Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
SÖnke Ahrens
LA CLÉ D’UNE ÉCRITURE EFFICACE RÉSIDE
DANS L’ORGANISATION INTELLIGENTE
COMMENT
DES IDÉES ET DES NOTES
PRENDRE DES NOTES
Ce livre aide les étudiants et les professionnels à développer leurs
capacités d’apprentissage, à pousser leur réflexion et à produire INTELLIGENTES
ER
LE
SUR LA PRISE
l’apprentissage ainsi que sur la méthode Zettelkasten, qu’il rend
DE NOTES
accessible au grand public. Depuis sa première édition, Comment
TE
IN
AL
prendre des notes intelligentes a été traduit en 12 langues et s’est RNAT I ON
écoulé à plus de 100 000 exemplaires dans le monde.
22 €
ISBN : 978-2-416-01107-8
Code éditeur : G0101107
SÖnke Ahrens
LA CLÉ D’UNE ÉCRITURE EFFICACE RÉSIDE
DANS L’ORGANISATION INTELLIGENTE
COMMENT
DES IDÉES ET DES NOTES
PRENDRE DES NOTES
Ce livre aide les étudiants et les professionnels à développer leurs
capacités d’apprentissage, à pousser leur réflexion et à produire INTELLIGENTES
ER
LE
SUR LA PRISE
l’apprentissage ainsi que sur la méthode Zettelkasten, qu’il rend
DE NOTES
accessible au grand public. Depuis sa première édition, Comment
TE
IN
AL
prendre des notes intelligentes a été traduit en 12 langues et s’est RNAT I ON
écoulé à plus de 100 000 exemplaires dans le monde.
Cet ouvrage est paru en 2022 sous le titre How to Take Smart Notes: One Simple
Technique to Boost Writing, Learning and Thinking.
Depuis 1925, les Éditions Eyrolles s’engagent en proposant des livres pour comprendre
le monde, transmettre les savoirs et cultiver ses passions !
Pour continuer à accompagner toutes les générations à venir, nous travaillons de
manière responsable, dans le respect de l’environnement. Nos imprimeurs sont ainsi
choisis avec la plus grande attention, afin que nos ouvrages soient imprimés sur du
papier issu de forêts gérées durablement. Nous veillons également à limiter le trans-
port en privilégiant des imprimeurs locaux. Ainsi, 89 % de nos impressions se font en
Europe, dont plus de la moitié en France.
Comment prendre
des notes intelligentes
Introduction ...........................................................................................................9
Chapitre 1
Tout ce que vous devez savoir .....................................................................15
Les bonnes solutions sont simples – et inattendues .......................................19
La boîte à fiches...............................................................................................23
Mode d’emploi de la boîte à fiches ...............................................................29
Chapitre 2
Tout ce que vous devez faire .......................................................................33
Rédiger un article pas à pas.............................................................................36
Chapitre 3
Tout ce qu’il vous faut .....................................................................................41
La boîte à fiches...............................................................................................43
Chapitre 4
Quelques faits à garder à l’esprit .................................................................47
PARTIE 1
LES QUATRE PRINCIPES DE BASE
Chapitre 5
L’important est d’écrire ...................................................................................51
Chapitre 6
La simplicité est capitale.................................................................................55
Chapitre 7
Nul ne part jamais de zéro ............................................................................65
Chapitre 8
Laissez-vous propulser par le travail ...........................................................71
PARTIE 2
LES SIX ÉTAPES D’UNE RÉDACTION RÉUSSIE
Chapitre 9
Distinguer et entrelacer les tâches ..............................................................79
Accorder à chaque tâche une attention exclusive..........................................79
Le multitâche n’est pas une bonne idée .........................................................80
Consacrer à chaque tâche le bon type d’attention.........................................83
Devenir expert plutôt que planificateur ..........................................................87
Tourner la page ................................................................................................91
Réduire le nombre de décisions .....................................................................95
Chapitre 10
Lire pour comprendre.....................................................................................99
Lire stylo en main .............................................................................................99
Garder l’esprit ouvert .....................................................................................104
Parvenir à l’essentiel .......................................................................................108
Apprendre à lire ............................................................................................111
Apprendre par la lecture...............................................................................113
Chapitre 11
Prendre des notes intelligentes..................................................................119
Une carrière bâtie note à note .......................................................................120
Réfléchir hors de son cerveau........................................................................123
Apprendre en n’essayant pas........................................................................128
Ajouter des notes permanentes à la boîte à fiches.......................................137
Chapitre 12
Développer des idées ...................................................................................139
Développer des sujets...................................................................................141
Établir des connexions intelligentes ..............................................................144
Comparer, corriger, contraster .......................................................................148
Chapitre 13
Partager ses idées ...........................................................................................167
Du brainstorming au « boîte à fiches-storming »...........................................168
Réflexions descendantes ou ascendantes.....................................................171
Concrétiser en suivant ses intérêts .................................................................172
Terminer et réviser..........................................................................................175
Devenir expert en renonçant à planifier ........................................................177
La rédaction proprement dite .......................................................................180
Chapitre 14
En faire une habitude ....................................................................................183
Épilogue .............................................................................................................187
Annexe ................................................................................................................191
Bibliographie......................................................................................................199
10
Une autre raison explique que la prise de notes vole en général sous
les radars : ceux qui s’y prennent mal ne recueillent pas d’avis négatifs
immédiats. En l’absence de critiques, rares sont ceux qui demandent
de l’aide. Et, le marché de l’édition étant ce qu’il est, en l’absence
de demande, l’offre n’est pas abondante non plus. C’est la terreur de
l’écran vierge qui pousse étudiants et universitaires vers les rayon-
nages de livres pratiques sur l’écriture, un marché largement servi
par les éditeurs et visant une situation dans laquelle le mal est déjà
fait. Celui qui prend des notes de manière irrégulière, inefficace ou
simplement mauvaise risque de ne s’en apercevoir qu’en paniquant à
l’approche d’une date limite – et de se demander alors pourquoi cer-
tains semblent toujours produire de bons textes alors qu’ils ont quand
même le temps de prendre un café chaque fois qu’on les y invite. Et
même à ce moment, il se trouvera sans doute des excuses occultant
la vraie raison, probablement liée à la différence entre bonne et mau-
vaise prise de notes. « Il y a des gens comme ça », « écrire est forcé-
ment difficile », « on n’a rien sans rien » et autres clichés du même
genre empêchent trop de gens de s’interroger sur ce qui sépare au
juste les stratégies d’écriture gagnantes et les autres.
La bonne question est : Que faire différemment dans les semaines,
les mois, voire les années qui précèdent la confrontation avec la page
blanche afin de se préparer au mieux pour produire aisément un texte
excellent ? Rares sont les gens qui peinent par ignorance des règles
de citation ou parce qu’ils souffrent de blocages psychologiques. Avoir
du mal à écrire des textos ou des courriers électroniques à ses amis
n’est pas fréquent. Les règles de citation sont largement disponibles et
les désordres mentaux sont sûrement moins nombreux que les articles
non remis dans les délais. La plupart des gens sont tourmentés par des
raisons beaucoup plus terre à terre, l’une d’elles étant le mythe de la
page blanche lui-même. Ils se tracassent parce qu’ils croient, car on le
leur fait croire, que l’écriture commence par une page blanche. Si
vous pensez n’avoir vraiment rien sous la main pour la noircir, vous
avez une vraie raison de paniquer. Avoir tout dans la tête ne suffit pas :
c’est le mettre sur le papier qui est difficile.Voilà pourquoi une bonne
11
rédaction productive repose sur des notes bien prises. Mettre par écrit
ce qu’on a déjà écrit ailleurs est incomparablement plus facile que de
tout assembler dans sa tête puis d’essayer de l’en extraire.
Pour résumer, la qualité d’un texte et la facilité de son écriture
dépendent avant tout de ce qu’on a mis par écrit avant même de choisir un
sujet. Mais si cela est vrai (et je le crois très sincèrement), si la clé d’une
écriture réussie réside dans les préparatifs, il en résulte que la plupart
des livres pratiques et des guides pour étudiants ne peuvent vous aider
qu’à limiter les dégâts et à respecter les règles de présentation – mais
des mois après que le mal a été fait.
Si l’on y songe, il n’est pas étonnant que le plus important indica-
teur de réussite académique se trouve non pas dans le cerveau des
apprenants, mais dans leur manière de travailler au quotidien. En fait,
il n’y a pas de corrélation mesurable entre un quotient intellectuel
(QI) élevé et la réussite académique – du moins pas au-dessus de 120.
Certes, une certaine capacité intellectuelle aide à accéder au monde
universitaire et celui qui cale devant un test de QI aura sans doute du
mal aussi à résoudre des problèmes académiques. Mais un QI élevé ne
vous aidera ni à sortir du lot, ni à éviter les échecs. Ce qui fait vrai-
ment la différence sur tout le spectre de l’intelligence est autre chose :
le degré d’autodiscipline ou de maîtrise de soi déployé à l’égard des
tâches requises (Duckworth et Seligman, 2005 ; Tangney, Baumeister
et Boone, 2004).
L’important n’est pas tant qui vous êtes que ce que vous faites. Faire
le travail requis de manière intelligente conduit assez naturellement
au succès. À première vue, c’est à la fois une bonne nouvelle et une
mauvaise. La bonne est que si l’on ne peut guère modifier son QI,
on devrait pouvoir, avec un peu de volonté, améliorer son auto-
discipline. La mauvaise est qu’on ne possède pas ce genre de contrôle
sur soi-même. L’autodiscipline ou la maîtrise de soi n’est pas si facile
à acquérir par la seule force de la volonté. Celle-ci, autant qu’on le
12
sache à ce jour1, est une ressource limitée qui s’épuise vite et n’assure
guère d’améliorations durables (Baumeister et al., 1998 ; Muraven,
Tice et Baumeister, 1998 ; Schmeichel, Vohs et Baumeister, 2003 ;
Moller, 2006). Et en tout état de cause, qui voudrait se forcer au tra-
vail à coups de cravache ?
Heureusement, l’histoire ne s’arrête pas là. On sait aujourd’hui que
la maîtrise de soi et l’autodiscipline dépendent bien plus du contexte
que de soi-même (Thaler, 2019, chap. 2), et ce contexte, on peut le
modifier. Nul n’a besoin de volonté pour ne pas se bourrer de cho-
colat quand il n’y a pas de chocolat alentour. Et nul n’a besoin de
volonté pour faire ce qu’il a envie de faire en tout état de cause.Toute
tâche intéressante, utile et bien définie sera accomplie car les intérêts
à long et à court termes ne sont pas en conflit. Une tâche utile et bien
définie est toujours plus efficace que la volonté. L’absence de volonté
n’empêche pas de réussir quand on n’a pas besoin de volonté. C’est là
qu’intervient l’organisation de l’écriture et de la prise de notes.
