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Sommaire

Couverture

Page de titre

INTRODUCTION

L’OMNIPRÉSENCE DES MATHÉMATIQUES

UNE DISCIPLINE TROP ÉLOIGNÉE DE NOS PRÉOCCUPATIONS ?

UNE VIE SANS CHIFFRES

LES MATHÉMATIQUES, IL Y A TRÈS, TRÈS LONGTEMPS

DES CHANGEMENTS INCESSANTS

MAÎTRISER L’INCERTITUDE

UNE PROMENADE MENTALE

DE L’UTILITÉ DES MATHÉMATIQUES

BIBLIOGRAPHIE

Notes

Page de copyright

Résumé du livre
INTRODUCTION

Commençons par remonter le temps. Je me revois adolescent face à


mon professeur de mathématiques, le regard vide. Derrière lui, sur un
tableau numérique, une série d’équations côtoie une courbe sur un fond
barré de lignes droites. À l’instar des autres élèves, je n’ai d’autre choix que
d’apprendre les principes qui régissent ces formules et ces schémas.
Pourquoi ? Parce que j’envisage d’étudier plus tard l’astronomie. Ce que
j’ignore encore, c’est que je suis bien trop impatient pour travailler dans ce
domaine. Mais imaginons que j’en aie eu conscience. Et qu’on m’ait
informé, de surcroît, que mon futur métier ne requerrait aucun calcul. Dans
ce cas de figure, j’aurais probablement posé cette question à Google : à quoi
servent les mathématiques ?
Le premier résultat que me propose le moteur de recherche est un article
de presse qui m’explique comment découper une pizza grâce au théorème
de Pythagore. Une application certes très concrète, mais qui ne met en
lumière qu’une infime partie de l’utilité des mathématiques au quotidien.
Sans elles, je n’aurais même pas pu poser ma question à Google, ou j’aurais
obtenu une réponse sans rapport avec ma demande. Un moteur de recherche
ne fonctionne que grâce à un recours intelligent aux principes
mathématiques. Je ne fais pas uniquement allusion au langage binaire des
ordinateurs, mais aussi à la façon dont Google détermine quelle est la
réponse pertinente à ma question. Avant que ses fondateurs Sergey Brin et
Larry Page ne développent leur algorithme en 1998, le premier résultat de la
requête « Bill Clinton » conduisait à une photo de l’intéressé accompagnée
d’une blague. De même, lorsqu’un internaute tapait « Yahoo » dans le
moteur de recherche du même nom, le site de Yahoo n’apparaissait même
pas dans les dix premiers résultats ! Aujourd’hui, ce genre de déconvenues
n’arrive plus, et nous le devons aux mathématiques.
Pourtant, à l’heure où j’écris ces lignes, beaucoup considèrent cette
discipline du même œil dubitatif que je le faisais sur les bancs de l’école, la
réduisant à un tableau couvert de formules obscures, sans lien avec la vraie
vie. Pas étonnant que cette branche de la science semble à ce point
incompréhensible et inutile. Or, rien n’est moins vrai : les mathématiques
jouent bel et bien un rôle prépondérant dans notre société moderne et
s’avèrent plus intelligibles que nous le pensons de prime abord, pour peu
que nous prenions la peine de nous y intéresser. La façon dont Google
sélectionne les informations qu’il nous présente démontre l’influence des
mathématiques sur notre quotidien, qu’elle soit positive ou négative.
Google, Facebook ou encore Twitter ont pour effet secondaire de nous
renforcer dans nos croyances : des informations fallacieuses, les fameuses
fake news, voient constamment le jour. Ce phénomène difficile à combattre
résulte en partie du mode de fonctionnement de ces services en ligne. Nous
pouvons en pallier les inconvénients uniquement si nous comprenons
comment ces services nous confortent dans nos convictions et pourquoi leur
mode de fonctionnement n’est pas si simple à changer.
Dans cet ouvrage, je me propose de démontrer l’utilité des
mathématiques. D’une certaine façon, je m’adresse au jeune garçon que
j’étais à l’époque, maintenant que je maîtrise mieux la discipline. Je
m’adresse également à toutes les personnes qui, comme moi autrefois,
voient dans les mathématiques une matière rébarbative, dont elles se
réjouissent d’être enfin débarrassées. Depuis que je suis philosophe des
mathématiques et que je réfléchis à leurs principes et à la façon dont elles
sont enseignées, j’ai pris conscience de leur importance, que l’on soit ou
non amené à manipuler des chiffres dans son travail. Les mathématiques
dépassent largement le stade des formules ; vous en trouverez d’ailleurs très
peu dans les chapitres qui suivent. Elles se révèlent pratiques pour effectuer
un calcul précis, mais elles nous détournent souvent du concept plus
profond qu’elles expriment.
Pour démontrer qu’elles sont plus utiles et accessibles que ne le pensent
la plupart d’entre nous, j’aborderai une série de domaines des
mathématiques et leurs principes fondateurs. Certains de ces domaines
connaissent un nombre étonnant d’applications, intelligibles par tout un
chacun, a fortiori lorsqu’on oublie les formules qui les régissent.
Un exemple ? La théorie des graphes. Elle est utilisée par Google pour
classer les résultats de recherche, mais peut l’être aussi par un médecin
désireux de prédire la façon dont un patient atteint d’un cancer réagira à un
traitement donné, ou encore par des scientifiques souhaitant étudier la
circulation dans une grande ville.
Il en va de même pour d’autres champs, comme les statistiques et le
calcul différentiel et intégral. Les principes sur lesquels ils reposent sont
étonnamment simples. Par ailleurs, leur utilité est bien supérieure à ce que
l’école a pu vous laisser entendre. Nous côtoyons les statistiques chaque
jour ou presque en regardant le journal télévisé : les chiffres sur la
criminalité, les données économiques, les sondages politiques, etc. Souvent,
nous ne savons pas très bien d’où ils viennent ni comment les interpréter. Il
y a un siècle déjà, d’aucuns nous mettaient en garde contre le danger des
statistiques trompeuses. Force est de reconnaître que cet avertissement est
aujourd’hui plus pertinent que jamais.
Le rôle des différentielles et des intégrales s’apparente à celui de la
théorie des graphes : ces fonctions sont utiles parce qu’elles sont à l’origine
d’une kyrielle d’applications, sans même que nous en ayons conscience.
Depuis la révolution industrielle, elles sont utilisées pour améliorer
l’efficacité des machines à vapeur, faire rouler des voitures autonomes,
construire des gratte-ciel. Si un domaine des mathématiques a vraiment
changé le cours de l’histoire, c’est peut-être bien celui-là.
Mais avant de nous pencher en détail sur leurs nombreuses applications
modernes, revenons un instant à leurs origines. Pour ce faire, inutile de
décortiquer de poussiéreuses opérations arithmétiques ou d’étudier les
travaux des érudits de l’Antiquité. Intéressons-nous plutôt à l’histoire de
l’humanité. Tout être humain naît avec un grand nombre de compétences
mathématiques qui lui permettent de survivre sans avoir suivi le moindre
cours de maths. Comme l’histoire des civilisations l’a démontré, ces
compétences innées révèlent leurs limites dès que l’homme se met à vivre
en groupes plus larges. À partir d’une certaine taille, ces communautés
deviennent trop grandes pour pouvoir fonctionner sans le concours des
mathématiques, ce qui explique pourquoi nous nous tournons tôt ou tard
vers l’arithmétique et la géométrie. Certaines cultures parviennent à s’en
passer, mais il s’agit toujours de communautés de taille réduite, qui ne
bâtissent pas de villes, par exemple. La faculté d’abstraction offerte par les
maths est nécessaire pour organiser une communauté, garantir la sécurité,
construire des logements, gérer l’approvisionnement en nourriture… En
simplifiant les problèmes pratiques, les mathématiques nous aident à
appréhender le monde qui nous entoure.
La question de leur utilité ne porte pas que sur leur mise en œuvre : elle
relève en premier lieu de la philosophie. C’est la raison pour laquelle cet
ouvrage s’ouvre et se referme sur une note philosophique. Les philosophes
des mathématiques, dont j’ai la chance de faire partie, se penchent depuis la
nuit des temps sur la raison d’être des mathématiques et sur leur mise en
pratique – sans se préoccuper outre mesure des opérations et formules
qu’elles recouvrent. Ces questions restent en partie ouvertes, bien que le
débat philosophique ait beaucoup progressé.
Néanmoins, comme pour la plupart des questions philosophiques, il
vous reviendra de vous forger votre propre opinion et de choisir la réponse
qui vous paraîtra la plus juste. Vous devrez en outre décider pour vous-
même si la mise en pratique actuelle des mathématiques dans notre société
vous satisfait ou non. Les avantages de Facebook l’emportent-ils sur ses
inconvénients ? La réponse vous appartient. Je tenterai pour ma part de
vous expliquer quel rôle les mathématiques jouent dans ce type
d’application, pourquoi Facebook présente les défauts que nous lui
connaissons et pourquoi il n’est pas possible de résoudre ces désagréments
d’un coup de baguette magique, par une simple modification du modèle
mathématique.
L’OMNIPRÉSENCE DES MATHÉMATIQUES

Chaque fois que vous demandez votre chemin à Google Maps, vous
recourez aux mathématiques. Vous renseignez votre destination et, quelques
secondes plus tard, une série d’itinéraires apparaît sur l’écran de votre
téléphone. Google n’y parvient que grâce au précieux concours des sciences
mathématiques.
Imaginons que les ingénieurs de Google soient assez fous pour faire
calculer les itinéraires par des humains, par exemple les meilleurs
déchiffreurs de cartes routières au monde. Chaque requête lancée sur le
moteur de recherche serait ainsi attribuée à une personne en chair et en os.
Non seulement une telle démarche prendrait un temps infini, mais elle serait
en outre inefficace au possible. L’équipe devrait en effet refaire
régulièrement les mêmes calculs, en particulier pour ceux qui, comme moi,
sont incapables de se souvenir de l’endroit précis où habitent leurs amis.
Idéalement, il faudrait que les employés analysent et enregistrent à l’avance
les itinéraires les plus susceptibles d’être demandés, dans l’éventualité où
quelqu’un en aurait besoin un jour.
Une telle stratégie aurait-elle du sens ? La probabilité qu’un autre
utilisateur souhaite connaître exactement le même trajet que vous est infime
– à moins, par exemple, que vous ne partagiez un dortoir universitaire et
que vos destinations se limitent à quelques bâtiments situés sur le campus.
Mes voisins n’ont pas à se rendre chez mes amis de Perpète-les-Oies dont
j’oublie toujours l’adresse et n’ont – à ma connaissance – aucune intention
d’aller renégocier mes contrats avec mon éditeur. Par conséquent, à moins
que Google ne soit capable de prédire mes trajets au kilomètre près, les
employés devraient presque toujours refaire leurs calculs à chaque nouvel
itinéraire. Et même avec les collaborateurs les plus brillants du monde,
l’opération prendrait un certain temps, pour ne pas dire un temps certain.
Voilà pourquoi nous la confions aux mathématiques. Un ordinateur
calcule le meilleur itinéraire possible, mais utilise pour ce faire des
stratégies complètement différentes des nôtres : il n’est pas capable de
reconnaître les rues sur une photo satellite ni d’évaluer les distances sur une
carte grâce à son échelle. Les systèmes de navigation appréhendent le
monde comme un ensemble de points reliés entre eux par des lignes droites.
D’ailleurs, aussi étrange que cela puisse paraître, l’être humain a lui aussi
recours à cette forme d’abstraction : c’est ainsi que nous représentons les
plans de métro. À titre d’illustration, voici celui de Stockholm.
Plan du métro de Stockholm

Selon la logique mathématique de Google Maps, l’idéal serait qu’un


utilisateur ne se déplace qu’en métro, la carte indiquant déjà l’ordre des
stations. L’ordinateur pourrait alors simuler un déplacement sur une même
ligne, passant de point en point, à la manière d’un petit train. Le seul
problème est que les ordinateurs ne bénéficient pas d’une vue d’ensemble
du réseau. Par exemple, ce serait pour vous un jeu d’enfant de définir, à
l’aide de ce plan, un itinéraire allant de Slussen (au centre de la carte) à
Akalla (en haut à gauche). Akalla est située sur la ligne T11, qui croise les
lignes T13, T14, T17, T18 et T19 (où se trouve Slussen) à hauteur de T-
Centralen. Le trajet le plus facile et le plus rapide consiste donc
probablement à emprunter, depuis Slussen, la ligne T13, T14, T17, T18 ou
T19, à remonter de deux stations jusqu’à T-Centralen, puis à prendre la
ligne T11 jusqu’à Akalla.
Pour sa part, un ordinateur empruntera un cheminement plus complexe
pour aboutir au même itinéraire. Les mathématiques qui régissent Google
Maps ne reconstruisent pas un aperçu qui permettrait de relier Slussen à
Akalla : leur train imaginaire voyagera au hasard jusqu’à ce qu’il arrive à la
bonne destination. L’ordinateur doit en outre savoir combien de temps il
faut au métro pour se déplacer d’un point à un autre. En effet, tout le monde
sait que la distance entre deux points sur un plan de métro n’est pas
proportionnelle à la distance réelle entre ces deux points ni à la durée du
trajet les reliant. À Stockholm, par exemple, il faut beaucoup plus de temps
pour aller d’Universitetet à Bergshamra, sur la ligne T14, que pour aller
d’Östermalmstorg à Karlaplan, sur la ligne T13. Or, les distances
représentées entre ces points pourraient faire croire le contraire.
La solution à ce problème d’évaluation de la distance consiste à placer,
à côté de chaque tronçon du réseau, un numéro correspondant à la durée de
parcours dudit tronçon. L’ordinateur se sert de ces chiffres pour effectuer
ses calculs. Les systèmes de navigation les plus simples passent toutes les
options en revue, en essayant, à chaque nouvelle option, de trouver un
itinéraire plus court que le précédent.
Une méthode qui peut sembler un rien abstraite, mais qui reste en
pratique facile à suivre. Partant de Slussen, l’ordinateur recherche la station
la plus proche. À une minute de trajet, Mariatorget apparaît comme la
meilleure candidate. L’ordinateur poursuit-il le trajet sur la même ligne,
jusqu’à Zinkensdamm ? Non, il décide de faire une deuxième tentative vers
Gamla stan. Résultat : Slussen – Gamla stan prend moins de temps que
Slussen – Mariatorget. Vient ensuite le tour de Medborgarplatsen. Une fois
cette première étape effectuée, l’ordinateur passe alors aux deuxièmes
stations sur ces mêmes lignes.
On comprend aisément que l’opération nécessitera beaucoup de temps
avant d’arriver à Akalla, une station située à une demi-heure et douze arrêts
de Slussen. Les tentatives de calcul de l’ordinateur ont déjà pris en compte
Fruängen, tout en bas du plan, car ce trajet ne prend que quinze minutes.
L’ordinateur a également calculé l’itinéraire vers Skarpnäck, en bas à
droite : la station ne se situe qu’à dix-sept minutes de Slussen. Mais une fois
que l’itinéraire vers Akalla vous est proposé, vous pouvez être sûr que c’est
le plus court. La méthode semble inefficace, surtout lorsqu’on la compare à
la nôtre, qui combine notre logique à notre sens de l’orientation. De fait,
c’est uniquement grâce à sa puissance supérieure de calcul que l’ordinateur
demeure beaucoup plus rapide que nous.

Google Maps fonctionne à peu près de la même manière, à cette


différence près que les points du réseau ne sont pas des stations de métro,
mais des croisements de voies. Une sortie d’autoroute est un point, au
même titre qu’une intersection en centre-ville. La logique mathématique ne
fait pas la distinction entre autoroute et route de campagne : cette
information s’exprime à travers les temps de trajet plus ou moins longs,
c’est-à-dire les chiffres repris à côté de chaque tronçon dans Google Maps.
Pour parcourir la même distance, le temps de trajet est par définition
beaucoup plus long sur une départementale que sur une autoroute, vu que la
vitesse maximale autorisée y est inférieure. Ces chiffres permettent aussi
d’ajuster les temps de trajet en cas d’embouteillage, passant par exemple de
dix à vingt minutes lorsque le trafic est ralenti. Si vous décidez de
recalculer l’itinéraire, le retard sera automatiquement pris en compte. Vous
pourrez ainsi être redirigé vers une départementale qui longe le tronçon
d’autoroute embouteillé, puisqu’elle sera soudain devenue plus rapide.
La méthode fonctionne très bien sur de courtes distances. Sur de plus
longs trajets, les choses peuvent se compliquer. Imaginez un trajet de New
York à Chicago, qui oblige Google à calculer tous les itinéraires au départ
de Manhattan. Les ordinateurs peuvent travailler rapidement, mais même
une machine moderne ne pourrait faire autant de calculs en si peu de temps.
Par conséquent, nous supposons (la méthode exacte n’étant pas publique)
que Google Maps recourt à certaines astuces afin de réduire le nombre
d’opérations. Ces astuces seront examinées plus en détail au chapitre VII.
Comme nous l’avons vu, les conseils d’itinéraires reposent largement
sur des opérations arithmétiques. Cette stratégie ne fait pas pour autant
appel à une intelligence supérieure à la nôtre. Souvent, la recherche
acharnée de la destination finale lancée par l’ordinateur est tout sauf
efficace. Les mathématiques ne simplifient donc pas forcément le problème,
puisqu’une machine doit finalement faire plus de travail qu’un être humain.
Néanmoins, la combinaison des mathématiques et de la puissance
informatique permet de gagner du temps : le calcul de l’itinéraire correct
peut se faire beaucoup plus rapidement grâce au plus grand nombre
d’opérations possibles à la seconde.

Les recommandations de Netflix


Une fois renseigné par Google au sujet de votre itinéraire, vous attendez
le métro en consultant les nouveaux programmes disponibles sur Netflix. À
côté de chaque film figure un pourcentage en vert, censé indiquer s’il
s’apparente à ce que vous avez l’habitude de regarder. Bien sûr, il arrive que
Netflix se trompe et que le film que vous auriez dû trouver extraordinaire
soit un épouvantable navet. Mais si vous prenez la peine de vous y
intéresser, vous remarquerez que, dans l’ensemble, ces pourcentages
donnent une image relativement précise de vos goûts cinématographiques.
Cette image évolue avec le temps, tandis que vous visionnez d’autres
contenus. L’analyse s’opère de façon entièrement automatique. Quelque
part dans le monde, un programme informatique est donc capable de
deviner quels films et séries vous plairont, sans pour autant comprendre
quoi que ce soit au septième art.
Netflix vous fournit ces indications en se fondant sur les données dont il
dispose. Un nombre gigantesque de personnes utilisent en permanence la
plateforme, qui conserve minutieusement toutes les données. Netflix sait
quels films et séries vous regardez, et donc quel type de films et séries vous
appréciez, qu’il s’agisse de documentaires sur l’établissement des horaires
de métro, de films d’horreur, ou de tout autre chose. En outre, Netflix classe
ses contenus vidéo par catégorie. Il lui suffit donc de croiser ces deux
informations pour vous envoyer des recommandations. Si vous regardez
beaucoup de films d’horreur, vous aurez sans doute envie d’en voir un
nouveau ? Simple comme bonjour.
Mais Netflix va plus loin. La plateforme de streaming attribue un score
d’affinité à tous les films et séries, et donc pas seulement à ceux qui
appartiennent à « votre » catégorie, l’horreur en l’occurrence. Ce chiffre
indique dans quelle mesure le contenu en question ressemble à ce que vous
avez l’habitude de regarder. Netflix évalue donc le niveau de similitude
entre, par exemple, un film d’aventure et un film d’horreur. Les films
d’aventures à suspense se rapprochent davantage de ce que vous aimez voir
en général que des films qui ne font pas peur du tout. C’est exactement le
genre de détails que pourraient vous donner des amis à qui vous
demanderiez conseil. Netflix parvient donc aussi à tenir compte de ces
informations, bien que la plateforme soit loin d’atteindre le niveau des
recommandations d’un authentique cinéphile.
De plus, il est possible que vous ne regardiez qu’un type précis de films
d’horreur, par exemple ceux qui ne sont pas trop sanglants. Dans ce cas, les
films d’horreur particulièrement gores vous correspondront moins que des
films d’aventures à suspense. En d’autres termes, une préconisation
uniquement fondée sur le genre ne conduit pas toujours aux meilleurs
résultats, car en définitive, c’est le contenu du film qui l’emporte sur le
genre. Les ordinateurs ne sont pas capables de comprendre ces subtilités.
Idéalement, il faudrait engager du personnel qui analyserait, pour chaque
utilisateur, le contenu des films visionnés, dans le but de proposer ensuite
des films au contenu similaire. Avec des millions d’utilisateurs à travers le
monde, ce n’est bien sûr pas envisageable. Les recommandations doivent
donc nécessairement être automatisées. L’opération est possible, à condition
de recourir à une méthode spécifique.
L’idée derrière cette méthode est d’une simplicité enfantine : une bonne
recommandation est une recommandation qui correspond aux goûts de
l’utilisateur. Dans le monde entier, des téléspectateurs regardent des films et
des séries sur Netflix, des contenus qu’ils apprécient et qui ressemblent le
plus souvent à ceux qu’ils ont déjà vus. Deux films seront jugés proches à
partir du moment où un certain nombre d’utilisateurs vont regarder l’un
juste après avoir vu l’autre. Ainsi, si un nombre significatif choisit
Iron Man 2 après avoir vu Iron Man, l’ordinateur en déduira que ces deux
films se ressemblent et ajoutera Iron Man 2 à ses recommandations. Plus le
nombre d’utilisateurs de Netflix est élevé, plus les prévisions de la
plateforme sont précises. Le logiciel vous proposera des films et des séries
qui ont été regardés par de nombreuses personnes ayant vu les mêmes films
et séries que vous auparavant.
Cette méthode comporte toutefois un problème intrinsèque. Netflix
compte des millions d’utilisateurs, qui ont chacun visionné un nombre non
négligeable de films et de séries. L’approche exposée ci-dessus repose sur
une simple opération arithmétique : compter le nombre de vues d’un film
ou d’une série par des utilisateurs qui regardent les mêmes contenus que
vous. Mais dans les faits, le calcul n’est pas toujours si simple. La méthode
tient aussi compte des téléspectateurs qui ont regardé les mêmes films que
vous, à une ou deux exceptions près. Et si vous aimez non seulement les
films d’horreur, mais aussi les documentaires ? Si vous ne vous concentrez
que sur les utilisateurs qui regardent exactement les mêmes titres, il ne
restera plus grand monde. Et moins il y aura d’utilisateurs, plus les
prévisions seront imprécises. En pratique, la méthode, pourtant simple,
devient donc vite un casse-tête.
C’est la raison pour laquelle il peut être utile de représenter l’ensemble
des programmes sous la forme d’un schéma, à l’image du plan de métro
exposé plus haut. Chaque film ou série constitue une étape, une sorte de
station dans le monde de Netflix. Vous pouvez vous rendre de n’importe
quelle station à n’importe quelle autre. Il vous suffit pour cela de naviguer
d’un film à l’autre sur le site Web de Netflix.
Pour pouvoir effectuer des opérations arithmétiques à partir de cette
carte, vous devez aussi lui ajouter des chiffres. Il ne s’agira évidemment pas
des temps de parcours entre deux stations, mais du nombre de personnes
ayant regardé les deux séries ou les deux films soumis à l’analyse.
Autrement dit, combien d’utilisateurs ont voyagé d’une station à une autre.
Voici un exemple ci-dessous, avec des chiffres fictifs.

L’offre de Netflix, réduite à trois films

À l’aide de ce schéma, posons-nous la question des pourcentages de


similitude. Admettons que vous n’ayez vu qu’Iron Man. L’ordinateur doit à
présent deviner si vous aimerez Iron Man 2 et La Planète bleue. D’après le
schéma ci-dessus, Iron Man 2 doit obtenir un pourcentage de similitude
élevé avec Iron Man. En effet, un film correspond mieux à vos attentes si
un grand nombre de personnes dont vous partagez les goûts l’ont regardé.
La Planète bleue, en revanche, doit obtenir un score plus faible, car peu de
ses spectateurs ont aussi regardé Iron Man. En outre, encore moins de
personnes ont vu à la fois Iron Man 2 (le film censé vous plaire selon
Netflix) et La Planète bleue. Raison de plus pour attribuer un pourcentage
faible à ce dernier, et donc pour ne pas le recommander.
Ainsi, l’ordinateur va avoir recours à ses propres prévisions pour
améliorer les prévisions relatives à d’autres films et séries. Avec seulement
trois films, la démonstration est évidente, mais essayez de faire l’exercice
avec des milliers de films et de séries ! C’est possible en théorie, de même
que vous pourriez, avec suffisamment de temps et d’espace, tracer à la main
tous les itinéraires que vous pourriez emprunter pour relier un point A à un
point B. Mais reconnaissons qu’avec l’aide de l’informatique, et notamment
de la théorie des graphes, ces prévisions se voient facilitées, à condition de
disposer d’un ordinateur assez puissant. La version mathématique de ce
puzzle permet ainsi à Netflix de prédire de façon entièrement automatisée si
un film ou une série vous plaira.

Les mathématiques sont partout


Nous usons des mathématiques partout et en permanence. Cette phrase
n’est pas à prendre au sens littéral, bien entendu. Bien que la discipline
m’occupe l’esprit au quotidien, je n’effectue que rarement des calculs
arithmétiques. Les maths opèrent dans l’ombre. Sans elles, Google Maps ne
pourrait pas vous indiquer votre chemin, Netflix vous proposerait des films
et des séries au hasard, et les moteurs de recherche sur Internet ne vous
mèneraient nulle part. En somme, une foule de services que nous utilisons
tous les jours ne sont possibles que par l’entremise des maths.
Les exemples de Netflix, Google et de la carte du métro relèvent tous
trois de la théorie des graphes. D’autres domaines influencent cependant
notre quotidien. L’écran de votre téléphone sollicite sans cesse votre
attention en vous notifiant la parution d’articles de presse, qui mentionnent
tous des chiffres. Les sondages politiques, par exemple, qui prétendent
représenter les tendances électorales de tout un pays : quel crédit faut-il
accorder à ces chiffres, qui sont si souvent démentis par le résultat des
urnes ? Prenons l’élection présidentielle américaine de 2016, où tous les
sondages annonçaient la victoire d’Hillary Clinton. Les chiffres peuvent
facilement nous induire en erreur, même s’ils n’ont pas été générés dans ce
but. Les calculs statistiques recouvrent des processus complexes et souvent
méconnus. Il ne sert à rien de présenter un chiffre prétendument significatif
à ceux qui ne connaissent pas les biais propres aux statistiques. Si l’on peut
se réjouir des informations fournies par les sondages, comment leur faire
confiance lorsque les résultats effectifs des élections leur donnent si souvent
tort ?
Vous levez à présent les yeux de votre téléphone pour commander un
expresso. Celui-ci est préparé par une machine à café high-tech en acier
inoxydable qui chauffe l’eau juste à la bonne température. Dans les
appareils de luxe, cette opération ne laisse rien au hasard : elle mesure la
température de l’eau au moment où vous appuyez sur le bouton, puis utilise
cette valeur afin de calculer si elle doit réchauffer l’eau ou la refroidir pour
atteindre la température parfaite. Vous ne le remarquez pas, mais, sous votre
nez, les formules mathématiques chères à mon ancien prof sont mises à
profit pour préparer votre café.
Pendant qu’il coule, vous lisez les dernières informations. Le
gouvernement vient de modifier sa politique budgétaire. Était-ce bien
nécessaire ? Pour un maximum d’objectivité, vous consultez les prévisions
relatives à ces ajustements. L’organisme de contrôle budgétaire du
gouvernement procède traditionnellement à ces calculs. L’impact d’une
décision budgétaire dépend d’un nombre infini de facteurs, ce qui rend son
estimation extrêmement difficile. Le calcul confirmant que le pays peut se
permettre d’augmenter certaines dépenses est établi à partir de tous ces
facteurs, qu’il traduit en une information compréhensible, qui a son
importance pour vous. Ce processus aussi repose en grande partie sur les
mathématiques.
Examinée sous cet angle, la discipline a donc une influence énorme sur
notre monde. Même si vous ne faites jamais d’arithmétique, votre vie
dépend des calculs. Les informations sur lesquelles vous vous fondez pour
prendre certaines décisions sont produites par des équations mathématiques.
Ce qui s’affiche sur votre écran quand vous surfez sur le Web dépend de
calculs effectués par un ordinateur de Google, de Facebook ou d’un autre
site. La technologie présente dans votre environnement quotidien a recours
de façon exponentielle aux mathématiques. La machine à café au bar du
coin, le pilote automatique de l’avion qui vous emmène en vacances,
l’ordinateur devant lequel vous vous asseyez chaque jour en arrivant au
bureau : tous fonctionnent grâce aux sciences mathématiques. Puisqu’elles
envahissent de plus en plus notre espace, il devient essentiel de les
comprendre et de savoir décrypter leur influence sur nos vies.
Le présent ouvrage se propose de vous expliquer pourquoi il est utile de
comprendre les mathématiques. Pour commencer, en quoi consistent-elles
exactement et comment fonctionnent-elles ? Deux questions philosophiques
par excellence, qui remontent à l’époque de Platon et de Socrate. Ces
grands penseurs se les posaient déjà en leur temps. Comment se fait-il
qu’une discipline si abstraite puisse être mise en pratique dans tant de
domaines ? Comment peut-elle être aussi utile ? Pour répondre à ces
questions, intéressons-nous d’abord à la philosophie.
UNE DISCIPLINE TROP ÉLOIGNÉE
DE NOS PRÉOCCUPATIONS ?

« Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de


caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière. Ces
hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte
qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les
empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d’un feu allumé sur une
hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route
élevée ; imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil
aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-
dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. […] Figure-toi maintenant,
le long de ce petit mur, des hommes portant des objets de toute sorte, qui
dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en
bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les
uns parlent et les autres se taisent. Voilà, s’écria-t-il, un étrange tableau et
d’étranges prisonniers. – Ils nous ressemblent, répondis-je ; et d’abord,
penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d’eux-
mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de
la caverne qui leur fait face ? – Et comment ? observa-t-il, s’ils sont forcés
de rester la tête immobile durant toute leur vie ? […] Si donc ils pouvaient
s’entretenir ensemble, ne penses-tu pas qu’ils prendraient pour des objets
réels les ombres qu’ils verraient ? »
Ainsi commence l’allégorie de la caverne de Platon. Le philosophe
compare les hommes à ces prisonniers. Les choses que nous voyons autour
de nous ne sont en réalité que des ombres, projetées par une source de
lumière qu’on ne peut jamais voir directement. La table à laquelle nous
sommes assis, par exemple, existe bel et bien. Mais Platon la voit comme
l’une de ces ombres projetées sur le mur. Cette table n’est pas ce qui
l’intéresse. Ce qui compte pour lui, c’est l’idée commune à toutes les
tables ; la raison pour laquelle cet objet en particulier est une table et non
autre chose. Cette raison abstraite est difficile à percevoir. Il nous faut la
découvrir, remonter à la source qui est à l’origine de l’ombre, en étudiant
toutes les tables qui nous entourent.
Selon Platon, les mathématiques fonctionnent de la même manière : son
allégorie doit nous permettre de percer leur mystère. Les nombres
s’apparentent aux objets hors de notre champ de vision qui projettent leur
ombre sur le mur. On ne peut les observer directement. Un nombre est un
concept abstrait, insaisissable. Nous pouvons l’écrire en utilisant un
symbole qui le représente (le « 2 » par exemple), mais tout comme la suite
de caractères formant le mot « soleil » n’est pas l’étoile qu’elle désigne, le
chiffre « 2 » n’est pas le nombre dont nous parlons. Pour suivre l’exemple
de Platon, l’espace qui nous entoure n’est donc constitué que d’ombres,
alors que le nombre se situe quelque part derrière nous.
Voilà comment appréhender les mathématiques par la pensée.
Lorsqu’on évoque les nombres et qu’on énonce une opération arithmétique
de type « 1 + 1 = 2 », on parle de choses qui existent vraiment. La seule
différence est qu’ils ne se matérialisent pas comme la table sous laquelle
nous glissons les pieds. Mais d’après Platon, ces nombres sont en définitive
encore plus « vrais », en ce sens où il était convaincu que la faculté
d’abstraction est plus utile que la connaissance pratique. Il a ainsi réduit à
des ombres les « objets » qui nous entourent et a décrit les nombres comme
des concepts qui « flotteraient » autour de nous, dans une sorte d’univers
parallèle. Cela peut sembler un peu tiré par les cheveux, mais cette idée
d’existence parallèle des nombres a eu une telle influence que nous
continuons aujourd’hui d’appeler ses partisans les « platoniciens ».

Tenons-nous notre définition des mathématiques ? Il serait en tout état


de cause logique de les envisager sous cet angle. Un monde invisible,
certes, mais bien réel. Un monde que les mathématiciens étudient, tout
comme les physiciens explorent le monde visible. Un monde qui est aussi
beaucoup plus éloigné de nous que celui auquel nous sommes habitués. Pas
étonnant donc que les mathématiques nous posent autant de problèmes : il
nous faut d’abord trouver le chemin vers cet autre monde !
Mais comment faire, alors que l’on ne peut ni le voir ni même ressentir
sa présence ? Car selon Platon et les platoniciens, les mathématiques sont
complètement étrangères à notre quotidien. Complètement ? Peut-être pas
tout à fait. Platon a recours à un célèbre dialogue, intitulé Ménon, où il
démontre que la géométrie – et par extension la science – est en chacun de
nous. Il utilise pour ce faire la métaphore d’un esclave n’étant jamais allé à
l’école, à qui Socrate demande de dessiner, sans instrument de mesure, un
carré deux fois plus grand que celui déjà tracé dans le sable. Gageons que le
problème n’a rien d’évident : si vous agrandissez votre surface en
multipliant par deux la longueur des quatre côtés, vous obtiendrez un carré
quatre fois plus grand. Ainsi, pour dessiner une surface exactement deux
fois plus grande, sans utiliser de règle, il vous faut faire preuve d’une
certaine ingéniosité.
Dans l’exemple de Platon, l’esclave se voit alors poser une série de
questions. Elles ont été choisies pour qu’il comprenne par lui-même qu’il
doit se servir de la diagonale qui traverse le premier carré. Pour tracer un
carré deux fois plus grand que le carré gris clair ci-dessous, il doit dessiner
quatre de ces carrés gris clair les uns à côté des autres. Le grand carré qui en
résulte est, naturellement, quatre fois plus grand. Il n’en faut donc que la
moitié pour obtenir un carré deux fois plus grand que le premier. C’est à ce
moment que les diagonales en pointillé interviennent : elles coupent les
quatre carrés en deux parties égales ; en ne gardant qu’une moitié de
chacune de ces quatre figures, on obtient un nouveau carré dont la surface
est le double de l’initiale, comme le montre le schéma ci-dessous.

Comment multiplier la surface d’un carré par deux ?

Dans cet exemple, Socrate ne dispense son aide qu’en posant des
questions. L’esclave découvre donc par lui-même la clé du problème.
Platon, qui entend par là illustrer une méthode d’apprentissage, affirme que
l’esclave avait déjà la réponse en lui : Socrate n’a fait que le mettre sur la
voie afin qu’il puisse « se souvenir » de la réponse. Platon soutient en effet
que nous avons tous appris les mathématiques dans une autre vie, antérieure
à la nôtre. Cette connaissance réside toujours dans un coin de notre tête, au
fond de notre subconscient. Selon lui, pour appréhender les mathématiques,
il nous suffit de nous rappeler ce que nous savons déjà.
Le raisonnement de Platon semble abracadabrant… et il l’est ! Pour
commencer, il triche dans son approche : en réalité, il dessine d’abord la
réponse, et pose seulement ensuite des questions fermées, de façon à
amener l’esclave là où il veut. L’esclave trouve certes la solution « par lui-
même », mais uniquement parce que toutes les étapes lui sont servies sur un
plateau, dans ce cas précis sous forme de questions. Et que dire de
l’argument selon lequel nous aurions appris les mathématiques dans une
autre vie ?
Cependant, si ce raisonnement est absurde, comment parvenons-nous à
entrer dans le monde des mathématiques ? Les platoniciens d’aujourd’hui
demeurent convaincus que les nombres existent réellement en eux-mêmes,
mais, pour le reste, ils ne parviennent pas à se mettre d’accord. Reste à
savoir s’il y en a au moins un qui détient la vérité. Par ailleurs, tous sont
persuadés que nous sommes capables d’apprendre les mathématiques :
après tout, nous venons d’apprendre, assez facilement et sans aucun
instrument de mesure, comment multiplier par deux la surface d’un carré.
Même le pire des cancres retiendra de son passage à l’école quelque chose
sur les chiffres. Les platoniciens ne sont simplement pas encore parvenus à
expliquer exactement comment cet apprentissage fonctionne, comment
nous nous y prenons pour comprendre ce monde en apparence si
inaccessible et si abstrait.
Mais d’ailleurs, qu’est-ce qui nous fait affirmer que ce monde est à ce
point difficile d’accès ? Platon le pensait, comme quantité de
mathématiciens de son époque. Et beaucoup le disent encore aujourd’hui.
Sommes-nous pour autant censés les croire ? Un grand nombre de
philosophes modernes ont un avis diamétralement opposé. Oublions les
prisonniers dans leur caverne et intéressons-nous un instant… à Sherlock
Holmes.

Les mathématiques, une grande histoire


Dans notre imaginaire, Sherlock Holmes vit à Londres, au 221B Baker
Street. Sa maison peut d’ailleurs se visiter. Bien entendu, il n’y a pas
vraiment vécu, puisque Sherlock Holmes est un personnage fictif, un
détective hors pair qui a fait l’objet de multiples récits, films et séries.
Essayons de décoder l’univers des mathématiques en l’abordant de la même
façon.
Les mathématiques racontent une histoire, faite de nombres, de
schémas, etc. Une histoire qui évoque un monde tel que celui suggéré par
Platon. Un monde immuable, où tout est organisé de manière parfaitement
logique. Mais, pour les philosophes nominalistes, cette histoire n’est qu’une
fiction, à l’instar des aventures de Sherlock Holmes. Ce monde, dont nous
parlent les mathématiques, n’existe pas vraiment. Les mathématiciens
évoquent des concepts tels que les nombres et les triangles, mais ils ne sont
pas réels. Seules les choses que nous pouvons voir le sont. Il n’existe pas de
monde parallèle où flotteraient les nombres.
Platon affirme que nous « découvrons » les mathématiques. Mais peut-
être n’y a-t-il rien à découvrir, et les mathématiques ne sont-elles que le
fruit de la pensée humaine. Cette approche peut conduire aux extrapolations
les plus folles : dans la mesure où les choses dont parlent les mathématiques
n’existent pas, rien de ce qu’on dit sur les nombres, triangles et autres
concepts n’est vrai. Nous affirmons que 3 est un nombre premier et que
« 1 + 1 = 2 », mais c’est faux, car les nombres n’existent pas. Tout comme
il est faux que Sherlock Holmes a vécu à Londres, puisqu’il n’existe pas
non plus réellement.
Dans ce cas, pourquoi ne pouvons-nous pas dire que les mathématiques
ne sont qu’un ramassis de foutaises ? Parce qu’elles recèlent malgré tout
une part de vérité, même aux yeux des nominalistes. Dans la même logique,
ce que nous expliquons plus haut sur Sherlock Holmes n’est pas
complètement absurde. Ces propos correspondent à l’histoire imaginée par
sir Arthur Conan Doyle. En revanche, si quelqu’un prétend que le célèbre
détective vit en Alaska, il sera toujours possible d’utiliser des extraits de ses
livres pour démontrer l’inexactitude de cette affirmation. Ainsi, se reporter
aux livres permet de vérifier la véracité de déclarations concernant Sherlock
Holmes. Il en va de même pour les mathématiques : l’énoncé « 1 + 1 = 3 »
ne correspond pas à l’histoire que veulent nous conter les mathématiques.
Cependant, comme évoqué plus haut, nous ne comprenons pas
exactement comment elles fonctionnent. En d’autres termes, nous ne savons
pas si les mathématiques nous permettent de découvrir un monde abstrait
auquel nous n’aurions que difficilement accès sans elles, ou bien si nous les
avons inventées de toutes pièces. Cette question demeure, car ni les
platoniciens ni les nominalistes n’ont encore réussi à expliquer comment
nous apprenons les mathématiques.
Il était difficile pour Platon de nous éclairer sur la façon d’accéder au
monde mathématique. Le fait que ce monde n’existe pas n’est pas un
problème en soi. Comment apprendre à connaître Sherlock Holmes ?
Élémentaire, mon cher Watson : il suffit d’ouvrir un livre. Nous garderons
inévitablement certains souvenirs de l’histoire et nous en aurons donc
appris davantage sur la vie du détective. Le procédé est rigoureusement
identique avec les maths, mais en plus complexe. Les histoires qui traitent
des mathématiques sont différentes, car nous nous imaginons souvent
qu’elles concernent le monde qui nous entoure. Les mathématiciens les
prennent au pied de la lettre, ce que personne ne fait avec les aventures de
Sherlock Holmes.
Voilà qui ne facilite pas l’explication du fonctionnement des
mathématiques. Comment faire, par conséquent, pour que les professeurs
puissent bâtir une science valable et rigoureuse en se fondant sur des
affirmations fausses, qu’ils prennent de surcroît au premier degré ? Les
nominalistes n’ont toujours pas la réponse à cette question.
Voilà pour la philosophie. Le raisonnement de ce chapitre peut sembler
complexe à suivre dans ses moindres détails, car force est de reconnaître
que les philosophes aiment se compliquer la vie ! Notre objectif est surtout
de montrer qu’il existe au moins deux façons d’envisager ces sciences.
Aussi différents que soient les platoniciens et les nominalistes, ils essaient
tous d’expliquer le fonctionnement des mathématiques et la façon dont on
peut les appréhender. Les platoniciens avancent que nous découvrons un
monde d’idées. Les nominalistes rétorquent que ce monde abstrait n’existe
pas, qu’il a été inventé de toutes pièces. Pour l’heure, nul ne sait laquelle de
ces deux écoles a raison.

