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c , ༡: ༡ :

UNIVEA TENT
..
Collegii Joétis IESV ontuepikes
LES

PASSIONS
DE L'AME
PAR

RENE ' DES CARTES

Sur la Copie imprimée à Paris.

R O V E N,
Chez I ACRVES BESO NGNE ,
dans la Court du Palais.

M. DC. AS LI.
ITE
OT
LETTRE PREMIERE ,
A Monſieur
DES CARTES
>

M ONSIEVR ,

l'auois eſté bien aiſe de vous voir à


Paris cét Eſté dernier , pourceque je pena
fois que vous y eſtiez 'venu àdeſſein de
vous y arreſter , e qu’y ayant plus de
commodité qu'en aucun autre lieu pour
faire les experiences , dont vous auez& té
moigné auoir beſoin afin d'acheuer les
Traictez que vous auez promis au pu 1

blic, vous ne manqueriez pas de tenir vó


tre promeffe ,& que nous les verrions
bien-toft"imprimez. Mais vous m'auez
entierement oftécette joge , lors que vous
eftes retourné en Hollande : & je ne puis
m'abſtenir icy de vous dire - que ie ſuis
encore faſchécontre vous, de ce que vous
n'auez pas voulu auant voſtre depart
me laiſſer voir le Traiété des Paßions,
qu'on m'a dit que vous auez compoſé;
Outre quefaiſant reflexion ſur les parotes
que i'ay lenës en unePreface qui fut iointe
ily a deux ans à la verſion Françoiſede
vos Principes , où apres auoir parlé ſucu
cinctement des parties de la Philoſophie
qui doiuent encore eſtre trouwées, auant
qu'on puiſſe recueillir ſes principaux
fruiets,o auoir dit, que vous ne vous
défiez pas tant de vos forces , que
vous n'ofaffiez entreprendre de les
expliquer toutes, fi: vous auiez la
commodité de faire les experien
ces qui ſont requiſes pour appuyet
& iuftifier vos raiſonnemens ; Vous
adjonſter , qu'il faudroit à cela de
grandes deſpenſes , auſquelles vn
particulier comme vous ne ſçauza
roit fuffire , s'il n'eſtoit aydé par le
public ; Mais que ne voyant pas que
vous deuiez attendre cette ayde,
vous penſez -vous deuoir contenter
d'eſtudier d'ores-en - auant pour vô .
tre inſtruction particuliere ; & que
la poſterité vous excuſera , ſi vous
manquez à trauailler deformais
pour elle : le crains que ce neſoit main ,
tenant toutde bon que vous voulez en
vier au public le reſte de vos inuentions
e que nous n'aurons iamais plus rien
de vous ,fi nous vouslaiſſonsſuiure vô=
tre inclination. Ce qui eſt cauſe que
je me ſuis propoſe de vous tourmenter un
peu par cette Lettre , e de me vanger
deceque vous m'auez refufévôtre Trai
été desPaßions, en vous reprochant li
brement la negligence , les autres
deffants , que ie iugeempeſcher que vous
ne faßiez valoir voſtre talent , autant
que vous pouuez , o que voſtre des
voir vous ne oblige. En effect ie nę
puis croire que ceſoit autre choſe que vô
tre negligence , ale pen de ſoin que
Vous avez d’eſtreutile au reſtedes hom
mes , qui fait que vous ne continuez
pas voſtrePhyſique. Car encore que ię
comprennefort bien qu'il eſt impoſible
á 3
que vous l'acheuiez , ſi vous n'au: z plu
ſieurs experiences, e que ces experiences
doiuent eſtre faites aux frais dupublic,
à cauſe que l'vtilité luy en reniendra , e
que les biens d'un particulier n'y peuuent
fuffire ; Ie ne croypastoutesfois que ce
ſoit cela qui vous arreſte,pource quevous
ne pourriez manquer d'obtenir de ceux
qui diſpoſent des biens du public , tout ce
que vous ſçauriez ſouhaiterpour ceſujet,
fi vous daigniez leur faire entendre la
choſe comme elle eſt , comme vous la
pourriez facilement repréſenter ; ſi vous
en auiez la volonté. Mais vous auez
touſiours veſcu d'une façon fi contraire
à cela ", qu'on a ſujet de ſe perſuader que
vous ne voudriezpas meſme receuoirau
cune ayde d'autrüy , encore qu'on vous
l'offriroit : neantmoins vous preten
dezque la poſterité vous excuſera , de ce
que vousne voulez plus travailler pour
elle , fur ce que vous ſuppoſez,que cette
ayde vousy eſt neceſſaire , e que vous
nela pouuez.obtenir. Ce qui me donne
ſujet depenſer , non ſeulement que vous
eftes trop negligent : 'mais peut -eſtre
Außi que vous n'auez pas affez de com
rage pour eſperer de paracheuer, ce que
ceux qui ont leu vos eſcrits attendent
devous ; & que neantmoins vous eſtes
affez vain pour vouloir perſuader à ceux
qui viendront apres nous , que vous n'y
auez, point manqué par voſtre faute:
mais pource qu'on n'a pas reconnu vô
tre vertu comme on deuoit , & qu'on
a refuſé de vous aßiſter en vosdeſſeins,
Enquoy ie voy que voftre ambition
trouue ſon compte , à cauſe que ceux qui
verront vos eſcrits à l'aduenir , inge
sont par ce que vous avez publié ily
1
a plus de douze ans , que vous auiez
trouué dés ce temps - là tout ce qui a iuf
ques à preſent eſté ven de vous, e que
ce qui vous reſte à inuenter touchant la
Phyſique , eſt moins difficile que ce que
vous en avez deſia expliqué ; en ſorte
que vous auriez pû depuis nous donner
tout ce qu'on peut attendre du raiſonne
ment humain pour la Medecine , les
autres vſagesdela vie , ſia vous auiez.
4
en la commodité de faire les experien
ces requiſes à cela ; e meſmes que vous
n'auez pas ſans doute laiffé d'en trou
uer une grande partie : mais qu'une ita
ſte indignation contre l'ingratitude des
hommes , vous a empefché de leur fai
re part de vos inuentions. Ainſi vous
penſez. que deformais en voisrepoſant,
Vouspourrez acquerir autant de reputa
tion que ſi vous travailliez beaucoup;
e meſmes peut eſtre un peu dauanta
ge , à cauſe qu’ordinairement le bien
qu'on poffede eſt moins eftimé que celor
qu'on deſire , ou bien qu'on regrette.
Mais ie vous veux ofter lemoyen d'ac
querir ainſide la reputation ſans la meri
1
ter : @ bien que ie nedoute pas que vous
ne ſçachiez ce qu'il faudroit que vous
eußiez fait ,ſi vous auiez voulu eſtre
aydé par le public ,ie le veux ne'antmoins
ich eſcrire ; e meſmes ie feray impri
mer cette Lettre , afin que vous ne puiſ
fiez pretendre de l'ignorer ; que ſi
vous manquez cy -apres à nous ſatisfai
re, vous ne puiſiez, plus vous excuferfür
teſiecle. Sçachez doncque ce n'eſt pas
quelque choſe du ри
aſſez pour obtenir
blic , que d'en avoir touché vn mot en
paffant ,‫ ر‬en la Preface d'un Liure , ſans
dire expreſſément que vous la defirez en
l'attendez ; ny expliquer les raiſons qui
peuvent prowwer ,nonſeulement que vous
la meritez : mais außi qu'on a tres
grand intereft de vous l'accorder , ea
qu'on en doit attendre beaucoup de pro
fit. On eſtaccouſtumé de voir, quetous
ceux qui s'imaginent qu'ils valent quel
que chofe,enfont tantde bruit , & de
mandent auec tant d'importunité ce
qu'ils pretendent , com promettent :tant
an delà de ce qu'ils periment , que lors
que quelqu'un ne parle de ſoy qu'awec
modeſtie , con qu'il ne requiert. rien de
perſonne , ng nepromet rien auec a few
rance, quelque preuve qu'il donne d'ail
leurs dece qu'il peut', on n'y fait pas de
reflexion , eo on nepenſe aucunement à
luy.
Vous direz peut eſtre que voſtre hina
meur ne vous porté pas à rien deman
der i ny à parler avantageuſement de
vous -meſme , pource que l'on ſemble
eftre unemarquede baffeſe , a l'autre
d'orgueil. Mais ie pretens que cette hu
meur ſe doit corriger , o qu'elle vient
d'erreur & de foiblefle , pluftoft que
d'une honneſte pudeur en modeſtie. Car
pource qui eſt des dernandes , iln'yaque
celles qu'on faitpour ſon propre beſoin,
à ceux de quion n'a aucun droict derien
exiger , deſquelles on ait ſujet d'auoir
quelque honte. Et tant s'en faut qu'on
en doiue, auoir de celles qui tendent à
Butilité & au profit de ceux à qui on les
fait : qu'au contraire on en peut tirer de
la gloire , principalement lors qu'on leur.
a deſia donné des choſes qui valent plus
que celles qu'on veut obtenir d'eux . Et
pour ce qui eſt de parler avantageuſe
ment de fog - meſme ,il eſtvray que c'eſt
vnorgueil tres - ridicule za tres - blaf .
mable , lors qu’on dit de ſoy des choſes qui
ſontfauſes; & meſmes que c'eſt une va
nité meſpriſable , encore qu'on n'en die 1

que de Prayes lorsqu'on lefait par often


tation , ca ſans qu'il en reuienne au
eun bien à perſonne. Mais lors que ces
choſes font telles qu'il importe aux au
tres de lesſçauoir , il eſt certain qu'on
ne les peut taire que par une humilité
vicieuſe , qui eſt une eſpece de lafcheté.
& defoibleſſe. Or il importe beaucoup
au public d’eſtre aduerty de ce quevous
auer trouué dans les ſciences , afin que
iugeant par là de ce que vous y pouuez.
encore trouver , il ſoit incité à contri
buer tout ce qu'il peut pour vous y ayder,
comme à untravail qui apourbutlebien
general de tous les hommes. Et les cho
que vous anez deſia données , à ſçauoir
les veritez importantes que vous avez
expliquées dans vos Eſcrits, valent in
comparablement dauantage que tout ce
que vous ſçauriez demander pour ce
ſujet.
Vous pouvez dire außi que vos Oeu
ures parlent afez , ſans qu'ilſoit beſoin
que vous y adjouſtiez lespromeſſes a les
vanteries , leſquelles eſtant ordinaires
anx Charlatans qui veulent tromper ,
ſemblent ne pouuoir eftre bien - ſeantesda
un homme d'honneur qui cherche ſeus
lement la verité. Mais ce qui fait que
les Charlatans font blaſmables » n'eſt pas
que les choſes qu'ilsdiſent d'eux -meſmes
fontgrandes bonnes ; c'eſt ſeulement
qu'elles ſont fauffes, & qu'ilsne lesper
uent prouver : au liek que celles que ie
pretens que vous deuez dire de vous,
font ſi vrages , & fi evidemment proua
uées
par vos Eſcrits, que toutesles regles
de la bien - feance vous permettent de les
affeurer, & celles de la charité vous »
obligent , cauſe qu'il importe aux au
tres de les ffauoir. Car encore que, vos
eſcrits parlent affez au regard de ceux
qui les examinent auec ſoin , & qui ſont
capables de les entendre : toutesfois cela
ne fuffit pas pour le deſſein que ie venx
que vous ayez , à cauſe qu'un chacun ne
les peut pas lire , que ceux qui ma
nient les affaires publiques n'en peunent
gueres auoir le loiſir. Il arrive pents
eſtre bien que quelqu'un de ceux qui les
ont leus leur en parle ; mais quoy qu'ox
leur en puiffe dire, le peu de bruit qu'ils
fçaventquevous faites, & la tropgran
de: modeſtie que vous auez touſiour's obin
feruée en parlant de vous ne permet
pasqu'ils y faffent beaucoup dereflexion.
Meſmes à cauſe qu'on ruſe fonnent aupres
d'eux de tous les termes les plus anan
tageux qu'on puiſſe imaginer , poir
loüer des perſonnes quine font que fort
mediocres , its n'ont pas ſujet de pren
dre les louanges immenſes ; qui vous
font données par ceux qui vous connoif
fent , pourdes veritez bienexactes. Au
lieu que loris que quelqu'un parle de foy
meſme , e qu'il en ditdes choſes tres
extraordinaires ; on l’eſcoute dnéc plus
-d'attention ; principalementlors que c'eft
wun hommede bonne naiſſance , exqu'on
ffait n'eftre point d'humeurning de condi
tion à vontoir faire le charlatan. Bt
pource qu'ilſe rendroit ridicule s'il vſoit
d'hyperbolessen 'telle occaſion ,fes paroles
fontpriſes en tem coray ſens; de ceuk
qui ne les veulent pas croire , ſont itu
moins inciter par leur Chrioſité, on par
leur jalouſie , à examiner ſi elles ſont
Vrayes. C'eſt pourquoy eſtant tres - cer
tain , a le public ayantgrand intereſt
deſçauoir qu'iln'y a jamais euaumon
de que vous ſeul ( au moins dont nous
ayons des eſcrits ) quiait deſcouuert les
vrays principes , & reconnu les premie
res cauſes de tout ce qui eſt produit en
}
la nature ; Et qu'ayant deſia rendu rai
fon par ces principes ,detoutes les choſes
qui paroiſſent en s'obſeruent le plus com
munément dans le monde , il vous faut
ſeulement auoir des obſervations plus
particulieres pour trouver en meſme fa
con les raiſons de tout ce qui peut eſtre
vtileaux hommes en cette vie , ainſi
nous donner une tres-parfaite connoiſ
ſance de la nature de tous les mineraux ,
des vertus de toutes les plantes , des pro
prietez des animaux , a generalement
de tout ce qui peutſeruirpour la Medeci
ne & les autres Arts. Et en fin que ces
obſeruations particulieres ne pouvant
eſtre toutes faites en peu de temps ſans
grande deſpenſe , tous les peuples de la
terre ge deuroient à l'enui contribuer ,
comme à la choſe du monde la plus im
portante , à laquelle ils ont tous égal
intereſt. Cela dis-je eſtant tres-certain,
& pouvant affez eſtre prouué par les
Eſcrits que vous auez deſia fait impri
mer , vous le deuriez dire ſi haut , le per
blier auec tant de ſoin , car le mettre ſi
expreſſément danstous les tiltres de vos
Liures, qu'il ne púft d'ores-en -awant y
auoir perſonne qui l'ignoraft. Ainſi vous
feriez au moins d'abordnaiſtre l'enuie
à pluſieurs d'examiner ce quien eft ; e
d'autant qu'ils s'en enquereroient dauan
tage, bliroient vos Eſcrits auec plusde
ſoin ; d'autant connoiſtroient-ils plus clai
rement que vous ne vous ſeriez point
Vanté à faux .
Et il y a principalement trois poinets
que ie voudrois que vous fißiez bien con
ceuoir à tout le monde. Le premier eſt,
qu'il y a une infinité de choſes à trou
ser en la Phyſique , qui peuvent eſtre
extrémementvtiles à la vie ; le ſecond,
qu'on a grand ſujet d'attendre de vous
l'inuention de ces choſes ; & le troiſief
me , que vous en pourrez d'autantplus
trouuer que vous aurez plus de commo
ditez, pow faire quantité d'esperiencesa
Il eft à propos qu’on foit auerty du pre
mier poinet , à cauſeque la plus-part des
hommes ne penſent pas qu'onpuiffe rier
trouuer dans les ſciences , qui vaille
mieux que cequi a efté tranné par les
anciens, memes que pluſieurs ne con
çoinent point ce que c'eſt que la Phyfs
que , ny a quoy elle peut ferwir. Oril eſt
aiſé de pronuer que le trop grand reſi
pectqu'on porte à l'Antiquité , eſt une
erreur qui prejudicie extrémement à
l'auancement des ſciences. Car on voit
que les peuples Carnages de l'Amerique,
außi pluſieurs autres, qui habitene
des lieux moins eſloignez; ont beaucoup
moins de commoditez pour la vie que
nous n'enavons ‫و‬, ex toutesfois qu'ils ſont
d'une origine anßiancienne quelanoſtre,
maiſon que
en forte qu'ils ont autant de rai
nous dedire ,qu'ils fe contentent delaſa
geffe deleursperes , a qu'ils necrozent
point
point que perſonne leur puiffe rien en
ſeigner
de meilleur , que cequi a eſté fçen
& pratiqué de toute antiquité parmy
eux . Et cette opinion eft fi prejudi
ciable , qne pendant qu'on me la quitte
on
querir aucune novuelle capacité. Außi
voit - on
parexperience ; que les peuples
en l'eſprit deſquels elle eſt le plus enras
cinée , font ceux qui ſont demeurez les
plus ignorans , a les plus rudes. Et
H
pource qu'elle eſtencore affezfrequente
parmy nous ; cela peut feruir de raiſon
pów prouuer , qu'il s'en faut beaucoup
que nous ne ſçachions tout ce que nous
fommes capables de ſçauoire ce qui
peut außi fort clairement eftre prouvé
par pluſieurs inuentions tres-utiles, como
mefontl'uſage de la bouffole , l'art d'im
primer , leslunettes d'approche , e fema
blables , qui n'ont eſté trouvées qu'aux
derniers fiecles , bien qu'elles ſemblent
maintenant affez faciles à ceux qui
ſçauent. Mais il n'y a rien en quoy le
beſoin que nous añons d'acquerir de
é
nouvelles connoiffances , paroiſſe mieux
qu'en ce qui regarde la Medecine. Car
bien qu'on ne doute pointque Dien n'ait
pouruey cette terre de toutes les choſes,
qui ſont neceſſaires aux hommes , porn,
s'y conſeruer en parfaiteſanté iuſques à
Uneextrémie vieilleffe : &bien qu'il n'y
aitrien aumonde fideſirable que la con
noiſſance de ces choſes , en forte qu'elle,
a eſté autresfois la principale eſtude des
Roys.des Sages,toutesfois l'experien
ce monſtre qu'on eſt encore ſi eſloigné de
eft arreſté
l'auoir toute , que fouwent on eft
au lit par de petits maux , que tous les
plus ſçanans Medecins ne peuuent con
noiſtre , qu'ils ne font qu'aigrir par
leurs remedes , lors qu'ils entreprennent
de les chaffer. En quoy le deffaut de leur
Art , e le beſoin qu'on a de le perfe
Etionner , fontſi éuidens , que pour ceux
qui ne conçoiuent pas ce que c'eſt que
la Phyſique ,il ſuffit de leur dire qu'elle
eſt laſcience qui doit enſeigner á con
noiſtre ſi parfaitement la nature de
l'homme , de toutes les choſes qui
tury peuvent ſeruir d'alimens on de re
medes , qu'il luyfoit ayſe de s'exempter
par ſon moyen de toutes ſortes de mala- ,
dies. Car fans parler de ſes autres vfa
ges , celug-là ſeul eſt aſſez important,
pour obligerles plus inſenſibles , à fauo
riſer les desſeins d'un homme , qui adeſia
prouvé par les choſes qu'il ainuentées,
qu’on a grand ſujet d'attendre de lug
tout ce qui reſte encore à trouueren cette
fcience.
Mais il eſt principalement beſoin que
le monde ſçache que vous avez prowa
wé cela de vous. Et à cet effet il eſt ne
ceffaire que vousfaßiezun peu devious
tence à voſtre humeur , e que vous
chaſivous
qui ez cette
a empeſtrop grand modeſ
ché iuſquees, icy 7tie,de
dire de vous des autres tout ce que
vous eſtes obligé de dire. Je ne veux
point pour cela vous commettre auec
les do£tes de ce fiecle : la plufpart de
‫لیتی‬

ceux auſquels on donne ce nom , à ſça


noir tous ceux qui cultiuent ce qu'on
appelle communément les belles lettres ,
e tous les Iuriſconſultes , n'ontaucuri
intereſt à ce que je pretens que vous
deuez dire. Les Theologiens außi e
les Medecins n'y en ontpoint ,‫ ر‬li ce
n'eſt entant que Philoſophes. Car la
Theologie ne dépend aucunement de
la Phyſique, ny meſme la Medecine , en
lą façon qu'elle eſt aujourd'huy prati
quée par les plus doctes a les plus pru
dens en cet art : ils ſe contentent de
fuiure les maximes oules regles qu'une
longue experience a enſeignées e ils
ne meſpriſentpastant la vie des hom
que d'appuyer leurs ingemens ,
defquels fouuert elle dépend , ſur les
raiſonnemensincertains de la Philoſo
phie de l'Eſcole. Il ne reſte donc que
des. Philoſophes entre leſquels tous
ceux qui ont de l'eſprit ſont deſia pour
vous., & feront tres-aiſes de voir que
Vous produifiez la verité , en telle forte
que la malignitédes Pedans ne la puiſſe
opprimer. De façon que ce neſont que,
lesſeuls Pedans, quiſe puiſſent offencer
de ce que vous aureza dira ; & pours
cequ'ilsſont la riſéeifaile meſprisde tous
des plus honneftes gens ,tousne devez
pas fort vous ſoucier de leur plaire. Om
tre que voſtre reputation vous les a defra
randus autant ennemis qu'ils fçauroient
eſtre ; Et au lieu que voſtre modeſtie eft
Taufeque maintenant quelques-uns d'eux
ne craignent pas de vous attaquer'; le
majeure que ſi vousvousfaiſiez autant
valoirquevous powner; e quevous dem
wez , ils ſeverroient fi bas au deſſous de
Tous,qu'il n'y en auroit aucun qui n'enft
honte de l'entreprendre. Ie ne voy donc
pointqu'il y ait rien qui vous dorue ent
peſcher de püblier hardiment, tout ce que
vousjugerez pomwoir ſervir voſtre
me fembłe W eftre
deffein; a rien ne me
plusvtile,quecequevousawezdefiämis
énvne Lettre adresſée avA.Pere Dinet,
laquelle vous fiftes'imprimer ilgaſept
ans', pendantqu'ileſtoitProuincialdes
Ieſuites de France.Non ibi, difiežvords
en parlant desEſſais que vous auiez pu
bliez cinq ou fix ans auparavant, vparti
aut alteram ; fed plus ſexcentis quæ
é 3
ftionibus explicui, quæ fic à nullo
anté me, fuerant explicatæ ; aç
quamuis multi bactenus mea fcri
ptá tranſuerſis oculis infpexerint,
modiſque omnibus refutare conati
fint, nemno tamen , quod ſciam , quic.
quam non veruin potuit in ijs repe
fire. Fiat enumeratio quæftionum
omnium , quæ in tot ſeculis , qui
bus aliæ Philofophiæ viguerunt ;,
ipfarum ope ſolutæ ſunt , & forte
nec tam multæ , nectamilluſtres in
uenientur. Quinimo profiteor ne
vnius quidem quæftionis folutio
nem , ope principiorum Peripate
ticæ Philoſophiæ peculiarium ;
datam vnquam fuiffe , quam non
poflim demonftrare effe illegiti
mam & falfam .Fiat periculum ;pro
ponantur, non quidem omnes (ne
que enim operæ pretium puto mul.
tum temporis ea in re impendere )
fed paucæ aliquæ ſelectiores, ftabo
promiffis , & c. Ainſi malgré toute
voſtre modeſtie , la force dela verité
Vous a contraint d'eſcrire en cet endroit
la , que vous auiež deſia expliqué dans
vos premiersEſſais, quine contiennent
quaſique la Dioptrique CarlesMeteores,
plus de fix censqueſtionsde Philoſophie,
que perſonne anant vousn'auoit fçen je
bien expliquer ; Et qu'encore que plant
ſieurs euffent regardé costeferitsdetrat
siers , echerchétoutes fortesdemoyens
pour les refuter , vous ne ſçauiez paind
toutesfois que perſonne y enft,ancarelpa
rien remarquerqui ne fueſt pas vrays with
quoy vous adjouftez , que faon veutcaka
ter une par uneles queſtionsqui ont pa
eſtre reſolwės par toutestesautresfaçons
de philoſopher , qui ont en coursdepuis
que le mondeeft , on ne trouvera peut-,
eſtre pas qu'elles foient en fr grand nome
bre, ny fi notables.Outrecelavousaffeu-l
rez que parles principes , qui fontpartie
culiers à ta' Philoſophie qu'on attribué da
Ariſtote, Garqui eſt laſeulequ’on enſeignes
maintenant dans les Eſcoles, on n'aiamais,
' aucune
queſtion ; Et vous défiez expreffement
《 4
女.
fous ceux qui enſeignents d'en nommer
quelqui zine quiait eſté ſibien reſoluë par
6ux, quevousnepuiſiez monſtrer aucun
erreur en leur ſolution . Or ces choſes
Eyjant eſté eſcrites a un Provincial des
Iefaites ; eo publiées il y a deſiä plus de
fepe, ans, iln'ya point de doutequequel
ques-uns des plus capables dece grand
Garpas auroient
tafchédeles réfuter f,iel
tesin'eſtoient pas entierement Vrayes ; on
Seulement ſi elles pouwoient eſtre diſpus
tées auec quelque apparence desraiſon :
Garunonobftant le peu de brinit que vous
faitasig chacmiſçait quesvoſtra reputa *
tio eftdefiafewgrande eamqu'ilsont tans
d'intereft à maintenir que ce qu'ilsenſei
gments'eft pointmauudis», qu'ilsnepeut
want dire qu'ilsstortnegligé. Mais tous
lesdoctesſçauent affez , qu'il n'y a rien
enta Phyſique del'Eſcole qui neſoit dover
deux poilsfçauent außiqu'on tellema
tiere eſtredouteux, noftgueres meilleur.
queftre fans , caufeque' und ſcience doit:
eftre certaineidendemonſtrative de façon
qu'ils ne peruent trouver eftrange que
rious ayez affeuré que leur Phyſique net
contient la vrage ſolution d'aucunequem
fion. Car cela ne ſignifie autre choſez
finon qu'ellene contient ta demonſtration
d'aucune verité que les autres ignorento
Et fi quelqu'un d'eux examine vos efs
crits pour les refuter , il tronue toutau
contraire , qu'ils ne contiennent que dest
demonſtrations in touchant desmatieres
qui eſtoient auparavant ignorées de tout
le monde. c:eft pourquoy eſtantfages On
duiſez commeils font ,vene m'eftonnes
pas qu'ils ſe taifent ; maissie m'eftonne
que vous n'ayez encore daignétirer aan
cun auantage deleur filence ,àcauſe quei
vous ne ſçauriez rienfosshaitterqui faſſe
mieux voircombien voſtre Phyſique dif
fere de celles des autres. ' Et il importe
qu'on remarque leur differencel,afin que
la maunaiſe opinion que ceux qui font
employez dansles affaires, quity reüf-.
fiffent lemieux , ont couſtume d'auoir de
la Philoſophie', n'empefche pas qu'ils ne
connoiffentle prix de la voftre. Car ils
ne ingentordinairementde ce qui arria,
nerd , que parce qu'ils ont defiu veu arria
ver ; & pource qu'ils n'ont iamais apper ,
ceu quele public ait recueilly aucun autre
fruict de la Philoſophie de l'Eſcole , finon
qu'elle a rendu quantité d'hommes Pe
dans , ils ne ſçauroient pasimaginer qu'on
en doiue attendre de meilleurs de la vos
tre , fi ce n'eſt qu'on leurfaffe confiderer,
que celle-cy eſtant toute vrages a l'auts
tre toute fauffe , leurs fruiệts doinent,
oſtre entierement differens: ; En effect
c'eſt un grandarguments pour prouuer
qu'il n'y a point de verité enla Phyſique
de.l’Eſcole , que, de dire qu'elle eft infti
tuée pourenſeigner toutes les inuentions
vtiles à la vie , o que neantmoins , bien;
qu'il en ait eſté trouvé plufieurs de temps
en temps , cen'a jamais eſtépar le mogen
de cette Phyfique, mais ſeulement par
hazard es par vſage;ou bien ſi quelque
ſcience y a contribué , ce n'a eſté que la
Mathematique : elle eſt auſſi la ſeule
de toutes les ſciences humaines , en la
quelle on ait cy -deuant på trouuer quel->
ques véritez qui ne peuvent eſtre mifesi
en doute. "Ie ſçay bien que les Philoſophes
la veulent receuoir pour une partie de
leur Phyſique : mais pource qu'ils l'igno
rent preſque tous, qu'il n'eſt pas vray,
qu'elle en ſoit une partie: mais au con
traireque la vraye Phyſique eſt vne par
tie de la Mathematique,cela ne peut rien
faire pour eux . Mais la certitude qu’on,
a defia reconnue dans la Mathematique
fait beaucoup pour vous. Car c'eſt une
ſcience en laquelle il eſt le conftant que
vous excellez , vousauez tellement
en cela ſurmonté l'enuie s que ceux
meſmes qui ſont jaloux de l'eſtime qu'on
faitde vous pour les autresſciences ,ont
couſtume dedireque vousſurpaſez tous
les autres en celle-cy , afin qu'en vous
ant une
vous pouuoir eſtre diſputée , ils ſoient
moinsſoupçonnezde calomnie , lorsqu'ils
taſchent de vous en ofter quelques ain
tres. Et on voit en ce que vous allez
publié de Geometrie , que vous gu den
terminez, tellement iuſques où l'eſprit
humain peut aller , & qu'elles ſont les
folutions qu'on peut donner à chaque fora
te de difficultez ; qu'il ſemble que vous
auez, recueilly toute la moiffon ,dontles
Autres qui onteſcrit anant vous ontfeu
tement pris quelques efpics , qui n'eſtoient
pas encoremeurs , tous ceux qui vien
dront apres ne peuuent eſtre que comme
des glâneurs , qui ramaſſeront ceux que
vous leur auez voulu laifer. Outre que
Tvous auezmonſtré par la ſolution prom
pte. Lo facile detoutes les queſtions , que
ceux qui vous ont voulutenter ont propo
ſées que la Methode dont vous tiez
cét effet eſt tellement infallible , que
vous ne manquezramaisde trouver par.
--

ſon moyen , touchant les choſesque vous


examines tout ce que l'eſprit humain
peut trouuer . De façon que poær faire
qu'on nepuisſedouter , que vousneſoyez
capable de mettre la Phyſique enla der
niere perfection , / *faut ſeulement que
Vous prouniex's qu'ellen'eſt'autre choſe
qu'une partiede la Mathematique. Et
vous l'auez defid très-clairement prou
uédansvosPrincipes ,lors qu'eny expli
quant toutes les qualitezſenſibles » fans
rien conſiderer queles grandeurs, lesfigur
res , a les mouvemens, vous avez mons
ſtréque cemonde viſible, qui eſt toutl'obs
jet de la Phyſique , ne contientqu'une pe
tite partie des corps.infinisi, dont on peut
imaginer quetouteslesproprieteziou qua
litez ; ne conſiſtent qu'ences meſmes cho
ſes, au lieu que l'objet de la Mathemati
que les contient tous. Le meſme peutaußi
eſtre proussé par l'experience de tous les
fiecles. Car encore qu'il y ait en de tout
temps pluſieurs des meilleurs eſprits,quife
font employez à la recherche de la Phiyo
fique, on neſçauroit dire que iamais pero
fonney ait rien trouué ( c'eſtàdire , fort
paruenu à aucune vrage connoiſſance
touchant la nature des choſes corporelles)
par quelque principe quin'appartienne pas
à la Mathematique. Au lieu que par
ceux qui luyiappartiennent , on a defia
trouué uneinfinité de choſestres-vtiles,
fçauoir preſque tout ce qui eft connu en
7.Aſtronomie,en la Chirurgie, en tous
les.Arts.Mechaniques.sidans lefquelspil
y a quelque choſede plus que cequi appar
tient à cette ſcience, iln'eſt pas tiré d'au
cune autre : mais ſeulement de certaines
obſervationsdont on ne connoiſt point les
prayes cauſes. Ce qu'on ne ſçauroit con
fiderer auec attention , ſans eſtre con
traint d'auoüer , que c'eſt par lá Mathe
matique ſeule qu'on peut paruenir à la
connoiſſance de la vraye Phyſique. Et
d'autant qu'on ne doute point que vous
n'excelliez en celle-là , il n'y a rien qu'on
doiue attendre de vous en celle-cy. Tou ,
tesfois il reſte encore un peu deſcrupule,
en ce qu'on voit que tous ceux qui ont ac
quis quelque reputation par la Mathema
tique , ne ſont pas pour cela capables de
rien trouuer en la Phyſique , e meſmes
que quelques – uns d'eux comprennent
moinsles choſes que vous en auezécrites,
que pluſieurs qui n'ont iamais cy-denant
1 appris aucune ſcience. Mais on peut ref
pondre à cela ,que bien que ſans doute ce
ſoient ceux qui ont l'eſprit le plus propre
a concenoir les veritez de la Mathema
tiqus , qui entendent le plus facilement
voſtre Phyſique, à cauſeque tous les rai
fonnemens de celle -cy font tirez de l'aus
tre ; Iln'arrive pas touſiours que ces mef
mes agent la reputation d'eſtre les plus
fçanans en Mathematique : à cauſe que
pour acquerir cette reputation , il eſt be
ſoin d'eſtudier les liures de ceux qui ont
deſia eſcrit de cette ſcience , ce que la
pluſpart ne font pas ; on Sounent ceux
qui les eſtudient", taſchent d'obtenir par
trauail ce que la force de leur eſprit ne
leur peut donner , fatiguent trop leur
imagination , & meſmes lableffent ,
acquerent auec cela plufieurs prejuger :
ce qui les empeſche bien plus de conce
voir les veritez que vous eſcriuez , que
de paſſer pour grands Mathematiciens;
à cauſe qu'il ya fi peu de perſonnes qui
s'appliquent à cette ſcience , que fouuent
il n'y a qu'eux en tout un pays : enco
re que quelques fois il y en aitd'autres, ils.
ne laiſſent pas de faire beaucoup de bruit,
d'autant que le peu qu'ils ſçauent leur a
couſté beaucoup depeine. Aureſte il n'eff
pas mal-aiſe de concevoir les veritez
qu'un autre a trouvées ;-il ſuffit à cela
d'auoirl'eſprit dégagé detoutes ſortes de
faux prejugez, & d'y vouloirappliquer
affez ſon attention. Il n'eſt pas außi fort
difficile d'enrencontrer quelques -unes dé
tachées des autres , ainſi qu'ont fait au
tresfois Thales , Pythagore, Archimede,
en noftre fiecle Gilbert, Kepler,Gali
lée,Haruejus, e quelques autres. Enfin
on peut fans beaucoupde peineimaginer
on corps de Philoſophie , moins mon
ftrueux , en appuyéſur desconjectures
plus vrag-ſemblables ques'eſt celuy qu'on
tire des eſcrits d'Ariſtote ; ce qui a eſte
fait außi par quelques- uns en ce fiecle.
Mais d'enformerunqui ne contienneque
des veriteks prouvéespar des demonftra
tions außi claires außicertaines que
celles des Mathematiques ,c'eſt choſe fe
difficile, &firare, quedepuis plusde cin:
quanteſiecles ;que le monde a defia duré,
ilne s'eſt trouveque vous ſeul qui auez
faitvoir par vos eſcrits,que vous en pour
wiez venir à bout. Mais comme lors
qu'un.Architecte a poſé- tous les fonde
‫ܪ ܀‬

mens,
mens , élevé les principalesmurailles
de quelque grand baſtiment, on nedoute
point qu'il ne puiſſe conduire ſondeffein
iuſquesà la fin , à cauſe qu'on voit qu'il.
deſia fait cequi eſtoit le plus difficile.
Ainfi ceux qui ont les anec attention le
Liure de vos Principes , conſiderans com
ment vous y awez poſé les fondemensde
toute la Philoſophie naturelle , combien
ſontgrandes les ſuites de veritez, que
vous en avez déduites , ne peuuent douter
que la Methode dont vous yfez neſoit
Juffiſante, pour faire quevous acheuliez
de trowertoutce qui peuteftre trouué, en
la Phyſique : d . cauſe que les choſes que
vous auez defia expliquées sfauoir le
nature de l'agmant, du feu ,de l'air , de
l'ean dela terre, de tout ce qui paroiſt
dansles cieux , ne ſemblent point eftre
moins difficiles que celles qui peuuent en
coreeftre deſirées.
- Toutesfois il faut icy adjouſter , que
tant expertqu'un Architecte ſoit en for
Art ,il eſt impoſible qu'il acheuele baftt
ment qu'il a commencé , ſi les materiaux
1
qui doiuent geftre employez luy man
quent. Eten mefme façon que tant par
faitequepuiſſe eſtre voſtre Methode,elle
VONS

d'explicativ des cauſes naturelles,ſi vous


n'auez point les experiences quifont re
quiſes pour determiner leurs effects. Ce
qui efttedernier des trois poinets que ie
Proy devoir etre principalement expli
quez ; à cauſe que la pluſpart des hom
'mes ne conçoitpas combiendes experien
cesfontneceſſaires , ng quelledeſpenſe y
eftrequife:Ceux quiſansfortirdeleur
-cabinet ,ny jetter les yeux ailleurs que ſur
leurs Liures, entreprennent dediſcourir
de la Nature peuvent bien dire en quelle
façon ils auroient voulucréerle monde , fi
Dieu leur en auoit donnélacharge le
pouuoir, c'eſt à dire ; ils peuvent deſcrire
des Chimeres, qui ont autant derapport
auec la foibleſſe de leur eſprit",quel'adz
mirable beauté de cét Vniwers auec la
puisſance infiniede foriAutheut : mais
* moins qué d'avoir un eſprit unaye
ment ditin , ils ne peuventainſi former
d'eux meſmes vne idée des choſes, qui foit,
ſemblable à celle que Dieu a euë pour les
créer. Et quos que voſtre Methode pr
mette tout ce qui peut eſtre eſperé des o
l'eſprit humain , touchant la recherche
de la verité dans les ſciences , elle ne pro-,
met
pas neantmoins d'enſeigner à deni-.
ner : mais ſeulement à deduire de certai
nes choſes données toutes les veritez, qui
pennenten eſtre déduites : & ces choſes
données en la Phyſiquene peuvent eſtre
que des experiences. Meſmes à cauſe que
ces experiences ſont de deux fortes ;les
vnes faciles , & qui ne dépendent que
de la reſlexion qu'on fait ſur les choſes
qui ſe preſentent au ſens d'elles-mefmes;
Les autres plus rares a difficiles, auf
quelles on ne parnient point fans quela
que eſtude e quelque deſpenſe : on peut
remarquer que vous avez defia mis dans,
vos Eſcrits tout ce qui ſemble pouuoin
eftre déduit des experiences faciles , &
meſme außi de celles desplus rares que
vous auez pů apprendre des Liures. Car
outre que vous y auez expliqué la nature,
1 2
de toutes les qualitez qui meuuent les
ſens, & de tous les corpsquiſont les plus
communs ſur cette terre , comme du feu ,
de l'air , del'eau , de quelques autres,
vousy auezaußi rendu raiſon de tout ce
qui a eſté obferué iuſques à preſent dans
les cieux , de toutes les proprietez de lay
mant, & de pluſieurs obſervationsde la
Chymie. De façon qu'on n'a pointde rai
fon d'attendré rien dauantage de vous,
touchant la phyſique , iuſques à ce que
vous ayezdavantaged'experiences , des
quelles vouspuiſiez rechercher les cauſes.
Et ie ne m'eſtonne pas que vous n'entre
preniez point de faire ces experiences a
vos deſpens; Car ieſçay quela recherche
des moindres choſes conſte beaucoup ; O
ſans mettre en conte lesAlchemiſtes; ng
tous les autres chercheurs de ſecrets , qui
ont conſtume de fe ruinerà cemeſtier, i'an
oüy que la ſeule pierre d'aymant a
fait dependre plus de cinquante mil efcus
à Gilbert , quoy qu'ilfufthommede tres
bon eſprit , comme il a monſtré en cequ'il
a eſté le premier qui a décowwertlesprin
cipales proprietezdecette pierre. I'ay va
außil'Inſtauratio magna e le Nouus
Atlas du Chancelier Bacon qui me
ſemble eſtre , de tous ceux qui ont eſcrit
anant vous, celuy quia en les meilleures
penſées , touchant la Methode qu'on doit
tenir pour conduire la Phyſiqueàſaper
fe£tion : mais tout le revenu de deux on
trois Roys ,des plus puiſſans de laterre,ne
ſuffiroitpas pour mettre en execution to
tesleschoſesqu'il requiert à cet effe&t. Et
bien que ie nepenſe point que vous ayez
beſoindetant de ſortes d’experiences qu'il
1
en imagine,à cauſe que vous pouvezſupa
pléer à pluſieurs , tant par voſtreadreſſe,
que par la connoiſſance des veritez "que
vous avezdefia tronuées. Toutesfois con
nombree des corps particu
fiderant que le nombr
liers qui vous reſtent encore à examiner
eſt preſque infing - qu'il n'y en a aucun
qui n'aitaffezde diwerſesproprietez,e
dont on ne puiſſe faire affezgrand nom
bre d'eſpremnes ,pour y employer tout le
loiſir toutletranail de pluſieurs hom
mes ; Que ſuivant les regles de votre
i 3
Methodeil eftbeſoin que vous examiniez
en meſme temps toutes les choſes qui ont
entre elles quelque affinité, afin de re
marquèr mieux leurs differences , &de
faire des dénombremens qui vous affen
rent , Que vous pouvez ainſi vtilement
vous ſeruir en un meſme temps de plus
de diverſes experiences,que le travail d'un
tres - grand nombre d'hommes addroits
n'en ſçauroientfournir; Etenfin,que vous
ne-ſçauriez auoir ces hommes addroits
qu'àforce d'argent , à cauſe que ſi quel
ques- unss'y vouloient gratuitement em
ployer , ils ne s'aſſujettiroient pas aſſez à
foiure vos ordres, & neferoientque vous
donner occaſion deperdre du temps : Con
fiderant dis-jetoutes ces choſes, ie com
prensaiſément que vous ne pouvez ache
uer dignement le deffein que vous avez
commencé dans vos Principes , c'eſt à di
re', expliquer en particulier fousles mine
raux lesplantes ,les animaux ; ea l'hom
me, en la meſme façon quevousy auez
deſia expliqué tous les elemen's de là
terre , & tout ce qui s’obſerue dans les
cieux , ſi ce n'eſt que le public four
niffe les frais qui font requis à cet ef
fečt, e que d'autant qu'ils vous ſe
ront plus liberalement fournis , d'au
tant pourrez vous mieuxexecuter voſtre.
deſſein.
or à cauſe que ces meſmes choſes pen
yent außi fort aiſément eſtre compriſes
par un chacun , & font toutes ſi vrages
quelles ne peuuent eſtre miſesen doute,
ie m'affeure que ſi vous les repreſentiez
en telle forte , qu'elles vinſſent à la con
noiſſancede ceux , à qui Diexayant don
né le pouuoir de commander aux peu ..
ples de la terre , a außi donné la charge.
& le ſoin defaire tous leurs efforts pour
anancer le bien du public ; iln'y auroit
aucun d'eux qui ne vouluſt contribuer à
vn deſſeinſimanifeſtementvtileà toutle
monde. Et bien que noſtre France , qui
eftvoſtre Patrie,ſoit un Eſtatſipuiſſant
qu'il ſemble que vous pourriez obtenir
d'elle ſeule tout ce qui eſtrequis à cét
effe&t, toutesfoisà cauſe que les autres nas
tions n'y ont pas moins d'intereſt qu'elle,
I 4
ie m'aſſeure que pluſieurs ſeroient affez
genereuſes pour ne luypas ceder en cet of
fice , ou qu'il n'y en auroit aucune qui
fuftfi barbare que de ne vouloir point g
auoir part.
Mais ſi tout ce que j'ay eſcriticy ne
ſuffit pas, pourfaireque vous changiez,
d'humeur , ie vous prie aumoinsdemio
bliger tant, que dem'enuoyer voſtre Trai
Eté des Paßions,e de trouverbon que i'y
adjonſte une Preface auec laquelleilſoit
imprimé. Te taſcheray de la faire en telle
forte, qu'il n'y aurarien que vous puiſiez
deſapprouver ,‫ ر‬e quine ſoit ficonforme
auſentiment de tousceux qui ont de l'ef
prit de la vertu , qu'il n'y en aura au
cun qui apres l'amoir lemë, ne participe au
kele que i'ay pour l'accroiſſement des
ſciences, pour eſtre , cc.
De Paris, le 6. Nouembre 1648.
: ! RESPONSE
A la Lettre precedente.

