Mais Sancho qui
étoit un peu plus matériel , ne la paſſa
pas ainfi. Comme il avoit l'eftomac
plein d'autre chofe que de vent , il fut
86 HISTOIRE
LIVREI bien-tôt affoupi , & ne fit qu'un fom
CH. VI . me depuis qu'il fe fut étendu a terre
jufqu'au lever du Soleil , dont les
rayons qui lui donnoient dans les
yeux ne l'auroient pas même éveil
lé , non plus que le chant des oifeaux
qui gazouilloient de tous côtés , fi ſon
maître ne l'avoient appellé cinq ou
fix fois à pleine tête . En fe levant le
vigilant Ecuyer donna une atteinte à
la bouteille , mais avec bien du regret
de la trouver plus legere que le foir
d'auparavant , parce qu'il ne voyoit
pas le moyen d'en réparer fi-tôt le dé
faut , au chemin qu'ils prenoient. Pour
Don Quichotte , qui s'étoit repu des
fucculentes & favoureufes penfées de
fa Maîtreffe , il ne fe foucia point de
déjeuner. Ils monterent à cheval , &
reprirent le chemin du port Lapice 2
qu'ils découvrirent environ fur les huit
heures du matin. C'est ici , Sancho
mon ami , s'écria Don Quichotte , que
nous pouvons mettre le bras juſqu'au
coude dans ce qu'on appelle aventu
res. Mais écoute , je t'avertis de pren
dre bien garde à ne pas mettre l'épée
à la main , quand tu me verrois dans
le plus grand péril du monde , fi ce n'eft
que par hazard tu me viffes attaqué
DE DON QUICHOTTE. 87
par de la canaille oupar de viles créa LIVREI
tures comme toi : car en ce cas tu mẹ н . Vii…….
peux bien fecourir ; mais contre des
Chevaliers , cela ne t'eft permis en au
cune maniere par les Loix de Cheva
lerie , jufqu'à ce que tu fois armé Che
valier . Faites état , Monfieur , que je
vous obéirai en cela ponctuellement
& d'autant plus que je fuis fort pacifi
que de mon naturel , & ennemi juré des
querelles . Véritablement pour ce qui
eft de me défendre moi , quand on m'at
taquera , je ne me foucierai guéres de
ces Loix , puifque les Loix divines &
humaines permettent à chacun de dé
fendre fa peau . J'en fuis d'accord , dit
Don Quichotte , mais pour ce qui eft
de me fecourir contre des Chevaliers
tun'as que des voeux à faire ; du refte il
faut que tu tiennés en bride cette bra
voure naturelle . Ne dis-je pas auffi que
ję le ferai , répartit Sancho , je vous
promets de garder ce commandement
comme celui du Dimanche . En ache
vant ce difcours , ils virent venir vers
èux deux Religieux de l'Ordre de faint
Benoît , montez fur des dromadaires
c'est-à-dire , fur des mules de même tail
le , avec leurs parafols , & des lunettes
de voyage . Derriere eux venoit un co
88 HISTOIRE
LIVREI. coche , avec quatre ou cinq Cavaliers ,
CH. Viil. & deux valets de mules , à pied. Il y
Rencontre avoit dans le coche , à ce qu'on a dit
d'un Coche. depuis , une Dame de Biſcaye qui alloit
trouver fon mari à Seville , d'où il de

voit paffer dans les Indes avec un em
ploi confidérable. A peine Don Qui
chotte eut-il apperçu les Religieux , qui
n'etoient pas
pas de cette compagnie , quoi
qu'ils allaffent le même chemin , qu'il
dit à fon Ecuyer : Ou je fuis bien trom
pé , ami Sancho , ou voici une des plus
fameufes aventures qui fe foient jamais
vûes; car ces phantômes noirs qui pa
roiffent là-bas , doivent être , & font
fans nul doute des Enchanteurs qui ont
enlevé quelque Princeffe , & l'emme
nent par force dans ce coche. Il faut à
quelque prix que ce foit que j'empêche
cette violence . Ceci m'a la mine d'être
pis que les Moulins à vent , dit Sancho
en branlant la tête : Monfieur , vous
n'y prenez pas garde , ce font-là des
Bénédictins , & le coche eft fans dou
te à des gens qui font voyage ; regar
dez bien à ce que vous allez faire , &
que le Diable ne vous tente pas. Je t'ai
déja dit , mon ami , reprit Don Quichot
te , que tu ne te connois pas en aventu
res ; ce que je te dis , eft véritable , &
tu
DE DON QUICHOTTE. 89
tule vas voir tout-à-l'heure . En difant LIVRE I.
cela il s'avance & fe campe au milieu CH . VIII.
du chemin par où devoient paffer les
Moines , & quand ils furent affez près
pour le pouvoir entendre , il leur cria
arrogamment ; Gens Diaboliques &
excommuniez , qu'on mette tout-à
l'heure en liberté les hautes Princeffes
que vous emmenez dans ce coche , fi
nonpréparez-vous à recevoirune prom
te mort pour le châtiment de vos mau
waifes œuvres.Les Peresretinrent leurs
mules , & n'étant pas moins étonnez
de l'étrange figure de Don Quichotte ,
quede ce difcours, Seigneur Chevalier,
répondirent-ils nous ne fommes point
de gens endiablés ni excommuniés , mais
des Religieux de faint Benoît qui voya
geons : s'il y.a dans le coche des Prin
ceffes qu'on enleve , nous n'en fçavons
rien. Je ne me paye pas de belles paro
les dit Don Quichotte , & je vous con
nois bien , perfides canailles . Sans at
tendre de réponſe , Don Quichotte pi
que , la lance baffe , contre un des Re
ligieux , avec tant de furie , que fi le
Pere ne fe fût promtement jettéà terre,
il l'y auroit mis malgré lui , ou dange
reufement bleffé , ou peut-être laiffé
fans vie : l'autre Moine , qui vit de
Tome I H
HISTOIRE
༡༠
LIVRE I. quelle forte on traitoit fon compagnon,
CH . VIII donna des deux à fa mule , & enfila la
campagne plus vite que le vent . Sancho
Pança ne vit pas plûtôt le Religieux
par terre , qu'il fauta preftement de fon
âne à bas , & fe jettant fur lui , il com
mençoit déja à le dépouiller , quand
deux valets qui fuivoient à pied les Re
ligieux accoururent , & lui demande
rent pourquoi il lui ôtoit fes habits ?
Parce qu'ils m'appartiennent , dit San
cho , & que ce font les dépouilles de la
bataille que Monſeigneur vient de ga
gner. Les valets qui n'entendoientpoint •
raillerie , &nefçavoient ce que c'étoit
quede dépouilles & de batailles, voyant
Don Quichotte affez loin qui entrete
noit ceux du coche , fe jetterent fur San
cho, le renverferent par terre & le laif
ferent demi mort de coups & preſque
fans barbe au menton. Cependant leBé
nédictin qui n'avoit eu d'autre mal que
la peur , fitôt qu'il vit Don Quichotte
-s'éloigner , remonte promtement fur fa
mule , & pique tout tremblant après fon
compagnon , qui l'attendoit affez loin
de-là,regardant ce que deviendroit cet
re aventure,fans ofer en attendre la fin.
Ils pourfuivirent tous deux leur route
faifant plus de fignes de croix , que s'ils
DE DON QUICHOTTE. 91
euffent le diable à leurs trouffes. Don LIVRE I.
Quichotte étoit, comme nous avons dit, CH . VIII .
à la portiere du coche où il haranguoit
la Dame Biſcayenne qu'il avoit abor
dée par ces paroles : Votre beauté
Madame , peut faire déformais tout ce
qu'il lui plaira , vous êtes libre , & ce
bras vient de châtier l'audace de vos
raviffeurs. Et afin que vous ne foyez
pas en peine du nom de votre libéra
teur , fçachez que je m'appelle Don
Quichotte de la Manche , Chevalier
errant , & l'Efclave de la belle & in
comparable Dulcinée du Tobofo . Je
ne vous demande autre chofe pour le
fervice que je vous ai rendu, fi ce n'eft
que vous retourniez au Tobofo ; que
vous vous préfentiez de ma part , de
vant cette excellente Dame , & que
vous lui appreniez ce que j'ai fait pour
votre liberté. Un Cavalier Bifcayen ,
de ceux qui accompagnoient le coche
écoutoit attentivement tout ce que di
foit Don Quichotte ; & comme il vit
qu'il ne vouloit point laiffer partir le
coche, & qu'il s'opiniâtroit à le faire re
tourner au Tobofo. Il s'approcha de lui,
& le tirant par fa lance ,lui dit en mau
vais langage : Va-t-en , Chivalier, que
maltu vas , par le Dieu que moi crée ,
Hij
92 HISTOIRE
LIVRE I. fi ne laiffe le coche ainfi te tue comme
CH. VIII. eft là le Bifcain. Don Quichotte l'en
tendit bien , & lui répondit fort grave
ment : Si tu étois Chevalier , comme
tu ne l'es pas , miférable , j'aurois déja
châtié ton infolence . Moi , non Chiva
lier, répartit brufquement le Biſcayen;
il jure à Dieu qu'autant tu mentes com
me Chrétien : fi toi chette ton lance ,
& tire d'épée , je feré voir al moment
que ton Chival il être un bête : Biſcain
par terre , Chentilhomme par mer , &
Chentilhomme pour le diable , & pren
dre garde que toi mente fi dire autre
chofe . Vous le verrez tout-à-l'heure, dit
Agrayes , répondit Don Quichotte , &
jettant fa lance à terre , il tire fon épée
embraffe fon écu , & attaque le Bif
cayen , en réfolution de ne le pas épar
gner. Le Biſcayen qui le vit venir, eût
bien voulu mettre pied à terre parce
qu'il ne fe fioit pas à fa mule qui n'étoit
que de louage : mais tout ce qu'il put
faire , ce fut de mettre l'épée à la main.
Bien lui prit même de fe trouver auprès
du coche, où il fe faifit d'un couffin qui
lui fervit de rondache . En même tems
les deux fiers champions coururent l'un
contre l'autre comme s'ils euffent été
ennemis mortels. Tous les affiftans fi
(
DE DON QUICHOTTE . 93
rent ce qu'ils purent pour mettre la LIvRT.
paix , mais il fut impoffible ; & le colé- CH . VIII .
re Biſcayen juroit en fon mauvais lan
gage , que fi on ne lui laiffoit achever
fon combat , il tueroit fa maitreffe &
tous ceux qui s'y oppoferoient. La Da
me du coche fort étonnée & toutė
tremblante, fit figne au cocher de s'éloi
gner , & d'unpeu loin s'arrêta à confi
dérer les combattans . Le Bifcayen dé
chargea dans ce moment un coup fi ter
rible furl'épaule de fon adverfaire , qu'il
l'auroit fendujufqu'à la ceinture , s'il ne
l'eût trouvé couvert de fon écu . A će
coup , qui parut à Don Quichotte la .
chute d'une montagne , Dame de mon
ame , s'écria-t-il , Dulcinée , fleur de la
beauté , fecourez votre Chevalier , qui
fetrouve en cette extrémité pour fou
tenir vos interêts . Dire cela , ferrer fon
épée , fe couvrir de fon écu , & affaillir
le Biſcayen, ne fut qu'une même chofe ,
dans la réfolutión de hazarder le tout
enun feul coup . Le Bifcayen qui vit ve
nir fon ennemi de cette maniere , jugea
de fon deffein par fa contenance 2 &
prenant auffi la même réfolution , ilfe
couvrit le mieux qu'il put de fon couf
fin , & l'attendit de pied ferme , d'au
tant plus qu'il ne pouvoit faire remuer
94 HISTOIRE
LIVREI. fa mule , qui n'en pouvoit plus de laffi
CH. VIII . tude , outre qu'elle n'étoit pas dreſſée à
ce manége. Don Quichotte venoit ,
comme j'ai dit , l'épée haute contre le
rufé Bifcayen , réfolu de le fendre par
la moitié & le Bifcayen l'attendoit
auffi dans le deffein de n'en pas faire
à deux fois. Tous les fpectateurs ef
frayés attendoient l'iffue des épouvan
tables coups dont nos combattans fe
menaçoient , & la Dame du coche avec
fes femmes fe vouoient à tous les Saints
d'Efpagne pour obtenir de Dieu le falut
de leur Ecuyer, & le leur propre .
Ce qu'il y a de fâcheux ici , c'eft que
l'Auteur de l'Hiftoire demeure court en
cet endroit, s'excufant fur ce qu'il n'a
rien appris davantage des faits de Don
Quichotte. Véritablement le fecond
Auteur ne pouvant croire qu'une fi cu
rieufe Hiftoire fe fût abfolument per
due , & que les beaux Efprits de la
Manche euffent eu fi peu de foin , que
de n'en pas conferver les mémoires , ne
défefpéra pas de trouver de quoi pour
fuivre ce plaifant Ouvrage , & réuffit
enfin dans fa recherche , comme on le
verra dans la feconde Partie .
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE .

LIVRE SECOND.`

CHAPITRE IX .

Conclufion de l'épouvantable combat du


vigoureux Biscayen , & du vaillant
Don Quichotte.

LIVRE II.
Ous avons laiffé dans lapre- CHAP. IX.
miere Partie de cette Hiftoi
re le brave Bifcayen , & le
fameux Don Quichotte , les
épées levées , en état de fe décharger
de terribles fendans , & tels que fi
96 HISTOIRE
LIVRE II. les épées fuffent tombées à plomb &
CHAP.IX. 1ans trouver de réfiftance,ils fe feroient
pour le moins fendus jufqu'à l'arçon de
la felle. Mais , comme j'ai dit , l'Hif
toire demeuroit imparfaite dans cet
endroit , fans que l'Auteur nous ap
prit où nous pourrions trouver de quoi
la pourfuivre. Cela me fâcha fort , &
le plaifir que m'avoit donné le com
mencement , fe tourna en douleur
quand je crus qu'il n'y avoit pas d'ef
pérance de voir le refte . Cependant il
me paroiffoit impoffible , autant qu'in
jufte , qu'un fi vaillant Chevalier n'eût
pas eu quelque Sage qui prît foin d'é
crire l'hiftoire de fes faits inouis : ce
qui n'a jamais manqué à aucun de fes
devanciers , c'est-à-dire , des Cheva
liers à aventures , dont chacun en avoit
toujours un ou deux , qui fe trouvoient
àpropos pour écrire leurs proueffes ,
& recueillir jufqu'à leurs moindres
penfées. Ainfi ne pouvant comprendre
qu'un Chevalier de cette importance
eût pu manquer de ce qu'un Platir &
d'autres femblables avoient eu de refte,
j'avois toujours dans l'efprit que cette
admirable hiftoire n'étoit point demeu
rée ainfi eftropiée , & qu'il falloit que
le tems , qui vient à bout de tout , l'eût
confumée
DE DON QUICHOTTE . 97
confumée , ou la tint quelque part en- LIVRE
fevelie. D'un autre côté il me fembloit CAP
que l'hiftoire de notre Chevalier ne de
voit pas être bien ancienne , puifqu'on
avoit trouvé dans fa bibliothéque des
livres modernes , comme le remede de
la jaloufie ; les Nymphes , & le Berger
d'Hénarés ; & que quand elle n'auroit
pas été écrite , les gens de fon village ,
& leurs voifins ne l'auroient pas enco
re oubliée . Rempli de cette imagina
tion , je me mis en tête de rechercher
exactement la vie & les miracles de no
tre fameux Eſpagnol , cette éclatante
lumiere de la Manche , & le premier
qui dans ce fiécle malheureux ſe ſoit
dévoué à l'exercice de la Chevalerie.
errante , à défaire les torts & injures ,
à fecourir les veuves , & à défendre
l'honneur des Demoifelles , comme de
celles qu'on voyoit au tems paffé cour
re par monts & par vaux fur les pale
frois , portant leur virginité avec elles
en toute fureté , & qui au bout de qua
tre-vingt ans , à moins que d'être for
cées par quelques brutaux , entroient
dans la fépulture pucelles & vierges
comme leurs meres . Mais toutmon foin
auroit été inutile , & la postérité feroit
privée de ce tréfor , fi la bonne fortune ,
Tome I. I
HISTOIRE
e me l'eût fait tomber entre les mains
la maniere que je le vais dire .
Etant un jour dans la rue des Mer
ciers à Tolede , je vis unjeune garçon ,
qui vendoit de vieux papiers à un Epi
cier; & comme je fuis curieux jufqu'à
ramaffer les moindres morceaux de pa
pierpar les rues , j'en pris un des mains
de ce garçon pour le lire , & trouvai
qu'il étoit en caracteres Arabes , que
je n'entens point, Je cherchai par-tout
desyeux fi je ne verrois point quelque
Maure Judaïfé pour me les expliquer ,
& n'eus pas de peine à trouver ce fe
cours dans un lieu où j'en aurois trou
vé pour des Langues encore plus diffi
ciles & plus anciennes. Le hazard m'en
amena donc un à qui je mis le livre en
tre les mains , & il n'en eut pas plutôt
lû quelques lignes , qu'il fe prit à rire..
Je lui demandai de quoi il rioit . D'une
remarque importante , dit-il , que je
trouve ici à la marge ; & continuant
toujours de rire , il lut ces paroles ::
Cette Dulcinée du Tobofo , dont il eſt
fi fouvent parlé dans cette Hiftoire
eut , dit-on , la meilleure main pour fa
ler des pourceaux , que femme qui fût
dans toute la Manche. Au nom de Dul
cinée du Tobofo , m'imaginant que les
DE DON QUICHOTTE . 99 .
LIVRE II.
vieilles paperaffes contenoient peut
CHAP. IX,
être l'Hiftoire de Don Quichotte , je
preffai le Morifque de lire le titre du
livre , & il y trouva ces mots en Ara
be : Hiftoire de Don Quichotte de la
Manche , écrite par Cid-Hamet-Benen
geli , Hiſtorien Arabe . J'eus tant de
joye quand j'entendis le titre du li
vre , qu'à peine la pus-je diffimuler ;
& arrachant tous les papiers des mains
de l'Epicier , j'en fis marché avec le
jeune homme, & j'eus pour une demi
réale , ce qu'il m'auroit vendu une fois
autant s'il eût fçu lire dans mon efprit.
Je me retirai auffi-tôt par le cloître de
la grande Egliſe avec mon Morifque ,
& le priai de traduire en Eſpagnol tout
ce que contenoient ces vieux papiers ,
fans ajouter ni retrancher la moindre
chofe , lui offrant tout ce qu'il me de
manderoit . Mais il fe contenta de deux
cabas de raifins & de deux boiffeaux
de froment : & me promit de les tra
duire fidélement , & que je ferois fa
tisfait en peu de tems : mais pour faci
liter l'affaire " & ne me pas défaifir
d'une fi bonne rencontre , j'emmenai
le Maure chez moi , où en moins defix
femaines la verfion fut faite , & toute
telle que je vous la donne. Sur la pre
Iij
100 HISTOIRE
LIVRE II. miere feuille du livre étoit peint au na
CHAP. IX. turel le combat de Don Quichotte &
du Biſcayen dans la même pofture où
nous les avons laiffés tous deux l'épée
haute , l'un couvert de fa rondache ?
& l'autre de fon couffin . La mule du
Biſcayen étoit tellement au naturel
qu'on l'auroit prife d'une lieue loin
pour une mule de louage ; on voyoit
écrit aux pieds du Biſcayen , Don San
cho de Afpetia , & fous ceux de Roffi
nante 2 Don Quichotte . Roffinante
étoit admirablement bien peint, fi long,
fi roide , fi maigre , & fi fatigué , l'épi
ne du dos fi tranchante , & l'oreille fi
baffe , qu'on jugeoit à la premiere vue
que jamais cheval au monde n'avoit
mieux mérité ce furnom. Tout auprès
étoit Sancho Pança , tenant fon âne
par le licou , au pied duquel il y avoit
un écriteau qui difoit , Sancho Canças .
A voir fon portrait il avoit la panfe
large , la taille courte , & les jambes
caigneufes ; & c'eft apparemment pour
cela que l'hiftoire lui donne indifférem
ment le furnom de Pança & de Canças .'
Il y avoit encore d'autres chofes à re
marquer dans cette figure , mais de peu
d'importance , & qui ne fervent de
rine à l'intelligence de l'hiftoire , Je di
IC
BL
BI
DE DON QUICHOTTE . ior
rai feulement que s'il y a quelque ob- LIVRE II .
jection à faire contre celle-ci touchant CHAP. IX.
la vérité , ce ne peut être que parce que
l'Auteur eft Arabe , & qu'ils font tous
naturellement menteurs . Mais au con
traire , comme ils font nos ennemis , ce
lui-ci aura plutôt retranché qu'ajouté ;
& il mefemble en effet que lorsqu'il de
voit le plus s'étendre fur les louanges
de notre Chevalier , il s'eft malicieufe
ment retenu & les a paffées fous filen
ce : procédé indigne d'un Hiſtorien Qualités d'un
qui doit être ponctuel & fidele , exemt Hiftorien.
de paffion & fans interêt , & que la
crainte ni l'affection , ni l'inimitié ne doi
vent jamais faire écarter de la vérité ,
qui eft la mere de l'Hiftoire , comme
l'Hiftoire eft le dépôt des actions hu
maines , & l'ennemie déclarée de l'ou
bli , puifque c'eft-là que nous avons de
fidéles tableaux du paffé , & que nous
puifons des exemples pour le préfent ,
& des précautions pour l'avenir. Je
fuis affuré que l'on trouvera dans celle
ci tout ce qu'on peut fouhaiter de plai
fant & d'agréable , ou que s'il y man
que quelque chofe , ce fera la faute de
l'Auteur , & non pas celle du fujet . En
fin la feconde Partie , fuivant la traduc
tion , commence ainfi.
I iij
102 HISTOIRE
LIVRE . Il fembloit à l'air terrible de ces deux
CHAP . IX. fiers & animés combattans avec leurs

de lafe tranchantes épées levées , qu'ils ne


Commence-
ment
onde Parte menaçoient pas moins que le Ciel &
le cette Hi la terre : & tous les fpectateurs éton
Loire.
nés étoient fufpendus entre l'admira
tion & la crainte . Le premier qui dé
chargea fon coup , fut le colere Bif
cayen , & ce fut avec tant de force &
de furie que fi l'épée ne lui avoit tour
né dans la main , ce feul coup auroit
terminé cet épouvantable combat , &
toutes les aventures de notre Cheva
lier : mais le fort qui le réfervoit pour
de plus grandes chofes , fit que l'épée
tombant de plat fur l'épaule gauche ,
ne lui fit d'autre mal que de défarmer
tout ce côté-là , après avoir emporté
en chemin faiſant une grande partie de
la falade , & la moitié de l'oreille . Il
ne faut pas prétendre de pouvoir ex
primer ici la rage dont le Héros de la
Manche fut tranfporté quand il fe vit
traité de la forte . Il ſe hauffa , & s'af
fermit fur les étriers , & ferrant fon
épée 9 il en déchargea un fi furieux
coup & fi à plein fur la tête de fon en
nemi , que malgré la défenſe du couf
fin , le Biſcayen commença à jetter
le fang par le nez , par la bouché , &
DE DON QUICHOTTE . 103
par les oreilles , faifant mine d'aller LIVRE I
tomber , comme il eût fait fans doute CHAP. IX
s'il n'eût promtement embraffé le cou
de fa mule ; mais un moment après ,
abandonnant les étriers , & étendant
les bras , la mule épouvantée de ce
coup , & maitreffe de la bride , fe mit
à courre par la campagne , & après
quelques fauts jetta le Cavalier par
terre fans apparence de vie . Don Qui
chotte regardoit tout cela avec une
grande tranquillité , & fans s'ébranler ;
mais fi-tôt qu'il vit fon adverfaire à
bas , il fauta promptement de cheval ช
& courant lui mettre la pointe de l'é
pée à la gorge , il lui cria qu'il fe ren
dît ou qu'il lui couperoit la tête . Le
Bifcayen étoit fi étourdi , qu'il ne
voyoit pas le péril qui le menaçoit , &
ne pouvoit former une parole , & Don
Quichotte fans doute ne l'auroit pas
ménagé dans la colere où il étoit , fi la
Dame du coche , qui jufqu'alors avoit
regardé le combat , toute éperdue , ne
lui étoit venu demander avec beau
coup d'inftance la vie de fon Ecuyer.
Notre Héros , adouciffant un peu fa
fierté , répondit gravement : Je vous
l'accorde , ma belle Dame , mais à con
dition que ce Chevalier me donnera fa
I iiij
104 HISTOIRE
LIVRE II. parole d'aller au Tobofo , & de fe pré
CHAP.X. fenter de ma part devant la nompareil
le Dulcinée , afin qu'elle difpofe de lui
comme il lui plaira. La Dame demi
morte de frayeur , fans fçavoir ce qu'il
demandoit , ni s'informer qui étoit
cette Dulcinée , promit pour fon
Ecuyer tout ce qu'il plut à Don Qui
chotte. Qu'il vive donc , ajouta notre
Chevalier , fur votre parole , & qu'en
faveur de votre beauté il jouiffe d'une
grace dont fon arrogancé le rendoit
indigne.

CHAPITRE X.

Converfation de Don Quichotte & de


Sancho Pança.

Ly avoit déja quelque tems que San


cho s'étoit relevé après les rudes
gourmades que lui avoient données les
valets des Bénédictins , & il avoit at
tentivement confidéré le combat de fon
maître, priant Dieu dans fon cœur qu'il
en fortît victorieux , & qu'il y pût ga
gner quelque Ifle , dont il le fit Gou
verneur "2 comme il lui avoit promis .
Voyant donc le combat fini & que Don
DE DON QUICHOTTE. 105
Quichotte alloit monter à cheval , il LIVRE II.
courut vîte pour lui tenir l'étrier ; mais CHAP . X.
avant qu'il montât , il fe jetta à ge
noux devant lui , & lui baifant la main ,
Monfeigneur & mon maître , lui dit
il , fi vous avez agréable de me don
ner l'Ifle que vous venez de gagner ,'
je me fens en état de la gouverner
quelque grande qu'elle puiffe être , &
auffi-bien qu'autre qui s'en foit jamais
mêlé: Ami Sancho , répondit Don Qui
chotte , ce ne font pas ici des aventu
res d'Ifles , ce ne font que rencontres
de grands chemins , où l'on ne gagne
guéres autre chofe que de fe faire caf
fer la tête , & remporter une oreille
de moins ; mais prens patience , il
s'offrira affez d'aventures qui me don
neront occafion de m'acquitter de ma
promeffe , & non feulement de te don
ner un Gouvernement , mais beaucoup
davantage. Sancho faillit à fondre en
remercimens fur les nouvelles promef
fes de fon maître ; & après lui avoir
baifé la main 2 & le bas de la cotte
d'armes , il lui aida à monter à cheval ,
& monta lui-même fur fon âne , fui
vant fon Seigneur , qui s'en alla au
grand pas fans prendre congé des Da
mes du coche , & entra dans un bois
106 HISTOI
IRRE
E
LIVREII. qu'il trouva fur fon chemin. Sancho
CHAP. X. ཚན
fuivoit tant qu'il pouvoit au grand
trot ; mais voyant que Roffinante mar
choit avec tant d'ardeur , qu'il le laif
foit bien loin derriere , il cria à fon
maître de l'attendre . Don Quichotte ,
à ce cri , rètint la bride à Roffinante
& l'Ecuyerfatigué l'ayant joint ; il me
femble , Monfeigneur , lui dit-il , que.
nous ne ferions pas mal de nous reti
rer dans quelque Eglife ; car celui con
tre qui vous avez combattu , eſt en
fort mauvais état , & il ne faut qu'un
malheur qu'on en avertiffe la Juſtice ,
& qu'on fe faififfe de nous , & quand
nous ferons une fois coffrés , il paffera
bien de l'eau fous le pont avant qu'on
nous en tire. Tais-toi , dit Don Qui
chotte , tune fçais ce que tu dis ; & où
as-tu lû , ni vû que jamais Chevalier
errant ait été mis en juftice pour fes
homicides ? Je ne fçai ce que c'eft que
vos homicides , dit Sancho , je ne me
fouviens point d'en avoir jamais vû
mais je fçai fort bien que la fainte Her
mandad châtie ceux qui fe battent en
duel ? du refte , je ne m'en mêle point .
Ne t'inquietes de rien , mon enfant , dit
Don Quichotte , je te tirerois des mains
de's Tartares ; ne crains pas que je te
DE DON QUICHOTTE. 107
laiffe en celles de la Juſtice . Mais dis- LIVRE II.
CHAP. X.
moi en vérité , crois-tu qu'il y ait un
plus vaillant Chevalier que moi dans le
refte du monde ? As-tu lû dans les Hif- Qualités d'un
Cavalier.
toires , qu'un autre ait jamais eu, plus
de réfolution à entreprendre , plus de
vigueur à attaquer , plus d'haleine à
foutenir , plus de promtitude & d'a
dreffe à frapper , & plus de force à ren
verfer. La vérité eft , dit Sancho , que
je n'ai jamais rien lû de femblable
car je ne fçai ni lire ni écrire ; mais je
jurerai bien que de ma vie je n'ai fer
vi un maître plus hardi que vous , &
Dieu veuille que cette hardieffe ne
nous mene pas où je m'imagine . Mais ,
Monfieur , fi nous panfions votre
-oreille , il en fort beaucoup de fang ,
& j'ai heureuſement du charpi & de
l'onguent blanc dans mon biffac. Que
nous nous pafferions bien de tout cela
dit Don Quichotte , fi je m'étois fou
venu de faire une phiole du Baume
de fier-à-bras , & qu'une feule goutte
de cette liqueur nous épargneroit de
tems & de remedes ! Qu'eft-ce donc
que cette phiole de baume , dit San
cho ? C'eſt un baume , dit Don Qui
chotte , dont j'ai la recette en ma mé
moire avec lequel on fe mocque des
1
108 HISTOIRE
LIVRE II. bleffures , & on incague la mort. Auffi
CHAP. X. quand je l'aurai fait , & que je t'en
baum e du
Effet aurai donné , s'il arrive que dans quel
de
fier-à-bras. ques combats tu me voyes coupé d'un
revers par le milieu du corps , com
me il nous arrive fouvent , tu n'as.
qu'à ramaſſer la moitié qui fera tom
bée & la rejoindre à l'autre avant
que le fang fe refroidiffe , prenant tou
jours bien garde à les ajuster égale
ment , après cela donne-moi feulement
- à boire deux traits de ce baume , &
tu me verras auffi fain qu'auparavant ..
Si cela eft, dit Sancho , je renonce tout
à-l'heure au Gouvernement que vous
m'avez promis , & je ne demande autre

chofe , en récompenfe de tous mes fer
vices , que la recette de ce baume . Je .
fuis affuré qu'en quelque lieu que ce
foit , il vaudra tout courant deux ou.
trois réales l'once , & en voilà affez
pour paffer ma vie honorablement &
en repos. Mais , Monfieur , ce baume
coûte-t-il beaucoup à faire ? On en fe
ra toujours fix pintes pour trois réales ,
répondit DonQuichotte . Miférable que
je fuis ! s'écria Sancho , & qu'attendez
vous , Monfieur , que vous ne me l'en
feigniez tout-à-l'heure , & que nous
n'en faffions deux ou trois poinçons
DE DON QUICHOTTE. 109
Doucement , ami Sancho , reprit Don LIVREII.
CHAP .X,
Quichotte , je te garde bien d'autres fe
crets , & de plus grandes récompenfes .
Pour l'heure panfons mon oreille , elle
me fait plus de mal que je n'en fais fem
blant . Sancho tira de l'onguent & du
charpi de fa beface . Mais quand Don
Quichotte ( en s'accommodant ) ap
· perçut fa falade toute briſée , peu s'en
fallut qu'il ne perdît le refte de fon ju
gement. Il mit l'épée à la main , & le
vant les yeux en haut , je jure , dit-il ,
par les entrailles de mon pere , par la
. foi que j'ai promife à Dulcinée , & par
toute la nature enſemble , que jufqu'à
ce que j'aye pris vengeance de celui .
qui m'a fait cette injure , je ferai la
même vie que le grand Marquis de Man
toue , qui ayant fait vou de venger la
mort de fon coufin Baudouin , ne man
gea jufques- là ni pain fur table , ni ne
coucha avec fa femme ; & obferva
quantité d'autres chofes femblables ,
dont je ne me fouviens pas , & que
pourtant je prétens qui foient compri
fes dans mon ferment . Monfeigneur ,
dit Sancho , tout étonné de ce jurement
effroyable , vous avez tort de vous fâ
cher ; car fi le Chevalier fait ce que
vous lui avez ordonné , & qu'il s'aille
110 HISTOIRE
LIVRE II. préfenter devant Madame Dulcinée du
CHAP. X. Tobofo , il en eft quitte ; & à moins
qu'il ne faffe quelque nouvelle offenfe ,
vous n'avez rien à lui demander. C'eſt
très-bien remarquer à toi , reprit notre
Chevalier , & ainfi j'annule le ferment
quant à la vengeance : mais , je le con
firme , & le refais de nouveau , &
m'engage encore une fois de faire la
vie que j'ai dite jufqu'àce que j'aye ôté
par force à quelque Chevalier une au
tre falade , auffi bonne que celle -ci .
Et ne t'imagine pas , Sancho , que je
faffe ceci à la volée , j'ai bien qui imi- .
ter au pied de la lettre , & la même
choſe arriva pour l'armet de Mambrin,
qui coûta fi cher à Sacripan . Monfieur ,
repliqua Sancho , donnez tous ces fer
mens-là au diable : Dieu ne veut pas
qu'on jure , & vous vous damnés à
crédit. Hé ! dites-moi , s'il vous plaît ,
fi par hazard nous ne trouvons de long
tems un homme armé d'une falade
• que ferons-nous en attendant : tiendrez
vous votre ferment en dépit de tous les
accidens & de toutes les incommodités
qui vous en peuvent arriver ? Comme
de dormir tout vêtu , & ne coucher ja
mais en ville , Bourg , ni Village , &
deux mille autres pénitences , que con
DE DON QUICHOTTE . III
tenoit le ferment de ce vieux fou de LIVRE II,
Marquis de Mantoue , fouvenez-vous , Chap. X.
Monfieur , qu'il ne paffe point de gens
armés en ces quartiers , & que l'on n'y
trouve que des charretiers & des me
neurs de mules . En bonne foi ces gens
là ne portent point de falades , & ils
n'en ont peut-être jamais vû d'autres
que de laitues. Va , va , tu te trom
pes , mon ami , dit Don Quichotte
& nous n'aurons pas été ici deux heu
res que nous y verrons plus de gens
en armes qu'il n'en vint devant la for
tereffe d'Albraque , à la conquête de
la belle Angélique . Je le veux donc
bien , puifque vous le voulez , reprit
Sancho , & Dieu veuille que tout réuf
fiffe , & que le tems arrive de gagner
cette Ifle qui me coûte fi cher , quand
je devrois mourir incontinent après .
Je t'ai déja dit , Sancho , dit Don Qui
chotte
, que tu ne te mettes pas en
peine ; & quand l'Ile te manqueroit ,
n'y a-t-il pas le Royaume de Danne
mark , & celui de Sobradife , qui ne
te fçauroient manquer , & ce qui eſt
de meilleur , qui font en Terre ferme ;
mais cela fe trouvera dans fon tems.
Pour le préfent , regarde fi tu as quel
que chofe à manger dans le biffac , afin
Ï12 HISTOIRE

LIVRE II. que nous allions promtement chercher


CHAP. X. quelque Château où nous puiffions
nous retirer cette nuit , & faire mon
baume ; car pour ne pas mentir , l'o
reille me fait grand mal . J'ai ici un
oignon & un morceau de fromage avec
deux ou trois bribes de pain , dit San
cho ; mais ce ne font pas là des vian
des pour un vaillant Chevalier com
me vous. Que tu l'entens mal ! répon
dit Don Quichotte . Il faut que tu fça
ches , Sancho , que c'eft la gloire des
Chevaliers errans de paffer les mois
entiers fans manger , & quand ils man
gent c'eft fans' façon , de la premiere
chofe qu'ils trouvent , & tu n'en dou
terois pas , fi tu avois lû autant d'hif
toires que moi ; car je te puis bien ju
rer , que quelque recherche que j'aye
faite , je n'ai point encore trouvé , que
ces Chevaliers mangeaffent que par
hazard , & quand ils étoient invités à
de fomptueux banquets & à des Fêtes
Royales ; car pour le refte du tems , ils
ne fe repaiffoient guéres que de leurs
penſées. Et comme il n'étoit pourtant
pas poffible qu'ils s'en paffaffent abfo
fument , non plus que des autres nécef
fités , puifqu'ils étoient hommes com
me nous ; il faut croire que paffant leur
vie
DE DON QUICHOTTE . 113
vie dans les forêts & dans les deferts , LIVRE II.
& fans cuifinier , leurs repas ordinaires CHAP. X.
étoient des viandes ruftiques , comme
celles que tu m'offres , Ainfi , ami San
cho , ne te chagrine point d'une chofe
qui me fait du plaifir , & ne penfe pas
à faire un monde nouveau , ni à chan
ger les coutumes de la Chevalerie er
rante , établie depuis fi long-tems . Il
faut me pardonner , Monfieur , dit San
cho , parce que je ne fçai ni lire ni écri
re , comme je vous ai dit , & je n'aija
mais lû les regles de la Chevalerie ;"
mais à l'avenir le biffac fera bien four
ni de toutefortede fruitsfecs, pour vous
qui êtes Chevalier ; & comme je n'ai
pas l'honneur de l'être , j'acheverai de
le remplir pour moi de quelque chofe
de plus nourriffant . Je ne dis pas , re
pliqua Don Quichotte , que le Cheva
lier errant foit obligé de ne manger que
des fruits , mais que c'étoit leur manger
ordinaire , avec quelques herbes enco-
re qu'ils trouvoient par les champs , &
qu'ils connoiffoient toutes parfaite
ment , comme je les connois bien auffi.
C'eſt une grande vertu que de connoî
tre ces herbes , répondit Sancho , & fi
je ne me trompe , nous aurons quelque
jour befoin de cette connoiffance : ce
Tome I. K
114 HISTOIRE

LIVREI . pendant voici ce que Dieu nous a don


CHAP. XI . né , ajouta-t-il , & ayant tiré les vivres
de la beface , ils mangerent avec ap
petit & de compagnie. Ils eurent bien
tôt fait leur frugal repas , & monte
rent auffi-tôt à cheval pour aller cher
cher à loger. Mais le Soleil leur man
qua , avec l'efpérance de trouver ce
qu'ils fouhaitoient , & ils s'arrêterent
auprès de quelques cabanes de ber
gers , où ils réfolurent de paffer la
nuit. Autant qu'il y eut d'ennui pour
Sancho de n'être pas dans quelque bon
village , autant Don Quichotte trou
va-t-il de plaifir à dormir à découvert ,
fe figurant que tout ce qui lui arrivoit
de cette maniere , étoit autant d'Ac
tes de poffeffion qui faifoient foi de fa
Chevalerie.

CHAPITRE XI.

De ce qui arriva à Don Quichotte avec


les Bergers .

OTRE Chevalier fut très - bien


No reçû des bergers de ces cabanes ,
& Sancho ayant promtement accom
modé Roffinante & fon âne le mieux
DE DON QUICHOTTE. 115
qu'il put , fe rendit à l'odeur de quel- LIVRE II.
ques morceaux de chèvre que les ber- CHAP. Al
gers faifoient rôtir pour leur fouper.
Le bon Ecuyer eût bien voulu tout
fur le champ les manger , comme on
dit de broc en bouche ; mais il fallut ,
malgré lui , qu'il attendît que les ber
gers ( après les avoir tirés du feu )
euffent étendus à terre quelques peaux
de brebis & de chèvres pour fervir
de napes. Ce ruftique couvert étant
mis , ils convierent leurs hôtes de man
ger avec eux de bon coeur ce qu'ils
leur offroient de même . Six bergers
qu'ils étoient dans cette cabane , s'af
firent fur leurs talons autour des peaux
de brebis , après avoir en cérémonies
champêtres prié Don Quichotte de
s'affeoir fur une auge qu'ils avoient
renversée . Sancho fe tenoit derriere
"
lui , pour lui fervir à boire dans une
coupe de corne qu'avoient les bergers .
Son maître le voyant debout , lui dit :
Afin que tu voyes , Sancho , le bien
qu'enferme enfoi la Chevalerie erran
te , & combien ceux qui la fuivent
font en état d'être bien-tôt eftimés &
honorés dans le monde , je veux que
tu te mettes à mon côté , & que tu
t'aflifes dans la compagnie de ces bon
Kij
116. HISTOIRE

LIVRE II. nes gens , que tu fois une même cho


CHAP. XI. fe avec moi , qui fuis ton Seigneur &
ton maître , que tu manges en même
plat , & que tu boives dans mon ver
Chevalerie re : car enfin on peut dire de la Che
erranteàcom
parée l'A valerie errante ce qu'on dit de l'A
mour, mour , qu'elle égale toutes choſes.
Monfeigneur , je vous remercie , dit
Sancho , mais fi j'avois bien de quoi ,
j'aimerois mieux le manger feul de
bout , qu'affis au côté d'un Empereur ;
& pour vous en parler franchement ,
je m'accommode auffi-bien d'un mor
ceau de pain bis & d'une ciboule 2
dans mon coin , fans façon & fans con
trainte , que d'un coq-d'inde en com
pagnie d'honnêtes gens , oùje fuis obli
gé de mâcher lentement , de boire de
petits coups , de m'effuyer à toute heu
re , fans ofer touffer ni éternuer ,
quelqu'envie qu'il m'en prenne ; chan
gez donc , s'il vous plaît , Monfeigneur
& maître , en d'autres chofes qui foient
de plus de profit , l'honneur que vous
me voulez faire , pour la part que j'ai
à la Chevalerie errante , comme Ecuyer
de votre Seigneurie : je vous en remer
cie & le tiens pour reçû , & j'y renon
ce dès-à-préfent pour jufqu'à la fin du
monde, Avec tout cela , dit Don Qui
DE DON QUICHOTTE. TIT
chotte , fi faut-il que tu te mettes-là , LIVRE .
parce que Dieu éleve celui qui s'humi- CHAP. XL
lie ; & le tirant en même tems par le
bras , il le fit affeoir par force auprès
de lui . Les bergers qui n'entendoient
rien à ce jargon d'Ecuyers & de Che
valiers errans 2 ne faifoient que man
ger , regardant fans rien dire leurs hô
tes qui avalloient de tems en tems des
morceaux gros comme le poing. Le
fervice de viandes achevé , on mit fur
la table quantité de noifettes , & un
fromage qui n'étoit guéres moins dur
que s'il avoit été de chaux & de ci
ment. Pendant tout ce tems-là , la cor
ne n'étoit point inutile , elle ne ceffoit
d'aller & de venir à la ronde , tantôt
pleine , tantôt vuide , & fifouvent en
fin , qu'un bouc de vin de deux qu'il
y en avoit en fut vuidé. Après
que Don Quichotte eut bien mangé ,
& qu'il vit que fon eftomach avoit à
peu près ce qu'il falloit à un Héros mo
derne , il prit une poignée de noifettes ,
& les regardant attentivement , Heu- Defcription
reux âge , s'écria-t-il , heureux fiécles de l'âge d'or
à qui nos premiers Peres donnerent le
nom d'âge d'or , non pas que l'or qu'on
eftime tant dans ce fiécle de fer s'y
trouvât plus communément , où qu'on
118 HISTOIRE
LIVREII. le tirât avec moins de peine des en
CHAP. XI. trailles de la terre ; mais parce qu'on
ne connoiffoit point alors ees deux fu
neftes paroles le tien & le mien, qui ont
depuis divifé tout le monde. Toutes
chofes étoient communes dans ce faint
âge , & les hommes n'avoient d'autre
foin à prendre pour leur nourriture
que de cueillir Te fruit que les arbres
leur offroient libéralement, & de puifer
avec la main les pures & délicieufes
eauxque les ruiffeaux & les fontaines
leurpréfentoient en abondance.Les foi
gneufes abeilles enrichiffant les fentes
des rochers & les creux des arbres , de
la dépouille des fleurs , formoient fans
crainte leur vigilante république , &
permettoient aux hommes de recueillir
l'agréable moiffon de leurs fertiles tra
vaux. De fimples hutes tenoient lieu de
maifon & de palais aux habitans de la
terre , & les arbres , fe défaifant d'eux
mêmes de leurs écorces , leur fournif
foient de quoi couvrir leurs cabanes , &
fe garantir de l'intempérie des faifons.
Tout étoit en paix pour lors , on ne
voyoit qu'union & qu'amitié . Jufques
làle foc & la bêche n'avoient point ou
vert les entrailles de la terre ; cette bon
ne & féconde mere donnoit gratuite
DE DON QUICHOTTE . 119
ment tous les fruits de fon vafte ſein , & LIVRE II.
fes heureux enfans y trouvoient tout à CHAP. XI,
la fois , & ce qui étoit néceffaire pour
l'entretien de la vie , & ce qui étoit dé
lectable . La beauté n'étoit point un
avantage dangereux aux jeunes filles ;
elles alloientlibrement par-tout;étalant
fans artifice & fans deffein tous les pré
fens que leur avoit fait la nature , fans fe
cacher davantage , qu'autant que l'hon
nêteté commune à tous les fiécles l'a
toujours demandé . La pourpre de Tyr ,
ni l'or, ni la foye ne faifoient point leurs
ornemens ; elles n'empruntoient rien
des agrémens de l'Art , & avec de fim
ples guirlandes de fleurs ou de feuilles
entrelacées , elles étoient plus parées
que ne le font aujourd'hui les Dames
les plus galantes , par les plus riches in
ventions que le luxe & la vanité du fié
cle leur ont enfeignées . L'Amour s'ex
pliquoit nuement & fincérement com
me l'ame le reffentoit , fans rechercher
dans l'artifice des paroles une expref
fion plus forte & plus adroite que celle
de la nature ; on voyoit dans toutes les
actions des hommes une fincérité naïve ,
non feulement exemte de tromperie ,
mais encore incapable de diffimulation.
La Juftice , toujours le bandeau fur les
120 HISTOIRE

BIVRE II. yeux , ne connoiffoit point alors , ni la


CHAP. XI. faveur ni l'intérêt ; ce n'eft que dans les
fiécles fuivans que ces monftres ont pris
naiffance, & que gliffant un venin fubtil
dans le coeur des hommes , ils ont étouf
fé l'équité naturelle , qui d'un commun
confentement gouvernoit auparavant
toutes chofes. L'honnêteté , comme j'ai
dit , étoit inféparable des filles , elles
alloient par-tout fur leur foi , affurées
des autres & d'elles-mêmes , & n'appré
hendoient rien de leurs propres defirs
ni de ceux d'autrui . Mais il n'y a plus
d'afyles pour elles en ce fiécle déteſta
ble ; l'Amour ſe fait entrée par-tout , il
n'ya ni gardes qu'il ne trompe , ni laby
rinthe dont il ne démêle l'artifice . Dans
leslieux même dont les rayons du foleil
font exclus,l'inquiete ardeur desAmans
y pénetre & triomphe enfin de la plus
exacte retenue . Ainfi cette premiere in
nocence s'étant perdue , & la corrup
tion croiffant de jour en jour , il fallut
pour la fûreté publique oppofer des di
Inftitution gues à ce torrent, & on inftitua l'Ordre
de la Cheva dela Chevalerie errante , pour défendre
leric errante. l'honneur des filles , protéger les veu

ves ,fecourir les orphelins & les miféra


bles , & fervir de bouclier à tous ceux
que la violence opprime , Je fuis de cet
Ordre
DE DON QUICHOTTE. 121
Ordre-là , mes bons amis , & c'eſt à LIVRE I.
un Chevalier errant , & à fon Ecuyer CHAP. XI .
que vous avez fait un fi bon accueil ,
& quoique toutes fortes de gens foient
obligés de bien recevoir ceux de notre
profeffion , néanmoins comme vous l'a
vez fait fans me connoître , & feule
ment par bonne volonté , il eft juſte
que je vous en témoigne mon reffenti
ment , & que je vous protefte que ja
mais je n'en perdrai le fouvenir & la
reconnoiffance .
Ce furent les noiſettes qui rappelle
rent l'Age d'or dans la mémoire de no
tre Chevalier , & lui firent faire tout ce
beau difcours , dont il fe feroit bien
paffé , auffi-bien que les bergers qui
l'écoutoient attentivement, fans y rien -
comprendre . & fans dire une parole .
Sancho , non plus , ne difoit mot , mais
il n'avoit pas demeuré fans rien faire ;
il fe rempliffoit cependant de noifettes
& de fromage, fans perdre un feul coup
de dent , que pour vifiter de tems en
tems le fecond bouc , qu'on avoit pen
du à un liége , pour le tenir plus au
frais. Le foupé fini , un des bergers
s'adreffant à Don Quichotte : Pour
vous faire voir, Seigneur Chevalier, lui
dit-il , que rien ne manque à l'intention
Tome I. L
122 HISTOIRE
LIVRE II. que nous avons de vous bien traiter
CHAP. XI . & de vous divertir , nous vous ferons
entendre tout à l'heure un de nos com
pagnons qui eft fur le point d'arriver
& qui vous donnera fans doute du plai
fi . C'eft un jeune Berger fort amoureux ,
& tout plein d'efprit : il fçait lire &
écrire comme un Maître d'école , mais
fur-tout il chante & joue du violon à
ravir; A peine le Berger eut-il achevé
de parler , qu'on entendît le fon du
violon , & un moment après arriva un
jeune garçon d'environ ving-deux ans
& d'affez bonne mine. Les bergers lui
demanderent s'il avoit foupé ; & com
me il répondit qu'oui ; puifqu'ainfi
cft , Antoine , dit celui qui venoit de
parler , tu nous feras bien le plaifir de
chanter quelque chofe pour régaler
Monfieur notre hôte ", & lui faire voir
que dans les forêts & les montagnes on
ne laiffe pas de trouver des gens qui
fçavent de la mufique . Nous avons dit à
Monfieur ce que tu vaux , & nous vou
drions bien ne paffer pas pour menteurs .
Affis-toi , je t'en prie , & nous chante le
Romance que ton oncle le Bénéficier a
fait fur tes Amours , & qui a tant plût
à tout le voisinage . Je le veux bien ,
dit Antoine , & fans fe faire davanta
DE DON QUICHOTTE. 123
ge prier , il s'affit fur un tronc de chê- LIVRE II.
ne , & après avoir accordé fon vio- CHAP. XI.
lon ; il chanta le Romance qui fuit :

Olailta ! je fçais que tu m'aime


Sans que ta bouche me l'ait dit:
Tes yeuxfont muets tout de même ,
Maisj'aime, & tu lefçais, & celafeulfuffit.

On dit que d'une amour connue


Il faut toujours bien efpérer ,
Que qui lafouffre , en eſt émue ;
Etfe laiffe à lafin elle-même attirer.

Tu vis pourtant d'une manière


Qu'on ne fçait pas bien qu'enjuger
Et l'on te voitfouventfi fiére
Qu'un Amantprès de toi n'eft guéresfans
danger.

Cependant dans l'indifférence


De tes dédains & tes rebus ,
Jefens naître quelque espérance ,
Et vois briller l'Amour à travers tes refus,

Après tout , ma foi s'avanture ,


Etj'en fuis pour l'heure à tel point ,
Que te trouvant ou tendre ou dure ,
Mon amour ne peut croître , & nes'affoi❤
blie point .
Lij
1
124 HISTOIRE
LIVRE II. 暑
CHAP. XI. Si l'amour eft commeje penfe
Et comme on dit , une vertu :
La tienne me donne espérance
Que montems à la fin nefera pas perdu.

Mapaffion & mes fervices


Me fervent ici de garands :
En te faifant des facrifices ,
Je prétens quelque fruit des foins que je
te rends.

N'as-tupas quelquefois pris garde


Quej'ai toujours les yeux fur toi ?
Et quand un autre me regarde
Je ne fais pas femblant de croire que c'eft
moi ;

Que je ne pense qu'à te plaire ,


Et que je n'ai point d'autrefoin ;
Qu'être propre eft mafeule affaire
Et quej'ai des habits au- delà du beſoin ?

Je laiffe là les férénades


Qui m'ont empêché de dormir ,
Les vers , les chanfons , les balades ,
Quej'ai faits en ton nom , & pour te di
vertir :

Que j'ai vanté ta bonne mine ,


DE DON QUICHOTTE . 125
Et tant parlé de ta beauté , LIVRE H.
Comme d'une chofe divine , CHAP. XI .
Que les Belles d'ici m'en ont fort mål
traité.

Un jour parlant à ta louange


*
A Thérèſe de Berrocal ,
On croit : dit-elle , aimer un Ange ,
Et c'eft une guenon qui ne fait que du
mal :

Cefont des beautés contrefaites ,


De faux cheveux que l'on met bien ,
Du blanc , du rouge , des fornettes ;
Aux yeux tout cela brille , & deffous ce
n'eft rien.

Je mefáchai bienfort contr'elle ,


Sur le champje la démentis.
Son beau coufinpritfa querelle ;
Tufçais bien ce qu'il fit , & commentj'en
fortis.

Ollailla !je t'aime & te preſſe ,


Mais c'eft avec un bon deffein ,
Etje ne te veux pour Maitreſſe
Que lorfqu'avec mon cœur j'aurai donné
ma main .

L'Eglife a des liens defoie ,


Liij
126 HISTOIRÉ
LIVRE II. Etfonjoug eft doux & leger ;
CHAP. XI.
Tu verras avec quellejoye
Je tourrai m'y foumettre , en t'y voyant
ranger :

Mais fije n'apprends de ta bouche ,


Que tu confens à mon deffein ,
Je mourrai dans ce lieu farouche ,
J'en jure , ou fij'enfors , je mefais Ca
pucin.

Le Berger ayant achevé; Don Qui


chotte le pria de chanter encore quel
que chofe mais Sancho , qui avoit
plus d'envie de dormir que d'écouter
des chanfons , s'y oppofa , & dit à fon
maître qu'il étoit tems qu'il pensât à
s'accommoder quelque part pour paf
fer la nuit , & que ces bonnes gens, qui .
travailloient tout le jour, n'avoient pas
befoin d'employer la nuit à chanter . Je
t'entens , Sancho , répondit Don Qui
chotte , & je 3. ne fongeois pas qu'une
tête pleine des vapeurs de la bouteille
a plus befoin de fommeil que de mufi
que. Dieu foit béni , dit Sancho , mais
chacun en a bien pris fa part. J'en con
viens , répliqua Don Quichotte . Cou
ches-toi où tu voudras , & me laiſſe fai
re. Il fied mieux de veiller que de dor
DE DON QUICHOTTE. 127
mir auxgens de ma profeffion. Mais au- LIVRE .
paravant panfe-moi un peu mon oreil- CHAP.XII .
le. Je t'affure qu'elle me fait grand mal .
Sancho , commençant à chercher de
l'onguent , un des bergers qui vit la
bleffure , dit à Don Quichotte de ne
s'en pas mettre en peine , & qu'il l'au
roit bien-tôt guéri ; & fur l'heure il alla
querir quelques fueilles de romarin, &
après les avoir mâchées & mêlées avec
du fel , il les lui mit fur l'oreille , l'af
furant qu'il n'avoit que faire d'autre re
méde ; ce qui réuffit en effet.

CHAPITRE XII.

De ce que raconta un berger à ceux qui


étoient avec Don Quichotte.