Le pouvoir de séduction des mathématiques


Les bisbilles des philosophes nous apportent au moins une certitude :
les mathématiques sont incroyablement abstraites. Rien d’étonnant donc à
ce que bon nombre d’élèves n’y comprennent rien. Elles paraissent
complètement étrangères au monde qui nous entoure. Elles ressemblent
davantage à un monde à part entière, qui n’entrerait jamais en contact avec
le nôtre, voire à une fiction totalement déconnectée de nos réalités. À
l’évidence, nous ne lisons pas les histoires de Sherlock Holmes pour
découvrir le monde réel. Pourquoi donc le ferions-nous avec les
mathématiques ? Comment se fait-il qu’elles puissent servir à comprendre
le monde, alors même qu’elles n’ont rien à voir avec celui-ci ?
J’ai déjà mentionné, dans le chapitre I, quelques exemples illustrant le
rôle majeur que jouent les mathématiques dans la simplification des
problèmes. Or, c’est précisément grâce à leur caractère abstrait qu’elles y
parviennent. Un atout qui ne se manifeste d’ailleurs pas seulement dans la
vie quotidienne : les scientifiques utilisent les mathématiques depuis des
siècles pour faire de nouvelles découvertes. Elles s’avèrent encore plus
utiles que vous ne pourriez l’imaginer à la lumière des quelques exemples
du chapitre précédent.

e
Commençons par l’histoire de Newton. À la fin du XVII siècle,
l’Angleterre était en proie à une terrible épidémie de peste. Assis sous son
pommier, le jeune Isaac parcourait du regard les prés de la campagne
anglaise. Soudain, une pomme lui tomba sur la tête. Newton s’écria :
« Mais bien sûr ! La gravité ! » C’est en tout cas ce que raconte la légende.
Pomme ou pas, la théorie de Newton sur la gravité fut une authentique
révolution. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un lien était
établi entre la chute des objets sur Terre et le mouvement des étoiles et
planètes autour de celle-ci. La suite, nous la connaissons tous : l’idée de
Newton était brillante et n’avait rien d’une théorie farfelue associant deux
concepts sans lien apparent.
Pourtant, tel était bel et bien l’avis de ses contemporains. Newton
parlait de la gravité comme d’une force qui agirait à distance, poussant les
objets les uns vers les autres comme par magie. On accordait alors aux
collisions une place prédominante : l’origine de tout mouvement, pensait-
on, venait des contacts qui s’opéraient entre les objets. Du reste, ce
raisonnement était plutôt logique : comment imaginer que des corps très
éloignés pussent exercer une influence les uns sur les autres ? Comment la
Terre pouvait-elle subir une force d’attraction du Soleil sans entrer en
contact avec lui de quelque façon que ce soit ? Grâce à Einstein, nous avons
désormais la réponse à cette question, mais lorsque Newton a élaboré sa
théorie de la gravité, ce n’était pas encore le cas. Nous n’avions qu’une jolie
formule mathématique, sans aucune preuve de sa véracité.
Nous savons aujourd’hui que Newton avait raison, dans les grandes
lignes en tout cas, grâce aux prédictions qu’il avait faites. En effet, celles-ci
correspondent très bien à ce que nous observons au moyen des instruments
et techniques beaucoup plus précis dont nous disposons aujourd’hui. Mais à
l’époque, rien n’indiquait que cette théorie, qui s’appliquait à la fois à la
Terre et aux autres planètes, prévalait sur les autres. Les valeurs mesurées
par les scientifiques s’en écartaient pour certaines assez conséquemment
(jusqu’à 4 %), mais Newton continuait de la croire meilleure que les autres.
Il faut admettre qu’elle était la plus « esthétique », car la plus simple, tant
du point de vue de la physique que des mathématiques.
L’avenir réserve parfois des surprises. Les physiciens ont continué de
tester la théorie de Newton. Grâce aux instruments actuels, qui sont bien sûr
beaucoup plus performants que tout ce que Newton pouvait utiliser, nous
savons que la marge d’erreur de sa théorie ne dépasse jamais 0,0001 %.
Sans que le principal intéressé n’ait jamais pu en avoir la preuve, il fut donc
bien inspiré d’accorder sa prédilection à une « belle » théorie. Les
prévisions mathématiques de cet homme, sous son pommier anglais, furent
d’une précision d’horloger suisse.
« Coïncidence ! » rétorqueront les sceptiques. Newton aurait-il
simplement eu de la chance, contrairement à tous ces autres mathématiciens
dont on a oublié les noms ? Peut-être, mais force est de reconnaître que
nous n’avons pas affaire à un cas isolé : l’histoire fourmille de ce genre de
« hasards ». Copernic a imaginé le modèle du système solaire que nous
utilisons aujourd’hui : le Soleil au milieu et la Terre en orbite autour de lui.
Son modèle était lui aussi plus « esthétique » – car fondé sur des formules
mathématiques plus simples et plus élégantes – que les autres, tous plus
complexes les uns que les autres, qui faisaient tourner le Soleil autour d’une
Terre centrale. Pourtant, il donnait des résultats plus médiocres. Copernic
avait raison dans les grandes lignes : l’orbite de la Terre a bel et bien la
forme d’une ellipse et non d’un cercle, mais ses prédictions donnaient des
résultats moins bons que les théories plus compliquées qui plaçaient la
Terre au centre du système solaire. Finalement, la théorie la plus simple, la
plus esthétique du point de vue mathématique, était pourtant meilleure.

e
La découverte de Paul Dirac au début du XX siècle fut encore plus
surprenante. Dirac s’intéressait à la mécanique quantique. Tout comme
Newton l’avait fait pour la gravité, cet autre physicien britannique s’était
fixé comme objectif d’expliquer divers phénomènes physiques par une
même théorie. Comme il était d’usage, il se servit d’un modèle
mathématique : une jolie formule aux yeux des scientifiques, qui donnait en
outre des résultats concordant avec les connaissances de l’époque.
Dirac avait toutefois un problème. Son modèle mathématique conduisait
parfois à des prédictions étranges. Le savant s’intéressait notamment à
l’électron, cette petite particule qui tourne autour du noyau de l’atome. Les
physiciens en savaient déjà beaucoup à ce sujet à l’époque et le phénomène
était très bien décrit par la formule de Dirac. Mais selon celle-ci, il devait
exister une autre particule, au comportement exactement contraire à celui de
l’électron. Personne n’en avait encore jamais observé et rien n’avait jusque-
là permis d’en soupçonner l’existence. La formule mathématique de Paul
Dirac apporta un nouvel éclairage.
C’est en tout cas de cette façon que nous voyons les choses aujourd’hui.
e
À l’époque, au début du XX siècle, Dirac et d’autres physiciens ont mis du
temps à comprendre. Dirac a d’abord suggéré que cette mystérieuse
particule inversée était un proton. Les protons étaient en effet déjà connus,
de même que leur charge électrique positive – contraire à la charge négative
des électrons. Mais cette théorie ne collait pas. Beaucoup plus lourds que
les électrons, les protons ne sauraient être leurs exacts contraires. Dirac ne
voyait pas d’autre solution que d’admettre l’existence d’une particule
supplémentaire : un positron ou un antiélectron.
Les mathématiques peuvent donc non seulement simplifier les
problèmes et conduire à de meilleures prédictions, mais aussi aboutir à des
prédictions portant sur des phénomènes encore complètement étrangers à la
connaissance humaine. Séduits par la beauté de la théorie de Paul Dirac, les
scientifiques se sont mis à rechercher cette nouvelle particule. Avec succès :
peu de temps après, Carl David Anderson prouva l’existence des positrons.
Le physicien américain reçut d’ailleurs le prix Nobel de physique en 1936
pour cette découverte. Le positron n’est pas que le contraire d’un électron,
il est la première particule d’antimatière jamais observée.
La physique a connu d’autres découvertes de ce type, d’autres cas où
des prédictions mathématiques d’abord considérées comme loufoques se
sont révélées justes. Vers 1823, le physicien Augustin Fresnel s’intéresse au
comportement de la lumière. Lui aussi découvre une belle formule
mathématique permettant d’expliquer le monde qui nous entoure. Sa théorie
s’applique à la réflexion de la lumière, par exemple dans un miroir.
Comment calculer la direction du faisceau réfléchi ?
Si vous prenez un miroir, la réponse vous semblera évidente : l’angle de
réflexion de la lumière sera égal à l’angle d’incidence. Un miroir reflète la
lumière avec une grande précision. Si vous vous placez juste en face de lui,
il vous renverra votre reflet en ligne droite. En revanche, si vous vous tenez
à gauche du miroir, vous ne verrez pas votre reflet, mais ce qui se situe du
côté droit du miroir, exactement à la même distance. La prédiction est alors
un véritable jeu d’enfant : un miroir réfléchit la lumière de façon
parfaitement prévisible.
Fresnel avait toutefois plus d’ambition : il entendait étudier la réaction
de la lumière lorsqu’elle traverse l’eau ou du verre translucide. Les choses
se compliquent, me direz-vous. Pourtant, la formule proposée par le
physicien n’est guère plus compliquée que celle appliquée aux miroirs. Il
lui a suffi d’y ajouter un symbole. Belle illustration d’une autre formule
mathématique à succès, mais qui s’accompagnait toutefois d’un problème à
l’époque de Fresnel : elle pouvait conduire à des bizarreries, prédisant
parfois un angle de diffraction impossible.
Les mathématiques utilisent des nombres complexes. Des nombres
supplémentaires, en quelque sorte, qui n’ont rien à voir avec la réalité. Des
nombres – du moins c’est ce qu’on pensait à l’époque – qui étaient bien
utiles pour faciliter les calculs, mais qu’on ne prenait pas toujours au
sérieux. Lorsque Fresnel obtint un nombre de ce type à la suite de ses
calculs, il paniqua. Son beau modèle avait produit une ineptie !
Mais il n’abandonna pas pour autant. Au contraire, il se mit en tête de
démontrer que cette ineptie était en réalité… correcte. Et il fut bien inspiré :
ces résultats étranges n’étaient en fait que la « traduction » d’un
comportement lui aussi curieux, mais bien réel, de la lumière. Même si
celle-ci passe de l’eau à l’air, elle reste parfaitement réfléchie, comme si la
surface de l’eau était un miroir. Les formules mathématiques de Fresnel ont
mis au jour un phénomène auquel les physiciens n’avaient pas pensé
jusqu’alors, mais que nous connaissons tous. Observez la réflexion de la
tortue à la surface de l’eau sur l’image qui suit. Ce résultat absurde dont je
vous parlais, ce nombre complexe dont personne ne voulait, est lié à cette
réflexion. Une fois encore, la belle formule mathématique est correcte ; une
fois encore, son étrange résultat met en évidence un élément qui avait
jusque-là été omis.
Les mathématiques démontrent donc leur utilité de diverses façons.
Elles simplifient les problèmes, mais permettent aussi aux physiciens de
faire de nouvelles découvertes. Uniquement parce que ces derniers sont
séduits par la beauté et l’ingéniosité des formules, qui les incitent à en
accepter plus facilement les prédictions. Même quand rien n’en prouve
l’exactitude, les scientifiques s’en tiennent à leurs formules. Souvent à
raison, comme nous l’avons vu à travers ces quelques exemples.
© Brocken Inaglory, 2008.
Reflet d’une tortue à la surface de l’eau

Bien entendu, cela ne fonctionne pas à tous les coups. Nombre de


théories, esthétiques ou non, ne se vérifient pas. Mais il est fascinant de
constater que les belles formules sont souvent justes et peuvent nous aider à
comprendre le monde qui nous entoure. Les mathématiques constituent une
sorte de puzzle qui ne demande qu’à être résolu. Quelles que soient leurs
formes ou la discipline, leur utilité n’est plus à démontrer.
Replongeons-nous un instant dans le monde abstrait de Platon. Un
univers aux antipodes du nôtre, où les nombres n’ont rien à voir avec le
monde réel tel que la physique s’emploie à nous le décrire. Comment se
fait-il que le monde des maths nous apprenne des choses sur le monde réel ?
L’exemple de Sherlock Holmes ne nous aide pas non plus à répondre à
cette question. Les aventures du détective ne sont certes pas aussi abstraites
que le monde de Platon, mais elles restent néanmoins le fruit de
l’imagination humaine. Les mathématiques auxquelles Newton a eu recours
ont été inventées avant que nous sachions qu’elles nous aideraient à
comprendre la gravité ! Les formules de Dirac existaient avant qu’un
physicien ne postule l’existence des positrons. De même, nous serions
étonnés d’apprendre que certaines des choses que Conan Doyle a inventées
et introduites dans ses livres pour servir son intrigue, sur le Londres de
l’époque de Sherlock Holmes par exemple, sont belles et bien vraies.
Nous pourrions donc formuler les choses comme suit : les
mathématiques sont fascinantes parce qu’elles fonctionnent. Une multitude
d’exemples le démontrent. Nous nous intéresserons d’ailleurs à un certain
nombre d’entre eux, qui concernent directement notre quotidien. Il nous
restera alors à trouver la réponse à cette question qui nous taraude :
comment est-ce possible ? Nous y reviendrons dans le dernier chapitre.
Ce n’est toutefois pas la question essentielle sur laquelle prétend se
pencher ce livre. Il s’agit plutôt d’une fascination qui a grandi en moi
depuis que j’ai commencé à travailler comme philosophe des
mathématiques. Une question qui s’inscrit dans la logique du raisonnement,
une fois que l’utilité de la discipline a été intégrée. Car à la réflexion,
pourquoi nous soucier de leur utilité si nous n’y avons jamais recours ? La
vraie question est donc celle-ci : peut-on mener une vie normale – et
heureuse – sans les mathématiques ?
UNE VIE SANS CHIFFRES

Sous un ciel bleu azur, un homme navigue sur le rio Maici, au cœur de
la forêt amazonienne. Une petite tribu vit sur ses rives. Elle n’entretient que
peu de contacts avec le monde extérieur. Chaque année, l’homme leur rend
visite dans l’espoir de ramener chez lui un maximum de noix du Brésil, de
caoutchouc et de produits naturels divers. Son embarcation est remplie de
ses habituelles « monnaies d’échange » : du whisky et du tabac. Lorsque
l’ivresse des membres de la tribu est à son comble, il arrive qu’ils offrent en
plus, contre une bouteille de whisky supplémentaire, une nuit d’intimité
avec l’une de leurs femmes ou de leurs filles.
Chacun y trouve ainsi son compte, car il faut reconnaître qu’il n’est pas
aisé de faire du commerce avec les Pirahãs. De fait, après deux cents ans de
troc, ils ne connaissent toujours pas plus de quelques mots portugais, qui
suffisent heureusement au marchand pour obtenir ce dont il a besoin, à un
prix défiant toute concurrence. Bien que les échanges ne soient pas régis par
une implacable logique : un jour, les habitants lui proposent un seau entier
de noix contre une cigarette ; la fois suivante, ils ne voudront pas en donner
plus d’une poignée contre une cartouche complète. Pour le reste, toute
l’opération se déroule de manière très simple. Les Pirahãs montrent les
marchandises du doigt, jusqu’au moment où l’étranger leur fait comprendre
qu’ils sont trop gourmands.
Il faut dire que cette tribu a une manière particulière de voir les choses.
Les Brésiliens acceptent difficilement l’idée de ne pas connaître à l’avance
le prix auquel ils vendront leur marchandise ; cette préoccupation s’avère
bien moins embarrassante pour les Pirahãs, qui ne connaissent pas les
nombres. Ils n’utilisent pas de prix fixe : ils en seraient bien incapables et
ne voient d’ailleurs aucune bonne raison de le faire, ce qui ne les empêche
pas de savoir à qui faire confiance – ou non – dans leurs échanges
commerciaux avec l’extérieur. Chacun sait quel commerçant est honnête et
quel autre tente constamment de leur acheter les marchandises en dessous
de leur valeur. C’est ce qu’explique Daniel Everett, linguiste et
anthropologue, qui a vécu pendant des années avec les Pirahãs. Il est même
l’une des seules personnes sur terre à parler à la fois le Pirahã et une autre
langue.
Dan Everett a découvert que les Pirahãs n’avaient pas de mots pour
désigner les nombres. Ils parlent de « petites quantités » ou de « grandes
quantités », mais n’ont même pas de mot pour désigner le chiffre « 1 », tout
comme ils n’ont pas d’équivalent du mot « rouge » ou de forme
grammaticale pour exprimer le passé. Les Pirahãs sont ainsi l’une des très
rares communautés d’êtres humains à ne pas du tout utiliser les
mathématiques. De plus, à l’instar de quelques autres langues, la leur, le
pirahã, n’a aucun mot pour décrire les lignes droites, les angles et la plupart
des autres figures géométriques. En résumé, les maths sont complètement
absentes de leur langage. Dans la mesure où cette discipline n’existe que
depuis cinq mille ans, on peut partir du principe que cette communauté hors
du commun nous offre un regard unique sur notre passé.
Les différences culturelles entre les Pirahãs et notre société occidentale
sont énormes. Ils ne se soucient ni de l’heure qu’il est ni de la valeur des
choses, et encore moins de l’argent qu’il leur reste pour finir le mois.
D’ailleurs, ils ne connaissent pas l’argent : leurs échanges se limitent
exclusivement au troc. Ce mode de vie n’est possible qu’en petits groupes,
au sein desquels chaque membre de la communauté connaît les autres. Ils
ne se soucient que des vivants et ne tiennent pas d’arbres généalogiques.
Les ancêtres sont « oubliés » dès le moment où tous ceux qui les ont connus
sont morts. La vie des Pirahãs se concentre ainsi sur l’instant présent – loin
de toute préoccupation mathématique.
À leur demande, Dan Everett a essayé quelque temps de donner des
leçons de mathématiques aux Pirahãs, en portugais. Ce fut un échec total.
Tous les jours, pendant huit mois, il a tenté de leur apprendre l’arithmétique
et la géométrie, en leur demandant par exemple de nommer dans l’ordre les
cinq premiers nombres du système numéraire ou de tracer une ligne droite
sur le sol. Durant tout ce temps, ils ne sont pas parvenus à acquérir la
moindre connaissance.
En sont-ils incapables ? Peut-être bien, mais au-delà de leurs aptitudes,
acquérir des savoirs « extérieurs » ne semble pas les intéresser. Ils ne
croient pas à l’existence de « réponses justes ». Quand Everett suggère qu’il
est possible de donner une mauvaise réponse à une question mathématique,
ils se contentent d’écrire quelques symboles et d’énumérer des chiffres dans
un ordre aléatoire. Parfois, ils se désintéressent complètement de la leçon en
cours pour raconter une anecdote récente. Même tracer une droite deux fois
de suite s’avère trop leur demander.
À vrai dire, les leçons de Dan Everett ressemblaient un peu aux cours de
maths que nous connaissons, à cette différence près qu’à l’origine les
Pirahãs étaient volontaires pour y assister. Toutefois, ils semblaient
beaucoup plus attirés par le pop-corn que leur professeur leur apportait et
par l’occasion de bavarder avec lui que par les mathématiques elles-
mêmes !

Sur une île, loin des Pirahãs


Il ne subsiste dans le monde que quelques communautés isolées qui
n’ont pas recours aux mathématiques. Les Pirahãs en sont un cas extrême,
dans la mesure où ils n’ont même pas de mots pour désigner les nombres,
mais, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, on trouve encore quelques peuplades
qui prospèrent sans pour autant faire appel aux maths ou presque – bien
qu’elles aient des mots pour en parler.
Les Lobodas vivent sur la petite île de Normanby, à l’est des plus
grandes îles de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Pour compter, ils se réfèrent
aux parties du corps. Ainsi, le mot désignant le chiffre « 6 », par exemple,
signifie littéralement « une main et un doigt de l’autre main ». Mais ce mot
ne leur est pas d’une grande utilité, car même dans les situations où nous
utiliserions des chiffres, ils s’en passent bien volontiers. Par exemple, nous
nous servons d’argent pour acheter toutes sortes de choses. Tout a un prix,
exprimé en chiffres.
Les Lobodas ont eux aussi recours à l’argent. Ou plutôt, ils ont des
pièces et des billets, que l’on peut échanger contre des euros. En revanche,
on ne peut pas offrir de l’argent à quelqu’un, par exemple à l’occasion de
l’une des nombreuses fêtes qu’ils organisent. Celui ou celle qui reçoit un
cadeau devra offrir la même chose en retour, la fois suivante. Imaginez que
votre voisin vous offre un panier d’ignames, une sorte de pomme de terre.
Lors de la prochaine fête, vous devrez lui apporter un panier d’ignames de
taille équivalente. Une somme d’argent, ou un objet de même valeur, n’est
pas envisageable. Il n’y a qu’une seule option : rendre exactement la même
quantité d’ignames.
Exactement la même quantité, vraiment ? Pas tout à fait. Car ils ne
comptent jamais le nombre d’ignames contenues dans un panier : ils
procèdent par estimation. Ils jugeront par exemple si le panier est rempli ou
seulement à moitié plein. Il peut donc y avoir un peu plus ou un peu moins
d’ignames : c’est sans importance.
Cet exemple n’est pas unique. Tout comme nous, les Lobodas ont
recours à des concepts tels que l’âge, la longueur et la durée. Lorsque nous,
Occidentaux, les évoquons, nous faisons systématiquement appel aux
chiffres : le nombre d’années d’une personne, le nombre de centimètres
d’un objet ou le nombre d’heures ou de minutes d’un événement. Nous
usons toujours de chiffres pour formuler ces informations. De leur côté, les
Lobodas exprimeront la longueur d’un objet en le comparant à quelque
chose de familier : une chaîne peut être aussi longue que votre avant-bras,
par exemple. Voilà qui rappelle notre ancienne utilisation de l’aune ou du
pied, à cela près que les Lobodas n’ont pas d’unités de mesure. Ils
trouveront totalement absurde de parler d’un objet de deux pieds de long.
Un objet peut être aussi long que votre avant-bras, mais s’il est plus long, il
l’est autant… qu’autre chose !
Ce mode de pensée se manifeste dans d’autres domaines. Les Lobodas
utilisent également la notion d’âge, mais ne l’expriment pas en années. Ils
se réfèrent plutôt à des groupes ou à des catégories : vous avez l’âge d’un
bébé, d’un enfant, etc. Idem pour le temps. Un événement dure aussi
longtemps qu’un trajet reliant le village à telle île, par exemple. Il est donc
possible de vivre parfaitement bien sans recourir aux maths ou aux nombres
de façon générale.
Et ce ne sont pas les Yupnos, autre tribu de Papouasie-Nouvelle-Guinée,
qui diront le contraire. Habitant dans des villages perchés à une altitude
d’environ deux mille mètres, dans la province de Madang au nord du pays,
ils comptent en désignant des parties du corps, tout comme les Lobodas.
Les pratiques peuvent varier d’un village à l’autre, mais, en général, leur
système correspond peu ou prou au schéma qui suit. Pour évoquer un
nombre, on utilise le mot correspondant à une partie du corps ou on désigne
cette partie du doigt. À condition toutefois d’être un homme, car, comme le
montre l’image, les femmes sont dans certains cas limitées par leur
anatomie…
Le système de numération des Yupnos

À l’occasion, il leur arrive de compter en utilisant des bâtons. À noter


qu’ils ne vivent pas dans un isolement total : la plupart des jeunes membres
de la communauté ont suivi une éducation « occidentale » et savent compter
en tok pisin, un créole à base lexicale anglaise, également appelé néo-
mélanésien.
Les Yupnos peuvent ainsi compter de trois façons différentes, mais ne
s’en servent finalement presque jamais. Ils ont fait en sorte d’attribuer à tout
ce qui s’achète une valeur fixe ne s’exprimant pas en nombre de pièces. À
la place, ils exposent leurs marchandises en piles dont la valeur correspond
exactement à une pièce de 10 toea. Les piles de tabac sont donc plus petites
que les piles de nourriture, par exemple. Il n’est pas possible d’acheter une
seule banane : l’unité de vente correspond à la valeur d’une pièce. On n’a
donc jamais besoin de compter ou presque.
À une exception près cependant, et de taille : la dot. Celle-ci se
compose généralement d’un certain nombre de cochons et d’une somme
d’argent. Elle se calcule de deux façons : les hommes comptent à voix haute
le nombre de cochons et de pièces, qui est « noté » au moyen de bâtons, ce
qui permet d’éviter les malentendus, puisque tout le monde ne compte pas
de la même façon. De plus, l’ordre des gestes du comptage a son
importance : si on passe aux oreilles juste après avoir montré les mains,
l’oreille droite vaut soudain 12 au lieu de 22 comme sur la figure
précédente ! Les bâtons constituent donc une aide précieuse.
Le calcul exact de la dot est très important pour les Yupnos. Certains
chercheurs ont profité de cet intérêt pour tenter de leur enseigner les
mathématiques, et plus précisément l’arithmétique, en se fondant sur les
dots, à la manière des enfants qui apprennent à compter sur leurs doigts ou
avec des pommes. Ils ont présenté le problème suivant à l’un des membres
les plus âgés de la tribu : « Tu as besoin de dix-neuf cochons pour te marier.
Si tu en possèdes déjà huit, combien de cochons te manque-t-il ? » La
réponse du vieux sage fut pour le moins surprenante : « Mon ami, je ne suis
pas assez riche pour me marier. Où diable trouverais-je tous ces cochons ?
Et puis je ne suis qu’un vieillard dépourvu de force. »

Sans commune mesure


Avons-nous besoin d’unités de mesure pour connaître les dimensions
des objets qui nous entourent ? Ne devons-nous pas au moins maîtriser les
bases de la géométrie pour édifier nos maisons ? Connaître les distances
pour tracer notre itinéraire ? Il semblerait que non, comme le démontrent les
Pirahãs, les Lobodas, les Yupnos et beaucoup d’autres cultures.
Autre exemple : les pirogues. Les communautés de Papouasie-
Nouvelle-Guinée en confectionnent à tour de bras. Il faut dire que le pays
est en grande partie constitué d’îles : les autochtones n’ont pas d’autre
moyen de se déplacer de l’une à l’autre. Il est donc primordial de disposer
d’embarcations solides qui ne lâchent pas soudainement en pleine mer.
Certaines tribus – les Yupnos, dans leur montagne, sont moins concernés
par cet exemple – y parviennent en comparant les nouvelles pirogues aux
embarcations plus anciennes. Les constructeurs ne s’appuient sur aucun
plan reprenant des dimensions standards et ne s’imposent pas d’exigence
quant à la taille minimale des troncs utilisés. Tout repose sur l’expérience
acquise à partir des modèles précédents.
À des fins de vérification, il peut quand même leur arriver d’effectuer
certaines mesures. Pas avec un mètre ruban ou un quelconque instrument un
tant soit peu précis, mais avec leur propre avant-bras ! Ou, comme sur les
îles Kiriwina, avec les pouces et la paume des mains. Le comble de la
sophistication ! Il faut dire que ces îles, particulièrement petites, incitent
plus souvent leurs habitants à prendre le large. Un niveau de précision
supplémentaire est donc le bienvenu.
Lorsqu’on fabrique une pirogue, l’épaisseur de la coque est un élément
primordial. Si le bois est trop fin, il risque de s’endommager plus
facilement ; s’il est trop épais, le bateau pourra accueillir moins de
marchandises ou de personnes. Mais cette raison ne semble pas suffisante
pour pousser les fabricants à en mesurer l’épaisseur minutieusement : ils
utilisent leurs jambes et leurs pieds pour l’évaluer, approximativement.
Certains vous expliqueront qu’ils peuvent détecter à l’oreille –
littéralement – si le bois a la bonne épaisseur, en tapotant la coque.
Impossible cependant de connaître la charge exacte qu’un bateau pourra
transporter avant de l’avoir mis à l’eau.
Dans cette région, une kyrielle d’ouvrages d’art se construisent aussi sur
la terre ferme sans qu’il soit possible d’en vérifier à l’avance la stabilité,
comme un pont au-dessus d’une rivière ou d’un ravin. Difficile de juger, à
vue d’œil, de sa solidité. Comment ont-ils fait pour s’assurer que leur pont
tiendrait ? Le mystère reste entier. Ils en bâtissent depuis si longtemps que
plus personne ne sait comment se sont déroulés les tout premiers essais.
Les Kewabis, qui vivent au milieu de l’île principale de Papouasie-
Nouvelle-Guinée, élaborent des ponts sans mesurer quoi que ce soit. Ils
estiment la distance qui sépare les deux rives. Ils se mettent ensuite en quête
de troncs d’arbre qui leur semblent suffisamment longs pour enjamber la
rivière. Idem pour les poteaux, qui doivent être assez hauts pour servir de
piliers. Imaginez le Golden Gate Bridge de San Francisco, lui aussi soutenu
par des pylônes et des câbles : le système ne fonctionne que si ces pylônes
dépassent du tablier du pont, ce qui nécessite des câbles longs et épais.
Les Kewabis maîtrisent tout à fait leur technique des ponts, en se
fondant uniquement sur leur aptitude à estimer les longueurs et leur grande
expérience. De même, ils bâtissent leurs maisons grâce à leurs estimations
et à leur savoir-faire, bien que les variations soient beaucoup plus
nombreuses dans ce cas : telle tribu privilégie toujours des habitations
carrées, telle autre exclusivement des rondes.
L’une des astuces utilisées à Finschhafen, dans l’est de la Papouasie-
Nouvelle-Guinée, consiste à fabriquer une corde de la longueur exacte de la
future maison. Les Kâtes élèvent des logements rectangulaires. Deux
cordes, une pour la longueur, l’autre pour la largeur, leur fournissent un
étalon bien pratique. Les cordes sont également utilisées pour s’assurer de
collecter des quantités suffisantes de matériaux de construction. Une
opération qui a en outre le mérite d’épargner des efforts inutiles : personne
n’a envie d’abattre dix arbres de trop.
Gageons toutefois que toutes les communautés ne bâtissent pas avec
une telle précision. Une tribu de la province de Madang édifie ainsi des
maisons sans cordes ni outils de quelque nature que ce soit. Elle reproduit
une sorte de modèle standard : les fondations d’une maison se composent
de neuf ou de douze pieux, tous à peu près également espacés. Sur cette
base est posée une maison rectangulaire, construite intégralement « à vue de
nez ».
Certaines tribus qui vivent en altitude préfèrent les maisons rondes, sur
pilotis, comme dans le village de Kaveve. L’entrée est un trou rond, creusé
dans le sol, juste au bord du plus grand cercle formant les contours de
l’habitation. Un foyer est disposé au centre de la pièce. Ces deux cercles
sont tracés à l’aide de cordes. Il importe que l’entrée soit aussi petite que
possible afin de limiter les courants d’air. Pour en déterminer la taille, les
villageois se fondent sur la corpulence de la personne la plus massive du
village. Si elle parvient à s’y glisser, le trou est assez grand !
Des mesures sont donc effectuées, mais de façon limitée. Personne ne
calcule la quantité de bois nécessaire, ni même la superficie de la maison.
La collecte des matériaux et la construction elle-même s’opèrent toujours
intuitivement. Le rôle des cordes se limite à définir la taille approximative
de certains éléments. L’édification de maisons, ponts et pirogues ne
nécessite donc aucunement l’usage des mathématiques.

De petites quantités
Une multitude de cultures sont dans le même cas. Il suffit aux membres
de ces communautés de procéder par estimation : l’opération est rapide et
les résultats satisfaisants. Et peu importe qu’ils disposent d’un système de
numération et qu’ils soient capables de calculs, ils n’en voient pas la
nécessité. Comment l’expliquer ? Quelles sont les aptitudes nécessaires au
commerce, à la production de nourriture en suffisance, à la construction de
ponts ? La science a apporté des réponses à ces questions au cours des
dernières décennies. Certaines zones de notre cerveau nous permettent de
manipuler des quantités. Nous pouvons ainsi, par exemple, nous faire une
idée relativement précise des longueurs et reconnaître un carré sans le
moindre problème. Même si nous n’avons jamais suivi de cours de maths
de toute notre vie !
Les zones de notre cerveau qui sont responsables de ces compétences
peuvent être divisées en trois parties. La première concerne les quantités
inférieures à quatre. Elle nous permet de détecter immédiatement la
différence entre une pomme et deux pommes. La deuxième zone concerne
les quantités supérieures ou égales à quatre. La dernière région nous permet
de reconnaître les formes géométriques. Cela explique notamment pourquoi
quelqu’un qui n’a jamais vu de carte routière parviendra tout de même à en
utiliser une pour trouver son chemin. Nous sommes en outre bien « armés »
pour manipuler mentalement les petites quantités, et ce, dès notre plus jeune
âge.
Quelques semaines à peine après la naissance, nous savons faire la
distinction entre « un » et « deux ». Il s’agit là de l’une de nos compétences
innées. Bien entendu, je ne parle pas ici de la différence entre les chiffres
« 1 » et « 2 » en tant que symboles, mais bien entre les quantités qu’ils
représentent. On a par exemple observé une réaction de surprise chez des
nourrissons qui voient soudain apparaître deux points sur une feuille de
papier, après avoir regardé un moment une feuille où figurait un seul point.
Cet étonnement démontre qu’ils perçoivent une différence. Les
scientifiques analysent ce phénomène en mesurant combien de temps le
nourrisson regarde la feuille de papier. On sait en effet qu’un bébé s’ennuie
très rapidement et qu’il aura donc tendance à observer moins longtemps ce
qu’il connaît. On peut déduire de sa plus grande attention qu’il remarque la
« nouveauté » sur la deuxième feuille.
Les scientifiques peuvent ainsi étudier en détail ce que les bébés
comprennent du monde qui les entoure. Ces recherches mènent à des
découvertes surprenantes. Les bébés semblent ainsi être capables
d’additionner et de soustraire. Si vous présentez deux poupées à un bébé,
puis que vous en retirez une, le bébé s’attendra à ce qu’il ne reste qu’une
seule poupée. À l’inverse, si vous lui montrez d’abord les deux poupées,
puis que vous en retirez une, mais qu’il en reste encore deux lorsque vous
levez le rideau, le bébé sera très surpris. On pourrait en déduire qu’avant
même de disposer de la moindre connaissance en arithmétique, un bébé a
l’intuition que « 2 - 1 = 1 » est correct et que « 2 - 1 = 2 » ne l’est pas !
La réalité est un peu différente. Nous connaissons aujourd’hui l’origine
de la surprise des tout-petits : l’apparition d’une poupée dont ils ignoraient
jusque-là l’existence. L’inverse se vérifie si vous leur montrez « 1 + 1
= 1 » : ils sont étonnés qu’une poupée ait disparu sans qu’ils s’en rendent
compte. Ces réactions sont dues aux réflexes de notre cerveau, qui suit de
près tout ce qui se passe autour de nous. Constamment en alerte, il
enregistre la couleur des objets de notre entourage direct, leur taille
approximative, l’endroit où ils se situent, etc. Nous stockons ces
informations de façon automatique lorsque nous portons notre attention sur
notre environnement. Nous possédons cette capacité dès notre naissance, ce
qui explique la réaction des nourrissons.
Notre cerveau ne peut toutefois pas enregistrer tout dans les moindres
détails ; la quantité d’informations ainsi captées varie d’une personne à
l’autre et d’une situation à l’autre. Pour les bébés, ce nombre d’informations
semble être limité à trois. Une autre expérience invite des nourrissons à
faire un choix entre deux options. Sur leur gauche se trouve une boîte
contenant un biscuit, qui y a été placé devant les bébés. Ils savent donc ce
que la boîte contient. Sur leur droite se trouve un autre récipient contenant
quatre biscuits, que les bébés ont également vus. La question posée par les
scientifiques est la suivante : quelle boîte choisiront-ils ?
Curieusement, il ne s’agira pas toujours de la boîte de droite. On
pourrait croire que les bébés capables de faire la différence entre un et trois
biscuits pourraient aussi distinguer celle entre un et quatre biscuits. À y
réfléchir, l’écart étant plus flagrant, l’exercice devrait même être encore
plus facile. Faux ! Si vous placez un biscuit dans une boîte et quatre dans
une autre, ils n’auront aucune idée de celle qui en contient le plus. Leur
choix deviendra alors totalement aléatoire. La zone concernée du cerveau
est en quelque sorte surchargée, provoquant l’abandon de la tâche. Au cours
des vingt-deux premiers mois de leur vie, les enfants en bas âge ne peuvent
faire la différence entre un et quatre.
Le changement qui s’opère à l’âge de vingt-deux mois n’est pas dû à
une évolution soudaine du cerveau. Les scientifiques ne savent pas
expliquer ce phénomène avec précision. Il est lié à l’acquisition du langage,
les enfants étant plus enclins à faire la différence lorsque leur langue fait la
distinction entre singulier et pluriel. En japonais, par exemple, celle-ci n’est
pas claire, de sorte que les petits Japonais ont besoin de plus de temps pour
apprendre à faire cette différence. Ils ne commencent d’ailleurs
l’apprentissage des chiffres que plus tard. Un retard bien vite rattrapé, en
raison des particularités de chaque langue. Les enfants qui parlent
néerlandais mettent plus de temps à apprendre les nombres supérieurs à
vingt, car dans cette langue, les chiffres sont inversés. Ils disent ainsi
littéralement « un et vingt » au lieu de « vingt et un », ce qui a tendance à
ralentir leur apprentissage. Et c’est encore pire en danois, où « 90 » se dit
halvfemsindstyve, soit littéralement « cinquième moitié (4,5) fois vingt »,
sans parler de la langue française et de son « quatre-vingt-dix », qui n’est
pas beaucoup plus simple !
La langue a donc une influence sur l’apprentissage des chiffres, même
si, en définitive, il s’agit surtout de la capacité à faire la différence entre
« une seule chose » et « plus d’une seule chose ». C’est sans doute sur cette
base que les enfants apprennent la signification du mot « un ». Quoi qu’il en
soit, avant cette étape, tous ignorent comment fonctionnent les nombres. Ils
peuvent les énumérer à la façon d’une liste, mais si vous leur demandez un
seul câlin, ils vous en feront un nombre aléatoire, indépendamment du
nombre de fois où vous leur aurez fait répéter la liste pour apprendre à
« compter ».
Telle est donc la façon dont nos compétences progressent à partir de nos
acquis à la naissance. En apprenant le sens de « un », nous pouvons
apprendre le sens de « deux » : « un et encore un ». L’accès à cette logique
n’est possible que par l’entremise des zones de notre cerveau qui
manipulent les quantités. Très pratique, il faut bien l’admettre, surtout pour
apprendre les chiffres. Car pour les peuplades mentionnées au début de ce
chapitre, la zone du cerveau qui « gère » les grandes quantités est encore
plus importante.

L’art de l’approximation :
notre cerveau et les grandes quantités
Dès qu’il y a plus de trois éléments, une autre zone du cerveau prend le
relais, dès la naissance. Les bébés peuvent immédiatement faire la
différence entre quatre et huit points. Le seul souci – et c’est une différence
notable avec la zone dédiée aux petites quantités – est qu’elle ne fonctionne
pas dans tous les cas. Ils feront la distinction entre huit et quatre points,
mais pas entre quatre et six.
Pourquoi ? Parce que nous sommes incapables de déduire avec
précision, simplement par l’observation, un nombre de points au-delà de
trois ou quatre. Les nouveau-nés pourront faire la distinction entre deux
feuilles de papier dont l’une contient deux fois plus de points que l’autre.
Tout dépendra donc du rapport entre les deux nombres. En effet, il est
beaucoup plus difficile de distinguer en un coup d’œil la différence entre
cent et cent cinq qu’entre cinq et dix.
Naturellement, la capacité de discrimination visuelle se perfectionne
avec le temps. Quelques mois après leur venue au monde, les bébés peuvent
déjà voir la différence entre quatre et six points, c’est-à-dire une quantité de
points seulement une fois et demie plus grande que la première. Chez les
adultes, certains parviennent même à faire la différence entre douze et treize
points. Ce n’est pas toujours le cas, mais plus de la moitié des gens
réussissent généralement l’exercice. En revanche, faire la distinction entre
vingt et vingt et un sans compter est impossible ou presque.
En définitive, on obtient donc de meilleurs résultats en comptant. Les
chiffres nous apportent de la précision, contrairement à l’intuition fondée
sur notre vision. C’est pourquoi les Lobodas ne savent pas combien
d’ignames ils ont données exactement, mais seulement à peu près. Si
quelqu’un revient avec une quantité bien supérieure ou inférieure, on le
remarquera immédiatement. Mais s’il y en a une de plus ou de moins,
personne ne s’en rendra compte.
Le traitement de cette information diffère donc de celui des petites
quantités, bien que les bébés semblent parfois déjà capables de manipuler
de grandes quantités. En se fondant sur l’expérience « 2 - 1 = 2 », des
scientifiques ont tenté de savoir si les bébés réagiraient à un énoncé de type
« 5 + 5 = 5 », représenté cette fois par des poupées. L’expérience fut
concluante : alors que « 5 + 5 = 10 » les avait laissés complètement de
marbre, une réaction de surprise a bel et bien été observée avec « 5 + 5
= 5 ». Devons-nous en déduire qu’ils sont déjà capables de calculer ?
Ce fut en tout cas la conclusion des chercheurs qui ont dirigé cette
expérience en 2004. Mais, une fois n’est pas coutume, nous en savons plus
aujourd’hui… Si les bébés sont en effet surpris à la vue de « 5 + 5 = 5 », en
revanche, ils ne le sont pas à la vue de « 5 + 5 = 9 », qu’ils trouveront tout
aussi normal que « 5 + 5 = 10 ». Ils sont en effet incapables de faire la
distinction entre neuf et dix. Les bébés sont donc surpris de ne voir plus que
cinq poupées, parce qu’ils escomptaient en trouver d’autres. Ils n’en
attendaient pas forcément dix, juste un peu plus que cinq.
Malheureusement, ils n’auront d’autre choix que d’apprendre à additionner
et à soustraire.