MonsieVR ,
Parmy les injures & les reproches que
ie trouue en la grande Lettre que vous
auez pris la peine de m'eſcrire, i’y remar
que tant de choſes à mon auantage , que
‫و‬

ſi vous la faiſiez imprimer , ainſi que vous


declarez vouloir faire , j'aurois peur
qu'on ne s'imaginaſt qu'il y a plus d'in
telligence entre nous qu'il n'y en a, &
que ie vous ay priéd'y mettre pluſieurs
choſes que la bien -ſeance ne permettoit ,
pas que ie fiffe moy -meſme ſçauoir au
public. C'eſt pourquoy ie ne m'arreſte
ray pas icy à y reſpondre de poinct en
poinct : ie vous diray ſeulement deux rai
ſons qui me ſemblent vous deuoir em
peſcher de la publier. La premiere eſt,
que ie n’ay aucune opinion que le deſ
ſein que ieiuge que vous auezeu en l'ef
criuant puiſſe reüffir. La ſeconde , que ie
ne ſuis nullement de l'humeur que vous
imaginez , queie n’ayaucune indigna-..
tion , ny aucun dégouſt ,qui m'ofte ledea
fir de faire tout ce qui ſera en mon pou
uoir pour rendre ſeruice au public , au
2
quel io m'eſtime tres -obligé, deceque les
Eſcrits que i'aypubliezonteſté fauorable
ment receus depluſieurs.Et que ie ne vous
ay cy deuant refuſé ce que i'auois eſcrit des
Pallions, qu’afin den'eſtre point obligé de
le faire voir à quelquesautres quin'en
euſſent pas fait leur profit. Car d'autant
que ie ne l'auois compoſé que poureſtre leu
parvne Princeſſe , dont l'eſprit eſt telle
ment au deſſus du commun, qu'elle conçoit
ſans aucune peine ce qui ſemble eſtre le
plus difficile à nos Docteurs, ie ne m'eſtois
arreſté à yexpliquerque ce que ie penſois
eſtre nouueau . Et afin que vous ne doutiez
pas de mon dire, ie vous prometsde reuoir
cét eſcrit des Paſſions ,& d'y adjouſter ce
que ie iugeray eſtre neceſſaire pour le ren
dre plus intelligible , & qu'apres cela ie
vous l'enuoyeray pour en faire ce qu'il
vous plaira, Carie ſuis, & c.

D'Egmont, le 4. Decembre , 16 48.


LETTRE SECONDE

A Monſieur

DES CARTES:
MONSIEVR ,
Ily a fi long -temps quevousm'auez.
fait attendre voſtre Traicté des Paßions,
que ie commence à ne le plus eſperer , e
à m'imaginer que vous ne me l'aniex
promis que pour m'empefcher de publier
la Lettre que je vous auois cy - devant
eſcrite. Car i'ay ſujet de croire que vous
feriez faſché , qu'on vous oftaſt l'excuſe
que vous prenez pour ne point acheuer
voſtre Phyſique : mon deffein eftoit
devous l'ofterpar cette Lettre': d’autant
que les raiſons que i’y anois déduitesſont
telles , qu'il ne me ſemble pas qu'elles
puiſſent eſtre lenës d'aucune perſonne,
qui ait tant ſoit peu l'honneur ca la
Vertu en recommandation , qu'elles ne
l'incitent à deſirer comme moy , que vous
obteniezdu public ce qui eſt requis pour
les experiences que vous dites vous eſtre
neceſſaires : & i’eſperois qu'elle tombe
roitaiſément entre lesmains de quelques
vns qui auroient le pouuoir de rendre ce
defir efficace, ſoit à cauſe qu'ilsont de
l'accez auprés de ceuxqui diſpoſent des
biens du public , ſoit à cauſe qu'ils en
diſpoſent eux -meſmes. Ainſi ieme pro
mettois de faireen ſorte que vousauriez
malgré vous de l'exercice.Car ie ſçay que
vous auez tant de coeur , que vous ne
voudriez pas manquer de rendre auec
vſurece qui vousſeroit donné en cettefa
fon , eque cela vousferoitentierement
quitter lanegligence , dont ie ne puis à
preſent m'abſtenir de vous accuſer, bien
que ie fois , c.
Le 23. Iuillet , 1649:
RESPONSE
A la ſeconde Lettre.
Monsieva,
Je ſuis fort innocent de l'artifice , dont
vous voulez croire que i'ay yſé » pour
empeſcher que la grande Lettre que
vous m'auież eſcrite l'an paſſé ne ſoig
publiée. Ie n'ay eu aucun beſoin d'en
vſer. Car outre que ie necroy nullement
qu'elle půſt produire l'effect que vous
pretendez , ie neſuis pas ſi enclin à l'oili
ueté, quela crainte du trauail auquel ie
ſerois obligé pour exaniner pluſieurs
experiences , lii'auois receu du public la
commodité de les faire , puiſſe preualoir
au decir que i'ay de m'inſtruite , & de
mettre par eſcrit quelque choſe qui ſoit
vtile aux autres hommes. le ne puis pas
fi bien m'excuſer de la negligence dont
vous me blaſmez. Car i'auouë que i'ay
eſté plus long-temps à reuoir le petit
Traiểé que ie vousenuoye , que ic n'a
uois eſté cy-deuant à le compoſer &
que neantmoins ie n'y ay adjouſté que
peu de choſes , & n'ay rien changé au
diſcours , lequel eſt li limple & fibref,
qu'il fera connoiſtre que mon dellein n'a
pas elté d'expliquer les paffions en Ora
teur, ny meſmeenPhiloſophe Moral, mais
ſeulementen Phyſicien .Ainſiiepreuoy que
ce Trai & é n'aura pas meilleure fortune que
mes autres Eſcrits ; & bien que ſon tiltre
conuie peut eſtre dauantage de perſonnes
à le lire, il n'y aura neantmoins que ceux
qui prendront la peinede l'examiner aueć
foin auſquels il puiſſe fatisfaire. Tel qu'il
eft, ie le mets entre vos mains, & c.
D'Egmont, le 14. d'Aouft, 1649

229
!! , .

1،، ‫تو را‬ y ", 3


ú
delowy

‫܂‬°: ::: :: . .T :: . : ? * ‫ܠ‬.. }


LES

PASSIONS
DE L'AME.
PREMIERE PARTIE ,

DES PASSIONS
EN GENERAL : 1

Et par occaſion de toute la


nature de l'homme.
ARTICLE I.

Que ce qui eſt Paßion au regard d'un


fujet , eſt touſiours Astion à
quelque autre égard.
L n'y a rien en quoy
paroiſſe mieux com
bien les ſciencesque
nous auons des an .
ciés font defectueu
ſes , qu'en ce qu'ils
ont eſcrit des Paffions. Carbien que
A
DES PASSIONS
ce ſoit vne matiere dont la connoif
ſance a touſiours eſté fort recher
chée ; & qu'elle ne ſemble pas eſtre
des plus difficiles, à cauſe que chacun
les ſentant en ſoy-meſme , on n'a
point beſoin d'emprunter d'ail
leurs aucune obferuation pour en
découurir la nature ; toutesfois ce
que les Anciens en ont enſeigné eſt
li peu de choſe , & pour la plus
part ſi peu croyable , que ie nepuis
auoir aucune eſperance d'appro
cher de la verité , qu'en m'éloi .
gnant des chemins qu'ils ont fui
uis. C'eſt pourquoy ie ſeray obligé
d'eſcrire icy en meſme façon , que
fi ie traitois d'vne matiere que ia
mais perſonne auant moy n'euſt
touchée . Et pour commencer ie
conſidere que tout ce qui ſe fait,
ou qui arriue de nouueau , eft ge
neralement appellé par les Philo.
fophes vne Paſſion au regard du
ſujet auquel il arriue , & vne Action
au regard de celuy qui fait qu'il ar
PREMIERE PARTIE . 3
riue. En ſorte que bien que l'argent
& le patient ſoient ſouvent fort dif
ferens , l'Action & la Paſſion ne laiſ
ſent pas d'eſtre touſiours yne mel
mechoſe , qui a ces deux noms , à
raiſon des deux diuers ſujets auf
quels on la peut raporter.
ARTICLE II.

Quepour connoiſtreles Paßions de l'ame,


ilfaut diſtinguer ſesfonctions d'auec
celles du corps.

Vis auſſi ie conſidere que nous


P ne remarquons point qu'il y
ait aucun ſujet qui agiſſe plus im
mediatement contre noſtre ame ,
que le corps auquel elle eſt jointe;
& que par conſequent nous des
uons penſer que ce qui eſt en elle
yne Paſſion 3 eſt communément
en luy yne A &tion ; en ſorte qu'il
n'y a point de meilleur chemin
pour venir à la connoiſſance de
nos Paſſions , que d'examiner la dif-.
A 2
4 DES PASSIONS
ference qui eſt entre l'ame & le
corps , afin de connoiſtre auquel
des deux on doit attribuër chacune
des fonctions qui ſont en nous.
ARTICLE III.

Quelle regle on doit ſuiure pour


cét effe&t.
Quoy on ne trouuera pas gran.
A dedifficulté , fi on prend gar
qu tout ce que nous experimen
d que
e e
tons eſtre en nous > & que nous
voyons auſſi pouuoir eſtre en des
corps tout à fait inanimés , ne doit
eftre attribué qu'à noftre corps ; Et
au contraire que tout ce qui eſt en
nous & que nous ne conceuons en
aucune façon pouuoir appartenir à
yn corps ? doit eſtre attribué à nô.
tre ame,
PREMIERE PARTIE . 5

ARTICLE IV .

Que la chaleur & le mouuement des


membres procedent du corps ,
les penſées de l'ame.
Inſi à cauſe que nous ne con
A ceuons point que le corps pén
ſe en aucune façon , nous auons rai.
fon de croire que toutes les fortes
de penſées qui ſont en nous appars
tiennent à l'ame ; Et à cauſe que
nous ne doutons point qu'il n'yait
des corps inanimez , quiſe peuuend
mouuoir en autant ou plus de die
uerfes façons que les noftres , & qui
ont autant ou plus de chaleur ( ce
que l'experience fait voir en la flas
me , qui ſeule a beaucoup plus de
chaleur & de mouuemens qu'au
cun de nos membres ) nous deuons
croire que toute la chaleur , & tous
les mouuemens qui ſont en nous,
en tant qu'ils ne dépendent point
A 3
6 DE'S PASSIONS
de la peníée, n'appartiennent qu'au
corps.
ARTICLE V. CE

Que c'eſt erreur de croire que lame ICE


donne le mouvement en la
chaleur au corps.

ogen dequoy nous éuite,


AroVnmmoyen
rons yne erreur tres-conſide
rable , & en laquelle pluſieurs ſont
tombez , en forte que i'eſtime qu'el
le eſt la premierecauſe qui a em
peſché qu'on n'ait pû bien expli
quer iuſques icy les Paſſion's , & les
autres choſes qui appartiennent à
l'ame. Elle conſiſte en ce que voyant
que tous les corps morts font prin
uez de chaleur , & en fuitte de
mouuement , on s'eſt imaginé que
c'eſtoit l'abſence de l'ame qui fai .
foit ceſſer ces mouuemens & cette
chaleur ; Et ainſi on a creu ſans rai 1

ſon , que noſtre chaleurnaturelle &


tous les mouuemens de nos corps
PREMIERE PARTIE. 7
dépendent de l'ame : Au lieu qu'on
deuoit penſer au contraire que l'ame
ne s'abfente lors qu'on meurt , qu'à
cauſe que ceſte chaleur ceſſe , & que
les organes qui ſeruent à mouuoir le
corps ſecorrompent .
ARTICLE VI .

Quelle difference il y a entre un corps


viuant un corps mort .
Fin donc que nous éuitions
A ceſte erreur , conſiderons que
la mort n'arriue iamais par la faute
de l'ame, mais ſeulement parce que
quelqu'vne des principales parties
du corps ſe corrompt ; & iugeons
que le corps d'un homme viuant
differe autant de celuy d'un hom
me mort , quefait vne montre , ou
.

autre automate ( c'eſt à dire , autre


machine qui ſe meut de ſoy-meſ
me ) lors qu'elle eſt montée , &
qu'elle a en ſoy le principe corpo
rel des mouuemens pour leſquels
A 4
8 DES PASSIONS
elle eſt inftituée , auec tout ce qui
eſt requis pour ſon action, & la mef
me montre , ou autre machine ,
lors qu'elle eſt rompuë & que le
principe de ſon mouvement ceſſe
d'agir.
ARTICLE VII.
Briéue explication des parties du
corps , & de quelques -unes
de ſes fonctions.
PoOur
sblele,rendi'explique
re cela plus intelligi-,
ray icy en peu
de mots toute la façon dont lama
chine de noſtre corps eſt compo
ſée. Il n'y a perſonne qui ne ſçache
desja qu'il ya en nousyn cour, vn E
cerueau , vn eſtomac , des muſcles,
des nerfs , des arteres , desveines,
& choſes ſemblables. On ſçait auf
ſi que les viandes qu’on mange def
cendent dans l'eſtomac & dans
les boyaux , d'où leur ſuc , coulant
dans le foye , & dans toutes les vei
PREMIERE PARTIE.
nes , fe meſle auec le ſang qu'elles
contiennent , & par ce moyen en
augmente la quantité. Ceux qui
ont tant ſoit peu oüy parler de la
Medecine , ſçauent outre cela com
ment le coeur eſt compoſé , & com
ment tout le ſang des veines peut
facilement couler de la veine caue
en ſon coſté droit , & de là paſſer
dans le poumon par le vaiſſeau
qu'on nomme la veine arterieuſe,
puis retourner du poumon dans le
coſté gauche du coeur, par le vaiſ
ſeau nommé l’artere veneuſe , &
en fin paſſer de là dans la grande
artere , dont les branches ſe ref
pandent par tout le corps. Meſme
tous ceux que l'authorité des An .
ciens n'a point entierement aueu
glez , & qui ont voulu ouurir les
yeux pourexaminer l'opinion d'Her
ueus touchant la circulation du
ſang , ne doutent point que tou
tes les veines & les arteres du corps,
ne ſoient comme des ruiſſeaux ,par
10 DES PASSIONS
où le ſang coule ſans ceſfe fort
promptement , en prenant ſon
cours de la cauité droite du coeur
par la veine arterieuſe , dont les
branches ſont eſparſes en tout le
poumon , & jointes à celle de l'ar
tere veneuſe , par laquelle il paſſe
du poumon dans le coté gauche
du coeur , puis de là il va dans la
grande artere , dont les branches
eſparſes par tout le reſte du corps
font jointes aux branches de la vei
ne caue qui portent derechef le
meſme ſang en la cauité droite du
cæur : En ſorte que ces deux cauia
tez ſont comme des eſcluſes , par
chacune deſquelles paſſe tout le
ſang , à chaque tour qu'il fait dans
le corps . De plus on ſçait que tous
les mouueméns des membres de
pendent des muſcles ; Et que ces
muſcles ſont oppoſez les vns aux
autres en telle forte , que lors que
l'vn d'eux s'accourcit , il tire vers
ſoy la partie du corps à laquelle il
PREMIERE PARTIE : II
eft attaché , ce qui fait allonger au
meſme temps le muſcle qui luy eſt
oppoſé : Puis s'il arriue en vn autre
temps que ce dernier s'accourciſſe ,
il fait que le premier ſe rallonge ; &
il retire vers ſoy la partie à laquelle
ils ſont attachez. En fin on ſçait
que tous ces mouuemens des muf
cles , comme auſſi tous les ſens , dé
pendent des nerfs , qui font com
me de petits filets ou comme de
petits tuyaux qui viennent tous du
cerueau , & contiennent , ainſi que
luy , vn certain air ou vent tres
fubtil , qu'on nomme les eſprits
animaux.

ARTICLE VIII.
Quel eſt le principe de toutes ces
fonctions,
Ais on ne ſçait pas commu
MA nément en
eſprits animaux & ces nerfs con
tribuent aux mouuemens & aux
DES PASSIONS
ſens , ny quel eſt le Principe corpos
rel qui les faitagir ; c'eſt pourquoy,
encore que i'en aye desja touché
quelque choſe en d'autres eſcrits,
ie ne lairray pas de dire icy ſuccin
Etement , que pendant que nous
viuons il y a vnechaleur continuel
le en noſtre cour , qui eft vne eſpece
de feu que le ſang des veines y entre
tient , & que ce feu eſt le principe
corporel de tous les mouuemens de
nos membres .

ARTICLE IX.
Comment ſe fait le mouuement
du coeur.

On premier effet eſt qu'il dila


S. te le ſang dont les cauitez du
coeur ſont remplies : ce qui eſt cau
fe que ce ſang ayant beſoin d'oc
cuper vn plus grand lieu , paſſe
auec impetuoſité dela cauité droite
dans la veine atterieuſe , & de la
gauche dans la grande artere. Puis
PREMIERE PARTIE . 13
cette dilatation ceſſant , il entre in
continent de nouueau ſang de la
veine caue en la cauité droitte du
ceur , 8c de l'artere veneuſe en la
gauche : car il y a des petites peaux
aux entrées de ces quatre vaiſſeaux
tellement diſpoſées , qu'elles font
que le ſang ne peut entrer dans le
ceur que par les deux derniers ,
n'y en ſortir que par les deux au
tres. Le nouueau ſang entré dans
le cœur , y eſt incontinent apres
rarefié en meſme façonque le pre
cedent. Et c'eſt en cela ſeul que
conſiſte le pouls ou battement du
coeur & des arteres ; en ſorte que
ce battement fe reïtere autant de
I
fois qu'il entre de nouueau ſang
dans le coeur . C'eſt auſſi cela ſeul
qui donne au fang ſon mouue
ment , & fait qu'il coule ſans ceſſe
tres -viſte en toutes les arteres & les
veines ; Au moyen dequoy il por
]

S
te la chaleur , qu'il acquiert dans
le coeur à toutes les autres par
14 DES PASSIONS
ties du corps ; & il leur ſert de
nourriture.

ARTICLE X.

Comment les eſprits animaux ſont pros


duits dans le cerveau .

Ais ce qu'il y a icy de plus


conſiderable, c'eſt quetoutes
les plus viues & plus ſubtiles parties
du ſang , que la chaleur a rarefié
dans le coeur , entrent ſans ceſſe en
grande quantité dans les cauitez du
cerueau. Et la raiſon qui fait qu'el
les y vont pluſtoſt qu'en aucun au
tre lieu , eſt que tout le ſang qui
ſort du cœur par la grande artere,
prend ſon cours en ligne droite
vers ce lieu là , & que n'y pouuant
pas tout entrer , à cauſe qu'il n'y a
que des paſſages fort eſtroits , celles
de ſes parties qui ſont les plus agi
tées & les plus ſubtiles y paſſent
ſeules , pendant que le reſte ſe ref
pand en tous les autres endroits
PREMIERE PARTIE. 13
du corps, Or ces parties du ſang
tres- ſubtiles compoſent les eſprits
animaux . Et elles n'ont beſoin à
cét effet de receuoir aucun autro
changement dans le cerueau , ſinon
qu'elles y font ſeparées des autres
parties du ſang moins ſubtiles. Car
ce que ie nomme icy des eſprits,
nefont que des corps , & ils n'ont
point d'autre proprieté , ſinon que
ce ſont des corps tres petits &
qui ſe meuuent tres- viſte , ainſi que
les parties de la flame qui ſort d'un
flambeau : En ſorte qu'ils ne s'ar
reſtent en aucun lieu ; & qu'à ne
ſure qu'il en entre quelques-vns
dans les cauitez du cerueau , il en
ſort auffi quelques autres par les
pores qui ſont en ſa ſubſtance , leſ
quels pores les conduiſent dans les
nerfs , & de là dansles muſcles , au
moyen dequoy ils meuuent le corps
en toutes les diverſes façons qu'il
peut eftre meu .
16 DES PASSIONS
ARTICLE XI.
Comment ſe font les mouuemens des
muſcles.
Ar la ſeule cauſe de tous les
C mouuemens des membres eft,
que quelques muſcles s'accourciſ
fent , & que leurs oppoſez s’allon
gent, ainſiqu'il a desja eité dit. Et
la ſeule cauſe qui fait qu'vn muſcle
s'acourcit pluftoft queſon oppoſé,
eft qu'il vient tant ſoit peu plus
d'eſprits du cerueau vers luy que
vers l'autre. Non pas que les ef
prits qui viennent immediatement
du cerueau fuffiſent ſeuls pour
mouuoir ces muſcles , mais ils dé
terminent les autres eſprits , qui
ſont desja dans ces deux muſcles ,
à ſortir tous fort promptement de
l'un d'eux , & paſſer dans l'autre : au
moyen dequoy celuy d'où ils for
tent deuient plus long & plus laſ
che ; & celay dans lequel ils en
trent
PREMIERE PARTIE . 17
trent eſtant promptement enflé
par eux , s'accourcit , & tire le mem
bre auquel il eſt attaché. Ce qui
eft facile à conceuoir , pourueu que
l'on fçache qu'il n'y a que fort peu
d'eſprits animaux qui viennent con
tinuellement du cerueau vers cha
que muſcle , mais qu'il y en a tous
jours quantité d'autres enfermez
dans le meſme muſcle, qui s'y meu
uent tres - vifte , quelquefois en
tournoyant ſeulement dans le lieu
où ils ſont , à ſçauoir lors qu'ils ne
trouuent point de paſſages ouuerts
pour en ſortir , & quelquefois en
coulant dans le muſcle oppoſé ,
d'autant qu'il y a de petites ouuer
tures en chacunde cesmuſcles , par
où ces eſprits peuuent couler de
l'vn dans l'autre , & qui ſont telle
ment diſpoſées , que lors que les ef
prits qui viennent du cerueau vers
I'on d'eux , ont tant ſoit peu plus
de force que ceux qui vont vers
l'autre , ils ouurent toutes les en
B
18 DES PASSIONS
trées par où les eſprits de l'autre
muſcle peuuent paſſer en cettuy
cy , & ferment en meſme temps
toutes celles par où les eſprits de
cettuy-cy peuuent paſſer en l'autre :
au moyen dequoy tous les eſprits
contenus auparauant en ces deux
muſcles , s'aſſemblent en l'on d'eux
fort promptement , & ainſi l'en
Alent & l'accourciſſent , pendantque
l'autre s'allonge & ſe relaſche.
ARTICLE XII.

/
Comment les objets de dehors agiſſent
contre les organes des Sens.
L reſte encore icy à fçauoir les
I cauſes , qui font que les eſprits
ne coulent pas touſiours du cer
ueau dans les muſcles en meſme
façon , & qu'il en vient quelque
fois plus vers les yns que vers les
autres. Car outre l'action de l'ame
qui veritablement eſt en nous l'vne
de ces cauſes , ainſi que ie diray cy
PREMIERE PARTIE. 19
apres , il y en a encore deux autres,
qui ne dépendent que du corps ,
leſquelles il eſt beſoin de remar
quer. La premiere conſiſte en la
diuerſité des mouuemens , qui ſont
excitez dans les organes dès ſens
par leurs objets , laquelle i'ay.deſia
expliquée aſſez amplement en la
Dioptrique ; mais afin que ceux
qui verront cét eſcrit , n'ayent pas
beſoin d'en auoir leu d'autres , ie
repeteray icy qu'il y a trois choſes à
conſiderer dans les nerfs ; à fçauoir
leur moëlle ou ſubſtance interieu
re , qui s'eſtend en forme de petits
filets depuis le cerueau d'où elle
prend ſon origine , iuſques aux ex
tremitez des autres membres auſ
quelles ces filets ſont attachez ;
Puis les peaux qui les enuironnent ,
& qui eſtant continuës auec celles
qui enuéloppent le cerueau , com
poſent de petits tuyaux dans leſ.
quels ces petits filets font enfer
mez ; Puis enfin les eſprits ani,
B 2
20 DES PASSIONS
maux , qui eſtantportez par ces meſ
mes tuyaux depuis le cerueau iuſques
aux muſcles, ſont cauſe que ces filets
у demeurent entierement libres , &
eftendus en telle ſorte ; que la
moindre choſe qui meut la partie du
corps ou l'extremité de quelqu'vn
d'eux et attachée , faitmouuoir
par mefme moyen la partie du
cerueau d'où il vient : En mefme
façon que lors qu'on tire l'vn des
bouts d'vne corde on fait mouuoir
l'autre.
ARTICLE XIII ,
‫وال‬
Que cette action des objets de dehors ,
peut conduire diuerſement les.
eſprits dans les muſcles.
T i'ay expliqué en la Dioptri
Eq ue
que , comment tous les objets
de la veuë ne fe communiquent à
nous que par cela feal , qu'ils meu
uent localement , par l'entremiſe
PREMIERE PARTIE . 21
des corps tranſparens qui ſont en
tre eux & nous , les petits filets des
nerfs optiques , qui ſont au fonds
de nos yeux, & en ſuitteles endroits
du cerueau d'où viennent ces nerfs;
qu'ils les meuuent, dis-ie , en autant !
+

de diuerſes façons qu'ils nous font


voir de diuerfitez dans les choſes ;
Et que ce ne ſont pas immediate
ment les mouuemens qui ſe font
en l'ail , mais ceux qui ſe font dans
le cerueau , qui repreſentent à l'a
me ces objets. A l'exemple de
quoy il eſt ayſé de conceuoir que
les ſons, les odeurs , les ſaueurs , la
chaleur , la douleur , la faim , la ſoif,
& generalement tous les objets ,
tant de nos autres ſens exterieurs ,
que denos appetits interieurs , ex
citent auſſi quelque mouuement
en nos nerfs ; qui paſſe par leur
moyen iuſques au cerueau. Et ou
tre que ces diuers mouuemens du
cerueau font auoir à noftre ame di
;
uers ſentimens , ils peuvent auft
B 3
DE'S PASSIONS.
faire fans elle , que les eſprits prena
nent leurs cours vers certains muſ.
cles , pluſtoſt que vers d'autres , &
ainſi qu'ils meuuent nos membres .
Ce que ie prouueray ſeulement icy
par vn exemple . Si quelqu'vn
auance promptement ſa main con .
tre nos yeux , comme pour nous
frapper , quoy que nous ſçachions
qu'il eſt noſtre amy , qu'il ne fait
cela que par jeu , & qu'il ſe gardera
bien de nous faire aucun mal , nous
auons toutefois de la peine à nous
empeſcher de les fermer : ce qui
monftre que ce n'eſt point par l'en
tremiſe de noſtre ame qu'ils ſe fer
ment , puiſque c'eſt contre noſtre
volonté , laquelle eſt la ſeule ou du
moins ſa principale action ; Mais
que c'eſt à caufe que la machine de
noſtre corps eſt tellement compo .
ſée , que le mouuement de cette
niain vers nosyeux , excite yn autre
mouvement en noſtre cerueau , qui
conduit les eſprits animaux dans
PREMIERE PARTIE. 23
les muſcles qui font abaiſſer les pau
pieres.
ARTICLE XIV.

Que la diverſité qui eſtentre les


eſprits peut außi diuerſifier
leur cours .

Lmaux’Autre cauſe qui ſert à condui


re diuerſement les eſprits ani
dans les muſcles , elt l'inéga
le agitation de ces eſprits , & la di
uerſité de leurs parties. Car lors
que quelques-vnes de leurs parties
font plus groſſes & plus agitées que
les autres , elles paſſent plus auant
en ligne droite dans les cauitez &
dans les pores du cerueau ; &
par
ce moyen font conduites en d'au
tres muſcles qu'elles ne ſeroient , fi
elles auoient moins de force.

B4
24 DES PASSIONS
ARTICLE XV .

Quelles ſont les cauſes de leur


diuerfité.
T cette inégalité peut proce
Ede der des diuerſes matieres dont
ils font compoſez, comme on voit
en ceux qui ont beu beaucoup de
vin , que les vapeurs de ce vin en
trant promptement dans le ſang,
montent du coeur au cerueau ou
elles ſe conuertiſſent en eſprits,
qui eſtant plus forts & plus abon
dans que ceux qui y ſont d'ordi
naire ſont capables de mouuoir
le
corps en pluſieurs eſtranges fa
çons. Cette inégalité des eſprits,
peut auſſi proceder des diverſes
diſpoſitions du coeur , du foye , de
l'eſtomac , de la rate , & de toutes
les autres parties qui contribuent
à leur production. Car il faut prin
cipalement icy remarquer certains
petits nerfs inferez dans la baze du
PREMIERE PARTIE. 25
cour , qui ſeruent à eſlargir &
eſtrecir les entrées de ſes concaui.
tez : au moyen dequoy le ſang s'y
dilatant plus ou moins fort , pro.
duit des eſprits diuerſement diſpo.
fez . Il faut auſſi remarquer que
bien que le ſang qui entre dans le
cour , y vienne de tous les autres
endroits du corps , it arriue ſouuent
neantmoins , qu'il y eſt dauantage
pouſſé de quelques parties que des
autres , à cauſe que les nerfs & les
muſcles qui reſpondent à ces par
ties-là , le preſſent ou l'agitent da
uantage ; Et que ſelon la diuerſité
des parties deſquelles il vient le
plus , il ſe dilate diuerſement dans
le coeur , & en ſuitte produit des
eſprits qui ont des qualitez diffe
rentes. Ainſi par exemple , celuy
qui vient de la partie inferieure du
foye, où eſt le fiel , ſe dilate d'autre
façon dans le cour , que celuy qui
vient de la rate ; & cettuy - cy autre
ment que celuy qui vient des veines
26 DES PASSIONS
des bras ou des jambes ; & enfin
cettuy.cy tout autrement que le ſuc
des viandes , lors qu'eſtant nouuel.
lement forty de l'eſtomac & des
boyaux , il paſſe promptement par
le foye iuſques au cour.
ARTICLE XVI.

Comment tous les membres peuvent


eſtre meus par les objets des ſens,
par les eſprits , ſans
l'ayde del'ame.
Näin il faut remarquer que la
E machine de noſtre corps eſt
tellement compoſée , que tous les
changemens qui arriuent au nou
uement des eſprits , peuuent faire
qu'ils ouurent quelques pores du
cerucau plus que les autres ; & reci
proquement que lors que quelqu'vn
de ces pores eft tant ſoit peu plus
ou moins ouuert que de couſtu
me , par l'action des nerfs qui ſer.
uent au ſens , cela change quelque
PREMIERE PARTIE . 27
choſe au mouuement des eſprits , &
fait qu'ils ſont conduits dans les
muſcles qui ſeruent à mouuoir le
corps , en la façon qu'il eſt ordinai.
rement meu à l'occaſion d'une telle
action . En ſorte que.tous les mou
uemens que nous faiſons ſans que
noftre volonté y contribuë , ( com
me il arrive ſouuent que nous reſpi
rons , que nous marchons , que nous
mangeons , & enfin que nous fai
ſons toutes les actions qui nous ſont
communes auec les beſtes ) ne dé.
pendent que de la conformation de
nos membres , & du cours que les
eſprits excitez par la chaleur du
cour ſuiuent naturellement dans le
cerueau , dans les nerfs & dans les
muſcles. En meſme façon que le
mouuement d'une montre eſt pro
duit par la ſeule force de ſon reſſort
& la figure de ſes rouës .
28 DES PASSIONS
ARTICLE XVII .

Quelles ſont les fonctions de l'ame.


Pres auoir ainſi conſideré tou
A tes les fonctions qui appar
tiennent au corps ſeul, il eſtayſe de
connoiſtre qu'il ne reſte rien en
nous que nous deuions attribuër à
noſtre ame,ſinon nos penſées , leſ
quelles ſontprincipalement de deux
genres , à ſçauoir les vnes ſont les
a &tions de l'ame , les autres font
ſes paſſions. Celles que ie nom
me ſes actions 3 ſont toutes nos
volontez , à cauſe que nousexperi
mentons qu'elles viennent directe
ment de noftre ame , & ſemblent
ne dépendre que d'elle ; Comme
au contraire on peut generalement
nommer ſes paſſions , toutes les for
tes de perceptions ou connoiſſan
ces qui ſe trouuent en nous , à cau
fe que fouuent ce
cen'eſt pas noſtre
ame , qui les fait telles qu'elles ſont,
PREMIERE PARTIE . 29
& que touſiours elle les reçoit des
choſes qui ſont repreſentées par
elles.

ARTICLE XVIII,
De la volonté,

Erechef nos volontezſont de


D deux ſortes : car les ynes ſont
des actionsde l'ame , qui ſe termi
nent en l'ame meſme , comme lors
que nous voulons aymer Dieu ,
ou generalement appliquer noſtre
penſée à quelque objet qui n'eſt
point materiel. Les autres ſont
des aâions qui ſe terminent en
noſtre corps o commelors que de
cela ſeul que nous auons la volon
té de nous promener , il fuit que
nos jambes ſe remuent & que nous
marchons,
30 DES PASSIONS
ARTICLE XIX.
De la Perception.
ceptio, ns& folesntvnes
perceptions font
doopoſortes
N deuxOs
au ſontde
auſſi de

l'ame pour cauſe les autres le


corps . Celles qui ont l'ame pour
cauſe ſont les perceptions de nos
volontez , & de toutes les imagi
nations ou autres penſées qui en
dépendent. Car il eſt certain que
nous ne ſçaurions vouloir aucune
choſe, quenous n'apperceuions par
meſme moyen que nous la vou
lons. Et bien qu'au regard de nô
tre ame , ce ſoit une action de vou
loir quelque choſe , on peut dire
que c'eft auſſi en elle vné paffion
d'apperceuoir qu'elle veut. Toute
fois à cauſe que cette perception
& cette volonté ne font en effect
qu'vne meſme choſe , la dénomi
nation ſe fait toujours par ce qui
eſt le plus noble ; & ainſi on n'a
PREMIERE PARTIE. 31
point couſtume de la nommer vne
paſſion , mais ſeulementvne action .
ARTICLE X X.

Des imaginations & autres penſées


quiſont formées par l'ame.
Ors que noſtre ame s'applique
L à imaginer quelque choſe qui
n'est point,comme à ſe repreſenter
yn palais enchanté ou vne chimere 3
& aufli lors qu'elle s'applique à con.
liderer quelque choſe qui eſt ſeule .
ment intelligible , & non point ima.
ginable , parexemple , à conſiderer
ſa propre nature ; les perceptions
qu'elle a de ces choſes dépendent
principalement de la volonté qui
fait qu'elle les apperçoit : C'eſt
pourquoy on a couſtume de les con
fiderer comme des actions , pluſtoſt
que coinme des paſſions.
32 Des PASSIONS
ARTICLE XXI.
Des imaginations qui n'ont pour cauſe
que le corps.

Ntre les perceptions qui ſont


E cauſées par le corps , la
part dépendent des nerfs : mais il
y en a auſſi quelques-vnes qui n'en
dépendent point , & qu'on nom
me des imaginations , ainſique cel
les dont je viens de parler , deſ
quelles neantmoins elles different
en ce que noſtre volonté ne s'em
ploye point à les former , ce qui fait
qu'elles ne peuuent eſtre miſes au
nombre des actions de l'ame 3 Ec
elles ne procedent que de ce que
les eſprits eſtant diuerſement agi
tez , & rencontrant les traces de
diuerſes impreſſions qui ont pre
cedé dans le cerueau , ils y prennent
leur cours fortuitement par cer
tains pores , pluſtoſt que par d'au
tres. " Telles ſont les illuſions de
nos
PREMIERE PARTIE. 33
nos ſonges Et auſſi les reſueries
que nous auons ſouvent eſtant ef
ucillez , lors que noſtre penſée erre,
nonchalamment , ſans s'appliquer
à rien de ſoy.meſme. Or encore
que quelques -vnes de ces imagina .
tions, ſoient des paſſions de l'ame,
en prenant ce mot en fa plus pro
pre & plus particuliere fignifica ,
tion ; & qu'elles puiſſent eltre tou .
tes ainli nommées , ſi on le prend
en yne fignification plus generale:
Toutefois pource qu'elles n'ont
pas yne cauſe ſi potable & fi déter,
minée , que les perceptions que
l'ame reçoit par l'entremiſe des
nerfs , & qu'elles feinblent n'en
eſtre que l'ombre & la peinture,
auant que nous les puiſſions bien
diftinguer , il faut conſiderer la dif.
ference qui eſt entre ces autres .
2

с
34 DES PASSIONS
ARTICLE XXII.
De la difference qui eſt entre les autres
perceptions.
Outes les perceptions que ic
T n'ay pas encore expliquées
viennent à l'ame par l'entremife
des nerfs , & il y a entre elles cette
difference , que nous les rapportons
les-vnes aux objets de dehors qui
frappent nos ſens , les autres à noſtre
corps , ou à quelques-vnes de ſes
parties , & enfin les autres à noftre
ame.

