#001 // CLÉMENTINE BEAUVAIS // FÉVRIER 2018

L'OUVR'ÂGE
Regard sur la Littérature Jeunesse et ses acteurs

CLÉMENTINE
BEAUVAIS
À la fois auteure, prof de fac,
traductrice et blogueuse,
Clémentine Beauvais croque
la LJ à pleines dents, comme
un biscuit croustillant,

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les quatre coins en même
temps !
Elle nous parle des enjeux
et défis d'aujourd'hui, avec
bienveillance et exigence,
réalisme et optimisme.

L'INTERVIEW
par JuliaH
La LJ a-t-elle aujourd’hui
des responsabilités vis-à-vis
de la société ?
Si oui, lesquelles selon toi ?
La LJ a une responsabilité clef :
former des lecteurs sophistiqués.
Mais elle en a aussi une autre :
former des citoyens de préférence
pas trop mauvais. Ces deux
impératifs ne sont pas
incompatibles, mais ils sont souvent
difficiles à réconcilier. Il faut
s’autoriser en jeunesse tout ce qui
l’est en ‘adulte’ : narrateurs non
fiables, chronologies non linéaires,
figures de style audacieuses,
intrigues sophistiquées,
psychologies subtiles, etc.
On écrit au futur.
Mais il faut y surajouter une
réflexion éthique, une non- MINI-BIO
indifférence face aux problèmes
sociaux. C’est l’une des différences
avec la littérature ‘vieillesse’, et elle ► Enfance
Je suis née le 6 janvier 1989 à
vient du fait que notre lectorat est
Paris. J’étais une petite fille râleuse
fondamentalement en devenir. On
il me semble. Énorme lectrice dès
écrit au futur. La littérature jeunesse
le tout tout début, grâce (entre
doit être éminemment littéraire autres) à une institutrice de
parce que c’est très largement grâce maternelle visionnaire.
à elle que le sens littéraire s’aiguise
et que l’amour de la littérature se ► Scolarité
perpétuera dans le futur. Elle doit La bonne vieille éducation à la
aussi être éminemment socialement française bien traumatisante ;
et puis la Grande-Bretagne,
consciente parce que c’est aussi en
cette douce libération.
grande partie grâce à elle que
l’empathie pour les autres se
► Et après...
développe et que l’amour de son
J’ai tout fait jusqu’au bout, licence,
prochain se perpétuera à l’avenir.
master, doctorat. Je suis bien sage.
C’est une tension primordiale. Et maintenant je suis prof à la fac.
Pas hyper punk comme fille.
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 #001 // CLÉMENTINE BEAUVAIS // FÉVRIER 2018
Le ‘jeunesse’ de ‘littérature jeunesse’
ce n’est pas juste une étiquette
commerciale...
On entend souvent parler
de méconnaissance,
de dénigrement, de besoin
de légitimité...
Le regard du grand public
ou de la littérature 'adulte'
sur la LJ est-t-il en train de
changer ?
Oui, je pense, et en grande partie
parce que la LJ contemporaine
a su se montrer incroyablement
protéiforme et de qualité. Mais
je pense également qu’avec
la génération actuelle des
trentenaires et quadras aux
manettes des émissions
culturelles, on a un auditoire
adulte plus réceptif qu’avant
à une vision non-élitiste de l’art
en général et de la littérature en
particulier. Idem dans les familles ;
là où leurs propres parents
auraient eu une vision assez stricte
de ce qui constitue l’art, les jeunes
parents actuels sont peut-être plus
flexibles et plus ouverts. Les
jeunes parents bobos vont au
musée, mais aussi regardent des
séries, lisent le dernier Prix Nobel,
mais aussi des BD.
La ‘paralittérature’ de qualité,
y compris la LJ, trouve un lectorat
de plus en plus bienveillant et
curieux chez ces parents-là.
Le terme « jeunesse » sert-il
ou dessert-il la LJ. Devrait-on
supprimer ou modifier cette
appellation ?
Non, il ne faut pas supprimer le
terme jeunesse. Il faut reconnaître
à l’enfance et à l’adolescence
cette littérature qui est la leur en
priorité, qui se préoccupe avec
une attention, une esthétique et
une sensibilité toutes particulières
de ce qui constitue la jeunesse.
Le fait d’être jeune a ses
caractéristiques existentielles
spécifiques qui doivent être
célébrées et qui le sont,
éminemment, en LJ. Le ‘jeunesse’
de ‘littérature jeunesse’ ce n’est
pas juste une étiquette
commerciale, cela dénote les
paramètres émotionnellement,
physiologiquement,
économiquement, politiquement,
socialement, culturellement
uniques de cet état de l’existence
qu’on appelle jeunesse. Cela ne
veut absolument pas dire
‘empêcher de lire autre chose’,
évidemment ! Cela ne veut pas dire
segmenter pour limiter les
expériences littéraires. À ses
frontières, la littérature jeunesse
est toujours poreuse. Mais nier
l’étiquette jeunesse n’est pas une
solution à une ambiguïté de
frontière. Cette ambiguïté n’est
même pas un gros problème.
Je ne me réveille pas la nuit dans
des sueurs froides en me
demandant si le statut crossover
du Curieux Incident du Chien dans
la Nuit doit remettre totalement en
question Fifi Brindacier comme
œuvre de littérature jeunesse.
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CÔTÉ LIVRES
Le livre que tu aimerais pouvoir