Comment notre cerveau fait-il pour percevoir ces différences ? La


question divise toujours la communauté scientifique. Avant de vous livrer
mon avis personnel, quelques explications s’imposent sur le fonctionnement
de cette zone de notre cerveau responsable de l’appréciation des
dimensions, du temps qui passe et d’une série d’autres choses.
Nous ne pouvons pas évaluer une longueur à l’œil nu avec une très
grande précision. Bien sûr, nous savons tout de suite quand un objet est
deux fois plus long qu’un autre. Nous sommes également capables
d’identifier la longueur et la largeur de la table rectangulaire à laquelle nous
sommes assis, mais, en revanche, nous ne pouvons en déterminer les
dimensions au centimètre près, seulement tenter de les deviner, mais notre
estimation sera sans doute fausse. Il en va de même de la durée : je peux me
faire une idée raisonnable du temps qui passe. Je peux aisément faire la
différence entre dix secondes et cinq minutes, comme je devrais
normalement pouvoir distinguer celle entre une heure et deux heures. En
revanche, ce ne sera pas possible entre une heure et une heure plus une
minute.
Notre façon d’appréhender les durées et les longueurs ressemble donc à
s’y méprendre à notre manière de percevoir les quantités. Les bébés
peuvent, eux aussi, discriminer des longueurs, et ce dès leur naissance. Ils
se rendent également compte de la différence de durée entre deux sons, à
condition qu’ils soient suffisamment espacés. Au fur et à mesure que nous
vieillissons, ces différences deviennent de plus en plus évidentes, de sorte
que nous distinguons de mieux en mieux longueurs et durées. Cependant,
sans l’aide de mesures, ces estimations demeurent imprécises. Pour chaque
pont qu’ils construisent, les Kewabis en sont réduits à espérer que leurs
troncs d’arbre seront suffisamment longs pour enjamber la rivière – ce dont
ils ne seront sûrs qu’en les mettant en place.
Nous sommes tous dotés de cette faculté de discernement et
d’évaluation. Elle est innée et se perfectionne avec le temps. Nous la
partageons d’ailleurs avec d’autres espèces : non seulement les singes, mais
aussi les rats et les poissons rouges peuvent discriminer les quantités et les
longueurs. Le cerveau de presque tous les animaux est en effet « équipé »
d’une zone dédiée à cette activité. Mais comment opère-t-elle exactement ?
Selon moi, tout repose sur notre faculté d’appréciation de la longueur et
de la durée. Notre cerveau utilise ces informations pour penser en termes de
« quantités ». Autrement dit, les dimensions nous servent en quelque sorte
de tremplin – ou de béquille – pour l’appréciation de données plus
abstraites, y compris l’estimation de quantités.
Cette théorie se fonde sur la constatation que nous pouvons « tromper »
notre cerveau grâce à toutes sortes d’illusions d’optique. Celles-ci apportent
la preuve que notre cerveau traite les longueurs de la même façon que les
quantités. Une conclusion qui n’a rien d’étonnant, puisque le cerveau
apprend au sujet des quantités en se fondant sur les longueurs observées
grâce à la vision.
Prenons l’exemple suivant. Jetez un rapide coup d’œil à la figure ci-
après puis, sans réfléchir trop longtemps et surtout sans compter, essayez de
déterminer quel cercle gris contient le plus de points noirs. Selon toute
vraisemblance, vous choisirez le cercle de droite : il est rempli de façon
beaucoup plus dense, il doit donc compter plus de points. Mais il s’agit
hélas d’une illusion. Vérifiez-le par vous-même : les quatre cercles
contiennent exactement le même nombre de points. Pourtant, au premier
regard, on a l’impression d’une augmentation de la gauche vers la droite.

Quatre cercles, quatre fois le même nombre de points

Une erreur classique, qui nous renseigne sur la façon dont notre cerveau
opère. Les exemples où celui-ci se laisse influencer sont nombreux.
Lorsqu’on compare des nombres, leur position respective (à gauche ou à
droite) a une grande influence sur notre raisonnement. Ainsi, quand nous
devons déterminer si un nombre est plus grand ou plus petit qu’un autre, il
est utile qu’il se trouve déjà du « bon » côté. Pour un nombre plus petit, il
s’agira du côté gauche. Les nombres les plus grands seront nécessairement
à droite. C’est en tout cas la logique à laquelle notre cerveau se conforme.
Nous répondons plus rapidement lorsque les nombres sont présentés du
« bon côté ». Lequel de ces deux nombres est le plus grand ? 5 ou 9 ?
Lorsque 9 est à droite, vous répondrez plus vite. Bien entendu, la différence
de temps de réaction est trop infime pour que nous la percevions, mais un
appareil de mesure est capable de la détecter.
Cette logique du cerveau n’est cependant pas universelle. Pour les
personnes qui parlent hébreu par exemple, c’est exactement l’inverse : dans
leur cas, il est plus facile de conclure que 5 est inférieur à 9 lorsque le
nombre le plus petit est à droite. Pourquoi ? Tout simplement parce que
l’hébreu se lit de droite à gauche, et non de gauche à droite. Pour des
personnes bilingues, l’expérience peut être encore plus déroutante.
Imaginons quelqu’un qui parle à la fois l’hébreu (de droite à gauche) et le
russe (de gauche à droite) : tout dépendra de la langue dans laquelle il ou
elle aura lu en dernier lieu ! Un article de presse en hébreu ? L’exercice sera
plus facile avec les nombres supérieurs à gauche. Une brochure touristique
en russe ? Le cerveau préférera voir les nombres supérieurs à droite.
Notre cerveau associe donc les nombres à ce que nous voyons. La
position d’un nombre inscrit sur une feuille influence la façon dont le
cerveau le traite. Non seulement dans le cas d’un nombre précis, comme 5
ou 9, mais aussi lorsqu’il s’agit de points dans un cercle. Du reste, l’être
humain n’est pas le seul concerné par ce phénomène. Les poussins préfèrent
aussi voir à droite les plus grands nombres, exprimés sous forme de points.

Reconnaître des formes géométriques,


à la portée du premier poussin venu
Nous savons donc désormais comment certaines tribus parviennent à
faire des affaires et à construire ponts et bateaux sans recourir aux
mathématiques. Toutes ces activités sont associées, de près ou de loin, aux
nombres. Mais un autre champ des mathématiques revêt une grande
importance pour nos sociétés : la géométrie.
Pour bâtir des maisons, par exemple, nous devons comprendre un
minimum les formes, pouvoir évaluer l’impact sur la surface lorsqu’on
accroît la longueur d’une pièce ou lorsqu’on modifie le rayon d’un cercle.
Heureusement, nous sommes également dotés de facultés géométriques
innées.
Mieux encore : notre cerveau est muni d’une zone dédiée aux formes,
qui nous aide d’ailleurs beaucoup lorsque nous devons retrouver notre
chemin.
Les humains en sont équipés, mais aussi d’autres animaux, comme les
poussins (encore eux), qui sont capables de reconnaître des formes simples
et même de les utiliser, notamment pour retrouver de la nourriture cachée
par un chercheur en neurosciences. Cette région du cerveau s’apparente
même à un véritable système de navigation, qui permet à l’oiseau migrateur
de suivre la position du soleil et des étoiles pour voler dans la bonne
direction. Les insectes utilisent des « sentiers olfactifs » pour retrouver leurs
nids, mais la reconnaissance des formes leur est parfois bien utile aussi,
quand le nid se trouve au milieu d’un cercle ou dans le coin d’un rectangle.
Nous pouvons facilement reproduire ce genre de situations. Les
chercheurs procèdent ainsi pour évaluer la capacité des animaux à
reconnaître les formes, en cachant un peu de nourriture dans une forme
spécifique et en observant ensuite les endroits où les animaux iront la
chercher. Réalisons cette expérience, avec notre ami le poussin. Partant du
centre d’un rectangle, l’oisillon est invité à retrouver une graine placée dans
l’un des coins. Pour lui compliquer la tâche, on le fait tourner très
rapidement plusieurs fois sur lui-même avant de le lâcher. Il apparaît assez
rapidement que le poussin se souvient de l’endroit où a été cachée la graine,
à savoir, quand il se tient au milieu du rectangle, dans l’angle situé à droite
d’un long mur (c’est-à-dire d’une des deux longueurs du rectangle). C’est
en tout cas ce que nous pouvons déduire de son comportement, car, après
avoir tourné plusieurs fois sur lui-même, l’oisillon part explorer deux
endroits : le coin supérieur droit et le coin inférieur gauche, soit l’endroit où
se trouve la graine et l’endroit tout à fait à l’opposé. Une stratégie parfaite,
puisque en étant désorienté, il lui est impossible de déterminer lequel des
deux abrite la graine, il va donc les inspecter tous les deux.
Il arrive parfois que le poussin ne parvienne pas à reconnaître la forme
du rectangle dans lequel il se trouve. Dans ce cas, le poussin va chercher la
graine aux quatre coins. Mais, de façon générale, les poussins sont plutôt
doués pour reconnaître les formes géométriques.

D’autres animaux sont capables de reconnaître des formes, avec des


limites similaires. Les rats, les pigeons, les poissons et les macaques rhésus
ont tous démontré cette capacité. Idem chez les petits humains ! Un enfant
devant retrouver un bonbon dans une pièce rectangulaire n’ira le chercher
qu’à deux endroits : dans l’angle opposé et, s’il ne l’y trouve pas, dans le
bon angle. Le plus surprenant est que les jeunes enfants adoptent ce
comportement, même s’ils ne disposent pas d’indices supplémentaires (par
exemple une couleur spécifique pour le mur du côté du bonbon). Ce n’est
qu’à un âge plus avancé qu’ils apprennent à se servir de ce genre
d’information.
Les plus sceptiques se demanderont si ces expériences prouvent
réellement que les enfants et les animaux reconnaissent les formes. Savent-
ils vraiment ce qu’est un rectangle ? Ou se souviennent-ils simplement
qu’un bonbon a été caché dans l’angle à la gauche duquel se trouve un long
mur ? D’autres recherches menées sur cette question confirment qu’il s’agit
bel et bien d’une compréhension des formes, et pas uniquement d’angles et
de longueurs de côté.
Mon cerveau est par exemple capable de se représenter la pièce dans
laquelle je me trouve. Non seulement je me souviens que mon bureau est
installé dans l’angle, à la gauche duquel se trouve le mur le plus long, mais
je sais aussi que la porte se trouve à côté du coin arrière droit, qu’un autre
bureau est disposé dans le coin gauche derrière moi, et ainsi de suite. Il faut
avouer que je connais très bien cet espace, puisque j’y travaille presque tous
les jours. Mais même lorsque vous entrez dans une pièce que vous n’avez
jamais vue auparavant, votre cerveau en établit une représentation mentale.
Même les yeux bandés, vous pourriez indiquer la forme générale de la pièce
et en mentionner les principaux éléments.
En revanche, vous peinerez probablement à indiquer votre position
précise dans la pièce. Faisons l’expérience. Supposons que vous portiez un
bandeau sur les yeux. Faites plusieurs tours très rapidement sur vous-même
de façon à vous désorienter. De toute évidence, vous ne serez plus en
mesure de désigner l’emplacement des différents objets dans la pièce. Mais
vous pourrez toujours décrire la pièce et les éléments qui la composent. La
représentation mentale de l’espace est correcte, mais votre cerveau n’a
aucun repère à sa disposition pour savoir où vous êtes.
Pour être capable de vous forger cette image mentale, vous devez
pouvoir reconnaître les formes géométriques, au moins dans une certaine
mesure : le nombre d’angles, les proportions de la pièce, la longueur des
murs, la hauteur sous plafond, etc. Cet exemple concerne les adultes, mais
les scientifiques ont suffisamment d’indications pour supposer que ces
principes s’appliquent également aux animaux et aux enfants. Les carrés,
les cercles et toutes les formes géométriques seraient même traités par des
neurones indépendants dans notre cerveau.
Grâce à ceux-ci, même les membres de peuplades reculées peuvent
comprendre et se représenter ces figures, sans jamais avoir suivi de cours de
mathématiques. C’est le cas des Mundurukús, un peuple qui vit à différents
endroits de la forêt amazonienne. Comme les Pirahãs, ils n’utilisent pas
les mathématiques et se fient entièrement à leurs compétences innées.
Les Mundurukús ont également accepté de se soumettre à différentes
expériences en lien avec les formes géométriques. Un membre de la tribu
reçoit une feuille de papier sur laquelle sont représentées six formes
identiques, à l’exception d’une seule. Par exemple, cinq lignes droites et
une courbe. La question est de savoir si les sujets reconnaissent cette
différence sans formation mathématique, de façon analogue à l’expérience
des poupées chez les nourrissons. Il n’a pas été possible de tirer des
conclusions catégoriques. Parfois, les sujets y sont parvenus, comme dans le
cas des droites et des courbes, d’autres fois ils ont échoué, comme dans le
cas d’un point placé au milieu d’un segment ou ailleurs sur ce même
segment.
Mais malgré les quelques revers enregistrés, dans le cas précis des
formes et des distances, les sujets n’ont pas eu besoin de leçons
supplémentaires : ils les comprenaient suffisamment pour lire, sans
instructions, une carte représentant un espace limité. La figure suivante
reprend l’une des cartes utilisées lors de l’expérience avec les Mundurukús.
Trois formes géométriques sont dessinées dans un rectangle. L’une des trois
présente une couleur différente. L’exercice consiste à retrouver cette forme
dans un « véritable » rectangle tracé sur le sol. Après avoir étudié la carte,
le sujet se retourne et observe le rectangle devant lui contenant les trois
formes géométriques, représentées par de vrais cylindres. L’un d’eux
présente une couleur différente, comme sur la carte. Le sujet s’avance et
saisit le cylindre, ce qui prouve qu’il a compris que la carte était la
représentation du rectangle tracé au sol. L’expérience est également
concluante lorsque la forme à trouver est de la même couleur que les autres.
À noter toutefois que cette faculté de lire une carte a aussi ses limites.
Certaines formes s’avèrent plus « difficiles » à appréhender que d’autres, et
l’exercice est plus compliqué quand la figure à retrouver est de la même
couleur que les autres. De plus, nos cartes routières habituelles présentent
un niveau d’abstraction supplémentaire : elles ressemblent moins à
l’environnement qu’elles représentent que les cartes utilisées au cours de
cette expérience. Mais en tout état de cause, celle-ci démontre que l’être
humain est parfaitement capable de traiter des informations géométriques
sans avoir suivi la moindre formation mathématique.

La lecture des cartes par les Mundurukús

Les maths, à quoi bon ?


Une multitude de cultures sont donc capables de vivre sans
mathématiques et nous pouvons tous mener une vie heureuse sans jamais
recourir aux chiffres ou à la géométrie. Nous devons cette faculté à nos
compétences innées, qui nous permettent de comprendre et d’évaluer, avec
une relative fiabilité, les quantités, les distances et les formes. Notre
cerveau est conçu de telle façon que nous n’avons pas besoin des
mathématiques pour estimer le nombre d’ignames contenues dans un
panier, la distance qui sépare deux rives ou le nombre d’arbres nécessaires à
la construction d’une maison. Autant de choses que nous pouvons faire sans
utiliser les mathématiques, grâce à nos compétences innées.
Il ne faut toutefois pas confondre ces facultés innées avec les
compétences mathématiques, qui devront nécessairement être acquises. Un
bébé ne sait pas ce qu’est un chiffre et ne connaît rien à la géométrie. Il
reconnaît les formes, mais ne peut les analyser, les exploiter, les « penser ».
Et cette réflexion est justement au cœur du champ des mathématiques. Pour
pouvoir la mener, vous devez être capable de reconnaître un carré, mais ce
n’est pas suffisant.
On peut se demander à quoi bon ? Nous venons de démontrer par A+B
que l’être humain n’avait pas besoin des mathématiques pour survivre.
Pourtant, partout dans le monde et de tout temps, des hommes et des
femmes ont jugé nécessaire de s’y intéresser : de la Mésopotamie à
l’Égypte, de la Grèce à la Chine. Ils ont estimé que l’apport de
l’arithmétique et de la géométrie était tel qu’ils ne pouvaient pas s’en
passer. De quel apport parle-t-on ? C’est le sujet du chapitre qui suit.
LES MATHÉMATIQUES, IL Y A TRÈS,
TRÈS LONGTEMPS

Un contremaître fait ses comptes dans sa maison près d’Oumma, une


cité du pays de Sumer, au sud-est de la Mésopotamie antique, sur le
territoire de l’actuel Irak. Nous sommes en 2034 av. J.-C. et le roi Shulgi
règne sur la région. Le contremaître est tracassé. Chaque année, l’État
réclame un nombre de jours de travail à son équipe et, chaque année, il lui
en manque. Au fil du temps, il a accumulé une dette de 6 760 jours. Cette
année, en partie à cause d’une erreur de calcul de sa part, elle est passée à
7 421. Il s’agit d’une dette au sens où nous l’entendons aujourd’hui, car les
journées de travail sont considérées comme des biens appartenant à l’État.
À la mort du contremaître, l’État décidera de vendre sa maison et ses biens
afin de rembourser la dette.
La vie n’est pas facile pour les contremaîtres et leurs travailleurs. Les
femmes ne bénéficient que d’une journée de repos tous les six jours, les
hommes en bonne santé tous les dix jours. La retraite n’existe pas ; les
personnes âgées continuent à travailler, généralement jusqu’à leur mort.
Comment le roi Shulgi fait-il pour gérer son royaume et ne rien oublier ?
Réponse : il tient une comptabilité. Le contremaître lui fournit un véritable
rapport annuel, comme en dressent aujourd’hui encore les entreprises.
Shulgi supervise son État au moyen d’un système de comptabilité par partie
double, avec d’un côté un compte crédité et de l’autre un compté débité,
accompagné de preuves et de justifications : reçus, factures, bons de
valeur, etc. La comptabilité de Shulgi disparaîtra après son règne et ne
refera surface en Europe que 3 500 ans plus tard, au début du XVIe siècle.

La comptabilité en 2000 av. J.-C.

Dans son ensemble, le système était effrayant. Le nombre de jours de


travail requis était si ridiculement élevé que tous les contremaîtres, sans
exception, étaient endettés. Le seul véritable avantage du système est qu’il a
laissé derrière lui un grand nombre de tablettes d’argile, qui font
aujourd’hui la joie des archéologues. Ces reçus, factures et autres rapports
annuels sont dans un bon état de conservation, ce qui explique pourquoi
nous en savons autant sur le contremaître d’Oumma et ses semblables. À
l’exception de quelques taches grises et détériorations mineures, ce rapport
annuel de 2034 av. J.-C. est parfaitement lisible.
Il démontre également l’utilité des chiffres pour tenir une comptabilité.
Il est en effet bien plus facile de planifier et de suivre les jours de travail en
comptabilisant des quantités exactes. En outre, l’arithmétique facilite
clairement la gestion dans le cas d’un grand groupe d’ouvriers. Les
mathématiques n’ont d’ailleurs connu leur essor que lorsque les individus
ont commencé à se réunir en groupes plus larges et à édifier des villes.

Vive la simplification fiscale !


Bien avant le règne du roi Shulgi, la Mésopotamie, dont le territoire
correspond peu ou prou à l’Irak actuel, abrite presque exclusivement des
chasseurs-cueilleurs. Les premières colonies s’installent dans la région vers
8000 av. J.-C., où elles commencent à cultiver des céréales, des légumes et
des fruits. Elles prospèrent très rapidement : grâce aux deux grands fleuves
de la région et à un ingénieux système d’irrigation, elles peuvent nourrir des
villes entières. La taille des communautés augmente et les contacts entre les
villes se multiplient. Les marchands se mettent à voyager dans l’espoir de
faire des affaires avec l’extérieur. La nécessité de se doter d’une autorité
centrale s’impose. Les populations tribales pouvaient s’en passer, car tout le
monde se connaissait, mais c’est désormais impossible : les villes sont
devenues trop grandes. Des gouvernements voient le jour sous la forme de
cités-États. Ces dernières se mettent à prélever des taxes.
Mais la mise en œuvre d’un système d’imposition n’est pas simple sans
chiffres ni arithmétique. À vrai dire, au début, les choses se déroulent à peu
près comme dans le cas des cadeaux échangés par les Lobodas. L’État ne
demande pas forcément toujours le même montant, mais procède par
estimation, en fonction de ce qu’il juge nécessaire. Il n’existe donc aucun
moyen pour les citoyens de savoir avec précision ce qu’il leur reste, ni
même de vérifier le taux d’imposition. L’opération est d’autant plus
complexe que les autorités n’ont encore pratiquement aucun mot à leur
disposition pour expliquer aux « contribuables » combien ils doivent payer.
Une simple expression comme « un panier » contient déjà un élément de
numération, dans ce cas le « un ». Mais il est bien malaisé de parler de
quantités lorsque votre vocabulaire ne contient aucun chiffre. Les cités-
États ont donc voulu remédier à ce problème.
Tout commence dans les entrepôts des villes de Suse et d’Uruk, toutes
deux en Mésopotamie, ceux-ci s’agrandissent à mesure que les villes
s’étendent. Pour savoir combien de denrées y sont stockées, les marchands
utilisent des jetons d’argile, sur lesquels sont tracés au roseau des signes en
écriture cunéiforme. Aujourd’hui, on les appelle des calculi, bien que
personne ne s’en serve à l’époque pour « calculer ». Chacun de ces jetons
représente une « quantité » de nourriture : un panier de céréales ou un
mouton, par exemple. Grâce à ces jetons, il n’est plus nécessaire de faire le
décompte de tous les paniers achetés.
Avec le temps, l’utilisation de ce système se généralise. Mais les
percepteurs des impôts de Suse continuent de rencontrer des difficultés
lorsqu’ils doivent faire état du nombre de paniers de céréales dont la cité a
besoin. Ils ne peuvent pas le dire, car leur langue n’a pas de chiffres pour
exprimer ces notions. Ils se servent donc, et ce dès 4000 av. J.-C., de
sphères d’argile creuses et scellées, des « bulles-enveloppes », dans
lesquelles ils insèrent un certain nombre de calculi. La quantité de jetons
correspond exactement au nombre de paniers de céréales nécessaires. Ce
système se révèle très efficace. À Uruk, le gouvernement va plus loin. Tout
comme à Suse, il met en place un système de calculi et de bulles-
enveloppes. Ces sphères d’argile scellées sont par ailleurs un bon moyen de
s’assurer qu’aucun jeton n’a été « détourné » en cours de route. Le seul hic
est qu’elles sont relativement encombrantes, ces enveloppes d’argile
remplies… d’argile. Nous ne savons pas exactement quand ni comment,
mais, à un moment donné, quelqu’un s’est donc dit qu’à y réfléchir on
pourrait tout aussi bien dessiner la « valeur » de l’enveloppe sur l’extérieur
de cette dernière et se passer des jetons à l’intérieur.
En effet, étant donné qu’il est difficile, voire impossible, de « gommer »
une tablette d’argile, dessiner une série d’idéogrammes est – tout compte
fait – aussi « sûr » que de placer des jetons d’argile à l’intérieur d’une
sphère. Ces signes sont peu à peu devenus des « chiffres » au sens où nous
les connaissons ! Progressivement, on a oublié que ces symboles
représentaient d’abord des jetons, et ils ont été de plus en plus vus comme
des représentations directes d’un panier de céréales, d’un mouton, etc. Ainsi
est apparue l’écriture, figurant d’abord des marchandises et des quantités :
les premières phrases ne seront inscrites sur tablettes d’argile qu’environ
sept cents ans plus tard.

Les chiffres ont donc vu le jour en Mésopotamie. Les calculi étaient


dessinés sur l’extérieur des bulles-enveloppes, qui ont ensuite été
remplacées par des tablettes d’argile plates ; puis l’utilisation des symboles
s’est généralisée ; enfin, des abréviations ont été inventées pour les
répétitions (car dessiner dix fois la même chose prend du temps). C’est dans
cette logique que les chiffres ont fait leur apparition : un même signe
permettait soudain de compter à la fois les moutons et les paniers de
céréales ! Tout cela s’est produit à cause du développement de villes telles
que Suse et Uruk, devenues si grandes qu’elles ont dû trouver une méthode
pratique pour réglementer l’impôt. En d’autres termes : les chiffres
découlent d’une volonté de simplification… du fisc ! Qui l’eût cru ?
Les premiers chiffres se présentent sous la forme de coins et de cercles,
car le « stylo » utilisé à l’époque pour dessiner sur les tablettes d’argile,
appelé calame (roseau taillé en pointe), a une extrémité arrondie et une
autre plus pointue. À lire de droite à gauche, les symboles commencent par
une sorte de petit cône qui représente le chiffre « 1 » ; cône qui est répété
neuf fois pour faire « 9 ». Pour le « 10 », le symbole change en un unique
petit cercle. Cinq petits cercles équivalent à « 50 » mais pour représenter
« 60 », on ne répète pas six fois le petit cercle en question, on utilise un
grand cône.

Symbole

Valeur 36 000 3 600 600 60 10 1


Premiers chiffres en Mésopotamie
L’écriture des nombres se poursuit selon ce principe jusqu’à 36 000. Les
choses se compliquent au-delà, mais c’est sans importance : à l’époque, qui
possède 36 000 paniers de céréales dans son entrepôt ?

Système sexagésimal en écriture cunéiforme

Plus tard, lorsque les Mésopotamiens développent leur écriture – dite


« cunéiforme » –, ils modifient leur système, notamment pour permettre la
prise en compte de quantités plus grandes. Ces nombres sont repris sur
l’image ci-dessus. On comprend tout de suite d’où vient le nom
« cunéiforme » : la plupart des symboles ont la forme de « clous » (du latin
cuneus). Les Mésopotamiens mettent ainsi au point un système de
numération complet, qui permet même l’écriture des fractions, tout cela
dans le seul but de faire tourner l’économie.
Des cités-États comme Uruk et Suse utilisent les chiffres non seulement
pour réglementer les taxes, mais aussi pour contrôler l’approvisionnement
alimentaire. Les autorités consignent minutieusement dans un registre la
quantité de denrées présentes dans les entrepôts et celle encore dans les
champs, et les comparent aux besoins de la population. Elles estiment donc
déjà le rendement théorique de la culture de céréales, ainsi que les quantités
nécessaires pour nourrir toutes les bouches de la cité. En cas de risque de
pénurie, elles ordonnent de semer des céréales supplémentaires, sur des
terres dont elles estiment également la superficie. Un excès de vivres peut
en effet avoir des conséquences presque aussi graves qu’une pénurie, en
raison du risque de pourrissement dans les entrepôts.
Les meilleurs scribes – c’est-à-dire les meilleurs comptables – de
Mésopotamie sont responsables, au même titre que les prêtres du temple, de
cette planification. Les scribes ont appris non seulement à écrire, mais aussi
à calculer et à mesurer. Ces compétences leur permettent de tenir une
comptabilité, mais aussi de calculer la superficie d’une terre. Dans les faits,
l’essentiel de leur travail consiste toutefois en des tâches comptables. Ils
rédigent des contrats pour les marchands, évaluent le nombre d’ouvriers
nécessaires à la réalisation d’un projet de construction. De plus en plus
d’activités sont planifiées à l’aide des mathématiques ; la forme des
bâtiments est également conçue sur la base de figures géométriques. Les
scribes deviennent ainsi architectes, pour finir contremaîtres sous le règne
de Shulgi.

L’éducation en Mésopotamie
Pour assurer toutes ces missions, les scribes doivent naturellement être
formés. Grâce aux fouilles archéologiques menées sur le site d’une école
datant de 1740 av. J.-C., nous connaissons relativement bien le déroulement
de cet apprentissage et les matières enseignées. Il ne s’agit pas uniquement
d’exceller en calcul mental ou en géométrie. La capacité à mettre la théorie
en pratique pour résoudre les problèmes du quotidien revêt aussi une
importance primordiale. C’est en définitive à cette fin que les scribes sont
formés, au point que tout théoricien incapable de mettre ses connaissances
en pratique est la cible de moqueries et de quolibets, comme en témoigne
un texte satirique trouvé sur le site de cette même école.
Une jeune recrue discute avec un scribe plus expérimenté. Le vieil
homme se plaint de ce que l’éducation n’est plus ce qu’elle était. Les jeunes
d’aujourd’hui ne sont plus bons à rien ; ils ne sont même plus fichus de
diviser un terrain en deux parties égales. Le jeune scribe, piqué au vif,
ordonne qu’on l’emmène sur un lieu choisi au hasard afin de démontrer
l’étendue de ses compétences. Entre deux éclats de rire, le vieil homme
tente alors de s’expliquer : il se réjouit d’apprendre que le jeune homme est
capable de diviser une terre à l’aide de cordes, mais précise que pour un
contrat il doit pouvoir faire le calcul sans se rendre sur le terrain. Or, à
l’évidence, ce crétin en est incapable.
Bien que les mathématiques fussent à l’origine exclusivement destinées
à des fins concrètes, le lien entre la théorie et la pratique n’était pas toujours
enseigné de façon très explicite. Une grande partie du matériel pédagogique
de cette école de Nippur – autre cité antique de Mésopotamie – se
composait de lignes et de lignes d’additions : la répétition était le maître
mot de l’apprentissage. « Vous maîtriserez la matière à force de reproduire
ce que vous montre l’enseignant. » Un principe pédagogique qui
s’appliquait aux mathématiques, mais aussi à toutes les autres matières.
Bien entendu, les élèves de Nippur ont d’abord appris à lire et à écrire,
principalement à partir de listes de mots, qu’ils devaient recopier sans
discontinuer, jusqu’à les connaître par cœur. Après avoir intégré le
vocabulaire désignant les lieux, les types de viande, les poids, les
longueurs, etc., ils se penchaient sur les maths. Ils les apprenaient
également à l’aide de tables et de listes en tout genre énumérant des
principes géométriques et arithmétiques. Cerise sur le gâteau : ils devaient
aussi apprendre par cœur une série de contrats types. Comment ? En les
recopiant autant de fois que nécessaire, évidemment !
Fort heureusement, tout l’enseignement n’était pas soumis au même
régime. Parfois, les élèves étaient invités à résoudre des problèmes abordant
des situations pratiques.

« Un mur. Épaisseur : [2 coudées] ; longueur 2 1/2 nindan ;


hauteur 1 1/2 nindan. [Combien de briques seront nécessaires à
sa construction ?]
Un mur. Longueur : 2 1/2 nindan ; hauteur : 1 1/2 nindan ;
briques de 45 sar-volume. Quelle est l’épaisseur de ce mur ?
Une maison mesure 5 sar-surface. Combien de briques dois-je
faire fabriquer pour construire une maison d’une hauteur de 2
1/2 nindan ? »

Jusque-là, rien d’anormal. Mais les élèves devaient aussi résoudre


d’autres problèmes, beaucoup moins logiques. Jugez plutôt :

« Un mur. Hauteur : 11 nindan ; briques : 45 sar-volume. La


longueur dépasse la largeur du mur de 2,20 nindan (soit notre
140, vu que 2 × 60 + 20). Quelles sont la longueur et la largeur
de mon mur ?
[Un mur] de [briques] cuites au four. Hauteur : 1 nindan ;
briques : 9 sar-volume. La somme de la longueur et de
l’épaisseur [du mur] est de 2,10 nindan (soit 130). Quelles sont
la longueur et l’épaisseur de mon mur ?
[Un mur de briques cuites.] Je pose 9 sar-volume de briques
[cuites]. La longueur [dépasse l’épaisseur du mur] de
1,50 nindan (soit 110). La hauteur est de 1 nindan. Quelles sont
la longueur du mur et l’épaisseur du mur ? »

Attardons-nous un instant sur les premier et troisième problèmes : vous


connaissez avec exactitude les proportions du mur. « Comment ? » vous
demandez-vous… Pas en le mesurant, sinon vous auriez déjà la réponse.
Mais alors, comment déduire toutes ces informations ? Ces énoncés n’ont ni
queue ni tête. La palme de l’absurdité revient néanmoins au deuxième
exercice : concrètement, comment pourrait-on connaître la somme de la
longueur et de l’épaisseur sans avoir au moins une des deux mesures ?
Encore une chose qui n’arrive jamais en pratique.
L’objectif de ces énoncés n’était donc pas d’évaluer la capacité des
apprenants à appliquer les mathématiques à des situations du quotidien. Ces
exercices servaient plus probablement à évaluer le niveau des scribes (en
devenir), et n’avaient donc aucune utilité dans la vie de tous les jours.
Ainsi, au fil du perfectionnement des sciences mathématiques, l’école s’est
de plus en plus éloignée de la visée pratique. Ce genre de calculs n’a, de
fait, rien à voir avec la gestion d’une cité-État, bien qu’ils ne soient pas non
plus forcément dénués de sens.
En effet, on ne sait jamais si quelque chose en sortira, comme cela s’est
produit dans le cas d’un énoncé impliquant un bâton appuyé contre un mur,
représenté sur la figure ci-après. Un bâton de longueur « d » est appuyé
contre un mur. La distance entre le sol et le point de contact du bâton et du
mur est de « l », si bien qu’il reste encore une longueur de « b » entre ce
même point de contact et le haut du mur. Par exemple : un bâton de cinq
mètres touche le mur à une hauteur de quatre mètres au-dessus du sol.
Quelle est la distance entre le bas du bâton et le mur, c’est-à-dire la
longueur du segment « a » ?

Le théorème de Pythagore, mais en Mésopotamie

Si vous avez encore quelques souvenirs de vos cours de géométrie, vous


connaissez déjà la réponse. Le bâton et le mur forment en effet un triangle
rectangle, auquel s’applique le théorème de Pythagore : a² + b² = c² ou dans
ce cas : a² + l² = d². La distance du bas du bâton au bas du mur (a) est donc
de 3 mètres, car 3² + 4² = 5². Incroyable mais vrai : les Mésopotamiens le
savaient déjà, quelque 1 500 ans avant la naissance de Pythagore !
Admettons que dans le cas d’un bâton contre un mur, vous n’aurez pas
forcément recours au théorème : puisque vous avez mesuré la longueur du
bâton et du mur, autant continuer sur votre lancée et mesurer aussi
l’inconnue de l’énoncé, tout simplement ! Mais le théorème de Pythagore
n’en reste pas moins très utile pour vous assurer que l’angle de votre mur
est droit. Les résultats de vos mesures correspondent-ils à la formule a² + b²
= c² ? Alors vous avez bien un triangle rectangle.
Les mathématiques étaient déjà bien avancées en Mésopotamie. Vers
1800 av. J.-C., on y résolvait déjà toutes sortes de problèmes difficiles, soit
bien avant les mathématiciens de la Grèce antique. Des équations comme x²
+ 4x = 41/60 + 40/3600 étaient par exemple résolues sans le moindre
problème. Sauf à vivre à l’époque du roi Shulgi, pour qui les
mathématiques incitaient trop à la liberté de penser. Il préférait que les
moments de réflexion soient consacrés à l’endoctrinement des enfants, afin
d’en faire de fidèles sujets.
Mais revenons-en à la question du chapitre précédent : pourquoi a-t-on
commencé à faire des maths ? Comme expliqué précédemment,
l’arithmétique s’est avérée nécessaire à l’organisation des cités-États de
Mésopotamie. Le prélèvement des impôts, ainsi que la planification des
stocks de denrées alimentaires et la construction de maisons en ont été
facilités. Une évolution nécessaire sans laquelle, compte tenu de la
croissance démographique, ces cités-États seraient progressivement
devenues ingérables. Concédons toutefois que tous les champs
mathématiques n’avaient pas la même utilité. Les problèmes d’une grande
complexité, confinant parfois à l’absurde, avaient aussi pour vocation de
renforcer le statut social des scribes. Même le roi Shulgi s’y frottait ! Car si
le souverain refusait que ses sujets en sachent trop, lui devait naturellement
être incollable.

Du pain, de la bière et des chiffres en Égypte


Plusieurs millénaires av. J.-C., quelque part en Égypte : deux hommes
discutent de leur avenir. Le premier envisage de devenir paysan. L’autre lui
rétorque : « Tu n’y penses pas ? Deviens plutôt scribe, mon ami, c’est un
bien meilleur métier. Le paysan travaille dur toute la journée. Il doit creuser
la terre, récolter, entretenir son système d’irrigation et j’en passe. Alors
qu’un scribe n’a qu’à s’asseoir dans un endroit chaud et s’adonner à
l’écriture. » « Bien, répond le premier homme, oublions l’agriculture. Et si
je devenais maçon ? »
Vous devinez la suite. Dans ce texte satirique sur le métier de scribe,
différentes professions sont comparées les unes aux autres. Chaque fois, le
scribe se la coule douce par rapport aux autres. La morale ? « C’est le scribe
qui calcule l’impôt de tous les autres. Impossible de l’oublier ! » De nos
jours, la différence avec les autres professions est moins perceptible, mais
l’administration fiscale a évidemment toujours recours aux mathématiques.
La situation dans l’Égypte ancienne était très similaire à celle de la
Mésopotamie. Les mathématiciens – les scribes – y jouaient également un
rôle majeur dans le recouvrement des impôts. Hélas, nous en savons
beaucoup moins sur l’Égypte antique. Pourquoi ? Parce qu’en
Mésopotamie, tout le monde écrivait sur des tablettes d’argile, que nous
avons retrouvées presque intactes des millénaires plus tard. En Égypte, on
utilisait du papyrus, un matériau évidemment beaucoup plus fragile.
Ajoutons à cela que les grandes cités d’Égypte antique, comme Le Caire et
Alexandrie, existent toujours. Ces éléments expliquent pourquoi seuls six
textes datant de l’Égypte ancienne et traitant des mathématiques nous sont
parvenus intacts. Tous datent du Moyen Empire (2055-1650 av. J.-C.). Nous
en savons encore moins sur l’Ancien Empire (2686-2160 av. J.-C., période
au cours de laquelle fut construite la Grande Pyramide de Gizeh) et le
Nouvel Empire (1550-1069 av. J.-C.).
Et les hiéroglyphes ? N’étaient-ils pas peints à même la roche ? Exact !
Cependant, ce système d’écriture figurative ne servait qu’à évoquer les rois
et les dieux. Toutes les affaires administratives étaient consignées dans une
écriture complètement différente, appelée « hiératique », qui était donc la
seule dans laquelle les Égyptiens écrivaient les chiffres.
Ceux-ci apparaissent pour la première fois dans des documents écrits
vers 3200 av. J.-C., soit à l’époque des premières tablettes d’argile en
Mésopotamie. Comme là-bas, les premiers documents égyptiens sont de
nature administrative. Il s’agit plus précisément de listes énumérant des
titres de personnes, des noms de lieux et des quantités de marchandises.
Certains textes traitent également du niveau du Nil, probablement à des fins
de calcul de l’impôt. En somme, tout comme en Mésopotamie, les chiffres
font leur apparition en Égypte antique pour des raisons administratives, afin
de calculer l’impôt et, deux fois par an, de dresser l’inventaire des stocks
alimentaires.