OM ME ils en étoient là , un pay Hiftoire de


Marcelle.
C fan de ceux qui alloient querir la
provifion au village , arriva , & s'adref
fant aux bergers : Enfans, dit-il, fçavez
vous bien ce qui eft arrivé? Et comment
le fçaurions-nous, répondit l'un d'eux?
O bien donc , reprit le payfan , vous
fçaurez que ce berger fi galant, cet éco
lier , appellé Chrifoftome , eft mort ce
matin , & qu'on dit qu'il eft mort d'a
Liiij
128 HISTOIRE
LIVRE II. mourpour cette endiablée de Marcelle,
CH . XII. la fille de Guillaume le Riche , celle que
Hiftoire de
Marcelle. vous voyez ici autour en habit de ber
gere . Pour Marcelle , dit un des ber
gers , te moques-tu ? Pour elle-même ,
répondit-il , & ce qu'il y a de plus fur
prenant , c'eft que Chrifoftome a or
donné par fon Teftament qu'on l'en
terrât au milieu d'un champ , comme fi
c'étoit un More , & que ce foit au pied
de la roche d'où fort la fontaine du
Liége ; parce que c'eft à ce qu'on dit ,
( & comme on affure qu'il l'a dit lui
même ) , l'endroit où il l'a vûe la pre
miere fois. Il a encore ordonné d'au
tres chofes de cette forte , que les Mar
guilliers du village difent qu'on ne fera
point , parce qu'elles font de mauvais
exemple , & qu'elles fentent le Payen :
mais Ambroife , cet autre écolier , &
l'ami du mort , qui portoit auffi l'ha
bit de berger , veut que tout s'exécute
comme Chrifoftome l'a ordonné . Le
village en eſt tout ému, & je crois avec
tout cela qu'Ambroiſe en fera crû , &
tous les bergers de fes amis le préten
dent de même , & doivent demain faire
l'enterrement en ce lieu-là , & en gran
de cérémonie . Pour moi, je crois que ce
fera une choſe à voir , àu moins ne
DE DON QUICHOTTE . 129
manquerai-je pas d'y aller , fi je ne fuis LIVRE II.
obligé de retourner à la provifion . CH . XII.
Hiftoire de
Nous irons tous , dirent les bergers , Marcelle .
& nous tirerons à la courte paille à qui
gardera cependant nos chèvres . Pierre,
tu as raifon , dit un berger , mais il
ne fera pas befoin de tirer au fort , je
demeurerai pour tous : & ne penſez
pas que ce foit fimplement pour vous
faire plaifir, ou faute de curiofité ; c'eft
que je ne fçaurois marcher à caufe de
cette épine que je me mis hier dans lẻ
pied . Nous ne laiffons pas de t'en être
obligés , répondit Pierre & grand
merci jufqu'au rendre . Don Quichotte
fur cela pria Pierre de lui apprendre le
nom de ce mort , & qu'elle étoit cette
bergere. A quoi Pierrre répondit, qu'il
n'en fçavoit autre chofe finon que le
mort étoit un jeune Géntilhomme fort
riche , dont le pere avoit fa maiſon
autour de ces montagnes , & qui avoit
long tems étudié à Salamanque ; après
quoi il étoit retourné chez lui , fort
fçavant , à ce que tout le monde difoit.
Mais fur-tout , continua Pierre 2 il
fçavoit , à ce qu'on dit , la fcience des
étoiles , & tout ce qui fe paffe là-haut
entre le foleil & la lune . Auffi ne man
quoit-il point d'annoncer jour pour
130 HISTOIRE
LIVRE II. jour les écliffes de la lune & du foleil.
CH. XII . C'eft éclipfe , notre ami , interrompit
Hiftoire de Don Quichotte , & non pas écliffe
Marcelle.
que s'appelle l'obfcurciffement qui arri
ve à ces deux Aftres . Il devinoit enco
re , pourfuivit Pierre , qui n'y prenoit
pas garde de fi près , quand l'année de
voit être bonne ou mauvaife.Ses parens
& fes amis , qui ajoutoient foi à tout ce
qu'il difoit , ne manquoient jamais de
fuivre fes confeils , & fe firent riches
en peu de tems . Tantôt il leur difoit de
femer de l'orge, & non pas du froment ;
une autre fois , qu'ils femaffent des pois
chiches , & non de l'orge . L'année ,
dit-il , une fois feră de bon rapport , &
il y aura beaucoup d'huile , mais les
trois années fuivantes on n'en amaffe
ra pas une goutte , & tout cela ne man
quoit point d'arriver. Cette fcience-là
s'appelle Aftrologie , dit gravement
Don Quichotte . Je ne fçai comment
elle s'appelle , dit Pierre , mais je fçai
bien qu'il fçavoit tout cela , & encore
davantage. Quelques trois mois après
fon retour de Salamanque nous le
vîmes , un beau jour habillé en berger
avec fa panetiere & fon troupeau ; &
fon grand ami Ambroife , qui avoit été
fon camarade d'école , avoit tout de
DE DON QUICHOTTE . 131
même quitté la foutåne , & étoit vêtu LIVRE II .
comme lui. J'oubliois de vous dire CH XII.
que Hiftoire
de
ce Chrifoftome étoit un grand faifeur Marcele.
de Chanfons , jufques-là qu'il faifoit
tous les Noëls qui fe chantoient la nuit
de la venue de Notre Seigneur , auffi
bien que les jeux que les petits garçons
de village repréfentent à la Fête-Dieu ,
& cela d'une maniere que chacun difoit
qu'il ne fe pouvoit rien de mieux.
Quand on vit ces deux écoliers habillés
en bergers , on fat bien étonné d'un fi
promt changement, dont on ne pouvoit
deviner la caufe . Le pere de Chrifofto
me étoit mort pour lors , & il l'avoit
laiffé, feul héritier d'un grand bien
avec quantité de bétail gros & inenu ,
& beaucoup de meubles & d'argent
comptant. Et en vérité il méritoit bien
tout cela , c'étoit un bon enfant , ami
des gens de bien , & qui avoit un vi
fage de bénédiction . On vint enfin à ſça
voir que ce changement d'habit ne s'é
toit fait que pour fuivre par ces déferts
labergere . Marcelle , dont le pauvre dé
funt étoit devenu amoureux . il faut
maintenant que je vous dife qui eft cette
jeune créature , car il eft bon que vous
le fçachiez . Peut-être , & je puis bien
dire fans peut - être que vous n'avez
132 HISTOIRE
LIVRE II. jamais rien oui de femblable en jour de
CH. XII. votre vie , ni n'entendrez jamais rien
Hiftoire de de pareil , quand vous vivriez cinq
Marcelle.
cens ans. Voyons , dit Don Quichotte.
Je dis donc , mon bon Monfieur , pour
fuivit le Chevrier , qu'il y avoit dans
notre village un Laboureur nommé
Guillaume , encore plus riche que le
Pere de Chrifoftome , & à qui Dieu
donna pardeffus ces grandes richeffes
qu'il avoit , une fort belle fille , dont
la mere mourut en accouchant. Ce fut
une fort bonne femme , que cette mere,
& la meilleure que j'aye connue ici
autour. Il me femble que je la vois ,
la pauvre femme , avec ce vifage de
fanté , & deux yeux qui étoient deux
vrais foleils , mais fur-tout une bonne
ménagere , & qui aimoit bien les pau
vres, & je gagerois qu'elle eft en Pa
radis à l'heure qu'il eft.Guillaume mou
rut de l'ennui qu'il eut de la mort de fa
femme , & laiffa Marcelle fa fille toute
jeune & fon unique héritiere entre les
mains d'un Prêtre fon oncle , qui avoit
un bénéfice en notre village . La petite
croiffoit de jour en jour avec tant de
beauté, qu'elle nous faifoit fouvenir de
famere , qui en avoit beaucoup , &
l'onjugeoit même dès-lors que la fille la
DE DON QUICHOTTE. 133
furpafferoit encore : auffi n'eut-elle pas LIVRE II.
CH. XII,
atteint l'âge de quatorze ou quinze ans,
Hiftoire de
que tous ceux qui la voyoient , bénif Marcelle.
foient Dieu de l'avoir créée fi belle 2
& en devenoient la plupart amoureux,
ou pour mieux dire , fous . Son oncle la
gardoit cependant avec beaucoup de
foin , & fort refferrée ; mais avec tout
cela le bruit de fa beauté fe répandit
de telle forte , que tant pour cette rai
fon , qu'à caufe de fes grands biens
quantité de jeunes gens & des plus con
fidérables , non feulement de notre vil
lage , mais de bien loin aux environs ?
la firent demander en mariage , & ne
donnoient ni repos ni patience à fon
oncle . Le bon Prêtre eût bien fouhai
té de la marier fi-tôt qu'il la vit en âge ;
mais comme il étoit homme de bien "
il n'en voulut rien faire fans fon con
fentement . Et il ne faut pas croire qu'en
différant le mariage de fa niéce , ce bon
homme pensât à profiter de fon bien
dont il avoit le gouvernement ; tout le
monde.fçait bien le contraire , & on
en a parlé plus d'une fois à fon avan
tage dans nos veillées. Car afin que
vous le fçachiez , Monfieur le Cheva
lier errant , on parle de toutes chofes
dans ces petits lieux , & chacun trou
HISTOIRE
134
LIVRE II. ve bon ou mauvais , murmure ou apa
CH . XII .
prouve felon fa fantaiſie ; & croyez
Hiftoire
Marce lle. de qu'un Curé n'a qu'à fe tenir bien droit,
s'il veut être loué de fes Paroiffiens, &
fur-tout aux champs . Vous avez raiſon,
dit Don Quichotte , mais continuez ,
je vous prie , le conte eft très -bon ,
vous le contez , maître Pierre , de fort
bonne grace. Que celle de Dieu foit
avec vous, répondit Pierre , car au bout
du compte elle vaut mieux que tout.
Vous fçaurez donc , s'il vous plaît, con
tinua-t-il , que quelque propofition que
l'oncle fît à fa niéce , & quelque chofe
qu'il lui pût dire du bien & des bon
nesqualités de ceux quilademandoient,'
en la priant lui-même de fe marier , &
de choifir celui qui lui plairoit le plus ,
jamais elle ne répondit autre chofe , fi
non qu'elle n'y penfoit pas encore , &
qu'elle étoit trop jeune pour fonger au
mariage . Avec des excufes qui paroif
foient fi raifonnables ", elle fe délivroit
des importunités de fon oncle , & il
attendoit qu'elle fût un peu plus avan
cée en âge , & qu'elle fit elle-même
choix d'un mari ; Parce , difoit-il ( &
il difoit fort bien ) que jamais les peres
ne doivent engager les enfans contre
leur gré. Enfin un beau jour que per
DE DON QUICHOTTE. 135
fonne ne s'y attendoit , voilà tout d'un LIVRE II.
coup la dédaigneufe Marcelle devenue Cн . XII .
Hiftoire de
bergere , & qui malgré fon oncle , &
malgré tout le monde qui l'en avoit Marcelle
voulu détourner , fe met à aller aux
champs avec les autres bergeres , gar
dant elle-même fon troupeau. Dame !
ce fut bien pis alors ; car d'abord qu'el
le fe montra , & fa beauté parut à
que
découvert, on ne fçauroit dire combien
de jeunes gens , tant Gentilshommes
que fils de riches laboureurs , fe firent
bergers auffi , & la fuivirent dans cette
campagne ; pour lui témoignerla paf
fion qu'ils avoient pour elle. Un de
ceux-là , comme j'ai dit , étoit le pau
vre Chrifoftome , & l'on difoit qu'il ne
l'aimoit pas , mais qu'il l'adoroit . Il ne
faut pas penfer, aurefte, que pour avoir
choifi cette maniere de vie fi libre , Mar
celle ait jamais fait la moindre chofe
contre l'honnêteté , & qui puiffe donner
mauvaiſe opinion de fa fageffe , qu'au
contraire elle veille de fi près fur fes
actions & s'obſerve avec tant de foin ,
qu'aucun de ceux qui la fervent , ne
fçauroit fe vanter qu'elle lui ait jamais
donné la moindre efpérance ; & encore
qu'elle ne fuye point la converfation
des bergers, & qu'elle les traite bien ci
vilement; s'il arrive pourtant que quel
136 HISTOIRE
LIVRE II. qu'un fe hazarde de lui découvrir fa
CH. XII. paffion, quelque innocente qu'elle puif
Hiftoire de le être, comme ne tendant qu'au maria
Marcelle,
ge , elle les renvoye fi loin qu'ils ne s'y
jouent pas une feconde fois. Ainfi cet
te fille eft plus dangereufe fur la terre
que ne fçauroit être la pefte , parce que
fa douceur & fa beauté ne manquent
point de gagner le cœur de tous ceux
qui la voyent , & puis fa dureté les jette
dans le défefpoir. Tout ce qu'ils y fça
vent, c'eft de crier contre elle , de l'ap
peller hautement cruelle & ingrate , &
d'autres noms pareils que la méchante
mérite bien. Si vous étiez ici quelque
fois , Monfieur le Chevalier , vous en
tendriez réfonner ces montagnes & ces
vallées de gemiffemens de ces pauvres
amans méprifés , & dans un certain
endroit qui n'eft pas loin d'ici , où il
y a environ aux douzaines de hêtres ,
vous n'en trouverez pas un feul dont
l'écorce ne foit gravée du nom de
Marcelle , & au haut de quelques-uns
fon nom eft couronné comme * pour
dire qu'elle mérite la couronne de la
beauté. Là foupire un berger ; ici un
autre fait des plaintes ; on entend ici des
chanfons amoureufes, & là des plaintes
défefpérées. Tel paffe la nuit entiere
affis
DE DON QUICHOTTE . 137
affis au pied d'un chêne , ou fur un ro- LIVRE II.
cher , & là enfoncé dans fes penſées at- Cн . XII .
tend fans fermer l'œil la venue du So Hiftoire de
Marcelle.
leil : un autre , fans donner de tréve à
fes foupirs , paffe les plus incommodes
journées de l'Eté, étendu fur le fable ar
dent , à pouffer des cris au Ciel , & faire
des lamentations pitoyables . Mais la
fiére Marcelle ,comme fi de rien n'étoit,
fe moque de tout cela , & rebute égale
ment les uns & les autres : & cependant
tout ce que nous fommes qui la connoif
fons , nous attendons à quoi aboutira la
cruauté de cette dangereufe fille, & qui
fera l'heureux qui pourra apprivoiſer
une humeur fi farouche . Tout ce que je
viens de vous conter eft la véritémême,
& je ne doute point de ce que notre
berger a dit de la mort de Chrifoftome .
Je vous confeille , Monfieur le Cheva
lier , de vous trouver demain à fon en
terrement, ce fera fans doute une cho
fe à voir, & il n'y a pas demie-lieue d'i
ci. Je n'ai garde d'y manquer , dit Don
Quichotte , & je vous remercie de vo
tre hiftoire, qui m'a donné beaucoup de
plaifir. O vraiment , repliqua le Che
vrier , je ne vous ai pas dit la moitié ɖe
ce qui eft arrivé aux amans de Marcel
le ; mais nous trouverons bien demain,
Tome I. M
138 HISTOIRE
LIVRE II . en allant , quelque berger qui pourra
CH. XIII. vous dire le refte ; pour l'heure , Mon
Hiftoire de fieur,vous ferez bien d'aller dormir en
Marce lle.
quelque endroit à couvert ; parce que
le ferein n'eft pas bon à votre bleffure ,
quoiqu'il n'y ait pourtant rien à crain
dre avec l'emplâtre que vous y avez mi
fe. Sancho , qui avoit donné mille fois
au diable leChevrier & fon babil, preffa
fon maître d'entrer dans la cabane de
Pierre ; & il le fit à la fin , mais ce fut
pour paffer le refte de la nuit à penſer
à fon impitoyable Dulcinée , pour n'en
devoir rien aux amans de Marcelle .
Sancho de fon côté s'accommoda fur la
litiére , entre fon âne & Roffinante , &
dormit , non comme un amant mal
traité , mais en homme fatigué , & quí
n'avoit pas l'eftomac vuide.

• CHAPITRE XIII

Suite de l'Hiftoire de Marcelle.

E jour ne faifoit que commencer


L à poindre , quand les Chevriers fe
leverent , & demanderent à Don Qui
chotte, en l'éveillant , s'il étoit encore
en deffein d'aller voir l'enterrement de
DE DON QUICHOTTE. 139
Chrifoftome & qu'ils lui feroient LIVRE II.
CH . XIII.
ompagnie. Lui qui ne demandoit pas
mieux , fe leva , & ordonna à Sancho Hiftoire de
de feller Roffinante , & de tenir fon Marcelle.
âne prêt. Ce qui étant fait avec beau
coup de diligence , ils fe mirent auffi
tôt en chemin. Ils n'eurent pas marché
un quart de lieue , qu'ils virent venir
vers eux fix bergers vêtus de jupons
noirs , la tête couronnée de guirlandes
de ciprès & de fauge , & un gros bâton
de houx à la main . Après eux venoient
deux Gentilshommes à cheval, & trois
valets à pied qui les fuivoient . En s'a
bordant ils fe faluerent fort civilement ,
& s'étant demandé les uns aux autres
où ils alloient , il fe rencontra qu'ils
avoient tous deffein d'aller voir l'enter
rement , & ainfi ils marcherent tous
de compagnie. Un des Cavaliers s'a
dreffant à l'autre , lui dit , Seigneur Vi
valde , je ne crois pas que nous ayons
à nous reprocherie tems que nous em
ployerons à voir cette cérémonie , qui
ne fçauroit être que belle après les cho
fes étranges que ces bergers nous ont
contées du berger mort , & de la ber
gere qui l'a fait mourir. J'en fuis per
fuadé comme vous , dit Vivalde , &
je donnerois plûtôt quatre jours qu'un
Mij
140 HISTOIRE
LIVRE II. pour ne pas manquer de m'y trouver.
CH.XIII. Don Quichotte leur demandant là
Hiftoire de deffus ce qu'on leur avoit raconté de
Marcelle.
Chrifoftome & de Marcelle , l'un d'eux
dit qu'ils venoient de rencontrer les
bergers , & que les voyant en fi triſte
équipage , il en avoit voulu fçavoir le
fujet ; que les bergers leur avoient ap
pris, en leur faifant l'hiftoire d'une cer
taine Marcelle auffi belle que bizarre ,
avec les amours de plufieurs jeunes
gens qui la recherchoient, & la mort de
ce Chrifoftome qu'ils alloient enterrer.
En un mot ,ils redirent à Don Quichotte
tout ce que Pierre lui avoit déja appris ;
& le récit en étant fini , Vivalde de
manda à notre Chevalier ce qui l'obli
geoit d'aller armé de la forte dans un
pays où tout étoit tranquille . Mon exer
cice & ma profeffion , répondit Don
Quichotte , ne me permettent pas d'al
ler d'une autre maniere . Les ajuſtemens
& le repos ont été inventés pour des
courtifans, mais le travail, les veilles &
les armes appartiennent à ceux qu'on
appelle dans le monde Chevaliers er
rans , du nombre defquels j'ai l'hon
neur d'être , quoiqu'indigne , & le
moindre de tous. Il n'en fallut pas da
vantage aux Cavaliers pour leur faire
DE DON QUICHOTTE . 141
penfer que notre Chevalier étoit fou; LIVRE II.
CH. XIII .
mais afin de s'en affurer encore mieux , Hiftoire
de
& pour voir de quel genre étoit cette Marcelle
folie , Vivalde lui demanda ce que c'é
toit que ces Chevaliers errans . Je crois
bien , Monfieur , répondit Don Qui
chotte , que vous n'avez pas lû les An
nales d'Angleterre , où il eft parlé des
fameux exploits du Roi Arture , que
nous appellons Artus en Caftillan , &
de qui ont tient par tradition dans le
Royaume de la grande Bretagne , qu'il
n'eſt pas mort , mais qu'il a été changé
en corbeau par enchantement , & qu'un
jour il reviendra en fa premiere forme,
& remontera fur le trône ; ce qui fait
que depuis ce tems-là on ne trouvera
pas qu'un Anglois ait tué un feul cor
beau. Ce fut au tems de ce bon Roi
que fut inftitué le fameux Ordre des
Chevaliers de la Table ronde , & que
fe pafferent les amours de Don Lance
lot du Lac avec la Reine Genévre , dont
la fage & très-honorée Dame Quinta
gnone fut la médiatrice , & qui firent
naître ce Romance , fi renommé , &
tant chanté dans l'Eſpagne .

One Chevalier ne futfur terre


De Dame fi bien recueilli ,
142 HISTOIRË
LIVRE II.
CH . XIII. Que Lancelot s'en vit fervi
Hiftoire de Quand il revenoit d'Angleterre.
Marcelle.
Depuis ce tems - là cet Ordre de
Chevalerie a toujours augmenté , &
s'eft étendu en diverfes parties du mon
de . Le vaillant Amadis s'y eft rendu cé
lébre par fes grands faits d'armes , com
me auffi fes fils & fes neveux , jufqu'à
la cinquième génération . Le brave Fe
lix Marthe d'Hircanie , s'y est encore
bien fait connoître , & cet autre Che
valier qu'on ne fçauroit jamais affez
louer , Tirant-le-blanc. Et peu s'en
faut que nous n'ayons vû de notre tems
l'invincible Chevalier Don Belianis de
Grece , & tant d'autres dont les noms
font fameux dans l'Hiftoire . Voilà ce
que c'eft , Monfieur , que l'Ordre de la
Chevalerie errante , dont je viens de
vous dire que je fais profeffion , m'en
gageant aux mêmes loix que ces bons
Chevaliers du tems paffé , que j'imite
ponctuellement ; & c'eft pour cela que
je vais comme eux par les deferts & les
montagnes , cherchant les aventures ,
avec intention de dévouer mon bras &
ma perfonne aux plus périlleufes que le
fort me puiffe offrir , pour le fecours
des affligés & des foibles. Après ce
DE DON QUICHOTTE. 143
beau difcours il ne refta pas le moindre LIVRE II.
doute à nos voyageurs fur la folie de CH . XIII.
Don Quichotte , & il n'eft pas befoin Marcelle.
Hiftoire de
de dire à quel point cette étrange ma
niere d'extravagance les furprit. Vi
valde qui étoit fort enjoué, & qui avoit
de l'efprit , n'eut pas fi-tôt fait cette
découverte , qu'il en voulut profiter
dans le peu de chemin qui leur reftoit
à faire jufqu'au lieu des funérailles de
Chrifoftome ; & pour mettre Don
Quichotte entrain ; Il me femble , lui
dit-il , Seigneur Chevalier errant , que
vous avez embraffé une des plus dures
conditions du monde , & je ne crois
pas que celle des Chartreux en appro
che. Elle pourroit être auffi auftére , ré
pondit notre Héros, mais pour auffi né
ceffaire , non , & cela il ne le faut pas
mettre en doute ; car les Religieux
n'ont autre chofe à faire qu'à prierDieu
tranquillement , & fans inquiétude pour
le bien des hommes , & nous autres
Chevaliers & foldats , nous exécutons
ce qu'ils ne font que demander, en pro
curant aux hommes ce même bien par
la valeur de nos bras , & par le tran
chant de nos épées : mais nous ne le
faifons pas comme eux à couvert des
injures du tems ; c'eft en plein air , tou
144 HISTOIRE
LIVREII . jours expofés aux ardens rayons dufoleif
CH . XIII . en Eté, & à toutes les rigueurs dufroid
Hiftoire de en hiver . Ainfi nous pouvons bien dire
Marcelle.
que nous fommes les miniftres de Dieu
fur la terre , & les vengeurs de fa juftice.
Comme la guerre & les chofes qui en
dépendent , ne font jamais fans beau
coup de fueurs & de fatigues , il s'en
fuit de-là que ceux qui en font pro
feffion , font fans doute beaucoup plus
que ceux qui prient tout à leur aife pour
le fecours des miférables . Je ne prétens
pas dire après tout ( & Dieu m'en pré
ferve ) , que la condition du Chevalier
errant foit auffi fainte & auffi fûre que
celle des Religieux ; mais je tire cet
te conféquence des chofes que je fouf
fre, qu'elle eft fans doute plus pénible ,
plus affomante , plus martyre de la
faim & de la foif , & en un mot mille
fois plus miférable , comme on le voit
affez par les malheureufes aventures
que tant de Chevaliers ont éprouvées
en leur vie : & s'il s'en eft trouvé qui
font devenus Empereurs par la valeur
de leurs bras, croyez-moi qu'il leur en a
coûté bon , au moins fi c'eft quelque
chofe que la fueur & dufang , & fi par
malheur même , ils avoient manqué
d'Enchanteurs & de Sages qui leur ai
daffent
DE DON QUICHOTTE . 145 LIVRE II.
daffent , affurez-vous qu'il y auroit eu CH. XIII .
bien des efperances trompées. Pour Hiftoire de
Marcelle.
moi , je fuis de ce fentiment , repliqua
Vivalde ; mais une chofe me choque
des Chevaliers errans entre beaucoup
d'autres ; c'eft que fur le point d'entre
prendre quelque grande aventure , &
avec unpéril évident pour leur vie , on
ne voit point qu'ils ayent jamais re
cours àDieu , comme tout Chrétien eſt
obligé de faire en de femblables occa
fions , mais feulement qu'ils fe recom
mandent à leurs maîtreffes , & invo
quent leur affiftance , comme s'il n'y a
voit point d'autre Dieu ; & cela , felon
moi, fentle Paganiſme à pleine bouche .
Monfieur , répondit Don Quichotte , il
n'y a pas moyen de faire autrement , &
le Chevalier errant qui en uferoit d'u
ne autre maniere , fe feroit moquer de
lui. Car c'eſt une coutume inviolable "
& établie de tout tems dans la Chevale
rię errante , que fur le point d'entre
prendre quelque grand fait d'armes
celui qui combat en préſence de fa Da
me , tourne amoureuſement les yeux
vers elle , comme pour la prier de lui
être favorable, & de le fecourir dans le
péril ; & quand même perfonne ne l'en
tendroit , il eſt obligé de dire quelques
Tome I. N
146 HISTOTRE

LIVRE II paroles entre les dents , par leſquelles


CH XIII. fe recommande de tout fon cœur à
Hiftoire de
Marcelle . qui il fçait bien ; & c'eſt dont nous
avons une infinité d'exemples dans les
Hiftoires . Mais ce n'eft pas à dire pour
cela, que le Chevalier errant ne fe puif
fe bien recommander à Dieu,il y a tems
pour tout , & il en peut prendre l'oc
cafion pendant le combat. Il me reſte
encore unfcrupule , repliqua Vivalde ;
j'ai lu plufieurs fois que des Chevaliers
errans , difcourant enfemble , venoient
de parole en parole à s'échauffer , &
tournant tout-à-coup leurs chevaux
pour prendre du champ , fondoient à
bride abbattue l'un fur l'autre , ayant à
peine eu le loifir de fe recommander
en deux mots à leur Dame : au milieu
de la courſe & de fes rencontres , il
arrivoit d'ordinaire , que l'un étoit ren
verfé fur la croupe de fon cheval,percé
de part en part , & que l'autre eût été
porté par terre , s'il ne fe fût pris au
crin. Or je ne comprens pas , pour
moi , comment le mort trouvoit lieu
de fe recommander à Dieu dans une
' affaire fi-tôt expédiée . Le meilleur fe
roit , ce me femble , que le Chevalier
adreffât à Dieu les prieres qu'il fait à ſa
Dame ; car au moins il fatisferoit en
DE DON QUICHOTTE. 147
quelquefaçon au devoir d'un Chrétien, LIVRE II.
CH. XIII.
& ne mourroit redevable tout au plus
Hiftoire de
qu'à fa maîtreffe : ce qui ne feroit pas Marcelic.
un fort grand inconvénient , outre que
je doute que tous les Chevaliers errans
ayent des Dames à qui fe recomman
der ; car enfin il s'en peut trouver qui
ne foient point amoureux . Cela ne fçau
roit être , dit Don Quichotte , il n'y a
point de Chevalier errant fans Dame ,
& le ciel feroit plûtôt fans étoiles .
C'eft proprement l'effence du Cheva
lier ; c'eft ce qui le conftitue , & trou
vez-moi une feule hiftoire qui dife le
contraire . Je vous dis bien plus , &
vous déclare , que fi par hazard il fe
trouvoit un Chevalier fans amour , il
ne feroit pas tenu pour Chevalier légi
time , mais pour bâtard , & qui feroit
entré dans la Chevalerie errante par la
fenêtre , & non par la porte , comme
un brigand & un voleur. Il me femble
pourtant , dit Vivalde , ( fi je m'enfou
viens bien ) , que Don Galaor frere du
valeureux Amadis n'eut jamais de Da
me fixe qu'il pût invoquer dans les.
combats , & fi avec tout cela il n'enfut
pas moins brave , ni moins eftimé . Une
hirondelle ne fait pas le printems , ré
pondit Don Quichotte , outre que je
Nij
148 HISTOIRE
LIVRE II. fçai de bonne part que ce Chevalier ai
CH. XIII. moit en fecret , & bien fort ; & s'il en
Hiftoire de
Marcelle. contoit à toutes celles qu'il trouvoit à
fon gré , c'étoit par une inclination na
turelle , dont il n'étoit pas le maître "
& toujours fans préjudice de celle que
l'on fçait de fcience certainę , avoir été
l'unique maîtreffe de fa volonté, & à la
quelle il fe recommandoit fort fouvent,
mais fecrettement, car il fe piquoit d'u
ne difcrétion extraordinaire . Je me
rends , dit Vivalde , & puifqu'il eft de
reffence que tout Chevalier errant ſoit
amoureux , nous nous tenons pour dit
que vous aimez , vous qui êtes du mé
tier ; ainfi à moins que vous ne vous
piquiez d'être auffi fecret que Galaor ,
je vous fupplie au nom de toute la com
pagnie, de nous apprendre le nom & la
qualité de votre maîtreffe , & de nous
en faire le portrait . Elle doit fè trou
ver heureufe que tout le monde fça
che qu'un Chevalier, tel que vous nous
paroiffez , en faffe fa divinité. Je ne
fçai, dit Don Quichotte après un grand
foupir , fi cette douce ennemie trouve
bon ou mauvais que l'on fçache que je
la fers , mais je fçai bien, pour répondre
à ce que vous me demandez avec tant
de civilité, qu'elle fe nomme Dulcinée,
DE DON QUICHOTTE. 149
que fa patrie eft le Tobofo , un villageLIVRE II.
CH . XIII.
de la Manche , & qu'elle eft toute au Hiftoire de
moins Princeffe , puifqu'elle eft Dame Marcelle.
fouveraine de mes penfées . Pour fa Maîtreffe de
beauté , c'eft un miracle , où tout ce Dot
que les Poëtes ont imaginé de
~~ mérite.
que & d'imponible pour vanter leurs
maîtreffes, fe trouve vrai au pied de la
lettre . Ses cheveux font de fin or , fon
vifage eft un racourci des Champs Eli- Son portrait,
fées, fes fourcils des arcs céleftes , & fes
yeux de véritables foleils . Les rofes
naiffent fur fes joues, fes lévres font des
branches de corail , & fes dents autant
de perles; elle a le cou d'albâtre , la gor
ge de marbre , & les mains d'yvoire ; la
blancheur de la neige auprès de la fien
ne n'eft rien. Et par tout ce qu'on voit
en un mot , on juge aifément que ce
qu'on ne voit point, eft fans prix & fans
comparaiſon . Il ne manque plus, dit Vi
valde , que de fçavoir fa naiffance & fa
généalogie . Elle ne defcend pas, répon
dit Don Quichotte , des anciens Cur- Généalogie
fes , des Caïus ou des Scipions Ro- de Dulcinée.
mains : elle ne vient pas non plus des
Colonnes , ni des Urfins modernes ; elle
n'eft ni des Moncades , ni des Reque
fans de Catalogne , ni des Rebellas &
des Villeneuves de Valence ; elle ne
Niij
150 HISTOIRE
LIVRE II. comptepoint entre fes Peres les Palafox,
CH. XIII . les Nucas , les Rocabertis , les Corelles ,
elle, de les Lunes , les Alagones , les Urreas "
Hiftoire
Marc
les Fozes , ou les Gurreas d'Arragon ,
ni les Cerdas , les Manriques , les Men
doces ou les Gufmans de Caftille , ni
les Alencaftres , les Palias , & les Me
nezes de Portugal. Mais fa tige eft dans .
le Tobofo de la Manche ; & fi fa race
eft moderne , elle ne laiffe pas de pou
voir être la fource & l'origine des plus
illuftres familles des fiécles à venir ; &
qu'on ne me replique pas là- deffus , fi
ce n'eft aux mêmes conditions , que
Zerbin mit au pied du trophée qu'il
dreffa des armes de Roland :

Que nul ne foitfi téméraire ,


que de toucher ici ,
S'il ne veut fe réfoudre auffi
D'avoir avec Roland à démêler l'affaire.

Pour moi , dit Vivalde , encore que


je fois des Cachopins de Laredo , je ne
prétens pas faire de comparaifon avec
la race du Tobofo de la Manche , quoi
qu'à dire le vrai , ce foit ici la premiere
fois que j'en entende parler. Comment
eft-ilpoffible, répondit Don Quichotte,
que cela n'ait pas été jufqu'à vous ?
DE DON QUICHOTTE. 151
Tout le refte de la compagnie écoutoit LIVRE II.
attentivement cette converfation , & CH. XIII.
jufqu'aux Bergers & aux Chevriers ils Hiftoire de
Marcelle.
demeurerent convaincus de l'extrava
gance de notre Chevalier. Le feul San
cho Pança croyoit comme un oracle.
tout ce que difoit fon maître , dont il
connoiffoit la fincérité, & qu'il n'avoit
pas perdu de vûe depuis le berceau ; il
lui reftoit pourtant quelque doute fur
cette Dulcinée ; parce qu'encore qu'il
fût voifin du Tobofo , il n'avoit ja
mais oui parler de ce nom , ni qu'il y
eût une telle Princeffe dans toute la
Manche .
Comme ils alloient ainfi difcourant ,
ils apperçurent dans un chemin creux
qui s'eft fait entre deux montagnes
une vingtaine de Bergers tous vêtus de Sujet de la
pellices noires , & couronnés de guir- figure.
landes , qu'on vit après être de cyprès
& de tillot. Six d'entr'eux portoient
une bierre couverte de rameaux &
de fleurs ; & d'abord qu'ils parurent ,
voilà , dit un des Chevriers , ceux qui
portent en terre le corps de Chrifof
tome , & c'est au pied de cette monta
gre qu'il a choifi fa fépulture . Cela fit
hâter toute la compagnie , qui arriva
juſtement dans le tems que les porteurs
Niiij
852 HISTOIRE
LIVRE II mettoient la bierre bas , & que quatre
CH . XIII . hommes commençoient à creufer une
Hiftoire de foffe à côté d'un rocher. Ils fe faluerent
Marcelle.
de part & d'autre ; & après les pre
mieres civilités , Don Quichotte & le
refte de la troupe fe mirent à confidé
rer le cercueil , où ils virent un jeune
homme mort , de l'âge d'environ tren
te ans, en des habits de Berger , & tout
couvert de fleurs . Tout mort qu'il étoit,
on jugeoit aifément qu'il avoit été beau
& de fort bonne mine . On voyoit dans
la bierre quantité de papiers & de ca
hiers ouverts & fermés, & tout ce qu'il
y avoit là de gens , ceux qui travail
foient , auffi-bien que les fpectateurs ,
gardoient un grand filence , qu'un de
ceux qui avoient apporté le corps,rom
pit à la fin , en difant à un autre ; re
garde , Ambroife , fi c'eſt bien ici l'en
droit que Chrifoftome a choifi , toi qui
veux qu'on exécute fon teftament avec
tant d'exactitude ? C'eft-là même , ré
pondit Ambroife , & c'eft auffi le lieu
où mon malheureux ami m'a cent fois
fait le récit de fa pitoyable aventure.
Ce fut-là qu'il vit pour la premiere fois
cette ennemie mortelle du genre hu
main ; ce fut encore là qu'il lui fit la
premiere déclaration d'une paffion auffi
DE DON QUIC HOTTE. 153
honnête que violente : ce fut auffi dans LIVRE. II.
ce même endroit que l'impitoyable CH. XIII .
Marcelle acheva de le défefpérer par Marcelle.
Hiftoire de
fes mépris , & l'obligea de terminer le
dernier acte de fa trifte vie , c'eſt-là
enfin qu'il a voulu qu'on l'enterrât pour
y conferver la mémoire de tant de dif
graces. Ambroife s'adreffant enfuite à
Don Quichotte , & aux autres , conti
mua ainfi Ce corps , Meffieurs , que
vous regardez fans doute avec des yeux
de compaffion , enfermoit il n'y a pas
long - tems une ame que le Ciel avoit
ornée d'une grande partie de fes plus Bellesqua
précieufes richeffes . C'eft le corps de dome.
ce Chrifoftome , qui eut un efprit in
comparable , une honnêteté fans pareil
le , & une amitié à l'épreuve de tout.
Il fut libéral & magnifique fans vanité
fage & férieux fans orgueil , modefte
fans affectation ,agréable & divertiffant
fans baffeffe ; en un mot,ilfut le premier
en tout ce qu'on peut appeller bon.
Comme il fut fans égal en malheur , il
aima éperdument , & fut hai ; il ado
ra , & fut méprifé ; il fervit fans reſerve
7
un tiran farouche qu'il ne pût adoucir ;
il pleura , il gémit devant un marbre
fourd & infenfible , fes cris fe perdi
rent en l'air , le vent emporta fes fou
HISTOIRE
154
LIVRE II . pirs & fe joua de fes plaintes ; il s'at
tacha enfin à l'ingratitude même, & n'en
Hiftoire
Marcelle. de eut auffi pour récompenfe que defe voir
la proye de la mort au milieu de fes
plus beaux jours , & par les cruautés
d'une Bergere , qu'il vouloit par fes
vers faire vivre éternellement dans la
mémoire des hommes . Ces papiers que
vous voyez là , pourroient bien rendre
témoignage de ce que je dis , s'il ne
m'avoit ordonné de les livrer aux flam
mes en même tems que je rendrois fon
corps à la terre . Vous feriez encore
plus cruel que lui , dit Vivalde , fi vous
l'aviez fait , il n'eft pas jufte d'obferver
fi religieufement des chofes qui font
peut-être ordonnées contre la raiſon ;
Et.combien de belles chofes fe feroient
perdues,fi les dernieres volontés , com
me celle-là , avoient toujours été exé
cutées ! Ainfi , Seigneur Ambroife ,
rendez encore à votre ami ce dernier
office ,de fauver fes ouvrages de l'oubli ,
& de ne pas accomplir avec trop d'exa
atitude ce qu'il a ordonné par dépit
& en homme outragé . Gardez ces pa
piers qui font foi de la vertu de votre
ami , & de l'ingratitude de Marcelle
quand ce ne feroit que pour fervir d'a
vertiffement aux autres , & les garantir
DE DON QUICHOTTE. 155
par ce trifte exemple , de tomber dans LIVREII.
CH . XIII.
le même précipice . Pour nous , nous
fçavons déja l'hiftoire des amours & du . Hiftoire de
Marcelle.
défefpoir de Chrifoftome , & la cauſe
de fa mort ; nous fçavons l'amitié qui
vous lioit enfemble , & ce qu'il a fou
haité de vous en mourant , & par cet
te pitoyable hiftoire nous jugeons quel
le a été la cruauté de Marcelle & l'a
mour du Berger, & quelle eft la fin que
doivent attendre ceux qui courent à
bride abattue après les vaines efpéran
ces dont l'Amour les flatte & les amufe.
Comme nous apprîmes hier au foir la
mort de Chrifoftome , & qu'on le de
voit enterrer en ce lieu , la compaffion
encore plus que la curiofité nous a fait
détourner de notre chemin pour être
témoins des devoirs qu'on lui rend , &
faire voir que les honnêtes gens s'in
téreffent toujours dans le malheur des
autres . Je vous prie donc , généreux
Ambroife , que notre bonne intention
ne foit pas fans quelque récompenfe ,
& accordez à la priere que vous enfait
toute la compagnie , de ne point brû
ler fes Ecrits. En difant cela , & fans
attendre la réponſe du Berger , Vivaldę
s'approcha du cercueil , & prit quel
ques papiers. Je confens , dit Am
156 HISTOIRE
LIVRE II. broile , que ceux-là vous demeurent :
CH. XIII. mais pour le refte je vous prie de ne
Hiftoire de
Marcelle, pas trouver mauvais que la derniere
volonté de mon ami foit fuivie ; ils
étoient à lui , il en a pu diſpoſer com
me il lui a plû. Vivalde impatient de
voir ce que contenoit le cahier qu'il
avoit pris , l'ouvrit fur l'heure , & vit
qu'il avoit peur titre , l'Amant défef
péré ; & comme il le lut tout haut ,
voilà , dit Ambroiſe , le dernier ouvra
ge de Chrifoftome , & afin que tout ce
qui eft ici , voye en quel état l'avoient
réduit fes malheurs , lifez, je vous prie,
vous en aurez bien le tems, avant qu'on
ait creufé fa fépulture . Je le veux de
bon cœur , dit Vivalde ; & alors tous
les affiftans s'étant mis autour de lui , il
lut ce qui fuit.

Vers défefpérés du Berger Chrifoftome ,


& autres chofes non attendues.
DESESPOIR AMOUREUX.

RUELLE ! tu veux donc que ma


CR Langue publie
Ce que m'a fait fouffrir ton injufte ri
gueur :
Pour vomir ce poifon , il faut qu'unefu
rie
DE DON QUICHOTTE. 157
Me prête quelque tems fa rage & fa fu- LIVRE I
CH. XIIII. .
reur.
Hiftoire de
Marcelle.
Je le veux , j'y confens , la douleur
qui mepreffe ,
M'anime d'elle-même à faire cet effort.
Ce venin trop gardé me déchirefans ceffe ,
Je fouffre mille morts pour une ſeule
mort.

Ecoute donc la voix , où le bruyant


murmure
Qu'engendre le dépit , & qu'enfante l'hor
reur ;
Je vais pour t'affouvir & pour te faire
injure
Vomir avec ma plainte & mon fang &
mon cœur.

Oifeaux qui n'avez rien que de mauvais


augure ,
Et dont l'affreufe voix répand par-tout
l'effroi :
Orfraye , offre tes cris à ma noire aven
ture ,
Venez hiboux , corbeaux > vousjoindre
avecque moi.
Sortez de vos forêts , monftres les plus
Sauvages.
Venez mêler vos cris à mes gémiſſemens
158 HISTOIRE
LIVRE II. Ours , tigres , prêtez-moi vos effrayans
CH. XIII. langages ,
C Hiftoire deFiers lions , j'ai besoin de vos rugiffe
Marcelle.
mens.

Soyez à ma douleur quelques momens


fenfibles "
Pour donner de la force à mes triftes ac
cens ;
Serpens , je veux de vous vosfifflemens
horribles ,
Vos pénétrans venins , & vos regards per
gans.

Ne me refuſez pas le bruit de vos ora


ges ,
Vents , préparez ici l'excès de vos fu
reurs ;
Tonnerres , tous vos feux , tempêtes , vos
ravages ;
Mer , toute ta colere ; enfer tous tes mal
heurs .

Prêtez-vous tous enfemble à mon in


quiétude ,
Et confondant vos foins , formez-en de
nouveaux ,
Quifcachent peindre au vif la noire in
gratitude,
DE DON QUICHOTTE . 159
Un défefpoir horrible , & tous les autres LIVRE II.
maux . CH. XIII.
Hiftoire de
Marcelle .
L'épouvantable bruit de ma voix gémif
fante
Va pénétrer ici les rochers les plus durs 9
Et les derniers accens de ma bouche mou
rante
Survivront à ma voix dans ces antres obf
curs.

Jamais le trifte Echo fur les rives du


Tage
N'a pouffé dans les airs de fi funeftes
eris ;
Et les fons éclatans de cet affreux langa
ge
N'ontjamais retenti fur les bord du Be
tis

Les lieux plus reculés deffus la terre


entiere ,
Ceux que
le Nil embraffe en fa vafte lon
gueur ;
Les endroits où le Ciel refufe la lumiere ,
Scauront avec mes maux ton injufte ri
gueur.

Ces peuples qui peut-être ignorent tout


le refte ,
4
160 HISTOIRE
LIVRE II. Ne pourront ignorer le fujet de mes Vers :
CH . XIII. Mes malheurs font trop grands , & mon
Hiftoire de
Marcelle. fort tropfunefte ,
Pour n'aller pas bien-tôt au bout de l'Uni
vers.

Unfeul rebut étonne un cœurplein d'ef


pérance ,
Et le moindre foupçon accablant la rai
fon ,
Dans l'efprit le plus fort porte l'impa
tience ;
Lafeule jalousie eft un mortel poiſon.

L'abfence trouble & pert le repos de la


vie ;
La crainte des mépris ne fe peut raffu
rer ,
Et l'on nous flatte envain d'un fort digne
d'envie.
Quand on craint vivement , on ne peut
espérer

Tous ces mauxfont mortels ; cependant


quelprodige !
Je vis , & je fubfifte en les éprouvant
tous :
Rebuté , convaincu du foupçon qui m'af
flige ,
Abfent & méprifé , mortellement jaloux.
Jamais
DE DON QUICHOTTE . 161
Jamais nulle efpérance en ce malheur ex LIVRE II.
trême CH . XIII.

Hiftoire de
N'aflatté mon efprit du plus foible fe Marcelle.
cours ;
Et dans mon défefpoir j'y renonce moi
même ,
Et confens à fouffrir , & me plaindre
toujours.

Quel fort pourroit unir & l'espoir &


la crainte ,
Quand lefujet de craindre eft vifible &
certain ?
Et quand lajaloufie a donné quelque at
teinte "
La mort n'eft-elle pas le plus heureux
deftin ?

Hé ! qui peut après tout conferver l'efpé


rance 9
Se voyant à toute heure accablé de mépris ,
Indignement traité dans la perfévérance
Et qu'un lâche menfonge en couronne le
prix ?

O ! toi fâcheux tyran de l'amoureux


Empire ,
Reffentiment jaloux viens armer ma fu
reur.
Tome I. O
• 162 HISTOIRE
LIVRE II. Mais que ton fouvenir m'accable , & me
CH. XIII. déchire :
Hiftoire de Et pour finir mes maux , que tu croís ,
Marcelle.
ma douleur !

Mourons enfin , mourons ; renonçons


au remede.
Qui véquit malheureux , doit l'être dans
la mort.
Deftin ! je m'abandonne , & renonce à
ton aide ;
Rens lefort qui m'attend , égal au premier
fort.

Mais couronnons l'amour en finiffant la


vie "
Et n'imputons ma mort qu'au befoin de
mourir :
Difons que c'est un bien , & trop digne

d'envie ,
Que qui vit dans les fers , eft heureux de
périr.

N'accufons point le fort d'un injufte


caprice ;
Et bien loin d'accufer Iris de cruauté ,
Difons quefes mépris me font trop de ju
ftice ;
Publionsfon mérite , & vantonsfa beauté.

Après avoir ainfi traité d'ingratitude ,


DE DON QUICHOTTE . 163
Et contraint ma douleur par un dernier LIVRE II.
CH . XII .
effort ,
Hiftoire de
Amour , je t'ai payé le tribut le plus rude ; Marcelle.
Ce fer dans le moment va le rendre à la
mort.

O toi ! quifans raiſon fis toujours ma


fouffrance ,
Et me réduis enfin à ce triftefecours ,
Viens voir couler ce fang quej'offre à ta
vengeance ,
Et déchirant maplaie , avances- en le cours.

Je veux bien de ta main recevoir cet of


fice ;
Mais fais-le fans trembler , &fans nulle
amitié ;
Regarde fans douleur mon dernier facri
fice ;
Je ne rains déformais rien tant que ta
pitié.

Infulte à mes malheurs , & ris de ma


difgrace ;
Ne mêle à ta rigueur aucun faux fenti
ment ;
Mais crains que ton courrouxfe répente ou
fe laffe ,
Lorfque pour triompher il n'attend qu'un
moment,
*
O ij
164 HISTOIRE
LIVRз II. Venez donc, il eft tems , fortez des noirs
CH. XIII. abîmes
Hiftoire de
Marcelle, Tantale pourjamais de la foiftourmenté ;
L Syfiphe malheureux,àquid'infames crimes
Font fouffrir un tourment pour toi feul
inventé ;

Titie , dont la chair repaît la faim ar


dente
D'un avide vautour , fans pouvoir l'af
fouvir ,
Ixion bourreléfur ta roue tranchante ,
Noires Sœurs , qui filez nosjours pour les
ravir :

Sortez , pleins de fureur de vos fombres


ténébres
Et venez dema mort , ( en appareil nou
veau )
Faire tous les honneurs , & les devoirs fu
nébres ,

Sij'en dois recevoir , renonçant au tom


beau.

Trainez avec vous l'implacable Cer


bere ;
J'invite tout l'enfer à ce célébrejour :
Ses feux , fes hurlemens font la pompe or
dinaire
QQui doit fuivre au cercueil un martyr de
Amour.
DE DON QUICHOTTE. 165
Les Vers de Chrifoftome parurent LIVRE II.
affez bons à ceux qui les entendirent , CH. XIII .
Hiftoire de
hors que Viyalde ne trouva pas que ces Marcelle.
foupçons & ces jaloufies dont ils fe plai
gnoit,s'accordaffent avec ce qu'il avoit
oui dire de la vertu de Marcelle ; mais
pour le tirer de ce doute , Ambroise
qui avoit fçu jufqu'aux plus fecrettes
penſées de fon ami , lui dit : il faut que
yous fçachiez , Monfieur , que quand
ce malheureux Chrifoftome compofa
ces Vers , il étoit loin de Marcelle
& s'en étoit éloigné exprès pour voir
fi l'abfence feroit fur lui fon effet ordi
naire & comme il n'y a rien qui ne
chagrine un amant éloigné de ce qu'il
aime , & point de foupçons dont il ne
fe perfécute foi-même , il fe forgea
mille fujets de jaloufie , qui ne le tour
menterent pas moins que s'ils euffent
été véritables : ainfi , quoiqu'il ait pu
dire en cet état , fes plaintes & fes re
proches ne fçauroient donner d'attein
te à la vertu de Marcelle , qui eft telle
en effet , qu'à la dureté près , & une
certaine fierté qui va jufqu'à l'orgueil ,
l'envie même ne lui fçauroit reprocher
la moindre chofe . Vivalde fut fatisfait
de la raifon d'Ambroife , & comme
il prenoit un autre papier pour le li
166 HISTOIRE
LIVREI re ,
il en fut empêché par une espéce
CH. XIII . d'apparition ; car c'eſt ainſi qu'on peut
Hiftoire de
Marcelle, appeller l'objet furprenant qui fe pré
fenta tout d'un coup à leurs yeux . C'é
Sujetde la -toit Marcelle elle -même qui fe fit voir
figure,
fur le fommet de la roche , ( au pied de
laquelle on creufoit la fépulture , ) mais
avec tant de beauté & tant d'éclat "
qu'elle parut encore plus belle que le
bruit public ne la faifoit . Ceux qui ne
l'avoient jamais vûe , la regardoient
avec admiration , & ceux mêmes qui
étoient accoutumés à la voir , n'en
étoient pas moins furpris que les autres .
Mais à peine Ambroiſe l'eut -il apper
çue , qu'il lui dit avec quelque eſpéce
d'indignation : Que cherches-tu ici ,
monftre de cruauté le plus dangereux
de ces montagnes ; fier bafilic , dont les
feuls regards empoifonnent , viens-tu
voir files playes de ce malheureux , que
ta cruauté met dans le tombeau , fe
rouvriront en ta préfence ? ou viens
tu infulter à fes malheurs , & te glori
fier des funeftes effets de ton ingratitu
de ; Parles , & nous apprens au moins
ce qui t'amene ou ce que tu demandes
de nous car fi tu fouhaites quelque
chofe , j'ai fi bien connu à quel point
Chrifoftome t'étoit dévoué pendant ſa
DE DON QUICHOTTE. 167
vie , que je fuis prêt de faire que tout LIVRE II.
ce qu'il eut d'amis t'obéiffent pour lui CH. XIII .
Hiftoire de
après fa mort. Rien de tout cela n'eft Marcelle.
ce qui m'amene , répondit la Bergere .
Je ne viens , Ambroife , que pour me
défendre moi-même , & faire voir l'in
juftice , & de ceux qui m'accufent de
leurs tourmens , & de ceux qui m'im
putent la mort de Chrifoftome. Ainſi
je vous fupplie tous tant que vous êtes
de me donner un peu d'attention ; je
n'ai pas befoin de beaucoup de difcours
pour faire voir mon innocence . Le
Ciel , ( dites-vous , ) m'a fait naître
avec tant de beauté , qu'on ne fçauroit
me voir , & ne pas m'aimer ; & vous
voulez que je fois obligée de vous ai
mer , parce que vous me témoignez de
l'amour. Je comprens bien par la rai
fon que Dieu m'a donnée , que tout ce
qui eft beau, eft aimable; mais je ne vois
point que parce qu'on aime ce qui eft
beau , ce qui eft beau foit obligé d'ai
mer , & d'autant moins que celui qui
aime , peut être laid & défagréable , ce
qui ne mérite que d'être hai : mais
même , quand la beauté feroit égale de
part & d'autre , il ne s'enfuit pas pour
celaque les inclinations le doivent être ,
puifque toutes les beautés ne donnent
168 HISTOIRE

LIVRE II. pas de l'amour , & qu'il y en a qui


CH. XIII. plaiſent feulement aux yeux fans faire
Hiftoire de
Marcelle. d'impreffion
n'y fur de
avoit point le beauté
coeur. En
qui effet , s'il
ne forçât

La beauté les cœurs de fe rendre , que verroit-on


ne donne pas dans le monde , qu'une confufion étran
toujours
l'amour. ge de défirs errans & vagabons qui
pafferoient fans ceffe d'un objet à un au
tre , fans fçavoir à quoi s'attacher ?
Et s'il eft vrai , comme on dit , que
l'amour eft libre & fans contrainte .
n'eft-on pas injufte de prétendre que je
doive aimer quand je n'y ai aucun pan
chant! & encore une fois eft-ce une
raifon affez forte pour m'y obliger que
de dire que l'on m'aime ! D'ailleurs fi
j'ai quelque beauté , n'eft-ce pas de la
pure grace du Ciel que je la tiens , fans
en devoir rien aux hommes ! & fi elle
fait de mauvais effets , en fuis-je plus
coupable que le ferpent l'eft du venin
que lui a donné la nature , ou que le
feu qui ne fçauroit nuire qu'à ceux qui
s'en approchent de trop près ! Je fuis
née libre après tout , & c'eft pour vivre
en liberté que j'ai choifi la folitude , où
je mecontente de faire part de mes
penfées & de ma beauté aux bois & aux
ruiffeaux ; j'ai même averti tous ceux
qui m'aiment, de la difpofition de mon
cœur
DE DON QUICHOTTE. 169
coeur , s'ils nourriffent après cela des LIVRE II.
defirs & des vaines efpérances , ne faut- CH. XII .
H.ftoire
il pas dire que c'eft leur obſtination Ma.co.le. de
qui les tue , & non pas ma cruauté ?
Ainfi croit-on me faire des reproches
bien juftes , quand on me dit que les
fentimens de Chrifoftome n'avoient
、 rien que d'honnête , & que je ne me
faifois point de tort d'y répondre ? Ne
lui ai-je pas dit en ce même lieu , après
qu'il me les eut fait connoître , que mon
deffein étoit de vivre à moi , fans me
lier jamais à perfonne , & que j'étois
réfolue de rendre à la nature tout ce
qu'elle m'avoit donné. Que fi après un
aveu fi fincere , il a bien voulu s'em
barquer fans efpérance ; faut-il s'éton
ner qu'il ait fait naufrage ? y a-t-il
raifon de s'en prendre à moi ? Si j'ai
abufé quelqu'un , qu'il s'en plaigne ,
à la bonne heure ; & s'il y en a qui fe
défefpérent , parce que je les ai trahis ,
que l'on m'accable de reproches &
d'injures ; mais que l'on ne m'appelle
ni trompeufe , ni cruelle , fi je n'ai ja
mais engagé perfonne , ni rien promis
à qui que cefoit. Jufques ici , graces au
Ciel , le deftin n'a pas voulu que j'ai
maffe ; & de croire que je le faffe par
choix,il eft inutile de s'y attendre . Que
Tome I. P
170 HISTOIRE
LIVREII cet avertiffement ferve une fois pour
CH . XIII. toutes à ceux qui ont quelque deffein
Hiltoire de
Marcelle, pour moi, & s'il leur en prend comme
à Chrifoftome , que l'on ne me vienne
point dire que leur jaloufie ou mes mé
pris en foient caufe . Qui n'aime point ,
ne fçauroit donner de jalouſie , & une
déclaration franche & fincére ne doit
point paffer pour haine ou pour mépris .
Enfin que celui qui m'appelle un Monf
tre, un Bafilic , me fuye tant qu'il vou
dra , & que ceux qui me traitent d'in
grate ceffent de me fervir , je leur ré
pons que je ne me mettrai pas en pei
ne de les rappeller. Qu'on ne fe mette
donc point en tête de troubler mon
repos , & de vouloir que je hazarde
parmi les hommes la tranquillité dont
je jouis , & que je me fuis perfuadée
qu'on n'y trouve point . Je ne veux
rien , & n'ai befoin de rien , que de
la compagnie des bergers de ces bois
dont la converfation ( avec le foin de
mon troupeau ) m'occupe affez agréa
blement , fans que je m'aille embarraf
fer des maux d'autrui , & m'en attirer
à moi - même . En un mot , mes def
feins ne fortent point de ces monta
gnes ; & fi mes penſées vont plus loin ,
ce n'eft que pour admirer la beauté du
DE DON QUгCHOTTE. 171
ciel , & me faire reffouvenir que c'eft IIVRE II.
le lieu d'où je fuis venue , & où je dois CH . XII.
Hiftoire de
retourner. En difant ces dernieres pa- Marcelle.
roles , la bergere fans attendre aucune
réponſe , prit le chemin le plus rude de
la montagne , & difparut aux yeux de
ceux qui l'avoient écoutée , les laiffant
tous dans une admiration extrême de
fon efprit & de fa fageffe , auffi-bien
que de fa beauté . Il y avoit là de fes
amans , qui fans fe reffouvenir de la
déclaration qu'elle venoit de faire , eu
rent envie de la fuivre ; & comme ils
s'y préparoient , Don Quichotte , qui
connut leur deffein , & qui vit une fi
belle occafion d'exercer la profeffion
de Chevalerie, porta la main fur la gar
de de l'épée , & criant à pleine tête
afin que tout le monde l'entendît : Que
perfonne , dit-il , de quelque qualité
qu'il puiffe être , ne foit fi hardi , que
de fuivre la belle Marcelle , fous peine
d'encourir mon indignation . Elle a fait
voir par des raifons fans replique 2
qu'elle eft entierement innocente de la
mort de Chrifoftome , & combien elle
eft éloignée de répondre favorablement
aux deſſeins d'un amant ; qu'on ceffe
donc de la tourmenter , & qu'elle foit
plutot eftimée & honorée de tous les
Pij
172 HISTOIRE
LIVRE II. honnêtes gens , puifqu'elle eft peut-être
CH. XIII. la feule au monde , qui vive avec des
Hiftoire de :
Marcelle. intentions fi pures. Soit que ce fut à
caufe des menaces de Don Quichotte ,
ou parce que Ambroife pria les bergers
d'achever de rendre les derniers de
voirs à fon ami , perfonne ne partit de
là que les écrits de Chrifoftome ne fuf
fent brûlés , & fon corps mis dans la
fépulture . Ce qui ne fe fit pas fans tirer
beaucoup de larmes des yeux de tous
les affiftans . On mit enfuite une groffe
pierre fur la foffe , en attendant une
tombe de marbre qu'Ambroife dit
qu'il faifoit faire , & fur laquelle il
avoit ordonné de graver ces Vers en
maniere d'Epitaphe .

Ci git le corps glacé d'un malheureux


amant ,
Que tuerent l'amour , le dépit & la
haine ;

Une ingrate bergere a fait toutefapeine ,


Et payé tous fes foins d'un rigoureux
tourment.

Ici de fes malheurs il vit naître la


Source ,
Il commença d'aimer , & de le dire ici ,
Il apprit fa difgrace en cet endroit auffi
DE DON QUICHOTTE. 173
Il a voulude mêmey terminer fa courfe. LIVRE III.
CH . XIII.
Hiftoire de
Paffant évite le danger ; Marcelte.
Si la bergere vit , mêmefort te regarde ;
On ne peut valoir plus que valoit le ber
ger.
Adieu , paffant ! prens-y bien garde.

La fépulture fut incontinent couver


te de rameaux & de fleurs ; & après
que tous les bergers eurent témoigné à
Âmbroiſe la part qu'ils prenoient à fon
affliction , & à la perte d'un fi honnête
ami , ils prirent congé de lui , & fe re
i tirerent . Vivalde & fon compagnon
lui firent auffi leur compliment. Don
Quichotte , qui n'étoit pas homme à
s'en oublier , fit le fien en des termes
extraordinaires , & qui fentoient bien
fa profeffion ; & après avoir remercié
fes hôtes , il leur dit adien . Vivalde le
• follicita fort d'aller avec eux à Seville

l'affurant qu'il n'y avoit pas de lieu au


monde plus fertile en aventures , &
qu'elles y naiffoient fous les pas à cha
que coin de rue : mais il leur rendit
graces de l'avis qu'ils lui donnoient ,
& leur dit qu'il ne pouvoit , ni ne de
voit aller à Seville , qu'il n'eût nettoyé
ces Montagnes de brigands dont elles
Piij
174 HISTOIRE
LIVRE II. étoient pleines. Les voyageurs te
CH. XIII. voyant dans cette bonne réfolution , ne
Hiftoire de l'en voulurent pas détourner , & pour
Marcelle.
fuivirent leur chemin , & hui fe mit en
tête de fuivre la belle Marcelle , pour
lui offrir fes fervices ; mais la chofe
n'arriva pas comme il fouhaitoit; il s'en
fallut même beaucoup , comme on le
verra dans la troifiéme Partie de cette
Hiftoire .
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE.

LIVRE TROISIÈM E.

CHAPITRE XIV .

De la défagréable aventure qu'eut Don


Quichotte avec des Muletiers Yan
gois.

E fage Cid Hamet Benenge- Liv. III.