15 ARTICLE XXIII.
Des perceptions que nous rapportons
aux objets qui ſont hors de nous.
Elles que nous rapportons à
CO des choſes qui ſont hors de
nous , à ſçauoir aux objets de nos
ſens , ſont cauſées ( aumoins,lors
que noſtre opinion n'eſt point fauf
PREMIERE PARTIE . 35
ſe ) par ces objets , qui excitant
quelques mouuemens dans les or
ganes des ſens exterieurs , en exci
tent auffi par l'entremiſe des nerfs
dans le cerueau , leſquels font que
l'ame les ſent. Ainſi lors que nous
voyons la lumiere d'vn flambeau,
& que nous oyons le fon d'yne clo
che , ce ſon & cette lumiere font
deux diuerſes actions , qui par cela
ſeul qu'elles excitent deux diuers
mouuemens en quelques-yns de nos
nerfs , & par leur moyen dans le
cerueau donnent à l'ame deux
ſentimens differens , leſquels nous
rapportons tellement auxſujets que
nous ſuppoſons eſtre leurs caufes,
que nous penſons voir le flambeau
meſme, & ouy la cloche ,'‫ و‬non pas
ſentir ſeulement des mouuemens
qui viennent d'eux,

C 2
S
I ON
S SS
36 DE PA

ARTICLE XXIV.
Des perceptions que nous rapportons 고
noſtre corps:
Es perceptions que nous rap
Loree n
porton s àprioriter iosustalpa
noſtre corp s , ou à
ies
quelques vnes de ſes part , font
celles que nous auons de la faim ,
de la ſoif , & de nos autres appe
tits naturels ; à quoy on peut join
dre la douleur , la chaleur , & les
autres affections que nous fentons
comme dans nos membres , & non
pas comme dans les objets qui ſont
hors de nous ; Ainſi nous pouuons
ſentir en meſme temps , & parl'en
tremiſe des mefmes nerfs , la froi
deur de noſtre main , & la chaleur
de la flanime dont elle s'approche;
ou bien au contraire la chaleur de
la main , & le froid de l'air auquel
elle eſt expoſée : Sans qu'il y ait
aucune difference entre les adions
qui nous font ſentir le chaud ou le
PREMIERE PARTIE . 37
froid qui eſt en noftre main, & celles
qui nous fontſentir celuy qui eſt hors
de nous ; finon que l'vne de ces
actions furuenant à l'autre , nous ju
geons que la premiere eſt desja en
nous , & que celle qui furuient n'y
eſt pas encore , mais en l'objet quila
caufe.
ARTICLE XXV .

Des perceptions que nous rapportons de


noſtre ame.
Es perceptions qu'on rapporte
L ſeulement à l'ame , ſont celles
dont on fent les effets comme en
l'ame mefme , & defquelles on ne
connoiſt communément aucune
cauſe prochaine , à laquelle on les
puiſſe rapporter. Tels ſont les ſen
timens de ioye , de colere , & au
tres ſemblables , qui ſont quelque
fois excitez en nous par les objets
qui meuuent nos nerfs , & quel
quefois auſſi par d'autres cauſes.
C- 3
38 DES PASSIONS
Or encore que toutes nos perce
ptions , tant celles qu’on rapporte
aux objets qui font hors de nous ,
que celles qu'on rapporte aux di
uerſes affections de noſtre corps ,
ſoient veritablement des paſſions
au regard de noſtre ame , lors qu'on
prend ce mot en la plus generale
ſignification ; Toutefois on a coû.
tume de le reſtreindre à ſignifier
ſeulement celles qui ſe rapportent
à l'ame meſme. Et ce ne ſont que
ces dernieres que i'ay entrepris icy
d'expliquer ſous le nom des paſſion's
de l'ame .

ARTICLE XXVI.
Que les imaginations , qui ne dépen
dent que du mouuement fortuit des
eſprits , peuvent eſtre d'außi verita
bles paßions , que les perceptions qui
dépendent des nerfs.
L reſte icy à remarquer , que tou
Ites les meſmes choſes que l'ame
PREMIÈRE PARTIE . 39
apperçoit par l'entremiſe des perts,
luy peuuent auffi eftre repreſentées
par le cours fortuit des eſprits , ſans
qu'il y ait autre difference , ſinon
que les impreſſions qui viennent
dans le cerueau par les nerfs , ont
couſtume d'eſtre plus viues &plus
expreſſes , que celles que les eſprits
y excitent. Ce qui m'a fait dire en
l'art. 25. que celles - cy ſont comme
l'ombre ou la peinture des autresa
Il faut auſſi remarquer qu'il arriue
quelquesfois , que cette peinture eſt
li ſemblable à la choſe qu'elle re
preſente , qu'on peut y eſtre trom
pé touchant les perceptions qui ſe
rapportent aux objets qui ſont hors
denous , ou bien celles qui ſe rap
portent à quelques parties de nô.
tre corps , mais qu'on ne peut pas
l'eſtre en meſme façon touchant
les paſſions , d'autant qu'elles ſont
fi proches & fi interieures à noftre
ame , qu'il eſt impoſſible qu'elle les
fente ſans qu'elle ſoient veritable
C4
:

40 DES PASSIONS
menit telles qu'elle les ſent. Ainſi CS

fouuent lors que l'on dort, & nieſ


me quelquefois eſtant éueillé on
imagine fi fortement certaines cho.
fes, qu'on penſe les voir deuant foy,
ou les ſentir en ſon co rps , bien
corps
qu'elles n'y ſoient aucunement :
Mais encore qu'on ſoit endormy,
& qu'on reſue , on ne ſçauroit ſe
ſentir triſte ou émeu de quelque au
tre paſſion , qu'il ne ſoit tres-vray
que l'amea en ſoy cette paſſion.
ARTICLE XXVII.

: ' La Definition des Paßions de l'ame.


Pres auoir ainſi conſideré en
A quoy les paſſions de l'amé
different de toutes ſes autres pen
ſées , il me ſemble qu'on peut gene
ralement les definir u Des perce
ptions , ou des ſentimens , ou des
émotions de l'ame , qu'on rapporte
particulierement à elle , & qui ſont
PREMIERE PARTIE . 41
cauſées , entretenuës , & fortifiées
par quelque mouuement des eſprits.
ARTICLE XXVIII.

Explication de la premiere partie de


cette definition .
N les peut nommer des per
ceptions lors qu'on ſe ſert ge
neralement de ce mot , pour ſigni
fier toutes les penſées qui ne ſont *
point des actions de l'ame , ou des
volontez 3 mais non point lors
qu'on ne s'en ſert que pour ſigni
fier des connoiffances éuidentes :
Car l'experience fait voir que ceux
qui ſont les plus agitez par leurs
paſſions , ne ſont pas ceux qui les
connoiſſent le mieux & qu'elles
font du nombre des perceptions
que l'eſtroite alliance qui eſt entre
l'ame & le corps rend confuſes &
obſcures. On les peut auſſi nom
mer des ſentimens , à cauſe qu'elles
DES PASSIONS
font receuës en l'ame en meſme faa
çon que les objets des fens exte.
rieurs , & ne ſont pas autrement
connnës par elle. Mais on peut en
core mieux les nommer des émod
tions de l'ame , non ſeulement à
cauſe que ce nom peut eſtre attri-.
bué à tous les changemens qui arri.
uent en elle , c'eſt à dire à toutes les
diverſes penſées qui luy viennent ;
mais particulierement , pource que
de toutes les fortes de penſées
qu'elle peut auoir , il n'y en a point
dautres qui l'agitent & l'ébranlent
Gi fortque font ces pafſions.
ARTICLE XXIX .
!
Explication de ſon autre partie.
'Adjouſte qu'elles ſe rapportent
IA particulierement à l'ame pour
les diftinguer des autres ſentimens,
qu'on rapporte , les vos aux objets
exterieurs , comme les odeurs , les
PREMIERE PARTIE. 43
fons, les couleurs ; les autres à noſtre
corps, comme la faim , la ſoif , la
douleur. L'adjouſte auſſi qu'elles
ſont cauſées , entretenuës & forti
fiées par quelque mouuement des eſ
prits , afin de les diſtinguer de nos
volontez , qu'on peut nommer des
émotions de l'ame qui ſe rappor
tent à elle , mais qui ſont cauſées
par elle-meſme ; Et auſſi afin d'ex
pliquer leur derniere & plus pro
chaine cauſe , qui les diſtingue dere
chef des autres ſentimens.
ARTICLE XXX .
Que l'ame eſt unie à toutes les parties
du corps conjointement.
Ais pour entendre plus para
Me faitement toutes ces choſes,
il eſt beſoin de ſçauoir , que l'ame
eſt veritablement jointe à tout le
corps , & qu'on ne peut pas pro
prement dire qu'elle ſoit en quel
qu'vne de ſes parties , à l'excluſion
44 DES PASSIONS
des autres , à cauſe qu'il eſt vn , &
en quelque façon indiuiſible, à rai
ſon de la diſpoſition deſes organes,
qui ſe rapportent tellement tous
lyn à l'autre , que lors que quel
qu’yn d'eux eſt ofté ; cela rend
tout le corps defectueux : Et à cau .
ſe qu'elle eſt d'vne nature qui n'a
aucun raport à l'eſtenduë , ny aux
dimenſions ou autres proprietez
de la matiere dont le corps eſt
compoſé ; mais ſeulement à tout
l'aſſemblage de ſes organes. Comme
il paroiſt , de ce qu'on ne ſçauroit
aucunement conceuoir la moitié
ou le tiers d'une ame į ny quelle
eſtenduë elle occupe ; & qu'elle ne
deuient point plus petite de ce
qu'on retranche quelquepartie du
corps , mais qu'elle s'en ſepare en
tierement lors qu'on diffout l'aſſem
blage de ſes organes.
PREMIERE PARTIE. 45
ARTICLE XXXI.
Qu'il y a une petite glande dans le cer
wean en laquelle lame exerce ſes fon
Etions plus particulierement que
dans les autres parties .
L eft beſoin auff de ſçauoir que
16 bien que l'ame ſoit jointe à tout
le corps , il y a neantmoins en luy
quelque partie en laquelle elle
exerce ſes fonctions plus particu
lierement qu'en tous les autres. Et
on croit , communément que cette
partie et de cerueau- , ou peut-eſtre
le cœur ; le cerueau , à cauſe que
c'eſt à luy que ſe rapportent les or
ganes des ſens ; & le cour, à cauſe
que c'eſt comme en luy qu'on ſent
les paßions. Mais en cxaminant
la choſe auec ſoin , il me ſemble
auoir éuidemment reconnu , que
la partie du corps en laquelle l'a
me exerce immediatement ſes fon
Gions , n'eft nullement le cæur ;
46 DES PASSIONS
ny auſſi tout le cerueau , mais ſeule .
ment la plus interieure de ſes par t
ties qui eſt vne certaine glande
fort petite , fituée dans le milieu de
ſa ſubſtance , & tellement ſuſpen E
duë au deſſus du conduit ,par lequel
les eſprits de ſes cauitez anterieures
ont communication auec ceux de la
poſterieure , que les moindres mou
uemens qui ſont en elle , peuuent
beaucoup pour changer le cours de
ces eſprits , & reciproquement que
les moindres changemens qui arri
uent au cours des eſprits , peuuent
beaucoup pour changer les mouue
mens decette glande.
ARTICLE XXXII.

Comment on connoiſt que cette glande


che eſtle principal ſiege de l'ame.
A raiſon qui me perſuade que
LA l'ame ne peut auoir en tout
le corps aucun autre lieu que cette
PREMIERE PARTIE 97.
glende , où elle exerce immedia
tement ſes fondions , eſt que ie
conſidere que les autres parties de
noſtre cerueau font toutes dou
bles, commeauſi nous auons deux
yeux , deux mains deux oreilles , &
enfin tous les organes de nos ſens
exterieures ſont doubles ; Et que
d'autant que nous n'auons qu'vno
ſeule & fimple penſée d'vne meſ
me choſe en meſmetemps , il faut
neceſſairement qu'il y ait quelque
lieu où les deux images qui vien
nent par les deux yeux , où les deux
autres impreſſions quiviennentd'vn
ſeul objet par les doubles organes
des autres ſens , le puiſſent afſem
bler en yne auant qu'elles paruien
nent à l'ame , afin qu'elles ne luy
repreſentent pas deux, objets au
lieu d'vn . Et on peut ayſément
conceuoir que ces images ou au
tres imprefſions fe reüniffent en
cette glande , par l'entremiſe des
eſprits qui rempliſſent les cauitezi
48 DES PASSIONS
du cerueau ; mais il n'y a aucun
autre endroit dans le corps , où el.
les puiſſent ainſi eftre vnies , ſinon
en ſuitte de ce qu'elles le ſont en
cette glande.
ARTICLE XXXIII.
Que le frege des paßions n'eſt pas dans
le cæur .

Our l'opi nion de ceux quipen.


P fent que l'ame reçoit les paſt
lions dans le coeur elle n'eſtaucu .
nemear conſiderable ; car elle n'eſt
fondée que ſur ce que les paſſions
y font ſentir quelque alteration :
& il eſt ayſé à remarquer que cette
alteration n'eft fentie comme dans
le cæur , quepar l'entremiſe d'yn
petit nerf qui deſcend du cerueau
vers luy ; ainſi que la douleur eſt
Lentie comme dans le pied , par
l'entremiſe des nerfs du pied ; &
les aftres font apperceus comme
dans le Ciel, par l'entremiſe deleur
lu
.
PREMIERE PARTIE . 49
lumiere & des nerfs optiques : en
forte qu'il n'eſt pas plus neceſſaire
que noſtre ame exerce immediate .
ment ſes fonctions dans le coeur,
pour y ſentir ſes paſſions , qu'il eſt
neceſſaire qu'elle ſoit dans le Ciel
pour y voir les altres.
ARTICLE XXXIV.
Comment l'ame e le corps agiſſent l'un
contre l'autre.

Onceuons donc icy que l'ame


C a ſon ſiege
petite glande qui eſt au milieu du
cerueau , d'où elle rayonne en tout
le reſte du corps par l'entremiſe
des eſprits , des nerfs , & meſme
du ſang , qui participant aux im
preſſions des eſprits , les peut por
ter par les arteres en tous les mem
bres. Et nous fouuenant de ce qui
a eſté dit cy - deſſus de la machine
de noſtre corps , à ſçauoir que les
petits filets de nos nerfs ſont telle
D
50 DES PASSIONS
ment diſtribuez en toutes ſes par
ties > qu'à l'occaſion des diuers
mouuemens qui y ſont excitez par
les objets ſenſibles, ils ouurentdi
uerſement les pores du cerueau .
Ce qui fait que les eſprits animaux ,
contenus en fes cauitez entrent di
uerſement dans les muſcles ; au
moyen dequoy ils peuuent mou
uoir les membres en toutes les di
uerſes façons qu'ils ſont capables
d'eſtre meus ; & auſſi que toutes
les autres cauſes , qui peuuent di
uerſement mouuoir les eſprits , ſuf
fiſent pour les conduire en diuers
muſcles. Adjouſtons icy que la
petite glande qui eſt le principal
ſiege de l'ame , eſt tellement ſuf
penduë entre les cauitez qui con
tiennent ces eſprits , qu'elle peut
eſtre meuë par eux en autant de di
uerſes façons , qu'il y a de diuerſi
tez ſenſibles dans les objets : Mais
qu'elle peut auffi eftre diuerſement
meuë par l'ame , laquelle eſt de tel.
PREMIERE PARTIE . 51
le nature qu'elle reçoit autant de
diuerſes impreſſions en elle ; c'eſt
à dire , qu'elle a autant de diuerſes
perceptions , qu'il arriue de diuers
mouuemens en cette glande. Com
me auffi reciproquement la machi
ne du corps eſt tellement compo .
ſée , que de cela ſeul que cette
glande eſt diuerſement meuë par
l'ame ,ou par telle autre cauſe que
ce puiſſe eſtre , elle pouſſe les ef
prits qui l'enuironnent vers les po
res du cerucau , qui les conduiſent
par les nerfs dans les muſcles ; au
moyen dequoy elle leur fait mou.
uoir les membres.
ARTICLE XXXV.
Exemple de la façon que les impreſions
des objets s'uniſſent en la glande
qui eſt au milieu du
cerwean .

INSi par exemple , fi nous


A voyons quelque animal venir
D 2
52 DES PASSIONS
vers nous , la lumiere refleſchie de
fon corps en peint deux images , vne
en chacun de nos yeux ; & ces deux
images en forment deux autres ,
par l'entremiſe des nerfs optiques,
dans la ſuperficie interieure du cer
ueau , qui regarde ſes concauitez ;
puis delà , par l'entremiſe des eſprits
dont ces cauitez font remplies , ces
images rayonnent en telle forte
vers la petite glande que ces eſprits
enuironnenr , que le mouuement
qui compoſe chaque poinct de l'vne
des images , tend vers le meſme
poinct dela glande , vers lequel tend
le mouuement , qui forme le poinct
de l'autre image , lequel repreſente
la meſme partie de cet animal ; au
moyen dequoy les deux images qui
ſont dans le cerueau n'en compo .
fent qu'vne ſeule ſur la glande , qui
agiſſant immediatement contre l'a.
me , luy fait voir la figure de cét
animal.
PREMIERE PARTIE. 53
ARTICLE XXXVI.
Exemple de lafaçon que les paßions
ſont excitées en l'ame.
T outre cela ſi cette figure eſt
Elor fort eſtrange & fort effroya .
ble , c'eſt à dire , fi elle a beaucoup
de rapport auec les choſes qui ont
eſté auparauant nuiſibles au corps ,
cela excite en l'ame la paſſion de la
crainte , & en ſuite celle de la har
dieſſe , ou bien celle de la peur &
de l'eſpouuante , ſelon le diuers
temperament du corps , ou la foro
ce de l'ame, & ſelon qa'on s'eſt au
parauant garenty par la defence ou
par la fuite , contre les choſes nui
fibles auſquelles l'impreffion pré
fente a du rapport. Car cela rend
le cérueau tellement diſpoſé en
quelques hommes , que les eſprits
refieſchis de l'image ainſt formée
ſur la glande , vont de là ſe rendre ;
partie dans les nerfs qui ſeruent à
D 3
54 DES PASSIONS
tourner le dos & remuer les jam
bes pour s'enfuyf ; & partie en
ceux qui eflargiſſent ou eſtrecif
ſent tellement lesorifices du cour ,
ou bien qui agitent tellement les
autres parties d'où le ſang lay eſt
enuoyé , que ce ſang y eſtant ra
refié d'autre façon que de couſtu
me ;, il enuoye des eſprits au cer
ueau , qui ſont propres à entrete
nir & fortifier la paſſion de la peur;
c'eſt à dire , qui font propres à te-,
nir ouuerts , ou bien à oyurir dere
chef les pores du cerueau qui les,
conduiſent dans les meſmes nerfs.
Car de cela ſeul que ces eſprits,
entrent en ces pores , ils excitent
yn mouuement particulier en cet
te glande , lequel eſt inſtitué de
la nature s pour faire ſentir à l'a
me cette paſſion . Et pource que
ces pores ſe rapportent principale-,
ment aux petits nerfs , qui ſeruent
à reſerrer ou eſlargir les orifices
du coeur , cela fait que l'ame la
PREMIÈRE PARTIE .
ſent principalement comme dans le
ccur .

ARTICLE XXXVII.
Comment il paroiſt qu'elles ſont toutes
cauſées par quelque mouuement
des eſprits.
T pource que le ſemblable ara
E.riue en toutes les autres pal
tions , à fçauoirqu'elles ſont prin
cipalement cauſées par les eſprits
contenus dans les cauitez du cer
ueau
entant qu'ils prennent leur
cours vers les nerfs , qui feruent à
eſlargir ou eſtrecir les orifices du
caur ou à pouſſer diuerſement
vers luy le ſang qui eſt dans les au
tres parties , ou en quelque autre
façon que ce foit à entretenir la
'meſme paſſion : On peut claire.
ment entendre de cecy , pourquoy
i'ay mis cy -deſſus en leurdefinition,
qu'elles ſont cauſées par quelque
mouuement particulier des eſprits.
D4
56 DES PASSIONS

ARTICLE XXXVIII.
Exemple des mohuemens du corps qui
accompagnent les paßions ,ene
dépendent point de l'ame.
V reſte en meſme façon que
AYle cours que prennent ces eſ
, ſuffit
prits vers les nerfs du cour
pour donner le mouuement à la
glande , par lequel la peur eſt miſe
dans l'ame ; ainfi auffi par cela ſeul
que quelques eſprits vont en mef
me temps vers les nerfs , qui fer
uent à remuer les jambes pour fuyr,
ils cauſent vn autre mouvement en
la meſme glande , par le moyen du-.
quel l'ame ſent & apperçoitcette
fuitte , laquelle peut en cette façon
eſtre excitée dans le corps , par la
ſeule diſpoſition des organes, & fans
que l'ame y contribuë.
! PREMIERE PARTIE. 57
!
ARTICLE XXXI X.
Comment une meſme cauſe peut exciter
diuerſes paßions en diuers hommes.
A meſme impreſſion que la
preſence d'vn objet effroyable
fait ſur la glande , & qui caufe la
peur en quelques hommes , peut
exciter en d'autres le courage & la
hardieſſe : dont la raiſon eſt , que
tous les cerucaux ne font pas diſpo.
ſez en meſme façon ; & que le meſ.
mc mouuement de la glande , qui
en quelques yns excite la peur ,fait
dans les autres que les eſprits en.
trent dans les pores du cerueau ,
qui les conduiſent partie dans les
nerfs qui ſeruent à remuër les mains
pour ſe deffendre , & partieen ceux
qui agitent & pouſſent le ſang vers
le coeur ,en la façon qui eſt requiſe.
pour produire des eſprits propres à
continuer cette deffenſe , & en rete
nir la volonté,
DES PASSIONS
ARTICLE XL.
Quel eſt le principal effect des
paßions.
Ar il eſt beſoin deremarques
CA que le principal effect de tou
tes les paſſions dans les hommes
eft qu'elles incitent & diſpoſent
leur ame à vouloir les choſes auf
quelles elles preparent leur corps :
En ſorte que le ſentiment de la
peur l'incite à vouloir fuyr , celuy
de la hardieſſe à vouloir combata
tre : & ainſi des autres.

ARTICLE XL I.

Quel eſt le pouuoir de l'ame au regard


du corps.

Ais la volonté eſt tellement


M libre de la nature , qu'elle ne
peut iamais eftre contrainte : &
des deux ſortes de penſées que i'ay i
diſtinguéęs en l'ame; dont lesynes
i PREMIERE PARTIE . 59
ſont ſes a & ions , à ſçauoir ſes vo
lontez ; les autres ſes pafſions, en
prenantce mot en la plus generale
ſignification , qui comprend toutes
fortes de perceptions ; Les premie
res font abſolument en ſon pouuoir,
& ne peuuent qu'indirectement
eſtre changées par le corps ; comme
au contraire les dernieres dépen.
dentabſolument des actions qui les
produiſent , & elles ne peuuent
qu'indirectement eſtre changées par
l'ame, excepté lors qu'elle eſt ellea
meſme leur cauſe. Et toute l'action
de l'ame conſiſte en ce que par ce
la ſeul qu'elle veut quelque choſe,
elle fait que la petite glande , à
qui elle eſt eſtroittement jointe,
ſe meut en la façon qui eſt requiſe
pour produire l'effectqui ſe rappor
te à cette volonté.

1
60 DES PASSIONS
ARTICLE XLII.
Comment on trouve en ſa memoire les
choſes dont on veut ſe ſouvenir.
Infi lors que l'ame veut ſe
A fouuenir de quelque choſe ,
cette volonté fait que la glande ſe
penchant ſucceſſivement vers di
uers coſtez , pouſſe les eſprits vers
diuers endroitsdu cerueau , iuſques
à ce qu'ils rencontrent celuy où
font les traces que l'objet dont on
veut ſe fouuenir y a laiſſées. Car ces
traces ne ſont autre chofe finon
que les pores du cerueau , par où
les eſprits ont auparauantpris leur
cours à caufe de la preſence de
cét objet , ont acquis par cela vne
plus grande facilité que les autres
à eſtre ouuerts derechef en meſme
façon , par les eſprits qui viennent
vers eux : En ſorte que ces eſprits
rencontrant ces pores ) entrent

dedans plus facilement que dans


PREMIERE PARTIE .
les autres : au moyen dequoy ils
excitent yn mouuement particulier
en la glande , lequel repreſente à
l'ame le mefine objet , & luy fait
connoiſtre qu'il eſt celuy duquel el,
le vouloit ſe fouuenir.
ARTICLE XLIII.
Comment' l'ame peut imaginer eſtre
i attentine , mouuoir le corps.
Inſi quand on veut imaginer
A quelque choſe qu'on n'a ia
mais veuë , cette volonté a la force
de faire que la glande ſe meut en
la façon qui eſt requiſe, pour pouſ
ſer les eſprits vers les pores du cer
ucau , pe l'ouuerture deſquels cet
te choſc peut eſtre repreſentée.
Ainſi quand on veut arreſter ſon
attention à conGiderer quelque
temps vn meſme objet , cette vo
lonté retient la glande pendant ce
temps-là , panchée vers yn meſme
coſté. Ainli enfin quand on veut
62 Des PASSIONS
marcher , ou mouuoir fon corps en
quelque autre façon , cette volonté
fait que la glande pouſſe les eſprits
vers les muſcles qui ſeruent à cét
effect.
ARTICLE XLIV.
Que chaque volonté eſt naturellement
jointe à quelque mouvement de la
glande ; mais que par induſtrie ou
par habitude on la peut joindre à
d'autres.

Outefois ce n'eſt pas toujours


Ti la volonté d'exciter en nous
quelque mouvement , ou quelque
autre effect , qui peut faire que
nous l'excitons : mais cela change
ſelon que la nature ou l'habitu
de ont diuerſement joint chaque
mouuement de la glande à chaque
penſée. Ainſi par exemple , ſi on
veut diſpoſer les yeux à regarder
yn objet fort eſloigné , cette volon
té fait que leur prunelle s'eflargit ;
PREMIERE PARTIE: 63
& fi on les veut diſpoſer à regar
der yn objet fort proche, cette vo.
lonté fait qu'elle s'eftrecit. Mais fi
on penſe ſeulement à effargir la
prunelle , on a beau en auoir la vo
lonté , on ne l'eflargit point pour
cela : d'autant que la nature n'a
pas joint le mouuement de la glan
de , qui ſert à pouſſer les eſprits
vers le nerf optique en la façon qui
eſt requiſe pour eflargir ou eſtrecir
la prunelle, auec la volontéde l'ef
largir ou eſtrecir ; mais bien auec
celle de regarder des objets eſloi
gnez ou proches. Et lors qu'en
parlant nous ne penſons qu'au
ſens de ce que nous voulons dire,
cela fait que nous remuons la lan
gue & les léures beaucoup plus
promptement & beaucoup mieux,
que ſi nous penſions à les remuer
en toutes les façonsqui ſont requi
ſes ' pour proferer les meſmes pa
roles. D'autant que l'habitude
que nous auons acquiſe en appres
64 DES PASSIONS
1
nant à parler , a fait que nous
auons joint l'ađion de l'ame , qui
par l'entremiſe de la glande peut
mouuoir la langue & les léures
auec la ſignification des paroles ,
qui ſuiuent de ces mouvemens ร
pluſtoſt qu'auec les mouuemens
meſmes.
ARTICLE XLV.
Quel eſt le pouuoir de l'ame au regard
de ſes paßions.
Os paſſions ne peuuent pas
N auffi directement eſtre exci
tées ny
dy oſtées par l'action de no
tre volonté ; mais elles peuuent
l'eſtre, indirectement par la repre
ſentation des choſes qui ont coû
tume d'eftre jointes auec les paſ.
fionsque nous voulons auoir 2 &
qui ſont contraires à celles que
nous voulons rejetter. Ainſi pour
exciter en ſoy la hardieffe & ofter
la peur , il ne ſuffit pas d'en auoir
la
PREMIERE PARTIE . 65
la volonté , mais il faut s'appliquer
à conſiderer les raiſons , les objets
ou les exemples , qui perſuadent
que le peril n'eſt pas grand ; qu'il y
à touſiours plus de ſeureté en la
defenſe qu'enla fuite ; qu'on aura de
la gloire & de la ioye d'auoir vain
cu, au lieu qu'on ne peut attendre
que du regret & de la honte d'auoig
fuy, & choſes ſemblables.
ARTICLE XLVI.
Quelle eſt la raiſon qui empeſcheque
l'amene puiſſe entierement diſpoſer
de ſes paßions.
T il y a vne raiſon particuliere
qui empeſche l'ame de pou
uoir promptement changer ou ar
refter ſes paſſions , laquelle m'a
donné ſujet de mettre cy -deſſus en
leur definition qu'elles ſont non
ſeulement cauſées , mais auſſi en
tretenuës & fortifiées , par quela
que mouuement particulier des ef,
E
66 DES PASSIONS
prits. Cette raiſon eſt , qu'elles
ſont preſque toutes accompagnées
de quelque émotion qui ſe fait
dans le coeur & par conſequent
auſſi en tout le ſang & les eſprits ,
en ſorte que iuſques à ce quecette
émotion ait ceſſé , elles demeurent
preſentes à noſtre penſée , en mef.
me façon que les objets ſenſibles y
font preſens , pendant qu'ils agila
fent contre les organes de nos ſens,
Et comme l'ame en ſe rendant fort
attentiue à quelque autre choſe
peut s'empeſcher d'ouye un petit
bruit , ou de ſentir vne petite doua
leur mais ne peut s'empeſcher
en meſine façon d'ouyr le tonner
re ; ou de ſentir le feu qui bruſle
la main : Ainſi elle peut ayſément
ſurmonter les moindres paſſions ,
mais non pas les plus violentes &
les plus forts ſinon apres que
l'émotion du ſang & des eſprits
eſt appaiſée. Le plus que la volon-,
té puiſſe faire , pendant que cette
PREMIERE PARTIE. 67
émotion eſt en ſa vigueur , c'eſt de
ne pas conſentir à ſes effects , & de
retenir pluſieurs des mouvemens
auſquels elle diſpoſe le corps. Par
exemple , ſi la colere fait leuer la
main pour fraper , la volonté peut
ordinairement la retenir ; ſi la peur
incite les jambes à fuyr, la volonté
les peut arreſter , & ainſi des autres,
ARTICLE XLVII.
En
quoy conſiſtent les combats qu’on a
couſtume d'imaginer entre la
partie inferieure a lafum
perieure de l'ame.
,

T ce n'eſt qu'en la repugnance,


qui eſt entre les mouuemens
que le corps păr ſes eſprits, & l'a.
me par ſa volonté , tendent à exci
ter en meſme temps dans la glan
de , que conſiſtent tous les com.
bats qu'on a couftume d'imaginer,
entre la partie inferieure de l'ame,
E 2
68 DES PASSIONS
qu'on nomme ſenſitiue , & la ſupe.
rieure qui eſt raiſonnable ; ou bien
entre les appetits naturels & la vo
lonté. Car il n'y a en nous qu'vne
ſeule ame , & cette ame n'a en foy
aucune diuerſité de parties ; la mel
me qui eft fenfitiue , eſt raiſonna-,
ble , & tous ſes appetits ſont des
yolontez. L'erreur qu'on a com:
miſe en luy faiſant ioüer diuers
perſonnages , qui ſont ordinaire.
ment contraires les vns aux au
tres , ne vient que de ce qu'on n'a
pas bien diſtingué ſes fonētions
d'auec celles du corps , auquel ſeul
on doit attribuer , tout ce qui peut
eftre remarqué en nous qui repu
gne à noſtre raiſon . En forte qu'il
n'y a point en cecy d'autre com
bat , linon que la petite glandequi
eſt au milieu du cerueau , pouuant
eſtre pouſſée d'vn corté par l'ame ,
& de l'autre par les eſprits ani
maux , qui ne font que des corps ,
ainſi que i'ay dit cy-deſſus , il arriue
PREMIERE PARTIE. '69
fouuent que ces deux impulſions
font contraires, & que la plus forte
empeſche l'effet de l'autre. Or on
peut diftinguer deux ſortes de
mouuemens , excitez par les eſprits
dans la glande ; les vns repreſen
tent à l'ame les objets qui meuuent
les ſens , ou les impreſſions qui ſe
rencontrent dans le cerueau , & ne
font aucun effort ſur ſa volonté ;
les autres y font quelque effort , à
fçauoir ceux qui cauſent les paſ
ſions ou les mouuemens du corps
qui les accompagnent. Et pour
les premiers , encore qu'ils emper
chent ſouuent les actions de l'a
me , ou bien qu'ils ſoient empel
chez par elles , toutefois à cauſe
qu'ils ne ſont pas directement con
traires , on n'y remarque point de
combat. On en remarque ſeule
ment entre les derniers & les yo
fontez qui leur repugnent ; par
exemple entre l'effort dont les
eſprits pouſſent la glande pour cau
E 3
70 DES PASSIONS
ſer en l'ame le deſir de quelque
choſe , & celuy dont l'ame la re
pouſſe par la volonté qu'elle a de
fuyr la meſme choſe. Et ce qui fait
principalement paroiſtre ce com
bat , c'eſt que la volonté n'ayant
pas le pouuoir d'exciter directe
ment les paſſions , ainſi qu'il a des
ja eſté dit , elle eſt contrainte d'o
ſer d'induſtrie , & de s'appliquer à
conſiderer ſucceſſiuement diverſes
choſes ; dont s'il arriue que l'yne
ait la force de changer pour vn
moment le cours des eſprits , il
peut arriuer que celle qui ſuit ne
l'a pas , & qu'ils le reprennentauſſi
toſt apres ; à cauſe que la diſpoſi
tion qui a precedé dans les nerfs,
dans le coeur , & dans le ſang , n'eſt
pas changée : ce qui fait que l'ame
ſe ſent pouſſée preſque en meſme
temps à delirer & ne deſirer pas
vne meſme choſe : Et c'eſt de là
qu'on a pris occaſion d'imaginer en
elle deux puiſſances qui ſe combat.
PREMIERE PARTIE . 71
tent. Toutefois on peut encore
conceuoir quelque combat , en ce
que ſouuent la mefme cauſe , qui
excite en l'ame quelque paſſion ,
excite auſſi certains mouuemens
dans le corps , auſquels l'ame ne
contribuë point , & leſquels elle
arrefte ou taſche d'arrefter fi - toft
qu'elle les apperçoit : comme on
eſprouue lors que ce qui excite la
peur , fait auſſi que les eſprits en
trent dans les muſcles qui ſerueno
à remuer les jambes pour fuyr , &
que la volonté qu'on a d'eſtre hardy
les arrefte .
ARTICLE XLVIII.
En quoyon connoiſt la force ou la foi
bleſſe des ames a quel eſt le
mal des plus foibles.
R c'eſt par le ſuccéz de ces
OS combats que chacun
connoiſtre la force ou la foibleſſe
peut

de ſon ame. Car ceux én qui na


E 4
72 DES PASSIONS.
turellement la volonté peut le plus
ayſément vaincre les paffions , & 1

arreſter les mouuemens du corps


qui les accompagnent ? ont fans
doute les ames les plus fortes. Mais 1

il y en a qui ne peuuent eſprouuer


leur force, pource qu'ilsne font ias
mais combattre leur volonté auec
ſes propres armes mais feulement
auec celles que luy fourniſſent
quelques paflions pour reſiſter à
quelques autres. Ceque ie nom
nie ſespropres armes , font des iu
gemens fermes & déterminez tou
chant la connoiſſance du bien &
du mal, ſuiuant leſquels elle a re
folu de conduire les actions de ſa
vie. Et les ames les plus foibles de
toutes , ſont celles dont la volonté
ne ſe détermine pointainſi à fuiure
cer tains iugeme , mais ſe laiſſe
continuellementnsemporter aux paſ,
fions preſentes ; leſquelles eſtant
fouuent contraires les vnes aux au .
tres , la tirent tour à tour à leur par.
PREMIERE PARTIE. 73
ty , & l'employant à combattre
contre elle-meſme , mettent l'ame
au plus déplorableeftat qu'elle pail
fe eftre. Ainfi lors que la peur ret
preſente la mort comme vn mal
extréme , & qui ne peut eftre éuité
que parla fuite, fil'ambition d'autre
coſté repreſente l'infamie de cette
fuitte , comme vn mal pire que la
mort : Ces deux paſſions agitent di
uerſement la volonté ,laquelle obeïl
ſanttantoſt à l'vne , tantoſt à l'aua
tre ; s'oppoſe continuellement à foy
meſme , & auſſi rend l'ame eſclaue
& mal-heureuſe .

i ARTICLE XLIX.