Chiffres en écriture hiératique de l’Égypte ancienne

Les Égyptiens utilisaient à cette fin des chiffres semblables aux nôtres,
comme on peut le voir dans l’image ci-avant. Un nouveau symbole
intervient après 9, un autre après 99, et ainsi de suite. En revanche, il
n’existe pas de signe pour le zéro : il ne fera son apparition que beaucoup
plus tard, en Inde.
Les Égyptiens ont également des signes symbolisant les fractions, pour
lesquelles ils placent un point au-dessus du chiffre. Par exemple, le chiffre
« 2 » surmonté d’un point représente 1/2. Pour faciliter la lecture, de nos
jours, nous traçons une petite ligne au-dessus du nombre, de cette façon : 2.
Était-il possible d’écrire toutes les fractions ? En fait, les Égyptiens les
considéraient comme le « contraire » d’un nombre entier : 1/2 est donc
l’inverse de 2, mais une fraction telle que 5/7 n’est pas l’inverse de 7, ni
d’un autre nombre entier. Pourtant, l’écriture de ce type de fractions pouvait
s’avérer nécessaire, notamment dans le cadre de la gestion des stocks
alimentaires. Il fallait donc une solution ingénieuse pour ces fractions plus
complexes. Les Égyptiens eurent l’idée de les écrire comme la somme de
fractions ayant toutes 1 pour numérateur (le nombre au-dessus de la
fraction). 3/4, par exemple, peut aussi s’écrire comme la somme de
1/2 + 1/4, soit 2/4. Dans le cas de 5/7, on obtient : 5/7 = 1/2 + 1/7 + 1/14,
soit 27/14. Faites vous-même l’essai avec une autre fraction : quelque peu
chronophage, n’est-ce pas ? Aussi les Égyptiens décidèrent-ils d’apprendre
par cœur les fractions les plus courantes.
Elles étaient très utilisées dans l’administration, notamment pour la
gestion des stocks de pain et de bière, qui étaient au cœur de toute
l’économie. L’argent n’existait pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui.
Ce n’est que lorsque l’armée égyptienne commença à recruter des
mercenaires grecs, en 390 av. J.-C., que la monnaie fit son apparition, les
soldats grecs refusant de se faire payer en miches de pain et en barils de
bière. Ils exigèrent une solde en bonne et due forme, versée en drachmes,
des pièces en argent utilisées à l’époque en Grèce antique. Cette monnaie,
bien pratique, s’est ainsi mise à circuler en Égypte.
Mais avant l’arrivée des Grecs, les Égyptiens avaient assuré, pendant
des milliers d’années, la gestion de tout un pays sans recourir une seule fois
à l’argent ! Les pyramides ont été construites sans utiliser la moindre pièce
de monnaie comme moyen de paiement. En revanche, les foules d’esclaves
qui auraient bâti ces merveilles du monde sont un mythe : tous les maçons
et ouvriers ayant participé à la construction des pyramides étaient
rémunérés. Certes, uniquement en bière et en pain, souvent d’ailleurs en
quantités impliquant des fractions. On a retrouvé de longues fiches de paie
de l’époque, où l’on peut voir que même les prêtres étaient payés de cette
façon. Ils recevaient par exemple 2 310 barils de bière par jour. L’objectif
n’était évidemment pas qu’ils boivent tout, mais qu’ils en échangent une
certaine quantité contre d’autres marchandises.
Toute l’économie fonctionnait de cette façon. Vous aviez besoin d’un
lit ? Il vous suffisait d’offrir en échange d’autres marchandises que vous
possédiez. Même l’achat des maisons se produisait selon ce modèle ! Les
échanges étaient-ils aussi aléatoires et approximatifs que chez les Pirahãs ?
Non, car les Égyptiens savaient compter. Les prix restaient grosso modo
toujours les mêmes. En outre, pour les plus gros achats, comme une maison
ou un bœuf, ils allaient voir un scribe, qui rédigeait un contrat décrivant
l’échange, de sorte qu’aucune des parties ne puisse se plaindre par la suite.
Les scribes passaient donc leur temps à compter des quantités de pain et de
bière : les fiches de paie et les contrats en étaient remplis.
Bien entendu, les soldats devaient manger, eux aussi. Un scribe (encore
et toujours) était chargé d’organiser les stocks de nourriture. L’un des textes
datant du Moyen Empire raconte l’histoire de l’un d’entre eux, se moquant
d’un confrère en énumérant ce qu’il aurait fait dans une série de situations.
Il aurait par exemple estimé la quantité de nourriture nécessaire à une unité
de 5 000 hommes en campagne à 300 miches de pain et 1 800 chèvres.
Au premier jour de la guerre, les soldats se présentent au cabinet du
scribe, qui leur montre fièrement toutes les provisions. Les soldats se
servent allègrement : ils vont devoir marcher toute la journée et veulent
faire le plein d’énergie. Leur repas dure une heure. À la fin, ils constatent
avec effroi qu’ils ont déjà épuisé l’intégralité des stocks ! Furieux, ils
protestent bruyamment auprès du scribe : « Espèce d’âne bâté ! Nous
n’avons déjà plus rien ! » Le scribe reste sans voix. Il n’a d’autre choix que
de présenter sa démission.
Les scribes sont donc en quelque sorte les « managers » de l’Antiquité,
dont la seule compétence est de savoir effectuer des calculs arithmétiques.
C’est pourquoi ils sont responsables des paies, des impôts et des rations. Ils
calculent également l’aire des parcelles de terre, pour avoir un point de
comparaison en cas de crue du Nil. Quand les paysans perdent un bout de
leur terrain, ils sont indemnisés. Même la productivité des cordonniers est
calculée afin de la faire coïncider le plus étroitement possible à
l’approvisionnement en cuir.
Mais ces opérations ne sont rien à côté de l’usage que les Égyptiens ont
fait des mathématiques afin de construire les pyramides. Pour bâtir ce genre
d’édifice en pointe, il est nécessaire de calculer l’angle des parois : on ne
peut pas l’estimer à vue de nez. Vous devez forcément commencer la
construction par la base ; sans calcul, impossible d’avoir la certitude que
vos parois se rejoindraient bien au sommet. C’est grâce aux calculs
arithmétiques que les Égyptiens ont réussi cette prouesse.
Pour les effectuer, vous avez besoin d’un certain nombre de données : la
longueur, la largeur et la hauteur de l’édifice, mais aussi l’angle des parois.
Si vous vous trompez à ce stade, vous risquez de ne pas atteindre la hauteur
voulue – ou de vous retrouver avec des parois qui ne se rejoignent pas au
sommet, si vous ne construisez pas les quatre murs sous le même angle ! Le
calcul des angles est donc primordial. Pourtant, les Égyptiens ne les
mesuraient pas comme nous le faisons, et ils ne les exprimaient pas non
plus en degrés.
Ils appliquaient une méthode très différente : ils mesuraient le
« déplacement » de la pyramide vers son centre à mesure qu’elle s’élevait.
Regardez le schéma qui suit. Supposons que l’angle soit de 90 degrés : la
pyramide s’élèverait à la verticale (autrement dit, ce ne serait pas une
pyramide et le mur serait vertical). Le déplacement est dans ce cas égal à
zéro. Dans le cas d’un angle plus petit, par exemple de 45 degrés, le
déplacement sera plus grand. Dans ce cas, l’augmentation de la hauteur est
égale à l’augmentation du déplacement horizontal du bord de la pyramide
vers le centre (vers la droite, ci-après).

Mesure de la pente d’une pyramide

Quelle que soit la méthode, les Égyptiens avaient donc recours aux
mathématiques pour résoudre divers problèmes. Même si nous en savons
beaucoup moins sur les Égyptiens en raison de la fragilité de leur support
d’écriture, les quelques papyrus qui ont résisté à l’épreuve du temps nous
confirment qu’ils pratiquaient les mathématiques de la même façon que les
Mésopotamiens. Les mathématiciens y avaient tout autant d’importance et y
exerçaient essentiellement un rôle administratif. L’Égypte avait mis en
place un système fiscal ingénieux, qui tenait notamment compte des crues
du Nil. Des contrats types verrouillaient les achats et ventes d’envergure.
Plus tard, vers 300 av. J.-C., les Égyptiens ont, semble-t-il, importé de
Mésopotamie une série de concepts mathématiques plus complexes, mais
ils avaient découvert par eux-mêmes les principes qu’ils utilisaient jusque-
là.

Les Grecs, théoriciens jusqu’au bout des ongles


Durant l’Antiquité, les Grecs sont les champions absolus des
mathématiques. Ce n’est certainement pas un hasard si nous en connaissons
tant : Pythagore, Euclide, Archimède, pour ne citer que les plus célèbres.
Mais bizarrement, nous ne savons pas énormément de choses sur les
mathématiques grecques en général : des récits et des textes fondateurs sont
bel et bien arrivés jusqu’à nous, mais tous ou presque sont exclusivement
théoriques. Euclide, par exemple, est devenu célèbre grâce à son ouvrage
intitulé Éléments, qui traite majoritairement de géométrie théorique. Il y
effectue des démonstrations et donne toutes sortes de définitions, du type :
« une ligne est une longueur sans largeur ». Le livre reste très abstrait –
dans la lignée de l’œuvre de Platon – et ne nous renseigne pas sur les
applications pratiques de la géométrie. Il en va de même pour les autres
travaux : ils fournissent peu d’indications sur la manière dont les Grecs
s’adonnaient aux mathématiques, pourquoi ils ont commencé à s’y
intéresser et pour quelles raisons ils ont cru bon de coucher toutes ces
théories sur le papier.
Cela ne signifie guère que les Grecs ne mettaient pas leurs théories en
pratique. J’en veux pour preuve l’impressionnant tunnel d’Eupalinos, sur
l’île de Samos. Mesurant plus d’un kilomètre de long et moins de deux
mètres de large, ce tunnel a permis, pendant mille deux cents ans,
d’acheminer l’eau de source jusqu’à la capitale de l’île, à un débit de 5 litres
par seconde. Les Grecs l’ont bâti dès 550 av. J.-C. Plus surprenant encore :
ils l’ont creusé par les deux extrémités simultanément, les ouvriers se
rencontrant à mi-chemin sous la montagne. Cet exploit n’aurait pas été
possible s’ils s’étaient trompés ne serait-ce que de quelques mètres.
Nous ne savons pas exactement comment ils ont réussi cette prouesse
technique. Les Grecs n’ont, semble-t-il, pas trouvé utile de coucher par écrit
la manière dont ils avaient réalisé ce tunnel ; une approche très différente
des Romains, pour qui cet aspect pratique était essentiel. Les Grecs
effectuaient sans doute des mesures répétées au moyen de lignes droites et
de triangles rectangles, sur lesquelles ils se fondaient pour ajuster
légèrement la direction des deux parties du tunnel. Au milieu, près de
l’endroit où devait avoir lieu la jonction entre les moitiés, ils pouvaient
probablement entendre les coups de marteau d’un morceau de tunnel
à l’autre ; ils ont dû finir les derniers mètres « à l’oreille ». Grâce à quelques
techniques astucieuses et à des mesures constantes, ils purent ainsi creuser
un tunnel d’un kilomètre de long, et ils le firent si bien que nous pouvons
encore le visiter aujourd’hui, plus de deux mille cinq cents ans plus tard.
Il est difficile de savoir comment les Grecs ont appliqué leurs
connaissances théoriques dans la pratique. Mais il semblerait qu’ils se
livraient à beaucoup de conjectures, ce qui paraît contradictoire au regard
des théories savantes qu’ils étaient capables d’élaborer. Certes, Pythagore
n’a pas été le premier à énoncer le théorème qui porte son nom – les
Mésopotamiens l’ont appliqué bien plus tôt –, mais c’est lui qui l’a
démontré à la manière des mathématiciens d’aujourd’hui. Un raisonnement
d’une logique limpide, qui prouve que le théorème se vérifie dans tous les
cas : une « spécialité » grecque. Euclide avait son ouvrage rempli de
démonstrations, Pythagore son théorème. Archimède a également démontré
son lot de théorèmes, bien qu’il soit aussi connu pour une multitude
d’autres raisons, qui l’ont mené à s’élever bien au-dessus de la mêlée.
Archimède est le physicien qui, dans son bain, aurait découvert la loi
sur les liquides qui a hérité de son nom, la fameuse « poussée
d’Archimède ». La légende raconte qu’il fut pris d’une telle euphorie qu’il
courut directement en faire part au roi, sans même prendre la peine de se
rhabiller. Archimède était aussi un brillant concepteur de machines de
guerre. Si brillant, qu’on raconte que, pendant des années, les Romains
n’osèrent pas s’attaquer à sa ville natale de Syracuse. Ils finirent tout de
même par l’assiéger. Le jour où elle fut prise, Archimède se penchait sur un
problème mathématique, pour lequel il traçait des figures géométriques sur
le sol. Il aurait lancé à un soldat romain qui s’approchait de lui : « Ne
dérange pas mes cercles ! » Vexé, le soldat l’aurait alors tué d’un coup
d’épée, au plus grand désarroi des commandants romains, qui auraient aimé
pouvoir exploiter le génie du mathématicien. Nul ne sait si ce récit est
véridique. Archimède n’est d’ailleurs pas le seul mathématicien grec à être
entouré de mythes. On raconte que Pythagore aurait jeté par-dessus bord un
disciple qui le contredisait et prétendait avoir la preuve que tout nombre ne
peut pas s’écrire sous forme de fraction, pour s’assurer qu’il ne la révélerait
pas au monde.
Même en faisant abstraction des légendes, nous savons avec certitude
qu’Archimède était un mathématicien brillant, qui excellait notamment dans
le calcul théorique des volumes et des surfaces. Trois solides sont d’ailleurs
gravés sur sa pierre tombale : une sphère, un cylindre et un cône, en
référence à sa plus célèbre démonstration : il a été le premier à montrer le
lien entre les volumes de ces trois solides. Les Grecs, qui n’avaient pas de
formules pour le calcul des volumes, y voyaient là un problème
incroyablement difficile à résoudre. Comme celui de tracer un carré dont la
surface serait rigoureusement équivalente à celle d’un cercle, qui est
d’ailleurs à l’origine de l’expression « la quadrature du cercle », en
référence à une chose impossible ou irréalisable.
Le volume d’un cône, d’une sphère et d’un cylindre

Archimède a établi des formules pour calculer la différence de volume


entre un cylindre, une sphère et un cône. Sur les trois solides représentés sur
l’image ci-dessus apparaît un « r », qui correspond au rayon de la sphère,
mais aussi du cône et du cylindre. Il est en outre égal à la moitié de la
hauteur du cône et du cylindre, qui sont en effet aussi hauts que la sphère. À
condition de nous y prendre correctement, nous pourrions ainsi « tailler » le
cylindre pour obtenir un cône de mêmes dimensions que celui représenté
sur l’image. De façon analogue, le volume de la sphère est aussi contenu
dans le cylindre. On peut donc logiquement partir du principe que les
volumes des solides sont proches les uns des autres. Une hypothèse qui se
vérifie : le volume de la sphère représente exactement les deux tiers du
volume du cylindre. En d’autres termes, pour obtenir une sphère, il faut
retirer un tiers du cylindre. Un cône est plus petit : il correspond à
seulement un tiers du cylindre. Dans ce cas, vous devez donc en enlever les
deux tiers. Autre lecture possible : le volume de la sphère est égal à deux
fois celui du cône.
On peut se demander comment Archimède a déduit autant
d’informations de ces trois dessins. Ces différences de proportions ne
peuvent évidemment pas s’estimer à l’œil nu, d’où la fierté d’Archimède de
parvenir à en faire la démonstration mathématique. Il était si fier qu’il la fit
même graver sur sa pierre tombale ! Aujourd’hui, la démonstration apparaît
comme un jeu d’enfant grâce aux mathématiques de nouvelle génération,
d’où provient le nombre π. J’y reviendrai dans le prochain chapitre.
π (pi) est un nombre très spécial. On l’utilise, entre autres, pour calculer
la surface des cercles et le volume des sphères. Il s’avère donc très pratique
lorsqu’on travaille avec des formes rondes, ce qu’Archimède avait bien
compris. Et pourtant, les Grecs ne connaissaient pas la valeur exacte du
nombre π. Ils avaient postulé qu’il existait, mais n’avaient pas réussi à le
déterminer précisément. Cette fois encore, c’est à Archimède que nous
devons cette découverte révolutionnaire. Au moyen d’un calcul que les
mathématiciens eux-mêmes peinent encore à comprendre dans ses moindres
détails, et qui implique notamment un polygone à 96 angles, Archimède a
un jour affirmé que π se situait entre 3 10/71 et 3 1/7, c’est-à-dire entre
3,1408 et 3,1428. Pas mal, pour une première estimation, lorsqu’on sait que
les calculs qui seront effectués plus tard conduiront à un résultat de
3,1415….
Les Grecs ne sont pas allés beaucoup plus loin. Leurs théories étaient
toutefois très ingénieuses, a fortiori si l’on tient compte des « limites » de
leur cadre de pensée : ils n’utilisaient que des nombres entiers et des
« rapports » entre nombres, c’est-à-dire des fractions ; 2/3 étant en
définitive le rapport de deux vis-à-vis de trois. De plus, les Grecs les
écrivaient de façon bien plus longue et complexe, et ils ne disposaient pas
non plus de formules. Toutes leurs démonstrations, y compris celles
d’Archimède sur les volumes, se composaient de figures. Fort
heureusement, il nous est maintenant beaucoup plus facile de résoudre ces
problèmes, mais la manière dont nous le faisons – le recours à des
démonstrations –, nous la devons entièrement aux Grecs. Pythagore,
Euclide, Archimède et beaucoup d’autres ont révolutionné les
mathématiques.

La Chine et ses « geeks »


Vous l’aurez peut-être noté : les différentes civilisations que nous avons
abordées présentent de nombreuses similitudes. Les Mésopotamiens et les
Égyptiens se sont mis très tôt aux chiffres, à tel point que ceux-ci furent
sans doute la première chose qu’ils écrivirent. Les mathématiciens
jouissaient d’un statut élevé, comme en Grèce. Ils travaillaient dans une
large mesure sur des problèmes pratiques, mais en se fondant sur des
théories générales. Les choses étaient très différentes en Chine et ce, dès
l’origine.
Les Chinois n’ont probablement pas commencé à écrire pour des
raisons administratives, puisque aucune liste de marchandises ou de
quantités n’a été retrouvée. De tout temps, les Chinois se sont intéressés à
l’art divinatoire et notamment à l’ostéomancie, qui consistait à prédire
l’avenir en s’aidant d’ossements d’animaux. Les signes qui figuraient sur
les ossements sont à l’origine des premières écritures. Nous ne connaissons
pas grand-chose de l’usage des mathématiques lors de l’émergence des
premières cités en Chine. Nous savons en revanche qu’en 1000 av. J.-C., à
une époque relativement tardive, donc, les Chinois se sont mis à faire des
calculs pour les calendriers et l’administration.
Ils utilisaient alors deux systèmes de numération. D’une part, ils avaient
des mots pour désigner les nombres tels qu’ils se présentent dans le langage
parlé classique. Ils se caractérisaient – et c’est toujours le cas aujourd’hui –
par une forme très simple. Le nombre « 354 » se prononçait et s’écrivait
« trois cent cinq dix quatre », soit d’une façon finalement assez proche du
français. Leur deuxième façon d’écrire des nombres était plus
« révolutionnaire ». Ils utilisèrent d’abord des bâtonnets de bambou, qui
furent ensuite remplacés par des symboles représentant des traits. Il y avait
ainsi plusieurs façons de poser les bâtonnets pour écrire les chiffres de 1 à
9, qui se répétaient ensuite pour les nombres plus élevés.

Les deux versions des chiffres chinois de 1 à 9 : horizontale et verticale

Le système de numération par bâtonnets comprenait même deux types


de signes. Dans la rangée supérieure, ils sont placés à l’horizontale, alors
qu’ils sont à la verticale en dessous. Ces deux types d’écriture étaient
utilisés comme « astuce » afin d’indiquer que certains nombres
comprennent un zéro. 506 et 56 ne sont bien entendu pas identiques, mais,
sans le 0, il n’est pas possible de faire la distinction. Distinction que les
peuples de Mésopotamie et d’Égypte ne pouvaient d’ailleurs pas exprimer.
Ceux-ci n’avaient en effet aucun moyen d’écrire le zéro. Grâce à leurs deux
types de symboles, les Chinois ont été les premiers de l’histoire à pouvoir le
faire. Voici par exemple comment ils écrivaient le nombre 60 390 :

Le nombre 60 390 en écriture chinoise antique


Ils alternaient constamment, pour chaque chiffre, entre les deux styles
d’écriture, comme on peut le constater ici avec le 3 et le 9 : alors que le 3
est écrit verticalement, le 9 est écrit horizontalement. Ainsi, quand deux
caractères verticaux se suivaient (comme le 6 et le 3), les Chinois savaient
qu’ils étaient nécessairement séparés par un espace, bien que ce dernier ne
« s’écrivît » pas, puisqu’il n’y avait pas encore de signe distinct pour le
zéro. Ils ne pouvaient donc toujours pas savoir combien de zéros se
trouvaient entre deux caractères verticaux : un, trois ou cinq… Les cases
autour des signes permettent de donner cette information. Le système
chinois n’en reste pas moins une très grande avancée, en ce sens où il
permettait pour la première fois d’écrire n’importe quel nombre, jusqu’à
vingt caractères.
En plus de ce système de numération très ingénieux, les Chinois
disposaient également de diverses techniques pour les calculs. Ils pouvaient
ainsi effectuer des multiplications très rapidement, à une vitesse proche de
la nôtre. Pour multiplier 81 par 81, par exemple, ils écrivaient d’abord les
chiffres avec les bâtonnets, puis multipliaient « par étapes » : d’abord
80 × 80, puis 80 × 1 et ainsi de suite. Ils disposaient aussi de techniques
pour résoudre les problèmes plus complexes, réunies dans le livre le plus
célèbre de l’époque (et les commentaires dont il fit plus tard l’objet),
intitulé Neuf chapitres sur l’art mathématique (ou « Jiǔzhāng Suànshùou »),
er
écrit vers le début du I siècle apr. J.-C. Les titres des chapitres donnent
d’ailleurs une assez bonne idée de tout ce que les Chinois pouvaient faire il
y a deux mille ans. Jugez plutôt :

1. Fang tian – Champs rectangulaires : aires de champs de


diverses formes ; manipulation de fractions.
2. Su mi – Millet et riz : échange de biens à différents tarifs.
3. Cui fen – Répartition proportionnelle : répartition de biens et
d’argent selon le principe de proportionnalité.
4. Shao guang – La moindre largeur : division par divers
nombres ; extraction de racines carrées et de racines cubiques ;
dimensions, aire du cercle et volume de la sphère.
5. Shang gong – Réflexions sur les travaux : volumes de solides
de diverses formes.
6. Jun shu – Taxation équitable : problèmes plus complexes sur
les proportions.
7. Ying bu zu – Excédent et déficit : problèmes linéaires résolus
en utilisant le principe connu plus tard en Occident sous le nom
de « méthode de la fausse position », soit « ax + b = 0 ».
8. Fang cheng – La disposition rectangulaire : problèmes à
plusieurs inconnues, avec nombres positifs et négatifs.
9. Gou gu – Base et altitude : problèmes faisant intervenir le
résultat connu en Occident sous le nom de « théorème de
Pythagore ».

Les Chinois ne concevaient pas les mathématiques comme une science


abstraite. Le livre ne reprend aucune définition générale ni démonstration,
mais uniquement des méthodes concrètes de résolution de problèmes,
assorties de nombreux exemples. Leur objectif était de trouver des
méthodes pratiques les plus « universelles » possible, qui fonctionnent dans
un cadre le plus large possible, et non de partir d’elles pour élaborer des
principes mathématiques théoriques.
Les mathématiques avaient donc une visée exclusivement pragmatique.
Ceux qui les étudiaient apprenaient ainsi à répondre à des problèmes
concrets dans le domaine de la fiscalité, de l’architecture, de la guerre, etc.
Mais alors qu’en Mésopotamie et en Égypte, les mathématiciens – les
scribes – jouissaient d’un statut social élevé, juste en dessous des rois et des
personnages les plus hauts placés, la situation en Chine était très différente.
Là, les mathématiciens travaillaient main dans la main avec les artisans et
les ouvriers, dont ils résolvaient les problèmes. Ils étaient plutôt considérés
comme des sortes de geeks, des intellectuels un peu trop passionnés par les
chiffres. Même à l’apogée des mathématiques chinoises, les praticiens se
plaignaient d’être méprisés par ceux qui avaient étudié la littérature. Les
empereurs chinois ne se vantaient jamais de leurs connaissances en
mathématiques.
Un paradoxe inouï, lorsqu’on sait le rôle joué par la discipline dans
cette partie du monde. L’ouvrage « Neuf chapitres sur l’art mathématique »
consacre ainsi pas moins de deux chapitres aux fortifications et au calcul de
la distance jusqu’à un camp ennemi. Ces applications « militaires » étaient
en effet de la plus haute importance dans le contexte de la guerre avec la
Mongolie. On y retrouve d’autres applications pratiques, tels que des
systèmes de crédit et la construction de digues. Néanmoins, l’ouvrage
contient aussi des passages plus « futiles », comme des problèmes à la
résolution exagérément complexe. La solution de certains problèmes
exposés dans ce livre était même si compliquée qu’on ne retrouva trace de
raisonnements analogues en Europe qu’en… 1890 !
En somme, les mathématiques en Chine étaient extrêmement orientées
vers la pratique, et axées en priorité sur l’organisation et l’administration de
la société. Elles remplissaient leur rôle d’une autre façon qu’en Grèce, par
des méthodes « universelles » visant à résoudre les problèmes et non des
démonstrations abstraites, et par des exemples concrets plutôt qu’une
énumération de définitions et de principes. Méthodes différentes, mais
même raison d’être. Il est donc temps de revenir à la question posée à la fin
du chapitre précédent : pourquoi a-t-on commencé à faire des maths ?
La réponse est en fait d’une simplicité enfantine : les mathématiques
permettent d’administrer. Il est certes possible de lever des impôts sans
recourir aux chiffres, mais c’est si compliqué qu’en pratique cela ne
fonctionne pas sans les maths. Elles ont fait leur apparition partout où des
hommes et des femmes se sont rassemblés pour vivre en larges
communautés et ont commencé à faire du commerce. La planification des
villes, la conception des bâtiments, la conservation des stocks de vivres, la
construction des machines de guerre : autant d’activités pour lesquelles
nous utilisons les mathématiques. Nous aurions pu nous en passer et nous
fonder uniquement sur nos compétences innées, mais reconnaissons
qu’elles nous permettent d’être plus efficaces et plus précis.
Nous pouvons le prouver de plusieurs façons. Nous avons vu que les
grandes civilisations avaient chacune leur propre système de numération. Ils
étaient tantôt très pratiques, comme la technique égyptienne pour écrire 1/2,
tantôt un peu moins, comme dans le cas de 5/7. Mais l’ensemble de ces
approches, de la méthode abstraite des Grecs à celle, plus pragmatique, des
Chinois, conduit en définitive au même résultat. Les Égyptiens sont
parvenus à diviser leurs miches de pain et à les distribuer aux travailleurs en
guise de paie, dans des quantités qu’ils ajustaient en fonction du statut. Le
chef d’un temple était ainsi payé exactement 30 fois plus que les ouvriers
tout en bas de l’échelle. Ces opérations furent grandement facilitées par les
mathématiques au sens large.
Voilà pourquoi les humains se sont intéressés à la discipline : afin de
résoudre plus facilement les problèmes pratiques auxquels étaient
confrontées leurs cités et leurs civilisations. Cela explique pourquoi les
mathématiques sont quasiment inexistantes dans les petites communautés,
dans ces villages reculés où tout le monde se connaît, tandis que les
problèmes des États et des pays sont trop complexes pour s’en passer et se
contenter des compétences innées des humains en la matière.
Mais nous avons également vu que les mathématiques pouvaient parfois
être d’une complexité démesurée, superflue pour résoudre les problèmes du
quotidien. Par moments, elles pouvaient ne servir qu’à mettre en lumière la
compétence – ou l’incompétence – des uns et des autres. Ces
mathématiques-là ont-elles quelque utilité ? Avons-nous de bonnes raisons
d’approfondir ces sujets ? D’aller au-delà des notions arithmétiques et
géométriques fondamentales ? Ont-elles une influence aujourd’hui sur notre
quotidien ? Telles sont les questions auxquelles les prochains chapitres
tenteront d’apporter une réponse.
DES CHANGEMENTS INCESSANTS

Je roule sur une autoroute suédoise. Pour ceux qui l’ignorent, ces axes
sont d’un ennui mortel : des centaines de kilomètres de ligne droite
traversant des forêts à n’en plus finir. Heureusement, les Suédois sont très
respectueux du Code de la route et le régulateur de vitesse apporte donc un
certain soulagement. Pendant que je laisse mon esprit vagabonder au gré de
la monotonie du paysage, l’ordinateur de ma voiture multiplie les
opérations mathématiques, calculant en temps réel la vitesse effective du
véhicule, l’écart entre cette vitesse et celle visée par le régulateur et la
nécessité qui en découle d’accélérer ou de décélérer. Si vous avez les
moyens de vous offrir une voiture de luxe, celle-ci pourra même veiller à
votre place à ce que vous restiez sur votre voie de circulation. L’ordinateur
analysera dans ce cas la distance qui sépare vos roues du marquage au sol
ainsi que votre direction et procèdera aux corrections éventuellement
nécessaires.
Impressionnant, me direz-vous, mais est-ce vraiment si difficile ? Après
tout, n’importe quel automobiliste arrive à conduire sans recourir à ces deux
« gadgets ». Il suffit de garder un œil sur le compteur et d’ajuster la vitesse
au besoin. Et encore, uniquement dans les rares cas où il s’avère possible de
rouler à vitesse constante, car, de façon générale, on conseille plutôt aux
usagers d’adapter leur vitesse aux conditions de circulation. Et rouler sur sa
propre voie, tout le monde peut également le faire, non ? Absolument.
Même un ordinateur, qui pourtant ne peut percevoir la sensibilité avec
laquelle réagit le volant ni voir comme nous ce qui se passe sur la route :
une véritable prouesse technologique. En effet, un ordinateur doit tout
calculer, sans exception.
Gageons qu’il n’a pas été simple de mettre au point ces méthodes de
calcul en temps réel, fondées sur des données qui changent en permanence,
comme la vitesse du véhicule et la distance qui le sépare du marquage au
sol. Mais les mathématiciens y sont tout de même parvenus. Lorsque vous
activez votre régulateur de vitesse ou le système de « conduite autonome »,
vous avez recours à des procédés mathématiques complexes. Sans eux, ces
équipements n’existeraient pas.

C’est Isaac Newton qui a fait, il y a près de quatre siècles, les


découvertes révolutionnaires à l’origine du régulateur de vitesse. Du moins,
d’après les Britanniques. Car un autre mathématicien répondant au doux
nom de Gottfried Wilhelm Leibniz, qui vivait en Allemagne à la même
époque, est parvenu exactement à la même théorie ! Pour expliquer la
nature de leurs découvertes et l’importance qu’elles ont eue en leur temps
pour tout un chacun, il nous faut refaire appel aux Grecs de l’Antiquité, plus
exactement, aux travaux d’Archimède sur les cylindres, les sphères et les
cônes.
Archimède entendait faire la démonstration de certaines de ses théories
sur les volumes. Peut-être vous souvenez-vous de la façon de calculer celui
d’une sphère ? Il existe pour cela une formule standard, qu’on apprend
généralement à l’école : 4/3 πr³. En outre, le volume d’un cylindre
correspond à la surface du disque qui forme sa base multipliée par la
hauteur du cylindre, donc dans ce cas πr² × 2r, ou 2 πr³. Enfin, le volume
d’un cône est 2/3 πr³. La façon dont nous sommes arrivés à ces formules
importe peu pour cette explication et, dans l’absolu, personne ne vous
demande de comprendre en quoi consiste exactement ce πr³. Ce qui compte,
c’est que ces formules vous aident à résoudre le problème d’Archimède.
Combien de fois le volume de la sphère est-il supérieur à celui du
cône ? Divisez leurs volumes (soit 4/3 πr³ divisé par 2/3 πr³, c’est-à-dire 4/3
divisé par 2/3) et vous aurez votre réponse : la sphère est deux fois plus
grande. Et quel volume restera-t-il du cylindre après en avoir « extrait » une
sphère ? Pour le savoir, divisez le volume du premier par celui de la
deuxième, soit 2 πr³ divisé par 4/3 πr³, donc 2 (ou 6/3) divisé par 4/3 : il en
restera très exactement deux tiers (le volume de la sphère représentant un
tiers du volume du cylindre). À partir du moment où vous connaissez ces
trois formules, le summum des mathématiques grecques devient un
véritable jeu d’enfant.
Mais alors, quel était le problème ? D’abord, les Grecs ne pouvaient pas
calculer le nombre π avec la précision dont nous disposons aujourd’hui.
Plus important encore, pour trouver les formules précitées, il faut appliquer
la notion d’infini, ce qu’ils se refusaient de faire. Ils se limitaient aux
nombres entiers et aux fractions, toutes choses aux frontières bien nettes. Il
s’agit d’un élément essentiel, dans la mesure où tous les nombres ne
peuvent pas s’écrire sous la forme d’une fraction ou d’un nombre entier. Le
nombre π, par exemple, est inexprimable en fraction. De nos jours, nous
pouvons l’écrire grâce aux décimales, bien que se pose alors le problème de
l’infinité de chiffres après la virgule : il commence par 3,1415, mais les
décimales se poursuivent ensuite indéfiniment.
Pourtant, les Grecs avaient conscience que tous les nombres ne sont pas
entiers et que certains ne peuvent s’écrire sous forme de fraction. Rappelez-
vous l’histoire de Pythagore et de son disciple… Les Grecs ont apporté une
réponse très différente des nôtres aux problèmes qui restaient insolubles : ils
ont décidé de changer d’unité de mesure. Lorsqu’un objet présente une
longueur de √2 centimètres, il suffit de le mesurer dans une autre unité,
dans laquelle la longueur est un nombre entier, pour se débarrasser du
problème. Dans le cas du triangle isocèle ci-dessous, dont le côté le plus
long présente une longueur de √2, les Grecs utilisaient donc deux unités
différentes pour mesurer les trois côtés.

Un triangle qui a posé pas mal de soucis aux mathématiciens grecs

C’est pourquoi un Grec de l’Antiquité n’aurait jamais déclaré que le


volume d’une sphère est de 4/3 πr³. Pour parvenir à cette formule, il faut
avoir recours au nombre π comme « outil » arithmétique. Un certain Simon
Stevin, né à Bruges, serait le premier à s’en être servi vers la fin du
e
XVI siècle. Ce physicien s’est beaucoup inspiré d’idées venues d’Inde et du

Moyen-Orient, adoptées par la suite par les Européens. Leur principale


avancée fut sans conteste de s’intéresser de plus en plus aux fractions, en
les écrivant sous la forme de nombres à décimales : par exemple 0,2 au lieu
de 1/5. Stevin regroupe ces changements dans une définition générale :
« Nombre est cela par lequel s’explique la quantité de chacune chose. » Il
accepte alors pleinement l’idée qu’une même grandeur est mesurable par
une unique unité et que nous devons donc nous accommoder de nombres
tels que π et √2.
La notion d’infini constitue un pas de géant pour les mathématiques en
Occident : elle signifie par exemple que π ne peut s’écrire entièrement.
Auparavant, on pouvait écrire certaines fractions au résultat infini, comme
1/3, pour lesquelles on représentait la succession de chiffres infinie après la
virgule par des points de suspension : 0,3333… Mais la différence entre ces
fractions et le nombre π est que les premières restent « prévisibles ». Nous
savons que, dans le cas de 1/3, tous les chiffres après la virgule seront des
« 3 » – ce qu’on appelle une période (on parle d’ailleurs de nombre
périodique) –, mais ce n’est pas le cas du nombre π.
Pourtant, de nos jours, personne ne vous regardera de travers si vous
évoquez l’existence du nombre π. Nous nous sommes tellement habitués à
voir ce type de nombres que nous ne voyons plus ce qu’ils ont d’étrange.
Prenons, par exemple, le nombre 0,999… Une complexité « trompeuse »,
puisqu’il est en réalité égal à 1. Aurais-je perdu la raison ? Rien n’est moins
sûr ! Vous conviendrez que 1/3 équivaut à 0,333… Multipliez cette fraction
par 3 et vous verrez que 1/3 × 3 = 3/3 = 1, tout comme 0,333… × 3 est égal
à 1 (ou à 0,999…, si vous préférez).
Comme on peut le voir, cette notion d’infini peut rapidement provoquer
des migraines ! Mais elle n’en reste pas moins nécessaire au
fonctionnement du régulateur de vitesse de notre voiture. Sans nombres tels
que π, qui comprennent une infinité de chiffres après la virgule, il n’est pas
possible de calculer des paramètres qui changent constamment, car vous
n’aurez pas assez de nombres pour calculer, par exemple, l’accélération de
votre voiture. En effet, si on y réfléchit un instant, une voiture ne passe pas
d’un seul coup de 100 à 101 km/h, sa vitesse augmente progressivement en
passant par 100,05 km/h, 100,1 km/h, ainsi d’ailleurs que par 100,1415…
km/h. Sans ces nombres infinis, il serait impossible de calculer toutes ces
vitesses de la voiture en kilomètres à l’heure. Tout comme il serait
impossible, sans le nombre √2, de mesurer tous les côtés d’un triangle en
centimètres.
Newton contre Leibniz
Archimède n’avait pas assez de nombres à sa disposition pour étudier
en profondeur la question des volumes. Il ne pouvait pas non plus mesurer
une valeur en usant toujours de la même unité. Ce n’est que lorsque les
mathématiciens ont accepté l’idée que tous les nombres ne sont pas entiers
ou exprimables sous forme de fractions qu’ils ont pu calculer les volumes et
les changements. Isaac Newton et Gottfried Wilhelm Leibniz furent les
premiers à le faire. Entre 1660 et 1690, chacun a développé de son côté un
nouveau concept mathématique. Ils n’ont jamais pu admettre que l’autre
avait eu la même idée. Il faut dire que leur découverte était en tous points
révolutionnaire, et reste célèbre aujourd’hui encore : le calcul infinitésimal
ou calcul différentiel et intégral. Ces savants purent ainsi calculer la vitesse
à laquelle une variable change (différentielle) et l’ampleur de ce
changement pendant un laps de temps donné (intégrale).
Deux mathématiciens se disputent donc la paternité de théories
révolutionnaires pratiquement identiques. Lequel des deux reçut les
honneurs ? Qui fut le premier à jeter les bases du calcul infinitésimal ? Une
question qui a fait débat, d’autant que Newton vivait en Angleterre et
Leibniz en Allemagne, deux pays qui n’étaient pas vraiment amis à cette
époque. Inutile de préciser que ces découvertes sensationnelles en
mathématiques furent une source de fierté nationale, à laquelle aucun des
deux pays n’a voulu renoncer.
L’histoire commence par une publication de Leibniz en 1684, dans
laquelle il présente sa découverte, une nouvelle méthode de calcul
différentiel. Les mathématiciens se montrent immédiatement enthousiastes
et Leibniz réunit dans la foulée un groupe d’experts chargés de travailler sur
« ses » mathématiques. En 1693, il publie même le premier livre de
vulgarisation sur le calcul différentiel et intégral. Newton, de son côté, ne
publie quasiment rien. Son entourage est au courant qu’il a fait une
découverte dans le domaine des mathématiques, mais personne ne sait
exactement de quoi il retourne. Newton préfère garder le secret afin d’être
le seul à travailler sur ses calculs.
Quand Leibniz publie les résultats de ses travaux, Newton prend
conscience des similitudes entre ceux-ci et sa méthode. Son sang ne fait
qu’un tour. Newton a en effet envoyé une lettre à Leibniz dès 1676, soit huit
ans avant la publication des résultats de ce dernier, pour lui faire part d’une
partie de ses travaux. Cette missive avait été rédigée en langage codé, une
pratique courante à l’époque. C’est d’ailleurs ainsi, dans une lettre en
langage « crypté », que Galilée avait voulu faire part à Kepler de la
découverte de deux lunes autour de Jupiter. Mais l’astronome allemand
interpréta mal la missive de son homologue italien et comprit qu’il
s’agissait de la planète Mars et non de Jupiter !
Mais revenons à nos moutons. Newton prétend donc que Leibniz lui a
volé « ses » calculs. Le Britannique demande alors à ses disciples de
décrédibiliser son homologue allemand.
S’ensuit un débat houleux, qui compte parmi les plus désagréables de
l’histoire de la science. Même leurs contemporains – qui y sont habitués –
sont sous le choc. Des années durant, les partisans de Newton et de Leibniz
publient des pamphlets destinés à ridiculiser l’autre camp. Un jour, Leibniz
écrit un livret dans lequel il se défend des accusations portées à son
encontre et où il demande l’aide de la Royal Society, l’institution
scientifique la plus renommée. Cette dernière ouvre une enquête
indépendante afin de déterminer la paternité de la découverte du calcul
infinitésimal.
Mais la Royal Society n’est pas si indépendante que cela… Newton est
en effet son président et, bien qu’il prétende à qui veut l’entendre que la
commission d’enquête officielle travaillera de façon impartiale, dans les
faits, elle ne fera rien du tout. Newton rédigera lui-même, dans le plus
grand secret, le rapport de la commission, où il déclarera que c’est bien lui
qui est l’auteur de la découverte et que Leibniz est un horrible voleur,
doublé d’un menteur, incapable d’admettre sa défaite. Ce n’est que cent
trente-trois ans plus tard que l’on découvrira jusqu’où Newton est allé pour
défendre son point de vue.
Le rapport ne prouve donc rien. Leibniz continuera à défendre sa
position – et sa réputation – dans un commentaire « anonyme » envoyé à la
Royal Society. Les insultes continueront à fuser de toutes parts, jusque bien
après la mort de Newton, en 1716. Qui avait raison ? Nous savons
aujourd’hui que Newton était effectivement le premier. Ses travaux initiaux
sur le calcul différentiel et intégral datent de 1665. Leibniz n’avait à
l’époque que 20 ans et ignorait tout des mathématiques. Mais il n’en reste
pas moins que Leibniz n’a pas « volé » l’idée de Newton au sens où
l’entendait ce dernier. Il a simplement eu la « malchance » de faire la même
découverte, avec quelques années de retard.