13
TOUT CE QUE
VOUS DEVEZ SAVOIR
15
16
17
Les étudiants médiocres n’ont pas ces problèmes. Tant qu’ils restent
dans les limites de leur discipline et ne lisent que ce qu’on leur dit de
lire (voire moins), aucun système externe sérieux ne leur est indis-
pensable et ils peuvent s’en tenir pour leurs rédactions aux recettes
habituelles du genre « Comment rédiger un article scientifique ». En
fait, ils ont souvent l’impression de mieux réussir (jusqu’au moment
des examens) car ils ne doutent guère d’eux-mêmes. La psychologie
appelle cela l’effet Dunning-Kruger (Kruger et Dunning, 1999). En
effet, les étudiants médiocres ignorent leurs propres limites : il leur
faudrait distinguer l’immensité des connaissances pour voir combien
les leurs sont minces. En d’autres termes, ceux qui ne sont pas très
bons dans un domaine tendent à se sentir exagérément confiants, alors
que ceux qui ont fait un effort tendent à sous-estimer leurs com-
pétences. Les étudiants médiocres n’ont par ailleurs aucune peine à
trouver un sujet sur lequel écrire : ils ne manquent pas d’opinions
dont ils pensent avoir déjà fait le tour. Ils n’auront pas de peine non
plus à trouver sur quoi s’appuyer dans la littérature, car en général
ils ne sont ni désireux ni capables de détecter et ruminer les faits et
arguments qui ne vont pas dans leur sens.
Les bons étudiants, en revanche, ne cessent de relever la barre car ils
se concentrent sur ce qu’ils n’ont pas encore appris et ne maîtrisent
pas encore. Les meilleurs éléments, qui ont pu apprécier l’immensité
des connaissances existantes, se trouvent ainsi exposés à ce que les
psychologues appellent le syndrome de l’imposteur, le sentiment de
n’être pas vraiment à la hauteur de leur poste, même s’ils l’occupent
mieux que tout autre (Clance et Imes, 1978 ; Brems et al., 1994).
Ce livre vous est destiné, à vous les bons étudiants, les universitaires
ambitieux et les professionnels du savoir conscients qu’avoir des idées
n’est pas si simple et que l’écriture ne sert pas seulement à proclamer
des opinions mais constitue le principal moyen d’accès aux idées qui
méritent d’être partagées.
18
19
20
21
étape, mais ce sont des étapes le plus souvent trop petites pour qu’elles
nécessitent d’être spécifiées (consulter une note de bas de page, relire
un chapitre, écrire un paragraphe) ou trop grandes pour être fran-
chies d’un coup. Il est difficile aussi de prévoir quelle étape devra être
accomplie après la prochaine. Vous remarquez une note de bas de
page et vous y jetez un bref coup d’œil.Vous essayez de comprendre
un paragraphe et cela vous oblige à vérifier un détail. Vous rédigez
une note, vous revenez à votre lecture, puis vous vous empressez de
mettre par écrit une phrase qui s’est formée dans votre tête.
22
C’est l’autre intuition d’Allen : vous devez pouvoir vous fier à votre
système, savoir que tout est vraiment bordé, pour que votre cerveau se
laisse aller et vous permette de vous concentrer sur votre tâche.
D’où la nécessité d’un système de prise de notes aussi complet que
la méthode GTD mais adapté à un processus ouvert d’écriture, d’ap-
prentissage et de réflexion. Telle est la boîte à fiches.
LA BOÎTE À FICHES
La scène se déroule en Allemagne dans les années 1960. Parmi les
fonctionnaires d’une administration se trouve un certain Niklas
Luhmann. Fils de brasseur, il a fait des études de droit mais a opté pour
la fonction publique car l’idée de travailler pour des clients multiples
ne lui plaisait pas. Très conscient de ne pas être fait pour une carrière
administrative impliquant beaucoup de réseautage, il s’éclipse chaque
jour à 17 heures après sa journée de travail et rentre chez lui faire ce
qu’il aime le plus : lire et poursuivre ses différents centres d’intérêt en
philosophie, théorie organisationnelle et sociologie.
Chaque fois qu’il rencontre un fait remarquable ou qu’une lecture lui
inspire une idée, il établit une note. Bien sûr, beaucoup de personnes
lisent le soir, s’adonnent à leurs centres d’intérêt et certaines d’entre
elles prennent des notes, mais il est très rare que cela les mène à une
carrière aussi extraordinaire que celle de Luhmann.
Après avoir amassé des notes pendant un certain temps comme le font
la plupart des gens, par des commentaires en marge des textes ou des
billets manuscrits classés par sujet, Luhmann s’est dit que sa méthode
ne le menait nulle part. Il inversa donc sa façon de faire. Au lieu
d’ajouter ses notes à des catégories existantes ou aux textes concernés,
il se mit à les rédiger sur de petits morceaux de papier numérotés dans
un coin, qu’il amassait en un même lieu : sa boîte à fiches.
Bientôt, il imagina de nouvelles catégories de notes. Il se dit que le
principe « une idée, une note » n’avait d’intérêt qu’en fonction du
23
Pas Luhmann. Il retourna à sa boîte à fiches et, avec son aide, parvint à
satisfaire toutes les conditions en moins d’un an. Il fut admis peu après
comme professeur de sociologie à l’université de Bielefeld, en 1968,
poste qu’il allait occuper le restant de sa vie.
24
25
26
27
28
29
Dans une seconde étape, peu après, il consultait ses notes brèves et
se demandait en quoi elles pourraient alimenter ses réflexions et ses
écrits personnels. Puis il se tournait vers sa boîte à fiches principale et
notait ses idées, commentaires et réflexions sur de nouvelles feuilles
de papier, à raison d’une par idée, en s’astreignant à n’en utiliser qu’un
côté pour pouvoir plus tard la lire aisément sans devoir la sortir de la
boîte. Il restait en général assez concis pour qu’une idée tienne sur un
seul feuillet, mais il lui arrivait de prolonger sa réflexion sur un autre.
Il rédigeait ses notes sans perdre de vue celles qui se trouvaient déjà
dans la boîte à fiches. Et même si ses fiches de lecture étaient brèves, il
les rédigeait avec grand soin, dans un style pas très différent de celui du
manuscrit final : avec des phrases complètes et des références explicites
à ses sources écrites. Le plus souvent, toute nouvelle note faisait direc-
tement suite à une autre et s’inscrivait dans une chaîne plus longue. Il
ajoutait ensuite des références à des notes placées ailleurs dans la boîte
à fiches, les unes proches, d’autres dans des domaines et des contextes
complètement différents. Certaines, en rapport direct, se présentaient
davantage comme des commentaires, d’autres contenaient des liens
moins évidents. Il était rare qu’une note demeure isolée.
Luhmann avait une astuce : il n’organisait pas ses notes par sujets
mais, d’une manière assez abstraite, leur attribuait des numéros fixes.
Ceux-ci n’avaient pas de signification et ne servaient qu’à identifier
chaque note de façon permanente. Si une nouvelle note concernait
une note existante ou s’y référait directement – un commentaire, une
correction ou une addition, par exemple –, il l’ajoutait directement
30
31
32
Imaginez que vous ne partez pas d’une page blanche. Imaginez plutôt
qu’un bon génie (ou un assistant bien payé) a préparé pour vous un
brouillon de votre article. L’argumentation est déjà entièrement déve-
loppée, avec toutes les références, les citations et quelques idées vrai-
ment intelligentes. Il ne reste plus qu’à mettre ce brouillon au propre
et à l’envoyer. Ne vous y trompez pas : il reste de quoi faire, et pas
seulement corriger quelques fautes de frappe. Le travail de relecture
demande de la concentration. Il faut reformuler certaines phrases, éli-
miner une ou deux redites et peut-être ajouter deux ou trois phrases,
voire des passages entiers, pour combler des lacunes résiduelles de
l’argumentation. Mais cette tâche est bien définie : rien qui ne puisse
être accompli en quelques jours et assurément rien qui puisse vous
décourager. Tout le monde se sent motivé quand la ligne d’arrivée est
proche. Jusque-là, pas de problème.
Imaginez à présent que, au lieu d’avoir à retoucher le brouillon pour
établir l’article final, il vous incombe de le préparer. Qu’est-ce qui
vous aiderait à le faire vite ? Ce serait certainement beaucoup plus
facile si vous aviez déjà devant vous tout ce dont vous avez besoin :
les idées, les arguments, les citations, de longs passages développés, le
33
À ce stade, il devrait être clair que vous n’avez pas besoin d’attendre
l’apparition d’un génie car chaque étape est non seulement à votre
portée, mais aussi simple et bien définie : assembler des notes et les
mettre en ordre, les transformer en un brouillon, mettre celui-ci au
propre.
Tout cela est beau et bien, pourriez-vous penser, mais que dire de la
rédaction des notes ? À l’évidence, rédiger un article est facile si l’es-
sentiel du travail d’écriture est déjà fait et qu’il suffit de le transformer
en un texte linéaire. Mais n’est-ce pas un peu comme dire : « Si vos
34
Bien sûr, le gros travail est de rédiger les notes. Cela réclame énormé-
ment d’efforts, de temps, de patience et de volonté, et vous ploierez
probablement sous le poids de cette tâche. Je plaisante, là. C’est le plus
facile. Et puis, le gros travail n’est pas la rédaction des notes. C’est de
réfléchir. De lire. De comprendre et de trouver des idées. Et c’est ce
qu’on attend de vous. Les notes n’en sont que le résultat tangible. Il
vous suffit d’avoir un crayon en main (ou un clavier sous la main)
quand vous faites ce que vous faites de toute façon. La rédaction des
notes accompagne le travail et, si elle est bien faite, le facilite.
35
36
37
38
39
40
41
des extraits, utiliser des méthodes de lecture désignées par des sigles
du genre SQ3R1 ou SQ4R2, tenir un journal, effectuer un brain-
storming autour d’un sujet ou obéir à des questionnaires à plusieurs
étapes – sans parler des mille applications et programmes censés faci-
liter l’apprentissage et l’écriture. Rarement très complexes en soi,
ces techniques sont en général utilisées sans tenir compte du flux
de tâches réel, qui s’embrouille vite. Comme rien ne tient vraiment
ensemble, le travail devient très compliqué et l’on a du mal à accom-
plir quoi que ce soit.
Et si l’on met le doigt sur une idée qui pourrait se rattacher à une
autre, que faire de ces techniques différentes ? Parcourir ses livres
pour retrouver la bonne phrase soulignée ? Relire tous ses journaux
et extraits ? Et ensuite ? Rédiger un résumé ad hoc ? Où le ranger et
en quoi aide-t-il à établir de nouvelles connexions ? Chaque petit pas
devient soudain un projet à lui tout seul et l’ensemble ne progresse
guère. Ajouter une nouvelle technique prometteuse ne ferait qu’ag-
graver la situation.
C’est pourquoi la boîte à fiches ne se présente pas comme une
technique supplémentaire mais comme un élément crucial d’un flux
de tâches global, débarrassé de tout ce qui pourrait faire perdre de vue
l’important. Les bons outils n’ajoutent pas des fonctions et options
supplémentaires à ce qu’on possède déjà mais aident à réduire ce qui
détourne du travail principal, lequel consiste ici à réfléchir. La boîte à
fiches apporte un échafaudage externe à la réflexion et aide à gérer les
tâches pour lesquelles notre cerveau n’est pas très bon, à commencer
par le stockage objectif des informations.
42
De fait, nous n’avons besoin pour réfléchir que d’un cerveau non
dispersé et d’un ensemble de notes fiable. Tout le reste est superflu.
LA BOÎTE À FICHES
43
44
45
QUELQUES FAITS
À GARDER À L’ESPRIT
Préparer vos outils n’a pas dû vous prendre plus de cinq à dix minutes.
