Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
famille / Le Cardinal de
Cabrières
Livre de Famille
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
Livre de Famille
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
f A. de C.
26 octobre 1917.
CABRIÈRES VEAUNE
ET
SOUVENIRS
I
1788 — 1804
1
— 2 -
« Mon enfance et années de ma jeunesse se sont
les premières
écoulées à Nimes ou à la campagne, sous les yeux de mes excel-
lents parents. Les événements tragiques de la première Révolu-
tion, l'emprisonnement de mon grand-père, de mon père et de
mon oncle, l'échafaud de mon grand-père et de mon oncle de
Génas (1) sont mes plus anciens souvenirs ; et je crois voir
encore ma pauvre mère et ma tante m'embrasser toutes deux,
en pleurant, à la nouvelle de ces terribles événements, qui se
passèrent presque sous leurs yeux ». « La messe, dite dans la
chambre de quelque bon catholique, par un prêtre qui vivait
caché ; le retour des amis de mon père, qui revenaient de l'émi-
gration ; l'arrivée de mon premier précepteur, l'abbé Huet,
émigré lui-même, qui trouva chez nous un asile et commença
mon instruction : telles sont les impressions que je reçus dans
mes plus jeunes années. On comprend que, dans une âme vive,
elles aient jeté le germe de cette haine pour les révolutions et
de cet amour pour le Roi, que j'ai gardés toute ma vie, et qui
étaient du reste partagés par ma famille et par toute la popula-
tion catholique de ce temps. »
Ces quelques lignes suffiraient à manifester le fond des sen-
timents de mon père, et l'on voit tout de suite que son âme,
ouverte aux passions généreuses, était portée à faire des devoirs
que commande l'honneur, l'objet de toutes ses réflexions et la
règle de tous ses actes.
François-Louis-Henri-Eugène de Rovérié de Cabrières, né à
Nimes, le 26 mai 1788, était le fils unique (deux autres enfants
étant morts en bas-âge) d'Isidore de Rovérié de Cabrières, alors
âgé de vingt-quatre ans, sous-lieutenant en titre au Régiment de
(1) M.de Génas pensait-il à cette épouse, séparée de lui par la mort,
quand, dans son Répertoire, il rapprochait les deux inscriptions sui-
vantes :
Vota mariti superstitis
In tumulo placida requiescit amabilis Uxor :
Junxit amor mentes, corpora junget humus.
Vir, e tumulo.
Nunc cessant mea vota, simul quiescimus ambo ;
Jam cinis unus erit, quia fuit una caro !
— 12 —
nous ses premières armes, et bravement occis un lapin, sans
dol ny fraude : en foy de quoy, comme témoins de ce haut
aucun
fait, nous lui avons décerné le présent certificat, contenant vérité
pour lui valoir et servir.
Fait au château de Vauvert, le 11 mars 1778.
DE GENAS, Baron DE VAUVEUT ET DE BEAU.
(1) Voir les Essais historiques sur les Régiments de l'infanterie, cavale-
rie et Dragons, par M. de Roussel, Paris, chez Buillyn, libraire, quai des
Augustins, au Lys d'or, 1707. — Auvergne. Nos villes du Languedoc ;
Nimes, Le Vigan, Beaucaire, Uzès, Lunel, etc., avec quelques villes du
Tarn ou du Velay étaient presque toujours représentées dans le régi-
ment d'Auvergne. On y voit des Calvisson, des Forton, des Des Roys,
des Courtois, des Lacger (en grand nombre), des du Roure.., et, à côté
de gentilhommes, héroïques comme le chevalier d'Assas, on rencontre
de simples soldats, tels que Joseph Renard de Bagnols, et le caporal
Jacob, aussi braves et aussi simples dans leur vaillance. — A Closter-
camp seulement, en octobre 1760, Auvergne eut huit cents soldats
tués et plus de cinquante officiers.
(2)J'ai cherché quelques renseignements sur cette glorieuse circons-
tance. Voici ce que j'ai recueilli, peut-être suis-je un peu téméraire
dans ces rapprochements :
1e Sur la carte militaire de Belgique, on trouve, dans l'arrondisse-
ment de Nivelle, en Brabant, et dans le canton de Sodoignes, au nord
— 19 —
Nommé capitaine en 1746, le 27 octobre, François de Rovérié
fit, en cette qualité, les campagnes de Flandre, et y ajouta, dans
une seconde période, au cours de la même année, un service
volontaire de quelques mois (1). Le 28 mars 1753, une gratifi-
cation nouvelle de trois cents livres récompensa le zèle auquel,
successivement, rendaient hommage les Officiers supérieurs
chargés des diverses inspections qui intéressaient le régiment (2).
Tour à tour, MM. de Rochambeau (3), de Puységur (4), le
signalent par ces notes flatteuses : « bon officier, du meilleur
exemple» ; «Bon capitaine, qui sert avec zèle, excellent recru-
teur, » — «Officier de la meilleure conduite et du meilleur
exemple, à tous égard».
Aussi obtint-il, à la suite de la revue de 1769, le 27 juillet, une
gratification annuelle de cinq cents livres, à prendre sur «l'ex-
traordinaire des guerres », et déjà, en 1760, il avait reçu la
croix de Saint-Louis.
Enfin, le 29 décembre 1777, M. de Montbarey « ayant rendu
compte au Roi de « l'ancienneté et de la distinction des services de
M. de Cabrières, capitaine commandant (au régiment d'Auver-
gne), avec rang de major», lui écrivait que «sa Majesté lui
accordait, pourretraite, des appointements de mille livres par an,
et lui conservait la gratification de cinq cents livres, dont il jouis-
(1) Il lui rappelait ainsi, avec tendresse, le prénom, qu'il lui avait
donné, dans les jours heureux ; et il ajoutait ce touchant et aimable
détail : «la Nène est avec nous». Mon père, en effet, était admis à visi-
ter les prisonniers ; et même, me disait-on, à cause de sa jolie voix,
on lui faisait chanter les airs du temps, que sa bonne lui avait appris.
(2) Le même arrêt condamnait aussi à mourir MM. Henri Gaussaud
et Ambroise Bussy.
— 39 -
aux juges, je veux sauver mon frère !
— Votre frère ! et l'ami
jette un regard rapide et inquiet vers l'esplanade, c'est-à-dire
vers le lieu du supplice. « Je vais vous mener vers lui ! dit-il —
et il l'entraîne dans l'intérieur de la prison !
A ce moment, les condamnés arrivaient au pied de la guil-
lotine, dressée en permanence sur la place. Sans la présence
providentielle de cet ami, l'infortunée Augusta aurait peut-être
aperçu son frère, montant à l'échafaud !
Ramenée alors vers sa soeur, elles pleurèrent ensemble celui
qu'elles avaient tant aimé. C'était le 15 juillet 1794 (27 messidor,
an II).
Trois jours s'écoulèrent, trois jours bien longs pour M. de
Génas. Peut-être, à travers les volets fermés de l'ancien couvent
des Capucins, que les prisonniers avaient eux-mêmes percés de
trous, pour se permettre de voir les exécutions, et de se familia-
riser avec l'horreur de cette mort (1), peut-être put-il jeter un
dernier regard vers son fils unique, envoyé à la mort, à vingt-
cinq ans ! (2).
« La délivrance », ce qu'il appelait ainsi, c'est-à-dire le moment
d'aller revoir cet enfant bien aimé, vint pour lui, le 1er thermi-
dor (19 juillet 1794). La veille de ce jour-là, il comparaissait, lui
vingtième, avec tous ses collègues de l'ancienne Municipalité,
pour répondre à l'accusation d'avoir «dédaigné la Société
populaire et, par tous les moyens et dans toutes ses démarches,
favorisé les projets contre-révolutionnaires, tenté de rompre
l'unité et l'indivisibilité de la République, et de l'avilir! »
Il n'y eut pas de témoins à décharge, point de défenseurs,
mais quelques témoins à charge, dûment convoqués ; et enfin
l'accusateur public lut sa réquisition, demandant la mort pour
tous ces « coupables ».
(1) Ce détail m'a été donné, il y a bien des années, par M. Henri de
Villaret, de Sumène, dont le grand-père avait été aussi emprisonné
aux Capucins.
(2) Lui-même, devant le tribunal, s'est donné vingt-huit ans, par
erreur.
— 40 -
L'arrêt fut exécuté, vers trois heures de l'après-midi, le 19 juil-
let 1794 (1er Thermidor, an II). Par une faveur spéciale — l'uni-
que —, le corps du fils et celui du père furent réunis dans la
même fosse, en un coin du jardin de l'hôpital général.
Longtemps, on a tout ignoré sur les dispositions religieuses
de ces victimes du Tribunal révolutionnaire de Nimes ; et l'on se
demandait, avec inquiétude, si l'esprit voltairien du temps n'a-
vait pas empêché la plupart de ces âmes de se reconnaître,
avant de paraître devant leur Dieu, plus juste et plus clément
que leurs juges d'ici bas, mais longtemps oublié !
Il y a quelques années, le bruit se répandit qu'on avait décou-
vert le manuscrit d'un mémoire, dans lequel M. l'abbé Laborie,
prêtre de l'ancien diocèse d'Alais, avait consigné le récit de l'exé-
cution de ceux qui avaient péri, le 15 et le 19 juillet 1794. Une
pieuse curiosité a fait rechercher ce témoignage inédit, qui, pour
mes parents, comme pour mon cousin, M. de Balincourt et pour
moi, devait être une si grande consolation.
Nous savions que M. Reinaud de Génas, notre aïeul, avait été,
comme son fils, ferme devant la mort, et qu'il avait dédaigné
d'acheter sa vie, en refusant de renier à la dernière heure cette
«noblesse», dont on lui avait fait un crime, et à laquelle,
disait-il, « pendant son existence, il s'était toujours glorifié d'ap-
partenir». Nous ignorions s'il avait élevé ses pensées vers Dieu.
Je demande de citer ici le témoignage si rassurant de M. Labo-
rie, qui, peut-être, sous des habits civils et à la suite de quelque
convention secrète, avait pu voir les condamnés, dans la Cour où
ils étaient rassemblés, et leur donner l'absolution. Voici son récit,
tout entier :
« 1794. Mardi 15. Reynaud Génas, 25 ans, de Nismes (1),
Gaussaud, notaire de Remoulins, juge de paix, et Bussy, bourgui-
gnon, Commis au secrétariat du département, sont exécutés (sic),
déclarer ce que sont devenus les meubles des Génas, père et fils
et combien il faisait payer les chambres, a répondu qu'il l'ignore,
mais qu'ils (les meubles) furent enlevés, l'instant d'après leur mort
par la femme Allien et par Aumelier, préposé de ladite maison ;
que ces meubles étaient précieux et de goût, et que ceux qui se trou-
vaient dans la chambre de Génas père, pourraient être évalués à
deux mille quatre-cents livres ou mille écus ; que les chambres se
vendaient, trois, quatre, cinq et six cents livres et jusqu'à douze cents,
suivant leur grandeur et leur emplacement et que certaines chambres
de la dite maison ont dû rapporter au gardien de ladite maison, dans
l'espace de très peu de temps, un prix de trois mille livres » —
On payait cher le temps d'attendre une mort certaine. »
Signé : Loubat.
« Ne varietur : » Allien, Chancard, Cazaux frères.
Signé : Millien, greffier. (Archives de la Cour de Nimes).
(1) J'aime, en bénissant Dieu de savoir que sa grâce a accompagné
mes parents, jusqu'au bout de leur cruelle épreuve, à faire aussi
remonter ma gratitude vers les prêtres qu'ils avaient connus, au temps
où ils étaient seigneurs de Vauvert, et qui, dans un temps où les moeurs
étaient souvent si légères et même relâchées, leur avaient toujours
donné des exemples de religion et de piété. Je nomme donc Dom Pierre-
Félix Tixeront, O. S. B., prieur de l'Abbaye de Franquevaux, de 1767
à 1789 ; —les Capucins de Nimes, dont plusieurs furent victimes de la
Bagarre de Nimes, en 1790 ; - et même ce M. Sollier, curé de Vauvert,
qui donna quelques preuves d'un réel courage, et qui, réconcilié
avec l'église, reprit son service, à Vauvert même, après la Révolu-
tion.
tendre n'a pas cessé d'unir
- 43 —
ces deux âmes, que la nature avait
jetées, pour ainsi dire, dans le même moule. La conformité
native de leurs idées et de leurs sentiments s'est transmise, sans
s'altérer, au fils de l'une, qui était en même temps le filleul de
l'autre : Eugène de Cabrières les a aimées d'une tendresse égale ;
et quand Sophie de Génas, sa mère, disparut, en 1841, il reporta
sur Henriette-Augusta une affection qui, en devenant filiale,
demeura ce qu'elle avait toujours été (1).
Mais il faut encore revenir à des moments pleins d'incertitude
et d'anxiété. Déjà, durant le séjour du «Commandant», à
Cabrières —, où tout était et devait demeurer calme —, il y
avait eu une petite alerte. En 1791, à une heure avancée de la
nuit, quelques forcenés, venus sans doute de Nimes, mais par le
chemin de Poulx, étaient arrivés devant le château, où tout le
monde dormait. Ils avaient frappé aux fenêtres du rez-de-
chaussée, secoué les portes, ébranlé le portail de fer, ajoutant à
tout ce bruit des cris menaçants.
Eveillé un des premiers, le Commandant se souvint tout de
suite que l'offensive est, à la guerre, un moyen assuré de vic-
toire. Sans prendre aucun autre vêtement que celui, dont on ne
se sépare jamais, il courut à sa vieille épée et, la brandissant
avec colère, accompagnant ses gestes des plus gros jurons, il
ouvrit la porte et se présenta aux assaillants. Les domestiques
l'avaient suivi, mais ils n'eurent pas à intervenir : la vue de ce
vieillard en chemise, qui ne témoignait d'aucune peur, et
qui leur criait ses plus vives imprécations, tenant son épée prête
à percer celui qui avancerait, inspira de sages pensées à ces
misérables ; ils s'enfuirent : ce qui, il faut bien l'avouer, encou-
ragea mon arrière grand-père, à semer ses discours d'interjec-
tions très énergiques, dont il se servait parfois, même dans le
salon.
II
1804-1814
(1) Bien plus tard, comme je parlais à mon père du mal qu'avaient
fait ces deux hommes, il me dit vivement : « Je t'abandonne Voltaire,
mais laisse-moi admirer et aimer Rousseau ! » — Etranges illusions,
chez un royaliste, dont la foi politique n'a jamais varié !
— 56 —
à qui il sembla que Dieu avait confié, pour un temps, la mission
de relever ce que la Révolution avait jeté à terre.
Bonaparte, revenu d'Egypte et de Syrie, avec le prestige de
ses récents succès et de son étonnante campagne d'Italie, ren-
versa le Directoire, au 18 brumaire an VIII, (9 novembre 1799),
et franchit ainsi le premier degré de sa montée prodigieuse
vers le trône. Nommé « consulprovisoire », avec Siéyès et Roger-
Ducos, il était Premier Consul à vie, le 4 août 1802 et, deux ans
après, le 18 mai 1804, il échangeait un titre, emprunté à l'his-
toire Romaine, contre celui d'Empereur, dont la même histoire
avait consacré la grandeur.
Sans perdre un moment, le Premier Consul, afin de préparer,
dans toute la France, les fêtes de son prochain couronnement,
créa, dans tous les arrondissements de chaque département, un
Président de l'Assemblée de Canton, à qui fut donnée la
mission de convoquer l'Assemblée du Canton et de la présider,
« conforméments aux prescriptions du Sénatus-consulte du 16
thermidor (an X) et des Règlements organiques des 19 fructidor
et 30 vendémiaire ».
Quelle raison fixa sur le citoyen Rouvérié-Cabrières-Génas
(Charles) (1), le choix du futur Empereur, plutôt que sur tout autre
habitant de Nimes, je l'ignore. Mais, si je me reporte au souve-
nir de ce que j'ai entendu souvent raconter moi-même à la mai-
son, ou bien au passage suivant du livre de M. de Balincourt (2),
une explication se présente, qui honore le caractère de Napoléon :
« Quelque temps avant la Révolution, se trouvant seule, un
jour, dans le salon du rez-de-chaussée (à la rue des Lombards),
Henriette-Augusta de Génas avait vu entrer un officier d'artil-
(1) Eugène écrit : « nous sommes ici, depuis dix-huit jours, dans
deux jolies chambres à feu, où nous nous reposons à merveille. »
(2) 16 brumaire an XIII. Je lis encore, dans une autre lettre :
« adieu, pour ce soir, il est onze heures ; les yeux nous font
mal à tous
deux, nous allons les fermer, en pensant à toi. » —
— 64 —
« Nous avons fait, ce matin, au moins deux lieues et demie, sur
le pavé de Paris ; quand je suis arrivé pour dîner, j'avais le plus
grand plaisir à m'asseoir, mais au moins, nous verrons bien
Paris, et je suis persuadé que mon Eugène connaîtra mieux
Paris que bien des parisiens ».
Ce séjour à Paris étant, en quelque sorte, officiel et commandé,
mon grand-père ne chercha point alors à lier de nouvelles connais-
sances ; il ne vit guère, un peu assidûment, que les Teissier de
Marguerittes, les Lascours, les Vallongue, les Chabaud-Latour
et quelques autres «Languedociens», appelés comme lui aux
fêtes du Couronnement.
« Voilà assez parler affaires, — écrit mon grand-père —, je
voudrais te parler un peu des personnes, que je vois quelquefois,
et te les faire connaître. Je commence par Mme de Lascours (1).
C'est une femme qui, sans être vraiment jolie, a cependant,
dans la figure, un air qui flatte, et qui attire dès le premier
coup d'oeil ; à peu près de ta taille, cependant un peu plus grande,
le ton de la meilleure compagnie. J'ai dîné chez elle, et nous y
passâmes jusqu'à minuit, et ce temps passa comme un songe,
nous n'étions que huit. On dina à six heures. Mlle Chabaud, qui
était au nombre des convives, en fut la cause, elle l'avait
demandé ; elle est d'ailleurs toujours plus aimable pour nous.
Et voici comment le temps fut employé : on se mit à table à six
heures, on en sortit environ à sept, le dîner fut assez gai.
Eugène ne pensa guère qu'à manger. Après le dîner, on causa
de ce qui occupe Paris dans tous les temps, et des événements
(1) « Il existait une parenté entre les Génas et les Lascours ; elle
avait servi de lien étroit entre ceux-ci et Isidore de Cabrières. Aussi,
furent-ils, à Paris, très aimables pour ce cousin de province, qui leur
venait de par la volonté du Souverain, à qui tout alors obéissait, en
France. Mon grand'père fut charmé de leur bonne grâce à le recevoir,
et à lui témoigner une confiante amitié, dont son fils était le témoin
attentif et reconnaissant. Il en a gardé le souvenir, et a fait souvent
appel, pour ses fils, à la bienveillance du général de Lascours.
— 65 —
principaux, des productions nouvelles et enfin la peinture eut
son tour ».
« Alors on parla des talents de nos dames, et nous prià-
mes la maîtresse de la maison de nous faire voir son porte-
feuille ; son mari fut nous chercher une corbeille, pleine de
portraits en miniature, et véritablement dignes des plus grands
maîtres : les sujets étaient tous bien choisis, ils étaient tous pris
dans le beau siècle de Louis XIV : c'était Mme de La Vallière,
c'était Colbert, Turenne, Mme Deshoulières, enfin tout ce qu'il y
a eu de plus marquant dans cette époque, sans oublier le grand
Maître et les grands écrivains du moment : le tout, copié sur les
tableaux de ce temps, trouvés dans les cabinets les plus renom-
més pour avoir conservé des objets aussi précieux. »
Ainsi non contente d'appeler mes parents chez elle, pour les
associer aux invitations qu'elle faisait, qui étaient assez fréquen-
tes et assez nombreuses, la baronne de Lascours, (1) avait consenti
à leur montrer quelques-unes de ses oeuvres ; et ce fut à mon
grand-père comme une évocation des jours de sa jeunesse. Il crut
un instant se retrouver, à Versailles, devant les images, qui lui
avaient été si familières. Je cite la fin de sa lettre à ma grand'mère,
sur ce sujet :
« Après nous être extasiés devant ces objets, et en avoir fait
nos compliments à l'auteur, qui les reçut avec modestie, et
sans avoir l'air d'en être orgueilleuse, on nous proposa une
partie. Je fis «la chevette » à Mme de Lascours, M. de Lostel-
lier, un parent des Lascours, fit un trictac avec Mme de Vallabrix,
et Eugène resta en tête-à-tête avec Mlle Chabaud : il s'établit, près
de notre partie, et causa assez bien pour que cette fille d'es-
(1) Dans ses notes, mon père revient encore sur la description de ce
tombeau, et je n'ose pas sacrifier cette page, où l'on sent bouillir l'ar-
deur d'un courage, impatient de le signaler.
« La porte du fond, qui est celle du Midi, conduit à l'Eglise. La nef
est vaste. J'y ai admiré le spectacle le plus imposant que l'on puisse
imaginer : c'est la quantité de drapeaux déchirés, conquis sur l'ennemi
au prix du sang de nos soldats Tout, jusqu'aux tribunes et autour du
!
donné une âme tant soit peu sensible ; c'est là qu'ils doivent consacrer
des heures d'attendrissement et de vénération à celui, à qui dans les
siècles passés on aurait dressé des autels.... »
— 73 —
» Adieu, mes bonnes amies, je vois embrasse, mes amitiés au
bon M. Malroux. » E. C. »
Voici enfin la réponse qu'Eugène, profondément ému, faisait
aux recommandations orales et aux trois lignes de la lettre de
son grand-père. On y sent une âme remplie des sentiments les
plus délicats et les plus tendres :
« Mon cher grand-papa, je suis, depuis quelque temps à Paris,
je ne veux pas y être plus longtemps, sans vous donner de mes
nouvelles et vous demander des vôtres.
» J'ai écrit, avant hier, à Maman ; mais comme je pense que
peut-être vous n'êtes pas auprès d'elle, et que votre bonté à
mon égard pourrait vous rendre inquiet sur mon compte, je
m'empresse, en vous écrivant à vous-même, de vous tranquilliser
sur ma santé et sur celle de mon père, et je satisfais aussi à
un devoir, que je remplis avec le plus grand plaisir.
» Je n'oublierai pas les recommandations que vous m'avez
faites au moment de mon départ. Elles me seront toujours
chères ; et tant que je le pourrai, je résisterai aux mouvements
d'une jeunesse bouillante. Je m'efforcerai de lutter contre elle,
sachant que c'est le moyen le plus propre de vous plaire et de
me rendre digne de vous. Je conserverai ainsi une vigueur
pareille à celle que vous gardez vous-même presque entière, à
l'âge où tant d'autres n'en ont plus que le souvenir.
» Adieu, mon cher grand-papa, je vous embrasse de tout mon
coeur, et croyez que vous trouverez toujours en moi une amitié
vive et sincère, et une reconnaissance éternelle pour la bonté et
la douceur avec lesquelles vous m'avez toujours traité.
» E. CABRIÈRES. »
Tandis que mon père continuait avec entrain ses courses dans
Paris, faisant un peu « le badaud» (1), et admirant les créations
6
— 82 —
La semaine entière, en effet, entre le lundi, 3 décembre et le
samedi 9, fut consacrée aux visites, et en voici le bref récit,
donné par mon grand-père.
« Toute cette semaine est consacrée aux grandes Puissances.
Aujourd'hui (le 3) nous avons été présentés à l'Empereur, comme
députation du Collège électoral ; et il a fallu décliner ses noms,
prénoms et qualités, avant et depuis la Révolution. L'Empereur
a plaisanté sur nos productions, et a parlé des moyens (d'y aider)
par des canaux et d'autres améliorations. Il n'y a eu aucun de
nous à qui II n'ait pas dit un mot, et avec beaucoup de facilité ».
Quel effet dut faire à Napoléon l'aveu qu'il avait devant les
yeux un page du Comte d'Artois, et un officier de Royal-Picardie
et, peut-être, le beau-frère du lieutenant d'artillerie, Auguste de
Génas ? Il semble qu'il ne témoigna d'aucune impression
fâcheuse, et « le mot» facile, dont parle mon grand-père, ne tra-
tuisit rien de pénible.
« De là, nous fûmes présentés au Pape, et on oublia de lui
demander de nous accorder l'honneur de baiser sa « mule ». « Il
ne parla qu'Italien, ou du moins très peu le Français. Il nous
reçut debout et avec une grande bonté ».
C'est peut-être au cours d'une semblable présentation que se
produisit le fait, dont mon père m'a parlé plusieurs fois.