Des pas toujours plus petits


Quoi qu’il en soit, tout le monde a immédiatement compris que la
découverte du calcul infinitésimal allait révolutionner les mathématiques –
ce qui explique sans doute l’intensité du combat que les deux savants se
sont livré pour en obtenir la paternité. Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Le calcul infinitésimal est une façon de calculer la vitesse et l’ampleur des
changements. Avant ce tournant, il n’était possible de calculer des valeurs
qu’à un instant T figé, ou de mesurer des grandeurs qui ne variaient pas au
cours du temps. Newton et Leibniz ont donc été les premiers à réussir cette
prouesse en exploitant la notion d’infini.
Il existe une multitude de situations où nous sommes amenés à calculer
la vitesse à laquelle se produit un changement. Le régulateur de vitesse
d’une voiture doit calculer l’ampleur de l’accélération pour atteindre la
vitesse désirée, un système de conduite autonome doit calculer les
corrections nécessaires pour maintenir le véhicule sur sa voie de circulation
et votre machine à café doit calculer à quel point le système doit chauffer
pour obtenir de l’eau à la bonne température pour votre expresso. Idem à
l’hôpital, lorsqu’il s’agit de calculer la vitesse de prolifération d’une
tumeur. Dans toutes ces situations – c’est-à-dire lorsqu’une situation
évolue – nous utilisons la même technique.
Peu importe la nature du changement en question, les formules restent
les mêmes. J’utiliserai donc un exemple simplifié à l’extrême pour
expliquer le principe du calcul infinitésimal, bien qu’il soit un peu irréaliste.
Imaginez que vous êtes un agent de police chargé de verbaliser les excès de
vitesse. Vous devez donc calculer la vitesse à laquelle les véhicules se
déplacent. Vous commencez par utiliser le moins de calculs mathématiques
et de technologie moderne possible : vous allez mesurer la vitesse des
voitures sur un trajet donné, un peu à la façon d’un radar tronçon. Mais,
pour cela, il faudra évidemment faire appel à un collègue : vous vous placez
à l’endroit de votre choix et notez l’heure de passage des véhicules, tandis
que votre collègue fait exactement la même chose, un kilomètre plus loin.
Vous comparez ensuite les données, dans l’espoir de savoir à quelle vitesse
approximative la voiture est passée devant votre collègue, puisque le but de
l’opération n’est pas de connaître la vitesse moyenne sur l’ensemble du
kilomètre, mais à un instant T.
Pour faire votre calcul, vous devez également connaître le temps qu’il a
fallu au véhicule A pour parcourir ce tronçon de 1 km. S’il roule à
120 km/h, il lui faudra 30 s pour parcourir cette distance. Si vous observez
une différence de 30 s entre le moment où vous et votre collègue avez vu le
véhicule, vous savez donc qu’il roulait à 120 km/h. Est-ce vraiment aussi
simple ? Bien sûr que non. Les automobilistes peuvent être plus roublards
qu’il n’y paraît : si le conducteur du véhicule A roulait à 140 km/h et qu’il
aperçoit le premier policier, il enfoncera la pédale de frein, redescendant
soudain en dessous de la vitesse autorisée sur ce tronçon. S’il garde cette
vitesse sur l’ensemble du kilomètre, il pourra faire en sorte que le calcul de
sa moyenne par les policiers ne dépasse pas les 120 km/h. À 140 km/h, le
conducteur était donc bel et bien en infraction au début du calcul, mais en
roulant ensuite autour de 100 km/h sur le reste du tronçon, il pourra
ramener sa vitesse moyenne à 120 km/h et tromper les agents.
Afin d’éviter ce genre de comportement, vous pouvez réduire la
distance sur laquelle vous mesurez, en choisissant par exemple un tronçon
de 500 m. Un chauffard n’aura alors qu’une quinzaine de secondes pour
réduire sa vitesse. Et ainsi de suite : plus vous réduisez la distance, plus
votre calcul se rapprochera de la vitesse instantanée du véhicule. À un
certain stade, vous n’aurez plus à réduire la distance, car, dans la pratique,
la vitesse d’une voiture ne peut pas changer drastiquement en quelques
millièmes de seconde. Cela explique pourquoi les afficheurs de vitesse
préventifs que vous croisez de temps à autre au bord de la route
fonctionnent plutôt bien. Ils effectuent ce même calcul, sur une distance d’à
peu près un mètre.
Mais supposons que ce ne soit pas assez précis et que vous vouliez
savoir exactement à quelle vitesse roule le véhicule, au moment précis où
vous l’apercevez. Dans ce cas, la marge d’erreur que vous vous autorisez
est infime et même ce panneau d’affichage s’avère insatisfaisant. Afin de
gagner en précision, il faut donc réduire encore la distance. C’est à ce
moment qu’intervient la notion d’infini : si vous mesurez la vitesse sur une
distance infiniment petite, vous serez vous-même « infiniment précis » et
connaîtrez donc exactement la vitesse. Newton et Leibniz ont été les
premiers à y penser.
À l’époque, les deux génies utilisaient plutôt une ligne droite verticale,
se demandant à quelle vitesse un point pouvait se déplacer sur cette droite,
vers le haut ou vers le bas. Plus la pente du graphique ainsi obtenu était
raide, plus le point montait ou descendait rapidement.
Jetons un œil à la courbe représentée sur le graphique suivant, en
ignorant pour le moment les deux autres lignes. Mettons que vous vouliez
savoir à quelle vitesse le point se déplace sur la courbe. Vous mesurez donc
sa hauteur à un moment initial et sa hauteur à un moment final. Ensuite,
vous tracez une ligne entre le point initial et le point final, et vous calculez
sa pente pour connaître la vitesse à laquelle le point se déplace le long de la
courbe. Sauf que… vous n’obtenez qu’une moyenne. Le point ne se déplace
en effet pas aussi vite en chaque point de la courbe. Il avance notamment
beaucoup plus vite sur la partie supérieure de la courbe, comme si la voiture
de mon exemple précédent avait accéléré d’un coup.

Comment déduire la vitesse à laquelle un point se déplace sur une courbe ?

La solution de Newton et de Leibniz est la suivante : réduire la distance


entre les deux points en déplaçant progressivement le deuxième point vers
la gauche (donc vers le premier). En raison de la distance plus courte, la
courbe « s’aplatit » au point de ressembler à une droite, de sorte que l’erreur
est moins prononcée. Ils suggérèrent donc de réduire la distance entre les
deux points jusqu’à l’infiniment petit. La courbe prend alors la forme d’une
droite, de même pente que la ligne tracée au bas de l’image à ce point
précis, c’est-à-dire au point de tangence. Mais, pour ce faire, il faut
effectuer vos calculs en vous fondant sur l’infiniment petit…
Rassurez-vous : Newton et Leibniz trouvaient aussi cela problématique.
Pire, il fallut attendre plusieurs centaines d’années avant que quelqu’un ne
trouve comment écrire correctement les formules nécessaires ! Car, à la
réflexion, l’infiniment petit n’est-il pas égal à zéro ? Comment mesurer la
vitesse sur une durée égale à… zéro seconde ? À ce moment-là, la voiture
n’est-elle pas tout simplement à l’arrêt ? Il en va de même de nos lignes.
Bien sûr, il est possible de tracer une droite entre les deux premiers points,
mais que faire si la distance entre ces points confine à l’infiniment petit ?
Comment tracer quoi que ce soit ?
J’ai conscience qu’il n’est pas facile de se représenter mentalement ce
genre de problème abstrait. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait fallu attendre
si longtemps avant que les mathématiciens ne trouvent la solution. Notons
tout de même que, dans l’intervalle, ils poursuivirent joyeusement leurs
calculs. Tout tient à la différence entre l’infiniment petit et zéro, qui n’a rien
d’évident à cerner, tout comme la différence entre 0,9999… et 1. Comme
nous l’avons vu, il n’y a aucune différence dans ce cas. Alors pourquoi
devrait-il y en avoir entre 0,0000… et 0 ?
Un certain nombre de mathématiciens en sont même venus à penser que
la notion « d’infini » était bonne pour la poubelle. Trop complexe… Autant
se limiter à la notion de valeur « aussi petite que possible ». Tant qu’on peut
continuer de réduire encore la distance, et donc la marge d’erreur, tout va
bien. Toute cette réflexion vous semble encore trop théorique ? Ne vous
inquiétez pas, les détails n’ont finalement que peu d’importance. Si vous
saisissez qu’il suffit de réduire progressivement les écarts pour gagner en
précision, c’est déjà un très bon début.
Pourquoi les mathématiciens de la Grèce antique n’y arrivaient-ils pas ?
Pour deux raisons. Premièrement, ils n’avaient pas assez de nombres : un
résultat équivalent à π, pourtant tout à fait possible, était inenvisageable
puisqu’ils refusaient mordicus de le mesurer. Par suite, leurs calculs ne
fonctionnaient pas, puisque l’opération nécessite de pouvoir calculer toutes
les vitesses possibles. Deuxièmement, ils jugeaient absurde cette idée
d’infini. Mesurer une distance infiniment petite ? C’est beaucoup trop
vague ! Personne ne peut faire une chose pareille. L’infini leur posait donc
deux problèmes majeurs. Et ces obstacles mentaux n’ont sans doute pas
totalement disparu aujourd’hui. Après tout, il reste difficile de comprendre
le fonctionnement des différentielles.

Compter les étapes


Malheureusement, les intégrales ne sont pas plus faciles à comprendre.
Les différentielles traitent des notions de vitesse et d’accélération : à quelle
vitesse un changement s’opère-t-il ? Les intégrales traitent de la notion de
quantité : quelle est l’ampleur d’un changement donné ? Les intégrales
comptabilisent donc en quelque sorte les changements. Voulez-vous
connaître la taille d’une tumeur au bout d’un laps de temps T ? Vous devrez
recourir à une intégrale pour la calculer.
À chaque fois que vous souhaitez connaître l’ampleur générale d’un
changement, vous utiliserez des intégrales, que ce soit pour calculer votre
consommation totale d’énergie, la probabilité que Donald Trump remporte
de nouveau l’élection présidentielle, la flexion ou la courbure d’une poutre
de soutènement, ou encore les dommages corporels causés par un accident
de voiture. Sans même que vous ne vous en rendiez compte, les intégrales
sont partout. Même dans la façon dont les constructeurs automobiles
s’assurent que vous surviviez à une collision.
Comment fonctionnent-elles exactement ? Là encore, par minuscules
étapes successives. Mais dans ce cas, le principe consiste à en comptabiliser
et à en additionner un très grand nombre. Imaginez que vous travaillez chez
Mercedes à rendre les véhicules encore plus sûrs. Vous pourriez pratiquer la
méthode « essai-erreur » en testant toutes sortes de dispositifs et en
observant les effets des uns et des autres. Vous démoliriez ainsi une quantité
impressionnante de voitures, ce qui peut avoir un côté amusant, mais aussi
un certain coût, voire un coût certain pour votre entreprise. À n’en pas
douter, votre direction préférera avoir recours à des simulations
mathématiques.
Lors d’un accident, c’est la tête des passagers qui est la plus vulnérable.
Plus le mouvement de va-et-vient de la tête sera long et violent, plus les
conséquences de l’accident seront graves. La vitesse des mouvements est
donc un élément primordial de l’équation. Bonne nouvelle : elle peut se
calculer à l’aide – d’abord – d’une différentielle. À chaque micro-instant de
l’accident, vous observez les mouvements de la tête. Elle est d’abord
projetée vers l’avant, puis elle repart en arrière. Avec un peu de chance, elle
heurtera le coussin de l’airbag, qui ralentira ses mouvements.
En tant que mathématicien ou mathématicienne chez Mercedes, vous
calculez les différentes vitesses des mouvements de la tête, de la collision à
l’arrêt complet du véhicule. Vous ne savez toujours pas, à ce stade, quel est
le degré de dangerosité de l’accident, puisque vous ne connaissez que la
vitesse. Vous avez donc aussi besoin d’une intégrale. Une vitesse élevée est
bien entendu dangereuse, mais une multitude de va-et-vient l’est au moins
tout autant. Faites le test : tournez une fois sur vous-même. C’est
supportable, n’est-ce pas ? À présent, recommencez en enchaînant vingt
tours rapides. Vous sentez la différence ?
D’où l’intérêt de calculer la vitesse des mouvements de la tête lors d’un
accident pendant toute sa durée. Un mathématicien paresseux se contentera
d’une seule vitesse. Il choisira, par exemple, la vitesse la plus élevée et la
multipliera par la durée de l’accident. Ses prédictions ne seront pas
correctes : les voitures sembleront bien plus dangereuses qu’elles ne le sont
en réalité. On rencontre donc exactement le même problème que lors du
calcul de la vitesse sur un tronçon de route.
La solution est elle aussi identique : le calcul sera bien meilleur si vous
additionnez une multitude de petites étapes successives. En effet, en
additionnant toutes ces étapes confinant à l’infiniment petit, vous aurez une
image exacte des mouvements de la tête d’avant en arrière et connaîtrez
donc la dangerosité de l’accident. Les constructeurs automobiles ont
systématiquement recours à ces méthodes pour évaluer la sécurité de leurs
véhicules. Bien entendu, ils effectuent aussi des crash tests grandeur nature
avec dispositifs anthropomorphes d’essai (les fameux « crash test
dummies »), mais dans une moindre mesure, car les calculs mathématiques
leur facilitent bien la tâche. Ils évitent ainsi d’envoyer trop de voitures à la
casse ! Une fois ces calculs effectués, les scientifiques peuvent évaluer les
dommages corporels causés par les accidents ; à partir de quel moment les
occupants risquent une commotion cérébrale, par exemple. Les intégrales
assurent donc votre sécurité.

Elles jouent également un rôle dans le calcul des aires et des volumes.
Vous vous souvenez peut-être de vos cours de lycée : les intégrales nous
ramènent aux formules d’Archimède sur les sphères, les cônes et les
cylindres. Le principe est en effet le même, à cette différence près que le
« changement » n’est plus aussi évident. Les graphiques ci-dessous
montrent comment calculer l’aire d’une surface : en additionnant toutes les
étapes du processus. Des étapes dont vous réduisez progressivement la
taille. En conséquence, plus les rectangles deviennent étroits, plus ils
épousent la forme de la courbe – et donc, plus votre calcul de l’aire se
précise. La présence d’un « changement » est en revanche difficile à
percevoir.
Calcul approximatif de l’aire de la surface située sous la courbe
Calcul plus précis de cette même aire grâce à la réduction de la largeur des rectangles

Il est bien dissimulé et c’est à vous de vous le représenter mentalement.


Imaginons que ces deux schémas soient posés à plat sur le sol et que vous
souhaitiez connaître l’aire de la surface délimitée par la courbe et l’axe
horizontal (x). S’il s’était agi d’un simple rectangle, le problème aurait été
un jeu d’enfant : il suffisait de multiplier la longueur par la largeur. C’est
pourquoi nous appliquons la même méthode à cette forme plus complexe :
nous divisons la surface en série de petits rectangles qui épousent aussi bien
que possible la forme de la courbe, comme sur le schéma de droite.
Il ne nous reste plus qu’à additionner la surface de tous les rectangles
pour obtenir l’aire totale ! Le changement correspond donc au trajet de la
courbe qui relie le sommet de chacun de vos rectangles. Et comme vous
avez utilisé de petits rectangles – confinant virtuellement à l’infiniment
petit – vos calculs seront toujours plus précis.
Voilà donc comment l’on calcule les aires au moyen des intégrales. Il en
va de même pour les volumes, pour lesquels vous devez tenir compte d’une
dimension supplémentaire. C’est un peu plus compliqué à calculer et encore
un peu plus abstrait, mais l’idée de base est la même. À la réflexion, le
calcul des dangers en cas d’accident peut être considéré comme un calcul
d’aire : les rectangles disposés sous la courbe représentent le mouvement de
la tête des passagers du véhicule. Si la courbe indique la vitesse des
mouvements de tête lors d’une collision et qu’un point plus élevé sur le
diagramme représente donc un mouvement plus rapide, vous pouvez
déduire l’accumulation des mouvements de la tête à partir de l’aire totale de
la surface située sous la courbe. Même idée, application différente.

Le comble du changement : la météo


On commençait à désespérer, mais enfin voilà que le bulletin météo
annonce du beau temps pour demain. Cependant, peut-on vraiment lui faire
confiance ? Les bulletins se trompent si souvent qu’il vaut mieux ne pas les
prendre pour argent comptant. N’est-ce pas ? C’était le cas avant que les
météorologues ne commencent à utiliser les intégrales et les différentielles
pour leurs prévisions. En effet, depuis qu’ils ont recours à ces formules
grâce à de puissants ordinateurs, les prévisions sont d’une étonnante
précision, a fortiori lorsqu’on les compare à celles des années 1970.
Jusque-là, la recette d’une prévision météorologique était simple
comme bonjour. Première étape : regarder dehors et observer les nuages,
prendre la température, etc. Deuxième étape : compulser un épais almanach
pour y rechercher un jour avec une météo identique. Troisième étape :
utiliser la météo du jour qui suivait dans l’almanach pour prédire la météo
du lendemain. En d’autres termes, il suffit de considérer que le temps se
répète à l’identique. Si l’on ne se réfère qu’aux nuages et à la température,
ces prévisions ne se vérifieront quasiment jamais. La météo est en effet
beaucoup plus compliquée, d’où la piètre valeur des prévisions de ce type.
Bien sûr, on peut aussi « calculer » la météo. Intégrales et différentielles
permettent précisément d’analyser et de prédire ce changement du temps,
c’est-à-dire le déplacement des masses d’air. Pendant la Première Guerre
mondiale, Lewis Richardson avait essayé de formuler des prévisions
météorologiques en se fondant sur des calculs mathématiques – connaître la
météo à venir est un atout non négligeable en temps de guerre. Il a
commencé prudemment, par des prédictions à court terme. Il regardait par
la fenêtre, faisait quelques calculs rapides, et avait ainsi une idée
relativement précise du temps qu’il ferait au cours des six prochaines
heures. Sauf que Richardson s’est quelque peu fourvoyé. En effet, ses
« calculs rapides » lui ont finalement pris six semaines !
Prédire la météo par les mathématiques n’est donc pas chose aisée. Non
seulement les calculs durent une éternité, mais ils sont souvent erronés. En
cause : le caractère extrêmement variable de la météo. Chaque masse d’air
bouge en permanence, changeant de température, d’hygrométrie, etc. Il faut
savoir où se trouvent les zones de haute et de basse pression, comment elles
se déplacent, et ce dans une région atmosphérique extrêmement vaste. Dans
ce contexte, des changements même infimes des conditions peuvent avoir
une énorme influence.
C’est pourquoi il est très compliqué de prévoir le temps avec précision.
Même un super-ordinateur géant ne sera pas assez rapide. Nous avons donc
renoncé à vouloir tout savoir et avons choisi la voie du compromis : pour
2
limiter le travail, notre super-ordinateur a divisé le ciel en zones de 10 km ,
dans lesquelles il considère que le temps est identique en tous points. Par
conséquent, les prévisions perdent de la précision, bien qu’elles aient gagné
en fiabilité depuis l’adoption de ce système.
Sommes-nous censés croire le bulletin météo lorsqu’il nous annonce du
beau temps pour demain ? Absolument. Car si les météorologues ne
peuvent garantir une fiabilité totale, ils restent très bons dans leur domaine.
Leurs ordinateurs calculent les changements intervenant dans chaque carré
virtuel. Pour ce faire, ils analysent la vitesse à laquelle l’air se déplace, au
moyen des différentielles, et l’ampleur de ces changements après un laps de
temps donné, au moyen des intégrales. Grâce aux mathématiques, les
prévisions météorologiques se sont donc considérablement améliorées.
Elles sont même devenues si fiables que les prévisions à un jour sont
toujours correctes ou presque. Même les prévisions à une semaine s’avèrent
justes dans 80 % des cas. Les intégrales et les différentielles sont donc bien
pratiques.

Intégrales et différentielles dans la construction,


la politique économique et la physique
Il n’y a pas que la météo. Prenons l’exemple de la construction des
bâtiments. On ne s’en rend pas toujours compte, mais un édifice est
constamment exposé à l’influence de facteurs extérieurs, tels que le vent ou
le poids de ses occupants. La gravité le tire inexorablement vers le bas,
comme si elle espérait le voir tomber, mais il reste en place, parce qu’avec
le temps les hommes et les femmes ont appris à maîtriser les techniques de
construction. Néanmoins, la solidité et la stabilité des bâtiments ont
grandement bénéficié de l’apport des mathématiques.
Longtemps, les bâtiments ont surtout été construits de façon
« empirique », en se fondant sur les expériences passées. On bâtissait dans
le respect des connaissances du moment, sans trop d’expérimentations.
Toute nouveauté était intégrée avec la plus grande prudence, car on n’avait
aucune réelle certitude quant à son impact. L’art de la construction ne s’est
tourné vers la « science » que vers les années 1900.
Lors de sa construction, le Golden Gate Bridge était de très loin le pont
le plus long du monde : il mesure près de 3 kilomètres de long et ses câbles
représentent une longueur de 129 000 kilomètres de fil. Tous les éléments
de ce pont gigantesque étaient plus grands que ce qui avait été bâti
jusqu’alors. Comment construire un tel édifice ? Comment savoir avec
certitude qu’un pont de cette envergure sera suffisamment stable ? Qu’il ne
s’écroulera pas sous l’effet du vent ou du poids des camions qui le
traversent ? Réponse : en le vérifiant à l’avance par des calculs.
Le calcul de la stabilité d’un pont dépend aussi des intégrales et des
différentielles. Elles portent principalement sur la flexion ou la courbure des
poutres d’acier. Le Golden Gate Bridge se compose principalement
d’éléments d’acier qui en supportent la masse. Ces poutres d’acier « plient »
sous l’effet de cette dernière. C’est cette courbure qu’il convient de calculer.
Le calcul de ce changement de forme passe par une différentielle. Pour
connaître la courbure totale de la poutre, on utilisera en revanche une
intégrale. Pour ce faire, une multitude d’éléments devront être pris en
compte, comme la forme de la poutre et la façon dont elle est posée. C’est
ce qu’illustre la figure suivante : une poutre posée « à plat » pliera
beaucoup plus qu’une poutre posée sur la tranche.

Différence de flexion d’une poutre selon sa position

Les mathématiques éliminent ainsi les incertitudes en architecture. Au


moment de l’édification du Golden Bridge, si les constructeurs disposaient
d’une expérience en matière de poutres d’acier, personne n’avait jamais
construit de pont de cette taille, et encore moins entièrement en acier.
Naturellement, on peut construire au petit bonheur la chance et espérer que
la structure tienne, mais cette approche ne serait pas sans risques.
Supposons que les choses tournent mal… Gageons que le contribuable ne
sera pas indéfiniment disposé à financer des expériences grandeur nature et
à voir des ponts s’effondrer les uns après les autres. Heureusement, en
faisant des calculs à l’avance, ce ne sera pas nécessaire. Les mathématiques
ont donc permis de bâtir des édifices toujours plus grands et plus
complexes. Cette capacité à anticiper la stabilité nous permet également de
construire des bâtiments que personne n’a encore jamais vus auparavant.
Le changement est omniprésent dans bien d’autres domaines. Autre
exemple : l’économie. De l’argent est transféré en permanence d’un endroit
à un autre, le nombre d’entreprises, de postes vacants et de demandeurs
d’emploi change continuellement. Parfois, le gouvernement prend des
mesures pour provoquer lui-même des changements et ces politiques font,
bien sûr, l’objet de calculs prévisionnels. Quel effet aurait, par exemple, la
réintégration du Royaume-Uni dans l’Union européenne ? Les États
disposent généralement d’un institut d’analyse statistique chargé de la
planification économique. Ces instituts examinent les mesures envisagées
par le gouvernement et tentent d’en calculer les conséquences.
Leurs méthodes ne tombent pas du ciel. Ils utilisent un grand modèle
mathématique, composé d’une série de formules spécifiques à l’économie.
Celles-ci permettent de prédire les conséquences de certains changements.
Et à votre avis, à quoi ressemblent ces formules ? Bingo ! À des intégrales
et à des différentielles.
Une réintégration du Royaume-Uni conduirait ainsi, par l’action des
mécanismes budgétaires de l’UE, à une augmentation des budgets
européens et à une diminution du budget national de l’État britannique. Si
tout se passe comme prévu, ce transfert d’argent aura des répercussions sur
l’économie, l’idée de base étant que la contribution des États membres (un
seul changement) permet le financement d’une multitude de projets. Les
instituts d’étude peuvent nous aider à réfléchir à ces effets. À ce titre, les
estimations seront naturellement plus précises en faisant appel aux
mathématiques. Elles seront aussi plus fiables, dans la mesure où un
ordinateur sera moins enclin à oublier certaines variables qu’un cerveau
humain.
Aussi essentiel soit-il, le travail de ces instituts n’est pas très visible
pour le grand public, si ce n’est peut-être en période électorale. Mais que
cela vous plaise ou non, les intégrales et les différentielles s’invitent aussi
très souvent chez vous ! Elles sont présentes dans une foule d’appareils qui
vous entourent : voiture, machine à café, thermostat. Idem pour le pilote
automatique de l’avion avec lequel vous partez en vacances. Tous ces
dispositifs fonctionnent grâce aux principes enseignés dans les cours de
mathématiques qui font tant souffrir les élèves !
Leur dénominateur commun : ils doivent produire un changement de
façon contrôlée. Le thermostat doit par exemple maintenir la maison à la
bonne température. Imaginons que vous vouliez augmenter la température
de 18 à 20 °C. Votre thermostat calculera l’ajustement nécessaire des
paramètres de votre chauffage et déterminera combien de temps il devra
fonctionner avec ces nouveaux paramètres. Un calcul différentiel permet au
thermostat de suivre la vitesse à laquelle l’écart entre la température
ambiante et la température désirée diminue, c’est-à-dire la vitesse à laquelle
votre maison se réchauffe. Afin d’éviter qu’il ne fasse trop chaud d’un seul
coup, et donc de devoir refroidir la maison ensuite, le thermostat fera appel
aux différentielles et aux intégrales.
Autre exemple, déjà abordé : le régulateur de vitesse de votre voiture.
Ce dispositif doit d’abord permettre d’atteindre la vitesse souhaitée, puis la
maintenir. Compte tenu de l’inertie et des frottements, le moteur doit
tourner en permanence, sinon le véhicule ralentira. Le niveau de
fonctionnement du moteur nécessaire pour maintenir une vitesse constante
est calculé au moyen de différentielles et d’intégrales. Il en va de même
pour le pilote automatique d’un avion, ou encore pour les atterrissages des
fameuses fusées Falcon de la société SpaceX. Dans tous les cas, l’idée est
toujours de suivre les changements en temps réel. Vous l’aurez compris :
pas un jour ne passe sans que vous ayez recours au calcul infinitésimal – la
plupart du temps à votre insu.
La physique ne peut pas s’en passer non plus. En effet, la nature est elle
aussi en constante évolution. Il tombe donc sous le sens que pour l’étudier il
faut une méthode qui tienne compte de ces changements. Newton y a eu
recours dans sa théorie de la gravité. Le calcul infinitésimal étant toutefois
une nouveauté à l’époque, il ne l’a pas beaucoup exploité. Comme nous
l’avons vu, les formules étaient d’une précision et d’une simplicité
étonnantes. À tel point que Richard Feynman, célèbre physicien du
e
XX siècle, a affirmé un jour que Newton n’aurait pu écrire sa théorie d’une

autre façon sans l’enlaidir.

Tout le monde doit-il se mettre aux intégrales ?


Les intégrales et les différentielles sont donc extrêmement utiles. Elles
sont certes plus difficiles à comprendre que les principes géométriques et
arithmétiques du chapitre précédent, mais la question est celle-ci : est-ce
vraiment nécessaire ? Voilà probablement une question que chaque élève
s’est posée un jour. Ces formules me seront-elles d’une quelconque utilité
plus tard ? Réponse : ça dépend. De quoi ? De ce que vous ferez de votre
vie. Comme nous l’avons vu, le calcul infinitésimal survient dans un très
grand nombre de domaines. Vous envisagez de devenir architecte ? Alors
mieux vaut vous y intéresser tout de suite. La physique vous passionne ? Il
y a de fortes chances que vous en rencontriez aussi. Idem si vous vous
tournez vers l’ingénierie automobile. Mais, de fait, il existera toujours une
foule de métiers où vous n’en entendrez jamais parler.
Dans l’absolu, la probabilité est grande que vous n’ayez jamais à en
calculer de toute votre vie. En ce sens, il est donc vrai que la plupart d’entre
nous n’utiliseront pas beaucoup (voire jamais) les intégrales et les
différentielles dans la vie quotidienne. Il suffit de choisir une profession
sans lien avec les mathématiques. Et, dans le cas contraire, nous n’aurons
certainement pas à les calculer nous-mêmes – du moins pas directement. Il
est en effet de plus en plus facile d’assigner cette tâche à un ordinateur.
Existe-t-il une autre bonne raison de connaître les intégrales et les
différentielles ? Supposons que vous vouliez simplement maîtriser quelques
principes d’algèbre afin de comprendre comment le fisc calcule votre
impôt. Il serait en effet fâcheux que le gouvernement commette une erreur
en votre défaveur sans que vous ne puissiez le remarquer. Le fait est que
vous ne serez que très rarement amené à devoir contrôler les calculs de cette
façon. Certes, ils sont utilisés pour établir l’impôt et servent de base à des
décisions importantes. Donc, si vous voulez comprendre ces décisions, par
exemple pour analyser les mécanismes budgétaires de l’Union européenne,
vous avez besoin de ces connaissances mathématiques. Toutefois, en règle
générale, les résultats de ces calculs n’ont pas d’impact direct sur vous,
contrairement aux chiffres qui servent de base au calcul de votre imposition.
Pour autant, ce n’est pas une raison pour remettre en cause les
programmes scolaires : les intégrales et les différentielles sont peut-être
compliquées, mais elles n’en restent pas moins compréhensibles et
intéressantes. Il ne faut pas se laisser impressionner par la complexité de
certaines formules mathématiques, qui ont tendance à obscurcir l’idée
originelle qui les sous-tend : étudier le changement en le fractionnant en
une infinité de petits morceaux. Si vous voulez comprendre comment
fonctionne le monde qui vous entoure, il est essentiel de comprendre cette
idée.
Et pour cause : les intégrales et les différentielles ont changé le monde.
Le calcul infinitésimal a conduit à l’invention des ordinateurs, des
smartphones, des avions et à bien d’autres technologies modernes. Il est
donc indispensable à la compréhension du monde d’aujourd’hui. Cette
compréhension nous permet d’exploiter au mieux les techniques modernes.
Sans elle, nous aurions continué à bâtir en nous fondant exclusivement sur
notre expérience, de façon empirique. Nous n’aurions pas pu ériger tous ces
édifices extraordinaires, nous ne serions jamais entrés dans l’ère
technologique moderne. En somme, sans intégrales et sans différentielles,
nous vivrions dans un monde complètement différent.
Elles sont donc tout sauf inutiles. Nous les rencontrons même beaucoup
plus souvent que nous le pensons. Mais nous ne les voyons pas, et n’avons
dans l’absolu pas besoin de les voir. Tout le monde doit-il se mettre aux
intégrales ? Non, certainement pas. Mais il me semble en revanche
intéressant de savoir qu’elles existent et de se demander à quoi elles
servent. Tout comme nous étudions l’histoire, par exemple. Les intégrales et
les différentielles font partie des fondements du monde qui nous entoure.
Hélas, elles sont trop souvent présentées d’une manière qui rebute ceux qui
daignent s’y intéresser. Je nourris l’ambition inverse.
MAÎTRISER L’INCERTITUDE

Automne 2016. Tous les regards sont braqués sur l’élection


présidentielle aux États-Unis. Comme tous les quatre ans, le suspense est à
son comble. Nous n’en pouvons plus d’attendre : qui d’Hillary Clinton ou
de Donald Trump a les meilleures chances de l’emporter ? Les premières
prévisions tombent. Selon les instituts de sondages, Hillary aurait entre 70
et 99 % de chances d’arriver en tête. 99 % !
Nous connaissons la suite : à la surprise générale, Trump est élu
président des États-Unis. Les sondages se sont lourdement trompés – en
apparence, du moins. Comment tant d’experts ont-ils pu se fourvoyer ?
Telle est la grande question – récurrente d’ailleurs, car ce genre d’erreur
n’est pas rare. Prenons les sondages qui ont précédé le référendum sur le
Brexit au Royaume-Uni. Tous prévoyaient une large majorité en faveur du
maintien dans l’UE, bien que l’indice de confiance fût inférieur à celui de
l’élection présidentielle américaine. Là encore, sondages et prévisions
étaient à côté de la plaque : le Brexit l’a emporté, avec toutes les
conséquences que l’on connaît.
On peut donc légitimement se demander si ces sondages servent à
quelque chose. Les statistiques ne semblent parfois n’en faire qu’à leur tête.
Devons-nous leur accorder notre confiance ? Oui, mais pas aveuglément. Il
est bon de comprendre d’où viennent ces prévisions. Car, en définitive, elles
ne tombent pas du ciel, ce sont des calculs. À noter que les sondages sont
une pratique plutôt récente : ils n’existaient pas à Athènes au temps de la
Grèce antique, où les grandes décisions étaient pourtant déjà soumises à des
scrutins. Les connaissances mathématiques de l’époque ne permettaient pas
de prédire les résultats électoraux. Idem au temps de Newton et de Leibniz,
bien que leurs travaux allassent en partie dans cette direction. Ce n’est
qu’en 1654 que tout a commencé.

Petits jeux entre amis


Blaise Pascal et Pierre de Fermat, deux mathématiciens (amateurs), se
livrent à une discussion animée. Un aristocrate a mis Pascal au défi de
résoudre un problème. Le noble en question, Antoine Gombaud, chevalier
de Méré, adore les jeux de hasard, mais il se heurte à un souci récurrent : il
arrive fréquemment qu’une partie doive être interrompue avant que l’un des
joueurs ait remporté la victoire. Imaginez par exemple que le roi leur rende
une visite impromptue : ils ne peuvent décemment pas continuer à jouer
comme si de rien n’était. Le chevalier de Méré souhaite donc savoir
comment redistribuer l’argent misé entre les participants dans ce genre de
situation. Il pose la question à Pascal, qui l’ignore tout autant. Celui-ci
entame alors une correspondance avec Pierre de Fermat, jusqu’à ce que les
deux hommes parviennent à dégager une solution : tout dépend de la
probabilité que l’un ou l’autre gagne la partie, donc de la situation de jeu au
moment de son interruption. Ainsi est né le calcul des probabilités et des
statistiques.
Supposons que vous participiez à un jeu qui se gagne en remportant
trois manches. La partie est interrompue alors que vous menez 2-1.
Combien l’autre joueur doit-il vous payer ? Les 2/3 de la cagnotte, puisque
vous avez remporté deux parties sur les trois nécessaires ? Non, vous devez
recevoir plus, en fonction de la probabilité de vous voir remporter la totalité
de la mise. Dans ce cas précis, vos chances s’élèvent à 3 sur 4 : vous avez
donc droit aux 3/4 de la cagnotte. Pascal et de Fermat sont arrivés à cette
conclusion en réfléchissant à la façon dont le jeu pourrait se terminer,
comme représenté sur le schéma suivant.
Imaginons que vous gagniez également la manche suivante : le résultat
final serait alors de 3-1. L’autre option est que votre adversaire gagne cette
manche, revenant ainsi à égalité et vous forçant à disputer une dernière
manche pour vous départager : le résultat final sera alors 3-2 ou 2-3. Faites
le calcul : vous l’emportez dans deux des trois cas. Mais un problème
subsiste : le nombre de manches jouées n’est pas identique dans tous les cas
de figure. Ainsi, si vous jouez une manche supplémentaire après avoir
obtenu le score 3-1(branche de gauche sur le schéma), soit pour arriver à un
score de 3-2 ou 4-1, on se rend compte que vous gagnerez en réalité dans
trois cas sur quatre, d’où la probabilité de 3/4.

Résultats possibles en cas de poursuite du jeu interrompu

« Quelle utilité ? » me demanderez-vous. Ce n’est pas comme si la


résolution de ce problème allait changer la face du monde : les joueurs
auraient pu reprendre leur partie plus tard, après tout. Et, pourtant, cette
histoire en apparence anecdotique marquera le début de la
« mathématisation du hasard » et ouvrira l’un des plus célèbres chapitres
des mathématiques appliquées. Ainsi, comme par enchantement, une armée
de mathématiciens se mettront à utiliser ce type de calculs dans une foule de
contextes et de situations, et pour des jeux de plus en plus complexes.
Ces calculs étaient-ils donc à ce point inutiles ? Sans doute pas.
D’autant plus qu’à l’époque de Pierre de Fermat et de Blaise Pascal, les
spéculations commençaient à se multiplier dans le domaine du commerce.
Des investisseurs pariaient que tel navire reviendrait indemne au port, les
cales remplies de marchandises. Parfois, ils faisaient marche arrière et
récupéraient leur investissement, par exemple lorsqu’ils avaient besoin
d’argent pour autre chose. C’est peut-être la raison pour laquelle les
mathématiciens ont imaginé un moyen simple d’estimer la probabilité que
vous récupériez une certaine somme d’argent en fin de parcours.
Quelles qu’en soient les motivations, l’étude de ce genre de jeux n’a pas
immédiatement conduit à des résultats exploitables. En effet, vous devez
connaître à l’avance la probabilité de gagner une manche. Dans mon
exemple, je suis parti du principe que chaque joueur avait autant de chances
de gagner que l’autre. Or, cette hypothèse est fausse dans la plupart des
jeux, bien sûr, car elle ne tient pas compte du talent des joueurs. Par
exemple, si vous êtes plus doué que votre adversaire, vous avez
naturellement plus de chances de l’emporter. Cela revient donc à calculer la
probabilité d’événements à venir dont vous connaissez déjà le déroulement
pour l’essentiel. Revenons à l’élection présidentielle. Le calcul de la
probabilité de notre exemple ne peut s’utiliser, dans le cas d’une élection,
que si nous connaissons la probabilité que chaque électeur ou électrice vote
pour Trump ou Clinton. En d’autres termes, nous devons savoir à qui
chaque Américain jouissant du droit de vote entend donner sa voix. Mais
c’est impossible : on ne peut pas lire dans les pensées de chaque citoyen
américain. Si vous le pouviez, vous n’auriez même pas à faire de
prévisions, puisque les élections auraient en quelque sorte déjà eu lieu !
Ces calculs de probabilité ne se révèlent intéressants que si vous n’avez
pas toutes les informations à l’avance. Mais par où commencer ? Par des
éléments plus concrets que les pensées des électeurs, comme un
questionnaire sur les intentions de vote. Vous ne pourrez jamais le
soumettre qu’à un petit échantillon d’électeurs, sans garantie qu’ils
répondront honnêtement, mais il faudra vous en contenter.
Cependant, laissons un instant cet exemple de côté pour nous intéresser
à un autre cas : essayons de déterminer la couleur de jetons déposés dans
une urne. C’est par cet exemple que Jacques Bernoulli, un mathématicien
suisse, commence son célèbre livre Ars Conjectandi (« l’Art de
conjecturer » en latin), publié en 1713, soit plus de cinquante ans après les
travaux de Blaise Pascal et de Pierre de Fermat sur la question. Il aura en
effet fallu attendre tout ce temps pour que quelqu’un se penche sur des cas
plus pratiques.
Bernoulli fut le premier à tenter de calculer une probabilité sans
connaître tous les résultats possibles. Imaginons une urne qui contient 5 000
galets de couleur blanche ou noire. Vous ignorez combien sont blancs et
combien sont noirs. Pour le savoir, vous tirez quelques galets : deux noirs et
trois blancs. Devez-vous d’emblée en déduire que l’urne contient 2 000
galets noirs et 3 000 blancs ? Non. C’est possible, mais il se peut aussi que
vous ayez pris, par hasard, les trois seuls galets blancs de l’urne. Bien sûr, la
probabilité est beaucoup plus faible, mais elle existe.
Vous continuez donc à extraire des galets. Vous retombez
systématiquement sur les mêmes proportions : deux noirs pour trois blancs.
En toute logique, vous voilà de plus en plus convaincu que l’urne contenait
véritablement 3 000 galets blancs à l’origine – de la même façon que nous
doutons de moins en moins que le soleil se lèvera demain, à mesure que
nous assistons jour après jour à l’aurore. Mais combien de galets devez-
vous tirer avant de pouvoir raisonnablement croire que le rapport est bien
de 2 galets noirs pour 3 blancs ? C’est ce qu’a voulu calculer Bernoulli.
Selon lui, vous ne pouvez atteindre un niveau de « certitude morale » que si
votre conclusion se vérifie dans 999 cas sur 1 000. Mais le mathématicien
suisse avait un problème : selon ses calculs, pour obtenir le bon résultat ne
serait-ce que dans 49 cas sur 50, il lui faudrait piocher 25 550 galets !
Découragé par ce nombre astronomique qui ne lui permettrait même pas
d’approcher de la certitude morale, il décide d’abandonner ses travaux. Son
livre ne sera publié que huit ans après sa mort par son neveu, en partie car la
veuve de Bernoulli ne faisait confiance ni à Jean, le frère de Jacques avec
qui il s’était chamaillé toute sa vie par articles interposés dans des revues
scientifiques, ni à son neveu Nicolas. Ce dernier finit toutefois par la
convaincre.
La première tentative de Jacques Bernoulli est intéressante, bien
qu’imparfaite. D’abord, elle permet de calculer la probabilité qu’une
proportion donnée soit correcte, et non d’évaluer ladite proportion. Elle
impose de choisir arbitrairement la proportion que l’on souhaite étudier :
par exemple, quelle est la probabilité qu’il y ait 3 000 galets blancs dans
l’urne. Si vous voulez savoir la probabilité que l’urne contienne 2 999
galets blancs, il faudra refaire tout le calcul. Deuxièmement, le nombre
d’expériences requises était trop élevé, de même que les exigences du
mathématicien en matière de certitude. De nos jours, la science se satisfait
souvent d’une bonne réponse dans 19 cas sur 20.
Quoi qu’il en soit, c’est donc ainsi, par l’intermédiaire des jeux de
hasard, que les calculs probabilistes ont commencé. Après cela, la discipline
est devenue progressivement plus pragmatique. Bernoulli tentait déjà de
calculer des probabilités qui puissent s’avérer « exploitables », puisqu’elles
rendaient inutile de connaître l’avis de chaque citoyen américain pour
effectuer un sondage. Vous restiez cependant contraint de choisir de façon
arbitraire le pourcentage que vous alliez étudier – 52 % des voix pour
Hillary, par exemple. Ce n’était donc en définitive pas beaucoup plus
pratique. En effet, au début d’une campagne électorale, nous ne savons pas
comment l’ensemble du pays va voter. Se perdre en conjectures n’est pas la
solution idéale et, heureusement, nous n’avons pas à le faire, grâce aux
avancées d’un autre mathématicien, Abraham de Moivre, qui a travaillé sur
un autre phénomène que nous associons aux calculs probabilistes : le pile
ou face.