Toutefois, avoir les bons outils n’est qu’une partie de l’équation. Leur
simplicité est aisément trompeuse. Beaucoup les ont essayés sans com-
prendre vraiment comment les utiliser et ont évidemment été déçus
par les résultats. Les outils ne valent que ce que vous êtes capable
d’en faire. Tout le monde sait comment on se sert d’une flûte (on
souffle dedans en posant les doigts sur les trous en fonction des notes
à jouer1), mais nul ne jugerait l’instrument d’après ce qu’il entend lors
d’une unique tentative.
Pourtant, avec des outils comme la boîte à fiches, on oublie quelque-
fois que la manière de s’en servir compte autant que les possibilités
qu’elles offrent. Le meilleur des outils ne sera guère utile si l’on tente
de s’en servir sans s’être demandé quoi en faire. La boîte à fiches,
par exemple, deviendra très probablement une archive de notes – ou
pire, un cimetière d’idées (Hollier, 2005, p. 40, à propos des fiches
d’index de Mallarmé). Malheureusement, on trouve sur Internet bon
nombre d’exposés des techniques de Luhmann qui se focalisent sur
47
48
LES QUATRE
PRINCIPES DE BASE
51
Ce livre repose sur une autre hypothèse : étudier ne prépare pas les
étudiants à la recherche. C’est une recherche indépendante. Personne
ne part de zéro et tout le monde est capable de réfléchir soi-même.
Étudier, si l’on s’y prend bien, est une recherche : il s’agit d’acquérir
des idées qui ne peuvent être anticipées et qui seront partagées au sein
de la communauté scientifique au su et au vu de tous. La connaissance
privée n’existe pas dans le monde académique. Garder une idée pour
soi équivaut à ne jamais l’avoir eue. Un fait que personne ne peut
reproduire n’est pas un fait. Publier signifie toujours mettre par écrit
pour permettre la lecture. L’histoire des idées non écrites n’existe pas.
52
étudiant à ses condisciples lors d’un exposé est un écrit rendu public.
Il est public parce que, lorsqu’il est débattu, ce qui compte n’est plus
ce que l’auteur voulait dire mais ce qui figure par écrit.
53
54
55
Personne n’avait prévu l’effet d’un objet aussi simple. Mais ce n’était
pas tout. La plupart des armateurs avaient envisagé l’idée de placer dif-
férentes sortes de produits dans des boîtes de même taille et l’avaient
jugée idiote. Les dockers expérimentés savaient exploiter au mieux le
volume d’un cargo en rangeant au centimètre près des marchandises
livrées dans des emballages optimisés. Pourquoi remplacer ceux-ci par
une solution moins optimale ? Et, à propos de sous-optimal, qui aurait
l’idée de placer des boîtes cubiques dans le galbe d’une coque de
navire ? De plus, les armateurs n’avaient pas beaucoup de clients dési-
reux d’expédier exactement de quoi remplir un conteneur. Le risque
pour eux était de mécontenter leurs clients ou d’expédier des conte-
neurs soit à moitié vides, soit remplis des marchandises de différents
clients, ce qui aurait obligé à les vider et à réorganiser leur contenu
pour dissocier les différentes commandes dans chaque port. Les expé-
diteurs expérimentés ne trouvaient pas cela très efficient. Se posait
aussi le problème des boîtes elles-mêmes. Après les avoir débarquées
et chargées sur des camions, comment les faire revenir ? McLean per-
dit ainsi des centaines de conteneurs. C’était un cauchemar logistique.
McLean n’était pas le seul à avoir eu l’idée d’utiliser des conteneurs sur
les navires. Beaucoup d’autres avaient essayé et presque tous avaient
très vite renoncé – non parce qu’ils étaient trop obtus pour accepter
une grande idée, mais parce qu’elle leur faisait perdre trop d’argent
(Levinson, 2011, p. 45-46). L’idée était simple mais pas facile à mettre
en pratique efficacement.
56
57
58
59
des idées dans un sens productif. Mon ami a ainsi une pleine étagère
de calepins bourrés d’idées géniales, mais pas une seule publication à
son actif.
La troisième erreur classique est bien sûr de traiter toutes les notes
comme des notes éphémères. On reconnaît souvent ce cas au désordre
qui en résulte, ou plutôt à un cycle d’accumulation lente de docu-
ments suivi par de grands ménages. Se borner à la collecte de notes
éphémères mène inévitablement au chaos. Même peu nombreuses,
des notes peu claires et sans lien entre elles dormant sur votre bureau
vous pousseront tôt ou tard à repartir de zéro.
60
devrait donc être plus facile d’écrire un texte intelligent avec moins
d’efforts.
Il est important de réfléchir à la vocation de ces différents types de
notes. Les notes éphémères servent à saisir des idées rapidement tan-
dis que vous êtes occupé à autre chose. Quand vous participez à une
conversation, que vous suivez un cours, que vous entendez quelque
chose de remarquable ou qu’une idée jaillit dans votre esprit pendant
que vous faites vos courses, griffonner quelques mots est le mieux
que vous puissiez faire sans interrompre vos occupations. Cela peut
aussi être le cas lors d’une lecture, si vous désirez vous concentrer sur
un texte sans perdre le fil. Dans ce cas, vous vous contenterez peut-
être de souligner des phrases ou de porter de brèves annotations en
marge. Il est important de comprendre, cependant, que ces souligne-
ments ou ces annotations ne sont en soi que des notes éphémères et
n’ajoutent rien au texte. Ils perdront vite toute utilité, à moins que
vous n’en fassiez usage. Si vous savez déjà que vous n’y reviendrez pas,
dispensez-vous d’établir ce genre de notes. Prenez plutôt des notes
au propre. Les notes éphémères ne sont utiles que si vous les relisez
sous vingt-quatre heures pour en faire des notes au propre utilisables
plus tard. Les fiches de lecture éphémères peuvent se justifier si vous
avez besoin d’une étape supplémentaire pour comprendre ou saisir
une idée mais elles ne vous serviront à rien dans les étapes ultérieures
du processus d’écriture, car aucune phrase soulignée ne se présentera
d’elle-même au moment où vous en aurez besoin dans le déroule-
ment d’une argumentation. De telles notes sont juste le rappel d’une
pensée que vous n’avez pas encore eu le temps de mûrir. Les notes
permanentes, en revanche, sont rédigées de manière à rester compré-
hensibles même quand vous aurez oublié leur origine.
La plupart des idées ne résisteront pas à l’épreuve du temps ; d’autres
pourraient être les germes d’un projet majeur. Hélas, il est difficile
de les distinguer a priori. C’est pourquoi le seuil des idées notées doit
être aussi bas que possible mais il est crucial de les développer sous 24
ou 48 heures. Si vous ne comprenez plus ce que vous vouliez dire ou
si l’idée vous semble banale, c’est le signe que la note est restée trop
61
longtemps de côté. Dans le premier cas, vous avez oublié ce que vous
deviez vous rappeler grâce à elle. Dans le second, vous avez oublié le
contexte qui lui donnait du sens.
62
63
64
65
plusieurs étapes que vous êtes censé suivre. Qu’il en comporte huit
(Centre d’écriture de l’University of Wisconsin) ou douze (Centre de
compétences et d’apprentissage académiques de l’Australian National
University), l’ordre, en gros, est toujours le même : choisissez votre
sujet, préparez vos recherches, effectuez vos recherches, rédigez. Fait
intéressant, ces feuilles de route avouent d’ordinaire que ce plan n’est
qu’un idéal et qu’en réalité, le travail se déroule rarement ainsi. Ce
qui ne fait aucun doute. L’écriture ne peut être à ce point linéaire.
D’où cette question évidente : s’il en est ainsi, pourquoi ne pas plutôt
décrire le déroulement de l’action à partir de la réalité ?
66
Bien entendu, ceux qui croient partir de zéro ne partent pas vraiment
de rien puisqu’ils ne peuvent partir, eux aussi, que de ce qu’ils ont
déjà appris ou rencontré. Mais ils n’ont pas agi en conséquence, ils ne
peuvent pas remonter aux origines des idées et n’ont ni documents
à l’appui, ni sources en ordre. Comme leurs travaux précédents n’ont
pas été accompagnés par des écrits, ils doivent soit partir d’une base
complètement neuve (ce qui est risqué) soit reconstituer leurs idées
(ce qui est fastidieux).
67
là. Les choses qu’on est censé trouver dans sa tête grâce à un brain-
storming n’y ont généralement pas leur origine. Elles viennent plutôt
de l’extérieur : de lectures, de discussions, de l’écoute des autres, de
tout ce qui aurait pu être accompagné et souvent amélioré par un
écrit. Réfléchir avant d’écrire est un conseil qui vient à la fois trop tard
et trop tôt. Trop tard car, au moment où l’on se trouve devant la page
ou l’écran vierge, on a déjà laissé passer l’occasion d’accumuler des
ressources écrites. Trop tôt si l’on tente de différer tout travail sérieux
sur les contenus jusqu’au moment où l’on aura arrêté son sujet.
Une chose qui vient trop tôt et trop tard à la fois ne peut être corrigée
par une réorganisation de son déroulement, car sa fausse linéarité est
un problème en soi. Des notes intelligentes sont un préalable indis-
pensable pour rompre avec l’ordre linéaire. Un signe infaillible indique
qu’on a réussi à organiser son flux de tâches en fonction du processus
circulaire et non linéaire qu’est l’écriture : le problème n’est plus de
trouver un sujet à traiter mais d’en avoir trop. Avoir du mal à trouver
le bon sujet n’est pas un problème de démarrage inéluctable, comme
la plupart des guides d’étude l’insinuent, mais le symptôme qu’on en
demande trop au cerveau. Si, en revanche, on développe ses réflexions
par écrit, des questions ouvertes deviennent clairement visibles et
fournissent une abondance de sujets qu’il est possible de développer.
Après de nombreuses années de travail avec des étudiants, je suis
convaincu que la raison principale des problèmes et des frustrations
auxquels les guides promettent de remédier réside dans leur propre
tentative d’imposer un ordre linéaire au processus non linéaire de
l’écriture. Comment n’aurait-on pas de mal à trouver un sujet si l’on
croit devoir le choisir avant d’avoir cherché, lu et étudié ? Comment
ne pas redouter la page blanche si l’on n’a littéralement rien pour la
remplir ? Peut-on reprocher ses tergiversations à celui qui se trouve
bloqué face à un sujet choisi à l’aveugle et contraint de s’y tenir alors
que la date limite approche ? Comment s’étonner que des étudiants
se sentent débordés par leurs devoirs écrits quand on ne leur a pas
appris à transformer en matériaux vraiment utilisables des mois et des
années de lectures, de débats et de recherches ?
68
Ces guides qui négligent tout ce qui se passe avant le devoir écrit sont
un peu comme les conseillers financiers qui expliquent à des gens
de 65 ans comment épargner pour leur retraite. À ce stade, il vaut
mieux tempérer son enthousiasme (comme le conseille d’ailleurs un
des guides d’étude les plus vendus en Allemagne : avant tout, soyez
moins exigeant sur la qualité et l’inspiration1).