Pie VII accompagnait de quelques pas un groupe de personnes,
Avenues pour le saluer ; il remarqua, dans l'embrasure d'une
porte, un jeune homme qui, le chapeau sur la tète, le regardait
avec une insistance malséante. Sans se fâcher, le Pape s'arrêta,
et fixant ce jeune malappris, Il le bénit avec douceur, en lui
peine : «Je voudrais bien que ces fêtes fûssent finies, afin que mon
père put achever ses affaires, et que nous retournassions au plus tôt
dans tes bras, et dans ceux de tante Gusta (Augusta), nos bonnes amies,
dont un baiser me paraît plus agréable que tous les plaisirs de cette
grande ville... J'ai bien du regret de la mort de Catinat, le cheval de
mon grand-père, si difficile à remplacer à cause de ses qualités pacifi-
ques. Je suis bien aise que nos gens aient été sensibles à mon bon
souvenir ; assure-les en de nouveau ». E. C.
— 83 —
disant : mon ami, la bénédiction d'un vieillard porte toujours
bonheur. Le chapeau, obstinément maintenu, tomba de cette tête
orgueilleuse et, sans aucun doute, le petit esprit-fort regretta
son impolitesse.
« La fin de la semaine, du 7 au 9 décembre, devait être em-
ployée à visiter, l'un après l'autre, les Princes Joseph et Louis
Bonaparte, Leurs A. S. l'Archi-Chancelier et l'Archi-Trésorierde
l'Empire et les Ministres ».
Auprès de toutes ces grandeurs, la foule s'empressait; et si
elle offrait des hommages, elle sollicitait aussi des faveurs : d'où
ce cri d'angoisse et de délivrance de mon grand-père :
« C'est une
vilaine chose que de faire sa cour vive le chez-soi
!
(1) Cenom, si cher & mon père et à tous les miens, était celui d'une
très honorable famille Nimoise, les Causse, seigneurs de Vallongue.
L'avant-dernier représentant de cette race honnête et fidèle, M. le
— 84 —
où nous avons passé la journée, c'est-à-dire depuis quatre heu-
res de l'après-midi jusqu'à l'heure tardive, où je t'écris ».
« Eugène n'a pas eu un moment
d'ennui ; et nous sommes
revenus de chez eux, bras à bras, en causant raison, et surtout
en parlant du plaisir qu'on a de revoir d'anciennes connaissances,
et, à plus forte raison, à retrouver celles qu'on n'a presque
jamais quittées, et qu'on a tant de raison d'aimer. »
« Tu sens bien que, dans des moments d'effusion, ta petite
personne joue un grand rôle. Du reste, ces instants d'affectueuse
intimité nous reviennent très souvent. »
« Il faut que je te parle un peu de l'aimable famille, que je
viens de quitter : le chef est assez malade, mais toujours bon, il
m'a comblé d'amitiés, et m'a prié de regarder toujours sa maison
comme la mienne. L'abbé est toujours aussi gai et aussi entrain :
pour la femme, c'est une femme, plus grande que Mme d'Am-
phoux, pas précisément jolie, le teint un peu trop vif, la bouche
ordinaire ; mais tout de même elle a une tournure agréable : et
avec cela avenante, fort aimable, causant très bien, la meilleure
manière possible de s'exprimer ; enfin j'en suis fort content, et
me promets de les voir souvent, à Nimes, où peut-être ils vien-
dront bientôt. Ils m'ont fait entendre que leur fortune souffrait
presque de la prolongation de leur séjour à Paris ; en conséquence,
le mari doit venir au mois de mars, en Languedoc, je l'ai enga-
gé à prendre un logement dans la maison ; je lui réitérerai cette
proposition, avant mon départ. Adieu, ma bonne amie, crois que
je t'aime toujours bien, ainsi que ta « soeurette» ; je ne t'ai pas
recommandé de parler de moi aux Amédée (1), mais tu connais
De son côté, mon grand-père saluait, avec une joie très vive,
la pensée du prochain revoir. Ce n'est pas qu'il fût dégouté de
— 87 —
Paris, par Paris lui-même, et pour le mouvement, qui déjà s'y
faisait sentir, bien plus qu'en Province :
« Au contraire, disait-il, on mène ici une vie très agréable ;
je ne regrette rien de cette immense ville, bien qu'il y ait de
quoi. Mais il faudrait, pour y vivre heureux, s'y trouver avec
quelques connaissances de bonne compagnie, qui, si vous vouliez
vous répandre, vous conduiraient elles-mêmes à d'autres rela-
tions : sans compter qu'on a toutes les ressources désirables
pour les arts, les sciences, les spectacles, et une infinité de
sociétés particulières, qui favorisent les goûts de chacun »...
« Il n'en faudrait pas tant pour trouver qu'il y a beaucoup de
choses à regretter ; mais, sans en faire le détail, il me semble
que ce qui nous manque, c'est toi, ma bonne petite Sophie, et
autour de toi, tous les nôtres, tous nos parents si proches et nos
intimes amis. Sans vous tous, je ne serais jamais bien ici».
Et, quand on fut près du départ, alors mon grand-père prit
son véritable ton de chef de famille, et voici le portrait de son
fils, tel qu'il le peignait, en écrivant à sa chère compagne, avec
la gravité sereine d'un homme qui regarde avec confiance l'ave-
nir de sa famille :
«Je suis bien content de mon Eugène, il aura des goûts
solides, il aime comme moi son chez-lui, les siens ; nos conver-
sations sont bonnes, mais très bonnes, et surtout remplies d'af-
fection pour tout ce qui tient à nous, sans cependant critiquer ni
parler mal de personnes, tu sais que ce n'est ni notre goût ni
notre manière de penser. »
« ...Nous parlons souvent du retour avec mon Eugène, qui
s'en fait une grande fête, il en saute de joie, et va vous étouffer
tous, dans ses bras. Je crois que ce voyages lui aura été avan-
tageux, son jugement y a gagné ; et le plaisir de voir les plus
belles oeuvres des arts semble avoir excité son émulation ; il
parle du plaisir de savoir, avec enthousiasme ; il y a des
moments où je me flatte qu'il ne s'en tiendra pas là : il fait
son journal, il y met beaucoup d'intérêt, et quand il sort de
travailler à bien rendre les sensations, qu'il a éprouvées, à la
— 88 —
vue d'un objet superbe, il est fort content d'avoir aussi bien
employé ses moments. Puisse un goût aussi précieux germer
dans son âme, et lui donner l'envie de meubler son esprit ; je
ne parle pas de son coeur, il l'a bon, et il aime ce qu'il doit aimer,
avec passion. Son premier sentiment sera chez lui très vif, et
je crois qu'il sera durable. Puissent nos projets s'effectuer et le
rendre aussi heureux que notre affection pour lui nous le fait
désirer ».
« ... Je ne songe plus qu'à te rejoindre le plus tôt possible —
peut-être ma prochaine lettre te dira de ne plus m'écrire. Je me
flatte que cette nouvelle te fera plaisir. Je ne sais cependant pas
encore comment nous partirons, car les voitures sont encombrées.
Mais, je tacherai, dès que je pourrai prendre un jour, de m'assu-
rer d'une voiture ».
» Enfin, ma bonne amie, notre sort est fixé pour notre départ:
nous partons cinq, et peut-être six, de connaissance, pour retour-
ner dans nos foyers ; et le jour est arrêté pour le neuf nivôse, ce
qui correspons au trente décembre. J'aurais bien pu partir, deux
fois vingt-quatre heures plus tôt, mais j'aurais été seul avec
Eugène de connaissance, et j'ai cru devoir faire ce sacrifice pour
être mieux et plus agréablement : d'autant que, les cinq, nous
nous convenons, et les voici : Lunac (1), Moynier, Triaire et
les deux autres, que tu connais assez, et que tu auras sûrement
quelque intérêt à voir ; pour eux, ils s'en font une fête qu'ils
ne peuvent l'exprimer. Nous ne serons pas rendus pour les Rois,
mais peu s'en faudra ; je crois que notre arrivée ne peut pas
être retardée au delà du dix janvier (1805), à moins de mauvais
chemins. Mais, quoiqu'il arrive, je te prie de ne pas te tourmen-
ter, supposé qu'il y ait quelque retard. Il est probable que les
chemins ne seront pas beaux, car il pleut toujours, mais il est
à présumer que, d'ici notre départ, il gèlera, car enfin il n'a
fait froid encore que deux jours. Mais sois sûre de notre prudence.
soeurs, Pauline, (2) devenue plus tard Mme Guizot, et Mme de Dillon ;
III
1814-1815
Nimes, le 15 avril,
jour de gloire et de bonheur :
Vive le Roi !
« Le même courrier, mon cher et bon mari (1), m'a porté les
heureuses nouvelles que tu me donnes, et celle de notre bonheur
à tous ; notre illustre tour Magne ne m'a jamais été plus chère,
le drapeau blanc y flotte depuis ce matin ! Les bons Nimois sont
ivres de bonheur, les cocardes de papier blanc, les fleurs do lys
parent les chapeaux du bon peuple, les femmes de la halle sont
Nimes, ce 20 avril
» J'ai laissé hier à Henriette le plaisir de t'écrire, mais rien ne
peut me retenir aujourd'hui, mon bon, mon cher mari (1). Toutes
tes lettres me transportent de joie, et de reconnaissance ; tous
les détails que tu me donnes me grisent de bonheur. Tes lettres
sont connues, j'en ai lu des fragments au préfet, ainsi qu'au Cardi-
nal (2) ; ce dernier est parti ce matin ; enfin, je ne puis, malgré
ma bonne volonté, satisfaire le désir et l'envie de ce monde, qui
désire me voir, pour être plus sûr de ce qu'on lui annonce, et
me témoigne ainsi sa confiance. J'aurais voulu vous écrire bien
plus souvent, mais je ne peux me fixer un moment, tant j'ai de
choses à dire, à entendre Le peuple lui-même fait mon bonheur
!
(1) Mon père venait d'être admis parmi les « gardes à cheval de
Paris, destinés à faire le service auprès de la personne du Roi, jus-
qu'au moment où sa garde serait reconstituée ».
— 108 —
vous porter mes envois, il part dans deux jours ; Besson, dans la
semaine prochaine; Chabaud est déjà parti, tous sont venus me
voir, fais-en de même.
» Sois tranquille sur l'arrangement de nos affaires. Puisque je
ne puis rien faire d'utile pour mes chers princes, que de vous
laisser la possibilité de les servir, faites-le sans peine et sans
inquiétude. Pour nos affaires particulières, je prendrai les moyens
les plus convenables !
» Adieu, mes bons amis, je vous aime et vous embrasse de
tout mon coeur, ainsi que ma bonne soeur. Adieu, mon Eugène,
je te félicite de ton bonheur, et te prie de bien soigner ton père.
Embrasse ta tante, sa fille : et mes compliments à tous... »
3 mai
« Je reçois aujourd'hui, trois mai, mon bien bon ami, ta lettre
du 25, je suis toujours plus sensible à tout ce que tu me dis de
personnel et aux grands événements. Tes sentiments d'amitié
pour moi et ceux de notre fils font mon bonheur ; et les
grands événements me font croire que j'habite le séjour céleste.
Aussi, pas une peine, dans tout ce que tu supposes, ne m'occupe,
je n'ai que celle que tu as ressentie ; je sais que notre enfant
est prêt à tout. Je serai toujours très bien partout avec toi, et
avec la certitude que mon fils est occupé d'une manière qui lui
est agréable. Si grande que soit la privation de ne pas le voir cha-
que jour, je désire qu'il réussisse dans le nouvel ordre de choses.
Je trouve qu'il sera bien dans ce petit appartement de Paris, que
tu lui laisseras, et je fais des voeux bien ardents pour que tout
aille à son gré. Tu ne m'as rien dit pour Achille de Cabrières,
sa mère et sa tante t'ont confié son sort ; agis pour lui ainsi
que je te l'ai demandé, lui-même t'en prie et réclame tous ses
droits à votre bienveillance, je te prie de t'en occuper ainsi
— 112 —
qu'Eugène. Tu vois que tous ici veulent offrir leurs services ;
Besson va être auprès de vous, c'est l'abbé d'Esgrigny, qui s'est
chargé de lui, ses parents voudraient qu'il ait du service avec
notre enfant, tant Eugène est bien dans l'esprit de tous.
» Toute la députation va vous arriver. Elle va te
retenir encore,
je ne puis m'en plaindre, mais je n'en désire pas moins notre
réunion. Le motif qui nous sépare, peut seul m'en consoler. Le
seul vrai chagrin que je puisse avoir, serait celui que vous ne
soyez pas où vous êtes. Mes bons amis, jouissez pour vous et
pour moi ; montrez votre vive allégresse partout ; et pour moi,
redites-moi bien tout, n'épargnez pas vos lettres, que je sois
instruite de tout ! Hélas ! soixante heures plus tard, je serais
encore avec vous, et je jouirais du bonheur de voir nos souve-
rains. C'est un regret que je renferme bien vite, mes bons amis,
car je suis persuadée que ma présence est utile ici ; et, d'ici
comme do plus près, j'aime nos souverains, et veux les servir,
en leur faisant l'offrande de ce que j'ai de plus cher. Pour
Avenir d'un coeur, qui ne peut jamais leur être connu, ce sentiment
de dévouement absolu n'en est que plus vrai, et plus sincère !
» Ne faut-il pas do braves gens, en province, qui manifestent hau-
tement leurs opinions ; voilà ma charge, ainsi que celle de vous
remplacer, mes bons amis, dans nos affaires particulières. Tu ne
te trompes pas, mon ami, dans l'idée que tu as sur certainsindivi-
dus : il y a, dans notre population, une partie épouvantablement
mauvaise, nous avons craint un moment de revoir ici les scènes
malheureuses de 90 et 91 ! C'est un pays détestable sous ce rap-
port! Enfin, je vous recommande tous nos bons nimois. Maxime
Ricard, part avec Charles, celui-ci compte aussi sur Eugène. Le
voilà, ce cher enfant, avec bien de la besogne. Vous ne m'avez
rien dit de l'entrée du duc de Berry, j'aurais bien voulu en enten-
dre parler, plus particulièrement, à cause de mon voisin, que ce
silence a affecté ; il en a été malade ; tu me dis tout cela trop
légèrement, reviens à tous ces détails.
» Adieu, mon bon ami, je me porte à merveille, et vous aime
et embrasse de tout mon coeur. Cette lettre est pour ma soeur
- 113 —
j'embrasse aussi tendrement. Nous avons chanté, dimanche,
que
un Te Deum. Le soir, illuminations, que j'ai été voir, avec le
même plaisir que celui que j'avais à prier : voilà ce que c'est
qu'un coeur vraiment royaliste, et je reste ici pour présider à
tout. Les Beaucairois sont venus, ce jour-là, donner un specta-
cle superbe, dont tous les Nimois vous parleront. On nous a
dit, hier, que Napoléon avait été pris par un vaisseau anglais. Est-
ce vrai ? Mes compliments à tous ».
8
— 114 —
qu'Eugène est secrétaire particulier du Roi ! Voilà, mes bons
amis, les honneurs que le peuple libre vous décerne. Si cela
était, je ne sais comment tu ferais, il faut attendre l'événement.
Labesneraye, pour me rendre plus sédentaire, prétend que je
serai, un de ces jours, portée en triomphe! mais cela ne me fait
pas faire un pas de moins, quoique je craigne les honneurs. Je
laisse à Charles à te dire toutes les particularités de la position
où il nous laisse ; il part demain avec Maxime ; je ne sais ce
que vous ferez de tous ces Nimois, et où ils trouveront à reposer
leur tète. Je suis toujours ici à attendre les grandes et bonnes
nouvelles et à faire faire des illuminations ; la ville se décore
chaque jour d'une manière plus élégante.
» J'attends avec impatience de recevoir de vos nouvelles, fais
pour Achille, ton neveu, tout ce que tu pourras, sa pauvre mère
a eu bien de la peine à le retenir jusqu'à présent, elle s'en rap-
porte à toi, il faut absolument qu'il trompe à employer sa vie.
...» J'ai remis quatre cents francs à Forton, je ferai tout ce
que je pourrai pour renouveler ces petits envois.
» Je n'écris pas à ma soeur, elle doit se plaindre de moi, mais
c'est vous qui devez écrire, parce que vous avez de belles et
bonnes choses à me dire ; moi, je n'ai qu'à vous parler de mes
sentiments, que vous connaissez.
...» Arrange, aussi bien que tu le pourras, l'appartement de
mon Eugène ; ne lui donneras-tu pas un domestique, je préfère
qu'il en ait un, alors même que nous en aurions nous-mêmes
un de moins. Dupré, tout seul, fera ici notre affaire. »
Nimes, le 21 mai.
« Je n'attends pas le courrier de demain, mon cher mari, pour
te dire ; que rien ne te retienne à Paris. C'est un pays qui ne peut
plus nous convenir, à nous vieux, il faut que ce soit Eugène qui
y tente la fortune, je te prie de ne rien négliger pour cela !
Je suis fâchée que tu n'aies pas profité du premier moment
...
pour être présenté au Comte d'Artois ! voilà M. de Rochemore
en évidence ! Ne pourrais-tu pas le voir pour notre enfant ? Qu'il
— 115 —
me tarde de savoir qu'il est content ! quelle privation que je
doive éprouver d'être séparée de lui, je ne le désire pas moins,
persuadée que c'est une chose qui lui sera utile et même
agréable ! nous lui devons tant à ce cher enfant ! »
Nimes, ce 26 mai.
« J'ai reçu hier, avant mon départ, mon bien cher ami, ta
lettre du 25, je ne comprends pas que tu sois resté quinze jours,
sans avoir de mes nouvelles, j'écris tous les huit jours. Je te sais
bon gré de m'écrire avec la même exactitude, car je ne tiendrais
pas à cette double privation. Toutes tes lettres sont pour moi
d'un bien grand intérêt, d'abord parce que tu m'y exprimes tes
sentiments pour moi d'une manière tout aimable, et que tu me
parles aussi de ceux que tu as pour mon Eugène. Ce que tu me dis
fait tout mon bonheur. Quoiqu'il en soit, je n'hésite pas à désirer
que notre enfant soit attaché, d'une manière ou d'une autre, à
notre souverain ; qu'il soit occupé, qu'il ait l'occasion de dé-
ployer les moyens que la Providence lui a départis, et je serai
heureuse.
» Je désire bien ardemment que tu arrives, je suis enchantée
de l'empressement que tu en as, achève vile les affaires qui te
retiennent à Paris. Laisse à noire fils tout ce qui lui sera agréable ;
qu'il n'attende pas notre départ do ce monde pour commencera
jouir de son aisance Je suis ici, depuis vingt-quatre heures,
!
j'ai trouvé Bech joli, comme il l'est toujours dans cette saison,
Paris m'a un peu gâtée, mais, une fois ici, à demeure, et un
peu plus sevrée de ce que j'ai vu là bas, il m'est possible de
trouver cette habitation agréable, surtout si la maison prenait
un étage de plus.
Nos arbres sont jolis, tu
» en seras content. Je me trouve ici
très bien, mais je n'y ferai pas un long séjour, je suis trop loin
des nouvelles, ce moment surtout devient très intéressant. Ce
n'est pas qu'il me faille autre chose que mon Roi, mais je lui
désire tout ce qu'il doit attendre de notre amour. On est mécontent
ici de ce que M. Guizot soit place aussi avantageusement (2) et
Nimes, le 15 juin.
J'ai reçu, ce matin, ta lettre du 8, je m'empresse d'y répondre,
bien persuadée du plaisir que te fait mon exactitude à t'écrire,
par celui que je trouve dans la tienne. Je commence, mon ami,
par te dire combien je suis fâchée de t'affliger par les réflexions
qui m'échappent : crois, mon ami, que je ne manque ni de cou-
rage ni de résignation, mais je ne suis pas encore rassurée sur
les moyens d'arranger toutes nos affaires. Bech est vraiment très
— 120 —
joli, les arbres, plantés dans le bois, viennent bien, et tu trouve-
ras de l'occupation à dessiner les allées ; je m'y trouverai
heureuse, mon ami, dès que tu y seras avec moi, dès que je saurai
que notre Eugène y viendra, et qu'il y sera heureux. Quelle
décision aurez-vous prise, relativement à mon projet de mariage ?
je prie Dieu de vous inspirer. Mais, mes bons amis, je m'en
remets à vous et à la Providence, vous me trouverez toujours
soumise et heureuse de votre volonté. Embrasse tendrement
mon bon et admirable fils, parle-lui avec confiance de tout ce
que nous avons à faire, il est de bon conseil, j'ai de grandes
jouissances à lire tout ce que tu me dis de lui ; lues un aimable
flatteur que j'aime et embrasse de toute mon âme.
» Nous partons demain, pour Valergue, Mmes d'Aigallier,
de Cabrières et moi, ces deux dames vont jusqu'à Montpellier ;
nous serons toutes do retour ici, le 20, pour assister au service,
qui se fera le 21, dans la paroisse de Saint-Charles, pour la
famille royale, cl où Me de Vallongue fera la quête.
» La procession solennelle du Saint-Sacrement s'est faite,
dimanche, avec une grande pompe, toutes les autorités civiles et
militaires, la garde urbaine, toutes les dames y ont assisté. Nous
y avons ou un peu chaud, mais nous étions si heureuses de ce
grand événement que nous n'avons pas été incommodées par
une cérémonie, qui a duré plus de deux heures. Mme Roland y
était, Mme de La Baulme était venue, le matin, de Vendargues,
pour y assister ; je marchais avec Mme de Vallongue, La Bes-
neraye n'a pas eu le courage d'y prendre part, mais elle a joui du
coup d'oeil, qui était magnifique. Nous, nous n'avons rien vu,
mais nous en savons assez pour être satisfaites do cette mémora-
ble journée.
» Le peuple était ravi, toutes les fois qu'il apercevait une de
nous; tout s'est passé dans un silence religieux, qui a édifié et
surpris : les rues, les fenêtres étaient encombrées, et on aurait,
comme on dit, entendu voler une mouche. Dis, je te prie, tout
cela à ma bonne soeur que j'aime et embrasse de tout mon
coeur ainsi que sa fille. »
— 121 —
Nimes, ce 8 juillet
Nimes, ce 11 juillet.
Ce lundi, 30 juillet.
« Voilà bien des jours, mon bon ami, que je ne t'ai écrit, j'ai
souffert de cette privation, et il me tardait fort de m'en dédom-
mager. Je suis arrivée, samedi au soir, j'ai trouvé ta lettre, l'écrin
précieux, la caricature, un petit billet de ma soeur, et enfin, hier
dimanche, ta lettre du 20. Elle m'annonce enfin que la place de
Chevau-léger, pour notre enfant, est obtenue. Dieu en soit loué !
car j'étais bien impatientée de cette lenteur. Voilà un parti pris,
j'espère que notre enfant y sera heureux et y réussira.
» Je n'ai point vu Forton, il est à Beaucaire, on l'attend ici,
tous les jours ; ainsi je ne sais de vous et de Paris que ce que
tu m'en dis, mais c'est bien aussi ce que j'en aime le mieux.
L'esprit est ici le même toujours : parfait d'un côté et inquié-
tant de l'autre. Les cérémonies religieuses n'ont point été
troublées, mais plutôt respectées, parce que ce parti détestable
agit sourdement, mais de l'argent a été encore distribué, pour
gagner les soldats. Les chefs de ce camp sont bons, à ce que l'on
croit : ce qui nous épargnera peut-être de nouvelles tracasseries.
» Passons à nos intérèts particuliers, ton départ de Paris s'éloi-
gne chaque jour par de nouvelles circonstances, cette lettre ne
te dira rien qui puisse l'accélérer. J'ai été prévenue par M. Girard,
auquel, avec sagesse et discernement, Eugène s'est adressé pour
avoir quelques renseignements, que la famille est revenue d'elle-
même sur le projet avorté.
» En conséquence, je ne pars pas, comme j'en avais le désir,
pour Cabrières ; je reste ici, afin d'être plus au courant de ce qui
se passera et de vous en instruire. Tout ce que me dit le bon
M. Huet est très avantageux à la jeune personne, et me ferait
désirer la reprise de cette affaire ; mais un moment, si décisif
pour le bonheur do notre enfant, me rend craintive. Aussi je
me jette dans le sein de la Providence, et j'attends avec confiance
que tout soit réglé parle grand et seul Arbitre de nos destinées !
Depuis quatre mois, cette main bienfaisante nous a conduits
— 125 —
d'une manière si étonnante qu'il n'y a plus à raisonner, mais à
se laisser guider par elle Voilà où j'en suis, et où je puise la
!