Par ici la monnaie


De Moivre grandit en France, mais s’exile par la suite en Angleterre
après une incarcération d’un an pour pratique du protestantisme. Une fois
de l’autre côté de la Manche, il travaille comme professeur de
mathématiques, non dans une école, mais auprès d’enfants de l’aristocratie.
À ses heures perdues, il mène ses propres recherches, dans lesquelles il
excelle. Il est même si bon qu’Isaac Newton, son mentor et grand ami, lui
envoie des interlocuteurs qui se posent des questions d’ordre mathématique.

Probabilité d’obtenir le côté « face » sur dix lancers

De Moivre utilisait lui aussi des galets blancs et noirs, mais, pour
faciliter la compréhension, je prendrais ici l’exemple des deux faces d’une
pièce de monnaie. De Moivre avait émis l’hypothèse qu’à partir d’un
certain nombre de lancers, vous arriveriez automatiquement à une
« distribution binomiale », c’est-à-dire un graphique qui décrit une situation
ayant deux (« bi ») résultats possibles. Le schéma qui précède propose un
exemple correspondant à dix lancers de pièce. Tout à droite, la pièce est
tombée dix fois sur le côté « face » ; tout à gauche, dix fois sur le côté
« pile ». Juste au milieu, la pièce est tombée cinq fois sur le côté « face » et
cinq fois sur le côté « pile ». Dans la mesure où il est plus probable que
vous obteniez cinq fois « face » et cinq fois « pile », le bâton correspondant
est le plus élevé. Ce résultat est plus « normal » que la probalité de tomber
sur le côté « face » dix fois de suite.
Ce type de graphique se rencontre dans une multitude de situations. Par
exemple dans la distribution de la stature moyenne des gens : avec 184 cm,
les Néerlandais sont les hommes les plus grands du monde. Cette moyenne
est représentée par le bâton le plus haut du graphique. Un Néerlandais plus
petit se situera à gauche. Dans la même logique, peu d’hommes ayant une
stature inférieure à 150 cm, le bâton correspondant se situera très à gauche
du graphique et aura une hauteur très faible. Même raisonnement – mais
inversé sur le graphique – pour les hommes de plus de 2 m.
Mais revenons à notre pièce de monnaie. Il faut bien admettre qu’avec
seulement dix lancers le graphique est relativement « grossier » et imprécis.
Si vous continuez à lancer la pièce, vous affinerez votre graphique à bâtons,
qui ressemblera de plus en plus à une courbe : c’est ce que montre
l’exemple de l’image suivante, reposant sur cinquante lancers.
Probabilité d’obtenir le côté « face » sur cinquante lancers

Si vous continuez selon la même logique, vous finirez par obtenir une
belle courbe harmonieuse. Vous verrez alors aussi le lien entre cette courbe
et les calculs probabilistes. En utilisant la méthode de Newton et de Leibniz
– les intégrales – vous pouvez calculer l’aire de la surface sous la courbe.
Un tel calcul met en évidence le caractère « normal » des données
regroupées au niveau du sommet de la courbe, puisque les deux rectangles
les plus grands représentent près de 40 % de l’ensemble des résultats.

Distribution normale avec indication de la probabilité d’obtenir un résultat situé sur cette partie
de la courbe
Cette surface représente d’ailleurs une probabilité : comme près de
40 % de tous les hommes aux Pays-Bas ont une taille proche de 184 cm, ce
pourcentage représente aussi la probabilité qu’un Néerlandais – choisi au
hasard dans une foule par exemple – mesure 184 cm. Il en va de même pour
les pièces de monnaie : la probabilité de tomber sur le côté « pile » – ou
« face » – exactement une fois sur deux est beaucoup plus élevée que la
probabilité d’obtenir « pile » – ou « face » – cent fois d’affilée. Cette
dernière probabilité n’est pas nulle, mais elle est évidemment très faible.
D’où l’aplatissement de la courbe aux extrêmes.

Les deux Thomas


De Moivre a donc établi ce graphique et fait appel aux intégrales afin de
calculer des probabilités. Mais dans quel contexte allons-nous vraiment
utiliser ce principe ? S’il est facile – et finalement assez amusant –
d’illustrer la stature ou le quotient intellectuel moyen des citoyens du
monde par l’intermédiaire d’un graphique et d’une courbe de ce type,
d’autres disciplines plus complexes, comme les sondages électoraux, ne
peuvent pas se représenter de cette façon. Lors d’une élection, il n’y a pas
de voix « normales » et encore moins de voix « anormales ». En science,
souvent, les choses ne sont pas non plus aussi simples. Supposons que vous
vouliez vérifier l’existence du boson de Higgs, l’une des découvertes les
plus importantes des dix dernières années. Comment allez-vous utiliser une
courbe normale pour le savoir ? Est-ce seulement possible ?
Oui, grâce au travail d’un autre mathématicien, Thomas Simpson.
S’inspirant des travaux de son contemporain de Moivre, il a notamment
publié un livre de vulgarisation sur la question, au grand dam du Français.
Dans un ouvrage ultérieur, ce dernier écrira dans sa préface « qu’une
certaine personne […], par compassion pour le public, fera paraître une
deuxième édition de ce même livre, ayant le même objet et à un prix fort
accommodant […] même si cette personne massacrera [son]
argumentaire ». Simpson contre-attaquera, mais, heureusement, des amis de
de Moivre interviendront pour éviter que la querelle ne dégénère.
Simpson a eu l’idée d’inverser le calcul probabiliste afin de se
concentrer non pas sur les prévisions, mais sur le risque d’erreur. En
d’autres termes, sur la probabilité que les résultats d’expériences
scientifiques soient faux. Habituellement, les dispositifs de mesure
fonctionnent correctement et le risque d’erreur est infime. Il est fort
probable que les mesures soient bonnes : ces cas se situent au milieu du
graphique, là où la courbe est la plus haute. Dans d’autres cas, moins
nombreux, les résultats seront incorrects. Il se peut aussi que, par l’effet
d’une poisse monumentale, vous fassiez une erreur de mesure monstrueuse.
Mais il est rare de jouer de tant de malchance : la probabilité de faire une
aussi grosse bévue est donc mince, et se distribuera aux deux extrémités de
la courbe, où l’amplitude est faible.
Si tout fonctionne bien, nous pourrions calculer, grâce aux
mathématiques, la probabilité que notre hypothèse – le boson de Higgs
existe – se vérifie. Pour l’heure, puisque nous n’avons pas encore la
certitude de son existence, nous ne savons pas si les mesures qui la
confirment sont correctes. Nous utilisons donc un graphique, où nous
partons du principe que le boson n’existe pas, pour analyser la probabilité
que les scientifiques aient commis une erreur. Concrètement : nous
émettons l’hypothèse que le boson de Higgs n’existe pas. Nous calculons
ensuite la probabilité d’obtenir les mêmes résultats que les scientifiques. Si
l’obtention de ces résultats nécessite un grand nombre d’erreurs de mesure,
de sorte qu’ils se retrouvent dans la partie basse de notre courbe, cela
indiquera qu’il est très peu probable qu’il n’y ait aucun boson de Higgs.
Autrement dit, il est très probable qu’il existe. En revanche, dans le cas
contraire, c’est-à-dire s’il n’y a guère besoin d’erreurs de mesure pour
confirmer les résultats (nous nous trouverons alors aux alentours du sommet
de la courbe), nous devrons décevoir les scientifiques. Fort heureusement,
ce n’est pas ce qui s’est passé : les scientifiques ont analysé la probabilité
d’obtenir certaines des mesures de leurs expériences si le boson de Higgs
n’avait pas existé. Résultat : la probabilité que les résultats obtenus soient
dus à une erreur était de l’ordre de 1 sur 3,5 millions !
Simpson n’est pas le seul à avoir fait progresser cette discipline.
Repensons aux deux problèmes que posaient les travaux de Bernoulli : ils
permettaient uniquement de vérifier une estimation définie de façon
arbitraire et impliquaient un trop grand nombre d’expériences. Simpson a
résolu ce dernier problème. Quelque temps plus tard, un autre Thomas,
Thomas Bayes, a trouvé une solution au premier obstacle en développant
l’idée de Simpson. C’est grâce à Bayes que nous pouvons calculer à quel
point il serait improbable d’obtenir les résultats obtenus s’il n’y avait pas de
boson de Higgs.
Certaines probabilités sont plus faciles à calculer que d’autres.
Supposons que vous receviez un e-mail et que votre logiciel de messagerie
doive calculer la probabilité qu’il s’agisse d’un courrier indésirable. Pour ce
faire, on peut par exemple analyser la présence de certains mots ou
expressions caractéristiques des spams, comme « loterie » ou « casino en
ligne ». Mais cela reste difficilement prévisible. Le logiciel ne sait pas à
l’avance si les courriers électroniques sont indésirables et ne peut donc pas
en déduire si un mot comme « loterie » se retrouve plus fréquemment dans
ces messages. Bayes a mis au point une formule permettant d’évaluer la
probabilité qu’il s’agisse d’un courrier indésirable en se fondant sur les
mots qu’il contient :
Cette formule impose donc de connaître déjà trois probabilités. Fort
heureusement pour votre fournisseur de messagerie, elles sont beaucoup
plus faciles à calculer qu’il n’y paraît de prime abord : il se perfectionne
chaque fois que vous glissez manuellement un e-mail dans le dossier du
courrier indésirable. À quelle fréquence recevez-vous des courriers
indésirables ? Information très facile à trouver : il suffit à votre logiciel de
diviser le nombre de messages présents dans votre dossier spam par le
nombre total de messages reçus. À quelle fréquence recevez-vous des
courriers contenant les mots « loterie » ou « casino en ligne » ? Le logiciel
le calcule également, en additionnant « bêtement » ces courriers et en les
divisant par le nombre total de courriers reçus. Reste enfin à connaître la
proportion de courriers contenant les mots suspects par rapport au nombre
total de courriers indésirables reçus : une fois encore, une simple division
vous permettra de le savoir. Des calculs basiques, donc, qui permettent
d’aboutir à une probabilité tout à fait fiable – à condition évidemment que
vous ne vous mettiez pas à jouer à la loterie ou au casino en ligne ! Mais,
dans tous les autres cas, vous connaissez la sentence : classement dans le
dossier spam !
Nous utilisons souvent la formule de Bayes, notamment parce qu’elle
résout bien le problème de Bernoulli : Bayes pouvait effectuer des calculs
probabilistes sans avoir à parier sur une hypothèse arbitraire. Bien entendu,
la formule n’est pas encore parfaite, en particulier car elle ne permet pas de
savoir avec certitude que les probabilités se situant du côté droit de la
courbe sont correctes. Mais elles sont cependant souvent plus faciles à
contrôler, et, de toute façon, il reste toujours une forme d’incertitude. La
principale différence avec les calculs probabilistes antérieurs à la formule
de Bayes tient à son utilité dans la pratique.
Autre exemple, issu du domaine médical cette fois : imaginons que vous
vous soumettiez à un test de dépistage du cancer, qui s’avère
malheureusement positif. Dans ce cas, vous voudrez savoir ce que cela
signifie. Quelle est la fiabilité du test ? Quelle est la probabilité que vous
soyez réellement atteint d’un cancer si le test est positif ? Celle-ci peut aussi
être calculée avec la formule de Bayes. Pour ce faire, il vous faudra de
nouveau trois probabilités, à commencer par la proportion de personnes
atteintes de cancer. Imaginons qu’elle soit de 20 pour 1 000. Mettons que
pour ces personnes, le test donne un résultat positif dans 90 % des cas, soit
chez 18 personnes. C’est la deuxième donnée à obtenir : la probabilité que
le test dépiste le cancer chez les personnes véritablement malades.
Troisième donnée : la probabilité que le test soit positif chez les personnes
qui ne sont pas malades. Supposons qu’elle soit de l’ordre de 8 %, soit
80 personnes sur 1 000.
Appliquez la formule de Bayes avec ces nombres : celle-ci vous
indiquera que le test sera positif pour 98 personnes, soit bien plus que le
nombre de personnes dont le test est positif et qui sont réellement malades,
qui était de 18. Grâce à la formule de Bayes, vous savez donc que la
probabilité d’avoir réellement un cancer après un test de dépistage positif
n’est « que » de 18 %. C’est sans doute bien inférieur à ce que vous
imaginez pour un test qui dépiste efficacement le cancer chez 90 % des
personnes réellement malades. On voit ici d’emblée l’utilité des
mathématiques, qui permettent de remettre les choses en perspectives.

Des petits jeux, vraiment ?


Les statistiques, la version « appliquée » de la théorie des probabilités
dont nous avons parlé jusqu’à présent, ont émergé un peu plus tard, en
raison d’un problème pratique. C’est Tobias Mayer, un astronome et
cartographe allemand, qui fut le premier à les utiliser en 1750. Il ne s’agit
donc pas cette fois d’une théorie abstraite, mais bien d’application à des cas
concrets.
Un souci majeur préoccupe les contemporains de Mayer. À l’époque,
les flottes de toutes les grandes puissances européennes sillonnent les mers
du monde pour rallier leurs colonies, mais les armateurs peinent à connaître
la position exacte des navires en mer. Les naufrages coûtent cher. Les
Britanniques paient donc à prix d’or des scientifiques pour qu’ils
découvrent comment calculer la latitude et la longitude en mer. Si l’on
parvient à calculer la latitude à l’aide d’un sextant dès 1730, la longitude
reste plus difficile à estimer. L’État décide de financer des recherches en
espérant qu’une formule soit mise au point. Entre 1714 et 1814, les
Britanniques décerneront ainsi quelque 100 000 livres – ce qui
représenterait plusieurs millions d’euros aujourd’hui – de récompenses en
tous genres pour le calcul de la longitude.
Mayer reçoit ainsi en 1765 à titre posthume (il meurt du typhus en
1762) la somme de 3 000 livres, ce qui équivaut à près d’un demi-million
d’euros de nos jours. Sa découverte ? Il a su prédire la position de la lune et
en déduire l’heure. La longitude se calculait alors via les fuseaux horaires :
plus vous vous trouvez à l’est, plus vous êtes en avance sur l’heure de
Londres. À Amsterdam, il est plus tard et à New York, plus tôt. Ainsi, à
partir du moment où vous pouvez calculer l’heure, vous pouvez également
calculer la distance parcourue vers l’est ou vers l’ouest.
Ses calculs prévisionnels de la position de la lune dépassaient cette fois
les trois mesures habituelles des exemples précédents. Mayer en utilisa
vingt-sept ; un nombre dérisoire aujourd’hui, mais exceptionnel pour
l’époque. Nous nous sommes en effet habitués à traiter de grandes quantités
de données, mais, avant Mayer, les mathématiciens ne savaient qu’en faire.
Pour prédire la position de la lune, il convient donc de résoudre une
équation à trois inconnues, c’est-à-dire de trouver trois mesures. Ni plus ni
moins. C’était aussi l’avis de Leonhard Euler, l’un des mathématiciens les
plus talentueux de tous les temps.
Pour simplifier l’approche de certains problèmes en apparence
complexes, imaginons que nous devons tracer une ligne droite sur un
graphique en ignorant deux éléments : la pente de la droite et la hauteur à
laquelle elle croise l’axe vertical du graphique. Vous comprendrez vite que
la droite en question est impossible à tracer avec une seule mesure. Si vous
n’avez qu’un point sur votre graphique, vous saurez à la rigueur à quelle
hauteur la droite croise l’axe vertical, si le point se situe sur celui-ci, mais
vous ne connaîtrez pas sa pente. Avec deux points, en revanche, c’est
possible, comme le montre l’image du milieu, ci-dessous.

Tentatives de tracer une droite à l’aide d’un, deux ou trois points de mesure

Et si vous avez plus de deux points ? Sur la figure de droite, il y en a


trois. Comment devez-vous tracer votre droite à présent, sans être obligé
d’omettre l’un des trois points ? Doit-elle passer quelque part entre ces trois
points ? Où exactement ? Et avec quelle pente ? Comme vous pouvez le
voir, il n’est pas évident de tracer la droite lorsque vous avez plus de deux
points. Rassurez-vous, Euler n’y arrivait pas non plus et refusait d’utiliser
plus de mesures que le strict nécessaire.
À l’inverse, Mayer y est parvenu. Son astuce était simple comme
bonjour. Vous avez vingt-sept mesures et trois inconnues ? Il suffit de
rassembler les mesures en trois groupes de neuf. Ensuite, calculez la
moyenne de ces neuf mesures, afin d’utiliser ces moyennes comme points
de mesure. Il se servait donc bien de toutes, mais en agissant comme s’il
n’avait que trois mesures. Et cela fonctionnait : ses prévisions étaient
beaucoup plus précises que celles de ses contemporains.
Tout le monde n’était toutefois pas de cet avis. Euler, notamment,
trouvait sa méthode absurde, en raison du risque de multiplier les erreurs. Si
toutes vos mesures donnent un résultat de deux unités de plus que la valeur
réelle, une augmentation du nombre de mesures ne peut qu’accentuer
l’erreur. C’est pourquoi Euler estimait préférable d’utiliser le moins de
données possible. Nous savons aujourd’hui qu’il se trompait. Pourquoi ?
Repensons à notre courbe. Elle peut très bien être criblée d’erreurs, à
gauche comme à droite. Euler était d’avis qu’en additionnant les mesures,
on déplaçait progressivement la courbe vers le bas. Mais puisque ces
erreurs se répartissent justement des deux côtés de la courbe, elles finissent
par se neutraliser : une erreur positive à droite compensera une erreur
négative à gauche et inversement. Donc, en utilisant ces erreurs positives et
négatives, vous vous rapprocherez du centre. Comme les erreurs de mesure
sont aléatoires, il est dès lors bénéfique d’utiliser autant de mesures que
possible.

Des données, encore des données,


toujours des données
Vers 1800, les applications pratiques de Mayer se sont conjuguées aux
travaux théoriques sur les probabilités. Des scientifiques tels que Carl
Friedrich Gauss, Pierre Simon Laplace et Adrien-Marie Legendre ont
apporté leur contribution et permis des avancées – qui ont aussi déclenché
leur lot de querelles visant à savoir qui était le premier ! Un jour, Gauss
demanda même à certains de ses amis de témoigner qu’ils l’avaient entendu
évoquer ses théories avant la moindre publication de ses concurrents. Dans
le fond, il nous importe peu de savoir qui a eu l’idée en premier : retenons
simplement l’importance de leur découverte ! Ainsi, avant même la mort de
Laplace en 1827, plusieurs dizaines d’ouvrages se fondant sur leurs travaux
avaient déjà été publiés. Les sciences naturelles, au même titre qu’une
multitude d’autres disciplines, se sont immédiatement ruées sur leurs
théories. Un siècle et demi après Pascal et Fermat, les mathématiques
connaissaient une nouvelle percée.
La raison ? Une amélioration de la méthode de Mayer, qui n’était en fait
rien de plus qu’une ruse permettant de contourner le problème. Pour rappel,
Mayer travaillait avec la moyenne de trois groupes, sans ajuster le calcul
final. Gauss et Laplace ont eu l’idée de mettre au point un test visant à
identifier la droite à tracer en cas de nombre de points supérieur à deux.
Supposons que vos mesures correspondent aux points représentés sur
l’image qui suit. Vous vous dites alors, comme Gauss et Laplace l’ont fait
avant vous, que la meilleure approche est de tracer une ligne droite
« intermédiaire », représentée ici en pointillé.
La méthode des moindres carrés de Gauss et Laplace

La particularité de cette droite en pointillé est qu’elle permet de réduire


au maximum les erreurs de mesure. En d’autres termes, elle correspond
aussi parfaitement que possible à vos résultats. Les erreurs de mesure,
symbolisées sur le graphique par les segments verticaux reliant les points à
la ligne en pointillé, sont ici minimes. Comme elles sont à la fois positives
(au-dessus de la droite) et négatives (en dessous de la droite), il suffit de les
élever au carré et hop, vous n’aurez plus à vous soucier des moins. Et voilà,
le tour est joué ! En prêtant attention aux erreurs, à la façon de Simpson,
vous pouvez utiliser plusieurs mesures, encore mieux que ne le faisait
Mayer. Vos prévisions y gagneront en précision : si vous avez neuf fois plus
de mesures, comme Mayer, vos résultats en seront trois fois meilleurs. Une
différence qui vaut tout de même un demi-million d’euros !
De plus, cette avancée a également permis d’évaluer la fiabilité d’une
prévision en nous éclairant sur les erreurs de mesure. Une grande quantité
de très petites erreurs vaut mieux que quelques erreurs grossières çà et là.
Aussi anodine que cette découverte puisse paraître aujourd’hui, elle est
véritablement révolutionnaire. Souvenons-nous des « prévisions » des
Mésopotamiens, qui procédaient aussi par estimation des quantités de
céréales qu’une parcelle de terre pouvait produire, exprimées sous forme
d’un rendement fixe par mètre carré. Leurs estimations ne correspondaient
pas à la pratique, car toutes les terres ne sont pas également fertiles, il ne
tombe pas la même quantité de pluie partout, tous les agriculteurs ne
soignent pas leurs terres de la même façon, etc. Bien entendu, les
Mésopotamiens en avaient conscience, mais ils ne pouvaient rien y faire. Il
était trop complexe de calculer leur meilleure estimation, ou même
d’évaluer à quel point leur estimation était bonne. Leurs connaissances en
mathématiques étaient trop limitées à l’époque. Nous n’avons pu utiliser ce
genre de données disponibles que lorsque Gauss et Laplace ont découvert
un moyen d’en tirer la meilleure estimation possible.

Ce que John Snow savait


Il faudra attendre cent ans avant que les statistiques ne soient utilisées à
grande échelle, notamment pour étudier les causes des maladies. Vers 1850,
le choléra fait des ravages. Nul ne sait comment la maladie se propage, les
épidémies se succèdent. Diverses théories circulent. Certains sont
convaincus que la maladie s’attrape par inhalation d’air contaminé ou
d’odeurs nauséabondes. D’autres affirment que le choléra serait provoqué
par… la colère 1.
Ainsi, en 1832 et en 1844, pour éviter la propagation de la maladie, les
autorités invitent la population de New York à se garder de toute contrariété
et à se montrer joyeuse. Heureusement, d’autres personnes comprennent
que le choléra se propage par l’eau et les aliments. Mais on ne dénombre
guère, à l’époque, d’études systématiques sur les causes de la maladie, et les
débats et réflexions sont exclusivement de nature théorique.
Et puis, vers 1850, le médecin britannique John Snow décide de mettre
une étude sur pied. Quelques épidémies viennent de se succéder sur une
période très brève. Le médecin a mené sa première étude sur la propagation
du choléra en 1848, ce qui lui a permis de désigner un coupable : un certain
John Harold, marin de son état, avait été le premier à tomber malade. Mais
cela n’expliquait pas pourquoi l’occupant suivant de la chambre d’Harold
était lui aussi tombé malade. Une enquête plus approfondie s’imposait.

Victimes (traits noirs) de l’épidémie de choléra autour de Broad Street

Heureusement – pour Snow –, quelques années plus tard, une autre


grande épidémie de choléra se déclare. Cette fois, le médecin est mieux
préparé. Il note sur une carte tous les endroits où un patient a succombé à la
maladie. Je reprends cette carte ci-dessus, les victimes étant représentées
par un trait noir. On remarque une forte concentration de malades autour du
même quartier londonien, à proximité de Broad Street. Snow remarque
qu’un point d’eau est installé dans cette rue et comprend qu’il est
contaminé : tous les habitants qui s’y sont approvisionnés en eau sont
tombés malades, à l’exception de la brasserie et de la maison-Dieu du
quartier, qui disposent toutes deux de leur propre pompe à eau.
Mais, assurément, c’est l’anecdote relative à une vieille dame, qui
habitait pourtant dans un tout autre quartier de la ville, qui forme la
meilleure preuve de la propagation du choléra par l’eau. Cette dame est
tombée malade, car, chaque jour, elle demandait à ce qu’on aille lui
chercher de l’eau à la pompe de Broad Street. En effet, elle avait vécu
auparavant dans le quartier et trouvait que l’eau y avait un bien meilleur
goût ! Mais une étude scientifique digne de ce nom doit évidemment
confirmer la première hypothèse de Snow. L’occasion se présentera
quelques années plus tard, à la suite d’une nouvelle épidémie d’envergure.
L’étude menée cette année-là par le médecin britannique sera même, à
son insu, l’une des premières expériences en double aveugle de l’histoire de
la médecine. L’épidémie de 1855 fait des milliers de victimes. En imaginant
que l’eau soit bien à l’origine de la propagation de la maladie, Snow
suggère l’existence d’un lien entre l’entreprise responsable de
l’approvisionnement en eau et le risque de mourir du choléra. Il s’intéresse
aux deux grands fournisseurs d’eau de Londres : Southwark & Vauxhall et
Lambeth. La première compagnie prélève son eau dans une partie plus
polluée de la Tamise que l’autre. On peut donc s’attendre à ce que les gens
qui reçoivent l’eau de Southwark & Vauxhall soient plus susceptibles de
contracter la maladie.
L’hypothèse se vérifie rapidement. Southwark & Vauxhall fournit de
l’eau à 40 000 ménages. Parmi ceux-ci, 1 263 personnes sont mortes du
choléra, soit, d’après les calculs de Snow, une moyenne de 315 morts par
tranche de 10 000 foyers. En comparaison, la compagnie Lambeth fournit
de l’eau beaucoup plus propre, entraînant la mort de 37 personnes
« seulement » par tranche de 10 000 foyers. Chelsea, une troisième
compagnie plus petite, utilise par ailleurs la même eau (contaminée)
que Southwark & Vauxhall. Mais à la différence de cette dernière, Chelsea
épure son eau avec soin. Conséquence : très peu de contamination chez ses
clients.
Snow est sûr de son fait. Toutes ses recherches montrent que le choléra
se propage par l’eau contaminée. Peu de temps après, le bacille virgule, la
bactérie à l’origine du choléra, sera d’ailleurs découvert par un médecin
italien répondant au nom de Pacini. Mais Snow ne parvient pas à démontrer,
au moyen de calculs probabilistes, l’étroitesse du lien entre le nombre de
morts et les pratiques des compagnies des eaux. Ses contemporains peinent
à le croire. Même en 1892, certains médecins pensent encore que le choléra
se propage par le sol. Or, avec quelques bases de mathématiques, John
Snow aurait pu montrer à quel point il avait raison. À l’époque, le non-
recours aux mathématiques a ainsi littéralement coûté des vies.

Nicolas Cage et les piscines


Quelles connaissances manquait-il à John Snow, au juste ? Comment
aurait-il pu calculer à quel point les compagnies des eaux et le nombre de
victimes du choléra étaient liés ? Nous avons déjà abordé l’une des
possibilités : vous pouvez, comme dans le cas du boson de Higgs, calculer
la probabilité d’obtenir une telle différence de mortalité entre deux
compagnies en faisant l’hypothèse que le choléra ne se propage PAS par
l’eau contaminée. À n’en pas douter, l’écart entre 315 et 37 décès par
tranche de 10 000 foyers n’a rien de négligeable. Peut-il être le fruit du
hasard ? Voilà donc l’utilité de notre courbe, qui nous permet de répondre à
la question suivante : où nous situerions-nous sur la courbe si le choléra
avait une cause complètement différente ? Réponse : beaucoup plus bas. Si
la probabilité qu’il s’agisse d’une coïncidence est très faible, alors nous
pouvons confirmer que les pratiques des compagnies des eaux et le nombre
de décès sont liés.
Il existe un deuxième moyen. Imaginons qu’une série d’épidémies se
déclarent. Cependant, le nombre de foyers ayant reçu de l’eau contaminée
change au cours du temps, par exemple parce que entre deux pics
épidémiques, la presse divulgue que la compagnie Southwark & Vauxhall
fournit de l’eau dangereuse, conduisant une grande partie de la population à
changer de fournisseur. Dans ce cas, vous pourriez également étudier si le
changement massif de compagnie des eaux se reflète dans le nombre de
victimes. Puisque davantage de gens boivent de l’eau non contaminée, vous
devriez constater une diminution du nombre de décès.
C’est ce qu’on appelle une corrélation. Attention toutefois à ne pas faire
de raccourci : « Corrélation n’est pas causalité », comme le proclament à
l’envi les scientifiques. Autrement dit, une relation convaincante entre
deux données ne signifie pas automatiquement que l’une est à l’origine de
l’autre. Il serait faux d’affirmer sur la base des analyses précédentes que le
choléra se propage forcément par l’eau contaminée. Pourquoi ? Parce qu’en
cherchant un peu, on peut mettre en évidence toutes sortes de corrélations,
parfois complètement aberrantes. Comme celle entre le nombre de films de
Nicolas Cage et le nombre annuel de victimes par noyade en piscine.
Jetons un œil au graphique qui suit. Nous constatons que, depuis des
années, le nombre de victimes par noyade en piscine suit une évolution tout
à fait comparable au nombre de films dans lesquels apparaît Nicolas Cage.
L’acteur américain a-t-il joué un rôle quelconque dans ces accidents ? Faut-
il y voir un lien de causalité ? Bien sûr que non. En revanche, il existe bel et
bien une corrélation entre les deux. C’est pourquoi il est intéressant de
pouvoir calculer la fiabilité d’une telle corrélation, afin d’établir, dans un
deuxième temps, une potentielle causalité.
Nous sommes en mesure de le faire depuis 1900. Pour en revenir à
l’exemple de Nicolas Cage et des noyades, nous pouvons calculer dans
quelle mesure les évolutions des deux variables coïncident. Pour ce faire,
nous utilisons un coefficient de corrélation : un nombre entre –1 et +1 qui
indique l’intensité de la corrélation. Un coefficient de –1 signifie que le
nombre de noyades en piscine diminue dès que Nicolas Cage apparaît dans
un nouveau film. Les deux courbes sont le reflet symétrique exact l’une de
l’autre. Un coefficient de +1 indique l’inverse : plus Nicolas Cage joue de
films, plus d’individus se noient.

Morts par noyade en piscine

Les deux courbes suivent donc une évolution parfaitement similaire :


elles se confondent. Et si le coefficient est égal à 0 ? Dans ce cas, les deux
phénomènes sont tout à fait indépendants.
Notons cependant qu’un coefficient de corrélation ne suffit pas à filtrer
toutes les relations absurdes. Dans notre exemple, le coefficient n’est
somme toute pas si faible : 0,666. C’est plutôt logique, dans la mesure où
les deux variables ne sont pas susceptibles de changer drastiquement :
Nicolas Cage ne peut pas se mettre à jouer dans vingt films par an et, fort
heureusement, les noyades en piscine sont par définition accidentelles, et
courent donc peu de risques de se voir multipliées par dix d’une année à
l’autre. En cherchant un peu, il n’est pas difficile de trouver une autre
variable qui évolue peu.
C’est pourquoi il faut se méfier des corrélations. Dans notre exemple, il
paraît évident que Nicolas Cage n’a rien à voir avec les noyades en piscine,
mais ce n’est pas toujours si simple. Selon un article paru dans le Wall
Street Journal, il existerait un lien de cause à effet entre le renforcement de
la sécurité des aires de jeux et l’obésité des enfants. Il y a plus exactement
une corrélation entre le premier et la deuxième. Devons-nous envoyer nos
enfants jouer dans des aires plus dangereuses ? La sécurité fait-elle
vraiment grossir ? C’est peu probable ; en revanche, quelqu’un a constaté
que les aires de jeux sont de plus en plus sûres, et les enfants de plus en plus
gros. De la corrélation au soupçon de causalité, il n’y a qu’un pas ! Une
erreur de discernement qui a même réussi à se faire une place dans le
journal. Les statistiques peuvent être trompeuses.

Le prisme déformant des statistiques


Il est relativement facile de donner une image faussée du réel à l’aide de
chiffres. À vrai dire, la technique est aussi vieille que les statistiques elles-
mêmes. Publié en 1954, l’ouvrage How to Lie with Statistics (« Comment
faire mentir les statistiques ») décrit la façon dont on abuse des statistiques.
Il énumère, outre les corrélations absurdes, de nombreux exemples où les
chiffres peuvent nous induire en erreur.
Un exemple récent : en 2017, Jeff Sessions, alors procureur général des
États-Unis (l’équivalent du ministre de la Justice), prononce un discours sur
la sécurité, que nous pourrions résumer comme suit : la sécurité n’est plus
ce qu’elle était, l’Amérique devient un territoire de plus en plus dangereux.
Il est donc grand temps de se méfier de tous ceux qui veulent entrer dans le
pays – et des immigrants qui s’y trouvent déjà. Le nombre de meurtres a
augmenté de 10 % depuis l’an dernier, du jamais-vu depuis 1968. Le pays
traverse donc une période d’insécurité plus que préoccupante.
Plutôt convaincant, non ? Mais en dépit de ce que ces chiffres laissent
penser, l’Amérique est aujourd’hui plus sûre qu’elle ne l’a jamais été. En
réalité, si l’augmentation est élevée, c’est parce que le nombre total de
meurtres est très faible. En effet, une augmentation de 10 % peut signifier
1 meurtre de plus s’il y en avait 10, comme 1 000 de plus s’il y en avait
10 000. Aux États-Unis, le nombre de meurtres a tant chuté, qu’une légère
augmentation semble d’emblée très importante lorsqu’elle est exprimée en
pourcentage.
Mais ces 10 % cachaient autre chose encore. Plus de la moitié des
meurtres supplémentaires à l’échelle nationale résultaient d’une
augmentation des meurtres à Chicago, ville où l’on a dénombré 781
homicides. Jeff Sessions avait donc généralisé au pays entier un phénomène
finalement très isolé ; dans l’ensemble, les États-Unis étaient plus sûrs. Les
chiffres donnés étaient corrects – le procureur général n’a pas menti – mais
pas les liens de cause à effet qu’il en a déduits. On voit donc à quel point un
chiffre bien choisi peut donner une image complètement déformée de la
réalité.
Il existe beaucoup d’autres exemples. Imaginons que vous vouliez
savoir si vos revenus ont augmenté. L’Amérique, pour reprendre cet
exemple, dispose de quantité de statistiques sur le sujet, provenant de
diverses sources. Selon l’une d’elles, officielle, la réponse est non : depuis
1979, le revenu de l’Américain moyen n’a guère augmenté. Il a même
diminué pendant longtemps.
Le revenu moyen n’était donc peut-être pas meilleur avant, mais il
n’était pas plus mauvais pour autant. Je précise que ces chiffres proviennent
du très officiel Bureau du recensement.
D’autres conclusions ont été tirées par un groupe de réflexion privé,
indépendant du gouvernement. Selon ce think tank, le citoyen moyen a
aujourd’hui une fois et demie plus d’argent à dépenser qu’en 1979.
Autrement dit : une belle amélioration ! Les gens n’ont jamais eu autant
d’argent. En fait, le revenu a même augmenté pratiquement chaque année
depuis quarante ans. Deux sources d’informations, deux discours très
différents. Alors, qui croire ?
Probablement le groupe de réflexion. Le gouvernement omet en effet un
léger « détail » : il utilise la moyenne des revenus par ménage, qu’il divise
par le nombre moyen de personnes par ménage. Problème : le revenu
moyen de 2019 est divisé par le même nombre de personnes que le revenu
moyen de 1979. Or, la taille des ménages a diminué avec le temps :
aujourd’hui, davantage de gens vivent seuls ou en couple sans enfants. Et
souvent, les ménages avec enfants en ont moins qu’avant. Le revenu moyen
actuel devrait donc être divisé par un nombre inférieur d’habitants par
ménage, afin de tenir compte de cette réalité changeante. Il est logique que
les choses ne s’améliorent pas si vous divisez le revenu moyen par un plus
grand nombre de personnes.
L’interprétation des chiffres est donc tout sauf évidente. Prenons un
autre exemple : l’écart de rémunération entre hommes et femmes. Dans les
pays industrialisés, les femmes ne gagnent en moyenne que 85 % de ce que
gagnent les hommes. Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais cette statistique
a le mérite d’être claire. Du moins en apparence. Car il ne faudrait pas en
déduire qu’une entreprise, à fonction égale, sous-paie systématiquement ses
salariées. Ainsi, toujours dans les pays industrialisés, une femme perçoit en
moyenne 98 % du salaire d’un homme qui effectue le même travail dans la
même entreprise. Cette différence reste absurde, mais elle est soudain
beaucoup plus faible.
L’écart salarial n’est donc pas vraiment dû à une différence de
rémunération pour un même emploi – en tout cas, elle n’est pas aussi
marquée que les chiffres le laissent croire de prime abord. Il est calculé
comme la moyenne du salaire de tous les hommes, comparée à la moyenne
du salaire de toutes les femmes. Les femmes sont moins bien payées, parce
qu’elles occupent moins de postes à responsabilités que leurs homologues
masculins. Il y a actuellement beaucoup moins de femmes que d’hommes
dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Autre
phénomène à prendre en compte : les métiers davantage exercés par les
femmes, comme les professions paramédicales, sont généralement moins
bien rémunérés que les professions plus investies par les hommes, comme
celle d’agent de police. Les inégalités existent donc bel et bien, mais ne sont
pas celles auxquelles on pense en premier lieu à la vue de la différence
moyenne des salaires. Les femmes doivent pouvoir accéder davantage aux
postes de direction, notamment grâce à de meilleures mesures autour de la
maternité, et les métiers majoritairement exercés par des femmes doivent
être mieux rémunérés. Mais, heureusement, il n’est pas si fréquent d’être
beaucoup moins payée qu’un homme pour effectuer un travail
rigoureusement identique.
Les statistiques peuvent ainsi nous donner une vision déformée de la
réalité, parce qu’elles font souvent intervenir la notion de moyenne. On se
fonde sur des moyennes pour évaluer l’évolution des revenus : vous divisez
le revenu moyen par ménage par le nombre (moyen) de personnes dans un
ménage. De façon analogue, l’écart salarial entre hommes et femmes est
également une moyenne. Or, les moyennes ne montrent pas toujours
l’envers du décor. Ainsi, elles ne mettent pas en évidence que l’écart
salarial est dû aux différences d’emplois exercés par les hommes et les
femmes, car les statistiques « omettent » pas mal d’éléments. Regardez les
quatre graphiques ci-contre. Les points de mesure sont situés à des endroits
totalement différents, mais les prévisions statistiques sont identiques : elles
sont représentées par une même droite, selon la méthode de Gauss et de
Laplace.
Quatre ensembles de mesures complètement différents conduisant à la même moyenne prévisionnelle

Il faut donc lire les statistiques avec prudence. Il est presque toujours
possible de trouver des chiffres qui viennent confirmer votre vision du
monde. Vous trouvez que « c’était mieux avant » ? Dans ce cas, vous
refuserez de croire que le revenu moyen a augmenté d’une fois et demie en
quelques décennies. Cela tombe bien, les chiffres officiels vont dans votre
sens. Peut-être pensez-vous que les immigrants sont responsables de
l’insécurité grandissante ? Dans ce cas, l’annonce d’une augmentation de
10 % du nombre de meurtres apportera sans doute de l’eau à votre moulin.
L’inverse, bien sûr, est tout à fait possible : quiconque veut nier l’existence
de l’écart salarial insistera davantage sur le niveau équivalent des salaires à
fonction égale et dans une même entreprise. Ce qui est exact bien sûr, mais
est-ce une raison pour ne pas lutter contre les inégalités qui existent bel et
bien ?
Cependant, hormis ces risques d’interprétation abusive, les moyennes
restent d’une très grande utilité. Elles permettent d’acquérir rapidement une
vue d’ensemble de situations complexes. Comment, sans elles, se faire une
idée rapide du salaire de tous les hommes et de toutes les femmes vivant
dans des pays industrialisés ? Comparer un à un tous ces salaires
représenterait évidemment une quantité de travail beaucoup trop
importante. Nous avons donc besoin de moyennes pour avoir un aperçu
général de toutes ces données, tout comme nous avons besoin d’une
méthode pour faire des estimations. Ces estimations, que vous les utilisiez
pour calculer le rendement de vos futures récoltes, pour déterminer votre
position à l’aide d’un GPS ou pour améliorer la netteté des photos sur votre
ordinateur, seront plus faciles à utiliser et plus fiables en recourant aux
mathématiques. Il en va donc de même pour les sondages que j’évoquais au
début de ce chapitre.

