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Cabrières et Veaune, livre de

famille / Le Cardinal de
Cabrières

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Rovérié de Cabrières, François-Marie-Anatole de (1830-1921).
Auteur du texte. Cabrières et Veaune, livre de famille / Le
Cardinal de Cabrières. 1917.

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Le Cardinal de Cabrières

Livre de Famille

«Parce que leurs pierres ont plu


à votre serviteur. »
Ps. 101-13.

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés


et
Veaune
Le Cardinal de Cabrières

Livre de Famille

«Parce que leurs pierres ont plu


à votre serviteur. »
Ps. 101-15.

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés


Le titre de ce Livre réunit le nom de deux villages, l'un du
Gard, l'autre de la Drame, dont « même les pierres ne cesseront
jamais de me plaire ».
Cabrières a été si longtemps habité par mes devanciers, que son
nom a fait presque oublier celui de Rovérié, qui nous rattache
au lointain passé du vieux Nîmes, et qui m'est d'autant plus
cher que sa vétusté est plus grande.
Veaune a abrité le berceau de ma mère : elle y a été baptisée,
elle y a grandi, elle s'y est formée au goût des arts, au culte
des choses de l'esprit et surtout à la pratique de notre religion,
dont elle a, durant toute sa vie, savouré le charme et recherché
les inspirations.
Chargé par mon père et par mes frères de recueillir leurs
papiers, j'en ai tiré, pour moi-même, et pour celles qui ont
aussi mon sang dans les veines, quelques précieux souvenirs et
quelques sages conseils.
On les trouvera dans ce Livre ; et j'espère qu'on reconnaîtra
dans ces pages le fidèle accent de toutes les vieilles voix
françaises.
A l'heure où notre nation bannit si soigneusement de son sein
tout ce qui divise et sépare, il m'a été doux de fixer sur le papier
les exemples et les leçons des parents que j'ai tant aimés ; ils
m'ont appris à honorer tout le passé de la France, à en saluer
toutes les gloires. La cause, à laquelle ils étaient attachés, et
qu'ils auraient voulu servir, n'avait dans leur esprit rien d'étroit,
ni dans leur coeur rien de mesquin. Ils voyaient en elle une
garantie de paix, d'union, de prospérité, et comme l'assurance
que notre pays, instruit par les phases diverses de sa fortune,
se reposerait enfin dans une réconciliation heureuse de tous les
Français autour des autels de la Patrie. Cette espérance est
encore la mienne; et sa flamme est d'autant plus vice en moi que,
chaque jour, dans leurs luttes contre l'Allemagne, nos soldats
unissent aux qualités vaillantes de notre race, la générosité et
la noblesse, qui ont toujours distingué nos aïeux.
Ce glorieux présent tient en germe un fécond avenir.

f A. de C.
26 octobre 1917.
CABRIÈRES VEAUNE
ET

SOUVENIRS

I
1788 — 1804

Voici la première page du Mémoire, que mon père avait écrit,


dans la pensée de laisser à ses fils et à leurs enfants, si Dieu
leur en donnait, un bref résumé de sa vie, et l'indication des
principes, qui avaient constamment dirigé sa conduite :
« Depuis 1814, par le conseil du vieux général de Barre (1), qui
m'aimait beaucoup, j'avais pris l'habitude d'écrire une sorte de
journal de ce que je faisais, chaque jour, ou de ce qui se passait
autour de moi. Petit à petit, des masses de papiers se sont accu-
mulées dans mes cartons ; et bien que j'aie déjà fait justice d'un
grand nombre de ces notes rapides, rédigées pour moi seul, je
sens le besoin de réviser, une dernière fois, ce qui en reste, et de
ne laisser subsister que ce qui pourra offrir quelque intérêt pour
mes enfants, ou ce que je n'aurai pas le courage de sacrifier ».

(1)On aura plus tard, à propos de la Restauration, en 1814, quel-


ques renseignements sur ce général.

1
— 2 -
« Mon enfance et années de ma jeunesse se sont
les premières
écoulées à Nimes ou à la campagne, sous les yeux de mes excel-
lents parents. Les événements tragiques de la première Révolu-
tion, l'emprisonnement de mon grand-père, de mon père et de
mon oncle, l'échafaud de mon grand-père et de mon oncle de
Génas (1) sont mes plus anciens souvenirs ; et je crois voir
encore ma pauvre mère et ma tante m'embrasser toutes deux,
en pleurant, à la nouvelle de ces terribles événements, qui se
passèrent presque sous leurs yeux ». « La messe, dite dans la
chambre de quelque bon catholique, par un prêtre qui vivait
caché ; le retour des amis de mon père, qui revenaient de l'émi-
gration ; l'arrivée de mon premier précepteur, l'abbé Huet,
émigré lui-même, qui trouva chez nous un asile et commença
mon instruction : telles sont les impressions que je reçus dans
mes plus jeunes années. On comprend que, dans une âme vive,
elles aient jeté le germe de cette haine pour les révolutions et
de cet amour pour le Roi, que j'ai gardés toute ma vie, et qui
étaient du reste partagés par ma famille et par toute la popula-
tion catholique de ce temps. »
Ces quelques lignes suffiraient à manifester le fond des sen-
timents de mon père, et l'on voit tout de suite que son âme,
ouverte aux passions généreuses, était portée à faire des devoirs
que commande l'honneur, l'objet de toutes ses réflexions et la
règle de tous ses actes.
François-Louis-Henri-Eugène de Rovérié de Cabrières, né à
Nimes, le 26 mai 1788, était le fils unique (deux autres enfants
étant morts en bas-âge) d'Isidore de Rovérié de Cabrières, alors
âgé de vingt-quatre ans, sous-lieutenant en titre au Régiment de

(1) A un moment, tous les hommes de la famille furent incarcérés


;
la mort de Robespierre les délivra.
(2) Dans la maison de ses parents, rue du Chapitre, n° 14. Ce fut
seulement en 1806 que, par suite d'arrangements de famille avec leurs
alliés, les Mérez, mes parents, acquirent, dans la rue de la Maison
Carrée, la maison de M. Teissier de Marguerittes, vendue
en 1903,
après la mort de mon frère aîné.
Royal-Cavalerie, et de Pierre-Magdelaine-Sophie de Génas, âgée
de vingt ans.
Au baptême, il avait eu pour parrain son grand-père paternel,
François de Rovérié, seigneur de Cabrières et de Poulx, ancien
officier au régiment d'Auvergne, et alors Commandant pour le
Roi de la place d'Avesnes (en Hainaut) ; sa marraine fut la soeur
de sa mère, Louise-Augustine-Henriette de Génas, âgée de
quatorze ans.
On ne perdit point de temps pour lui donner des maîtres ; et
de cette époque si lointaine, il ne lui resta que deux souvenirs,
l'un assez plaisant, celui de l'étonnement de son grand-père, — le
Commandant, — à lui voir prendre toujours de nouvelles leçons :
ce qui semblait accuser une grande lenteur d'intelligence ;
et l'autre celui de la mauvaise impression que, dans un âge
extrêmement tendre, lui avait fait le spectacle d'une action cou-
pable, commise devant lui.
Mais, ce qui détermina la direction morale de sa vie, ce fut
l'extrême douceur du milieu dans lequel il passa les années de
son enfance. L'image familière d'un nid, dans lequel de petits
oiseaux s'élèvent, sans que rien ne leur manque ou ne les froisse,
est celle qui convenait à la société d'âmes nobles, unies ensem-
ble autour de lui par leurs qualités d'esprit, mais surtout par
la tendresse exceptionnelle qu'elles avaient les unes pour les
autres. Je me hâte de les faire connaître (1) :

Son arrière grand-père maternel était le Président Reinaud,


alors âgé de quatre-vingt deux ans.
C'était un magistrat, que ses études, son expérience, son mé-

(1)Je suivrai, pour tout ce qui regarde la famille de Génas, en Dau-


phiné, en Provence et en Languedoc, le travail composé et im-
primé par mon excellent cousin, le comte E. de Balincourt, à Epinal,
à Bruyères et à Melun, dans ses différentes garnisons, de 1879 à 1882. Ce
récit est un modèle d'exactitude, sur lequel se détachent, à l'occasion,
des passages pleins d'émotion. Il est à souhaiter qu'une nouvelle
édition, revue et augmentée, fasse lire et apprécier cette belle oeuvre,
digne d'intéresser le grand public.
- 4 —
rite avaient signalé de bonne heure, et sur qui les représen-
tants du pouvoir n'avaient pas cessé d'avoir les yeux.
Après avoir pris ses grades à Montpellier, il était, à dix-neuf
1725, avocat au Présidial de Nimes. L'année suivante
ans, en
il y devenait conseiller et se mariait à Suzanne Puget, appuyant
ainsi sa jeunesse sur l'influence d'une famille, honorable comme
la sienne. Vingt ans s'écoulaient, et une sorte d'impatience de
changement lui faisait solliciter et obtenir, à Toulouse, en 1746,
une place parmi ces Capitouls, dont la situation, dans les conseils
de cette grande ville, était si estimée, que la Cour, pour y avoir
une action directe, avait réclamé le droit de nommer quelques-
uns des membres de cette célèbre compagnie. Tous, à l'origine,
se désignaient comme « chefs des nobles et gouverneurs de la
Cité ». Le cours des siècles avait un peu amoindri leur impor-
tance, mais le fait d'avoir appartenu à leur corps équivalait à
un anoblissement (1).
Après douze ans de jouissance d'un titre aussi flatteur, Jean-
Marie Reinaud rechercha, dans sa ville natale, le siège de Juge-
Mage, et, par échange et achat, il entra dans cette charge élevée.
Il en était le paisible possesseur, quant, à la suite de longues
et fatigantes querelles entre les Parlements et les Ministres, « le
plus clairvoyant et le plus inébranlable » de ceux qui s'étaient
succédés dans la fonction de Chancelier de France, Maupeou
proposa au roi Louis XV de supprimer d'abord le Parlement de
Paris, puis ceux des provinces, et de les remplacer par des Con-
seils supérieurs, qui seraient créés dans diverses villes, et spécia-
lement à Nimes.

(1) « Cette noblesse des Capitouls se laisse difficilement pénétrer


dans son origine, et se montre la même d'aussi loin qu'il est possible
de l'apercevoir, comme l'attestent ces vieux vers :
« De grand noblesse prend titoul,
Qui de Toulouse est Capitoul... »
« Cette noblesse municipale, fut confirmée par les Rois à diverses
reprises, et respectée dans la révision de 1666». - V. A. DELOULME,
Vue de Toulouse au XVIe siècle, v. p. 36-37. Toulouse, Privat. 1899.
Cette grave mesure, peut-être nécessaire, mais qui trouvait,
devant elle, un esprit public déjà enclin à la contradiction et
favorable à une sorte d'opposition systématique, fut accueillie
par des sarcasmes, dont la méchanceté spirituelle rejaillissait
jusque sur le Roi. En réalité, la révolution commençait, et
c'étaient « des magistrats, mandataires de la Royauté, qui avaient
rêvé, en usurpant sur elle, la création d'un Parlement unique,
fait sur le modèle du Parlement Britannique, et qui adminis-
trerait la France entière » (1).
A Nimes, il y eut aussi, dans le monde lettré et poli, déjà
teinté d'esprit encyclopédiqueet philosophique, quelques moque-
ries contre les membres du nouveau Conseil supérieur ; et l'une
des plumes les plus malignes fut celle de Mme de Cabrières, qui
se raillait agréablement, en écrivant à sa soeur, la marquise
de Damian, des nouveaux élus, de leur luxe et de leurs livrées.
Pouvait-elle prévoir que son fils épouserait l'arrière-petite-fille
de l'un des Présidents de ce Conseil ?
« En dépit du reste des plaisanteries, et à force de rendre d'ex-
cellents jugements, les nouveaux magistrats avaient fait peu à
peu taire les rieurs, et revenir à eux la considération, en mon-
trant leur indépendance. »
M. Jean-Maurice Reinaud avait été, le 20 septembre 1771,
nommé à l'une des deux vice-présidences de cette Assemblée,
dont l'existence ne survécut pas à la mort de Louis XV (2). Dès
le début de son règne, en effet, en 1774, Louis XVI rappela les
Parlements, et les Conseils Supérieurs rentrèrent dans l'ombre.
Il n'en demeura pas moins, autour du nom de ceux qui
avaient été investis de ces fonctions momentanées, une sorte de
rayonnement, et l'on comprend que, dans sa propre famille et

(1) Je résume ici la savante appréciation de M. Legrelle sur l'histoire


de la Normandie et sur son Parlement. Ce qui se passait à Rouen
était imité en province.
(2) Le premier Président avait été M. Louis de Rouvière de Cernai
de la Boissière. Histoire abrégée de la ville de Nimes. BARAGNON, tome
IV, Nimes 1832.
dans celle de son fils, le président Reinaud ait gardé une autorité,
à laquelle se mêlait une respectueuse affection.
Mon père, en 1788, était le seul enfant qui symbolisa l'ave-
nir, aux yeux du vieux Président. Son fils, Jean-Jacques Maurice,
veuf depuis le 16 janvier 1779, n'avait conservé de son mariage
qu'un fils et deux filles. L'aînée des filles, Sophie, avait épousé
mon grand-père, et n'avait, après trois ans de mariage, qu'un seul
fils. Aussi le petit Eugène, la Nêne, — comme sa marraine, ma
grand'tante, la Baronne de Lisleroy, l'appelait encore, alors qu'il
avait près de soixante ans —, la Nêne était-il l'objet des tendres
faiblesses de son bisaïeul. Dans la grande table, sur laquelle
s'étalaient peut-être encore quelques dossiers, il y avait un
tiroir, fermé à clef, dans lequel à dessein on conservait quelques
friandises. Accoutumé à ce petit manège, l'enfant s'approchait du
vieillard et lui parlait de la clavette — la petite clef —, pour le
décider à s'en servir, et à lui donner un bonbon très désiré ; et le
vieillard se penchait vers le petit-fils de son fils, dans le même
sentiment, qui faisait dire à Jacob : Dieu soit béni, puisqu'il
m'a permis de voir les fils de Joseph !
N'y avait-il que de la joie dans ces caresses, auxquelles toute
une famille s'unissait avec émotion ? Je ne puis le croire. Un
voile de tristesse, chaque jour plus épais, tombait devant les
yeux du Président Reinaud pour lui cacher, un à un, les objets
de ses plus vives espérances. Peut-être s'était-il abandonné,
pour quelques semaines, à l'entraînement général vers les heu-
reuses perspectives que les Etats-Généraux allaient ouvrir.
Mais bientôt sa longue expérience lui avait suggéré des craintes
cruelles : il avait vu les dernières années du grand règne,
n'allait-il pas être témoin des dernières années de la monar-
chie !
Il est à croire que, même à Nimes, tout occupé qu'il fût de
ses importantes fonctions, M. Reinaud avait suivi le mouvement
philosophique et littéraire de Paris et de son siècle, sans en
prévoir les prochaines conséquences.
Il avait emprunté à Rousseau deux prénoms pour les donner
— 7 —
à son fils, et il avait pris le nom de Sophie, l'héroïne de la Nou-
velle Héloïse, pour l'imposer à l'aînée de ses petites-filles. Il
avait admiré Voltaire, et peut-être beaucoup d'autres écrivains,
prosateurs ou poètes, de moindre valeur, mais dont j'ai vu long-
temps, dans une bibliothèque, qui venait du Président, les petits
volumes, uniformément reliés en maroquin rouge et dorés sur
tranches (1). Du moins, en dépit de ces lectures, sa foi était
demeurée entière, et il était resté pratiquement religieux.
Mais quand on a jugé beaucoup de procès, et qu'on a vu de près
beaucoup de criminels, comment se faire de longues illusions
sur une crise sociale, préparée à l'avance par de savantes des-
tructions, et surtout par celle des croyances, ajoutée à celle des
moeurs !