(1)Le duc d'Angoulême fut, pendant six jours, prisonnier soit dans
la Citadelle, soit à la Mairie du Pont-Saint-Esprit. Le général Grou-
chy, doublé du général Corbineau, connut, au nom de l'Empereur, les
conditions de la Capitulation et les accepta.
— 133 —
engageant à « se soumettre, comme lui, aux circonstances, et à
cesser de défendre une cause, que la fortune trahissait ». « Ce
n'était pas me trahir, a dit plus tard le duc d'Angoulême au géné-
ral Merle, c'était vous détacher d'un parti que vous jugiez
perdu ».
Je laisse maintenant la parole à mon père, qui a rédigé la
relation d'un grave incident, auquel il fut alors activement mêlé :
« Lié par mon serment et par mes sentiments personnels,
je répondis alors à la communication du Général que, tant que
Mgr le Duc d'Angoulême n'aurait pas déposé les armes, je ne
me croyais pas libre de les déposer moi-même ; et j'annonçai
ma résolution positive de quitter le Pont-Saint-Esprit, et de me
rendre auprès de Monseigneur. Le Général Merle approuva ma
résolution, et m'ordonna même alors de partir sur le champ,
et de dire au Prince de sa part, dans quelle position il se trou-
vait, la retraite qu'il allait effectuer, quels étaient les progrès
du Général Gilly, et l'impossibilité pour Monseigneur de trouver
son salut, autrement que dans une prompte retraite, par la
Provence, où les chemins étaient libres. Un de mes collègues,
M. de Ricard, se joignit à moi, et nous partîmes à l'instant, pour
nous rendre auprès de Monseigneur, que nous rejoignîmes à
Montélimar.
» Arrivés chez S. A. R., vers minuit, nous demandâmes à
être immédiatement introduits, et nous peignîmes au Prince les
dangers de sa situation, avec toute la chaleur que nous inspirait
notre dévouement à sa personne. Les officiers de sa suite écou-
taient en silence, et n'osaient prendre l'initiative d'un conseil,
mais le Prince, se relevant sur son lit, nous répondit d'un ton
aussi calme qu'énergique :
« Je conçois toute la force des raisons que vous m'exposez ;
» mais mon devoir et ma résolution invariable sont de ne point
» abandonner les braves gens, qui ont lié leur sort au
mien.
» Repartez sur le champ, allez dire à M. de Vogüé de tenir tant
» qu'il le pourra au Pont-Saint-Esprit. Dès demain, je le rejoin-
» drai. »
— 134 —
» Nous sortîmes, pénétrés pour lui d'admiration et de respect,
frappés du calme, avec lequel S. A. R. avait écouté notre triste
récit. Je repartis seul, pour prévenir les officiers du Prince. Le
lendemain, en effet, Mgr le Duc d'Angoulême était à La Palud.
Là, s'accomplirent les événements, auxquels on a donné le nom
de Capitulation de La Palud. Jusqu'au dernier moment, nous
avons vu Monseigneur déployer le même sang froid et la même
fermeté. Sa conduite, en cette douloureuse circonstance, ne
démentit point celle de son illustre aïeul, François Ier, à Pavie ;
comme lui, le duc d'Angoulême avait « tous perdu, fors l'hon-
neur ».
(1)Je cite, entre guillemets, les indications données par mon père
sur ses études, et je puis dire que, à Cabrières, se trouvent encore les
auteurs et les traductions manuscrites, dont il parle. Il ne se vante
pas.
— 139 —
douze fables de La Fontaine » et y puisera, pour tout le reste de sa
vie, le goût persévérantde cette sagesse aimable et de cette délicate
philosophie (1). Le petit volume, qui contient ces trésors de grâce,
de naïveté maligne et de très humaine philosophie, lui demeu-
rera toujours précieux et sera le compagnon de ses promenades
solitaires.
Mais l'art, l'art qui chante, qui berce, qui repose, et lutte, avec
la voix même de l'homme, pour exprimer la profondeur ou la
suavité des émotions de l'âme, l'art n'aura-t-il aucune place dans
l'emploi de journées si bien remplies ? Certes, non !
Mon père en effet aimait beaucoup la musique, et joignait à
une voix juste et agréable, un sens profond de l'harmonie.
S'il m'est permis de hasarder quelques idées sur un sujet, où je
ne suis guère compétent, je dirais volontiers que notre âme a de
telles puissances, de telles capacités d'émotion, que, souvent, les
moyens habituels de traduire ses sentiments la découragent, plus
qu'ils ne la servent ; elle les trouve insuffisants, les mots lui man-
quent pour les rendre ; et même, avant de leur donner une
forme extérieures, elle est presque impuissante à s'en rendre
compte à elle-même ; ils flottent en elle comme des nuages à
peine formés ; elle voudrait les saisir et n'y parient pas ! C'est
alors que la musique, le chant surtout, et, comme lui, le sonde
quelques instruments plus favorisés viennent à son aide !
Tel le violoncelle, la basse ! mieux que le violon, dont les
notes hautes inquiètent parfois l'oreille, le violoncelle a toujours
une voix grave, profonde, en un sens plus étendue que la parole,
allant plus loin qu'elle, et parvenant ainsi à atteindre ce fond de
sensibilité, que nous portons en nous, sans pouvoir le sonder,
et dont le mystère est à la fois ce qu'il y a en nous de plus intime,
do plus délicat et de meilleur.
Si cela est vrai, comment s'étonner qu'un jeune homme de
belle intelligence et d'extrême impressionnabilité ait éprouvé à
Sans nul retard, poussé par son besoin d'action, et par l'ardent
désir de servir enfin, dans toute la réalité du mot, mon père
signala aux autorités compétentes sa situation militaire, com-
mencée sous d'heureux auspices, mais trop promptement inter-
rompue.
— 141 —
Admis aux Chevau-légers, le 1er juin 1814, il était passé dans
l'Etat-Major du général Merle, avec le titre de Sous-lieutenant,
et avait été attaché, comme officier d'Ordonnance, à la personne
de S. A. R., le duc d'Angoulême.
Au même titre, mais en qualité de volontaire, en attendant
l'organisation du Corps, dès le 1er juillet 1815, il s'enrôlait parmi
les Chasseurs à cheval du Gard.
C'est, à ce moment, que mon père approcha de plus près le
maréchal de Camp, M. de Barre, dont le dévouement s'était
signalé, depuis le début de l'année 1814, et qui avait, à Beau-
coire, pendant plusieurs mois, commandé la petite armée, dont
l'attitude en avait imposé, à Nimes, aux hommes do désordre.
Cet officier, catholique par le baptême, mais appartenant à une
honorable famille protestante de Brignon, dans le Gard, avait
servi depuis sa jeunesse, et toujours avec distinction. Au retour
de l'émigration, il était entré dans l'armée anglaise (1).
Revenu plus tard dans sa patrie, il avait attendu l'heure où les
circonstances politiques lui rouvriraient les portes de l'armée ;
et, pour occuper ces loisirs forcés, dont le poids lui était lourd, il
s'était astreint à consigner, chaque jour, dans des mémoires
intimes, le récit des événements, dont il était le témoin ou l'ac-
teur, en y mêlant ses réflexions.
Dès qu'il se fut lié avec mon père, il lui donna le conseil
d'imiter son exemple ; et je doute que lui-même ait écrit autant
que son disciple. Combien je regrette aujourd'hui que, à la suite
d'une révision générale de ses papiers, datée de 1844, mon père
ait mis au feu les journaux manuscrits, les mémoires de politi-
que et de littérature, les correspondances qu'il avait rassem-
blés, depuis 1810. Nous aurions eu, là, sur la vie de Nimes et du
département, au dix-neuvième siècle, des renseignements très
utiles, et d'un vif intérêt. Ils eussent été sans doute accusés de
partialité, mais, pour bien juger d'une cause, ne faut-il pas
(1) Mon père fut obligé d'écrire une note, à peu près pareille, à M. le
Baron de Calvière, alors attaché au ministère, pour lui permettre de
rectifier les renseignements erronnés, que M. Chabaud-Latour, alors
député de Nimes, avait reçus de ses électeurs et communiqués à la
Chambre, le 3 avril 1825, sans les avoir vérifiés. — Mon père ajoute,
dans son Mémoire ces quelques lignes : « Cet événement, dans lequel je
me conduisis avec imprudence mais avec courage, a pourtant attaché
à mon nom l'épithète d'assassin du Maire de Ners, et m'a valu, pen-
dant près do dix ans, des menaces et des lettres anonymes, où l'on
ne parlait de rien moins que de me « manger le foie, ou de telles
autres gentillesses. »
Cette agitation d'ailleurs avait été fomentée par un certain
Duroc (Dominique-Antoine), ex-prêtre, qui, après avoir abjuré, était
devenu instituteur à Saint-Christol, et enfin commissaire du Canton de
Vézenobre.— (Voir les pièces du procès de Duroc, au greffe du parquet
à Nimes, 6 août 1816.— La rédaction en a été faite avec une telle légè-
reté que, tout le temps, on donne à mon père le nom de M. le Marquis
Calvière-Vézenobre.)
10
— 146 -
(1) Quand mes frères furent entrés dans leurs carrières et dans le
monde, mon père s'amusait à les interroger sur la couleur et la coupe
des vêtements à la mode. Avec moi, c'était le tour des lettres : « Que
lis-tu là ? — Papa, c'est « l' Imitation en vers, de Corneille », — ou bien
l'Itinéraire, marqué à la fin du Bréviaire romain, ou un des volumes de
Didot sur les poètes latins » ; et mon père de s'exclamer sur un vers,
âpre mais puissant de la traduction de Corneille, ou sur le sens pro-
fond d'une parole liturgique : « in oestu umbraculum — in lassitudine
vehiculum — in lubrico baculus — ou bien ce vers de Publius Syrus :
« Amor, ut lacryma, oculo oritur ; in pectus cadit, » « l'amour jaillit
des yeux, comme une larme ; comme elle il tombe dans la poitrine ».
— 154 —
IV
1817
(1) Mon père aimait à citer, et il appliquait ici deux axiomes popu-
laires : «la grâce, encore plus belle que la beauté » — ; « Ce n'est pas
ce qui est beau, qui est beau : c'est ce qui plaît ». —
— 166 —
il ne me reste que l'inquiétude de te faire courir les grands
chemins. Mais, heureusement, le temps est beau, rien ne te
presse trop, et tu voyageras en poste, bien commodément, pour
voir ton fils et peut-être ta belle-fille.
» Il me semble que tout cela a un bon côté. Ainsi,
ma bonne
amie, je t'attends en toute confiance; et j'espère que tu me
répondras tout de suite pour me dire le moment précis de ton
départ, afin qu'on se retrouve ici à ton arrivée, car ces dames
repartent au premier jour pour Cuirieu, et moi, demain, pour
Vienne, où je vais attendre tes lettres, et puis toi. Votre arrivée
ici rend inutilel'envoi des articles. J'ai remis à M. Huet la lettre
de mon père ; il me charge de vous présenter ses devoirs et ne
vous écrit point, dans ce moment, n'ayant rien à ajouter aux dé-
tails que je te donne. Il a vu Mme du Vivier, qui paraît disposée
très favorablement. Elle viendra, je l'espère, à Lyon, à l'époque
marquée par toi. Ces dames n'ont heureusement pas grand che-
min à faire.
« Adieu mes bons amis, je vous embrasse de tout mon coeur et
vous attends avec impatience.
» Ton bon fils. »
Ce vendredi, 23 mai 1817.
(1) Mme de Veaune, à qui en effet mon père plut réellement; elle
avait beaucoup d'esprit et se plaisait à joûter avec son neveu, par
alliance.
— 170 —
elle consentit donc à ce voyage, qui avait pour elle un double
attrait ; elle revoyait cet enfant bien-aimé, et elle était sûre
d'avance de lui obtenir la compagne que tant d'éloges recom-
mandaient à son choix. Elle vint donc, dans la première quin-
zaine de juin, elle vit la Marquise du Vivier, M. de Silans, les
cinq tantes, et enfin cette Yvonne, destinée à lui être si chère.
Elle la demanda, l'obtint et reprit la route de Nîmes, l'âme
satisfaite, et le coeur content ; elle aurait une belle-fille, telle
qu'elle l'avait souhaitée pour son fils, et, puisqu'il le voulait,
pour elle-même.
— de ma mère —
« Permettez-moi, Madame, de venir vous exprimer tous mes
remerciements, et tout le plaisir que m'ont fait les robes, les
chapeaux, châles de cachemire, etc., etc.. Tout cela est si beau,
si magnifique, que votre Yvonne pourrait se croire une seconde
duchesse de Berry (2). J'ai étalé toutes mes richesses dans un vaste
appartement, et je n'ai pas besoin de vous dire que cela fait un
brillant effet. Ce qui m'a enchantée, c'est la grâce charmante de
cet excellent père, qui, en les offrant, ajoutait encore un mérite
de plus à tant de bienfaits. Ce qui est au-dessus de tout, à mes
12
— 178 —
l'appui de cet Ange, dont la maternelle tendresse avait été,
jusque là, la douceur et la force de sa vie intime.
Et Yvonne tremblait plus encore Timide, craintive, un peu
!
vais laisser notre excellente mère et cette maison, où j'ai été tant
aimée. »
En dépit de ces anxiétés d'autant plus profondes qu'elles
remuaient des âmes plus sensibles, et mon père et sa future
compagne s'abandonnèrent avec confiance à l'avenir. Ce qu'ils
voyaient d'eux-mêmes les rassurait, et pour le reste, « ils sui-
vaient la coutume et laissaient faire à Dieu.»
Et Dieu les bénissait plus qu'ils n'osaient le croire.
Les jours et les heures avaient fui, et l'on était enfin à la
veille du 22 juillet.
voir à Cuirieu, et bavarder avec toi sur nos projets. Adieu, cher
Achille, je t'aime de tout mon coeur (*).
Tout à toi.
(*) A M. Achille de CABRIÈRES, aide de camp du général Donnadieu,
à Grenoble — de Vienne, le 12 juin 1817. —
— 182 —
sur terrasse, ombragée elle-même par un grand cèdre (1), on
embrasse un vaste horizon. Le château me semble avoir été bâti
à la fin du seizième siècle, sur l'emplacement d'un rendez-vous
de chasse des Dauphins. Trois tours lui restaient et donnaient
à son aspect un cachet gracieux et élégant ; la quatrième a été
détruite. Dans une restauration, faite probablement peu de temps
après la Révolution (2), on a modernisé les fenêtres, qui, à l'ori-
gine, étaient larges et coupées par des croix de pierre, dont on
distingue encore la trace. Les salles du bas sont vastes, très sono-
res ; et de l'une, par un perron, on descend dans un jardin, rempli
de fleurs durant la belle saison; deux corridors, au premier et
au second étage, rendent toutes les chambres indépendantes et
de facile accès. Les communs sont à une petite distance du château,
enfermés avec lui par une enceinte, formée de gros cailloux, noyés
dans un fort ciment. La porte d'entrée forme brèche dans cette
enceinte; elle est cintrée, basse, en bois épais et semée de clous,
qui lui donnent un caractère grave et presque monastique ; elle
donne dans un couloir voûté, et c'est à l'issue de ce couloir, à
gauche, qu'était la chapelle, où ma mère, en 1817, et ma tante,
deux ans plus tard, ont été mariées.
(1) Planté par mon grand-père, qui en avait mis un autre à Veaune.
(2) En 1790, une bande de forcenés dévalisa le château,
en dépit des
efforts généraux des P. P. Recollets de Lorous, qui essayèrent vaine-
ment d'arrêter ce brigandage.
— 183 —
soeurs s'y donnent la main, et une phrase, inspirée par la fable
des Deux pigeons, «qui s'aimaient d'un amour tendre», porte
l'engagement de ne jamais ni s'oublier, ni même se refroidir.
De 1817 à 1877, c'est-à-dire pendant soixante ans, cette amitié
a vécu constante.
Mais Cuirieu n'était pas au fond, pour M. du Vivier, ni pour
ses enfants, la vraie terre de famille. Ils n'y avaient habité que
depuis 1809, après la mort de la marquise de Boissac, et à des
intervalles assez rares.
La terre des ancêtres, c'était Veaune. Les du Vivier la tenaient
de Jacques de Fay, de Veaune, marié, en 1665, avec Claire-Marie
du Vivier, dont la fille unique porta, en 1748, son nom, ses
biens et ses armes dans la famille de son mari, Justin-Bruno du
Vivier. Cette branche de la race ardéchoise des Fay était à
Veaune, depuis le milieu du seizième siècle; et de génération en
génération, c'était, sous le toit de « la maison-forte de Veaune» (1),
que la famille s'était continuée en officiers de terre et de mer ;
au soir de leur vie, ils étaient venus y retrouver ces affections
suprêmes, dont rien n'égale ni la douceur, ni la paix.
Artus-Charles-Marie du Vivier avait fait comme ses devan-
ciers, et ses trois enfants considéraient Veaune comme leur
véritable patrie. Mais Charles fut naturellement désigné pour
recueillir, avec le titre de marquis de Cuirieu, les biens délais-
sés, aux portes et aux environs de La Tour-du-Pin, par M. Louis
de Boissac, son arrière grand-oncle; et les terres de Veaune
furent attribuées aux deux soeurs, Yvonne et Augustine.
Est-ce parce qu'Yvonne était l'aînée, est-ce pour quelqu'autre
raison personnelle, que j'ignore, mais il n'est pas douteux que,
dès le premier jour où elle en fut propriétaire avec sa soeur
cadette, ma mère n'ait eu, pour Veaune, un attachement très
sensible et très profond.
Le pays lui plaisait : le village est assis sur une colline basse,
« Cuirieu, 23 juillet.
» Veuillez recevoir, ma bonne mère, encore un mot de votre
Yvonne, avant qu'elle puisse vous dire, de vive voix, le bonheur
qu'elle ressent à se nommer votre fille. C'est un titre, dont elle
est fière, et pour lequel elle ne craint point de vous réitérer
l'expression des désirs qu'elle a de s'en rendre digne. Je veux
vous dire aussi que j'ai, près de moi, un bon père, qui me gâte
complètement, et que je ne sais pas si, quand vous me verrez,
vous ne me trouverez pas, avec un grand changement dans le
caractère : ce sera un peu de sa faute. Veuillez voir, excellente
mère, que mon coeur ne varie point, et que, depuis que j'ai eu
le bonheur de vous connaître, ainsi que M. de Cabrières, il vous
a appartenu, et ne cessera d'être à vous.
» Je puis à présent vous parler de mon époux ; un de ses pre-
miers mérites, à mes yeux, c'est son attachement pour vous ; et,
là-dessus, comme dans beaucoup d'autres choses, nous avons
beaucoup de conformité.
» Permettez que je vous quitte ; maître Eugène étant déjà
venu me demander deux fois ma lettre, et se montrant très
scandalisé de ma lenteur. Veuillez trouver ici, ma bonne mère,
l'assurance du plus respectueux attachement.
» Maman et toute ma famille me chargent de leurs respects
auprès de vous.
» Je suis maintenant, tout à fait, votre fille, Yvonne. »
A Cuirieu, 23 juillet 1317.
Ce fut donc vers le milieu d'août 1817 que mon père amena à
Cabrières sa jeune compagne. L'époque était bien choisie pour
faire expérimenter à une Dauphinoise les ardeurs de notre cli-
mat !
Certes ! Veaune n'était aussi qu'un petit village ; mais il appar-
tenait à cette région tempérée, où il y a sans doute des chaleurs,
en été, mais elles sont moins vives, moins longues, et des pluies
plus fréquentes donnent aux champs une apparence moins des-
séchée. On voit des arbres, on peut trouver de l'ombre ; et
même on entend courir, à travers la campagne, un ruisseau
dont les eaux sont assez riches pour qu'une imagination com-
plaisante le transforme en une petite rivière : à Cabrières, rien
de pareil. C'est la monotonie d'un sol grisâtre, sur lequel vivent
des oliviers aux feuilles courtes, minces et blanches. La vigne y
est abondante, mais à l'époque dont je parle, les plants étaient
à peu près tous de même provenance, et par conséquent la cou-
leur du feuillage ne variait guère. Une poussière ténue, fréquem-
ment soulevée par le vent, fouettait le visage de ses tourbillons,
et jetait, jusque sur les vêtements, un manteau gris, difficile à
secouer. Parfois se levait le vent du nord, et sa voix rauque ne
cessait de retentir, ni jour ni nuit ; son souffle impitoyable se-
couait les volets de toutes les fenêtres, agitait toutes les portes
et gémissait à travers les moindres fissures.
— 188 —
Ma mère aurait pu souffrir de ce contraste entre son habitation
de jeune fille et sa nouvelle demeure. D'autant plus que, à Veau-
ne, la maison était vaste, un peu rajeunie, entourée de construc-
tions assez amples, et appuyées sur un parc ombreux, tandis que,
à Cabrières, le château avait conservé un aspect ancien, plutôt
sévère, et une distribution intérieure presque monastique. C'était
bien une épreuve pour une femme de vingt-trois ans !
Heureusement, avec le mariage, avait coïncidé, chez ma mère,
l'éveil, puis l'épanouissement d'une faculté native, qui s'était
affirmée en elle dès qu'elle s'était trouvée devant l'horizon et
dans le milieu, destinés à lui appartenir désormais.
Cette faculté, c'était le don de voir les choses et les hommes
toujours par leurs bons côtés. Une sorte d'exaltation intérieure
la portait à ressentir vivement, à tressaillir presque, devant ce
qui lui paraissait bon et beau. Combien de fois j'ai remarqué,
chez elle, cette puissance transformatrice, à laquelle concou-
raient ensemble la vivacité de son imagination et son goût
inné pour les arts !
« Chère Yvonne,
» Je ne puis te dire combien nous avons été touchées de ton
attention à nous écrire, dans un moment, où, toute fatiguée du
voyage, et plus encore, malgré l'oppression de ton coeur, qui
sentait si vivement que tu t'éloignais de véritables amies, tu as
cherché à nous consoler ; nous trouverons toujours une douce
jouissance dans l'expression de ton amitié. La nôtre te suivra,
partout où tu seras, et jusqu'au dernier moment de notre vie,
nous chérirons notre bonne Yvonne. Nous nous plairons à en-
tendre parler de tes succès, mais plus encore à penser que tu
aimeras tes nouveaux parents, comme tu aimais les tiens ; ton
bon coeur pourra et saura réunir ces tendresses. Tu sens déjà le
bonheur d'être entrée dans une famille si attachante et si res-
pectable; tout ce que nous en avons vu, nous donne la convic-
tion que tu y seras heureuse, comme aussi la bonté de ton coeur
et ton aimable caractère nous font espérer que tu y seras tendre-
ment aimée. Nos pensées se reposent avec une entière confiance
sur la digne mère de Monsieur Eugène, devenue la tienne ; elle
sera ton guide, ton soutien, et toi, sa fille dévouée, rivalisant
avec ton aimable Eugène à qui aimera le mieux cette excellente
maman.
» ...Nous jouissons avec toi des fêtes et des choses agréables,
que tu rencontres à chaque pas. En outre de la gaieté et de la
joie que tu en éprouves, tu y vois sans doute combien tes
parents sont aimés et considérés, et tu peux te promettre pour
— 193 —
l'avenir les mêmes sentiments, désirant toi-même avoir les
mêmes vertus et le même mérite. Puissent tes voeux et les
nôtres sur ce point s'accomplir. Que la bénédiction du ciel
t'accompagne toujours, chère enfant ; n'oublie jamais ce que tu
dois à Dieu de reconnaissance pour t'avoir préparé cette union,
et puisses-tu chercher et trouver toujours, auprès de ce Dieu de
bonté, les secours et les lumières, dont tu auras besoin pour aider
ta bonne volonté à remplir tous tes devoirs...
» Ta soeur te voit heureuse, et pense à peine à elle-même ; tu
croiras facilement qu'elle et nous, nous attendons, avec impa-
tience, non pas quelques mots, mais l'histoire entière de ton
arrivée à Cabrières. Mais avant tout, parle-nous de tes bons
parents. Nous désirons qu'ils soient en bonne santé, et aussi
contents de toi que nous le sommes d'Eugène et d'eux...
» ...Adieu, chère Yvonne, au milieu du monde bienveillant
qui t'environne, pense parfois à tes vieilles tantes ; leur coeur
est encore jeune pour t'aimer, bien fortement et tendrement.
Ouvre-nous toujours le tien, ce sera à de véritables amies, qui
ont besoin de te voir heureuse ; et alors nous aimerons d'au-
tant plus celui, qui fait déjà et fera toujours davantage, nous
l'espérons, le bonheur de notre chère nièce, qui elle-même fera
celui de ce bon et aimable neveu » (1).