L ly raconte qu'après queDon CH . XIV.
Quichotte eut priscongé de
fes hôtes & de tous ceux
qui s'étoient trouvés à l'enterrement
de Chrifoftome , lui & fon Ecuyer
Piiij
176 HISTOIRE
LIV. III. entrerent dans le bois , où ils avoient
CH. XIV . vû entrer Marcelle , & qu'après l'a
voir inutilement cherchée plus de
deux heures , ils fe trouverent dans un
• pré plein d'herbe fraîche , & qui étoit
arrofé d'un agréable ruiffeau . Le doux
murmure de l'eau , la beauté & la fraî
cheur du lieu les invitant d'y paffer les
chaleurs du midi , Don Quichotte &
Sancho mirent pied à terre ; & laiffant à
Roffinante & àl'âne la liberté de paître
à leur fantaiſie , ils délierent le biffac
& fans cérémonie mangerent enſemble
de ce qui s'y trouva . Sancho ne s'étoit
pas mis en peine de donner des entraves
à Roffinante , le connoiffant fi pacifique
& de fi bonnes moeurs , que toutes les
jumens de la prairie de Cordoue ne lui
auroient pas donné la moindre émo
tion. Cependant le fort , ou plûtôt le
diable qui ne dort jamais , fit trouver
mal à propos dans le même vallon une
troupe de jumens de Galice , qui étoient
à des Muletiers Yangois , dont la cou
tume eft de s'arrêter ainfi pendant la
grande chaleur du jour dans les en
droits où ils trouvent de l'eau & de
l'herbe pour rafraîchir leur caravane .
Roffinante , comme j'ai dit , étoit be
nin , mais il étoit de chair auffi , . & il
DE DON QUICHOTTE. 177
ne fentit pas plûtôt les jumens , que Liv. III.
CH . XIV.
contre fa retenue naturelle , il lui prit
envie de s'aller divertir ; & fans en de
mander congé à fon maître, il s'en alla
au petit trot faire cent galanteries de
vant elles : mais comme elles avoient
apparemment plus de befoin de manger
que d'envie de rire , elles ne reçurent le
galant qu'avec les pieds & les dents , &
firent fi bien qu'en moins de rien elles
lui rompirent les fangles & la felle , &
le mirent nud avec bien des contufions .
Pour furcroît de malheur, les Muletiers
voyant l'attentat de Roffinante , accou
rurent avec de gros bâtons , & lui en
donnérent tant de coups fur les reins
qu'ils l'étendirent par terre , où il eut
tout loifir , avant que de fe relever , de
fe repentir de fa galanterie . Don Qui
chotte & Sancho , qui apperçurent de
loin le mauvais traitement qu'on faifoit
à Roffinante , coururent promptement
au fecours , & en arrivant tout effouf
flés ; Ami Sancho , dit Don Quichotte ,
à ce que je vois , ce ne font pas ici des
Chevaliers , mais des ruftres & de la
canaille ; tu peux bien m'aider à pren
dre vengeance de l'outrage qu'ils m'ont
fait " en s'attaquant à mon cheval.
Hé quelle diable de vengeance pow
178 HISTOIRE
Liv. III. vons-nous prendre , répondit Sancho ?
CH. XIV. Ils font vingt , & nous ne fommes que
deux , & encore ne fçai-je s'il faut nous
compter pourun & demi.J'en vaux cent
moifeul , répondit Don Quichotte , &
fans s'arrêter davantage il met l'épée à
la main , & attaque vigoureufement les
Muletiers. Sancho , animé de l'exem
ple de fon maître , fait auffi voir le jour
fon épée , & fe fourre au milieu des
ennemis. Don Quichotte donna d'a
bord un fi grand coup au premier qu'il
trouva fous fa main , qu'il lui fendit un
colet de cuir , & lui emporta une gran
de partie de l'épaule ; il alloit s'effayer
fur un autre , quand les Muletiers qui
eurent honte de ſe voir ainfi mal me
nés par deux hommes feuls , recouru
rent à leurs épieux , & entourant le
vaillant Chevalier & le bon Ecuyer
commencerent à travailler fur eux à
coups de bâton avec une diligence ad 1
mirable . Comme ils y alloient de gran
de affection , l'affaire fut bien-tôt expé
diée ; dès la feconde décharge que San
cho reçut à la ronde , il tomba de fon
long par terre , & rien ne fervit à Don
Quichotte d'avoir du courage & de l'a
dreffe , il n'en fut pas quitte à meilleur
marché ; le bon Chevalier fut renversé
DE DON QUICHOTTE. 179
aux pieds de Roffinante qui n'avoit en Liv. III.
core pû fe relever. Les Muletiers CH. XIV.
n'ayant plus rien à faire , & craignant
même d'en avoir trop fait , chargerent
promptement leurs voitures , & pour
fuivirent leur chemin.
Le premier de nos aventuriers qui fe
reconnut après l'orage, fut Sancho Pan
ça, qui fe traînant auprès de fon maître ,
lui dit d'une voix foible & dolente :
Seigneur Don Quichotte ! ah, Seigneur
Don Quichotte ! Que veux-tu , ami
Sancho , répondit le Chevalier , d'un
ton pour le moins auffi pitoyable ? N'y
auroit-il point moyen , dit Sancho , que
vous me donnaffiez deux gorgées de ce
bon breuvage de fier-à-bras , fi par ha
zard vous en avez fur vous ? Peut-être
fera-t-il auffi bon pour des os rompus ,
que pour des bleffures . Hé ! mon ami ,
repondit Don Quichotte , fi j'en avois ,"
que nous faudroit-il autre chofe ? mais
je te jure , foi de Chevalier errant, que fi
je ne perds l'ufage des mains ,j'en aurai
avant qu'il foit deux jours . Deux jours,
répartit Sancho , & dans combien de
tems croyez - vous que nous foyons
feulement en état de nous remuer ?
La vérité eft , dit le moulu de Cheva
lier , que je ne fçaurois qu'en dire , de
180 HISTOIRE
v. III. la maniere dont je me fens ; mais auffi
1. XIV. la choſe m'eſt bien dûte , & je ne m'en
dois prendre qu'à moi-même , qui vais
mettre imprudemment la main à l'é
pée contre des gens qui ne font pas
armés Chevaliers ; je ne doute point
que la fortune n'ait permis que je re
çuffe ce châtiment , pour avoir mépriſé
les loix de la Chevalerie ; c'eſt pour
quoi auffi , ami Sancho , je t'avertis une
fois pour toutes , & pour notre intérêt
commun , que lorfque de fembla
bles marauts nous feront infulte , tu
n'attendes plus que je tire l'épée con
tr'eux , car affurément je n'en ferai
rien :mais comme c'eft ton affaire , mets
toi-même l'épée à la main , & châtie-les
comme tu l'entendras. Si par hazard il
vient des Chevaliers à leur fecours , ô
je te défendrai de la bonne forte ! Tu
fçais ce que c'eft que la force de ce
bras , tu en as vû d'affez bonnes preu
ves . Sancho ne trouva pas l'avis de fon
maître fi bon , qu'il n'y eût quelque
chofe à redire . Seigneur Chevalier
répondit-il , je n'aime point tant les que
relles qu'on diroit bien : & je fçai
Dieu merci , pardonner une injure 2
parce que j'ai une femme & des enfans ;
tenez-vous donc pour dit , s'il vous
DE DON QUICHOTTE. 181
plaît, qu'affurément je ne mettrai l'épée Liv. III.
à la main ni contre Chevalier ni con- CH. XIV .
tre payfan ; que je leur pardonne de
vant Dieu toutes les offenfes paffées, &
toutes celles qu'ils me pourront faire à
l'avenir , & avec cela encore tout ce
que m'ont fait, ou font , ouferont quel
ques fortes de perfonnes que ce puiffe
être , riche ou pauvre , noble ou rotu
rier , & de tout état ou condition . Si
j'étois affuré , reprit Don Quichotte ,
que l'haleine ne me manquât point , &
que la douleur que je fens au côté me
laiffât parler à mon aife , que je te ferois
bien-tôt comprendre que tu ne fçais ce
que tu dis ! Viens-çà , miférable , fi la
fortune qui juſques-ici nous a été con
traire , vient enfin à changer en notre
faveur , & que nous conduifant , com
me par la main , elle nous faffe prendre
terre en quelques-unes des Ifles dont je
t'ai parlé, que fera-ce , dis-moi, fi après
l'avoir conquife , je t'en donne le gou
vernement ? pourras-tu en remplir di
gnement la charge , n'étant pas Cheva
lier , & ne te fouciant pas de l'être "
n'ayant ni valeur ni reffentiment pour
repouffer les injures & défendre ton
état ? ne fçais-tu point encore que dans
tous les pays nouvellement conquis , les
182 HISTOIRE
LIV. III. Naturels ont toujours l'efprit remuant,
CH. XIV. & ne s'accoutument qu'avec peine à
une domination étrangere ; que jamais
ils ne font fi foumis à leur nouveau Sei
gneur , qu'ils ne foient toujours fur le
point de brouiller , & de tenter de fe
mettre en liberté ? Ainfi crois-tu que
le Seigneur n'ait pas befoin d'avoir du
jugement , pour fe conduire avec des
efprits fi mal difpofés , & du courage
pour attaquer & pour fe défendre en
tant d'occafions qui peuvent fe préfen
ter à toute heure? il eût été bon , repar
tit Sancho,que j'euffe eu le jugement &
le courage que vous dites dans l'aven
ture qui vient de nous arriver ; mais
pour l'heure , Monfieur , je vous le dis
franchement,j'ai bien plus beſoin d'em
plâtres que de remontrances . Mais
voyons un peu fi vous ne fçauriez vous
leverpour m'aider à faire lever Roffi
nante , encore qu'il ne le mérite pas :
Non, car c'eft lui qui eft caufe que nous
avons été roués de coups . En bonne foi ,
je n'aurois jamais penfé cela de Roffi
nante , je le croyois fage & paifible ,
j'aurois juré pour lui comme pour moi .
A qui fe fiera-t-on après cela? Croyez
qu'on dit bien vrai , qu'il faut bien du
tems avant que de connoître les gens.
DE DON QUIC HOTTE . 183
LIV. III.
Mais , Monfieur, ma foi il n'y a rien de CH . XIV.
certain dans cette vie.Et qui diantre eût
dit , après vous avoir vû faire tant de
merveilles contre ce malheureux Che
valier errant de l'autre jour , que cette
tempête de coups de bâton devoit venir
fondre fur nos épaules; Pour les tiennes
encore , dit Don Quichotte , elles doi
vent être faites à de femblables orages,
mais les miennes qui n'yfont pas accou
tumées , s'en fentiront long-tems , &
n'étoit que je m'imagine , & qu'il eſt
même certain que toutes ces difgraces
font attachées à laprofeffion des armes,
je me laifferois mourir ici de pur ennui.
Mais , Monfieur , repliqua Sancho,
puifque toutes ces infortunes-là font
des revenus de la Chevalerie ; dites
moi , je vous prie , arrivent-elles fort
fouvent , ou fi cela finit après un cer
tain nombre? Car apparemment fi nous
faifons encore deux femblables recol
tes , nous ne ferons point en état d'en
faire une troifiéme , à moins que le bon
Dieu ne nous affifte . Ne fçais-tu pas ,
ami Sancho , répondit Don Quichotte ,
que la vie des Chevaliers errans eft fu
jette à mille fâcheux accidens, & qu'el
le éprouve prefque inceffamment l'une
& l'autre fortune ? Il n'y en a point qui
184 HISTOIRE
Liv. III. ne puiffent à toute heure devenir Rois
CH. XIV. & Empereurs , comme on l'a vû fou
vent , & fans le mal que je fens , je te
raconterois l'hiſtoire de plufieurs qui
fe font élevés fur le Trône par leur feu
le valeur. Mais il n'y en a point auffi
qui foient exemts de revers de la fortu
ne , & je t'en ferois voir parmi ceux
là même , qui font enfuite tombés dans
d'étranges malheurs . Le grand Amadis
de Gaule ne fe vit-il pas au pouvoir
de l'Enchanteur Arcalaüs, le plus cruel
de fes ennemis , & ne tient-on pas pour
affuré que ce perfide Negromant lui
donna deux cens coups d'étrivieres
après l'avoirattaché à une colonnedans
la cour de fon château ? N'y a-t-il pas
encore un Auteur fecret & digne de
foi , qui dit que le Chevalier du Soleil
ayant été furpris à une trape qui fondit
fous fes pieds en un certain château , il
fe trouvafous terre attachéparlespieds
& les mains dans un profond cachot
où d'abord on lui donna un lavement
d'eau de neige qui le penfa faire mou
rir; & fi un fage de fes amis ne l'eût fe
couru dans ce miférable état, on ne fçait
ce qu'il fût devenu . Ainfi , Sancho , je
puis bien me régler fur des Chevaliers
qui ont reçu des affronts encore plus
grands
DE DON QUICHOTTE . 185
grands que le nôtre . Mais il eft bon que Liv . III.
tu apprennes que les bleffures qui fe CH. XIV.
font par le premier inftrument que le
hazard fait tomber entre les mains , ne
deshonorent point le bleffé & ne lui
font nul affront ; & l'on trouve en ter
mes exprès dans la Loi des Duels , que fi
le cordonnier frappe quelqu'un avec
la forme qu'il tient à la main , elle a
beau être de bois comme le bâton , on
ne dira pas pour cela qu'il ait donné des
coups de bâton. Je te dis cela , Sancho ,
afin que tu ne penfes pas que pour avoir
été affommés de coups par cette canail
le , nous foyons pour cela déshonorés ;
car , à le bien prendre , les armes dont
ils nous ont frappés n'étoient pas tant
des bâtons que des efpéces de pieux ,
fans quoi ils ne vont jamais , & pas un
d'eux , fi je m'en fouviens , n'avoit ni
épée , ni poignard . Ils ne m'ont point
donné le tems d'y regarder de fi près
dit Sancho , & je n'eus pas plûtôt tiré
la maudite flamberge , qu'ils me roue
coups ,, & m'en donnerent tant ,
rent de coups
que les.yeux & les jambes me man
querent tout à la fois , & je tombai
tout de mon long dans le même en
droit où me voilà encore , Dieu mer
ci : auffi pour vous parler franchement ,
Tome I. Q
186 HISTOIRE
Liv. III. ce qui me donne de la peine , n'eſt pas
CH. XIV. de fçavoir fi les coups de pieux m'ont
fait un affront , c'eft la douleur des
coups que je ne fçaurois arracher de
ma mémoire , non plus que de deffus
mes épaules . Avec tout cela , Sancho ,
répondit Don Quichotte , fi n'y a-t-il
point de reffentiment que le tems
n'efface , ni de douleur dont la mort
ne guériffe Grand merci, repliqua San
cho , & qu'y a-t-il de pis qu'un mal à
quoi il n'y a que le tems qui puiffe re
médier ou qui ne finiffe que par la
mort ? Encore , fi nos maux étoient
de ceux qui s'en vont avec une cou
ple d'emplâtres , patience ; mais il nous
faudroit tout l'onguent d'un hôpital ,
& encore ne fçai-je s'il y fuffiroit . Laif
fe-là tous ces difcours inutiles , dit Don
Quichotte , & tâchons tous deux de
tirer des forces de notre foibleffe.
Voyons un peu comment fe porte Rof
finante. Ce pauvre animal , à ce qui
me paroît , a eu fa bonne part de l'a
venture . Le voilà bien malade, ma foi ,
reprit Sancho , pourquoi en feroit-il
exemt ? eft-il moins Chevalier errant
que les autres ? Ce n'eft pas là ce qui
m'étonne , c'eft de voir que ma mon
ture s'en foit fauvée , fans qu'il lui en
DE DON QUICHOTTE. 187
coute feulement un poil , pendant qu'il Liv. III
ne nous refte pas à tous trois une cô- CH . XIV.
te entiere . Dans les plus grandes dif
graces , repliqua Don Quichotte , la
fortune laiffe toujours quelque porte
pour en fortir , & cette pauvre bête
fuppléra au défaut de Roffinante pour
m'ôter d'ici & me porter à quelque
château où je me faffe panfer. Je ne
tiendrai pas même à deshonneur une
telle monture : car il me fouvient d'a
voir lû que le vieux Silene , le pere
nourricier du Dieu Bacchus " étoit
monté , & fort à fon aiſe fur un bel
âne , quand il fit fon entrée dans la
ville aux cent portes . Cela feroit bon ,
dit Sancho , fi vous pouviez vous tenir
comme lui ; mais il y a bien de la dif
férence entre la poſture d'un homme à
cheval , & celle d'un homme étendu
de travers
? comme feroit un fac de
farine car je ne pense pas que vous
puiffiez aller autrement. Les incom
modités qui peuvent refter des com
bats , ne font jamais de deshonneur ,
reprit Don Quichotte , ainfi , Pança
mon ami , ne me replique pas davan
tage , effayes feulement de te lever :
& me mets comme tu pourras fur ton
âne , & nous ôtons d'ici avant que la
Qij
188 HISTOIRE
Liv. III. nuit nous furprenne . Mais ne vous ai
CH . XIV . je pas
je pas oui dire , Monfieur , reprit San
cho que la coutume des Chevaliers
errans eft de dormir à découvert ,
& que c'eft une agréable aventure
pour eux , que de paffer les nuits
dans les champs , & au milieu des bois
& des déferts ? Ils en ufent ainfi , dit
Don Quichotte , quand ils ne peu
vent faire mieux , ou quand ils font
amoureux ; & cela eft fi vrai , qu'on a
vu tel Chevalier paffer deux ans en
tiers fur un rocher , expofé à toutes
les rigueurs du chaud & du froid , fans
que fa maîtreffe en eût la moindre con
noiffance . Amadis a été un de ceux-là
dans le tems qu'il s'appelloit le Beau té
nébreux , & qu'il te retira fur la Roche
pauvre , où il paffa huit ans ou huit
mois , car je ne m'en reffouviens pas
bien préfentement . Quoiqu'il en foit ,
il eft conftant qu'il y demeura long
tems , faifant pénitence pour je ne fçai
quel dégoût qu'Oriane lui avoit don
né : mais enfin laiffons cela , & fais ce
que je t'ai dit , avant qu'il arrive quel
que difgrace à l'âne , auffi-bien qu'à
Roffinante . Ce feroit bien le diable
alors , dit Sancho 2 & puis pouffant
trente ou quarante foupirs entrelardés
DE DON QUICHOTTE 189
d'autant de ouf, & de haye , & jurant Liv. II .
comme un charretier contre qui l'avoit CH . XIV.
amené là , il fit tant d'efforts , qu'à la
fin il fe leva fur fes pieds , demeurant
pourtant à moitié chemin courbé com
me un arc , fans pouvoir achever de
fe redreffer. Dans cette étrange pof
ture il fallut encore qu'il allât pren
dre fon âne , qui profitant de la li
berté de cette journée , s'étoit écarté
affez loin de-là où il fe donnoit au
cœur joye du bien d'autrui . Quand
l'âne fut accommodé , Sancho vint le
ver Roffinante , mais ce ne fut pas
fans peine pour l'un & pour l'autre .
Sancho fuoit à groffes gouttes ; & fi le
pauvre animal eût pû fe plaindre , il
en eût encore fait leçon au maître &
au valet . Enfin après bien des efforts &
des cris , Sancho mit Don Quichotte
de travers fur l'âne ; & ayant attaché
Roffinante à la queue , il prit l'âne par
le licou , & s'en alla du côté qu'il crut
trouver le grand chemin. Au bout de
trois quarts d'heure la bonne fortune
leur fit découvrir une hôtellerie que
Don Quichotte , en dépit de fa chétive
apparance , ne manqua pas de prendre
pour un château. L'Ecuyer foutenoit
opiniâtrement que ce n'étoit qu'une
190 HISTOIRE
Liv. III. hôtellerie , & le Chevalier que c'étoit
CH. XV.
un château ; & la difpute dura fi long
tems , qu'elle n'étoit pas finie quand
ils fe trouverent à la porte , où San
cho entra avec fa petite caravane "
fans fe mettre en peine de faire voir
qu'il avoit raifon .

CHAPITRE XV.

De ce qui arriva à Don Quichotte


dans l'hôtellerie , qu'il prenoit pour
un Château.

E Maître de l'hôtellerie , furpris


L de voir cet homme de travers fur
un âne , ayant demandé à Sancho quel
mal il avoit , celui- ci répondit que ce
n'étoit rien , qu'il étoit feulement tom
bé d'une montagne en bas , & qu'il
avoit les côtes tant foit peu rompuës.
La femme de l'hôte , contre l'ordinaire
de celles de fon métier , étoit une
femme charitable , & qui prenoit part
aux afflictions de fon prochain : auffi
n'eut-elle pas plûtôt vû DonQuichotte,
qu'elle penfa à le foulager , & le fit.
aider par une jeune fille qu'elle avoit >
qui n'étoit pas mal faite. Dans la mê
DE DON QUICHOTTE. 191
me hôtellerie fervoit une jeune Aftu- Liv. III.
rienne , qui avoit le vifage large , le CH. XV,
derriere de la tête plat , le nez écrasé ,
un œil louche , & l'autre dont elle ne
voyoit guéres ; du refte elle étoit déli
bérée , & la foupleffe du corps fupléoit .
à ce qui lui manquoit d'agrément . Pour
la taille , elle avoit environ trois pieds
de haut , & les épaules lui chargeoient
fi fort le refte du corps , qu'elle avoit
bien de la peine à regarder en haut.
Cette gentille fervante aida à la fille
de l'hôte à panfer Don Quichotte , &
après cela elles lui drefferent toutes
deux un fort mauvais lit , dans un en
droit , qui felon toutes les apparences ,
n'avoit jufques-là fervi qu'à mettre de
la paille. Dans ce même lieu , un peu
plus loin que Don Quichotte , un Mu
letier s'étoit auffi fait un lit des bats &
des couvertures de fes mulets , mais
qui avoit pourtant bien de l'avantage
fur celui de notre aventurier , com
pofé feulement de trois ou quatre ais
maljoints fur deux bancs inégaux , avec
une maniere de matelas qui n'étoit
guéres moins dur que les ais mêmes
& des draps qu'on eût plûtôt pris pour
du cuir que pour de la toile. Dans ce
maudit lit , fut couché Don Quichotte ,
192 HISTOIRE
Liv. III. & auffi-tôt l'hôteffe & fa fille lui mi
CH. XV. rent des emplâtres depuis les piedsjuf
qu'à la tête , à la faveur d'une lampe
que tenoit l'aimable Maritorne , car
c'eft ainfi que s'appelloit l'Afturienne .
L'hôteffe le voyant meurtri en tant
d'endroits Vraiment , dit- elle , ceci
reffemble bien plûtôt à des coups qu'à
une chute . Si ne font-ce pourtant point
des coups , dit Sancho ; mais c'eſt que
le rocher avoit beaucoup de pointes ,
& chacune a fait fa murtriffure . Au
refte , Madame , ajoûta-t-il , gardez ,
s'il vous plaît , quelques étoupes , nous
trouverons bien à les employer, car les
reins me font auffiun peu de mal . Vous
êtes donc auffi tombé , reprit l'hôteffe ?
Je ne fuis pas tombé , reprit Sancho
mais de la frayeur que j'ai eue de voir
tomber mon maître , il m'a pris un
tel je ne fçai quoi par tout le corps
qu'il me femble qu'on m'a donné mille
coups de bâton. Vraiment je ne m'en
étonne point , dit la jeune fille , car il
m'eft fouvent arrivé de fonger que
tombois d'une tour en bas , & que ja
mais je ne pouvois arriver jufqu'à terre ,
& quand j'étois réveillée je me trou
vois auffi laffe & auffi rompue , que fi
j'euffe tombé tout de bon. Voilà jufte
ment
DE DON QUICHOTTE . 193
ment l'affaire , dit Sancho , & toute la Liv. III.
différence qu'il y a , c'eftque fans avoir CH . XV.
rien fongé , & qu'étant alors tout auffi
éveillé que je fuis à cette heure , je ne
me trouve pourtant pas moins meurtri
que mon maître . Comment eft- ce que
vous l'appellez votre maître , dit alors
Maritorne ? Don Quichotte de la Man
che , répondit Sancho , Chevalier er
rant , & des plus francs qu'on ait vû de
puis long-tems . Chevalier errant, reprit
l'Afturienne 2 & qu'eft-ce que cela ?
Quoi ! vous êtes fi neuve dans le mon
de , reprit Sancho ; apprenez , ma chere
foeur , qu'un Chevalier errant eft une
chofe qui fe voit toujours à la veille
d'être Empereur , ou roué de coups de
bâton : aujourd'hui la plus malheureu
fe créature qui vive; demain avec trois
ou quatre Royaumes à donner à fon
Ecuyer. D'où vient donc, dit l'hôteffe ,
qu'étant Ecuyer d'un fi grand Seigneur,
vous n'avez pas pour le moins quelque
Comté ? car au moins on ne le diroit
pas à votre mine . O ! cela ne va pas fi
vite , répondit Sancho , il n'y a pas
plus d'un mois que nous cherchons les
aventures , & nous n'en avons pas en
core trouvé de celles-là ; outre que
bienfouvent on cherche une chofe , &
Tome I. R
194 HISTOIRE
Liv. III. l'on en trouve un autre . Mais pour
CH. XV. vous dire le vrai , fi Monfeigneur Don
Quichotte peut une fois guérir de fes
bleffures , & que je ne fois point eftro
pié des miennes , je ne troquerois pas
mes efpérances contre le meilleur
Comté d'Eſpagne . Don Quichotte qui
écoutoit attentivement cette conver
ſation , crut qu'il étoit de la civilité d'y
entrer ; & fe levant le mieux qu'il pût
en fon féant , il prit aimablement la
main de l'hôteffe , & lui dit : croyez
moi , ma belle Dame , vous n'êtes pas
malheureuſe d'avoir eu occafion de me
recevoir dans votre château.Je ne vous
en dis pas davantage , parce qu'il ne
fied jamais bien de fe louer foi-même ,
mais mon fidéle Ecuyer vous appren
dra qui je fuis. Je vous dirai feulement
que je conferverai la mémoire de vos
bons offices le refte de ma vie , & que
je ne perdrai jamais d'occafions de vous
en témoigner ma reconnoiffance . Plût
au Ciel , ajouta-t-il , regardant amou
reufement la fille de l'hôteffe , que l'a
mour ne m'eût pas affujetti à fes loix, &
que les yeux de la charmante ingrate ,
qui je penfe , n'euffent point triom
phé de ma liberté , je la facrifierois de
bon coeur aux pieds de cette belle De
DE DON QUICHOTTE , 195˚
moiſelle . L'hôteffe , fa fille & la bonne LIV. III.
Maritorne tomboient des nuës , au dif- CH . XV.
cours de notre Chevalier,qu'elles n'en
tendoient pas plus que s'il eût parlé
grec , quoiqu'elles fe doutaffent pour
tant bien que c'étoient des complimens
& des offres : & comme ce langage leur
étoit tout nouveau , elles ne faifoient.
autre chofe que de fe regarder l'une &
l'autre , ou le regarder lui-même com
me unhomme d'une efpéce particulie
Te. Elles lui firent pourtant quelques re
1
mercimens de fes offres en termes d'hô
tellerie de campagne ; & après l'avoir
falué fort humblement , elles fe retire
rent. Mais auparavant Maritorne prit
foin de panfer Sancho , qui n'en avoit
pas moins befoin que fon Maître. Le
Muletier dont j'ai parlé , & l'Afturien
ne avoient comploté de paffer une par
tie de la nuit enfemble , & elle avoit
donné fa parole , que fi-tôt que les hô
tes fe feroient retirés , & que le maître
& la maîtreffe fe feroient endormis
elle viendroit le trouver. On dit de cet
te bonne fille que jamais elle ne donna
de femblables paroles fans les tenir "
quand même elle les eût données dans
le fond d'une cave , & fans témoins :
auffi fe piquoit-elle d'être bien Demoi
Rij
196 HISTOIRE
Liv . III. felle , & ne croyoit point avoir dérogé
CH . XV.
pour être fervante d'hôtellerie , parce
que c'étoit (comme elle a toujours dit)
la mauvaiſe fortune de fes parens qui
l'avoit réduite en cet état . Le déteſtable
& chétiflit de Don Quichotte étoit le
premier qu'on rencontroit dans cet
étrange appartement , & Sancho avoit
fait le fien tout auprès fur une nate de
jonc, avec une couverture qui fembloit
être plûtôt de canevas que de laine . Un
peu plus avant étoit celui du Muletier
compofé ( comme j'ai dit ) des bâts &
des couvertures de deux mulets , de
douze qu'il avoit , fort gras & bien en
tretenus ; car c'étoit un des riches Mu
letiers d'Arevalo , à ce que dit l'Au
teur de cette Hiftoire , qui en fait men
tion particuliere , comme l'ayant bien
connu , & il y en a même qui difent
Devoir d'un qu'ils étoient parens . Quoiqu'il en foit,
Hiftorien.
il paroît que Cid Hamet Benengely fut
un Hiſtorien bien exact , puifqu'il rap
porte jufqu'à des chofes qui ne paroif
fent de nulle importance , & c'eft d'où
les Hiftoriens devroient apprendre à ne
rien négliger , & à s'étendre un peu
plus , au lieu qu'ils ne font qu'exciter
la curiofité du lecteur , & que ce qu'on
youdroit le plus fçavoir , demeure fou
DE DON QUICHOTTE . 197
vent au bout de leur plume par malice Liv. III.
CH. XV.
ou par ignorance . Loué foit mille fois
l'Auteur de Tablente , de Richemont ,
& celui qui a écrit les faits du Comte
Tomillas , qui n'ont pas oublié la moin
dre circonftance ! Le Muletier , pour
revenir où nous en étions , ayant don
né l'avoine à fes mulets , s'alla étendre
fur fes bâts , attendant avec impatience
fa ponctuelle Maritorne . Cependant
Sancho faifoit tout ce qu'il pouvoit
pour dormir , & la douleur de fes côtes
étoit tout ce qu'il falloit pour l'en em
pêcher, & Don Quichotte de fon côté
ne fentant pas moins de mal , avoit auffi
les yeux ouverts comme unliévre.Tout
étoit donc en filence dans l'hôtellerie ,
& il n'yavoit d'autre lumiere que celle
d'une lampe qui étoit pendue fous la
grande porte . Cette tranquillité & les
tumultueufes penfées que fourniffoient
continuellement à notre Chevalier les
divers événemens qu'il avoit lûs, lui fi
rent naître dans l'efprit la plus étrange
extravagance qu'on puiffe imaginer. Il ce Extravagan
de Don
crut être dans un fameux château , car Quichotte.
il ne voyoit point d'hôtellerie à qui il
ne fît cet honneur , & que la fille de
l'hôte , qui l'étoit par conféquent du
Seigneur Châtelain , touchée de fa bon
Riij
198 HISTOIRE
Liv. III. ne mine & de fa gentilleffe , lui avoit
CH. XV.
promis de fe dérober adroitement , &
de venir paffer quelque tems avec lui .
Cette chimére le tourmentant comme
une chofe bien réelle , il étoit dans une
inquiétude étrange du péril où fa fidé
lité alloit être expofée . Mais enfin il ré
folut en fon cœur de ne pas faire la
moindre infidélité à fa chere Dulcinée,
quand la Reine Genevre elle-même
avec fa fidéle Quintagnone , l'en vien
droit folliciter. Pendant qu'il s'entre
tenoit de les rêveries , l'éxacte Aftu
rienne penfoit à tenir fa parole , & tou
te en chemife , les pieds nuds , & fes
cheveux ramaffés eu un bonnet de fu
taine , elle entra à pas comptés , cher
chant le lit de fon Muletier. Don Qui
chotte qui avoit l'oreille au guet , l'en
tendit , ou devina que quelqu'un en
troit , & fe-relevant fur fon lit , malgré
fes emplâtres & la douleur de fes côtes ,
tendit les bras pour recevoir fa préten
due Demoiſelle.L'Afturienne marchoit
pas à pas , craignant de faire le moindre
bruit , & tâtonnant des mains pour ne
fe pas heurter ; mais avec toutes fes pré
cautions elle alla donner dans les bras
de Don Quichotte , qui la faifit auffi
tôt par le poignet , & la tirant à lui
DE DON QUICHOTTE . 199
Liv. III.
fans qu'elle osât dire une parole , la fit CH. XV.
affeoir fur fon lit. Sa chemife qui étoit
d'une toile à faire des facs , ne défabufa
point le chevalier. Il prit des braffelets
de verre qu'elle avoit au bras pour des
perles orientales ; fes cheveux qui pou
voient paffer pour du crin , lui fem
blerent des treffes d'or ; & prenant cet
te haleine , qui fentoit la vieille falade
ou la viande froide , pour un agréable
mêlange des plus excellens parfums , il
fe repréfenta cette agréable Nymphe
toute telle qu'on peint dans les livres
qu'il avoit lûs , ces gaillardes Demoi
felles qui vont voir en cachette leurs
amans , bleffés ou malades . En un mot ,
l'entêtement du pauvre Gentilhomme
étoit fi fort , que fe trouvant infenfible
à des chofes qui auroient fait vomir les
entrailles à tout autre qu'un Muletier ,
1
il crut tenir entre fes bras la Déeffe de
la Beauté. Enfin le galant Chevalier ,
éperdu de tant de charmes , & ferrant
l'incomparable Maritorne d'une manie
re à l'étouffer : Que ne donnerois-je
point , lui dit-il fort bas , & d'une voix
amoureufe, que ne donnerois-je point,
belle Princeffe , pour me voir en état
de reconnoître la grace que vous me
faites , & me laver auprès de vous du
R iiij
200 HISTOIRE
Liv. II . reproche d'une lâche ingratitude ? J'en
CH. XV. meurs de honte , mais j'ai promis ma
foi à l'inimitable Dulcinée du Tobofo ;
elle est l'unique Dame de mon cœur &
de mes plus fecrettes penfées , & je ne
puis acheter une bonne fortune au prix
d'un parjure . Pendant ce beau difcours,
Maritorne étoit en des angoiffes extrê
mes de fe voir entre les mains de Don
Quichotte , & faifoit tout ce qu'elle
pouvoit pour s'en arracher ; fans écou
ter ce qu'il lui difoit . Le bon Muletier
de l'autre côté , que fon impatience
empêchoit de dormir , avoit bien fenti
fa Nymphe , dès qu'elle étoit entrée ;
& ayant prêté l'oreille , & entendant
quelque chofe du difcours de notre
Chevalier , ilfoupçonna l'innocente
Afturienne de ne lui manquer de paro
le que pour faire part de fes faveurs à
un autre. Il ne s'en tint pas là , la jalou
fie le tranſportant , il s'approcha fans
faire bruit , du lit de Don Quichotte ,
& fe mit à l'écouter attentivement
pour voir tout ce que cela deviendroit.
Mais comme il connut que la fidéle
Maritorne fe debattoit pour fortir des
mains de Don Quichotte , qui la te
noit malgré elle , il ne penfa plus qu'à
fe venger de cette violence . Il leva le
DE DON QUICHOTTE . 201
Liv. III.
bras en haut , & mefurant le vifage du CH. XV.
défaftreux Chevalier , lui déchargea
un fi grand coup de poing fur les mâ
choires , qu'il le mit tout en fang , &
Benengely affure qu'il lui fauta en mê
me tems fur le corps , & qu'avec fes
larges pieds & fes fouliers ferrés , il le
lui parcourut brutalement trois ou qua
tre fois d'un bout à l'autre . Le lit dont
les fondemens n'étoient pas trop bons
ne put porter cette furcharge ; il fon
dit fous le poids du Muletier , & le
bruit éveilla l'hôte , qui fe douta auffi
tôt que c'étoit quelque tour de Mari
torne , parce qu'il l'avoit appellée cinq
oufix fois à pleine tête , fans qu'elle
eût répondu . Dans ce foupçon il alluma
fa lampe , pour aller où il avoit entendu
le bruit , & l'Afturienne qui l'entendit
venir , & qui le connoiffoit bien , s'alla
cacher dans le lit de Sancho qui dor
moit , & fe tapit auprès de lui tout en
un peloton. L'hôte entra , & jurant en
homme de métier : Où es-tu, Carogne ,
s'écria-t-il ? car affurément ce font ici
de tes tours . En même-tems Sancho
s'éveillant à demi , & fentant prefque
tout fur lui ce fardeau qui l'étouffoit ,
crut que c'étoit le cochemare , & com
mença à donner de tous côtés de grands
202 HISTOIRE
LIV . III.
coups de poing , dont la plupart tombe
CH . XV.
rent fur Maritorne, qui perdit enfin pa
tience , & ne fe fouciant plus de l'état
où elle étoit , ne fongea qu'à prendre
revanche , & donna tant de coups dans
l'eftomac & fur le vifage de Sancho ,
qu'elle acheva de l'éveiller. De forte
que fe voyant traité de cette maniere ,
& fans fçavoir pourquoi , il fe releva
le mieux qu'il pût fur le lit ; & embraf
fant étroitement Maritorne , ils recom
mencerent entr'eux la plus plaifante ef
carmouche qu'on ait jamais vû. Cepen
dant le Muletier qui vit , à la lumiere
de la lampe , l'état où étoit fa chere
Maritorne , laiffa Don Quichotte pour
l'aller fecourir, & l'hôte commençant à
fe reconnoître , y courut pareillement,
mais avec une intention différente
& pour châtier l'Afturienne qu'il
croyoit coupable de tout ce défordre.
Ainfi le Muletier frapoit fur Sancho
Sancho fur Maritorne , Maritorne fur
lui , & l'hôte fur Maritorne ; & tout
cela fi dru & menu , qu'on eût dit
qu'ils appréhendoient que le tems leur
manquât. Ce qu'il y eut de meilleur
c'est que la lampe s'éteignit ; & tout fe
trouvant confondu dans l'obfcurité ?
ce ne fut plus qu'un chamaillis fans dif
DE DON QUICHOTTE. 203
Cernement , mais avec tant d'animofi Liv. III.
té , que pas un des combattans ne rem- CH . XV .
porta la moitié de ſa chemiſe , ni aucu
ne partie du corps qui n'eût fa meur
triffure. Il y avoit par hazard dans l'hô
tellerie un Archer de ceux qu'on ap
pelle de l'ancienne Confrérie de Tole
de , qui s'étant éveillé au bruit du com
bat , s'en vint avec fa verge , & la
boëte de fer blanc où étoient fes titres ,
& entra fans voir goute dans le champ
de bataille , criant : Hola tous , de par
le Roi , & la fainte Hermandad . Le
premier qu'il trouva fut le moulu Don
Quichotte , qui giffoit étendu dans les
ruines de fon lit , le vifage en haut
fans aucun fentiment ; & l'ayant pris à
tâton par la barbe, il ne ceffoit de crier:
main forte à la juftice : Mais enfin n'ap
percevant aucun figne de vie en celui
qu'il tenoit , il ne douta point qu'il ne
fût mort , & que ceux qui étoient là ne
fuffent les meurtriers ; ce qui le fit en
core crier plus fort : Qu'on ferme la
porte de la maifon , & qu'on prenne
garde que perfonne ne s'échappe ; on
a tué ici un homme . Cette voix allar
ma les combattans ; & malgré qu'ils
en euffent , l'affaire demeura indéciſe ,
& dans l'état où l'Archer l'avoit trou
204 HISTOIRE
LIV. III. vée. L'hôte fe retira doucement dans
CH. XVI. fa chambre , le Muletier fur fes bâts ,
& la déchirée Maritorne dans fon fale
lit. Pour Don Quichotte & Sancho 9
qui ne pouvoient fe remuer , ils de
meurerent dans leur place , & l'Archer
laiffa la barbe de notre Chevalier pour
alle querir de la lumiere , & revenir
s'aflurer des coupables . Mais l'hôte
en fe retirant , avoit exprès éteint la
lampe de la porte , fi bien que l'Ar
cher fut contraint de recourir à la che
minée , où il trouva fi peu de feu "
qu'il fouffla plus d'une heure , ayant
que de pouvoir allumer la lampe .

CHAPITRE XVI.

Suite des travaux innombrables que Don


Quichotte & fon Ecuyer fouffrirent
dans l'hôtellerie.

ON QUICHO T TE revint enfin


D de fon étourdiffement , & du mê
me ton que fon Ecuyer l'avoit appellé
le jour de devant après le rude combat
des Voituriers , il l'appella à fon tour ,
en lui difant triftement : Ami Sancho "
dors-tu ? dors-tu , ami Sancho ? Hé
DE DON QUICHOTTE. 205
comment diable dormirois-je , répon- Liv. III.
dit Sancho , enragé de colere & d'en- CH.VI.
nui , quand tous les diables d'enfer
ont été cette nuit après moi ? Tu as
raifon de le croire , dit Don Quichot
te , & je n'y entens rien , ou ce châ
teau eft enchanté . Ecoute ce que je te
vais dire , mais auparavant jures-moi
de n'en parler qu'après ma mort . Je
vous le jure , répondit Sancho . J'exige
ce ferment , continua Don Quichotte,
parce que je ne veux jamais nuire à
l'honneur de perfonne . Hé , ne vous
dis-je pas que j'en jure , repliqua San
cho , & que je n'en ouvrirai jamais la
bouche qu'après la fin de vos jours ;
& Dieu veuille que je le puiffe faire
bien-tôt. Te fuis-je bien fi à charge ,
dit Don Quichotte , que tu vouluffe
me voir fi-tôt mort ? Ce n'eft pas pour
cela , répondit Sancho , mais c'eft que
je n'aime pas à garder fi long-tems un
fecret ; & je crains qu'il ne me pour
riffe dans le corps. Qu'il en foit ce
qu'il pourra , dit Don Quichotte , je
m'en fie à l'affection que tu as pour
mci , & à ta fageffe . Il faut donc que
tu fçaches qu'il m'eft arrivé cette nuit
une des plus furprenantes & des plus.
belles aventures qu'on puiffe imaginer.
206 HISTOIRE
Liv. II. Pour te la raconter en peu de paro
CH . XVI . les , tu fçauras qu'il n'y a pas deux
heures que la fille du Seigneur de ce
château m'eft venu trouver ici , & que
c'est une des plus belles Demoiſelles
qu'on puiffe voir dans le monde . Je ne
fçaurois t'exprimer les charmes de fa
perfonne , ni les gentillefies de fon ef
prit , & je ne veux pas même penfer
à tant de beautés , pour ne point man
quer à la foi que je dois à Madame
Dulcinée du Tobofo . Je te dirai feule
ment , que parce que le Ciel étoit ja
loux du tréfor que la bonne fortune
m'avoit mis entre les mains , ou pour
en parler plus véritablement , parce
que ce château , comme j'ai dit , eft
enchanté ; il est arrivé que comme j'en
étois avec cette Belle dans une conver
fation tendre & paffionnée , une main
que je ne voyois point , & qui venoit
de je ne fçai où , mais une main pen
dante au bras de quelque Géant énor
me , m'eſt venu décharger un fi grand
coup fur les mâchoires , que j'en fuis
tout en fang. Et après cela le perfide
profitant de ma foibleffe , m'a donné
tant de coups , que je fuis encore pis
que je n'étois hier, quand les Muletiers
fe prirent à nous de l'incontinence de
DE DON QUICHOTTE. 207
Roffinante . Je conjecture de-là que Liv. III,
quelque Maure enchanté doit garder CH . XVI.
ici ce tréfor de beauté pour un autre
que pour moi . Je ne crois pas que ce
foit pour moi non plus , interrompit
Sancho ; car plus de quatre cens Mau
res fe font exercés fur ma peau d'une
maniere que les coups de
de pieux ne fi
rent au prix que me chatouiller. Mais ,
je vous prie , Monfieur , fongez-vous
bien à l'état où nous fommes , quand
vous trouvez cette aventure fi belle ?
encore pour vous , qui avez eu le plai
fir de tenir cette Beauté entre vos bras,
cela vous peut confoler,mais moi qu'ai
je eu , fi ce n'eft les plus rudes coups
que j'aurai de ma vie? Diable foit de
moi , continua-t-il , & de qui m'a mis
au monde ; je ne fuis point Chevalier ,
ni ne prétens jamais l'être ; & s'il y a
quelque malencontre , j'en ai toujours
la meilleure part. Comment ! t'a-t-on
maltraité auffi , dit Don Quichotte ?
Et ventre de moi , Monfieur , reprit
Sancho , qu'eft- ce. donc que je viens
de vous dire ? Mocques-toi de cela
cher ami ; dit Don Quichotte , je vais
faire tout-à-l'heure le précieux baume
de Fier-à-bras , qui nous guérira dans
un inftant. Ils en étoient là quand l'Ar
{

208 HISTOIRE
Liv. III. cher qui avoit erfin allumé la lampe ,
CH. XVI. parut. Comme les lits étoient vis-à-vis
de la porte , Sancho qui le vit d'affez
loin , nud en chemife , autour de la
tête un méchant linge entortillé , avec
fa mine de traître , demanda à fon Maî
tre fi ce n'étoit pas là le Maure enchan
té qui venoit voir s'il leur reftoit quel
que côte à brifer. Je n'y vois pas d'ap
parence , répondit Don Quichotte
car les enchantés ne fe laiffent voir á
perfonne . Ma foi , ils fe font bien fen
tir , s'ils ne fe laiffent pas voir , dit
Sancho , il ne faut qu'en demander des
nouvelles à mes épaules . Et crois-tu
que les miennes ne fçuffent pas bien
qu'en dire , répondit Don Quichotte ?
Mais cependant la preuve n'eft pas
fuffifante pour en conclure que ce foit
ici notre Maure . L'Archer entrant là
deffus , fut fort étonné de voir des
gens s'entretenir fi paifiblement dans
un endroit où il croyoit qu'il y eut un
homme de tué ; mais comme il vit no
tre Héros encore étendu tout de fon
long , & dans la poſture d'un homme
fort incommodé , il lui dit : Hé bien
bon homme , comment vous va ? Je
parlerois mieux , fi j'etois en votre
place , répondit Don Quichotte. Eft
ce
DE DON QUICHOTTE. 209
ce ainfi , lourdaut , qu'on parle aux Liv. III.
Chevaliers errans dans votre païs ? CH. XVI.
L'Archer , qui étoit naturellement co
lere ne put fouffrir ce traitement d'un
homme de fi peu d'apparence ; il jetta
de toute fa force la lampe à la tête du
malheureux Chevalier ; & ne doutant
pas qu'il ne la lui eût fracaffée , fe dé
roba incontinent à la faveur des téné
bres. Hé bien , Monfieur , dit alors
Sancho , il n'y a plus moyen d'en dou
ter , voilà juftement le Maure qui gar
de le tréfor pour les autres ; & pour
nous les gourmades & les coups de
chandelier . Pour cette fois cela pour
T
roit être , dit Don Quichotte , & je
t'avertis qu'il n'y a qu'à fe moquer de
tous ces enchantemens , au lieu de s'en
mettre en colere ; comme ce font tou
tes chofes fantaſtiques & invifibles "
nous chercherions envain de qui nous
venger , & nous n'en aurions jamais
raifon. Sancho , leve-toi , fi tu peux ,
& vas prier le Gouverneur de ce châ
teau de me faire donner promptement
un peu d'huile , de fel , de vin & de
romarin , que je faffe mon baume ,
car entre nous , je ne crois pas pou
voir m'en paffer plus long-tems, au fang
qui fort de la playe que ce phantôme
Tome I. S
210 HISTOIRE
Liv. III. m'a faite . Sancho fe leva , mais ce ne
CH. XVI. fut pas fans crier plus d'une fois de la
douleur qu'il fentoit , & allant à tâton
chercher l'hôte , il rencontra l'Archer ,
qui étoit demeuré à la porte , un peu
enpeine de ce qui arriveroit de fa bru
talité. Monfieur , lui dit-il , qui que
vous foyez , ayez , s'il vous plaît , la
charité de nous donner du romarin ,
du vin , du fel & de l'huile , nous en
avons befoin , pour panfer un des meil
leurs Chevaliers errans qui foit fur la
terre , & qui vient d'être dangereufe
ment bleffé dans fon lit par le Maure
enchanté qui eft dans cette hôtellerie .
A ce difcours , l'Archer prit Sancho à
peu près pour ce qu'il étoit , mais il ne
laiffa pas d'appeller l'hôte , & de lui
dire ce que cet homme demandoit : &
comme il commençoit à faire jour , il
ouvrit la porte de l'hôtellerie , & s'alla
habiller. L'hôte donna à Sancho tout ce
qu'il voulut ; & celui-ci l'ayant porté à
fon maître , le trouva fe tenant la tête
à deux mains , & fe plaignant du coup
de lampe , qui ne lui avoit heureuſe
ment fait d'autre mal que deux boffes
affez paffables : car ce qu'il prenoit pour
fang , n'étoit autre chofe que l'huile de
la lampe qui lui couloit le long du vifa
DE DON QUICHOTTE. 211
ge. Don Quichotte mit tout cela dans Liv. III .
un même vaiffeau , & l'ayant fait bouil- CH . XVI .
lir jufques à ce que la compofition lui
parût à fon point , il demanda une bou
teille pour le mettre : mais comme il
n'y en avoit point dans l'hôtellerie ,il
fallut fe fervir d'un petit vaiffeau de fer
blanc où l'on mettoit de l'huile , dont
l'hôte lui fit libéralement préfent. Il dit
enfuite fur le vaiffeau plus de cent Pa
ter nofter , & autant d'Ave Maria , de
Salve , & de Credo , accompagnant cha
que parole d'un figne de croix par for
me de bénédiction . De toute cette pieu
fe cérémonie furent témoins Sancho
Pança , l'Archer & l'hôte ; car pour le
Muletier il étoit déja occupé à panfer
fes mulets , fans faire femblant d'avoir
eu aucune part aux aventures de la
nuit. Cette admirable compofitioné
tant faite , Don Quichotte voulut l'é
prouver fur l'heure ; & fans s'amufer à
l'appliquer fur fes playes , il en avala
en maniere de portion vulnéraire , la
valeur d'un bon verre. Mais à peine
eut-il pris cette dofe , qu'il commença
à vomir de fi grande force , qu'il ne lui
en refta rien dans l'eftomac ; & les ef
forts qu'il fit , lui ayant caufé une mé
diocre fueur , il demanda qu'on le cou
Sij
212 HISTOIRE
Liv. III. vrît , & qu'on le laiffât repofer. Il dor
Ca. XVI. mit en effet trois bonnes heures , au
bout defquelles il fe trouva fi foulagé ,
qu'il ne douta point que ce ne fût là vé
ritablement le précieux baume de Fier
à-bras , & qu'avec ce fecours il ne fût
en état d'entreprendre fans rien crain
dre les plus périlleufes aventures . San
cho Pança , qui trouva la guérifon de
fonMaître miraculeufe , le pria inſtam
ment de lui laiffer prendre ce qui re
ftoit dans le pot ; & Don Quichotte le
lui ayant donné , il le prit par les deux
anfes , & de la meilleure foi du monde ,
s'en mit une bonne partie dans le corps;
c'est-à-dire , autant à peu près que fon
maître . Il falloit qu'il n'eût pas l'efto
mac fi délicat ; car avant que le reme
de fît fon opération , le pauvre homme
eut des naufées & des fueurs fi violen
tes, & fouffrit des angoiffes fi exceffives,
qu'il ne douta point que fa derniere
heure ne fût venue , & dans ce pitoya
ble état , il ne ceffoit de maudire le bau
me , & le traître qui lui avoit donné.
Ami Sancho , lui dit gravement fon
Maître, je fuis le plus trompé du monde ,
fi tout ceci ne t'arrive, parce que tu n'es
pas armé Chevalier , & je tiens pour
moi que le baume n'eft bon qu'à ceux
DE DON QUICHOTTE . 213
qui le font. Hé ! de par tous les diables , Liv. III.
repliqua Sancho , que vous ai-je donc CH . XVI.
fait pour m'en avoir feulement laiffé
goûter ? Il eft ma foi bien tems de me
donner cet avis , quand je créve . Dans
ce tems là le baume de Fier-à-bras fit
fon opération, & le pauvre Ecuyer vui
de tant d'ordures de tous côtés, & avec
fi peu de relâche , qu'en un moment il
mit fon matelas de jonc & fa couvertu
re en état de ne fervir jamais à perfon
ne. Ces vomiffemens étoient accompa
nés de tant & fi étranges efforts , que
tous les affiftans défefpéroient de fa
vie ; & au bout d'une heure que dura
cette bourafque , au lieu de fe fentir
foulagé comme fon Maître , il fe trouva
fi foible & fi abbatu , qu'à peine pou
voit-il refpirer. Mais Don Quichotte ,
qui , comme j'ai dit , ſe ſentoit tout re
fait , ne voulut pas perdre un inſtant à
fe mettre en quête des aventures. Il fe
croyoit redevable de tous les momens
qu'il perdoit à tout ce qu'il y avoit de
miférables dans le monde, & par la con
fiance que lui donnoit déformais fon
baume , il ne demandoit que des dan
gers , & ne comptoit plus pour rien les
plus terribles bleffures . Dans cette im
patience il dit à Sancho qu'il falloit par
214 HISTOIRE
LIV. III. tir; fella auffi-tôt lui-même Roffinante ,
CH. XVI. mit le bât fur l'âne , & l'Ecuyer fur le
bât , après lui avoir aidé à s'habiller ;
& puis s'étant jetté à cheval, il fe faifit
d'une demi pique qu'il vit dans un coin,
d'une force affez fuffifante pour lui fer
vir de lance . De près de vingt perſon
nes qu'il y avoit dans l'hôtellerie , il
n'y en eut point qui ne le regardât avec
étonnement , & particulierement la
fille de l'hôte , qui l'obfervoit encore
plus curieuſement que les autres , com
me n'ayant rien vû de femblable . Pour
lui , qui l'interprétoit plus favorable
ment , il avoit auffi les yeux attachés
fur elle , & de tems en tems faifoit de
grands foupirs , qu'il fembloit tirer du
fond de fes entrailles , mais dont il fça
voit feul la raiſon , quoique ceux qui
l'avoient vû fi meurtri le foir d'aupa
ravant , s'imaginaffent le deviner , en
l'imputant à la douleur de fes bleffures.
D'abord que nos deux Héros furent à
cheval , Don Quichotte s'arrêtant fur
le pas de la porte , appella l'hôte , &
d'une voix grave & pofée , Seigneur
Châtelain , lui dit-il , je ferois un ingrat
fije ne me reffouvenois de toutes les
courtoifies que j'ai reçûes dans votre
château ; fije ne puis me revancher de
DE DON QUICHOTTE. 215
tant d'honnêtetés , en vous vengeant Liv. III.
de quelque outrage , vous fçavez bien Cн. XVI.
que mon emploi eft de fecourir les foi
bles , & de châtier les traîtres . Cher
chez donc dans votre mémoire ", & fi
vous avez à vous plaindre de quelqu'un
vous n'avez qu'à dire, je vous promets,
par l'Ordre de Chevalerie que j'ai re
çû , que vous ferez bien-tôt fatisfait.
L'hôte répondit avec la même gravité :
Seigneur Chevalier, je n'ai, Dieu mer
ci, pas befoin que vous me vengiez de
perfonne ; & quand on m'offenfe , je
fçai fort bien me venger moi-même.
Toute la fatisfaction que je vous de
mande , c'est que vous me payiez la dé
penfe que vous avez fait cette nuit , &
le foin & l'avoine que vos bêtes ont
mangé ; car on ne fort pas ainfi de l'hô
tellerie . Quoi ! c'eftici une hôtellerie?
repliqua Don Quichotte . Oui fans dou
te, & des meilleures , dit l'hôte . J'ai été
bien trompé jufqu'à cette heure , conti
nua le Chevalier. En vérité , je l'ai tou
jours prife pour un château , & pour un
château d'importance . Mais puifque
c'eſt une hôtellerie ,il faut que vous me
pardonniez fur l'heure fije ne vous
paye point ma dépenfe ; je ne dois pas
contrevenir à l'Ordre des Chevaliers
* 216 HISTOIRE
Liv. III. errans , de qui je fçai pour certain, fans
CH. XVI. avoir jufques ici lù le contraire , qu'ils
n'ont jamais payé quoique ce foit dans
les hôtelleries,parce que la raifon veut,
auffi-bien que la coutume , qu'on les ré
gale par tout gratuitement , en récom
penfe des travaux incroyables qu'ils
fouffrent en cherchant des aventures de
jour & de nuit , l'hyver & l'été , à pied
& à cheval , mourant tantôt de faim &
de foif, de froid & de chaud , & fans
ceffe expofés à toutes les incommodités
qui fe rencontrent fur la terre . Ce font
là des fadaifes de Chevalerie dont ję
n'ai que faire , repliqua l'hôte , payez
moi feulement ce que vous me devez 9
& laiffons-là ces contes ; je ne donne
pas ainfi mon bien. Vous êtes un fat &
un méchant hôte , dit Don Quichotte ;
puis baiffant fa demi pique , & donnant
des deux , il fortit de l'hôtellerie , fans
que perfonne l'en pût empêcher , &
marcha quelque tems fans regarder fi
fon Ecuyer le fuivoit. L'hôte voyant
qu'il ne falloit rien efpérerde Don Qui
chotte , fe voulut faire payer par San
cho ; mais il jura qu'il ne payeroit pas
plus que fon Maitre ; & qu'étant Ecuyer
de Chevalier errant , on ne lui pouvoit
pas contefter le même privilége. L'hôte
eut
S
AN
Tom 1p- ag.217.

Machey Fecit
DE DON QUICHOTTE . 217
eut beau fe mettre en colere , & le me- Liv III.
nacer , s'il ne le payoit , de fe payer lui- CH. XVI.
même par fes mains d'une maniere que
l'Ecuyer s'en fouviendroit long-tems.
Sancho jura tout de nouveau par l'Or
dre de Chevalerie qu'avoit reçu fon
Maître , qu'il ne donneroit pas un fou ,
quand on le devroit écorcher , & qu'il
ne feroit jamais dit que les Ecuyers à
venir puffent reprocher à fa mémoire
qu'un fi beau droit & fi jufte fe fût per
du par fa faute . Malheureuſement pour
l'infortuné Sancho , il y avoit dans l'hô
tellerie quelques Drapiers de Sigovie ,
& des Fripiers de Cordoue , tous bons
compagnons , & gens délibérés , qui
pouffés d'un même efprit s'approche
rent de lui , & le defcendirent de fon
âne , pendant qu'un d'eux alla querir
une couverture. Le pauvre Sancho fut
mis dans le milieu , & voyant que le
deffous de la porte n'étoit pas affez haut
pour leur deffein , ils pafferent dans la
cour , où ils avoient de la hauteur de
refte.Quatre des plus forts prirent cha
cun un coin de la couverture , & com
mencerent à faire fauter & reffauter
Sancho , jufqu'à douze & quinze pieds
en l'air , avec le même plaifir que les
cuifiniers fe donnent des chiens qui dé
Tome I. T.
IRE
218 HISTO
Liv. III. robent leur viande . Les cris affreux que
CH. XVI.
faifoit le miférable berné , allerent juf
qu'aux oreilles de fon Maître , qui crut
d'abord que le ciel l'appelloit à quelque
nouvelle aventure ; mais reconnoiffant
bien-tôt que ces hurlemens venoient
de fon Ecuyer , il pouffa de toute la vî
teffe de Roffinante vers l'hôtellerie
qu'il trouva fermée . Comme il en fai
foit le tour pour chercher quelque en
trée , les murailles de la cour , qui n'é
toient pas
fort hautes , lui laifferent
voir Sancho , montant & defcendant
par le vague de l'air avec tant de grace
& d'agilité , que fans la colere où il
étoit , il n'auroit pû s'empêcher d'en ri
re . Mais le jeu ne lui plaiſant pas dans
l'humeur où il fe trouvoit, il effaya plu
fieurs fois de monter de deffus fon ché
val fur le haut de la muraille , & l'au
roit fait s'il n'eût été fi froiffé , qu'il ne
fut pas même en fon pouvoir de mettre
pied à terre . Tout ce qu'il put faire , fut
de dire du haut de fon cheval tant d'in
jures aux berneurs , & de leur faire tant
de défis , qu'il eft impoffible de les pou
voir écrire : Mais pour tout cela ces im
pitoyables railleurs ne laifferent point
leur ouvrage , & n'en rirent que plus
fort ; & le malheureux Sancho ne gagna
DE DON QUICHOTTE. 219 Liv. III.
rien non plus , ni par prieres ni par me- CH. XVI .
naces , que lorfque les berneurs , après . Sujet de la
s'être relâchés deux ou trois fois , le figure.
laifferent de pure laffitude , & l'enve
loppant dans fa cafaque , le remirent
charitablement où ils l'avoient pris
c'est-à-dire fur fon âne . La pitoyable
Maritorne, qui n'avoit pû voir fans dou
leur le cruel traitement qu'on faiſoit à
Sancho , lui apporta fur l'heure un pot
d'eau fraîche qu'elle venoit de tirer du
puits ; & comme il le portoit à fa bou
che , il fut arrêté par la voix de fon maî
tre , qui lui crioit de l'autre côté de la
muraille : Mon fils Sancho ne bois point
de cette eau , n'en bois point mon en
fant , ou tu es mort : n'ai-je pas ici le di
vin baume , qui te va remettre en un
moment ? Et en difant cela , il mon
troit le vaiffeau de fer blanc . Mais San
cho tournant la tête à fes cris , & le re
gardant tant foit peu de travers : Hé ;
Monfieur , lui dit-il , avez-vous déja
oublié que je ne fuis pas armé Cheva
lier ; ou voulez-vous que j'acheve de
vomirles boyaux qui me reftent ? Gar
dez votre breuvage pour tous les dia
bles , & me laiffez en patience . En mê
me tems il commença à boire ; mais
comme il fentit à la premiere gorgée
Tij
220 HISTOIRE
Liv. III . que ce n'étoit que de l'eau , il ne pat
CH . XVI.
paffer outre , & pria Maritorne de lui
donner un peu de vin ; ce qu'elle fit de
bon cœur, & le paya même de fon pro
pre argent. Auffi dit-on , qu'elle ne laif
foit pas d'avoir quelque chofe de bon ,
quoiqu'il y en eût de plus fcrupuleufes .
Sancho , ayant bû , fut conduit honora
blement jufqu'à la porte de l'hôtellerie ,
où donnant des talons à fon âne , il for
tit fort content de n'avoir rien payé ;
quoique ce fût aux dépens de fes reins
& de fes épaules , fes cautions ordinai
res. Il est vrai que fon biffac demeura
pour les gages , mais la joye le tranf
portoit fi fort , qu'il ne s'en apperçut
pas. L'hôte voyant Sancho dehors, vou
• lut fermer la porte aux verroux ; mais
les berneurs , qui n'étoient pas gens à fe
foucier de notre Chevalier , quand mê
me il auroit été de la Table ronde , ne
le voulurent pas fouffrir , & peut-être
qu'ils n'euffent pas été fâchés d'avoir
occafion de fe divertir avec le Maître
comme ils l'avoient fait avec le valet.
DE DON QUICHOTTE. 221
Liv. III.
CH . XVII.

CHAPITRE XVII.

Couverfation de Don Quichotte & de


Sancho Pança , & autres aventures
dignes d'être racontées.