Que laforce del'ame ne ſuffit pas ſans


la connaiſſance de laverité.
L eſt vray qu'il y a fort peu
II d'hommes fi foibles & irrefolas,
qu'ils ne vueillent rien que ce que
leur paſſion preſente leur dide. La
S
74 DES PASSION
pluspart ont des iugemens déter.
minez , ſuiuant leſquels ils reglent
vne partie de leurs a &tions . Et
bien que fouuent ces iugemens
ſoient faux , & meſme fondez ſur
quelques paſſions ; par leſquelles
la volonté s'eſt auparauant laiſſée
vaincre ou ſeduire ; toutefois à cau
ſe qu'elle continuë de les ſuiure,
lors que la paſſion qui les'a caufez
eft abfente , on les peut conſiderer
comme ſes propres armes , & pene
fer que les ames ſont plus fortes ou
plus foibles , à raiſon de ce qu'elles
peuuent plus ou moins ſuiure ces
iugemens , & refifter aux paſſions
preſentes qui leur ſont contraires.
Mais il y a pourtant grande diffe
rence entre les reſolutions qui pro ,
cedent de quelque fauſſe opinion,
& celles qui ne ſont appuyées que
ſur la connoiſſance de la verité;
d'autant que fi on ſuit ces dernie
res , on eſt aſſeuré de p'en duoir ia
mais de regret , ny de repentir ; au
PREMIERE PARTIE. 75
lieu qu'on en a touſiours d'avoir
ſuiuy les premieres , lors qu'on en
deſcouure l'erreur,

ARTICLE L.
Qu'il n'y a point d'ame ſi foible , qu'elle
ne puiſe eſtant bien conduite ac
querir un pounoir abſols ſur
ſes paßions.
Tileft vtile icy deſçauoir , que
EC O il a deja eſté dit cy
comme
deſſus , encore que chaque mou
uement de la glande ſemble auoir
eſté joint par la nature à chacune
de nos penſées dés le commence
ment de noſtre vie , on les peut
toutefois joindre à d'autres par ha
bitude ; Ainſi que l'experience fait
voir aux paroles , qui excitent des
mouuemens en la glande , leſquels
ſelon l'inſtitution de la nature ne
repreſentent à l'ame que leur fon,
lors qu'elles ſont proferées de la
voix , ou la figure de leurs lettres,

)
76 DES PASSIONS
lors qu'elles ſont eſcrites , & qut
neantmoins par l'habitude qu'ona
acquiſe en penſant à ce qu'elles fi
gnifient, lors qu'on a oüy leur ſon,
ou bien qu'on a veu leurs lettres ,
ont couſtume de faire conceuoir
cette ſignification , pluftoft que la
figure de leurs lettres , ou bien le
fon de leurs fillabes. Il eſt vtile
auſſi de ſçauoir, qu'encore que les
mouuemens tant de la glande que
des eſprits & du cerueau , qui re:
preſentent à l'ame certains objets ;
ſoient naturellement joints auec
ceux qui excitent en elle certaines
pafſions , ils peuuent toutefois par
habitude en eſtre ſeparez, & joints
à d'autres fort differens ; Et meſ.
me que cette habitude peut eſtre
acquiſe par yne ſeule action , & ně
requiert point vn long vſage. Ainſi
lors qu'on rencontre inopinément
quelque choſe de fort ſale, en vne
viande qu'on mange auec appetit,
la ſurpriſe de cette rencontre peut
PREMIERE PARTIE. 77
tellement changer la diſpoſition
du cerueau , qu'on ne pourra plus
yoir par apres de telle viande qu'a.
uec horſeur , au lieu qu'on la man,
geoit auparavant avec plaiſir. Et
on peut remarquer la meſme cho .
ſe dans les beſtes ; car encore qu'el.
les n'ayentpointde raiſon , ny peut
eftre auſi aucune penfée , tous les
6
mouuemens des efprits & de la
glande , qui excitent en nous les
paffions, ne laiſſent pas d'eftre en
elles , & d'y ſeruir à entretenir &
fortifier , non pas comme en goys
les paſſions , mais les mouvemens
desnerfs & des muſcles , qui ont
couſtume de les accompagner.
5
Ainſi lors qu'vn chien voit vne
perdrix , il eſt naturellement por
té à courir vers elle , & lors qu'il oit
tirer yn fuzil , ce bruit l'incite na.
turellement à s'enfuyr: maisneant.
moins on dreſſe ordinairement les
chiens couchans en telle forte , que
la veuë d'vne perdrix fait qu'ils
58 DES PASS. PREM: PART.
s'arreſtent , & que le bruit qu'ils
oyent apres ,‫ و‬lors qu'on tire ſur el
le , fait qu'ils y accourent. Or ces
choſes ſont vtiles à ſçauoir , pour
donner le courage à vn chacun d'éa
tudier à regler ſes paſſions. Car puis
qu'on peut auec vn peu d'induſtrie
changer les mouuemens du cerueau ,
dans les animaux dépourueus de
raiſon , il eſt éuident qu'on le peut
encore mieux dans les hommes ; &
que ceux meſmes qui ont les plus
foibles ames , pourroient acquerir
vn empire tres abſolu ſur toutes
leurs paſſions , ſi on employoit af
ſez d'induſtrie à les dreffer , & à les
conduire.
79
LES

PASSIONS
DE L'AME.
SECOND E PARTIE ,

Du nombre & de l'ordre des


Paſſions , & l'explication
des ſix primitiues.
S
ARTICLE LI.
Quelles ſont les premieres cauſes
des paßions.
N connoiſt de ce qui a ,
eſté ditcy -deſſus, que la
derniere & plus pro
chaine cauſe des pal
fionsde l'ame, n'eſt autre que l'agi
tation , dont les eſprits meuuent la
petite glande qui eſt au milieu du cer
ueau . Mais cela ne ſuffit pas pour
les pouuoir diſtinguer les vnes des
sa D'ES PASSIONS
autres : Il eſt beſoin de rechercher
leurs ſources , & d'examiner leurs
premieres cauſes. Or encore qu'el
les puiffent quelquefois eſtre cauſées
par l'action de l'ame , qui ſe déter
mine à conceuoir tels ou tels objets ;
Et aulii par le ſeul temperament du
corps ou par les impreſſions qui
ſe rencontrent fortuitement dans
le cerueau comme il arriue lors
qu'on ſe ſent triſte ou ioyeux ſans
en pouuoir dire aucun ſujet; Il pa
roiſt neantmoins par ce qui a eſté
dit , que toutes les meſmes peu
uent auſſi eſtre excitées par les objets
qui meuuent les ſens, & que ces ob
jets ſont leurs cauſes plus ordinaires
& principales : D'où il ſuit que pour
les trouuer toutes , il ſuffit de conſi,
derer tous les effets de ces objets.

ARTI :
SECONDE PARTIE . 81

ARTICLE LII.
Quel eſt leur vlage, la comment on les
peut dénombrer.
E remarque outre cela s, que le
.citetsntquipasmeuenuenr les ſens
1n'exobje
nous diuerſes
pafſions à raiſon de toutes les di
uerſitez quifont en eux , mais ſeu
lement à raiſon des diverſes façons
e nuire
ter ou bien en general eſtre im
portans ; Et que l'vſage de toutes
les paſſions .confifte en cela ſeul,
qu'elles diſpoſent l'ame à vouloir
5 les choſes que la nature dicte nous
eſtre ytiles , & à perlifter en cette
volonté 3 comme auffi la meſme
agitation des efprits , qui a couftu
me de les cauſer , diſpoſe le corps
aux mouvemens qui ſeruent à l'e
xecution de ces chofes. C'eſt
pour
quoy afin de les dénombrer jrit
faut ſeulement examiner par or
F
82 DES PASSIONS
dre en combien de diuerſes fa
çons qui nous importent nos ſens
peuuent eſtre meus par leurs ob.
jets. Et ie feray icy le dénombre
ment de toutes les principales paſ
fons felon l'ordre qu'elles peuúent
ainfi cftre trouuées. 17
ab2017
L'ordre e le dénombrement
des Paſions.
20 :
ARTICLE LIII.
L'Admiration ,
9. Ors. que la premiere rencon
LI tre : desi
de quelque objet nous
lurprendi, & que nous le iugeons
eſtre nouueau, ou fort different de
ce que nous connoiſſions aupara
uant , ouibien de ce que nous ſup
poſions qu'il deuoit eſtre , cela fait
que nous l'admirons & en ſommes
eltonnez. Et pource que cela peut
ärriuer auant quenous connoiſſons
aucunementih. cér objet inous eft
SECONDE PARTIE . 83
conuenable , ou s'il ne l'ent pas , il
me ſemble que l'Admiration eſt la
premiere de toutes les paſſions. Et
elle n'a point de contraire , à cauſe
que ſi l'objet qui ſe preſente n'a
rien en ſoy qui nous ſurprenne ,
nous n'en ſommes aucunement
émeus , & nous le conſideróns fans
paffion.

ARTICLE LIY. .

L'eſtime le meſpris , la Generoſité


ou l'Orgueil , a l'Humilité
ou la Baffefe.
L'Admiration eſt jointe l’E .
A ſtime ou le: Meſpris , ſelon
que c'est la grandeur d'vn objet ou
ſa periteſſe que nous admirons. Et
nous pouuons aioſi nous eſtimer
ou meſpriſer nous-meſmes » , d'où
viennent les paſſions , & en ſuite
les habitudes de Magnanimité ou
d'Orgueil , & d'Humilité ou de
Ballelle. .
F 2
84 DES PAS
SIO
NS
ARTICLE LV .
La Veneration a le Dedain.

Ais quand nous eſtimons


MA ou meſpriſons d'autres ob
jets , que nous confiderons comme
des cauſes libres capables de faire
du bien ou du mal de l'Eftime
vient la Veneration , & du ſimple
meſpris'le Dedain.
ARTICLE LYI.
L'Amour a la Haine.
R toutes les paſſions prece
O dentes peuuent eſtre excitées
en nous,ſans que nousappercegions
en aucune façon fi l'objet qui les
cauſe eſt bon ou mauuais. Mais
lors qu'vne chofe nous eſt repre
fentée comme bonne à noftre é.
gard ; c'eſt à dire , comme nous
eftant conuenable , cela nous fait
auoir pour elle de l'Amour ; Et lors
SECONDE PARTIE . 85
qu'elle nous eſt repreſentée com
me mauuaiſe ou nuiſible ; cela nous
excire à la Haine.

ARTICLE LVII .
Le Deſir.
E la mefme conſideration du
D bien & du mal naiſſent tou
tes les autres paſſions ; mais afin de
les mettre par ordre , ie diſtingue
les temps , & conſiderant qu'elles
nous portent bienplus à regarder
l'auenir que le preſent ou lepaſſé,
ie commence par le Deſir . Car
non ſeulement lors qu'on deſire
acquerir vn bien qu'on n'a pas. en .
1 core , ou bien euiter vn mal qu'on
iuge pouuoir arriuer ; mais aufli lors
qu'on ne ſouhaitte que la conſer
uation d'vn bien , ou l'abfence d'un
mal , qui eſt tout ce à quoy ſe peut
eſtendre cette paſſion , il eſt eui
dent qu'elle regarde touſiours l'a 1
uenir.
F 3
86 DES PASSIONS
ARTICLE LVIII .
L'Eſperance , la Crainte ;‫ ر‬la Ialouſie,
la Securité , e leDeſeſpoir.
L ſuffit de penſer que l'acquiſi
In i
tion d'vn bien ou la fuite d'vn
mal eſt poſſible pour etre incité à
la delirer. Mais quand on conſi
dere outre cela , s'il y a beaucoup
ou peu d'apparence qu'on obtien
ne ce qu'on deſire , ce qui nous re
preſente qu'il y en a beaucoup
excite en nous l'Eſperance , & ce
qui nous repreſente qu'il y en a
peu , excire la Crainte : dont la la .
louſie eft vne eſpece, Et lors que
l’Eſperance eſt extréme , elle chan
ge de nature , & ſe nomme Securité
ou Affeurance. Comme au con
traire l'extréme Crainte deuient
Deſeſpoir .
SECONDE PARTIE . 87
ARTICLE LIX .

L'Irreſolution , le. Couñage , la Har


dieſſe , l`Emulation , la Laſcheté,
a l'Eſpouuente.
T nous pouuons ainſi eſperer
E & craindre , encore que l'éve
nement de ce que nous attendons
ne dépende aucunement de nous:
Mais quand il nous eſt repreſenté
comme en dépendant , il peut y
auoir de la difficulté en l'élection
des moyens , ou en l'execution . De
la premiere vient l'Irreſolution ,
qui nous diſpoſe à deliberer &
prendre conſeil. A la derniere s’op
poſe le Courage , ou la Hardieſſe
dont l'Emulation eſt vne eſpece .!
Et la Laſcheté eſt contraire au cou
rage , comme la Peur ou l'Eſpou
uente à la Hardieſſe.

F4
88 DES PASSIONS

ARTICLE LX.
Le Remors .

T li on s'eſt determinéà quel.


EVE que action , auant que l'Irre
ſolution fur oftée , cela fait naiſtre
le Remors de conſcience : lequel
ne regarde pas le temps à venir
comme les paſſions precedentes ,
mais le preſent ou le paſſé.
ARTICLE LXI. !

La Toye e la Trifteffe.
T la conſideration du bien
ET
preſent excite en nous de la
loye , celle du mal de la Triſteſſe,
lors que c'eſt vn: bien ou vn mal
qui nous eſt reprefenté comine nous
appartenant. :.;
SECONDE PARTIE . .89
ARTICLE LXII.

La Moquerie , l'Enuie , la Pitié.


Ais lors qu'il nous eſt re.
comme apparte
nant à d'autres hommes , nous pou
uons les en eſtimer dignes ou indi.
gnes : Et lors que nous les en eſti
mons dignes , cela n'excite point en
nous d'autre paffion que la loyé ,
entant que c'eſt pour nous quel
que bien de voir que les choſes ar
riuent comme elles doivent, Il y a
feulement cette difference , que la
loye qui vient du bien eſt ferieufe ;
au lieu que celle qui vient du mal
eſt accompagnée de Ris & de Mo.
querie. Mais ſi nous les en efti.
mons indignes , le bien excite l'En
uie , &-le mal la Pitié , qui ſont des
eſpeces de triſteſſe . Et il eſt à re.
marquer que les meſmes paſſions
qui ſe rapportent aux biens ou aux
maux preſens ; peuuent fouuent
90 DES PASSIONS
auſſi eſtre rapportées à ceux qui
ſont à venir , entant que l'opinion
qu'on a qu'ils auiendront , les re
preſente comme preſens.
ARTICLE LXIII .
La Satisfaction de ſoy - meſme , con
le Repentir.

N Ov s pouuons auſſi conſide


rer la cauſe du bien ou du
maltant preſent que paſſé. Et
le bien qui a eſté fait par nous
nieſmes nous donne yne ſatisfa
ation interieure , qui eſt la plus dou.
ce de toutes les paſſions: Au lieu que
le malexcite le Repentir , quieft la
plus amere.
ARTICLE LXIV .

La Faneur; & la Reconnoiſſance.


Ais le bien qui a eſté faitpar
d'autres , eft cauſe que nous
auons pour eux de la Faueur , en
SECONDE PARTIE . ; 91
core que ce ne ſoit point à nous
qu'il ait eſté fait; Et ſic'eſt à nous ,
à la Faueur nous joignons la Re.
connoiſſance.
ARTICLE LXV .

L'Indignation & la Colere.


Out de meſme le mal fait par
T
porté à nous ,
n'eſtant point rap
d'autres
fait ſeulement que
nous auons pour eux de l'indigna .
tion ; Et lors qu'ily eſt rapporté , il
émeut auſſi la Colere,
ARTICLE LXVI.
La Gloire , cala Honte.
E plus le bien qui eſt , ou qui
D a eſté en nous , eſtant rappor
té à l'opinion que les autres en
peuuent auoir , excite en nous de
la Gloire ; & le mal de la Honte.
92 DES PASSIONS
ARTICLE LXVII .
Le Degouft , le Regret, & l'Allegreffe.
T quelquefois la durée du bien
E cauſe l'Ennuy , ou le Degouſt;
au lieu que celle du mal diminuë
la Triſteſſe. Enfin du bien paſſé
vient le Regret , qui eſt vne eſpece
de Triſteſſe ; Etdu mal paſſé vient
l'Allegreffe , qui eſt vne eſpece de
Ioye.
ARTICLE LXVIII .
Pourquoy ce dénombrement des Paßions
eſt different de celuy qui eſt com
munement recen .

Oila l'ordre qui me ſemble


V eſtre le meilleur pour dé.
nombrer les Paſſions. En quoy ie
ſçay bien que je m'eſloigne de l'o
pinion de tous ceux qui en ont cy
deuant eſcrit ; Mais ce n'eſt pas ſaps
grande raiſon. Car ils tirentleurdé.
SECONDE PARTIE. 93
nombrement de ce qu'ils diſtin
guent en la partie fenfitiue de l'a.
me deux appetits, qu'ils nomment,
l'vn Concupiſcible , l'autre Iraſcible.
Et pource que ie ne connois en l'a
me aucune diſtin & ion de parties,
ainſi que i'ay dit cy-deſſus , cela me
ſemble ne ſignifier autre choſe fi
non qu'elle a deux facultez, l'yne
de delirer , l'autre de ſe faſcher ; &
à cauſe qu'elle a en meſme façon
les facultez d'admirer , d'aymer,
d'eſperer., de craindre , & ainſi de
receuoir en foy chacune des autres
paffions ou de faire les actions
auſquelles ces paffions la pouſſent,
ie ne voy pas pourquoy ils ont vou
lu les rapporter toutes à la concu .
piſcence ou à la colere. Outre que
leur dénoinbrement ne comptent
point toutes les principales paſ
fions , comme le croy que fait cet
tuy-cy. le parle ſeulement des prin
cipales , à cauſe qu'onen pourroit
encore diſtinguer pluſieurs autres
94 DES PASSIONS
plus particulieres , & leur nombre
elt indefiny.
ARTICLE L XIX.
Qu'il n'y a quefix Paßions primitiues.
Ais le nombre de celles qui
Mon ſont fimples & primitiues
n'eſt pas fort grand. Car en faiſant
vne reueuë fur toutes celles que
i'ay dénombrées, on peut ayſément
remarquer qu'il n'y en a que fix qui
ſoient telles ; à fçauoir l'Admira
tion , l'Amour , la Haine , le Defir,
la Ioye , & la Triſteſſe; Et que tou:
tes les autres ſont compoſées de
quelques-vnes de ces fix , ou bien
en font des eſpeces. C'eſt pour
quoy " . afin que leur multitude
n'embarraffe point les lecteurs , ie
traiteray icy feparément des fix
primitiues ; &par apres się feray
voir en quelle façon coutes les au .
tres en tirentleur origine.
SECONDE PARTIE. 95
ARTICLE . LXX.
DE L'ADMIRATION.

Sa definition & fa cauſe.


Admiration eſt yne ſubite
L ſurpriſe de l'ame , qui fait
qu'elle ſe porte à conſiderer auec
attention les objects qui Jay Tem
blent rares & extraordinaires. Ainfi
elle eſt cauſée premierement par
l'impreſſion qu'on a dans le cer
ueau , qui repreſente l'objet com
me rare , & par conſequent digne
d'eſtre fort conſideré ; puis en ſuite
par le mouuement des efprits , qui
ſontdiſpoſez par cette impreſſion à
tendre avec grande force vers
l'endroit du cerueau où elle eſt,
pour l'y forrifier & conſeruer : com
me außi ils ſont diſpoſez par elle à
paſſer delà dans les muſcles , qui
ſeruent à retenir les organes des
fens en la meſıne ſituacion qu'ils
'96 D ÉS PÁSSION $
font, afin qu'elle ſoit encore entre
tenue par eux , fi c'eſt par eux qu'el
le a eſté formée.

ARTICLÉ LXXI.
Qu'il n'arriue aucun changement dans
le cæur ny dans le ſang en
cette paßion .
T cette paſſion a cela de par
E ticulier , qu'on ne remarque
point qu'elle ſoit accompagnée d'au :
cun changeinent qui arriue dans le
cæur & dans le ſang , ainfi queles
autres pafſions. Dont la raiſon eft,
que n'ayant pas le bien ny le mal
pour objet ), mais ſeulement dą
connoiſſance de la choſe qu’on ade
mire , elle n'a point de rapport auec
le cœur & le ſang , deſquels dés
pend tout le bien du corps , mais
/
ſeulement auec le cerueau , où font
les organes des ſens qui feruent à
cette connoiſſance.

ARTI .
SECONDE PARTIE . 97
ARTICLE LXXII .

En quoy confifte la force de l'Ad


miration .
1

E qui n'empeſche pas qu'elle


n'ait beaucoup de force,à cau
ſe de la ſurpriſe , c'eſt à dire , de
l'arriuement fubit & inopiné de
l'impreſſion qui change le mouue.
ment des eſprits , laquelle furpriſe
eft propre & particuliere à cette
pafſion : en ſorte que lors qu'elleſe
rencontré en d'autres comme elle
a couſtunie de ſe rencontrer preſ
que en toutes , & de les augmen
ter , c'eſt que l'adiniration eſt join
te auec elles. Et fa force depend
de deux choſes , à ſçauoir de la nou
ueauté , & de ce que le mouue
ment qu'elle cauſe , a dés ſon com
mencement toute la force. Car il
eſt certain qu'vn tel mouuement a
plus d'effect" , que ceux qui eftant
foibles d'abord , & ne croiſſant que
G
'98 DES PASSIONS
peu à peu , peuuent aiſément eſtre
detournez . Il eſt certain aufli que
les objets des ſens qui ſont nou
ueaux , touchent le cerueau en cer
taines parties auſquelles il n'a
point coutume d'eſtre touché , &
que ces parties eſtant plus tendres,
ou moins fermes , que celles qu’v.
ne agitation frequente a endur.
cies , cela augmente l'effect des
mouuemens qu'ils y excitent. Ce
qu'on ne trouuera pas incroyable,
fi on conſidere que c'eſt vne pareil.
le raiſon qui fait que les plantes
de nos pieds eſtant accouftumées à
yn attouchement aſſez rude , par
la peſanteur du corps qu'elles por
tent, nous ne ſentons que fort peu
cét attouchement quand nous mar
chons , au lieu qu'vn autre beau
coup moindre. & plus doux , dont
on les chatouille , nous eſt preſque
inſupportable , à cauſe ſeulement
qu'il ne nous eſt pas ordinaire.
SECONDE PARTIE . 92

ARTICLE LXXIII.
Ce
que c'eſt que l'Eſtonnement.
T cette de pou
faire que eſprits,
qui ſont dans les cauitez du cer
ueau , ý prennent leur cours vers le
lieu où eſt l'impreſſion de l'object
qu'on admire , qu'elle les y pouſſe
quelquesfois tous , & fait qu'ils ſont
tellement occupez à conſeruer cet
te impreſſion , qu'il n'y en a aucuns
qui paſſent de là dans les muſcles,
ny meſme qui ſe detournent en au.
cune façon des premieres traces
qu'ils ont ſuivies dans le cerueau : ce
qui fait que tout le corpsdemeure
immobile comme yne ftatuë , &
qu'on ne peut apperceuoir de l'objet
que la premiere face qui s'eſt pre.
ſerítée ; ny par conſequent enac,
querir vne plus particuliere con
noiſſance. C'eſt cela qu'on nomme
communément eſtre eſtonné ; &
G 2
100 DES PASSIONS
l'Eltonnement eſt vn excez d'ad
miration , qui ne peut iamais eſtre
que mauuais.
ARTICLE LXXIV.

Aquoy feruent toutes les paßions


Gàquoyelles nuiſent.
R il eft ayſé à connoiſtre de ce
O qui a eſté dit cy - deſſus , que
l'vtilité de toutes les pafſions ne
conſiſte qu'en ce qu'elles fortifient
& font đurer en l'ame des penſées,
leſquelles il eſt bon qu'elle confer :
ue', & qui pourroient facilement
fans cela en eſtre effacées, Comme
auſſi tout le mal qu'elles peuuent
cauſer , conſiſte en ce qu'elles forti
fient & conferuent ces penſéesplus
qu'il n'eft beſoin ; ou bien qu'elles
en fortifient & conſeruent d'autres ,
auſquelles il n'eſt pas bon de s'ar
refter .
SECONDE PARTIE. IOI

ARTICLE LXXV .

A quoy ſert particulierement l'Ad


miration .

T on peut dire en particulier


EIdeenl'Admiration
vtile e
qu'elle eſt
ce qu'ell fait que nous
apprenons & retenons en noſtre
memoire les choſes que nous
auons auparauant ignorées. Car
nous n'admirons que ce qui nous
paroiſt rare. & extraordinaire : &
rien ne nous peut paroiſtre tel que
pour ce que nous l'auons ignoré ,
ou meſme auſſi pour ce qu'il eſt dif
ferent des choſes que nous auons
fçeuës : car c'eſt cette difference
qui fait qu'on le nomme extraordi
naire . Or encore qu'vne choſe qui
nous eftoit inconnuë ſe preſente
de nouveau à noſtre entendement,
ou à nos fens , nous ne la retenons
point pour cela en noftre memoi.
re , fi ce n'eſt que l'idée que nous en
G 3
102 DES PASSIONS
auons foit fortifiée en noftre cer
ueau par quelque paſſion ; ou bien
auſſi par l'application de noſtre en
tendement , que noſtre volonté de
termine à vne attention & refle
xion particuliere. Et les autres
paſſions peuuent ſeruir pour faire
qu'on remarque les choſes qui pa
roiffent bonnes ou mauuaiſes: mais
nous n'auons que l'admiration pour
celles qui paroiſſent ſeulement ra
res. Auli
qui n'ont aucune inclination na
turelle à cette paffion ', font ordi
nairement fort ignorans.

PS ARTICLE LXXVI.
En quoy elle peut nuire ;: Et comment
on peut ſuppléer à fon deffaut,
& corriger ſon excez :
Ais il arriue bien plus fou
Maleisie
uent qu'on admire trop , &
qu'on s'eſtonne, en apperceuant des
choſes qui ne meritent que peu ou
SECONDE PARTIE . 103
point d'eſtre conſiderées, quenon
pas qu’on admire trop peu . Et ce
la peut entierement ofter ou per
uertir l'yſage de la raiſon. C'eſt
pourquoy encore qu'il ſoit bon
d'eſtre né auec quelque inclina
tion à cette paffion , pource que ce
la nous diſpoſe à l'acquiſition des
ſciences ; nous deuons toutesfois
taſcher par apresde nous en deli
urer le plus qu'il eſt poſſible. Car il
eft ayſe de fuppléer à ſon deffaut
par vne reflexion & attention par.
ticuliere , à laquelle noſtre volonté
peut touſiours obliger ‘noſtre en
tendement , lors que nous iugeons
que la choſequi ſe preſente envaut
la peine. Mais il n'y a point d'autre
remede pour s'empeſcher d'admi
rer auec excez , que d'acquerir la
connoiſſance de pluſieurschoſes ,
& de s'exercer en la conſideration
de toutes celles qui peuuent ſem
bler les plus rares& les plus eſtran
geş.
G4
104 DES PASSIONS

: ARTICLE LXXVII.
Que ce ne ſont ny les plus ftupides , ny
les plus habiles , qui fontle plus
porter à l'Admiration.
V reſte encore qu'il n'y ait
Aqueque ceux qui ſont hebetez &
Itupides , qui ne ſont point portez
de leur naturel à l'Admiration ce
n'eſt pas à dire
que ceux qui ont le
plus d'eſprit , y ſoienttouſiours les
plus enclins : mais ce font principa
lement ceux qui , bien qu'ils ayent
vn ſens commun aſſez bon , n'ont
pas toutesfois grande opinion de
leur fuffiſance .
ARTICLE LXXVIII.
Que ſon exceż peut paffer en habitude,
lors qu'on manque de la
corriger.
T bien que cette paſſion fem
ETbleE ſe diminuer par l'vſage , à
รý
SECONDE PARTIE . IOS
cauſe que plus on rencontre de
choſesrares qu'on admire , plus on
s'accouftume à ceſſer de les admi.
rer & à penſer que toutes celles
qui ſe peuvent preſenter par apres
ſont vulgaires.Toutesfois lors qu'el
le eſt exceſſiue & qu'elle fait qu'on
arreſte ſeulement ſon attention ſur
la premiere image des objets qui
ſe ſont preſentez , ſans en acqueric
d'autre connoiffance , elle laiffe
apres ſoy vne habitude, qui diſpoſe
l'ame à s'arreſter en meſme façon
ſur tous les autres objets qui ſe pre
fentents pourueu qu'ils luy paroiſ
ſent tant ſoit peu nouueaux. Et
c'eſt ce qui fait durer la maladie de
ceux qui ſont aueuglément cu
rieux , c'eſt à dire , qui recherchent
les raretez ſeulement pour les ad
mirer , & non point pour les con
noiſtre : car ils deuiennent peu à
peu ſi admiratifs , que des choſes
de nulle importance ne ſont pas
moins capables de les arreſter , que
106 DES PASSIONS
celles dont la recherche eſt plus
vtile.

ARTICLE LXXIX.
Les definitions de l'Amour & de
la Haine.

' Amour eſt vne émotion de l'a


L.me , cauſée par le mouuement
joindre
des eſprits , qui l'incite à ſe
de volonté aux objets qui paroiſ
ſent luy eſtre conuenables. Et la
Haine eſt vne émotion , cauſée par
les eſprits , qui iacice l'ame à vou .
loireitre ſeparée, des objets qui ſe
preſentent à elle commenuiſibles.
le dis que ces émotions ſont cau
ſées par les eſprits , afin de diſtin .
guer l'Amour & la Haige , qui ſont
des paſſions & dépendent du corps,
tant des iugemens qui portent auſ
fi l'ame à ſe joindre de volonté
auec les choſes qu'elle eſtime bon
nes , & à ſe ſeparer de celles qu'el
le eſtime mauuaiſes , que des émo.
SECONDE PARTIE. 107
tions que ces ſeuls iugemens exci
tent en l'ame.
ARTICLE LXXX. i

Ce que c'eſt que ſe joindre ou ſeparer


de volonté ,

V reſte par le mot de volonté,


A ie n'entens pas icy parler du
delir, qui eſt vne paffion à part ; &
ſe rapporte à l'auenir : mais du con
ſentement par lequel on ſe confi
dere dés à preſent comme joint
auec ce qu'on aime: enſorte qu'on
imagine yn tout , duquel on penſe
eſtre ſeulement vne partie , & que
la choſe aimée en eſt vne autre.
Comme au contraire en la haine on
ſe conſidere feul comme vn tout ,
entierementſeparé de la choſe pour
laquelle on a de l'auerfion.
108 DESPASSIONS

ARTICLE LXXXI.
Dela diſtin &tion qu'on a couſtume de
faire entre l'Amour de concupiſcence
de bien -cueillance.
R on diſtingue communé
O ment deux fortes d'Amour ,
l'vne deſquelles eſt nommée Amour
de bien -vueillance , c'eſt à dire , qui
incite à vouloir du bien à ce qu'on
aimé ; l'autre eſt nommée Amour
de concupiſcence , c'eſt à dire , qui
fait deſirer la choſe qu'on aime.
Mais il me ſemble que cette diſtin
&tion regarde ſeulement les effects
de l'Amour , & non point fon effen
ce . Car ſi toſt qu'on s'eſt joint de
volonté à quelque objet , de quelle
nature qu'il ſoit , on a pour luy de
la bien-vueillance , c'eſt à dire on
joint auſſi à luy de volonté les cho.
ſes qu'on croit luy eſtre conuena .
bles : ce qui eſt yn des principaux
effe &ts de l'Amour. Et ſi on iuge
SECONDE PARTIE." 109
que ce ſoit vn bien de le poſſeder,
ou d'eftre aſſocié auec luy d'autre fa
çon que de volonté , on le deſire : ce
qui eft auffi l'un des plus ordinaires
effects de l'Amour.

ARTICLE LXXXII.

1
Comment des paßions fort differentes
conuiennent en ce qu'elles par
.
u $
ticipent de l' Amour.
L n'eſt pas beſoin aufti de diſtin
Iqu'iluse
guer autant d'eſpeces d'Amour
y a de diuers objets qu'on peut
aymer. Car , par exemple , enco
re que les pallions qu'vn ' ambi
tieux a pour la gloire , yn ayari.
cieux pour l'argent , yn yurongne
pour le vin , vn brutal pour une
femme qui veur violer 7
yn hom
me d'honneur pour ſon amy , ou
- pour la Maiſtreſſe , & vo bon pere
pour fes enfans , ſoient bien diffe
rentes entre elles , toutesfois en ce
qu'elles participent de l'Amour ,el
110 DES PASSIONS
les ſont ſemblables. Mais les qua
tre premiers n'ont de l'Amour que
pour la poſſeſſion des objets auf
quels ſe rapporte leur paffion ; &
n'en ont point pour les objets meſ
mes , pour leſquels ils ont ſeulement
du deſir >
meſlé auec d'autres paſ
ſions particulieres. Au lieu que l'A
mourqu'vn bon pere a pour ſes en
fans eft fi pure , qu'il ne deſire rieni
auoir d'eux, & ne veutpoint les pof
feder autrement qu'il fait , ny eſtre
joint à eux plus eſtroittement qu'il
eft déja : mais les conſiderant com
me d'autres ſoy.meſmes , il recher
che leur bien comme le fien pro
pre , ou meſme auec plus de ſoin,
pource que ſe repreſentant que luy
& eux font vn tout , dont il n'eſt pas
la meilleure partie , ilprefere fou.
uent leurs intereſts aux liens , & ne
craint pas de ſe perdre pour les
fauuer. L'affection que les gens
d'honneur ont pour leurs amis eſt
de cette meſıne nature > bien qu'el
SECONDE PARTIE . III
le ſoit rarement ſi parfaite ; & celle
qu'ils ont pour leur Maiſtreſſe en
participe beaucoup, mais elle parti
cipe aulli vn peu de l'autre.
ARTICLE LXXXIII.
De la difference qui eſt entre la ſimple
Affection , l'Amitié , ela
Denotion.

ONNmeillpeuteurece me ſemble auec


raiſon diſtinguer
l'Amour , par l'eſtime qu'on fait de
ce qu'on aime à comparaiſon de
foy -meſme. Car lors qu'on eſtime
l'objet de ſon Amour moins que
ſoy , on n'a pour luy qu'vne ſimple
Affe & ion ; lors qu'on l'eſtime à l'ef
gal de ſoy , cela ſe nomme Amitié,
& lors qu'on l'eſtime dauantage,
la paſſion qu'on a peut eſtre nom
mée Deuotion . Ainſi on peut
5
5
auoir de l'affection pour vne fleur,
pour vn qyſeau ‫و‬, pour yn cheval :
mais à moins que d'auoir l'eſprit
II2 DES PASSIONS
fort dereglé , on ne peut auoir de
l'Amitié que pour des hommes .
Et ils ſont tellement l'objet de cet
te paſſion , qu'il n'y a point d'hom
me fi imparfait , qu'on ne puiſſe
auoir pour luy vne amitié tres-para
faite lors qu'on penſe qu'on en eſt
aymé , & qu'on a l'ame veritable
ment noble & genereuſe : fuiuant
ce qui ſera expliqué cy-apres , en
1
l'Art. 154. & 156. Pour ce qui eſt
de la Deuotion , ſon principal ob
jet eſt ſans doute la fouueraine did
uinité ; à laquelle on ne ſçauroit
manquer d'eſtre deuot , lors qu'on
la connoiſt comme il faut : mais on
peut auſſi auoir de la Deuotion
pour fon Prince , pour ſon pays,
pour la ville , & mefmes pour vo
homme particulier , lors qu'on l'e
ftime beaucoup plus que ſoy. Or
la difference qui eſt entre ces trois
fortes d'Amours , paroift principa
lement par leurs effects : car d'au
tant qu'en toutes on fe conſidere
com
SECONDE PARTIE . 113
comme joint & vny à la choſe ai:
mée , on ett touſiours preſt d'aban
donner la moindre partie du tout
qu'on compoſe auec elle pour
conſeruer l'autre . Ce qui fait qu'en
la limple affe &tion , l'on ſe prefe
re touliours à ce qu'on ayme ; Et
qu'au contraire en la Deuotion
l'on prefere tellement la choſe ai
mée à ſoy.meſme , qu'on ne craint
pas de mourir pour la conſeruer,
Dequoy on a yůſouuent des exem
ples , en ceux qui ſe ſont expoſez à
vne mort certaine pour la deffenſe
de leur Prince , ou de leur gille , &
meſines auſſi quelquesfois pour des
1 perſonnes particulieres auſquelles
5
ils s'eſtoient deuouez ,

ARTICLE LXXXIV.
Qu'il n'y a pas tant d'eſpece de Haine
$
que d'Amour.
>

AliſoVeitreſtedireenctcoemreenqut eoplapoſéHaeineà
H
114 DES PASSIONS
l'Amour , on ne la diſtingue pas
toutesfois en autant d'eſpeces à cau
fe qu'on ne remarque pastant la dif
ference qui eſt entre les maux deſ
quels on eſt ſeparé de volonté , qu'on
fait celle qui eft entre les biensauf.
quels on eft joint.
ARTICLE LXXXV .
De l'Agréement & de l'Horreur.
Tie ne trouue qu’vne ſeule di
E ſtinction conſiderable , quiſoit
pareille en l'vne & en l'autre. Elle
conſiſte en ce que les objets tant
de l'Amour que de la Haine , peu.
uent eſtre repreſentez à l'ame par
les ſens exterieurs ou bien par les
interieurs & par ſa propre raiſon .
Car nous appellons communément
bien , ou mal ‫ز‬, ce que nos ſeus inte
rieurs ou noftre raiſon nous font
iuger conuenable au contraire à
noftre nature : mais nous appel
lons beau ou laid , ce qui nous est
SECONDE PARTIE. 115
ainſi repreſenté par nos tens exte
rieurs , principalement par celuy
de la veuë , lequel feul eſt plus con
ſideré que tous les autres. D'où
naiſſent deux eſpeces d'Amour , à
fçauoir, celle qu'on a pour les cho
les bonnes , & celle qu'on a pour
les belles , à laquelle on peut don
ner le nom d'Agréement , afin de
ne la pas confondre auec l'autre,
ny aulli auec le Deſir, auquel on at .
tribuë fouuent le nom d'Amour.
Et de la naiſſent en meſme façon
deux eſpeces de Haine , l'vne deſi
quelles ſe rapporte aux choſes
mauvaiſes , l'autre à celles qui ſont
laides ; & cette derniere peut eſtre
5 appellée Horreur ou Auerſion,
afia de la diftinguer. Mais ce qu'il
y a icy de plus remarquable , c'eſt
que ces paſſions d’Agréement &
d'Horreur ont couſtume d'eſtre
plus violentes que les autres eſpe
ces d'Amour ou de Haine , à cauſe
que ce qui vient à l'ame par les
H 2
116 DES PASSION'S
fens , la touche plus fort que ce qui
lay eſt repreſenté par la raiſon ; &
toutesfois elles ont ordinaire .
que
ment moins de verité. En force que
de toutes les paſſions ce ſont celles.
cy quitrompent le plus , & dont on
doit le plus ſoigneuſement ſe gar
der.

ARTICLE LXXXVI .

La Definition duDeſir.
A paſſion du Deſir eft vneagia
L tation de l'Ame cauſée par les
ciprits , qui la diſpoſe à vouloir
pour l'auenir les choſes qu'elle ſe
repreſente eſtre conuenables. Ainli
on ne delire pas ſeulement la pre
fence du bien abſent , mais auſſi la
conſeruation du preſent ; Et de plus
l'abſence du mal , tant de celuy
qu'on a déja , que de celuy qu'on
croit pouuoir receuoir au temps à
venir.
SECONDE PARTIE. 117
ARTICLE LXXXVII ,
1

Que c'eſt une paßion qui n'a point


de contraire.

1 E ſçay bien que communément


dans l'Eſcole on oppoſe la pala
tion qui tend à la recherche du
bien , laquelle ſeule on nomme
Deſir , à celle quitend à la fuite du
mal , laquelle on nomme Auerſion,
Mais d'autant qu'il n'y a aucun
bien , dont la priuationne ſoit vn
mal ; ny aucun mal conſideré com
me vne choſe poſitive , donc la pri.
uation ne ſoit vn bien ; & qu'en
recherchant , par exemple , les ri.
cheſſes , on fuit neceſſairement la
pauureté , en fuyant les maladies
on recherche la ſanté , & ainſi des
autres. Il meſemble que c'eſt tou .
jours vn meſme mouuement qui
1 porte à la recherche du bien , &
enſemble à la fuite du mal qui luy..
cft contraire. I'y remarque ſeule.
Hiij
118 DES PASSIONS
ment cette difference , que le Des
ſir qu'on a lors qu'on tend vers quel
que bien , eft accompagné d'A.
mour , & en ſuitte d'Eſperance &
de loye ; au lieu que le meſme De
fir , lors qu'on tend à s'éloigner du
mal contraire à ce bien , eſt accom
pagné de Haine ‫و‬, de Crainte & de
Triſteſſe ; ce qui eſt cauſe qu'on le
iuge contraire à ſoy-meſme. Mais
fi on veur le conſiderer lors qu'il ſe
rapporte également en meline
temps à quelque bien pour le re
chercher , & au mal oppofé pour l'ém
uiter , on peut voir tres-euidema
ment que ce n'eſt qu'vne ſeule paf
fion qui fait l'vn & l'autre.
ARTICLE LXXXVIII.
Quelles ſontſes diverſes eſpecesa
L у auroit plus de raiſon de di
thines eſpeces ; qu'il y a de diųers
Idiuerſ
ſtinguer le Defir en autant de

objets qu'on recherche. Car par


SECONDE PARTIE. 119
exemple, la Curioſité quin'eſt autre
choſe qu'vn Defir de connoiſtre
differe beaucoup du deſir de gloi
re , & cettuy - cy du Defir de ven.
geance , & ainſi desautres. Mais il
ſuffit icy de ſçauoir qu'il y en a aua
tant que d'eſpeces d'Amour ou
de Haine , & que les plus conſide:
tables & les plus forts ſont ceux
qui naiſſent de l'Agreement & de
l'Horreur.

ARTICLE LXXXIX .