» SILANS DU VIVIER. »
A Veaune, le 21 juillet 1810.
Ma mère, dans ses entretiens avec son mari, lui parla surtout
de ceux de ses parents qu'elle avait perdus, et dont la mémoire
devait lui demeurer toujours présente. Elle avait pour son père
une affection, mêlée d'un grand respect. Tout justifiait, chez ses
filles, ce double sentiment, à la fois tendre et réfléchi.
Mon grand-père, Artus-Charles-Marie du Vivier de Fay-
Solignac était né à Romans, le 29 septembre 1751 (2). Il annon-
(1) Marié, à Paris, le 1er avril 1761, avec Mlle Marguerite Chapelle
de Jumilhac. Après trente ans et plus de mariage, il avait renoncé à
tout espoir de paternité, et espérait revivre dans les enfants de M. du
Vivier.
— 206 —
réservée, laborieuse, aimant la retraite, sachant garder le silence,
méprisant les vaines parures, craignant les dieux, et n'ayant ni
légèreté, ni entêtement, ni humeur. »
Le programme était un peu compliqué. Aussi, la lettre se
terminait-elle par ce cri, pareil à un voeu qu'on sent difficile à
réaliser :
« Heureux l'homme qu'un doux hymen unirait à une telle fem-
me! Il n'aurait à craindre que de la perdre et de lui survivre! »
Je vous embrasse tous trois de tout mon coeur. Mais je veux dire un
mot à votre bonne maman, et c'est pour l'assurer de nouveau de mon
tendre attachement pour elle. »
» Veaune, le 31 mars 1812.
» Tu trouves peut-être, ma chère Yvonne, que ma plume est bien
tardive à répondre à ta lettre. Mon coeur n'est nullement cause de ce
retard ; il a, pour toi, pour ton frère et ta soeur, la plus tendre affection.
Vous connaissez, d'ailleurs, tous les trois, le véritable intérêt que vous
m'inspirez. Je jouis de vos succès, je partage, dans ma pensée, vos
plaisirs : aucun père, aucune mère ne souhaitent plus le bonheur de
leurs enfants que votre bonne maman et moi. Nous ne vivons, pour
ainsi dire, que pour vous. Si nous vous refusons quelque chose, ce
14
— 210 —
par leur intelligence, leur goût des arts et leurs succès, atteint
et même dépassé ses espérances.
Il ne se contentait pas de les voir appliquées, modestes,
gracieuses dans le monde : leurs sentiments religieux lui appa-
raissaient comme la tutelle, dont elles auraient toujours besoin ;
et ma mère m'a bien souvent raconté que, peu de jours encore
avant d'être frappé par la maladie qui devait l'emporter, son
père s'inquiétait de savoir si elle et sa soeur étaient allées régu-
lièrement se confesser et communier. Lui-même, hélas ! n'usait
guère des sacrements, dont l'usage lui paraissait nécessaire à ses
filles !
Il n'avait point échappé à l'influence funeste de l'esprit philo-
sophique de son temps ; et manière elle-même disait de lui qu'il
était « philosophe ». Mais peut-ètre cette philosophie était-elle plus
spéculative que pratique. Il croyait fermement à Dieu et à l'im-
mortalité de l'âme, il assistait exactement aux offices de la
coeur. »
« Du VIVIER. »
» A Mademoiselle Yvonne du VIVIER,
» Maison I agisse, place Maurice,
» A Genève.
» Léman. »
— 211 —
paroisse, et s'y tenait avec dignité et respect. Très cultivé, assidu
à la lecture et à l'étude des chefs-d'oeuvre de l'antiquité classi-
que ; silencieux et un peu sauvage le plus souvent, il était aima-
ble à ses heures, et toujours bon avec les habitants de Veaune
et de Cuirieu. C'était, pour le monde, un homme accompli, plein
de loyauté, d'honneur, de courage (4). Dieu veuille que sa der-
nière heure (2), consolée par la présence et la parole d'un prêtre,
ait été illuminée par un rayon de foi chrétienne !
Peut-être faut-il ajouter à ce voeu une ligne, empruntée à la
lettre par laquelle mon grand-père annonçait à M. de Silans la
mort de son frère (3) : « Nous l'avons perdu, cet excellent père !
Son âme pure est allée rejoindre le Tout-Puissant, de qui elle
était venue ! » — Rien qui ne soit chrétien dans cette parole
de certitude confiante !
(1) Le maire, Jean Dorée, Simon Gay, Pierre Martin agent, et Boit,
secret. gén., tous de la Commune de Veaune et du district de Romans,
certifièrent, « le décadi, 30 floréal, que la citoyenne Marguerite
Boissac était arrivée malade, le 15 floréal, chez son neveu, le citoyen
Artus Duvivier, et avait déclaré vouloir se fixer à Veaune. »
La bienveillance était évidente, là, comme à Cabrières : presque à la
même époque.
Ils lui étaient venus sûrement par l'intermédiaire de M. l'abbé
(2)
Bouchin, vicaire général.
— 217 —
(1) « Ce me sera une grande douceur, si je puis finir mes jours près
de toi... Tu sais combien je t'aime : je n'ai plus que toi — mais, pour
peu que ma présence puisse troubler ta tranquillité,... je ne viendrai
pas ». — De la Côte-St-André.
(2) « Je voudrais te convaincre de ma tendre amitié ! mais à moi
n'appartient pas tant de bonheur ». — De Cuirieu.
— 218 —
Elle parlait avec autorité, avec raison, et ne craignait pas de
signaler à son neveu ce qu'elle croyait ou imprudent, ou dange-
reux.
On a vu combien pour elle-même, l'Abbesse avait de délica-
tesse de conscience, pour l'intelligence et l'interprétation de ses
Bulles, auxquelles elle entendait s'en tenir strictement. Un jour,
dans une vente de bois, elle crut que M. du Vivier avait disposé
de ce que des Bulles, relatives à quelques terres, autrefois
dépendantes d'une église ou d'un chapitre, avaient réservé, et
elle lui fit à cet égard de très vives observations.
Elle ne fut pas aveuglée par sa tendresse maternelle pour son
neveu préféré, elle n'oublia rien pour établir entre lui et son
frère Camille (1) des relations vraiment affectueuses et confiantes.
De même elle fut très bonne pour les cinq soeurs de M. Artus
du Vivier, elle acheta même aux environs de Lyon, une petite
propriété, pour les y faire jouir de la belle saison (2).
Mais il semble bien que son affection pour la petite Yvonne
ait pris peu à peu le dessus sur toutes ces autres relations ; elle
la regardait comme son enfant adoptive, et, en parlant d'elle, ou
en écrivant à ses neveux de Veaune, c'est le nom d'Yvonne qui
se place de lui-même sous sa plume, avec toutes les recherches
(1) M. Camille du Vivier avait été, dans le testament de son père,
traité avec la parcimonie qui atteignait alors tous les cadets. De là à
adopter quelques-unes des idées de la Révolution, il n'y avait pas loin.
Mais Camille le fit sans excès, et en demeurant fidèle à la tradition
de ses ancêtres. Il devint, en 1801, capitaine de grenadiers, dans l'armée
des Grisons, d'abord cantonnée à Berne. Il fit ensuite, avec distinction,
toutes les campagnes de Napoléon, et reçut, à Austerlitz, la croix de
chevalier de la Légion d'honneur ; il eut, à Eylau, deux chevaux tués
sous lui. Après son mariage avec Mlle d'Alzac, il habita quelque temps
Romans, et en devint maire. Après 1815, il se retira en Champagne et
y mourut en 1832. Sa descendance habite Bordeaux, et y est juste-
ment honorée.
(2) « Tes soeurs me paraissent bien sensibles à tous les procédés
d'amitié que tu leur montres... C'est, comme tu le dis, le plus solide
bonheur des familles Quelle douceur pour moi de vous en voir jouir !
!
»
— De Cuirieu.
— 219 —
de la plus inquiète sollicitude. « J'embrasse d'idée ma chère
Yvonne», s'écrie-t-elle.
Qu'on me permette de citer deux lettres, écrites à ma mère
par sa vieille tante : elles s'adressent à une enfant de six ans,
puis à la même, quand elle vient d'avoir dix ans.
II
(1) L'Abbesse a gardé, dans ses papiers, une sorte d'étude, ou plutôt
d'esquisse sur les caractères différents des cinq soeurs : Pétronille
(Mme de Veaune, la de Veaune), écrit assez facilement, dit l'Abbesse ;
Gabrielle-Artusine est douce, prévenante, laborieuse et adroite ; Mar-
guerite-Alphonsine, ressemble beaucoup à sa mère, a une figure
distinguée : — ce sont les trois chanoinesses d'honneur du Chapitre de
Montigny, près Vesoul ; — Sophie (M—de Pennes), est plus simple et
plus retirée ; Ferdinande-Caroline, a une figure très agréable, beau-
coup d'esprit, une voix agréable et très étendue. C'est Mme de Veaune,
qui paraît avoir été la plus brillante.
— 221 —
Au lendemain de sa mort, à Cuirieu, dans les derniers jours
de décembre 1805, la Marquise de Boissac écrivait à Mlle du
Vivier, à Lyon :
« Notre soeur a fini, comme une prédestinée: elle a reçu main-
tenant la récompense de ses mérites !»
— Et mon grand-père
disait à ses enfants : « Notre attachement, notre vénération,
notre reconnaissance pour cette excellente tante ne peuvent
s'exprimer assez vivement. Je perds, en la perdant, une seconde
mère. Sa mémoire sera présente à mon coeur tant que je vivrai. »
Et ma mère, pendant plus de soixante et dix ans, n'a cessé
de parler, avec une gratitude émue, de celle qui, en la bapti-
sant, l'avait fait entrer dans la société chrétienne. Ce nom sem-
blait résumer tout ce qu'elle avait appris à croire, à imiter et à
respecter.
«.. Il est midi, mon bon ami, et j'ai déjà fait bien des choses ; je
me suis levée à six heures et demie, il y a de quoi crier: miracle;
puis, avec ma soubrette, la charmante Rose, je me suis hasar-
dée (1) du côté de l'église, où j'ai fini mes dévotions, que j'avais
commencées, l'autre jour, comme tu le sais. J'ai prié Dieu pour
mon mari, avec toute la ferveur, dont je suis capable... après une
petite action de grâce, je me suis acheminée vers la maison ; il
était près de neuf heures. J'ai commencé par déjeuner, avec
beaucoup d'appétit, et puis j'ai fait mes petits préparatifs de
départ pour Bech. Demain, on y commence les vendanges, je
n'ai pas acheté de « petits paniers», mais de charmants « petits
sabots» Montée sur mes ergots j'aurai l'air d'une géante ou
!
(1) Le mot n'est pas trop fort ; pour aller du château à l'église du
village, il faut suivre le chemin, qui mène les bestiaux à l'abreuvoir :
grand sujet de peur pour ma mère que ces rencontres inévitables !
— 229 —
être habité par deux époux tendrement unis ! Combien je
regrette que « le cher coeur » n'y soit pas. »
« Et quand je dis : je regrette que tu ne sois pas ici près de
moi, où ne regretterais-je pas l'absence de mon Eugène ? Avec
toi, tout est beau, et sans toi les plus belles choses deviennent
indifférentes. »
« J'ai reçu, ce matin, une lettre de toi, qui a fait mon bonheur;
je l'ai lue, au moins douze fois, enfin de Nimes jusqu'à Bech.
Juge, si j'ai songé à considérer le pays? De là je conclus que, pour
voyager avec fruit, il faudrait n'avoir pas le coeur trop occupé !
«... Je te quittai hier, pour aller étudier mon cher piano ; fut
ce
pendant deux heures. Comme il. était tard, je fus me promener
en famille, d'ailleurs ton père le voulait, et bien entendu, j'y cédai
avec le plus grand plaisir. D'après tout ce que j'ai vu, et que je
n'avais fait qu'entrevoir, cette allée des lauriers est charmante,
cela semble un jardin dessiné exprès pour plaire aux yeux! »
« Je fus aussi dans le bois ; nous ne poussâmes pas trop avant,
messieurs les moucherons nous en empêchèrent. Nous revînmes
dîner, et après cette action importante, nous montâmes dans le
grand salon; là ta bonne mère tenant sa tapisserie, Mlle Nancy
sa broderie, et moi mon feston rouge, ton cher papa nous lut tout
haut les lettres originales de l'ancien curé de Vauvert (1). Voilà
notre soirée, bien simple, bien unie, mais douce... »
(1)C'était sans doute le curé Solier, si bizarre d'attitude pendant
la Révolution.
— 230 —
4 octobre.
18 décembre 1817.
d'être lié à un être sensible, qui nous aime avant tout, qui jouit de.
nos jouissances, qui souffre de nos maux, qui s'enivre de nos illu-
sions, qui partage jusqu'à nos espérances, enfin qui se confond en
quelque manière avec nous-mème, pour qui nous sommes tout, et
qui, sans nous, n'est rien. C'est là ce qu'il me faut pour que mon
bonheur soit complet, c'est là ce que je sens pour toi, c'est là ce que je
veux que nous soyons l'un à l'autre. »
« Si ce désir de mon amour est une folie, si tu es plus sage que moi,
et que tu comprennes le besoin de me dissimuler quelque chose,
cache moi bien ta prévoyance. Ta sagesse me désolerait, car elle me
semblerait impossible avec un véritable amour... »
« Tu me guéris de tous mes maux. Avec toi, je ne sens que mon coeur.
J'éprouve, en te lisant, une émotion inconnue, merveilleuse, inexpli-
cable comme ces transports soudains, qui annonçaient aux anciens
la présence de quelque divinité. Ma divinité sensible, la mienne,
c'est notre union, c'est l'ensemble de tes qualités, c'est l'avenir
délicieux, que tu dois embellir, et où je pourrai passer tous les mo-
ments de ma vie à te prouver que je suis bien ton ami. Quand j'arrête
ma pensée sur ces idées enivrantes, je sens un frémissement intérieur
que je n'avais jamais éprouvé. Cette âme, qui se croyait désenchantée
et flétrie, a retrouvé pour toi des sensations dignes de ses plus beaux
jours, ou plutôt tu m'as donné une âme nouvelle. Je suis devenu
innocent, pur, franc, comme toi, ma bien aimée. Nous allons nous
élancer tous les deux vers une carrière nouvelle, où nous ne ferons
plus un pas l'un sans l'autre. »
13 novembre 1917.
VI. Une bonne aumône. — « J'ai eu, ce matin, un grand plaisir, que je
veux te conter en deux mots, parce que je veux que tu partages la
douce émotion, que je goûte encore; et d'ailleurs, je la dois à un
envoi d'argent de ta mère. Nous avons, dans le régiment, un vieil
officier de fortune, un fort brave homme, pauvre, royaliste, et qui a
fait la campagne du Prince, il y a deux ans passés, avec nous. —
Depuis quelques jours, je remarquais qu'il était triste. Ce matin,
je n'ai pu y tenir, et je lui ai dit : Eh bien mon vieux, vous n'êtes
!
mon père, dans une de ses lettres, et mon père y répondait par
ces réflexions :
VII. Prudence dans le monde. — « Tu sais que la sincérité est le fond
de mon caractère. Je ne dis rien, quand il s'agit de choses sérieuses,
que je ne pense absolument ; et surtout, quand je parle à un ami, c'est
la main sur le coeur. Je voudrais pouvoir en compter les battements
et en exprimer les moindres sensations, car je ne connais pas de
plaisir plus grand que celui de dire toute la vérité, à ceux qu'on aime.»
« Je sais ce que c'est, en
général, que le bonheur en ménage : une
indulgence réciproque, des égards, de la douceur, le respect des bien-
séances, et puis, surtout pour le mari, une entière liberté. J'aurais
peut-être pu vivre, dans une union semblable, mais il fallait à mon
coeur quelque chose de plus. Tu es, grâce à Dieu, devenue ma
compagne dans toute l'étendue du mot, c'est-à-dire que tu es la
moitié de ma vie, celle qui comble tous les désirs d'une âme avide, et
qui a besoin d'aimer à la mesure de ses aspirations. Je souhaite que
tu me comprennes bien et que tu sentes toute l'étendue de ce que
j'éprouve, parce qu'alors tu te feras une juste idée de mon coeur. Je
m'expliquerai donc, avec ma franchise accoutumée, sur le fait que tu
m'as raconté. »
« Tu as dû comprendre, tout de suite, quel inconvénient il y a,
pour une jeune femme , à supporter, ne serait-ce qu'un instant,
un certain ton de familiarité, de la part de gens dont elle n'est pas
sûre. Elle s'expose, sans le savoir, à d'étranges méprises, que je
trouverais insultantes. »
« Si celui, dont tu as eu à te plaindre, est un très jeune homme, c'est
peut-être, de sa part, le fait de l'ignorance, du mauvais ton, d'une
fausse gentillesse; si, au contraire, c'est un homme expérimenté, il a
commis volontairement une réelle impertinence. Il t'a manqué. »
« Nous autres hommes, nous avons, en général, une mince opinion
de votre sexe, et une très grande de nos privilèges, nous nous hasar-
dons beaucoup pour faire des expériences. Quoi qu'il en soit, tu as agi
comme il le fallait. Le ton froid et réservé, que tu as pris et soutenu,
est une leçon suffisante, et l'éclat ne convient point à la véritable
sagesse. De plus, malgré de nombreux exemples, je n'ai point le
malheur d'avoir de ton sexe, en général, la mauvaise opinion qu'en
ont bien des gens. Je crois encore à l'honneur, chez les femmes
comme chez les hommes ; et comme, à moins de preuves, je ne crois
jamais qu'un homme soit un lâche, je ne croirai jamais non plus
— 243 —
qu'une femme se conduise mal, à moins que je n'en sois presque
le témoin. Voilà ma profession de foi. »
« Je devine ce que doit être cet aventurier. C'est un séducteur de
profession, tu as dû remarquer tout de suite son manège. C'est, sans
doute, un type de cette plate espèce d'hommes dont l'âme est toute
à la superficie, et ne sent rien au-dedans. »
MOULINS
« C'est, disait mon père, une ville où l'on a le goût du plaisir. Ceux
qui s'abandonnent aux fêtes et aux distractions, y trouvent aisément
de quoi remplir leurs journées. Les bals y sont fréquents, brillants, et
les salons se remplissent vite.»
« Mais il m'est impossible de m'arrèter, comme le font tant d'autres
de mes camarades, à la surface des choses, si séduisante soit-elle ! »
« J'écarte, presque
malgré moi, le rideau, dont on couvre ces amu-
sements et, ma philosophie naturelle aidant, je vois facilement le des-
sous des petites intrigues mondaines, auxquelles, en se succédant,
nos régiments donnent naissance. Je sens combien le bonheur vrai,
— 249 —
celui de la conscience et du contentement intérieur, l'emporte sur des
succès momentanés, dont l'amour-propre se nourrit follement. Quel-
quefois, sans y réfléchir, je me laisse monter par ces idées, je me
risque à les énoncer avec la vivacité et la chaleur que tu me connais.
Je vante le charme du bonheur domestique et la joie douce d'être
uni à un être qu'on estime et qu'on aime ! Et tout cela, avec un air si
convaincu, si pénétré, que les dames un peu mûres se demandent si
je suis fou, tandis que les demoiselles s'informent, pour savoir si je
suis marié ! »
« Je devrais me défendre contre cet excès de parole. Mais comment
faire ? Quand on froisse mon coeur, je ne puis plus me commander à
moi-même. J'éclate : tu te souviens du dîner de Vienne, dont je t'ai
parlé. C'était quelques jours avant de quitter cette cité, où la vue du
Rhône est si belle, quoique l'on gèle sur les bords; je voulais, dans
un dîner d'adieu, qu'on nous donnait, être aussi aimable que je le
pouvais. On tomba malheureusement sur la Campagne du Prince, en
1815, sur les « cruautés » « de la Terreur Blanche » et les violences
inouïes des royalistes ! Peu à peu, la colère me prit et, saisissant un
instant de silence, je me levai et je remis les choses à leur place, avec
un tel accent de vérité et une telle émotion, que, tout en me félicitant
de l'ardeur de ma harangue, je regrettai presque d'avoir porté, dans la
banalité d'un dîner, le sérieux de mes convictions politiques.»
« Mais, tout de même, ne t'effraie pas ! Je ne me couperai la gorge
avec personne, le sol de Moulins ne boira pas mon sang ! »
le voir sur tes genoux, et de nous mêler, tous les trois, dans un
même embrassement ! « Écris-moi, si cela t'amuse, mais jamais assez
pour te fatiguer. »
Et bientôt, confondant son rêve avec la réalité, mon père choi-
sissait d'avance, le nom, que porterait ce fils si désiré. Par une
recherche délicate, et sans doute avec l'assentiment de ses
parents, il s'arrêta au prénom d'Artus, qu'avait porté le Mar-
quis du Vivier. C'était toucher à la fois le coeur de sa belle-mère,
si fidèle à la mémoire de son mari, et celui de son Yvonne,
tant aimée :
5 avril 1818
« Vous me ririez au nez, mon cher neveu, si je vous disais que nous
sommes aussi contentes que vous de la nouvelle que vous me donnez;
mais, comme j'aime votre franchise, excusez la mienne : riez, et
croyez-moi. Voilà donc un petit Artus, en train de venir en ce monde !
Nous nous en réjouissons, avec vous, de tout notre coeur, en plai-
gnant beaucoup cependant la souffrance future d'Yvonne, mais vos
tendres soins, joints à ceux de Madame de Cabrières, adouciront, je
dirais même atténueront, ces inévitables douleurs. Si, une fois par
jour, vous nous donniez un souvenir, vous nous trouveriez toutes
réunies, entre neuf et dix heures, pour demander au Ciel de protéger
l'enfant et la mère. Puisse notre chère Yvonne être aussi heureuse
mère qu'elle est heureuse femme. Ces joies paisibles valent mieux que
les idées d'ambition, que vous croyez être les miennes, pour vous. S'il
y avait, dans mes vieilles pensées, quelque chose qui ne fût pas
d'accord avec les désirs de vos parents et avec vos propres pensées,
ne m'en veuillez pas. Je croyais me souvenir qu'une des premières
choses, que Madame votre Mère nous avait dites, c'était que vous
ne vouliez pas quitter le service, et je prenais beaucoup de complai-
sance dans votre projet. Mais vous me dites des choses, si affectueuses
pour ma bonne filleule, que vous me feriez presque renoncer à mes
idées chevaleresques. Je sais d'ailleurs que vous suivrez toujours le
chemin de l'honneur, et cela me suffit... »
— 253 —
« Il me semble que je vois déjà ce petit rejeton,
tout content d'em-
brasser ses grands parents. Je pense qu'Yvonne devinera que c'est à
Fourvière que nous adressons nos voeux pour elle. Adieu ; d'ici à
quelques mois, j'espère que nous verrons un joli petit garçon, qui
nous aimera bien, et à qui nous le rendrons... »
« Voir l'avenir en beau, est une sorte de bonheur. J'en suis là pour
la politique, et je ne doute pas, malgré tout ce qui se passe, et tout ce
que l'on craint, que nous ne passions enfin du mal au bien : alors,
nous ne parlerons plus d'ingratitude, chez personne, et nous ferons le
bien, autant par plaisir que par devoir. »
Ph., chanoinesse.
me tarde bien que tu aies mis au monde cette bonne petite créa-
« Il
ture. Je voudrais bien que ce fût un petit bambin, cadeauyé, par
quelque fée bienfaisante, des vertus et des charmes de tous ses bons
parents. Je me dis tous les jours combien tu es heureuse de vivre au
milieu d'eux, et cette idée me rend contente, malgré notre éloigne-
ment, car j'aime mieux ton bonheur que le mien. J'ai eu, hier, des
nouvelles d'Eugène. Je sens toujours plus combien tu dois avoir de
plaisir à l'aimer. Nous nous faisons un vif plaisir de ses passages ici,
quoique bien courts, mais nous ne voulons pas te le dérober... »
« Aime-moi toujours ; si cette assurance n'augmente pas mes jours,
à coup sûr, elle les charme. Nous t'embrassons, toutes bien tendre-
ment. »
Ce que j'en dis, n'est que pour vous divertir et vous narrer l'emploi de
mon temps. J'ai fait une partie de vingt et un, avec toute cette bril-
lante jeunesse, et après j'ai regagné tranquillement la chambrette, où
ta lettre m'attendait Je l'ai trouvée sur ma table, et elle a fait bien
!