J'imagine que, dans ses soirées silencieuses, à partir de 1790,


le Président Reinaud ne se distrayait guère de ses tristes pen-
sées que pour sourire un instant à son arrière petit-fils, et
retomber ensuite dans ses sombres prévisions.
A côté du Président, son père, et soumis à sa conduite par
la loi du sang, mais aussi par la situation qu'il occupait dans le
Conseil supérieur, Jean-Jacques-Maurice Reinaud était devenu,
par son alliance avec Marie-Gabrielle-Antoinette de Gênas, la
fille aînée de Pierre de Génas, baron de Vauvert, et en vertu
des pactes du mariage, possesseur du nom, des armes, des
dignités et de la fortune de l'antique famille des Génas, repré-
sentée alors uniquement par des filles. Il était donc légitime-
ment Baron de Vauvert et, « par ses qualités brillantes, comme
par son aménité et sa politesse, il avait acquis une grande popu-
larité auprès de ses vassaux ». « La population de Vauvert lui
était très attachée... En même temps, qu'il était, par ses étu-
des, un jurisconsulte distingué, il avait de la noblesse toutes les
qualités, — et, on peut le dire, aucun des défauts. On connais-

(1) Ils ont tous péri dans un incendie.


— 8 —
sait ses aspirations libérales et son amour ardent pour le peu-
ple (1) ».
Ne l'ayant pu connaître, ni directement ni par ouï dire, — car nos
parents ne parlaient pas volontiers devant nous de ceux qu'ils
avaient perdus d'une façon si inattendue et si cruelle —, j'ai
cependant tâché de pénétrer jusqu'à son âme, en regardant le
portrait que nous possédons de lui, et en lisant, avec une
affectueuse attention, les quelques pages, écrites de sa main,
qui ont été conservées.
Grande différence apparente entre le père, le Président Reinaud,
et son fils Jean-Jacques. En regardant les portraits qu'ils nous
ont laissés, on devine qu'une époque nouvelle va creuser un
abîme entre les hommes de ces deux générations. Le Président
est gravement assis, enveloppé de sa robe rouge ; l'expression de
son visage est à la fois souriante et heureuse. Il est calme comme
la justice. Le Baron de Génas, au contraire, a laissé bien loin le
pesant édifice de la perruque, sans laquelle jadis ne paraissaient
guère les magistrats. Ses cheveux, assez longs, sont rejetés en
arrière et laissent paraître un front large, sur lequel éclate
l'intelligence. Au-dessous du front très découvert, brillent des
yeux vifs et curieux ; tout le visage est animé d'un espoir, que
le conseiller salue d'avance, et les lèvres, d'un dessin très pur,
sont prêtes à s'ouvrir pour des paroles d'encouragement et de
confiance.
Si l'on parcourt le vaste Répertoire qu'il a disposé avec grand
soin, pour y recueillir les passages qui l'ont frappé dans ses
immenses lectures, on est vite convaincu que son cerveau était
rempli des idées nouvelles, dont le mouvement ébranlait la
France, et devait se communiquer bientôt à toute l'Europe intel-
ligente et cultivée.
Ses auteurs préférés ce sont : la grande Encyclopédie, rédigée
par « les philosophes » ; le Journal de Paris, le Mercure de
France : il y ajoute les oeuvres de Mably, de Garat, de Marmon-

(1) E. FALGAIROLLE. Histoire de Vauvert. Nimes, 1897,


p. XXII.
— 9 —
tel, de Mirabeau, de d'Alembert, de Voltaire et surtout de Jean-
Jacques-Rousseau, qui est son véritable maître.
Rien ne lui échappe de ce que publient ces hommes distingués
d'ailleurs, mais pour qui le Christianisme est un étranger, quand
il n'est pas un ennemi. Sous leur plume, tout l'intéresse : philo-
sophie, économie politique, histoire, sciences, agriculture, com-
merce, inventions nouvelles, chefs-d'oeuvre des arts : autant de
sujets nouveaux à étudier, autant de routes ouvertes devant un
esprit avide et insatiable.
Une remarque consolante, c'est que, sur Dieu, sur la religion,
sur le Christianisme, une sorte de réserve retient la plume de
mon bisaïeul. Il ne craint certes point les lectures hardies, et
s'y expose avec insouciance; mais son intelligence, nourrie
d'études sérieuses, gouvernée par les sages règles du droit et
par une expérience déjà longue, l'avertit qu'il faut un frein aux
passions des hommes, et qu'il n'y en a pas de plus efficace que
la religion.
Puis il vit, à Nimes peut-être, mais sûrement à Vauvert et à
Bech (1), avec des prêtres instruits et réguliers, avec les Bénédictins
de Franquevaux, avec les Capucins de Nimes, dont la conversa-
tion le retient et lui plaît. Même son curé de Vauvert, M. Sollier,
qui donnera, pendant la Révolution, de si étranges exemples
de laisser-aller et d'oubli de sa dignité, même celui-là a des res-
sources d'énergie chrétienne, sur lesquelles on n'aurait pas
cru pouvoir compter ; et le jour viendra où, violenté jusque dans
l'intime de sa pensée, il réclamera, même au pied de la guillotine,
le droit de respecter sa propre conscience et de n'en pas
méconnaître la voix.
On devine quel devait être le charme des relations que l'on
entretenait avec M. le Baron Jean-Jacques de Génas ; et quand
on songe à ses goûts dispendieux d'artiste, à son amour pour les

(1)J'adopte l'orthographe à laquelle s'est arrêté M. P. Falgairolle,


archiviste de Vauvert. Nos parents écrivaient Beck ou même Bec, et
le peuple disait : lou mas dé Bé.
— 10 —
beaux ouvrages et les belles éditions, à la richesse de ses appar-
tements, où abondaient les tentures rares, les meubles de prix,
les gravures des meilleurs maîtres, en très grand nombre, on
n'a point de peine à se représenter ce qu'étaient les fêtes don-
nées par le Baron de Vauvert, soit à Nimes, dans le vieil hôtel
des Reinaud, soit dans le château de Vauvert, soit enfin dans
celte maison de campagne de Bech, si voisine de Vauvert, et
pour laquelle la famille de Génas tout entière avait une pré-
dilection, qui vivait encore dans le coeur de mon frère aîné et
ne s'est éteinte qu'avec lui.
Mais la fortune, si elle n'est pas accompagnée par la distinc-
tion des manières, l'urbanité, la générosité et la bonté, ne crée
que des envieux. Si les habitants de Vauvert, tant qu'ils furent
libres de le faire, témoignèrent à leur seigneur une persévé-
rante fidélité et une inaltérable affection, « c'est parce que » son
caractère était agréable et doux, son éducation parfaite », et
que, en plusieurs circonstances, il avait su leur montrer son
attachement et sa libéralité.
A Nimes, M. Reinaud de Génas, considéré et envié peut-être
à cause de sa grande situation, était apprécié dans la société
mondaine, où son esprit, son instruction et ses goûts artistiques
animaient et charmaient les conversations ; mais il était encore
mieux à sa place dans les réunions, que tenaient ensemble les
savants et les lettrés de la ville et des environs. Avec eux, en
1752, il avait réussi à reconstituer l'Académie, fondée par Flé-
chier ; avec eux, il assistait régulièrement aux séances, s'in-
téressait aux travaux de ses confrères, et leur communiquait à
son tour le résultat de ses lectures, dont ses discours étaient le
fruit.
On n'a guère de lui, en dehors de ces discours, conservés
peut-être dans les anciens recueils de l'Académie, que quel-
ques lettres et son Répertoire, gros volume, dans lequel il
consignait, d'après un système inventé par lui, les pensées
dont il était frappé. Ces quelques pages suffisent d'ailleurs à
montrer avec quelle ardeur M. de Génas cherchait à se procu-
— 11 —
rer des moyens d'information : si bien qu'on le voit citer le Jour-
nal des Débats, alors à peine fondé.
Mais, s'il apparaissait si agréable et si distingué à ceux qui
l'approchaient seulement de loin, combien il était plus attrayant
encore et plus aimant au milieu des siens. Il avait perdu de bonne
heure sa compagne, cette Antoinette de Génas, à laquelle il
devait l'importance et l'éclat de sa position (1) ; mais elle lui avait
laissé trois enfants, un fils et deux filles ; il les avait élevés, tous
les trois, avec tendresse et avec de grands soins, mais sans rien
sacrifier du respect et de l'obéissance, dus à l'autorité pater-
nelle.
Entre son vieux père, son fils Jean-Louis de Génas, sa fille
Sophie et son autre fille Henriette, et quelques amis, il menait
une existence très douce, dont une affection mutuelle très vive
était le lien.
Oserai-je citer un singulier diplôme, délivré à Louis, âgé de
douze ans, par son grand-père et par M. de Beau, habitant
de Vauvert, pour le succès de son premier coup de fusil? C'est,
en tout cas, la preuve de l'amusante condescendance avec
laquelle M. de Génas traitait son petit-fils ; et aussi de la
bonne grâce familière à cette maison :

« Nous, soussignés, gentilhommes du présent lieu de Vau-


vert, certifions à tous ceux qu'il appartiendra que le brave et
preux chevalier, Jean-Louis-Auguste de Génas, a fait devant

(1) M.de Génas pensait-il à cette épouse, séparée de lui par la mort,
quand, dans son Répertoire, il rapprochait les deux inscriptions sui-
vantes :
Vota mariti superstitis
In tumulo placida requiescit amabilis Uxor :
Junxit amor mentes, corpora junget humus.

Vir, e tumulo.
Nunc cessant mea vota, simul quiescimus ambo ;
Jam cinis unus erit, quia fuit una caro !
— 12 —
nous ses premières armes, et bravement occis un lapin, sans
dol ny fraude : en foy de quoy, comme témoins de ce haut
aucun
fait, nous lui avons décerné le présent certificat, contenant vérité
pour lui valoir et servir.
Fait au château de Vauvert, le 11 mars 1778.
DE GENAS, Baron DE VAUVEUT ET DE BEAU.

Jean-Louis avait été, de bonne heure, accepté comme cadet-


gentilhomme au régiment de Hainaut, il y devint lieute-
nant (1). Ses études militaires, sans avoir été très avancées, suf-
firent cependant à le distinguer, dès les premiers troubles de
la Révolution, parmi les soldats de hasard qu'on assembla d'un
peu partout pour les mettre à la poursuite des « Brigands »,
réels ou imaginaires, dont on employait le nom et les prétendus
excès à troubler les populations et à les exciter contre les enne-
mis de la Constitution. J'ai ouï dire qu'il avait pu, se trouvant
en garnison près de Perpignan, passer aisément en Espagne et
y émigrer. Mais il consulta son père, et celui-ci, encore très con-
fiant dans l'avenir, lui donna l'ordre de revenir à Nimes. Le fils
obéit, sachant bien que ce retour le vouait presque sûrement à
la mort.
Un pastel nous le montre très jeune, avec sa petite épauletle
et sa tête poudrée. Sauf les sourcils, qui sont très noirs et très
prononcés, le visage est d'un ovale gracieux, le nez un peu fort
et la bouche souriante. L'expression de la physionomie, éclairée
par de grands yeux, est celle d'une curiosité voisine de l'éton-
nement.
Sophie de Génas, mariée depuis le 3 septembre 1785 au mar-
quis de Rovérié de Cabrières, avait eu deux enfants qui ne
vécurent pas ; en 1788, elle eut enfin un fils, dont la consti-

(1) A la Révolution, il fut, en qualité de


lieutenant, placé dans le
56e régiment d'infanterie, pour servir à l'armée des Pyrénées-Orien-
tales. Cf. B., p. 108.
— 13 —
tution parut tout de suite vigoureuse et saine. La suite a justifié
ces apparences, puisque mon père a atteint, sans grandes infir-
mités, sa quatre-vingt sixième année.
François-Louis-Henri Eugène, né le 26 mai, fut présenté au
baptême, je l'ai déjà dit, par son grand-père paternel, et il eut,
pour marraine, la soeur cadette de sa mère, Henriette de Génas,
alors âgée de quatorze ans. Ce titre de marraine ne fut point banal
aux yeux d'Henriette ; il créa, entre elle et son filleul, une sorte
d'adoption, qui s'est continuée, sans altération, durant de lon-
gues années, et n'a fini qu'avec la vie.
Ma grand'mère était petite; elle ressemblait à son frère Louis,
mais avec plus de décision dans le regard. Ses sourcils, très
marqués et très noirs, avaient frappé les paysans de Cabrières,
quand elle y était venue, dès après son mariage, recevoir les féli-
citations des habitants : « Quanti-z-ussi /» avaient-ils dit: « quels
sourcils! » mais, sous cette ombre un peu épaisse, ils avaient
vu de bons yeux agréer avec joie leurs hommages. Et de fait,
la châtelaine de vingt ans n'avait pas fait trop d'attention à
l'aspect sévère du pays, à sa sécheresse, à son aridité apparente ;
elle avait pris gaiement son parti d'une seigneurie modeste,
mais supportée sans peine par de braves gens, qui devaient,
dans des jours prochains et cruels, lui montrer un dévouement,
très méritoire en des temps pareils.
De ma grand'tante Henriette, bien que je l'ai connue, véné-
rée, aimée, je ne saurais mieux dire que son petit-fils, mon cou-
sin, à qui j'emprunte cette jolie page.
« Henriette de
Génas, nature vive, impressionnable, aimante
jusqu'à l'exaltation, avait pour son frère Auguste une affection
sans bornes. Ne voyantque lui seul au monde, elle rêva même de
prendre le voile pour accroître la part d'héritage du futur chef de
la maison. Un jour, on lisait en famille un roman en vogue, où
l'on voyait une soeur se dévouer pour sauver son frère jumeau.
La jeune Henriette écoutait en silence, en proie à une indicible
émotion, un récit, qui exprimait si bien les sentiments de son
coeur. Tout à coup, son frère s'écria malignement : « Ce n'est
— 14 —
pas toi qui en aurais fait autant pour moi. » A cette apostro-
phe inattendue, ce fut une explosion de sanglots, une vraie
scène de désespoir. Il fallut, pour l'apaiser, décider qu'elle ne
porterait plus que le nom d'Augusta, qui se trouvait être celui
de l'héroïne imaginaire, et presque celui de son frère ; et que,
en outre, dans l'intimité, ce frère aîné, pour se faire pardonner,
la traiterait en soeur jumelle, et l'appellerait : mon besson (1) ».
On lira, en appendice, deux lettres de Sophie de Cabrières-
Génas à son père, pleines de grâce et d'abandon, mais qui n'en
sont pas moins empreintes du plus profond respect, et signées
par sa très humble et très obéissante servante. Mais comment
remettre à plus tard de citer ce gentil compliment, qu'elle fait à
son frère Auguste : « Il ne doit pas douter de l'exactitude que
je mettrais, si je n'avais la migraine, à répondre à sa charmante
lettre, je n'ai pas besoin de lui dire que je l'aime tendrement, ni
à vous, cher papa, de vous faire connaître que c'est un charmant
et aimable enfant (2).
Voilà le milieu de famille où Eugène a vécu chez les parents
de sa mère. Tous y aimaient à l'envi « la petite Nêne ». Je viens
maintenant au côté paternel.