ANCHO vint joindre fon Maître ,


qui le voyant fi abattu qu'il n'avoit
feulement pas la force de faire aller fon
âne , lui dit : C'est à ce coup , ami San
cho ! que je ne doute plus qu'il n'y ait
de l'enchantement dans cette hôtellerie
ou château , je ne fçai franchement le
quel ; car qui pouvoient être ceux qui
fe font fi cruellement joués de toi , fi
non des phantômes & des gens de l'au
tre monde ? Mais afin que tu en fois
auffi convaincu que moi , c'eft que dans
le tems que je confiderois ce trifte fpec
tacle par deffus la muraille de la cour, il
n'a jamais été en mon pouvoir d'y mon
ter, ni feulement de defcendre de che
val, parce qu'ils m'y tenoient enchanté .
Et pour dire vrai , ils n'ont pas mal fait
de prendre cette précaution ; car s'il
m'avoit été permis de faire l'un ou l'au
tre , fies-toi en moi , que je t'aurois
vengé de telle forte, que ces garnemens
Tiij
222 HISTOIRE

Liv. III. ne s'en feroient pas moqués : & dans


CH . XVII. l'humeur où j'étois , j'aurois paffé tout
net par deffus les Loix de Chevalerie
qui, comme je t'ai dit fouvent , ne per
mettent pas qu'un Chevalier tire l'épée
contre ceux qui ne le font pas , fi ce
n'eft pour la défenfe de fa vie , & dans
une extrême néceffité.Je me ferois bien
vengé moi - même , fi j'avois pû , dit
Sancho , Chevalier ou non , mais ma
foi , cela n'a point dépendu de moi "
quoique je jurerois pourtant bien que
les faineans & les traîtres qui fe font ré
jouis à mes dépens , ne font point des
phantômes ni des hommes enchantés ,
comme vous dites , mais de vrais hom
mes en chair & en os , comme nous
& je me reffouviens fort bien qu'ils
avoient chacun leur nom. Il y en avoit
un , nommé , Pierre Martin , un autre
s'appelloit Tenorio Fernand , & j'ai bien
entendu que l'hôte s'appelle Jean Palo
meque le Gaucher. Des phantômes ne
font pas baptifés , Monfieur . N'allez
donc point dire que c'eft-un enchante
ment qui vous a empêché de paffer par
deffus la muraille , ou de mettre pied à
terre. Pour moi, ce que je vois ici clair
comme lejour , c'eft qu'à force d'aller
chercher les aventures , nous en trou
DE DON QUICHOTTE. 223
verons à la fin qui nous donneront ma- Liv. III.
lencontre . Si Dieu ne nous aide , nous CH. XVII .
ne connoîtrons bien-tôt plus le pied
droit d'avec le gauche. Voyez-vous ,
Monfieur , ma foi , le meilleur & le plus
fûr , felon mon petit entendement , fe
roit de nous en retourner à notre villa
ge , à cette heure que voici le tems de
la recolte , auffi-bien ne la faifons-nous
pas bonne dans le champ d'autrui ; &
franchement c'est toujours de mal en
pis , & de fiévre en chaud mal . Ah !
mon pauvre Sancho , interrompit Don
Quichotte , pour la centiéme fois , que
tu es ignorant en fait de Chevalerie !
Tais-toi , & prens patience ; un jour
viendra que tu feras convaincu par ta
propre expérience des avantages de
cette profeffion. Car enfin , dis-moi
y a-t-il quelque plaifir au monde qui
égale celui de vaincre dans un combat ,
& de triompher de fon ennemi ? Au
cun fans doute . Je le crois , répondit
Sancho, encore que je n'en fçache pour
tant rien. Tout ce que je fçai , c'est que
depuis que nous fommes Chevaliers er
rans , au moins vous ; car pour moi je
ne mérite pas cet honneur , nous n'a
vons gagné de bataille que contre la
Bifcayen, & encore comment en for
T iiij
224 HISTOIRE
Liv. III. tîtes-vous avec la moitié d'un oreille
?
CH. XVII. à dire , & votre falade fracaffée . De
puis cela qu'a-ce été que coups de poing
& coups de bâton pour vous & pour
moi ? Si ce n'eft que j'ai eu l'avantage
d'être berné par deffus le marché , &
encore par des gens enchantés , de qui
je ne fçaurois me venger , pour goû
ter ce grand plaifir que vous dites qu'il
y a dans la vengeance . Voilà ma peine,
dit Don Quichotte , & ce doit être la
tienne auffi ; mais laiffe-moi faire , je
te réponds que j'aurai , avant qu'il foit
peu , une épée faite de tel art , que
celui qui la portera , ne pourra jamais
être enchanté de quelque enchantement
que ce foit , & ilpourroit bien arriver
que la bonne fortune me mettroit entre
les mains celle que portoit Amadis 2
quand il s'appelloit le Chevalier de l'ar
dente épée , & qui fut affurément la meil
leure du monde . Car outre qu'elle avoit
cette vertu , elle coupoit encore com
me un rafoir , & ne trouvoit point d'ar
mes fifortes ni fi enchantées qu'elle ne
brifât comme du verre . Je fuis fi chan
ceux , dit Sancho , que quand vous au
riez une épée comme celle-là , elle n'au
ra de vertu que pour ceux qui font ar
més Chevaliers , non plus que le bau
DE DON QUICHOTTE . 225
me , & tout tombera fur le pauvre Liv. III.
Ecuyer. Ne crains pas cela , dit Don CH. XVII.
Quichotte , le Ciel te fera plus favora
ble . Nos aventuriers en étoient là
quand Don Quichotte apperçut de loin
une épaiffe nuée de pouffiere , que le
vent chaffoit de leur côté , & fe tour
nant en même tems vers fon Ecuyer :
Ami Sancho , lui cria-t-il , voici le jour
qui fera voir ce que me garde la bonne
fortune . Voici le jour , te dis-je , où va
paroître plus que jamais la force de mon
bras , & oùje vais faire des exploits di
gnes d'être écrits dans les livres de laRe
nommée , pour fervir d'inſtruction aux
fiécles à venir. Vois-tu là ce tourbillon
de pouffiere il s'éleve de deffous les
pieds d'une armée innombrable , & qui
eft prefque compofée de toutes les Na
tions du monde .A ce compte-là , dit San
cho , ily doit avoir deux armées ; car
de cet autre côté en voilà tout autant.
Don Quichotte fe tourna preftement ,
& voyant que Sancho difoit vrai, il fen
tit une joye inexprimable, croyant for
tement , car il ne croyoit jamais pour
un peu , que c'étoit deux grandes ar
mées , qui s'alloient donner bataille
• dans cette plaine . Ce bon Gentilhom
me avoit naturellement du cœur , & il
226 HISTOIRE
LIV. III. s'étoit tellement rempli l'imagination
CH . XVII . de combats , de défis, d'enchantemens ,
& de toutes les impertinences que
chantent les Romans , qu'il ne faifoit
ni ne penfoit rien qui ne tendît de ce
D. Quichot- côté-là. Deux grands troupeaux de
te prend deuz moutons qui venoient de deux endroits
troupeaux
mou der
tons pou différens vers le chemin qu'il tenoit
deux armées. faifoient ces nuages de poudre ; & elle
étoit fi grande , qu'on n'en pouvoit re
connoître la caufe , à moins que d'en
être tout proche . Don Quichotte affu
roit néanmoins avec tant de certitude
que c'étoit des gens de guerre , que
Sancho vint à le croire , & lui dit : Hé
bien , Monfieur , qu'avons-nous à faire
là nous autres ? Ce que nous avons à
faire , répondit Don Quichotte , à ſe
courir ceux qui en auront befoin. Mais
afin que tu fçaches de quoi il s'agit ;
cette armée que tu vois venir à notre
gauche , eft commandée par le grand
EmpereurAlifanfaron Seigneur de l'Ifle
Taprobane : & celle que nous avons à
la droite eft l'armée de fon ennemi , le
Roi des Garamantes Pentapolin , au bras
retrouffé , qu'on appelle ainfi , parce
qu'il combat toujours le bras nud. Et
pourquoi , dit Sancho , ces Seigneurs
là fe font-ils la guerre ? Ils font deve
DE DON QUICHOTTE. 227
nus ennemis , répondit Don Quichotte, Liv. III
parce que cet Alifanfaron eft devenu CH. XVII
amoureux de la fille de Pentapolin, qui
eft à mon gré une des plus belles per
fonnes du monde , & Chrétienne ; &
comme Alifanfaron eft Payen , le pere
ne la lui veut pas donner , qu'il ne re
nonce auparavant à fon faux Mahomet,
& qu'il n'embraſſe le Chriſtianiſme .
Par ma barbe , dit Sancho , Pentapolin
fait fort bien , & je lui aiderai de bon
cœur en tout ce que je pourrai . Tu ne
feras en cela que ce que tu dois , répon
dit Don Quichotte , auffi-bien en ces
fortes d'occaſions il n'eft point néceffai
re d'être armé Chevalier. Non , dit
Sancho : ô ! parbleu , laiffez-moi donc
faire . Mais où mettrai-je mon âne
pour être affuré de le trouver après le
combat ? carje ne crois pas que je m'y
1
t doive fourrer fur une pareille monture .
Tu as raifon , dit Don Quichotte , mais
tu n'as qu'à le laiffer aller à l'aventure 2
quand il devroit fe perdre car nous
aurons tant de chevaux à choifir , quand
nous aurons vaincu , que Roffinante
même court rifque d'être changé pour
un autre . Ecoute cependant , je te veux
apprendre qui font les principaux Chefs:
de ces deux armées avant qu'elles fe
228 HISTOIRE
Liv. III. choquent . Afin que tu les puiffe mieux
CH . XVII.
connoître , moutons fur cette petite
éminence , d'où nous les découvrirons
aifément. Ils monterent , en difant ce
la , fur une hauteur , d'où ils auroient
bien vû , que c'étoit des troupeaux de
moutons , que notre Chevalier prenoit
pour deux armées , fi la pouffiere ne
leur en eût ôté la vuë : mais enfin , Don
Quichotte voyant dans fon imagina
tion mille chofes qui ne pouvoient être
ailleurs , commença à dire d'une voix
élevée : Ce Chevalier que tu vois là aux
armes dorées , & qui porte dans fon écu
un Lion couronné , étendu aux pieds
d'une jeune fille , eft le valeureux Laur
calche , Seigneur du Pont d'argent. Ce
lui qui a ces armes à fleur d'or , & qui
porte trois couronnes d'argent en
champ d'azur , eft le redoutable Mico
lambo , Grand Duc de Quirochie . Cet
autre qui marche à fa droite avec cet
te taille de Géant, c'eft l'intrepide Bran
dabarbaran de Boliche, Seigneur destrois
Arabies , armé , comme tu vois , d'un
cuir de Serpent , & qui a pour écu une
Porte , qu'on dit être une de celles de
ce temple que Samfon renverfa quand
il fe vengea de fes ennemis aux dépens
de fa propre vie, Tourne maintenant
DE DON QUICHOTTE . 229
les yeux , &tu verras à la tête de cette LIV. III.
autre armée l'invincible vainqueur Cн.XVII ,
Timonel de Carcaffone , Prince de la nou
velle Biſcaye , qui porte des armes
écarlatées d'azur , de finope , d'argent
& d'or , & dans fon écu un Char d'or
en champ de pourpre , avec ces trois
lettres M. J. V. qui font la premiere fyl
labe du nom de fa Maîtreffe , qui eft à
ce qu'on dit , l'incomparable fille du
Duc Alphenique d'Algarve : cet autre
qui fait plier les reins à cette puiffante
jumentfauvage , & dont les armes font
blanches comme neige , avec l'écu de
même couleur , & fans devife , c'eſt un
jeune Chevalier François appellé Pier
re Papin , Seigneur des Baronies d'Utri
que. Celui aux armes bleus , qui pique
le flanc de cette Pie , que tu vois fi le
gere , c'eft le puiffant Duc de Nervie
Efpartafilando du Bocage , qui a dans
fon écuun champ femé d'Afperges avec
cette devife Elpagnole , Raftrea mi
fuerte. Notre Héros nomma encore je
ne fçai combien d'autres Chevaliers de
l'une & de l'autre de ces prétendues ar
mées , leur donnant à tous fur le champ
les armes , les couleurs & les devifes
que lui fourniffoit fa fertile folie ; &
fans s'arrêter,il pourſuivit de cette for
230 HISTOIRE
Liv. III. te. Ce corps que tu vois là en tête , eft
CH. XVII. compofé de diverſes Nations ; ici font
ceux qui boivent les agréables eaux du
fameux Xantes : là font les Monta
gnards qui cultivent les champs Maffi
liens ; ici ceux qui criblent le fin or de
l'Arabie heureufe; là ceux qui jouiffent
des frais & célébres rivages du Ter
modonte; ceux quipêchent le fable d'or
du riche Pactole ; Lés Numides inconf
tans , & peu fûrs dans leurs promeffes ;
les Perfes , fans pareils à tirer de l'arc ;
les Medes & les Parthes qui combattent
enfuyant ; les Arabes qui campent tou
jours fans avoir de demeure arrêtée ;
les Scytes farouches & cruels ; les
Ethiopiens qui fe percent les lévres
& mille autres Nations que je vois , &
dont je connois les vifages , mais dont
je n'ai pas retenu le nom. De cet autre
côté , viennent ceux qui boivent le
liquide criſtal du Betys , dont les bords
font couverts d'Oliviers ; ceux qui fe
décraffent le tein dans les riches ondes
du Tage ; ceux qui jouiffent des falu
taires eaux du divin Genil ; ceux qui
cultivent les champs Tartefiens , fi
abondans en paturages ; ceux qui me
-nent une vie fi heureuſe dans les déli
"
cieufes prairies du Xerès ; les riches
DE DON QUICHOTTE . 231
Manchegues, couronnés de jaunes épis ; Liv. III.
CH . XVII
ces gens tous couverts de fer , & qui
font le refte du fang des anciens Goths ;
ceux qui fe baignent dans le Pifverga ,
fameux par la tranquillité de fes eaux ;
ceux qui font paître leurs troupeaux
dans les amples pâturages de la tour
noyante Guadiane ; ceux qui trem
blent au pied des froides montagnes
des Pyrenées , & dans les neiges de

l'Appennin ; en un mot , tout ce que
l'Europe enferme dans fa vafte étendue .
C'est une chofe inconcevable que ·la
quantité de Provinces & de Nations
qu'il nomma , en donnant à chacune
ce qu'elle a de particulier , avec une
préfence d'efprit merveilleufe , & tou
jours fuivant le ftyle de fes inimitables
livres . Sancho étoit tellement étonné
de ce grand flux de paroles , qu'il n'avoit
pas le mot à dire . Il ouvroit feulement
de grands yeux , & fuivoit de la tête la
main de fon Maître , pour voir s'il pour
roit découvrir les Chevaliers & les
Géans qu'il montroit . Mais enfin ne
pouvant parvenir à rien voir : Mon
fieur , lui dit-il à demi défefpéré , je
donne au diable l'homme , le Chevalier
& le Géant qui paroît , de ceux que
yous avez là nommés , au moins n'en
232 HISTOIRE

Liv. III. vois-je pas la queuë d'un. Peut-être que


CH. XVII tout cela fe fait par enchantement com
me les phantômes de cette nuit. Com
ment es-tu donc fait , répondit Don
Quichotte ? es-ce que tu n'entens pas
le henniffement des chevaux , le fon
des trompettes , le bruit des tambours
& des tymbales ? devant Dieu , fi j'en
tens rien , dit Sancho , fi ce n'eft le bê
lement de quelques moutons. Auffi
étoit-ce la vérité , & les troupeaux
étoient déja affez proches pour fe faire
Effet
crainte. de la entendre . Je vois bien , dit alors Don
Quichotte , que tu as plus de peur que
tu ne dis ; car un des effets de la crainte,
c'eft de troubler les fens , & de peindre
les objets autrement qu'ils ne font.
Mais fi le courage te manque , tiens
toi à l'écart , & me laiffe faire ; c'eſt
affez de moi pour porter la victoire où
je porterai mon bras . En difant cela il
donne des éperons à Roffinante , & la
lance en arrêt , fond comme un éclair
du haut de la colline dans la campagne.
Sancho lui crioit à pleine tête , qu'il
s'arrêtât , & que c'étoit affurément
des moutons ; il prenoit le Ciel à té
moin , il fe donnoit à tous les diables ,
& tout cela inutilement. Maudit foit
celui qui m'a engendré , difoit-il ! hé !
quelle
pa.233.7 .

t
I
DE DON QUICHOTTE. 233
quelle folie eft donc ceci ? Seigneur , Liv. III.
CH. XVII.
Seigneur Don Quichotte , vous vous
trompez , il n'y a là ni Géans ni Cheva
liers , ni afperges , ni écu entier , nide
mi , & voulez-vous affommer plus de
moutons que vous n'en fçauriez payer?
Don Quichotte ne s'arrêtoit point pour
cela ; & bien loin de l'écouter ; il crioit
lui-même de toute fa force : Courage ,
courage , Chevaliers , qui combattez
fous les étendarts du valeureux Penta
polin au bras retrouffé , fuivez-moi feu
lement , & vous verrez que je l'aurai
bien-tôt vengé du traître Alifanfaron
de Taprobane . En même tems il vole
tout furieux au milieu de l'efcadron de.
brebis , qu'il perce de tous côtés , &
ayec autant de courage & de vigueur ,
que s'il eût eu affaire à fes plus cruels
ennemis. Ceux qui conduifoient le
troupeau fe contenterent d'abord de
lui demander à qui il en avoit , & que
lui avoient fait ces pauvres bêtes ? Mais
enfin voyant qu'ils ne gagnoient rien à
crier , ils prirent leurs frondes , & com
mencerent à faluer notre Héros à coups
de pierres , un peu plus groffes que le
poing , avec tant de diligence , qu'un
coup n'attendoit pas l'autre . Mais luž

méprifant cette maniere de combattre,


Tome I. V
234 HISTOIRE

Liv. III. ne daignoit pas s'en garder , & ne cef


CH. XVII. foit de courre de tous côtés , criant à
haute voix : Où es-tu , fuperbe Alifan
faron ? A moi , à moi , je t'attens ici
feul pour éprouver tes forces & te pu
nir de la guerre injufte que tu fais au
valeureux Pentapolin . De tant de pier
res qui voloient autour de notre Héros,
une enfin l'atteignit dans les côtes , &
lui en enfonça deux . Il fe crut mort , ou
du moins dangereufement bleffé ; mais
fe fouvenant de fon excellent remede ,
ilporte promptement le vaiffeau de fer
blanc à la bouche , & commence à ava
ler cette précieufe liqueur. Mais avant
qu'il en eût pris ce qu'il jugeoit nécef
faire , une autre pierre lui vint fracaf
fer le vaiffeau dans la main , & en che-
main faifant lui emporte trois ou quatre
dents de la bouche , & lui écrafe pref
que tous les doigts . Ces deux coups fu
rent fi violens , que le bon Chevalier
en fut jetté par terre , où il demeura
étendu, & les bergers le croyant mort,
raffemblerent vite leurs troupeaux , ra
mafferent les moutons qui étoient de
meurés fur la place au nombre de ſept
ou huit , fans comprendre les bleffés
& s'éloignerent en diligence . Sancho
cependant n'avoit pas parti de deffus
DE DON QUICHOTTE. 235
la colline , d'où il contemploit les in- Liv. III.
compréhenfibles folies de fon Maître , CH. XVII .
& s'arrachant la barbe à pleines mains,
il maudiffoit cent fois le jour & l'heure
que fa mauvaiſe fortune le lui avoit fait
connoître . Mais le voyant par terre
& les bergers retirés , il courut à lui ;
& le trouvant en très-mauvais état "
quoiqu'il n'eût pourtant pas perdu le
fentiment : Ah ! Seigneur Don Qui
chotte , lui dit-il , ne vous difois-je pas
bien de revenir , & que c'étoit des
moutons , non pas une armée que vous
alliez attaquer? Voilà , dit Don Qui
chotte , comment le larron d'Enchan
teur , qui m'en veut , tourne & change
toutes chofes à fa fantaifie ; car , mon
pauvre Sancho , je te l'ai dit cent fois
ce n'eft pas une affaire à ces Joueurs
de gobelets , que de nous faire voir &
croire tout ce qu'ils veulent ; & le traî
tre de Negromant , envieux de la gloi
re que j'allois acquerir , n'a pas man
* qué de métamorphofer ces efcadrons
d'ennemis , & d'en faire des moutons
pour diminuer le prix de ma victoire .
Mais veux-tu me faire un plaifir , &
en même-tems te défabufer une bonne
fois ? Monte fur ton âne , & fuis de
loin ce prétendu bétail : je gage qu'ils
Vij
HISTOIRE
236
Liv. III. n'auront pas fait mille pas , qu'îl re
CH, XVII . prendront leur premiere forme , & tu
verras ces maîtres moutons devenir
des hommes faits & parfaits comme
je te les ai dépeints d'abord . Mais non ,
n'y vas pas pour l'heure , j'ai beſoin
de toi ; approche , & regarde combien
ilme manque de dents; car il mefemble
qu'il ne m'en eft pas refté une dans la
bouche. Sancho s'approcha : & com
me il y regardoit de fi près qu'il avoit
quafi le nez dedans , te baume achevoît
juſtement d'opérer dans l'eftomac de
Don Quichotte , de forte qu'avec la
même impétuofité qu'auroit pu faire
un coup d'arquebufe , il darda tout ce
qu'il avoit dans le corps aux yeux
& dans la barbe du charitable Ecuyer.
Sainte Marie , s'écria Sancho , mon
maître eft bleffé à mort , & rend le
fang tout clair par la bouche ! Cepen
dant y regardant de plus près , la cou
leur , l'odeur & le goût lui firent con
noître que ce n'étoit pas du fang,
mais le baume qu'il lui avoit vu boire ;
ce qui lui donna un fi grand fouleve
ment de cœur , que fans avoir le loifir
de tourner feulement la tête , il vomit
à fon tour ce qu'il avoit dans les en
trailles au nez de fon Maître , & ils de
DE DON QUIC HOTTE. 237
meurerent tous deux dans le plus plai- Liv. II .
fant état qu'on fe puiffe imaginer. San- CH . XVIL
cho courut promptement à fon âne
pour chercher du linge à s'effuyer , &
de quoi panfer fon maître : mais ne
trouvant point le biffac qu'il avoit ou
blié dans l'hôtellerie , comme j'ai dit
peu s'en fallut que l'efprit ne lui tour
nât. Il fe donna de nouveau mille ma
lédictions ; il réfolut dans fon cœur de
planter là fon Maître ; & de s'en retour
ner à fon village , fans fe foucier de la
récompenfe de fes fervices , ni du gou
vernement de l'Ifle . Don Quichotte
cependant fe leva avec bien de la pei
ne , & mettant la main gauche dans la
bouche comme pour étayer le refte de
fes dents , qui étoient fort ébranlées ".
il prit de la droite la bride du fidéle
Roffinante , qui ne l'avoit pas abandon
né d'un pas ( tant il étoit de bonne ami
tié ) & s'en alla du côté de Sancho ,
qu'il trouva demi couché fur fon âne ,
& la tête dans fes mains , comme un
homme enfeveli dans une profonde
trifteffe . Ami Sancho , lui dit-il le
voyant en cet état , fçais-tu bien que
tu n'es pas plus homme qu'un autre fi
tu ne fais plus qu'un autre ces bou
rafques qui nous arrivent , ne font-ce
238 HISTOIRE 1
Liv. III. pas des fignes évidens que le tems va
CH, XVII . devenir ferein , & nos affaires meil
leures ? ne fçais-tu pas que le bien &
le mal ont leurs termes : & s'il eft vrai
que les chofes violentes ne font pas
de durée , ne devons-nous pas croire
infailliblement que nous touchons du
doigt les faveurs de la bonne fortu
ne ? Ceffe donc de t'affliger fi exceffi .
vement des difgraces qui m'arrivent
& dont même il ne tombe pas fur toi
la moindre partie . Comment donc ,
répondit Sancho , peut-être que celui
qu'on berna hier étoit un autre que le
fils de mon pere , & le biffac que l'on
m'a pris , avec tout ce qui étoit de
dans , n'étoit peut- être
pas à moi ?
Quoi tu as perdu le biffac , reprit
brufquement Don Quichotte ? Je ne
fçai pas s'il eft perdu , dit Sancho
mais je ne le trouve point où j'avois
accoutumé de le mettre . Nous voilà
donc réduits à jeûner aujourd'hui , ré
partit Don Quichotte . Affurément , dit
Sancho , fi nous ne trouvons dans les
prez ces herbes que vous connoiffez
& qui ont accoutumé de fupléer au
défaut pour les Chevaliers malencon
treux comme vous . Pour te dire la vé
rité, continua Don Quichotte , j'ai
DE DON QUICHOTTE . 239
merois mieux à l'heure qu'il eft un Liv. IIT
quartier de pain bis , & deux têtes de CH . XVII.
ardines , que toutes les herbes que
décrit Diofcoride , & même avec les
Commentaires de Mathiole . Mais ce-
pendant monte fur ton âne , mon fils.
Sancho , & me fuis ; Dieu qui pour
voit à toutes chofes , ne nous manque
ra pas , & fur tout nous appliquant à
le fervir , comme nous faifons dans ce
pénible exercice ; lui qui n'oublie pas.
les moucherons de l'air , & qui prend
foin des plus petits vermiffeaux , & des
moindres infectes de la terre ; qui fait
luire fon foleil fur les juftes & fur les
injuftes , & qui répand fa rofée fur les
méchans auffi bien que fur les bons ..
Monfieur , interrompit Sancho " je
crois , Dieu me pardonne , que vous
feriez meilleur Prédicateur , que Che
valier errant. Il faut, dit Don Quichot
te , que les Chevaliers errans fçachent
de tout , & il y en eut tel dans les fié
cles paffés , qui fe mettoit auffi hardi
ment à faire un Sermon , ou quelqu'au
tre difcours , au milieu d'une armée
que s'il eût été gradué dans l'Univer
fité de Salamanque , tant il eft vrai que
l'épée n'émouffe point la plume , ni la
plume l'épée. A la bonne heure , Mon
240 HISTOIRE
Liv.III fieur , dit Sancho , qu'il en foit tout
CH. XVII. ce qu'il vous plaira ; mais ôtons-nous

d'ici , & cherchons à loger pour cette


nuit , & Dieu veuille que ce foit dans
un endroit où il n'y ait ni berne ni ber
neur , ni phantômes ni Maures enchan
tés; car, par ma foi,fij'en trouve,je fuis
ferviteur à la Chevalerie , & j'en don
ne ma part à tous les Diables . Prie Dieu
qu'il nous guide , mon fils , dit Don
Quichotte , & prends quel chemin tu
voudras , je te laiffe pour cette fois le
foin de nous loger. Mais donne-moi un
peu ta main , & tâte avec le doigt com
bien il me manque de dents dans la mâ
choire d'en haut du côté droit ; car c'eft
là qu'eft mon mal. Sancho lui mit les
doigts dans la bouche ,& tâtant en haut
& en bas , il lui demanda : Combien de
dents aviez-vous de ce côté-là , Mon
fieur ? Quatre , répondit Don Quichot
te , fans compter l'œillere , toutes en
tieres, & bien quarrées . Monfieur, reprit
Sancho, prenez garde à ce que vous di
tes. Je dis quatre, s'il n'y en avoit même
cinq,répondit Don Quichotte, car on ne
m'en a jamais arraché jufqu'à cette heu
re , & il ne m'en eft encore point tom
bé.O bien , dit Sancho , vous avez juf
tement deux dents & demie dans la
mâchoire
DE DON QUICHOTTE. 241
mâchoire d'en bas ; & pour celle d'en Liv. III.
CH . XVII .
haut , il n'y a ni dent , ni demie , tout
eft ras comme la paume de la main.
Comment , dit Don Quichotte à cette
trifte nouvelle , devant Dieu , fi je
n'aimerois mieux qu'on m'eût coupé
un bras , pourvû que ce ne fût pas ce -M
lui de l'épée . Vois-tu , mon enfant , une
bouche fans dents eft proprement un
moulin fans meule , & il n'y a point de
dent qui ne vaille mieux qu'un diamant .
Mais enfin qu'y ferons-nous ? c'est là
notre partage , à nous qui faifons pro
feffion des aufteres loix de la Chevale
rie ; Marche , ami , & me guide , j'irai
le train que tu voudras . Sancho prit le
devant , & s'achemina du côté qu'il
crût trouver à loger , fans s'écarter du
grand chemin , qui paroiffoit fort battu
en ce lieu-là. Et comme ils alloient fort
lentement , parce que Don Quichotte
fentoit beaucoup de douleur , & que le
mouvement du cheval l'augmentoit en
core , Sancho voulut l'entretenir pour
charmer fon mal; & entr'autres chofes,
il lui dit ce qu'on verra dans le Chapitre
fuivant , fi l'on veut fe donner la peine
de le lire .

Tome I. X
242 HISTOIRE
LIV III.
CH.XVIII.

CHAPITRE XVIII .

De l'agréable converfation que Sanche


eut avec fon Maître , de la rencon
tre qu'ils firent d'un corps mort ,
avec d'autres événemens admirables .

I je ne me trompe , Monfieur , com


Shimença
e Sancho , cette foule de dif
graces qui nous font arrivées depuis
quelques jours , ne font autre chofe
que la punition du péché que vous avez
commis contre l'Ordre de votre Che
valerie, en violant le ferment que vous
aviez fait de ne point manger de pain
fur table , & tout ce qui s'enfuit , juf
qu'à ce que vous cuffiez gagné l'armet
de ce Malandrin , ou je ne fçai com
ment , car j'ai oublié le nom du Maure .
C'eft fort bien dit à toi , répondit Don
Quichotte ; mais pour ne pas mentir "
celà m'avoit échappé de la mémoire .
Et toi , tu peux croire auffi comme une
chofe indubitable , que c'eft pour avoir
manqué à m'en faire reffouvenir , que
tu as eu l'aventure de la berne , mais
enfin pour moi , je reparerai ma faute ;
car dans l'Ordre de Chevalerie , il y
DE DON QUICHOTTE . 243
a accommodement pour tout . Et moi , Liv . III .
CH,XVIII.
Monfieur , reprit Sancho , eft- ce que
j'ai fait des fermens qui m'engagent à
quelque chofe ? Cela n'y fait rien , dit
Don Quichotte , quoique tu n'ayes pas
juré , tu eft participant au ferment , &
il faut que tu enportes ta part au moins
comme complice : ainfi il fera bon , à
tout hazard,que nous effayons d'y don
ner ordre. Puifque cela eft, dit Sancho ,
n'allez pas , s'il vous plaît , l'oublier
comme vous aviez fait ; car peut
être reprendroit-il fantaiſie aux phan
tômes de te réjouir encore une fois à
mes dépens , & peut-être bien aux vô
• tres , s'ils vous voyoient fi incorrigi
ble. Pendant cette converſation la nuit
furprit nos gens au milieu du chemin 9
fans qu'ils fçuffent où fe mettre à cou
vert. Ce qu'il y avoit encore de mau
vais , c'eft qu'ils mouroient de faim
& ils étoient , comme on dit , au biſfac
parla perte du leur. Pour les achever
de peindre , il leur arriva une nouvelle
aventure , ou du moins quelque chofe
qui en avoit véritablement de l'air. Il
fe fit nuit tout à fait , & ils ne laif
foient pas de marcher , parce que San
cho s'imaginoit qu'étant dans le grand
chemin , ils n'avoient tout au plus
X ij
244 HISTOIRE

Liv. III. qu'une lieue ou deux à faire pour trou


CH.XVIII .
ver une hôtellerie . Pendant qu'ils al
loient dans cette efpérance , l'Ecuyer
mourant de faim , le Maître ayant gran
de envie de manger , & la nuit fort
obfcure , ils virent à quelque diftance
d'eux quantité de lumieres qui paroif
foient autant d'étoiles mouvantes . Peu
s'en fallut que Sancho ne s'évanouît à
cette vue , & Don Quichotte même
fut un peu furpris . L'un tira le licou de
fon âne , & l'autre retint la bride de
fon cheval ; & s'arrêtant pour confi
dérer ce que ce pouvoit être , ils s'ap
perçurent que les lumieres venoient
droit à eux , & que plus elles s'appro
choient , plus elles devenoient gran
des. La peur de Sancho en redoubla
& les cheveux en drefferent dans la tê
te à Don Quichotte , qui rappellant
pourtant fon courage : Ami Sancho ,
dit-il , voici fans doute une très grande
& très périlleufe aventure , & oùj'au
rai befoin de toute ma valeur. Malheu
reux que je fuis , répondit Sancho , fi
c'eft encore ici une aventure de phan
tômes , comme elle en a bien la mine ;
où diantre font les côtes qui pourront
y fournir ? Phantômes tant qu'ils vou
dront , dit Don Quichotte , je te répons
DE DON QUICHOTTE . 245
qu'il ne t'en coutera pas un cheveu de LIV . III.
la tête. S'ils te jouerent un mauvais CH.XVIII .
tour la derniere fois , c'eft que je ne
pus fauter les murailles de la cour ;
mais à préfent que nous fommes en ra
fe campagne , j'aurai la liberté de jouer
de l'épée ; & s'ils vous enchantent en
core , comme ils firent , dit Sancho ,
que me fervira-t-il que vous ayez le
champ libre ou non ? Prens courage
feulement , repliqua Don Quichotte ,
& l'expérience te va faire voir quel eft
le mien . Auffi ferai-je , fi Dieu le veut ,
répondit Sancho . Et fe tirant tous deux
un peu à l'écart , ils fe mirent encore à
confidérer ce que deviendroient ces lu
mieres ; & peu à peu ils découvrirent
comme un grand nombre d'hommes
tous blancs. Ce fut alors que Sancho
perdit tout à fait courage , & que les.
dents commencerent à lui craquer de
Sujet de la
la force qu'il trembloit. Le tremble figure.
ment augmenta encore de beaucoup ,
quand ils virent diftinctement environ
vingt hommes à cheval , qui paroif
foient en chemife , & qui portoient
chacun une torche à la main , & fem
bloient marmoter quelque chofe , d'une
voix baffe & plaintive . Après cela
venoit une litiere de deuil , fuivie de
X iij
246 HISTOIRE
LAV. III. fix Cavaliers tous couverts de noir
G.XVIII. jufqu'aux pieds de leurs montures . Cet
étrange fpectacle à une telle heure &
dans un lieu fi défert , auroit bien épou
vanté un autre que Sancho , dont auffi
toute la valeur fit naufrage en cette
occafion & l'on ne fçait point trop
bien ce qui fût arrivé du Maître , fi fa
folie ne lui eût mis dans l'efprit que
c'étoit abfolument là une des aventu
re de fes livres . Il s'imagina qu'il y
avoit dans la litiere quelque Cheva
lier mort ou extrêmement bleffé , dont
la vengeance lui étoit réfervée ; &
fans confulter autre chofe , il met la
lance en arrêt , & fe plante au milieu
du chemin par où cette troupe devoit
paffer. Quand il les vit affez proches :
Demeurez -là , leur cria-t-il à haute
voix , qui que vous foyez , & me di
tes qui vous êtes , d'où vous venez ,
où vous allez , & ce que vous menez !
dans cette litiere ? Apparemment que 1.
vous avez fait outrage à quelqu'un , ou
d'autres vous en ont fait , & ilfaut que
je le fçache , ou pour vous punir , ou
pour vous venger. Nous fommes pref
fés , répondit un des Cavaliers , l'hô
tellerie eft encore loin, & nous n'avons
pas le tems de vous rendre compte de

1
DE DON QUICHOTTE . 247
ce que vous demandez . Il piqua en mê- Liv. III.
me tems la mule qu'il montoit, & vou- CH.XVIII .
lut paffer outre. Mais Don Quichotte
irrité de cette réponſe , & faififfant les
rênes de la mule : Apprenez à vivre
ruftaud , lui dit-il , & répondez tout à
l'heure à ce que je vous demande , ou
vous préparez tous au combat . La mule
étoit ombrageufe , & fi forte , que
quand Don Quichotte la prit par le
frein , elle fe cabra , & mettant la crou
pe à terre , fe renverfa fur fon Maître
fort rudement. Un garçon qui étoit à
pied , ne pouvant faire autre chofe , ſe
mit à dire mille injures à notre Cheva
lier ; ce qui acheva de le mettre en co
lere , & fans s'amufer davantage à faire
des queftions , il courut de toute fa
force furun de ceux qui étoient cou
verts de deuil , & l'étend par terre en
fort mauvais état ; de celui-ci il paffe
à un autre , & c'eft une chofe étonnan
te que la vigueur & la promptitude
dont il y alloit ; enforte qu'il fembloit
qu'en ce moment il fût né des aîles à
Roffinante , tant il avoit de légereté .
Le métier de ces gens-là n'étoit pas
d'être brave , ni de porter des armes ;
auffi prirent-ils bientôt l'épouvante , &
s'enfuyant à travers champs avec
Xiiij
248 HISTOIRE
Liv . III. leurs torches allumées , on les eût pris
CH.XVIII.
pour des mafques , qui font les foux
dans une nuit de réjouiffance . Les gens
du deuil auffi troublés pour le moins
& de plus embarraffés de leurs longs
manteaux , ne pouvoient feulement fe
remuer. Ainfi Don Quichotte , frappant
tout à fon aife , demeure maître du
champ de bataille à fort bon marché ,
toute cette troupe épouvantée le pre
nant pour le diable , qui leur venoit
difputer un corps mort qui étoit dans la
bierre . Sancho cependant admiroit la
hardieffe de notre Héros , & concluoit
en raiſonnant en lui-même , qu'il falloit
bienque fon Maître fut tout ce qu'il di
foit. Après cette belle expédition , Don
Quichotte appercevant celui fur qui la
mule s'étoit renverfée , à la lueur de fa
torche qui brûloit encore , il lui alla
mettre la pointe de fa lance à la gorge ,
& lui dit de fe rendre ou qu'il le tue
roit. Je ne fuis que trop rendu,répondit
l'autre , puifque je ne fçaurois me re
muer , & queje crois avoir une jambe
rompue. Je vous fupplie , Monfieur , fi 1
vous êtes Chrétien,de ne mepas tuer ,
vous commettriez un facrilége , car je
fuis Bachelier , & j'ai reçu les premiers
Ordres ; Hé ! qui diable vous amene
DE DON QUICHOTTE. 249
donc ici , dit Don Quichotte , fi vous LIVRE III.
êtes homme d'Eglife? Ma mauvaiſe for- CH.XVIIL
tune, répliqua-t-il, comme vous voyez.
Elle pourroit bien devenir encore plus
mauvaife,reprit Don Quichotte ,fi vous
ne répondez tout-à-l'heure à tout ce que
je vous ai demandé . C'eſt ce qui ne fera
pas difficile , répondit le Bachelier , car
je n'ai qu'à vous dire , Monfieur , que
je m'appelle Alonzo Lopés , natifd'Al
covendas ; que je viens de Baça avec
onze autres Eccléfiaftiques , qui font
ceux que vous venez de faire fuir ; que
nous accompagnons le corps d'un Gen
tilhomme mort depuis quelque tems à
Baça , & qui a voulu être enterré à Sé
govie , qui eft le lieu de fa naiffance .
Et qui l'a tué ce Gentilhomme , deman
da Don Quichotte ? Dieu , répondit lę
Bachelier , par une fiévre maligne qu'il
lui a envoyée . Cela étant , repliqua no
tre Chevalier , le Seigneur m'a délivré
dufoin de venger fa mort , comme j'au
rois dû faire, fi quelqu'autre l'avoit tué;
mais puifque c'eft Dieu , il n'y a qu'à
fe taire , & plier les épaules , comme
je ferois pour moi-même s'il m'en avoit
fait autant . Scachez maintenant à votre
tour , Monfieur le Bachelier , que je
fuis un Chevalier de la Manche , appel
250 HISTOIRE
LIVRE II. lé Don Quichotte , & que ma profeffion
CH.XVIII. eft d'aller par le monde , redreffant les
torts, & défaiſant les injures . Je ne vois
pas , répondit le Bachelier , comment
vous pouvez appeller cela redrefier les
torts , après m'avoir mis de droit que
j'étois en l'état où je fuis avec une jam
be rompue , que je ne verrai peut-être
jamais redreffée . Voilà l'injure que
vous avez défaite , & pendant que
vous cherchez les aventures Vous
m'en avez fait trouver la plus mauvaiſe
du monde , à moi qui ne penfois pas à
vous. Les chofes de ce monde ne vont
pas toujours comme on le fouhaite ?
dit Don Quichotte ; & tout le mal que
je vois en ceci , Monfieur le Bachelier ,
c'eft que vous ne deviez point aller
ainfi de nuit avec ces longs manteaux
de deuil , ces furplis , & des torches
allumées , marmotant entre les dents
& reffemblant proprement à des gens
de l'autre monde . Vous voyez bien que
je n'ai pû m'empêcher de vous charger
en cet état-là , étant ce que je fuis ; &
je l'aurois fait quand vous auriez été
autant de diables , comme je croyois
en effet que vous le fuffiez à vos habits •
& à votre mine . Enfin , ditle Bachelier,
puifque mon malheur l'a ainſi voulu , il
DE DON QUICHOTTE . 251
faut s'en confoler ; je vous fupplie feu- Liv. III.
lement , Monfieur le Chevalier errant, CH.XVIII.
d'avoir la bonté de m'aider à me tirer
de deffous cette mule , où j'ai une jam
be engagée entre l'étrier & la felle .
Que ne l'avez-vous donc dit plûtôt , dit
Don Quichotte ; attendiez-vous que je
devinaffe ? Il appella incontinent San
cho qui ne fe preffa pourtant pas de ve
nir , parce qu'il étoit occupé à dévalifer
un mulet chargé de vivres que me
noient avec eux ces bons Ecclefiafti

ques , & il fallut attendre qu'il eût fait


cafaque une maniere &
qu'il l'eût chargée fur fon âne , après
l'avoir farcie de tout ce qu'il y put faire
entrer. Il courut enfuite à fon Maître
à qui il dit : Pardi , Monfieur , je ne puis
pas être au four & au moulin. Don
Quichotte lui dit d'aider au Bachelier ;
ce qu'il fit ; & l'ayant mis fur fa mule
il lui rendit fa torche , & Don Quichot
te lui dit qu'il n'avoit qu'à fuivre fa
compagnie , à laquelle il le pria de fai
re des excufes de fa part pour le traite
ment qu'il leur avoit fait , & qu'il n'a
voit pû , ni dû s'empêcher de leur faire .
Monfieur , lui dit auffi Sancho , fi par
hazard ces Meffieurs demandent qui eft
ce vaillant Chevalier qui les a fi bien
HISTOIRE
252
Liv. III. ajuftés , vous leur direz , s'il vous plaît,
CH.XVIII . que c'eft le fameux Don Quichotte de

In Manche , qui s'appelle autrement le


Chevalier de la Trifte-figure. Le Ba
chelier étant parti , Don Quichotte de
manda à Sancho , ce qu'il vouloit dire
avec fon Chevalier de la Trifte-figure .
Puifque vous le voulez fçavoir , répon
dit Sancho , c'eft que je vous ai quel
que tems confidéré à la lueur de la tor
che qu'avoit ce pauvre diable ; & à
vous dire le vrai , vous m'avez paru fi
je ne fçai comment fait , que je n'ai ja
mais rien vû de femblable . Il faut que
ce foit de travail & de laffitude , ou à
caufe des dents qui vous manquent. Tu
n'y es pas , dit Don Quichotte , & je
vois bien que le fage qui doit écrire
mon hiftoire , a jugé à propos que j'euf
fe un furnom comme tous les anciens
Chevaliers ; car tel s'appelloit le Che
valier de l'ardente Epée , un autre de
la Licorne , celui-ci des Demoiſelles
celui-là du Phénix , un autre du Grif
fon , un autre de la Mort , & ils étoient
connus fous ces noms-là par toute la
terre . Ainfi fans doute c'eft ce fage lui
même qui t'a infpiré le furnom de la
Trifte-figure , que je prétens déformais
porter. Et pour cela je fuis réfolu de
DE DON QUICHOTTE . 253
faire peindre dans mon écu quelque fi- Liv. III.
CH.XVII .
gure fort étrange . Ma foi , Monfieur ,
reprit Sancho , vous pouvez bien vous
en épargner la dépenſe ; vous n'avez
feulement qu'à vous montrer : nos longs
jeûnes & le pitoyable état de vos mâ
choires vous font une fi étrange mine
qu'il n'y a peinture qui en puiffe appro→
cher , & tous ceux qui vous verront
yous donneront affez le nom de Trifte
figure , ce qui foit dit pourtant fans
yous offenfer. Don Quichotte fourit de
la plaifanterie de fon Ecuyer , & réſo
lut tout de bon de prendre le furnom
qu'il lui avoit donné , & de faire pein
dre fon écu à la premiere occafion qu'il
en auroit. Mais , dit-il , fçais-tu bien ,
Sancho , que je me trouve en quelque
embarras , & que je crains d'être ex
communié pour avoir mis la main fur
un Eccléfiaftique . La vérité eft pour
tant que je ne l'ai pas touché de la main ,
mais feulement de la lance ; outre que
je ne croyois pas que ce fuffent-là des
Prêtres , ni rien qui appartînt à l'Eglife ,
que j'honore & refpecte comme je dois,
mais des phantômes & des habitans de
l'autremonde ; & même quandje l'aurois
fçû , je me fouviens fort bien de ce qui
arriva au Cid Ruy Dias , quand il mit
HISTOIRE
254
Irv.III. en piéces le fiége de l'Ambaffadeur de
CH.XVIII .
ce Roi en préſence du Pape qui l'en ex
communia. Je trouve pour moi , que le
vaillant Rodrigue de Vivar ne fit rien
cette fois-là , que tout homme d'hon
neur & franc Chevalier ne doive faire.
Le Bachelier s'en étant allé , comme
j'ai dit, & fans rien dire , Don Quichot
te eut envie de fçavoir fi ce qui étoit
dans la bierre , étoit le corps entier du
Gentilhomme , ou feulement les os ;
mais Sancho s'y oppofa , en lui difant :
Monfieur , qu'il foit dit une fois , je
vous en ſupplie , que vous êtes forti de
quelque aventure fans y laiffer du poil ;
je n'en ai encore vû que celle-ci , n'al
lez point la gâter. Si ces gens viennent
à reconnoître que c'eft unfeul Cheva
lier qui les a fi mal menés , ils retourne
ront peut-être, & nous donneront bien
des affaires . Mon âne eft en bon état ,
nous voici proches de la montagne , la
faim nous preffe , qu'avons-nous plus à
faire qu'à nous retirer bravement ? Et
que le mort , comme on dit , s'en aille
en terre , & celui qui fe porte bien , au
cabaret. En même tems il fe mit à tou
cher fon âne devant lui , & pria fon
Maître de le fuivre ; ce qu'il fit fans re
pliquer davantage , voyant bien que
DE DON QUICHOTTE. 255
Sancho n'avoit pas tout le tort . Après Liv. III.
avoir marché quelque tems entre deux Cн.XVIII.
collines , qu'ils ne diftinguoient qu'à
peine , ils fe crurent un peu plus au
large , & ils étoient en effet dans un
grand vallon , où Don Quichotte mit
pied à terre ; & là étendus fur l'herbe
fraîche , & fans autre fauce que leur
appétit , ils déjeûnerent , dînerent ,
goûterent & fouperent tout à la fois
de ce que Sancho avoit trouvé en abon
dance dans les paniers des Eccléfiafti
ques , qui pour l'ordinaire ne font pas
gens à s'oublier. Mais une difgrace que
Sancho trouva la pire de toutes , c'eft
qu'ils mouroient de foif , & qu'ils n'a
voient pas même une goutte d'eaupour
fe rafraîchir la bouche . Cependant
comme il prit garde qu'ils étoient dans
un pré oùl'herbe étoit fort fraîche , il
donna un confeil de bons fens à fon
Maître , mais qui ne réuffit pas fi bien
qu'il l'efpéroit , comme on verra dans
le Chapitre fuivant .
HISTOIRE
256
LIV III.
CH. XIX.
CHAPITRE XIX .

De la plus étonnante aventure qu'ait


jamais eu aucun Chevalier errant ,
& que Don Quichotte acheva avec
peu de péril.