III. Musique. — « J'ai fait, hier au soir encore, chez Mme de Coiffier,
une connaissance plus particulière avec M. Berbiguier, lieutenant dans
la Légion de l'Ain. Cet officier est de première force sur la flùte. Je
ne sais où il a entendu parler de moi, comme d'un excellent musicien ;
et, il m'a fait à ce titre, toutes les prévenances du monde, et témoigné
un vif désir de faire de la musique avec moi. Je rougis d'avoir à lui
montrer mon insuffisance. Nous attendrons, pour cela, le retour du Colo-
nel de Saporta, qui doit revenir, lundi. D'ici là, je veux un peu ràcler ma
mauvaise basse, pour tâcher de m'en tirer passablement... J'ai fait,
jeudi, toute la matinée, de la musique avec ce fameux et très aimable
Berbiguier. Sérieusement, il est fort content de moi. Je t'avouerai que
je crois, que je pourrais, en travaillant, faire quelque chose. Berbiguier
trouve que j'ai singulièrement d'aplomb et d'intelligence musicale.
En fait, je m'aperçois que je suis ici l'arbitre des déterminations,
que prennent nos amateurs. »
« Je joue, depuis deux jours, des duos de basse et piano, qui sont
très brillants et difficiles. Je dois les essayer, un de ces jours, avec
Mme Köller. »
« Mais ce qu'il y a de délicieux, ce sont des sonates de flûte, composées
et exécutées par Berbiguier, et que je lui ai accompagnées, ce matin.
Tu ne saurais t'imaginer l'effet qu'elles ont produit sur moi. J'en étais
— 257 —
vraiment transporté; et je suis bien aise de te dire que le compositeur
est, à son tour, enchanté de moi, et m'a fortement engagé à travailler
mon instrument, parce que, dit-il, il y a peu d'amateurs tels que moi.
Cela te fera rire, mais je te jure pourtant qu'il est très vrai qu'il me l'a
dit, »
«... J'ai été trouver Berbiguier, sur le cours Georges, et, ensemble,
nous sommes entrés, à huit heures et demie précises, dans le salon
de Mme Köller ! »
« Il me faudrait, ici, le pinceau de l'un des peintres qui ont esquissé
des merveilles de la grâce. Était-ce quelqu'une des nymphes, qui se
jouaient autrefois au sommet du Mont Ida ! C'était plutôt l'une des
trois Soeurs, que la sculpture représente toujours unies par la main;
ou bien l'une des filles de Niobé, dont la mère était si orgueilleuse,
qu'elle excita la jalousie des dieux ? Non, c'était plutôt Calypso elle-
même, et, dans ce coin retiré, la sensible Eucharis, attentive et rou-
gissante. C'était la fille du logis, avec sa taille ultra fine, auprès des
deux bellissimes Potier. »
« La soirée s'est ouverte par le grand trio de Beethoven, où, Berbi-
guier et moi, nous avons fait preuve de quelque talent pour accom-
pagner, car l'aimable Eucharis, intimidée sans doute par ses belles
rivales, ainsi que par M. et Mme d'Aigremont, qui faisaient partie de
l'auditoire, a barbouillé parfaitement. C'était bien le cahos, et l'enfant
qui bégaye. On ne s'en est pourtant pas trop aperçu, et les auditeurs
bénévoles ont tout mis sur le compte de Beethoven, qu'on a fort accusé
de n'être pas clair. Il ne l'était certes pas, hier au soir, grâce à ses
interprètes ! »
« On s'est relevé de là par plusieurs morceaux de Mozart, et par un
nocturne de Bochsa. Après cela, la jeune Évelina a chanté avec
Miss C..., un nocturne de M. Gais. »
« Le plus admirable, c'est que j'ai été forcé, par
l'absence d'un des
chanteurs ordinaires, de montrer ma belle voix Eh bien, j'ai hardi-
!
ment débuté par le beau duo de l'Irato, et il s'est trouvé que je l'ai
chanté, assez bien. Là-dessus, les plus beaux compliments sur le
talent modeste, sur la violette etc.. »
« Ne m'arrêtant pas en si beau chemin, j'ai chanté un nocturne, avec
Évelina, et le beau duo du Mariage secret, avec le colonel Fabre, dont
la voix est très belle. Tout cela a pris à merveille ; et sur les onze
heures, la musique étant épuisée, nous avons imaginé de danser ; ce
qui s'est exécuté, au milieu d'un déluge de sueur, d'abord au son des
vieilles contredanses, que je me rappellais, sur le piano, et ensuite
quelques-unes, encore plus vieilles, ont été jouées par le Colonel de
17
— 258 —
Saporta. Aune heure seulement, nous nous sommes séparés, enchantés
les uns des autres, et moi plus que ravi d'aller me mettre dans mon
lit. »
« ...Ce n'est cependant ni de moi, ni
des belles dames de Moulins,
que je suis réellement occupé ! Ce qui m'occupe, le plus, à cette heure,
c'est un vieux castel bien vilain, où l'on grille assurément autant
qu'ici, et où les journées s'écoulent dans un calme bien monotone ;
mais dites-moi, Madame, pourquoi j'aimerais y être et y vivre à ma
guise avec vous Pourquoi Oh que je le sais bien moi ; mais je ne
! ! !
veux pas le dire à une « ingrate », qui n'est déjà que trop sûre de son
fait! »
« Autre histoire assez jolie : Mercredi soir, le Colonel de Saporta
m'a conduit dans une maison, où j'ai pris part à de très bonne musique.
Nous avons joué des trios de flùte, piano et basse avec Berbiguier
et Mme C... C'est une charmante personne, grande, bien faite et
jolie, elle est extrêmement spirituelle, joue du piano comme un ange,
vraiment très bonne musicienne, et chantant très agréablement,
avec une voix de contralto. Elle a étudié à Paris et en Italie. On a été
assez content de votre époux, Madame, qui est resté là jusqu'à une
heure du matin, et qui était à trois heures et demie au quartier. La
semaine prochaine, je serai libre et j'espère voir et entendre de nou-
veau Mme C... Ce qu'elle a de remarquable, c'est une netteté et un
aplomb imperturbables. La musique de Berbiguier est délicieuse, nous
avons joué aussi le fameux trio de Rossetti. On dit que je ne m'en suis
pas mal tiré. »
« A huit heures et demie du soir, en effet, je me suis rendu chez la
belle C..., où j'ai trouvé une douzaine de vrais amateurs, fort impa-
tients de nous écouter. Berbiguier ne s'est point fait prier. Nous avons
accompagné la charmante musicienne dans le terrible Concerto Arabe,
qu'elle joue avec beaucoup de brillant, de hardiesse et de netteté. Il y
manque un peu de cette grâce moelleuse, que j'aime à voir contraster
avec la vigueur de l'exécution ; mais elle a de grands moyens et un
feu extrême. Elle a joué, ensuite, des variations de Berbiguier, avec
accompagnement de flûte et de basse, qui sont délicieuses. Nous
avons fait, Berbiguier, le Colonel de Saporta et moi, des trios de vio-
lon, flûte et basse, écrits par Berbiguier, et dans lesquels il y a, pour
moi, des solos, dont je me suis tiré passablement. L'auteur est resté
convaincu que j'accompagnais comme un ange, ce qui, certes, est loin
d'être vrai. La soirée s'est terminée par des chants, et j'ai fait une
partie dans le trio de Ma Fanchette. Tout cela nous a menés jusqu'à
une heure après minuit. Chacun s'est retiré charmé. »
259—
—
« C'est ta vieille mère, bonne amie, qui sera, pour ce courrier, l'inter-
prète de la famille, et te dira combien ton exactitude à nous écrire nous
est douce, et combien nous te savons gré, au milieu des distractions
qui t'entourent, de descendre jusqu'à nous Plaisanterie à part, tu es
!
une charmante enfant, et tu trouves, par tous les détails que tu nous
donnes, le moyen de faire revivre le sourire sur des figures, que ton
absence attriste toujours. Qui, mieux que ta pauvre mère, éprouve
cette tristesse : partout, ici, je cherche mon Yvonne, rien ne la rem-
place, ni ne peut me dédommager de mon terrible sacrifice Ma seule!
«... Quel doux repos, chère amie, que celui de ta mère, occupée
à causer avec toi. Quelque jour, mon Yvonne, — bientôt, à ce que
ton mari nous a annoncé —, tu sentiras tous les tourments et toutes
(1) Ce voeu maternel, si légitime, a été exaucé: en mari 1820, ma tante Augustine
du Vivier a été mariée à M. le Comte de Vallier de By, garde du corps de S. M. le
Roi Louis XVIII. C'était un homme de foi, de probité, d'honneur. Une tradition
chère à toute notre famille, raconte que mon oncle, étant de garde, en 1815, auprès
du maréchal Ney, la veille de sa mort, osa parler de Dieu au vaillant soldat et
lui ménagea la grâce de désirer et de recevoir les Sacrements.
— 261 —
les jouissances de la maternité ! Que Dieu t'allège, au moins une
partie des premières : mais, lorsqu'on en remplit tous les devoirs, il s'y
mêle des peines inévitables, tels que sont les maux, attachés à la
frêle existence des chers petits êtres, que nous mettons au jour. L'en-
fance est, comme l'âge mûr, sans cesse tourmentée. »
« Vois d'ici le tableau, que nous formions hier, à la lecture de ton épître,
tantôt attendris jusqu'auxlarmes, tantôtriant de tes drôles d'idées. Nous
aurions, je crois, ému les personnes les plus égoïstes, si elles avaient
vu combien nous t'aimons. Ce qui m'a surtout touchée, c'est l'histoire
de la bonne nourrice d'Eugène ! Embrasse-la bien, embrasse-la pour
ta vieille mère, qui lui sait bon gré d'avoir si bien nourri cet
Eugène, qui me fait l'effet d'être mon propre enfant, tant j'ai pour lui
d'attachement. La dernière fois que vous étiez tous deux avec moi,
j'aurais voulu lui exprimer mes sentiments, mais, à chaque mot, que
je vous adressais, je sentais les larmes prêtes à me trahir, tant je
redoutais de t'émouvoir au moment d'une nouvelle séparation, et
de diminuer ainsi ta joie par l'idée de ce qu'elle allait me coûter !
C'est l'exacte vérité, tu sais que la franchise fut et sera un des repro-
ches que l'on m'adresse ; je me figure quelquefois que tu es tout
près, et, alors, quand je suis obligée de reconnaître que tu es absente,
« ton imbécile de mère » pleure, sur cette absence, comme au
premier
jour. Figure-toi que j'ai voulu me tromper moi-même, en arrangeant
tout, à Veaune, comme quand tu y étais. J'ai fourré un piano, à la place
où était le tien, et le désordre, qui parfois me faisait te gronder, est
maintenant nécessaire à mon bonheur idéal, enfin jusqu'à ta chaise :
tout y est comme si tu devais revenir Sois dépositaire de mes folies,
!
(1) Dans son Mémoire, écrit bien dos années après, mon père, en traversant
Moulins, se rapelle « l'esprit prompt et mobile » d'une des personnes, qu'il avait
connues, « l'attitude noble, imposante et douce » d'une autre, et « la conversation
peu commune, a la fois vive et fine », d'une troisième.
(2) Mon frère Artus fut baptisé, a la Cathédrale, le 21 octobre, par M. l'abbé
Huet, chanoine do Belley, et ancien précepteur de mon père. Son parrain
— 263 —
Ma mère avait voulu nourrir elle-même son fils premier-né ;
et cette inspiration de coeur avait plu à mon père. Ce furent les
sentiments et les pensées, suggérés par cette tendresse com-
mune et par les soucis, inhérents aux soins que réclame l'en-
fance, qui remplirent les derniers mois de l'année 1818.
Mais, à côté de la joie d'avoir un fils, et de réunir sur cette
tête chérie leurs voeux et leurs espérances, mes parents eurent
le réel chagrin de perdre, le 6 décembre, à minuit et demie,
l'aînée des cinq tantes : Mme Pétronille du Vivier, appelée habi-
tuellement Mme de Veaune. Ses quatre soeurs l'aimaient tendre-
ment à cause de ses belles qualités d'intelligence et de coeur.
Elle était la marraine de ma mère, et l'avait toujours tendre-
ment affectionnée. Frappée, dès le premier jour, de la vivacité
d'esprit, de la loyale franchise et de la noblesse des senti-
ments de mon père, elle s'était attachée à lui profondément, et
lui avait inspiré, en retour, une réelle sympathie, dont, jusque
dans ses dernières années, il répétait volontiers la chaleureuse
expression (1).
« Peu à peu, j'ai compris que j'avais pris un très bon parti, lorsque,
suivant votre conseil à tous, je suis revenu au régiment. Tout le grand
désordre de ma tête s'est arrangé, et le moment est même venu où je
me suis félicité d'avoir suivi vos conseils. Je me dis cela du soir au
matin pour m'en bien persuader. »
« Nous allons monter à cheval, pour faire notre dernière promenade
militaire. Le départ est fixé définitivement à après demain matin, le
9 avril 1819. Je ne saurais te dire combien maintenant il m'en tarde.
Cela ne veut pas dire que je ne m'explique pas ta peine, et qu'elle ne soit
pas un peu la mienne. Tu sais quelles connaissances agréables j'avais
faites ici: Mmes de Coiffier, de Champfleur, Potier, de Conny, de Roys. »
« Toutes les dames que j'ai vues, nous répètent les choses les plus
gracieuses ; mais je n'ose pas croire que toutes soient sincères. Dans
deux jours, nous serons donc tout à fait dépaysés ; et, comme moi, il
n'y aura plus personne, dans le régiment, qui ne regrette quelqu'un
ou quelque chose. C'est la vie, il faut s'y faire »!
SARREGUEMINES
«... Ah certes, je puis bien t'en donner cette parole d'honneur sacrée,
!
*
**
Mes grands-parents se fatiguèrent même bientôt d'être seuls
dans leur vieille et chère maison, et ils s'ébranlèrent à la fin de
juillet, pour retrouver, à Cuirieu, pendant près de six semaines,
leur belle-fille, avec tous ses parents et le cher Artus.
Ces mêmes mois de mai et de juin furent remplis, pour mon
père, par la préparation immédiate à cette Inspection, tant de
de fois annoncée, et si souvent remise. Elle eut lieu en juillet,
et elle fut, paraît-il, absolument satisfaisante. Voici, à ce sujet,
quelques passages des lettres de mon père à sa compagne :
« Parlons maintenant de l'Inspection annoncée. Elle est cause que je
n'ai guère de temps, ni pour une chose ni pour l'autre. Nous étions
fort en retard pour les manoeuvres, parce que nous n'attendions plus
les Inspecteurs de si tôt. Il a fallu se remettre vite à étudier tout cela.
Heureusement, j'avais quitté la semaine assez tôt. J'ai pris une rage
de théorie, j'y ai passé une grande partie de mon temps, et je savais,
sur le bout de mon doigt, jusqu'au plus petit détail. M. de Cany, l'in-
specteur, est arrivé, le lundi matin, pendant que nous étions à la
manoeuvre. Depuis lors, il ne nous a pas laissés respirer un moment :
A cheval, à pied, théories de toute espèce : je ne me suis pas mal tiré
de tout cela. Le Général a bien voulu me dire que « j'avais une mémoire
d'ange », et le Colonel, ce matin, à la théorie, ou plutôt après la théorie,
a été excessivement aimable pour moi. »
« Nous étions restés, cinq ou six seulement, à causer avec le Général :
on est venu à parler de la formation du Régiment, et des premiers
événements, auxquels nous avions assisté. Alors, avec une grâce
extrême, M. de Seran s'est mis à raconter « l'affaire de Ners », et la
blessure que j'y avais reçue, de manière à la faire valoir, cent fois
plus qu'elle ne le méritait. Il en a pris l'occasion de dire que j'avais
bien mérité la croix, et qu'il l'avait demandée, sans pouvoir l'obtenir
encore. De cette façon, par un mélange de sérieux et de plaisanterie,
il a fixé l'attention sur ton très indigne serviteur, de la manière la
plus avantageuse. J'ai soutenu ce choc de mon mieux, non sans un
peu d'embarras, et beaucoup d'émotion. »
— 281 —
« Voilà, chère amie, une partie de ma journée ; celles qui l'ont précédée
s'étaient passées en exercices militaires, et le peu de temps qui restait,
après un peu de repos, j'avais à étudier et à repasserles détails sur les-
quels je pouvais croire qu'on m'interrogerait. On n'est tombé que sur
des choses que je savais parfaitement, et j'ai heureusement répondu
avec beaucoup d'aplomb et d'assurance. »
« On ne se contentait pas de ces grands mouvements, forcément
assez rares, mais, soit pour préparer de loin d'autres inspections, soit
pour corriger les imperfections, qui avaient pu être signalées, soit,
enfin, pour stimuler l'ardeur des officiers et mieux juger de leur mérite,
on a organisé des reconnaissances militaires: sorte de complément de ce
que les théories avaient enseigné. On s'exerce ainsi, quoique n'ayant
pas d'ennemis devant soi, à reconnaître les lieux, à en voir les avan-
tages pour une résistance ou une attaque. »
« ...Il m'a été impossible de t'écrire plus tôt. Ce n'est pas seulement
le travail qui m'en a empêché, mais la responsabilité, la tension d'es-
prit continuelle, pour que tout aille bien et se fasse avec exactitude.
Les officiers supérieurs sont tous préoccupés pour leur propre compte,
et le soin de tous les détails a roulé uniquement sur moi. Heu-
reusement, tout a été à merveille. L'inspecteur a paru très content,
et rien n'a souffert le moindre retard. »
« Je n'ai pas reçu un seul reproche. Pour mon instruction person-
nelle, on ne s'en est guère informé. Les officiers supérieurs et les
adjudants-majors étant regardés comme nécessairement instruits,
on ne nous a presque rien demandé. Seulement, on m'a fait com-
mander une « classe », et, à la manoeuvre, commander un escadron. Je
me suis assez bien acquitté de l'une et de l'autre, pour un homme qui
ne le fait pas habituellement. A la théorie, on ne m'a rien demandé,
et je n'y suis même resté qu'un moment, ma présence étant nécessaire
ailleurs. Le Colonel a bien voulu dire tout haut, au Général, qu'on
pouvait me laisser aller, vu que je la savais parfaitement ; ce qui,
entre nous, est assez vrai. Notre inspecteur a passé, ce matin, sa
dernière revue. Il m'a fait commander le Régiment, et quoique, dans
notre grade, on n'ait aucune occasion d'en prendre l'habitude, je m'en
suis tiré passablement. Le Général a bien voulu me le dire, après la
manoeuvre, chez le Colonel. Il part demain, ou après-demain au plus
tard ; et, dans le cas où il serait encore ici demain, je dînerai avec lui,
chez le Colonel, en petit comité. C'est un homme fort aimable, causant
avec beaucoup de grâce et de facilité, sachant son affaire à la perfec-
tion, comme militaire. Il lit et déclame les vers admirablement. Nous
passerons là probablement une soirée agréable. Mais cela me fait
— 282 —
craindre de ne pouvoir te donner, suivant mon usage, la meilleure
partie de ma soirée. »
et un peu l'orgueil, de mes parents, à
Ce succès réel fit la joie,
Cabrières et à Cuirieu, où ma mère se trouvait. L'Adjudant-
major lui-même, en dépit de ses indécisions persistantes, en fut
flatté et satisfait.
« A ma bonne Mère. »
(1)Dont mon père lisait, à ce moment, les livres sur la Vieillesse et l'Amitié,
avec la plus vive admiration.
— 287 —
... « Oui, bonne mère, je me sens, comme toi, le coeur rempli de
reconnaissance et même de componction. Ne te moque pas de moi, si
je parle ainsi! » J'ai besoin de vous dire, que je vous aime tous, et
que je bénis la Providence, pour tout le bonheur que vous m'avez
donné. » (1).
(1) Ci-joint, ici, un aimable billet, adressé à mon grand-père, sous la forme d'un
billet à ordre
« Monsieur,
salon et à la place que chacun y occupe, qui ne soient tels que je les
avais laissés. Ils ne m'ont pas non plus trouvé changé, malgré « ma
moustache et mon costume ».
« Ma tante n'y était pas. La pauvre Fro... (1) arriva tout essouflée.
Dès qu'elle avait su que c'était moi, qui l'attendais, elle s'était mise
à courir, avec sa servante, et vint m'embrasser dans le parloir exté-
rieur. Nous avions eu toutes les peines du monde à ne pas nous sauter
au cou dans la rue. Nos échanges de tendresse durèrent au moins
un quart d'heure, quand nous fûmes à l'abri des regards curieux !
Nous étions, tous les deux, enchantés, et, en vérité, j'éprouvais un
plaisir presque semblable à celui que je goûterai, en te voyant. Cette
pauvre cousine m'a témoigné une amitié de soeur: il y a certes
bien peu de frères, qui s'aiment autant que nous. Je ne l'ai point
trouvée grandie ni embellie; mais aimable extrêmement : elle a un son
de voix très agréable, une couleur de cheveux, singulière et char-
mante, une manière de s'exprimer pleine de grâce et de justesse : tout
plaît en elle; elle parle commeun ange. Nous avons bavardé, pendant
plus de deux heures, et j'ai eu le temps de lui parler, tout à mon aise,
de son mariage, et de lui donner les avis de mon ardente amitié. Elle
a répondu à tout cela, avec raison et avec une confiante simplicité. »
« J'ai été enchanté d'elle, je ne l'ai trouvée exagérée sur rien, et,
Seigneur ! je pensais comme il serait malheureux que cette enfant ne
fût pas heureuse en ménage : elle mérite de l'être sous tous les
rapports...»
« Là-dessus, ma tante arrive ! Nouvelles caresses, nouvelles consul-
tations, nouvelles confidences ; d'où il résulte qu'il n'y a rien encore
d'arrêté dans leurs projets. Cependant, mon Fro... m'a promis
qu'elle se marierait, cette année. J'ai vu ma tante et ma cousine, tous
les jours et, au plus tard, tous les deux jours. Elles sont pour moi
toutes deux si excellentes ! Nous avons bien parlé de vous tous. Ma
tante t'aime de tout son coeur (2), et Euphrosyne a si bonne envie de
t'aimer, qu'elle a commencé, avant de te connaître. Cela s'étend jusqu'à
Augustine. »
Ce que mon père omet de dire, c'est que, après ces tendres
épanchements, il avait, de vive voix, répété à sa tante ce que,
souvent déjà, il lui avait confié dans ses lettres : ses hésita-
tions, entre des devoirs de famille, dont, mieux que personne,
d'après sa correspondance avec sa soeur, elle pouvait com-
prendre la pressante importance ; la crainte de manquer aux
obligations de sa foi politique, la pensée que, peut-être, dans une
époque aussi troublée, la vie civile offrirait de meilleurs moyens
de servir efficacement la cause royale, et que, en se préparant,
par exemple, à l'administration, ou bien même aux fonctions
électives, on se rendrait capable d'exercer, sur l'opinion et sur
la marche des affaires publiques, une action plus directe et plus
utile.
Mgr de Villèle fut nommé, en 1820, Évêque de Soissons, et, en 1825, Arche-
(1 )
vêque de Bourges.
— 297 —
s'étendait à tous les intérêts de famille et de situation de celui
qui recourait à elle, comme à l'arbitre de son avenir.
Mme de Lisleroy put donc approcher, par de puissants inter-
médiaires, le Ministre de la guerre, et le prier d'accorder une
attention bienveillante aux démarches que M. de Cabrières
ferait auprès de lui, soit directement, soit par le canal autorisé
du Comte de Bruges.
Cet ancien officier accepta volontiers la mission d'examiner,
avec une indépendance absolue, les raisons sérieuses, que mon
père croyait avoir de quitter le service ; et celui-ci le laissa
entièrement libre de choisir la forme qu'il faudrait donner à la
demande d'autorisation de rentrer dans son foyer : soit pour
être mis en disponibilité momentanée, soit pour arriver à une
démission définitive (1).
Soutenu par ces sympathies intelligentes et chaudes, mon père
se laissa très volontairement reprendre par « le goût de Paris ».
Sa chère « musique », toujours prête à l'émouvoir, avait, dans les
théâtres et les concerts, d'admirables interprètes : il y courut et,
se sentant pressé, il mit, comme on le dit, « les morceaux dou-
bles», pour ne pas perdre par sa faute la plus petite occasion de
jouissance, avant de s'enfermer dans la solitude, qu'il aimait,
qu'il recherchait, mais qu'il espérait peupler de beaux rêves.