Mais ceux qui ont déjà développé leurs réflexions par écrit peuvent
rester centrés sur ce qui est intéressant pour eux dans l’instant et
accumuler une documentation substantielle simplement en faisant ce
qu’ils ont le plus envie de faire. Cette documentation s’agglutinera
en grappes autour des questions sur lesquelles ils sont revenus le plus
souvent, de sorte que leur point de départ ne risquera pas d’être trop
éloigné de leurs centres d’intérêt. Le premier sujet que vous avez
choisi n’est finalement pas le plus intéressant ? Laissez-le tomber et
vos notes s’agglutineront autour d’autre chose. Peut-être noterez-
vous pourquoi la première question n’était pas intéressante et en
tirerez-vous un enseignement méritant publication. Au moment de
choisir enfin le sujet que vous allez traiter, votre choix sera déjà arrêté,
car vous l’aurez fait à chaque étape du chemin, encore et encore,
chaque jour, en l’améliorant graduellement. Au lieu de passer votre
temps à vous inquiéter de trouver le bon sujet, vous le consacrerez
à un travail réel autour de vos centres d’intérêt existants et à ce qui
prélude à des décisions éclairées : lire, réfléchir, écrire. Si vous faites ce
travail, ayez confiance : les questions intéressantes se révéleront. Vous
ne saurez peut-être pas où vous allez aboutir (et peu importe) mais
en tout état de cause, vous ne pouvez pas imposer à vos idées une
orientation préconçue. Vous limitez ainsi à la fois le risque de vous
désintéresser d’un sujet choisi un jour par inadvertance et celui de
devoir repartir de zéro.
L’écriture académique n’est pas un processus linéaire, mais cela ne
signifie pas que vous devez suivre une approche laxiste. Au contraire,
une structure claire et fiable est indispensable.
69
LAISSEZ-VOUS PROPULSER
PAR LE TRAVAIL
71
72
73
votre travail tandis que vous êtes encore à l’œuvre. Elle accroît le
nombre d’occasions d’apprendre mais aussi de corriger d’inévitables
erreurs. Ces retours d’information – en général plus modestes qu’un
énorme ricochet venant d’un seul coup à la fin – sont aussi moins
redoutables et plus faciles à accepter.
Parvenir à dire ce qu’on comprend avec ses propres mots est fon-
damental pour toute personne qui écrit – et seules les occasions de
constater qu’on a mal compris permettent de s’améliorer. Meilleur on
devient, plus vite et plus aisément on peut rédiger ses notes, et donc
multiplier les occasions d’apprendre. Il en va de même pour l’aptitude
cruciale à distinguer, dans un texte, l’important et l’accessoire : mieux
on y parvient, plus on lit efficacement, et plus on peut lire, plus on
apprend. On s’engage dans un magnifique cercle vertueux de compé-
tence. Il est impossible de ne pas s’en sentir motivé.
Cela vaut aussi pour la rédaction des notes permanentes, qui incluent
par nature un autre retour d’information : exprimer par écrit ses
propres pensées permet de se rendre compte si l’on y a vraiment
réfléchi ou pas. Dès qu’on essaie de les associer à des notes précé-
dentes, le système révèle sans ambiguïté les contradictions, les incohé-
rences et les répétitions. Sans rendre inutiles les avis des pairs ou des
superviseurs, ces retours d’information sont les seuls à être toujours
disponibles et peuvent aider à s’améliorer un peu de nombreuses fois
par jour. Encore mieux, pendant qu’on apprend et qu’on devient
74
75
76
DISTINGUER ET ENTRELACER
LES TÂCHES
Selon une étude souvent citée, les interruptions incessantes dues aux
courriers électroniques et aux messages textuels réduisent notre pro-
ductivité d’environ 40 % et nous font perdre au moins 10 points de
QI. Cette étude, jamais publiée, ne parle pas d’intelligence et est sta-
tistiquement bancale, mais elle semble confirmer ce que la plupart
d’entre nous croient en tout état de cause, d’où peut-être un défi-
cit d’attention. Même si son contenu n’en montre rien, le simple
fait qu’un malentendu puisse se répandre si rapidement, à travers des
titres du genre « Les courriers électroniques nuisent au QI plus que la
marijuana » (CNN), est révélateur. Il existe aussi des études sérieuses
sur le sujet. On sait par exemple que regarder la télévision réduit la
capacité d’attention des enfants (Swing et al., 2010), et que la durée
moyenne des extraits télévisés raccourcit constamment depuis plu-
sieurs décennies (Fehrman, 2011). Lors de l’élection présidentielle
américaines de 1968, la durée moyenne des soundbites – c’est-à-dire
79
80
81
1. Bien que le concept de flux selon Csikszentmihalyi soit entré dans le lan-
gage de tous les jours, il n’a jamais été examiné en détail. Dans les années 1960,
quelques études réalisées en Union soviétique se sont intéressées à une « atten-
tion postvolontaire », qui signifie au fond la même chose – une attention sans
effort qui n’est ni involontaire ni volontaire. Mais les résultats de ces études,
presque tous disponibles uniquement en russe, ne sont jamais entrés dans le
discours psychologique international (Bruya, 2010, p. 4, avec renvoi à Dobrynin,
1966).
82
À y regarder de plus près, il est évident que les tâches rangées d’ordi-
naire sous l’appellation « écriture » sont très différentes, tout comme
l’attention qu’elles réclament.
La relecture, par exemple, en fait bien sûr partie mais n’appelle pas
du tout le même état d’esprit que le travail sur le vocabulaire. Pour
lire le dernier état d’un manuscrit, on se met à la place d’un critique
83
qui prend du recul afin de voir le texte avec les yeux d’un lecteur
dépassionné. On pourchasse les fautes de frappe, on tente d’optimiser
les corrections, on vérifie la construction. On s’astreint à prendre ses
distances avec le texte pour voir ce qu’il y a vraiment sur le papier et
non dans sa tête. On essaie d’oublier ce qu’on voulait dire pour être
capable de voir ce qu’on a écrit.
Il ne faut pas confondre jouer le rôle d’un critique et être un lecteur
impartial. Il suffit de repérer l’essentiel de ce qu’on a laissé passer pré-
cédemment : les lacunes de l’argumentation, les passages non expli-
qués parce qu’on n’avait pas besoin de se les expliquer à soi-même.
Alterner entre le rôle du critique et celui de l’auteur exige une sépa-
ration claire entre les deux tâches, séparation qui devient plus facile
avec l’expérience. Si on lit le texte final sans parvenir à se distancier
suffisamment de son rôle d’auteur, on ne voit que ses pensées et non
ce qui est vraiment écrit. C’est un classique des discussions avec les
étudiants : si je leur signale une argumentation imparfaite, un terme
mal défini ou un passage ambigu, ils commencent d’ordinaire par
invoquer ce qu’ils veulent dire. Ils ne font attention à ce qu’ils ont
écrit que lorsqu’ils comprennent pleinement que leur intention n’a
aucune importance pour la communauté scientifique.
Le critique intérieur ne doit pas non plus marcher sur les plates-
bandes de l’auteur. Il doit focaliser son attention sur ses pensées. S’il
intervient constamment et prématurément chaque fois qu’une phrase
n’est pas encore parfaite, on n’arrivera jamais à rien écrire. Il faut
commencer par mettre ses pensées sur le papier avant de les améliorer
sur place, là où l’on peut les regarder. Il est difficile de transformer des
idées complexes en un texte linéaire uniquement dans sa tête. Si l’on
tente de satisfaire tout de suite le lecteur critique, le flux de tâches
s’interrompt. On a tendance à traiter de perfectionnistes les scripteurs
très lents, ceux qui essaient toujours de rédiger une version prête pour
l’impression. On pourrait y voir un professionnalisme extrême, mais il
n’en est rien. Un vrai professionnel attendra le moment de la dernière
lecture, de manière à se concentrer sur une seule chose à la fois. Alors
84
que cette mise au net requiert une attention plus focalisée, trouver les
bons mots lors de l’écriture suppose une attention bien plus flottante.
En outre, il est plus facile de se concentrer sur la recherche du mot
exact si l’on ne doit pas réfléchir en même temps à la structure du
texte. C’est pourquoi on devrait toujours avoir devant soi un canevas
du manuscrit. On doit savoir ce sur quoi on n’a pas besoin d’écrire à
ce moment, car on sait qu’on s’en occupera dans une autre partie du
texte.
Établir ou modifier le canevas est aussi une tâche très différente, qui
requiert une concentration très différente : non pas sur une seule
pensée mais sur l’argumentation entière. Cependant, il est important
d’y voir non pas un préparatif de l’écriture, voire une planification,
mais une tâche distincte à laquelle on doit revenir régulièrement tout
au long du processus rédactionnel. On doit avoir une structure en
permanence mais, au cours du travail mené sur un mode ascendant,
inévitablement, elle évoluera souvent. Et chaque fois qu’elle doit être
actualisée, il faut prendre un peu de recul, considérer le tableau d’en-
semble et le modifier en conséquence.
La relecture, la formulation et le canevas diffèrent aussi de la tâche
d’association et de développement des pensées.Travailler avec la boîte
à fiches signifie jouer avec les idées et rechercher des rapprochements
et des comparaisons intéressants. Cela signifie constituer des grappes,
les réunir à d’autres et préparer l’ordre des notes destinées à un projet.
Ici, il faut s’interroger sur les notes et trouver le meilleur enchaîne-
ment. Bien plus associative, ludique et créative que les autres, cette
tâche réclame aussi un genre d’attention très différent.
La lecture aussi est différente, bien entendu. Lire, en soi, requiert des
genres d’attention fort différents selon les textes. Certains doivent être
lus lentement et précautionneusement, d’autres n’appellent qu’un
survol rapide. Il serait ridicule de s’imposer une formule générale
et de les lire tous de la même manière, même si beaucoup de guides
d’étude ou de cours de lecture rapide tentent de nous en convaincre.
Maîtriser une seule technique et s’y tenir inconditionnellement n’est
85
86
pas chaque fois qu’on s’écarte d’un plan préconçu. On a beau être
le meilleur conducteur, celui qui réagit le plus vite, qui est capable
de s’adapter en souplesse aux différents états de la chaussée et de la
météo, cela ne servira à rien si l’on est bloqué sur des rails. Et il ne sert
à rien d’avoir d’excellentes idées sur l’impératif de souplesse au travail
si l’on est coincé dans une organisation rigide.
Hélas, le moyen le plus couramment utilisé pour s’organiser afin
d’écrire est de faire des plans. La planification a beau être presque
universellement conseillée par les guides d’étude, elle revient à se pla-
cer sur des rails.
Ne faites pas de plans. Devenez expert.
Flyvbjerg, 2001, p. 15
87
88
pratiquées soit par des ambulanciers expérimentés, soit par des per-
sonnels en fin de formation (Flyvbjerg, 20011). Comme vous vous
y attendez, les ambulanciers expérimentés ont repéré correctement
leurs pairs dans presque tous les cas (environ 90 %) alors que les débu-
tants cherchaient plus ou moins à deviner (environ 50 %). Mais quand
les professeurs ont regardé les vidéos, ils ont systématiquement pris
les débutants pour des experts, et vice versa. Ils se trompaient dans la
plupart des cas (ils ne voyaient juste que dans environ un tiers des cas).
Hubert et Stuart Dreyfus, chercheurs en expertise, proposent une expli-
cation simple : les enseignants ont tendance à confondre la capacité à
suivre le(ur)s règles avec la capacité à faire les bons choix en situation
réelle. À la différence des ambulanciers experts, ils ne s’interrogeaient
pas sur les circonstances particulières en se demandant si les ambulan-
ciers des vidéos agissaient au mieux au cas par cas. Ils se demandaient
plutôt si les ambulanciers agissaient selon les règles qu’ils enseignaient.