Pour éviter d’avoir à interroger tout le monde


Les sondages électoraux existent depuis des lustres : voilà un peu plus
d’un siècle que nous pouvons prédire grâce aux mathématiques l’attitude de
toute une population. À la vérité, l’idée est d’une simplicité enfantine.
Imaginons que vous souhaitiez connaître le pourcentage d’électeurs de
Donald Trump lors du prochain scrutin. Ce pourrait être, par exemple, 40 %
des votants. Pour le savoir, vous n’allez évidemment pas interroger tout le
monde. Ce serait un travail titanesque. L’idée d’un sondage est de poser la
question à un plus petit groupe choisi au hasard, qu’on appelle un
échantillon. Si tout le monde a la même probabilité de faire partie de ce
petit groupe, la probabilité qu’un de ses membres vote pour Trump sera de
40 %. En somme, votre échantillon constitue un reflet représentatif de
l’ensemble du pays. Dans ce cas précis, les mathématiques nous aident
principalement à calculer la précision et la fiabilité d’un sondage. Quels
sont les risques que ses résultats se voient contredits ? Il est en effet
possible, avec une bonne dose de malchance, de choisir un groupe au
hasard qui se composera exclusivement de partisans de Trump. Ce risque
diminuera à mesure que vous augmenterez le nombre de sondés. En
d’autres termes, vous gagnerez en précision. Si tout se passe bien, car
choisir un échantillon de façon réellement aléatoire n’est pas aussi évident
qu’il n’y paraît. Exemple : l’élection présidentielle américaine de 1936.
Les États-Unis sont alors dans la phase finale de la Grande Dépression.
Des décisions économiques majeures sont sur la table, tout le monde veut
savoir lequel des deux candidats remportera la mise : Franklin Roosevelt ou
Alf Landon. Le magazine The Literary Digest décide d’organiser un
sondage auprès de ses 10 millions d’abonnés. En 1936, ils représentent près
de 10 % de la population, le pays comptant à l’époque quelque 125 millions
d’habitants. Sur ces 10 millions d’abonnés, 2 millions répondent finalement
aux questions du Digest. Le sondage se fait par téléphone.
Peu de temps après, le magazine publie les résultats de sa vaste enquête.
Le républicain Alf Landon remporterait jusqu’à 57,1 % des voix, contre
seulement 42,9 % pour le démocrate Roosevelt. Vous connaissez la suite :
Roosevelt sera réélu pour un deuxième mandat avec une confortable
majorité de 60,8 %, contre seulement 36,5 % pour Landon. Comment le
Digest a-t-il pu se tromper à ce point ? Malgré l’ampleur du sondage, la
sélection n’était pas du tout aléatoire : seuls les ménages les plus aisés
pouvaient s’offrir le téléphone pendant la Grande Dépression. Autrement
dit, le Digest a interrogé des électeurs majoritairement républicains.
Heureusement, nous n’avons pas eu à déplorer un tel fiasco depuis un
bon moment. Et les sondages de l’élection présidentielle américaine de
2016, alors ? Certains experts ont estimé qu’Hillary Clinton avait entre 70
et 90 % de chances de victoire, tout de même ! Cela peut paraître contre-
intuitif, mais les sondages de 2016 font partie des plus précis de l’histoire
des élections présidentielles depuis 1936. En effet, ils n’étaient pas du tout
éloignés de la réalité. Si l’on oublie un instant les grandes déclarations sur
la victoire de Clinton, on constate que les sondages lui attribuaient 46,8 %
des voix, contre 43,6 pour Trump. C’est surtout l’écart qui est important :
environ 3 points de pourcentage (résultat de la soustraction 46,8 - 43,6).
Clinton a finalement obtenu 48,2 % des voix et Trump 46,1 %. L’écart du
nombre de voix s’est donc avéré légèrement inférieur aux prévisions : 48,2 -
46,1 = 2,1. Quoi qu’il en soit, Clinton a bel et bien obtenu plus de voix que
Trump, comme annoncé.
En fait, trois facteurs sont venus compliquer la donne. Premièrement, la
sélection de l’échantillon n’était pas entièrement aléatoire. Au fil du temps,
les sondages se sont beaucoup améliorés, mais les diplômés de
l’enseignement supérieur y répondent plus souvent que les autres. Les
personnes « très qualifiées », qui sont aussi davantage partisanes de Clinton,
sont surreprésentées. Comme ce fut déjà le cas en 1936 lors du sondage du
Digest, il reste difficile d’inclure dans ce type d’enquête les plus
défavorisés.
Deuxièmement, les prévisions étaient plus difficiles dans les États qui
ont permis à Trump de l’emporter, les fameux swing states. La
Pennsylvanie, le Wisconsin et la Floride, par ailleurs traditionnellement de
tendance démocrate, devaient, selon les sondages, voter en faveur de
Clinton. Mais les électeurs dans ces trois États hésitaient beaucoup, jusqu’à
la semaine précédant les élections. Finalement, l’immense majorité de ces
indécis a choisi le camp de Trump. Aucun sondage d’opinion ne pouvait
anticiper cette réaction, puisque, au moment de l’enquête, les sondés eux-
mêmes ignoraient encore pour qui ils allaient voter.
Troisièmement, une partie non négligeable des sondés n’ont tout
simplement pas dit qu’ils voteraient pour Trump. Était-ce parce qu’ils ne le
savaient pas encore ou parce qu’ils avaient honte de leur choix ? Nous ne le
saurons jamais. Un institut de sondage ne peut pas obliger les gens à
remplir honnêtement un questionnaire. Ainsi, leur seule véritable erreur a
été de mal évaluer le niveau d’instruction des personnes interrogées. Les
autres facteurs ne sont apparus qu’a posteriori. Mais une fois encore, à
l’exception des virements inattendus de plusieurs swing states, les sondages
avaient raison.
Ces exemples démontrent que les statistiques ne donnent pas toujours
une image parfaitement fidèle du monde qui nous entoure. Même
lorsqu’elles sont les plus précises possible, elles peuvent se tromper. Les
moyennes peuvent nous induire en erreur, des corrélations peuvent être
établies entre des choses qui n’ont en réalité aucun lien. C’est pourquoi il
est utile de comprendre les statistiques, et notamment de saisir comment se
calcule une moyenne, et de garder à l’esprit qu’une corrélation n’indique
rien de plus qu’une ressemblance entre deux graphiques. Les statistiques
s’avèrent certes parfois trompeuses, mais elles peuvent aussi nous être
d’une grande aide. Nous avons vu, par exemple, comment elles sont
utilisées pour calculer la probabilité que vous soyez réellement atteint d’un
cancer en cas de dépistage positif. Et que cette probabilité est généralement
inférieure à ce que l’on s’imagine de prime abord, si on ne prend pas la
peine de faire le calcul. Ce dernier vous permet donc de mieux appréhender
l’incertitude. D’autres paramètres, comme les moyennes, offrent un aperçu
rapide d’une grande quantité d’informations. Elles les résument en quelque
sorte pour nous, sans toutefois nous en donner une image parfaitement
fidèle. Cependant, nous n’avons pas le temps, par exemple, de prendre
connaissance de toutes les informations publiées sur l’économie. Les
moyennes constituent donc un instrument de choix pour nous donner une
idée des tendances générales.
Est-il si important de comprendre ces calculs ? Comme pour les
intégrales et les différentielles, l’immense majorité d’entre nous ne sera
jamais amenée à en calculer au cours de sa vie. Mais c’est précisément pour
cette raison qu’il est utile de comprendre un minimum leur fonctionnement.
Après tout, nous tirons souvent des informations de sondages et de
statistiques. Si l’on n’y prend pas garde, elles peuvent nous induire en
erreur de bien des façons. Le procureur général Jeff Sessions peut donner à
ses compatriotes une fausse image de la sécurité aux États-Unis en
choisissant intelligemment ses statistiques. Les sondages peuvent se
tromper, accidentellement ou délibérément, par exemple en raison de la
façon dont les groupes sont sélectionnés. Presque toutes les études
scientifiques utilisent les statistiques pour vérifier les résultats de leurs
expériences et évaluer la probabilité qu’ils soient le fruit du hasard.
Qu’on le veuille ou non, les statistiques ont un impact majeur sur nos
vies : la sécurité de nos enfants, le suivi de notre état de santé, les prévisions
des résultats des prochaines élections, les causes de certaines maladies, la
détection du courrier indésirable… La liste est interminable. En somme, dès
que nous avons affaire à de grandes quantités de données, nous nous
tournons vers les statistiques, qui sont de loin la meilleure façon de les
analyser. D’où leur influence grandissante sur nos vies. C’est bien simple,
un calcul statistique se cache derrière tout traitement de données ou
presque. Sans parler du nombre de pourcentages et de moyennes dont nous
abreuvent les journaux ou la télévision. En comprenant la façon dont ces
chiffres sont calculés et en ayant conscience du risque d’erreur et de ses
origines, nous pouvons exercer un regard plus critique sur l’actualité et
mieux appréhender le monde qui nous entoure.
UNE PROMENADE MENTALE

Au début des années 1700, une énigme circule au sujet de la ville de


Königsberg. Rebaptisée Kaliningrad depuis, elle a été bâtie sur deux îles
situées sur le fleuve la Pregolia. Elles sont reliées entre elles et aux berges
du fleuve par sept ponts, dont seulement un relie les deux îles. La figure
infra présente un plan de la ville telle qu’elle était en 1700, entourée de ses
célèbres ponts. Le problème est le suivant : existe-t-il un itinéraire qui
permet de faire le tour de Königsberg, à partir d’un point de départ au
choix, en passant une et une seule fois par chacun des ponts ?
Une façon de résoudre cette énigme est évidemment d’essayer de suivre
différents itinéraires sur la carte jusqu’à trouver la solution. Mais autant
vous dire que vous n’êtes pas près d’y arriver… En effet, Leonhard Euler,
dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent, a démontré en 1736
qu’il était impossible de traverser Königsberg de cette façon. Ce n’est que
l’une de ses très nombreuses contributions aux mathématiques, car Euler est
aussi l’inventeur, entre autres choses, de termes tels que cosinus, sinus et
tangente. Excusez du peu ! Il a poursuivi ses travaux mathématiques, alors
même qu’il perdait lentement la vue. À l’en croire, en éliminant les sources
de distraction, sa cécité l’aurait même aidé… à y voir plus clair !
Dans le cas des sept ponts de Königsberg, Euler partait du principe que
le problème devenait plus facile lorsqu’on mettait de côté un maximum
d’informations inutiles. Le plan des rues de Königsberg, par exemple, ne
joue aucun rôle dans la résolution du problème, qui ne porte finalement que
sur les ponts. Il a donc représenté le problème par des lignes (les ponts –
des « arêtes » en jargon mathématique) reliant des points (les îles et les
rives – des « sommets »). On remarque alors très vite qu’on ne peut passer
d’un pont à l’autre que s’ils sont reliés par un même sommet, c’est-à-dire
une même île ou rive. C’est ainsi qu’Euler a transformé une promenade à
travers Königsberg en un schéma (voir plus loin), considéré comme étant à
l’origine de ce que l’on appelle la théorie des graphes.

Plan de Königsberg et ses sept ponts

Vous pouvez vous déplacer de deux façons sur ce graphe : soit en


faisant une boucle, soit en vous rendant à un point d’arrivée différent du
point de départ. Peu importe, du moment que vous n’empruntez qu’une
seule fois chaque pont. Supposons que vous décidiez de faire une boucle :
votre point de départ, qui est donc aussi votre point d’arrivée, devra
obligatoirement être en lien avec au moins deux arêtes, puisque vous ne
pouvez pas passer deux fois par le même pont. Dans l’autre cas, si vous
optez pour des points de départ et d’arrivée différents, vous devez avoir
deux sommets ayant au moins une arête (un pont) : une pour quitter votre
point de départ et une pour rejoindre votre point d’arrivée.

Les ponts de Königsberg, représentés sous forme de graphe

Entre ces deux sommets, vous passez de sommet intermédiaire en


sommet intermédiaire, en arrivant chaque fois par une arête et en continuant
votre route le long d’une autre arête. En d’autres termes, pour chaque étape
intermédiaire (les sommets), vous empruntez exactement deux arêtes. Est-il
nécessaire de préciser que vous ne pouvez pas traverser la rivière autrement
qu’en passant par un pont ? Les traversées à la nage ou en bateau sont
interdites, inutile de compter sur elles pour éviter un pont que vous avez
déjà utilisé !
Si vous tenez compte de ces contraintes, vous constaterez que seules
deux options sont envisageables. Si vous faites une boucle, tous les
sommets de votre graphe devront compter un nombre d’arêtes pair : deux
arêtes par sommet intermédiaire et deux arêtes pour le sommet de départ et
d’arrivée. Si vous choisissez l’option consistant à se rendre d’un point A à
un point B, deux sommets du graphe auront un nombre d’arêtes impair.
Tous les sommets le long du chemin devront être pairs, comme dans le
premier cas de figure, mais pas vos sommets de départ et d’arrivée, qui
pourront être impairs.
Cela vous paraît compliqué ? Pas de panique ! Ce qui importe à présent,
c’est la conclusion d’Euler : un tel itinéraire n’est possible que si le nombre
de sommets ayant un nombre d’arêtes impair ne dépasse pas deux. Or,
Königsberg compte quatre sommets impairs ! Conclusion : il est impossible
de trouver un itinéraire respectant les contraintes de l’énoncé. Vous pouvez
essayer tant que vous voulez, jamais vous n’y arriverez. Tout comme les
petits jeux de hasard entre amis ont marqué le début de la théorie des
probabilités, cette énigme a été à l’origine de la théorie des graphes. Euler a
été le premier à élaborer un modèle abstrait de l’énigme sous forme de
sommets et d’arêtes afin de faciliter sa résolution. Cette idée a fait beaucoup
de chemin depuis, puisqu’elle est même à la base du calcul d’itinéraire de
Google Maps !

À sens unique
Vous ne pouviez peut-être emprunter les ponts de Königsberg qu’une
seule fois, mais, au moins, vous pouviez les traverser dans les deux sens.
Maigre consolation, me direz-vous. Toujours est-il que, dans d’autres cas,
cette donnée peut avoir son importance, par exemple pour les routes à sens
unique. Les arêtes simples ne suffisent plus : il faut ajouter des flèches pour
indiquer le sens de circulation. Prenons par exemple le plan de Manhattan.
Presque toutes les rues sont à sens unique. Toute démonstration
mathématique au sujet de la circulation à New York devra en tenir compte.
Dans ce cas, le graphe ressemblera à peu près au schéma qui suit :
Le plan des rues de Manhattan

Ici, les sommets sont des intersections entre les différentes routes à sens
unique, indiquées par des flèches. Vous pouvez par exemple rester coincé
dans le coin inférieur gauche, puisqu’il n’y a pas d’arête qui vous permette
de quitter cette intersection. Ce graphe ne peut donc servir de plan de
circulation, en tout cas pas pour ceux qui s’attendent à ce que les
automobilistes respectent un minimum le Code de la route.
Mais si vous enlevez la colonne de gauche, vous pourrez néanmoins
circuler partout. Ainsi, en revenant à un nombre d’intersections pair, tout
rentre dans l’ordre et les voitures peuvent circuler en boucle, comme dans la
moitié droite du graphe. Le plan des rues ci-dessus ne fonctionne pas, car la
moitié gauche présente une série de « problèmes » : ainsi, il n’est pas
possible de vous rendre dans le coin supérieur gauche et, si vous arrivez
dans le coin inférieur gauche, vous ne pourrez plus en sortir. Le sens
« giratoire » de circulation de la moitié droite du plan permet d’éviter cet
écueil. Vous l’aurez compris : les mathématiques pourront apporter une
grande aide à un planificateur urbain.
Google Maps a également recours aux flèches dans ses graphes. Lors du
calcul d’un itinéraire, il importe naturellement de savoir si une rue est à
sens unique ou non. Mais il est au moins aussi essentiel que le système
sache qu’un embouteillage ne concerne pas forcément les deux sens de
circulation : évidemment, le temps de trajet n’augmente que pour les
personnes bloquées dans l’embouteillage, et pas pour celles qui circulent en
sens inverse (exception faite des automobilistes qui ralentissent par
curiosité). Les flèches s’avèrent alors très utiles : l’ordinateur n’a qu’à
augmenter le temps de parcours inscrit à côté de la flèche dans le sens de
circulation affecté par l’embouteillage pour tenir compte du retard.
Google Maps utilise donc des nombres et des flèches pour représenter
les sens de circulation et les temps de parcours. Nous avons déjà abordé cet
aspect dans le premier chapitre : à eux seuls, ces deux éléments suffisent
pour calculer un itinéraire de façon entièrement automatisée. Le plan de
métro de Stockholm nous avait servi d’exemple : l’ordinateur parcourt tous
les chemins possibles, par ordre de longueur, jusqu’à obtenir l’itinéraire le
plus court pour la destination souhaitée. Avant de vous proposer ce résultat,
l’ordinateur aura également essayé toutes les routes moins longues, mais
qui n’arrivent pas à destination. Ce calcul est mieux connu sous le nom
d’algorithme de Dijkstra, du nom de son inventeur, l’informaticien
néerlandais Edsger Dijkstra.
Le schéma qui suit en présente un exemple. Pour plus de commodité,
les croisements sont représentés par des cases et non des cercles. Vous
pouvez imaginer, entre ces cases, des flèches partant vers les quatre cases
adjacentes. Dans ce graphe, l’algorithme de Dijkstra a été utilisé pour
trouver l’itinéraire le plus court de l’étoile en bas à gauche à la croix en haut
à droite. La seule contrainte est représentée par la rangée de cases
assombries, qui symbolise ici, par exemple, un fleuve qui traverserait la
ville sans possibilité pour les véhicules de le traverser. On peut également
voir ce que l’ordinateur a calculé. Chaque case comportant un nombre
représente un endroit analysé par l’algorithme afin de vérifier s’il s’agissait
de la bonne destination finale. Le nombre représente la distance de la case
concernée par rapport au point de départ. Enfin, l’itinéraire finalement
retenu par l’algorithme, représenté en couleur plus claire, se dégage sur le
graphe au milieu de l’enchevêtrement d’itinéraires possibles.

Algorithme de Dijkstra représentant tous les itinéraires analysés (jusqu’à 23 étapes maximum)

L’algorithme de Dijkstra a calculé l’itinéraire de façon très


systématique, comme toujours. L’ordinateur examine d’abord tous les
itinéraires possibles correspondant à une distance de « 1 ». Ensuite, il
poursuit avec les routes aboutissant à une destination distante de 2 unités,
c’est-à-dire toutes les cases du graphe contenant le chiffre « 2 ». En raison
du très grand nombre de destinations inférieures à 23, l’algorithme aura
besoin d’énormément de temps pour trouver la croix (située 23 cases plus
loin). Il calculera tous ces itinéraires, même s’ils n’arrivent pas à la bonne
destination. C’est le principal problème de cet algorithme : il nécessite
beaucoup de calculs.
Plus il y aura de routes et plus votre destination sera éloignée, plus
l’ordinateur mettra du temps. C’est la raison pour laquelle Google Maps n’a
pas recours à cet algorithme. Hélas, comme souvent dans ce type de cas, le
fonctionnement exact du logiciel n’est pas connu : secret commercial. Nous
pouvons toutefois émettre des suppositions en nous fondant sur les
technologies les plus en vogue sur le marché en matière de calculs
d’itinéraire. De nombreuses entreprises utilisent ainsi l’algorithme A* (qui
se prononce « A étoile » ou « A star » à l’anglaise). Son principe est proche
de l’algorithme de Dijkstra : tous les itinéraires sont passés en revue
jusqu’au moment où la destination finale est atteinte. Mais l’algorithme A*
ajoute au calcul une estimation de la longueur de l’itinéraire.
Cette estimation n’est pas difficile à réaliser. Certes, l’ordinateur ne
bénéficie pas d’une vue d’ensemble du graphe, mais quelques informations
supplémentaires lui sont d’un grand secours. Google Maps connaît par
exemple les coordonnées GPS de votre point de départ et d’arrivée, c’est-à-
dire leur longitude et leur latitude. Grâce à ces données, l’ordinateur peut
obtenir une estimation grossière : en moyenne, un degré de latitude
correspond à environ 111 km. Ainsi, si l’ordinateur sait combien de degrés
de latitude et de longitude séparent les deux points, il pourra estimer la
distance (à vol d’oiseau) qui les sépare et le temps qu’il vous faudra pour
arriver à votre destination finale. Cette estimation ne tient pas compte du
nombre de routes et de leurs limitations de vitesse, de la densité moyenne
du trafic, etc. C’est pourquoi Google utilise sans nul doute une meilleure
méthode pour son estimation. Hélas, on ne sait pas exactement en quoi elle
consiste, mais tout porte à croire qu’elle ne diffère pas énormément de
l’algorithme A*. Google estime (intelligemment) la durée de l’itinéraire
avant même que le calcul mathématique de l’itinéraire ne commence.
L’astuce mathématique de l’algorithme A* est de ne pas se limiter à la
distance déjà parcourue : il se concentre davantage sur la somme de la
distance déjà parcourue et de celle (estimée) restant à parcourir. Ainsi,
l’ordinateur ne s’intéressera qu’aux itinéraires les plus courts, c’est-à-dire
dont la somme est la plus faible. Cette approche peut faire une grande
différence. Le schéma ci-après reprend le même itinéraire que celui calculé
par l’algorithme de Dijkstra, mais calculé cette fois-ci par l’algorithme A*.
On voit d’emblée que les cases dotées d’un chiffre sont beaucoup moins
nombreuses. Le nombre d’itinéraires analysés par l’ordinateur est donc lui
aussi bien plus petit.
Calcul du même itinéraire par l’algorithme A*

Dans cet exemple, l’estimation de l’algorithme A* est excellente : 22,


c’est-à-dire une unité de moins que l’itinéraire le plus court. L’ordinateur a
pu réaliser cette estimation d’une manière similaire au calcul de la distance
à vol d’oiseau à partir de la latitude et de la longitude des points de départ et
d’arrivée : en soustrayant les coordonnées de la destination finale (14 en
partant du bas, 12 en partant de la gauche) de celles du point de départ (3 en
partant du bas, 1 en partant de la gauche), ce qui donne un résultat de (14 –
3) + (12 – 1) = 22. L’ordinateur calcule de la même manière les estimations
provisoires de la distance qui reste à parcourir.
L’ordinateur examine là encore une multitude d’itinéraires « erronés ».
Il vérifie par exemple tous les tronçons (cases) longeant le fleuve, au cas où
un pont aurait été construit quelque part. Mais l’algorithme A* est
clairement plus pratique : contrairement au schéma de l’algorithme de
Dijkstra, il n’y a aucun chiffre dans les cases opposées à la bonne direction
(en bas à droite de l’image, par exemple). La raison est simple : non
seulement ces endroits sont difficiles d’accès – l’algorithme doit parcourir
de nombreuses étapes à partir du point de départ pour y arriver –, mais
surtout, d’après les estimations, les coordonnées de cette zone sont
éloignées de la destination. La somme de ces deux informations (distance
parcourue + distance à parcourir) étant élevée, l’algorithme A* a donc
« éliminé » ces cases de son calcul, contrairement à l’algorithme de Dijkstra
qui les a soigneusement analysées.
A* démontre ainsi son efficacité, surtout lorsque l’estimation de la
distance à vol d’oiseau qui sépare les deux points ne dépasse pas la
longueur du trajet le plus court – ce qui est garanti avec la méthode ci-
dessus. Tant que cette estimation est inférieure, l’algorithme mathématique
trouvera toujours l’itinéraire le plus court. L’inconvénient de A* est que si
l’ordinateur arrive à une estimation plus élevée, par exemple en utilisant
une méthode de localisation plus complexe que la simple soustraction des
coordonnées GPS, il ne trouvera pas toujours l’itinéraire le plus court.
L’algorithme pourra alors suivre un tracé moins « logique » sans s’en rendre
compte, car il sera pour ainsi dire « surpris » d’être arrivé plus vite que
prévu à destination.
Mais l’algorithme A* n’en reste pas moins bien meilleur que celui de
Dijkstra, puisqu’il effectue beaucoup moins de calculs pour les longues
distances. Il existe par ailleurs d’autres astuces mathématiques permettant
d’accélérer le tout. Par exemple, au lieu de calculer l’itinéraire du point de
départ au point d’arrivée, l’algorithme peut partir dans les deux directions
simultanément (du point de départ à l’arrivée, mais aussi de l’arrivée au
point de départ). L’ordinateur alterne alors les calculs entre les deux
directions jusqu’à ce que les deux itinéraires se rencontrent : une étape dans
un sens, une étape dans l’autre et ainsi de suite. L’algorithme A* procède à
chaque fois à une estimation de la distance restant à parcourir. S’il le fait
intelligemment, un ordinateur peut ainsi planifier efficacement des
itinéraires, même à travers tout le réseau routier nord-américain.
La différence entre les deux méthodes est énorme, comme l’a
parfaitement démontré une expérience menée sur une version de
l’algorithme A*. Le réseau routier nord-américain y était représenté par
21 133 774 sommets et 53 523 592 arêtes. L’algorithme de Dijkstra passait
en moyenne par 6 938 720 de ces sommets pour établir un itinéraire. Avec
quelques travaux préliminaires, dont un calcul mathématique permettant de
réduire le nombre de sommets, l’algorithme bidirectionnel a trouvé
l’itinéraire le plus court en intégrant seulement 162 744 sommets au calcul.
Ce travail préliminaire est donc essentiel. Cette discipline fait
actuellement l’objet d’innovations majeures, dont la célèbre méthode des
« highway hierarchies », qui privilégie l’usage des autoroutes pour les longs
trajets. En usant de calculs supplémentaires pour simplifier le graphe, un
ordinateur moyen est aujourd’hui en mesure de calculer un itinéraire en
Europe, comptant quelque 18 millions de sommets dans le graphe original,
en un millième de seconde. Le concept de cette innovation est repris dans
son nom : les longs trajets sont généralement plus rapides quand on
emprunte les autoroutes. Par exemple, il vous faudra beaucoup plus de
temps pour vous rendre de New York à Chicago en voiture par les petites
routes de campagne. Sauf demande expresse de l’utilisateur, l’ordinateur ne
tiendra donc pas compte de toutes ces routes secondaires.
Mathématiquement parlant, il suffit donc de les retirer du graphe. Les seuls
sommets et arêtes que nous voulons garder sont les petites routes qui relient
vos points de départ et d’arrivée avec les autoroutes et éventuellement les
autoroutes entre elles.
Problème : l’ordinateur ne sait pas à l’avance quelles arêtes représentent
les autoroutes. La tâche principale des mathématiques est donc de
reconnaître ces autoroutes sans que quelqu’un ait à les identifier au
préalable. Cette opération peut se faire de façon entièrement automatique en
calculant les routes que l’ordinateur rencontre le plus souvent sur le graphe
originel. Statistiquement, les petites routes de campagne ne se retrouveront
que sur très peu d’itinéraires ; l’ordinateur les omet donc dans ses calculs.
Ne resteront ainsi que les autoroutes et quelques axes majeurs. Ce calcul
fondé sur le « highway hierarchies » réduira donc considérablement le
nombre de sommets du graphe, ce qui facilitera grandement le calcul.
L’itinéraire de New York à Chicago se calcule donc comme suit :
l’ordinateur recherche d’abord les autoroutes les plus proches de votre
adresse à New York. Il fait la même chose à partir de votre destination à
Chicago (puisqu’il se déplace dans les deux sens simultanément). Une fois
les autoroutes trouvées, l’ordinateur ignorera toutes les autres routes,
jusqu’à ce que les deux itinéraires se rencontrent à mi-chemin, plus que
probablement sur l’autoroute. C’est ainsi qu’une série de concepts
mathématiques, allant de l’estimation de la distance fondée sur vos
coordonnées GPS à la reconnaissance des autoroutes grâce aux statistiques,
nous permet de calculer automatiquement des itinéraires sur des distances
parfois énormes.

Les promenades de Google sur Internet


Les graphes font véritablement partie de notre quotidien, même si vous
n’utilisez Google Maps qu’occasionnellement. Google y a par exemple
recours chaque fois que vous lancez une recherche. Les résultats que vous
obtenez sont en effet en grande partie fondés sur la « promenade » que
Google s’offre sur la toile, qui lui permet d’améliorer ses performances. Je
le disais dans l’introduction : avant Google, les moteurs de recherche
n’étaient même pas capables de se retrouver eux-mêmes sur Internet !
Les fondateurs de Google ont résolu ce problème en trouvant le moyen
de rechercher mathématiquement les pages Internet les plus pertinentes. Ils
ont eu l’idée de considérer la toile comme un immense graphe, où les pages
sont reliées les unes aux autres par des liens. Lorsque vous surfez sur
Wikipédia, par exemple, vous pouvez naviguer de page en page en cliquant
sur les hyperliens repris dans les articles. Lors de cette « promenade », vous
arrive-t-il de retomber souvent sur la même page ? Dans ce cas, elle est sans
doute « importante » : elle apparaîtra donc dans les premiers résultats de
recherche. Google se promène ainsi en permanence sur Internet en quête de
« pages pertinentes », de sorte que vous arrivez beaucoup plus souvent sur
Wikipédia que sur un obscur site Web, dont la seule image est une photo
datée de Bill Clinton.
Bien sûr, pour ce faire, Google a recours à un ingénieux calcul
mathématique, qui lui offre beaucoup plus de certitude quant à la pertinence
des sites Web qu’il propose. Si vous naviguez au hasard sur Internet, il est
probable que vous tombiez sur des sites quelque peu fumeux, des pages
faisant l’apologie de théories conspirationnistes, par exemple. Même si ces
pages contiennent un grand nombre de liens les renvoyant les unes vers les
autres, elles pourront difficilement concurrencer Wikipédia en matière de
source d’information. La fiabilité des calculs de Google vous offre la
garantie d’un classement efficace des sites Web en fonction de leur
pertinence.
Supposons que le graphe repris ci-dessous représente Internet. Les
lettres affichées dans les cercles symbolisent des sites Web. B est par
exemple Wikipédia, une source d’information relativement fiable dont
parlent de nombreux autres sites. Les nombres repris dans les cercles
indiquent l’importance que Google accorde à chacun de ces sites. Ce sont
ces scores qui font l’objet des calculs mathématiques. Un score élevé fera
ainsi référence à un site jugé important, tandis qu’un score faible désignera
un site qui l’est moins et que vous devrez donc connaître au préalable pour
le débusquer. Tout cela n’est évidemment que l’avis de Google et non une
vérité absolue.
Internet vu par Google

Ce score se calcule comme si vous naviguiez au hasard sur Internet.


Vous flânez d’un site Web à l’autre via des liens, représentés sur notre
schéma pas les flèches. Vous lisez une information sur le site I ; vous voulez
en savoir plus, vous surfez sur E. De là, vous irez automatiquement, via F,
sur B. Dans cet exemple, presque toutes les arêtes mènent à Wikipédia, ce
qui explique pourquoi ce site obtient un score très élevé. Vous vous
retrouverez donc rapidement sur l’une des pages de la célèbre encyclopédie
collaborative – et cela ne doit rien au hasard.
Wikipédia cite ensuite un autre site Web, C, au titre de source
d’informations complémentaires. Malgré les critiques dont Wikipédia fait
l’objet, il faut reconnaître que les informations y sont relativement fiables.
Par conséquent, bien qu’un seul site Web y soit relié, C obtient un score
élevé. Beaucoup plus élevé que D, par exemple, vers lequel un seul site
Web renvoie également. Non seulement le nombre de sites Web qui
renvoient à votre page est déterminant, mais Google tient également compte
de l’importance de ces sites.
Décortiquons un exemple en guise d’illustration. Vous devez déterminer
la fiabilité et la pertinence de deux sites Web. L’un est une page Wikipédia
sur le 11 Septembre, l’autre une page obscure évoquant une théorie
complotiste sur les attentats. Selon Google, il convient d’abord de regarder
le nombre de liens qui font référence à chaque page. Naturellement, ils sont
nombreux pour Wikipédia, mais imaginons que les webmasters
conspirationnistes aient dépensé beaucoup d’argent pour s’assurer que leur
page en ait encore plus. Une foule de sites Web, tous plus loufoques les uns
que les autres et où personne ne vient jamais, affichent ainsi un lien vers le
site conspirationniste. Wikipédia en deviendra-t-il pour autant moins
important aux yeux de Google ? Réponse : non. Google ne tient pas à ce
que l’on puisse, en échange de beaucoup d’argent, faire en sorte qu’une
théorie conspirationniste arrive en tête des résultats de recherche sur le
11 Septembre. Ses utilisateurs veulent voir en premier l’information la plus
pertinente, pas celle qu’on aura voulu leur faire avaler par tous les moyens.
En tenant compte de l’importance des sites Web qui font référence à une
page donnée, Google peut partiellement éviter cet écueil. Vous ne pourrez
pas payer la BBC pour afficher un lien vers votre site conspirationniste. Les
liens de la BBC ont donc plus de valeur, en tout cas aux yeux de Google,
que les liens d’un site Web quelconque qui les vendrait activement.
Cependant, nous naviguons rarement de la sorte sur Internet. À quand
remonte la dernière fois où vous avez, en passant de lien en lien, visité
cinquante sites Web d’affilée ? En règle générale, vous vous rendez sur
Facebook en tapant directement l’adresse dans le navigateur. Il serait
fastidieux de cliquer sur des liens pour cela. Idem pour Google, à qui il
arrive de visiter directement une page donnée. Ainsi, impatient de savoir si
l’un de vos amis a « aimé » votre dernière publication, vous sautez
directement de C à E, sans y aller par quatre chemins : vous saisissez
Facebook dans la barre d’adresse. Pour ses calculs, Google visite
directement un site environ une fois sur six, ce qui lui permet de donner des
résultats plus précis.
En fin de compte, Internet n’est rien d’autre qu’un grand puzzle dont
chacune des pièces porte un numéro. Supposons que vous arriviez à C en
venant de B. Dans ce cas, C obtiendra un meilleur score. Mais, après cela,
vous retournez à B : le score de B doit donc aussi s’améliorer, étant donné
que l’un des liens conduisant à B a gagné en importance. Et ainsi de suite,
puisque, dans ce cas, C devra à son tour obtenir un score plus élevé, jusqu’à
atteindre un équilibre. Je vous rassure : ces scores n’augmentent pas
indéfiniment. On peut en effet prouver par les mathématiques qu’à partir
d’un certain point ils ne changent plus – souvent après une cinquantaine de
calculs de Google. Le moteur de recherche calcule donc cinquante fois le
score de chaque site Web qu’il référence ! Ce n’est qu’une fois ce cap
franchi que les scores ne changent plus et que les scores de B et de C restent
stables.
Le principe mathématique est donc le suivant : vous parcourez un
graphe en passant de lien en lien et interrompez l’exercice de temps en
temps en insérant directement une URL dans la barre d’adresse pour
accéder à un site Web choisi de façon arbitraire. Les sites les plus
importants sont ceux auxquels renvoient de nombreuses autres pages
importantes. Celles que vous rencontrez le plus souvent au cours de votre
balade cybernétique, donc. Et ce principe semble très bien fonctionner, non
seulement pour les sites Web, mais aussi dans d’autres « lieux ». Un
exemple ? Les films que vous regardez.

Les graphes au service du septième art


Netflix formule ses recommandations de films et de séries en se fondant
sur les mêmes calculs. Les ordinateurs de Netflix utilisent sans doute eux
aussi un graphe, que vous pouvez parcourir en passant de suggestion en
suggestion. En outre, il peut vous arriver de choisir une série ou un film qui
sort complètement de vos habitudes, parce que vous avez vu une affiche
dans la rue qui a suscité votre curiosité ou parce qu’une amie vous en a dit
du bien. Netflix essaie ainsi d’analyser vos goûts, qu’il divise en plusieurs
groupes, sur lesquels il fonde ensuite ses recommandations selon le même
principe que Google. Revenons un instant à l’exemple du film Iron Man
utilisé dans le chapitre I.
Netflix utilise les données récoltées sur tous les autres abonnés à la
plateforme. Il examine les films qui ont été vus et analyse, par exemple, le
nombre de personnes qui ont regardé Iron Man 2 après Iron Man 1. S’il y
en a beaucoup, la recommandation est jugée bonne : Iron Man 2 obtient un
pourcentage élevé, ce qui indique qu’il correspond bien à ce que vous avez
déjà vu. La Planète bleue obtiendra en revanche un score inférieur, dans la
mesure où beaucoup moins d’abonnés regardent à la fois des films d’action
et des documentaires sur la nature.
D’un point de vue mathématique, il n’y a donc pratiquement aucune
différence entre Netflix et Google. L’algorithme de Netflix tente de
reproduire le comportement des abonnés, en partant du principe que vous
aurez tendance à regarder principalement des films déjà visionnés par des
abonnés au profil similaire. Tout comme Google postule que les sites Web
auxquels se réfèrent de nombreux sites importants seront, eux aussi,
importants. Un film est donc susceptible de vous correspondre lorsqu’il
ressemble à beaucoup d’autres films qui vous correspondent. De temps en
temps, vous prenez un « risque » en regardant un contenu complètement
différent, histoire de varier les plaisirs. Dans ce cas, comme pour la
recherche Google, le calcul mathématique ne passera pas par une arête pour
aller vers un autre film, mais se rendra directement à un autre sommet,
complètement ailleurs sur le graphe.
Voilà comment un concept mathématique développé à l’origine pour
trouver des informations pertinentes sur Internet est également utile pour
trouver les films et séries les plus pertinents. Dans les deux cas, vous aurez
besoin d’une bonne dose de formules mathématiques. Netflix dispose d’un
très vaste catalogue de films et de séries, qui ont tous besoin d’obtenir un
score. Lequel doit par ailleurs être recalculé plusieurs fois, à l’instar de
Google, et ce pour chaque utilisateur. Avec comme conséquence – d’après
les affirmations de l’entreprise elle-même – des recommandations
personnalisées pour chaque abonné. Ces calculs garantissent en effet une
offre adaptée aux goûts de chacun, bien qu’elle ne fonctionne pas toujours à
la perfection.
En effet, Netflix ne pourra pas vous « surprendre » en vous faisant
découvrir une nouveauté que vous trouverez géniale, si elle n’a rien à voir
avec ce que vous avez visionné auparavant : toutes les recommandations
porteront nécessairement sur du contenu similaire à ce que vous regardez
déjà. Nous touchons ici aux limites de « l’intelligence » mathématique : elle
est incapable de sortir des sentiers battus, pour la bonne raison qu’elle ne
comprend rien au cinéma !

Mieux traiter le cancer grâce aux mathématiques


Les grandes sociétés de la Silicon Valley ne sont pas les seules à
s’intéresser à la théorie des graphes. Les hôpitaux l’utilisent également, par
exemple pour prédire l’efficacité d’un traitement contre le cancer. Celle-ci
varie en effet d’un patient à l’autre, en partie à cause du patrimoine
génétique. Cette différence d’efficacité peut faire l’objet de prévisions
fondées sur le même calcul que celles de Google et de Netflix. Avant de
recourir à cette méthode mathématique, les médecins estimaient
correctement l’efficacité de leurs traitements dans environ 60 % des cas.
Lorsqu’ils se sont mis à utiliser la théorie des graphes en 2012, ce taux est
passé à 72 % – une amélioration énorme pour tous ces patients qui,
autrement, perdraient un temps précieux à suivre un traitement inefficace.
Comment ont-ils fait ? La prévision en question était et demeure fondée
sur un petit groupe de gènes. Avant le recours aux mathématiques, ce
groupe était choisi au hasard : chaque chercheur les sélectionnait de façon
arbitraire. Ces « échantillons » variaient donc beaucoup. Personne ne savait
exactement quels gènes étaient les plus importants, car ils sont très
nombreux. Autre difficulté pour les chercheurs : ils essayent de détecter les
gènes qui changent d’expression au cours du traitement. Mais certains
influencent parfois le comportement d’autres gènes, sans qu’eux-mêmes ne
modifient leur comportement de façon visible. Certains gènes
« importants » peuvent ainsi passer inaperçus. Détecter les gènes importants
relève parfois de la gageure pour les scientifiques, tant les changements au
cours d’un traitement peuvent être nombreux.
Cette recherche d’éléments « importants » au milieu d’une foule de
données vous rappelle-t-elle quelque chose ? Bingo : Google et Netflix !
D’où l’idée d’un groupe de chercheurs d’appliquer ce même modèle aux
analyses génétiques. Au moyen d’un graphe, donc, fondé sur différentes
expériences étudiant l’évolution du comportement des gènes et les
influences qu’ils exercent les uns sur les autres. Sur le graphe qui en résulte,
les arêtes entre deux sommets (c’est-à-dire entre deux gènes) indiquent
l’influence d’un gène sur l’autre.
Il faut toutefois noter une différence avec Google et Netflix : les
chercheurs ne commencent pas par des scores égaux. Les scores initiaux
sont fondés sur des recherches plus poussées, qui associent le
comportement des gènes aux chances de survie d’un patient. Par exemple,
un gène très actif peut aider à combattre le cancer. Ce gène est doté d’un
score initial élevé : le médecin doit l’examiner en priorité. Pour le reste, le
graphe fait exactement la même chose que dans les exemples précédents :
un programme informatique se « promène » de gène en gène pour analyser
la façon dont les scores évoluent en fonction de l’influence mutuelle des
gènes.
En recalculant continuellement les scores, on mettra au jour les gènes
les plus importants pour les chances de survie d’un patient et sa réponse au
traitement. L’algorithme traite ainsi toutes ces informations sur
l’importance des gènes et leur influence les uns sur les autres. Il détecte
avec précision ceux qui sont, directement ou indirectement, les plus
essentiels pour le traitement du cancer. Grâce aux mathématiques, il est plus
facile d’obtenir un aperçu complet de l’ensemble de ces connaissances
génétiques. De plus, elles permettent d’obtenir de bien meilleurs résultats
que toutes les autres méthodes utilisées avant 2012. C’est ainsi qu’une
théorie mathématique sauve des vies, alors qu’elle n’a absolument pas été
conçue à cet effet.