Il n'y avait plus, hélas ! qu'à se hâter pour sortir d'une situa-
tion, désormais connue ; vers le 7 juillet, mon père écrivit au
Ministre de la guerre, pour demander sa « mise en disponibilité,
sans solde ». Elle lui fut accordée aux environs du 15 août, et,
le 20 de ce même mois, en 1820 ; mon père quitte Sarregue-
mines : sa carrière militaire était finie (2).
Je mets ici les derniers mots du Mémoire de mon père, relatif
à cette résolution suprême. C'est bien l'immolation d'une vie
aux devoirs d'un chef de famille :
« Les embarras de fortune de mon père et la nécessité d'y
apporter mes soins, en travaillant à tirer parti de la mienne, m'ont
amené à quitter le service. J'avais, d'ailleurs, un réel penchant
pour la retraite et pour l'étude ; et j'étais sûr d'être heureux, à
la campagne, avec mes goûts et grâce au caractère doux, facile
et sérieux de ma chère femme. Je suis donc rentré à Nimes,
au moment de la naissance de mon deuxième fils, Humbert. »
« Mon genre de vie s'est dès lors entièrement modifié. Après
(1) M. le Comte de Séran fut mis en solde de congé », le 1er octobre 1830. Il
«
avait fait très brillamment la campagne d'Espagne, en 1823, dans le corps d'ar-
mée du maréchal Molitor.
(2) Quoique convaincu qu'il avait bien fait de se consacrer tout entier à sa
famille, mon père garda toujours, dans un tiroir de son bureau, ses boutons
d'uniforme, permanent et cher souvenir de son passage au 10me Chasseurs.
— 303 —
beaucoup d'incertitudes et de tourments, j'ai quitté l'épée, et
je me suis décidé à devenir agriculteur. J'espère rétablir notre
fortune, grâce à mon économie et par de longs séjours à la cam-
pagne. Mon existence est très calme et très uniforme. J'ai deux
garçons, dont l'aîné est né le 19 octobre 1818, l'autre, le 28 août
1820. »
« Yvonne n'a point nourri le second, comme elle l'avait fait
pour le premier ; sa santé s'y est opposée. Elle a, du reste, beau-
coup souffert à la suite de ses couches ; ses belles couleurs ont
décliné sensiblement. Elle est maintenant pâle, maigre et
délicate, bien qu'elle ne soit pas vraiment malade. Malheu-
reusement je la crois près d'être mère pour la troisième fois (1).
Quant à son caractère, il est très bon et toujours le même, je
suis certain d'être toujours plus heureux auprès d'elle, et
j'espère aussi la rendre heureuse : J'y mettrai tous mes
efforts ».
VI
TRAVAUX CHAMPÊTRES
— Soucis D'AFFAIRES
— POLITIQUE
20
— 306 —
Ce viril engagement a été tenu; toute la suite de mon récit
le montrera. Il faut maintenant en revenir au théâtre de ce
travail, soutenu pendant toute une vie.
(1) La date du décret Impérial est du 7 janvier 1814 ; mais la nomination remontait
à 1809.
fait, le préfet de Nîmes, en 1809, le signalait à l'Empereur par cette note:
(2) De
Rouvérier-Cabrières-Génas(Isidore), ex-officier, Président de Canton. Domicilié à
Nîmes : Fortune présumée, 20.000 livres de rente. Marié. Menant une vie retirée.
— 316 —
et leurs angoisses communes avaient été cruelles le 13 février
1820, plus la naissance inespérée d'un Fils de France les avait
comblés de joie.
(1) Je ne puis écrire ce nom, que j'ai appris à respecter dès mon enfance, sans
rendre un hommage rapide, mais très affectueux, aux derniers membres de cette noble
famille, que j'ai connus, estimés, vénérés, depuis mon arrivée à Montpellier.
Le Baron Prosper de Calvière, officier d'état-major, donna sa démission au mo-
ment de son mariage avec Mlle de Calvisson. S'il avait gardé les traditions de
son père, s'il nourrissait, pour l'avenir de la France, les mêmes espérances et les
mêmes voeux, il n'avait pas le même caractère. Il était doux, modeste, volontiers
silencieux, mais très dévoué, très généreux et profondément chrétien. Toutes les
bonnes oeuvres de Montpellier, religieuses ou politiques, bénéficiaient de sa charité.
Dieu lui envoya une immense épreuve, en permettant la mort de son fils unique,
Arthur de Calvière-Calvisson, aussi officier d'état-major, tué au pont de Neuilly,
en 1871.
Le père porta ce deuil avec une héroïque patience, et ne refusa point de donner à
— 325 —
ensuite vu de près, en 1815, dans l'escorte du duc d'Angoulême,
et s'était attaché à lui. L'âme ardente et passionnée d'Eugène,
éprise de dévouement et toute vibrante sous les émotions
artistiques, avait frappé et charmé le jeune colonel, que la
Révolution avait arraché aux armes, et qui, depuis 1790, cher-
chait une autre manière de se dévouer aux Bourbons et de
rétablir la vieille Monarchie.
Au moment où mon père était le plus tourmenté par l'idée
d'une démission, qu'il jugeait nécessaire, et qui répugnait à sa
fidélité royaliste, il avait consulté M. de Calvière. Qui aurait pu
mieux l'éclairer qu'un ancien officier, momentanément appelé à
administrer le département du Gard, et qui avait ensuite quitté
ce poste honorable, pour remplir une mission à laquelle le Duc
d'Angoulème l'avait directement appelé ?
Bien que la mise en disponibilité de son jeune cousin n'eût
été ni conseillée ni approuvée par lui, M. de Calvière ne cessa
pas d'avoir les yeux sur son protégé ; il le mit au rang de ses
plus intimes confidents et de ceux, dont le dévouement à la
Monarchie lui paraissait le plus sincère.
Aussi, quand, à la fin de 1822 et au début de 1823, mon père
le rencontra, à Paris, chez leur commune parente et excellente
amie, la Baronne de Lisleroy, M. de Calvière se hâta d'applau-
dir aux aspirations, encore vagues et indéterminées, par les-
quelles Eugène cherchait une issue à son besoin d'activité ; il
.
le jugea capable et digne d'être choisi pour des fonctions admi-
nistratives, et susceptible même de devenir, dans ces temps
agités et troublés, un excellent député.
Il alla, en attendant, jusqu'à lui faire offrir la sous-préfecture
(1) C'était le ton, que la Révolution avait introduit, et qui n'a pas survécu à
cette génération.
— 329 —
« Certes, mon désir n'est ni d'être plus indépendant ni de gouver-
ner plus librement ; tu connais, je crois, mon caractère et mon
coeur; tout mon désir, tout mon besoin serait d'alléger les intérêts que
tu dois, d'en assumer le paiement, et d'éteindre progressivement
nos dettes, au moyen des rentrées qui pourront me survenir, et de la
stricte économie à laquelle je suis résolu. Car il ne faut pas nous
flatter d'avoir toujours de belles récoltes, et les bonnes années sont
toujours incertaines. Ce n'est qu'en mesurant exactementles dépenses
sur les recettes, que nous rendrons possible, au moyen d'une hypo-
thèque sur mes biens, d'abord, le paiement des intérêts, et ensuite
celui de sommes dues. »
« Je vivrai beaucoup à la campagne, sans en sortir, s'il le faut ;
enfin je prendrai tous les moyens pour conserver à nos enfants ce
qu'il nous reste de biens. C'est là mon seul désir, mon espérance,
et c'est à quoi je te demande de contribuer, au nom du tendre
attachement que tu leur portes, aussi bien que moi. »
« Voilà, mon bon ami, tout ce dont mon coeur est plein, et ce dont il
fallait le soulager. Il m'est impossible de vivre plus longtemps, en face
de mon père, sans lui dire des vérités aussi importantes pour nous
deux, et qu'un défaut prolongé de confiance me rendrait insuppor-
tables. »
« J'ai si peu l'habitude de te parler de choses pénibles, que
je ne sais comment tu prendras ce que je t'écris. J'ai l'âme agitée
et pleine de tourments. Je crains de t'affliger par quelque expression
mal choisie ; mais le ciel sait qu'il n'y a point d'amertume dans mon
coeur ; une sincérité réciproque peut seule nous convenir à l'un vis-
à-vis de l'autre, dans un moment, où nous avons si grand besoin
d'être unis. J'ai donc pris le parti de t'écrire, et j'attendrai ta réponse
pour revenir auprès de toi. Si tu juges bien des sentiments, qui
me dictent ma lettre, j'espère que tu me rappelleras sur-le-champ.
Dis-moi seulement : que tu consens à me donner toute ta confiance,
et à me charger des affaires de nos enfants, — je reviendrai, sans
délai; mais songe qu'il me faut une entière confiance, afin que
je puisse agir. Sans cela, nous n'aurions rien gagné ni l'un ni l'autre,
à cette explication. »
« Si nous étions assez malheureux, pour que tu ne voulusses pas t'en
rapporter à moi, je te prie de me renvoyer ici Yvonne et mes enfants ;
car il me serait impossible, dans la situation d'âme où je me trouve,
de revenir auprès de vous. Je m'enfermerai à Cabrières, et j'y attendrai
que le temps et l'amitié me rouvrent ton coeur. »
« Ton bon fils. »
— 330 —
« Réponds-moi, je te prie, dès que tu auras pris une
résolution
décisive. »
(1) Dans son Mémoire, mon père a écrit plus tard: Dieu voulut que mon père
fût touché de ma lettre ; et après quelques pourparlers assez pénibles, il signa la
convention que je lui proposais.
— 331 —
«Ainsi, sans revenir inutilement sur le passé, voici ce que je
demande à la confiance de mes parents, et j'ose dire qu'ils ne peuvent
mêle refuser : »
« Les arrangements que je propose sont simples, ils sont justes, et
n'ont qu'un but : celui de concentrer, dans mes mains, les obligations
et les responsabilités. Laissez-moi travailler à ma manière, à réparer
ce qui peut l'être, je l'espère; ma seule tranquillité sera désormais celle
d'être sûr que je connais tout le passif, à combler, et qu'il ne pourra
plus s'accroître que par ma faute. »
« ...
Tout me permet de croire que nous entrons dans une voie
meilleure ; il faut espérer qu'on y persévérera, et que, d'année en année,
le bien s'affermira, en dépit de quelques mauvaises têtes, qui pré-
fèrent les fluctuations continuelles, et critiquent tout ce qui ne se
fait pas par eux et pour eux ; en dépit aussi de ceux qui rêvent encore
de révolution et de désordre. Dans ces circonstances, tout homme de
bien, qui a de la capacité, doit se mêler aux affaires publiques, pour
contribuer au bien du pays, et ménager ses propres intérêts... »
« ... Pour ce qui vous regarde personnellement, je pense que je vais
vous faire une proposition, qui ne vous déplaira point. Vous m'avez
assez jugé, je l'espère, pour croire que, lorsque je vous la fais, c'est
pour vous placer à côté d'un homme, qui vous convienne sous tous les
rapports. J'aurais voulu vous placer, vous-même, tout de suite, au
premier rang ; on vous a trouvé trop jeune. J'aurais désiré vous
placer au second, à côté de Monsieur votre père : cette proposition n'a
— 335 —
pas pu être acceptée. Dès lors, je me suis contenté pour vous de la
seconde place, comme adjoint : Il m'a semblé bon que vous attendiez
quelque temps, au second rang, pour arriver plus sûrement, au pre-
mier. Vous laisser en dehors, pour proposer Monsieur votre père seul,
eût éprouvé quelques difficultés, non point pour lui-même, mais à
raison de certaines susceptibilités, que vous devinerez sans doute,
sans que je m'explique plus ouvertement. »
« Je suis convaincu que vous me comprendrez ; aussi, je compte
tout à fait sur vous, mon cher cousin ; je dis plus : nous avons besoin
de vous pour une combinaison, qui est toute dans l'intérêt du pays
et de la justice »
(1) Je n'ai jamais cru que mon père avait commis l'assassinat, dont on l'a si
violemment et si souvent accusé. Mais voici que, il y a quelques semaines, un de
mes parents, M. le vicomte de Régis, m'écrivit pour me proposer de me fournir,
sur l'auteur véritable de cet assassinat, un renseignement, qu'il n'avait pas
provoqué, mais qui lui paraissait décisif. J'acceptai avec empressement.
M. Michel, une des connaissances de M. de Régis, lui avait raconté fortuitement
que, se trouvant à Nimes, dans un café, un habitant de l'un des
villages de la
22
— 338 —
On fit plus encore pour me repousser, et ceux qui voulaient
«
m'écarter, s'avisèrent d'un expédient qui eut plein succès. »
« Je reçus de M. le Préfet de La Valette l'ordre d'annoncer au
Conseil municipal que le Gouvernement exigeait la suppression
de la somme, mise, depuis longtemps , chaque année, à la
disposition personnelle du Maire, et défendait de l'inscrire au
budget... ».
« Cette communication me blessa ; j'y vis une manoeuvre
déloyale, que je ne devais pas supporter. Sans hésiter, j'écrivis
au baron de Calvière la lettre suivante » :
vous qu'il y a une sorte de duperie à s'attirer la haine des uns , sans
contenter les autres, ni être au moins dédommagé par quelque recon-
naissance. »
« Votre étonnement est bien naturel, mon cher cousin ; mais il faut
en tirer une meilleure conséquence. Dans l'état où sont aujourd'hui les
affaires, tout homme, qui a quelque valeur, est, selon moi, tenu, non
seulement par devoir, mais aussi par intérêt, de défendre une partie,
peut-être déjà bien compromise, mais qui se perdra sûrement si nous
l'abandonnons, et qui nous entraînera inévitablement avec elle, si
nous la laissons perdre. »
« L'exemple du passé ne doit point être perdu pour nous ; les im-
prudents ont, sans doute, souvent succombé, mais les faibles et les
timides ne se sont jamais sauvés! Il est à craindre que nous n'ar-
rivions bientôt à une situation, où il n'y aura plus moyen de conserver
la neutralité ; les événements nous entraîneront avec une rapidité
effrayante vers une révolution prochaine. Le seul moyen d'en atténuer
les fâcheuses conséquences, de nous les rendre moins défavorables
peut-être enfin d'échapper au péril qui nous menace, — c'est de ne pas
le craindre, de le considérer de sang-froid et de s'y opposer,
avec
autant de prudence que de fermeté. »
« ... Dans les circonstances où nous nous trouvons, je ne pense pas
qu'un galant homme puisse, ni avec raison, ni même dans son propre
— 341 —
intérêt, abandonner la position où il se trouve : à moins qu'une force
supérieure ne l'en arrache... En tout, et plus nous aurons montré
de courage et de sagesse, plus nous aurons acquis de considération,
plus nous serons à même d'être utiles aux autres et à nous-mêmes;
les orages passent, la réputation reste; vous êtes d'âge à voir ter-
miner celui qui nous menace, et à recueillir les fruits de votre loyale
conduite... »
(1) Je suis si convaincu que, dans son passage de cinq ans à la Mairie de Nîmes,
mon père n'a songé qu'à la bonne administration des intérêts, et des deniers
publics, que j'ai remis à la Préfecture du Gard, avec tous nos anciens papiers de
— 342 —
Cette longue citation du mémoire paternel le montre toujours
soucieux du parti à prendre au sujet de la terre de Veaune, qui
appartenait à ma mère.
famille, le dossier relatif à la Mairie. On n'y trouvera, j'en suis sur, rien qui ne
prouve le souci constant de ne compromettre ni la prospérité ni le crédit de notre
ville, ni sa dignité.
— 343 —
convaincue d'ailleurs que son mari arriverait, par les seules
ressources de son intelligence, à rétablir sa fortune, ne s'attachait
pas aux moyens d'opérer un relèvement, dont elle ne doutait pas.
« Tout à vous,
« Comte de CABRIÈRES. »
Dès qu'il fut libre, mon père retourna dans sa vieille demeure
de Cabrières ; il y retrouva avec joie ses parents et les deux
(1) Bien des années après, mon père revenant sur ces événements lointains,
écrivait, dans une note personnelle :
Je ne puis oublier tout ce que la vente de Veaune, si nécessaire qu'elle fût,
fit souffrir à ma compagne et à moi. Grâce à notre confiance mutuelle, et au
dévouement d'Yvonne, tout fut aplani, et la vente eut lieu ; mais ce triste exemple
m'a rempli de terreur et de pitié pour la situation dépendante des femmes et pour
la rigueur du sort et des lois à leur égard, quand elles n'ont pas le bonheur
d'avoir un mari, qui les comprenne et les ménage. »
— 351 —
enfants que leur mère n'avait pas emmenés avec elle. Il se mit
aussitôt avec grand courage au travail de cette liquidation, qui,
après avoir été le tourment de sa vie, en est devenu l'honneur.
Ma mère prolongea, quelque temps encore, son séjour en
Dauphiné ; de Cuirieu, auprès de sa mère, elle se rendit, vers
la fin de juillet 1826, à Voreppe, chez ma tante de Vallier, d'où
elle ne repartit, pour le Bas-Languedoc, qu'en novembre. Sans
jamais revenir à Veaune, ni s'en détacher, elle s'accoutuma peu
à peu à en vivre éloignée, pour se consacrer tout entière à l'édu-
cation de ses enfants et à l'aide de son mari.
Il n'est, certes ! pas à souhaiter que toute affection conjugale
soit mise à une aussi périlleuse épreuve ; elle aurait pu donner
naissance à de cruels malentendus, à une irrémédiable mésin-
telligence et peut-être à la nécessité d'une séparation.
Mes parents sortirent de cette crise plus unis qu'auparavant,
et se portant l'un à l'autre une tendresse si élevée, si profonde
qu'elle fut le ciment véritable de toute la suite de leur existence.
Mon père a porté jusqu'au seuil de la tombe sa reconnaissance
pour l'aide que ma mère lui avait prêtée, en lui mettant, sans
conditions, toute sa fortune dans les mains. Et ce n'est pas son
coeur seul qui a su gré à cette jeune femme d'un abandon si
complet; c'est sa raison tout entière qui s'est inclinée devant
tant de courage, de résolution et de persévérance.
Et ma mère, à son tour, en songeant à ses fils, en les voyant
grandir dans une aisance mieux assurée, et qui facilitait à chacun
d'eux, l'accès de la carrière vers laquelle il se sentait porté, a pu se
laisser aller jusqu'à dire, avec une emphase affectueuse, que son
mari était le Pierre le Grand de sa famille! Famille aujourd'hui
bien réduite, mais qui bénit ses auteurs : car je ne veux oublier
ni l'excellent appui, donné à mon père par tous nos parents
du Vivier et de Vallier, ni l'humble acquiescement de mon grand-
père paternel aux énergiques déterminations de son fils, ni la
gratitude émue, presque respectueuse, avec laquelle, à partir de
ce moment, ma grand'mère considéra sa belle-fille. C'était la
tranquillité définitive et honorée : Elle avait coûté cher, mais
— 332 —
a-t-il ici-bas un prix trop haut quand il s'agit de mériter et
y
d'obtenir la jouissance paisible de la considération publique?
(1) Ce fut, à ce moment, que mon grand-père revint à la pratique des Sacrements,
et s'enrôla dans la Société des hommes, voués aux bonnes oeuvres, sous la conduite
de Mgr de Chaffoy, évèque de Nimes. En même temps se fonda, pour les dames,
l'OEuvre de la Miséricorde, et ma grand'mère paternelle en fut, après M— Grangent,
la présidente.
353
VII
L'ÉDUCATION
DES ENFANTS
Cabrières, ce 19 juin.
« J'ai reçu, ce matin, ma chère et aimable Yvonne, ta lettre du 14;
et il était temps qu'elle m'arrivàt, car j'étais toute tourmentée de ne
pas t'écrire, et j'étais pourtant bien aise d'avoir avant une lettre de
Cuirieu. Je suis heureuse, aimable fille, de tes tendresses, de tes
amitiés, ainsi que de celles de tes excellents parents. »
« Si j'étais plus heureuse, je t'écrirais plus souvent. Je ne puis te dire
combien j'avais besoin de ta lettre, chère Yvonne... Je ne sais que
vous aimer! Il est des circonstances où il faut plus que cela; je le
sens si bien, que c'est à la divine Providence, placée si fort au-dessus
de ma faiblesse, que je remets toutes mes anxiétés. C'est à elle que je
me confie, me taisant moi-même sur mes plus chers intérêts : ce qui
m'oblige presque à ne pas vous écrire, à toi et à mon fils. »
« Ma bonne amie, si je ne savais pas tout le bonheur que tu as
dans ta famille, je trouverais ton absence pénible, tant et tant je me
suis faite à ta douce et aimable société. Écris-moi donc, chère amie,
toi qui es, dans toutes les circonstances, la femme forte. Tu ne dis rien
de ta santé : tu sais cependant si je désire que tu profites à cet égard
de ton séjour, en Dauphiné. »
« Je suis ravie de tout le plaisir que tu as eu de revoir tes bons
parents. Je fais aussi bien mon compliment à notre Raymond de la
société si aimable qui l'entoure. Humbert et Artus ont entendu, avec
beaucoup d'intérêt, tout ce que tu me dis de tendre pour eux. Quelque-
fois j'évite de leur parler de toi, de peur qu'il ne leur prenne une envie
— 358 —
trop forte de te revoir, je ménage leur sensibilité, il faut surtout fuir
ce qui pourrait trop exciter Artus ; sous des apparences calmes et
posées, il est, je crois, très impressionnable (1). Que je voudrais être
avec toi et avec eux, à Cuirieu! Peut-être, un jour, aurai-je ce
bonheur?»
« Ton bon père est parti ce matin pour Bech, et faisait des voeux
pour ton retour ».
« Tes enfants sont toujours bien gentils : Artus veut que tu re-
viennes bien vite ; moi, je voudrais t'amener les enfants et vivre
toujours avec toi!... »
« Ta lettre, ma chère fille, nous est parvenue, hier soir, par le retour
de Mme Mailhan, et de Mariette, qui ont été bien près de vous, et bien
fâchées de ne pouvoir aller vous voir. Les détails, venus par Me Roule,
joints à ceux que tu as bien voulu nous donner, dans ta lettre, nous
ont fait passer une soirée délicieuse ; car nous parlons souvent de
vous, ta bonne mère et moi ; et quand je n'y suis pas, elle recommence
avec Rosette (2), qui, comme tu le sais, travaille près d'elle, et ne
demande pas mieux, non plus, que de parler de ses chers petits ; et,
quand je rentre, il est rare que je n'entende pas prononcer les noms
de nos chers enfants. Je conviens même que celui d'Artus est plus
souvent sur le tapis, quoiqu'on aime beaucoup Humbert, leurs âges ne
sont pas tellement éloignés qu'il puisse nous paraître que ce dernier
n'est pas encore un personnage : il nous tarde fort de juger par nous-
même des progrès qu'a faits cette chère marmaille. »... Tandis que je
t'écris ceci, Humbert entre, et je lui dis: j'écris à ta petite mère. Il
sourit et, comme réponse, il me tend ses petits bras pour m'embrasser.
Je t'envoie cette gracieuse caresse, à laquelle Artus se joindrait sûre-
ment, s'il y était. »
C'est, maintenant, mon père que je mêle à ces fragments de
correspondance :
Ce vendredi 13 juillet.
«Malgré mon projet de n'écrire que le dimanche, me voici. Je suis
charmé du calcul, qui avance de deux jours mon plaisir de causer
(1) On a vu, plus haut, quelle émotion causa à ma grand'mère la vue d'une
mèche des cheveux d'Artus, mêlée à des échantillons d'étoffe, que ma mère lui
avait envoyés de Lyon. Elle en parla à toute la maison.
(2) Sa femme de chambre.
— 359 —
avec toi. J'ai reçu, ce matin, des lettres, pleines des bontés de nos
tantes et des gentillesses d'Artus, qui se montre charmant. J'ai, de
plus, de quoi te répondre, au sujet de notre Humbert : c'est bien la
plus jolie petite boule de graisse, qu'on puisse se figurer. Il est frais
et rose, sa petite poitrine forme un petit bourrelet plus blanc et plus
fin que les lys ou les roses : il a le plus joli petit menton, et un
sourire, un regard !.. en vérité, c'est une figure, toute séduisante,
par sa gaîté, sa douceur, et un petit regard malin ! Avec cela, ah !
tu en seras folle comme nous tous! Il vient, une ou deux fois le jour,
me trouver dans ta chambre, où je me suis tout à fait installé. Il est pris
d'une belle passion pour ton Christ et ton chapelet, qui sont accrochés
à la cheminée; il rit, il s'élance des bras de sa nourrice, il tend les
siens pour atteindre le Christ, et quand il l'a saisi, ce sont des trans-
ports, des éclats de rire ! cette bonne humeur ne le quitte que rare-
ment et lui donne un agrément infini. Ah ! certes, nous pouvons dire,
avec tout le monde, que nous avons de gentils enfants Je suis bien
!
aise que notre fils aîné soit sage et aimable avec nos parents, qui sont
près de lui. J'espère qu'il ne le sera pas moins avec sa tante et son
oncle; mais je te prie de le protéger contre le danger des bontés que
tout le monde a pour lui. Dis à ce petit vaurien que papa Eugène lui
fait une bonne caresse. Nous parlons de toi et de lui, en famille, bien
souvent : ce sont nos récréations. »
retrouvera, avec un grand plaisir, vous et les vôtres, qui sont aussi
les miens et très chers. A bientôt ».