relire « pour la première fois »...
Trois hommes dans un bateau, de
Jerome K. Jerome. Rire aux larmes
à nouveau…
Un livre « plaisir coupable », que
tu as (honteusement) aimé lire...
Je lis chaque nouveau Dan Brown
qui sort. J’adore.
Le duo auteur/illustrateur
que tu rêverais de voir travailler
sur un album commun :
Alice Brière-Haquet
& Babette Cole…
Ta rencontre de rêve avec
un personnage littéraire ...
Simone de Beauvoir compte
comme personnage littéraire ?
Elle s’est tellement
empersonnagée elle-même…
Ton plus grand rêve de
collaboration/de rencontre
dans le domaine de la LJ...
C’est certainement en traduction
que ces rêves existent. J’ai traduit
Sarah Crossan (Inséparables,
Rageot), je suis en train de traduire
Meg Rosoff, j’aimerais beaucoup à
l’avenir traduire encore des belles
et grandes voix de la jeunesse
anglosaxonne.
Quelles sont tes habitudes
de lectrice ?
Un seul livre à la fois ; et je termine,
inflexiblement. Il est très rare que
j’abandonne un bouquin, même
quand je m’ennuie. Donc,
obsessionnelle et autoflagellante.
Es-tu plutôt marque-page ou
plie-page ?
Pour marquer la page, un marque-
page. Mais pour les pages qui me
marquent, toujours un petit pli au
coin en bas. Pour relire plus tard…
 #001 // CLÉMENTINE BEAUVAIS // FÉVRIER 2018
Avec Internet, les barrières
tombent. Les auteurs sont en
contact direct et instantané
avec leurs lecteurs. Auteurs et
éditeurs se retrouvent parfois
au cœur d’un buzz ou d’une
polémique sans l’avoir
anticipé. Peut-on encore
écrire/dessiner pour la
jeunesse sans être 'engagé' ?
Très honnêtement, je pense que
la vaste majorité des auteurs/
illustrateurs de LJ ne se
considèrent pas comme engagés
et n’ont que très peu conscience
de ce genre de buzz – et la même
chose vaut pour la grande majorité
des parents, médiateurs du livre et
jeunes lecteurs.Il faut se méfier de
l’effet de résonance qui fait que
l’on a l’impression d’entendre
partout parler de la responsabilité
sociale de la LJ alors que la
majorité de la production reste
principalement ce que Sartre
appellerait ‘embarquée’, c’est-à-
dire flottant passivement sur
l’idéologie dominante actuelle
(néolibérale/ patriarcale, etc.).
Les livres engagés sont
l’exception, pas la règle, en LJ.
Quant aux bad buzz, force est de
constater qu’ils n’affaiblissent pas
beaucoup les livres les plus
évidemment toxiques – Martine
va très bien, merci pour elle –
mais peuvent être dévastateurs
pour des livres et des auteurs qui
par ailleurs se qualifieraient
comme engagés et sont très
sensibles à la responsabilité
sociale de la LJ.
DANS LA VIE...
Quel autre métier aurais-tu aimé
faire ?
Aucun. Il me semble que j’ai
toujours voulu être ‘prof et auteure’.
Il faut
former
de bons
lecteurs...
Est-ce néanmoins
un élément qui impacte
ton processus créatif,
ou qui intervient dans
le travail éditorial ?
Oui, bien sûr, parce que ça veut
dire qu’on réfléchit à deux fois
(voire plus) à ce qui va être
compris. Pour moi il est
absolument indispensable de
pouvoir représenter, en littérature
jeunesse, des personnages
racistes, sexistes, homophobes,
etc., même avec une focalisation
interne, car la condition sine qua
non d’une lecture sophistiquée
c’est de pouvoir comprendre qu’il
s’agit d’opinions de personnages
et non de l’auteur. Un texte émet
des signaux littéraires spécifiques
quand c’est le cas (e.g. narrateur
non fiable). Mais oui, je vois à
l’œuvre, de manière de plus en
plus problématique, des pressions
Comment es-tu tombée dans
la marmite de la LJ ?
Sociologie bête et méchante :
pas une personne, pas un livre,
pas un événement, mais au
contraire le normal : tout le monde
lisant autour de moi. Ce qui est
bizarre, c’est plutôt que je ne sois
jamais totalement sortie de la
marmite LJ…
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d’éditeurs pour éradiquer ces
personnages-là, ou assouplir
leurs propos, ou ajouter des
passages pour ‘critiquer le
personnage’, histoire que le
lecteur soit bien certain qu’on
n’est pas d’accord avec le méchant
macho… Je trouve cela vraiment
inquiétant. Il faut former de bons
lecteurs, c’est-à-dire des lecteurs
qui n’ont pas besoin qu’on leur
explique qu’Humbert Humbert
est méchant. Il faut pouvoir
se permettre ces personnages,
voire ces narrateurs, auxquels
on ne peut pas s’identifier,
et qui ont des opinions que le texte
nous incite implicitement, mais pas
explicitement, à questionner.
Si l’attitude de censure envers
de telles décisions littéraires
se généralisait, c’est la seule
chose qui pourrait me faire arrêter
d’écrire pour la jeunesse, je crois.
Quelles sont les réactions des
gens quand tu leur dis travailler
dans le domaine de la LJ ?
En Grande-Bretagne : ‘I hear
there’s a lot of money in that.’
En France : ‘Mais un jour tu
comptes passer à la vraie
littérature ?’ (d’où le titre de mon
blog). Les deux sont
passablement agaçants…
 #001 // CLÉMENTINE BEAUVAIS // FÉVRIER 2018