ANCHO preffé de la foif, comme


SAN
nous venons de voir , dit à fon Maî
tre : L'herbe fur quoi nous fommes me
\ paroît fi fraîche & fi drue , qu'ilfaut af
furément qu'il y ait ici autour quelque
ruiffeau qui l'arrofe : ainfi je crois qu'en
cherchant un peu , nous trouverons de
quoi appaifer cette terrible foif qui nous
tourmente , & qui me femble préfente
ment plus difficile à fouffrir que la faim.
Don Quichotte le crut;& prenant auffi
tôt Roffinante par la bride , & Sancho
fon âne par le licou , ils commence
rent à marcher en tâtonnant ; parce
que l'obfcurité étoit fi grande , qu'ils
ne voyoient rien du tout . Mais ils n'eu
rent pas fait deux cens pas , qu'ils en
tendirent un grand bruit , comme d'un
torrent qui tomberoit du haut d'une
montagne . Ce bruit leur donna bien de
la joie ; & comme ils écoutoient de
quel côté il pouvoit venir, ils en enten
dirent
DE DON QUICHOTTE. 257
dirent un autre qui diminua fort le plai- Liv. III.
fir que le premier leur avoit fait , fur- Ca. XIX .
tout pour Sancho , qui naturellement
n'étoit pas fort courageux. C'étoient
de grands coups redoublés avec un cli
quetis de fers & de chaînes , & cela
joint au bruit du torrent , faifoit un ſi
grand tintamarre , que tout autre que
notre Héros en eût été épouvanté. La
nuit, comme j'ai dit , étoit fort obfcure,
& le hazard les conduifit fous de grands
arbres , dont un vent frais qui s'étoit
élevé , agitoit les feuilles & les bran
ches ; fi bien que l'obſcurité , le bruit
de l'eau , le murmure des arbres , &
ces grands coups qui ne ceffoient point;
tout cela fembloit fait pour donner de
la terreur , & d'autant plus qu'ils ne
fçavoient où ils étoient , & que le jour
ne venoit point . Mais l'intrépide Don
Quichotte , au lieu de s'épouvanter ,
fe jetta légerement fur Roffinante , &
embraffant fou écu : Ami Sancho , lui
dit-il , apprens que le Ciel m'a fait naî
tre pour ramener l'âge d'or en ce mau
dit fiécle de fer. C'eftpour moi que font
réfervées les grandes actions & les pé
rilleufes aventures : c'eft moi , encore
une fois , qui dois effacer la mémoire
des Chevaliers de la Table ronde , des
Tome I. Y
RE
TOI
5 8 HIS
2
Liv. III. douze Pairs de France 2 & des neuf
CH . XIX. Preux , des Olivantes , des Belianis
des Chevaliers du Soleil , & de cette
multitude innombrable de Chevaliers
errans du tems paffé , en faifant de fi
grandes chofes , qu'elles obfcurciront
tout ce qu'ils ont fait. Tu vois bien
cher & fidele Ecuyer , qu'elle eft l'obf
curité de cette nuit, ce profond filence,
le fourd & confus murmure de ces ar
bres , l'épouvantable bruit de cette eau
que nous fommes venus chercher , qui
femble tomber des montagnes de la
Lune , & ce continuel battement , qui
nous bleffe les oreilles . La moindre de
ces chofes fuffiroit pour étonner leDieu
Mars même , & combien plus des gens
qui ne feroient pas accoutumés à de
femblables aventures ? Cependant ce ne
font que des aiguillons qui réveillent
mon courage , & je fens que le cœur
me bondit comme pour aller au-devant
du péril , que je fuis d'autant plus réfolu
de tenter , qu'il me paroît plus grand
& plus horrible . Serre donc les fangles
à Roffinante , & demeure en la garde
de Dieu . Si tu ne me vois dans trois
jours , tu peux t'en retourner au Villa
ge , & de-là tu me feras bien le plaifir
d'aller au Tobofo , où tu diras à mon
DE DON QUIC HOTTE. 259
incomparable Dulcinée , que le Cheva- Liv. III.
CH. XIX .
lier efclave de fa beauté eft mort pour
avoir voulu entreprendre des chofes
qui le puffent rendre digne d'elle .
Quand Sancho l'entendit parler de la
forte , il fe prit à pleurer avec la plus
grande tendreſſe du monde , & lui dit :
Je ne comprens pas , Monfieur , pour
quoi vous voulez éprouver une fi ef
froyable aventure . Il eft nuit, & perfon
ne ne nous voit.Nous pouvons fort bien
nous ôter du chemin , & éviter le péril,
quand nous ne devrions boire de trois
jours. Et comme perfonne ne fera té
moin de notre retraite , il n'y aura per
fonne qui nous puiffe accufer de pol
tronnerie . J'ai oui dire fouvent à notre
Curé , que vous connoiffez bien , que
celui qui cherche le péril , ne manque
point d'y périr : ainfi n'allez point ten
terDieu en entreprenant une aventure
dont vous ne fçauriez vous tirer fans
miracle . Ne vous fuffit-il pas , Monfieur,
que le Ciel vous ait garanti d'être ber
né comme moi , & que vous veniez de
fortir fain & fauf du combat que vous
avez eu contre ceux qui accompa
gnoient ce mort ? Mais fi tout cela ne
peut émouvoir votre cœur de roche 9
qu'il s'attendriffe au moins pour moi ,
Yij
260 HISTOIRE
Liv. III. & fongez, Monfieur, que vous ne m'au
CH . XIX. rez pas fi-tôt abandonné , que de belle
peur je fuis capable de donner mon ame
à qui la voudra. Hé ! ne vous fouvenez
vous plus que j'ai quitté ma maifon pour
vous fuivre , que j'ai laiffé femme &
enfans pour me donner à vous ; qu'ou
tre l'honneur de vous fervir , j'ai cru
faire par-là leur profit comme le mien ?
Mais je vois bien préfentement la véri
té de ce qu'on dit , qui trop embraſſe
mal étreint. Voilà toutes mes efpéran
ces à veau-l'eau , dans le tems que je
croyois tenir cette malheureuſe Ifle "
que vous m'avez fi fouvent promiſe ,
& pour toute récompenfe vous me vou
lez laiffer feul dans un lieu épouvanta
ble , où il ne paffe ni bête ni gens . Pour
l'amour de Dieu , Monfeigneur & mon
cher Maître , n'ayez pas cette cruauté :
& fi vous êtes réfolu d'entreprendre
cette maudite aventure , attendez au
moins qu'il foit jour. Il n'y a pas plus de
• trois heures à attendre,felon ce que j'ai
appris lorfque j'étois Berger. Car voilà
la bouche de la petite Ourſe au-deffus
de la tête , & qui marque minuit dans
la ligne du bras gauche . Hé , mon pau
vre Sancho , interrompit Don Quichot
te, comment peux-tu voir cette ligne &
DE DON QUICHOTTE . 261
cette bouche , puifque la nuit eftfi obf- Liv. III.
cure,qu'il ne paroît pas une étoile dans CH. XIX.
tout le Ciel? Cela eft vrai,répondit San
cho , mais la crainte a des yeux qui
voyent bien clair , & d'ailleurs il n'eft
pas malaifé de connoître qu'il n'y a pas
loin d'ici au jour. Qu'il vienne , s'il peut,
ou ne revienne jamais , dit Don Qui
chotte , il ne fera pas dit que les prie
res ni les larmes de perfonne m'ayent
empêché de faire le devoir de Cheva
lier : ainfi , Sancho , tout ce que tu dis
eft inutile . Le Ciel qui m'a mis dans le
cœur le deffein d'éprouvertout -à-l'heu
re cette terrible aventure fçaura bien .
m'en tirer , ou prendra foin de toi après
ma mort. Tout ce que tu as à faire
c'eſt de bien fangler Roffinante , & de
m'attendre ici : je reviendrai bien-tôt
mort ou vif. Sancho voyant la dernie
re réfolution de fon Maître , & que fes
larmes ni fes confeils ne fervoient de
rien , prit le parti de jouer d'adreffe ,
& de l'obliger malgré lui d'attendre le
jour ; & pour cela,avant que de ferrer
les fangles à Roffinante , il lui lia ,
fans faire femblant de rien , les jambes
de derriere avec le licou de fon âne , en
forte que quand Don Quichotte voulut
partir , fon cheval , au lieu d'aller en
262 HISTOIRE
Liv. III. avant , ne faifoit que fauter. Hé bien
CH. XIX. Monfieur , dit Sancho fort fatisfait de
fon invention , vous voyez que le Ciel
eft de mon côté ; il ne veut pas que Rof
finante parte de-là ; & fi vous vous opi
niâtrez à tourmenter ce pauvre ani
mal , il ne fera que regimber contre
l'aiguillon , & mettre la fortune en
mauvaiſe humeur. Don Quichotte en
rageoit de tout fon cœur ; mais voyant
que plus il piquoit , moins il fembloit
que Roffinante eût envie de partir , il
réfolut enfin d'attendre le jour , ouque
fon cheval fût en humeur de marcher 2
fans qu'il lui vint jamais dans l'eſprit
que ce pût être un tour de fon Ecuyer.
Puifqu'il plaît à Roffinante , dit-il, il
faut bien que j'attende , quelque regret
que j'en aye. Et qu'y a-t-il lå de fi fâ
cheux , reprit Sancho ? je vous ferai
des contes , & je m'engage de vous en
fournirjufqu'au jour , fi ce n'eft que vo
tre Seigneurie veuille mettre pied à ter
re; & dormir un peu fur l'herbe fraîche,
à la maniere des Chevaliers errans ,
auffi-bien vous en trouverez-vous plus
frais , & plus en état d'entreprendre
cette endiablée aventure . Moi dormir,
& mettre pied à terre ! dit Don Qui
chotte, eft-ce que je fuis de ces Cheva
DE DON QUICHOTTE . 263
liers qui repofent quand il eft queftion Liv. III.
3 de combattre ? Dors , dors , toi qui es Cн . XIX.
né pour dormir , ou fais ce que tu vou
dras ; pour moi, je fçai bien ce quej'ai à
faire . Ne vous fachez point , Monfieur ,
je ne l'ai dit que pour rire , ajouta San
cho; & s'approchant en même tems tout
auprès de fon Maître , il mit une main
fur l'arçon de devant , & l'autre fur
celui de derriere , enforte qu'il lui em
braffoit la cuiffe gauche , & s'y tenoit
comme collé , fans ofer tant foit peu
s'en détacher , tant il étoit épouvanté
de ces grands coups qui ne ceffoient
point. Fais quelque conte , lui dit fon
Maître, pour m'entretenir en attendant
le jour. Je le voudrois bien , répondit
Sancho , fi le bruit que j'entens ne m'in
portunoit point. Mais ma foi , Mon
fieur , j'ai un peu peur , il ne faut point
que j'en mente. Avec tout cela je vais
tâcher de vous dire une hiftoire , & la
meilleure peut-être que vous ayez ja
mais ouie , fi je la puis retrouver , &
qu'on me la laiffe conter en patience .
Or écoutez donc , je m'en vais com
mencer : Il y avoit ce qu'il y avoit , le Conte que
fait Sancho,
bien qui vient foit pour tout le monde ,
& le mal pour celui qui le va chercher.
Remarquez , je vous prie en paffant ,
264 HISTOIRE
Liv. III. Monfieur, que les Anciens ne commen
CH. XIX. çoient pas leurs contes , comme on fait
aujourd'hui , mais par ce proverbe d'un
certain Caton l'Encenfeur Romain, qui
dit que le mal eft pour celui qui le va
chercher. Ce qui vient ici tout à propos
pour avertir votre Seigneurie de fe te
nir en paix , fans aller éveiller le chat
qui dort , & que nous ferons bien de
prendre une autre route , puifque per
fonne ne nous force de continuer celle
ci , où l'on diroit que tous les diables
nous attendent . Pourfuis feulement ton
hiftoire , dit Don Quichotte , & pour
ce qui eft du chemin que nous devons
prendre , laiffe m'en le foin . Je dis donc ,
reprit Sancho , qu'en un certain lieu de
l'Eftramadure il y avoit un Berger Ché
vrier , c'eſt-à-dire , Monfieur , qui gar
doit des chévres , lequel Berger ou
Chévrier , comme dit le conte s'appel→
loit Lopés Ruys , & ce Berger Lopés
Ruys , étoit amoureux d'une Bergere
nommée la Toralva , laquelle Bergere
nommée la Toralva étoit fille d'un ri
che Paſteur , qui avoit un fort grand
troupeau , lequel riche Pafteur , qui
avoit unfort grand troupeau. Si tu t'y
prens de cette maniere , interrompit
Don Quichotte , & que tu répétes tou
jours
DE DON QUICHOTTE . 265
jours deux fois la même chofe, tu n'au- Liv. III.
ras pas fait en deux jours . Conte ton CH. XIX.
hiſtoire en homme d'entendement , ou
ne t'en mêle pas. Toutes les nouvelles
fe content ainfi en nos quartiers , reprit
Sancho , & je ne les fçai point conter
d'une autre façon : trouvez bon , Mon
fieur , que je n'aille point faire de nou
velles coutumes . Conte comme tu vou
dras , dit Don Quichotte ; puifque mon
mauvais fort veut que je t'entende , tu
n'as qu'à pourfuivre . Vous fçaurez
donc , mon cher Maître , continua San
cho, que ce Berger , comme j'ai dit 2
étoit amoureux de la Bergere Toralva,
qui étoit une créature toute ronde , ha
garde & mal-aifée à gouverner , & qui
tenoit de l'homme , car elle avoit mê
me un peude barbe . Il m'eft avis que je
la vois de l'heure que je vous parle.
Eft-ce que tu l'as vûe autrefois , de
manda Don Quichotte ? Point du tout,
répondit Sancho , mais celui de qui je
tiens le conte , m'a dit qu'il étoit fi cer
tain , que quand je le ferois à d'au
tres , je n'avois qu'à jurer hardiment
que j'avois tout vû . Tant y a donc que
les jours allant & venant , comme dit
l'autre , le diable qui ne dort point &
qui fe fourre par-tout , fit enforte
Tome I. Ꮓ
266 HISTOIRE
Liv. III. qu'ils eurent noiſe , &que l'amour du
CH. XIX. Berger fe changea en haine , & le fujet
de cela,difoient les mauvaiſes langues,
ce fut une bonne quantité de petites ja
loufies , que la Toralva lui donnoit ;
mais , dame , qui paffoient la raillerie
entendez-vous Depuis cela le Chévrier
la haït fi fort , qu'il ne la pouvoit plus
fouffrir ; & pour ne la voir jamais , il
lui vint une fantaifie de s'en allerfi loin,
qu'il n'en entendît parler de fa vie . Ainſi
dit , ainfi fait , mais la Toralva qui fe
vit méprifée de Lopés Ruys , vint à l'ai
mer tout auffi-tôt plus qu'elle n'avoit
jamais fait . Voilà bien le naturel des
femmes , interrompit encore Don Qui
chotte , elles méprifent qui les aime
& elles aiment ceux qui les haïffent .
Pourfuis, Sancho . Il arriva donc, conti
nua Sancho , que le Berger partit tou
chant fes chèvres devant lui , & s'ache
mina par les champs de l'Eftramadure
droit vers le Royaume de Portugal . La
Toralva , qui avoit bon nez , en fentit
quelque chofe ; & incontinent la voilà
aprés lui à beau pied , fes fouliers dans
une main,un bourdon dans l'autre, & un
petit fac au cou, où il y avoit,à ce qu'on
dit , un morceau de miroir , & un demi
peigne , avec une petite boëte de fard
DE DON QUICHOTTE. 267
à farder , & d'autres brinborions pour Liv. III.
CH. XIX.
s'enjoliver. Mais il y avoit ce qu'il y
avoit , il ne m'importe pas à moi . Enfin
finale , le Berger Lopés Ruys avec fon
troupeau de chèvres , arriva fur le bord
du Guadiana , dans le tems qu'il étoit fi
fort crû , qu'il étoit grand comme pere
& mere , & dans l'endroit où le Berger
fe trouva , il n'y avoit , ni bateau , ni
demi , ni perfonne pour le paffer lui &
fon troupeau , dont il mouroit d'angoif
fe , parce qu'il fentoir la Toralya fur
fes talons , & qu'elle l'auroit fait enra
ger avec fes pleurs & fes crieries . Mais
à la fin , il regarde tant de tous côtés ,
qu'il apperçut un pêcheur qui avoit un
petit bateau , mais fi petit qu'il n'y pou
voit paffer qu'un homme & une ché
vre . Cependant il étoit fi preffé , qu'il
fit marché avec le pêcheur pour le paf
fer lui & trois cens chèvres qu'il avoit.
Le pêcheur amene donc le bateau , &
paffe une chévre , il revient & en paffe
une autre , il revient encore & en paf
fe une troifiéme . Aurefte , Monfieur
continua Sancho , combien , s'il vous
plaît , combien le pêcheur paffe-t-il de
chévres ? car je vous avertis que s'il
vous en échappe une feulement , le
conte finira là tout net , & au diable
Zij
268 HISTOIRE
Liv. III. le mot que j'en pourrai retrouver. Or
CH. XIX. le rivage de l'autre côté étoit fort glif
fant & plein de boue , ce qui faifoit que
le pêcheur étoit fort long-tems à cha
que voyage . Avec tout cela il alloit
toujours , & paſſa encore une chévre ,
& puis une autre , & encore une autre .
Que ne dis-tu tout d'un coup qu'il les
paffa toutes , dit Don Quichotte , ſans
le faire aller & venir de cette maniere ;
tu n'acheveras d'un mois fi tu conți
nues. Combien y en a-t-il de paffées à
cette heure , demanda Sancho ? Et qui
diable le fçauroit , répondit Don Qui
chotte , penfes-tu que j'y aye pris gar
de ? Et bien voilà ce que j'avois dit ,
reprit Sancho , vous n'avez point vou
lu compter " & voilà auffi mon conte
achevé ; il n'y a pas moyen de paffer
outre. Hé ! comment cela , dit Don
Quichotte ? eft-il fi fort de l'effence de
fçavoir par le menu le compte des ché
vres qui font paffées , que fi l'on en
manque une , ilfaut que tu demeures ?
Oui Monfieur , répondit Sancho , &
dans le même tems que je vous ai de
mandé combien il y avoit de chèvres
paffées , & que vous m'avez répondu
que vous n'en fçaviez rien , dans le
même moment j'ai perdu tout ce que
DE DON QUICHOTTE . 269
j'avois à dire ; & par ma foi c'eft dom- Liv. III.
mage , car c'étoit le meilleur. De cette CH. XIX.
façon-là dit Don Quichotte , l'hiftoire
eft donc finie ? Finie comme ma mere ,
dit Sancho .
En vérité , Sancho mon ami , conti
nua notre Chevalier , voilà bien le plus
étrange conte, & la plus bizarre manie
re de raconter que l'on puiffe jamais
imaginer. Mais que pouvois-je atten
dre autre choſe de ton eſprit? Sans dou
te ce chamaillis continuel t'a troublé la
cervelle . Cela pourroit bien être , ré
pondit Sancho , mais pour le conte , je
fçai bien qu'il finit toujours là où l'on
manque le compte des chèvres . Qu'il
finiffe où il pourra, dit Don Quichotte ,
voyons fi Roffinante voudra marcher.
En difant cela il donne des deux , & le
cheval répond d'un faut, ne pouvant fai
re davantage , tant Sancho l'avoit bien
lié. Cependant foit que ce fût la fraî
cheur de la nuit , ou que Sancho eût
mangé en foupant quelque chofe de la
xatif, ou plûtôt que ce fût la nature qui
opéroit toujours admirablement en lui ,
il fe fentit preffé d'un fardeau dont il
étoit mal-aifé qu'un autre le foulageât :
mais il avoit fi grand peur , qu'il n'ofoit
s'éloigner tant foit peu de fon Maître . Si
Z iij
270 HISTOIRE
Liv.III. falloit-il pourtant apporter le remede à
CH. XIX.
un mal fi preffant, & que chaque inftant
redoubloit ; de forte que pour accorder
toutes chofes , il tira doucement la main
droite dont il tenoit l'arçon de derriere ,
& ſe mettant à fon aife le mieux qu'il
put , il détacha franchement fon aiguil
lette . Sancho étant parvenu jufques -là ,
crut avoir fait le plus difficile : mais
comme il voulut effayer le reste , il dé
fefpéra piefque d'en pouvoir venir à
bout fans faire quelque bruit, & il com
mença à ferier les dents & les épaules ,
retenant fon haleine autant qu'il pou
voit : mais avec tout cela il fut fi mal
heureux qu'il ne put s'empêcher de fai
re unpeude bruit , dont le fon étoit fort
différent de celui qui les importunoit
depuis fi long-tems . Qu'est-ce que je
viens d'entendre, dit brufquement Don
Quichotte ? Je ne fçai , Monfieur , ré
pondit Sancho . Vous verrez que ce fera
encore quelque nouvelle diablerie ; car
les aventures ne commencent jamais
pour un peu. Le Chevalier s'en étant
heureuſement tenu là , Sancho fut obli
gé de faire une nouvelle tentative , qui
lui ruffit fi bien , que fans avoir fait le
moindre bruit , il fe trouva délivré du
plus incommode fardeau qu'il eût por
DE DON QUICHOTTE. 271
té de fa vie . Mais Don Quichotte Liv. III .
n'ayantpas le fens de l'odorat moins vif CH. XIX.
que celui de l'ouie , & Sancho étant
tout fur lui, certaines vapeurs qui mon
toient prefque en ligne droite , ne man
querent pas de le faire appercevoir
d'une partie de ce qui fe paffoit. A pei
ne enfut-il frappé qu'il courut au reme
de , & fe ferrant le nez avec les doigts ;
il me femble , dit-il , Sancho , que tuas
grand'peur ? Auffi ai-je , répondit San
cho : Mais , Monfieur , pourquoi eft- ce
que vous vous en appercevez à cette
heure plûtôt qu'auparavant ? C'eft, re
prit notre Chevalier , que tu ne fentois
pas fi fort que tu fais préfentement , &
ce n'eft pas l'ambre que tu fens . Peut
être bien , dit Sancho , mais ce n'eſt pas
ma faute . Pourquoi me tenez- vous à
une telle heure dans un lieu comme ce
lui-ci ? Retire-toi trois ou quatre pas ,
mon ami , reprit Don Quichotte , &
déformais prens un peu plus garde à toi,
& à ce que tu me dois . Je vois bien que
la trop grande liberté que je te donne
te fait oublier qui nous fommes l'un &
l'autre . Je gage , repliqua Sancho , que
votre Seigneurie s'imagine que j'ai fait
quelque chofe qui ne foit pas de faire .
Quoiqu'il en foit , dit Don Quichotte ,
Z iiij
272 HISTOIRE
LIII éloigne-toi , encore une fois . O ! qu'à
CH. XIX. cela ne tienne , dit Sancho , vous êtes
le maître : mais nous verrons fi vous en
ferez mieux . Notre Chevalier & fon
Ecuyer pafferent la nuit en de fembla
bles difcours , & celui-ci voyant enfin
que le jour alloit paroître , releva ſes
chauffes , & délia tout doucement les
jambes de Roffinante , qui leva auffi
tôt deux ou trois fois le devant , ce
qui ne lui étoit pas ordinaire , & ce pau
vre animal auroit même fait des cour
bettes, s'il en avoit fçu faire , tant il étoit
aiſe de ſe voir en liberté . Son Maître
le fentant en état de marcher en tira
bonne augure , & crut que c'étoit le fi
gnal que fa bonne fortune lui donnoit
pour marcher à cette épouvantable
aventure. Le jour achevoit alors de pa
roître , & les objets fe pouvant diftin
guer , Don Quichotte vit qu'il étoit
dans un bois de châtaigners ; mais fans
voir d'où pouvoit venir ce tintamarre
qui continuoit toujours . Il réfolut donc
d'en aller chercher la caufe , fans atten
dre davantage : & faifant fentir l'épe .
ron à Roffinante pour achever de l'é
veiller , il dit une feconde fois adieu à
fon Ecuyer , en lui ordonnant , comme
il avoit déja fait , de l'attendre trois
DE DON QUICHOTTE . 273
jours , & de ne point douter , s'il ne LIV. III.
revenoit dans ce tems-là , qu'il n'eût CH . XIX.
perdu la vie en éprouvant cette aven
ture. Il répéta encore ce que Sancho de
voit dire de fa part à Dulcinée , en ajoû
tant qu'à l'égard de la récompenfe de
fes fervices , il ne s'en mît point en pei
ne , parce qu'avant que de partir de fa
maiſon , il y avoit pourvû par un teſta
ment où il fe trouveroit mis à propor
tion des fervices qu'il auroit pû lui ren
dre. Mais s'il plaît au Ciel , continua
t'il , que je forte fain & fauf de cette
périlleufe affaire , & que les enchan
teurs ne s'en mêlent point , fais état
mon enfant , que le moins que tu puif
fes attendre , c'est l'Ifle que je t'ai pro
mife . Sancho ne put retenir fes pleurs
au tendre adieu de fon maître ; & fon
dant en larmes , il lui jura qu'il le fui
vroit dans cette entreprife , quand il
n'en devroit jamais revenir . Une réfo
lution fi louable , & qui faifoit bien
voir qu'il n'étoit pas un Ecuyer à la
douzaine , attendrit fon Maître , qui
fans en faire femblant , pour ne pas té
moigner la moindre foibleffe , marcha
du côté que le bruit de l'eau & ces
grands coups l'appelloient , & Sancho
le fuivit à pied , menant par le licou le
274 HISTOIRE
Lv III. fidéle compagnon de toutes fes aventu
CH . XIX .
tures. Après avoir marché quelque
tems entre les châtaigners , ils arri
verent dans un pré bordé de rochers ,
du haut defquels tomboit le torrent
qu'ils avoient d'abord entendu . Au
pied de ces rochers on voyoit quelques
cabanes mal bâties ; & qui reffem
bloient plûtôt à des mafures qu'à des
maiſons , d'où ils connurent que for
toient ces coups terribles qui duroient
encore . Tant de bruit , & fi proche
épouvanta Roffinante : mais notre Che
valier le flattant de la main , & l'ani
mant , s'approcha peu à peu des caba
nes 2 fe recommandant de tout fon
coeur à fa Dulcinée , & la fuppliant de
le favorifer de fon fecours dans cette
effroyable entreprife , & quelquefois
auffi il ne laiffoit pas de prier Dieu de
ne le point oublier. Pour Sancho , il
fe tenoit à côté de fon Maître , en allon
geoit le cou de tems en tems , & regar
dant entre les jambes de Roffinante
s'il ne découvriroit point ce qui lui
faifoit tant de peur. Mais à peine eu
rent-ils fait encore cent pas , qu'ayant
paffé une pointe de rocher qui s'avan
çoit un peu , ils virent pleinement & à
découvert la caufe de tout ce tintamar
DE DON QUICHOTTE , 275
Liv. III.
re , qui les tenoit depuis tant de tems
CH. XIX.
en de fi étranges allarmes . C'étoit pour
le dire en un mot & fans exageration ,
fix moulins à foulon , qui n'avoient
pas ceffé de battre depuis le jour pré
cédent . A cette vûe , Don Quichotte
demeura muet , & penfa tomber de fon
haut. Sancho le regarda , & le vit la
tête baffe , & dans la confternation
d'un homme outré de honte & de dé
pit. Don Quichotte regarda auffi San
cho , & voyant qu'il avoit les deux
joues enflées comme un homme qui
étouffe d'envie de rire , il ne s'en put
tenir lui -même malgré tout fon cha
grin ; de forte que Sancho ravi que fon
Maître eût commencé , lâcha la bonde,
& fe mit à rire fi démefurément , qu'il
fut obligé de fe ferrer les côtés avec les
poings , pour n'en pas crever. Il ceffa
quatre fois , & quatre fois il reprit de
la même force : mais ce qui acheva de
faire perdre toute patience à Don Qui
chotte , c'eft que Sancho le regardant
entre les deux yeux , lui alla dire avec
toute la gravité qu'il put : Apprens "
ami Sancho , que le ciel m'a fait naî
tre pour ramener l'âge d'or en ce mau
dit fiécle de fer. C'eft pour moi que font
réfervées les grandes actions & les pé
HISTOIRE
276
LIV. III. rilleufes aventures . Et tout de fuite il
CH. XIX. s'en alloit luirépéter les mêmes paroles
que fon Maître avoit dites la premiere
fois qu'ils avoient entendu le bruit du
moulin. Mais notre Chevalier qui étoit
trop en colere pour fouffrir que fon
Ecuyer fe moquât fi libremen tde luí "
leve fa lance , & lui en donne deux fi
grands coups fur les épaules , que s'ils
fuffent auffi bien tombés fur la tête , le
pauvre Ecuyer n'auroit plus eu que fai
re de gage ni de récompenſe . Sancho
voyant que fes plaifanteries lui réuffif
foient fi mal , & craignant que fon
Maître ne continuât , lui dit d'un ton
fort contrit : Hé , Monfieur, me vou
lez-vous tuer ? ne voyez-vous pas que
je raille ? C'eſt parce que vous raillez
que je ne raille pas moi , dit Don Qui
chotte. Venez un peu ici , Monfieur le
plaifant , fi çavoit auffi-bien été une
aventure réelle , comme ce n'étoit rien,
eft-ce que je n'ai pas fait paroître tout
le courage qu'il falloit pour l'entrepren
dre & pour l'achever ! fuis-je obligé 2
moi qui fuis Chevalier , de connoître
tous les fons que j'entens , & de diftin
guer s'ils viennent d'un moulin à fou
Ion ou d'autre chofe , & fur tout fi je
n'ai jamais vû de ces moulins , comme
DE DON QUICHOTTE . 277
c'eft la pure vérité. Cela vous appar- Liv. III:
CH . XIX .
tient à vous qui n'êtes qu'un chétifpaï
fan, né & nourri à ces fortes de choſes .
Mais faites pour plaifir que ces fix mou
lins foient autant de géans , & donnez
les-moi l'un après l'autre , ou tous en
femble , il ne m'importe , & fi je ne
vous les livre tous fans tête , raillez
alors tant que vous voudrez . Monfieur,
répondit Sancho , en voilà affez , s'il
vous plaît. J'avoue que je ne m'entens
pas à railler ; & je le fens bien : mais en
bonne foi, à cette heure que nous voilà
d'accord ( ainfi le Ciel vous tire de tou
tes les aventures auffi heureuſement
que de celle-ci ) , n'y a-t-il pas de quoi ri
re, & de quoi faire un bon conte de la
frayeur que nous avons eûe , au moins
moi ; car pour vous, je fçai bien. que la
peur n'eft pas de votre connoiffance . Je
demeure d'accord , répondit Don Qui
chotte, que ce qui nous vient d'arriver,
à quelque chofe d'affez plaifant, & qu'il
y a matiere de rire , mais non pas de le
raconter , parce que tout le monde ne
fçait pas prendre les chofes comme il
faut, ni en faire un bon ufage . Par ma
foi , Monfieur , reprit Sancho , on ne
dira pas cela de vous .Vous fçavez pren
dre la lance comme il faut , & vous en
278 HISTOIRE
LIV. III. fervir de la bonne maniere ; fi ce n'eſt
CH. XIX .
pourtant que vous viſez à la tête , &
donnez fur les épaules. Il eft vrai que
ce n'eft pas votre faute ; car fije n'euffe
fait la canne , j'en tenois d'une belle fa
çon. Mais paffe , tout cela s'en ira à la
premiere leffive ; & comme on dit :
Qui aime bien,bien châtie : outre qu'un
bon Maître n'a jamais manqué de don
ner des chauffes à fon valet quand il lui
a dit une injure . Véritablement , je ne
fçai pas bien ce qu'il donne après des
coups de bâton : mais je m'imagine que
les Chevaliers errans donnent pour le
moins des Ifles , ou quelque Royaume
en terre ferme . Ecoute , dit Don Qui
chotte , la chance pourroit à la fin fi
bien tourner , qu'il arriveroit une par
tie de ce que tu viens de dire . Cepen
dant pardonne-moi le paffé , tu fçais
bien que l'homme n'eft pas maître des
premiers mouvemens . Mais je t'aver
tis d'une chofe , afin qu'à l'avenir tu ne
t'émancipes pas à prendre de trop gran
des libertés avec moi ; c'eft que dans
tous les livres de Chevalerie que j'ai
lûs , qui font fans vanités en affez bon
nombre , je n'ai jamais trouvé qu'aucun
autre Ecuyer que toi , ouvrît fi hardi
ment la bouche devant fon Maître . Et à
DE DON QUICHOTTE . 279
dire vrai , nous avons tort tous deux 9 LIV. III.
CH. XIX .
toi de n'avoir pasaffez de refpect pour
moi , & moi de ne m'en pas faire affez
rendre : car enfin , quoiqueGandalin ,
Ecuyer d'Amadis , fùt Comte de l'Ifle
ferme , il fe lit pourtant de lui qu'il ne
parloit jamais à ſon Maître que la to
que à la main , la tête baiffée , & le
corps à demi courbé , à la maniere des
Turcs . Mais c'eſt bien pis de Gafabal "
Ecuyer de Don Galaor , qui fut fi dif
cret , que pour inftruire la postérité de
fon merveilleux filence , l'Auteur ne
le nomme qu'une feule fois dans toute
cette longue & véritable hiftoire . Ce
que je viens de dire vous doit appren
dre , Sancho , qu'il faut qu'il y ait de la
différence entre le Maître & le valet.
Ainfi, encore une fois , vivons , je vous
prie , un peuplus dans l'ordre à l'ave
nir , fans nous en faire avaller l'un à
l'autre . Car après tout , de quelque ma
niere que cela arrive , ce fera toujours
vous , comme on dit , qui ferez le plus
fort , & qui porterez les coups. Les ré
compenfes que je vous ai promifes
viendront dans leur tems , & quand il
faudroit s'en paffer , les falaires au
moins ne manqueront pas , comme je
vous l'ai déja dit . Tout ce que vous di
280 HISTOIRE
Liv. III . tes eft très-bien , Monſeigneur , repli
CH. XIX.
qua Sancho , & j'en remercie votre Ŝei
gneurie. Mais fi par hazard le tems des
récompenfes n'arrivoit jamais , &
qu'il fallût s'en tenir aux falaires , ap
prenez-moi de grace , ce que gagnoit
bien un Ecuyer de Chevalier errant ;
& s'ils faifoient marché à tant par
mois , ou bien à la journée . Je ne crois
pas , répondit Don Quichotte , qu'on
ait jamais vû ces fortes d'Ecuyers être
à gages . On leur donnoit toujours ré
compenſe ; & fi je t'ai autrement trai
té dans mon teſtament , c'eſt qu'on ne
fçait ce qui peut arriver , & que tu
aurois peut-être de la peine à prou
ver ma Chevalerie dans ce miſérable
tems ; & il me fâcheroit que pour fi
peu de chofe mon ame fût en peine
dans l'autre monde . Nous en avons af
fez d'autres , nous autres Aventuriers.
Car , mon pauvre ami , je t'apprens
qu'il n'y a pas de métier plus fcabreux
de ce côté-là que le nôtre . Je n'en
doute point , dit Sancho ,fur-tout fi la
patience eft une chofe néceffaire , puif
qu'il ne faut qu'une méchante raillerie
pour faire fortir des gons le plus fameux
Aventurier qui foit dans la Manche.
Mais tenez-vous pour affuré qu'à l'ave
nir
DE DON QUICHOTTE. 281
nir j'aurai bien envie de rire , quand je Liv. III.
rirai de vos affaires , & que je n'en ou- CH. XX.
vrirai jamais la bouche , que pour vous
honorer comme mon Maître & mon
véritable Seigneur. C'est le moyen que
tu vives long-tems & tranquillement
fur la face de la terre , dit notre Cheva
lier , parce qu'après les peres & les me
res on doit refpecter les maîtres , com
me s'ils avoient la même qualité.

CHAPITRE XX .

De la conquête de l'armet de Mambrin.

ME Don & fon


Ecuyer s'entretenoient de cette
forte , ils furent furpris d'une petite
pluie dont Sancho eût bien voulu fe
mettre à couvert en entrant dans le
moulin. Mais Don Quichotte l'avoit
pris en telle averfion , depuis que ce
n'étoit qu'un moulin , qu'il n'y voulut
jamais entrer. Il fe mit donc en chemin
fur la main droite ; & après avoir mar
ché quelque tems ,il découvrit un Cava
lier qui portoit fur fa tête quelque cho
fe de luifant , comme fi c'eût été de
l'or. A peine l'eut-il apperçu qu'il fe
tourna du côté de Sancho , & lui dit :
Tome I. Aa
282 HISTOIRE
Liv. III. Ami Sancho , fçais-tu bien qu'il n'y a
CH. XX .
rien de fi vrai que les Proverbes ? auffi
font-ils autant de maximes tirées de
l'expérience , & particuliérement ce
lui qui dit que le diable n'eſt pas tou
jours à la porte d'un pauvre homme.
Je dis ceci , parce que fi la derniere nuit
nous avons été abufé par le bruit de
ce maudit moulin , & que l'aventure
que nous cherchions fe foit évanouie ,
il s'en préfente à l'heure qu'il eft une
infaillible , & qui nous offre bien de la
gloire à acquerir. Si je ne l'entreprens ,
ce fera ma faute , il n'y a ni bruit in
connu qui m'en faffe accroire , ni obfcu
rité que j'en puiffe accufer . En un mot >
Sancho , voici , felon toutes les appa
rences,celui qui porte l'excellent armet
de Mambrin ; il vient droit à nous , &
tu fçais le ferment que j'ai fait. Mon
fieur , répondit Sancho , prenez garde ,
s'il vous plaît , à ce que vous dites ,
& plus encore à ce que vous allez fai
re . Ne feroit-ce point ici d'autres mou
lins à foulon , qui acheveroient de nous
fouler l'entendement , & peut-être les
côtes ? Le Diable t'emporte avec tes
foulons , interrompit Don Quichotte &
quelrapport eft-ce qu'ils ont avec un ar
met ? Je n'en fçai rien , répondit San
DE DON QUICHOTTE. 283
ho ; m ais ma foi , fi j'ofois parler com- Liv. II .
me autrefois , peut-être vous ferois-je Ca. XX.
voirpar mes raifons que votre Seigneu
rie pourroit bien fe tromper. Et com.
ment veux-tu que je me trompe , mi
férable mécréant , qui doute de tout
reprit notre Héros ? Eft-ce que tu ne
vois pas ce Chevalier qui vient droit à
nous fur un cheval gris pommelé , &
qui porte en tête un armet d'or ? Ce
que je vois & revois , repliqua l'Ecuyer,
c'est un homme monté fur un âne gris
brun , & qui porte je ne fçai quoi de
luifant fur la tête . Et bien , dit Don
Quichotte , ce que tu vois-là , c'eſt l'ar
met de Mambrin . Eloignes-toi de quel
ques pas , & me laiffe feul , tu verras
que fans perdre de tems en difcours
inutiles , j'acheve cette aventure en un
moment , & demeure maître de ce pré
cieux armet , que j'ai tant fouhaité.
Pour metenir à l'écart , repliqua San
cho, ce n'eft pas une affaire . Mais , en
core une fois , Dieu veuille que ce ne
foit pas ici une nouvelle maniere de
foulons. Je vous ai déja dit , frere , re
prit Don Quichotte en fureur , que je
ne voulois plus entendre parler de fou
les ni de foulons , & je jure par ... que
fi vous m'en rompez davantage la tête ,
A a ij
HISTOIRE
284
Liv. III. je vous foulerai l'ame dans le corps
CH. XX. d'une maniere qu'il vous en fouvien
dra. Sancho fe tût tout court pour ne
pas obliger fon Maître d'accomplir le
ferment , car il l'avoit fait bien plein &
bien entier. Cependant il eſt bon de
fçavoir ce que c'étoit que cet armet ,
ce cheval & ce Chevalier que voyoit
Don Quichotte . C'eſt qu'il y avoit dans
ce canton , deux villages , dont l'un
étoit fi petit qu'il n'y avoit point de
barbier ; ainfi le barbier du grand villa
ge , qui fe mêloit auffi de chirurgie ,
fervoit pour tous les deux. Il étoit donc
arrivé que dans le petit un homme ma
lade avoit eu befoin d'une feignée , &
quelque autre de fe faire faire la barbe :
fi bien que le barbier s'y acheminant &
fe trouvant furpris de la pluie auffi
bien que nos Héros , il avoit mis fon
baffin fur fa tête pour conferver un af
fez méchant chapeau ; & comme le
baffin étoit de cuivre & tout neuf, on
le voyoit reluire de demie lieue . Ce
barbier montoit un bel âne gris , com
me avoit fort bien remarqué Sancho ,
& tout cela faifoit juftement pour Don
Quichotte un Chevalier fur un cheval
gris pommelé avec un armet d'or , car
il accommodoit toujours tout ce qu'il
3.84$ ‫ܝ‬ 24

I
Tom I.pag. 285.
DE DON QUICHOTTE . 285
voyoit aux extravagances de fes livres. Liv. III.
Ainfi donc voyant que le pauvre Che- CH . XX.
valier approchoit , il courut contre lui
à bride abbatue , & la lance baffe , &
réfolu de le percer de part en part ; &
fur le point de l'atteindre , défens-toi
lui cria-t-il , chétive créature , ou me
rens tout à l'heure ce qui m'appartient
avec tant de raiſon. Le barbier qui vit
fondre fi brufquement fur lui cette ef
péce de phantôme , & fans fçavoir
pourquoi , ne trouva d'autre moyen
pour éviter le coup , que de fe laiffer al
ler de fon âne à terre , où il ne fut pas
plûtôt , que fe relevant preftement , il
enfila la plaine avec plus de vîteffe
qu'un dain , fans fe foucier de l'âne ni
du baffin. Don Quichotte voyant que
le baffin lui demeuroit , n'en voulut pas
davantage , & fe tournant vers fon
Ecuyer , Ami , lui cria-t-il , le Payen
n'eft pas bête . Il a fait comme le Caftor,
à qui la nature apprend à fe fauver des
chaffeurs en fe coupant lui-même ce
qui les anime après lui : ramaffe cet ar
met. Par mon ame , dit Sancho en con
fidérant ce prétendu armet , le baffin
n'eft pas mauvais , il vaut un écu com
me un double . Puis l'ayant donné à fon
Maître , celui-ci le mit incontinent fur
286 HISTOIRE
Liv. III fa tête , le tournant de tous côtés pour
CH. XX. trouver l'enchaffure . Mais comme il
n'en pouvoit venir à bout : Parbleu
dit-il , le Payen pour qui cette fameufe
falade fut forgée , devoit avoir la tête
bien groffe . Mais ce que j'y trouve de
pire , c'eft qu'il en manque la moitié.
Sancho ne put entendre fans fourire
qu'on appellât un baffin de barbier une
falade , & il eût éclaté fi fes épaules ne
fe fuffent encore reffenties de la colere
de fon Maître . De quoi ris-tu , Sancho ,
demanda notre Chevalier ? Je ris , ré
pordit Sancho , de la furieufe tête que
devoit avoir le maître de cette falade ,
qui reffemble à un baffin de barbier
comme deux gouttes d'eau . Sçais-tu
bien ce que je penfe , reprit Don Qui
chotte ? c'eft qu'affurément cet incom
parable armet fera tombé par hazard
entre les mains de quelqu'un qui n'en
a pas connu la valeur , & fans fçavoir
ce qu'il faifoit , il en aura fait fondre la
moitié , voyant que c'étoit de l'or fin ,
pour profiter d'autant , & du reste en
a fait faire ceci , qui , comme tu dis , ne
reffemble pas mal à un baffin de bar
bier. Mais qu'il en foit ce qu'il pourra 。
pour moi qui en connois le prix , je me
moque de cette métamorphofe , je ferai
DE DON QUICHOTTE . 287
fort bien racommoder la falade au pre- Liv. III.
mier endroit où il y aura une forge, & Cit. XX.
je prétens qu'elle ne cédera en rien a
celle que Vulcain forgea pour le Dieu
de la Guerre . Cependant je la porterai
telle qu'elle eft ; elle vaudra toujours
mieux que rien , & fera bonne pour le
moins contre les coups de pierre . Oui ,
dit Sancho , pourvu qu'elles ne foient
pas tirées avec la fronde , comme cel
les qui voloient au combat des deux
armées , qui vous acommoderent fi
bien les mâchoires , & rompirent le
pot du béni breuvage qui me penfa fai
re vomir la freffure . Je ne me foucie
gueres de cette perte , dit Don Qui
chotte,puifque je fçai par coeur la re
cette du baume. Je la fçai bien auffi, ré
pondit Sancho ; mais s'il m'arrive ja
mais de la faire , & encore moins d'en
goûter , que j'en puiffe crever tout-à
l'heure par avance . Véritablement je
ne crois pas me mettre en état d'en
avoir befoin : je fuis bien réfolu d'em
ployer mes cinq fens de nature à m'em
pêcher d'être jamais bleffé , comme auf
fi je renonce de bon cœur à bleifer ja
mais perfonne. Pour ce qui eft d'être
berné, encore une fois , je n'en dis rien,
parce qu'il n'eft pas aifé de prévoir de
288 HISTOIRE
LIV. III. femblables accidens ; & fi par malheur
CH. XX .
j'y retombe , je n'y fçache autre re
mède que de ferrer les épaules , rete
nir mon haleine , & me laiffer aller
les yeux fermés au gré du fort & de
la couverture . Tu n'es pas Chrétien
Sancho , dit Don Quichotte , jamais
tu n'oublies une injure . Apprens qu'il
n'eft pas d'un cœur noble & généreux
de s'amufer à de femblables bagatelles .
De quel pied es-tu boiteux ? quelle
côte as-tu rempue , & quelle tête caf
fée , pour ne te reffouvenir jamais de
cette plaifanterie qu'avec chagrin ?
Car après tout , ce ne fut proprement
qu'un paffe-tems ; & fije ne l'avois pris
ainfi , j'y ferois retourné , & j'en au
rois tiré une vengeance plus fanglante
que celle que firent les Grecs de l'enle
vement de leur Helene , qui au refte."
ajouta-t-il avec un grand foupir , n'au
roit pas tant de réputation de beauté ,
fi elle étoit en ce tems-ci , ou que ma
Dulcinée eût été du fien. O bien , dit
Sancho , que l'affaire paffe donc pour
plaifanterie , puifqu'auffi-bien il n'y a
pas moyen de s'en venger ; je ne laiffe
pas de fçavoir ce qui en eft , & je m'en
fouviendrai tant que j'aurai des reins.
Mais laiffons cela pour une autre fois ,
&
DE DON QUICHOTTE . 289
LIV. III.
& dites-moi , s'il vous plaît , Monfieur,
' CH. XX.
ce que vous voulez que nous faffions
de ce cheval gris pommelé , qui fem
un âne gris-brun " qu'a laiffé fans
maître ce pauvre diable errant que
vous avez renverfé . De la manière
qu'il a gagné au pied , il n'a pas envie
de revenir ; & par ma barbe le grifon
n'eft pas mauvais. Je n'ai pas accoutu
mé , répondit Don Quichotte , de rien
ôter à ceux que j'ai vaincus , & ce n'eft
pas l'ufage de la Chevalerie de les laif
fer aller à pied, fi ce n'eft que le vain
queur eût perdu fon cheval dans le
combat ; car en ce cas-là, il peut légiti
mement prendre celui du vaincu , com
me conquis de bonne guerre . Ainſi
Sancho , laiffe-là ce cheval ou cet âne ,
comme tu voudras ; celui qui l'a perdu
ne manquera pas de le venir reprendre
d'abord que nous nous ferons éloignés .
En bonne foi , dit Sancho , fi voudrois
je pourtant bien emmener cette bête
ou du moins la troquer pour la mienne,
qui ne me paroît du tout fi bonne . Ma
lepefte , Monfieur , que les loix de vo
tre Chevalerie font étroites , fi elles
ne permettent pas feulement de tro
quer un âne contre un âne : au moins
voudrois-je bien fçavoir s'il ne m'eft
Tome I. Bb
290 HISTOIRE
Liv. III. pas permis de troquer le bât . Je n'en
CH. XX .
fuis pas trop affuré,répondit Don Qui
chotte ; & dans le doute je tient,jufqu'à
ce que je m'en fois mieux informé, que
tu t'en peux acommoder , pourvû néan
moins que tu en ayes néceffairement
befoin. Auffi néceffairement que fi c'é
toit pour moi-même , répondit Sancho :
là-deffus autorifé de la permiffion de
fon Maître , il fit l'échange des harnois,
ajuſtant bravement celui du barbier ſur
ſon âne , qui lui en parut une fois plus
beau , & meilleur de la moitié . Cela
étant fait , ils déjeûnerent du reffe de
leur fouper , & bûrent de l'eau qui ve
noit du moulin à foulon , fans que ja
mais Don Quichotte pût fe réfoudre à
regarder de ce côté-là , tant il étoit en
colere de ce qui s'étoit paffé . Ils monte
rent à cheval après un leger repas ; &
fans choifir un autre chemin , pour
imiter mieux les Chevaliers errans , ils
fe laifferent conduire à Roffinante , que
l'âne fuivoit toujours de la meilleure
amitié du monde , & fe trouverent in
fenfiblement dans le grand chemin , où
ils marcherent à l'aventure , n'ayant
point pour lors de deffein. En allant
ainfi tout doucement , Sancho dit à fon
Maître : Monfieur , voudriez -vous bien
DE DON QUICHOTTE . 291
me permettre de raifonner tant foit peu Liv. III.
avec vous ? Depuis que vous me l'avez CH. XX.
défendu , il m'eft pourri quatre ou cinq
bonnes chofes dans l'eftomac , & j'en
ai préfentement une fur le bout de la
langue , que je voudrois bien qui ne
fit pas fi mauvaife fin . Dis-là , Sancho ,
dit Don Quichotte , mais en peu de pa
roles ; les longs difcours font toujours
ennuyeux. Je vous dis donc , Monfieur,
qu'après avoir bien confidéré la vie que
nous faifons , je trouve que ce n'eft pas
une chofe de grand profit que les aven
tures de forêts & de grands chemins
où les plus périlleufes que vous puif
fiez entreprendre & achever , ne font
ni vûes , ni fçûes de perfonne , & tous
vos bons deffeins & vos vaillans ex
ploits font autant de bien perdu , dont
il ne vous revient ni profit ni honneur,
Il me femble donc qu'il feroit beaucoup
plus à propos , faufvotre meilleur avis,
que nous nous miffions au fervice de
quelque Empereur , ou de quelque au
tre grand Prince qui eût guerre contre
fes voifins , & où vous puiffiez faire
voir votre valeur & votre bon enten
dement ; car au bout de quelque tems
il faudra bien, par néceffité, qu'on nous
récompenfe vous & moi , chacun felon
Bbij
HISTOIRE
292
Irv.III. fon mérite , s'entend ; & vous ne man
CH. XX .
querez pas non plus de gens qui pren
dront foin d'écrire tout ce que vous fe
rez , & de le faire fçavoir aux enfans
de nos enfans . Je ne parle point de mes
faits à moi , car je fçai bien qu'il ne les
faut pas mefurer à la même aune , &
que le limaçon ne doit point fortir de fa
coquille : quoique pourtant , fi c'étoit
l'ufage d'écrire auffi les actions des
Ecuyers errans , il feroit peut-être men
tion de moi auffi-tôt que d'un autre . Ce
n'eft pas mal dit à toi , dit Don Qui
chotte ; mais avant que d'en venir là "
il faut aller ainfi par le monde , cher
chant les aventures 2 comme pour
faire fes épreuves , afin que les gran
Fortune des des actions du Chevalier portent fon
Chevaliers
errans. nom par toute la terre , & que quand
il arrivera chez quelque grand Prince ,
fa réputation y étant déja répandue
les enfans s'affemblent autour de lui
d'abord qu'il paroîtra , & crient en
courant après lui : C'eft le Chevalier
du Soleil , ou celui du Serpent , ou de
quelque autre enfeigne , fous laquelle
il fera connu pour avoir fait des chofes
incomparables. C'eft celui-là , dira
t'on,qui a vaincu en combat fingulier le
Géant Brocambruno l'indomptable , &
DE DON QUICHOTTE . 293
celui qui a défenchanté le grand Mam- Liv. III.
melu de Perfe , du terrible enchante- CH. XX.
ment où il étoit depuis près de neuf
cens ans. Si bien qu'au bruit que feront
les enfans , & tout le peuple , en pu
bliant les hauts faits du Chevalier , le
Roi ne manquera pas de fe mettre aux
fenêtres de fon Palais ; & connoiffant
d'abord le nouveau venu à fes armes
ou à la devife de fon écu , il ordonnera
tout - à- l'heure aux Chevaliers de fa
Cour d'aller recevoir la fleur de Che
valerie qui arrive . Ce fera lors à qui
obéira le plus promptement , & le Roi
lui-même defcendra la moitié des de
grés de fon Palais , & viendra embraf
fer étroitement le Chevalier , en le bai
fant au vifage ; puis le prenant par la
main , le menera à la chambre de la
Reine , oùfe trouvera l'Infante fa fille ,
qui doit être la plus belle & la plus par
faite perfonne du monde . Mais ce qui
ne manquera pas d'arriver , c'est que
dans le même inftant que l'Infante &
le Chevalier jetteront les yeux l'un fur
l'autre , ils s'admireront reciproque
ment , comme des perfonnes plus divi
nes qu'humaines , & fans fçavoir pour
quoi , ni comment , fe trouveront em
brafez d'amour l'un pour l'autre &
Bb iij
294 HISTOIRE
Liv. III . dans une inquiétude extrême de ne fça
' CH. XX, voir comment fe découvrir leurs pei
nes. Enfuite , comme tu peux bien
croire , on menera le Chevalier dans
un des plus beaux appartemens du Pa
lais , où l'on aura exprès tendu les plus
riches meubles de la Couronne ; & là,
après l'avoir défarmé , on lui mettra
für les épaules un manteau d'écarlatte ,
tout couvert d'une riche broderie ; &
s'il avoit bon air , étant armé ‫ و‬com
bien paroîtra-t-il galant & de bonne
mine en habit de courtifan ? La nuit
étant venue , il foupera avec toute la
Famille Royale , & aura toujours les
yeux fur l'Infante , mais d'une maniere
pourtant que perfonne n'y prendra gar
de , comme elle le regardera auffi à la
dérobée & fans faire femblant de rien ,
parce que c'eft , comme j'ai dit , une
perionne auffi fage qu'on en puiffe
trouver. Le fouper achevé , on fera
bien furpris de voir entrer un petit
Nain tout contrefait , fuivi d'une très
belle Dame entre deux Géans , avec
une certaine aventure faite par un an
cien Sage , & fi difficile à achever , que
celui qui en aura l'avantage fera tenu
pour le meilleur Chevalier de la Ter
re, Auffi-tôt le Roi voudra que tous
DE DON QUICHOTTE . 295
ceux de fa Cour éprouvent l'aventure : Liv. III.
CH. XX.
mais quand ils feroient cent fois autant,
ils ne feroient qu'y perdre leur peine
& il n'y aura que le nouveau venu ,
qui la puiffe mettre à fin ; ce qui aug
mentera encore fa gloire . Et Dieu fçait
fi l'Infante en aura de la joie , & ne ſe
tiendra trop heureufe d'avoir mis fes
penſées en fi bon lieu . Le meilleur eſt ,
Sancho mon ami , fi ce Roi ou ce Prin
ce eft en guerre avec un de fes voiſins
auffi puiffant que lui : de forte que ce
Chevalier , après avoir féjourné quel
ques jours dans fa Cour , lui demande
ra la permiffion de le fervir dans cette
guerre ; ce que le Roi lui accordera de
bon cœur , & l'autre lui baifera les
mains , pour le remercier de ce qu'il
lui fait tant de grace & de courtoifie .
Cette même nuit il prendra congé de
l'Infante , fa Souveraine , par une fe
nêtre grillée de fon appartement , qui
regarde dans le jardin où il lui a déja
parlé plufieurs fois : tout cela par le
moyen d'une Demoifelle , médiatrice
de leurs amours , en qui la Princeſſe a
une entiere confiance . Il foupirera ,
elle s'évanouira ; la Demoiſelle appor
tera vîte de l'eau pour luijetter au vifa
ge , & s'inquiétera fort , parce que le
Bbiiij
296 HISTOIRE

Liv. III. jour est tout proche , & qu'elle ne vou


CH. XX. droit pas pour tous les biens du monde
que l'honneur de fa Maîtreffe reçût la
moindre tache . Enfin l'Infante revien
dra de fon évanouiffement , & donne
ra au travers de la grille fes mains blan
ches au Chevalier , qui les baifera mille
& mille fois , & les trempera de fes lar
mes. Ils conviendront enfuite de la ma
niere dont ils fe feront fçavoir des
nouvelles l'un de l'autre , & la Prin
ceffe priera le Chevalier de revenir le
plûtôt qu'il pourra ; ce qu'il ne man
quera pas de lui promettre avec de
grands fermens. Il lui baifera encore
une fois les mains , & s'attendrira de
telle forte en lui difant adieu , qu'il
s'en faudroit peu qu'il n'en meure . De
là il fe retirera dans fa chambre , & fe
jettera fur fon lit , où il ne lui fera pas
poffible de fermer l'œil. Ainfi il fera
debout dès la pointe du jour , pour al
ler prendre congé du Roi & de la Rei
ne ; après quoi il voudra auffi faluer
l'Infante , qui lui fera dire qu'elle eft
indifpofée , & qu'on ne la peut voir ,
& lui , qui ne doute pas que ce ne foit
à caufe de fon départ , en eft fi tou
ché , que peu s'en faut qu'il ne faſſe
connoître ce qu'il a dans le coeur . Ce
DE DON QUICHOTTE . 297
pendant la Demoiſelle confidente re- LIV. III.
marque bien tout cela ," & va fur l'heu- Cн. XX.
re en rendre compte à fa Maitreffe ?
qu'elle trouve toute en larmes , & qui
lui dit que fa plus grande peine eft de
ne pas fçavoir qui eft fon Chevalier ,
& s'il eft fils du Roi ou nor . Mais la
confidente l'affure qu'on ne fçauroit
avoir tant de courtoiſie , d'honnêteté
& de valeur , à moins que d'être d'une
naiffance illuftre . Cela confole un peu
cette pauvre Princeffe , qui fait ce
qu'elle peutpour fe remettre , tant elle
craintque le Roi & la Reine ne fe dou
tent de quelque chofe ; & au bout de
quelques jours elle fe laiffe voir , & fe
promene à l'ordinaire . Cependant il
y a déja quelque tems que le Chevalier
eft parti , il combat , il défait les enne
mis du Roi , il prend je ne fçai combien
de Villes , & gagne autant de batailles .
Il retourne à la Cour , & paroît devant
fa Maîtreffe tout couvert de gloire ; il
la revoit à la fenêtre que tu fçais , &
enfin ils arrêtent enfemble qu'il la de
mandera en mariage pour la récom
penfe de fes fervices. Le Roi ne veut
point entendre à ce mariage , parce
qu'il ne fçait pas la naiſſance du Che
valier : mais avec tout cela , foit qu'il
298 HISTOIRE
LIV. III. enleve l'Infante , ou autrement , ils fe
CH. XX. marient enfemble , & le Roi même en
a de la joie , & le tient à honneur
parce qu'on découvre que fon gendre
eft fils d'un grand Roi de je ne fçai
quel Royaume : car je crois même qu'il
ne doit pas être dans la Carte . Le pere
meurt peu après ; l'Infante demeure
héritiere ; voilà le Chevalier Roi . C'eſt
alors qu'il penfe à recompenfer fon
Ecuyer & tous ceux qui peuvent avoir
contribué à fa bonne fortune ; & d'a
bord il marie fon Ecuyer avec une De
moiſelle de l'Infante , qui fera fans
doute la médiatrice de fes amours , &
fille d'un Duc des plus confidérables
du Royaume . Hé là donc , s'écria San
cho , voilà ce que je demande , & vo
gue la galere . Par ma foi , Monfieur "
cela vous eft auffi fûr que fi vous le
teniez déja , fi vous prenez le nom de
Chevalier de la Trifte-figure . N'en
doute point mon fils , repliqua Don
Quichotte ; car voilà mot pour mot la
route que tiennent les Chevaliers er
rans ; & c'eft par-là qu'il y en a tant
qui fe font faits Rois & Empereurs .
Nous n'avons donc plus qu'à chercher
quelque Roi Chrétien où Payen qui
foit en guerre , & qui ait une belle
DE DON QUICHOTTE . 299
fille. Mais nous aurons le tems d'y Liv. IIT
penfer ; & comme je t'ai dit , il faut Cн. XX.
faire un fond de réputation avant que
de s'aller préfenter à la Cour de ce
Prince , afin d'y être connu en arri
vant. Auffi n'eft- ce pas ce qui m'in
quiéte mais une autre chofe , dont je
ne fçai pas bien le remede , c'eft entre
toi & moi , que quand j'aurai trouvé
ce Roi & cette Infante , & que j'aurai
acquis une réputation incroyable , je
ne vois point comment il fe pourra
faire , que je fois de race Royale , ou
pour le moins bâtard de quelque Em
pereur. Car le Roi ne voudra jamais
me donner fa fille qu'il ne foit entie
rement affuré de cela , quand j'aurois
fait des actions qui mériteroient cent
fois davantage , & je crains bien qu'à
faute de fi peu de chofe , je ne vien
ne à perdre ce que la valeur de mon
bras m'aura acquis. Pour Gentilhom
me , véritablement je le fuis , & de ra
ce ancienne , & bien connue pour tel
le ; & que fçavons-nous même fi le
Sage qui doit écrire mon Hiſtoire , ne
débrouillera point fi bien ma généalo
gie , que je me trouve cinq ou fixiéme
petit-fils de Roi ? Car il faut que tu
fçaches , Sancho , qu'il y a dans le
3.00 HISTOIRE
LIV. III. monde deux fortes de races. Les uns
CH. XX. tirent leur origine de Rois & de Prim
ces ; mais peu-à-peu le tems & la mau
vaife fortune les ont fait décheoir
ils ont achevé en pointe comme les py
ramides : les autres étant defcendus de
gens de petite étoffe , ont toujours été
en montant , jufqu'à devenir enfin de
très-grands Seigneurs , de maniere que
la différence qui fe trouve entr'eux ,'
c'est que les uns ont été & ne font plus,
& les autres font ce qu'ils n'étoient pas.
Ainfi je ne jurerois pas que je ne fuſſe
de ceux dont l'origine a été grande &
fameufe , ce qui venant à fe bien avé
rer " contenteroit fans doute le Roi
mon beau-pere . Mais quand cela ne
feroit pas , l'Infante doit m'aimer fi
fort , que malgré la réfiftance de fon
pere elle est réfolue de m'époufer
quand je ferois fils d'un porteur d'eau .
Et fi elle fait la fcrupuleufe , je l'enleve ,
& l'emmene où bon me femblera ; &
le tems ou la mort termineront les en
nuis du beau-pere . Et par ma foi , Mon
fieur , reprit Sancho , vous avez raiſon ,
il n'eft que de fe nantir d'abord ; &
comme difent certains vauriens , à
quoi bon demander de gré ce qu'on
peut prendre de force ? Et après tout
DE DON QUICHOTTE. 301
il ne faut point demeurer entre deux Liv. III.
felles le cu à terre ; je veux dire que fi CH. XX.
le Roi votre beau-pere ne veut pas
vous donner Madame l'Infante , ce fera
fort bien fait , comme dit votre Sei
gneurie , de la faifir , & tout d'une
main la déplacer. Tout le mal que j'y
trouve , c'eft qu'en attendant que la
paix fe faffe entre le beau-pere & le
le gendre , & que vous jouiffiez paifi
blement du Royaume ,le pauvreEcuyer
court grand rifque de n'avoir rien à
mettre fous la dent , & de mourir de
faim dans l'attente des récompenfes , fur
quoi on ne trouveroit peut-être pas dix
réales à emprunter , fi ce n'eft que la
Demoiſelle médiatrice , qui doit être
ma femme , plie bagage avec l'Infante ,
& que je me confole avec elle jufqu'à
ce que le Ciel nous envoye mieux.
Car , Monfieur , je m'imagine que le
Seigneur Chevalier peut bien marier
tout fur le champ la Demoiſelle avec
fon Ecuyer. Et qui l'empêcheroit , dit
Don Quichotte ? Puifqu'ainfi eft , dit
Sancho , nous n'avons donc plus qu'à
nous recommander à la fortune , &
laiffer rouler la boule, peut-être la met
tra-t-elle fur le but. Dieu le veuille ,
répondit Don Quichotte , comme nous
302 HISTOIRE
Liv. III . l'entendons toi & moi , & que celui qui
CH. XX. ne s'eftime rien , fe donne pour ce qu'il
voudra. Ainfi-foit-il encore une fois
reprit Sancho ; parbleu je fuis des vieux
Chrétiens , n'eft-ce pas affez pour être
Comte ? Il y en a de refte , dit Don
Quichotte , & quand tu ne le ferois
pas , cela ne fait rien à l'affaire : car
fi-tôt que je ferai Roi , je te puis en
noblir , fans que tu achetes la noblef
fe , ni que tu la tiennes à foi & hom
mage ; & d'abord que tuferas Comte ,
te voilà Chevalier : & qu'on en diſe
ce qu'on voudra , fi faudra-t-il qu'on
te traite de Seigneurie malgré qu'on
en ait. Ho , ho , dit Sancho , pourquoi
non , croit-on que je n'en vaudrois pas
bien un autre ? on pourroit bien s'y
tromper , oui. Ho ! qu'on fçache que
j'ai eu l'honneur d'être une fois en mes
jours bedeau d'une confrairie , & tout
le monde difoit que j'étois de fi belle
preftance , & que j'avois fi bonne mi
ne avec la robe de bedeau , que je mé
riterois d'être le Marguillier . Que fera
ce donc en comparaiſon , quand j'au
rai fur le corps un manteau Ducal , ou
que je ferai tout coufu d'or & de perles
comme un Comte étranger ? Par mon
ame , je veux qu'on me vienne voir
DE DON QUICHOTTE. 203
de cent lieues . Oh ! pour cela , il te fera Liv. III.
beau voir , dit Don Quichotte , mais il CH. XX.
faudra que tu te faffes rafer quelque
fois , car avec cette barbe épaiffe &
craffeufe on te reconnoîtra d'une lieue
loin , fi tu n'y paffes le raſoir pour le
moins tous les deux jours . Hé bien !
bien , eft-ce là une affaire , reprit San
cho , il n'y a qu'à prendre un barbier
à gages , qui demeurera dans ma mai
fon , & qui pour un befoin viendra
derriere moi comme l'Ecuyer d'un
Grand. Et comment fçais-tu , deman
da Don Quichotte , que les Grands
menent des Ecuyers après eux ? Je m'en
vais vous le dire , répondit Sancho. Il
y a quelques années que je fus envi
S ron un mois à la Cour , & je vis un
jour un petit homme , qu'on difoit être
un grand Seigneur , qui fe promenoit ,
& qu'un autre homme fuivoit à cheval
t pas à pas , s'arrêtant quand le Seigneur
s'arrêtoit , & marchant quand il mar
choit , ni plus ni moins que s'il eût
été fon ombre . Je demandai à quel
qu'un pourquoi celui-ci ne fe joignoit
pas avec l'autre , fans aller toujours
derriere , & l'on me dit qu'il étoit
Ecuyer , & que c'étoit l'ufage des
Grands de fe faire fuivre ainfi . Dame
HISTOIRE
304
LIV. III. depuis cela , je ne l'ai pas oublié , &
CH. XX. j'en uferai de même : car il faut bien
faire les uns comme les autres . Tu as
raiſon , Sancho , dit Don Quichotte ,
de vouloir mener ton barbier après
toi ; toutes les modes n'ont pas été in
ventées tout d'un coup , & tu feras le
premier Comte qui aura mis cela en
ufage . Et il me femble même plus à pro
pos de s'affurer d'un homme qui fait la
barbe , que de celui qui a foin de l'Ecu
rie. Pour ce qui eſt du barbier , repo
fez-vous-en fur moi , dit Sancho , &
que votre Seigneurie fonge feulement
à devenir Roi , & à me faire Comte 9
& après cela vous verrez. Auffi ferai
je , quand ce ne feroit que pour l'a
mour de toi , répondit Don Quichotte ,
qui hauffant en même tems les yeux ,
vit ce que nous dirons dans le Chapi
tre fuivant.

CHAPITRE
DE DON QUIC HOTTE. 305
RONS.O Liv . III.
CH. XXI.
CHAPITRE XXI.

Comment Don Quichotte donna la li


berté à quantité de malheureux , qu'on
menoit malgré eux , où ils ne vou
loient pas aller.