Quel eſt le Defir qui naiſt


de l'Horreur.
R encore que ce ne ſoit qu'vn
O meſme Delir qui tend à la re.
cherche d'vn bien , & à la fuite du
mal qui luy eſt contraire ainſi
qu'il a eſté dit : Le Delir qui paiſt
de l'Agréement ne laiſſe . pas d'é
tre fort different de celuy qui
naiſt de l'Horreur. Car cét Agrée
ment & cette Horreur , qui verica
Hiiij
120 DES PASSIONS
blement ſont contraires , ne font
pas le bien & le mal , qui feruent
d'objets à ces Defirs : mais ſeule
ment deux émotions de l'ame , qui
la diſpoſent à rechercher deux
choſes fort differentes. Aſçauoir,
l'Horreur eſt inſtituée de la Natu
Fe pour repreſenter à l'aine vne
mort ſubite & inopinée : en : forte
que bien que ce ne ſoit quelques
fois que l'attouchement d'un vero
miſſeau , ou le bruit d'vne feuille
tremblante , ou fonombre , qui fait
auoir de l'Horreur , on ſent d'abord
autant d'émotion , que li vn peril
de mort tres- euident s'offroit aux
fens. Ce qui fait fubitement nai,
Itre l'agitation , qui porte l'ame à
employer toutes ſes forces pour
éuiter va mal ſi preſent. Et c'eſt
cette eſpecé de Delir , qu'on appel
lecommunément la Fuite ou l'A
uerfion .
SECONDE PARTIE. 12 i
ARTICLE XC.
Quel eſt celuy qui naiſt de
1 Agreement.
V contraire l'Agréement eſt
A particulierement inftitué de
la Nature pour repreſenter la joüiſ.
ſance de ce qui agrée , comme le
plus grand de tous les biens qui ap
partiennent à l'homme ; ce qui fait
qu'on deſire tres - ardemment cet
te jouiſſance. Il eſt vray qu'il y a
diuerſes ſortes d’Agréemens , &
que les Deſirs qui en naiſſent ne
ſont pas tous également puiſſans.
Car par exemple , la beauté des
fleurs nous incite ſeulement à les
I regarder , & celle des fruicts a les
manger. Mais le principal eſt ce
luy qui vient des perfections qu'on
imagine en vne perſonne qu'on
penſe pouuoir deuenir un autre
foy - meſme : car auec la difference
du ſexe , que la Nature a miſe dans
I 22 DES PASSIONS
leshommes, ainſi que dans les ani-:
maux ſans raiſon , elle à mis auſſi
certaines impreſſions dans le cer
ueau qui font qu'en certain âge
& en certain temps on te conſidere
comme defectueux & comme.fi
on n'eſtoit que la moitié d'vn tout,
dont vne perſonne de l'autre ſexe
doit eſtre l'autre moitié : en ſorte
que l'acquiſition de cette moitié
elt confuſément repreſentée par la
Nature , comme le plus grand de
tous les biens imaginables. Et en .
core qu'on voye pluſieurs perſon ,
nęs de cét autre ſexe , on n'en fou.
haite pas pour cela pluſieurs en
meſmetemps, d'autant que la Na
ture ne fait point imaginer qu'on
ait beſoin de plus d'une moitié.
Mais lors qu'on remarque quelque
choſe en vne, qui agrée dauantage
que ce qu'on remarque au meſme
temps dans les autres , cela deter
mine l'ame à ſentir pour celle-là
feuie , toute l'inclination que la
SECONDE PARTIE. 123
Nature luy donne à rechercher le
bien , qu'elle luy repreſente com ,
me le plus grand qu'on puiſſe poſ
ſeder. Et cette inclination ou ce
Deſir qui naiſt ainſi de l'Agrée,
1 ment , eſt appellédu nom d'Amour,
plus ordinairement que la Paſſion
d'Amour , qui a cy -deſſus eſté def
crite. Auſſi a- il de plus eſtranges
effects , & c'eſt luy qui ſert de prin ,
cipale matiere aux faiſeurs de Ro,
mans & aux Poëtes.

ARTICLE XCI.
La definition de la Yoye.
0
A loye eſt vne agreable émo.
tion de l'ame , en laquelle con
lilte la joüiſfance qu'elle a du bien ,
I que les impreſſions du cerueau luy
repreſentent comme ſien. le dis
que c'eſt en cette émotion que con
Gifte la jouiſſance du bien : car en
effect l'ame ne reçoit aucun autre
fruie de tous les biens qu'elle pof
-
124 DES PASSIONS
ſede ; & pendant qu'elle n'en a au
cune loye,on peut dire qu'elle n'en
ioüit pas plus que ſi elle ne les poſ.
ſedoit point. l'adjouſte aufli , que
c'eſt du bien que les impreſſions
du cerueau luy repreſentent com :
me lien , afin de ne pas confondre
cette ioye qui eſt vne paſſion , auec
la ioye purement intellectuelle,
qui vient en l'ame par la ſeule as
&tion de l'ame', & qu'on peut dire
eſtre vne agreable émotion exci
tée en elle par elle meſme , en la
quelle conſiſte la ioüiffance qu'elle
a du bien que ſon entendement
luy repreſente comme sien. Il eſt
vray que pendant que l'ame eſt
jointe au corps , cette ioye intelle
Quelle ne peut gueres manquer
‫ܕ‬.
d'eſtre accompagnée de celle qui
eſt vne paffion. Car fi toft que nnô
ổ.
tre entendement s'apperçoit que
nous poffedons quelque bien , en
core que ce bien puiſſe eſtre fi dif
ferent de tout ce qui appartient au
SECONDE PARTIE . 125
corps qu'il ne ſoit point du tout
imaginable , l'imagination nelaiſſe
pas de faire incontinent quelque
impreſſion dans le cerueau , de la
quelle ſuit le mouuement des ef
prits , qui excite la paſſion de la
loye.
ARTICLE XCII .
La definition de la Triftere.
A Triſteſſe eſt vne langueur

2
Lliite, l'incommodité
deſagteable , en laquelle con
que l'ame re
çoit du mal, ou du deffaut, que les
impreſſions du cerucay lay répre
ſentent comme luy appartenant.
Et il y a auſſi vne Triſteſſe intelle
el ctuelle, qui n'eſt pas la paſſion , mais
qui ne manquegueres d'en eftre ac
compagnée.
126 DES PASSIONS
ARTICLE XCIII .

Quelles ſont les cauſes de ces


deux Paßions.

OLRſteffelors que la Coye ou la Tri


intellectuelle excite
ainti celle qui eſt vne paſſion , leur
cauſe eſt aſſez euidente ; Et on voit
de leurs definitions , que la Ioye
vient de l'opinion qu'on a de poſ
feder quelque bien , & la Triſteſſe
de l'opinion qu'on a d'auoir quel
que mal ou quelque deffaut. Mais
il arriue fouuent qu'on ſe ſent triſte
ou ioyeux , fans qu'on puiſſe ainli
diſtinctement remarquer le bien ou
le mal qui en ſont les cauſes ; à
ſçauoir lors que ce bien ou ce mal
font leurs impreſſions dans le cer
ueau ſans l'entremiſe de l'ame ,
quelquesfois à cauſe qu'ils n'appar
tiennent qu'au corps , & quelques
fois auffi encore qu'ilsappartiennent
à l'ame , à cauſe qu'ellene les con
SECONDE PARTIE . 127
fidere pas comme bien & mal : mais
ſous quelque autre forme, dontl'im
preſſion eſt jointe auec celle du bien
& du mal dans le cerueau .

ARTICLE XCIV.
Comment ces paßions ſont excitées par
des biens des maux qui ne regar
dent
que le corps : Gen quoy conſiſte
le chatoüillement en la douleur.
Inſi lors qu'on eſt en plaine
A
ferain
ſanté , & que le temps elt plus
que de couſtume, on ſent en
ſoy vne gayeté qui ne vient d'au
cune fondion de l'entendement :
mais ſeulement des impreſſions
que le mouuement des eſprits fait
dans le cerueau ; Et on ſe ſent
triſte en meſme façon lors que le
corps eſt indiſpoſé , encore qu'on
ne ſçache point qu'il le ſoit. Ainſi
le chatoüillement des ſens eſt ſuis
ui de fi prés par la loye, & la Dou
leur par la Triſteſſe , que la plus.
128 DES PASSIONS
part des hommes ne les diftin .
guent point. Toutesfois ils diffe.
rent li fort , qu'on peut quelques
fois ſouffrir des douleurs auec loye ,
& receuoir des chatoüillemens qui
deſplaiſent. Mais là cauſe qui fait
que pour l'ordinaire la Ioye ſuit du
chatoüillement , eſt que tout ce
qu'on nomme chatouillement ou
ſentiment agreable , conſiſte en
ce que les objets des ſens excitent
quelque mouuement dans les
nerfs , qui feroit capable de leur
nuire s'ils n'auoient pas aſſez de
force pour luy reſiſter , ou que le
corps ne fuſt pas bien diſpoſé. Ce
qui fait une impreſſion dans le cer
ueau , laquelle eſtant inſtituée de la
Nature pour teſmoigner cette bon.
ne diſpoſition & cette force , la re.
preſente à l'ame comme vn bien
qui luy,appartient , entant qu'elle
eſt vnie auec le corps , & ainſi exci
te en elle la Ioye. C'eſt preſque
la meſme raiſon qui fait qu'on
prend
SECONDE PARTIE . 129
prend naturellement plaiſir à ſe
ſentir émouvoir à toutes ſortes de
paſſions , meſmes à la Triſteffe, & à
ia Haine lors que ces paſſions, ne
ſont cauſées que par les auantures
eftranges qu'on voit repreſenter
1 fur vn theatre , ou par d'autres pa
reils ſujets , qui ne pouuant nous
nuire en aucune façon , ſemblent
chatoüiller noftre ame en la rou
chant . Et la cauſe qui fait que la
douleur produit ordinairement la
Triſteſſe,eſt que le ſentiment qu'on
nomme douleur, vient touſiours de
quelque action ſi violente qu'elle
offenſe les nerfs ; en forte, qu'eſtant
inſtitué de la nature pour ſignifier à
l'ame le dommage que reçoit le
corpspar cette action , & fa foibleſſe
en ce qu'il ne luy a pû reliſter , illay
) repreſente lyn & l'autre comme
des maux, qui luy ſont touſiours
deſagreables , excepté lors qu'ils
caufent quelques biens qu'elle eftir
me plus qu'eux. 2

I
130 DES PASSIONS
‫ب‬,
ARTICLE XCV.

Comment elles peuvent auſſi


tées pa des biens
eſtre exci
des maux que
r
2 l'ame ne remarquepoint", encore qu'ils
luy appartiennent. Comme font le
plaiſir qu'on prend à ſe hazarder , 04
ſe ſonuenir dumal paſſé.
Inſi le plaiſir que prennent
fouuent les jeunes gens à en
treprendredes choſesdifficiles , &
à s'expoſer à des grands perils , en
coremeſme qu'ils n'eneſperent au
cun profit, ny aucune gloire , vient
en eux ; de ce que la penſée qu'ils
ont que ce qu'ils entreprennent eſt
difficile , fait vne impreſſion dans
leur cerueau", qui eſtant jointe auec
celle qu'ils pourroient former , s'ils
penſoientque c'eſt vả bien de le
ſentir affez courageux , affez 'heu
reux , allez adroit gi ou affez fort,
pour ofer ſe hazarđer à tel poinet,
eft cauſe qu'ils y prennent plaiſir.
SECONDE PARTIE . TI
Et le contentement qu'ont les vieil
lards , lors qu'ils ſe ſouuiennent des
maux qu'ils ont ſoufferts, vient de ce
qu'ils ſe repreſentent que c'eſt un
bien , d'auoir pû nonobftant cela
ſubfifter.

ARTICLE XCVI.
Quels ſont les mounemens du ſang !
des eſprits, qui cauſent les cinq
paßions precedentes.
Es cinq pafſions que i'ay icy
L commencé à expliquer , ſont
tellement jointes ou oppoſées les
vnes aux autres , qu'il eſt plus ayſe
de les conſiderer toutes enſemble ,
que de traiter ſeparément de cha
cune
ainſi qu'il a eſté traité de
l'Admiration . Et leur cauſe n'eſt
pas comme la ſienne dans le cera
ueau ſeul : mais auſſi dans le coeur ,
dans la rate , dans le foye, & dans
toutes les autres parties du corps ,
i
entant qu'elles ſeruent à la prody.
I 2
132 DES PASSIONS :
& tion du ſang , & en fuite des eſ.
prits. Car encore que toutes les vei
nes conduiſent le ſang qu'elles con
tiennent vers le cour , il arriue
neantmoins quelques fois que celuy
de quelques-vnes y eſt pouſſé auec
plusde force que celuy des autres ;
es
il arriue auſſi que les ouuerturou
par où il entre dans le coeur
bien celles par où il en ſort , ſont
plus élargies ou plus reſſerrées yne
fois que l'autre.
ARTICLE XCVII.
Les principales experiences qui ſeruent
à connoiſtre ces mouuemens
en l'Amour.
R en conſiderant les diuerſes
ORalterations que l'experience
fait voir dans noſtre corps , pen
dant que noſtre ame est agitée de
diuerfes pafſions , ie remarque en
l'Amour quand elle eſt ſeule, c'eſt
à dire , quand elle n'eſt accompa
1 SECONDE PARTIE. 133
gnée d'aucune forte loye , ou Delir,
ou Triſteſſe , que lebattement du
poulx eſt eſgal , & beaucoup plus
grand & plus fort quede couſtume,
qu'on ſent une douce chaleur dans
la poitrine , & que la digeſtion des
viandes ſe fait fort promptem ent
dans l'eſtomac ; en forte que cette
S
Paſſion eft vtile pour la ſanté.
3

ARTICLE XCVIII.
En la Haine.

E remarque au contraire en la
I Haine , que le poulx eft inégal,
& plus petit, & fouuent plus viſte,
qu'on ſent des froideurs entremel,
lées de ie ne ſçay quelle chaleur al
pre & picquante dans la poitrine,
que l'eſtomac ceffe de faire ſon of
2
fice , & eft enclin à vomir , & rejet
ter les viandes qu'on a mangées ,
ou du moins à les corrompre &
conuertir en mauuaiſes humeurs.
I 3
134 DES PASSIONS

ARTICLE XCIX.
En la Toye.
Nla Ioye , quele poulx eſt égal
EX plus viſte qu'à l'ordinaire:
mais qu'il n'eſt pas ſi fort ou ſi
grand qu'en l'Amour , & qu'on
ſent vne chaleur agreable , qui n'eſt
pas ſeulement en la poitrine : mais
qui ſe refpand auſſi en toutes les
parties exterieures du corps , auec
le ſang qu'on voit y venir en abon
dance ; & que cependant on perd
quelquesfois l'appetit , à caufe que
la digeſtion ſe fait moins que de
couſtume.
ARTICLE C.
En la Triſteſſe.
N la Triſteſſe, que le poulx eft
poi & lent , &
E foible qu'on fent
comme des liens autour du coeur ,
qui le ferrent, & des glaçons qui
SECONDE PARTIE. 135
le gelent , & cominuniquent leur
froideur au reſte du corps ; & que
cependant on ne laiſſe pas d'auoir
quelquesfois bon appetit, & de ſen
tir que l'eſtomac ne manque point
à faire ſon deuoir , pouruea qu'il n'y
ait point de Haine meſlée auec la
Triſteſſe .

ARTICLE CI.

Au Deſir. i

N fin ie remarque cela de par


E Nticulier dans le Deſir, qu'il agi.
te le coeur plus violemment qu'au- i
cune des autres Paſſions , & four
nit au cerueau plus d'eſprits , lef
quels paſſans de là dans les muſcles,
rendent tous les ſens plus aigus ,
& toutes les parties du corps plus
mobiles.

1.4
136 DES PASSIONS

ARTICLE CII.

Le mouvement du ſang e des eſprits


en l'Amour.

Es obſeruations , & pluſieurs


autres qui ſeroient trop lon
gues à eſcrire , m'ont donné fujet
de iuger que , lors que l'entende
ment ſe reprefente quelque objet
d'Amour , l'impreſſion que cette
penſée fait dans le cerueau , con
duit les eſprits animaux par les
nerfs de la ſixiefme paire , vers les
mufcles qui font autour des inte
ftins & de l'eſtomac , en la façon
qui eſt requiſe pour faire que le fuc
des viandes , qui ſe conuertit en
nouveau fang , paſſe promptement
vers le coeur ,‫ د‬fans s'arreſterdans le
foye, & qu'y eſtant pouffé auecplus
de force, que celuy qui eſt dansles
autres parties du corps , il y entre en
plus grande abondance , & y excite
vne chaleurplus forte , à cauſe qu'il
SECONDE PARTIE. 137
eſt plus groffier , que celuy qui a
deſia eſté rarefré pluſieurs fois en
paſſant & repaſſant par le cæur.
Ce qui fait qu'il enuoye auſſi des
eſprits vers le cerueau dont les
parties ſont plus groſſes & plus
agitées qu'à l'ordinaire : & ces
eſprits fortifians l'impreffion que
la premiere penſée de l'objet ayma
ble y a faite', obligent l'ame à s'ar
refter ſur cette penſée ; & c'eſt en
cela que conſiſte la paffion d'A .
mour .
5
ARTICLE CIII.
]
En la Haine,

1 V contraire en la Haine , la
1 A premiere penſée qui
donne de l'auerſion , conduit telle
3 ment les eſprits qui ſont dans le
cerueau vers les muſcles de l'efto .
mac & des inteſtins , qu'ils empef
chent que le ſuc des viandes ne fe
melle auec le fang , en refferrant
138 DES PASSIONS
toutes les ouuertures par où il a
couſtume d'y couler 3 & elle les
condait auſſi tellement vers les pe .
tits nerfs de la rate , & de la partie
inferieure du foye , où eſt le rece
ptacle de la bile, que les parties du
ſang qui ont couſtume d'eſtre re.
jectées vers ces endroits là , en ſor
tent, & coulent, auec celuy qui eſt
dans les rameaux de la veine caue ,
vers le coeur ; ce qui cauſe beau
coup d'inégalitez en fa chaleur ,
d'autant que le ſang qui vientde la
rate ne s'échauffe & fe rarefie qu'à
peine , & qu'au contraire celuy qui
vient de la partie inferieure du
foye, où eſt touſiours le fiel , s'em
braſé & fe dilate fort prompte
ment. En ſuite dequoy les eſprits
qui vont au cerueau , ont auſſi des
parties 'fort inégales , & des mou.
uemens fort extraordinaires ; D'où
vient qu'ils y fortifient les idées de
Haine qui s'y trouuent deſia ima
primées, & diſpoſent l'ame à des
SECONDE PARTIE . 139
1 penſées qui ſont pleines d'aigreur &
d'amertume .

ARTICLE CIV.
En la Ioye.
N la loye ce ne ſont pas tant
E
l'elt
les nerfs de la rate , du foye, de
omac , ou des inteſtins , qui agil
ſent , que ceux qui ſont en tout
le reſte du corps ; & particuliere
ment celuy qui eſt autour des ori
fices du coeur , lequel ouurant &
élargiſſant ces orifices donne
moyen au ſang , que les autres nerfs
chaffent des veines vers le coeur,
d'y entrer & d'en ſortir en plus
다. grande quantité que de couſtume.
3 Et pource que le ſang qui entre
alors danslecour ,y'a déja paſſé &
repaſſé pluſieurs fois , eſtant venu
des arteres dans les veines , il ſe di
} late fort ayſément , & produit des
eſprits , dont les parties eſtant fort
égales & ſubtiles , elles ſont pro.
140 DES PASSIONS
pres à former & fortifier les im .
preſſions du cerueau , qui donnent
å l'ame des penſées gayes & tran.
quilles.
ARTICLE CV .

En la Trifteffe.
V contraire en la Triſteſſe, les
AVouuerture
E s du coeur ſont fort
retrecics par le petit nerf qui les
enuironne , & le fang des veinės
n'eſt aucunement agité: ce qui fait
qu'il en va fort peu vers le coeur :
& cependant les paſſages par où
le ſuc des viandes coule de l'eſto
mac & des inteſtins vers le foye,
demeurentouverts ; ce qui fait que
l'appetit ne diminuë point , ex,
cepté lors que la Haine , laquelle
eſt ſouuentjointe à la Trifteffe , les
ferme.
}
SECONDE PARTIE. 141

ARTIC it cv I.
no

An Defir.
N fin la paſſion du Deſir a cela
de propre , que la volonté
qu'on a d'obtenir quelque bien , ou
de fuir quelque mal , enuoye prom
prement les eſprits du cerueau vers
coutes les parties du corps , qui peu
uent ſeruir aux actions requiſes
pour cét effe t; & particulierement
ers le coeur , & les parties qui luy
fourniſſent le plus de ſang , afin
qu'en receuantplus grande abon
dance que de coutume , il enuoye
plus grande quantité d'eſprits vers
1 le cerucau , tant pour y entretenit
& fortifier l'idée de cette volonté ,
que pour paſſer de là dans tous les
organes des ſens , & tous les muſcles
qui peuuent eſtre employez pour
obtenir ce qu'on delire.
142 DES PASSIONS
ARTICLE CVII .

Quelle eſt la cauſe de ces mouuemens


en l'Amour.
Tie déduis les raiſons de tout
Ec c , de ce qui a eſté dit cy
cecy
dettus , qu'il y a telle liaiſon entre
noſtre ame & noſtre corps , que lors
que nous auons vnefois joint quel
que a &tion corporelle auec quel.
que penſée ; l'vne des deux ne fe
preſente point à nous par apres , que
l'autre ne s'y preſente auffi. Com
me on voit en ceux qui ont pris
auec grande auerfion quelque brey
uage eſtans malades , qu'ils ne peu
uent rien boire ou manger par apres, te

qui en approche du gouſt , ' fans


auoir derechef la meſmeauerſion ;
Et pareillement qu'ils ne peuuent F
penſer à l'auerſionqu'on a des me IP
decines, que le meſme gouſt ne leur
reuienne en la penſée. Car il me
ſemble que les premieres paſſions
SECONDE PARTIE. 143
que noſtre ame a euës , lors qu'elle
a commencé d'eftre jointe à noſtre
corps , ont deu eſtre, que quelques
fois le ſang, ou autre ſuc qui entroit
dans le cour , eſtoit vn aliment plus
3다.
conuenable que l'ordinaire , pour y
entretenir la chaleur , qui eſt le
3
principe de la vie ; ce qui eſtoit cau
ſe que l'ame joignoit à ſoy de vo
lonté cét aliment , c'eſt à dire , l'ay.
moit; & en meſme temps les eſprits
couloient du cerueau vers les muf
cles , qui pouuoient preſſer ou agi
..
3
ter les parties d'où il eſtoit venu
3
vers le coeur , pour faire qu'elles luy
en enuoyaſſent dauantage ; & ces
parties eſtoient l'eſtomac & les in
teſtins , dont l'agitation augmente
5
3
l'appetit , ou bien auſſile foye & le
poulion , que les muſcles du dia
phragme peuuent preſſer. C'eſt
pourquoy ce meſme mouuement
des eſprits, à touſiours accompagné
depuis la paſſion d'amour.
144 Des PASSIONS
ARTICLE CVIII .
En la Haine.

Velquesfois au contraire il
venoit quelque ſuc eſtranger
vers le coeur , qui n'eſtoit pas
propre à en entretenir la chaleur,
oumeſmequi la pouuoit eſteindre:
ce qui eſtoit cauſe que les eſprits,
qui montoient du coeur au cer
ueau excitoient en l'ame la paf
ſion de la Haine. Et en melme
temps auſſi ces eſprits alloient du
cerueau vers les nerfs į qui pou
uoient pouſſer du ſang de la rate,
& des petitesveines dufoye,vers le
coeur , pour empeſcher ce luc noi:
fible d'y entrer ; & de plus vers
ceux qui pouuoient repouſſer ce
meſme fuc vers les inteſtins ; &
vers l'eſtomac , ou auſſi quelques
fois obliger l'eſtomac à le vomir.
D'où vient que ces mefmes mou
uemens ont couſtume d'accompa
gner
SECONDE PARTIE. 145
gner la paffion de la Haine. Et on
peut voir à l'oeil qu'il y a dans le
foye quantité de veines , ou con
duits , aſſez larges , par où le ſuc
des viandes peut paſſer de la veine
porte en la yeine caue , & de là au
ceur , fans s'arreſter aucunement
au foye :mais qu'il y en a auſſi yne
7 infinité d'autres plus petites où il
peut s'arreſter , & qui contiennent
touſiours du ſang de reſerue , ainſi
que fait auſſi la rate ; lequel ſang
eſtant plus groſſie que celuy qui
1 eſt dans les autres parties du corps,
peut mieux ſeruir d'aliment au feu
$ qui eſt dans le coeur quand l'eſto ,
mac & les inteſtins manquent de
luy en fournir,
ARTICLE CIX.
En la Ioye.
L eſt auſſi quelquesfois arriué au
ICO
commencement de noſtre vie ,
que le ſang contenu dans les veines
K
146 DES PASSIONS
eſtoit vn aliment aſſez conuena .
ble pour entretenir la chaleur du
cæur , & qu'elles en contenoient
en telle quantité , qu'il n'auoit
point beſoin de tirer aucune nour
riture d'ailleurs . Ce qui a excité
en l'ame la Paſſion de la loye , &
a fait en meſme temps que les ori.
fices du cœur ſe ſont plus ouuerts
que de couſtume ; & que les eſprits
coulans abondamment du cerueau ,
non ſeulement dans les nerfs qui fer
uent à ouurir ces orifices : mais auſſi
generalement en tous les autres qui (

pouſſent le ſang des veines vers le


cour, empeſchent qu'iln'y en vien.
ne de nouueau du foye , de la rate , u

des inteſtins , & de l'eſtomac . C'eſt llo


pourquoy ces meſmes mouuemens d

accompagnent la loye. |2
fe
d
d
SECONDE PARTIE . 147

ARTICLE CX .
t
En la Triſteſſe.
Velquesfois au contraire il eſt
3
OY arriué que le corps a eu faute
de nourriture , & c'eſt ce qui doir
auoir fait ſentir à l'ame ſa premiere
Triſteffe , au moins celle qui n'a
point eſté jointe à la Haine. Cela
meſme a fait auſſi que les orifices du
coeur ſe font eſtrecis, à cauſe qu'ils
ne receuoient que peu de ſang ; &
qu'vne aſſez notable partie de ce
ſang eſt venuë de la rate à cauſe
e qu'elle eſt comme le dernier reſer
uoir qui ſert à en fournir au cour,
lors qu'il ne luy en vient pas aſſez
d'ailleurs. C'eſt pourquoy les mou
uemens des eſprits & des nerfs , qui
feruent à eſtrecir ainſi les orifices
du coeur , & à y conduire du fang
de la rate, accompagnent touſiours
la Trifteffe.

K 2
DES PASSIONS
148
ARTICLE CXI.

Au Deſir.
Nfin tous les premiers Deſirs
que l'ame peutauoir eus , lors
qu'elle eſtoit nouuellement jointe
au corps , ont elté , de receuoir les
choſes qui luy eſtoient conuena
bles , & de repouſſer celles qui luy
eſtoient nuiſibles. Et ç’a eſté pour
ces meſmes effects , que les eſprits
ont commencé dés lors à mouvoir
tous les muſcles & tous les organes
des ſens, en toutes les façons qu'ils
les peuuent mouuoir. Ce qui eſt
cauſe que maintenant lors que l'a.
me deſire quelque choſe , tout le
corps deuient plus agile & plus diſ
poſé à ſe mouuoir , qu'il n'a couftu
me d'eſtre ſans cela . Et lors qu'il ar
riue d'ailleurs que le corps eſt ainſi
diſpoſé , cela rend les deſirs de l'ame
plus forts & plus ardens .
SECONDE PARTIE. 149

ARTICLE CXII .

Quelles ſont les ſignes exterieurs de


ces Paßions.
E que i'ay mis icy ,fait aſſez en
C tendre la cauſe des differen
ces du poulx , & de toutes les au
tres proprietez que i'ay cy.deſſus
attribuées à ces paſſions , fans qu'il
ſoit beſoin que ie m’arreſte à les ex
pliquer dauantage. Mais pource :
que i'ay ſeulement remarqué en
chacune ce qui s'y peut obſeruer
lors qu'elle eſt ſeule , & qui ſert à
connoiſtre les mouuemens du ſang
& des eſprits qui les produiſent ,
il me reſte encore à traiter de plu
fieurs ſignes exterieurs , qui ont
couſtume de les acconspagner , &
qui ſe remarquent bien mieux lors
qu'elles ſont meſlées pluſieurs en
ſemble , ainſi qu'elles ont couftum
me d’eſtre , que lors qu'elles ſont
ſeparées. Les principaux de coș
K 3
150 DES PASSIONS
ſignes ſont les actions des yeux &
du viſage , les changemens de cou
leur , les tremblemens , la langueur,
la paſmoiſon, les ris ,les larmes , les
gemiſſemens, & les ſouſpirs.
ARTICLE CXIII.
Des actions des yeux & du viſage.
L n'y a aucune paſſion que quel
I
ne declare : & cela eſt ſi manifeſte
en quelques-vnes , que meſmes les
valets les plus ftupides peuuent re
marquer à l'ail de leurMaiſtre , s'il
eſt faſché contre eux , ou s'il ne
l'eſt pas. Mais encore qu'on apper.
çoiue ayſement ces actions des
yeux , & qu'on fçache ce qu'elles
ſignifient, il n'eſt pas ayſé pour ce
la de les deſcrire , à cauſe que cha
cune eſt compoſée de pluſieurs
changemens , qui arriuent au mou
uement & en la figure de l'oeil , lef
quels ſont ſi particuliers di li petits;
SECONDE PARTIE. 151
que chacun d'eux ne peut eſtre ap
perceu ſeparément bien que ce
qui reſulte de leur conjonction ſoit
fort ayſé à remarquer. On peut
dire quafi le meſme des a &tions
du viſage , qui accompagnent auſſi
les paſſions: car bien qu'elles ſoient
plus grandes que celles des yeux,
il eſt toutesfois inal-ayſé de les di
ſtinguer ; Et elles ſont ſi peu diffe
rentes , qu'il y a des hommes qui
font preſque la meſme mine lors
qu'ils pleurent , que les autres lors
qu'ils rient. Il eſt vray qu'il y en a.
1
quelques-vnes qui ſont aſſez re
marquables , comme ſont les rides
du front en la colere ‫ & و‬certains
mouuemens du nez & des levres
en l'indignation , & en la mocque
-
rie : mais elles ne ſemblent pas
tant eſtre naturelles que volontai
res . Et generalement toutes les
actions ‫و‬ tant du viſage que des
yeux , peuuent eſtre changées par
l'apre lors que voulant cacher
5 К 4
152 DES PASSIONS
fa paſſion , elle en imagine forte
ment vne contraire : en ſorte qu'on (

s'en peut auſſi bien feruir à diſfimu


ler ſes paſſions, qu'à les declarer.
ARTICLE CXIV .

Des changemens de couleur.


N ne peut pas {i facilement
O s'empeſcher de rougir ou de
patlir , lors que quelque paſſion y
diſpoſe : pource que ces changes
mens ne dépendent pas des nerfs
& des muſcles , ainſi que les prece
dens, & qu'ils vieonent plus imme.
diatement du coeur lequel on peut
nommer la ſource des paſſions, en
tant qu'il prepare le ſang & les ef
prits à les produire. Or il eſt cer
tain que la couleur du viſage ne
vient que du ſang ', lequel coulant
continuellement du coeur par les
arteres en toutes les veines , & de
toutes les veines dans le cour , co
SECONDE PARTIE. 153
1
lore plus ou moins le viſage , ſelon
1
qu'il remplitplus ou moins les peti
tes veines qui ſont vers ſa ſuperficie.
ARTICLE CXV.

Comment la loye fait rougir.


Inſi la Ioye rend la couleur
A plus viue & plus vermeille ,
pource qu'en ouurant les eſcluſes
du coeur , elle fait que le ſang coule
plus viſte en toutes les veines ; &
que deuenant plus chaud & plus
ſubtil , il enfle mediocrement tou
tes les parties du viſage , ce qui en
rend l'air plus riant & plus gay.
ARTICLE CXVI.

1
Comment la Triſteſſe fait paſlir.
E A Triſteſſe au contraire , en é.
B L treciſſant les orifices du cour;
fait que le ſang coule plus lente
ment dans les veines , & que deue
154 DES PASSIONS
nant plus froid & plus eſpais , il a
beſoin d'y occupermoins de pla
ce ; en ſorte que ſe retirant dans
les plus larges , qui ſont les plus
proches du cour il quitte les plus
éloignées : dont les plus apparen.
tes eftant celles du viſage , cela le
fait paroiſtre pafle & décharné :
principalement lors que la Tri,
Iteffe eſt grande ou qu'elle ſur
uient promptement , comme on
voit en l'Eſpouuante , dont la ſur
priſe augmente l'action qui ſerre le
ceur .

ARTICLE XCVII,
Comment on rougit Connent
eſtant triſte.
Ais il arriue fouuent qu'on
M& qu'aunecontraire
paſlit point eſtant triſte,
on deuient rou
ge. Ce qui doit eſtre attribué aux
autres paſſions qui ſe joignent à la
Triſteſſe, à ſçauoir, à l'Amour , ou
SECONDE PARTIE . 155
1
au Delir , & quelquesfois auſſi à la
Haine. Car ces paſſions eſchauf
3
fant ou agitant le ſang qui vient
1
du foye, des inteſtins , & des autres
5
parties interieures , le pouſſent vers.
le cour , & de là par la grande arte
re vers les veines du viſage , fansque
la Triſteſſe qui ſerre de part & d'au
tre les orifices du coeur le puiſſe
empeſcher , excepté lors qu'elle eſt
fort exceſſiue. Mais encore qu'elle
ne ſoit que mediocre , elle empel
che aiſément que le fang ainſi venu
dans les veines du viſage ne deſcen
de vers le coeur , pendant que l'A
mour , le Deſir , ou la Haine y en
pouſſent d'autres des parties inte
rieures. C'eſt pourquoy ce ſang
eſtant arreſté autour de la face , il la
rend rouge ; Et meſme plus rouge
que pendantla loye , à cauſe que la
couleur du ſang paroiſt d'autant
mieux qu'il coule moins viſte , &
auſſi à cauſe qu'il s'en peut ainſi
D3 aſſembler dauantage dans les vei
156 DES PASSIONS
nes de la face , que lors que les ori
fices du coeur ſont plus ouuerts. Ce
cy paroiſt principalement en la
Honte , laquelle eſt compoſée de
l'Amour de ſoy -meſme , & d'vn
Deſir preſſant d'éuiter l'infamie
preſente ; ce qui fait venir le ſang
des parties interieures vers le coeur ,
puis de là par les arteres vers la face;
Et quec cela d'vne mediocre Tri.
ſteffe , qui empeſche ce ſang de re
tourner vers le coeur. Le meſme
paroiſt auſſi ordinairement lors
qu'on pleure ; car comme ie diray
cy -apres, c'eſt l'Amour jointe à la
Triſteſſe qui cauſe la pluſpart des
larmes. Et le meſme paroiſt en la
colere , où ſouuent yn prompt Delir
de vengeance eſt mellé auec l'A .
mour , la Haine, & la Trifteffe.
SECONDE PARTIE. 157
ARTICLE CXVIII .
Des Tremblemens.
10 Es Tremblemens ont deux di
L Juerſes cauſes : l'vne eft , qu'il
yient quelquesfois trop peu d'eſ
prits du cerueau dans les nerfs , &
l'autre qu'il y en vient quelquesfois
trop , pour pouuoir fermer bien
iuſtement les petits paſſages des
muſcles , qui ſuiuant ce qui a eſté
dit en l'article XI . doiuent eſtre
fermez pour determiner les mou
uemens des membres. La premie
re cauſe paroilt en la triſteſſe & en
la peur ; comme aulli. lors qu'on
tremble de froid . Car ces Paſſions
peuuent auſſi bien que la froideur
de l'air tellement épaiſſir le ſang;
qu'il ne fournit pas aſſez d'eſprits
au cerueau , pour en enuoyer dans
les nerfs. L'autre cauſe paroiſt fou
uent en ceux qui defirent ardem
ment quelque choſe , & en ceux
O NS
158 DES PASSI
qui font fort émeus de colere ;com :
me auffi en ceux qui ſont yures .
Car ces deux paſſions , auſſi bien
que le vin , font aller quelques
fois tant d'eſprits dans le cerueau,
qu'ils ne peuuent pas eſtre regle
ment conduits de là dans les mul
cles .

ARTICLE CXIX.
De la Langueur.
A Langueur cſt vne diſpoſi
LA
tion à ſe relâcher & eſtre ſans
mouuement , qui eſt ſentie en tous
les membres. Elle vient , ainſi que
le tremblement , de ce qu'il ne va
pas aſſez d'eſprits dans les nerfs,
mais d'vne façon differente : car la
cauſe du tremblement eſt, qu'il n'y
en a pas aſſez dans le cerueau , pour
obeir aux determinations de la
glande , lors qu'elle les pouſſe vers
quelque muſcle ; au lieu que lalan
gueur vient de ce que la glande ne
SECONDE PARTIE. 159
les determine point à aller vers au
cuns muſcles, pluftoft que vers d'au,
tres.

ARTICLE CXX.

Comment elle eſt cauſée par l'Amour


e par le Deſir.
T la Paſſion qui cauſe le plus
E :ordinairement cét effect eſt
l'Amour , jointe au Deſir d'vne
choſe dont l'acquiſition n'eſt pas
imaginée comme poſſible pour le
temps preſent. Car l'Amour oc
cupe tellement l'ame à conſiderer
l'objet aymé , qu'elle employe tous
les eſprits qui ſont dans le cerueau
à luy en repreſenter l'image , &
arreſte tous les mouuemens de la
glande qui ne ſeruent point à cér
effect. Et il faut remarquer tou
chant le Deſir , que la proprieté
que ie luy ay attribuée de rendre
tout le corps plus mobile , ne luy
conuient que lors qu'on imagine
160 DE'S PASSIONS
l'objet deſiré eſtre tel , qu'on peut
dés ce temps là faire quelque choſe
qui ſerue à l'acquerir. Car fi au
contraire on imagine qu'il eſt im
poſſible pour lors de rien faire qui
y ſoit veile , toute l'agitation du
Defir demeure dans le cerueau ,
ſans paſſer aucunement dans les
nerfs ; & eftant entierement em
ployée à y fortifier l'idée de l'objet
deſiré , elle laiſſe le reſte du corps
languiſſant.
ARTICLE CXXI .
Qu'elle peut außi eſtre cauſéepar
d'autres Paßions.
L eſt vray que la Haine , la Tri.
Ite
ſteffe , & meſmes la loye , peu
uent cauſer auſſi quelque langueur,
lors qu'elles ſont fort violentes ; à
cauſe qu'elles occupent entiere
ment l'ame à conſiderer leur objet;
principalement lors que le Defir
d'une choſe , à l'acquiſition de la
quelle
SECONDE PARTIE . 161
er quelle on ne peut rien contribuer
Ok au temps prefent , eſt joint auec
elles. Mais pource qu'on s'arreſte
bien plus à conſiderer les objets
qu'on joint à ſoy de volonté , que
ceux qu'on en ſepare , & qu'aucuns
autres : & que la langucur ne dé,
pend point d'vne ſurpriſe , mais a
beſoin de quelque temps pour eftre
formée, elle ſe rencontre bien plus
en l'Amour qu'en toutes les autres
pafſions.
ARTICLE CXXII.
De la Paſmoiſon. "
A Paſmoiſon n'eft pas fort é.
L loignée de la mort : car on
meurt lors que le feu qui eſt dans
le cøur s'eſteint tout à fait : & on
tombe ſeulement en paſmoiſon ,
lors qu'il eſt. eſtouffé en telle forte
qu'il demeure encore quelques re
ftes de chaleur , qui peuuent par
apres le rallumer. Or il y a plu
L
162 DES PASSIONS
ſieurs indiſpoſitions du corps , qui
peuuent faire qu'on tombe ainſi en
defaillance ; mais entre les paſſions
il n'y a que l'extréme loye , qu'on
remarque en auoir le pouvoir. Et
la façon dont ie croy qu'elle cauſe
cet effect , eſt qu'ouurant extraor
dinairement les orifices du cœur , le
fang des veines y entre ſi acoup , &
en ti grandequantité , qu'il n'y peut
eſtre rarefié par la chaleur aſſez
promptement , pour leuer les pe:
tites peaux qui ferment les entrées
de ces veines ; au moyen dequoy
il étouffe le feu ; lequel il a cou
ſtume d'entretenir , lors qu'il n'en
tre dans le coeur que par meſure.
ARTICLE CXXIII.