Faute d’une expérience suffisante pour juger les situations correcte-
ment et en confiance, les personnes en formation s’en tiennent aux
règles qu’on leur a enseignées, ce qui réjouit leurs professeurs. Selon
Hubert et Stuart Dreyfus, bien appliquer les règles transmissibles
permet de devenir un praticien compétent (noté 3 sur leur échelle
de l’expertise à cinq niveaux) mais ne fait pas de vous un maître
(niveau 4) et assurément pas un expert (niveau 5).
Les experts, en revanche, ont intériorisé les connaissances nécessaires,
de sorte qu’ils n’ont pas à retenir les règles activement ni à réfléchir
consciemment à leurs choix. Ils ont acquis assez d’expérience dans
des situations variées pour compter que leur intuition sait quoi faire
dans telle ou telle situation. En situation complexe, explicitement,
ils prennent leurs décisions d’instinct plutôt qu’au terme de longues
considérations analytico-rationnelles (Gigerenzer, 2009).
1. Flyvbjerg décrit cette expérience et cet exemple non seulement par référence
au livre d’Hubert et Stuart Dreyfus, mais aussi à la suite de longues conversations
avec eux. Je m’en tiens donc à la description figurant dans Flyvbjerg, 2001.
89
Ici, l’instinct n’est pas une force mystérieuse mais un historique d’ex-
périences intégrées. C’est la sédimentation de pratiques apprises en
profondeur via de nombreux retours d’information sur des succès
ou des échecs1. Même l’entreprise rationnelle et analytique qu’est la
science ne fonctionne pas sans autorité, intuition et expérience – ce
qui est l’un des résultats les plus intéressants des recherches empi-
riques sur les spécialistes des sciences naturelles dans leurs laboratoires
(Rheinberger, 1997).
Les joueurs d’échecs, par exemple, réfléchissent apparemment moins
que les débutants. En fait, ils voient des configurations et se laissent
guider par leur expérience au lieu de tenter de calculer des coups
lointains. À l’instar des joueurs d’échecs professionnels, universitaires
et essayistes professionnels ne peuvent acquérir leur intuition qu’en
s’exposant systématiquement à l’expérience et aux retours d’informa-
tion. Dans la rédaction académique, la réussite dépend dans une large
mesure de l’organisation des aspects pratiques.
Le flux de tâches autour de la boîte à fiches n’est pas une prescription
qui vous dit quoi faire à tel ou tel stade de l’écriture. Au contraire :
il vous donne une structure de tâches clairement dissociables, pou-
vant être achevées dans un délai raisonnable, et vous assure un retour
d’information instantané grâce à des tâches d’écriture interconnec-
tées. Il vous permet de vous améliorer en vous donnant l’occasion
d’une pratique délibérée. Plus vous acquerrez d’expérience, plus vous
serez capable de compter sur votre intuition pour vous dire que faire
ensuite.
Au lieu de vous conduire « de l’intuition aux stratégies d’écriture
professionnelle », comme le promet un guide d’étude typique, il s’agit
de devenir professionnel en acquérant assez de compétences et d’ex-
périence pour juger les situations correctement et intuitivement, et
pouvoir vous débarrasser pour de bon des guides qui vous égarent.
1. Cela est vrai même pour des chirurgiens hautement spécialisés (Gawande,
2002).
90
Les vrais experts, écrit Flyvbjerg sans ambiguïté, ne font pas de plans
(Flyvbjerg, 2001, 19).
TOURNER LA PAGE
Mais que dire des champions de la mémoire ? Il semble que des tech-
niques de mémorisation permettent d’augmenter sensiblement le
nombre de choses dont nous parvenons à nous souvenir. Mais elles
consistent en fait à composer des paquets d’objets significatifs et à
nous en souvenir – dans la limite de sept environ (Levin et Levin,
1990). Et, à en croire les études récentes et si les participants aux tests
antérieurs composaient déjà des paquets d’objets, la capacité maxi-
male de notre mémoire de travail n’est pas de sept plus ou moins
deux, mais plutôt de quatre tout au plus (Cowan, 2001).
91
92
une grande différence non seulement pour les souvenirs à long terme,
mais aussi pour ceux à court terme.
93
94
95
96
notre volonté ou, si vous préférez, notre moi. Prendre une décision est
notoirement l’une des tâches les plus fatigantes et les plus lassantes, ce
qui explique pourquoi Barack Obama ou Bill Gates portent toujours
des costumes bleu foncé ou gris foncé. Cela leur fait une décision de
moins à prendre le matin, et donc plus de ressources pour les décisions
vraiment importantes. Notre manière d’organiser nos recherches et nos
écrits permet aussi de réduire sensiblement le nombre de décisions à
prendre. Si les contenus réclament des décisions (sur ce qui est plus ou
moins important dans un article, les liens entre les notes, le plan d’un
texte, etc.), la plupart des décisions d’organisation peuvent être prises
tout de suite, une fois pour toutes, en optant pour un seul système.
Utiliser toujours le même calepin pour prendre des notes rapides,
extraire toujours de la même manière les idées principales d’un texte
et les transformer toujours en un même type de notes permanentes,
traitées toujours de la même manière, sont autant de moyens pour
réduire le nombre de décisions à prendre au cours d’une séance de
travail. On conserve ainsi beaucoup plus d’énergie mentale, qui peut
être consacrée à des tâches plus utiles, comme d’essayer de résoudre
les problèmes abordés.
Être capable de terminer une tâche en temps voulu et de reprendre le
travail exactement où on l’a laissé présente un autre avantage appré-
ciable qui contribue à revigorer son attention : on peut alors faire des
pauses sans craindre de perdre le fil. Les pauses sont bien plus que de
simples occasions de récupérer. Elles sont cruciales pour l’apprentis-
sage. Elles permettent au cerveau de traiter des informations, de les
transférer dans la mémoire à long terme et de se préparer à recevoir de
nouvelles informations (Doyle et Zakrajsek, 2013, p. 69)1. Se refuser
1. Sans être une découverte, ce fait est aujourd’hui confirmé par les chercheurs
en neurosciences et en psychologie expérimentale (Doyle et Zakrajsek, 2013,
qui font référence à Tambini, A., Ketz, N. et Davachi, L., The new science of lear-
ning: how to learn in harmony with your brain, Stylus publishing, 2010, consulté
le 15 février 2023 sur https://text.123docz.net/document/1677019-the-new-
science-of-learning.htm).
97
une pause entre deux sessions de travail, que ce soit par enthousiasme
ou par peur d’oublier ce qu’on faisait, risque de nuire aux efforts en
cours. Une promenade (Ratey, 2008) ou même une sieste1 favorisent
l’apprentissage et la réflexion2.
98
Benjamin Franklin
99
100
101
seule chose qui importe est que ces notes constituent le meilleur sup-
port possible pour l’étape suivante, à savoir la rédaction des notes de
la boîte à fiches. Et le plus utile est de réfléchir au cadre, au contexte
théorique, à l’approche méthodologique ou à la perspective du texte
lu. Cela signifie souvent réfléchir autant à ce qui n’est pas mentionné
qu’à ce qui l’est.
Mais avec la boîte à fiches, tout concourt à constituer une masse cri-
tique de notes utiles, ce qui donne une idée claire de la manière de
lire et d’établir des fiches de lecture.
Quoique l’objectif de ces fiches soit aussi clair que la procédure, libre
à vous d’utiliser la technique qui vous aide le mieux à comprendre ce
que vous lisez et à prendre des notes utiles – quand bien même vous
emploieriez dix couleurs de soulignement différentes et une méthode
de lecture SQ8R. Tout cela ne serait qu’une étape supplémentaire
avant la seule qui compte vraiment : la note permanente qui enrichira
la boîte à fiches. Quelle que soit sa forme, votre fiche de lecture doit
indiquer ce que vous avez compris du texte. Vous aurez ainsi de la
102
matière sous les yeux quand vous rédigerez la note destinée à la boîte
à fiches. Mais n’en faites pas un projet en soi. Les fiches de lecture
sont courtes et ont pour but de vous aider dans la rédaction des notes
pour la boîte à fiches. Tout ce qui ne vous aidera pas à y parvenir sera
une perte de temps.
Vous pouvez saisir une fiche de lecture directement dans Zotero, où
elle sera stockée avec les détails bibliographiques. Vous pouvez aussi
l’écrire à la main. Différentes études indépendantes assurent que l’écri-
ture manuelle facilite la compréhension. Dans une étude brève mais
passionnante, deux psychologues ont tenté de déterminer si les notes
prises en cours par des étudiants diffèrent selon qu’elles sont écrites à la
main ou saisies sur un ordinateur portable (Mueller et Oppenheimer,
2014). Ils n’ont pas trouvé de différence dans le nombre de faits que
les étudiants parviennent à retenir. En revanche, ceux qui prennent
leurs notes à la main comprennent beaucoup mieux le contenu du
cours. Cette différence de compréhension demeure clairement mesu-
rable au bout d’une semaine.
Il n’y a pas de mystère et l’explication est assez simple : l’écriture
manuscrite est plus lente et ne peut être corrigée aussi rapidement que
les notes électroniques. Faute de pouvoir écrire assez vite pour suivre
tout ce qui se dit en cours, les étudiants sont obligés de se concentrer
sur l’essentiel, non sur les détails. Mais pour être capable de noter
l’essentiel d’un cours, il faut déjà le comprendre. Ainsi, si vous écrivez
à la main, vous êtes obligé de réfléchir à ce que vous entendez (ou lisez)
– sinon vous ne parviendriez pas à saisir le principe sous-jacent, l’idée,
la structure d’un argument. L’écriture manuscrite rend impossible la
copie pure et simple, mais facilite la traduction avec ses mots de ce qui
est dit ou écrit. Les étudiants dactylographiant sur ordinateur portable
étaient beaucoup plus rapides et pouvaient ainsi copier le cours plus
fidèlement, mais se dispensaient de vraiment le comprendre. Ils s’atta-
chaient à tout écrire. Un verbatim n’impose presque aucune réflexion,
comme si les mots empruntaient un raccourci de l’oreille à la main
sans passer par le cerveau.
103
104
que nous ne voyons pas, tout comme une même ville peut se trouver
un jour pleine de gens heureux et le lendemain pleine de gens mal-
heureux, selon notre humeur.
Le biais de confirmation est une force subtile mais puissante. Comme
le dit le psychologue Raymond Nickerson, « s’il fallait désigner un
seul aspect problématique du raisonnement humain à observer de
préférence à tous les autres, le biais de confirmation serait un candidat
à considérer » (Nickerson, 1998, p. 175).
Savants et penseurs, fussent-ils les meilleurs, n’en sont pas exempts. Ils
se distinguent cependant par le fait qu’ils sont conscients du problème
et agissent en conséquence. Le modèle classique pourrait être Charles
Darwin. Il s’est astreint à noter (et donc à développer) les arguments
les plus critiques envers ses théories. « Pendant bien des années, j’ai
obéi à une règle d’or : chaque fois que je rencontrais un fait publié,
une observation ou une pensée nouvelle qui s’opposait à mes résultats
généraux, j’en faisais un mémorandum fidèle et immédiat ; car j’avais
constaté par expérience que de tels faits et pensées risquent d’échap-
per à la mémoire beaucoup plus que ceux qui sont favorables. Grâce
à cette habitude, très rares ont été les objections soulevées contre mes
vues, que je n’aurais pas au moins remarquées et auxquelles je n’aurais
pas tenté de répondre » (Darwin, 1887, p. 123).