E grand Cid Hamet Benengeli ,


Lcélebre Auteur Arabe , rapporte
dans cette très-véritable Hiftoire , qu'a
près la longue & admirable converfa
tion que nous venons de voir , Don
Quichotte , levant les yeux , vit venir
environ douze hommes à pied , qui pa
roiffoient enfilés comme des grains de
chapelet dans une longue chaîne , qui
les prenoit tous par le cou , & avec
des menotes au bras. Il y avoit auffi
avec eux deux hommes à cheval , &
deux autres à pied , les premiers avec
des arquebufes à rouet , & les autres
l'épée au côté , & portant chacun un
dard ou pique de Bifcaye . D'abord que
Sancho vit cette trifte caravane : Voilà,
dit-il , la chaîne des forçats qu'on mene
fervir le Roi aux galeres. Comment
s'écria Don Quichotte , des forçats ? eft
il poffible que le Roi faffe violence à
Tome I. Cc
306 HISTOIRE

Liv. III. quelqu'un ? Je ne dis pas cela , répon


CH . XXI. dit Sancho , je dis que ce font des gens
qu'on a condamnés pour leurs crimes à
fervir le Roi dans les galeres . Quoiqu'il
en foit , dit Don Quichotte , ces gens-là
font forcés , & ne vont pas de leur gré .
Pour cela je vous en répons , dit Sancho .
Puifqu'ainfi eft , reprit Don Quichotte ,
voici qui me regarde , moi dont la pro
feffion eft d'empêcher les violences , &
de fecourir tous les miférables . Hé ? ne
fçavez-vous pas , Monfieur , repartit
Sancho , que le Roi ni la Juftice ne font
aucune violence à ces garnemens , &
qu'ils n'ont que ce qu'ils méritent ? Ce
pendant la chaîne arriva , & Don Qui
chotte pria les gardes avec beaucoup
de civilité de vouloir bien lui dire pour
quel fujet on menoit ainfi ces pauvres
gens . Monfieur , répondit un des Cava
liers , ce font des galeriens qui vont fer
vir dans les galeres du Roi ; je n'en fçai
pas plus , & je ne crois pas qu'il foit be
foin que vous en fçachiez davantage .
Vous m'obligeriez pourtant , repliqua
Don Quichotte , de me laiffer appren
dre de chacun en particulier quelle eft
la caufe de fa difgrace. Il ajoûta à cela
tant de civilités , que l'autre garde à
cheval lui dit : Nous avons bien ici les
DE DON QUICHOTTE. 307
Sentences de ces miférables , mais il n'y Liv. III.
a pas affez de tems pour les lire , & cela CH . XXI .
ne vaut pas la peine de défaire nos vali
fes. Vous n'avez , Monfieur , qu'à les
interroger vous-même , ils vous fatisfe
ront , s'ils veulent , & ils n'y manque
ront pas ; car ces honnêtes gens ne fe
font pas prier de dire des coyonneries .
Avec cette permiffion , que Don Qui
chotte auroit bien priſe de lui-même ſi
on la lui avoit refufée , il s'approcha
de la chaîne , & demanda au premier
quel crime il avoit fait pour être ainfi
traité. C'eft pour avoir été amoureux "
répondit-il. Quoi ! pour cela , & il n'y a
rien davantage , dit notre Chevalier ?
Si on envoye les gens aux galeres pour
être amoureux , il y a long-tems que je
devrois ramcr . Mes amours n'étoient
pas comme vous penfez , dit le forçat ,
c'eft que j'aimois fi fort une co: beille
pleine de linge , que je ne la pouvois
abandonner , & je la tenois fi bien em
braffée , que fi la Juftice ne s'en étoit
mêlée , elle feroit encore entre mes
bras . Je fus pris fur le fait , il ne fut pas
befoin de queftion ; on me condamna ,
j'eus les épaules mouchetées d'une cen
taine de coups de fouet , & quand j'au
rai aidé trois ans à faucher le grand pré,
Cc ij
OIRE
308 HIST
LIV. III . me voilà hors d'intrigue . Qu'appellez
CH, XXI.
vous faucher le grand pré , demanda
Don Quichotte ? C'eft ramer aux gale
res , en bon François , répondit le for
çat , qui étoit un jeune homme d'envi
ron vingt-quatre ans , natif de Piedra
* hita , à ce qu'il dit. Don Quichotte fit
la même demande au fecond , qui étoit
fi trifte , qu'il ne répondoit pas une pa
role : mais le premier lui en épargna la
peine ; & dit : Pour celui-ci , c'eſt un
Serein de Canarie , qui va aux gale
1es pour avoir trop chanté. Comment !
reprit Don Quichotte , envoye-t-on
auffi les Muficiens aux galeres ? Oui ,
Monfieur , répondit le galerien , parce
qu'il n'y a rien de plus dangereux que
de chanter dans l'angoiffe. Au contrai
re , dit Don Quichotte , j'ai toujours
oui dire , que qui chante , fon mal en
chante. C'est tout au rebours ici, reprit
l'autre qui chante une fois , pleure
toute fa vie . J'avoue que je ne l'entens
pas , dit Don Quichotte. Monfieur , dit
alors un des gardes , entre ces bonnes
gens, chanter dans l'angoiffe , veut dire
confeffer à la torture . On a donné la
queftion à ce drôle , il a reconnu fon
crime , qui étoit d'avoir volé des bef
tiaux , & pour avoir confeffé ou chan
DE DON QUICHOTTE . 309
té , comme ils difent , il a été condam Liv.HI
né à fix ans de galeres , outre deux cens CH . XXI.
coups de fouet qui lui ont été comptés
fur le champ; & de ce que vous le voyez
ainfi trifte & honteux , c'eft que les au
tres le traitent de miférable , & ne lui
donnent point de repos , pour n'avoir
pas eu la réfolution de fouffrir & de
nier , comme s'il étoit plus malaifé de
dire non , qu'oui , & qu'un criminel ne
fût pas trop heureux d'avoir fon abfo
lution fur le bout de fa langue , quand
il n'y a pas de témoin contre lui. Et
pour ce point là franchement je trouve
qu'ils n'ont pas tout le tort . Je le trouve
auffi , dit Don Quichotte ; & paffant au
troifiéme : Es vous , dit-il , qu'avez
vous fait ? Celui-ci , fans fe faire tirer
l'oreille , dit gaiement : Je m'en vais
aux galeres pour cinq ans , faute de dix
ducats . Ah ! j'en donne vingt de bon
cœur pour vous en tirer , dit Don Qui
chotte. Ma foi , il eft un peu tard , re
prit le galerien , c'eft juftement de la
moutarde après dîner. Si j'avois eu en
priſon les vingt ducats que vous m'of
frez , pour greffer la patte du Greffier ,
& pour réveiller l'efprit de mon Pro
cureur , je ferois à l'heure qu'il eft dans
le Zocodouer de Tolede , & ne me ver
HISTOIRE
310
Liv. III rois pas ainfi mené comme un lévrier
CH. XXI . d'attache ; mais patience chaque cho
fe a fon tems . Don Quichotte paffa au
quatrième , qui étoit un vieillard tout
gris avec une longue barbe blanche ,
qui lui defcendoit fur la poitrine . Ce
lui-ci fe prit à pleurer quand on lui de
manda qui l'avoit mis là, & ne répondit
pas un mot ; mais celui qui fuivoit , lui
+ fervit de truchement. Ce vénérable
barbon , dit-il , va fervir le Roi fur mer
pour quatre ans , après avoir été pro
mené en triomphe par les rues , vêtu
pompeufement . Cela s'appelle , fije ne
me trompe , dit Sancho , avoir fait
amende honorable , & avoir été mis au
carcan. Juftement , répondit le gale
rien , c'eft pour avoir été marchand de
chair humaine , c'eſt-à-dire , Monfieur,
que ce bon homme étoit meffager d'a
mour, & par-deffus cela il fe mêloit auf
fi un peu de fortilége & de charmes.
Pour ceci , je n'ai rien à dire , reprit
Don Quichotte ; mais s'il n'avoit été
que meffager d'amour , il ne devroit pas
aller aux galeres , fi ce n'eft pour en être
Général, car enfin l'emploi de meffager
d'amour n'eft pas ce qu'on s'imagine ,
& pour le bien exercer il faut être habi
le & prudent . Ce font des gens dont on
DE DON QUICHOTTE. 31f
ne fçauroit trop avoir dans un Etat bien Liv. III.
CH. XXI.
réglé, & il feroit même fort à propos de
créer des contrôleurs & examinateurs
pour ces fortes de Charges , comme il
y en a pour toutes les autres , & que
ceux qui les exercent fuffent fixés à un
certain nombre , & prêtaffent ferment .
On éviteroit par là une infinité de dé
fordres qui arrivent tous les jours , par
ce que trop de gens fe mêlent du mé
tier, gens idiots & fans efprit pour la
plûpart , comme de fottes fervantes "
des laquais & de jeunes fripons fans ex
périence , qui dans l'occafion fe laiffent
furprendre , & n'ont pas l'invention
de donner un détour à propos . Si j'en
avois le tems , je ferois bien voir qui

font les gens qu'il faudroit choifir pour
exercer ces Charges , & les raifons qui
doivent obliger d'y pourvoir ; mais ce
n'eft pas ici le lieu. J'en parlerai quel
que jour à ceux qui peuvent y remé
dier. Pour l'heure je vous dirai feule
ment que la douleur que j'avois de
voir ce vieux bon homme avec fes
cheveux gris & fa barbe vénérable , fi
durement traité pour avoir été média
teur d'amour , a ceffé quand vous y
avez ajoûté qu'il fe mêloit auffi de for
tiléges , quoiqu'à dire vrai je fçache
RE
312 HISTOI
Liv. III. fort bien qu'il n'y a point de charmes
CH. XXI. au monde qui puiffent forcer ni ébran
ler la volonté , comme le penſent beau
coup d'efprits fimples . Nous avons tous
le libre arbitre , qui ne craint point la
force des herbes & des enchantemens .
Tout ce que fçavent faire de certai
nes affronteufes , & quelques veilla
ques de charlatans , ce font tout au
plus des mixtions empoifonnées , dont
ils rendent des gens fous , en leur faifant
accroire qu'ils leur donnent de quoi
fe faire aimer. C'eſt la pure vérité
dit le vieillard ; & fur ma foi , Mon
feigneur , pour ce qui eft d'être for
cier , j'en fuis innocent comme vous .
Ah ! pour mon Maître il n'eft point
forcier , interrompit Sancho , il n'y a
rien en lui qui le faffe prendre pour
tel. Pour le reste , reprit le galerien ,
je ne le nie pas , mais je n'ai jamais cru
qu'ily eût de mal . Mon intention étoit
que tout le monde fe réjouît , & qu'on
vécût tous en bonne amitié , mais mon
bon deffein n'a fervi de rien qu'à m'en
voyer dans un lieu , d'où apparemment
je ne reviendrai jamais à l'âge que j'ai ,
& avec une rétention d'urine qui ne me
donne pas un moment de repos . Le
bon-homme recommença à pleurer, &
Sancho
DE DON QUICHOTTE . 313
Sancho en eut tant de compaffion, qu'il Lv. IN.
CH. XXI.
tira une pièce de vingt-neuf fols de fa
poche , & la lui donna. Don Quichotte
demanda au cinquiéme quel étoit fon
crime , & celui-ci répondit avec beau
coup moins de chagrin que l'autre , &
comme fi l'affaire ne l'eût pas touché :
Je m'en vais , dit-il , fervir fa Majesté
pour avoir trop folâtré avec deux créa
tures qui m'étoient fort proches , &
avec d'autres qui ne m'étoient rien , &
le jeu a été fi fort que mon bien en eft
accru de la moitié. Cela n'a pas plû à
tout le monde, parce que tout le monde
n'eft pas de la même humeur . En un
mot , Monfieur , j'ai troqué mes vieilles
chemiſes contre de neuves , & j'en ai
pris d'autres en payement de gens qui
ne me doivent rien. Il y a eupreuve du
tout , la faveur & l'argent m'ont man
qué , & je me fuis vû fur le point de
mourir d'un mal de gorge : cependant
je n'ai été condamné qu'à fix ans de ga
leres; je n'en ai point appellé de peur de
pis ; j'ai bien mérité le châtiment ; je
me fens jeune , la vie eft longue , &
avec le tems on vient à bout de tout. Si
2 votre Seigneurie a quelque chofe à don
ner aux pauvres, Dieu vous en donnera
la récompenfe dans le Ciel, & nous au
Tome I. Dd
314 HISTOIRE
Liv. III.
CH. XXI. tres nous aurons foin de le prier en ter
re de vous donner une bonne vie &
longue . Celui-ci étoit en habit d'éco
lier , & un des gardes dit que c'étoit un
grand difcoureur , & qui fçavoit beau
coup de Latin. Après tous ceux-là ve
noit un homme de bonne mine, de l'âge
de trente ans , qui avoit un oeil un peu
louche , & étoit attaché différemment
des autres . Il avoit une chaîne à un pied
qui venoit en montant lui entourer tout
le corps , avec deux anneaux de fer qui
lui entouroient le cou , l'un attaché à la
chaîne , & l'autre de ceux qu'on appelle
pied d'ami , qui font tenir la tête droite,
d'où defcendoient deux branches , qui
alloient jufqu'à la ceinture , & tenoient
deux menotes qui lui ferroient les bras
avec de gros cadenats ; de telle forte
qu'il ne pouvoit porter les mains à la
bouche , ni baiffer la tête jufques fur
fes mains. Don Quichotte demanda
pourquoi celui-là étoit fi maltraité au
prix des autres ? Parce que lui feul , ré
pondit le garde , eft plus criminel que
tous les autres enſemble , & qu'il eft fi
hardi & fi artificieux , que même en
cet état-là nous ne fommes pas affurés
qu'il ne nous échape . Hé ! quelle forte
de crime a-t-il donc commis , repliqua
DE DON QUICHOTTE. 315
Don Quichotte , s'il n'a point mérité Liv. III.
la mort ? Il eft condamné aux galeres CH . XXI .
pour dix ans , reprit le garde , ce qui
eft comme une mort civile . Mais il ne
faut que fçavoir que cet honnête hom
me eft le fameux Ginés de Paffamont
ou autrement Ginefille de Parapilla .
Monfieur le Commiffaire , interrompit
le forçat , allons bride en main , je vous
prie , & n'épiloguons point fur nos
noms & nos furnoms ; je m'appelle Gi
nés , & non pas Ginefille , & Paffamont
eft le nom de ma famllle , & non pas Pa
rapilla , comme vous dites ; que chacun
s'examine fans examiner les autres , &
quand nous aurons fait le tour , ce fera
bien affez. Je vous ferai parler plus bas
d'un ton , larron à triple étage , repli
qua le Commiffaire . Il paroît bien que
les chofes vont comme il plaît à Dieu ,
repart Paffamont.: mais quelqu'un ap
prendra un jour fi je me nomme ou non
Ginefille Parapilla . Eft-ce donc qu'on
ne t'appelle pas ainfi , impofteur , dit le
garde ? Hé oui oui , répondit Ginés :
mais je ferai enforte qu'on ne m'y ap
pellera plus , ou je mourrai en la peine.
Seigneur Chevalier , ajouta-t-il, fi vous
nous voulez donner quelque chofe , fai
tes-le promptemen , & vous en allez
Ddij
RE
TOI
316 HIS
LIV. III. à la garde de Dieu : cette curiofité d'ap
CH . XXI . prendre la vie des autres nous fatigue ;
& fi vous avez fi grande envie de fça
voir la mienne , fçachez que je fuis Gi
nés de Paffamont , & qu'elle eft écrite
par les cinq doigts de cette main , Il dit
vrai , dit le Commiffaire , lui-même a
écrit fon Hiftoire , & auffi-bien qu'on
le puiffe faire ; mais il a laiffé fon livre
en gage dans la prifon pour deux cens
réales. Oui , dit Paffamont , & il n'y
demeurera pas , je le retirerois quand il
feroit pour deux cens ducats . Quoi !
Y
il eft fi bon que cela , dit Don Qui
chotte ? Il eft fi bon , dit Paſſamont
que malheur pour Lazarille de Tormes,
&pour tous les livres de cette efpéce
écrits ou à écrire . Tout ce que j'ai à
vous dire , continua-t-il , c'eft qu'il dit
des vérités , & des vérités connues ,
agréables & plaifantes , de telle forte
qu'on ne fçauroit inventer de fables qui
les vaillent. Et quel titre porte le livre ,
demanda Don Quichotte ? La vie de
Ginés de Paffamont , répondit Ginés.
Eft-il achevé " dit Don Quichotte ?
Achevé , dit Ginés , autant qu'il le peut
être , jufqu'à préfent que je n'ai pas
achevé de vivre . Il commence dès que
je fuis né , & continue juſqu'à la der
DE DON QUICHOTTE. 317
nière fois que j'ai été aux galeres . Ce Liv. III.
n'eft donc pas ici la premiere fois , dit CH . XXI.
Don Quichotte ? Non , par la grace de
Dieu , répondit Ginés : j'ai eu l'hon
neur de fervir le Roi déja quatre ans ,
& je fçai ce que c'eft que le bifcuit &
le gourdin , pour avoir fouvent tâté de
l'un & de l'autre . Au refte , il ne me
fâche pas tant qu'on fe pourroit imagi
ner d'aller encore aux galeres , parce
que j'y acheverai mon livre , où il y a
beaucoup de chofes à ajouter , & dans
les galeres d'Efpagne on a plus de loifir
qu'il n'en feroit de befoin, & il ne m'en
faut pas beaucoup , parce que j'ai déja
dans l'efprit tout ce que j'ai à écrire .
Tu me parois habile homme , dit Don
Quichotte . Dites malheureux auffi , ré
pondit Ginés , car le malheur pourfuit
toujours les beaux efprits. Il pourfuit
les méchans , interrompit le Commif
faire . Je vous ai déja dit , Monfieur le
Commiffaire, que nous allions bride en
main , répondit Ginés : Noffeigneurs ne
vous ont pas donné le pouvoir de nous
maltraiter , & ils ne nous ont mis entre
vos mains que pour nous mener où le
Roi a befoin de nous , & par la mort..
après tout , les taches qui fe font faites
àl'hôtellerie,pourroient bien fe laver à
Ddiij
OIRE
318 HIST
LIV. III la premiere leffive ; que chacun ſe taiſe,
CH. XXI.
ou parlons mieux une fois pour toutes ,
& marchons fans difcourir davantage ;
il y a trop long-tems que ces fadaifes
durent. A ce mot le Commiffaire leva
la canne pour répondre aux menaces de
Paffamont : mais Don Quichotte , fe
mettant entre deux , le pria de ne le pas
maltraiter. Encore eft-il jufte , dit-il ,
que celui qui a les bras fi bien ferrés ,
ait pour le moins la langue libre ; & de
là fe tournant devers les forçats : Mes
freres , leur dit-il , de tout ce que vous
m'avez dit , je connois clairement , que
quoique la peine à laquelle on vous a
condamnés , foit le châtiment de vos
fautes , vous ne la fouffrez pas cepen
dant fans chagrin ; que vous n'avez
guéres d'envie d'aller aux galeres , &
que c'eft entierement contre votrevo
lonté que l'on vous y mene ; & comme
il fe peut faire auffi que le peu de cou
rage de l'un à la queftion , le manque
ment d'argent de l'autre , & le peu de
faveur que trouvent des miférables au
près des Juges , qui vont fouvent vîte
enbefogne, vous a mis en l'état où vous
êtes , & privés de la juftice qu'on vous
devoit, tout cela enfemble m'oblige de
vous faire voir que le Ciel re m'a mis
{

$
Tom 1. pag.318·

Machey Fecit
DE DON QUICHOTTE. 319
au monde , & ne m'a fait embraffer la Liv . III.
C. XXI.
profeifion de la Chevalerie errante , que
pour fecourir les affligés , & délivrer
les petits de l'oppreffion des grands :
mais parce qu'il eft de la prudence de
faire les chofes doucement & fans vio
lence , quand on le peut , je prie Mon
fieur le Commiffaire & Meffieurs vos
hardes , de vous détacher , & de vous
laiffer aller libres ; il fe trouvera affez
d'autres genspour fervir le Roi dans les
occafions, & pour dire le vrai , c'est une
chofe bien dure de vouloir rendre ef
claves des gens qui font nés avec la li
berté. Mais, Meffieurs les Gardes , ajou
ta-t-il , je vous en prie , d'autant plus
que ces pauvres gens ne vous ontjamais
offenfés,laiffez-les aller faire pénitence ,
fans les forcer à en faire une où ils n'au
ront point de mérite . Il y a une juftice
au Ciel qui prend affez foin de, châtier
les méchans , quand ils ne fe corrigent
pas , & il n'eft pas bien féant à des hom
mes , qui ont de l'honneur d'être les
bourreaux des autres hommes . Mef
fieurs , je vous demande cela avec dou
ceur & civilité , & fi vous me l'accor
dez , je vous en ferai redevable ; mais
fi vous ne le faites pas de bonne grace ,
cette lance & cette épée , & la vigueur
Dd iiij
320 HISTOIRE
Liv. III . de mon bras vous le feront faire par
CH. XXI. force . Ha , ha , voici une bonne plai
fanterie , répond le Commiffaire , cela
n'eft pas mal imaginé , de nous deman
der la liberté des forçats du Roi , com
me fi nous avions le pouvoir de les dé
livrer , & que celui-ci eût l'autorité de
nous le faire faire ! Allez , Monfieur, al
lez , pourfuivez votre chemin, & redref
fez le baffin que vous avez fur la tête ,
fans venirmettre votre nez où vous n'a
vez que faire . Vous êtes un maraut &
un franc poltron , répondit Don Qui
chotte , & en même tems il l'attaque
avec tant de promptitude , que fans
lui donner le loifir de fe mettre en dé
fenfe , il le renverfe à terre dangereu
} fement bleffé d'nn coup de lance . Les
Gardes fort étonnés d'une chofe fi bruf
que , attaquerent tous enſemble Don
Quichotte , les uns avec leurs épées ,
& les autres avec leurs dards , & ils
lui auroient fait mal paffer le tems , fi
les forçats, voyant une fi belle occafion
de recouvrer leur liberté, n'avoient ef
fayé de s'en fervir , en s'efforçant de
rompre leurs chaînes. La confufion fut
fi grande alors parmi les Gardes , que
tantôt accourant aux forçats qui fe dé
tachoient , & tantôt à Don Quichotte
DE DON QUICHOTTE . 321
qui ne leur donnoit point de repos , ils Liv. III.
ne purent rien faire de bon . Sancho CH . XXI.
cependant aidoit à Ginés de Paffamont,
qui fe voyant libre & débarraffé fejetta
fur le Commiffaire , & lui ayant ôté
l'épée & l'arquebufe , il coucha en jouë
tantôt l'un , tantôt l'autre , fans tirer
pourtant , & témoigna enfin tant de
réfolution , que les autres forçats le fe
condant à coups de pierre , les Gardes
prirent la fuite , & quitterent le champ
de bataille. Sancho n'eut pas trop de
joie de ce grand exploit , parce qu'il ne
douta point que les Gardes n'allaffent à
l'heure même informer la fainte Her
mandad , & demander main forte pour
revenir chercher les coupables. Dans
cette appréhenfion , il dit à fon Maître
qu'il étoit à propos de s'ôter du che
min , & de fe cacher dans la montagne
qui étoit tout proche : car dit-il , les
diables d'archers ne manqueront point
de faire fonner le tocfin , & on nous
envelopera de tous côtés , & il nous
pourroit arriver pis que d'être bernés
ou roués de coups de bâton . Cela eft
bien , dit Don Quichotte , mais pour
l'heure je fçai ce qu'il faut faire ; & ap
"1 pellant en même tems les forçats qui
venoient de dépouiller le Commiffaire,
322 HISTOIRE
Liv. III. l'avoient mis tout nud , ils ſe rendirent
CH. XXI. tous auprès de lui , & fe rangerent à la
ronde pour apprendre ce qu'il leur vou
loit. C'eft la vertu des honnêtes-gens ,
leur dit-il , que d'avoir de la reconnoif
fance des bienfaits qu'ils reçoivent ,
& l'ingratitude eft le vice le plus noir
de tous. Vous voyez , Meffieurs , ce
que je viens de faire pour vous , & l'o
bligation que vous m'avez ; je fuis per
fuadé que je n'ai pas fervi des ingrats ,
& c'eſt à vous de me faire voir ce que
vous êtes . Je vous demande pour toute
reconnoiffance , que vous repreniez la
chaîne que je vous ai ôtée , & qu'en cet
état vous alliez dans la cité du Tobofo
vous préfenter devant Madame Dulci
née , & lui dire que c'eft de la part de
fon efclave le Chevalier de la Trifte
figure , & que vous lui racontiez mot
pour mot tout ce que j'ai fait en votre
faveur jufqu'à vous remettre en liber
té. Après cela je vous en laiffe maîtres ,
& vous pourrez faire tout ce que vous
voudrez. Ginés de Paffamont répon
dit pour tous , & dit à Don Qui
chotte Seigneur Chevalier notre li
bérateur , il nous eft impoffible de fai
re ce que vous ordonnez ; car nous
n'oferions nous montrer tous enſemble
DE DON QUICHOTTE. 323
en l'état que vous dites , de crainte d'é- Liv. III.
tre auffi-tôt reconnus : au contraire il CH . XXI.
faut que nous nous féparions , & que
nous faffions fi bien , en nous dégui
fant , que nous ne retombions plus en
tre les mains de la Juftice , qui fans
doute va mettre des gens à notre quête .
Mais ce que votre Seigneurie peut fai
& ce qui eft jufte , c'eft de changer
votre ordre , & commuer le tribut
que nous devons à Madame Dulcinée
du Tobofo en une certaine quantité de
prieres , que nous dirons à fon inten
tion. C'eft une chofe que nous pour
rons accomplir fans rifque, & auffi bien
de nuit que de jour , en fuyant ou en
repofant , dans la paix & dans la guer
re: mais de penfer que nous nous expo
fions encore une fois à manger de la
foupe d'Egypte , je veux dire à repren
dre la chaîne , il n'y a pas d'apparence ,
& je ne pense pas que vous y ayiez bien
fongé . Et par le Dieu vivant , dit Don
Quichotte enflammé de colere , Don
Ginefille de Parapilla & Don fils de pu
tain , ou qui que vous puiffiez être 2
vous y irez tout feul , & chargé de la
chaîne & de tout l'harnois que vous
aviez fur votre noble corps . Paffamont
qui n'étoit pas né fort patient , & qui
324 HISTOIRE
Liv. III. n'avoit pas trop bonne opinion de la
CH .XXI. fageffe de Don Quichotte , après l'ac
tion qu'il venoit de faire , ne put fouf
frir de fe voirtraiter de la forte ; il fit
figne des yeux à fes compagnons , qui
s'écarterent auffi-tôt les uns des autres ,
& firent pleuvoir tant de pierres fur
Don Quichotte , qu'il nepouvoit four
nir à fe couvrir de fa rondache , ni
faire aller non plus Roffinante , qui ne'
fe remuoit pas plus pour l'éperon que
s'il eût été de bronze . Sancho fe mit
derriere fon âne , & par ce moyen évi
ta la tempête : Mais fon Maître ne put
fi bien fe garantir , qu'il n'attrapât par
les reins quatre ou cinq cailloux , qui
le jetterent par terre . L'écolier fondit
auffi-tôt fur lui , & lui prenant le baf
fin , lui en donna cinq ou fix coups fur
les épaules , & autant contre une pier
re , où il le mit prefque en piéces . Les
forçats prirent unjupon ou cafaque que
DonQuichotte portoit par-deffus fes ar
mes, & lui auroient ôté jufqu'au bas de
chauffes , files cuiffarts & les genouil
leres n'en euffent empêché . Et pour ne
pas laiffer l'ouvrage imparfait , ils dé
chargerent auffi Sancho de fon man
teau ; & l'ayant prefque mis nud com
me la main , ils partagerent entr'eux
DE DON QUICHOTTE . 325
les dépouilles du combat , & chacun Liv. Ill
s'en alla de fon côté , avec plus de foin CH. XXII.
d'éviter la fainte Hermandad
, que
d'envie de connoître Madame Dulci
née. L'âne , Roffinante , Sancho &
Don Quichotte demeurerent feuls fur
le champ de bataille ; l'âne la tête baf
fe , & fecouant de tems en tems les
oreilles , croyant fans doute que la
pluye des cailloux duroit encore ;
Roffinante étendu près de fon Maître ,
& froiffé de deux grands coups de pier
re ; Sancho prefque nud comme quand
il vint au monde , & mourant de peur
de tomber entre les mains de la fainte
Hermandad , & Don Quichotte triſte
& tout irrité de fe voir en fi mauvais
état par l'ingratitude des brigands mê
mes à qui il avoit rendu un fi bon of
fice .

CHAPITRE XXII,

De ce qui arriva au fameux Don Qui


chotte dans la Montagne noire .

ON QUICHOTTE ſe voyant
ainfi maltraité, dit à fon Ecuyer :
J'ai toujours oui dire, Sancho, que c'eft
326 HISTOIRE
Liv. III. écrire fur le fable que de faire du bien
CH. XXII . à des méchans ; fi je t'avois crû , j'au
rois évité ce déplaifir : mais enfin cela
eft fait , patience , & que l'expérience
nous rende fages déformais. En bonne
foi , Monfieur , vous me rendrez ſage
comme je fuis Turc , dit Sancho : mais
puifque vous me dites que fi vous m'euf
fiez crû , vous auriez évité ce déplaiſir ,
croyez-moi à cette heure , & vous en
éviterez un plus grand : car en un mot
comme en mille , je vous avertis que
toutes vos Chevaleries font inutiles
avec la fainte Hermandad, & qu'elle ne
feroit pas plus de cas de tous les Cheva
liers errans du monde , que d'un chien
mort. Tenez , il me femble que j'entens
déja fes fléches qui me fifflent aux oreil
les. Tu es naturellement poltron , San
cho , dit Don Quichotte : mais afin
que tune difes pas que je fuis opiniâtre,
& que je ne fais jamais ce que tu me
confeilles, je veux bien t'en croire pour
cette fois-ci , & m'éloigner de cette
terrible Hermandad que tu crains ſi
fort ; mais ce fera à une condition ,
que ni mort ni vif tu ne diras jamais à
perfonne que je me fuis retiré , & que
j'ai évité le danger par aucune crainte ,
mais feulement à tapriere , & pour te
Tom. I.pag.326.
DE DON QUIC HOTTE . 327
faire plaifir. Si tu dis autre chofe , tu LIVRE III.
mentiras , & dès-à-préfent comme dès- CH. XXII,
lors , & pour lors comme dès-à-pré
fent , je te démens , & dis que tu as
menti , & mentiras toutes les fois que
tu le diras & penferas , & ne me répli
que pas davantage . Car de penfer feu
lement queje m'éloigne , & me retire
de quelque péril apparent , & fur-tout
de celui-ci où il peut y avoir quelque
chofe à craindre , je fuis pour demeurer
ici jufqu'au jour du Jugement , & atten
dre de pied ferme nonfeulement la fain
te Confrairie que tu dis , mais encore
toute la fraternité des douze Tribus
d'Ifraël , les fept Machabées , Caſtor
& Pollux , & tous les freres , fraterni
tés & confrairies du monde . Monfieur .
dit Sancho , fe retirer n'eft pas fuir ,
mais attendre eft encore moins fageffe,
quand le péril furpaffe l'expérience &
les forces ; & il eft de l'homme prudent
de fe garder aujourd'hui pour demain "
fans aventurer tout à unfeul coup : &
écoutez , quoique ruftique & lourdaut ,
je me fuis toujours piqué de ce qu'on
appelle bon gouvernement ; ainfi ne
vous repentez point d'avoir pris mon
confeil montez feulement fur Roffi
nante , fi vous le pouvez , finon je vous
HISTOIRE
328
Liv. III. aiderai , & fuivez-moi , je vous prie :
CH . XXII . le cœur me dit qu'il ne fait pas bon ici ,
& que nous avons plus befoin de nos
pieds que de nos mains . Don Quichot
te monta à cheval fans rien dire davan
tage ; & Sancho prenant le devant , ils
entrerent dans la Montagne noire affez
avant ; le bon Ecuyer ayant grande
envie de la traverfer toute , & d'aller
juſqu'à Almodobar du Champ , & fe ca
cher là quelques jours,pour ne pas tom
ber entre les mains de la Juftice . Ce qui
le portoit encore plus à cela , c'eft qu'il
avoit fauvé de la bataille & des mains
des forçats toutes les provifions qui
étoient fur fon âne ; ce qui fut vérita
blement une espéce de miracle , de la
maniere que les larrons fureterent , &
enleverent tout ce qu'ils trouverent de
bon à prendre . Nos aventuriers arrive
rent cette nuit-là au même lieu de la
Montagne noire , & dans l'endroit le
plus défert , où Sancho conſeilla à fon
Maître de vouloir paffer quelques
jours , au moins autant que dureroient
leurs provifions . Ils commencerent à
s'établirpour cette nuit entre deux cô
teaux , fous des liéges , où ils fe crurent
en fureté & à couvert de toutes fortes
d'infultes. Mais la fortunequi gou
verne
7
DE DON QUICHOTTE. 329
verne & accommode toutes chofes à fa Liv. III.
fantaisie , voulut que Ginés de Paffa- CH.XXII.
mont , ce fameux fcélérat , que la vi
gueur & la folie de Don Quichotte
avoit tiré de la chaîne , craignant &
fuyant la fainte Hermandad , fongea à
s'aller auffi cacher dans ces rochers , &
arriva juſtement au même lieu où
étoient Don Quichotte & Sancho , qu'il
reconnut à leurs paroles , & qu'il laiffa
endormir. Et comme les méchans font
toujours ingrats & incivils , & que la
néceffité fait fonger à des chofes dont
on ne s'aviferoit pas , Ginés, qui n'étoit Ginés de Pa
ni civil ni bien intentionné, s'accommo- famont om
da pendant leur fommeil de l'âne de mene l'ane de
Sancho.
Sancho , préférablement à Roffinante D
qui lui parut fi mince , qu'il ne crût pas
pouvoir s'en défaire ni par vente ni par
échange , & avant qu'ilfût jour , s'éloi
gna fibien du Maître & du valet , qu'ils
ne pouvoient plus l'attraper. Cepen
dant l'Aurore vint avec fa face riante
réjouir & embellir la terre , mais elle
ne fit qu'attrifter & enlaidir Sancho ,
qui penfa mourir de douleur , quand il
fe vit fans fon âne . Il fit des plaintes fi
triftes , & des gémiffemens fi pitoya
bles , que Don Quichotte s'en éveilla ,
& entendit qu'il difoit : O cher fils de Regress do
Tome I. E e
d
17
HISTOIRE
330
Lymes entra illes , qui prit naiffance en ma
CH. XXII- maiſon , agréable jouet de mes enfans ,
ancho après les délices de ma femme , l'envie de mes
la Dinte de
fon âne. voifins , & le foulagement de mes tra
vaux , enfin le nourricier de la moitié
de ma perfonne , puifqu'avec quatre
fols que tu me valois chaque jour , tu
fourniffois la moitié de ma dépenfe.
Don Quichotte devinant par ces la
mentations le fujet de la douleur de
Sancho , tâcha de le confoler avec des
paroles tendres & de fçavans raiſonne
mens fur les difgraces de ce monde.
Mais rien ne réuffit fi bien , que quand
il le pria de prendre patience , en lui
promettant de lui donner une lettre de
change de trois ânons , à prendre fur
cinq qu'il avoit dans fa maiſon . Sancho
s'appaifa , ne pouvant réſiſter à des rai
fons fifortes ; il effuya fes larmes , arrê
ta fes foupirs & fes fanglots , & fit un
grand remerciment à fon Maître de la
faveur qu'il lui venoit de faire . Don
Quichotte, que le fommeil avoit un peu
remis , fe réjouit de fe voir au milieu
de ces montagnes , ne doutant point
que ce ne fût un lieu propre à trouver
les aventures qu'il cherchoit. Il rappel
loit dans fa mémoire les merveilleux
événemens qui étoient arrivés auxChe
DE DON QUICHOTTE. 331
valiers errans en de femblables folitu Liv. III.
des, & il y étoit fi enyvré & fi tranſpor- Cн . XXII.
té de ces fadaifes, qu'il ne fe fouvenoit
& ne fe foucioit d'autre chofe au mon
de. Sancho n'avoit guéres de fouci non
plus , depuis qu'il fe voyoit en fureté ,
& il ne fongeoit qu'à remplir fa panfe
des reftes qu'il avoit fauvés. Il alloit
derriere fon maître avec le biffac que
portoit fon âne , tirant de tems en tems
quelques bribes, & les avalant de toute
fa force , fans fe foucier des aventures ,
& ne s'en imaginant point de plus bel
les que celle-là. En allant ainfi il s'ap
perçut que fon Maître étoit arrêté , &
qu'il tâchoit de lever quelque chofe de
terre avec fa lance ; ilfe preffa pour lui
aller aider : quand il arriva , Don Qui
chotte tenoit déja au bout de fa lance
un couffin & une valife qui y étoit atta
chée , le tout en fort mauvais état , &
!
plus de demi pourri , mais fi pefant qu'il
! fallut que Sancho aidât à le lever. Il re Bonne aven
ture arrivée à
garda vîte ce que c'étoit , & il vit que Don Qui.
Į la malette étoit bien fermée avec une shotts.
chaîne & fon cadenas ;mais par les trous
que la pourriture avoit faits, il tira qua
tre chemifes d'Hollande très-fines , &
d'autre lingepropre & délié , & dans un
mou choir une bonne quantité d'écus
Eeij
HISTOIRE
332
Liv. III. d'or. Béni foit le Ciel enfin , dit Sancho
CH. XXIL à cette vûe, puiſque nous trouvons une
fois en notre vie une aventure profita
ble . En cherchant encore il trouva des
tablettes richement garnies . Je retiens
cela pour moi , dit Don Quichotte ,
garde l'argent pour toi ,Sancho . Grand
merci , Monfeigneur , répondit-il en
hui baifant les mains , & mit le tout en
même-tems dans fon biffac . Il faut fans
doute , Sancho , dit Don Quichotte ,
que quelqu'un fe foit égaré dans ces
Montagnes , & que des voleurs l'ayent
affaffiné & enterré quelque part parmi
ces rochers. Cela ne peut être , Mon
fieur , répondit Sancho ; fi c'étoit des
voleurs , ils n'auroient pas laiffé là cet
argent. Tu as raifon , dit Don Qui
chotte , & je ne devine plus ce que ſe
peut être . Mais attens , fans doute nous
trouverons quelque chofe d'écrit dans
ces tablettes , qui nous apprendra ce
que nous demandons . Il les ouvrit en
difant cela , & il trouva en belles let
tres ce Sonnet qu'il lut tout haut , afin
que Sancho l'entendit :

Comme amour eft fans yeux , il eft fans

connoiffance ;
Du c'eft un Dieu bizarre , & plein de
cruauté
DE DON QUICHOTTE . 333
Qui condamne au hazard , &fans nulle Liv. III.
CH . XXII
équité:
Ou le mal que je fouffre excéde fa fen
tence.

Mais fi l'Amour eft Dieu , c'eft und


conféquence
Qu'il voit & connoit tout ; & c'eft im
pieté
D'accufer de cruelle une Divinité ;
D'où viennent donc mes maux , & qui

fait mafouffrance ?

Philis , ce n'eft pas vous , unfi noble


Sujet
Ne peut jamais caufer un fi mauvais
effet :
Et ce n'eft pas du Ciel que mon malheur
procéde:

Je vois qu'il faut mourir dans ce trou


ble confus .
Que peut-on eſpérer en des maux incon✩
nus ?
C'eft un miracle pur d'en trouver le re
mede.

Cette Chanfon-là ne nous apprend


rien , dit Sancho , fi ce n'eft que par le
filqu'elle dit , nous puiffions trouver
HISTOIRE
334
LIV. III. le peloton. De quel fil parles-tu là ,
CH. XXII. répondit Don Quichotte ? Il me fem
ble , Monfieur , répartit Sancho , que
vous avez nommé là des fils . Non pas
que je fçache , dit Don Quichotte , j'ai
bien dit Philis , qui eft fans doute le
nom de la Dame de qui fe plaint l'au
teur du Sonnet. Vous appellez cela un
Sonnet , Monfieur , répondit Sancho
par ma foi j'en fuis bien-aife ; il eft vrai
que cela ne fonne pas mal . Oui , c'eſt
un Sonnet , répondit Don Quichotte ,
& qui n'eft affurément pas mauvais ,
Poëte n'eft pas des moindres , ou je ne
m'y connois point. Quoi , Monfieur ,
vous vous entendez auffi à faire des
Sonnets ? Et un peu mieux que tu ne
penfes , Sancho , répondit Don Qui
chotte , & tule verras toi-même quand
je te donnerai une lettre toute en vers
pour porter à Madame Dulcinée du
Tobofo . Afin que tu le fçaches,Sancho,
tous les Chevaliers errans du tems paf
fé , ou la plûpart, étoient Poëtes & Mu
ficiens ; & ces deux belles fciences , ou
pour mieux dire , ces ornemens & ces
vertus font comme des qualités effen
tielles au Chevalier errant . Véritable
ment les Poëfies des anciens Chevaliers
avoient plus de vivacité que de bon
DE DON QUICHOTTE. 335
fens , & n'étoient pas exactement dans Liv. III.
CH . XXIL
les régles . Lifez davantage , Monfieur,
dit Sancho , peut-être trouverons-nous
quelque chofe de ce que nous cher
chons . Don Quichotte ayant tourné le
feuillet : Voici de la Profe , dit-il , &
je penfe que c'eft une lettre . Une lettre
miffive , demanda Sancho ? Le com
mencement me fait croire qu'elle eft
d'amour , répondit Don Quichotte .
Bon , lifez tout haut , Monfieur , je
vous en prie ; j'aime fort les lettres
d'amour. Je le veux bien , dit Don
Quichotte , & il lut ce qui fuit :

La fauffeté de vos promeffes & mon


malheur dont je ne puis plus douter , me
font prendre la réfolution de m'éloigner
de vous , & vous apprendrez plûtôt les
nouvelles de ma mort , que lefujet de mes
plaintes. Vous m'avez abandonné , In
grate , pour un homme qui n'a pas plus
de mérite que moi , mais parce qu'il a de
plus grands biens . Si la vertu étoit une
richeffe dans ce fiécle , je n'aurois pas
lieu d'envier celle des autres , & je n'au
rois pas d'infortune à pleurer. Que votre
beauté & vos actions s'accordent mal , &
qu'il s'en faut beaucoup que le même
éclat ne les releve ! L'une m'avoit fait
HISTOIRE
336
Liv. III. croire que vous étiez quelque perfonne di
CH. XXII . vine , & les autres m'apprennent que vous
êtes femme. Adieu . Je vous fouhaite la
paix , à vous qui me faites une fi cruelle
guerre ; Le Ciel veuille que la perfidie de
votre Epoux ne foit jamais connue , afin
que venant à vous repentir de l'injuftice
que vous m'avez faite , je ne fois point
engagé de venger nos déplaifirs communs
Jur un homme que vous êtes déformais
obligée de confidérer.

Ceci ne nous apprend guéres plus que


les vers, dit Don Quichotte, fi ce n'eſt
que celui qui a fait cette lettre , eft un
amant trahi ; & feuilletant toutes les
tablettes ? il trouva d'autres vers &
d'autres lettres dont il ne put lire qu'u
ne partie ; mais il vit bien que le tout
étoit des plaintes , des lamentations
des défiances , des défefpoirs & des
chagrins , des faveurs & des mépris.
Pendant que Don Quichotte feuilletoit
les tablettes , Sancho revifitoit la va
life , il ne laiffa pas le moindre repli
ni dans le couffin non plus , où il ne
fit une recherche exacte , tant il étoit
en goût depuis la découverte des écus
d'or , dont il avoit trouvé plus d'une
centaine. Mais quoiqu'il ne trouvât
rien
DE DON QUICHOTTE . 337
rien davantage , il ne laiffa pas de fe Liv. III.
croire bien dédommagé des fauts & de CH . XXII.
la berne , du vomiffement & des tran- arrivies
Difgraces
a
chées du baume de Fier-à-bras , de la Sancho.
grêle de pieux des voituriers , des coups
de poing du Muletier , de la perte du
biffac & de l'âne , du vol de fon man
teau , de la faim , de la foif, & de tout
le travail qu'il avoit fouffert au ſervice
de fon bon Maître. Cette récompenfe
lui parut raifonnable , & il en eût voulu
tous les mois autant à ce prix-là . Notre
Chevalier avoit cependant grande en
vie de connoître le maître de la valife .
jugeant à la quantité d'or , à la beauté
du linge , & à la bonté de la Profe &
des Vers , qu'il trouvoit admirables 2
que ce devoit être un homme de con
féquence , que le mépris & le mauvais
traitement de fa Maîtreffe avoient ré
duit au défeſpoir. Mais comme il crut
que perfonne ne lui en pourroit dire
des nouvelles dans ce lieu défert , il
paffa plus avant , fe laiffant aller au
gré de Roffinante , qui alloit comme
il pouvoit fur ces rochers, & autravers
des épines . Don Quichotte, allant de
cette maniere , & ayant toujours dans
l'imagination que les aventures ne lui
manqueroient pas dans un païs fi fau
Tome I. Ff
OIRE
338 HIST
Liv. III. vage , vit au haut d'une petite monta
CH, XXII.
gne, ( qui étoit devant lui, ) un homme
qui fautoit avec une legéreté admirable
de rocher en rocher , & par-deffus les
halliers & les buiffons . Il crut le voir
nud avec une barbe noire & épaiffe
tous fes cheveux en défordre , fans bas
& fans fouliers, & les cuiffes couvertes
feulement d'un méchant caleçon , qui
fembloit être de velours tanné , mais
fi déchiré , que la chair paroiffoit pref
que tout à découvert . Il n'avoit auffi
rienfur la tête , & quoiqu'il paffât d'u
ne grande vîteffe , notre Chevalier qui
avoit la vûe fort bonne , remarqua tou
tes ces particularités , & fit ce qu'il put
pour le fuivre , ne doutant pas que ce
ne fût le maître du couffin . Mais Rof
finante étoit trop foible pour courir
dans un païs fi rude ; outre qu'il étoit
naturellement pareffeux , & n'aimoit
pas à aller à toute bride . Le Cheva
lier de la Triſte-figure étoit pourtant
réfolu d'atteindre le Chevalier de la
valife , dût-il le chercher toute une an
née par ces montagnes . Dans cette ré
folution, il ordonna à Sancho de cher
cher d'un côté pendant qu'il iroit de
l'autre . Peut-être , dit-il , le trouverons
nous,avec tant de diligence & d'exacti
DE DON QUICHOTTE. 339
I
tude . Je ne ferai point cela , Monfieur , Liv. III.
répondit Sancho , je ne fçaurois m'éloi- CH . XXII.
gner tant foit peu de vous qu'auffi-tôt
la frayeur ne me vienne attaquer de
tous côtés avec tous les diables de S.
Antoine ; & une fois pour toutes , je
vous avertis que dorénavant je ne
m'en écarterai pas d'un demi-pied, A
C
la bonne heure , dit le Chevalier, je fuis
bien-aife que tu te faffes fort de mon
courage , je t'affure qu'il ne te manque
ra jamais , quand l'ame te manqueroit
au corps. Viens donc après moi tout
doucement , & cherche bien avec les
yeux, nous vifiterons cette petite mon
tagne, & peut-être rencontrerons- nous
le maître de la valife , qui eft fans dou
te celui que nous avons vû paffer fi vî
te. Monfieur , dit Sancho , ne feroit-il
point meilleur de ne le point chercher ,
parce que finous le trouvons , & que la
valife foit à lui , je prétens affurément
보 lui en faire reftitution : ainfi comme
vous voyez , cette diligence ne peut
être utile , & il vaudroit mieux poffé
der cela de bonne foi , en attendant que
neus venions à rencontrer cet homme
par quelqu'autre voye , & peut-être
dans le tems que nous aurons dépensé
les écus d'or , & ufé les chemiſes , &
Ffij
HISTOIRE
·340
LIV. III. alors nous en ferons quittes par la loi
CH . XXII. du Prince . Tu te trompes en cela, San
cho , dit Don Quichotte , dès- là que
nous avons crû avoir trouvé le maître
de ce bien , nous fommes obligés de le
chercher & de le lui rendre ; & quand
nous ne le chercherions pas , nous ne
pouvons tenir légitimement ce que
nous croyons être àlui : ce feul foupçon
que nous en avons, nous rend déja cou
pables comme fi la chofe étoit claire &
évidente . Ainfi, ami Sancho , que cette
recherche ne te donne point de cha
grin , car pour moi il me femble que je
ferai déchargé d'un grand fardeau fi je
puis retrouver cet homme . En difant
cela, il piqua Roffinante , & Sancho le
fuivit àpied, & chargé comme un âne ,
Dieu merci à Ginefille de Paffamont.
Après avoir bien tourné & bien cher
ché par tous les endroits de la monta
gne , ils arriverent au bord d'un ruif
feau , où ils trouverent une mule avec
fa felle & fa bride , plus de demi man
gée des corbeaux & des chiens ce
qui les confirma encore dans l'opinion
qu'ils avoient , que cet homme qui
fuyoit étoit le maître de la valife . Pen
dant qu'ils étoient arrêtés à confidé
rer la mulle , & à faire des réfléxions
DE DON QUICHOTTE. 341
. fur cette aventure , ils entendirent fi- Liv. III.
CH. XXIL
fler , comme font les Bergers qui gar
dent des troupeaux , & en même tems
Don Qui
ils virent fur la gauche un grand trou chotte :en
peau de chèvres , & au-delà un vieux Contreun BCR
Berger à qui elles devoient être. Don ger.
Quichotte l'appella , & le pria de def
cendre , & le bon-homme tout étonné
feur demanda qui les amenoit là dans
un endroit fi fauvage & fi rude , & qui
n'étoit jamais foule que des pieds des
chévres ou des loups , & d'autres bêtes
farouches ? Defcendez feulement, bon
homme , dit Sancho , nous vous ren
drons compte de tout . Le Chevrier def
cendit , & en arrivant auprès de Don
Quichotte Je gage , dit-il , que vous
confidérez cette mule qui eft dans ce
ruiffeau. En bonne foi il y a fix mois
qu'elle n'en a pas parti; mais dites-moi,
Meffieurs , n'avez-vous point trouvé
fon maître en venant ici ? Nous n'avons
trouvé perfonne , répondit Don Qui
chotte , mais feulement un couffin &
une petite valife à quelques pas d'ici .
Je l'ai bien rencontrée , dit le Chevrier,
mais je me fuis bien donné garde de la
prendre , je n'en ai feulement pas vou
lu approcher , de peur de quelque fur
prife , & que par hazard je ne fuffe ac
Ff iij
342 HISTOIRE
LIV. III. cufé de larcin ; car le Diable eft fubtil ,
CH. XXII.
& ontrouve fouvent fous les pieds des
chofes qui font broncher fans fçavoir
pourquoi ni comment . Voilà juſtement
ce que je difois , répondit Sancho , car
j'ai auffi trouvé la valiſe , mais je n'en
ai pas voulu approcher d'un jet de pier
re,je l'ai laiffée oùje l'ai trouvée ; qu'el
le y demeure , je ne veux point de chien
avec des fonnettes . Dites-moi , bon
homme , dit Don Quichotte , fçavez
vous à qui étoit la mule ? Tout ce que
je fçai , répondit le Chevrier, c'eft qu'il
yaenviron fix mois qu'un jeune hom
me de belle taille , & de bonne façon ,
monté fur la même mule que vous
voyez, ( mais qui étoit en vie ) , avec le
couffin & la valife que vous dites , en
croupe , s'en vint à une Bergerie qui eft
à trois lieues d'ici , demander où étoit
l'endroit le plus caché & le plus rude de
la montagne . Nous lui répondîmes que
c'étoit celui où nousfommes à préfent ,
& cela est bien vrai ; car fi l'on entroit
une demi-lieue plus avant , on auroit
bien de la peine à en fortir , & je fuis
tout étonné de ce que vous êtes venus
ici , parce qu'il n'y a ni chemin ni fen
tier qui y conduife . Or donc ce jeune
homme n'eut pas plutôt entendu no
DE DON QUICHOTTE . 343
tre réponſe , qu'il tourna promptement Liv. III.
bride , & prit le chemin que nous lui CH . XXII.
avions montré,nous laiffant tout émer
veillés de fa belle apparence , & de
l'empreffement qu'il avoit de venir à
la montagne. Depuis ce tems-là nous
ne le vîmes plus jufqu'à ce que quel
ques jours après il rencontra dans le
chemin un de nos Bergers ; & fans lui
rien dire il fe jetta fur lui , & lui donna
cent gourmades , de-là il s'en alla à l'â
ne qui porte les provifions ; & après
avoir pris tout le pain & le fromage qui
y étoit , il s'enfuit dans la montagne
plus vite qu'un cerf. Comme nous eû
mes appris cela , quelques Bergers que .
nous étions le cherchâmes près de
deux jours dans les endroits les plus
reculés de la montagne ; & après avoir
bien cherché , nous le trouvâmes caché
dans le trou d'un gros liége. Il s'en vint
à nous avec beaucoup de douceur, mais
le vifage tout défiguré , & fi brûlé du
Soleil, que nous euffions eu de la peine
à le connoître fans fes habits , qui avec
tout cela étoient déja tout délabrés . Il
nous falua fort civilement , & en peu
de paroles , mais bien arrangées, il nous
dit que nous ne nous étonnaffions point
de le voir fait de la forte , & qu'il fal
Ffiiij

2
344 HISTOIRE
Liv. Iloit que cela fût ainfi pour accomplir
CH . XXII.
une pénitence qu'on lui avoit donnée .
Nous le priâmes fort de nous dire qui il
étoit , mais il n'en voulut rien faire ;
nous lui dîmes auffi de nous enfeigner
où nous le pourrions trouver quand il
auroit befoin de quelque chofe , & par
ticulierement pour vivre , l'affurant
que nous le lui donnerions de bon
cœur , & que tout au moins nous le
prions de le demander fans le venir
prendre de force . Il nous remercia de
nos offres , & nous demanda pardon de
l'infulte paffée , nous promettant qu'il
demanderoit déformais pour l'amour
de Dieu ce qui lui feroit néceffaire ,fans
faire de déplaifir à perfonne . Nous lui
demandâmes encore où il fe retiroit ;
il nous dit qu'il n'avoit point de retrai
te affurée , & qu'il la prenoit felon l'oc
cafion où la nuit le furprenoit . Il finit
fon difcours avec des plaintes fi pitoya
bles, qu'il eût fallu être de bronze pour
n'en avoir pas de pitié , & nous autres
4
fur-tout qui le voyons dans un état fi }
mauvais & fi différent de celui où il
étoit la premiere fois . Car comme je
vous ai dit , c'étoit un fort agréable jeu
ne homme, de bonne mine , qui avoit de r
l'efprit, & paroiffoit fage & modéré; &
DE DON QUICHOTTE. 345
tout cela avec le refte nous fait croire Liv. IH.
qu'il eft de fort bonne naiffance . Or CH . XXII,
comme il étoit au milieu de fon dif
cours,il s'arrêta tout d'un coup comme
s'il étoit devenu muet, il baiffa les yeux
en terre , & demeura long-tems en cet
état , pendant que nous regardions at
tentivement à quoi aboutiroit ce grand
étonnement. Après avoir été quelque
tems ainfi , nous lui vîmes prendre un
air farouche, ouvrir & fermer les yeux,
froncer les fourcils , preffer les lévres ,
ferrer fortement les poings l'un contre
l'autre , & nous jugeâmes qu'il lui étoit
furvenu quelque accès de folie ; ce qui
nous donna beaucoup de compaffion,
Il ne fut pas long-tems à nous confir
mer dans la penfée que nous avions ; il
fe leva brufquement de terre où il étoit
affis , & attaqua le premier de nous qu'il
trouva fous fa main , avec tant de furie
& de rage , que fi nous ne le lui euffions
arraché de force , il l'auroit affommé de
coups de poing , & l'auroit déchiré à
belles dents . Pendant tout cela il s'é
crioit : Ah ! traître Fernand , c'est ici
c'est ici que tu me payeras l'outrage
que tu m'as fait ; ces mains t'arrache
ront ce lâche cœur , où tu renfermes:
toutes les méchancetés du monde , &
IRE
346 HISTO
Liv. III. fur-tout la fourbe & la perfidie . II
CH. XXII. ajoûtoit encore mille autres injures à
celles-ci qui tendoient toutes à repro
cher des trahifons à ce Fernand. Après
cela il fe deroba de nous fans rien dire ;
entra dans le bois , courant & perçant
de telle vîteffe au travers des buiffons
& fur ces rochers, qu'il nous fut impof
fible de le fuivre , Tout cela nous fit
croire que fa folie le prenoit par inter
valles , & que quelqu'un qui s'appelloit
Fernand ,lui avoit fait quelque déplaifir
fi grand , qu'il en avoit perdu le juge
ment , & il nous l'a perfuadé plufieurs
fois en venant dans le chemin deman
der doucement à manger aux Bergers , 1
& quelquefois auffi prenant leurs pro
vifions parforce , felon qu'il eft en fon
bon ou fon mauvais fens ; & il faut que j

je vous dife , Meffieurs , pourfuivit le


Chevrier , que nous avons réfolu deux
Bergers de mes amis , leurs deux valets
& moi de chercher ce pauvre jeune
komme jufqu'à ce que nous l'ayons
trouvé , & de l'emmener de gré ou de
force à Almodobar , à huit lieues d'ici,
pour le faire traiter s'il y a du remede
à fon mal , ou à tout le moins nous tâ
cherons d'apprendre qui il eft , & nous
le remettrons entre les mains de fes
DE DON QUICHOTTE . 347
parens . Voilà, Meffieurs, tout ce que je Liv. III.
fçaurois vous dire fur ce que vous m'a- CH. XXII.
vez demandé , & celui que vous avez
vû courir fi légérement, & prefque tout
nud, eſt le véritable Maître de la valiſe
& de la mule morte que vous avez trou
vée. Don Quichotte fut tout émerveil
lé de ce que le Chevrier venoit de dire ,
& en eut d'autant plus d'envie de fça
voir qui étoit ce malheureux , qui lui
paroiffoit fi indigne de l'être , & qu'il
trouvoit fi fort à plaindre . Il réfolut de
pourfuivre jufqu'au bout le deffein qu'il
avoit fait de le chercher par toute la
montagne fans laiffer le moindre trou,
jufqu'à ce qu'il l'eût trouvé : mais le
fort en ordonna encore mieux qu'il ne
l'efpéroit ; car dans le même moment il
vit paroître ce jeune homme par l'ou
verture d'un rocher , qui venoit vers
eux , marmotant quelque chofe entre
les dents qu'ils n'auroient pas pû enten
drequand ils en euffent été tout proche.
Il étoit fait comme nous l'avons dé
peint , fi ce n'eft qu'il avoit un pour
point tout en lambeaux. , que Don Qui
chotte connut être de cuir de fenteur "
& jugea par là & par le refte de fes ha
bits , que ce devoit être un homme de
condition. Le jeune homme en arrivant
RE
TOI
348 HIS
LIV. III. les falua fort civilement , mais d'ume
CH XXIII voix. brufque & enrouée. Don Qui- .
chotte lui rendit le falut avec la même
civilité ; & defcendant de Roffinante "
s'en alla à lui de bonne grace , & l'em
braffa étroitement , comme s'il l'avoit
connu toute fa vie; & l'autre après s'ê
tre laiffé embraffer quelque tems , s'é
cartant un peu de Don Quichotte , &
lui mettant les mains fur les épaules ,
fe mit à le confidérer , comme s'il eût
cherché à le reconnoître , avec autant
d'étonnement , fans doute , de voir la
taille , la figure & l'air de Don Qui
chotte , que Don Quichotte en avoit
de le voir dans un état fi terrible . Le
premier qui parla des deux, fut le Che
valier déchiré , &zil dit ce que vous al
lez voir dans l'autre Chapitre ..

CHAPITRE XXIII.
a
Où fe continue l'aventure de la Mon
tagne noire.