Mais ce n'est point aimer ses enfants, dans le vrai sens du mot,
que de les aimer seulement pour en jouir soi-même. Heureuse-
ment pour mes frères, nos parents avaient de leur devoir une
— 361 —
meilleure idée. Ils voulaient bien aimer leurs trois fils, mais en
les élevant et en les instruisant.
Voici sur quels principes raisonnait mon père, à cet égard :
(1) A cette époque, je lis, dans les cahiers de notes de mon père: « Lectures
sérieuses : Domat, Montesquieu, Malte-Brun, Ménard, Frayssinous.
(2) M. Paccalin a fait ses preuves ; il a passé neuf ans entiers, à la maison. Il a
vraiment élevé mes frères. Moi-même, je l'ai eu pour premier maître. Je l'ai revu,
longtemps après, dans sa modeste retraite de La Tour-du-Pin ; — et, jusqu'au
bout, nos parents et nous, nous nous sommes félicités, eux de l'avoir choisi,
et nous d'avoir reçu ses doctes leçons.
— 364 —
(1)Je relève un trait curieux: ma mère se plaint que sa modiste lui a fait un
chapeau de feutre, joli, mais qui lui serre trop les oreilles, et l'empêche de bien
entendre. «C'est exprès, dit la faiseuse; il ne fallait pas que, en l'absence de
M. le Comte, vous entendissiez les compliments, qu'on tenterait de vous faire
».
Celle modiste vigilante avait acquis, auprès de sa clientèle, une autorité qui
louchait a l'amilié. le me souviens d'avoir été, vers l'âge de six ou sept ans,
témoin du zèle avec lequel, à la maison, on se réjouit lorsqu'on apprit que Mme I.
avait reçu un prêtre de la paroisse et s'était confessée. C'était une brebis long-
temps paresseuse, qui était rentrée au bercail !
— 369 —
elle demanda que « cet enfant vécût, sur la terre, de la vie
nouvelle de la grâce », et que, « placé sous la sauvegarde de
la divine Providence, il fût accompagné par elle jusqu'à son
dernier jour ».
Et dès lors elle se sentit appelée au noble devoir d'éveiller,
par ses soins, cette jeune intelligence, de l'éclairer, de la former,
en un mot de l'élever. Et comme son mari, avec une piété
moindre, mais avec un sentiment aussi vif de sa propre respon-
sabilité, n'aspirait qu'à seconder les dispositions de sa com-
pagne, l'éducation des enfants devint la grande préoccupation,
la préoccupation commune de mes parents.
La récitation des premières prières, la lecture, l'écriture, les
rudiments de la grammaire française : ce vaste domaine d'ini-
tiation, qui exige tant de patience, mais que les mères et même
les aïeules cultivent avec un tact et un art si sûrs, s'ouvrit de
bien bonne heure pour mes frères, à qui mon père se réserva
de dire les premiers mots sur la musique, en leur apprenant
à battre la mesure, à chanter d'abord des notes et puis quelques
airs faciles.
Mais, dès que mes deux frères aînés en parurent capables,
c'est-à-dire vers 1824, quand ils eurent, l'un six ans et l'autre
un an de moins, ma mère commença de les instruire.
Elle le fit, selon une méthode, à laquelle elle a été successi-
vement fidèle, vis-à-vis de ses quatre garçons, et qui nous a
accompagnés bien au delà de notre majorité.
La continuité du travail, rendue facile par la variété, c'était
un de ses premiers principes. Sous ses yeux, nous ne demeurions
jamais oisifs. La vue, l'ouïe, le tact, tous ces organes de l'in-
struction étaient appelés à agir ; et une émulation continuelle
tenait constamment en haleine les trois aînés, dont le dernier
cadet, selon son âge, sa force, sa santé, suivit plus tard l'im-
pulsion.
24
— 370 —
(1) Petits cahiers vulgaires, sur lesquels elle mettait ses comptes, et notait, en
quelques mots ses impressions.
(2) Je mets ici, comme exemple, une page de l'un des mémoires manuscrits de
ma mère :
« Samedi 24, répétition des
cinq morceaux. »
« J'ai joué: la Pensée : Très médiocre,
tant pour la mémoire que pour l'exécution;
1re page publiée ; thème, mal ; adagio, médiocre : à étudier. »
« J'ai été interrompue dans mes études, malgré l'obstination que j'y ai mise. »
« Le jeudi, je me suis occupée d'écritures pour mes matinées musicales. »
« Du 16 mai au 2 juin, je me suis occupée de musique, sans interruption ; mais,
malgré cela, je regrette l'emploi de ce temps sans résultats : beaucoup de temps
pour obtenir bien peu I »
« J'ai fait mes dévotions, le jour de la Pentecôte.
J'ai entendu, dimanche, les
vêpres à la chapelle du Refuge, dont c'était la fête. »
« Mercredi Saint. J'ai été me confesser ; le père Joseph me donna de bien bons
avis. »
« Travail soutenu, pour ma musique ; mais très interrompu, et progrès nuls. »
«
Jeudi Saint. Je suis allée à la Cathédrale; j'ai fait mes dévotions à la messe de
six heures et demie. »
« Vendredi Saint. Assisté aux offices. Travail nul, à cause de ce saint jour. »
« Je veux m'occuper, de plus en plus, et me réfugier dans mes ressources per-
sonnelles pour atteindre au but, que je poursuis. »
« Je recommence d'écrire, le 4 janvier: devant étudier chaque jour quatre
heures : appris un morceau par coeur. »
« Robert le Diable: répétition, mardi soir: Il n'y a pas eu de grands oublis;
cependant, à la page de la Ballade il y a eu hésitation et manque de pureté dans
les basses ; la fugue, pas assez sûre. Revoir l'Introduction. »
«
La reprise du thème de la pensée, n° 3, a été assez brillante, bien que médiocre.
Cela n'a pas été trop mal, vu le temps si court, que j'ai mis à la répéter.
»
« Guillaume Tell: Reprendre les basses du Cantabile; les cadences et le trait,
pour faire entendre le chant : Oubli, vers le point d'orgue. La variation d'octave
est celle, qui ne peut jamais être sue de mémoire; il faut tout repasser; tout est
à peu près. Samedi, il faut savoir le « Cor des Alpes », mes quatre trios, et aussi
que mon aquarelle soit presque achevée... ».
— 377 —
les sujets de ses admirations historiques ou littéraires: elle a
copié tous les portraits des Stuarts par Van Dick; elle a créé de
jolis motifs de découpures empruntés aux meilleures scènes
,
des romans de Walter Scott. Et c'est ainsi qu'une activité
d'esprit continuelle a banni de chez elle toutes les tentations
d'ennui : Selon sa naïve expression, « quand elle trouvait la
terre sèche ou laide, elle regardait le Ciel ».
(1) Dans son Mémoire, mon père indique cet événement par cette simple note:
8 août 1829, nomination de M. de Polignac » :
— comme s'il en prévoyait les
conséquences prochaines.
— 381 —
Comme Chateaubriand, il avait cru que « le règne de
Louis XVIII, du roi patient et sage, marquerait l'heure où se
résoudrait, pacifiquement, le problème de la Révolution. Tout
ce qu'il y avait de possible à conserver du passé s'entre-
mêlerait avec ce qu'il y avait de possible dans le présent ; et on
arriverait ainsi à une sorte de fusion, qui permettrait à tous les
bons citoyens de s'unir, pour concourir ensemble au bien général
du pays. »
Ce rêve généreux n'était pas alors près de se réaliser ; nous le
poursuivons nous-mêmes, après quatre-vingts ans écoulés ; et la
solution définitive n'apparaît pas encore prochaine !
Et de fait, tandis que, en convoquant les Chambres pour le
2 mars 1830, Charles X disait aux Pairs et aux Députés : « Je ne
doute point de votre concours pour opérer le bien, que je veux
faire » ; ceux-ci, — c'est-à-dire les Pairs, avec quelque hésitation,
le 9 mars —, et les Deux-cent-vingt-et-un Députés, avec une
menaçante hardiesse —, répondaient au Roi, le 16 mars, que
« ce concours ne pouvait être donné à son gouvernement, parce
qu'une défiance injuste de la raison et des sentiments de la
France séparait d'elle et de ses représentants ceux, qui condui-
saient, au nom du Roi, la pensée fondamentale de l'Adminis-
tration. »
Ce coup d'État en appelait un autre. La Chambre des Deux-
cent-vingt-et-un fut dissoute, le 16 mai 1830 ; et Charles X,
par sa Proclamation du 16 juin, demanda à son peuple de
réparer l'offense faite à sa couronne, et la blessure portée à
son coeur par une usurpation illégale, en élisant une Chambre
nouvelle.
Avant de rappeler quelle fut la suite de ces graves compli-
cations je crois devoir citer les extraits suivants du Mémoire
,
de mon père :
— 382 —
(1) Il semble, d'après la lettre suivante, assez obscure, qu'on avait d'abord songé
à la candidature de M. Charles de Surville. Quelques oppositions s'étant mani-
festées, sans doute à cause de la jeunesse d'un candidat, d'ailleurs excellent,
M. de Surville, le père, aurait songé à substituer au nom de son fils celui de mon
père : de là, la lettre que voici :
« Monsieur »,
« Je suis trop profondémentdévoué à vous et à votre excellent fils, pour hésiter,
un moment, sur la réponse que j'ai a vous faire. »
« Sans doute, notre position est cruelle, nous passons sous un
joug de fer, et
l'on brise à la fois nos intérêts les plus sacrés ; mais on se sert contre nous de
telles armes, qu'il ne nous est ni possible ni permis de résister. Quand on n'a pas
craint d'emprunter le nom le plus auguste (celui du Roi sans doute) pour accabler
des Nîmois, tels que mon cousin et vous, que ne ferait-on pas contre d'autres ?
25
— 386 —
Ces répugnances ne l'empêchèrent pas de constater, avec
plaisir, que, « dans cette circonstance, son nom avait été favo-
rablement accueilli par quelques personnes, et qu'il avait reçu
de leur part des marques flatteuses d'estime. » (1).
Ce succès d'ailleurs, qu'il n'avait pas voulu tenter, eût été
bien disputé, et disputé pour aboutir enfin à une très prochaine
déception.
D'ailleurs, dans cette circonstance, ce que l'on ferait pour l'un semblerait fait
contre l'autre. Nous nous perdrions, loin de nous sauver; et moi, candidat de cir-
constance, homme substitué, au dernier moment, je succomberais sans honneur,
avec un regret éternel d'avoir compromis un nom sans tache, et d'avoir contribué
à l'éloignement de notre bon Charles. »
« Croyez, Monsieur, que je sens
bien toute l'amertume de votre position, et que
je donnerais bien des choses pour l'adoucir. C'est avec le regret le plus sincère que
je me vois forcé de refuser à votre projet ma coopération ; mais j'ose espérer
que vous ne m'en saurez point mauvais gré, et que vous y verrez au contraire
une marque nouvelle de l'estime et de l'affection sincère que je vous ai vouées. ».
« Votre très humble et obéissant serviteur, »
«
Le 6 mai 1830. » « Le Marquis DE CABRIÈRES. »
(1) «Je n'ai guère de notes, prises dans les études que je fis, durant cette année
1829. Mais je n'en ai pas moins continué, à travers mes affaires personnelles et
d'administration, à faire de nombreuses lectures : en particulier les Commentaires
de César, la grande oeuvre de Gibbon sur l'Histoireromaine, lord Byron, en anglais
(Mémoire manuscrit)...»
(2) A un de ses amis, mon père écrivait encore :
« Je pense que
tant que notre cause a triomphé, tant que nous avions pour
nous le pouvoir et l'avenir, il était possible et convenable de garder le silence ;
mais, aujourd'hui, il serait tout à la fois incompréhensible et impolitique de ne
point rectifier les assertions mensongères de nos adversaires, par un récit fidèle : il
suffirait à faire ressortir l'admirable patience, que nous avons montrée dans ces
circonstances. Je suis prêt à assumer la responsabilité et le surcroit de rancunes,
que ce récit pourrait entraîner; mais, ayant quitté la ville, le 6 août, il m'est
impossible de parler, avec connaissance, des faits qui ont suivi mon départ. Pour
ceux-là mêmes, qui l'ont précédé, j'aurais besoin d'un résumé exact des faits. Si
vous consentez à me fournir tout de suite les matériaux, dont j'aurais besoin, veuillez
me les transmettre par une relation aussi détaillée que possible. Dans l'intérêt même
de nos concitoyens, comme dans celui de ma propre responsabilité, il importe de
ne rien avancer, qui ne soit d'une exactitude rigoureuse. Vous savez d'ailleurs que
je ne signerai jamais rien qui ne porte un caractère absolu de vérité. »
Le Correspondant de mon père s'est tu, et les notes ont été brûlées. C'est une
perte pour l'histoire locale. — Les deux compagnons de mon père, à la mairie
MM. Vidal et d'Aldebert, partagèrent ses idées et s'associèrent à tous ses actes. Le
dernier surtout fut pour lui un ami constant et dévoué : j'ai été le témoin de leurs
relations affectueuses.
389—
—
VIII
LA VIE DE FAMILLE. I.
(1) Ce qui ne s'était pas alors réalisé, l'a été, à partir de 1848. M. Charles de Sur-
ville fut alors élu parmi les députés de Nîmes, et il a mérité, depuis cette époque
jusqu'à sa mort, en 1863, le respect et la sympathie de tous ses collègues de la
Chambre, et de tous ses concitoyens du Gard. Il était le correspondant attitré de
M. le Comte de Chambord ; et son frère, le Colonel d'artillerie, M. H. de Surville,
royaliste comme tous les siens, dirigeait la vaillante Gazette de Nîmes.
— 394 —
signalée. Comme j'avais été choisi, pour occuper la préfecture du
Gard, après le succès que l'on se promettait, je crus que je ne
pouvais pas rester muet, dans une circonstance aussi grave,
où m'incomberait certainement une part de responsabilité, si je
gardais le silence. Je me sentis donc obligé de manifester
nettement mon opinion, et j'écrivis à M. de Surville la lettre
suivante » :
« Monsieur, »
« J'ai dit à votre excellent fils toute ma pensée, sur la position actuelle ;
je ne doute pas qu'il ne vous ait rendu, sur ce point, le compte le plus
fidèle de notre entretien ; mais j'éprouve le besoin de vous expliquer
moi-même ma conduite, et de vous mettre, dans les mains, une pièce,
que vous pourriez montrer à tous ceux qui seraient surpris de mon
attitude. »
« Sans entrer dans une discussion, qui ne peut se faire par écrit, je
crois de mon devoir de dire, la main sur la conscience, que la tentative
que l'on projette, me paraît, en ce moment, téméraire et coupable :
téméraire, car rien ne l'appuie, coupable, car elle compromet tout,
sans espoir raisonnable, et sans pressante nécessité. A Dieu ne plaise
que ces expressions puissent blesser personne au monde. Je souhaite
me tromper, mais j'exprime une conviction profonde, et je ne me
crois pas libre de la renfermer dans mon sein. »
« Malgré tout, si l'on persiste dans un projet, que je ne crois point
fait pour réussir, je suis prêt à m'y associer. Appelez-moi, j'arriverai :
non pas pour prendre un caractère officiel, qui ferait peser sur moi
une responsabilité, dont, pour rien au monde, je ne voudrais assumer
le poids, en ce moment ; mais, pour remplir obscurément le devoir
d'un sujet fidèle, et mourir, s'il le faut, en soldat, aux pieds de Celle,
à qui je ne cesserai jamais d'être entièrement dévoué. »
« La détermination, que je vous annonce, nécessitant des disposi-
tions nouvelles, pour notre localité (1), je vous autorise, Monsieur, et
même je vous prie de communiquer ma lettre à qui de droit. »
« Je suis votre serviteur, »
« Le Mis DE CABRIÈRES. »
(1) Ce mot vulgaire de localité revient à plusieurs reprises dans les lettres de
mon père, à ce moment. Il ne voulait pas nommer Nimes, de peur d'accentuer les
divisions créées par la politique.
— 395 —
A cette lettre, adressée à un confident très sûr, et dans la-
quelle mon père exprimait, avec une rude franchise, son opinion
personnelle, une autre était jointe, qui fut remise à M. le duc
d'Escars, probablement par les soins de M. de Régis; elle était
plus modérée, mais tout aussi sincère. La voici :
« Monsieur, »
(1) Y avait-il eu, pendant le séjour de mon père à Lyon, une dissolution de la
Chambre des Députés, et cette dissolution avait-elle fait faire de nouvelles élections,
au sujet desquelles on avait pressé mon père de revenir pour remplir le devoir
de voter (ce vote étant alors subordonné a l'émission d'un serment de fidélité au
nouveau régime), je l'ignore, mais j'ai trouvé le brouillon d'une lettre à Chateau-
briand, dans laquelle j'ai lu, avec plaisir, la preuve de l'admiration des miens
pour le grand écrivain ; et j'en mets ici la plus grande et la meilleure partie :
« Je n'ai point l'honneur d'être connu de vous; mais vous l'êtes de tout le
monde. Vos talents et votre conduite vous ont institué le conseil et l'ami de
toutes les âmes nobles, de tous les coeurs dévoués; c'est à ce titre que je prends
la liberté de m'adresser à vous, pour provoquer, de votre part, une explication
loyale et raisonnée sur la question vitale, qui nous préoccupe en ce moment. »
«
Depuis que la prorogation de la Chambre des Députés a fait prévoir le choix
à faire d'une députation nouvelle, tous les esprits éclairés, toutes les consciences
délicates s'occupent avec sollicitude d'examiner et de résoudre les questions, qui
se rattachent aux élections, et spécialement la question fondamentale du Serment
(politique). Les journaux monarchiques, et quelques hommes distingués de cette
même opinion, réunissent leurs efforts, pour entraîner les royalistes aux élections:
Le Serment électoral, disent-ils, n'a de force que pour la durée de l'élection ; il
n'est qu'une simple formule, qu'on accepte, non pas pour son propre avantage,
mais pour remplir un devoir, pour servir son pays et sa cause, de la seule
manière, qui soit possible en ce moment. »
« D'autres ajoutent même: « Le Serment est nul de soi, dans une monarchie
élective, où la souveraineté du peuple est proclamée. Là, le Roi n'est qu'un
mandataire; le Serment qu'on lui prête, ne peut être que conditionnel, puisque le
souverain ne règne qu'en vertu du pacte qu'on lui a imposé, et que s'il cesse d'y
être fidèle, on cesse de lui devoir fidélité...
« Mille autres arguments, aussi plausibles, viennent se joindre à celui-ci dans
ce cas, comme dans beaucoup d'autres, la raison se sent presque subjuguée et
convaincue, mais la conscience ne se paye pas de sophisme. La conscience, qu'un
institut intime gouverne, qui ne sait que s'écouter elle-même, sans que rien la
puisse égarer, la conscience ne cesse de crier : « Tu ne promettras point ce que tu
ne veux point tenir !... »
Tel est, Monsieur, le murmure, qui résonne dans mon sein, toutes les fois
que je fixe ma pensée sur l'heure, où je devrais lever la main, et » jurer un
— 399 —
Mais cette tranquillité relative fut vite troublée : la question des
« salaires ouvriers » suscita, à Lyon, des mouvements révo-
lutionnaires, contre lesquels le Gouvernement fut obligé de sévir
avec rigueur: et ces rigueurs, quoique tournées contre les pertur-
bateurs, causèrent, comme il arrive d'ordinaire, des inquiétudes
et du malaise même aux honnêtes gens.
Des bruits fâcheux se répandirent aussi, faisant craindre la
très prochaine menace d'une invasion du choléra. Ma grand'-
mère, ma mère surtout s'effrayèrent et demandèrent, l'une et
l'autre, que le bail de l'appartement fut résilié le plus tôt possi-
ble, et que l'on regagnât sans retard la paisible demeure du
Village, dont l'air est si salubre et si fortifiant.
mensonge ». De telles répugnances sont plus fortes que tous les arguments, plus
puissantes que toutes les dialectiques : il faut renoncer, je pense, à les vaincre
par des raisonnements. Mais de grands exemples, les exemples de ceux, qui ont
ouvert, devant nous, la carrière du dévouement et de l'honneur, peuvent seuls en
triompher. Nous ressentons encore, dans nos âmes, la profonde émotion, dont les
firent vibrer vos paroles et celles de vos nobles amis, le jour où, vous appuyant
à la fois sur la fidélité, due au malheur, et sur la prévision, trop facile, des maux,
que la Révolution nouvelle réservait à notre pays: vous refusâtes de vous associer
à l'acte criminel, qui violait tous les serments, voués à la Branche aînée des
Bourbons!... »
« Notre admiration, notre sympathie, notre estime, se sont attachées
à ceux
qui imitèrent vos refus ... Les coeurs droits, les âmes sincères et honnêtes refu-
seront de commettre un acte que vos exemples leur conseilleraient de mépriser.
Pour que tous abordent l'urne électorale, sans rougir, il faudrait que vous leur
en donniez le conseil. Le pourriez-vous ? Le voudriez-vous ? — J'ose vous le
demander, non par curiosité, mais pour surmonter mes propres répugnances, et
n'obéir qu'aux motifs, que vous jugeriez dignes d'inspirer des résolutions à un
homme d'honneur ...»
« En me livrant aux
impressions que produit sur moi un sujet si angoissant, je
me suis laissé entraîner, Monsieur le Vicomte, à avoir l'air de vous donner des
conseils, alors que je venais moi-même vous en demander; vous comprendrez, je
l'espère, le sentiment qui m'a dicté cette lettre, et si, comme je le crois, vous
partagez mon avis, vous ne prendrez pas garde à la forme que je lui ai donnée. »
« J'ai l'honneur, Monsieur
le Vicomte, de vous offrir mes très humbles respects. »
« Le Marquis DE
CABRIÈRES. »
Ce fut alors dans la paix des champs que mon père se reporta
aux conseils, que lui avaient donnés les hommes compétents
qu'il avait consultés, sur la meilleure manière de diriger l'édu-
cation des enfants, à notre époque.
Parmi ceux à qui il s'était adressé, l'un des plus éminents par
la double autorité du savoir et du caractère, était M. Héron de
Villefosse, grand-père du membre actuel de l'Institut, si digne de
de son aïeul.
Mon père avait vivement apprécié, et consente soigneusement,
la réponse de ce noble correspondant. Je l'ai retrouvée, dans
les papiers paternels, et je la reproduis ici tout entière : elle n'a
rien perdu ni de sa valeur, ni de son opportunité :
Sur ces entrefaites, en effet, une question, que mon père avait
posée à Montauban, à M. l'abbé de Scorbiac, pour être fixé par
lui sur un point de généalogie, amena ce vénérable ecclésiastique
à venir jusqu'à Nîmes. Il satisfit d'abord à la demande, relative
à la réalité et au degré de la parenté, qui unissait nos familles ;
puis, tout naturellement, comme il arrive dans les entretiens,
où le coeur s'engage en même temps que l'esprit, il parla de
l'oeuvre de Juilly, à laquelle, en union avec M. l'abbé de Salinis,
il avait consacré son zèle.
L'intérêt, qui s'attachait à cette conversation, les pourparlers
qui l'accompagnèrent, la certitude que, sous la surveillance de
directeurs aussi éminents, mon frère rencontrerait, à Juilly, les
conditions essentielles d'une parfaite éducation, unie à une
instruction étendue et solide : toutes ces raisons décidèrent mes
parents à placer Artus, dans une maison, déjà renommée, à la
fin du dix-huitième siècle, et qui s'ouvrait, au dix-neuvième,
avec des chances si nombreuses de durée et de succès.
Mon père et Artus quittèrent donc Nîmes, le 22 octobre 1832,
et arrivèrent à Juilly, pour la rentrée du 31 du même mois. Ce ne
— 404 —
fut pas, sans émotion, que se fit cette première séparation entre
le père et le fils ; mais ma mère en fut encore plus affligée.