Pourquoy on ne paſme point


de Triſteſſe.
L ſemble qu’yne grande Triſteſ
le
ſe qui ſuruient inopinément , doit
SECONDE PARTIE . 163
tellement ferrer les orifices du cour,
] qu'elle en peut auſſi eſteindre le feu;
mais neantmoins on n'obſerue point
que cela arriue , ou s'il arriue , c'eſt
tres -rarement : dont ie croy que la
raiſon eſt , qu'il ne peut guere y a
uoir fi-peu de ſang dans le coeur,
qu'il ne ſuffiſe pour en entretenir la
chaleur , lors que ſes orifices font
I preſque fermez.
1
ARTICLE CXXIV.
Du Ris.

E Ris conſiſte en ce que le ſang


L qui vient de la cauité droite du
coeur par la veine arterieuſe en

flant les poumons ſubitement & à


diuerſes repriſes , fait que l'air qu'ils
contiennent , eſt contraint d'en for
tir auec impetuoſité par le fiffet ,
où il forme yne voix inarticulée &
eſclatante ; & tant les poumons en
s'enflant , que cet air en ſortant,
pouſſent tous les muſcles du dia.
L 2
164 DES PASSION
phragme , de la poitrine , &S de la
gorge ; au moyen dequoy ils fone
8
mouuoir ceux du viſage qui ont
je
quelque connexion auec eux. Et ce
n'eſt que cette action du viſage,
auec cette voix inarticulée & eſcla
tante , qu'on nomme le Ris.
ARTICLE CXXV .
Pourquoy il n'accompagne point les plus
grandes loyes.
R encore qu'il ſemble que le PF

O Ris ſoit vndes principaux fi


gnes de la loye , elle ne peut tou
ic
le
tefois le cauſer que lors qu'elle eſt d
feulement mediocre ; & qu'il y a to
quelque admiration ou quelque la
haine mellée auec elle . " Car on
d
trouue par experience , que lors
qu'on eſt extraordinairement ioy.
eux iamais le ſujet de cette ioye &ta
ne fait qu'on eſclate de rire ; &
meſme on ne peut pas ſiayſément
y eltre inuité par quelque autre
SECONDE PARTIE . 165
cauſe , que lors qu'on eſt triſte.
D!! Dont la raiſon eſt , que dans les
C grandes joye le poulmon eſt toû,
jours ſi plein de ſang, qu'il ne peut
eſtre dauantage enflé par repriſes.
ARTICLE CXXVI.
Quelles font ſes principales cauſes.
Ț ie ne puis remarquer que
E. deux cauſes , qui faſſent aingi
enfler ſubitement le poulmon. La
premiere eſt la ſurpriſe de l'Admi,
ration , laquelle eſtant jointe à la
iøye , peut oụurir ſi promptement
les orifices du coeur , qu'vne grana
de abondance de ſang , entrant
tout àcoup en ſon coſté droit par
la vene caye , s'y rarefie , & paſſant
de là par la vene arterieuſe , enfle
le poulmon . L'autre eſt le mellan
ge de quelque liqueur qui aoginen ,
te la rarefaction du fang. Etie n'en
trouue point de propre àà ce la , que
cela
la plus coulante partie de celuy
L 3
166 DES PASSIONS
qui vient de la rate , laquelle par
tie du ſang eſtant pouſſée vers le
cour , par quelque legere émotion
de Haine , aydée par la ſurpriſe de
l’Admiration , & s'y meſlant auec
le ſang qui vient des autres en
droits du corps , lequel la Ioye y
fait entrer en abondance , peut
faire que ce ſang s'y dilate beau
coup plus que d'ordinaire. En
meſme façon qu'on voit quantité
d'autres liqueurs , s'enfler tout à
coup eſtant ſur le feu , lors qu'on
iette vn peu de vinaigre dans le
vaiſſeau où elles font. Car la plus
coulante partie du ſang qui vient
de la rate , eſt de nature ſembla .
ble au vinaigre. L'experience auſſi
Nous fait voir , qu'en toutes les ren
contres qui peuuent produire ce
Ris eſclatant ; qui vient du pou
mon , il у à touliours quelque pe
tie ſujer de Haine , ou du moins
d'Admiration . Er ceux dont la ra
te n'eſt pas bien faine , font ſujets à
SECONDE PARTIE . 167
eſtre non ſeulement plus triſtes,
mais auſſi par interualles plus gays
a
0 & plus diſpoſez à rire que lesu,
_
tres ; d'autant que la rate enuoye
deux ſortes de ſang vers le coeur ,
l'vn fort épais & groſſier , qui cauſe
la Triſteſſe , l'autre fort Auide &
fubtil , qui cauſe la loģe. Et ſou
uent apres auoir beaucoup rit , on
ſe ſent naturellement enclin à la
Triſteſſe , pource que la plus Auide
partie du ſang de la rate eltant eſpui,
1 ſée , l'autre plus groſſiere la ſuit vers
le coeur.

FM
ARTICLE CXXVII.
1
Quelle eſt ſa cauſe en l'Indignation.
Our le Ris qui accompagne
P quelquefois l'indignation ifthe
ordinairement artificiel & feiot.
Mais lors qu'il eſt naturel , il fem
ble venir de la loye qu'on a , de ce
qu'on voit ne pouuoir eftre offen ,
cé par le mal dont on eſt indigné ,
L 4
168 DES PASSIONS
& auec cela de ce qu'on le trouue
ſurpris par la nouveauté ou par la
rencontre inopinée de ce mal ,‫ ز‬de
façon que la loye , la Haine &
l'Admiracion y contribuent . Tou
tefois je veux croire qu'il peut auſſi
eſtre produit ſans aucune joye, par
le ſeul mouuement de l'Auerſion ,
qui enuoye du ſang de la rate vers
le coeur , où il eſt rarefié, & pouſſé
de là dans le poumon ; lequel il
enfle facilement , lors qu'il le ren
contre preſque vuide. Et. genera
lementtout ce qui peut enfter fua
bitement le poumon en cette fa
çon ; cauſe l'action extérieure du
Ris, excepté lors que la Triſteſſe la
1.L.vi- change en celle des gemiſfemens
nes,3de & des cris qui accompagnent les
Anima.
cap.de
larmes , A propos dequoy Viues
Rif . eſcrit de foy -meſme , que lors qu'il
auoit eſté long-temps ſans man
ger , les premiers morceaux qu'il
mettoit en fa bouche l'obligeoient
à rire : ce qui pouuoit venir de ce
SECONDE PARTIE. 169
1 que fon poumon vuide de ſang par
! faute de nourriture eſtoit prom
Ć ptement enflé par le premier ſuç
qui paſſoit de ſon eſtomac vers le
cæur, & que la ſeule imagination
$ de manger y pouuoit conduire,
auant melme que celuy des viandes
qu'ilmangeoit y fuft paruenu.
ARTICLE CXXVIII.
De l'origine des Larmes.
Ommele Ris n'eſt iamais Cau
Cepar
pår les plus grandes loyés ,
ainti les larmes ne viennent point
d’yne extrémne Triſteſſe , mais fer
lement de celle qui eſt mediocre , &
accompagnée ou ſuiuie de quel ,
que ſentiment d'Amour , ou auſſi
de loye. Et pour bien entendre
leur origine , il faut remarquer que
bien qu'il ſorte continuellement
Ï quantité de vapeurs de toutes les
s parties de noſtre corps, il n'y en a
&
toutefois aucune dont il en forte
170 DES PASSIONS
tant que des yeux , à cauſe de la
grandeur des nerfs optiques , & de
la multitude des petites arteres
par où elles y viennent ; Et que
comme la ſueur n'eſt compoſée que
des vapeurs ; qui ſortant des autres
parties ſe conuertiſſent en eau ſur
leur ſuperficie , ainſi les Larmes ſe
font des vapeurs qui ſortent des
yeux .

ARTICLE C XXIX .
1

De la façon que les vapeurs ſe chan


gent en eau .
R comme i'ay eſcrit dans les
O Metcores, en expliquant en
quelle façon les vapeurs de l'air ſe
conuertiſſent en playe , que cela
vient de ce qu'elles ſont moins a
gitées , ou plus abondantes qu'à
l'ordinaire ; ainſi ie croy que lors
que celles qui ſortent du corps
font beaucoup moins agitées que
de couſtume , encores qu'elles ne
SECONDE PARTIE . 171
ſoient pas ſi abondantes , elles ne
laiſſent pas de ſe conuertir en eau:
ce qui cauſe les ſueurs froides qui
viennent quelquefois de foibleſſe ,
quand on eſt malade. Et je croy
que lors qu'elles ſont beaucoup
+ plus abondantes , pourueu qu'elles
ne ſoient point auec cela plus agi
tées , elles ſe conuertiſſent auſſi en
eau ; ce qui eſt cauſe de la ſueur qui
vient quand on fait quelque exer
cice. Mais alors les yeux ne ſuent
point, pourceque pendant les exer
cices du corps , la plus-part des
eſprits allans dans les muſcles qui
feruent à le mouuoir , il en va
moins par le nerf optique versles
yeux ; Et ce n'eſt qu'vne meſme
matiere qui compoſe le ſang , pen
dantqu'elleeſt dans les veines , ou
dans les arteres ; & les eſprits , lors
qu'elle eſt dans le cerueau dans
les nerfs , ou dans les muſcles ; &
les vapeurs lors qu'elle en ſort en
forme d'air ; & en fin la ſueur ou
172 DES PASSIONS
les larmes , lors qu'elle s'eſpaiſſit
en eau ſur la ſuperficie du corps ou
des yeux .

ARTICLE CXXX.
Comment ce qui fait de la douleur à
l'vil l'excite à pleurer.
Tie ne puis remarquer que
E deux cauſes qui faſſent que les
vapeurs qui ſortent des yeux fe
changent en larmes . La premiere
eft quand la figure des pores par où
elles paſſent elt changée , par quel
que accident que ce puiſſe eſtre:
car cela retardant le mouuement
de ces vapeurs , & changeant leur
ordre , peut faire qu'elles ſe con
uertiffent en eau . Ainſi il ne faut
qu'vn feftu qui tombe dans l'oeil,
pour en cirer quelques larmes : à
cauſe qu'en y excitant de la dou
leur , il change la diſpoſition de
ſes pores : en ſorte que quelques
yasdeuenant plus eſtroits , les peci.
SECONDE PARTIE . * 173
1
tes parties des vapeurs y paſſent
moins viſte ; & qu'au lieu qu'elles
en ſorroient auparauant eſgale
ment diſtantes les mes des au
tres & ainſi demeuroient ſepa
rées, elles viennent à ſe rencontrer,
à cauſe que l'ordre de ces pores eft
troublé , au moyen dequoy elles ſe
joignent, & ainſi ſe conuertiſſenten
-larmes .

ARTICLE CXXXI.
Comment on pleure de Triſteſſe.
'Autre cauſe eſt la Triſteſſe,
L ſuiuie d'Amour , ou de Ioye ,
ou generalement de quelque cau
ſe qui faitque le coeurpouffe beau
1 coup de ſang par les arteres. La
Triſteffe y eſt requife', à cauſe que
refroidiſſant toutleſang , elle étre
cit les pores des yeux. Mais pour
ce qu'à meſure qu'elle les étrecit,
elle dimninuë auſſi la quantité des
vapeurs , auſquelles ils doivent
174 Des PASSIONS
donner paſſage , cela ne ſuffit pas lle
pour produire des larmes , fi la pa
quantité de ces vapeurs n'eſt à ord

meſme temps augmentée par quel- qu.


que autre cauſe. Et il n'y a rien qui foi
l'augmente dauantage , que leſang çom
qui eſt enuoyé vers le coeur en la que
paſſion de l'Amour . Auſſi voyons org

nous que ceux qui ſont triſtes , ne


jettent pas continuellement des lar Joi
ori
mes , mais ſeulement par interualles, &
lors qu'ils font quelque nouvelle
reflexion ſur les objets qu'ils affe. le
aionnent . sil
ten
ARTICLE CXXXII.
Des gemiſſemens qui accompagnent
les larmes.

T alors les poumons ſont auffi


ETquelquefois enflez tout à coup
l'abondance du ſang qui entre
par
iden
dedans , & qui en chaſſe l'air qu'ils
uers
contenoient , lequel fortant par le
fifflet engendre les gemiſſemens &
SECONDE PARTIE. 175
2 les cris , qui ont couſtume d'accom
pagner les larmes. Et ces cris font
ordinairement plus aigus , que ceux
qui accompagnent le ris , bien qu'ils
ſoient produits quaſi en meſme fa.
çon : dont la raiſon eſt que les nerfs,
qui ſeruent à eflargir ou eſtrecir les
w organes de la voix , pour la rendre
plus groſſe ou plus aiguë , eſtans
joints auec ceux qui ouurent les
orifices du cậur pendant la loye,
B & les étreciſſent pendant la Triſteſ
ſe , ils font que ces organes s'élar
gifſent ou s'étreciffent au meſme
temps .

ARTICLE CXXXIII.
Pour les enfans a les vieillards
pleurent aiſement.
Es enfans & les vieillards font
plus enclins à pleurer, que ceux
de moye n aage , mais c'eſt pour din
uerſes raiſons. Les vieillards pleus
rent ſouuent d'affection & de joye:
NS
176 DES PASSIO
car ces deux paffions jointes en
ſemble ; enuoyent beaucoup de
ſang à leur coeur , & de là beau
coup de vapeurs à leurs yeux ; &
l'agitation de ces vapeurs eſt telle
ment retardée par la froideur de
leur naturel , qu'elles fe conuer
tiſſent aiſément en larmes enco

re qu'aucune Triſteſſe n'ait prece


dé. Que fi quelques vieillards pleu
rent auſſi fort aiſément de faſche
rie ce n'eſt pas tant le tempera
ment de leur corps , que celuy de
leur eſprit , qui les y dipoſe. Et
cela n'arriue qu'à ceux qui ſont li
foibles , qu'ils ſe laiſſent entiere.
ment ſurmonter par de petits fu
jets de douleur , de crainte , ou de
pitié . Le meſme arriue aux enfans,
leſquels ne pleurent gueres de
loye , mais bien plus de Triſteſſe,
meſme quand elle n'eſt point ac
compagnée d'Amour : car ils ont
touſiours aſſez de ſang pour pro
duire beaucoup de vapeurs , le
mou .
SECONDE PARTIE . 177
mouuement deſquelles eſtant retar
dé par la Triſteſſe , elles ſe conuer
tiſſent en larmes .

ARTICLE CXXXIV .
Pourquoy quelques enfans paliffent , an
liex de pleurer.
Ou qu
tesfois il y en a elques vns
TO qui paliſſent , au lieu de pleu
rer ,quand ils ſont faſchez : ce qui
peut teſmoigner en eux vn iuge
ment , & vn courage extraordinai
te ; à ſçauoir lors que cela vient de
ce qu'ils conſiderent la grandeur
du mal, & ſe preparent à vne forte
reſiſtance en meſme façon que
ceux qui font plus aagez . Mais
c'eſt plus ordinairement vne mar
que de mauuais naturel : à ſçauoir
lors que cela vient de ce qu'ils font
enclins à la Haine , ou à la Peur ;
á car ce ſont des paſſions qui dimi
nuent la matiere des larmes. Et
on voit au contraire que ceux qui
M
178 DES PASSIONS
pleurent fort aiſément font.ena
2

clins à l'Amour , & à la Pitié.


ARTICLE CXXXV.
Des Soupirs.
A caufe des Soupirs , eſt fort
Lencoredifferente de celle des larmes,
qu'ils preſuppoſent comme
elles la Triſteſſe. Car au lieu qu'on
eft incité à pleurer quand les pou
mons font pleins de ſang ; on eſt
incité à ſoupirer quand ils en font
preſque vuides & que quelque
imagination d’eſperance ou de ioye
ouure l'orifice de l'artere veneuſe,
que la Triſteſſe auoit étrecy ; Pour
ce qu'alors le peu de fang qui reſte
dans les poumons , tombant tout
à coup dans le coſté gauche du
coeur par cette artere veneuſe , &
y eſtant pouſſé par le Deſir de par
uenir à cette loye , lequel agite en
meſme temps tous les muſcles du
diaphragme. & de la poitrine , l'air
SECONDE PARTIE . 179
eſt pouſſé promptement par la bou .
che dans les poumons , pour y rem
plir la place que laiſſe ce ſang . Et
c'eſt cela qu'on nomme ſoupirer .
ARTICLE CXXXVI.

D'où viennent les effetsdes Paßions qui


ſont particuliers à certains
i hommes.

V reſte afin de ſuppleer icy en


AN e mots
peu dde >
à tout ce qui
pourroit y eſtre adjouſté touchant
les diuers effets , ou les diuerſes
cauſes des paſſions , ie me conten
teray de repeter le principe ſur le
quel tout ce que i’en ay eſcric eft
appuyé : àſçauoir qu'il y a telle liai
fon entre noſtre ame & noitre
Į corps ; que lors que nous auons
yne fois joint quelque action cor
i porelle auec quelque penſée , l'une
des deux ne ſe preſente point à
nous par apres , que l'autre ne s'y
M 2
18 . DES PASSIONS
preſente auſſi ; & que ce ne ſont
pas touſiours les meſmes a &tions
qu'on joint aux meſmes penſées.
Car cela ſuffit pour rendre raiſon
de tout ce qu'un chacun peut re
marquer de particulier, en foy ou
en d'autres , touchant cette ma
tiere , qui n'a point efté icy expli
qué. Et, pour exemple, il eſt ayſé
de penſer , que les eſtranges auer
fions de quelques vns , qui les em
peſchent de ſouffrir l'odeur des
roſes, ou la preſence d'vn chat", ou
choſes ſemblables , ne viennent ' que
de ce qu'au commencement de
leur vie ils ont eſté fort offenſez par
quelques pareils objets , ou bien
qu'ils ont compati au ſentiment
de leur mere qui en a eſté offenſée
eſtant groffe. Car il eſt certain
qu'il y a du rapport entre tous les
mouuemens de la mere , & ceux
de l'enfant qui eſt en ſon ventre ,
en ſorte que ce qui eſt contraire à
l'vn nuit à l'autre. Et l'odeur des
SECONDE PARTIL . 181
rofes peut auoir cauſé vn grand
mal de teſte à vn enfant , lors qu'il
S.
eſtoit encore au berceau , ou bien
vn chatle peut auoir fort eſpou
uanté , ſans que perſonne y ait pris
garde , ny qu'il en ait eu apres au
cune memoire : bien que l'idée de
l'Auerſion qu'il auoit alors pour ces
roſes ; ou pour ce chat , demeure
imprimée en ſon cerueau iuſques à
la fin de fa vie.

(รี ARTICLE CXXXVII .

De l'uſage des cinq Paßions icy expli


quées, entant qu'elles ſe rappor
tent au corps.

Pres auoir donné les defini


A !tions de l'Amour , de la Hai.
ne, du Deſir , de la Toye , de la Tri
ſteffe ; & traité de tous les mouue.
mens corporels qui les cauſent ou
les accompagnent , nous n'auons
plus icy à conſiderer que leuć vſa
ge . Touchant quoy il eſt à remar
M 3
182 DES PASSIONS
quer , que ſelon l'ioftitution de la
Nature elles ſe rapportent toutes
au corps , & ne ſont données à l'a
me qu'entant qu'elle eſt jointe a
uec luy : en ſorte que leur vlage
naturel eſt d'inciter l'ame , à con
ſentir & contribuer aux actions
qui peuuent ſeruir à conſeruer le
corps , ou à le rendre en quelque
façon plus parfait. Et en ce ſens
la Triſteſſe & la loye ſont les deux
premieres qui font employées. Car
l'ame n'eſt immediatement auertie
des choſes qui nuiſent au corps ,
que par le ſentiment qu'elle a de
la douleur , lequel produit en elle
premierement la paſſion de la Tri
ſteſſe , puis en ſuite la Haine de ce
qui cauſe cette douleur , & en troi
ſieſme lieu le Delir de s'en deli
urer, Comme auſſi l'ame n'eſt im
mediatement auertie des choſes
vtiles au corps que par quelque
ſorte de chatoüillement , qui exci. .
tent en elle de la loye , fait en ſuitte
SECONDE PARTIE . 183
2
naiſtre l'amour de ce qu'on croit
en eſtre la cauſe , & entin le defir
d'acquerir ce qui peut faire qu'on
continuë en cette loye , ou bien

qu'on jouyſſe encore apres d'vne
ſemblable . Ce qui fại&t voir qu'el
les ſont toutes cinq tres - vtiles au
Ĉ
regard du corps ; & meſme que
la Triſteſſe eſt en quelque façon
premiere & plus neceſſaire que la
Ioye, & la Hayneque l'Ainour : à
caufe qu'il importe dauantage de
repouſſer les choſes qui nuiſent
& peuuent deſtruire , que d'acque
rir celles qui adjouftent quelque
perfection ſans laquelle on peut
ſubliſter,
ARTICLE CXXXVIII.
De leurs défauts des moyens de
L. i les corriger.
Ais encore que cét vſage des
M paſſions ſoit le plus naturel
qu'elle puiſſent auoir , & que tous
184 DES PASSION
les animaux ſans raiſon ne Scondui
fent leur vie que par des mouue
mens corporels, ſemblables à ceux
qui ont couſtume en nous de les
fuiure , & auſquels elles inciteņt
noſtre ame à conſentir . Il n'eſt pas
neantmoins touſiours bon d'au
tant qu'il y a pluſieurs choſes puis
fibles au corps , qui ne cauſent au
commencement aucune Triſteſſe,
ou meſme qui donnent de la loye ;
& d'autres qui luy ſont vtiles bien
que d'abord elles ſoient incommoa
des. Et outre cela elles font pa
roiſtre preſque toujours , tant les
biens que les maux qu'elles repré
ſentent , beaucoup plus grands &
plus importans qu'ils ne ſont ; en
ſorte qu'elles nous incitent à re
chercher les vns & fuir les autres,
auec plus d'ardeur & plus de ſoin
qu'il n'eſt conuenable , comme nous
voyons auſſi que les beftes ſont fou
uent trompées par des appas , & que
pour éuiter de petits maux , elles.
SECONDE PARTIE. 185
ſe precipitent- en de plus grands.
C'eſt pourquoy nous deuons nous
ſeruir de l'experience & de la rai.
fon , pour diſtinguer le bien d'auec
lemal , & connoiſtre leur iuſte va.
s leur , afin de ne prendre pas l'vn
pour l'autre , & de ne nous porter
à rien auec excez .

ARTICLE CXXXIX.

3
De l'uſage des meſmes Paßions , entant
qu’elles appartiennent à l'ame,
premierement de
PAmour.

E qui ſuffiroit, ſi nous n'auions


CE en nousque le corps', ou qu'il
fût noſtre meilleure partie ; mais
dautant qu'il n'eſt que la moindre ,
nous deuons principalement con
ſiderer les Pallions entant qu'elles
appartiennent à l'ame, au regard de
laquelle l'Amour & la Haine vien
nent de la connoiſſance , & pre
cedent la loye & la Triſteſſe , ex
186 DES PASSIONS
cepté lors que ces deux dernieres
tiennent le lieu de la connoiſſance ,
dont elles ſont des efpeces. Et
lors que cette connoiſſance eſt
yrayen c'eſt à dire que les choſes
qu'elle nous porte à aymer ſont ye
ritablement bonnes , & celles qu'el
le nous porte à hair ſont verita
blement mauuaiſes , l'Amour eſt
incomparablement meilleure que
la Haine, elle ne ſçauroit eſtre trop
grande ; & elle ne manque iamais
de produire la loye. Ie dis que cet
te Amour eſt extrémement bon
ne , pource que joignant à nous
de vrays biens elle nous perfe
&tionne d'autant. le dis auſſi qu'el
i le ne ſçauroit eſtre trop grande ;
car tout ce que la plus exceffiue
peut faire , c'eſt de nous joindre fi
parfaitement à ces biens , que l'A
mour que nous avons particulie
rement pour nous meſmes n'y
merte-aucune diſtinction , ce que
je croyne pouuoir jamais eſtre

.
SECONDE PARTIE. 187
mauuais. Et elle eſt neceſſairement
ſuiuie de la ioye , à cauſe qu'elle
nous repreſente ce que nous ay
mons , comme vn bien qui nous ap
partient.
ARTICLE CXL .
De la Haine.

A Haine au contraire , ne ſçau


LAroit eſtre fi petite qu'elle ne
nuile , & elle n'eſt iamais ſans Tri
ſteſſe. le dis qu'elle ne ſçauroit é
tre trop petite , à cauſe que nous
ne ſommes incitez à aucune action
par la Haine du mal , que nous ne
le puiſſions eſtre encore mieux par
l'Amour du bien auquel il eſt con
traire : au moins lors que ce bien
& ce mal ſont aſſez connus. Car
i'auoüe que la Haine du mal qui
n'eſt manifeſté que par la douleur ,
eft neceſſaire au regard du corps ,
mais ie ne parle icy que de celle
qui vient d'yne connoiſſance plus
188 DES PASSIONS
claire , & ie nela rapporte qu'à l'aa
me. le dis auſſi qu'elle n'eſt iamais
ſans Triſteſſe , à cauſe que le mal
n'eſtant qu'vne priuation , il ne
peut eſtre conceu ſans quelque
ſujet reel dans lequel il ſoit , & il
n'y a rien de reel quin'ait en foy
quelque bonté ; de façon que la
Haine qui nous éloigne de quel
que mal , nous éloigne par meſme
moyen du bien auquel il eſt joint,
& la priuation de ce bien eſtant
repreſentée à noſtre ame , comme
vn defaut quiluy appartient , exci
te en elle la Triſteſſe. Par exem.
ple , la Haine quinous éloigne des
mauuaiſes moeurs de quelqu'vn ,
nous éloigne par meſme moyen de
ſa conuerſation , en laquelle nous
pourrions ſans cela trouuer quels
que bien , duquel nous ſommes
faſchez d'eſtre priuez. Et ainfi en
toutes les autres Haines , on peut
remarquer
Iteffe
quelque ſujet de Tri
.
SECONDE PARTIE . 189
ARTICLE CXLI.
Du Defir , de la Toye , e de
la Triſteſſe.
114
w

Ourle deſir , il eſt euident que


P lors qu'il procede d'une vraye
connoiſſance, il ne peut eftre mag
uais, pourueu qu'il ne ſoit point ex
UV
ceffit , & que cette connoiſſance le
regle. Il eſt euident auſſi que la
E!
loye ne peut manquer d'eſtre bon
12
ne , ny la Triſteffe d'eſtre mauuai
ſe , auregard de l'ame ; pource que
*
c'eſt en la derniere que conſiſte
toute l'incommodité que l'ame re

ng
çoitdu mal , & en la premiere que
‫ܪ‬
conſiſte toute la jouiſſance du bien
15
qui luy appartient . De façon que
ſi nous n'auions point de corps ,
el
i'oferois dire que nous ne pour
es
rions trop nous abandonner à l'A
20
ut
mour & à laloye , ny trop euiter la
Haine & la Triſteſſe. Mais les mou
uemens corporels qui les accom
190 DES PASSIONS
pagnent , peuuent tous eftre nuiſi
bles à la fanté lors qu'ils ſont fort
violens ; & au contraire luy eſtre
vtiles lors qu'ils ne ſont que mode
rez.

ARTICLE CXLII.
De la Toye es del'Amour , comparées
auec la Triſteſſe & la Haine.
reſte puis que la Haine &
A laV Triſte
tées par
ſſe doiúent eſtre reje
l'ame ; lors ' meſme qu'el
les procedent d'une vraye con
noiſſance elles doiuent l'eſtre à
plus forte raiſon lors qu'elles vien
nent de quelque fauſſe opinion.
Mais on peut douter fi l'Amour &
la loye ſont bonnes ou non , lors
qu'elles ſont ainfi mal fondées ; &
il me ſemble que ſi on ne conſide
re preciſément que ce qu'elles ſont
en elles m' eſmes , au regard de l'a
me , on peut dire que bien que la
loye ſoit moins ſolide , & l'Amour
SECONDE PARTIE. 191
moins aụantageuſe , que lors qu'el
les ont' vn meilleur fondement ,
**
elles ne laiſſent pas d'eſtre prefe
3 rables à la Triſteſle & à la Haine
auſſi mal fondées : En ſorte que
dans les rencontres de la vie , où
nous ne pouuons éuiter le hazard
d'eſtre trompez , nous faiſons toû
jours beaucoup mieux de pancher
vers les paſſions qui tendent au
bien ; que vers celles qui regardent
le mal , encore que ce ne ſoit que
pour l'euiter : Et mefme fouuent
vne fauſſe loye, vaut mieux qu'vne
Triſteſſe dont la cauſe eſt vraye.
M Mais ie n'oſe pas dire le meſme de
1 l'Amour , au regard de la Haine:
& car lors que la Haine eſt iuſte, elle
ne nous éloigne que du ſujet qui
contient le mal dont il eſt bon
d'eſtre ſeparé ; au lieu que l'A
mour qui eſt injuſte , nous joint à
des choſes qui peuuent nuire ou >

2 du moins qui ne meritent pas d'e


1 ſtre tant conſiderées par nous
192 DES PASSIONS
qu'elles ſont, ce qui nous auilit , &
nous abaiſſe .

ARTICLE CXLIII.
Des meſmes Paßions , entant qu'elles fe
rapportent au Defir.
Til faut exactement remar .
E quer , que ce que ie viens de di
re de ces quatre paſſions , n'a lieu
que lors qu'elles ſont conſiderées
preciſément en elles meſmes , &
qu'elles ne nous portent à aucune
adion . Car entant qu'elles exci
tent en nous le Deſir , par l'en .
tremiſe duquel elles reglent ' nos
mæurs il eſt certain que toutes
celles dont la cauſe eſt fauſſe peu
uent nuire , & qu'au contraire tou
tes celles dont la ' caufe eſt iuſte
peuuent ſeruir , Et meſme que lors
qu'elles ſont également mal fon
dées , la loye eft ordinairement
plus nuiſible que la Triſteſſe , pour
ce que celle-cy donnant de la re
tenuë
SECONDE PARTIE . 193
tenuë & de la crainte , diſpoſe en
quelque façon à la Prudence au
lieu que l'autre rend inconſiderez
& temeraires ceux qui s'abandon
nent à elle.

ARTICLE CXLIV.
.다.
Des Defirs dont l'enenement
no
ne depend
que de us.
Ais pou
PC rce que ces Paſſions
M e
ne noos peuuent porter à au
cun action tremiſe
, que par l'en du
Defir qu'elles excitent , c'eſt par
ticulierement ce Deſir que nous
deuons auoir ſoin de regler, & c'eſt
. en cela qne conſiſte la principale
vtilité de la Morale . Or comme
i'ay tantoft dit , qu'il eſt toûjours
bon lors qu'il ſuit vne vraye con
noiſſance , ainſi il ne peut man
quer deftre mauuais , lors qu'il eſt
fondé ſur quelque erreur . Et il me
1 femble que l'erreur qu'on conmet
f le plus ordinairement touchant
N
194 · DES PASSIONS
les Deſirs eſt qu'on ne diſtingue :
pas aſſez les choſes qui dependent
entierement de nous , de celles qui
n'en dependent point. Car pour
celles qui ne dependent que de
nous , c'eſt à dire de noſtre librear
bitre , il ſuffit de fçauoir qu'elles
font bonnes , pour ne les pouvoir
deſirer auec trop d'ardeur , à cauſe
que c'eſt ſuiure la vertu , que de
faire les choſes bonnes qui depen .
dent denous , & il eſt certain qu'on
ne ſçauroit auoir vn Delir trop ar
dent pour la vertu , outre que ce
que nous deſirons en cette façon
ne pouuant manquer de nous reül ‫ܐ‬

fir , puis que c'eſt de nous ſeulsqu'il


depend , nous en receuons toû.
jours toute la ſatisfaction que nous f
en auons attenduë . Mais la faute
qu'on a couſtume de commettre
n cecy , n'eſt jamais qu'on delire
trop , c'eſt ſeulement qu'on detire ม
trop peu . Et le fouuerain remede
contre cela , et de fe deliurer l'ef
SECONDE PARTIE. 195
prit , autant qu'il ſe peut , de tou
tes ſortes d'autres Deſirs moins vti
les , puis de taſcher de connoiſtre
1 bien clairement , & de confiderer
3
V
auec attention , la bonté de ce qui
: eft à delirer.

ARTICLE CXLV.
De ceux qui ne dependent que des au >

tres choſes ; Et ce que c'eſt


quela Fortune.
JA

Our les choſes qui ne depen


PР dent aucunement de nous , tant
bonnes qu'elles puiſſent ere , on
ne les doit iamais deſirer auec
1 Paſſion non ſeulement à cauſe
qu'elles peuuent n'arriuer pås , &
i par ce moyen nous affiger d'au
ET tant plus que nous les aurons plus
ſouhaitées : mais principalement
Il à cauſe qu'en occupant noftre pen
féc , elles, nous detournent de pors
ter noftre affection à d'autres chos
ſes , dont l'acquiſition depend de
N2
196 DES PASSIONS
nous. Et il y a deux remedes ge.
neraux contre ces vains Defirs ;
Le premier eſt la Generoſité , de
laquelle je parleray cy - apres ; Le
ſecond eſt que nous deuons fou .
uent faire reflexion ſur la Prouis
dence diuine , & nous repreſenter
qu'il eſt iinpoſſible i qu'aucune
choſe arriue d'autre façon , qu'elle
a eſté determinée de toute eterni
té par cette prouidence ; en forte
qu'elle eſt comme vne fatalité ou
vne neceffité immuable , qu'il faut
oppoſer à la Fortune , pour la de
ſtruire comme vne chimere qui
ne vient que de l'erreur de noſtre
entendément . Car nous ne pou
uons deſirer que ce que nous eſti
mons enquelque façon eftre poffi
ble ; & nous ne pouvons eſtimer
poffibles les choſes qui ne depen
dent point de nous , qu'entant
que nous penſons qu'elles depen
}
dent de la Fortune , c'eft à dire
que nous iugeons qu'elles peuvent
T

2
SECONDE PARTIE . 197
arriuer , & qu'il en eſt arriué autre
fois de ſemblables. Or cette opi.
nion n'eſt fondée que ſur ce que
nous ne connoiffons pas toutes les
cauſes, qui contribuent à chaque
effect. Car lors qu'vne choſe que
nous auons eſtimée dependre de
la Fortune n'arriue pas, cela tel
moigne que quelqu'vne des cauſes
qui eſtoient neceſſaires pour la
> produire a manqué , & par conſe.
quent qu'elle eſtoit abſolument
impofſible; & qu'il n'en eſt iamais
arriué de ſemblable, c'eſt à dire,
3 à la production de laquelle vne
pareille cauſe ait auſſi manqué ; en
forte queſi nous n'euſſions point
ignoré cela auparavant , nous ne
l'eufſions iamais eſtimée poſſible,
I ny par conſequent ne l'euflions
deſirée.
lo
21
el

N 3
S
198 DES PASSION

ARTICLE CXLVI.
De ceux qui dependent de nous &
d'autruy.
L faut donc entierement rejetter
Idehopindheregali er qu'ilyales
у
nous vne Fortune , qui fait que
les choſes arrivent ou n'arriuent
pas ſelon ſon plaiſir ; & ſçauoir que
tout eſt conduit par la Providence
diuine , dont le decret eternel eft
tellement infaillible & immuable,
qu'excepté les choſes que ce meſ.
me decret a voulu dependre de
noſtre libre arbitre , nous deuons
penſer qu'à noſtre eſgard il n'arriue
rien quine foit neceffaire , & com
me fatal en ſorte que nous ne
pouuons ſans erreur : defirer qu'il
arriue d'autre façon. Mais pour
ce que la pluspart de nos Delirs
s'eſtendent à des choſes , qui ne
dependent pas toutes de nous ,
ny toutes d'autruy , nous deuons
SECONDE PARTIE. 199
exactement distinguer en elles ce
qui ne depend que de nous afin
de n'eſtendre noſtre deſir qu'à ce
la ſeul. Et pour le ſurplus , encore
que nous en deuions eſtimer le
ſuccés entierement fatal & im .
muable , afin que noſtre Delir ne
3
s'y occupe point, nous ne deuops
pas laiſſer de conſiderer les raiſons
qui le font plus ou moins eſperer,
afin qu'elles ſeruent à regler nos
actions. Car par exemple , ſi nous
auons affaire en quelque lieu , ou
nous puiſſions aller par deux di
uers chemins , l'vn deſquels ait
couſtume d'eſtre beaucoup plus
ſeur que l'autre , bien que peut eu
Itre le decret de la Prouidence foit
tel , que ſi nous allons par le che
min qu'on eſtimele plusſeur , nous
ne manquerons pas d'y eſtre vo.
lez , & qu'au contraire nous pour
rons paſſer par l'autre ſans aucun
danger , nous ne deuons pas pour
cela eſtre indifferens à choisir l'yn
NA
200 DES PASSIONS
ou l'autre ; ny nous repoſer ſur la
fatalité immuable de ce decret.
inais la raiſon veut que nous choi
fiſſions le chemin qui a couſtume
d'eſtre le plus ſeur , & noftre Deſir
doit eſtre accomply touchant cela ,
lors que nous l'auons ſuiui, quelque
malqui nous en ſoit arriué ; à cau
fe que , ce mal ayant eſté à noftre
eſgard ineuitable, nous n'auons eu
aucun ſujet de ſouhaitter d'en eſtre
exempts , mais ſeulement de faire
tout le mieux que noſtre entende. 1
ment a pû connoiſtre , ainſi que ie
fuppoſe que nous auons fait. Et il 1
eſt certain que lors qu'on s'exerce
àdiſtinguer ainſi la Fatalité , de la .
Fortune 3 on s'accouſtume ayſe.
ment à regler ſes Deſirs en telle f
forte, que d'autant que leur accom
pliſſement ne depend que de nous,
ils peuuent touſiours nous donner 0

vneentiere ſatisfaction, &

{
SECONDE PARTIE. 201
ARTICLE CXLVII.
Des Emotions interieures de l'ame.

'Adjouſteray ſeulement encore


1
icy vne conſideration , qui me
Temble beaucoup ſeruir , pour nous
1 empeſcher de receuoir aucune in
1 commodité des Paſſions ; c'eſt que
noſtre bien & noſtre mal , depend
e principalement des emotions in
terjeures , qui ne ſont excitées en
l'ame
quoy elles different de ces paf
1 fions, qui dependent touſiours de
quelque mouuement des eſprits.
3 Et bien que ces emotions de l'ame,
ſoient fouuent jointes auec les paſ
ſions qui leur ſont ſemblables , el
7 les peuuent fouuent auffi ſe ren .
contrer auec d'autres , & meſme
naiſtre de celles qui leur ſont con
traires. Par exemple , lors qu'vn
mary pleure ſa femmé morte , la
quelle ( ainſi qu'il arriue quelque
2012 DES PASSIONS
fois.) il ſeroit faſché de voir reſſuſci
tée ; il ſe peut faire que fon cour
eft ferré par la Triſteſſe , que l'ap
pareil des funerailles , & l'abſence
d'une perſonne, à la conuerſation
de laquelle il eſtoit accouſtumé,
excitent en luy ; & il ſe peut faire
que quelques reſtes d'amour ou de
pitié , qui ſe preſentent à ſon ima
gination, tirent de veritables lar.
mes de ſes yeux , nonobſtant qu'il
ſente cependant vne loye ſecrette,
dans le plus interieur de ſon ame;
l'emotion de laquelle a tant de
pouuoir , que la Triſteſſe & les lar
mes qui l'accompagnent ne peu
uent rien diminuer de ſa force. Et
lors que nous liſons des auantures
eſtranges dans vn liure , ou que
nous les voyons repreſenter ſur vn
theatre cela excite quelquefois
en nous la Triſteſſe , quelquefois la
· loye , ou l'amour ,ou la Haine , &
generalement toutes les Paſſions ,
ſelon la diuerſité des objets qui
SECONDE PARTIE. 203
s'offrent à noſtre imagination ;
mais auec cela nous auons du plai
fir , de lesſentir exciter en nous , &
ce plaiſir eſt vne loye intelle & uel
le , qui peut auſſi bien naiſtre de la
Triſteſſe , que de toutes les autres
Paſſions.
ARTICLE CXLVIII.
Que l'exercice de la vertueſt un ſous
verain remede contre les
Paßions.
w
R d'autant que ces émotions
OS interieures nous touchent de
plus prés , & ont par conſequent
beaucoup plus de pouuoir ſur nous,
que les Paſſions dont elles diffe
2 rent, quiſe rencontrent auec elles,
il eſt certain que pourueu que no
ſtre ame ait touſiours dequoy ſe
contenter en ſon interieur , tous
les troubles qui viennent d'ailleurs
n'ont aucun pouvoir de luy nuire,
mais pluſtoſt ils ſeruent à augmen
204 DES PÁSSIONS
ter ſa ioye , en ce que voyant qu'el.
le {ne' peut eſtre offenſée par eux,
cela luy fait connoiſtre ſa perfe
& tion. Et afin que noſtre anne ait
ainſi dequoy eſtre contente , elle
a'a beſoin que de ſuiure exacte.
ment la vertu. Car quiconque a
veſcu en telle forte , que ſa con
ſcience ne luy peut reprocher qu'il
ait iamais manqué à faire , toutes
les choſes qu'il a iugées eſtre les
meilleures ( qui eſt ce que ie nom
me icy ſuiurela vertu )ilen reçoit
vne ſatisfaction , qui eſt fi puiſſan
te pour le rendre heureux , que les
plus violens" efforts des Paſſions,
n'ont iamais aſſez de pouuoir pour
troubler la tranquillité de ſon ame.
205
LES

PASSIONS
DE L'AME. 2

e
TROISIESME PARTIE,
Des Paſſions particulieres.
ARTICLE CXLIX.
8

De l'Eſtime evidu Meſpris.