'HISTOIRE dit que Don Quichotte


écoutoit avec grande attention
tout ce que lui difoit le défaſtreux
Chevalier de la Montagne , qui pour
DE DON QUICHOTTE. 349
C fuivant fon difcours , dit : En vérité , Liv. In .
Monfieur, qui que vous foyez,car je ne CH.XXIII.
vous connois point, je vous fuis extrê
mement obligé de votre courtoifie , &
de l'honnêteté que vous m'avez faite
& je voudrois bien être en état de vous
témoigner autrement que par des pa
roles , la reconnoiffance que j'ai d'un
fi bon accueil ; mais ma mauvaiſe for
tune ne s'accorde pas avec mon cœur,
& pour tant de bontés , il ne me refte
que des defirs inutiles . Les miens , ré
pondit Don Quichotte , font de vous
fervir en tout & par tout , & j'étois
même réfolu de ne fortir point de ces
montagnes jufqu'à ce que je vous euffe
rencontré, & que je fçuffe de vous-mê
me s'il y a quelque remede aux déplai
firs qui vous font fi triftement paffer la
vie , pour les chercher à quelque prix
que ce foit , & au péril de la mienne.
Et au cas que vos malheurs fuffent de
ceux qui font inconfolables , jeverois
pour vous aider à les fupporter , en les
partageant avec vous , & mêler mes
larmes avec les vôtres : car au moins
eft-ce une efpéce de confolation dans
les plus grandes difgraces , de trouver
des gens fenfibles à notre affliction ! Si
yous croyez, Monfieur , que ma bonne
HISTOIRE
350
LIV. III. intention mérite quelque forte de re
CH.XXIII Connoiffance , je vous fupplie par la
courtcifie que vous m'avez témoignée,
& vous conjure par tout ce que vous
avez jamais aimé , de me dire qui vous
êtes , & ce qui vous oblige de vous re
tirer dans un lieu fi fauvage , & fi éloi
gné du commerce des hommes . Je ju
re, ajouta Don Quichottte, par l'Ordre
de Chevalerie que j'ai reçu, quoiqu'in
digne , & par la profeffion quej'en fais ,
que fi vous avez cette complaifance
pour moi , je vous rendrai en revan
che tous les fervices que je pourrai ,
ou en apportant du remede à vos mal
heurs , ou en vous aidant à les foute
nir. Le Chevalier de la Montagne qui
entenditparler ainfi celui de la Trifte
figure , ne faifoit que le regarder & le
confidérer , l'examinant fans ceffe de
puis la tête jufqu'aux pieds. Après l'a
voir bien examiné & confidéré , il lui
dit : Si vous avez quelque chofe à man .
ger, pour l'amour de Dieu faites qu'on
me le donne , & après avoir mangé , je
ferai tout ce que vous fouhaitez de
moi . Auffi-tôt Sancho tira de fon biffac ,
& le Chevrier de fa panneterie de quoi
appaifer la faim du déchiré Chevalier ,
qui fe mit à manger comme un affa
DE DON QUICHOTTE . 351
mé, avec tant de hâte & de gourmandi- Liv. III.
fe, qu'un morceau n'attendoit pas l'au- CH.XXIII .
tre , & il devoroit plutôt qu'il ne man
geoit. Ayant achevé de remplir fon ef
tomac, il fe leva, & faifant figne à Don
Quichotte & aux autres de le fuivre , il
les mena dans un pré qui étoit affez
près de là, au bas d'un rocher; & en ar
rivant il s'étendit fur l'herbe , ou après
que les autres fe furent affis , il ſe mit à
fon aife, & commença ainfi : Monfieur,
.. fi vous voulez que je vous faffe le récit
de mes triftes aventures , il faut que
vous me promettiez auparavant que
pas un de vous ne m'interrompera
pour me faire quelque demande 9 Ou
pour quelqu'autre chofe que ce foit ,
parce que dès le moment que l'on dira
la moindre parole , je finirai mon hif
toire. ( Ce préambule fit reffouvenir
Don Quichotte du conte de Sancho ,
où faute d'avoir exactement compté le
nombre des chèvres qui paffoient la
riviere , l'hiftoire finit fans que Sancho
la pût continuer. ) Je ne prens cette
précaution,ajouta le Chevalier du Bois,
qu'afin de ne m'arrêter pas long-tems
fur mes difgraces , dont le trifte reffou
venir me fait fouffrir mille déplaifirs
& j'aurai beaucoup plutôt achevé , fi
HISTOIRE
352
Liv. III. vous ne me faites point de demandes .
CH.XXIII . Ce n'eft pas que je veuille vous taire
quelque chofe, & je vous affure que je
n'en oublirai aucune qui foit de la
moindre importance . Don Quichotte
au nom de tous promit une grande at
tention & un filence exact , & avec
cette affurance , le déchiré Chevalier
commença de cette maniere .
Hiftoire de
Mon nom eft Cardenio , ma patrie
Cardenio.
une ville des meilleures de l'Andalou
fie , má race noble & ma famille riche ;
cependant mes malheurs font figrands,
que ni les richeffes , ni toute la bonne
fortune de mes parens n'y fçauroient
apporter de remede . Dans le même
lieu a pris naiffance l'admirable Luſcin
de , incomparable en beauté, noble, ri
che autant queje le puis être , mais qui
n'a pas eu affez de fermeté pour ré
pondre à la fincérité de mes fentimens .
J'aimai Lufcinde dès mes plus tendres
années , je l'adorai dans fon enfance , &
Lufcinde m'aima avec cette fimplicité
& cette franchife qui accompagnent
toujours un âge innocent. Nos parens
connoiffoient nos intentions , & ne s'y
oppofoient point, parce qu'ils n'en crai
gnoient rien de fâcheux , & que l'éga
lité des biens & de la naiſſance les au
roit
DE DON QUICHOTTE. 353
roit facilement fait confentir à notre Liv. III.
CH.XXIII.
mariage. Cependant l'amour crût avec
Hiftoire de
l'âge, & le pere de Lufcinde , femblable Cardenio.
à celui de cette Tisbée , fi célébre chez
les Poëtes , ne croyant pas pouvoir
fouffrir avec bienféance notre familia-
rité ordinaire, ou pour d'autres raifons,
me fit dire qu'il me prioit de ceffer mes
vifites. Ce refus ne fit qu'augmenter
l'amour , & nous faire fentir de nou
veaux défirs . Pendant que nous ne nous
vîmes plus , nous nous en difions da
vantage par nos lettres , n'ayant rien
qui nous empêchât d'exprimer libre
ment nos penſées ; & comme nous
avions des voies fures & aifées pour
nous écrire , nous le faifions à toute
heure . Je fis des chanfons & des vers
amoureux,& tout ce que font les amans
pour adoucir leurs peines ; Lufcinde
prenant auffi tous les foins imagina
bles de me faire connoître la tendreffe
de fes fentimens . Nous foulagions ainfi
nos déplaiſirs , & nous entretenions une
paffion violente . Il faut de grands re
medes dans les grands maux , les petits
ne font que les irriter , & les faire fen
tir davantage . Enfin preffé de ma paf
fion , & de l'impatience de revoir Luf-
cinde , je me réfolus de la demander em
Tome I Gg
HISTOIRE
354.
Liv. III. mariage ; & pour ne pas perdre le tems
CH.XXIII. qui étoit fi précieux à mon amour , j'al
Hiftoire de lai moi-même en faire la demande àfon
Cardenio.
pere. Il me répondit avec beaucoup de
civilité , qu'il me remercioit de l'hon
neur que je lui faifois : mais que mon
pere étant encore au monde , c'étoit à
lui à faire cette demande , & que fi ce
deffein étoit formé fans fon confente
ment , ou qu'il refusât de l'approuver ,
fa fille ne fçavoit point faire une action
de mauvaiſe grace " & ne fe donneroit
pas à la dérobée . Je le remerciai de fon
honnêteté , & trouvant qu'il avoit rai
fon , je l'affurai que mon pere viendroit
lui-même faire la propofition . Auffi al
lai-je promptement le trouver pour lui
découvrir mon deffein , & le prier de
l'approuver & d'y contribuer. Je le
trouvai dans fa chambre avec une let
tre ouverte à la main , qu'il me donna à
lire avant que je lui puiffe dire une pa
role. Tu verras par là , Cardenio , me
dit-il , la grace que le Duc Richard , te
veut faire. Le Duc Richard , comme
vous fçavez , Meffieurs , eft un grand
d'Eſpagne , dont les terres font dans le
meilleur endroit de l'Andaloufie . Je lûs
la lettre , & je l'a trouvai fi obligeante ,
que je crus que mon pere ne devoit pas
DE DON QUICHOTTE, 355
refuſer l'honneur , qu'on lui faiſoit à Liv. III.
lui & à moi. Le Duc le prioit de m'en- CH.XXIII .
Hiftoire de
voyer tout à l'heure où il étoit , parce Cardenio.
qu'il vouloit que je fuffe avec fon fils
aîné , non pas comme étant à lui , mais
comme fon compagnon , & qu'il fe
chargeoit du foin de me faire une fortu
ne qui répondît à la bonne opinion
.
qu'il avoit de moi . Je perdis la parole
en lifant cet endroit , & je penfai per
dre l'efprit quand mon pere me dit :
Cardenio , il faut que tu te tiennes prêt
pour partir dans deux jours . Rends gra
ces à Dieu cependant de ce qu'il t'ou
vre une voie de faire connoître ce que
tu vaus , & où tu trouveras de l'hon
neur & des récompenfes; & après m'a
voir donné des confeils de pere , & en
homme du monde , il me laiffa . Le jour
de mon départ arriva , & la nuit d'au
paravant je vis Lufcinde , & lui appris
tout ce qui fe paffoit . Je vis auffi fon
pere que je fuppliai de me conferver
toujours la bonne volonté qu'il m'a
voit témoignée , & de différer de pour
voir fa fille jufqu'à ce que j'euffe vû le
Duc Richard. Il me le promit , & Luf
cinde & moi nous nous féparâmes avec
toute la douleur que peuvent fentir des
amans tendres & paffionnés. Après
Ggij
356 HISTOIRE
Liv. III. nous être fait mille fermens récipro
CH.XXIII . ques , je partis donc , & me rendis au

Hiftoirede près du Duc , qui me reçut avec beau


Cardenio.
coup d'honnêtetés & tant de marques
de bienveillance , que je donnai dès
lors de l'envie à tous ceux de fa mai
fon. Le fils aîné me fit auffi un fort bon
accueil : mais Don Fernand fon cadet
fort bien fait de fa perfonne , agréable
& libéral , rencherit encore fur lui , &
me fit plus d'amitiés qu'aucun. Il me
témoigna qu'il avoit une joie incroya-
ble de mon arrivée ; & quelque tems
après ilme dit obligeamment qu'il vou
loit que je fuffe de fes amis , & me fit
enfin fi bien connoître qu'il étoit le
mien , que quoique fon frere m'aimât
beaucoup , & m'en donnât de grandes
marques , j'y voyois cependant bien de
la différence . Comme il n'y a rien de
fecret entre de véritables amis , Don
Fernand fe croyant auffi affuré de mon
amitié que je devois l'être de la fienne
me communiqua dès- lors toutes fes pen
fées , & entr'autres chofes , il m'apprit
que l'amour lui donnoit un peu d'in
quiétude. Il étoit amoureux d'une belle
païfanne , fille d'un riche laboureur des
vaffaux du Duc fon pere . Cette fille
avoit tant de beauté & de fageffe ,
DE DON QUICHOTTE . 357
qu'elle étoit l'admiration de tous ceux Liv. III.
qui la connoiffoient , & toutes fes bon- CH XXIII.
Hiftoire de
nes qualités avoient fi bien charmé l'ef
Cardenio
prit de Don Fernand , que voyant de
l'impoffibilité à s'enfaire une maîtreffe,.
il étoit réfolu de l'époufer. Comme
j'étois extrêmement redevable à Don
Fernand de fon amitié , je crus être
auffi obligé de le détourner de ce def-
fein , & je lui dis fur cela tout ce que
je pus trouver de raifons ; mais voyant.
enfin que c'étoit inutilement , je pris la
réfolution d'en avertir le Duc fon pere ..
Don Fernand étoit fin & adroit ; &
comme il crut que je pouvois avoir cet
te penfée , parce que l'honneur m'en
gageoit à découvrir un deffein fi défa
vantageux à la grandeur de fa Maiſon,
il fongea à m'en détourner , en me fai-
fant croire qu'il n'en feroit pas befoin.
Il me dit donc , à deffein de m'abuſer ,
qu'il ne trouvoit point de meilleur re
mede pour fe défaire de fa paffion , que
de s'éloigner quelque tems de celle qui
en étoit l'objet , & que pour prétexte
de fon abfence , il diroit au Duc que
nous allions lui & moi chez mon pere
pour acheter des chevaux , parce qu'il
s'en trouve les meilleurs du monde
dans notre ville . Je ne l'eus pas fi-tôt
RE
TOI
358 HIS
Liv. III. oui parler de cette maniere , que fans
CH.XXIII . Confulter autre chofe , l'intérêt de mon
ire de amour me fit approuver fon deffein ; je
Cardenio,
lui dis qu'il avoit raifon , que l'abfence
le guériroit affurément , & je le preffai
d'exécuter ce projet. Don Fernand
avoit déja , à ce que j'ai fçu depuis , les
derniers engagemens avec la belle paï
fanne en qualité d'époux; mais il n'ofoit
encore le découvrir dans l'incertitude
de ce que feroit le Duc fon pere quand
il apprendroit fon mariage . Cependant
comme l'amour n'eft autre chofe dans
la plupart des jeunes gens qu'une paf
fion déréglée , & un défir bouillant ,
qui n'a pour objet que la volupté , &
qui fe diffipe dans la jouiffance , Don
Fernand n'eut pas plutôt obtenu des
faveurs de fa maîtreffe , que fon affec
tion diminua ; ce grand feu s'amortit
& tous fes defirs fe refroidirent , & s'il
avoit feint auparavant d'avoir envie
de s'éloigner , il le fouhaitoit vérita
blement alors . Le Duc lui en donna la
permiffion , & m'ordonna de l'accom
pagner. Nous vînmes chez mon pere ,
où Don Ferdinand fut reçu comme une
perfonne de fa qualité devoit l'être par
des gens de la nôtre , & moi j'allai voir
Lufcinde , qui me reçut comme un
DE DON QUICHOTTE. 359
amant qui lui étoit cher , & dont elle Liv. III.
CH.XXIII.
connoiffoit la perfévérance . Quelques Hiftoire de
jours s'étant écoulés à faire divertir Cardenio
Don Fernand, je crus devoir à fon ami
tié la même confiance qu'il m'avoit té
moignée , & j'allai pour mon malheur
lui faire confidence de mon amour . Je
lui parlai de la beauté de Lufcinde , de
fon efprit, de fa fageffe;je lui en dis tant
de chofes, que je lui fis naître l'envie de
connoître une perfonne qui avoit tant
de bonnes qualités , & pour contenter
l'impatience qu'il m'en témoignoit , je
la lui fis voir un foir à une fenêtre baffe
où nous avions accoutumé de nous par
ler. Elle étoit extrêmement parée ce
jour-là , & elle parut fi belle aux yeux
de Don Fernand , qu'il oublia au même
inſtant toutes les beautés qu'il avoit
jamais vûes. Il perdit prefque tout d'un
coup la parole & le fentiment ; il de
meura ravi en un mot, & devint amou
reux au point que vous le verrez dans
la fuite .Pour l'enflammer davantage , &
pour augmenter la jaloufie qui naiffoit
peu à peu dans mon coeur , quoiqne je
n'en témoignaffe rien , le hazard lui fit
tomber entre les mains unbillet de Luf
cinde , par lequel elle me prioit de la
faire demander à fon pere , & de pref
300 HISTOIRE
Liv. IlI. fer notre mariage : mais cela avec tan
CH.XXIII. d'honnêteté & de difcrétion , que Don

nio, de Fernand s'écria que Lufcinde feule


Hiftoire
Carde
avoit toutes les beautés de l'efprit & du
corps , qui font partagées entre tout le
refte des femmes . Il faut que j'avoue
que les louanges de Don Fernand , tou
tes juftes qu'elles étoient , ne me plû
rent pas dans fa bouche ; elles me de
vinrent entierement fufpectes , & je
commençai à me cacher de lui : mais
autant que je prenois de foin de lui par
ler de Lufcinde , autant prenoit- il de
plaifir à m'en entretenir. Il m'en par
Îoit à tous momens , & recommençoit
àtouteheure, & faifoit fi bien que quel
que converfation que nous euffions au
paravant, elle venoit toujours à tomber
fur ce fujet. Cela acheva de me don
ner de la jaloufie , non pas que je crai
gniffe rien de la part de Lufcinde , dont
je connoiffois la fidélité , & qui m'en
donnoit tous les jours de nouvelles af
furances, mais je craignois tout de mon
mauvais fort,joint à cela que les amans
font rarement fans inquiétude . Don
Fernand avoit encore une curiofité ex
trême de voir tous les billets que je re
cevois de Luſcinde , & mes réponſes
& afin que je ne les lui refufaffe pas , il
me
DE DON QUICHOTTE. 361
me difoit , qu'il prenoit beaucoup de Liv. III.
plaifir à voir l'honnête maniere dont Ch.XXIII.
Hiftoire de
nous nous écrivions tous deux . Cardenio
Il arriva un jour que Lufcinde , qui
aimoit fort les livres de Chevalerie "
m'ayant demandé Amadis de Gaule
elle me le renvoya avec une lettre que
Don Fernand... A peine Don Quichot
te eut entendu nommer un livre de Che
valerie , qu'il interrompit Cardenio
& lui dit : fi vous m'aviez averti dès le
commencement , que cette belle De
moiſelle eft affectionnée aux livres de
Chevalerie , il n'eût pas été néceffaire
de me dire autre chofe pour me faire
connoître la bonté de fon efprit ; &
pour vous dire le vrai, je ne l'aurois ja
mais trouvée fi fpirituelle que vous la
faites ,fi elle n'avoit pas eu de goût pour
une fi excellente lecture . Il ne me faut
donc point d'autre chofe pour me faire
croire qu'elle eft belle , fpirituelle &
d'un mérite infini , puifqu'elle a cette
inclination , je la tiens & la foutiens la
plus belle & la plus fpirituelle perfon
ne du monde.Je fouhaiterois, Monfieur,
que vous euffiez envoyé avec Amadis
de Gaule le bon Don Roger de Gré
ce , Mademoiſelle Lufcinde auroit fans
doute fort aimé Darayda & Garaya, &
Tome I. Hh
362 HISTOIRE
LIV. III. le difcret Berger Darinel , avec les ad
C.XXIII. mirables vers de fes Bucoliques qu'il
chantoit de fi bonne grace . Mais avec le
tems il fera aifé de réparer cette faute "
& cefera fi-tôt que vous voudrez me
faire l'honneur de venir chez moi , où
je vous ferai voir plus de trois cens vo
lumes , qui font tout mon plaifir & tou
te ma joie , & qui font entierement à
votre fervice ; quoique peut-être n'en
fçaurois-je trouveraucun à l'heure qu'il
eft par la malice & l'envie des maudits
Enchanteurs . Pardonnez-moi , je vous
prie , Monfieur , fi contre ma promeffe
je vous ai interrompu , mais ilm'eft im
poffible de m'empêcher de parlerquand
il eft queftion de la Chevalerie errante :
pourfuivez donc quand il vous plaira.
Pendant le difcours de Don Quichotte,
Cardenio baiffant la tête dans l'efto
mac , s'étoit mis en la poſture d'un
homme qui rêve profondément ; &
quoique Don Quichotte le priât deux
ou trois fois de continuer fon hiftoire
il ne répondoit pas un mot, & ne levoit
feulement pas la tête . Il la leva enfin au
bout de quelque tems , & les yeux tout
troublés : On ne fçauroit , dit-il , m'ô
ter de la fantaifie , & il faut être un co
quin & un maraut pour me nier que ce
DE DON QUICHOTTE . 363
belître de Maître Elifabeth couchoit Liv. III.

avec la Reine Madafime . Non pas cela CH.XXIIL


‫اه‬
par la mort... dit Don Quichotte avec
une colere extrême , c'eft une médifan
ce & une pure calomnie . La Reine Ma
dafime fut une excellente & vertueufe
Dame , & il n'y a pas d'apparence
qu'une grande Princeffe s'amusât à fai
re l'amour avec un arracheur de dents .
Quiconque le dit , ment infolemment ,
& je le lui ferai voir à pied & à cheval ,
armé & défarmé, de jour & de nuit , &
de telle maniere qu'il le voudra . Car
denio regardoit attentivement Don
Quichotte fans rien dire , & fon accès
de folie le reprenant , il n'étoit pas en
état de pourſuivre fon hiftoire , non
plus que Don Quichotte en état de
l'entendre , tant il avoit de colere , de
l'affront qu'on faifoit à la Reine Mada
fime , dont il prenoit le parti avec au
tant de chaleur que fi elle eût été ſa vé
ritable Reine & lui fon Sujet , tant il
étoit entêté de fes livres , qu'il croyoit
comme articles de foi . Cardenio , qui ,
comme j'ai dit , étoit déja dans fon ac
cès , ne prit pas de plaifir à fe voir dé
mentir, & traiter d'infolent ; il ramaffa
un caillou qu'il trouva à fes pieds , &
le jetta fi rudement dans l'eftomac de
Hhij
HISTOIRE
364
LIV. III. Don Quichotte , & qu'il l'étendit par
CH.XXIII . terre . Sancho Pança , qui vit le coup ,
ne put fouffrir qu'on traitât ainfi fon
Sujet de la Maître , il fe lança , le poing fermé fur
figure. Cardenio , qui le reçut d'une telle fa
çon , que d'unfeul coup de poing il l'é
tendit à fes pieds , & lui fautant fur le
ventre , il le foula à fon aife , & ne le
quitta point qu'il n'en fût faoul . Le
Chevrier qui voulut aller au fecours de
Sancho , n'en fut pas quitte à meilleur
marché , & après que Cardenio les eut
bienfrotés & bien moulus, illes laiffa , &
s'en alla tranquillement fe cacher dans
le bois de la montagne . Sancho fe leva
quand perfonne ne l'en empêcha plus ,
& demi enragé de fe voir ainfi maltrai
té , voulut s'en prendre au Chevrier
difant qu'il avoit tort de ne les avoir
pas avertis que cet homme avoit de
tems en tems de la fureur , & que s'ils
l'avoient fçu , ils s'en feroient donnés
de garde . Le Chevrier répondit qu'il
les avoit avertis , & que s'il ne l'avoit
pas entendu , ce n'étoit pas fa faute .
Sancho repartît : le Chevrier repliqua ,
& la fin des reparties & des repliques
fut de fe prendre à la barbe , & de fe
donner des gourmades , de telle façon ,
que fiDon Quichotte ne les avoit fépa
DE DON QUICHOTTE. 365
rés , ils fe feroient mis en piéces . San- Liv. III.
cho étoit en goût , & crioit à fon Maî- CH XXIII
tre ; Laiffez-moi faire , Seigneur Che
valier de la Trifte-figure , cet homme
ici n'eft qu'un vilain païfan , non plus
que moi , il n'eft pas armé Chevalier "
je puis combattre contre lui main à
main , en homme d'honneur , & me
venger du tort qu'il m'a fait. Cela eft
vrai , dit Don Quichotte ; mais je fçai
qu'il n'a point de tort en ce qui nous
eft arrivé. En difant cela il les fépara "
& demanda au Chevrier , s'il ne feroit
pas poffible de retrouver Cardenio
parce qu'il mouroit d'envie de fçavoir
la fin de fon hiftoire . Le Chevrier ré
pondit , comme il avoit fait l'autrefois
qu'il ne fçavoit point fa demeure ; mais
qu'il n'auroit pas long-tems cherché là
autour , qu'il le trouveroit fou ou fage.

Hh iij
RE
TOI
366 HIS
LIV. III.
CH.XXIV

CHAPITRE XXIV.

Des chofes étranges qui arriverent au


vaillant Chevalier de la Manche dans
la Montagne noire , & de la péni
tence qu'il fit à l'imitation du Beau
Ténébreux.

dit adieu au Che


Dvrier ; & Sancho l'ayant regardé
de travers , le Chevalier monta à che
val , & l'Ecuyer le fuivant à pied , ils
prirent leur chemin par le plus rude de
la montagne . Ils marcherent quelque
tems fans rien dire , & Sancho étoit
demi mort d'envie de raifonner ; mais
il n'ofoit commencer , pour ne pas
contrevenir aux ordres de fon Maître.
Voyant enfin que Don Quichotte ne
parloit pas , & ne pouvant fouffrir un
fi long filence : Monfeigneur , lui-dit
il , je fupplie votre Seigneurie de me
donner fa bénédiction & mon congé
que je m'en aille tout à l'heure retrou
ver ma femme & mes enfans , avec
qui je pourrai au moins parler & con
tefter quand j'en aurai envie : car enfin
de prétendre que je vous fuive par ces
DE DON QUICHOTTE. 367
déferts , de jour & de nuit , fans dire un Liv. III.
feul mot , j'aimerois autant qu'on m'en- CH.XXIV.
terrât tout vif. Si Dieu vouloit que les
bêtes parlaffent comme au tems d'Efo
pe , encore paffe , je m'entretiendrois
avec Roffinante de tout ce qui me vien
droit dans la fantaifie , & les paroles
ne me pourriroient pas dans le corps.
O ma foi , c'eſt une chofe infupportable
d'aller toujours chercher les aventures,
& de ne trouver jamais que des gens qui
nous bernent , & qui nous affomment
à coups de poing & de pierres , & au
તે
bout du compte,qu'il faille encore avoir
la bouche coufue , comme fi on étoit
né muet ! Je t'entens , Sancho , répondit
Don Quichotte , tu ne fçaurois tenir
long-tems ta langue captive : Hé bien ,
je lui rends la liberté , à condition pour
tant que ce ne fera que pour le tems que
nous ferons dans ces montagnes : dis
donc ce que tu voudras . Alors comme
alors , dit Sancho , que je parle donc
tout mon faoul à l'heure qu'il eft , &
pour commencer à jouir du privilege :
Or çà , Monfieur , continua-t-il , quel
intérêt aviez-vous de prendre fi chau
dement le parti de cette Reine Marcaf
fine , ou comme elle s'appelle , car je
ne m'en foucis gueres , & que vous im
Hh iiij
368 HISTOIRE
Liv. III. porte que cet Hélie Labé fùt fon ami ,
CH.XXIV.
ou non? Si vous aviez laiffé paffer cela
qui ne vous touche en rien , le fou au
roit achevé fon hiftoire , vous n'auriez
point attrappé le coup de caillou , & je
n'aurois pas la toile du ventte rompue .
Ami Sancho , répondit Don Quichotte,
fi tu fçavois comme moi combien c'é
toit une honnête Dame que la Reine
Madafime , je fuis affuré que tu dirois
que j'ai eu encore trop de patience de
n'arracher pas cette langue infolente
qui a ofé proférer de fi grands blafphê
mes. Car enfin , n'eft- ce pas un blaf
phême exécrable , que de dire qu'une
Reine ait couché avec un Chirurgien ?
La vérité de l'hiſtoire eft que Maître
Elifabeth ( comme a dit le fou ) fut un
homme prudent & de bon confeil , qui
fervoit de Gouverneur & de Medecin
à la Reine ; mais de penfer qu'elle fût
fon amie , c'eftune rêverie infolente &
digne de châtiment . Et afin que tu
voyes que Cardenio ne fçavoit ce qu'il
difoit , tu n'as qu'à te reffouvenir qu'il
étoit déja dans fon accès , & qu'il avoit
l'efprit égaré. Hé , c'eft où je vous at
tens , s'écria Sancho ; qu'aviez-vous
que faire de vous mettre en peine des
difcours d'un fou ! Et fi par hazard ce
$
ANS
14
Tome Ipag.363 .

Mathey Feci
DE DON QUICHOTTE. 369
béni caillou vous avoit donné par la tê Liv. III.
te , comme il a fait dans l'eftomac , nous CH.XXIV.
ferions en bel état pour avoir pris le
parti de cette belle Dame , que Dieu
confonde. Sancho , répondit Don Qui
chotte , & contre les fous & contre les
fages , tout Chevalier errant eft obligé
de défendre l'honneur des Dames
quelle qu'elles puiffent être , combien
plus celui desgrandes Princeffes , & des
Reines d'importance , comme le fut la
Reine Madafime , pour qui j'ai une vé
nérationparticuliere , à caufe de ſa ver
tu & de toutes fes bonnes qualités ? Car
outre qu'elle étoit très-belle , elle fut
extrêmement fage & fort patiente dans
les malheurs dont elle fut accablée .
C'eft en cet état-là qu'elle eut grand
befoin des fages confeils de Maître Eli
fabeth , qui lui aidoit à fupporter fes
déplaiſirs , & c'eft de -là que le vulgai
re ignorant & malin a pris occafion de
dire qu'ils vivoient familierement en
femble : mais ils mentent encore une
fois , & ils mentiront deux cens autres,
tous ceux qui le diront , & qui en au
ront feulement la penfée . Je ne le dis
ni nele penfe , pour moi , dit Sancho ,
je ne me mêle point des affaires des au
tres , je n'y ai que voir ; s'ils ont fait
370 HISTOIRE
Liv. III. la folie , c'eft fur leur compte , je viens
CH.XXIV.
de mes vignes , je ne fçai rien de rien
je ne fourre point mon nez où je n'ai
que faire ; qui achette & vend , en fa
·
bourfe le fent ; après tout je fuis né tout
nud , & tout nud je me trouve ; je n'y
prends ni n'y mets ; je n'y perds ni n'y
gagne ; mais s'ils ont couché enfemble
ou non, que m'importe à moi ? On croit
bienfouvent qu'il y a du lard , où il n'y
a pas feulement des chevilles , & qui
diantre eft-ce qui peut mettre des por
tes aux champs? Dieu me foit en aide ,
s'écria Don Quichotte , hé combien tu
enfiles-là de fottifes ? & dis-moi , je te
prie, quel rapport ont tous ces imperti
nens proverbes avec ce que je viens de
dire ? Va , va , mêles -toi déformais
d'avoir foin de ton âne , & non pas des
chofes qui ne t'importént. Mais fou
viens-toi une fois pour toutes de bien
imprimer dans ta cervelle que tout ce
que j'ai fait , fais & ferai , eft toujours
felon la droite raifon , & très- conforme
aux loix de la Chevalerie , que j'entens
mieux que tous les Chevaliers qui en
ont jamais fait profeffion . En bonne foi,
Monfieur , ditSancho , eft- ce une bon
ne loi de Chevalerie , que nous cou
rions par ces montagnes comme gens
DE DON QUICHOTTE . 371
Liv. III.
perdus fans voir ni chemin ni fentier
cherchant qui acheve de nous brifer , à CH.XXIV.
vous la tête , & à moi les côtes ? En
voilà affez , encore une fois , répondit
Don Quichotte ; apprens que mon def
fein n'eft pas feulement de trouver ce
pauvre fou, mais de faire en cette mon
tagne une action qui me donnera de la
réputation parmi les hommes, qui éter
nifera mon nom , & damera le pion à
tous les Chevaliers errans paffés & à
venir. Eft-elle bien périlleufe , Mon
fieur, cette action-là , demanda Sancho?
Non , répondit Don Quichotte , quoi
que pourtant la chofe pourroit aller de
telle façon , que nous rencontrerions
hazard au lieu de chance . Mais enfin ,
cela dépend de ta diligence . De ma dili
gence,Monfieur ! dit Sancho . Oui, mon
ami , répondit Don Quichotte , parce
que fi tu reviens promptement d'où je
penfe à t'envoyer , ma peine fera bien
tôt finie , & ma gloire commencera.
Mais pourquoi te tenir davantage en
fufpens ? Il faut que tu fçaches , fidéle
Ecuyer , que le fameux Amadis de Gau
le fut un des plus parfaits Chevaliers
errans du monde ; que dis-je ? un , il fut
le feul , au moins il fut le premier, & le
Prince de tous ceux qu'il y a jamais eu
372 HISTOIRE
Liv. III. jufqu'à lui ; & que les Belianis ni pas un
CH.XXIV. autre ne prétendent point entrer en

comparaifon avec lui : ils fe trompe


roient du blanc au noir , & il n'y en a
pas un qui mérite d'être fon Ecuyer . Je
t'apprens auffi que le Peintre qui veut
fe rendre fameux dans fon art , tâche
toujours d'imiter les meilleurs origi
naux & prend pour modéles les ouvra
ges des plus excellens Peintres qu'il
connoît & ceci doit être une régle
pour tous les arts & pour toutes les
fciences qui forvent d'ornement dans
les Républiques. Tout de même celui
qui veut acquerir la réputation de pa
tient & de fage , doit imiter Uliffe
qu'Homere nous repréfente comme l'i
mage & le prototype de la fageffe &
de la patience . Ainfi Virgile nous don→
ne en la perfonne d'Enée une exemple
admirable de la pieté d'un fils envers
fon pere , & en même-tems de la pru
dence d'un vaillant Capitaine ; dépei
gnant chacun leur Héros , non pas peut
être comme ils ont été , mais tels qu'ils
devoient être . De la même maniere
auffi, Amadis ayant été le Nord , l'Etoi
le & le Soleil des vaillans & amoureux
Chevaliers , c'eft lui que nous devons
imiter , tous tant que nous fommes qui
combattons fous les étendards de l'a
DE DON QUICHOTTE . 373
mour, & de la Chevalerie errante . Ce- Liv. III .
la étant donc ainfi , comme affurément CH.XXIV.
il l'eft , je trouve , ami Sancho , que le
Chevalier errant quil'imitera le mieux,
approche le plus de la perfection . Or
une des chofes en quoi le grand Amadis
fit davantage éclater fa fageffe & fa va
leur , fa fermeté & fon amour , ce fut
en fe retirant fur la roche pauvre pour
y faire pénitence fous le nom du Beau
ténébreux , nom affurément fignificatif
& admirablement convenable à la vie
qu'il vouloit mener ; & qu'il avoit lui
même choifie . Et comme il m'eft beau
coup plus aifé de l'imiter en fa péniten
ce , qu'à fendre des Géans démefurés
couperdes ferpens,tuer des endriagues,
mettre des armées en déroute , diffiper
les flottes , & défaire les enchantemens ;
que d'ailleurs ces lieux fauvages font
tous propres pour un tel deffein , je ne
veuxpas laiffer perdre l'occafion qui
s'offre fi favorablement. Mais enfin
Monfieur , dit Sancho , qu'eft- ce donc
que vous prétendez faire dans un lieu
fi défert ? Et ne t'ai-je pas dit , répondit
Don Quichotte , que je prétens imiter
Amadis , faifant ici l'infenfé , le défef
peré , le furieux ; imiter auffi en même
tems le valeureux Roland dans les fo
HISTOIRE
374
Liv. III. lies qu'il fit, quand il fçut qu'Angelique
CH.XXIV. s'étoit fi lâchement abandonnée à Me
dor ; ce qui lui donna tant de chagrin
qu'il devint fou , & arracha les arbres ,
troubla les eaux des fontaines , rava
gea les troupeaux, tua les bergers, brû
la leurs cabanes , déroba leursjumens ,
& fit cent mille autres extravagances
dignes d'une éternelle mémoire . Et
quoique je ne fois pas réfolu d'imiter
exactement Roland, Orland , ou Ro
toland ( car il avoit tous ces noms-là )
en toutes fes folies , je prétens pour le
moins choifir les plus effentielles , &
celles qui peuvent paffer pour orthodo
xes . Peut-être auffi que je me conten
terai d'imiter feulement Amadis , qui
fans faire de folies éclatantes & perni
cieufes , mais fimplement des plaintes
& des lamentations , acquit tant de ré
putation & de gloire , qu'on n'en peut
avoir davantage . Il me femble , Mon
fieur , dit Sancho , que les Chevaliers
qui faifoient ces folies & ces péniten
ces en avoient quelque fujet;mais vous,
Monfieur, quelle raifon avez-vous pour
devenir fou ? Quelle Dame vous a mé
prifé , & quelles marques avez-vous
trouvées que Madame Dulcinée du To, «
bofo ait fait des fottifesavec Maure ou
DE DON QUI CHOTTE. 375
Chrétien ? hé ! voilà le point , s'écria Liv. III.
li CH.XXIV
Don Quichotte , c'est là la fineffe de
mon affaire un Chevalier errant de
#
venir fou fans caufe ni raifon ; voilà
le noeud & l'importance de perdre le
jugement fans fujet , & par là faire voir
à ma Dame , de quoi je fuis capable
dans l'occafion , puifque je fais bien
ceci fans que rien m'y oblige . Mais au
reſte , le long tems qu'il y a que je me
fuis éloigné de l'incomparable Dulci
née , ne m'en donne-t-il pas affez de
fujet ; comme tu as oui dire au berger
Ambroife , l'abfence ne fait - elle pas
craindre & fentir tous les maux ? Ainfi
donc , ami Sancho , ne perds point le
tems à me vouloir détourner d'une fi
rare , fi heureufe & fi extraordinaire.
émulation . Je fuis fou , & fou je veux
être , jufqu'à ce que tu fois de retour
avec la réponſe d'une lettre que je veux
que tu portes à Madame Dulcinée : &
fi je la trouve digne de ma fidélité , je
ceffe au même moment d'être fou , &
de faire pénitence ; mais fi elle n'eft
pas obligeante , je demeurerai fou abfo
lument ; & en cet état-là , je ne fentirai
rien , de telle forte que quoique me ré
`ponde ma Dame , je me tirerai toujours
heureuſement d'affaire , ou en jquiffant
376 HISTOIRE
Liv . III. en homme fage , du bien que j'efpere
CH.XXIV de ton retour , ou comme fou , fans fen
tir le mal que tu m'auras apporté . Mais
à propos , Sancho , as-tu fauvé l'armet
de Mambrin ; je m'apperçus bien que
tu le ramaffas après que cet ingrat eut
fait tous fes efforts pour le mettre en
piéces ; mais qu'eft - il devenu ? Vive
Dieu , Seigneur Chevalier de la Trifte
figure , s'écria Sancho , je ne fçaurois
fouffrir de certaines chofes que vous
dites , & elles me font croire que tout
ce que vous chantez des Chevaleries ,
de gagner des Royaumes & des Empi
res , & de donner des Ifles & d'autres
récompenfes à la mode des Chevaliers
errans , tout cela n'eft que vent & que
menfonge . Hé qui diable , Dieu me par
donne , peut entendre dire qu'un baffin
de barbier eft l'armet de Mambrin , &
voir qu'on ne s'en défabuſe pas en qua
tre ou cinq jours , fans penfer que celui
qui le dit , aperdu le jugement ? J'ai le
baffin dans mon biflac tout enfoncé &
tout gâté , & je l'emporte pour le faire
raccommoder , & m'en fervirà me faire
la barbe , fi Dieu me fait la grace de me
revoir jamais avec ma femme & mes
enfans . Sancho , dit Don Quichotte , par
le Dieu vivant que tu viens de jurer ,
tu
DE DON QUICHOTTE. 377
tu es bien l'Ecuyer du plus petit enten- Liv. III.
CH.XXIV
dement qu'il y ait encore au monde .
Eft-il bien poffible que depuis le tems
que tu es avec moi , tu ne te fois pas en
core apperçu que toutes les affaires des
Chevaliers errans femblent des chime
res , des folies & des impertinences , &
qu'elles paroiffent toutes à rebours "
non pas pour cela qu'elles foient ainfi ;
mais parce qu'il y a toujours parmi
nous une troupe d'Enchanteurs , qui
changent & bouleverfent tout cela com
me il leur plaît , & felon qu'ils ont en
vie de nuire ou de favorifer ? C'eft juf
tement ce qui fait que ce que je vois
être l'armet de Mambrin , te paroît un
baffin de barbier , & il femblera autre
chofe à un autre . J'admire en cela la
providence du fage qui eft dans mon
parti , d'avoir fait que tout le monde
prenne cet armet de Mambrin pour un
baffin de barbier , parce qu'étant une
des plus précieufes chofes du monde
& la plus enviée , je n'aurois jamais été
en repos, il m'auroit fallu faire mille
combats pour le défendre, & avec cette
apparence trompeufe perfonne ne s'en
foucie , comme cet étourdi l'a bien fait
voir en effayant de le rompre , & ne
voulant pas même s'en charger. Gar
Tome I. Ii
IRE
HISTO
378
Lrv. I. des-le , cher ami Sancho , je n'en ai pas
CH.XXIV befoin pour l'heure ; au contraire je

veux me défarmer entiérement , & me


mettre tout nud comme je fortis du
ventre de ma mere : c'est -à-dire , fi je
trouve qu'il foit à propos d'imiter la
pénitence de Roland plutôt que celle
d'Amadis. En achevant ce difcours ils
fe trouverent au pied d'une roche fort
haute qui étoit détachée de toutes les
autres comme fi on l'eût fait exprès . Un
petit ruiffeau couloit doucement par la
pente , & venoit en ferpentant arrofer
un pré qui l'entouroit . La fraîcheur &
la verdeur de l'herbe , & la quantité
d'arbres fauvages, de plantes & de fleurs
dont la roche étoit couverte , rendoient
ce lieu le plus agréable du monde . Cet
endroit-là plut extrêmement au Cheva
lier de la Trifte-figure , qui le choifif
fant pour faire fa pénitence , en prit pof
feffion en ces termes , comme s'il eût
entiérement achevé de perdre la rai
fon : Voilà , ô Ciel ! s'écria-t-il , le lieu
que je choifis pour pleurer le pitoyable
état où vous m'avez réduit . Je veux
que mes larmes augmentent les eaux de
ce ruiffeau , & que mes foupirs conti
nuels agitent perpetuellement les feuil
les & les branches des ces arbres , pour
DE DON QUICHOTTE. 379
faire connoître à tout le monde le cruel Liv. H
CH.XXIV
tourment , & l'épouventable peine que
fouffre mon cœur. O vous,qui que vous
foyez , Dieux champêtres , habitans de
ces déferts , écoutez les plaintes d'un
malheureux amant , qu'une longue ab
fence & une jaloufie imaginaire ont
amené dans ces triftes lieux , pour pleu
rer fon mauvais fort , & fe plaindre en
liberté des rigueurs d'une belle ingrate,
en qui le Ciel a raffemblé tous les at
traits de la beauté humaine ! O vous !
Napées , & vous Dryades , qui avez
accoutumé d'habiter les montagnes fan
vages ( ainfi foyez-vous en fûreté con
tre les Satyres qui troublent votre re
pos ) aidez-moi à plaindre mes mal
heurs , ou pour le moins ne vous laffez
pas de les entendre. O Dulcinée du
Tobofo ! Soleil de mes jours , & Lune
de mes nuits,gloire de mes peines , Nord
de mes voyages , Etoile de mes avan
tures ; ainfi le Ciel t'en donne toujours
d'heureuſes ; comme je te conjure d'a
voir pitié du trifte état où me réduit ta
cruelle abfence , & que ton coeur fe rea
de favorable à la conftance de ma foi !
O vous ! arbres folitaires & fombres
qui devez déformais me faire compa
gnie dans ma folitude , faites-moi con
fi
HISTOIRE
380
LIV. III. noître par le doux murmure de vos
CH.XXIV feuilles agitées , & par le branlement
de vos branches , que ma préfence ne
vous eft pas défagréable . Et toi , mon
cher Ecuyer , aimable & fidele compa
gnon de toutes mes aventures , confi
dére attentivement tout ce que je vais
faire fans en oublier la moindre chofe ,.
afin de le raconter exactement à celle
pour qui je le fais . O toi ! Roffinante ,
qui m'as toujours inféparablement ac
compagné , & fi utilement fervi , non
feulement dans la profpérité , mais tant
que la fortune m'a été contraire ; toi qui
as toujours partagé mon bonheur & mes
difgraces,pardonne-moi,fi dans celle- ci,
je choisis la folitude , & crois que ce
n'eft pas fans regret que je t'abandonne.
En difant cela , il mit pied à terre , ôta
promptement la felle & la bride à fon
cheval ; & lui donnant de la main fur la
croupe, il lui dit en foupirant : Celui qui
a perdu la liberté , te la donne . O che
val ! auffi excellent pour tes grandes ac
tions , que malheureux dans ton fort 2
va-t'en où tu voudras , tuferas reconnu
par-tout , & tu portes écrit fur le front ?
que jamais l'Hipogriphe d'Aftolphe , ni
le renommé Frontin , qui coûta fi cher à
Bradamante , n'ont égalé ta legereté &
DE DON QUICHOTTE . 38x
ta vigueur ! Maudit foit, s'écria Sancho Liv.III.
U CH.XXIV
en cet endroit , & mille fois maudit ,
celui qui m'a délivré du foin de débâter
mon âne , les flateries ne lui manque
roient pas , ni de belles paroles à fa
louange ; mais pourtant quand il feroit
ici , le pauvre grifon ! pourquoi lui ôter
le bât? Qu'est-ce qu'il a à voir aux folies
des amoureux & des défefpérés , puif
que fon maître ( qui étoit moi ) n'a ja
mais été ni l'un ni l'autre ? Mais dites
donc , Monfieur , fi mon voyage & vo-
tre folie font véritables ; croyez- vous
qu'il foit mal-à-propos de feller Roffi
nante , afin qu'il fupplée au défaut de
mon grifon, & que mon voyage ne dure
P pas fi long-tems ? Car s'il me faut aller à
pied , je ne fçai pas trop bien quand j'ar
riverai , ni quand je ferai de retour
parce que je fuis un fort méchantpiéton..
Fais comme tuvoudras , Sancho , répon
dit Don Quichotte , il me femble que tu
n'as pas tout le tort. Au refte tu partiras
dans troisjours,je te retiens encore pour
ce tems-là , afin que tu voyes ce que je
fais pour ma Dame , & que tu le lui puif
fes redire . Et que puis-je voir davanta
ge que ce que j'ai vû , dit Sancho ? Vrai
ment tu es bien éloigné du compte , re
2 HISTOIRE
Liv. III. 38
CH.XXIV partit Don Quichotte ; ne faut-il pas que
je déchire mes habits , que je jette mes
armes piéce à piéce , que je faute la tête
en bas fur les rochers , & que je faffe
mille autres chofes de cette nature qui
te donneront de l'admiration ? Pour l'a
mour de Dieu , Monfieur , dit Sancho ,
prenez bien garde comment vous ferez
ces fauts , vous pourriez donner de la
tête en tel endroit , que dès le premier
coup vous auriez achevé la pénitence.
Et je ferois d'avis pour moi , fi ces fou
bres -fauts font fi néceffaires , & que
l'œuvre ne fe puiffe faire fans cela , que
vous vous contentaffiez , puifque tout
cela eftfeint , & n'eftqu'une imitation ,
de les faire dans l'eau ou fur des mate
lats , & je ne laifferai pas de dire à Ma
dame Dulcinée , que vous l'avez fait fur
des roches pointues , & dure comme
du fer. Je te remercie de ta bonne in
tention , ami Sancho , répondit Don
Quichotte ; mais il faut que tu fçaches
que ceci n'est point une feinte , mais
une chofe très-férieufe , parce qu'autre
ment ce feroit pécher contre les loix de
la Chevalerie , qui nous défendent de
mentir fous peine d'être déclarés indi
gnes de l'Ordre ; & faire une chofe pour
l'aut re, c'eft mentir : ainfi il faut que
DE DON QUICHOTTE. 383
imes foubre-fauts foient réels , effectifs , Liv. III.
conftans , & valables , fans aucune fu CH.XXIV
percherie . Cependant il fera bon que
tu me laiffes du charpi pour mettre fur
mes bleffures , puifque nous avons per
du le baume . C'a bien encore été pis de
perdre l'âne , dit Sancho , puifqu'il por
toit le baume & le charpi ; mais je prie
votre Seigneurie de ne me parlerjamais
de ce vilain breuvage , qu'à l'entendre
feulement nommer , je fuis prêt de ren
dre tripes & boyaux. Je vous prie auffi
de vous fouvenir que les trois jours que
vous aviez pris pour me faire voir vos
folies , font paffes " & que je les tiens
pour vûes fans appel . Je dirai des mer
veilles à Madame , laiffez moi faire ;
écrivez feulement , & me dépêchez :
car je grille que je ne fois déja revenu
pour vous tirer dupurgatoire oùje vais
yous laiffer. Tu l'appelles purgatoire ,
Sancho , dit Don Quichotte , dis enfer ,
& quelque chofe de pis , s'il y en a dans
le monde . Et qui eft en enfer , n'a
point de retention , dit Sancho , à ce
que j'ai oui dire. Que veux-tudire par
retention ? je ne l'entens pas , dit Don
Quichotte. Retention , dit Sancho "
c'eft-à-dire , que qui eft une fois en en
fer, n'en fçauroit plus fortir. Ce qu
HISTOIRE
384
Liv. III . n'arrivera pas de vous , où je ne pourrai
CH.XXIV remuer les talons pour hâter Roffinan
te. Si prétens-je pourtant qu'il me ren
de , comme il me prend , devant Mada
me Dulcinée du Tobofo , à qui je dirai
des chofes fi admirables de vos folies &
de vos impertinences , carje penfe que
c'est tout un , que je la rendrai plus fou
ple qu'un gand, fût-elle plus dure qu'un
chêne. Et j'en tirerai une réponſe dou
ce comme miel , avec laquelle je m'en
viendrai par l'air , comme un forcier',
vous tirer de votre purgatoire , qui
femble un enfer , mais qui ne l'eft pas ,
puifqu'il y a efpérance d'en fortir , &
que l'on dit qu'on ne fort jamais d'en
fer quand on y a une fois mis le pied ;
qui eft auffi , à ce que je crois , le fen
timent de votre Seigneurie. C'eft la
vérité , dit Don Quichotte ; mais où
prendrons-nous de quoi pour écrire la
lettre ? Et le mandement des ânons ,
ajouta Sancho . Je ne l'oublierai pas , re
prit Don Quichotte ; & puifque je n'ai
point de papier , il faudra que j'écrive
fur des feuilles d'arbre , ou fur des lam
mes de cuivre : mais je viens de me ref
fouvenir que j'ai les tablettes de Carde
nio , qui feront toutes propres pour ce
la , & tu auras foin de faire tranſcrire le
tout
DE DON QUICHOTTE. 385
tout en belles lettres , au premier Bourg Liv. III.
où tu trouveras un maître d'Ecole ; & CH.XXIV
s'il n'y en a pas , le Sacriſtain de la Pa
roiffe le tranfcrira bien ; mais donne
toi garde de le faire faire par un hom
1 me de chicanne , car le diable même ne
le liroit pas. Oui , mais comment faire
pour la fignature , répondit Sancho ?
Jamais Amadis ne fignoit fes lettres
dit Don Quichotte . Bon pour cela , dit
Sancho ; mais le mandement , fi faut-il
bien de néceffité qu'il foit figné ; & s'il
eft tranfcrit , ils diront que le feing eft
faux , & me voilà fans ânons . Le man
dement fera auffi dans les tablettes , &
je le fignerai ; & quand ma niéce verra
mon nom , elle ne fera aucune difficulté
de l'accomplir . Pour ce qui eft de la let
tre d'amour , tu feras mettre au bas :
Votre jufqu'à la mort , le Chevalier de
la Trifte-figure . Il ne faut point ſe ſou
cier que l'écriture foit d'une autre main
que la mienne , parce que , fi je m'en
fouviens bien , Dulcinée ne fçait ni lire
ni écrire , & de fa vie n'a vû ni de mes
lettres , ni de mon écriture . Nos amours
ont toujours été en idée , & n'ont jamais
paffé les bornes d'un honnête regard ,
& encore , ça été fi peu fouvent , que
je puis bien jurer que depuis douze ans
Tome I.
Kk
RE
386 HISTOI
Liv. Il qu'elle m'eft plus chere que ma vie , je
CH.XXIV
ne l'ai pas vûe quatre fois , & peut-être
même ne s'eft-elle jamais apperçûe que
je la regardaffe , tant Laurent Cor
chuelo fon pere , & Aldonça Nogalés
fa mere , la veillent de près , & la tien
nent refferrée . Et qui , ma foi , s'écria
Sancho , la fille de Laurent Corchuelo ,
Aldonça Lorenço , eft Madame Dulci
née du Tobofo. C'eſt elle-même , ré
pondit Don Quichotte , & celle qui
mérite d'être Maîtreffe de toute la ter
re . Ha ! je la connois bien , dit Sancho 2
& je fçai qu'elle tire une barre auffi ru
dement que fçauroit faire le plus fort
Berger du village . Vive Dieu , quelle
créature ! qu'elle eft droite & bienfaite !
& ma foi , elle peut prêter le collet à
tout Chevalier errant qui la prendra
pour Maîtreffe . Jarni , qu'elle eft vi
goureuſe & de bonne complexion , &
la bonne voix qu'elle a ! Un jour elle
étoit au haut du clocher de notre villa
ge , & elle fe mit à appeller les valets
de fon pere qui étoient à plus de demie
lieu de là , ils l'entendoient auffi clair
que s'ils euffent été au pied de la tour .
Ce qu'elle a de meilleur , c'eft qu'elle
n'eft point dédaigneufe , elle joue avec
tout le monde , & fe moque de tout,
DE DON QUICHOTTE. 387
Ho ! vraiment à l'heure qu'il eft , Sei- Liv. III.
gneur Chevalier de la Tritte -figure , CH.XXIV
vous pouvez bien faire pour elle tant
de folies que vous voudrez , vous pou
vez vous défefpérer & vous pendre , il
n'y a perfonne qui ne dife que vous au
rez bien fait ; quand même le diable
vous auroit emporté . Aldonça Loren
ço , bon Dieu , je grille d'être en che
min pour la voir , car il y a déja long
tems que je ne l'ai vûe . Elle doit être
bien changée à cette heure , le foleil ,
le grand air , & aller tous les jours aux
champs , cela gâte fort le vifage des
femmes . Il faut que je vous avoue une
chofe , Seigneur Don Quichotte , que
jufques ici j'ai vêcu dans une grande
ignorance . J'aurois juré que Madame
Dulcinée étoit quelque grande Princef
fe dont vous êtes amoureux , ou quel
qu'autre Dame d'importance qui méri
tât les riches préfens que vous lui avez
envoyés , comme celui du Bifcayen ,
des forçâts , & tant d'autres que je
m'imagine , felon que vous avez rem
porté de différentes victoires dans le
tems que je n'avois pas l'honneur d'être
votre Ecuyer. Mais après avoir confi
déré que c'eft la Dame Aldonça Loren
ço , je dis la Dame Dulcinée duTobofo,
Kk ij
388 HISTOIRE

Liv. III. devant qui ceux que vous avez vain


CH.XXIV cus , doivent aller fléchir le genou , je
viens de penfer qu'ils pourroient bien
arriver dans le tems qu'elle peigneroit
du chanvre , ou qu'elle battroit du bled
dans la grange , & ces gens-là auroient
grande honte de fe jetter à genou de
vant une créature fi mauffade , elle
même fe moqueroit peut-être bien de
votre préfent. Je t'ai déja dit plufieurs
fois , Sancho , dit Don Quichotte , que
tu es un grand parleur , & quoique lour
daut & d'un efprit groffier , tu te mêles
de fubtilifer , & de dire des choſes pi
quantes. Mais , mon cher ami , je fuis
bien aife de te faire voir que je fuis en
core plus fage que tu n'es fot ;& au lieu
de me fâcher de ce que tu dis, je t'ap
prens que pour ce que je fouhaite de
Dulcinée du Tobofo , elle eft auffi bon
ne , & plus que la plus grande Prin
ceffe de la terre. Tous Poëtes qui
chantent les louanges des Dames fous
des noms qu'ils leur donnent à leurfan
taifie , n'ont pas pour cela de véritables
Maîtreffes. Crois-tu que les Phylis , les
Sylvies , les Dianes & les Amarantes
que l'on voit dans les Livres & fur le
Théâtre , ayent été des créatures en
chair & en os , & les Dames de ceux
DE DON QUICHOTTE. 389
qui les ont ventées ? Non affurément , Liv. III.
CH.XXIV
ce font des imaginations de la plupart
des Poëtes , qui penfent à s'exercer l'ef
prit , & donner matiere à leurs Poëfies ,
& faire croire qu'étant amoureux , ils
font auffi gens de mérite & d'importan
ce. Il fuffit donc pour moi , qu'Aldonça
Lorenço foit belle & honnête ; pour ce
qui eft de fa naiffance , je ne m'en mets
pas en peine; & fans l'examiner,j'en fuis
auffi content que fi je fçavois qu'elle fût
une grande Princeffe . Je t'apprens, San
cho , fi tu ne le fçais pas, que les chofes
qui nous obligent le plus à aimer , font
la beauté & la fageffe ; & elles fe trou
vent toutes deux fi parfaitement en
Dulcinée , qu'elle eft fans conteftation
la plus belle & la plus fage du monde .
En un mot , je m'imagine que cela eft
tout ainfi que je le dis , fans qu'il s'en
faille la moindre chofe . Je m'en fuis fait
une idée au gré de mes fouhaits , & je
me la repréſente telle , que ni les Hele
nes , ni les Lucreces , ni toutes le He
roïnes des fiecles paffés , Grecques , La
tines & Barbares n'en ont jamais appro
ché. Qu'on en dife tout ce qu'on vou
dra , fi les idiots ne l'approuvent pas ?
le honnêtes gens ne laifferont pas d'être
de mon fentiment . Monfieur , dit San
Kk iij
1
HISTOIRE
390
LIV. III. cho , vous avez raifon en tout & par
CHXXIV
tout , & je fuis un âne . Mais pourquoi ,
diable , eft- ce que ce nom là me vient
à la bouche ? il ne faut point parler de
cordes dans la maifon de celui qui a
étépendu . Cependant , Monfieur , écri
vez vos lettres , & que je déménage.
Don Quichotte tira les tablettes , &
après s'être un peu écarté pour écrire ,
il appella Sancho , & lui dit qu'il vou
loit lui lire fa lettre , afin qu'il l'apprît
par cœur , parce qu'elle pouvoit fe per
dre en chemin , & qu'il avoit tout à
craindre de fa mauvaiſe fortune . Vous
nè fçavez pas tout , Monfieur , dit San
cho ; écrivez là plutôt deux ou trois
fois dans les tablettes : car de penfer
que je la puiffe mettre dans ma mémoi
re , c'est une folie , je l'ai fi mauvaiſe ,
que bien fouvent je ne me fouviens pas
de mon nom . Avec tout cela pourtant ,
je vous prie de la lire , je m'imagine
qu'elle eft faite comme au moule , & je
ferai bien aife de l'entendre . Ecoute
donc , dit Don Quichotte.

Lettre de Don Quichotte à Dulcinée .

Celui qui eft percé jufqu'au vif de la


pointe trop aigue de votre abfcence , &
DE DON QUICHOTTE. 391
que l'Amour a bleffé dans la partie la plus Liv. II
CH. XXI
fenfible du cœur , vous fouhaite lafanté ,
dont il ne jouit pas , très-agréable Dul
cinée du Tobofo . Si votre beauté me mé
prife , fi votre vertu ne s'explique en ma
faveur & fi vos dédains continuent , il eft
impoffible queje réfifte à tant de maux "
quoique jefois affez accoûtumé à la fouf
france , parce que la force du mal eft
plusforte que maforce . Mon fidele Ecuyer
Sancho vous rendra un compte exact ‫و‬
belle ingrate , & trop aimable ennemie , de
l'état où je fuis à caufe de vous & des
tourmens quejefouffre. Si vous avez affez
$ de compaffion pour me fecourir , vousferez
un acte de Justice digne de vous & de moi ,
& en m'obligeant , vous fauverez un bien
u'il vous
qui eft à vous : finon faites ce qu'
plaira , en achevant de vivre j'aurai fa
tisfait à votre cruauté & à mes défirs.

Celui qui eft à vous ju qu'à la mort ,


Le Chevalier de la Trifte-figure.

7
Par ma barbe , s'écria Sancho , fi ce
n'eft là la meilleure lettre que j'aye ja
mais vûe . Hé , ventre de moi , que vous
dites bien tout ce que vous voulez , &
que vous avez bien enchâffé-là le Che
valier de la Trifte-figure ! Par ma foi ,
Kk iiij
392 HISTOIRE
Liv.III.je vous le dis, vous êtes le diable mê
CH.XXIV me ,
& il n'y a rien au monde que vous
ne ſçachiez . Il faut tout fçavoir , ré
pondit Don Quichotte , dans la profef
fion que je fais. Or ça , reprit Sancho ,
écrivez donc de l'autre côté le mande
ment des trois ânons , & fignez bien
nettement , afin qu'on conñoiffe que
c'est bien votre écriture . Je le veux
dit Don Quichotte ; & après l'avoir
écrit , il lut :

Ma Niéce , vous payerez , par cette


premiere de change , trois ánons des cinq
que j'ai laiffés dans ma maifon , à Sancho
Pança , mon Ecuyer , valeur reçûe de lui.
Je vous en tiendrai compte , en me rappor
tant la préfente quittance dudit Sancho.
Fait au fond de la montagne noire , le
26. d'Août de la préfente année.

Elle eft fort bien comme cela , Mon


fieur , dit Sancho , vous n'avez qu'à
figner. Il ne faut point la figner , ré
pondit Don Quichotte , je m'en vais
feulement la parapher , & cela fuffira
pour trois cens ânes. Je m'en fie bien
à vous , dit Sancho , je m'en vais feller
Roffinante ; préparez-vous à me don
ner votre bénédiction : car je pré
DE DON QUICHOTTE. 393 LIV. III.
tens partir tout-à-l'heure , fans m'a- CH . XXIV
mufer à voir les folies que vous vou
tez faire ; & je dirai que j'en ai tant
vû , que je fuis fûr qu'on en fera
content. Je veux pour le moins , San
cho , que tu me voyes tout nud , dit
Don Quichotte , & il eft même nécef
faire que je faffe devant toi une ou
deux douzaines de folies , qui feront
faites dans un inftant , afin que me les
ayant vû faire , tu puiffes jurer en fû
reté de confcience de toutes celles que
tuy voudras ajouter , & je t'affure bien
que tu n'en diras pas la moitié tant que
j'en ferai. Ho cela , je le crois bien ,
répartit Sancho ! mais Monfieur , pour
l'amour de Dieu que je ne vous voye
point nud , vous me ferez pitié , & je
ne pourrai m'empêcher de pleurer. J'ai
déja tant pleuré cette nuit mon pau
vre âne que j'aimois beaucoup , auffi
bien que vous , que je n'ai pas befoin
de m'y remettre . Mais s'il faut abfolu
ment que je vous voye faire des fo
lies , faites-les vîte , & les premieres
qui vous viendront dans l'efprit , fans
aller rafiner , quoiqu'après tout il n'en
foit pas befoin pour moi ; & comme
je vous ai dit , ce fera autant de pris
fur mon voyage ; je n'en apporterai
HISTOIRE
394
LIV. III. pas fi-tôt la réponſe que vous deman
CH.XXIV dez , & que votre bonté mérite . Ma
foi ! Madame Dulcinée peut bien ſe
préparer à me la donner bonne : je jure
Dieu , que fi elle ne répond pas comme
de raifon , que je lui tirerai la réponſe
de l'eftomac à beaux foufflets comp
tant , & à grands coups de pied dans le
ventre. Et oui , oui , je fouffrirai qu'un
Chevalier errant,fameux comme vous,
devienne fou , fans rime ni raifon , pour
une.... Qu'elle ne me le faffe pas dire ,
la bonne Dame , & qu'elle aille feule
ment droit en befogne : car , par ma
foi , il ne faut pas trop m'échauffer les
oreilles. Ha , elle a bien trouvé fon
homme vraiment , je ne fuis pas fi facile
qu'elle s'imagine , & elle me connoît
mal , & fort mal ; fi elle me connoiffoit,
elle verroit bien que je ne me mouche
pas du pied. En bonne foi , Sancho , dit
Don Quichotte , à ce qui me paroît ,
tu n'es guéres plus fage que moi . Je ne
fuis pas fi fou , repliqua Sancho , mais
je fuis plus colere : mais laiffons cela à
part. De quoi vivrez-vous , Monfieur ,
jufqu'à ce que je fois de retour ? Irez
vous dans les chemins comme Carde
nio , dérober le pain des pauvres ber
gers ? Que cela ne te mette pas en pei
DE DON QUICHOTTE . 395
ne , dit Don Quichotte ; quand j'aurois Liv. III.
CH.XXIV
bien de quoi , je fuis réfolu de ne man
ger autre chofe que les herbes de ces
prés , & des fruits de ces arbres , & la
fineffe de mon affaire conſiſte à mourir
de faim , & en de ſemblables auſtérités .
A propos , Monfieur , dit Sancho , fça
vez-vous bien que j'appréhende fort de
ne point retrouver cet endroit ici
quand je reviendrai , tant iPeft caché
& difficile ? Remarque-le bien , répon
dit Don Quichotte ; pour moi je ne
m'éloignerai pas d'ici autour , & je
monterai de tems en tems fur le plus
haut des rochers , afin que tu me puiffes
voir, ou que je te découvre dans les
chemins. Mais pour plus grande fûreté
tu n'a qu'à couper quantité de branches
de genêt , & les épandre de fix pas en
1
fix pas , jufqu'à ce que tu entres dans
la plaine ; cela te fervira d'enfeignes
& de guides , à l'imitation du fil de Thé
fée pour fortir du Labyrinte de Crete .
Je m'en vais le faire tout à l'heure , dit
Sancho ; & après avoir coupé fa charge
de genêt , il vint recevoir la bénédic
rion de fon Seigneur , pleurant tendre
ment l'un & l'autre ," & il monta fur
Roffinante . Ami Sancho , lui dit Don
Quichotte , je te recommande mon bea
OIRE
396 HIST
LIV. III: cheval , ayes foin de lui comme de ma
CH . XXIV
propre perfonne . Sancho dit encore une
foi adieu à fon Maîrre , & fe mit en
chemin , femant les branches de genêt
comme il lui avoit confeillé . Il n'étoit
pas encore bien éloigné qu'il revint fur
fes pas , & Don Quichotte lui ayant
demandé ce qu'il vouloit : Monfieur ,
répondit-il , il me femble que vous avez
quelquefois raifon , & vous avez fort
bien dit qu'il faut que je fois témoin
auxiliaire de quelqu'une de vos folies ,
afin que je puiffe jurer fûrement que je
vous en ai vû faire , encore que c'en
foit bien une affez grande que le deffein
de votre pénitence . Ne te le difois-je
Sujet de la pas bien , Sancho , dit Don Quichotte ?
guie.
Attens un peu , dans un Credo j'en aurai
fait une demi douzaine , & défaiſant en
même-tems fes caleçons , il demeura
nud de la ceinture en bas , & fit deux
fauts en l'air , fe donnant du talon con
tre le derriere , puis deux culbutes ,
la tête la premiere , & les pieds en haut,
découvrant de fi agréables chofes , que
Sancho tourna promptement bride pour
ne les pas voir davantage , & s'en alla
fort fatisfait de pouvoir jurer fans fcru
pule que fon Maître étoit conftam
ment fou. Il faut lui laiffer faire fon
U
Y
Tom I pag.396.