C’est là une bonne technique (surtout mentale) pour faire face au
biais de confirmation. Mais nous cherchons comment mettre en
œuvre dans un système externe ce que nous savons de nos limites
psychologiques. Nous voudrions prendre les bonnes décisions sans
trop d’effort mental – tel Ulysse se faisant attacher au mât de son
bateau pour ne pouvoir céder au chant des Sirènes. Avec un bon sys-
tème, les simples nécessités du flux de tâches nous forceront à agir plus
vertueusement sans avoir à devenir vraiment plus vertueux. Le biais
de confirmation est affronté ici en deux mouvements. Premièrement,
on inverse le processus d’écriture entier. Deuxièmement, on modifie
les incitations : il ne s’agit plus de rechercher des confirmations mais
105
106
107
PARVENIR À L’ESSENTIEL
Être capable de distinguer les informations pertinentes de celles qui
le sont moins est une compétence qui ne s’acquiert que par la pra-
tique. Celle-ci consiste à rechercher l’essentiel et à le discriminer des
simples détails. La lecture crayon en main et la rédaction de notes
permanentes en font davantage qu’une simple pratique : c’est une
pratique délibérée, répétée plusieurs fois par jour. Extraire l’essentiel
d’un texte ou d’une idée et en rendre compte par écrit est pour les
universitaires ce que la pratique quotidienne du piano est pour les
pianistes : plus souvent on le fait et plus on se concentre, plus on
devient virtuose.
Pour naviguer dans les textes et les discours, on s’aide non seulement
des théories, des concepts ou des terminologies ad hoc, mais aussi des
erreurs classiques automatiquement pourchassées dans une argumen-
tation, des catégories générales, des styles d’écriture dénotant une cer-
taine école de pensée ou des modèles mentaux acquis ou développés à
partir de différents éclairages et qu’on peut réunir comme une excel-
lente boîte à outils de réflexion toujours plus fournie. Aucune lecture
ou interprétation professionnelle ne serait possible sans ces outils et
références. On lirait chaque texte de la même manière : comme un
roman. Mais une fois qu’on a appris à repérer des constantes, on peut
entrer dans le cercle de la virtuosité : la lecture devient plus facile,
on saisit plus vite l’essentiel, on parvient à lire davantage en moins
de temps, on détecte plus vite les grandes lignes et l’on en acquiert
une meilleure compréhension. Au passage, on améliore ses outils de
réflexion, ce qui est bon non seulement pour le travail académique,
mais pour la réflexion et la compréhension en général. C’est pour-
quoi Charlie Munger, vice-président de la société d’investissement
Berkshire Hathaway, considère comme un grand sage celui qui pos-
sède un large éventail de ces outils et sait s’en servir.
108
109
110
APPRENDRE À LIRE
« Ce que vous ne pouvez pas dire clairement, vous ne le
comprenez pas vous-même. »
John Searle
111
112
113
114
Bjork, 2011, p. 8
1. Ils attribuent cette citation à Jang et al. (2012), mais je ne parviens pas à la
retrouver. Peu importe : la formule est percutante.
115
116
117
119
120
121
romans plus seize autres livres. Certes, Luhmann travaillait aussi après
le petit déjeuner, ce qui a pu jouer. Mais la raison principale est la
boîte à fiches, aussi comparable à la technique de Trollope qu’un pla-
cement à intérêts composés l’est à une tirelire. Trollope est comme
un épargnant diligent qui met quelques sous de côté chaque jour, ce
qui finit à la longue par faire une somme considérable. Trois dollars
économisés chaque jour (disons, la valeur d’un café) représentent le
budget nécessaire à de petites vacances (1 000 dollars) au bout d’un
an et à l’apport personnel pour acheter une résidence secondaire au
bout d’une carrière entière1. Ranger des notes dans la boîte à fiches,
en revanche, se compare à un investissement bénéficiant d’un intérêt
composé (qui dans cet exemple aboutirait presque au prix entier de
la résidence secondaire)2.
Et, corrélativement, le contenu de la boîte à fiches vaut au total
bien plus que la somme de ses notes. Plus de notes signifie plus de
connexions possibles, plus d’idées, plus de synergies entre différents
projets et donc un degré de productivité bien supérieur. La boîte à
fiches de Luhmann contient environ 90 000 notes, un nombre qui
paraît incroyablement élevé. Mais il ne représente que six notes rédi-
gées chaque jour entre le début de son travail avec la boîte à fiches et
son décès.
Si vous n’avez pas l’ambition de lui faire concurrence en termes de
nombre de livres par an, vous pourriez vous contenter de trois notes
par jour et composer quand même une masse d’idées significative
dans un délai très raisonnable. Et vous pourriez vous contenter de
moins d’un livre tous les douze mois. Contrairement à un nombre
de pages de manuscrit par jour, un nombre de notes par jour est un
but raisonnable pour l’écriture universitaire. En effet, établir une note
et la classer dans la boîte à fiches est faisable d’un même mouve-
ment, tandis que rédiger une page de manuscrit peut impliquer des
122
Établir des fiches de lecture est une pratique délibérée qui apporte
un retour d’information sur ce qu’on comprend ou pas, tandis que
l’effort accompli pour formuler dans ses propres mots l’essentiel d’un
texte est le meilleur moyen pour le comprendre.
Noter en permanence ses propres pensées est aussi une forme d’auto-
test : restent-elles cohérentes une fois mises par écrit ? Est-on même
capable de les coucher sur le papier ? A-t-on les références, les faits et
les bonnes sources sous la main ? En même temps, écrire est le meil-
leur moyen pour mettre ses pensées en ordre. Écrire, là aussi, n’est pas
copier mais traduire (depuis un contexte et un support vers un autre).
Aucun écrit n’est jamais une copie d’une pensée.
Quand on rédige des notes en gardant l’œil sur celles qui existent
déjà, ce qu’on prend en compte va au-delà des informations déjà dis-
ponibles dans sa mémoire interne. C’est extrêmement important car
123
124
125
126
127
Transférer des idées dans la mémoire externe permet aussi de les oublier.
Et même si cela semble paradoxal, oublier facilite l’apprentissage à
long terme. Il est important de comprendre pourquoi car il y a encore
beaucoup d’étudiants qui n’osent pas utiliser une mémoire externe.
Ils craignent d’avoir à choisir entre mémoriser des choses dans leur
tête (en se passant donc de mémoire externe) et les mémoriser dans
la mémoire externe (où elles seraient oubliées de la mémoire interne).
On voit à l’évidence que ce choix n’en est pas un, c’est évident dès
qu’on comprend comment la mémoire fonctionne vraiment.
128
129
130
131
132
133
134
Ce n’est pas un hasard si les meilleurs savants sont souvent de très bons
professeurs. Pour quelqu’un comme Richard Feynman, comprendre
était tout, dans la recherche comme dans l’enseignement. Les célèbres
diagrammes de Feynman sont avant tout des outils facilitant la com-
préhension et ses cours sont renommés car ils aident les étudiants à
comprendre vraiment la physique. Il n’est donc pas surprenant qu’il
ait vivement contesté les méthodes d’éducation traditionnelles. Il ne
supportait pas les manuels pleins de pseudo-explications (Feynman,
1985) et les enseignants qui tentaient de rendre l’apprentissage plus
135
136
Une fois les notes permanentes rédigées, l’étape suivante consiste à les
ajouter à la boîte à fiches.
1. Déposez une note dans la boîte à fiches soit derrière la note à
laquelle vous vous référez directement soit, si vous ne faites pas
suite à une note particulière, juste après la dernière note de la boîte
à fiches. Numérotez-la consécutivement, en créant une subdivision
si nécessaire. Avec un système numérique, il est toujours possible
d’ajouter des notes « derrière » d’autres notes à n’importe quel
moment puisque chaque note fait suite à de multiples autres notes
et s’inscrit donc dans différentes séquences de notes.
2. Ajoutez à votre nouvelle note des liens vers d’autres notes ou
depuis d’autres notes.
3. Veillez à ce qu’on puisse la trouver dans l’index ; ajoutez une
entrée d’index si nécessaire, ou faites-y référence à partir d’une
note connectée à l’index.
4. Construisez un treillis d’idées, de faits et de modèles mentaux
généralisés.
137
139
le travail : des numéros ou des rétroliens, selon les logiciels, sont attri-
bués automatiquement, des séquences de notes peuvent être consti-
tuées à tout moment par la suite et une note peut devenir la note de
suivi de plusieurs notes différentes en même temps.
Ces séquences de notes sont la colonne vertébrale de la création de
textes. Elles associent les avantages d’un ordre abstrait et ceux d’un
ordre thématique. Un ordre purement thématique serait organisé du
haut vers le bas, réclamant ainsi un ordre hiérarchique dès le départ.
Un ordre purement abstrait ne permettrait pas de construire des sujets
et des groupes d’idées à partir du bas. Les notes individuelles reste-
raient pour l’essentiel indépendantes et isolées, avec seulement des
références unidimensionnelles – comme une sorte de Wikipédia indi-
viduel qui n’aurait pas les connaissances et les capacités de vérification
des faits d’une communauté.
Un ordre de séquences lâche laisse la liberté de changer de trajet au
besoin et fournit une structure suffisante pour gérer la complexité.
Les notes ne valent que ce que valent les réseaux de notes et de réfé-
rences auxquels elles sont intégrées.
La boîte à fiches ne prétend pas être une encyclopédie mais un outil
avec lequel penser. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter de sa complé-
tude. Il est inutile d’écrire quoi que ce soit dans le seul but de combler
un trou dans une séquence de notes. Il suffit d’écrire ce qu’on trouve
utile à sa réflexion. Les seuls trous dont il faut s’inquiéter sont ceux
de l’argumentation dans le manuscrit final – mais ils ne deviendront
évidents qu’à l’étape suivante, quand on sortira du réseau de la boîte
à fiches des notes pouvant servir à une argumentation, et qu’on les
classera en ordre linéaire pour composer un premier brouillon.
La boîte à fiches n’est pas un livre consacré à un sujet unique ; il est
donc inutile d’en établir une synthèse.Au contraire, on s’en sort mieux
en admettant le plus tôt possible qu’une telle synthèse est aussi impos-
sible que de synthétiser ses propres réflexions pendant qu’on réfléchit.