Facebook, l’amitié et l’intelligence artificielle


Dernier exemple : Facebook, qui utilise également la théorie des
graphes. Pas tant pour organiser l’information dans votre fil d’actualité, que
pour vous suggérer des amis. Après tout, la plateforme sait exactement qui
sont les amis Facebook de ses utilisateurs. Elle organise ces « amitiés » sous
la forme d’un gigantesque graphe. En commençant par vous et en
parcourant le graphe, Facebook peut se faire une idée assez précise des
personnes que vous croiserez sans doute dans la vraie vie. Ainsi, vous avez
de fortes chances de rencontrer, lors d’une manifestation quelconque, une
personne avec qui vous avez beaucoup d’amis en commun. Idem, dans une
moindre mesure, pour quelqu’un qui a les mêmes amis que vos amis.
Supposons que vous partagiez une vingtaine d’amis avec une personne que
vous ne connaissez pas encore. Il existe dans ce cas une probabilité non
négligeable qu’un de vos amis vous invite à une fête où se trouvera cette
personne et que vous fassiez ainsi sa connaissance. En d’autres termes,
Facebook sait non seulement qui vous connaissez, mais peut aussi prédire
avec un certain degré de fiabilité qui vous êtes susceptible de rencontrer à
l’avenir.
Angoissant ? Peut-être, mais pas autant que toutes les autres choses que
Facebook sait déjà à votre sujet ! Les personnes que vous appelez, les sites
Web que vous recherchez et j’en passe : les médias ont abondamment
démontré à quel point Facebook essaie de recueillir des données sur ses
utilisateurs, et même sur des personnes qui n’ont jamais créé de compte sur
le fameux réseau social ! Dans quel but ? Un seul : analyser toutes ces
données à l’aide de graphes. Pas de la manière dont Google organise ses
résultats de recherche, mais au moyen de réseaux dits neuronaux. Cette
technologie a donné naissance à pratiquement toutes les applications de
l’intelligence artificielle, de la reconnaissance vocale au filtrage de
courriers indésirables, en passant par le diagnostic médical… sans oublier
l’optimisation des publicités ciblées sur les réseaux sociaux. Facebook
utilise ces informations pour constituer des « catégories publicitaires » ; par
exemple, celle des « personnes susceptibles d’acheter une Mazda dans les
180 prochains jours ».
Comment Facebook sait-il ce que nous allons acheter, avant même que
nous n’ayons pris notre décision ? Grâce aux réseaux neuronaux, ainsi qu’à
des quantités monstrueuses de données. L’idée est de dépasser les simples
calculs de détection des sommets « importants » d’un graphe, en les
utilisant pour mimer le fonctionnement de votre cerveau. En lieu et place
des neurones qui sont reliés entre eux et se transmettent des signaux les uns
aux autres, vous avez des sommets qui transmettent des nombres via les
arêtes d’un graphe. Vous introduisez des informations d’un côté et en
extrayez des prévisions de l’autre. Par exemple, les données vous
concernant permettent de vous attribuer les catégories de publicité qui vous
conviennent le mieux, selon Facebook. Le graphe n’a donc plus rien d’un
puzzle figé dont vous essayeriez de remplir les cases : c’est un tout
dynamique en perpétuel mouvement, au moyen duquel vous essayez
d’établir des prévisions.
Modélisation miniature d’un réseau neuronal

Au fond, un réseau neuronal est donc un graphe, comme dans l’image


ci-dessus, mais dont les sommets (appelés ici « nœuds ») jouent des rôles
différents. La colonne de gauche est consacrée à « l’entrée » : les
informations y pénètrent comme dans votre cerveau (la photo d’un visage
par exemple), mais converties en système binaire composé de 1 et de 0. Ces
chiffres – ou cette information – sont traités par la partie centrale,
représentée par les quatre nœuds. Elle modifie les nombres : un 1 en haut à
gauche peut devenir 0,5 dans le nœud central supérieur, parce que la flèche
divise par deux toutes les données issues du nœud supérieur gauche. Les
flèches ajustent les nombres, comme les connexions synaptiques entre les
neurones – ces connexions n’étant pas toutes aussi intenses, de sorte que
certains neurones s’influencent beaucoup, d’autres peu. L’algorithme mime
ainsi, via un graphe, le fonctionnement du cerveau.
Au terme d’un très grand nombre de trajets de ce type, par lesquels les
informations entrantes sont modifiées par les flèches, l’information se
retrouve dans les nœuds de la colonne de droite : la « sortie ». Si l’entrée est
l’image d’un visage, alors les deux nœuds de droite pourraient répondre à la
question de savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Si l’ordinateur
est sûr qu’il s’agit d’un homme, le nœud « homme » obtient 1 et le nœud
« femme » obtient 0. En revanche, on ignore souvent comment l’ordinateur
a converti l’entrée en prévision à la sortie.
Dans de nombreux cas, les étapes intermédiaires sont en effet conçues
par l’ordinateur lui-même. Celui-ci adapte alors le graphe pendant la phase
de résolution des problèmes, appelée « phase d’entraînement ». Au cours de
cette première phase, l’ordinateur s’améliore en s’entraînant à de très
nombreuses reprises sur des images dont la réponse est connue. C’est
pourquoi on dit souvent que les ordinateurs « apprennent ». Ils modifient
l’intensité des connexions entre les nœuds, matérialisée par les nombres
associés aux flèches. Imaginons que le nœud supérieur gauche corresponde
à la longueur des cheveux et que le réseau neuronal commence son analyse
en lui attribuant un nombre très faible ainsi qu’à toutes les flèches qui y
sont associées – autrement dit, qu’il le traite comme une information sans
importance par rapport à son problème de prédiction homme/femme. En
phase d’entraînement, l’ordinateur pourra « apprendre » que cette donnée a
finalement son importance, et attribuera donc au nœud et aux flèches
correspondants un nombre toujours plus élevé.
De grandes quantités de données sont nécessaires pour faire ce calcul.
Ainsi, une reconnaissance faciale efficace implique le traitement d’un très
grand nombre de photos dont on sait s’il s’agit d’un homme ou d’une
femme. Un ordinateur démarre toujours de façon aléatoire. À la première
image, il ne reconnaît encore rien, mais sa prévision est néanmoins
comparée à la bonne réponse. Sur cette base, l’ordinateur effectue quelques
modifications avant de passer à l’image suivante. Si ce procédé est répété
assez souvent, l’ordinateur devient capable de donner presque toujours la
bonne réponse. Un ordinateur a ainsi réussi à battre le meilleur joueur
humain au go, un jeu de société longtemps trop complexe pour les
ordinateurs. Pour cela, il a utilisé un énorme graphe et joué des millions de
parties contre lui-même. À chaque partie, l’ordinateur adaptait le graphe en
fonction du gagnant. De cette façon, il a non seulement appris les règles du
jeu, mais aussi les manières de jouer le mieux possible. Aujourd’hui, la
technologie a tellement évolué qu’un ordinateur n’a besoin que de trois
jours d’apprentissage pour battre l’actuel champion du monde.
Le même principe est donc utilisé par Facebook pour savoir si vous
faites partie de ces gens susceptibles d’acheter une Mazda. Les services de
renseignement veulent l’utiliser pour traquer criminels et terroristes, la
Chine pour mettre en place un système de crédit social, dans lequel chaque
citoyen obtiendra un score en fonction de son comportement. Il existe
encore de nombreuses applications possibles – dont certaines font froid
dans le dos. Les ordinateurs sont également capables, dans une certaine
mesure, de déterminer l’orientation sexuelle d’une personne à partir d’une
photo. De telles prévisions ne sont pas encore parfaites, mais elles sont
possibles – et peuvent donc être utilisées à mauvais escient.
Le scandale de Cambridge Analytica en est un exemple plus
qu’évocateur. La société anglo-américaine spécialisée dans le traitement des
données a utilisé celles de Facebook pour prédire les préférences politiques
d’utilisateurs et le type de message qui « parlerait » le plus à certains profils
d’électeur. En clair : comment les convaincre de voter pour Trump ?
Personne ne sait exactement l’impact que ces analyses ont eu sur les
électeurs. Après tout, Cambridge Analytica a également soutenu la
campagne de Ted Cruz, qui n’a pas vraiment fait des étincelles. On ignore
donc l’influence que ces agissements ont eue sur les électeurs, mais ce qui
est clair, en revanche, c’est que l’entreprise n’aurait jamais dû entrer en
possession de toutes ces données, et qu’elle a pu en tirer beaucoup
d’informations… grâce à la théorie des graphes.

Les graphes en toile de fond


Ils sont donc partout. Pas directement visibles comme les statistiques,
mais ils sont là, en toile de fond. Et nous n’avons pas besoin de connaître
leur existence pour pouvoir utiliser notre système de navigation, notre
moteur de recherche favori ou notre plateforme de streaming. Idem pour les
intégrales et les différentielles. Est-il important de comprendre les
fondamentaux de la théorie des graphes ? Je le crois, parce que la façon
dont ils sont utilisés peut avoir un impact énorme sur nos vies. À condition
de connaître les applications où ils jouent un rôle.
Par exemple, celles qui sont évoquées au début de ce chapitre. Google
Maps calcule grâce aux graphes l’itinéraire le plus rapide vers votre
destination. À l’instar des intégrales et des différentielles, ces applications
ne changent pas fondamentalement notre vie. Elles la facilitent, tout au
plus, en nous épargnant la lecture fastidieuse d’une carte routière. À
l’évidence, nous apprécions l’utilité d’une technologie qui nous permet
d’arriver plus rapidement à destination. Pourquoi s’en priver ? Nous
n’avons même pas à comprendre comment notre système de navigation se
débrouille pour nous conduire là où nous voulons aller.
En revanche, il en va autrement pour d’autres applications, comme
celles qu’en font Google, Facebook et d’autres entreprises et institutions
dans le but d’organiser l’information ou de prendre des décisions via des
réseaux neuronaux. Dans ce cas, il me semble utile de connaître les
principes de la théorie des graphes. Imaginons, par exemple, que des
services de renseignement souhaitent soudain avoir accès à une grande
quantité de données personnelles. Que vont-ils en faire ? Que peuvent-ils en
retirer ? Quelles sont les étapes supervisées par l’humain et celles qui ne le
sont pas ? Seule une personne comprenant un minimum la théorie des
graphes pourra répondre à de telles questions.
D’autres raisons nous poussent à comprendre la théorie des graphes, ne
serait-ce que pour pouvoir nous forger une opinion dans différents
domaines. Google et Facebook amènent souvent leurs utilisateurs à
s’enfermer dans une « bulle », où ils trouvent principalement des
informations qui confirment ce qu’ils pensent déjà. En tant qu’utilisateur,
vous devez vous démener pour trouver un point de vue complètement
différent. Google et Facebook ne peuvent-ils pas vous y aider ? Après tout,
ils ont accès à ces autres points de vue, qui sont aussi disponibles en ligne.
Alors pourquoi n’y ai-je pas accès ? Pourquoi ne puis-je pas leur indiquer
que je souhaite confronter différents points de vue ? Tout simplement parce
que les principes mathématiques en jeu ne sont pas faits pour ça. Google et
Facebook ne peuvent pas modifier d’un coup de baguette magique leurs
algorithmes pour que vous puissiez avoir accès à un éclairage totalement
différent sur un sujet donné.
Comme nous l’avons vu, pour Google et Facebook, l’information la
plus importante est aussi la plus facile d’accès – à savoir celle qui ressemble
le plus à ce que vous recherchez. Tout comme Netflix ne peut pas vous
recommander de films qui sortent complètement de vos habitudes, Google
ne peut vous proposer des informations qui ne correspondent pas à vos
termes de recherche spécifiques. De la même façon, filtrer les fausses
informations (les « infox ») n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, car les
calculs mathématiques ne « voient » pas les informations présentées sur un
site Web. Bien entendu, les spécialistes travaillent dur pour améliorer ces
aspects à long terme, mais ces problèmes ne peuvent pas être résolus en un
claquement de doigts. De ce point de vue, le recours aux mathématiques ne
facilite pas les choses.
Les infox ou les préoccupations actuelles sur le respect de la vie privée
et l’intelligence artificielle sont devenues des questions sociétales
importantes. Toutes se fondent sur les possibilités et les limites de la théorie
des graphes. C’est pourquoi il est essentiel d’en comprendre les
fondements. Quiconque souhaite se forger une opinion sur les grands débats
de société de ce monde a besoin de comprendre un minimum les principes
qui le régissent, les solutions envisageables et celles qui ne le sont pas.
Dans ce contexte, nous ne pouvons tout simplement pas ignorer la théorie
des graphes.
DE L’UTILITÉ DES MATHÉMATIQUES

Comme nous l’avons vu, les mathématiques sont donc d’une


incontestable utilité et présentent un intérêt évident. Et ce, jusque dans notre
quotidien, bien que l’on ne s’en rende pas toujours compte. Mais comment
expliquer qu’elles s’appliquent si bien au monde concret ? Nous avons
abordé cette question au chapitre II, où nous avons aussi constaté que la
façon dont on les appréhende importe finalement assez peu : nous pouvons
les voir comme des formes abstraites, à l’instar de Platon dans sa caverne,
ou comme une grande fiction, à l’image des aventures de Sherlock Holmes.
Dans les deux cas, l’utilité des mathématiques ne saute pas aux yeux. Cette
discipline est si abstraite, quel lien peut-elle entretenir avec la réalité qui
nous entoure ?
Pour répondre à ces questions, il convient de simplifier les
mathématiques autant que possible. Reprenons : en quoi les nombres sont-
ils utiles ? Nous nous sommes mis à les utiliser pour pouvoir manipuler les
quantités avec plus de précision, ce qui est rendu possible par leur nature
même. En effet, ils s’appliquent pour ainsi dire aux situations concrètes. Les
nombres entiers positifs ont cette particularité : vous commencez à 1 et y
ajoutez systématiquement la même quantité, à savoir 1. 2 n’est ni plus ni
moins que le nombre qui suit 1 et qui précède 3 : avec une logique
implacable, cette structure des nombres peut en effet s’appliquer à toutes
sortes de situations de la vie de tous les jours et nous aider à organiser le
monde.
En comptant, vous utilisez cette structure : « 1 » est comme une petite
boîte où vous placeriez un objet, « 2 » serait la boîte suivante et ainsi de
suite. L’ordre dans lequel vous placez vos objets sous forme de nombres
vous permet de bien séparer les différents éléments les uns des autres. Cela
vaut pour les miches de pain, les moutons, les pièces de monnaie, etc. Mais,
attention, cela ne fonctionne pas pour tout : essayez par exemple de compter
des tas de sable que vous placeriez les uns sur les autres. Que se passerait-
il ? Les deux tas vont se mélanger pour n’en former qu’un seul, plus gros.
Un tas de sable plus un tas de sable est donc égal à… un tas de sable. 1 + 1
= 1 ? Non, bien sûr ; disons plutôt que les nombres sans unité ne peuvent
pas nous aider dans ce cas précis. Ils ne conviennent pas à la situation, car
le sable peut difficilement être quantifié de cette façon.
Mais il existe bel et bien une solution faisant appel aux mathématiques :
recourir à des unités de mesure. Dans le cas du sable, par exemple, il suffit
d’utiliser des kilogrammes ou des litres. Ainsi, « 1 litre + 1 litre » sera de
nouveau égal à 2 litres, même si votre sable ne forme qu’un seul gros tas.
Les unités peuvent donc apporter une solution et nous permettre d’organiser
les quantités lorsque les nombres, seuls, ne suffisent pas. Ils ont une
structure très rigide, facilement applicable au monde qui nous entoure. Pour
autant, ils ne peuvent nous servir en toutes circonstances, comme dans le
cas des tas de sable.
Revenons à notre question : en quoi les nombres sont-ils utiles ? En ce
sens où nous pouvons projeter leur structure sur le monde qui nous entoure,
qui est structuré de la même façon. Ils sont utiles parce qu’ils attirent notre
attention sur cette structure, nous aidant à mettre de côté les détails sans
importance. C’est aussi pourquoi les mathématiques ne ressemblent pas tout
à fait à un livre de Sherlock Holmes. La fiction comprend certes des
éléments qui « correspondent » à la réalité : la description de Londres est en
grande partie exacte, si bien que vous pouvez effectivement découvrir la
ville à l’époque de Sherlock Holmes à travers votre lecture. Mais il manque
l’abstraction, la généralisation. Une histoire n’offre pas la structure qui vous
permet de vous concentrer sur une propriété spécifique, comme le font les
nombres avec les quantités.

Les erreurs en mathématiques


Beau programme, n’est-ce pas ? Les mathématiques coïncident donc
parfaitement au monde qui nous entoure. Nous pouvons les utiliser pour
manipuler les quantités. Ce n’est hélas pas toujours si simple. Lorsque les
choses se compliquent, des erreurs peuvent survenir. Par exemple,
l’algorithme de Google part du principe que chaque lien affiché sur ses
pages de résultats sera conforme à vos attentes. Or, il existe dans
l’immensité cybernétique une foule d’absurdités, que vous ne voulez pas
nécessairement voir apparaître dans vos résultats de recherche. Mais le
problème est que les mathématiques n’ont pas d’esprit critique et ne
peuvent faire le tri à votre place. Pire, elles ne « voient » même pas les
informations qu’elles mettent à votre disposition : elles se contentent
d’attribuer un score aux sites Web. Tout comme Facebook n’est pas en
mesure de savoir, par ses graphes, quels amis vous connaissez vraiment.
D’un point de vue mathématique, vous pouvez vous lier d’amitié avec tout
le monde.
En fait, les mathématiques simplifient les situations et ne donnent donc
pas toujours une image parfaite de la réalité – tant s’en faut. Prenons par
exemple ce problème classique de la physique : un combattant tire un coup
de canon sur un château. Où le projectile atterrira-t-il ? Le calcul
mathématique fournit deux réponses, parce qu’il fait intervenir une racine
carrée. Le boulet peut toucher les remparts du château, situés à une distance
de 100 mètres… ou atterrir dans la forêt, 100 mètres derrière le canon.
Comme si le boulet de canon pouvait être projeté dans la direction
opposée ! Cette deuxième solution est insensée, ou « erronée »,
si vous préférez.
Il est donc facile de défendre l’utilité des nombres mathématiques
lorsqu’ils s’adaptent aux situations qui nous entourent. Ils donneront des
résultats justes dans une grande majorité de cas, à condition de faire un
minimum attention à ce que l’on compte. Lorsque la situation devient un
peu plus complexe, il se peut en revanche qu’ils vous induisent en erreur.
Mais, même dans ce cas, ils pourront encore confirmer leur utilité. Nous
savons qu’un boulet de canon ne pourra être projeté en arrière : nous
adaptons donc notre interprétation des résultats en conséquence.
Comment garder notre esprit critique ? Dans quels cas les
mathématiques gardent-elles leur utilité ? Combien d’erreurs sommes-nous
prêts à admettre ? Nul n’a les réponses à ces questions. Les philosophes en
débattent encore. Inutile d’attendre qu’ils se mettent d’accord : nous
risquons de devoir patienter un bon moment. Contentons-nous pour le
moment de dire que les correspondances entre les mathématiques et les
situations concrètes expliquent en partie pourquoi leur application
fonctionne. Les mathématiques mettent le doigt sur des structures que nous
aurions du mal à détecter sans elles. Elles nous permettent d’oublier les
détails pour nous concentrer sur les vrais problèmes.

Le fruit du hasard ?
Les correspondances entre les mathématiques et la réalité : telle est à
mon sens l’utilité des mathématiques. Reste à savoir si elles sont le fruit du
hasard ou si elles résultent d’une intention des mathématiciens, qui se
seraient échinés à découvrir des principes applicables au monde qui nous
entoure. La réponse ? Sans doute un mélange des deux. Après tout, les
mathématiciens n’accordent pas nécessairement de l’importance aux mêmes
choses. Archimède, par exemple, est l’auteur de toute une série de
découvertes pratiques, mais il accordait le plus d’importance à son
théorème sur les volumes de la sphère, du cylindre et du cône – peut-être sa
découverte qui a le moins d’utilité pratique. Qui se soucie en effet de savoir
quel volume il faut retirer d’un cylindre pour en faire un cône ?
Il est fréquent que les mathématiciens ne s’inquiètent guère des
applications de leurs travaux. C’est pourquoi l’utilité des mathématiques
prend parfois des allures de coïncidence. À l’exception peut-être de
l’arithmétique et de la géométrie. En définitive, ces deux disciplines ont été
inventées pour résoudre des problèmes très pratiques. Nous avons évoqué,
au chapitre III, les difficultés administratives résultant de l’organisation de
groupes de plus en plus grands et de plus en plus complexes. Les cités-États
devaient disposer d’un moyen plus efficace de prélever l’impôt, de
contrôler les stocks alimentaires et de planifier les cultures. À ce titre,
l’arrivée des nombres a été une véritable révolution, bien qu’ils ne soient
pas apparus du jour au lendemain.
Les Mésopotamiens avaient des calculi, un moyen pratique de connaître
les quantités en les associant à un certain nombre de jetons. Ces jetons ont
été transformés, au fil du temps, en symboles gravés sur des tablettes
d’argile, bien plus pratiques à transporter qu’une sphère d’argile remplie de
jetons. En somme, nous avons commencé à utiliser des nombres parce que
nous les avons trouvés utiles. Les premiers calculs arithmétiques avaient
ainsi une visée résolument pratique et ne relevaient donc assurément pas
d’une coïncidence. Ces premières manifestations mathématiques étaient
utiles, car elles apportaient une réponse à un problème spécifique.
La situation est devenue davantage floue quelques siècles plus tard.
Dans diverses cultures, les mathématiciens se sont aussi intéressés à des
problèmes « inutiles ». Ils étaient désireux de les résoudre, davantage pour
une question de statut que pour leur utilité pratique. C’est encore le cas
aujourd’hui. Il est d’ailleurs amusant de constater que c’est précisément
pour ces mathématiques prétendument « inutiles » que nous avons le plus
de respect actuellement. Prenons l’exemple des Grecs, dont nous glorifions
surtout les travaux particulièrement abstraits. Ce fameux tunnel qu’ils ont
creusé ? Personne ne s’en souvient. Pythagore, en revanche, a été élevé au
rang de référence ultime et a clairement marqué les esprits. Pour rappel,
c’est Eupalinos de Mégare qui a conçu le tunnel de Samos.
Que la motivation principale soit le prestige ou non, les applications
existent. Le théorème de Pythagore est un moyen utile de vérifier qu’un
triangle est rectangle. Une grande partie des travaux d’Archimède a
également des applications directes. De même que des concepts
mathématiques encore plus complexes, comme le calcul des différentielles
et des intégrales, la théorie des probabilités ou celle des graphes.
Curieusement, si vous analysez l’histoire avec attention, ces découvertes
sont rarement le fruit du hasard.
Les intégrales et les différentielles, par exemple : Newton et Leibniz ont
tout de suite saisi leur importance. Newton les a immédiatement utilisées
dans ses travaux de physique, bien que le processus se soit avéré laborieux.
Il n’en reste pas moins que les deux chercheurs ont été en mesure
d’appliquer leur théorie, parce que l’idée qui la sous-tendait était simple
comme de l’eau de roche : ils voulaient étudier le changement. Or, à
l’évidence, celui-ci est partout autour de nous. On peut même le représenter
dans les mathématiques, comme Newton l’a démontré à travers sa courbe.
Celle-ci rend l’idée de changement plus abstraite, mais tout aussi pertinente.
Il paraît logique qu’une méthode permettant de calculer le changement
ait de nombreuses applications. On ne peut donc pas vraiment parler de
coïncidence – comme dans bien d’autres cas. La théorie des probabilités a
commencé par des jeux de hasard brusquement interrompus. Difficile d’y
voir un lien avec les sondages, les maladies ou les taux de criminalité. Et,
pourtant, il y en a un, bien qu’il soit indirect. Les mathématiciens se
penchaient en effet sur la question suivante : comment calcule-t-on des
choses dont on n’est pas sûr ? En d’autres termes, comment faire preuve de
précision lorsqu’on calcule l’incertitude ?
Il faut dire que l’incertitude est omniprésente autour de nous. Ainsi, en
trouvant un moyen d’en tenir compte, vous pourrez mettre votre méthode à
profit pour étudier le monde qui vous entoure. Non pas qu’il soit si simple
d’appliquer la théorie des probabilités : il aura littéralement fallu des siècles
avant que nous soyons en mesure d’effectuer des sondages tout en calculant
mathématiquement leur précision. Le fait est que ces applications ne sont
pas accidentelles : les mathématiciens se sont sciemment intéressés à
l’incertitude et ont volontairement cherché un moyen de l’étudier.
Abstraction faite d’éléments déclencheurs parfois fortuits, le potentiel des
théories résidait donc déjà dans le choix de l’objet d’étude.
C’est d’ailleurs également le cas pour la théorie des graphes. Euler a fait
sa joyeuse entrée dans la discipline par la célèbre énigme des sept ponts de
Königsberg. Ce problème en tant que tel ne présentait que peu d’utilité :
pourquoi nous adonner à une « promenade mathématique » impossible dans
les rues d’une ville russe ? L’idée sous-jacente n’était pas non plus des plus
limpides : quel lien peut-il exister entre une balade de ce type et les
planificateurs d’itinéraires ou les moteurs de recherche ? Nous ne le
comprenons qu’avec du recul – c’est-à-dire a posteriori. Euler étudiait un
réseau, c’est-à-dire une représentation théorique de lieux reliés les uns aux
autres – un concept très courant, aujourd’hui plus que jamais. Les réseaux
sociaux en sont évidemment l’exemple le plus évocateur, mais il en existe
bien d’autres : les voies de circulation, les réseaux ferroviaires, les
plateformes de films et de séries en streaming, le patrimoine génétique. La
théorie des graphes consiste en l’étude générale des réseaux et de leurs
propriétés ; de fait, ses applications ne doivent rien au hasard non plus.
Le travail abstrait des mathématiciens s’inspire donc souvent de ce que
nous rencontrons dans notre quotidien. Il nous aide à comprendre le monde.
Peut-on trouver plus grande utilité ?

Une aide précieuse


Nous avons déjà abordé deux grandes questions : qu’est-ce qui rend les
mathématiques utiles et cette utilité est-elle purement fortuite ? Mais on
peut aussi se demander : pourquoi utiliser les maths ? Comme nous l’avons
déjà évoqué, elles ne nous permettent pas de faire des choses complètement
nouvelles ; en principe, nous aurions même pu nous en passer. Il suffit de
regarder les Pirahãs et les autres civilisations mentionnées dans le
chapitre II. Tous vivent très bien sans maths et sont même capables de
manipuler des quantités, de travailler avec des formes, de constituer des
groupes sociaux, d’analyser le changement. Si quelqu’un leur montre le
processus de fabrication d’une machine, ils pourront très probablement en
reproduire toutes les étapes. Après tout, les mathématiques ne sont pas
ancrées au cœur des machines ou des bâtiments. L’être humain peut vivre
sans y recourir, mais il faut reconnaître que c’est beaucoup plus difficile.
Les analogies de structure, que les mathématiques permettent de mettre
en évidence, facilitent grandement la résolution de problèmes pratiques. Les
mathématiques simplifient la réalité. En ne prêtant attention qu’à la
structure, vous évitez de vous perdre dans des détails futiles. La différence
entre 21 et 22 miches de pain n’est pas visible à l’œil nu, sauf si vous
prenez la peine de les ranger soigneusement côte à côte. Dans ce cas, vous
pourrez en effet voir que l’une des deux rangées est plus longue que
l’autre : une belle illustration de ce que les mathématiques peuvent faire
pour nous.
Autre exemple : les prévisions météo. Elles sont parfaitement
réalisables sans l’intervention des mathématiques. C’est d’ailleurs ainsi
qu’ont procédé la plupart des êtres humains depuis la nuit des temps. Il
suffit de regarder attentivement le temps qu’il fait et d’imaginer les
différents scénarios possibles, en fonction des paramètres dont on dispose.
Vous savez qu’il pleut à l’est et que le vent vient de cette direction ? Il
risque de pleuvoir bientôt. En revanche, il vous sera plus difficile de
surveiller l’ensemble des microchangements. Ceux-ci sont tellement
nombreux, perpétuels et rapides, qu’ils en deviennent impossibles à suivre.
Et même si vous en étiez capable, vous n’auriez pas le temps de le faire,
sauf peut-être à y consacrer les cent prochaines années, ce qui serait à la
fois absurde et irréalisable.
Les mathématiques nous aident donc à nous concentrer sur l’essentiel,
comme l’évolution des masses d’air au fil du temps. Dans ce cadre, il est
pratique de faire effectuer par un ordinateur les calculs à notre place au
moyen de différentielles et d’intégrales. Conclusion : sans mathématiques,
pas de prévisions météorologiques informatisées.
Les mathématiques nous aident donc à mieux comprendre les
problèmes auxquels nous sommes confrontés. On applique ces principes
grâce à la correspondance qui existe entre la « structure » des
mathématiques et celle de la réalité. Cette analogie nous permet de mettre
les détails de côté, d’arrêter le temps un moment pour analyser
tranquillement tous les paramètres de la météo. Vous pouvez oublier,
l’espace d’un instant, tout ce qui différencie les êtres humains pour vous
concentrer uniquement sur leur revenu moyen ou leurs préférences
politiques. Vous conviendrez que tout cela facilite grandement la résolution
de problèmes.
La plupart des formules et théories mathématiques abordées dans le
présent ouvrage répondent à cette logique. Mais elles peuvent aussi s’avérer
utiles pour une tout autre raison : leur capacité à suggérer de nouvelles
réponses. Nous en avons vu des exemples au chapitre I. En physique en
particulier, les mathématiques réservent régulièrement des surprises.
Les scientifiques Dirac et Fresnel ont fait de nouvelles découvertes en
obtenant des résultats qu’ils pensaient à l’origine absurdes, un peu comme
notre boulet de canon qui, à l’évidence, ne saurait être projeté en arrière. Ils
ont été confrontés à une ineptie du même ordre lors de leurs travaux sur les
particules et le comportement de la lumière. Dans ce cas, les mathématiques
correspondent mieux à la réalité que prévu, en ce sens où elles mettent en
évidence des phénomènes que nous n’avions pas encore remarqués.
Comment ? Nul ne le sait : c’est une énigme. Ainsi, si nous avons une
idée relativement précise de la façon dont les mathématiques simplifient les
problèmes, nous ne savons pas encore comment elles permettent d’aboutir
régulièrement à de nouvelles théories et découvertes, qui n’étaient pas du
tout visées par les travaux de départ. C’est aussi ce qui les rend à ce point
étonnantes et exceptionnelles.

La vie de tous les jours


Ces nouvelles découvertes s’opèrent essentiellement dans le domaine
scientifique. La plupart des gens n’utilisent pas assez les mathématiques
pour être confrontés à ces étranges prévisions. Elles sont utiles dans notre
vie quotidienne parce qu’elles nous aident à comprendre le monde qui nous
entoure, même si nous ne les utilisons pas activement. Non, nous n’avons
plus à calculer des intégrales – ces formules obscures et mystérieuses – une
fois sortis du lycée. Non, nous n’en reverrons probablement plus jamais de
notre vie. Même moi, en tant que philosophe des mathématiques, je ne les
utilise plus. Mais alors, pourquoi insister autant ?
Parce que ce n’est pas uniquement une question de mathématiques.
Prenons l’exemple des moyens de locomotion motorisés et de la politique :
ces deux domaines n’ont-ils pas un impact majeur sur nos vies ? Sans
voitures, nos déplacements et le transport des produits que nous
consommons ne seraient-ils pas beaucoup plus difficiles ? Il en va de même
pour la politique. D’une manière générale, nous n’entrons pas en contact
direct avec le monde politique. Et, pourtant, les décisions prises à ce niveau
sont d’une importance capitale pour chacun d’entre nous. Deux exemples
qui ont donc un impact majeur et indirect sur nos vies. Faut-il pour autant
les connaître sur le bout des doigts ?
Ce serait ridicule : nul besoin d’être un expert en mécanique automobile
pour être bon conducteur. Ce qui compte avant tout, c’est que la mécanique
fonctionne. Une évolution technologique, par exemple le passage du moteur
à essence au moteur électrique, ne changera rien à votre vie. Les voitures
continueront de rouler, l’économie de tourner. D’une manière plus
écologique, certes, mais au final pas foncièrement différente.
Les changements politiques ont un impact plus significatif. Le passage
d’un régime démocratique à un régime autoritaire, par exemple, aura un
effet perceptible. Même de plus petites différences, comme l’adoption ou
non d’une loi, peuvent aussi affecter notre quotidien. Pas étonnant donc que
nous apprenions à l’école les bases de la démocratie et de la politique. Elle
a beau nous sembler lointaine, il est capital d’en comprendre les principaux
rouages.
C’est un peu la même chose avec les mathématiques, bien qu’il existe
des différences entre les disciplines. Les plus théoriques, comme la théorie
des ensembles, n’ont presque rien à voir avec notre vie quotidienne. Cela
explique pourquoi je n’en ai pas parlé dans ce livre. On observe aussi des
différences à l’intérieur même des grandes théories. Les intégrales et les
différentielles sont très importantes, mais relèvent plus du moteur de voiture
que de la politique en termes d’impact sur nos vies. Si un mathématicien
parvenait à inventer une autre façon de faire ces calculs, cela n’aurait aucun
effet sur moi. Il existe d’ailleurs un certain nombre de versions des calculs
différentiels et des intégrales, mais cela n’a aucune espèce d’importance.
Tous aboutissent aux mêmes prévisions météorologiques, aux mêmes
conceptions de bâtiments et aux mêmes pronostics électoraux. Comme
évoqué plus haut, l’essentiel est que la méthode fonctionne. Nous n’avons
pas besoin d’avoir un avis sur la question, ni même d’y réfléchir.
Les intégrales et les différentielles sont utilisées dans tellement de
contextes différents qu’il vaudra toujours la peine de les comprendre, ne
serait-ce que dans les grandes lignes. Nous les rencontrons dans un grand
nombre de professions et elles ont en outre joué un rôle majeur dans la
construction de notre société actuelle. Comme évoqué au chapitre V, elles
sont comparables à l’histoire, en cela qu’elles nous aident à comprendre
comment le monde qui nous entoure a vu le jour, pourquoi les choses sont
telles qu’elles sont. Elles nous offrent de nouvelles perspectives sur nos
sociétés. On peut considérer les intégrales et les différentielles de façon
analogue. L’idée de Newton et de Leibniz a été l’une des plus
révolutionnaires de l’histoire. Il est donc logique que nous en apprenions les
rudiments, même si les détails des calculs ne sont pas directement liés à
notre vie quotidienne.
Les statistiques, en revanche, ont une grande influence sur la façon dont
nous vivons au jour le jour. Le mode de calcul de l’évolution du revenu
moyen a un impact considérable sur les résultats, et donc sur notre image de
la société. Il en va de même pour les sondages, les informations sur l’écart
salarial entre les femmes et les hommes, les résultats de la recherche
scientifique. Pour autant que les choses se déroulent comme prévu, les
statistiques peuvent nous aider à faire le tri face à d’énormes quantités de
données et nous montrer des corrélations qui nous auraient échappé
autrement. Le problème est justement que tout ne se passe pas toujours
comme prévu. Les statistiques peuvent ainsi être utilisées ou manipulées
pour déformer notre vision du monde.
Quelles sont les méthodes utilisées, comment un sondage est-il réalisé,
sur quelles données se fonde telle ou telle moyenne : autant d’éléments qui
influent sur l’image que nous nous faisons du monde et, in fine, sur nos
décisions. Pour se forger une opinion en toute indépendance, il est essentiel
de pouvoir porter un regard critique sur ces chiffres. Tout comme nous
devons être capables d’exercer notre sens critique sur la politique et de ne
pas prendre pour argent comptant tout ce que les élus nous racontent. La
connaissance des mathématiques est donc indispensable. Pas pour pouvoir
refaire les calculs, mais bien pour comprendre où les choses peuvent
déraper.
Enfin, nous avons la théorie des graphes. Elle a un impact énorme et
croissant sur nos vies, à partir du moment où des entreprises telles que
Google et Facebook l’utilisent pour déterminer les informations qu’elles
nous donnent à voir. Les graphes exercent à ce titre une influence encore
plus considérable que les statistiques : une modification de la façon dont
Google les utilise peut conduire à l’affichage d’informations complètement
différentes. Vous pouvez non seulement être induit en erreur, mais aussi
vous retrouver dans l’incapacité d’accéder à un autre type d’informations.
Nous observons déjà ce phénomène avec les « bulles de filtres », où les
gens ne sont plus confrontés qu’à des points de vue similaires au leur.
La théorie des graphes nous permet de comprendre comment nous
accédons à l’information à partir de sites tels que Google. Il est au moins
aussi important de savoir ce qu’il advient des informations que nous
donnons en retour. Que font Google, Facebook et consorts de toutes les
données personnelles qu’ils collectent à notre sujet ? Qui y a accès ?
Quelles parties du processus de recueil des données sont entièrement
automatisées ? Autant de questions qui suscitent aujourd’hui de grandes
préoccupations. Pour obtenir les bonnes réponses, les connaissances
mathématiques sont indispensables : elles permettent de distinguer ce qui
est possible de ce qui ne l’est pas, de savoir comment fonctionne
exactement l’intelligence artificielle et où résident ses dangers.
Personne en ce bas monde n’a le temps de vérifier chaque chiffre, de
refaire chaque calcul, de se tenir informé de chaque nouveauté en matière
d’intelligence artificielle. Heureusement, c’est inutile. Comprendre les
principes de base s’avère d’un grand secours dans bien des situations. Si
nécessaire, vous pourrez alors exercer un regard critique sur tel ou tel
résultat a priori insensé. Vous pourrez réfléchir avec plus d’acuité aux
données que les services de renseignement devraient ou non pouvoir
recueillir à votre sujet, car vos connaissances en mathématiques vous
permettront de comprendre ce que l’on peut faire de ces données.
Les mathématiques, et en particulier leurs théories les plus complexes,
vous aideront à mieux comprendre le monde qui vous entoure, même si
vous ne rencontrez guère de calculs dans votre vie quotidienne. Mais voilà
ce que je rappellerais à l’adolescent de 15 ans que j’étais si j’en avais
l’occasion : ce quotidien est précisément l’objet d’étude des mathématiques.
Des bâtiments aux formes futuristes. Des prévisions météo d’une précision
chirurgicale. Des sondages et des pronostics électoraux fondés sur de
grandes quantités de données. Des moteurs de recherche. L’intelligence
artificielle. Autant de choses que vous comprendrez mieux en maîtrisant les
principes de base des mathématiques. Alors que notre monde se fait chaque
jour plus complexe, nous avons plus que jamais besoin d’outils pour
l’appréhender. Voilà exactement ce que proposent les mathématiques, et
d’une façon bien plus accessible que beaucoup ne se l’imaginent de prime
abord.
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Notes

1. En français, le mot « colère » découle effectivement de « choléra », dérivé de kholê, « la


bile », qui désignait déjà en Grec ancien la maladie dont il est question (N.d.T.).
L’éditeur remercie la Fondation néerlandaise pour la littérature
pour son soutien financier.

Titre original : Plussen en minnen


Éditeur original : Uitgeverij De Bezige Bij, Amsterdam, 2018.
© 2018 Stefan Buijsman

Conception couverture : Éric Doxat - Illustration : Geviert, Grafik & Typografie, Andrea Hollerieth
Photos de fond de couverture © Getty Images/iStockphoto - Photo de l’auteur : Tomas Oneborg

© Vuibert, 2020

La Librairie Vuibert
e
5, allée de la 2 D.-B., 75015 Paris
www.la-librairie-vuibert.com

Ce document numérique a été réalisé par PCA


Couverture : Stefan Buijsman, Guillaume Deneufbourg, Un café avec
Archimède, La Librairie Vuibert

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