Me trouvant, un soir, seul avec mon père, à Cabrières, je


remarquai son attitude particulièrement grave et silencieuse. Il
allait et venait, dans l'étroite salle voûtée du rez-de-chaussée,
les bras croisés sur la poitrine, la tète inclinée, visiblement en
proie à une émotion profonde; j'osai l'interroger sur la cause de
sa préoccupation :

Rien d'extraordinaire, mon enfant, mais je pense aux morts !
je les revois par l'imagination, et je leur parle.
— Mais, papa, pourquoi êtes-vous triste, en songeant à eux !
— Mon ami, parce que le mystère de la mort est la grande
énigme Et je cherche où sont maintenant ceux que
!
nous appe-
(1)En langue vulgaire : mon double, pages 112-113 du livre de
M. de B.
(2) Lettre du 7 août 1787, de Cabrières.
— 15 -
Ions «nos aïeux», et dont le sang est dans nos veines ! Mais ces
idées ne sont pas de ton âge, je vais revenir à toi, à tes études,
à tes jeux. J'ai eu tort de me laisser absorber ainsi, quand tu
étais là !
— Mais non, cher papa ! dites-moi plutôt ce qu'étaient nos
ancêtres, ceux dont vous avez le souvenir, ceux que vous avez
connus.
Pour quelle raison mon père ne remonta pas, dans son récit,
plus haut qu'à la vie de son grand-père, je l'ignore. Il aurait pu
m'intéresser à ce Claude Rovérié, qui, au dix-septième siècle,
avait été député, au nom des Catholiques, auprès du Cardinal
Mazarin, et qui avait entretenu quelques rapports de confiance
avec le chancelier d'Aguesseau. De concert avec l'Evêque de
Nimes, Anthime-Denys Cohon, il avait aidé à la fondation de l'hô-
pital, encore existant aujourd'hui, et longtemps desservi par les
Soeurs de Saint-Joseph (1). Dans ses loisirs, en cultivant les let-
tres avec ardeur, Claude avait contribué à la renaissance de l'Aca-
démie de sa ville natale. C'était donc une figure curieuse d'homme
de dévouement aux intérêt religieux et politiques de sa vieille
cité. Les passions vives de son âme l'avaient amené, dans sa
jeunesse, jusqu'à un duel, où son adversaire avait succombé ; et
le Roi lui avait pardonné difficilement cette faute contre la loi
divine et contre la loi civile de son temps (2).
(1) Son nom et son titre de Consul figurent encore sur l'inscription,
gravée pour rappeler la reconstruction et « la mise en meilleur état »
de l'Hôtel-Dieu», en 1654.
(2) Voici la note que, d'après un manuscrit de l'un de ses parents, zélé
protestant, M. de Faucher, de Bollène, voulut bien me communiquer,
le 28 janvier 1884 : « dans une des pages de son mémoire, M. du Roure
s'exprime ainsi : «En l'année 1650, il était parlé de marier ma soeur
avec le sieur d'Arènes, cousin-germain de M. de Cornet, mon oncle.
C'était un honnête homme, qui avait infiniment d'esprit. Il se vit
....
si bien fait, et de si bonne mine, et si adroit de sa personne, que
l'amour des armes prévalut, chezlui, sur l'amour des lettres. Son mérite
fut bientôt reconnu, et bientôt aussi fut-il capitaine au régiment de
Montpezat, où il s'acquit grande estime. »
» Les combats particuliers étaient fort à la mode à ce moment, et
il
— 16 —
Le neveu de ce Claude, portant le même prénom, avait été
favorisé de la vocation ecclésiastique et, « par sa vie exemplaire,
comme par sa constante fidélité aux obligations de son état», il
avait mérité d'être choisi par son Evêque, Mgr de Becdelièvre,
la place et avoir le titre de premier Archidia-
pour occuper «
cre ». (1).
Ces détails m'eussent charmé ; mais, comme il arrive si sou-
vent, quand l'homme se souvient, il se souvient surtout de lui-
même ; et mon père s'arrêta à me parler de son grand-père, le
Commandant d'Avesnes, bien plus près de ses pensées et de son
coeur.
D'après ce récit, François de Rovérié, fils d'un autre François et
de Dlle Catherine Huguet, avait été un loyal soldat, très simple de
moeurs, très familier dans ses habitudes et d'une culture intel-
lectuelle peu avancée. Avec cela, joyeux camarade, très prompt
à se mettre en colère et non moins prompt à se calmer.
Mais, étudiée de près, cette vie s'est éclairée pour moi d'un
éclat plus vif, et elle m'a paru justifier les sympathies dont « le
Commandant » a joui jusqu'à son dernier soupir.
De graves difficultés, survenues entre Jean-Louis de Rovérié,

était souvent employé en des affaires d'honneur, et redouté des gens de


qualité. Dans le grand nombre de combats qu'il eut, l'avantage lui
resta toujours. »
» Il rendit visite à ma soeur, nos parents agréèrent sa recherche, et le
mariage fut arrêté... Il fut à Nimes, au temps du carnaval et à un
bal masqué, où il parla un peu trop librement ; ce qui obligea un des
Messieursde Cabrières — du depuis ecclésiastique — de l'appeler en duel.
Ils se batirent, près de Montfrin, et le dit sieur d'Arènes, ayant eu l'air
de mépriser son ennemi Cabrières, celui-ci se prévalut de l'avantage
qu'on lui offrait, tira le premier et mit trois balles dans le corps du
sieur d'Arènes, qui en trois jours termina sa vie. Notre famille en fut
affligée ». — L'auteur du mémoire se trompe en ceci que Claude
de Rovérié avait été d'abord ecclésiastique et ne persévéra pas dans
cette vocation. — On me signale — décembre 1913 des documents,

existants aux Archives du Parlement de Toulouse, et qui paraissent
se rapporter à cette douloureuse affaire.
(1) Lettre de Mgr de Becdelièvre, du 28 octobre 1776.
— 17 —
son frère aîné, et leur mère, dont le Chanoine Huguet avait partagé
les sentiments, amenèrent un changement que nous avons quelque
peine à comprendre aujourd'hui, dans la situation de François de
Rovérié. De dernier-né qu'il était, il devint le chef apparent de la
famille, et prit le titre de Seigneur de Cabrières et de Poulx.
On voulut lui donner une éducation, en rapport avec cette situa-
tion nouvelle ; et, de très bonne heure, il fut confié aux Frères
Doctrinaires ou « Joséphites » de Lyon, qui dirigeaient alors, à
Theyrargues, dans le département actuel du Gard, un rudiment
d'Ecole Militaire, transféré plus tard à Bagnols (1).
Entre douze et quinze ans, il fut envoyé à Paris, aux frais de
son oncle, le Chanoine Huguet ; et, vers l'âge de quinze ans, en
1742, il fut admis dans le régiment d'Auvergne (2). C'était être
placé à une école de bravoure et d'honneur.
Voici comment parle l'historien de ce noble régiment.
« L'antique devise, attribuée aux Arvernes, par Sidoine Apolli-
naire : Arvernia, nulli cedis in armis, convenait bien à un régiment
admis au privilège de combattre toujours à côté du Régiment du
Roi, et de porter, comme lui, le drapeau blanc. On lui attribuait
aussi le surnom, donné par César à l'une de ses légions : lnvicta
legio. »
« Employé depuis sa création dans toutes les guerres que la
France eut alors à soutenir, Auvergne a pris part à des expédi-
tions lointaines, presque étrangères à la nation, qui l'ont conduit
à Naples, en Hongrie, en Italie, en Corse, sans parler de l'Allema-
gne, où il s'est couvert de gloire par la vaillance de ses soldats et

(1) Nous avons trouvé une quittance de 48 livres, datée du 23 mars


1734, et signée par M. Rigaud, prêtre, pour reconnaître le versement
de pareille somme, faite par Mme de Cabrières, en vue de payer un
trimestre de la pension de son fils. L'enfant avait sept ans.
(2) Grâce peut-être au souvenir, laissé au régiment par le passage
d'un parent ou homonyme du Chanoine Huguet ; c'était Jean Huguet,
sergent-major (devant la Rochelle) en 1621, et plus tard, en 1644 et
1648, « sergents » ou « maréchal de bataille ».
— 18 —
celle de ses officiers. Il ne s'est reposé que quand l'Europe
entière a été en paix ». (1)
Comment un adolescent, appelé à faire ses preuves de courage,
devant une élite de gentilshommes, presque tous « Languedo-
ciens», et formant entre eux une sorte de famille agrandie, où
l'honneur de chacun était l'honneur de tous ; comment un jeune
adolescent ne se serait-il pas senti pressé de mériter, par quel-
que belle action, la glorieuse fortune de ce corps admirable.
Il en eut de bonne heure l'occasion. En poursuivant les Alle-
mands, près du village d'Offuis, François de Rovérié reçut un
coup de feu, à chaque jambe, et se trouva dès lors incapable de
faire sauter à son cheval une haie assez haute, qui barrait la
route ; il pria ses grenadiers de faire franchir l'obstacle à sa bête,
tandis que lui-même se fit ensuite jeter par eux en-dessus de la
haie, afin de pouvoir remonter à cheval de l'autre côté. Cet expé-
dient réussit à merveille ; un rapport élogieux en fut adressé à
Versailles, et le Marquis d'Argenson assigna au jeune lieutenant
une gratification de deux cents livres, en lui écrivant avec bonne
grâce : la façon, dont vous vous êtes comporté à l'affaire qui
s'est passée près le village d'Offuis, a mérité notre attention » (2).

(1) Voir les Essais historiques sur les Régiments de l'infanterie, cavale-
rie et Dragons, par M. de Roussel, Paris, chez Buillyn, libraire, quai des
Augustins, au Lys d'or, 1707. — Auvergne. Nos villes du Languedoc ;
Nimes, Le Vigan, Beaucaire, Uzès, Lunel, etc., avec quelques villes du
Tarn ou du Velay étaient presque toujours représentées dans le régi-
ment d'Auvergne. On y voit des Calvisson, des Forton, des Des Roys,
des Courtois, des Lacger (en grand nombre), des du Roure.., et, à côté
de gentilhommes, héroïques comme le chevalier d'Assas, on rencontre
de simples soldats, tels que Joseph Renard de Bagnols, et le caporal
Jacob, aussi braves et aussi simples dans leur vaillance. — A Closter-
camp seulement, en octobre 1760, Auvergne eut huit cents soldats
tués et plus de cinquante officiers.
(2)J'ai cherché quelques renseignements sur cette glorieuse circons-
tance. Voici ce que j'ai recueilli, peut-être suis-je un peu téméraire
dans ces rapprochements :
1e Sur la carte militaire de Belgique, on trouve, dans l'arrondisse-
ment de Nivelle, en Brabant, et dans le canton de Sodoignes, au nord
— 19 —
Nommé capitaine en 1746, le 27 octobre, François de Rovérié
fit, en cette qualité, les campagnes de Flandre, et y ajouta, dans
une seconde période, au cours de la même année, un service
volontaire de quelques mois (1). Le 28 mars 1753, une gratifi-
cation nouvelle de trois cents livres récompensa le zèle auquel,
successivement, rendaient hommage les Officiers supérieurs
chargés des diverses inspections qui intéressaient le régiment (2).
Tour à tour, MM. de Rochambeau (3), de Puységur (4), le
signalent par ces notes flatteuses : « bon officier, du meilleur
exemple» ; «Bon capitaine, qui sert avec zèle, excellent recru-
teur, » — «Officier de la meilleure conduite et du meilleur
exemple, à tous égard».
Aussi obtint-il, à la suite de la revue de 1769, le 27 juillet, une
gratification annuelle de cinq cents livres, à prendre sur «l'ex-
traordinaire des guerres », et déjà, en 1760, il avait reçu la
croix de Saint-Louis.
Enfin, le 29 décembre 1777, M. de Montbarey « ayant rendu
compte au Roi de « l'ancienneté et de la distinction des services de
M. de Cabrières, capitaine commandant (au régiment d'Auver-
gne), avec rang de major», lui écrivait que «sa Majesté lui
accordait, pourretraite, des appointements de mille livres par an,
et lui conservait la gratification de cinq cents livres, dont il jouis-

de Ramillies, le petit village d'Offus ; c'est peut-être l'Offuis de nos


diplômes. Archiv. de la Guerre, Rég. 3148, p. 119. — 2° Pour secourir
un convoi français contre une attaque, projetée par les Allemands,
deux détachements sont sortis du camp, le 25 août 1746 ; l'un d'eux
était formé de compagnies de Grenadiers, empruntées au Régiment
d'Auvergne. François de Rovérié appartenait probablement à ce déta-
chement.
(1) Archives Nationales, MM 830 fol. 28, recto.
(2) Etat des Officiers du régiment d'Auvergne, dressé en 1758 ou
1759. Archives du Ministère de la guerre. Section Historique.
(3) Etats de service de MM. les Officiers du régiment d'Auvergne,
lors de la revue, faite à Limbourg et à Weilbvraye — 26 mars 1761-
Arch. Min. de la guerre. Sect. Hist.
(4) Revue de 1775, ibid.
— 20 —
sait jusque là ; mais on l'avertissait, en même temps que, «lors-
qu'il serait pourvu de la Lieutenance de Roi d'Avesnes, dont
il avait la survivance — depuis l'Inspection de 1772 —, il
remettrait la somme totale de quinze cents livres » au trésor ;
quitte à avoir ensuite son traitementde Commandant de Place (1).
Réduit, à partir de 1783, à ses modestes appointements de
Commandant de place, François de Rovérié, que les revenus
plus modestes encore de son étroit domaine n'enrichissaient
guère, obligé qu'il était de supporter les diverses dépenses
imposées à un chef de famille, eut souvent recours à des deman-
des auprès du Ministre de la guerre, pour quelque augmentation
de solde. Une fois même, en vue de rendre ses sollicitations plus
pressantes, il parla des charges qui pesaient sur lui et, même,
dans une lettre officielle, il osa louer la générosité avec
laquelle son frère aîné, loin de lui en vouloir d'avoir accepté la
situation favorisée que leur mère avait faite à son fils cadet, était
venu à son secours, et lui avait donné le moyen de tenir honnê-
tement son rang, dans un pays où des étrangers jugeaient peut-
être du gouvernement du Roi par le plus ou moins d'aisance de
ses représentants (2).
Cette demande n'eût pas de succès (3). Mais le Commandant
d'Avesnes n'en continua pas moins à espérer que, quelque jour,