Extension de la mémoire, la boîte à fiches est le médium dans lequel
on réfléchit et non un objet à quoi on réfléchit. Les séquences de notes
140
Une fois qu’on a ajouté une note à la boîte à fiches, reste à s’assurer
qu’on pourra la retrouver. C’est le rôle de l’index. Luhmann rédi-
geait un index dactylographié sur des fiches d’index. Dans un système
numérique, il est facile d’ajouter aux notes des mots-clés qui apparaî-
tront ensuite sur l’index comme autant d’étiquettes. Ils doivent être
choisis avec soin et parcimonie. À côté des mots-clés de son index,
Luhmann indiquait le numéro d’une note ou deux, rarement plus
(Schmidt, 2013, p. 171). Cette parcimonie, qui doit aussi nous inciter
à une grande sélectivité, s’explique par sa manière d’utiliser la boîte
à fiches. Elle ne doit pas être une archive, où l’on n’irait chercher
que ce qu’on y a mis, mais un système avec lequel réfléchir, dans
lequel les références de note à note ont bien plus d’importance que
les références de l’index à telle ou telle note. Tout miser sur l’index
signifierait en somme qu’on sait d’emblée ce qu’on cherche – ce qui
supposerait d’avoir en tête un plan entièrement développé. Or la boîte
à fiches sert d’abord et avant tout à libérer le cerveau du travail d’or-
ganisation des notes.
La boîte à fiches peut faire bien davantage que de fournir ce qu’on lui
demande. Elle peut surprendre son utilisateur, lui rappeler des idées
oubliées depuis longtemps et en déclencher de nouvelles. Crucial, cet
élément de surprise entre en jeu au niveau des notes interconnec-
tées et non au vu d’une entrée d’index quelconque. La plupart des
notes sont trouvées via d’autres notes. Leur organisation réside dans
le réseau de références de la boîte à fiches, l’index ne servant qu’à
fournir des points d’entrée. Quelques notes bien choisies suffisent
pour chaque point d’entrée. Plus vite on passe de l’index aux notes
141
142
143
144
145
2. Comparables mais moins cruciaux sont les liens réunis sur les notes
donnant une synthèse d’une grappe locale, physique, de la boîte à
fiches. Ils ne sont nécessaires que si l’on travaille avec du papier et
un crayon, comme le faisait Luhmann. Alors que le premier type de
notes fournit une synthèse d’un sujet, quel que soit l’emplacement
des notes dans la boîte à fiches, le second est un moyen pragma-
tique pour garder trace des différents sujets étudiés dans les notes
matériellement proches les unes des autres. Comme Luhmann
insérait des notes parmi d’autres pour bifurquer en interne vers
des sous-sujets et sous-sous-sujets, ses axes de réflexion originels
se trouvaient souvent interrompus par des centaines de notes dif-
férentes. Ce second type de notes garde trace des axes de réflexion
originels. Évidemment, il n’est pas nécessaire de s’en soucier si l’on
travaille avec la version numérique.
3. Également moins pertinents pour la version numérique sont
les liens qui indiquent à quelle note la note en cours fait suite et
ceux qui indiquent quelle note vient après elle. Là encore, cela sert
seulement à montrer la succession des notes, même si matérielle-
ment elles ne sont plus situées les unes derrière les autres.
4. La forme de référence la plus courante est le simple lien
de note à note. Il n’a pas d’autre fonction que d’indiquer une
connexion pertinente entre deux notes distinctes. En les reliant
indépendamment de l’endroit où elles se trouvent dans la boîte à
fiches ou dans différents contextes, on peut établir de nouveaux
axes de réflexion surprenants. Ces liens de notes à note sont comme
les « liens faibles » (Granovetter, 1973) des relations sociales qu’on
entretient avec ses connaissances : bien qu’elles ne soient pas d’ha-
bitude les personnes vers lesquelles on se tourne en premier, elles
peuvent souvent apporter des points de vue nouveaux et différents.
Ces liens peuvent aider à trouver des connexions et des ressemblances
surprenantes entre des sujets qu’on aurait dits indépendants. Pas for-
cément visibles dans l’instant, elles se révèlent éventuellement après
création de multiples liens de note à note entre sujets. Ce n’est pas
146
147
148
149
réflexions vers les faits les plus récemment appris mais pas nécessai-
rement les plus pertinents. Sans aide externe, on tiendrait compte
exclusivement de ce qu’on connaît et qu’en outre on a le plus présent
à l’esprit1. La boîte à fiches rappelle constamment des informations
oubliées depuis longtemps et dont on ne se souviendrait pas sans elle
– au point qu’on ne les rechercherait même pas.
150
151
Le vrai sage n’est pas celui qui sait tout mais celui qui parvient à
donner un sens aux choses en puisant parmi un vaste répertoire de
schémas d’interprétation. Cela contredit la croyance répandue mais
irréfléchie selon laquelle ce qu’on sait doit venir de son expérience. Il
vaut bien mieux tirer les leçons de l’expérience des autres – surtout si
elle est analysée et transformée en « modèles mentaux » polyvalents,
utilisables dans des situations différentes.
Or, c’est exactement ce qu’on fait quand on délègue le stockage
d’une connaissance à la boîte à fiches tout en se concentrant sur les
principes directeurs de son idée : à rédiger, ajouter et relier des notes,
à rechercher des constantes et à réfléchir au-delà de l’interprétation la
plus évidente des notes, à tenter de tirer la logique des faits, d’associer
des idées différentes et de développer des axes de réflexion, on bâtit
un treillis de modèles mentaux au lieu de simplement retenir des faits
isolés qu’on tentera de régurgiter.
La beauté de cette approche est qu’on évolue en même temps que
sa boîte à fiches : les connexions qu’on y crée délibérément, on les
établit aussi dans sa tête – et se souvenir des faits devient plus facile
puisqu’on peut désormais les attacher à un treillis. Pratiquer l’appren-
tissage non comme une pure accumulation de savoirs mais comme
une tentative visant à construire un treillis de théories et de modèles
mentaux auxquels les informations pourront s’attacher, c’est entrer
dans un cercle vertueux où l’apprentissage facilite l’apprentissage.
Helmut D. Sachs l’exprime ainsi :
« En apprenant, en retenant et en bâtissant en fonction
des éléments retenus, nous créons un réseau abondant
d’informations associées. Plus nous en savons, plus nous
avons d’informations (de livres) à quoi relier de nouvelles
informations, plus nous pouvons aisément former des
souvenirs durables. […] Apprendre devient un plaisir. Nous
sommes entrés dans un cercle vertueux d’apprentissage
et l’on dirait que la capacité et la vitesse de notre mémoire
à long terme progressent réellement. Si au contraire nous
152
153
154
155
156
Comparer des notes, les distinguer, les connecter sont les bases des
bons écrits académiques, mais ce qui conduit à des idées et des textes
exceptionnels est de jouer et de bricoler avec les idées.
Avant de jouer avec les idées, il faut les libérer de leur contexte ori-
ginel par l’abstraction et la respécification. C’est exactement ce que
l’on fait en rédigeant des fiches de lecture et en les traduisant dans les
différents contextes de la boîte à fiches.
L’abstraction n’a pas bonne réputation en cette époque où l’on
encense le tangible, le concret. Elle ne doit évidemment pas être l’ob-
jectif final de la réflexion, mais elle est une étape intermédiaire, indis-
pensable pour rendre compatibles des idées hétérogènes. Si Darwin
n’était pas passé à l’abstraction après avoir observé les moineaux sur
le vif, il n’aurait jamais découvert un principe général et abstrait de
l’évolution de différentes espèces, ni le fonctionnement de l’évolution
aussi chez d’autres espèces. L’abstraction n’est pas non plus destinée
aux seuls processus théorico-académiques de spéculation intellec-
tuelle. Chaque jour, on doit s’abstraire de situations concrètes. Seules
l’abstraction et la respécification permettent d’appliquer des idées aux
situations singulières et toujours différentes de la réalité (Loewenstein,
2010).
Même des expériences très personnelles, intimes, comme un vécu
artistique, requièrent de l’abstraction. Si l’histoire de Roméo et
Juliette nous touche, ce n’est pas parce que nous appartenons à
l’une des familles ennemies de Vérone. Nous faisons abstraction du
moment et du lieu, des circonstances particulières, pour rencontrer
157
158
159
160
161
162
163
164
en un seul endroit. Les idées et pensées sont saisies sur les notes de la
boîte à fiches et connectées à d’autres, toujours de la même façon au
même endroit. Ces standardisations permettent d’automatiser le côté
technique de la prise de notes. Ne pas avoir à réfléchir à l’organisation
est vraiment une bonne chose pour un cerveau comme le nôtre. Nos
maigres ressources mentales disponibles sont mieux utilisées à réflé-
chir aux bonnes questions : celles qui portent sur les contenus.
De telles restrictions volontaires sont contre-intuitives dans une
culture pour laquelle, en général, l’abondance des choix est positive et
une multitude d’outils préférable à un petit nombre. Pourtant, ne pas
avoir à prendre de décision peut être très libérateur. Dans Le Paradoxe
du choix, Barry Schwartz montre à l’aide de nombreux exemples,
du shopping aux relations amoureuses en passant par les choix pro-
fessionnels, qu’avoir moins de choix peut non seulement améliorer
notre productivité, mais aussi notre liberté, tout en permettant de
mieux apprécier le moment présent (Schwartz, 2009). Ne pas avoir
à choisir peut libérer un grand potentiel qui sans cela serait gaspillé.
La littérature académique aurait décidément sa place dans la liste des
exemples donnés par Schwartz pour montrer qu’il vaut mieux avoir
moins de choix.
La standardisation formelle de la boîte à fiches peut sembler en contra-
diction avec la recherche de créativité. Mais là aussi, la vérité est proba-
blement à l’opposé. La réflexion et la créativité peuvent s’épanouir en
conditions restreintes, de nombreuses études en sont témoins (Stokes,
2001 ; Rheinberger, 1997). La révolution scientifique a commencé
par la standardisation et le contrôle des expérimentations, qui ont
rendu celles-ci comparables et renouvelables (Shapin, 1998). Songez
aussi à la poésie, qui impose des contraintes de métrique, de syllabes
ou de rimes. Les haïkus laissent très peu de place aux variations for-
melles, ce qui ne signifie pas que leur expressivité poétique soit limi-
tée. Au contraire : leur strict formalisme leur permet de transcender
époques et cultures.
165
166
Écrire n’étant rien de plus que réviser un brouillon, qui n’est rien
de plus que la transformation en texte continu d’une série de notes
écrites au jour le jour, reliées et indexées au sein de la boîte à fiches,
il est inutile de s’inquiéter de trouver un sujet à propos duquel écrire.
Contentez-vous de regarder dans votre boîte à fiches et de chercher
les grappes qui s’y sont formées. Elles sont faites de ce qui a accroché
votre intérêt à de nombreuses reprises ; ainsi, vous savez déjà que vous
avez trouvé un matériau avec lequel travailler. À présent, vous pou-
vez étaler ces notes sur votre bureau, cerner votre argumentation et
1. http://longform.org/posts/longform-podcast-152-carol-loomis
167
DU BRAINSTORMING
AU « BOÎTE À FICHES-STORMING »
« Retenez cette leçon : qu’une idée ou un fait vous soit
aisément accessible ne suffit pas à lui donner plus de
valeur. »
Charles T. Munger
168
169
Soulever des questions dans le cours de son travail de tous les jours,
c’est mettre de son côté la loi des grands nombres. En vérité, les ques-
tions réclamant une réponse sous forme d’un article, d’une thèse ou
d’un livre sont peu nombreuses. Il en est de trop larges, de trop étroites,
d’insolubles avec les connaissances raisonnablement accessibles mais,
dans la plupart des cas, on manque tout simplement de documents
sur lesquels travailler. Ceux qui dès le départ ont un plan et une idée
de ce qu’ils vont écrire ont toutes les chances de se heurter à cette
vérité quelque part en chemin. Peut-être parviendront-ils une fois ou
deux à corriger un choix malheureux, mais viendra un moment où ils
devront s’y tenir, sans quoi ils n’achèveront jamais leur projet.