I PRES auoir expliqué les
fix Pallions primitiués ,
qui ſont comme les gen
res dont toutes les au
2 tres ſontdes eſpeces , ie
remarqueray icy fuccinctement ce
qu'il y a de particulier en chacune de
ces autres , & le retiendray le meſme
ordre ſuivant lequel ie les ay cy
deſſus denombrées . Les deux pre
mieres ſont l'Eftime & le Meſpris.
Car bien que ces noms ne ſignifient
206 DES PASSIONS
ordinairement , que les opinions
qu’on a ſans paſſion de la valeur
de chaque choſe ', toutefois à cauſe
que de ces opinions il naiſt ſouuent
des Paſſions , auſquelles on n'a
point donné de noms particuliers,
il meſemble que ceux- cy leur peu.
uent eſtre attribuez, · Et l'eftime,
entant qu'elle eft vne Paſſion , eft
vne inclination qu'à l'ame à ſe re
preſenter la valeur de la choſe eſti.
mée , laquelle inclination eſt cau.
ſée par vn mouuement particulier
des eſprits , tellement conduits
dans le cerueau , qu'ils y fortifient
les impreſſions qui ſeruent à ce ſu
jet. Comme au contraire la Paf
fion du Meſpris , eft vne inclina
tion qu'à l'ame , à conſiderer la baſ.
ſeſſe ou petiteſſe de ce qu'elle mel
priſe, cauſée par le mouuement des
eſprits , qui fortifie l'idée de cette
petiteſſe.
‫ون‬.
TROISIRSME PARTIE . 207

ARTICLE . CL .
Que ces deux Paßions ne ſont que des
efpeces d'Admiration .
1
Inſi ces deu x Paſſions , ne ſont
.

1
A que des eſpeces d’Admiration,
Car lors que nous n'admirons point
1 la grandeur ny la petiteſſe d'vn ob.
1
jet , nous n'en faiſons ny plus ny
1
moins d’eſtat que la raiſon nous di,
1 Ate que nous en deuons faire de
" façon que nous l'eftimons ou le mel.
3 priſons, alors ſans paffion, Et bien
que ſouuent l'Eftime ſoir excitée en
nous par l'Amour , & le Melpris
par la Haine , cela n'eſt pas vniuer:
ſel, & ne vient que de ce qu'on eſt
plus ou moins enclin à conſiderer la
grandeurou la peciteſſe d'vn objet,
3 à raiſon de ce qu'on a plus ou moins
d'affection pour luy.
208 DES PASSIONS

ARTICLE CL I.

Qu'on peut s'eſtimer on mefpriſer


roy meſme.
R ces deux Paffions ſe peu
OR uent generalement rapporter
es
à tout forces d'objets ; mais elles
font principalement remarquables,
quand nous les rapportons à nous
meſme, c'eſt à dire,quand c'eſt noſtre
propre merite que nous eſtimons ou
meſpriſons. Et le mouuement des
eſprits qui les cauſe , eſt alors ſi ma
nifeſte , qu'il change meſme la mine,
les geſtes , la démarcbe , & genera
lement toutes les actions de ceux ,
qui conçoient vne meilleare ou
plus mauuaiſe opinion d'eux meſme
qu'à l'ordinaire ,

ARTI .
TROISIESME PARTIE . . 209
ARTICLE CLII.
Pour quelle cauſe on peut s'eſtimer.
T pource que l'vne des princi.
ET pales parties de la Sageſſe , eft
de Içauoir en quellefaçon & pour
quellecauſe chacun ſe doit eſtimer
ou meſpriſer , ie taſcheray icy d'en
dire mon opinion . le ne remar
que en nous qu'vne ſeule chofe,
qui nous puiffe donner iuſte raiſon
de nous eſtimer , à ſçauoir l'vfage
FE de noftre libre arbitre , & l'empire
que nous auons fur. nos volontez.
Car il n'y a que les ſeules actions
TA qui dependent de ce libre arbitre,
pour leſquelles nous puiſſions aues
0
raiſon eſtre . loüés,ou blaſınęz , &
il nous rend en quelque façon ſemi
blables à Dieu , en nous faiſant
maiſtres de nous meſmes , pourucu
que nous ne perdions point par là
1
cheté les droits qu'il nous donne.
0
210 DES PASSIONS

ARTICLE : CLII.

En quoy conſiſte la Generoſité.


Ioſi ie croy que la vraye Gea
A neroſité qui fait qu'vn hom ,
me s'eſtimeau plus hautpoinet qu'il
ſe peutlegitimnement eſtimet , con
ſiſte ſeulement , partie : en ce qu'il
connoiſt qu'il n'y a rien qui verita
blement luyappartienne, que cette
libre difpolition de ſes volontez , ny
pourquoy ildoiue eftre loüé ou blaſ.
mé, finon pource qu'il en vſe bien
ou mal ; & partie ence qu'il ſent en
ſoy meſme vne ferme & copſtan
te reſolution d'en bien vſer , c'eſt
à dire de ne manquer iamais de
volonté , pour entreprendre & exe
cuter toutes les choſes qu'il iugera
eſtre les meilleures. Cequi eſt ſuiure
parfaitement la vertu. is
Sie ?
TRÖISIESME PARTIE . 211
ARTICLE CLIV.
Qu'elle empeſche qu'on ne meſpriſe
les autres.

t cette connoiſſan
CEEuce x&qucei onſentiment d'eux-meſ.
mes , fe perſuadent facilement que
chacun des autres hommes les
avoir de
peut auſſi avoir foyy , pource
de ſo
qu'il n'y a rien ' en cela qui depen
de d'autruy. C'eſt pourquoy ils
.

ne meſpriſent iamais perſonne : &


bien qu'ils voyent fouuent que les
autres commettent des fautes , qui
font paroiſtre leur foibleſſe , ils font
toutefois plus enclins à les excuſer
qu'à les blaſmer , & à croire que
c'eſt pluftoft par manque de con
noiſſance
- que par manque de
bonne volonté , qu'il les commet
tent. Et comme ils ne penfent
point eftre de beaucoup inferieurs
à ceux qui ont plus de biens , ou
d'honneurs ,
ou meſme qui ont
© 2
S
DES PASSION
212
plus d'eſprit plus de ſçauoir , plus
de beauté ; ou generalement qui
les .ſurpaſſent en quelques autres
perfections , auſſi ne s'eſtiment -ils
point beaucoup au deſſus de ceux
qu'ils ſurpaſſent ;à cauſe que toutes
ses choſes leur ſemblent eſtre fort
peu conſiderables , à comparaiſon
de la bonne volonté pour laquelle
ſeule ils s'eſtiment , & laquelle ils
ſuppoſent auſſi eſtre , ou du moins
pouuoir eſtre , en , chacun des au,
tres hommes.
ARTICLE CLV .
En quoy conſiſte l’Humilité vertueuſe.
Inſi les plus Genereux ont coû.
A tume d'eſtre les plus hum ,
bles 2 & l'H
umilité, vertueuſe ne
conſiſte qu'en ce que la reflexion
que nous faiſons ſur l'infirmité de
noſtre nature & ſur les fautes que
nous pouuonsautrefois auoir com
miſes ou ſommes capables de
TROISIESME PARTIE . 213
Å commettre , qui ne ſont pas moin
dres quecelles qui peuuent eſtre
commiſes par d'autres , eſt cauſe
que nous ne nous preferons à per
I
fonne , & que nous penſons que les
autres ayant leur libre arbitre auſſi
bien que nous , ils en peuuent auſle
bien vſer.

ARTICLE CLVI.
Quellesſont les proprietez de la Genero
ſité; comment elle fert de remede
contre tous les dereglemens
des Paßions.
Eux qui ſont Genéreux en cer;
CE
Até façon ; font naturellement
pörtez à faire de grandes choſes
& toutefois à ne rien entrepren
dre dont ils ne ſe ſentent capables
0
Et pource qu'ils n'eſtiment rien
de plus grand que de faire du bien
aux autres hommes & de mef.
priſer ſon propre intereſt pour ce
ſujet , ils ſont touſiours0 parfaite.
3
214 DES PASSIONS
ment courtois affables & offi
cieux enuers vn chacun . Et auec ,
cela ils ſont entierement maiſtres
de leurs Paſſions ; particulierement
des Deſirs , de la Ialouſie ; & de
l'Enuie , à cauſe qu'il n'y a aucune
choſe dont l'acquiſition ne depen
de pas d'eux , qu'ils penſent valoir
aſſez pour meriter d'eſtre beau.
coup ſouhaitée ; & de la Haiñe en
uers les hommes ,‫ و‬à cauſe qu'ils les
eſtiment tous ; & de la Peur , à cau
ſe que la confiance qu'ils ont en
leur vertu les affeute ; & en fin de la
Colere , à cauſe que n'eſtimant que
fort peu toutes les choſes qui dé
pendeot d'autruy iamais ils ne
donnent tant d'avantage à leurs
ennemis : que de ,, reconnoiſtre
qu'ils en ſont offencem,

1 . rio
TROISTESME PARTIE. 215
ARTICLE CLVII.
rgu
De l'O15
u 20
eil. hivi
Ous ceux qui conçojuent bona

}
T ne opinion d'eux nyelmes pour
queique autre cauſe ; telle qu'elle
puiffe eftregi n'ont pas vpet vraye
Generoſité, mais ſeulement yn Ors
gueil qui eſt toujours fort vitieux ,
3 encore qu'il le ſoir d'autant plusz
que la cauſepour laquelle on s'eftią
1 me eſt plus injuſte, : Et la plus ins
juſte de toutes elt , lors qu'on eſt
orgueilleuxſans aucunſujeel,c'eſt
à dire ſans qu'on penſe pour cela
qu'il y ait ceno ſoy aucun merite ,
pour lequel on doive eftre priſé:
mais ſeulement rpource qu'on ne
fait point d'eſtat du merite.n & que
s'imaginant que la gloire n'eſt aus
tre choſe qu’yne vfurpation ', l'on
croit que ceux qui s'eo attribuend
le plus en ont le plus, Ce vice eſt
fi déraiſonnable & fi abſurd s quer
O A
216 DESA PASSIONS10
i'aurois de la peine à croire qu'il y
euft des hommes qui s'y laiſlaſſent
aller , fi iamais perſonne n'eſtoit
loüé injuſtement , mais la Aatterie
eft fi commune par rout , qu'il n'y
au point d'hommel defectueux,
qu'ils ne fo voye fouuent eſtimer
pour des choſes qui ne meritent
aucune sloüange ou nieſme qui
meritent du blafmeis ce qui donne
occaſion aux plus ignorans & aux
plus ſtupides ; de comber en cette
eſpece d'Orgueil,9;
din C 270
$ ARTIGLGL VIII.
Que ces effets font contrairesà ceux de
láGeneroſité.
de voia TS 19 :
Ais quelle quepuiffe eftre la
Mcaufe pour laquelle on s'efti
me, elle eſt autre que la volonté
qu'on ſenti en foy meſme, d'vſer
touſiours bien de ſon libre arbitre,
de laquelle i'ay dit que vient la Ge
nerolité , elle produit touſiours un
TROISIESME PARTIE. 217
Orgueiltres- blaſmable , & qui eft li
different de cette vraye Generoſie
té , qu'il a des effecs entierement
contraires. Car tous les autres
biens , comme l'eſprit , la beauté ,
les richeſſes , les honneurs , & c.
e ayant, coultume d'eftre d'autant
. plus eſtimez , qu'ils ſe trouuentea
moins de perſonnes , & meſme
eſtant pour la pluspart de telle na
ture , qu'ils ne peuuept eſtre com
muniquez à pluſieurs , cela fait que
les Orgueilleux taſchent d'abaiſſer
tous les autres hommes , & qu'é
tant eſclaues de leurs Defirs , ils
ont l'ame inceſſamment agitée de
Haine , d'Enuie , de lalouſie , ou de
Colere...!!
ARTICLE CLIX.
t L 31 De l'Humilité vitienſe:
el
Our la Baſſelfelou Humilité vi
->

2 Р tieuſe , elle confifte principale


ment en ce qu'on ſe fent foible ou
]
218 DES PASSIONS
peu reſolu ,, & que , comme ſi on
n'auoit pas l'vlage entier de fon lin
bre arbitre , on ne ſe peut empef.
cher de faire des choſes , dont on
ſçait qu'on fe repentira par apres ;
Puis auſſi en ce qu'on croit ne pou
uoir ſubliſter par ſoy -meſme , ny ſe
paſſer depluſieurs choſes , dont l'ac
quiſition depend d'autruy. Ain-.
fi elle eſt directement oppoſée à la
Generoſité , & il arriue fouuent
que ceux qui ont l'eſprit le plus
bas , ſont les plus arrogans & fu
perbes , en meſme façon que les
plus genereux ſont les plus mode.
ſtes & les plus humbles. Mais au
lieu que ceux qui ont l'eſprit fort
& genereux , ne changent point
d'humeur pour les proſperitez ou
aduerſitez qui leur atriuent , ceux
qui l'ont foible & abjer ne ſont
conduits que par la fortune ; & la
proſperité ne les enfle pas moins
que l'aduerſité Jes -rend humbles.
Meſme on void ſouuent qu'ils s'a .
TROISIESME PARTIE. 219 *
baiffent honteuſement , aupres de
ceux dont ils attendent quelque
profit ou craignent quelque mals.
& qu'au meſme temps ils s'éleuent
inſolemment , au deſſusdeceux del
quels ils n'eſperent ny ne craignent
aucune choſe.
i
ARTICLE CLX.

Quel eſtle mouvement des eſprits


en ces Paßions.
V reſte il eſt aiſé à connoiſtre
A que l'Orgueil & la Bafſeffe no
font pas ſeulement des vices , mais
auffi des Paſſions , à cauſe que leur
émotion paroiſt fort à l'exterieur
en ceux qui font fubitement en
flez ou abatus par quelque nouuel
le occaſion. Mais, on peut doutep
fila Generoſité & l'Humilité , qui
1 font des vertus , peuuent auſſi.efire
des Paſſions , pource que leursi
mouuenens paroiſſent moins gi &
qu'il ſemble quela vertu ne fym .
DES PASSIONS
boliſe pastant auec la Paſſion , que
faic le vice. Toutefois je ne voy
point de 'raiſon qui empeſche
que le meſme mouuement des ef
prits , qui ſert à fortifier : vne pen .
ſée , lors qu'elle a vn fondement
qui est mauuais ne la puiſſe aulli
fortifier , lors qu'elle en a yn qui
cft iuſte. Et pource que l'Orgueil &
la Generoſité , ne conſiſtent qu'en
la bonne opinion qu'on a de foy
meſme , & ne different qu'en ce
que cette opinion eſt injuſte en
I'vn & iuftë en l'autre ‫ و‬ili me fem .
ble qu'on les peut rapporter à vne
meſme Paffion ; laquelle ieft exci
tée par vn mouuement compoſé
de ceux de l'Admiration , de la
loye , & de l'Amour , tant de celle
qu'on'a pour foy, que decelle qu'on
à pourla choſe qui fait qu'on s'e
Itime. Comme au contraire le
mouuement qui excite l'Humili
ré , ſoit vertueuſe ſoit vicieufe eft
compoſé de ceux de l'Admiration ,
1

TROISIESME PARTIE . 221


de la Triſteſſe , & de l'Amour
h
qu'on a pour ſoy meſme , mellée
UV
auec la Haine qu'on a pour les de
fauts , qui font qu'on ſe mefpriſe;
Et toute la difference que ie re
marque en ces mouuemens , eft
que celuy de l'Admiration à deux
propriecez ; la premiere que la fuc
priſe le rend fort dés ſon commen
cement ; & l'autre , qu'il eft égal en
ſa continuation , c'eſt à dire que
les eſprits continuent à ſe mouuoir
d'vne meſme teneur dans le cer
ueau. Deſquelles proprietez la pre.
miere ſe rencontre bien plus en
l'Orgueil & en la Baſfeſfe , qu'en
la Generofité & en l'Humilité ver
tueuſe ; & au contraire la derniere
ſe remarque mieux en celles - cy
qu'aux deux autres . Dont la rai:
ſon eſt , que le vice vient ordinai.
rement de l'ignorance , & que ce
ſont ceux qui ſe connoiſſent le
moins , qui ſont les plus ſujets à
0 s'enorgueillir, & à s'humilier plus
222 DES : PASSIONS
qu'ils ne doiuent ; à cauſe que tout
ce qui leur arriue de nouueau les
ſurprend, & fait que ſe l'atribuant à
eux meſmes ils s'admirent, & qu'ils
s’eſtiment ou fe meſpriſent , ſelon
qu'ils iugent que ce qui leur arrive
eſt à leur auantage ou n'y eſt pas.
Mais pource que fouuent apres
-yne choſe qui les a enorgueillis , il
en ſuruient vne autre qui les hu
milie , le mouuement de leur Paſ
fion eſt variable. Au contraire il
n'y a rien en la Generoſité , qui ne
foit compatible auec l'humilité
vertueuſc, ny rien ailleurs qui les
puiſſe changer ; ce qui fait que
leurs mouuemens ſont fermes , con
ftans ‫و‬, & toujours fort ſemblables
à eux meſmes. Mais ils ne viennent
pas tant de ſurpriſe , pource que
ceux qui s'eſtiment en cette façon
connoiſſent aſſez quelles ſont les
cauſes qui font qu'ils s'eftiment.
Toutefois on peut dire que ces
cauſes ſont fi merueilleuſes ( à ſça
TROISIESME PARTIE. 2.23
uoir la puiſſance d'vſer de ſon lia
1
121
Iw
bre arbitre , qui fait qu'on ſe priſe
ſoy-meſme , & les infirmitez du fu
jet en qui eſt cette puiſſance , qui
M
font , qu'on ne s'eſtime pas trop )
qu'à toutes les fois qu'on ſe les re
preſente de nouueau 9
elles don.
nent touſiours yne nouuelle Ad.
miration .

ARTICLE CLXI.
Comment la Generoſité peut
eſtre acquiſe.
I il faut remarquer que ce
ETU qu'on nomme communément
des vertus , ſont des habitudes en
l'ame qui la diſpoſent à certaines
penſées, en ſorte qu'elles ſont diffe
rentes de ces penſées , mais qu'elles
les peuuent produire ,,& recipro
quement eſtre produites par elles.
8 Il faut remarquer auſſi que ces pens
!
ſées peuuént eſtre produites par
l'ameſeule , mais qu'il arriue ſous
224 DES PASSIONS: 1
vent que quelque mouuement des
eſprits les fortifie , & que pour lors
elles ſont des actions de vertu ,
& enſemble des Paſſions de l'ame.
Ainſi encore qu'il n'y ait point de
vertu , à laquelle il ſemble que la
bonne naiſſance .contribuë tant ,
qu'à celle qui fait qu'on ne s'eſti
me que ſelon ſa iuſte valeur ; &
qu'ilſoit ayſé à croire , que toutes
les ames que Dieu met en nos
corps , ne ſont pas également 110
bles & fortes, ( ce quieſt cauſe que
i'ay nommé cette vertu Generoſi
té , ſuivant l'vfage de 'noſtre lan
gue, plutoſt que Magnanimité,
fuiuant l'vſage de l'eſcole, où elle
n'eſt pas fort conneuë ) . il eſt certain
neantmoins que la bonne inſtitu
tion ſert beaucoup , pour corriger
les defauts de la naiſſance ; Et que
ſi on s'occupe ſouuent à conſiderer
ce que c'eſt que le libre arbitre , &
combien font grands bes auanta
ges qui viennent de ce qu'on a vne
ferme
TROISIESME PARTIE. 225
ferme refolution d'en bien vſer :
comme auſſi d'autre coſté , combien
font vains & inutiles tous les ſoins
qui trauaillent les ambitieux jon
peut exciter en ſoy la Paſſion , &
en ſuitte acquerir la vertu de Ge.
1 nerofité , laquelle eftant comme la
clef de toutes les autres vertus & c.
vn remede general contre tous les
dereglemens des Paſſions il me
ſemble que cette conſideration meri,
te bien d'eſtre remarquée.
ARTICLE CLXII.
De la Veneration .

A Veneration ou le Reſpect,
L eft vne inclination de l'ame ,
non ſeulement à eſtimer l'object
qu'elle reuere , mais auffi à fe lou
mettre à luy auec quelque crainte ;
pour taſcher de fe le rendre fagora:
ble. De façon que nous n'auons
de la Veneration que pour les cau
ſes libres , que nous iugeons capa
G P
226 DES PASSIONS **
bles de nous faire du bien ou du .
mal, ſans que nous fçachions le
quel des deux 'elles feront. Car
nous auons de l'Amour & de la de.;
úotion , plútoft qu'vne fimple Ve
neration , pour celles de qui nous
n'attendons que du bien , & nous
auons de la Haine pour celles de
qui nous n'attendons.que du mal ;
& fi nous ne iugeons point que la
cauſe de ce bien ou de ce mal ſoit
libre nous ne nous ſoumettons .
point à elle pour taſcher de l'auoir
fauorable. Ainſi quand les Payens
auoient de la Veneration pour des
bois , des fontaines , ou des monta .
gnes , ce n'eſtoit pas proprement
ces choſes mortes qu'ils reueroient,
mais l'es diuinitez qu'ils penſoient
y preſider. Et le mouuement des ef
prits qui excite cette Paffion eſt
compoſé de celuy qui excite l’Ad
miration, & de celuy qui excite la
Crainte , de laquelle ie parleray cy
apres.
TROISIES ME PARTIE . 227
ARTICLE CLXIII .
Du Dédain .
Out de meſme ce que ie nom
T me le Dédain , eſt l'inclina
tivo qu'à l'ame à meſpriſer vne cau
ſe libre, en iugeant que bien que de
ſa nature elle ſoit capable de faire du
3 bien & du mal , elle eſt neantmoins .
I ſi fort au deſſous de nous , qu'elle ne
nous peut faire ny l'on ny l'autre. Et
? le mouuement des eſprits qui l'exci
te , eſt compoſé de ceux qui excitent
5 l'Admiration , & la Securité , ou la
Hardieſſe.

ARTICLE CLXIV.
-

De l'uſage de ces deux Paſions.


T c'eſt la Generoſité , & la Foi
Eg le
bleſſe de l'eſprit ou la Baſſeſſe ,
qui determinent le bon & le mau
uais vfage de ces deux Paſſions.
Car d'autant qu'on a l'ame plus
P 2
228 DES PASSIONS
noble & plus genereule , d'autant
a t'on plus d'inclination à rendre à
chacun ce qui luy appartient ; &
ainſi on n'a pas ſeulement vne tres
profonde Humilité au regard de
Dieu , mais auſſi on tend ſans re
pugnance tout l'Honneur & le Ref.
pect qui eſt deu aux hommes , à
chacun ſelon le rang & l'authorité
qu'il a dans le monde, & on ne
meſpriſe rien que les vices. Au
contraire ceux qui ont l'eſprit bas
& foible , ſont ſujets à pecher par
excez , quelquefois en ce qu'ils re
uerent & craignent des choſes qui
ne ſont dignes que de meſpris , &
quelquefois en ce qu'ils dédai
gnent inſolemment, celles qui me.
ritent le plus d'eſtre reuerées. Et
ils paſſent ſouuent fort prompte
"ment, de l'extréme impieté à la
ſuperſtition ,puis de la ſuperſtition
à l'impieté , en ſorte qu'iln'y a au
cun vice ny aucun dereglement
d'eſprit dont ils ne ſoient capables.
TROISIESME PARTIE. 229
ARTICLE CLXV.
De l’Eſperance & de la Crainte.

La de l'ame à ſe perſuader que ce


qu'elle deſire auiendra laquelle
eſt cauſée par vn mouuement par
ticulier des eſprits , à ſçauoir par ce
$ luy de la loye & du Deſir meſlez
enſemble, Et la Craiote eſt vne
autre diſpoſition de l'ame , qui luy
1 perſuade qu'il n'auiendra pas. Et
il eſt à remarquer que bien que ces
deux Paffions ſoient contraires ,
on les peut neantinoins auoir tou.
tes deux enſemble , à ſçauoir lors
qu'on ſe repreſente en meſme
7 temps diuerſes raiſous dont les
ynes font juger que l'accompliſſe
ment du Deſir eſt facile , les autres
le font paroiſtre difficile.
1
P3
230 DES PASSIONS
ARTICLE CLXVI.

Dela Securité, & du Deſeſpoir.


T jamais l'une de ces Paſſions
n'accompagne le Deſir qu'elle
9

ne laiſſe quelque place à l'autre.


alicense
Car lors que l'Eſperance eſt ſi for
te , qu'elle chaſſe entierement la
Crainte, elle change de nature &
ſe nomme Securité ou Aſſeurance.
Et quand on eſt afſeuré que ce qu'on
deſire auiendra , bien qu'on conti
nuë à vouloir qu'il aduienne, on cef
fe neantmoins d'eſtre agité de la pal
fion du Deſir , qui en faiſoit re.
chercher l'euenement auec inquie
tude . Tout de meline lors que la
Crainte eſt ſi extréme , qu'elle ofte
tout lieu à l'Eſperance , elle ſe con
uertit en Deſeſpoir: & ce Deſeſpoir
repreſentant la chofe comme iin
poſible, eſteint entierement le De
fir , lequelne ſe porte qu'aux choſes
poffibles.
TROISIESME PARTI E. 231
ARTICLE CLXVII .

De la Talouſie.
A lalouſie eſt vne eſpece de
5
LACrainte , qui ſe rapporte au
Detir qu'on a de ſe conſeruer la
poſſeſſion de quelque bien ; & elle
ne vient pas tant de la force des rai
3
ſons , qui font iuger qu'on le peut
perdre , que de la grande, eſtime
I
qu'on en fait , laquelle elt cauſe
qu'on examine juſques aux moin.
dres ſujets de ſoupçon , & qu'on les
prend pour des raiſons fort conlide
rables.

ARTICLE CLXVIII .

1 En quoy cette Paſion peut eſtre


honneſte.
T pource qu'on doit auoir plus
Equi ſont fort grands
de ſoin de conſeruer les biens
, que ceux qui
font moindres , cette Paſſion peut
P 4
232 " DES PASSIONS
eltre alte & honnette en quelques
occaſions. Ainſi par exemples va
capitaine qui garde vne place de
grande importante , a droit d'en
eſtre ialoux , c'eſt à dire de ſe dé
fier de tous les moyens par leſquels
elle pourroit eſtre ſurpriſe , & vne
honneſte femme n'eſt pas blaſmée
d'eſtre ialouſe de ſon honneur , c'eſt
à dire de ne ſe garder pas ſeulement
de mal faire , mais aufli d'éuiter iuſ,
ques aux moindres ſujets de mé
diſance. !

ARTICLE CLXIX.
En quoy elle eſt blaſmable.

Ais on fe mocque d’on auari


Mai der
cieux ,, lors qu'il eſt jaloux de
ton trefor, c'eſtà dire lors qu'il le
couue des yeux , & ne s'en veut ia
mais éloigner , de peur qu'il luy
ſoit deſrobé : car l'argent ne vaut
pasla peine d'eſtre gardé auec tant
de ſoin . Et on merpriſe yn homme
TROISIESME PARTIE . 233
5 qui eſt jaloux de ſa femme , pour
ce que c'eſt vn teſmoignage qu'il
ne l’ayme pas de la bonne forte, &
qu'il a mauuaiſe opinion de ſoyou
d'elle . Ie dis qu'il ne l'ayme pas de
la bonne ſorte ; car s'il auoit vne
vraye Amour pour elle , il n'auroit
aucune inclination à s'en défier.
Mais ce n'eſt pas proprement elle
qu'il ayme, c'eſt ſeulement le bien
qu'il imagine confifter à en auoir
ſeul la poffeffion ; & il ne crain
droit pas de perdre ce bien , s'il ne
iugeoit qu'il en eſt indigne, ou bien
que ſa femme eft infidelle. Au reſte
Cette Paſſion ne ſe rapporte qu'aux
ſoupçons & aux défiances : car ce
n'eſt pas proprement eſtre jaloux,
que de taſcher d'éuiter quelque
mal , lors qu'on a iuſte ſujet de le
craindre.
:

11

Ć
-
234 DES PASSIONS

ARTICLE CLXX.
De l'Irreſolution.
' Irreſolution eſt auſſi vne eſpe.
La ce de Crainte , qui retenant
l'ame comme en balance , entre
pluſieurs actions qu'elle peut faire
eft cauſe qu'elle n'en execute au
cune , & ainſi qu'elle a du temps
pour choiſir auant que de ſe de
terminer. En quoy veritablement
elle a quelque vlage qui eſt bon..
Mais lors qu'elle dure plus qu'il ne
faut , & qu'elle fait employer à de
libérer le temps qui eſt requis pour
agir , elle eſt fort mauuaiſe . Or ie
dis qu'elle eſt vne eſpece de Crain
te, nonobitant qu'il puiſſe arriuer,
lors qu'on a le choix de pluſieurs
choſes , dont la bonté paroiſt fort
égale , qu'on demeure incertain
& irreſolu , ſans qu'on ait pour ce
la aucune Crainte. Car cette forte
d'irreſolution vient ſeulement du
TROISIES ME PARTIE . 235
ſujet qui ſe preſente , & non point
d'aucune émotion des eſprits ; c'eſt
pourquoy elle n'eſt pas vne Paſ
lion , li ce n'eſt que la Craipte
qu'on a de manquer en ſon choix,
en augmente l'incertitude. Mais
cette Crainte eft fi ordinaire & fi
forte en quelques - vns , que fou 1

uent encore qu'ils n'ayent point


à choiſir , & qu'ils ne voyent qu've
ne ſeule choſe à prendre ou à laiſ
ſer , elle les retient , & fait qu'ils
s'arreſtent inutilement à en cher
cher d'autres. Et alors c'eſt vn ex
cez d'Irreſolution , qui vient d'un
trop grand deſir de bien faire , &
d'vne foibleſſe de l'entendement;
lequel n'ayant point de notions
claires & diſtinctes, en a ſeulement
1 beaucoup de confuſes. C'eſt pour
quoy le remede contre cet excez,
eft de s'accouſtumer à former des
iugemens certains & determinez,
touchant toutes les chofes qui ſe
preſentent, & à croire qu'on s'ac
236 DES PASSIONS
quitte touſiours de ſon deuoir , lors
qu'on faict ce qu'on iuge eftre le
meilleur , encore que peut eſtre on
juge tres-mal.
ARTICLE CLXXI.
Du Courage & de la Hardieſſe.
E Courage , lors que c'eſt vne
Paſſion , & non point vne ha.
bitude ou inclination naturelle , eſt
vne certaine chaleur ou agitation ,
qui diſpoſe l'ame à ſe porter puiſ
ſamment à l'execution des choſes
qu'elle veut faire , de quelle nature
qu'elles ſoient. Et la Hardieſſe eſt
vne eſpece de Courage , qui diſpoſe
l'ame à l'exécution des choſes qui
ſont les plus dangereuſes.
ARTICLE CLXXII,
De l'Emulation .

T l'Emulation en eſt auſſi vne


E pergulationav
eſpece , mais en ynendative eines
autre ſens.
TROISIESME PARTIE. 237
Car on peut conſiderer le Courage
comme vn genre , qui le diuiſe en
autant d'eſpeces qu'il y a d'objets
differens , & en autant d'autres
qu'il a de cauſes , en la premiere
façon la Hardieſſe en eſt vne eſpe
' ce , en l'autre l'Emulation . Et cet
te derniere n'eſt autre choſe qu’v
it ne chaleur ; qui diſpoſe l'ame à en
1 treprendre des choſes , qu'elle ef
pere luy pouuoir reüllir , pource
qu'elle les voit reüffir à d'autres;
& ainſi c'eſt vne eſpece de coura
ge , duquel la cauſe externe eſt
Pexemple. le dis la cauſe externe,
pource qu'il doit outre cela y en
auoir touſiours yne interne i qui
conſiſte en cequ'on a le corps tel
lement diſpoſé , que le Deſir &
l'Eſperance ont plus de force à fai.
re aller quantité de ſang vers le
cour , que la Crainte ou le Defel
poir à l'empeſcher.
238 Des PASSIONS
ARTICLE CLXXIII .

Comment la Hardieſſe dépend de


l'Eſperance.
Aril eſt à remarquer que bien
Coqque
ue l'objet de la Hardieffe
difficulté laquelle
foit la , de ſuit
ordinairement la Crainte , ou mef
me le Deſeſpoir ,‫ و‬en ſorte que c'eſt
dans les affaires les plus dangereu
ſes & les plus deſefperées , qu'on
employe le plus de Hardieſſe & de
Courage; Il eſt beſoin neantmoins
qu'on eſpere , ou meſmequ'on ſoit
aſſeuré , que la fin qu'on ſe propoſe
reüſlira 2. pour s'oppoſer auec vi.
gueur aux difficultez qu'on rencon
tre. Mais cette fin eſt differente
de cet object. Car on ne ſçauroit
cítre affeuré & deſeſperé d'vne mel
me choſe , en meſme temps. Ainſi
quand les Decies fe jettoient au
trauers des ennemis , & couroient
à vne mort certaine , l'objet de leur
TROISIESME PARTIE 239
Hardieſſe eſtoit la difficulté de con
ſeruer leur vie pendant cette action ,
pour laquelle difficulté ils n'auoient
que du Deſeſpois , car ils eſtoient
certains de mourir ; mais leur fin
eſtoit d'animer leurs ſoldats par leur
exemple , & de leur faire gaigner
la victoire, pour laquelle ils avoient
de l'Eſperance; ou bien auſſi leur fin
eſtoit d'auoir de la gloire apres leur
1
mort , delaquelle ils eſtoient affeu
rez .

ARTICLE CLXXIV.
De la Laſcheté o de la Peur.
A Laſcheté eſt directement
L oppoſée au Courage >

yne langueur ou froideur , qui em


& c'eſt

TU peſche l'ame de ſe porter à l'exe


cution des choſes qu'elle feroit , fi
elle eſtoit exempte de cette Paſs
fion . Et la Peur ou l'Eſpouuante,
qui eſt contraire à la Hardieſle,
n'eſt pas ſeulement voe froideur,
240 DES PASSIONS
mais aufli vo trouble & vn eftonne :
ment de l'ame, qui luy ofte le pou
noir de reſiſter aux maux qu'elle
penſe eſtre proches.
ARTICLE CLXXV.
De l'uſage de la laſcheté.
R encore que ie ne me puiſſe
O perfuader que la nature ait
donné aux hommes quelque Paf
fion qui ſoit touſiours vitieuſe &
n'ait aucun yſage bon & louable ,
i'ay' toutesfois bien de la peineà de
uiner à quoy ces deux peuuent ſer
uir. ' 11 me ſenible ſeulement que
la Laſcheté a quelque víage lors
qu'elle fait qu'on eſt exempt des
peines , qu'on pourroit eſtre incité
à prendre par des raiſons vtay fem .
blables, ſi d'autresraiſons plus cer:
taines , qui les ont fait juger inu
tiles , n'auoient excité cette Paſ-.
fion. Car outre qu'elle exempte
l'ame de ces peines , elle fert auffi
alors
TROISIESME PARTIE. 241
alors pour le corps , en ce que re.
tardant le mouuement des eſprits,
$ elle empeſche qu'on ne diſſipe ſes
forces. Mais ordinairement elle
eſt tres-nuiſible , à cauſe qu'elle de
tourne la volonté des actions vti
les. Et pource qu'elle ne vient que
de ce qu'on n'a pas aſſez d'Efpe
rance ou de Deſir , il ne faut qu'au
gmenter en ſoy ces deux Paſſions
pour la corriger.
ARTICLE CLXXV I.
De l'uſage de la Peur.
Our ce qui eſt de la Peur ou de
PP EE
l'Eſp ouuante , ie ne voy point
qu'elle puiſſe iamais eftre louable
3 ny vtile ,auffi n'eſt ce pas vne Pal.
Gion particuliere, c'eſt ſeulementyn
excez de Laſcheté , d'Eſtonnement,
& de Crainte , lequel eſt toûjours
vicieux ; ainſi que la Hardieſſe eft
yn excez de Courage, qui eſt toû.
fin qu'on
jours bon , pourueu que la fin
a
242 DES PASSIONS
fe propoſe ſoit bonne. Et pource
que la principale cauſe de la Peur
eſt la ſurpriſe , il n'y a rien de meil
leur pour s'en exempter ,que d’vler
de premeditation , & de ſe preparer
à tous les euenemens , la crainte
deſquels la peut cauſer.

ARTICLE CLXXVII.
Du Remors .

E remors de conſcience eſt


LEvne eſpece de Triſteſſe, qui
vient dudouce qu'on a qu’vne cho
fe qu'on fait ou qu'on a faite, n'eſt
pas bonne. Et il preſuppoſe ne
ceſſairement le doute. Car ſi on
eſtoit entierement affeuré que ce
qu'on fait fut mauuais on s'ab .
fiendroit de le faire ; d'autant que
la volonté ne fe porte qu'aux cho
ſes qui ont quelque apparence de
bonté. Et ſi on eſtoit aſſeuré que
ce qu'on a desja fait fűt mau.
uais , on en auroit du repentir non
TROTSIESME PARTIE. : 243
pas ſeulemeut du Remors. Or I'v
ſage de cette Paſſion , eft de faire
qu'on examine ſi la choſe dont on
doute eſt bonne ou non , & d’empef
cher qu'on ne la faſſe vne autre
fois , pendant qu'on n'eſt pas aſſeu
ré qu'elle ſoit bonne. Mais pource
qu'elle preſuppoſe le mal , le meil.
leur ſeroit qu'on n'euſt iamais ſujet
de la ſentir ; & on la peut preuenir
par lesmeſmes moyens, par leſquels
on fe peat exempter de l'Irrefolu
tion .

ARTICLE CLXXVIII.
De la Mocquerie.
A Deriſion ou Moquerie eſt
3
LA vne eſpece de loye meflée de
Haine, qui vientde ce qu'on apper
çoit quelque petit malen vne per
Tonne , qu'on penſe en eftre digne.
Ona de la Haine pour ce mal , &
on a de la loye de le voir en celuy
qui en eft digne , & lors que cela
Q2
244 DES PASSIONS
ſuruient inopinément , la ſurpriſe
de l'Admiration eſt cauſe qu'on s'é
clace de rire , ſuiuant ce qui a eſté
dit cy-deſſus de la nature du ris.
Mais ce mal doit eſtre petit : car s'il
eft grand , on ne peut croire que ce
duy qui l'a en ſoit digne , ſi ce n'eſt
qu'onſoit de fort mauuais naturel,
ou qu'on luy porte beaucoup de
Haine.