(1) Lettre de M. de Montbarey : à Versailles, 29 décembre 1777. Cette


pension de 1500 livres, réduite en réalité à 1327 livres 10 sous, fut
supprimée, le 21 avril 1782, au lendemain du décès du sieur de Gaussen,
lieutenant de Roi d'Avesnes. Arch. de la guerre. Section administra-
tive.
(2) « Ma famille a toujours servi le Roy, depuis un temps immémo-
rial, avec distinction ; et cependant, n'ayant d'autres ressources que
les appointements annexés à mes grades de service, je n'aurais pu
vivre selon mon rang, si ce n'est par la reconnaissance que je dois à la
mémoire de mon frère, qui m'a soulagé de besoins urgents, et parti-
culièrement lorsque j'étais en campagne ». Lettre écrite d'Avesnes, en
1784, et adressée au Prince Esterlazy ; tirée « du travail de cet Officier
»
supérieur «avec Monseigneur». Archiv. Mininis. de la guerre.
(3) La pièce originale porte simplement ces mots refusé.
:
— 21 —
on lui accorderait une indemnité en rapport avec les exigences
de sa situation.
Il ne vivait pas seul en effet, à Avesnes ; « il y était avec M. le
Vicomte Daudé d'Alzon, son compatriote, avec M. de Gaussen,
chevalier de Saint-Louis, major, avec M. de Massias, major-
adjoint, et avec M. Simon de Bart, neveu de l'illustre marin
Jean Bart, aussi aide-major, et qui, retenu souvent par ses fonc-
tions, à Dunkerque, était, pendant ses absences, remplacé par
M. Vautin. En 1789, M. du Bois-Brûlé fut aussi placé sous les
ordres du commandant ; enfin, M. Gay de Vernon, ingénieur en
service à Avesnes, demeurait dans la même maison que François
de Cabrières ».
« Le gouverneur en titre d'Avesnes était, depuis depuis 1759,
M. le Comte de Verceil, qui habitait Paris une partie de
l'année. Son lieutenant, M. de Cabrières, était obligé de lui por-
ter, annuellement, un rapport sur les affaires qui intéressaient
son gouvernement ainsi que la place d'Avesnes, considérée
comme importante au point de vue stratégique ».
Durant ces séjours forcés dans la capitale, mon arrière-grand-
père, au rapport de Dom Lécuy, « voyait régulièrement une
société distinguée », dans laquelle il affirme «qu'on appréciait
«l'esprit élevé, le tact et la bonté de coeur» de l'officier Nimois (1).
Il n'eût rien manqué à la joie intime de François de Rovérié,
s'il eût trouvé, dans sa compagne, à côté des qualités brillantes
qu'elle possédait, des goûts plus en harmonie avec les siens.
Malheureusement, leurs caractères offraient plus de contrastes
que de ressemblances.
Née dans le Comtat d'une famille distinguée et alliée à la

(1) J'ai emprunté ces citations si précises à quelques feuillets, qui


m'ont été envoyés, sans que je les ai ni connus ni demandés, parce que
mon nom y était plusieurs fois répété. Ils venaient des Notes manus-
crites de Dom J.-B. Lécuy, Abbé-général de l'Ordre de Prémontré,
jusqu'en 1790, et devenu, sous l'Empire, aumônier de Madame, mère
de Napoléon.
— 22 —
meilleure noblesse de ce pays (1), Françoise-Angélique de Royer
de Châteauneuf avait perdu sa mère d'assez bonne heure ;
c'était sa soeur aînée, Marie-Françoise, mariée en 1750 avec
M. Laurent de Damian, seigneur de Vernègue(2), qui avait veillé
sur son éducation. Jamais soeurs ne furent plus unies ; elles
avaient les mêmes goûts, la même humeur, les mêmes inclina-
tions ; et dès lors le rôle de l'aînée ne fut point de réformer ce
qu'il pouvait y avoir d'excessif dans les tendances de la cadette ;
elle les encouragea plutôt, en les partageant.
Toutes deux aimèrent le plaisir, les distractions mondaines,
le luxe de l'existence ; et toutes deux, durant toute leur vie,
furent passionnées pour le jeu.
On comprend assez qu'une résidence prolongée dans le Châ-
teau de Cabrières n'ait rien eu d'agréable pour une jeune fem-
me, que la renommée appelait « la belle Provençale, » et que la
société d'une belle-soeur, légèrement acariâtre, ne pouvait guère
charmer.
Le capitaine de Royal-Auvergne était souvent absent ; et,
quand il était dans son antique manoir, il ne songeait ni à
l'usure des meubles, ni à l'étroitesse des appartements. Peut-
être, au contraire, savoir que « la famille de Cabrières avait
souffert de grandes pertes durant les troubles de la religion ;
(1) M. François de Royer de Châteauneuf des Hermitants, d'Avi-
gnon, épousa, le 27 septembre 1725, Mlle Françoise de Tonduti de
Blauvac, dont la mère était Mlle Jeanne Françoise de Gallée de Cas-
selet. Aux pactes de mariage assistèrent, à titre de parents, Messire
Charles-Noël de Gallée de Castellane, marquis de Solèmes, et Messire
de Brissa, Comte de Quinsons. A un autre acte, on voit présents le
Vicaire général Peyrenard de Fosseran et Messire Simon de Guast.
(2) La famille de Damian, à laquelle Mlle Françoise-Marie de Royer
de
Chateauneuf s'allia, en 1750 — dix ans avant le mariage de
sa soeur
avec M. de Cabrières —, possédait la Seigneurie de Vernègues. Je vois,
dans ses alliances, les Berton, les Cambis, les Romey de Montdragon
et les d'Esparbès de Lussan. — V. L'histoire de la noblesse du Comtat
Venaissin et de la Principauté d'Orange, 4 vol. in 4°, chez David
et
Delorme, Paris, 1743. Les Damian portaient aussi le titre de Comtes de
Pamius.
— 23 —
que la maison de ville et le château avaient été rasés, les papiers
brûlés par la fureur des assaillants (1), et que les meubles enfin et
les effets avaient été à la merci du premier venu » (2) : peut-
être tout cela, quoique réparé avec le temps, donnait-il à
.
François de Rovérié une sorte de fierté. Mais quand Mme de
Cabrières écrivait elle-même tous ces détails à la Cour, pour
en obtenir quelque faveur, elle ne disait pas combien il lui
avait été pénible d'enfermer sa jeunesse dans ces vieux murs !
Elle fit d'abord construire un salon assez vaste, près de l'une
des portes du village, et à l'ombre du colombier seigneurial ; puis
elle le meubla avec de riches tapisseries ; elle se fit à elle-même
une chambre assez grande, toute tendue d'étoffe rose à grands
dessins, et à droite et à gauche de la cheminée, elle se ménagea
deux « cabinets » vitrés, dont, après un siècle, le gracieux effet
est demeuré dans ma méroire.
A Nimes, ce fut bien autre chose : dans la maison de la rue du
Chapitre, achetée par son mari au moment de leur mariage, en
1760, elle fit de vrais bouleversements : l'escalier en colimaçon,
enfermé dans une tourelle, lui déplut, elle l'abandonna ; elle le
remplaça par un escalier droit, et supprima la terrasse à colon-
nettes qui donnait vue sur la cour et en égayait l'austérité.
Et tout cela pour attirer chez elle du monde, faire de son salon
le rendez-vous des élégantes et surtout nouer et suivre ardem-
ment des parties de jeu.
Est-il vrai, comme le raconte la tradition, que M. de Cabriè-
res, revenant un jour, à l'improviste, de son régiment, en
voyant chez lui les joueurs et les joueuses attablés et absorbés
dans leurs combinaisons, entra dans une violente colère, et pre-
nant les tables, les cartes, les jetons et jusqu'aux flambeaux, jeta
le tout par la fenêtre, laissant les assistants dans la stupeur ? Je
suis porté à croire que la tradition ne ment pas, mais je ne serais
pas un arrière petit-fils respectueux si je n'ajoutais pas que mon

(1) On voit encore, au bas de la tour, à l'intérieur, les traces du feu.


(2) Mémoire, adressé à M. d'Hozier, par Mme de C.
— 24 —
arrière grand'mère, malgré ses habitudes de vie mondaine, fut
mère excellente, une épouse fidèle, et que le souci de l'hon-
une
neur et de l'avenir de sa famille l'occupa constamment. Dès
qu'elle se vit avec deux fils, elle eut pour eux de l'ambition.
Son fils aîné n'avait pas dix ans, quand elle profita de ses rela-
tions avec le Maréchal de Bassompière, avec la Comtesse
d'Adhémar et même avec M. le duc d'Orléans, pour faire accep-
ter cet enfant comme «page de Monseigneur le Comte d'Artois, »
frère de Louis XVI. Cette nomination eut lieu le 15 décem-
bre 1773.
Le fils cadet, selon un usage fâcheux du temps, fut destiné
à l'Eglise, et commença ses études, dès que ce fut possible,
au Séminaire de Saint-Magloire.
Ces deux éducations à poursuivre et à surveiller, à Versailles
comme à Paris, amenèrent Mme de Cabrières et Mme de Damian
à se partager le temps d'un séjour prolongé dans la capitale.
Le même appartement, à la Croix de Bretagne ou à la rue Saint-
Honoré, les recevait l'une après l'autre ; elles voyaient les
mêmes personnes, s'intéressaient aux mêmes projets, s'appli-
quaient au succès des mêmes affaires, et donnaient ainsi l'exem-
ple d'une continuité d'efforts, si persévérante que leurs deux vies
n'en formaient qu'une seule (1).
Laquelle des deux soeurs eut la première le désir d'obtenir, cha-
cune pour son mari, le titre de Marquis : je l'ignore, mais je vois,
dès cette époque, ces deux dames se le donner, le recevoir et s'ho-
norer elles-mêmes de cette distinction, dans les adresses de leurs
lettres ; et même, dans une signature du vieux Commandant, je
remarque qu'il avait accepté de porter ce titre, auquel, sans sa
femme, il n'eut jamais pensé.
(1)Leur commune tendresse a laissé dans leurs familles, malgré la
dispersion que le temps et les événements ont créée parmi leurs des-
cendants, de si fermes liens que, en 1886, peu d'années avant sa mort,
Mme de Sorbiers, dernière héritière directe du nom de Damian, a mis
dans mes mains ce qui restait de la volumineuse correspondance,
échangée entre les deux soeurs. Elle a cru obéir au voeu de son arrière-
grand'mère, en se rapprochant encore du dernier Cabrières.
— 25 —
Répandues dans le grand monde, entrées dans les habitudes
de la société polie du dix-huitième siècle, appelées à voir de
très près, et sur le pied d'une élégante familiarité, les plus hauts
dignitaires de l'état et de l'église, Mesdames de Cabrières et de
Damian représentaient assez bien le mouvement, auquel les
gentilhommes de province étaient de plus en plus tentés de s'a-
bandonner, celui de délaisser leur milieu traditionnel et de s'a-
vancer le plus près possible de la Cour.
Mon arrière grand'mère avait fini par ne guère séjourner ni
à Nimes, ni à Cabrières ; elle n'y faisait que des visites. Elle se
rendit dans le Comtat, à la mort de son père, en 1769. Les années,
qui s'écoulèrent jusqu'en 1773, furent occupées par les démar-
ches pour l'entrée du jeune Isidore, aux pages ; et pendant tout
le temps que cet enfant passât dans cette flatteuse sujétion, sa
mère veilla de près sur lui, ne laissant qu'à de rares intervalles
Mme de Damian la remplacer.
Une lettre de François de Rovérié le montre comptant assez
sur le crédit de sa compagne pour y recourir lui-même et y ap-
puyer ses propres sollicitations. Peut-être, avec le temps, se rap-
procha-t-il plus intimement de celle qui n'avait rien négligé pour
assurer à leurs deux fils un meilleur avenir. Aussi, en cette même
année 1773, Françoise-Angélique fit son testament, et ne dérogea
en rien aux usages dans les dispositions de ses dernières volon-
tés. Mais elle exprima, avec une pieuse insistance, le regret de
ses fautes, et la confiance qu'elle mettait dans la miséricorde de
Dieu (1). Une maladie subite l'enleva au mois de juillet 1777 ;
et comme, un an auparavant, le jeune page était entré déjà dans
(1) La famille de Royer de Châteauneuf devait être fort chrétienne,
si on en juge par le testament (écrit en 1738), du père de mon arrière-
grand'mère : il déclare vouloir « vivre et mourir en vrai fils de notre
Sainte mère, l'Eglise, il fait avant tout le signe de la Croix, en en pro-
nonçant la formule habituelle» ; et après des legs, en faveur des
Capucins de Cavaillon, de ceux de l'Isle et des Recollets de Bonnieux,
il demande que «l'on donne, le jour de ses funérailles et à son anniver-
saire, un sol à chaque assistant et à chaque pauvre». — Copie prise
chez Me Allègre, notaire, à Robion (Vaucluse).
— 26 —
le régiment de Royal-Cavalerie, François de Rovérié retourna
dans ses foyers pour y attendre le moment où la Lieutenance de
Roy serait vacante, à Avesnes. Elle le fut en 1782, et il reprit
alors le chemin de Paris et de l'Est.
J'arrive maintenant à des temps plus proches de nous et dont
le terrain m'est plus familier. Mon grand-père paternel est mort
en février 1829, près de dix-huit mois avant mon entrée dans la
vie. Mais mes trois frères, entre l'année de leur naissance et celle
de sa mort, avaient eu le temps de le voir et de ressentir la
bonté de son coeur. Il les avaient choyés et gâtés, d'accord avec
sa chère compagne, notre grand'mère, autant que la sévérité
relative de nos parents l'avait permis. Ils se souvenaient de sa
politesse, de ses manières gracieuses et de l'habitude qu'il avait
de soigner sa toilette. Il aimait les bonnes odeurs, craignait les
mauvaises ; et, pour se justifier, répétait souvent ce dicton
populaire : « Seul, le petit Jésus embaume ! » Avec cela, dans sa
taille plutôt petite, beaucoup d'aisance et une grande habitude
du monde.
Vers l'âge de neuf ans, Claude-François-Joseph-Ignace-Eugène
Isidore de Rovérié de Cabrières, né le 30 décembre 1763, et baptisé
le 1er janvier 1764 (1), fut conduit, par sa mère, à Versailles, où
il était attendu dans une petite école, dépendante du Château, et
qui, en dehors du temps de leur service, abritait les pages des
Princes, frères du Roi. Ils y étaient formés à la piété, instruits et
initiés à l'accomplissement de leurs diverses fonctions.
Mme de Cabrières avait compris son devoir de mère, comme
beaucoup de femmes de son époque, et de toutes les époques :
(1) A l'acte de Baptême, il est remarquable que le parrain, l'abbé
Claude de Rouvérié de Cabrières, chanoine de l'église Cathédrale de
Nimes, s'est fait représenter par M. Louis-Joseph Roy de la Chaise,
major au régiment de Poitou. La marraine est Mme de Damian. tante
de l'enfant. Après elle, signent deux membres de cette noble famille
des Mérez, qui avait eu un de ses membres, près de Saint Louis, à sa
première Croisade, et dont l'abbé de Mérez, docteur de Sorbonne,
chanoine, archidiacre, vicaire général et officiai de l'Evèque de Nimes,
a laissé un souvenir béni.
— 27 —
Avancer ses fils dans le monde, leur y ménager un avenir hono-
rable et flatteur, leur ouvrir par là même une voie assurée vers
la considération et vers la fortune ; tous ces soins lui semblèrent
naturels, aussi impérieux que des devoirs. Et quand elle compa-
rait, dans son esprit, la vie que les Rovérié avaient tous menée,
les uns après les autres, loin du mouvement de la Cour, au
milieu d'un pauvre pays et dans l'étroite enceinte de leur vieille
maison, — avec l'essor qu'elle allait donner à ses enfants, en les
faisant habiter près de la Cour et presque sous les yeux du Prin-
ce, elle pouvait penser que, bien après elle, en se trouvant plus
riches et plus chargés en dignités, ses descendants béniraient sa
mémoire et prononceraient son nom avec respect et reconnais-
sance.
Elle mit à discuter, avec M. d'Hozier, les titres des ascendants
de son mari, pour faire reconnaître leur noblesse, et pour s'ouvrir
par là le moyen d'obtenir ce qu'elle désirait en faveur de son fils,
une opiniâtreté soutenue et victorieuse. Aussi, le 28 juin 1773,
Denis-Louis-d'Hozier, « certifiait officiellement à Monseigneur le
Comte d'Artois, que Claude-François-Joseph-Ignace-Eugène-
Isidore de Rouveirié (1) de Cabrières, était dans les conditions
voulues pour « être admis au nombre des Pages de sa chambre ».
La nomination est datée du 15 décembre de la même année.
Rien ne semble avoir marqué d'une façon spéciale ce séjour
prolongé de mon grand-père auprès du futur Roi de France ; rien,
si ce n'est une aventure enfantine, qui dut mettre un peu de
franche gaieté dans le majestueux palais.
Les pages devaient, par tour, assister au « lever » de leur prince,
et y remplir leur office. Pour être exact, il fallait se lever soi-
même à l'heure dite, et peut-être pour cela raccourcir, ou du
moins ne pas allonger, son sommeil ! Isidore de Cabrières, au
jour et à l'heure marqués, s'était présenté au palais, devant les