Une lettre d'elle, nous exprimera son chagrin :
« Nous voilà installés, mon amie, moi, dans une belle chambre
d'honneur, à côté de celle de l'évêque ; et ton fils, dans un grand
— 405 —
dortoir, où, provisoirement, il a couché cette nuit, tout seul, très bra-
vement, et sans rien perdre de son beau sans-froid. Les supérieurs et
les maîtres nous ont reçus, avec grâce et bienveillance. »
« Cette maison est superbe, entourée de jardins immenses, de verdu-
res et de belles eaux; les dortoirs sont vastes et aérés, tenus très pro-
prement, ainsi que la lingerie, l'infirmerie et tout ce qui dépend de la
surveillance de ces bonnes soeurs, que ma mère aime tant. La nourri-
ture, donnée aux maîtres, est très satisfaisante, et de fort bon augure
pour celle des élèves, qui en sont, du reste, très contents. On ne voit
que visages riants et frais ; on n'entend que des éclats de rires ; aussi
je ne crois pas du tout que notre enfant soit ici malheureux, même
après le départ de son papa, « qu'il aime cependant bien, et qu'il regret-
tera beaucoup. » « Il est réellement ici, comme ces jours-ci, à Paris,
d'une raison, au-dessus de son âge. »
Directions et Conseils.
Telles étaient les leçons, que, sous toutes les formes : lettres,
conversations, exemples, nous avons reçues. Heureux, si tous
ces mots sacrés : Dieu, la conscience, l'honneur, la vertu, le
courage, le travail s'étaient si profondément gravés dans nos
âmes que nous ne soyons jamais sortis du cadre si vaste, tracé
autour de nous par nos parents ! — Je reviens à mon récit :
(1) Mon père ne s'en est jamais consolé tout à fait. Le fait suivant
en donnera la preuve :
Dans une réunion du soir, en ville, au milieu même d'une partie de
jeu, une quêteuse empressée soumit à mon père une liste de souscri-
ption, en faveur d'un orphelinat, fondé récemment à Nîmes, par une
ardente chrétienne, Mme Cl. Réveilhe, femme de l'excellent Docteur
de ce nom. Presque sans regarder la liste, mon père s'y inscrivit pour
une très petite somme.
Le lendemain, il reçut la lettre suivante :
« MONSIEUR, »
« Si j'ai pris la liberté de m'adresser à vous, de vous faire remettre
une liste de souscription, et de vous prier de joindre votre nom à ceux
des bienfaiteurs de la maison des orphelines, j'y ai été encouragée
par le souvenir de Mme votre Mère, à qui cette maison doit, en partie,
son existence. »
« En effet, lorsque M. l'abbé d'Alzon reçut le legs, fait par votre mère
à l'oeuvre de la Miséricorde, il en destina une partie à des enfants,
alors placées en apprentissage. Je fus chargée par lui de l'emploi de
cette somme ; et comme, depuis longtemps, on éprouvait le besoin de
créer un asile pour recevoir de jeunes orphelines, M. l'abbé d'Alzon
pensa que nous devions profiter de l'occasion, et appliquer le secours,
— 431 —
demain, à Cabrières, pour la réunir, dans le cimetière du village,
à son époux, qui l'y attendait, depuis douze ans ! »
« Puisse cette tombe ne pas se rouvrir de longtemps ; et
puissé-je y descendre, le premier, après mes chers parents, sans
avoir eu de nouveau à pleurer sur la perte d'aucun des miens ! »
28
— 434 —
Mai 1848
»
« Monsieur, »
(1) J'ai remarqué que, depuis ce moment, Mgr Cart chercha, lui-
même, les occasions de venir à Cabrières ; une fois même, il y ren-
contra M. de Rochemore, et je le soupçonne d'avoir désiré bénir ce
rude soldat, dont l'âme l'intéressait. Il était plus ingénieux encore dans
la charité spirituelle, qu'il ne l'était pour l'aumône matérielle, toujours
abondante entre ses mains.
29
— 450 —
Ai-je besoin de dire combien j'ai été heureux à Issy et à Saint-
Sulpice? Combien les maîtres y étaient bons et indulgents ;
combien la discipline y était douce et facilement observée;
quels fidèles amis j'y ai rencontrés, et comment ces années, —
d'octobre 1849 à juillet 1853 —, ont été, pour moi, le printemps
joyeux et pur d'une vie, que Dieu destinait à être si longue !
Le bâtiment même du Séminaire, en dépit des souvenirs
et même des vestiges, laissés par le séjour de Marguerite de
Navarre, n'était pas beau ; nos cellules étaient étroites, et le
plancher portait sur des voûtes, que le temps avait fait fléchir.
Je ne pus m'empècher de sourire, en remarquant l'impression
pénible, qu'éprouvait mon bon père, à la vue de l'espace res-
treint dans lequel j'allais m'enfermer. Et pourtant le bonheur
était là! mieux qu'il n'était à l'Elysée, où le Président de la
République se disposait à entrer, deux ans après.
16 juin 1849. »
toute la France, et que, dès lors, l'acte le plus légitime, le plus utile
de la souveraineté nationale, ne puisse pas être considéré comme le
soulèvement d'une localité isolée, — comme la levée de bouclier d'un
seul parti. »
«... Ce plan devrait être soumis à tous nos Représentants, à notre
Députation tout entière, qui en délibérerait; et, dans le cas où elle
l'approuverait, elle en ferait part aux Comités conservateurs, afin d'en
opposer son action uniforme et unanime au travail audacieux de la
Montagne. »
« On nous transmettrait les décisions et les conseils, que ce plan
aurait suggérés, avec l'indication d'un système d'organisation et de
correspondance régulière, pour en préparer l'exécution. »
«... Cette organisation définitive consisterait, selon moi, en un
Comité peu nombreux, choisi parmi les membres des Conseils
généraux ou municipaux, et qui siégerait au chef-lieu... Je parle d'un
Comité, pris parmi les corps élus, parce que je ne reconnais, en ce
moment, que cette force légale ; et je dis : peu nombreux, parce que je
pense que, à côté des corps délibérants, il faut un pouvoir exécutif,
autorisé et responsable, qui donne à l'action de l'énergie et de la
rapidité. »
« Voilà, cher ami, mon Utopie; je la soumets, pour ce qu'elle vaut,
à vous et à nos amis. Prenez-là, si vous le voulez, pour le radotage
d'un vieillard ; mais, prenez garde que, si le vieillard radote, il le
fait, en tenant compte, dans sa vieillesse, des faits nouveaux, que nous
avons à subir, et non pas à faire plier à nos idées anciennes. »
« Quant à la propagande populaire par la Presse, mon fils vous
dira ses idées, qui me paraissent bonnes, mais qui, selon moi, ont
— 453 —
besoin d'être appliquées avec beaucoup de prudence, et avec une
connaissance spéciale des diverses localités... »
« C'est ici qu'on devra, soit par l'organisation déjà indiquée, soit par
le conseil de personnes avisées et prudentes, décider, dans quelles
localités, et par quelles voies, il conviendra de faire parvenir les
publications qu'on aura choisies. »
« Agréez, ...» « Le Mis DE CABRIÈRES. »
Mon père avait raison de tenir à son fils aîné ce langage élevé
et chrétien. Mais pour qu'un homme jeune, et placé dans
une
situation indépendante, s'assujettisse au travail, et se crée des
devoirs positifs, sans y être poussé par quelque intérêt d'in-
fluence ou de situation, c'est espérer plus
que ne peuvent don-
ner la plupart de ceux qui se sentent quelque aisance, et qui
peut-être ont des goûts de luxe, de dépense et de plaisir. Il faut
que la jeunesse sente le besoin de faire quelque chose; c'est le
— 457 —
meilleur argument pour la décider à s'imposer des sacrifices et
à mener une vie laborieuse, occupée et féconde.
Quelque temps après cette démission, et peu de mois après
mon entrée au Séminaire, ma grand'mère du Viviers mourut.
Elle avait pris, en vieillissant, l'habitude de renfermer en elle-
même tous ses sentiments : non qu'ils se fussent émoussés avec
l'âge, mais parce que, au contraire, profonds et douloureux,
elle ne voulait importuner personne ni de ses tristesses ni de
ses plaintes. Elle mourut, avec un vif chagrin de quitter les
siens ; et se raidissant ainsi contre sa sensibilité, elle parut
trop stoïque et trop silencieuse : on s'étonna presque de sa
force d'âme. Je n'ai gardé que le souvenir de sa bonté.
Ses filles lui donnèrent de longs et sincères regrets. Elles
prirent plaisir à se rappeler ensemble l'expression si vive de
son affection pour son mari, qu'elle ne cessa jamais de pleurer ;
pour son fils, dont elle déplorait le caractère concentré et
sauvage ; pour elles enfin à qui elle ne cessait de témoigner sa
tendresse et sa confiance, soit dans ses conversations, quand
elles étaient auprès d'elle, soit à Cuirieu ou à Voreppe, soit
dans sa correspondance, toujours naïve et spirituelle.
Son absence rendit plus étroits encore les liens qui unissaient
ma mère et ma tante ; elles rendirent leurs lettres plus fréquentes,
et elles y firent entrer les moindres détails de leur vie
domestique.
Ce fut dans l'une de leurs rencontres annuelles, que les deux
soeurs s'entretinrent d'un projet de mariage, pour mon frère
aîné. Elles s'y attachèrent avec un vif intérêt, et je pense que
c'est ma tante qui le fit réussir, pour la très grande joie de ma
mère.
— 458 —
Celle-ci, en effet, voyait son fils aîné, avec des yeux chargés
d'une indicible tendresse, et lui souhaitait une compagne,
possédant à la fois toutes les vertus et toutes les distinctions (1).
Elle se sentit pleinement exaucée, quand, les échanges
habituels de correspondance, étant achevés entre mon père
et M. le Comte Alphonse d'Agoult, elle put prendre la plume et
écrire la lettre suivante au futur beau-père de son fils :
« Mademoiselle, »
« Madame la Marquise, »
« Permettez-moi de vous dire moi-même combien je suis sensible à
tout ce que votre lettre à ma mère renferme de bon et d'aimable pour
moi. La bienveillance affectueuse, avec laquelle vous m'accueillez
pour fille, augmente encore la confiance avec laquelle je remets mon
bonheur entre les mains de Monsieur votre fils. Tout concourt à assu-
rer cette confiance ; aussi, malgré toute la gravité de cette époque de
ma vie, je vois fixer, sans crainte, le jour où je ferai partie d'une
famille qui me témoigne un empressement si flatteur. Quoique je
sente que j'ai beaucoup à faire pour le justifier, je puis du moins
assurer que j'en suis fort reconnaissante et pleine du désir de le
(1) « Des larmes de sang, (Gueules) sur champ d'azur, avec ces
mots : Tinximus sanguine nostro. »
(2) Elle a donné à mon frère deux filles, mariées à deux cousins-
germains, MM. Amédée et Louis des Moulins de Leybardie. L'aînée
seule a eu deux filles, dont l'aînée a épousé M. le Marquis de Vignat-
Vendeuil ; la cadette, Geneviève, est « Fille de la Charité de Saint-
Vincent-de-Paul. Germaine de Vignat a un fils, Louis
».
— 463 —
mériter. Monsieur le Marquis de Cabrières parle de moi à mon père
d'une manière dont je suis bien touchée, et dont je le remercie.
»
« Permettez, Madame, que je vous assure de ces sentiments, ainsi
que de mon profond respect. »
« Clémentine DE BOISSEULH »
.
IX
Mon frère avait donc mis dix jours complets, pour venir de
Marseille à Constantinople.
Il écrivait, en arrivant :
« Le temps était fort brumeux ; ce qui nous a fait perdre une
partie de ce beau panorama du Bosphore, tant vanté, et qui le
— 480 —
mérite vraiment. Comme toutes les choses de l'Orient, cela a
besoin d'être vu de loin. »
Autant la perspective générale de la mer est admirable,
«
autant la ville est atroce intérieurement. Les plus belles rues
sont des cloaques infects, remplis de trous, et dans lesquels un
homme disparaîtrait presque à mi-corps. »
« Là-dedans, grouille une population, pittoresquement drapée
dans des haillons, mais des haillons sales, vils, pitoyables au
dernier degré. »
« Je ne parle ici que de Péra, le faubourg turc, le
méli-mélo de
Juifs, d'Arméniens, de Grecs surtout, et maintenant d'Anglo-
Français. »
« Tout à l'heure seulement, je vais voir Stamboul, le
vrai
quartier des Turcs, qui est, à ce qu'il parait, moins sordide. »
« Je suis arrivé hier ici, trop tard pour
avoir la messe; et
trop fatigué pour aller à celle de minuit. Mais, ce matin, en
l'honneur de la grande fête de Noël, j'en ai entendu une et demie,
dans l'église Sainte-Marie, tout près de mon hôtel. »
« Nulle part, on n'officie avec plus de solennité et de
magni-
ficence que dans ce petit coin perdu de notre Catholicisme. Grâce
aux bons Italiens et aux Espagnols, on y chante aussi bien qu'à
Saint-Roch, de Paris. »
« Les convertis de toutes les races y conservent leurs coutumes.
C'est au milieu d'enfants très recueillis, de Grecs, de Turcs, de
Brésiliens, de têtes coiffées de mantilles, d'hommes enveloppés
dans leurs caftans, de femmes voilées (moins les yeux), que j'ai
entendu, ce matin, cette bonne messe, si harmonieuse, si par-
fumée, si étincelante de lumières ; et jugez si, avec cette ima-
gination que vous raillez, et cette foi que vous reconnaissez, j'ai
passé un moment de douce émotion. »
« Je vais de ce pas prendre Fernand (1) « à son bord. »
« Je partirai d'ici, plein d'entrain et d'espoir. Et ce n'est pas
que les hommes et les choses se donnent grand mal pour
(1) Un jour, après une longue attente, il vit arriver de Crimée une
lettre, adressée à Gasparine, alors absente de Nîmes : contrairement
à toutes ses habitudes, il décacheta la lettre ; y cueillit vite l'assurance
que mon frère était en bonne santé, et, avant de recacheter la lettre
et de l'envoyer : « Cette lettre, écrivait-il, me mit du baume dans le
sang : Humbert va bien ; aimez-le beaucoup, et ne l'inquiétez pas ».
— 489 —
A son intention, Humbert donnait sur son genre de vie, sur
les incidents de sa monotone existence, tous les détails qu'on se
partageait, à Nîmes ou à Cabrières, le soir à la veillée, avant
cette prière que ma mère récitait et que mon père accompagnait
de sa voix sérieuse et profonde.
« Je suis très bien, sous ma tente ; elle va recevoir une petite
cheminée, et ce sera un véritable Eldorado... »
« Calmez-vous sur mon compte ; envisageons cette épreuve,
avec le calme de l'espérance, qui trouve de quoi adoucir toutes
les amertumes. »
« Dieu, qui a si visiblement protégé jusqu'ici, mon corps frêle
et souffreteux, ne voudra pas m'abandonner après les plus
rudes épreuves. Il fait tout pour nous. »
« Songez aussi que ma position d'aide de camp du Général de
Division me sauve de presque toutes les corvées, et me met à l'abri
des dangers ordinaires. Quand je suis appelé à prendre les armes,
c'est pour les actions générales, si rares dans la guerre de
siège. »
« Vous gémissez, comme nous, sur les sanglantes lenteurs de
cet interminable siège. Mais les finances des Russes sont encore
plus malades que les nôtres. Nous sommes fourrés dans une
impasse ; mais Dieu aura pitié de « sa pauvre fille aînée », qu'il
voit bien embarrassée dans les maquis de la politique, et à
laquelle, en ce moment, il faudrait tant de temps, d'hommes et
d'argent! Donc espoir et paix dans vos bons coeurs; priez tou-
jours, mais avec la sécurité de l'espérance, et non avec la fièvre
de l'inquiétude. »
« Soyez rassurés contre les bruits de dysenterieet de typhus. »
« Avant hier, en allant déjeuner chez les La Morlière, dans
leur camp de plaisance de Tchernaia, il pleuvait ; le sol, très
marécageux, était glissant : votre serviteur s'en allait au petit
galop rassemblé, plein de confiance dans le pied de son petit
cheval turc, quand, patatra ! homme et cheval ont roulé dans la
boue. J'ai eu la jambe prise sous la bête, et une petite entorse au
genou, en me relevant. »
— 490 —
« Comme c'est fort peu grave, j'ai remercié le Ciel, vu que cela
me procure l'agrément de causer à mon aise avec vous, et de
me mettre en règle avec une foule de correspondances, aimables,
mais depuis trop longtemps négligées. »
« Vos lectures de journaux ont été fructueuses, et vos déduc-
tions militaires fort bien tirées. Nous n'avons pas, en effet, passé
la Tchernaia, excepté la Division turque et deux de nos régiments
de Cuirassiers. »
« ... La paix se fera sous peu, croyez-moi. Et cela, parce
qu'elle est nécessaire, parce que tout le monde la veut, même
les plus crânes, même les plus ambitieux ; elle se fera, parce que,
pauvres vermisseaux que nous sommes, nous faisons de notre
mieux ; mais le Bon Dieu nous voit et nous écoute ; Il daignera
exaucer nos prières. Je ne doute pas que, conformément à nos
voeux, à la fin d'avril ou au commencement de mai, au plus
tard, on ne tente rien de très sérieux et qu'on ne réussisse enfin
à emporter cette diable de place, si difficile à emporter. »
« C'est à Nîmes, où nous sommes tous réunis, mon cher enfant, que
je reçois ta lettre du 18 et la bonne nouvelle de ta décoration. Je m'en
réjouis du fond du coeur, comme d'une chose flatteuse et méritée. »
« Je comprends et, jusqu'à un certain point, je partage la peine que
tu éprouves à laisser maintenant ta femme seule, en proie à ses
inquiétudes, et privée du seul aliment qui soutienne sa vie de tous
les jours. Vous êtes trop heureux ensemble ! Mais ce n'en serait pas
moins un vrai malheur si, pour revenir à tout prix à cette vie con-
jugale, tu faisais des démarches, contraires à l'attente de ceux qui
t'aiment, et qui souhaitent de le voir à l'abri même des plus légères
plaisanteries, dans les choses, qui touchent à des questions si délicates.
Il faut que, dans ton retour, en France, tout soit, non pas seulement
honorable, mais clair, à ce point que, même les ennemis « les plus
intimes » ne puissent placer la remarque « la plus charitable » pour
critiquer ta conduite, sous prétexte de « l'expliquer». Tu comprends
— 495 —
cela aussi bien que moi, n'est-ce pas ? tu comprends aussi, tu me le
dis, combien une position déjà faite, et bien faite, te donnera de force
pour t'en procurer une autre, s'il le faut. »
« Il semble que la campagne va dormir un peu, ou, du moins, dans
cette saison, n'être pas bien longue. Le temps arrivera donc, où il y
aura moyen d'obtenir une « convalescence » ou un congé. Ne te hâte
pas, cher enfant, mais tâche de faire, tous les jours, un petit pas vers ce
but, et tu finiras par l'atteindre : à moins que, d'ici-là, nous enlevions
pour toi la place de Paris. La Providence a déjà tant fait pour nous
que j'espère qu'elle nous réunira bientôt. Espérons, cher ami, et
prions. Jamais je n'ai tant aimé le Bon Dieu que depuis qu'il m'a
gardé mon fils. »
« Ton bon père. »
« Ta bonne mère, qui aime aussi son fils, avant tout, se félicite
d'avoir mis au monde un vrai chevalier; et elle l'embrasse de coeur,
en priant Dieu de le lui ramener le plus tôt possible. Toute à toi. »
« Ta mère. »
« Artus. »
« 2 novembre. »
— On a vu de quelle persévérante
tendresse il a entouré
Mme de Lisleroy, jusqu'à sa mort. Son affection n'était guère
moindre pour cette Euphrosine de Lisleroy, sa cousine germaine,
— 524 —
épousée, en 1824, par le Marquis de Balincourt, et mère de-
deux fils et d'une fille.
Très différent de son beau et brillant cousin, mon père devina
—
bien vite que ces dehors mondains s'alliaient à un noble carac-
tère, à un esprit élevé, à de très réelles et très sérieuses qualités :
aussi, dans le Journal paternel, l'épithète d'excellent accompagne
toujours le nom de notre oncle par alliance (1).
«J'ai reçu hier, chère soeur, votre bonne petite lettre, qui m'a fait
un vrai bonheur, en m'apprenant et me prouvant que vous n'étiez
pas assez souffrante pour cesser d'être aimable, et bien gracieuse.
Vous me dites que vous m'aimez bien, et je veux le croire, car j'en ai
besoin ! Je vous aime aussi, de tout mon coeur, comme un de ces liens,
II
— J'ai remarqué aussi que, dans ses notes, sur les paysages
qu'il avait vus à Aix ou dans les Pyrénées, en allant aux
eaux, il soulignait, comme une faveur de la Providence, la satis-
faction d'avoir pu causer avec M. Camille de Pimodna, ou avec
M. Baudon, le zélé président de la Société de Saint-Vincent-de-
Paul.
Il avait eu aussi quelques relations avec M. de Magallon, le
restaurateur de la Congrégation des Frères de Saint-Jean-de-
Dieu; et ainsi, dans toutes les sphères où se manifestent l'in-
telligence, le talent, le coeur, le dévouement, la charité, il se
plaisait à voir notre nation donner des interprètes à ce qu'il y
a de plus généreux et de meilleur dans la nature humaine.
— 533 —
III
«Cher Monsieur, »
« J'apprends le malheur qui vous a frappé, et j'ai lu, hier, la lettre
touchante, par laquelle vous remerciez mon fils l'abbé de celle, qu'il
vous avait écrite en son nom et au mien. »
« Je ne doute pas que mon cher enfant, qui aimait tant le vôtre, ne
vous ait bien exprimé la part que nous prenons à votre immense dou-
leur ; mais moi, qui ai eu, depuis longtemps, l'honneur de vous con-
naître, et de vous apprécier ; moi, qui avais suivi, avec tant d'intérêt,
vos soins pour votre cher fils, et le succès qui les avait couronnés ;
moi, qui suis père aussi, et qui comprends toutes les joies, toutes les
douleurs de la paternité, j'ai besoin de vous dire, à mon tour, combien
je m'associe au chagrin que vous éprouvez, et combien j'admire la
résignation que la religion vous inspire... »
« Veuillez, Monsieur, agréer l'assurance des sentiments d'estime et
d'affection de votre très humble et obéissant serviteur. »
« Mis DE CABRIÈRES. »
«
Cabrières, le 28 août 1859. »
IV
— Mon père s'est étendu plus encore sur son serviteur le plus
ancien, Dumas. — Nous l'avons tous et toujours appelé : le
vieux Dumas, parce qu'il était entré au service de la maison,
comme régisseur, avant 1818.
Issu d'une très honnête famille de Montmirail, dans le Gard,
Dumas est devenu très vite le confident et l'ami de mon père,
dont il exécutait les commissions et suivait les ordres, avec une
intelligence et une ponctualité parfaites. L'expression vulgaire :
Ceux qui obéissent au doigt et à l'oeil, s'appliquait à lui exacte-
ment. Son oeil ne quittait pas le visage de son maître, et son doigt
en dessinait nettement toutes les volontés. Aussi mon père le
regardait-il comme un compagnon inséparable ; et quand la mort
le lui enleva, en mai 1850, je fus témoin de sa douleur extrême
et de ses larmes :
« Que je regrette ce vieux et fidèle serviteur, disparu à la suite
d'une sorte d'attaque, à laquelle s'est mêlée une influence cho-
lérique ! Il meurt au moment où, avec tous mes travaux entre-
pris ou à entreprendre, j'avais le plus besoin de lui. »
La femme du vieux Dumas mourut le 6 juin 1853, et voici son
éloge, adressé par mon père à ses enfants :
«Je vous remercie, mes chers enfants, de m'avoir fait part directe-
ment de la mort de votre excellente mère. Vous sentiez que personne
— 540 —
ne comprendrait votre douleur autant que moi, et vous ne vous êtes
pas trompés. »
« Cette bonne et estimable compagne de mon vieil ami Dumas était
une des personnes, à qui je portais la plus sincère affection; et je
mêle de tout mon coeur mes regrets et mes larmes aux vôtres. »
« Si cette certitude peut apporter quelque soulagement à votre
juste douleur, acceptez-la, avec le témoignage de ma très paternelle
amitié, pour deux enfants, élevés dans la maison, et qui, j'en suis
bien sûr, mériteront toujours les sentiments que j'ai pour eux. Madame
s'unit à mes regrets et à mon intérêt pour vous. »
« Mis DE CABRIÈRES. »
35
546 —
Montpellier. —
Roumégous et Déhan, imprimeurs,