ARTICLE CLXXIX.
Pourquoy les plusimparfaits ont conſta
me d'effre les plus moqueurs.
T on voit que ceux qui ont des
Elledefauts fort apparens , par ex
emple qui ſont boiteux , borgnes,
bolus , ou qui ont: receu quelque
affront en public, Tont particuliere
ment enclins à la moquerie. Car
delirant voir tous les autres aulli
diſgraciez qu'eux , ils ſont bien ay.
ſesdesmaux qui leur arriyent , & ils
les en eltiment dignes.
TROISIESME PARTIE. 2.45
ARTICLE CLXXX .
De l'uſage de la Raillerie.
Our ce qui eſt de la Raillerie
P modele,qui feplenáveitirferie
les vices en les faiſant paroiſtre ri
dicules , ſans toutesfois qu'on en rie
3 foy -meſme, ny qu’on teſmoigneau
cune haine contre les perſonnes ,
elle n'eſt pas vne Paſſion mais
vne qualité d'honneſte homme , la
quelle fait paroiſtre la gayeté de ſon
humeur & la tranquillité de ſon
>

ame, qui font des marques de vértu ;


& ſouuent auſſi l'adreffe de ſon
eſprit , en ce qu'il fçait donner yno
apparence agreable aux choſes dont
ilſe moque.
ARTICLE CLXXXI.
De l'uſage du Ris en la raillerie.
T il n'eſt pas deshonneſte de
EI
rire lors qu'on entend les rail
Q :
246 DES PASSIONS**
leries d'un autre ; meſme elles peu-.
uent eſtre telles , que ce ſeroit eſtre
chagrin de n'en rire pas. Mais lors
qu'on raille ſoy meſme ; il eſt plus
feant dê s'en abſtenir , afin dene
fembler pas eſtre ſurpris par les cho
ſes qu'on dit , ny admirer l'adreſſe
qu'on a de les inuenter ; Et cela fait
qu'elles ſurprennent d'autant plus
çeux qui les oyent... )
ARTICLE CLXXXII.
De l'Enuie.

on
nomm . comm e uné
C.Equ'
ment Epuie , eſt vn vice qui
contiſte en vne peruerfité de natu
re , qui fait que certaines gens ſe
faſchent du bien qu'ils voyent ar.
riuer aux autres hommes. Mais ie
me fers icy de ce mot pour ſigni
fier vne Paſſion qui n'eſt pas tous
jours vicieuſe. L'Enuie donc en
tant qu'elle eſt vnę Paſſion , eſt vne
eſpece de Triſteſſe meſlée de Hai
TROISIESME PARTIE. 247
ne , qui vient de ce qu'on voit ar
riuer du bien à ceux qu'on penſe
3 en eſtre indignes. Ce qu'on ne peut
penſer avec raiſon , que des biens
de fortune. Car pour ceux de l'ame,
ou meſme du corps , entant qu'on
les a de naiſſance , c'eſt aſſez en
eſtre digne , que de les auoir receuş
3 de Dieu auant qu'on fuſt capable
de commettre aucun mal.

ARTICLE CLXXXIII.
Comment ellepeut eſtre juſte ou injuſte.
Ais lors que la fortune enuoye
Máis des biens à quelqu'vn , dont
il eſt veritablement indigne , &
que l'Enuie n'eft, excitée en nous
que pource qu'aymant naturelle.
3 ment la iuſtice , nous ſommes fal-,
chez qu'elle ne ſoit pas obſeruće
en la diſtribution de ces biens
c'eſt vn zele qui peut eſtre excu.
fable ; principalenient lors que le
bien qu'on enuie à d'autres , eſt de
24
348 DES PASSIONS
telle nature qu'il ſe peut conuertit
en mal entre leurs mains : comme
fi c'eſt quelque charge ou office,
en l'exercice duquel ils ſe puiſſent
mal comporter. Meſme lors qu'on
deſire pour ſoy le meſme bien , &
qu'on eſt empeſché de l'auoir , par
će que d'autres qui en font moins
dignes le poſſedent, cela rend cette
paſſion plus violente ; & elle ne
laiſſe pasd'eſtre excuſable , pourueu
que la haine qu'elle contient , ſe
rapporte ſeulement à la mauuaiſe
diſtribution du bien qu'on enuie,
& non point aux perſonnes qui le
poſſedent, ou le diſtribuent. Mais
il y en a peu qui ſoient li juſtes , &
fi genereux , que de n'auoir point
de Haine pour ceux qui les pre
uiennent, en l'acquiſition d'un bien
qui n'eſt pas communicable à plu
fieurs & qu'ils auoient deſité
pour eux meſmes , bien que ceux
qui l'ont acquis en ſoient autant
ou plus dignes. Et ce qui eft ordi
3
TROISIEŠME PARTIE. 249
2 nairement le plus enuié , c'eſt la
3 gloire. Car encore que celle des
autres n'empeſche pas que nous n'y
puiſſions aſpirer , elle en rend toute
fois l'accez plusdifficile , & en ren
1 cheric le prix,
ARTICLE CLXXXIV .
D'où vient que les Envieuxſont ſujets
å, auoir le teint plombé.
V reſte il n'y aaucun vice qui
Ariel
muiſe tant à la felicité des
hommes ; queceluy de l'enuie. Car
Outre que ceux qui en ſont entaz
chez s'affligent eux meſmes ils
troublent auſſi de tout leur pou
11 úoir le plaiſir des autres. Et ils ont
ordinairement le teint plombé ,
c'eſt à dire palle , mellé de jaune&
de noir , & comme de ſang meur
tri, d'où vient que l'Enuie elt nom
mée linor en latin. Ce qui s'accor
de fort bien auec ce qui a eſté dit
су deſſus , des mouuemens du ſang
250 DES PASSIONS
en la Triſteſſe & en la Haine. Car,
celle су fait que la bile jaune qui
vient de la partie inferieure du foye
& la noire qui vient de la rate , ſe
reſpandent du coeur par les arteres
en toutes les veines ; & celle la fait
que le ſang des veines a moins de
chaleur , & coule plus lentement
cequi ſuffit pour
qu'à l'ordinaire , liuide.
rendre la couleur Mais pour
ce que la bile tant jaune que noire,
peut auſſi eſtre enuoyée dans les
yeines par pluſieurs autres cauſes ,
& que l'Enție ne les y pouſſe pas
en aſſez grande quantité pour chan .,
ger la couleur du teint , fi ce n'eſt
qu'elle ſoit fortgrande & delongue
durée , on ne doit pas penſer que
tous ceux en qui on voit cette cou ,
leur y ſoient enclins.
TROISIESME PARTIE. 251
ARTICLE CLXXXV.
De la Pitié.
A Pitié eſt. vne eſpece de Tri
L ſteſſe , meflée d'amour ou de
bonne volonté enuers ceux à qui
nous voyons ſouffrir quelque mal,
duquel nous les eftimons indignes,
Ainſi elle eſt contraire à l'Enuie à
raiſon de ſon objet ; & à la Moque
3
rie , à cauſe qu'elle le conſidere d'au
3 tre façon.
ARTICLE CLXXXVI.
Qui ſont les plus pitoyables.
CEEux qui ſe ſentent fortfọibles,
& fort ſujets aux aduerſitez de
la fortune , ſemblent eſtre plus en
clins à cette paſſion que les autres;
à cauſe qu'ils ſe repreſentent le mal
d'autruy comme leur pouuant are
riuer ; & aioſi ils ſont émeus à la
Pitié , pluſtoſt par l'Amour qu'ils
252 DES PASSIONS
ſe portent à eux meſmes , que par
celle qu'ils ontpour les autres.
ARTICLE CLXXXVII.
Comment les plus genereux font
touchez de cette paßion.
Ais neantmoins ceux qui font
MAS
les plus genereux , & qui ont
l'eſprit le plus fort , en ſorte qu'ils
ne craignent aucun mal pour eux, &
fe tiennent au delà du pouuoir de
la fortune, ne ſont pas exempts de
Compaſſion , lors qu'ils voyent l'in.
firmité des autres hommes &
qu'ils entendent leurs plaintes,
Car c'eſt vne partie de la Gene
roſité, que d'auoir de la bonne vò .
lonté pour vn chacun. Mais la
Triſteſſe de cette Pitié n'eſt pas
amere ; & comme celle que cau
ſent les actions funeſtes qu'on voit
repreſenter ſur vn theatre , elle eſt
plus dans l'exterieur & dans leſens,
que dans l'interieur de l'ampe la
TROISIESME PARTIE. 253
quelle a cependant la ſatisfaction
de penſer , qu'elle fait ce qui eſt de
ſon deuoir , en ce qu'elle compatit 2

auec des amigez. Et il y a encela


de la difference , qu'au lieu que le
vulgaire a compaſſion de ceux qui
ſe plaignent , à cauſe qu'il penſe que
1 les maux qu'ils ſouffrent ſont fort
faſcheux , le principal objet de la
1 Pitié des plusgrands hommes , eft
la foibleſſe de ceux qu'ils voyent
ſe plaindre : à cauſe qu'ils n'eftiment
point qu'aucun accident qui puiſſe
arriuer , ſoit yn a grand inal ,qu'eft
la Laſcheté de ceux qui ne le peu
uent ſouffrir auec conſtance, & bien
qu'ils baiſſent les vices , ils ne haïl
ſent point pour cela ceux qu'ils y
3 voyent ſujets ; ils ont ſeulement
pour eux de la Pitié.

17

el
254 DES PASSIONS 5

ARTICLE CLXXXVIII.

Qui ſont ceux qui n'en font


point touchez.
(Ais il n'y a que les eſpritsma
Mais
lins & enuieux , qui baiſſent
: naturellement tous les hommes
ou bien ceux qui ſont li brutaux , &
tellement aueuglez par la bonne
fortune , ou deſeſperez par la mau
uaiſe, qu'ils ne penſent point qu'au
' cun mal leur puiſſe plus arriuer , qui
ſoient inſenſibles à la Pitié. -

ARTICLE CLXXXIX.

Pourquoy cette paßion excite àpleurer.


V refte on pleure fort ayſément
en cette Paſſion , à cauſe que
l'amour enuoyant beaucoup de
ſang vers le cæur , fait qu'il ſort
beaucoup de vapeurs par les yeux ;
& que la froideur de la Triſteſſe ,
retardant l'agitation de ces ya
TROISIESME PARTIE. 255
peurs , fait qu'elles ſe changent en
1 Jarmes , ſuivant ce qui a eſté dit cy
deſſus.

ARTICLE CXC.
De laſatisfaction deſoy-meſme.
A Satisfa & ion , qu'ont tous .
LA jours ceux qui ſuiuent con
Itamment la vertu , eft vne, ha
bitude en leur ame , qui ſe nomme
tranquillité & repos de conſcien
ce. Mais celle qu'on acquiert de
nouueau , lors qu'on a fraiſchea
ment fait quelque action qu'on
5 penſe bonne, eft vne Paſſion à
ſçagoir vne eſpece de loye , laquela
le ie croy eſtre la plus douce de tou .
tes , pource que la cauſę ne dépend
que de nous meſmes. Toutesfois
lors que cette cauſe n'eſt pas iuſte ,
c'eſt à dire lors que les actions dont
on tire beaucoup de ſatisfaction ,
ne ſont pas de grande importance,
og meſme qu'elles ſont vicieuſes,
356 DES PASSIONS
elle eſt ridicule , & ne ſert qu'à pro
duire yn orgueil & vne arrogance
impertinente. Ce qu'on peut par,
ticulierement remarquer en ceux ,
qui croyant eſtre Deuots , ſont feu
lement Bigots & ſuperſtitieux c'eſt
à dire qui ſous ombre qu'ils vont
fouuent à l'Egliſe , qu'ils reçitent
force prieres , qu'ils portent les che.
ueux courts , qu'ils jeufnent, qu'ils
donnent l'aumoſne ; penſent eſtre
entierement parfaits ; & s'imagi
nent qu'ils ſont ſi grands amis de
Dieu ,qu'ils ne ſçauroient rien faire
qui luy déplaiſe ,& que tout ceque
leur dicte leur Paffion eft vn bon
zele 3 bien qu'elle leur dicte quel,
quefois les plus grands crimes qui
puiſſent eſtre commis par des hom :
mes comme de trahir des villes,
de tuër des Princes , d'exterminer
des peuples entiers , pour cela ſeul
qu'ils ne fuiuent pas leurs opinions.
AR ',
TROISIESME PARTIE. 357
ARTICLE CXCI .
1

D# Repentir.
E Repentir eſt directement
L Econtraire à la Satisfaction de
ſoy meſme; & c'eſt yne eſpece de
Triſteſſe , qui vient de ce qu'on
croit auoir fait quelque mauuaiſe
action ; & elle eſt tres amere , pour
çe que la cauſe ne vient que de
nous. Ce qui n'empeſche pas
neantmoins qu'elle ne ſoit fort vti
le , lors qu'il eſt vray que l'action
dont nous nous repentons eſt
mauuaiſe , & que nous en auons
yne connoiſſance certaine , pour .
ce qu'elle nous incite à mieux fai.
re vne autrefois. Mais il arriue ſou
uent , que les eſprits foibles ſe re.
pentent des choſes qu'ils ont fai
tes ,ſans fçauoir aſſeurément qu'el
les ſoient mauuaiſes ; ils ſe le per
ſuadent ſeulement à cauſe qu'ils
le craignent , & s'ils auoientfait le
R
258 DES PASSIONS
contraire , ils s'en repentiroient en
meſme façon : ce qui eſt en eux
vne imperfection digne de Pitié.
Et les remedes contre ce defaut ,
font les meſmes qui feruent à ofter
l'Irreſolution.
ARTICLE CXCII.
>

De la Faneur.

A Faueur eſt propremen t vn


L Deſir de voir arriuer du bien
à quelqu'vn , pour qui on a de la
bonne volonté : mais ie me fers
icy de ce mot , pour ſignifier cette
volonté entant qu'elle eſt excitée
en nous , par quelque bonne action
de celuy pour qui nous l'agons.
Car nous ſommes naturellement
portez à ayıner ceux qui font des
choſes que nous eſtimons bonnes,
encore qu'il ne nous en reuienne
aucun bien . La Faueur en cette fi
gnification eſt vne eſpecé d'A
mour , non pointde Defir , encore
.
TROISIESME PARTIE . 259
que le Delir de voir arriver du
bien à celuy qu'on fauoriſe , l'ac
compagne touſiours. Et elle eſt or
dinairement jointe à la Pitié à
cauſe que les diſgraces que nous
voyons arriuer aux malheureux ,
font cauſe que nous faiſons plus
de reflexion ſur leurs merites.

ARTICLE CXCIII.

De la Reconnoiſſance.
A Reconnoiſſance eſt auſſi
LAvne eſpece d'Amour , excitées
en nous par quelque action de ce
luy pour qui nous l'auons, & par la
quelle nous croyons qu'il nous a
fait quelque bien , ou du moins
qu'il en a eu intention. Ainſi elle
contient tout le meſme que la Fa.
ucur , & cela de plus qu'elle eſt
fondée ſur vne action qui nous
touche , & dont nous auons Delic
de nous reuancher . C'eſt pour
quoy elle a beaucoup plus de for
R2
260 : DES PASSIONS
ce , principalement dans les ames
tant ſoit peu nobles & genereuſes.
ARTICLE CXCIV.

De l'Ingratitude.
Our l'Ingratitude , elle n'eſt pas
Poole
mis
vne Paſſion ; car la nature n'a
en nous aucun mouuement
des eſprits qui l'excite : mais elle
eſt ſeulement vn vice directement
oppoſé à la reconnoiſſance , en
tant que celle -cy eft touſiours ver
tueuſe , & l'vn des principaux liens
de la ſocieté humaine. C'eſt pour,
quoy çe vice n'appartient qu'aux
hommes brutaux , & fotcement ar
rogans ; qui penſent que toutes
choſes leur font deuës ; ou aux ſtu .
pides , qui ne font aucune refle.
xion ſur les bienfaits qu'ils feçoi.
uent ; ou aux foibles & abjets , qui
fentant leur infirmité & leur be ,
foin , recherchent baffement le
fecours des autres , & apres qu'ils
TROISIESME PARTIE. 261
l'ont receu, ils les ' haïllents pour
ce que n'ayant pas la volonté de
leur rendre la pareille , ou deſeſpea
rant de le pouuoir , & s'imaginant
que tout le monde eſt mercenaire
comme eux, & qu'on ne fait au
cun bien qu'auec 'eſperance d'en
eſtre recompenſé, ils penſent les
1
auoir trompez .
ARTICLE CXCV.
De l'Indignation.
2 'Indigration eſt une eſpece de
3
LH Haine ou d'auerſion qu'on a
naturellement contre ceux qui
font quelque'mal , de quelle 'natų
| re qu'il foit. Et elle eft foluent
$ menée auec l'enuie , ou auec la pi
tié , mais elle a neantmoins vn ob
jet tout different. Car on n'eſt in
digné que contre ceux qui font
du bien ou du mal aux perſonnes
1 qui n'en ſont pas dignes ; mais on
porte enuie à ceux qui reçoiuert
R 3
262 DES PASSIONS
cebien , & on a Pitié de ceux qui
reçoiuent ce mal. Il eſt vray que
c'eſt en quelque façon faire du
mal ; que de poſſeder vn bien dont
on n'eſt pas digne. Ce qui peut
eſtre la cauſe,pourquoy Ariſtote
& fes ſuiuans , ſuppoſent que l'En
uie eſt tousjours vn vice , ont ap
pellé du nom d'indignation celle
qui n'eſt pas vitieuſe .
ARTICLE CXCVI .
Pourquoy elle eſt quelquefois jointe à la
9. Pitié ; & quelquefois à la
4. Moquerie. Il
Eftaufli en quelque façon re
CE
ceuoir du mal, que d'en faire;
d'où vient que quelques-vos joi
gnent à leur Indignation la Pitié,
& quelques autres la Moquerie ;
ſelon qu'ils ſont portez de bonne
ou de mauuaiſe volonté , enuers
ceux auſquels ils voyent commet
tre des fautes. Et c'eſt ainſi que le
TROISIESME PARTIE. 263
ris de Democrite & les pleurs
d'Heraclite ; ont pû proceder de
meſine cauſe.
ARTICLE CXCVII.

Qu'elle eſtſouvent accompagnée d'Ad


miration , i n'eſt pas incompa
tible avec la Ioye.
'Indignation eſt fouuent auſi
L accompagnée d'Admiration .
Car nous auons couſtume de fup
poſer que toạtes choſes ſeront fai,
tes 2 en la façon que nous iugeons
qu'elles doiuent eſtre c'eſt à dire
en la façon que nous eſtimons bon
ne ; c'eſt pourquoy lors qu'il en
arriue autrement. , cela nous ſur
prent , & nous l'admirons. Elle
3
n'eſt pas incompatible auſſi auec
la loye , bien qu'elle ſoit plus ordi,
najrement jointe à la Triſteſſe. Car
IT
lors que le mal dont nous ſommes
Jet
indignez ne nous peut nuire , &
que nous conſiderons que nous
R 4
264 DES PASSIONS
n'en voudrions pas faire de ſem .
blable , cela nous doone quelque
plaiſir ; & c'eſt peut-eſtre l'une des
cauſes du ris , qui accompagne
quelquefois cette paflion.
ARTICLE ' CXCVIII.
. De fon vfage.
V reſte l'Indignation fe remar.
A quebien plus en ceux qui veu
lenc paroiſtre vertueux qu'en
ceux qui le font veritablement.Car
bien que ceux qui ayment la vera
tu , ne puiſſent voir ſans quelque
auerlion les vices des autres , ils ne
fe pafſionnent que contre les plas
grands & extraordinaires. C'eſt
eftre difficilc & chagrin que d'a
uoir beaucoup d'indignation pour
des chofes de peu d'importance ;
c'eſt eſtre injuſte , que d'en auoir
pour celles qui ne ſont point blaſ
mables ; & c'eſt eſtre impertinent
& abfurd , de ne reſtreindre pas
TROISIESME PARTIE. 265
cette Paffion aux actions des homa
A
C mes , & de l'eftendre iuſques aux
cuures de Dieu, ou de la Nature:
ainſi que font ceux , qui n'eſtant
iamais contens de leur condition
ny de leur fortune ofent trouver
à redire en la conduite du monde,
& aux ſecrets de la Prouidence.
ARTICLE CXCIX .
Dela Colere,
21

A Colere eſt auſſi vne efpece


L de Haine ou d'auerfion , que
nous auons contre ceux qui ont
fait quelque mal , ou qui ont tâché
35 de nuire , non pas indifferemment
à qui que ce ſoit , mais particulie
% rement à nous. Ainfi elle contient
tout le meſme que l'Indignation ,
& cela de plus qu'elle eſt fondéc
fur vne aaion qui nous touche , &
dont nous auons Defir de nouis
! vanger. Car ce Deſir l'accompa
5 gne preſque touſiours , & elle eſt
266 DES PASSIONS
dire&ement , oppoſée à la Recona
noiſſance 3comme l'Indignation
à la Faueur . Mais elle eſt incompa
rablement plus violente que ces
trois autres Paſſions , à cauſe que
le Defir de repouſſer les choſes
nuiſibles , & de ſe vanger , eſt le
plus preſſant de tous. C'eſt le De
fir , joint à l'Amour qu'on a pour
foy -nieſme , qui fournit à la Co
leretoute l'agitation du ſang , que
le Courage & la Hardieſſe peu
uent cauſer ; & la Haine faict que
c'eſt principalement le ſang bi
lieux qui vient de la rate , & des
petitesveines du foye , qui reçoit
cette agitation , & entre dans le
.coeur ;ou à cauſe de ſon abon
dance >
& de la nature de la bile
dont il eſt mellé , il excite vne
chaleur plus aſpre & plus ardente ,
que n'eſt celle qui peut y eſtre ex
citée par l'Amour , ou par la loge.
TROISIESME PARTIE. 267
ARTICLE CC.

Pourquoy ceux qu'elle fait rougir , font


moins à craindre , que ceux
i
i
qu'elle fait paſlir.
} T les ſignes exterieurs de cet
ET te Paſſion ſont differens , ſelon
les diuers temperamens des per
ſonnes , & la diuerſité des autres
Paſſions, qui la compoſent ou ſe
joignent à elle. Ainſi on ' en voit
qui paſliſſent , ou qui tremblent,
lors qu'ils ſe mettent en colere ; &
on en voit d'autres qui rougiſ
ſent , ou meſme qui pleurent. Et
on iuge.ordinairement que la Co
lere de ceux qui pafliſſenteſt plus
D à craindre, que n'eſt la Colere de
ceux qui rougiffent. Dont la rai
ſon eſt, que lors qu'on ne veut, ou
qu'on ne peut , ſe
B .
oye te la chaleeunr ce&
onuteempl rce
t o u
s mm
to la fo dé le co .
268 DES PASSIONS
ment qu'on eſt émeu ; ce qui eſt
cauſe qu'on deuient rouge : outre
que quelquefois le regret & la pi.
tié qu'ona de ſoy-meſme , pour
ce qu'on ne peut ſe venger d'au
tre façon , eſt cauſe qu'on pleure,
Et au contraire ceux qui fe reſer
uent & ſe determinent à vne plus
grande vengeance , deuiennent
triſtes, de ce qu'ils penſent y eſtre
obligez par l'action qui les met en
colere 3 & ils ont auffi quelque
fois de la crainte des maux qui
peuvent ſuiure de la reſolution
qu'ils ont priſe ; ce qui les · rend
d'abord pafles , froids , &' trem
blans. Mais quand ils viennent
apres à executer leur vengeance ,
ils fe réchauffent d'autant plus
qa'ils ont eſté plus froids au com
mencement ; ainſi qu'on voit que
les fievres qui commencent pat
froid , ont couſtume d'eftre les
plus fortes.
TROISIESME PARTIE 269
ARTICLE CCI.
Qu'ily adeux ſortes de Colere , con que
ceux quiont le plus de bonté
font les plus ſujets à
la premiere.
3 Ecy nous auertit qu'on peut
diſtinguer deux eſpeces de
Colere ; l'vne qui eſt fort prom
pte , & ſe manifeſte fort à l'exte ,
rieur , mais neantmoins qui a peu
d'effect , & peut facilement eſtre
appaiſée; l'autre qui ne paroiſt pas
tant à l'abord , mais qui ronge da-,
uantage le coeur & qui a des effets
plus dangereux, Ceux qui ont
1
beaucoup de bonté & beaucoup
d'Amour, ſont les plus ſujets à la
premiere. Car elle ne vient pas
d'yne profonde Haine , mais d'vne
prompte auerfion quiles ſurprent, à
cauſe qu'eftant portez à imaginer,
que toutes choſes doivent aller en
la façon qu'ils iugent eſtre la meila
270 DES PASSIONS
leure , fi toft qu'il en arriue autre .
ment ils l'admirent , & s'en offen .
cent , fouuent meſme ſans que la
chofe les touche en leur particu
lier , à cauſe qu'ayant beaucoup
d'affection , ils s'intereſſent pour
ceux qu'ils ayment , en meſme fa .
çon que pour eux meſmes. Ainſi
ce qui ne ſeroit qu'vn ſujet d'In
dignation pour vn autre, eſt pour
eux yn ſujet de Colere. Et pour
ce que l'inclination qu'ils ont à
aymer fait qu'ils ont touſiours
beaucoup de chaleur & beaucoup
de ſang dans le coeur , l'auerſion
qui les ſurprend ne peut y pouſſer
fi peu de bile , que
que cela ne cauſe
d'abord vne grande émotion dans
ce ſang. Mais cette émotion ne
dure gueres ; à cauſe que la force
de la ſurpriſe ne continuë pas , &
que fi toſt qu'ils s'apperçoiuent ,
que le ſujet qui les a faſchez ne les
deuoit pas tant émouuoir , ils s'en
repentent.
SECONDE PARTIE . 271
ARTICLE CCII .
Que ce ſont les amesfoibles ea baffes ,
qui ſe laiſſent le plusemporter
à l'autre .

'Autre eſpece de Colere , en


L laquelle predomine la Haine
& la Triſteſſe , n'eſt pas ſi apparen
te d'abord , finon peut-eſtre en ce
qu'elle fait paſlir le viſage. Mais ſa
1 force eſt augmentée peu à peu , par
3
l'agitation qu'vn ardent Deſir de ſe
venger excite dans le ſang , lequel
eſtant meſlé auec la bile qui eſt
pouſſée vers le cœur , de la partie
inferieure du foye , & dela rate , y
excite vne chaleur fort aſpre &
fort piquante. Et comme ce ſont
les ames les plus genereuſes qui
ont le plus de reconnoiſſance ,
ainſi ce ſont celles qui ont le plus
W
d'orgueil, & qui ſont les plus baſſes
& les plus infirmes , qui ſe laiſſent
le plus emporter à cette eſpece de
277 DES PASSIONS
Colere. Car les injures paroiſſent
d'autant plus grandes , que l'or
gucil fait qu'on s'eſtime dayanta
ge ; & auſſi dautant qu'on eſtime
dauantage les biens qu'elles oftent,
leſquels on éſtime d'autant plus
qu'on a l'ame plus foible & plus
baſſe à cauſe qu'ils dépendent
d'autruy

ARTICLE CCIII.
Que la Generoſité ſert de remede
contre ſes excés.
V reſte encore que cette Paf.
lion ſoit vtile , pour nousdon .
ner de la vigueur à repouſſer les in .
jures , il n'y en a toutefois aucune,
dont on doiue éuiter les excez auec
plus de ſoin ; pource que troublant
le iugement , ils font ſouuent com.
mettre des fautes , dont on a par
apres du repentir , & melme, que
quelquefois ils empeſchent qu'on
ne repouſſe fi bien ces injures ,
qu'on
TROISIESME PARTIE. 273
qu'on pourroit taire 'li on auoic
moins d'émotion . Mais comme it
n'y a rien qui la rende plus excef.
fiue que l'orgueil, ainſi ie croy que
la Generoſité eſt le meilleur remé.
5
de qu'on puiſſe trouuercontre ſes
excez : poutce que faiſant qu'on
eftime fort peu tous les biens qui
peuuent eftre oftez , & qu'au con
traire, on eſtime beaucoup la liberi
té , & l'empire abſolu fur foy mefe
me , qu'on ceſſe d'auoir lors qu'on
peut eftre offenſé par quelqu'vn, elle
fait qu'on a que du meſpris , Qu
tout au plus de l'indignation , pour
les injures dont les autres ont
couſtume de s'offenfer.IT IS
ARTICLE CGIV .
De la Gloire.$ }"

E quei'appelleicy du nom de
С Gloire , eft vne eſpecede loye ;"
fondée ſur l'Amour qu'on a pour ?
ſoy meſme, & qui vient de l'opie !
1 S
1
274 DES PASSIONS
nion ou de l'eſperance qu'on a d'ê.
tre loüé par quelques autres. Aina.
fi elle eſt differente de la ſatisfa.
Aion interieure , qui vient de l'o .
pinion qu'on a d'auoir fait quelque
bonne a & ion. Car on eft quelque
fois loué pour des choſes qu'on ne
croit point eſtre bonnes , & blaſa
mé pour celles qu'on croit eſtre
meilleures. Mais elles font l'une
& l'autre des eſpeces de l'eſtime
qu'on fait de ſoy-meſme, aufli bien :
que des eſpeces de loye, Car c'eſt
vn ſujet pour s'eſtimer , que de
voir qu'on eſt eſtimé parles autres.
ARTICLE ccv.
De la Honte ,
A Honte au contraire eft vne
reſpece de Trifteffe , fondée
autli ſur l'Amour de foy -meſme,
& qui vient de l'opinion ou de la
crainte qu'on a d'eſtre blaſmé. El
le eſt outre cela yne eſpece de moe
TROISIESME PARTIE. 273
deitie ou d'Humilité , & de fiance
de ſoy - meſme. Car lors qu'on s'e.
ftime ſi fort , qu'on ne ſe peutima
giner d'eſtre meſpriſé par perſon
ne , on ne peut pas ayſement eſtre
honte ux .

ARTICLE CCVI .
De l'uſage de ces deux Paßions.
R la Gloire & la Honte ont
?
meſme vſage , en ce qu'elles
nous incitent à la vertu, l'vne par
l'eſperance, l'autre par la crainte ,
il eſt ſeulement beſoin d'inſtruire
5
ſon iugement , touchant ce qui eſt
veritablement digne de blaſme ou
de louange , afin de n'eſtre s
honteux de bien faire , & ne tipa
rer
point de vanité de ſes vices , ainfi
qu'il arriue à pluſieurs .Mais il n'eſt
pas bon de ſe dépouiller entiere.
ment de ces Paffions, ainſi
que.
faiſoient autrefois les Cyniques
E Car cncore que le peuple iuge
S 2
276 DES PASSIONS
tres -mal : toutefois à cauſe que
nous ne pouuons viure ſans lay, &
qu'il nous importe d'en eſtre eſti
mez , nous deuon's fouuent ſuiure
ſes opinions; pluſtoſt que les nô
tres , touchant l'exterieur de nos
actions.

ARTICLE CCVII.

De l'Impudence.
'Impudence ou l'effronterie,
LE qui eſt vn meſpris de honte ,
& Touuent auſſi de gloire , n'eſt pas
vne Paſſion , pource qu'il n'y a en
pous aucun mouuement particu
lier des eſprits qui l'excite : mais
c'eſt yn vice oppoſé à la Honte , &
auſſi à la Gloire , entant que l'vne
& l'autrefont bonnes : ainſi que
l'Ingratitude eft oppoſée à la re
connoiſſance ; & la cruauté à la
Pieté. Et la principale cauſe de
l'effronterie , vient de ce qu'on a
receu pluſieurs fois de grands af.
TROISIESME PARTIĚ. 277
fronts. Car il n'y a perſonne qui ne
s’imagine eſtant jeone, que la locan
ge eft vn bien , & l'infamie vn
mal , beaucoup plus important à
5 la vie qu'on ne trouve par expe.
rience qu'ils font, lors qu'ayant re
ceu quelques affronts ſignalez , on
ſe voit entierement privé d'hon .
neur , & mieſpriſé par yn chacun .
C'eſt pourquoy ceux -là deuiennent
effrontez ,qui nemeſurant lebien !
& le mal que par les commoditez
$
du corps , voyent qu'ils en riouïf-:
ſent apres ces affronts , toutauſſi,
bien qu'auparayant , ou meſme
quelquefois beaucoup mieux gà
cauſe qu'ils ſont déchargez de !
pluſieurs contraintes , auſquelles
l'honneur les obligeoit ; & que fi !
la perte des biens eſt jointe à leur .
diſgrace , il ſe trouue des perſon
nes charitables qui leur donnent.

S 3
278 DES PASSIONS
ARTICLE CCVIII.
D# Degouft.
E Degouſt cſt voc cfpece de .
L Triſteſſe , qui vient de lameſ.
ine cauſe dont la loye eft venuë
auparauant. Çar nous ſommes tel.
lement compoſez , que la pluſpart :
des choſes dont nous jouiffons , ne :
ſont bonnes à noftre égard que pour
vn temps , & deuiennent par apres
incommodes . Ce qui paroiſt prin
cipalement au boire & au manger,
qui ne ſont vtiles que pendant que i
l'on a de l'appecit , & quiſont nuiſi
bles lors qu'on n'en a plus'; & pour.
ce qu'ellesceſſentalors d'eſtre agrea
bles au gouft , on a nommé cette
Paſſion de Dégouft.

C
TROISIESME: PARTIE. 279
ARTICLE CCIX .
Du Regret.
E Regret eft aufi vne efpece
Lticuliere
de Triſteſſe , laquellea vne para
amertume , en ce qu'ela
le eſt touſiours jointe à quelque
Deſeſpoir , & à la memoire duplais
1 fir que nous a donnéla louïſſance,
Car nous de regrettons iamais que
les biens dont nous auons jouy , &
qui ſont tellement perdus , que
nous n'avons aucune eſperance
de les recouurer au temps & en la
façon que nous les regtettons.
4
ARTICLE CCX. ***
De "l'Allegreffe.
PS: *11.2 . I
Nfin ce que je nomme Alle
en laquelle il y a cela de particus
lier , que fa douceut eft augmentée
par la ſouuenance des maux qu'on
S
280 3 DESA PASSIONS
a ſoufferts , & deſquels on ſe ſent
allegé; eh meſmefaçon" que ſi on
ſe ſentoir déchargé de quelque pe
ſant fardeau , qu’on euſt long.
temps porcé ſur ſes efpagles. Et ic
nevoy rien de fortremarquable en
des trois paffions: auff neles ay.ie
miſés icys que pour ſuiure l'ordre
dudénombrement que iay faitcy
deſfús Malissib meſemble que ce
dépombrement a eſté vtile , pour
faire voir que nous n'en obmections
aucune quiifqit digne'ide quelque
particuliere conſiderations'a sufi
2091 US 900 :010919b
ARTICLE GGXL.
Vn remede generalcontre lespaßions.
T maintenant que nous les
EC O
conno iſſons toutes, nous auons
beaucoup moins de fijer ideTeş
çrajodrés y que nous n'anions au .
paravant.Car popsyvbyonsu qu'elo
iedsfont goudes bonnes de deur nail
wwé. , &que nous n'avons sien à
2 ,
TROISIESME ?PARTIE. 281
euiter que leurs mauuais vlages',
ou leurs excés , contre deſquels les
remedes que i'ay expliquez pour
roient ſuffire , fi chacun agoitaffez
de ſoin de les pratiquer. Mais
pource que l'ay mis entre ces rex
medes la premeditation , & l'in
dyſtrie par laquelle on peut corri
ger les defauts de ſon naturel , en
s'exerçant à ſepareren foy. les
mouuemens du fang & des eſprits,
d'avec les penſées auſquelles ils
ont couſtume d'eſtre joints. I'aq
ugüe qu'ily apeude perſonnesqu
) ke, ſoiene affezt preparez en certe
façon , contre toutes ſortes de ren
çonţres & qué ces mouuemens
.
excitez dans le ſang , par les objet's)
les des Pallions yeſuivent d'abord fil
JN promptemeatu des ſeules imprefas
To lions quiſe font dans le cerueau ,
221
& de la diſpoſition des organes,
ele encore que dame n'y contribuë em
aucune façon qu'il n'y a pointde
-1 ſageſſe humaine qui foit capable
282 DES PASSIONS
de leur reſiſter , lors qu'on n'y eſt
pas aſſez preparé. Ainſi pluſieurs
ne ſçauroient s'abſtenir de riro
eſtant chatouillez j encore qu'ils
n'y prennent point de plaiſir. Car
l'impreſſion de lajoye & de la ſur.
priſe , qui les a fait rire autrefois
pour meſme ſujet , eſtant réueillée
en leur fantaſie , fait que leur poule
mon eft fubitement enflé malgré
eux , par le fang que le coeur luy
enuoye. Ainſi ceux qui font fort
portez de leur naturelsaux émou
tions de leur loye & de laPitié , ou
de la Peur , ou de la Colere , no
peuvent s'empeſcher de palmer,
ou de pleurer ou de trembler , ou
d'auoir le lang tout émeu , en mef
me façon que s'ils auoient la fie
ure , lors que leur phantaſie eſt for
tement touchée parcours
l'objet de
quelqu'vne de ces . Mais
faire en

telle occaſion, & que ie penſe pou


uoir mettre icy comme le remede
TROISIESME PARTIE. 283
le plus general, & le plus ayſé à pra
tiquer ; contre tous les excez des
Pallions ; c'eſt que lors qu'on ſe
ſent le ſang ainſi émeu on doit
1 eſtre auerty , &ſe fouyenir que tout
ce qui ſe preſente à l'imagination ,
tend à trompèr l'amé , & à luy fai.
re paroiſtre les raiſons qui ſeruent
à perſuader l'objet de la paſſion ,
beaucoup plus fortes qu'elles ne
font , & celles qui ſeruent à ladif
ſuader , beaucoup plus foibles. Et
10 lorsquela Paſſion ne perfuade que
olan des choſes , dont l'execution fouf,
fre quelque delay ,il faut s'abſtenir
d'en porter ſurl'heurire aucud'aut
n inges
4 ment , & fe diuert par res
penſées , iuſqu'à ce que le temps
& le repos ait entierement appaiſé
l'émotion qui eſt dans le ſang. Et
1 enfin lors qu'elle incite à des
a &tions , touchant leſquelles il eſt
1 néceſſaire qu'on prenne reſolution
ON fur le champ , il faut que la volonté
ke porte principalement à confix
284 DES PASSIONS
derer & à ſuivre les raiſons qui
font contraires à celles que la pala
fion repreſente ", encore qu'elles
paroiſſent moins fortes. Comme
lors qu'on eſt inopinément atta
qué par quelqué ennemy , l'occa
fion ne permet pas qu'on employe
aucun temps à delibérer ; mais ce
qu'il me ſemble que ceux qui ſont
accouſtumez à faire reflexion fur
leurs actions pequent touſiours ,
c'eſt que lors qu'ils ſe ſentiront fai
fis de la Peur , ils taſcheront à dé
tourner leur penſée de la conſide
ration du danger ; en fe repreſen
tantles raiſons pourleſquellesil y
abeaucoup plus de ſeureté &plus
d'honneur en la reſiſtance qu'en
la fuſte ; Et au contraire lors qu'ils
fentiront que le Deſir de vengean
ce & la colere les incite à couurir
inconſiderément vers ceux qui les
attaquent , ils ſe ſouuiendront de
penſer ", que c'eſt imprudence de
ſe perdre , quand on peut fans des
TROISIESME PARTIE 285
honneur le ſauuer ; & que ſi la par
tie eſt fort inégale , il vaut mieux
faire vne honnerte , retraite ou
prendre quartier , que s'ex poſer
brutalement à vne mort certaine.

ARTICLE CCXII .
Que c'eſt d'elles ſeules que dépend
tout le bien ca le mal de
cette vie .
고.
V reſte l'ame peut auoir ſes
plaiſirs à :
qui luy ſont conimuns
Mais pour ceux
auec le
corps, ils dépendent entierement
des Paſſions, en forte que les hom
mes qu'elles peuuent le plus émou
uoir , ſont capables de gouſter le
plus de douceur en cette vie. Il eſt
vray qu'ils y peuuent auſſi trouuer le
plus d'amertume, lors qu'ils neles
ſçauent pas bien employer , & que
la fortune leur eſt contraire. Mais
la Sageſſe eſt principalement vti
le en ce poina , qu'elle enſeigne à
586 DES PASS. TROIS. PART.
s'en rendre tellement maiſtre , &
à les meſnager auec tant d'adreſſe,
que les maux qu'elles cauſent font
fort ſupportables , & meſme qu'on
tire dela loye de tous.
F I N.
1

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