(1) Au dix-huitième siècle, dans la plupart des actes publics, on avait


adouci la rudesse du nom de Rovérié en Rouveyrié, ou Rouveirié.
Depuis, sur nos actes de famille, le vieux nom a repris son orthographe.
appartements du Comte d'Artois, avant que les valets de cham-
bre en eussent ouvert les portes.
L'attente avait été, probablement, un peu longue, le petit page
de dix ans s'était endormi profondément, sur un fauteuil ; quand
on l'appela, au moment du « levé », il se réveilla en sursaut, s'ef-
fraya d'être en retard, et s'enfuit, en pleurant, à travers les
corridors. On le poursuivit, on l'atteignit bien vite, et on le ramena
tremblant à son jeune maître, lequel, déjà bon et indulgent, se mit
à rire du désespoir de son page, et ne lui sut pas mauvais gré
de cette inexactitude involontaire.
Elle fut d'ailleurs réparée par une fidélité de cinq ans — de
1773 au mois de décembre 1778 — dans le même service ; puis
par un attachement « aux chers Princes », qui ne s'est jamais
démenti, et auquel, à Nimes, en 1814, à son passage, le Comte
d'Artois daigna rendre hommage ; enfin par une louable persé-
vérance à demeurer sous les armes, jusqu'au moment où les
bouleversements révolutionnaires changèrent tout l'état du
Royaume.
Nommé sous-lieutenant, le 1er janvier 1779(1), mon grand-père
dut passer deux mois, à Tournon, à la suite du régiment de
Lescure, et en qualilé de sous-lieutenant attaché au régiment de
Royal-Picardie (2). Il rentra dans ce dernier régiment dès 1780,
y fut maintenu et « mis en pied» comme sous-lieutenant, le
18 juillet 1783, par le marquis Charles-Louis-Hector de Harcourt,
et ne le quitta plus jusqu'en 1789. « Alors, obligé parles circons-
tances », il quitta un corps, qu'il aimait, et avec lequel il avait
tenu garnison, pendant plus de huit ans, successivement à Sar-
relouis, à Saint-Avold, puis plus rapidement à Metz et à Nancy,
et enfin à Angers, où il était encore en 1788 (3).

(1) A Versailles, sous la signature de Louis XVI, contresignée par le


Vicomte de Montbarey.
(2) De Versailles, 14 juillet 1780, sous la signature de M. de Saint-
Paul ; de Tournon, le 22 octobre 1780, certificat de service du Marquis
de Puiferrat.
(3) V. Annuaire militaire de cette année.
— 29 —
La marquise de Cabrières avait travaillé si activement à pré-
parer l'avenir de ses fils, en mettant l'un parmi les pages, et en
attirant, sur l'autre, une protection influente pour l'avancer dans
l'Eglise, que tous deux regrétèrent profondément de la perdre.
Elle les avait aimés tendrement, ils eurent peut-être la conso-
lation d'assister à sa fin presque subite, et leurs larmes la récom-
pensèrent de sa longue sollicitude à leur égard.
Mais Isidore sentit plus vivement encore l'absence de cette
femme intelligente et dévouée, quand, à peine deux ans après sa
nomination définitive comme Lieutenant, au régiment de Royal-
Cavalerie, il fut question de son mariage, en 1785.
Quel parent, quel ami lui permit d'aspirer à la main de la fille
aînée du Baron de Vauvert ; et surtout qui la lui fit obtenir ?
Les Rovérié n'avaient pas la réputation d'être riches ; et, sans
offenser les miens, je puis risquer, au milieu de ces souvenirs, une
plaisante histoire, arrivée à cause d'eux à l'un do mes cousins.
Il y a plusieurs années, dans une rue de notre ville, il rencontrait
un excellent médecin, que des goûts un peu tardifs avaient
jeté dans les recherches archéologiques. Après quelques mots
de politesse, ce digne docteur prit un air affligé, et dit à
mon parent : « Ces pauvres Cabrières !... Leurs affaires m'inquié-
tent ! — quoi, quelles affaires, reprit mon cousin. — Mais leur
procès, j'ai vu tous les dossiers ! Ils sont en bien mauvaise pos-
ture ! — Mais, Docteur, dans quelle étude? Quels dossiers!
Je connais leur notaire, mes parents n'ont pas de procès. — Oh !
après tout, vous pouvez avoir raison, la cause a dû être plaidée
vers 1715 ! Vos parents ont eu le temps de rétablir leur situation !
— D'autant plus que nous étions alors, en 1870 ! —
Le Baron de Vauvert était plus sûrement informé que ce
cher médecin archéologue. Mais sa fortune était considérable, ses
biens, venus par achat, et ensuite par héritage, des ducs de Lévis-
Ventadour, s'étendaient sur un vaste territoire, emprunté aux
communes de Vauvert, de Nimes, de Milhau et de Marguerittes !
Comment se décida-t-il en faveur de mon grand-père ? Il fut
sans doute gagné par la loyauté et la confiance du Commandant
- 30 —
bien élevé, de bonne réputation, de
d'Avesnes, dont le fils,
régulières, lui parut convenir à sa fille aînée, Sophie,
moeurs
encore mineure. Instruite avec sa soeur chez les Ursulines du
Petit Couvent, à Nimes, en face des Arènes, Sophie de Génas
annonçait beaucoup d'intelligence, de raison, et une grande
solidité de principes. Sa vie entière a justifié ces heureuses pré-
visions.
Ce mariage en effet devait donner quarante quatre ans de bon-
heur (1) aux époux, qu'il unissait ; ils ne soupçonnaient guère
alors à quelles effrayantes épreuves ils seraient bientôt soumis.
Tout leur souriait : ils apportaient, dans leurs deux familles, un
élément tout nouveau de joie et d'attente ; et c'est bien le
moment de revenir à notre point de départ, et de rappeler cette
image du nid domestique, sur laquelle tout d'abord nous nous
sommes arrêtés.
Le Commandant, veuf déjà depuis huit ans, et enfermé dans
sa lointaine Citadelle, sans grands rapports avec sa soeur et ses
neveux, séparé de ses deux fils par les exigences de leur
carrière, aspirait à une existence, réchauffée par des affections
vives et présentes. Il les trouva près de sa jeune belle-fille, dont
la soeur, Henriette-Augusta, charmante enfant de onze ans,
s'attacha tout de suite aux parents de sa chère Sophie, et se fit
la compagne habituelle des promenades du vieil officier.
Surtout, MM. Reinaud et de Génas lui inspirèrent une
confiance absolue : s'il admira le Président, dont le grand âge était
accompagné de tant de dignité et de sagesse, le beau-père
de son fils, M. le Baron Reinaud de Génas, lui apparut comme
un modèle d'urbanité et de distinction. Il fut ravi et charmé par
cet homme d'une intelligence vaste et ornée, très au courant
des lois du passé, et ouverte à toutes les connaissances, dont la
Société polie s'était alors éprise.

(1) Il fut béni dans la Cathédrale de Nimes, ledécembre 1785.


13
Témoins : Reinaud de Génas — Reinaud — Génas de Vauvert

Henriette de Génas - Cabrières — Rovérié de Cabrières
— Trémons
de Cabrières — Jacomon, curé.
— 31 —
Il lui remit la conduite de ses affaires, il le considéra
comme
un frère beaucoup plus jeune, mais dont le mérite justifiait un
entier abandon et une sorte d'affectueuse dépendance (1).
Ainsi, durant cinq années, soit à Nimes, soit à Bech, au
milieu des siens, soit même dans l'éloignement forcé d'Avesnes,
mon arrière grand-père goûta ces jouisances de la famille, dont
il avait été sevré pendant si longtemps : il regardait avec com-
plaisance son fils et le beau-frère de son fils, au cours de leurs
congés ; et sans doute il plaignait ces jeunes officiers de ne connaî-
tre que la vie de garnison, et de n'avoir pas éprouvé, comme il
l'avait fait lui-même, si longtemps, les violentes émotions de la
guerre.
Et tandis qu'il attendait l'annonce de la venue, en ce monde,
d'un héritier, — annonce, qui avait été trompée deux fois, il

exprimait au vieux Président Reinaud, la joie qu'ils auraient tous
les deux à se disputer les premières caresses de l'enfant, qui
continuerait leur race (2).
A la fin de mai, en 1788, mon père naquit et donna à MM. de
Gênas, à M. Reinaud et au Commandant la joie de voir chez eux
un berceau, et le berceau d'un fils (3).

(1)M. Reinaud de Génas, — qui signait : ancien conseiller de Cour


Souveraine, ou simplement Doyen, rédigeait tous les actes, tant soit
peu importants, du Marquis de Cabrières. Nous en avons plusieurs
de sa main.
(2) Ils méditaient, sans en connaître probablement la forme, la ré-
flexion suivante, consignee par M. de Génas, dans son Répertoire : «Le
plaisir d'avoir des enfants auprès de soi est la plus douce consolation
des dernières années d'un père. Il n'est point effrayé de la mort, puis-
qu'il sourit, chaque fois qu'un nouveau rejeton vient affermir sa posté-
rité, et quand la source des plaisirs est tarie pour lui, celui-là conserve
tout son charme pour son coeur. »
(3) Le baptême de mon père eut lieu, à la Cathédrale de Nimes, le
9 juin 1788 ; y assistèrent le Commandant, ses deux fils, sa soeur
Mlle Trémont de Cabrières, son neveu Cabrières, le Président Reinaud,
le Baron de Vauvert, M. de Lascours-Besson et les deux vicaires géné-
raux : MM. Clemenceau et Marmier.
— 32 —
Qu'on me laisse citer quelques passages d'une lettre du frère
unique de ma grand'mère, saluant avec une explosion de ten-
dresse l'arrivée en ce monde du petit Eugène ; ils suffiront à le
montrer lui-même avec le charme exubérant de sa naïve jeu-
nesse :
«
J'ai reçu, mon cher Cabrières, ta lettre du 27 mai, et j'ai
appris, avec le plaisir le plus vif, l'heureux accouchement de
Sophie. Reçois mon compliment d'un événement qui me comble
moi-même de la plus vive joie. Sophie doit être bien satisfaite
de se voir maman, et je m'imagine bien le plaisir que tu gouttes.
Pour moi, il me tarde beaucoup de voir ce petit neveu, et sur-
tout de l'entendre m'appeler : mon oncle. J'attends des nouvelles
de la santé de ta femme. Exhorte-la à bien se ménager et, en
attendant qu'elle puisse m'écrire, donne-moi souvent de ses nou-
velles. Je te prie de faire mon compliment à ton père et de lui
présenter mes respects »...
«... L'armée est en grand mouvement à Longwy, Montmédy
et Nancy. Le roi doit y venir (à Nancy) avec trois voitures seu-
lement : ce qui donne l'exemple de la sobriété et du retranche-
ment du luxe »...
«... Ce soir, nous recevons l'ordonnance d'exercice et plusieurs
autres. Adieu, mon cher ami, je t'embrasse, ainsi que ta femme,
et te prie de me croire, pour la vie, ton frère et ami.
Mes respects à toute la famille, mes amitiés à ton frère et à
ma petite soeur (1).
GENAS DE VAUVERT.
Le 7 juin 1788.
Et tandis que le jeune Génas s'exprimait avec cette chaude et
fraternelle amitié, son père, le Baron de Vauvert, quelques
mois avant la naissance de son petit-fils, et à la fin d'une lettre
d'affaire, écrivait à son gendre, alors en congé près des siens
:

(1) A M. le Marquis de Cabrières, officier du régiment de Royal-


Picardie, en son hôtel, à Nimes.
— 33 —
«Embrassez pour moi, je vous prie, Sophie, le Papa (le Com-
mandant) et le Chevalier (Amédée de Cabrières), et recevez les
assurances de ma tendresse ».
A Nismes, ce 20 janvier de l'an 1788.
C'était bien, on le voit, une fusion complète ; et cette intimité
absolue, si souvent manifestée et consignée dans l'acte même du
baptême du petit Eugène, faisait de cette famille, si unie, un
tableau que l'on aimait à considérer. On y devinait par avance
le secours qu'une affection mutuelle aussi profonde apporterait
aux Cabrières, quand les Génas seraient frappés par des
malheurs inattendus et très prochains.
Avant d'atteindre à ces douloureux événements, il faut bien que
je raconte l'entrée du jeune ménage dans la vieille terre de la
famille. Il dut y arriver au printemps de 1786, et reçut les hom-
mages que réclamait alors la dignité seigneuriale.
Un acte desArchives départementales du Gard, daté de la fin du
quinzième siècle, nous raconte que le nouveau seigneur, avant
d'entrer, à Cabrières, dans le domaine qu'il venait d'acqué-
rir, fut arrêté devant la porte du village. Le corps consulaire
exigea la remise des titres, en vertu desquels se faisait la trans-
mission des droits et prérogatives, attachés à la seigneurie.
Pour mon grand-père, il n'y eut rien de pareil : son père vivait,
et dès lors la cérémonie de bienvenue fut une fête très simple de
joyeux avènement. Il y avait, à ce moment, deux-cent-soi-
xante-quinze ans que, sous le règne du roi Louis XII, «vénérable
homme Gabriel Rovérié, licencié en l'un et l'autre droit, à l'ins-
tance des deux frères Guillaume et Jean d'Aramon, désireux de
satisfaire les créanciers de leur père Léonard d'Aramon, avait
acheté, par deux actes successifs du 13 mars et du 22 août 1511,
les deux moitiés de la terre de Cabrières, « avec ses tours, ses
remparts ou murailles, ses barbacanes et ses fossés », et acquis
ainsi pour lui et ses successeurs la seigneurie de ce lieu « avec
pleine juridiction de haute, moyenne et basse justice ».
D'où était venu à notre lointain aïeul l'idée de cet achat ! Il
semble que, peu d'années auparavant, il avait déjà pris pied,
— 34 —
non loin de là, au mas de Laval, près de l'ermitage de Collias,
dans une région pittoresque et boisée, au fond de laquelle surgit
une source, qui dirige son eau vers le Gardon.
Le pays lui avait plu, et il s'était résolu à s'y fixer plus ample-
ments, en se rapprochant du petit village, qui, lui aussi, possé-
dait une source, dont l'étroit bassin avait été aménagé avec art
par les Romains.
Tout cela était modeste, mais bon. L'ensemble du paysage,
avec son horizon d'humbles collines et la grise verdure de ses
nombreux oliviers, n'avait rien de flatteur pour l'oeil. Le sol,
maigre et pierreux, produisait du vin, de l'huile, des céréales,
en quantité médiocre, mais de qualité excellente. Le climat était
sain : à ce point que, dans les époques d'épidémie, c'était à
Cabrières que, des lieux circonvoisins et de Nimes même, on
venait se réfugier.
Avant, pendant et après « la guerre de cent ans », des routiers
armés et pillards avaient, à plusieurs reprises, désolé le pays et
maltraité ses habitants. Le Sénéchal de Beaucaire, pour subve-
nir à la défense, avait imposé des contributions à Poulx et à
Cabrières, comme aux autres localités du voisinage.
Au seizième siècle, les religionnaires avaient aussi inquiété les
paisibles paysans et mis le feu au château. Sous Louis XIII, les
Rovérié, à la suite de l'Evêque de Nimes, Saint-Bonnet-de-Toiras,
leur proche parent, s'étaient engagés dans le parti du duc de
Montmorency. Mais, depuis, sous Louis XIV et Louis XV, le
calme s'était fait, et le pays, tout catholique, était demeuré dans
ses traditions honorables de piété, de probité, de travail et
de paix. C'était une population honnête et tranquille, dont j'ai
vu et connu les derniers représentants, tout naturellement grou-
pés autour de mon père. Et leurs petit-fils ne se sont pas écartés
des voies de leurs ancêtres.
Il aurait semblé que, pour un ménage, dont les conjoints repré-
sentaient, à eux deux, quarante-trois ans à peine, le séjour de
Cabrières ne serait pas un objet de choix ; et à vrai dire, on l'au-
rait compris et excusé.
-
— 35
Mais le service militaire, loyalement continué, exigeait de
fréquentes et longues séparations ; c'est quand une lettre de
service arrivait que le vieux château inspirait des regrets ; et
tandis qu'on l'habitait sans peine, alors qu'on était deux, il
devenait triste et maussade, alors que la petite maîtresse de
maison voyait apparaître l'image de la solitude. D'autant plus,
que, pendant près de quatre ans, une tante âgée, un peu fantasque,
continua de demeurer, elle aussi, dans le château, où son humeur
n'était pas toujours gracieuse (1).
La solution naturelle de ces difficultés, minimes en elles-
mêmes, mais très sensibles à une âme délicate, ce fut d'étendre
la durée des époques, pendant lesquelles mon grand-père étant
dans l'une ou l'autre de ses garnisons, ma grand'mère venait
retrouver à la campagne, près de Vauvert, sa jeune soeur, son
père et son aïeul. Les choses demeurèrent ainsi, même après la
naissance de mon père ; et de là vient que Bech, où il avait passé
de longs espaces de temps, entre 1788 et 1791, lui laissa d'inef-
façables impressions : c'était là qu'il avait goûté la douceur des
premiers sourires et des premières caresses.
Mais, vers 1791, tandis que, à Vauvert, M. Reinaud de Génas
voyait sa popularité, si grande d'abord, baisser peu à peu, sous
l'influence d'une exaltation révolutionnaire, excitée et entretenue
à dessein; d'autre part, à Nimes, la situation devenait de jour en
jour plus inquiétante. La famille se résolut alors à se partager,
en regagnant la ville : les Reinaud et les Génas s'établirent dans

(1)Madeleine-Bernnardine de Rovérié de Cabrières, dite Mlle de Tré-


monts, mourut à Cabrières, le 23 août 1789, sans laisser beaucoup de
regrets. Mme de Damian lui fit cette oraison funèbre singulière, en écri-
vant à leur neveu commun, Isidore : «Je suis bien fachée, mon cher
neveu, que Mlle de Trémonts ait choisi Cabrières pour vous y donner
tant d'embarras ! Si du moins vous trouviez quelque dédommagement
dans son héritage ! Patience. C'est ce que vous ne me dites pas, vous
êtes toujours si pressé de finir vos lettres, que ce qui m'intéresse le
plus reste au bout de votre plume... Pour votre pénitence, je vous
condamne à me donner tout le détail dos dispositions de votre tante. »
A Salon, septembre 1789.
— 36 —
leur vieille maison de la rue des Lombards, et les Cabrières, soit
à la rue du Chapitre, soit dans le château paternel.
Je ne puis raconter que très brièvement la douloureuse
histoire de mon arrière-grand-père, M. le Baron de Vauvert et de
son fils, mon grand oncle ; aussi vais-je résumer ici ce que mon
cousin, M. de Balincourt, en a écrit, avec autant d'exactitude que
de filiale émotion.
M. de Génas ne fut pas long à s'apercevoir que, en dépit des
affirmations de Rousseau, l'homme n'est pas né bon, et que les
utopies, si généreuses qu'elles soient, et précisément parce
qu'elles sont généreuses, reçoivent de l'expérience de cruels
démentis. Il avait salué avec enthousiasme les débuts de ces
grands événements, qui n'étaient pas encore « la Révolution»,
mais qui n'allaient pas tarder à le devenir.
A Vauvert même, il reçut bientôt avis que ses armoiries,
cachées sous un peu de plâtre, symbolisaient trop clairement la
tiédeur de son amour pour «la liberté», et qu'il fallait les détruire
au marteau, pour rendre sensible sa haine de l'ancien régime.
Son propre homme d'affaires parlait à ses oreilles de l'« abo-
minable aristocratie, auteur de tous les complots ».
Il crut d'ailleurs qu'il valait mieux être à Nimes, au centre
des mouvements politiques, et après avoir donné sa démission
de Colonel de la légion de Vauvert, il accepta de compter parmi
les membres du premier conseil municipal, établi par les nou-
veaux décrets.
J'imagine que, le soir, quand il retrouvait, dans sa demeure,
son père et sa fille, le vieux Président ne pouvait pas leur dissi-
muler de sinistres prévisions ; et tous deux sans doute se deman-
daient quel serait l'avenir de cette enfant, dont la seizième année
commençait sous de si sombres auspices.
Bientôt aussi, — le 9 février 1793
—, Auguste de Génas, démis-
sionnaire de sa lieutenance dans le régiment de Hainaut (devenu
le 50e régiment d'infanterie), apporta chez son père, et essaya de
lui faire partager ses vives inquiétudes. Il se sentait suspect, malgré
le zèle qu'il avait mis à servir jusqu'au bout, et malgré celui
— 37 —
qu'il se proposait de mettre encore à se rendre utile, en accep-
tant une place au milieu des « dragons volontaires» de la Ville,
et en leur apportant le fruit de ses connaissances militaires.
Mais, dès la fin de 1791, on aurait pu pressentir que MM. de
Génas, hommes de coeur et d'intelligence, seraient au nombre des
premières victimes de cette terreur, qui se préparait dans l'om-
bre, décidée à s'emparer du pouvoir pour satisfaire ses appétits
et ses vengeances.
La Providence permit toutefois que le Président Reinaud
quittât ce monde, avant d'être témoin du malheureux sort de
son fils et de son petit-fils ; il expira le 28 janvier 1792.
Mais le sursis, donné par ce deuil, ne fut pas long ; et toute
cette année, comme la plus grande partie de l'année suivante,
furent remplies par le spectacle des excès, de plus en plus
grands, de la Révolution, et par des efforts impuissants à y
porter remède.
Le jeune Auguste ne refusa aucune mission militaire; du camp
de Bagnols, où il avait donné les preuves de « son zèle et de son
exactitude » (1), il fut envoyé d'abord à Villeneuve-les-Avignon,
puis au Pont-Saint-Fsprit, avec le titre d'adjudant-général ; il
se refusa à en exercer les fonctions, ne voulant compromettre ni
son honneur de soldat, ni sa dignité de patriote, en exposant
ce « noyau d'armée » à une défaite assurée, et peut-être san-
glante. Ce zèle et ce dévouement tournèrent contre lui.
Le Tribunal révolutionnaire, érigé à Nimes le 1er germinal
an II, ne perdit pas de temps; dès avant le mois de brumaire,
an II, il fit arrêter Auguste de Génas, à Pont-Saint-Esprit, et
l'emprisonna dans la Citadelle de Nimes. Peut-être y eut-il, là,
pour le jeune officier, une lueur d'espérance, il put croire, un
moment, qu'on le traiterait en soldat, et d'après le code militaire,
par lequel il serait protégé. En tout cas, il se trompait, et, quand
on le réunit à son père, dans la prison des Capucins, ses illu-
(1)Certificat, signé par le capitaine Marchand, et contresigné par le
général de cavalerie Cairon, à Reinaud-Génas fils, «qui s'est conduit
en vrai soldat républicain » — 2e Brumaire, an II.
— 38 —
sions furent vite dissipées. Tout en prévoyant et en attendant la
mort, avec courage, il employa cependant l'ardente affection de sa
soeur, de son besson (1), à chercher pour lui-même des défenseurs
au dehors, puisque, il le savait bien, ce honteux tribunal ne voulait
pas entendre d'avocats. Certes ! Henriette-Augusta n'omit rien
pour sauver son frère ; unie à sa soeur, Sophie de Cabrières, elle
tenta, par le ministère de l'huissier, Pierre Gisquet, de contrain-
dre les juges à recevoir les dépositions d'un certain nombre de
témoins « à décharge, » dont elle leur fournit la liste. L'un des
juges, — le plus criminel, puisqu'il avait été honoré du sacerdoce
et qu'il l'avait profané —, Giret «déchira, en cent morceaux»
cette liste protectrice. La sentence suivit de près cet acte de
suprême violence : Auguste Génas, ci-devant noble, fut con-
damné à mort, à l'unanimité des voix (2). Il avait vingt-cinq ans.
Tandis que cette scène odieuse se passait à la barre du Tribu-
nal criminel, séant au Palais, et dans la salle d'audience, M. le
Baron de Vauvert, aux Capucins, se flattait encore de l'espoir
qu'on ne lui arracherait pas son fils : il attendait, avec une fièvreuse
anxiété, quelque nouvelle sur l'issue du jugement; ses deux filles,
réunies à la rue du Chapitre, attendaient aussi, mais dans une
angoisse encore plus cruelle, parce qu'elle était sans espoir.
Vers une heure de l'après-midi, la plus jeune, emportée par la
douleur, et voulant à tout prix essayer encore de sauver son frère,
ou au moins de lui jeter au passage un dernier adieu, court au
palais, se fait jour à travers la foule, qui encombre les degrés, et
là, se trouve en face d'un ami de la famille, qui, tout surpris,
l'arrête, et lui demande où elle va, ce qu'elle fait à pareille heure,
en pareil lieu, ce qu'elle veut : — Je veux, s'écrie-t-elle, parler

(1) Il lui rappelait ainsi, avec tendresse, le prénom, qu'il lui avait
donné, dans les jours heureux ; et il ajoutait ce touchant et aimable
détail : «la Nène est avec nous». Mon père, en effet, était admis à visi-
ter les prisonniers ; et même, me disait-on, à cause de sa jolie voix,
on lui faisait chanter les airs du temps, que sa bonne lui avait appris.
(2) Le même arrêt condamnait aussi à mourir MM. Henri Gaussaud
et Ambroise Bussy.
— 39 -
aux juges, je veux sauver mon frère !
— Votre frère ! et l'ami
jette un regard rapide et inquiet vers l'esplanade, c'est-à-dire
vers le lieu du supplice. « Je vais vous mener vers lui ! dit-il —
et il l'entraîne dans l'intérieur de la prison !
A ce moment, les condamnés arrivaient au pied de la guil-
lotine, dressée en permanence sur la place. Sans la présence
providentielle de cet ami, l'infortunée Augusta aurait peut-être
aperçu son frère, montant à l'échafaud !
Ramenée alors vers sa soeur, elles pleurèrent ensemble celui
qu'elles avaient tant aimé. C'était le 15 juillet 1794 (27 messidor,
an II).
Trois jours s'écoulèrent, trois jours bien longs pour M. de
Génas. Peut-être, à travers les volets fermés de l'ancien couvent
des Capucins, que les prisonniers avaient eux-mêmes percés de
trous, pour se permettre de voir les exécutions, et de se familia-
riser avec l'horreur de cette mort (1), peut-être put-il jeter un
dernier regard vers son fils unique, envoyé à la mort, à vingt-
cinq ans ! (2).
« La délivrance », ce qu'il appelait ainsi, c'est-à-dire le moment
d'aller revoir cet enfant bien aimé, vint pour lui, le 1er thermi-
dor (19 juillet 1794). La veille de ce jour-là, il comparaissait, lui
vingtième, avec tous ses collègues de l'ancienne Municipalité,
pour répondre à l'accusation d'avoir «dédaigné la Société
populaire et, par tous les moyens et dans toutes ses démarches,
favorisé les projets contre-révolutionnaires, tenté de rompre
l'unité et l'indivisibilité de la République, et de l'avilir! »
Il n'y eut pas de témoins à décharge, point de défenseurs,
mais quelques témoins à charge, dûment convoqués ; et enfin
l'accusateur public lut sa réquisition, demandant la mort pour
tous ces « coupables ».

(1) Ce détail m'a été donné, il y a bien des années, par M. Henri de
Villaret, de Sumène, dont le grand-père avait été aussi emprisonné
aux Capucins.
(2) Lui-même, devant le tribunal, s'est donné vingt-huit ans, par
erreur.
— 40 -
L'arrêt fut exécuté, vers trois heures de l'après-midi, le 19 juil-
let 1794 (1er Thermidor, an II). Par une faveur spéciale — l'uni-
que —, le corps du fils et celui du père furent réunis dans la
même fosse, en un coin du jardin de l'hôpital général.
Longtemps, on a tout ignoré sur les dispositions religieuses
de ces victimes du Tribunal révolutionnaire de Nimes ; et l'on se
demandait, avec inquiétude, si l'esprit voltairien du temps n'a-
vait pas empêché la plupart de ces âmes de se reconnaître,
avant de paraître devant leur Dieu, plus juste et plus clément
que leurs juges d'ici bas, mais longtemps oublié !
Il y a quelques années, le bruit se répandit qu'on avait décou-
vert le manuscrit d'un mémoire, dans lequel M. l'abbé Laborie,
prêtre de l'ancien diocèse d'Alais, avait consigné le récit de l'exé-
cution de ceux qui avaient péri, le 15 et le 19 juillet 1794. Une
pieuse curiosité a fait rechercher ce témoignage inédit, qui, pour
mes parents, comme pour mon cousin, M. de Balincourt et pour
moi, devait être une si grande consolation.
Nous savions que M. Reinaud de Génas, notre aïeul, avait été,
comme son fils, ferme devant la mort, et qu'il avait dédaigné
d'acheter sa vie, en refusant de renier à la dernière heure cette
«noblesse», dont on lui avait fait un crime, et à laquelle,
disait-il, « pendant son existence, il s'était toujours glorifié d'ap-
partenir». Nous ignorions s'il avait élevé ses pensées vers Dieu.
Je demande de citer ici le témoignage si rassurant de M. Labo-
rie, qui, peut-être, sous des habits civils et à la suite de quelque
convention secrète, avait pu voir les condamnés, dans la Cour où
ils étaient rassemblés, et leur donner l'absolution. Voici son récit,
tout entier :
« 1794. Mardi 15. Reynaud Génas, 25 ans, de Nismes (1),
Gaussaud, notaire de Remoulins, juge de paix, et Bussy, bourgui-
gnon, Commis au secrétariat du département, sont exécutés (sic),

(1)Extrait du journal de M. Laborie.