ACTUALITÉ
► Un nouveau roman
En août 2018, j’œuvre au
rapprochement franco-grand-
briton avec Brexit Romance ,
un roman ado chez Sarbacane.

► La suite de Bibi Scott

Le 28 février 2018 sort le tome 2
de Bibi Scott : Gare aux
gargouilles , chez Rageot.

► Des projets ?
Pas d’autres choses dans les
tuyaux pour l’instant. C’est
bizarre l’écriture : il y a de
grandes périodes de creux.
Ensuite ça repart moitié tout
seul, moitié sous l’effet d’une
autotorture efficace...

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SUR LE NET
Son site en français
clementinebeauvais.com/fr/

Son site en anglais

clementinebeauvais.com/eng/

Son blog
clementinebleue.blogspot.fr/

EN LIBRAIRIE
Ton péché mignon ? Retrouvez tous les livres de
Fromages forever. Clémentine Beauvais sur son
Mignon, et cher, en Grande-Bretagne. blog. Voici ses plus récents :
Je pense que je devrais demander Album : Va jouer avec le petit
à mes éditeurs de me payer directement garçon, Sarbacane (illustré
en rocamadours. par Maisie Shearring), 2016
Roman jeunesse : Bibi Scott -
Chasse au scoop, Rageot
Un coup de cœur artistique à partager ? (illustré par Zelda Zonk), 2017
Parmi mes drogues quotidiennes, la plate-forme Roman jeune adulte : Songe
Opera Vision qui permet gratuitement de regarder à la douceur, Sarbacane, 2016
des opéras de toute l’Europe, et les diffusions en live
au cinéma des opéras en direct. Pour ceux qui osent
encore dire que c’est un hobby élitiste... Retrouvez l'Ouvr'Âge sur
https://operavision.eu/en/library/operas ouvrage-blog.com, ou sur :

MERCI à Clémentine Beauvais qui a accepté de participer à ce premier numéro

et a, de sa plus belle truelle, essuyé avec talent le plâtre frais de cette gazette.
Pour me faire part de vos remarques, ou si vous souhaitez participer : Dans le prochain numéro :
contactez-moi par mail : julia@ouvrage-blog.com Les éditions
©2018 / Julia Hannes / ouvrage-blog.com "Le buveur d'encre"

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