170
171
172
173
174
TERMINER ET RÉVISER
Il ne reste pas grand-chose à dire des deux dernières étapes, car l’es-
sentiel du travail est déjà fait.
Un point clé : structurez le texte en gardant de la souplesse. Bien que la
boîte à fiches vise pour beaucoup à expérimenter et engendrer de
nouvelles idées, il convient à présent d’arranger ses pensées dans un
ordre linéaire. L’essentiel est d’organiser le brouillon visiblement. Il ne
s’agit pas tant de décider une fois pour toutes ce qu’on va écrire
dans tel chapitre ou tel paragraphe que de déterminer ce qui n’a pas
à être écrit dans une partie donnée du manuscrit. Au vu de la struc-
ture (toujours préliminaire), on sait si l’information sera mentionnée
ailleurs.
Le problème à ce stade est l’inverse de la page blanche. Loin de se
demander comment remplir les pages, on a tant de matière sous la
main qu’on doit refréner sa tentation de tout dire en même temps.
Il est vital d’avoir un lieu distinct, réservé au projet, où trier les notes
le concernant. Un processeur d’idées informatique (ou outliner) aide à
composer une structure approximative tout en gardant de la souplesse.
La structure d’une argumentation fait partie de celle-ci et évoluera
donc au cours de sa mise au point – ce n’est pas un récipient qu’on
remplit d’un contenu. Une fois qu’elle n’évolue plus beaucoup, on
peut, soulagé, la qualifier de « table des matières ». Mais même alors, il
1. Si vous n’êtes pas convaincu, vous le serez peut-être par le fait que le senti-
ment d’autonomie prolonge votre vie (Langer et Rodin, 1976 ; Rodin et Langer,
1977). À l’inverse, la perte d’autonomie nuit à la santé (Marmot et al., 1997).
Pour une courte présentation, voir Marmot (2006).
175
176
177
178
L’autre leçon n’est pas que l’expérience n’apprend rien mais qu’elle
n’apprend que si on reprend l’information assez rapidement après
l’avoir découverte – et peut-être plus que de temps en temps.
Décomposer en petites tâches gérables le grand défi qu’est l’écriture
d’un devoir aide à fixer des buts réalistes qu’on peut vérifier réguliè-
rement. Si l’on part de l’hypothèse irréaliste qu’il est possible d’écrire
un texte en suivant un ordre de marche linéaire – choisir d’abord un
sujet, puis étudier la littérature, se plonger dans des lectures, réfléchir,
rédiger et relire –, il ne faut pas s’étonner que la planification qui en
découle soit elle-même irréaliste. En creusant son sujet, on risque de
se rendre compte que l’idée initiale n’était pas aussi bonne qu’on le
croyait ; une lecture a toutes les chances de mener à une autre, car c’est
ainsi qu’on établit sa bibliographie. En commençant à mettre ses argu-
ments par écrit, on se rendra probablement compte qu’il faut tenir
compte d’un autre élément, modifier ses idées initiales ou revenir à
un article qu’on pourrait avoir mal compris. Aucun de ces méandres
n’est exceptionnel, mais tous dérangent les plans les plus ambitieux.
Si l’on se fixe plutôt pour une journée, par exemple, d’écrire trois
notes, de revoir un paragraphe rédigé la veille ou d’examiner toute
la bibliographie découverte en lisant un article, on sait exactement
le soir ce qu’on a accompli et l’on peut ajuster ses attentes pour le
lendemain. Des centaines de retours d’information de ce genre au
cours d’une année permettent bien mieux de tirer des enseignements
et d’apprécier sa propre productivité qu’un délai manqué de temps en
temps – ce qui bien sûr ne se reproduira pas, jusqu’à la prochaine fois.
Le problème du modèle linéaire n’est pas seulement qu’une phase
peut demander plus de temps que prévu, mais qu’il est hautement
improbable qu’on l’achève plus tôt que prévu. Si le problème n’était
qu’une erreur de jugement, on surestimerait le temps nécessaire
aussi souvent qu’on le sous-estimerait. Hélas, ce n’est pas ainsi que
cela fonctionne. Selon la célèbre loi de Parkinson, tout travail tend
à remplir le temps qu’on lui destinait, de même que l’air remplit les
moindres recoins d’une pièce (Parkinson, 1958).
179
Si cette loi est presque universelle pour des cadres temporels longs,
l’inverse est vrai pour les tâches pouvant être achevées en une seule
fois. Cela tient en partie à l’effet Zeigarnik, déjà évoqué plus haut
(Zeigarnik, 1927) : le cerveau a tendance à rester occupé par une
tâche jusqu’à ce qu’elle soit accomplie (ou abandonnée). Si la ligne
d’arrivée est en vue, on a tendance à accélérer, comme le sait qui-
conque a un jour disputé un marathon. Autrement dit, l’étape la plus
importante est de se lancer. Des rituels sont utiles aussi (Currey, 2015).
Mais la différence principale réside dans la tâche à laquelle on est
confronté pour commencer. Une étape aussi accessible que rédiger
une note, prélever ce qui est intéressant dans ce devoir ou transformer
cette série de notes en un paragraphe rend le démarrage bien plus
facile que si l’on décidait de consacrer les journées à venir à quelque
tâche vague et mal définie comme continuer à travailler sur ce devoir
en retard.
180
181
183
Dean, 2013, p. 22
184
185
187
188
189
191
Figure 1
Figure 2
192
193
La note qui vient après dans la boîte est une bifurcation de la première
et porte le numéro 9/8a.
Elle est suivie par les notes 9/8a1 et 9/8a2 avant que la séquence
d’origine ne continue avec la 9/8b.
La note 9/8b contient une référence qui figure aussi en note de bas
de page dans l’article final.
194
195
196
d’une note, donc susceptible de changer. C’est vrai aussi des notes
d’entrée de niveau intermédiaire vers des sujets particuliers ou des
cartes de contenus. Chaque fois qu’un sujet atteint un certain niveau
de complexité, il est judicieux d’établir pour soi-même une vision
générale de ses différents aspects à l’aide d’une note de ce type. Là
encore, il ne s’agit pas d’imposer une structure au système, mais d’ex-
pliciter sa structure implicite, et donc de l’ouvrir à des modifications.
Répétons-le : notre manière de réfléchir à un sujet détermine notre
manière de le structurer et constitue donc une pensée en soi. Elle
relève de la boîte à fiches en tant que note et devient donc quelque
chose à tester, remettre en cause et discuter.
Mais surtout, quel que soit l’outil que vous utilisez, n’en faites pas
trop, suivez vos impressions, ajustez le flux de tâches au fur et à mesure.
Tentez différents cheminements, faites des expériences, amusez-vous.
Il n’y a ni vrai ni faux pour autant que vous respectiez les principes. Et
ne les prenez pas trop au sérieux. Les bonnes idées éclosent dans une
ambiance détendue. Le Zettelkasten est un interlocuteur avec lequel
on doit avoir plaisir à travailler. À ce sujet, jetons un dernier coup
d’œil à la boîte à fiches de Luhmann. La dernière note écrite dans sa
séquence relative au Zettelkasten porte le numéro 9/8j :
197
199
200
201
202
203
204
205
206
207
208
Miller, George A., « The magical number seven, plus or minus two:
some limits on our capacity for processing information », Psychological
Review, 63(2), 1956, p. 81-97.
Moller, A. C., « Choice and Ego-Depletion: The Moderating Role
of Autonomy », Personality and Social Psychology Bulletin, 32(8), 2006,
p. 1024-1036.
Mueller, Pam A. et Oppenheimer, Daniel M., « The Pen Is Mightier
Than the Keyboard: Advantages of Longhand Over Laptop Note
Taking », Psychological Science, 25(6), 2014, p. 1159-1168.
Mullainathan, Sendhil et Shafir, Eldar, Scarcity: Why Having Too Little
Means So Much, Penguin UK, 2013.
Mullen, Brian, Johnson, Craig et Salas, Eduardo, « Productivity Loss
in Brainstorming Groups: A Meta-Analytic Integration », Basic and
Applied Social Psychology, 12(1), 1991, p. 3-23.
Munger, Charles, « A Lesson on Elementary, Worldly Wisdom as it
Relates to Investment Management and Business », Discours à la
USC Business School, 1994.
Muraven, Mark,Tice, Dianne M. et Baumeister, Roy F., « Self-Control
as a Limited Resource: Regulatory Depletion Patterns », Journal of
Personality and Social Psychology, 74(3), 1998, p. 774-789.
Nassehi, Armin, Die letzte Stunde der Wahrheit. Warum rechts und links
keine Alternativen mehr sind und Gesellschaft ganz anders beschrieben wer-
den muss, Murmann, 2015.
Neal, David T.,Wood,Wendy, Labrecque, Jennifer S. et Lally, Phillippa,
« How Do Habits Guide Behavior? Perceived and Actual Triggers of
Habits in Daily Life », Journal of Experimental Social Psychology, 48(2),
2012, p. 492-498.
Newman, Joseph, Wolff, William T. et Hearst, Eliot T., « The Feature-
Positive Effect in Adult Human Subjects », Journal of Experimental
Psychology. Human Learning and Memory, 6(5), 1980, p. 630-650.
209
210
211
Sachs, Helmut, Remember Everything You Want and Manage the Rest:
Improve Your Memory and Learning, Organize Your Brain, and Effectively
Manage Your Knowledge, Amazon Digital Services, 2013.
Sainsbury, Robert, « The ‘Feature Positive Effect’ and Simultaneous
Discrimination Learning », Journal of Experimental Child Psychology,
11(3), 1971, p. 347-356.
Schacter, Daniel L., Science de la mémoire : oublier et se souvenir, trad.
Christian Cler, Odile Jacob, 2003.
Schacter, Daniel L., Chiao, Joan Y. et Mitchell, Jason P., « The Seven
Sins of Memory. Implications for Self », Annals of the NewYork Academy
of Sciences, 1001(1), 2003, p. 226-239.
Schmeichel, Brandon J., Vohs, Kathleen D. et Baumeister, Roy F.,
« Intellectual Performance and Ego Depletion: Role of the Self in
Logical Reasoning and Other Information Processing », Journal of
Personality and Social Psychology, 85(1), 2003, p. 33-46.
Schmidt, Johannes F. K., « Der Nachlass Niklas Luhmanns–eine erste
Sichtung: Zettelkasten und Manuskripte », Soziale Systeme, 19(1),
2013, p. 167-183.
Schmidt, Johannes F. K., « Der Zettelkasten Niklas Luhmanns als
Überraschungsgenerator », Serendipity:Vom Glück des Findens, Snoeck,
2015.
Schwartz, Barry, Le Paradoxe du choix : Et si la culture de l’abondance nous
éloignait du bonheur ?, Marabout, 2009.
Searle, John R., Intentionality, an Essay in the Philosophy of Mind,
Cambridge University Press, 1983.
Segar, Michelle L., « No Sweat: How the Simple Science of Motivation
Can BringYou a Lifetime of Fitness »,American Management Association,
2015.
Shapin, Steven, La Révolution scientifique, trad. Claire Larsonneur,
Flammarion, 1998.
212
213
214