— Ce pieux ecclésiastique a
survécu assez longtemps à la Révolution pour avoir fait, entr'autres
bonnes oeuvres, des legs précieux au grand Séminaire de Nimes.
— 41 —
c'est-à-dire condamnés à l'être. — Ils se prosternent et prient,
dès le moment qu'ils sont dans la Chapelle »
...« Dès le moment que le jugement a été décidé, les prévenus
et condamnés sont comme parqués dans la cour du palais. Toutes
les issues de cette cour, dans le palais, se trouvent fermées, et
aucun autre prisonnier ne peut y entrer. On les y voit, des fenê-
tres (des tribunes, peut-être), les uns à genoux, les autres
levant les mains au ciel, d'autres assis, la tète penchée et les
mains croisées. Quelques-uns se promènent et forment des
groupes de deux ou trois, etc.. » — « Jamais spectacle plus atten-
drissant, et plus déchirant. Ils entrent successivement, de deux
à deux, entre les deux guichets, pour y être fouillés ; garottés
ensuite de trois en trois, les mains liées derrière le dos, ils sont
conduits à la Chapelle. Cette cérémonie a duré plus d'une heure ;
ils n'ont été exécutés qu'à trois heures. Pendant cet intervalle,
ils ont chanté, confessé leurs péchés, entr'autres leur adhésion
au schisme ».
.1er thermidor, an II — jugement de la municipalitéfédérative
..
(c'est-à-dire de celle à laquelle appartenait M. le Baron de Vau-
vert et M. Teissier, Baron de Maguerittes), « Reynaud
Gênas. Même forme, même refus que pour ceux de Beaucaire (on
n'a entendu ni moyens de défense, ni témoins à décharge). Le
bourreau les dépouille même de leurs souliers » (1).

(1) Ceci est encore emprunté au journal Laborie. « M. de Génas père


avait passé en prison cinq mois et vingt trois jours, et son fils, quel-
ques semaines de plus. Ni pour lui, ni pour son fils, la mort ne fut
honteuse, « puisqu'ils étaient innocents des crimes qu'on leur impu-
tait». Elle était même glorieuse, car ce fédéralisme, qu'on leur repro-
chait, n'était qu'une forme, rendue nécessaire par les circonstances,
de leur attachement à la monarchie et à l'intégrité de la Patrie, dont
les provinces continueraient à se grouper autour du Chef et du drapeau
de la nation.
(2) On signale ici, comme existant dans les Archives de la Cour du
Palais, une note relative aux prisonniers, qu'on logeait « à leurs frais
et dans leurs meubles.» La voici : A la date du 14 fructidor an II (31 août
1794), Allien (gardien de la prison des Capucins), interpellé de nous
— 42 —
Après un siècle et plus, ces affreux détails nous émeuvent
jusqu'au fond de l'âme ! Que devaient-ils être pour les parents
de ces victimes innocentes, envoyées à la mort avec une telle
barbarie. Aussi la tradition nous a gardé le souvenir de ce que
fut, pour Sophie et Henriette de Génas, la cruelle certitude que
leur père et leur frère, à une distance de quatre jours, avaient
expié le double crime d'être « nés dans une condition sociale
élevée et avec de la fortune » (1).
Mon père âgé alors de six ans, se souvenait d'avoir vu et
entendu sa mère et sa tante, s'embrasser alors, mêler leurs lar-
mes, et se promettre de ne jamais se séparer. L'affection la plus

déclarer ce que sont devenus les meubles des Génas, père et fils
et combien il faisait payer les chambres, a répondu qu'il l'ignore,
mais qu'ils (les meubles) furent enlevés, l'instant d'après leur mort
par la femme Allien et par Aumelier, préposé de ladite maison ;
que ces meubles étaient précieux et de goût, et que ceux qui se trou-
vaient dans la chambre de Génas père, pourraient être évalués à
deux mille quatre-cents livres ou mille écus ; que les chambres se
vendaient, trois, quatre, cinq et six cents livres et jusqu'à douze cents,
suivant leur grandeur et leur emplacement et que certaines chambres
de la dite maison ont dû rapporter au gardien de ladite maison, dans
l'espace de très peu de temps, un prix de trois mille livres » —
On payait cher le temps d'attendre une mort certaine. »
Signé : Loubat.
« Ne varietur : » Allien, Chancard, Cazaux frères.
Signé : Millien, greffier. (Archives de la Cour de Nimes).
(1) J'aime, en bénissant Dieu de savoir que sa grâce a accompagné
mes parents, jusqu'au bout de leur cruelle épreuve, à faire aussi
remonter ma gratitude vers les prêtres qu'ils avaient connus, au temps
où ils étaient seigneurs de Vauvert, et qui, dans un temps où les moeurs
étaient souvent si légères et même relâchées, leur avaient toujours
donné des exemples de religion et de piété. Je nomme donc Dom Pierre-
Félix Tixeront, O. S. B., prieur de l'Abbaye de Franquevaux, de 1767
à 1789 ; —les Capucins de Nimes, dont plusieurs furent victimes de la
Bagarre de Nimes, en 1790 ; - et même ce M. Sollier, curé de Vauvert,
qui donna quelques preuves d'un réel courage, et qui, réconcilié
avec l'église, reprit son service, à Vauvert même, après la Révolu-
tion.
tendre n'a pas cessé d'unir
- 43 —
ces deux âmes, que la nature avait
jetées, pour ainsi dire, dans le même moule. La conformité
native de leurs idées et de leurs sentiments s'est transmise, sans
s'altérer, au fils de l'une, qui était en même temps le filleul de
l'autre : Eugène de Cabrières les a aimées d'une tendresse égale ;
et quand Sophie de Génas, sa mère, disparut, en 1841, il reporta
sur Henriette-Augusta une affection qui, en devenant filiale,
demeura ce qu'elle avait toujours été (1).
Mais il faut encore revenir à des moments pleins d'incertitude
et d'anxiété. Déjà, durant le séjour du «Commandant», à
Cabrières —, où tout était et devait demeurer calme —, il y
avait eu une petite alerte. En 1791, à une heure avancée de la
nuit, quelques forcenés, venus sans doute de Nimes, mais par le
chemin de Poulx, étaient arrivés devant le château, où tout le
monde dormait. Ils avaient frappé aux fenêtres du rez-de-
chaussée, secoué les portes, ébranlé le portail de fer, ajoutant à
tout ce bruit des cris menaçants.
Eveillé un des premiers, le Commandant se souvint tout de
suite que l'offensive est, à la guerre, un moyen assuré de vic-
toire. Sans prendre aucun autre vêtement que celui, dont on ne
se sépare jamais, il courut à sa vieille épée et, la brandissant
avec colère, accompagnant ses gestes des plus gros jurons, il
ouvrit la porte et se présenta aux assaillants. Les domestiques
l'avaient suivi, mais ils n'eurent pas à intervenir : la vue de ce
vieillard en chemise, qui ne témoignait d'aucune peur, et
qui leur criait ses plus vives imprécations, tenant son épée prête
à percer celui qui avancerait, inspira de sages pensées à ces
misérables ; ils s'enfuirent : ce qui, il faut bien l'avouer, encou-
ragea mon arrière grand-père, à semer ses discours d'interjec-
tions très énergiques, dont il se servait parfois, même dans le
salon.

(1)Et de même, en dépit d'un temps si long, la plus fraternelle


amitié n'a pas cessé d'unir les Cabrières aux Balincourt. C'est un legs,
dont la valeur s'est accrue par sa propre durée.
— 44 —
Venu à Nimes, quelque temps après, il s'associa de coeur au
deuil de ses enfants, attristés par la mort du président Reinaud.
Il s'affligea plus encore de l'emprisonnement de MM. de Génas,
sans prévoir qu'il allait bientôt les rejoindre aux Capucins.
Un mois et quelques jours, en effet, avant le 28 prairial, an II,
(16 juin 1794), un gendarme arriva brusquement à la rue du
Chapitre ; sur réquisition de l'accusateur public, il demandait
aux citoyens François et Amédée Rovérié de le suivre en prison,
comme «ci-devant nobles», « n'ayant jamais donné aucune
preuve de civisme ». A l'appel de son nom, le Commandant
parut, suivi de son fils cadet ; et comme, en reconnaissant, sous
un nom qui ne lui était pas familier, un ancien officier, dont la
popularité était si grande dans la ville, le gendarme hésitait et
feignait de s'être trompé ; le vieux soldat, sans peur ni reproche,
le rassura du geste et de la voix ; «Bien, bien, dit-il, tu ne veux
» pas m'emmener, j'irai tout seul » ; et accompagné de son fils,
il s'achemina paisiblement vers le couvent des Capucins.
Mais ce qu'il fallait au Comité, au nom duquel agissait le Tri-
bunal criminel, c'était une proie meilleure que celle d'un vieil-
lard et d'un tout jeune homme, encore saus fortune : il fallait
poursuivre le «riche » Génas, jusque dans la personne de son
plus proche représentant : voilà pourquoi, par arrêt du 28 prai-
rial, an II, exécuté le 1er messidor (1), « Isidore Rouveirié. gen-
dre à Génas », fut à son tour incarcéré. Il allait, pour quelques
semaines, se retrouver en famille avec son père, son frère, son
beau-père et son beau-frère. (2)
On comprend assez ce que cette arrestation apporta de douleur

(1) 16 et 19 juin 1794.


(2) Et aussi son neveu, «Charles Rouvérié, époux Surville
». —
ROUVIERE : Hist. de la Révol, à Nimes ; il y est parlé de notre famille
aux pages 319, 327, 334, 392, 397, 560, 568, 576 et 578 du tom. IV. — Isi-
dore Rouvérié-Génas était accusé d'avoir « tramé dans l'ombre du
silence et du mystère la contre-révolution, de l'avoir ourdie par le
secours de ses lumières et de ses talents, et d'en avoir nourri tous les
fils par sa richesse ».
— 45 —
à ma grand'mère ; elle se voyait près de perdre tous les siens, et
de demeurer seule avec son jeune enfant!
Mais après l'exécution de MM. de Génas, elle crut si
pro-
chaine la mort de son mari, celle de son beau-père et de son
beau-frère qu'elle n'y tint plus, et tenta d'obtenir la mise en
liberté de ces chers prisonniers.
Le représentant du peuple, Borie, qui, avec Gilly, avait laissé
commettre tous ces crimes, fut remplacé par un nouvel envoyé
du Comité de Salut public, le représentant Jean-Baptiste Perrin
(des Vosges). Celui-ci, plus humain et plus juste, s'appliqua à
remettre en honneur les principes de modération et d'équité.
Sous son administration, comme l'écrivait à la Convention le
nouveau Directoire de Nimes, «la justice et l'humanité étaient
à l'ordre du jour... Chacun pouvait se promettre désormais une
existence et une patrie » (1).
Sophie de Génas lui adressa donc une pétition, dont nous
reproduisons ici les principaux passages. Comment ne pas nous
associer à ses craintes, à ses espérances et enfin au succès de sa
tentative ?
« A Perrin, représentant du Peuple, délégué dans le départe-
ment du Gard.
Sophie Génas, citoyenne de Nismes, expose :
J'avois vu l'auteur de mes jours et un frère chéri, victimes
d'un tribunal, qui avoit mis dans ces contrées l'assassinat à l'or-
dre du jour ; je trouvais des consolations à ma douleur, en la
partageant avec mon mari, avec sa famille. Mais, tandis que mes
malheurs paraissaient à leur comble, des circonstansces criti-
ques aggravèrent encore mon sort déjà si cruel. »
« Rouverié, fils aîné, mon mari, m'est enlevé, enveloppé dans
la liste de proscription, dressée par une faction sanguinaire,
contre cent-cinquante-et-un Citoyens. Rouverié, mon beau-père,
Amédée Rouverié, mon beau-frère, sont incarcérés ! »
« Tous les trois
sont encore détenus, comme cy-devant nobles
et n'ayant donné aucune preuve de civisme. Mais ce reproche
(1) ROUVIÈRE. Hist. de la Rév. vol. IV, p 371.
— 46 -
existera-t-il, lorsque je prouverai, par le titre le plus honorable,
que les trois détenus, dont je réclame la liberté, ont témoigné un
attachement constant à la Révolution... »
«...Le Conseil général de la Commune de Cabrières atteste la
conduite civique des trois détenus. Vous avez vu les habitants
de cette commune, cédant à l'impulsion de la vérité et de la
reconnaissance, venant eux-mêmes réclamer leur liberté, repous-
sé l'inculpation qui leur est faite, devenir les défenseurs de
leurs ci-devants Seigneurs et déclarer qu'ils ont témoigné un atta-
chement constant à la Révolution, parla manifestation des vrais
principes, l'encouragement à l'observation des lois, et par les
sacrifices pécuniaires commandés par l'amour de la Patrie. Dès
lors l'ancienne qualification de « Seigneurs » est pour eux un nou-
veau titre, puisqu'ils ne connurent jamais les préjugés, l'injustice,
l'esprit de tyrannie et de domination »...
« ...A Nismes, comment ont-ils vécu avec leurs concitoyens ?
N'ont-ils pas eu toujours en partage un caractère populaire, une
bonhomie qui, j'ose le dire, les a toujours distingués ?... Aucun
fait, aucun discours ou aucun écrit peuvent-ils leur être repro-
chés ? Je m'en remets à la voix publique.
Représentant, rendez à leurs concitoyens, qui les réclament
ces trois détenus, qui ont toujours eu pour but le bonheur com-
mun: rendez-moi une famille, dont les consolations me sont si
nécessaires, dans la position la plus douloureuse à laquelle un
être sensible puisse être livré. »
« Sophie GENAS. »
Et, en effet, obéissant à leur propre générosité et sensibles
à la triste situation d'une femme, qu'ils avaient toujours vue
prête à les aider de son influence et de sa sympathie, les mem-
bres du Conseil général de la Commune de Cabrières signaient
la déclaration suivante, que je reproduis tout entière, par recon-
naissance envers les signataires et envers leurs familles, encore
aujourd'hui représentées dans notre village :
30 Termidor 1793
«Le Conseil général de la commune de Cabrières, «révolution-
— 47 —
nairement conservé » et assemblé dans les formes ordinaires, et
dans le lieu de ses séances, atteste : que la ci-devant Seigneurie
de cette Commune étoit dans la famille Rouverié, qui y faisoit
son séjour ; que les citoyens François Rouverié père, Isidore
Rouverié, son fils aîné et son donataire, et Amédée Rouverié, son
fils cadet, qui la composent, n'y ont jamais, ni comme Seigneurs,
ni comme particuliers, excité aucune plainte, ni avant ni depuis la
Révolution..., qu'ils ont en partage le caractère le plus popu-
laire, qu'ils se sont montrés constamment justes et bienfaisans
et les véritables amis du Peuple ; qu'ils ont secouru les pauvres
et les malheureux ; que, depuis la Révolution, bien loin de
manifester une opinion contraire, ils se sont montrés, par leur
conduite, les amis de la Liberté et les ennemis de la Tyrannie,.,»
en invitant les citoyens au maintien des vrais principes et a
l'obéissance de la Loi, dont ils ont donné l'exemple le plus fidèle. »
« En foi de quoi, nous avons expédié le présent certificat, après
l'avoir scellé de notre sceau en cire rouge. »
«A Cabrières, decadi, le trente thermidor de l'an second de la
République française une et indivisible, les sachants écrire
signés, les autres illettrés (1). »
Une pétition si juste, si touchante, si bien appuyée, devait
obtenir satisfaction ; elle l'obtint en effet, et, sur l'ordre du
Représentant du peuple, Perrin, le citoyen Masse, gardien de la
maison d'arrêt des Capucins, mit en liberté le citoyen Isidore
Rouvérié. C'était, selon le style bizarre du temps : le 1er jour des
Sans-culottides, an II de la République une et indivisible (2).
(1) Voici ces signatures, qui n'ont pas cessé de mériter la gratitude
des miens : /. Jourde, maire : Capon, officier ministériel ; Saunier,
officier ministériel ; Berlin (*), adjoint national ; Biau ; Attier ; Jour de ;
Bompard. notables ; Bompard, greffier.
(*) M. Berlin, dont j'ai connu le fils, était devenu notaire et signait
Aberlin.
(2) Sous la signature de : Simon Peschaire, agent national du district
de Nimes ; Richard, ad. Béniqué, vice-président ; Peyre, secrétaire. —
«Jacques Masse, gardien, a l'originalen main, et déclare qu'il a mis le
détenu en liberté. »
— 48 —
Je n'ai trouvé ni l'ordre de libération du Commandant et de
son fils cadet, ni celui de son neveu. Mais ce qu'on avait pour-
suivi en eux, c'était leur parenté avec MM. de Génas, et puisque
« le gendre à Génas » était délivré, les autres parents
moins rap-
prochés devaient l'être aussi.