To

Grave par Crepy le Fils


DE DON QUICHOTTE. 397
voyage jufqu'à fon retour , qui ne fera Liv. III.
CH.XXV .
pas long.

VOASTRA

CHAPITRE XX V.

Continuation des fineffes d'a mour du


galant Chevalier de la Manche
dans la Montagne noire..

ON QUICHOTTE nud de la cein


DON ture en bas , comme nous l'avons
laiffé , ayant fait toutes fes culbutes , &
voyant Sancho parti , monta fur le haut
d'un rocher , & là fe mit à penſer & à
repenfer fur une chofe qu'il n'avoit en
core pû réfoudre . Il avoit de la peine
à décider lequel étoit le meilleur , ou
d'imiter Roland dans fa fureur 2 ou
Amadis dans fes extravagances mélan
coliques : & raiſonnant en lui-même ,
il difoit : fi Roland fut un Chevalier fi
fort & fivaillant , comme on dit , quelle
merveille y a-t-il en cela , puifqu'il
étoit enchanté , & qu'on ne le pouvoit
bleffer que fous la plante du pied , où
il portoit toujours des fouliers à fix fe
melles de fer ! & néanmoins avec tout
cela fes rufes furent inutiles avec Ber
398 HISTOIRE
Liv. III. nard de Carpio , qui l'étouffa entre fes
CH.XXV. bras dans la plaine de Roncevaux ; Mais
fans toucher à fa vaillance , examinons
fa folie ; car il eft inconteftable qu'il
perdit le jugement après les marques
qu'il trouva , & les nouvelles que lui
apprit le berger de la débauche d'An
gelique avec Medor , jeune More à
belle chevelure , & page d'Agramant .
Si Roland ne douta donc point que fa
Dame lui eût fait une telle injure , je
ne trouve pas qu'il fit fi grand chofe en
devenant fou , & cela ne me paroît pa
fort difficile à faire . Mais moi , comment
puis-je l'imiter valablement dans fes
folies , fi je n'en ai pas le même ſujet ?
Carje ferai bien ferment que Madame
Dulcinée du Tobofo n'a jamais vû de
More en toute fa vie , & qu'elle eft en
core toute telle que fa mere l'a mife au
monde : par conféquent je lui ferois un
outrage manifefte en me rendant fou
du genre de folie de Roland le furieux.
Je vois d'un autre côté qu'Amadis de
Gaule , fans perdre l'efprit , & fans faire
de folies d'éclat , a acquis autant de ré
putation que lui en amour : car fuivant
fon hiftoire , il n'eut d'autre raifon de
faire ce qu'il fit que de ſe voir méprifé
d'Oriane , qui lui avoit défendu de pa
DE DON QUICHOTTE. 399
roître devant elle jnfqu'à ce qu'elle le Liv. II .
rappellât. Ce fut-là le véritable & uni- CH. XXV.
que fujet qu'il eut de fe retirer fur la
roche pauvre avec un Hermite , où il
verfa des larmes en abondance , juf
qu'à ce que le Ciel eût pitié de lui , &
lui envoyât du fecours au plus fort de
fon affliction & de fon âpre pénitence .
Et cela étant vrai , comme je fçai qu'il
eft , pourquoi me donnai-je la peine de
courir ainfi nud, de m'en prendre à ces
arbres qui ne m'ont fait aucun mal , &
de troubler l'eau de ces ruiffeaux dont
j'aurai bien affaire ? Vive , vive la mé
moire d'Amadis ; qu'il foit imité de Don
Quichotte de la Manche en tout ce qu'il
pourra , & qu'on dife de celui - ci ce
qu'on dit de l'autre ; que s'il n'a pas
achevé de grandes chofes , il mouroit
d'envie de les entreprendre : car au
refte fi je ne fuis pas méprifé & rebuté
de Dulcinée , ne fuffit-ilpas que je fois
abfent d'elle ? Courage donc , mettons
la main à l'oeuvre ; revenez dans ma
mémoire admirables actions d'Amadis ,
& infpirez-moi par oùje dois commen
cer àl'imiter ! Mais je me fouviens bien
que la priere faifoit la plus grande par
tie de fes occupations. Il en faut faire
autant , ajouta-t-il , & l'imiter en tout
HISTOIRE
400
LIV. III. & par-tout , puifque je fuis l'Amadis de
CH. XXV . Ce fiécle , comme il a été celui du fien.
Ce qui faifoit de la peine à notre péni
tent , c'eft qu'il n'y avoit point là d'Her
mite , auprès de qui il pût trouver de la
confolation . Cependant il s'entretenoit
de ces penſées , ſe promenant dans le
pré , écrivant fur le fable & fur l'écorce
des arbres des vers accommodés au
triſte état de fa vie , & à la louange
de Dulcinée : mais par malheur on n'en
put trouver d'entiers , & qui fe pûſſent
bien lire , que ceux qui fuivent :

Beaux arbres qui portez vos têtes dans


les Cieux ,
Et retirez chez vous cent familles erran
tes !
Vous que mille couleurs ornent à qui mieux,
mieux !
Aimables fleurs , herbes & plantes ,
Simonféjour ici n'eftpoint trop ennuyeux,
Ecoutez d'un Amant les plaintes affli
geantes !

Ne vous laffez pas d'écouter :


Je fuis ici venu tout exprès pour chanter
De mes horribles maux la trifte deftinée.
Vous aurez en revanche abondamment de
l'eau ;
Car
DE DON QUICHOTTE. 401
Car Don Quichotte ici va pleurer comme Liv. III.
un veau , C.1. XXV,
De l'abfence de Dulcinée
du Tobofo.

Voicile lieu choifi par unfidele amant :


Des plus loyaux amans le plus parfait
modele ,
Quipourplaindre à toute heure un inconnu
tourment ,
Se cache des yeux defa belle ,
Et la fuit fans fçavoir ni pourquoi ni
comment :
Si ce n'eft qu'il eft fou par un excès de
S zele.

L'Amour , ce dangereux matois "


Le brûle à petit feu par deſſous ſon har
nois ;

Et le fait enrager comme une ame dam


née :

Nefçachant plus que faire en ce tourment


nouveau ,
Don Quichotte crie & pleure à remplir un
tonneau "
De l'abfence de Dulcinée
7 du Tobofo .

Pendant que pour lagloire ilfait un grand


effort ,
Tome I. LI
402 HISTOIRE
Liv. III.
Au travers des rochers cherchant les Avers
CH. XXV.
tures ,
Il maudit, mille fois fon ridiculefort ,
Ne trouvant que des pierres dures "
Des ronces , des buiffons qui le piquent
bien fort ;
Etfans lui faire honneur , lui font mille
bleffures.

L'Amour lefrappe à tour de bras ,


Non pas de fon bandeau , car il ne flatte
pas :
Mais d'une corde d'arc qui n'eftpas étren
née ,

Ilfrappe par la tête , il émutfon cerveau ,


Et Don Quichotte alors verfe de pleurs:
un fceau ,
De l'absence de Dulcinée
du Tobofo.

Ces vers firent bien rire ceux qui les


Iûrent , mais fur tout l'addition du To
bofo leur parut fort plaifante ; car ils
s'imaginerent que Don Quichotte , en
faifant ces vers , s'étoit figuré qu'on ne
les entendroit pas , s'il oublioit de met
tre du Tobofo après Dulcinée ; ce qui
étoit vrai , à ce qu'il a avoué depuis ..
Il avoit fait encore quantité d'autres
vers , commej'ai déja dit , mais on n'en
DE DON QUICHOTTE. 403
pût jamais bien lire que les trois ftan- Liv . 1.
ces. C'étoit là une des occupations de Cн.XXV.
notre amoureux Chevalier dans fa fo
litude , comme auffi de foupirer & d'ap
peller les Faunes & les Sylvains de ces
bois , les Nymphes des ruiffeaux & des
fontaines avec la dolente Echo , les
conjurant tous de l'écouter , de lui ré
pondre & de lui donner de la confola
tion. Après il cherchoit des herbes pour
fe nourrir , attendant avec impatience
le retour de fon Ecuyer , qui revint au
bout de trois jours , & pour peu qu'il
eût tardé davantage , il auroit trouvé
le Chevalier de la Trifte-figure fi défi
st
guré , qu'il l'auroit regardé plus de trois
fois fans le reconnoître . Laiffons notre
Héros foupirer , & faire des vers à fon
aife , pour voir ce que fit Sancho dans
fon Ambaffade .
A la fortie de la montagne il prit le
chemin du Tobofo , & le jour fuivant
il fe trouva fur le midi près l'hôtellerie.
où lui étoit arrivée la difgrace de la
berne . Il ne l'eût pas plutôt reconnue "
qu'il fentit certain friffon , & s'imagi
nant fe voir encore une fois en l'air , il
étoit tenté de paffer outre , quoiqu'il
fût heure de dîner , & que le pauvre
Ecuyer n'eût rien mangé,il y avoit déja
L1 ij
HISTOIRE
404
Liv. I long-tems. Cependant la néceffité le
CH. XXV preffant , il avança jufqu'auprès de l'hô
tellerie ; & comme il doutoit encore
s'il entreroit ou non , il en fortir deux
hommes qui crurent le connoître , &
l'un dit à l'autre : Monfieur le Curé
n'eft- ce pas là Sancho Pança , celui que
la gouvernante dit que notre Aventu
rier a emmené pour lui fervir d'Ecuyer?
C'est lui-même , répondit le Curé , &
voilà le cheval de Don Quichotte . C'é
toit juftement le Curé & le Barbier de
fon village , ceux qui avoient fait la re
cherche & leprocès de fes livres . Quand
ils eurent achevé de reconnoître le che
val & le Cavalier , ils s'en approche
rent ; & le Curé appellant Sancho par
fon nom , lui demanda où il avoit laiffé
Don Quichotte ? Sancho les reconnut
auffi-tôt , & fe réfolut de cacher le lieu
& l'état où il avoit laiffè fon Maître.
Meffieurs , dit-il , mon Maître eft oc
cupé en certain endroit dans une affaire
de grande importance , que je n'oferois
dire quand il iroit de ma vie . Non
non , Sancho Pança , mon ami , dit le
Barbier , on ne fe défait pas fi aifément
1 de nous , fi vous ne nous dites où vous
avez laiffé le Seigneur Don Quichotte,
nous croirons que vous l'avez tué , pour
DE DON QUICHOTTE . 405
lui voler fon cheval . En un mot dites Liv. III.
nous où eſt votre Maître , ou vous re CH . XXV.
folvez à venir en prifon. Meffieurs
Meffieurs , dit Sancho , il ne faut point
tant de ménaces ; je ne fuis point hom
me qui tue , ni qui vole , je fuis Chré
tien . Mon Maître eft au fond de la mon
tagne où il fait pénitence tant qu'il peut,
& fans s'arrêter il leur dit tout de fuite
en quel état il l'avoit laiffé , & les aven
tures qui lui étoient arrivées ; & que
pour lui il alloit de fa part porter une
lettre à Madame Dulcinée du Tobofo
fille de Laurent Corchuelo , dont il étoit
éperduement amoureux. Le Curé & le
Barbier furent tous étonnés de ce que
leur dit Sancho , & bien qu'ils fçûffent
affez la folie de Don Quichotte , ils ne
ceffoient d'admirer qu'il y ajoutât tous
les jours de nouvelles extravagances .
Ils demanderent à voir la lettre que
Don Quichotte écrivoit à Dulcinée ;
à quoi Sancho répondit qu'elle étoit
écrite dans des tablettes , & qu'il avoit
ordre de fon Maître de la faire tranf
crire fur de beau papier au premier vil
lage qu'il rencontreroit . Et fur ce que
le Curé lui promit de la tranfcrire lui
mème en beaux caractéres , il mit la
main dans fon fein pour chercher les
406 HISTOIRE
Liv. III. tablettes ; mais il n'avoit garde de les
CH, XXV .
y trouver , il avoit oublié de les pren
dre , ou fans y penfer Don Quichotte
les avoit retenues. Quand Sancho vit
qu'il cherchoit inutilement oùil croyoit
les avoir mifes , il lui prit une fueur
froide , comme s'il eût été prêt de ren
dre l'ame . Il chercha encore deux ou
trois fois ; il viſita tous ſes habits , il
regarda cent fois autour de lui , &
voyant enfin que c'étoit fans efpérance,
il fe porta les deux mains à la barbe , &
s'en arracha la moitié, & tout d'un tems
il fe donna cinq ou fi coups de poing
dans le nez & dans les dents , & fe mit
tout en fang. Le Curé & le Barbier qui
n'avoient pû être affez prompts pour
l'empêcher , lui demanderent ce qu'il
avoit pour fe traiter de la forte . Ce
que j'ai , répondit Sancho , je viens de
perdre dans un inftant , & d'une main
à l'autre , trois ânons , dont le moin
dre valoit une métairie . Comment ce
la , dit le Barbier ? J'ai perdu , répondit
Sancho , les tablettes où étoit la lettre
pour Madame Dulcinée , & une lettre
de change fignée de mon Maître , par
laquelle il mande à fa niéce de me don
ner trois ânons , de quatre ou cinq
qu'elle a entre fes mains. Il raconta
DE DON QUICHOTTE . 407
auffi la perte du fien , & là-deffus il vou- Liv. III
hut recommencer à fe châtier ; mais le CH. XXV.
Curé le confola , en l'affurant qu'il lui
feroit donner un autre mandement par
fon Maître, & en papier , comme c'étoit
la coutume , parce que ceux qu'on écri
voit en des tablettes , n'étoient pas en
bonne forme. Sancho dit , que puifque
cela étoit , il ne fe foucioit pas trop
d'avoir perdu la lettre de Dulcinée
parce qu'il la fçavoit prefque par cœur,
& qu'il la pourroit faire tranſcrire
quand il voudroit . Dites-nous , Sancho,
ce qu'il y a dedans , dit le Barbier , &
nous la tranſcrirons dès ce foir. Sancho
s'arrêta un peu à fonger aux termes de
la lettre ; il fe grata le derriere de la
tête pour s'en reffouvenir , il fe mit fur
un pied , puis fur l'autre , regarda quel
que tems le Ciel , après cela la terre ; •
il fe mit une main fur les doigts de l'au
tre , & après avoir bien fongé : je veux
crever tout à l'heure , dit-il , Monfieur
le Curé , fi le diable ne s'en mêle ; je
ne fçaurois me fouvenir de cette chien
ne de lettre , finon qu'il y avoit au com
mencement : Haute & Souterraine Da
me. Il faut qu'ily ait fouveraine , dit le
Barbier , & non pas Souterraine , oui ,
oui juftement , vous avez raifon , cria
Sancho , attendez donc , il me femble
E
HISTOIR
408
Liv. III. qu'il y avoit enfuite : Celui qui a les
CH. XXV. membres offenfés de la vigueur de vos
effences , embraffe les mains de votre
Seigneurie , ingrate & maniable belle.
Je ne fçai ce qu'il difoit après de fanté
& de maladie , qu'il envoyoit , tant y
a qu'il difcouroit encore quelque chofe
de fort bon , & puis il finiffoit , par le
vôtre jufqu'à la mort , le Chevalier de
la Trifte-figure , La bonne mémoire de
Sancho donna bien du plaifir à ces Mef
fieurs , qui l'en louerent fort , & le prie
rent trois ou quatre fois de recommen
cer la lettre , afin qu'ils l'appriffent eux
mêmes par cœur. Il recommença donc
trois ou quatre fois , & autant de fois il
dit trois ou quatre mille impertinences .
Il ajouta à cela tout ce qu'il fçavoit de
fon Maître , depuis qu'ils cherchoient
enſemble les aventures : mais pour lui ,
il fe donna bien de garde de dire un
feul mot de fon bernement dans l'hô
tellerie . Il dit encore qu'au cas qu'il rap
portât une bonne réponſe de Madame
Dulcinée , Don Quichotte étoit réſolu
de fe mettre en chemin pour s'aller vîte
faire Empereur , ou pour le moins Mo
narque , & qu'ils l'avoient ainfi arrêté
entr'eux , ce qui n'étoit pas une chofe
fort difficile à fon Maître , qui avoit tant
de
DE DON QUICHOTTE . 409
de force & de valeur ; que cela étant Ly
fait , il devoit le marier ( parce qu'il Cн . XXV.
feroit fans doute veuf) avec une De
D
moiſelle de l'Impératrice ,héritiere d'un
grand Etat en terre ferme , fans aucune
Iſle , parce qu'il en étoit déja las . San
cho difoit cela avec tant de repos d'ef
prit, & fi froidement, s'effuyant de tems
en tems le nez & la barbe , que le Curé
& le Barbier ne ceffoient de l'admirer. 9
tout étonnés de la dangereufe folie de
Don Quichotte , qui avoit été affez for
te pour brouiller en fi peu de tems l'ef
prit de ce pauvre homme . Ils ne vou
lurent point perdre de tems à le défabu
fer ; voyant qu'il n'y avoit rien en tout
cela qui fit tort à fa confcience , & que
tant qu'il feroit plein de ces efpérances
ridicules , il ne fongeroit pas à mal fai
re , outre qu'ils ne furent pas fâchés de
fe divertir de fes extravagances . Le
Curé lui dit donc , qu'il priât feulement
Dieu pour la fanté de fon Maître , &
qu'avec un peu de tems ce n'étoit pas
une affaire que de devenir Empereur ,
ou pour le moins Archevêque , ou quel
que autre chofe de femblable . Monfieur
le Curé , répondit Sancho , fi les affaires.
alloient de telle forte , que Monfeigneur
n'eût plus envie de fe faire Empereur ,
Tome I. Mm
410 HISTOIRE
Liv. III. & qu'il fe mit en fantaisie d'être Arche,
CH.XXV.
vêque , dites-moi , je vous prie , ce
que les Archevêques errans donnent à
leurs Ecuyers. Ils ont accoutumé , dit le
Curé , de leur donner un office de Sa
criftain , ou quelque Bénéfice fimple ,
ou même une Cure qui leur vaut beau
coup de revenu , fans compter le de
dans de l'Eglife , qui fe monte pour le
moins autant. Mais pour cela , dit San
cho , il faudroit que l'Ecuyer ne fût pas
marié , & qu'il fçût pour le moins répon
dre à la Meffe . Si cela eft , me voilà en
beaux draps blancs ; j'ai une femme
malheureux que je fuis , & je ne fçai pas
feulement la premiere lettre de l'A. B.
C. Hé ! que fera-ce de moi , miférable ,
fi mon Maître fe va mettre en tête de fe
faire Archevêque ? Que cela ne vous
inquiéte pas , ami Sancho , dit le Bar
bier , nous lui en parlerons , & Mon
fieur le Curé lui ordonnera , fous peine
de péché , de fe faire plutôt Empereur
qu'Archevêque . Car outre qu'il fera
plus facile , cela lui viendra beaucoup
mieux , parce qu'il a plus de valeur que
de fcience. C'eft ce qu'il me femble auf
fi , dit Sancho , quoiqu'à vous dire le
vrai , je ne crois pas qu'il y ait rien qu'il
ne fçache. Pour moi je m'en vais prier
DE DON QUICHOTTE. 411
Notre Seigneur de lui donner ce qui lui Liv. III.
fera le plus convenable , & où il trou- CH . XXV.
vera mieux moyen de me donner de
grandes récompenfes . Vous parlez en
homme fage , dit le Curé , & de cette
maniere vous agirez en bon Chrétien .
Mais ce qui preffe le plus à préfent , c'eſt
de tirer votre Maître de cette farouche
& inutile pénitence , qui ne lui produira
3 pas grand fruit ; & pour y penfer à loi
fir , auffi-bien que pour dîner , car il en
eft bien l'heure , entrons dans l'hôtel
lerie . Entrez-y , s'il vous plaît , vous
autres Meffieurs , dit Sancho , pour moi
j'attendrai bien dehors , & je vous dirai
tantôt pourquoi je n'y veux pas entrer;
mais je vous prie , envoyez-moi quel
que chofe de chaud à manger , & de
l'orge pour Roffinante . Ils entrerent
& de-là à quelque tems , le Barbier lui
apporta à dîner ; & retournant trouver
le Curé , après avoir bien confulté en
femble fur les moyens de faire réuffir
leur deffein , le Curé dit qu'il en fça
voit un infaillible , & tout propre pour
l'humeur de Don Quichotte . J'ai pen
fé , dit-il , au Barbier , qu'il faut que
je me déguife en Demoifelle errante ,
& que vous vous mettiez le mieux que
vous pourrez pour me fervir d'Ecuyer.
Mm ij
412 HISTOIRE
Liv. III. En cet état je m'irai préſenter devant
CH.XXVI Don Quichotte , feignant d'être une
&XXVII. Demoitelle affligée qui cherche du fe
cours , & je lui demanderai un don qu'il
ne pourra refuſer de m'accorder , étant
Chevalier errant . Je l'engagerai à venir
avec moi , pour me venger d'une injure
que m'a faite un Chevalier difcourtois
& felon , le fuppliant en même-tems de
ne point fouhaiter de moi , que je leve
mon voile jufqu'à ce qu'il m'ait fait juf
tice de ce mauvais Chevalier. Vous
êtes affuré que Don Quichotte fera
tout ce qu'on voudra en le prenant de
la forte : ainfi nous le tirerons du lieu
où il eft , & l'emmenerons chez lui
où nous verrons à loifir , s'il n'y a point
de reméde à fa folie .

PORNSTA

CHAPITRE XXVI & XXVII.

Comment le Curé & le Barbier vinrent à


boutde leur deffein , avec d'autres chofes
dignes d'étre racontées.

E Barbier trouvant l'invention du


LCur admirable , ils voulurent
e admirable
Curé
l'exécuter fur l'heure . Ils demanderent
DE DON QUICHOTTE . 413
à l'hôteffe un habit de femme , & des Liv. III.
CH. XXVI
coëffes , dont le Curé s'accommoda 2
& XXVII.
laiffant en gage une foutane toute neu
ve ; & le Barbier ſe fit une grande bar .
be d'une queuë de vache qui fervoit à
l'hôte pour nétoyer fon peigne . L'hô
teffe leur demanda ce qu'ils vouloient
faire de ces nippes ; & le Curé lui
ayant appris en peu de mots la folie de
Don Quichotte , & qu'ils avoient be
foin de ce déguiſementpourle tirer de la
montagne , l'hôte & l'hôteffe devine
rent que c'étoit leur hôte du facré bau
me & le Maître de l'Ecuyer berné , &
raconterent en même-tems tout ce qui
s'étoit paffé dans leur maiſon , fans ou
blier ce que Sancho avoit fi grande en
vie de cacher. Enfin l'hôteffe habilla le
Curé , & en fit une fi jolie Demoiſelle
qu'on ne pouvoit rien voir de mieux .
Elle lui mit une jupe de drap avec des
bandes de velours noir de demi pied
de large , toutes découpées , & un corps
de panne verte , garni de petites ban
des de fatin blanc , avec d'autres agré
mens à la mode , le tout de fi bonne
étoffe , qu'il s'étoit confervé depuis le
tems de la feconde Reine de Caftille.
Le Curé ne voulut pas fouffrir qu'on le
coëffât en femme , il mit feulement un
Mm iij
414 HISTOIRE

Liv. III. petit bonnet de toile piquée , dont il


CH.XXVI. fe fervoit la nuit , & le ferra fur lefront
& XXVII .
avec une jarretiere de taffetas noir , fe
faifant de l'autre une efpéce de mafque ,
dont il fe couvrit la barbe & le viſage.
Par-deffus fon bonnet il mit fon cha
peau , qui étoit fi grand qu'il lui pouvoit
fervir de parafol ; & fe couvrant de fon
manteau , il monta fur fa mule à la ma
niere des femmes . Le Barbier étant auffi
monté fur la fienne avec fa barbe de
queue de vache , qui lui venoit jufqu'à
la ceinture , ils prirent congé de l'hôte
& de l'hôteffe , & de la bonne Maritor
ne , qui promit de dire un rofaire , quoi
que grande péchereffe , pour le fuccès
d'une entrepriſe fi chrétienne . Ils n'é
toient pas encore àcinquante pas , qu'il
prit unfcrupule au Curé de s'être mis de
la forte. Il penfa que c'étoit une choſe
indécente à un Prêtre de fe déguifer en
femme , quoique ce fût à bonne inten
tion ; & il dit au Barbier : Mon com
pere , changeons d'habit , je vous prie ;
ilvaut mieux que vous foyez la Demoi
felle , & que je fois l'Ecuyer , j'en pro
fanerai moins ma dignité & mon carac
tere , à qui je dois plus qu'à Don Qui
chotte ; & il ajouta que fans cet échan
ge , il étoit abfolument réfolu de ne
DE DON QUICHOTTE. 415
paffer pas plus avant. Sancho arriva Liv. III.
juſtement là- deſſus , & ne pût s'empê- CH. XXVI
& XXVII.
cher de rire , en voyant ces agréables
b mafques . Le Barbier ne fit aucune diffi
culté de fe déguifer en femme ; & pen
dant qu'il fe deshabilloit , le Curé l'inf
truifant de ce qu'il devoit dire à Don
Qnichotte pour l'obliger de quitter fa
pénitence , & de lui venir donner le fe
cours qu'il lui auroit démandé ; le Bar
bier répondit qu'il n'auroit pas été em
barraffé à le faire de lui-même , étant
affez fçavant dans le ftyle de la Cheva
lerie errante , & il ne voulut point s'ha
biller qu'ils ne fuffent plus proche de la
montagne . Pour le Curé il fe mit la
grande barbe fur l'heure , & ils com
mencerent à marcher fous la conduite
de Sancho , qui leur conta en chemin
ce qui leur étoit arrivé avec un fou
qu'ils avoient trouvé dans la montagne ,
fans rien dire pourtant de l'argent & de
la valife : car le bon homme , tout idiot
qu'il étoit , ne laiffoit pas de fçavoir dif
fimuler quand il en étoit queftion . Le
jour fuivant ils arriverent où Sancho
avoit femé des branches pour retrouver
fon chemin ; & le reconnoiffant , il leur
dit que c'étoit-là l'entrée , & qu'il étoit
tems de fe déguifer , s'ils croyoient que
Mm iiij
416 HISTOIRE
Liv. III. cela fervît pour tirer fon Maître de fa
CH. XXVI
pénitence : car ils lui avoient déja dit
& XXVII.
leur deffein , en lui défendant de témoi
gner devant Don Quichotte qu'il les
reconnût , & l'avertiffant que fi par ha
zard il lui demandoit , comme il n'y
manqueroit pas , s'il avoit donné ſa let

tre à Dulcinée , il répondît qu'oui , mais


que ne fçachant pas lire , elle avoit ré
pondu de bouche , & lui mandoit , fous
peine d'encourirfa difgrace , qu'ilfe ren
dît inceffamment auprès d'elle , & que
c'étoit ce qu'elle fouhaitoit le plus . Ils
ajouterent qu'avec cette réponſe & ce
qu'ils diroient de leur côté , ils étoient
affurés de lui faire changer de vie , &
qu'il fe mettroit auffi - tôt en chemin
pour s'allerfaire Empereur ou Monar
que , fans qu'il y eût à craindre qu'il
penfât à vouloir être Archevêque. Il
fera bon , ajouta Sancho , que j'aille un
peu devant chercher mon Maître , lui
dire la réponſe de fa Dame , qui aura
peut être affez de vertu pour le tirer de
là , fans que vous autres , Meffieurs , pre
niez tant de peine : & après qu'ils lui
eurent promis d'attendre fon retour , il
entra par une ouverture de la monta
gne , laiffant le Curé & le Barbier au
bord d'un petit ruiffeau , où quelques
DE DON QUICHOTTE . 417
arbres & les rochers faifoient une om- LIV III.
bre fraîche & agréable , qu'ils trouve- CH . XXVI
rent d'autant plus commode , que c'é & XXVII.

toit au mois d'Août , & environ fur les


trois heures après - midi , où dans ces
lieux la chaleur eft exceffive . Pendant
qu'ils étoient là tous deux à prendre le
L frais , ils entendirent une voix, qui fans
être accompagnée d'aucun inftrument ,
leur parut très - belle , & leur donna
beaucoup d'amiration , ne pouvant ,
comprendre par quel hazard il ſe trou
voit quelqu'un qui chantât fi bien dans
un lieu fi fauvage . Car quoique les Poë
tes faffent trouverau milieu des champs
& des forêts , des bergers qui ont les
plus belles voix du monde , on fçait
affez que ce font des fictions , & non
pas des vérités ; mais ces Meffieurs
croiroient fe faire tort , auffi-bien que
les Peintres , s'ils n'encheriffoient tous
les traits qu'ils donnent. Ils furent
encore plus furpris quand ils entendi
rent des vers qni n'avoient rien de
ruſtique , ni qui fentît le village . Les
voici :

Je vois d'où vient enfin le trouble de


mes fens :
L'abfence , le mépris , une ápre jaloufie
OIRE
418 HIST
LIV . III. Troublent ma fantaisie ,
CH.XXVI Etfont tous les maux quejefens.
& XXVII.
Dans cet accablement , quelle eft mon
espérance ?
Il n'eft point de reméde à des maux fi
preffans ,
Et les efforts les plus puiffans
Succombent à leur violence.

C'eft toi , cruel Amour ! qui caufe mes


douleurs !

C'eft toi , rigoureux fort , dont l'aveugle


caprice
Me fait tant d'injuftice !
Ciel! tu confens à mes malheurs :
Ilfaut mourir enfin dans un étatfi trifte ;
Le Ciel , le Sort , l'Amour l'ont ainſi ré
Solu ;
Ils ont un Empire abfolu ,
Et c'eft envain qu'on leur refifted

Rien ne peut adoucir la rigueur de mon


fort :
A moins d'être infenfible au mal qui me
poffède,
Il n'eft point de reméde "
Que le changement ou la mort.
Mais mourir ou changer , & perdre ce qu'on
aime ,
DE DON QUICHOTTE. 419
Liv, IIT
Ou fe rendre infenfible en perdant la rai-
CH XXVI
Son; & XXVII,
Peut-on l'appeller guérifon ,
Et n'eft-ce pas un mal extrême ?

La beauté du lieu , les vers , & l'a


i gréable voix qui les chantoit dans un
lieu fi folitaire , ne donnerent pas peu
d'admiration & de plaifir au Curé &
au Barbier. Ils attendirent quelque
tems ; & voyant que le Muficien ne
chantoit plus , ils voulurent aller fça
voir de lui s'ils ne pouvoient point lui
rendre quelque fervice ; mais comme
ils fe levoient, la même voix chanta les
paroles fuivantes

2
Pure & fainte amitié , rare préfent des
Dieux ,

Qui laffe des mortels , & de leur inconf


tance ,
Ne nous laiffant de toi , qu'une vaine
apparence ,
As quitté ce féjour , pour retourner aux
Cieux.

De-là quand il te plaît , tu répans à nos


yeux
1 Des douceurs de la paix une riche abon
dance ;
420 HISTOIRE
Liv. III . Mais une fauſſe image , avec ta reſſem
CH . XXVI
blance ,
& XXVII .
Sous le voile du bien , défole tous ces
lieux.

Defcens pour quelque tems > Amitié


Sainte & pure,
Viens détruire ici-bas la fourbe & l'impof
ture ,
Qui fous tonfacré nom abuſfent les mor
tels :

Fais voir à découvert l'éclat de ton


vifage ;
Remets avec la paix , la franchife en
ufage ,
Et diffipant l'erreur , rétablis tes Autels .

Le Sonnet fut fuivi de fanglots & de


profond foupirs , & le Cure & le Bar
bier , touchés de compaffion & de cu
riofité , réfolurent de fçavoir qui étoit
une perfonne fi affligée . Ils n'allerent
pas loin , qu'ils découvrirent au détour
d'une roche une homme de la taille &
de la figure dont Sancho Pança leur
avoit dépeint Cardenio , qui les ayant
apperçus , s'arrêta tout court , baiffant
la tête fur l'eftomac , en homme qui
rêve profondément , & fans lever les 1
DE DON QUICHOTTE. 421
yeux pour les regarder . Le Curé qui _Liv . III.
étoit un homme charitable , & qui aux CH.XXVI
& XXVII.
enfeignes que lui avoit données San
cho Pança , connut que c'étoit Carde
nio , s'approcha de lui , & avec des pa
roles obligeantes , & en termes pref
fans , le pria inftamment de laiffer un
lieu fi farouche , & une vie fi miféra
ble , dans laquelle il couroit rifque de
perdre fon ame , qui eft le malheur
de tous le plus horrible . Cardenio étoit
pour lors dans fon bons fens , & libre
de ces accès furieux qui le prenoient fi
fouvent . Mais voyant devant lui deux
hommes . tout autrement vêtus que
ceux qu'il avoit accoutumé de voir
dans ces montagnes , & qui parloient
comme s'ils l'euffent connu , il ne laiffa
pas d'être un peu furpris ; & les ayant
confiderés quelque tems avec atten
tion , il leur dit enfin : Je vois bien ,
Meffieurs , qui que vous foyez , que le
Ciel touché de mes malheurs , vous a
a envoyés dans un lieu fi éloigné du
commerce du monde pour me tirer de
I
cette affreuſe folitude , & m'obliger de
retourner parmiles hommes . Mais com
me vous ne fçavez pas fi bien que moi ,
que je ne fors jamais d'un péril que
pour tomber dans un plus grand , vous
422 HISTOIRE
Liv. III. croyez peut-être que je fuis un miſéra
CH XXVI ble fans efprit & fans jugement , & ce
& XXVII.
ne feroit pas une chofe furprenante que
vous euffiez cette penfée . Je m'apper
çois bien moi-même que le feul fouve
nir de mes difgraces me trouble fou
vent au point que je perds & la raiſon
& la connoiffance ; & je le reconnois
fur tout quand on me dit ce que j'ai
fait pendant ce fâcheux accident , &
qu'on m'en donne des preuves , dont
je ne puis douter. Mais quoi , je ne
fçai qu'y faire , que de me plaindre
de ma mauvaife fortune , & donner
pour excufes aux folies qu'on me re
proche , la caufe qui me les fait faire ,
& l'hiftoire de mes malheurs que je ra
conte àqui la veut entendre . Il me fem
ble que cela me foulage un peu , parce
que je fuis perfuadé que ceux qui m'é
coutent , me trouvent plus à plaindre
que coupable , & que la compaffion
qu'ils ont de mes difgraces leur fait ou
blier mes folies . Si vous venez ici , Mef
fieurs , avec la même intention que
beaucoup d'autres , je vous prie , avant
que de penfer à me vouloir faire chan
ger de vie & de demeure , de vouloir
écouter le récit de mes pitoyables aven
tures , & vous verrez , fi avec tant de
DE DON QUICHOTTE . 423
fujet de m'affliger , & ne pouvant trou Liv. III:
ver de confolation avec les hommes , CH.XXVI
je n'ai pas raifon de m'en éloigner. Le & XXVII,
Curé & le Barbier qui étoient bien
aifes d'apprendre fon hiftoire de lui
même , ( Sancho ne leur en ayant dit
qu'une partie , & fort confufément )
le priérent de la leur raconter , l'affu
rant qu'ils n'avoient deffein que de lui
donner de la confolation , & s'ils pou
voient du foulagement.
Suite de
Le trifte Cavalier commença fon PHiftoire de
hiſtoire prefque dans les mêmes termes Cardenio.
qu'il l'avoit faite à Don Quichotte
quand ils fe piquerent tous deux fur le
fujet de Maître Elifabeth , à caufe de
la trop grande exactitude de Don Qui
chotte à garder les régles de la Cheva
lerie . Mais Cardenio étant pour lors
dans for hon fens , eût le loifir de con
tinuer juiqu'à la fin ; & étant arrivé à
l'endroit du Billet que Don Fernand
avoit trouvé dans Amadis de Gaule
il dit qu'il s'en fouvenoit bien , & qu'il
y avoit ainsi,

LUSCINDE A CARDENIO .

Je découvre tous les jours en vous de


nouveauxfujets de vous estimer : fi vous
424 HISTOIRE
Liv. III. croyez que ce fentiment-là vous foit avan
Cn. XXVI tageux , profitez- en en honnéte homme.
& XXVII.
J'ai un pere qui vous connoit , & qui
Suite
PHifto de m'aime allez pour ne s'oppofer pas à mes
ire de
Cardenio. deffeins quand il les verra juftes. C'est à
vous à me faire voir que vous m'estimez
autant que vous le dites , & que j'en fuis
perfuadée.

Ce fut-là le Billet qui m'obligea de


demander Lufcinde à fon pere , & qui
donna fi bonne opinion de fon efprit
& de fa fageffe à Don Fernand ; & lui
fit prendre le deffein de renverſer tous
mes projets. Je dis à ce dangereux ami
la réponſe du pere de Lufcinde , & qu'il
m'avoit témoigné qu'il feroit bien aife
de fçavoir les fentimens du mien , &
que ce fût lui-même qui fit cette de
mande ; mais que je n'ofois lui en par
ler , de crainte qu'il ne me raccordât
pas ; non qu'il ne fçût bien que Luſcin
de avoit affez de qualité , de beauté
& de vertu pourfaire honneur àla meil
leure Maifon d'Eſpagne ; mais parce
que je voyois bien qu'il ne voudroit pas
que je me mariaffe jufqu'à ce qu'il vît
ce que le Duc vouloit faire pour moi .
Don Fernand s'offrit de parler à mon
pere , & de l'obliger de parler à celui
DE DON QUICHOTTE. 425
Liv. III.
de Lufcinde . Que t'avois-je fait , cruel
& injufte ami ! & quand je te décou- CH . XXVI
& XXVII.
vrois les fecrets de mon cœur , qui t'o
Suite de
bligeoit à trahir ma confidence , & à Hiftoire de
me faire la plus noire de toutes les per- Cardenio,
fidies ! Mais de qui me plains-je ? Quand
le Ciel veut rendre un homme malheu
reux , il eft impoffible de le prévoir ,
& toute la prudence du monde eft inu
tile. Qui auroitjamais crû que Don Fer
nand , que la qualité & le mérite pou
voient faire prétendre aux plus grands
partis du Royaume , qui me témoignoit
de l'amitié , & m'étoit rédevable de
mille fervices , pût former le deffein de
m'enlever le feul bien qui devoit faire
le bonheur de ma vie ? Don Fernand
voyant que ma préſence étoit un obſta
cle à ce qu'il avoit projetté , penfa à fe
défaire adroitement de moi ; & le mê
me jour qu'il fe chargea de parler à
mon pere , ayant fait exprès marché de
fix chevaux , il me pria d'aller deman
der 1 à fon frere de l'argenr pour les
payer. Je n'avois garde de penser à
fa trahifon , je le croyois plein d'hon
neur , & j'étois de trop bonne foi pour
foupçonner un homme que j'aimois.
D'abord qu'il m'eût dit ce qu'il fouhai
toit , je m'offris de le faire à l'heure
Tome I. Nn
426 HISTOIRE
Liv. III. même . Le foir j'allai prendre congé de
CH. XXVI Lufcinde , & lui dire ce que Don Fer
& XXVII nand m'avoit promis . Elle me répondit

P'HiftSuite d. que je fongeaffe à revenir prompte


oire de
Cardenio. ment , & qu'elle ne doutoit pas que fi
1
tôt que mon pere auroit parlé au fien ,
l'affaire ne fut conclue. Je ne fçai ce
qu'elle fentit dans ce moment ; mais je
la vis toute en larmes , & elle fe trouva
fi oppreffée , que quelque effort qu'elle
fît , elle n'en pût dire davantage . Ainſi
la nuit qui précéda mon départ , & qui
devoit être pour tous deux un tems de
joie & de plaifirs , fut pour Lufcinde
une nuit de foupirs & de larmes . Pour
moi , je demeurai plein de confufion &
d'étonnement , fans pouvoir apprendre
la caufe de fa douleur , que j'attribuai
à la tendreffe qu'elle avoit pour moi
& au déplaifir deme voiréloigner d'elle.
Enfinje partis avec une mélancolie pro
fonde , & rempli de frayeurs & d'ima
gination , fans fçavoir ni ce que j'ima
ginois , ni ce que j'avois à craindre. Je
rendis la lettre de Don Fernand à fon
frere , qui me fit mille careffes ; mais il
m'ordonna de ne paroître de huit jours
devant fon pere , parce que Don Fer
nond le prioit de lui envoyer de l'a
gent , fans qu'il en eût connoiffance.
DE DON QUICHOTTE . 427
Tout cela étoit un artifice de Don Fer- Liv. III .
nand pour rétarder mon retour : car fon CH. XXVI
frere ne manquoit point d'argent , & & XXVII.
Suite de
il ne tenoit qu'à lui de me donner con l'Hiftoire de
gé tout - à - l'heure . Auffi fus - je fur le Cardenio,
point de m'en retourner fans rien faire ,
1
ne pouvant vivre fi long-tems éloigné
de Lufcinde , ni confentir à l'abfence
# en l'état où je l'avois laiffée . J'obéis
pourtant , & la crainte de défobliger
mon pere , & de faire une action que je
ne pourrois excufer raifonnablement ,
l'emporta fur mon impatience . Quatre
jours après que je fus arrivé , un homme
m'apporta une lettre , que je reconnus
être de Lufcinde . Je l'ouvris en trem
blant , & tout furpris de ce qu'elle m'en
voyoit un homme exprès : mais avant
que de la lire , je demandai au porteur
qui la lui avoit donnée , & combien il
avoit été en chemin. Il me répondit ,
que paffant par hazard dans la rue, en
viron fur le midi , une Dame fort belle ,
& toute épleurée l'avoit appellé par
J une fenêtre , & lui avoit dit avec beau
coup de précipitation : Mon ami , fi vous
êtes Chrétien , comme il me le femble ,
je vous prie, au nom de Dieu , departir
tout-à-l'heure fans perdre u moment ,
de porter cette lettre à fon adreffe , &
Nnj
OIRE
428 HIST
Liv. III. de la rendre en main propre . Cepen
CH. XXVI dant afin que vous foyez en état de
& XX VII.
faire ce que je vous demande , voilà
Suite de
PHiftoire de ce que je vous donne . En même-tems ,
Cardenio. ajouta-t-il , elle me jetta un mouchoir
où je trouvai cent réales , avec cette
bague d'or & la lettre ; & après que
je l'eus affurée que je ferois ce qu'elle
m'ordonnoit , elle ferma fa fenêtre . Me
trouvant donc fi bien payé par avance ,
& voyant que la lettre s'adreffoit à
vous , que je connois bien , Dieu mer
ci , & plus touché encore des larmes
de cette belle Dame que de tout le
refte , je n'ai pas voulu m'en fier à un
autre ; & dans les feize heures j'ai fait
les dix-huit lieue qu'il y a d'ici à la
Ville . Pendant que cet homme me par
loit , j'avois une frayeur mortelle qu'il
ne m'apprêt quelque chofe de fâcheux ,
& je tremblois fi fort que j'avois de la
peine à me foutenir. Enfin je lûs la let
tre de Lufcinde , & voici à peu près
ce qu'il y avoit.

AUTRE LETTRE DE LUSCINDE


à Cardenio .

Don Fernand s'eft acquitté de la parole


qu'il vous avoit donnée , de faire parler
à mon pere ; mais il a fait pour lui ce
DE DON QUICHOTTE , 429
qu'il vous avoit promis de faire pour vous. Liv. III.
Il me demande lui - même en mariage , CH . XXVI
& XXVII .
& mon pere aveuglé de l'avantage qu'il
efpére de cette alliance , y a fi bien con Suite de
, que dans deux jours Don Fernand Hiltoire de
Senti , Cardenio.
767 me doit donner la main , fans qu'il y ait
d'autres témoins que le Ciel , & quelques
perfonnes de notre maifon. Jugez de l'état
où je fuis par celui où vous devez être "
& venez promptement fi vous pouvez. La
fuite de cette affaire fera voir fi je vous
aime. Dieu veille que la préfente tombe
entre vos mains , avant que la mienne fe
voye contrainte de fe joindre à un homme
quigardefi mal lafoi qu'il promet. Adieu.

Je n'eus pas achevé de lire la lettre


pourfuivit Cardenio , que je partis
tout - à - l'heure fans achever ma com
miffion. Ce fut alors que je connus
1.
clairement la fourberie de Don Fer
22
nand , & qu'il ne m'avoit éloigné de
Lufcinde que pour profiter de mon ab
fence . La colére que j'en eus , l'amour
& l'impatience me donnerent des aîles ;
1 j'arrivai le lendemain à la Ville de fort
bonne heure ; & paffant le foir devant
la maifon de Lufcinde , je la trouvai
heureuſement à fa fenêtre . Nous nous.
reconnûmes auffi-tôt l'un l'autre ; mais
HISTOIRE
430
LIV. III. elle ne me le témoigna pas comme je
CH. XXVI l'efpérois , & je ne la trouvai pas com
& XXVII. me elle devoit être . Qui peut fe van

Suite de ter de connoître parfaitement l'efprit


PHiftoire de d'une femme , & qui a jamais pû péné
Cardenio.
trer le fecret de fon coeur ? Carde
nio , me dit Lufcinde , je fuis vêtue
pour la nôce , & l'on m'attend dans la
fale pour achever la cérémonie ; mais
mon pere , le traître Don Fernand , &
les autres feront témoins de ma mort,
& non pas de mon mariage. Ne te
trouble point , mon cher Cardenio ,
mais tâche de te trouver à ce facrifice ,
je t'affure que fi mes paroles n'ont pas
affez de force pour l'empêcher , ce poi
gnard m'en fera raifon , & la fin de ma
vie te fera une preuve inconteftable
de mon amour & de ma fidélité . Fai
tes , Madame , lui dis-je avec précipi
tation , & fans fçavoir ce que je di
fois , faites que vos actions juſtifient
vos paroles, Entreprenons toutes cho
fes pour nos intérêts communs , & je
vous répons que fi mon épée les dé
fend mal , je la tournerai contre moi
même , plutôt que de furvivre à ma
honte . Je ne fçai fi Lufcinde m'enten
dit , car on la vint querir en grande
hâte pour lui dire qu'on n'attendoit
1
DE DON QUICHOTTE . 431
1 plus qu'elle . Je demeurai dans une con- Liv. III.
fufion & une trifteffe que je ne fçaurois CH.XXVI
& XXVII.
exprimer. Je m'imaginois voir coucher
Suite de
le Soleil pour la derniere fois , & mes l'Hiftoire de
yeux & mon efprit perdirent tout d'un Cardenio
coup la lumiere . Dans ce terrible état
je devins prefque infenfible ; & fi l'in
térêt de mon amour ne m'eût tiré de
mon affoupiffement , je ne fongeois
plus à entrer dans la maifon de Lufcin
de. Mais enfin revenant à moi , &
confiderant ce que je lui avois pro
mis , & combien je pouvois lui être uti
le dans une rencontre fi fâcheufe , j'en
trai à la faveur dur bruit qu'on faifoit
dans la maison , & fans être vû de per
fonne ,je me cachai dans le vuide d'une
fenêtre , couvert de la tapifferie , d'où
F je pouvois voir aifément tout ce qui fe
paffoit dans la chambre . Je ne fçaurois
vous dire les diverfes penfées qui m'a
giterent en ce lieu - là , les réfléxions
que je fis . mes frayeurs , mes inquié
tudes & mes allarmes , tout cela fe
paffa avec trop de confufion , & ne fert
de rien à mon hiftoîre . Don Fernand
entra dans la fale avec fes habits d'or
dinaire , & fans aucune parure , accom
pagné feulement d'un coufin-germain
de Lufcinde , tout le refte étoit des
432 HISTOIRE
Liv. III.
gens de la maifon . De-là à quelque tems
CH. XXVI Lufcinde fortit d'une chambre accom
& XXVII.
pagnée de fa mere , & fuivie de deux
Suite de Demoifelles qui la fervoient ; elle étoit
P'Hiftoire de vêtue & parée en fille de fa qualité , &
Cardenio.
autant qu'elle le pouvoit être dans un
jour de cérémonie ; mais le trouble où
j'étois m'empêcha de remarquer com
ment elle étoit habillée . Je me fouviens
feulement que l'étoffe étoit incarnate
& blanche , & qu'elle avoit beaucoup
de perles & de pierreries : mais rien
n'égaloit l'éclat de fa beauté , dont elle
étoit bien plus parée que de tout le
refte . O fouvenir cruel ! ennemi mortel
de mon repos , pourquoi me repréfen
tes-tufi fidélement l'incomparable beau
té de Lufcinde , ou que ne me caches-tu
en même tems ce que je lui vis faire !
Meffieurs , pardonnez - moi ces plain
tes , je n'en fuis point le maître , & ma
douleur eft fi vive & fi preffante , que
je me fais violence pour ne me pas
écrier à chaque parole . Tous ceux qui
devoient être de la cérémonie étant
dans la fale , le Prêtre y entra 2 & pre
nant les fiancés par la main , il deman
da à Lufcinde fi elle ne recevoit pas
Don Fernand pour époux. En cet en
droit j'avançai la tête hors de la tapif
ferie ,
DE DON QUICHOTTE. 433
ferie , & tout troublé que j'étois j'écou- Liv. lil.
CH.XXVI
tai avec attention ce que Lufcinde alloit & XXVI .
dire , attendant fa réponſe comme l'ar
rêt de ma vie ou de ma mort . Miſérable
que j'étois ! qui m'empêcha de paroître
alors , & de repréſenter à Lufcinde ce
qu'elle m'avoit promis , & ce qu'elle
me devoit , & qu'elle détruifoit mon
bonheur en gardant inutilement le filen
ce ! Pourquoi ne lui criai-je pas : Tu
as ma foi , Lufcinde , & j'ai la tienne ?
tu ne peux dire oui , fans crime , & fans
me donner la mort. Et toi , perfide
Don Fernand qui violes hardiment tou
tes fortes de droits pour ufurper mon
J bien , crois-tu troubler impunément le
repos de ma vie , & qu'il y ait quelque
confidération qui étouffe mon reffenti
ment , quand il s'agit de ma gloire &
de mon amour ? Miférable que je fuis !
je fçai bien maintenant ce que je devois
faire alors ! Lâche , t'amufes - tu å te
plaindre d'un ennemi dont tu pouvois
te venger ? Plains-toi de ton coeur qui
n'a pas fçû te fervir , & meurs défor
mais comme une homme fans efprit &
fans honneur , puifque tu n'as pas fçût
ce que tu devois faire , ou que tu as été
affez lâche pour n'ofer l'entreprendre .
Le Prêtre attendoit la réponſe de Luf
Tome I. Oo
434 HISTOIRE

Liv. III . cinde , qui fut fort long-tems à la faire ;


CH. XXVI & quand je m'imaginois qu'elle alloit fe
& XXVII . fervir de fon poignard pour ſe tirer d'em
barras , par une action généreuſe , ou
qu'elle fe dégageroit par quelque adref
fe qui me feroit favorable , j'entendis
qu'elle dit d'une voix foible & mal afſu
rée: Oui , je le reçois. Et Don Fernand
ayant répondu de la même forte , il lui
donna en même tems l'anneau du ma
riage , ils demeurerent unis pour jamais.
Le marié s'approcha auffi-tôt pour em
braffer fon époufe ; mais elle fe mettant
la main fur le cœur , tomba évanouïe
entre les bras de fa mere . Qu'est-ce qui
fe paffa en moi pour lors ! quel trouble
fentis - je , & quelle confufion , quand
je vis la fauffeté des promeffes de Luf
cinde " toutes mes efpérances trom
pées , & qu'une feule parole me faifoit
perdre pour jamais le feul bien qui me
faifoit aimer la vie ! Il me fembla que
j'étois devenu l'objet de la colére du
Ciel , & qu'il m'abandonnoit à la cruau
té de ma deftinée . Le trouble & la con
fufion s'emparerent de mon efprit. Je
me déclarai ennemi juré des hommes ,
& la violence de la douleur étouffant
en moi les foupirs & les larmes , je me
fentis pénétré d'un défefpoir violent ,
DE DON QUICHOTTE . 435
& tout tranfporté de jaloufie & de ven- Liv. III.
geance . L'évanouiffement de Lufcinde C. XXVI
& XXVII.
troubla toute l'affemblée , & fa mere
l'ayant délacée pour lui donner de l'air,
on trouva dans ſon ſein un papier ca
cheté , que Don Fernand prit tout à
l'heure ; & après l'avoir lû , il fe jetta
dans une chaife comme un homme qui
vient d'apprendre quelque chofe de fâ
cheux , & comme s'il eût entiérement
oublié que fa femme avoit befoin d'être
fecourue . Pour moi , voyant tous les
gens de la maiſon occupés , je penfai à
fortir brufquement fans me foucier d'ê
tre vû , & tout réfolu fi on me recon
noifſoit , de faire un fi grand défordre
en châtiant le traître Don Fernand , que
tout le monde apprendroit en même-
tems fa perfidie & mon reffentiment..
Mais la fortune qui me réferve peut-être
pour les plus grands malheurs , me con-
ferva alors un refte de jugement , qui
m'a tout à fait manqué depuis. Je fortis:
I
fans me venger de mes ennemis , qui
étoient bien aifés à furprendre , & je
penfai à exercer contre moi - même la
peine qui leur étoit dûe , pour me châ
tier d'avoir fait fondement fur lafoi des
hommes . Dans le même moment je for
tis auffi de la Ville , & quand je me vis
Oo ij
OIRE
HIST
436
LIV.
CH I , à la campagne feul dans le filence & les
. XXVI
& XXVII . ténébres , j'éclatai contre Don Fernand ,
à qui je donnai autant de malédictions
que fij'eneuffe tiré le foulagement dont
j'avois befoin , & la réparation de l'in
jure qu'il m'avoit faite . Je m'emportai
contre Lufcinde , & lui fis des répro
ches comme fi elle eût été en état de les
entendre , je l'appellai cent fois cruelle ,
ingrate , & parjure ; je l'accufai de me
manquer de foi par un intérêt bas & lâ
che , à moi qui l'avois toujours fidéle
ment fervie , & de me préférer Don
Fernand , qu'elle ne connoiffoit qu'à
peine , moins par un fentiment d'or
gueil , que par un mouvement d'avari
ce . Parmi tous ces emportemens , &
au milieu de ma fureur , un refte d'a
mour me faifoit excufer Lufcinde. Je
me repréſentois qu'elle avoit toujours:
été élevée dans un grand refpect pour
fon pere , & qu'étant naturellement.
douce & timide , elle obéïffoit peut
être par contrainte contre fon inclina
tion ; que d'ailleurs en réfufant un Gen
tilhomme de grande qualité , fort bien
fait & très-riche , contre la volonté de
fes parens , elle pouvoit craindre de
jetter dans le monde une mauvaiſe opi
nion de fa conduite , & des foupçons
DE DON QUICHOTTE . 437
TIPB

LIV. III.
défavantageux à fa réputation. Mais CH, XXVI
auffi m'écriois-je , pourquoi n'a-t-elle & XXVII.
pas dit les fermens qui nous lient ?
Quelle honte l'a retenue ? Ne feroit
elle pas légitimement excufée de rece
voir la main de Don Fernand ? Qui l'a
empèchée de fe déclarer pour moi , que
l'ambition & l'intérêt ? Car enfin je ne
fuis point un homme à méprifer pour
elle , & ma recherche lui fait fi peu de
honte , que fans ce perfide , fes parens
ne mel'auroient pas refufée . Ha ! gran
deurs ennemies de mon repos & de ma
gloire ! richeffes , idoles des ames baf
• fes , comment avez-vous fait pour cor
rompre la vertu de Lufcinde ? Lâche
Don Fernand ! de quels charme t'es-tu
fervi pour la féduire ?
Je marchai le refte de la nuit dans ces
inquiétudes , & le matin je me trouvai
à l'entrée de ces montagnes , où j'allai
encore trois jours fans tenir aucun che
min , jufqu'à ce que je me trouvai dans
des prairies , oû je demandai à des Ber
gers quel étoit l'endroit le plus défert
de la montagne . Hs m'enfeignerent ce
lui-ci , où je vins fans m'arrêter , dans
la réfolution d'y achever ma trifte vie .
En arrivant au pied de ces rochers , ma
mule tomba morte de faim & de laffi
E
438 HISTOIR

Liv. III. tude , & je demeurai fans force & fans


CH. XXVI ſecours , & tellement abbatu , que je
& XXVII
ne pouvois plus me foutenir. Je fus de
cette forte je ne fçai combien de tems
étendu par terre , d'où je me levai
fans reffentir aucune faim , & je vis au
près de moi des bergers qui m'avoient
fans doute donné le fecours dont j'a
vois befoin , quoique je ne m'en reſſou
vinffe pas ; car ils me dirent qu'ils m'a
voient trouvé dans un pitoyable état ,
& difant tant d'extravagances qu'ils
croyoient que j'avois perdu l'efprit.
J'ai bien reconnu moi-même depuis ce
tems-là que je ne l'ai pas bien libre , &
que je fais mille folies , dont je ne fuis
pas maître , déchirant mes habits , criant
à pleine tête au milieu des ces monta
gnes , maudiffant ma mauvaiſe fortu
ne , & répétant fouvent le nom de
Lufcinde , fans avoir d'autre deffein que
d'expirer en la nommant ; & quandjere
viens à moi , je me trouve las & fatigué
comme à la fortie d'un grand travail.
Je me retire d'ordinaire dans un liege
creux , qui s'eft trouvé aſſez gros pour
me fervir de demeure . Des gens quigar
dent du bétail fur ces montagnes , & à
qui je fais pitié , me mettent du pain ,
& d'autres chofes à manger , dans les
DE DON QUICHOTTE. 439
endroits où ils croyent que je les pour Liv. III.
CH . XXVI
rai trouver en paffant ; car quoique & XXVIL
j'aye prefque perdu le jugement , la
nature ne laiffe pas de fentir fes be
21 foins , & l'inftin&
t m'apprend à les cher
cher. Quelquefois que ces bonnes gens
me trouvent avec un peu de raiſon
ils me font des plaintes de ce que je
leur ôte leur provifion par force , &
que je les maltraite , quoiqu'ils me don
nent de bon cœur ce que je demande .
Cela m'afflige extrêmement , & je leur
promets d'en ufer mieux à l'avenir.
Voilà , Meffieurs , de quelle maniere
je paffe ma miférable vie , en attendant
que le Ciel en difpofe , ou que touché
de pitié il me faffe perdre le fouvenir
de la beauté & de l'ingratitude de Luf
cinde , & des perfidies de Don Fernand.
Si cela m'arrive avant que je meure 9
j'efpére que les troubles de mon efprit
fe diffiperont : cependant je prie le Ciel
de me regarder d'un oeil de compaf
fion ; car je m'imagine bien que cette
maniere de vie ne peut que lui déplaire
& l'irriter : mais j'avoue que je n'ai
pas le courage de prendre une bonne
réfolution de moi- même ; mes difgra
ces m'accablent & furmontent mes for
ces , & ma raiſon s'eft fi fort affoiblie ,
440 HISTOIRE & c.
Liv. III. que bien loin de me donner dufecours ,
CH. XXVI elle m'entretient en ces fentimens tout
& XXVII . contraires . Confeffez , Mefheurs , que
vous n'avez jamais vu une hiftoire plus
étrange & plus pitoyable que la mien
ne, que ma douleur n'eft que trop juſte ,
& qu'on ne peut pas témoigner moins
de reffentiment avec tant de fujet. Ne
perdez donc point le tems à me donner
des confeils , ce feroit inutilement.
Lufcinde étoit le feul reméde de mes
maux , il faut que je meure , puifqu'elle
m'abandonne . Elle m'a fait voir qu'elle
en vouloit à ma vie , en me préférant
Don Fernand . Hé bien je la lui veux
facrifier , & jufqu'au dernier foupir
exécuter ce qu'elle fouhaite .
Cardenio finit-là le trifte récit de fes
pitoyables aventures ; & comme le
Curé fe préparoit à le confoler , il en
fut empêché par des plaintes qu'ils en
tendirent , & qui arrêterent leur atten
tion. Nous verrons ce que c'eſt dans la
quatriéme Partie : car Cid Hamet Be
nengely met ici fin à la troifiéme .

Fin du premier Tome.

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Núm. 1372
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