Vers la fin de cette année 1794 ou au début de l'année sui-


vante, mon père avait sept ans ; les idées anciennes n'avaient
pas eu le temps d'être modifiées, on décida de lui donner un
précepteur : le premier choisi fut un prêtre de grand mérite,
M. l'abbé Huet, originaire du diocèse de Belley, où, après avoir
été, durant quelques années attaché au Chapitre de la Cathédrale
Saint-Jean, à Lyon, il revint passer ses derniers jours.
C'était un homme de réelle valeur ; il rentrait de l'émigration
où, sans doute, il n'avait pas pris ou conservé l'habitude de l'en-
seignement ; aussi ne réussit-il guère auprès de son jeune élève.
Il n'est pas rare en effet qu'un précepteur, instruit et fort
compétent par ailleurs, ne sache pas communiquer ce qu'il sait ;
même quelquefois, après avoir donné ses leçons, il se désinté-
resse du profit que l'élève en retirera, par défaut de zèle ou par
négligence, et rien de plus funeste pour le succès d'une édu-
cation.
Dans son mémoire, mon père s'en plaint, avec une sorte d'a-
mertume. Il écrit :
« Mon premier précepteur, homme de mérite et d'esprit, me
nuisit au lieu de m'être utile : il me laissa, près de deux ans,
dans une sorte d'oisiveté solitaire, qui, jointe à peu de surveil-
lance et aux penchants de ma nature, me fit beaucoup de mal.
En réalité, je ne faisais presque rien, et je m'accoutumais à
une indépendance dangereuse, autant dans mes idées que dans
l'emploi de mon temps. »
Il n'est pas surprenant qu'un enfant de neuf ou dix ans soit
distrait et difficile à fixer. A vrai dire, le petit Eugène, fort gâté
par tous les siens et surtout par son grand-père, « le Commandant»,
suivait plus volontiers ses rêves, les créations de sa vive imagi-
nation, qu'il ne s'appliquait à ses leçons proprement dites. Son
intelligence très ouverte lui permettait d'apprendre vite ce qu'on
lui enseignait ; mais ce que l'on apprend sans peine n'adhère à
l'esprit que superficiellement. Mon père disait, plus tard de lui-
même : «j'apprends avec facilité, mais j'oublie indignement ; et
mes lectures passent devant moi, comme des ombres ».
C'étaient bien en effet des ombres, qui passaient, en se succé-
dant rapidement,devant la toile blanche de cet esprit si curieux,
et déjà réfléchi.
C'était « la messe, dite dans la chambre de quelque bon
catholique, par un prêtre, qui vivait caché » ; c'étaient les amis
de ses parents, qui revenaient de l'émigration », et le frappaient
par leurs habitudes anciennes et leurs conservations», «c'étaient
MM. de Vallongue, de Bruosel, de Bordenave, d'Aramon, de
Crussol, de Monteynard, Giraud, etc., tous émigrés, qui étaient
sans cesse dans sa famille», et lui représentaient le monde
d'avant 89, évanoui en partie, et qui cependant revenait, ou trop
semblable à lui-même, ou trop en avant sur son temps : comme
ce vaillant officier de marine, mutilé dans un combat naval,
que j'ai vu moi-même souvent, chez ma tante de Lisleroy,
ou à la maison, « et qui avait rapporté d'Angleterre, après la
tourmente révolutionnaire, des idées bien différentes de celles
des vieux royslistes ». C'était «la semence des idées, plus tard
triomphantes, sur le gouvernement représentatif, d'où sortit, en
1814, le système, » qui blessa tant de «légitimismes » sincères.
Quoique bien jeune, mon père s'intéressait déjà aux allants et
aux venants ; et rien de ce qui marquait ces journées, remplies
d'incidents inattendus, ne lui échappait.
Deux événements jetèrent un reflet joyeux dans l'intimité de
la famille, si profondément attristée par la mort violente de deux
de ses membres les plus chers et les plus importants.
Le frère de mon grand-père, Amédée de Rovérié, avait com-
mencé, avant la Révolution, des études de théologie. Sans cesser
d'être pieux, il se laissa détourner d'une carrière, où il était entré,
moins pour suivre une réelle vocation, que pour essayer de réali-
— 50 —
ser un voeu irréfléchi de sa mère ; et, le 20 avril 1795, il épousa
Mlle Anne de Langlade (1). Ce fut un mari et un père excellents.
Deux ans après, en 1797, le 18 janvier, fut bénite l'alliance de
la soeur de ma grand'mère, cette Henriette Augusta, dont le noble
coeur tint à réaliser un voeu suprême de M. le Baron de Vauvert,
son digne et malheureux père. « Il avait rencontré, dans la
prison des Capucins, M. de Vanel, Baron de Lisleroy ; et tous
deux avaient, dans une situation également douloureuse, échangé
la confidence de leurs chagrins et de leurs regrets. L'un, mon
aïeul, avait une fille de vingt ans ; l'autre, M. de Vanel, avait un
fils en exil. Les deux captifs eurent la même pensée, amère et
consolante à la fois ; celle d'unir ensemble deux enfants, mar-
qués au front du même malheur. Après avoir fait parvenir à
chacun d'eux l'expression de cette dernière volonté, écrite, dit-
on, avec leur sang, ils allèrent plus tranquillement à la mort, à
quelques jours de distance " (2).
Entre temps « le Commandant » n'était pas devenu plus riche ;
il avait, à partir de 1790, perdu sa pension ; il eut l'idée — en
apparence chimérique —, vers 1792, d'adresser à l'Assemblée
législative une pétition, pour réclamer un secours.
« La République, une et indivisible, au nom de la Liberté et de
l'Egalité », lui attribua, « pour récompense de cinquante-neuf ans,
dix mois, quinze jours de service, y compris douze campagnes,
finis le dernier juillet 1791, jour de sa réforme dans le grade de
lieutenant du cy-devant Roy de la place d'Avesnes, une pension
viagère de quatre mille six-cents livres » (3).

(1) Elle lui donna,deux filles ; l'une fut mariée à M. de Roubin, et


mourut jeune ; l'autre à M. de Payan de Champier, et j'ai pu la voir
encore à Orange, où elle habitait.
(2) Hist. de la famille de Génas, par le Comte de Balincourt,
p 131.
ROUVIÈRE, (Hist. de la Révolution, tom. IV, p. 594), compte
en prison,
sept membres de la famille de Vanel, dont deux furent décapités.
(3) Décret de l'Assemblée législative du 10 septembre 1792, expédition
du 17 ventôse, an III. Signé : le commissaire des Sceaux publics.

Arch. de la Guerre,
— 51 —
Je suis porté à croire que cette concession se réduisit à une
satisfaction platonique, et que les livres ne furent guères payées ;
mais est-ce rien qu'un certificat authentique de près de soixante
ans, au service du pays ?
Une cérémonie, religieuse cette fois, attira toute la famille de
Cabrières, dans l'église encore fermée des Doctrinaires (Saint-
Charles, aujourd'hui), à Nimes. C'était, au moment de la Révolu-
tion, la chapelledu Grand Séminaire, que dirigeaient les disciples
de César de Bus. Le quartier Saint-Charles, l'Enclos-Rey, était très
attachés à la religion, et comptait beaucoup d'hommes capables
de la défendre. Aussi, peut-on croire que M. Bonhomme, déjà
attachés à cette église, avant 1789, fut protégé par la population
tout entière, et, grâce à elle, put y exercer son admirable apos-
tolat. C'est lui, je pense, qui admit mon père à la première com-
munion, en 1800 ou 1801, entre douze et treize-ans. A quelques
mots qu'il m'a dit au sujet de ce grand acte religieux, il me
semblerait que la préparation à la réception de la très sainte
Eucharistie fut vraiment sérieuse et même fervente, à la mesure
de son âge. Elle lui laissa une impression de respect profond, et
ne contribua pas peu à le ramener à la pratique des Sacrements,
après de longues années de négligence.
Il eut pour compagnon, à la sainte table, M. Damphoux, né
à Nimes, en 1788, avec qui il se lia, dès ce moment, d'une étroite
amitié et pour toute sa vie (1).
Ce fut sans doute, à la fin de 1798, après le départ pour Lyon
de M. l'abbé Huet, que ma grand'mère choisit pour son cher

(1) Jean-Baptiste-Louis-EdouardDamphoux, né à Nimes, le 18 décem-


bre 1788, tonsuré vers 1807, entra à Saint-Sulpice, en 1810. (Il y dessina
le portrait de M. Emery, après la mort de cet homme vénérable). Arrivé
à Baltimor, avec M. Maréchal, en 1812, il fut placé au collège, et y ensei-
gna les classiques, avec grand succès. De 1818 à 1827, avec une courte
interruption, M. Damphoux fut président du Collège. Il devint, en 1822,
un des Recteurs de l'Université, curé de la Cathédrale de Baltimore et
ensuite de Saint-Joseph, dont il fit bâtir l'église. Il mourut le 7 août
1860, ayant entretenu avec mon père une correspondance suivie, et lui
ayant toujours confié ses intérêts de famille.
— 52 —
Eugène un nouveau précepteur. Celui-là, appelé M. l'abbé Mal-
roux, fut plus heureux que le premier, auprès de son élève.
Voici comment le Mémoire en parle.
« Arriva un second précepteur : Celui-là, le meilleur des
hommes, tout opposé à l'autre à bien des égards. Ses moyens
étaient médiocres ; son intelligence, je crois, peu étendue, peu
variée, mais ses principes étaient sûrs, sa douceur inaltérable,
son bon sens plein de droiture. Il raisonnait avec moi, m'habituait
à entendre et à aimer la vérité. Il fit beaucoup de bien à mon
caractère et l'a, pour ainsi dire, refondu, m'habituant à tout peser
et me désabusant d'une foule de chimères. Sous ce rapport,
je lui ai les plus grandes obligations, et je bénirai sa mémoire
jusqu'à mon dernier jour ».

J'arrête là ce long chapitre Ier, qui va de 1788 à 1804. C'est


maintenant à une date, plus importante dans la vie de mon
père, que je vais consacrerces « Souvenirs », surtout d'après ses
lettres : d'après celles de mon grand-père, et surtout d'après le
Mémoire, qui est mon fil conducteur.
- -53

II

1804-1814

De 1800 à 1804, les études de mon père se continuèrent sans


interruption, sous la conduite de son précepteur, et dans les
diverses résidences de ses parents, soit à Nimes, soit à Cabriè-
res, soit à Bech : — propriété, qui, dans le partage entre ma
grand'mère et sa soeur, avait échu à celle-là.
J'ai vu Bech, quand j'étais très enfant, vers l'âge de huit ou dix
ans. J'y eus un peu peur. Ce «mas», comme on l'a toujours appelé
démocratiquement, avait été, au dix-septième siècle, transformé
en château, « avec murailles, pigeonnier, merlets ou créneaux,
pour la décoration, et une tourelle, en queue de lampe » (1). Et

(1) Note manuscrite de M. E. Falgairolle, sur le nom, l'origine et la


suite des propriétaires de cette « métayrie », de 1171 à nos jours.
M. Falgairolle, dans sa notice sur Franquevaux, donne cette descrip-
tion : « Le paysage de ce lieu a une teinte triste et sauvage... A perte
de vue s'étendent des marais aux roseaux pliants, des étangs aux
eaux stagnantes ; n'étaient quelques macreuses, qui, de temps à
autre, sillonnent rapidement l'espace, on se croirait dans une solitude
complète ».
— 54 —
MM. d'Autheville ou de Génas avaient profité des accidents du
terrain «(au midi de Vauvert, et au seuil du vaste coteau des
Costières) », pour faire de ce lieu sauvage un séjour plus agréa-
ble ; ils y avaient dessiné un jardin à la française, avec bassin
et chute d'eau, dont les restes ont subsisté jusqu'à ce que, en 1850,
mon frère ait transformé les allées droites en un chemin, très
bien tracé, qui se détachait de la route de Saint-Gilles, au bas
de la montée, et conduisait son large ruban jusqu'au «grand
portail» du vieux temps.
Malgré ces enjolivements, l'isolement complet, la nature un
peu âpre du sol, les grands arbres, chênes ou pins, le voisinage
presque immédiat des «marais», tout cet ensemble mélancoli-
que et triste n'a pas cessé de donner à Bech une physionomie
très spéciale, dont mon père a longtemps subi le charme, et que
mon frère n'a jamais cessé de goûter.
Dès l'âge de douze ans, peut-être même avant, grâce à la
surveillance très indulgente de sa mère et surtout de son père,
Eugène avait lu « beaucoup de romans, quelques livres d'histoire,
sans extraits, ni réflexions, autres que celles que suggère au pre-
mier aperçu une intelligence assez ouverte ». «J'avais, écrivait-
il, assez bien appris les règles du latin ; je faisais aisément une
version ; mais je n'avais que peu d'habitude de la langue, ayant
lu peu d'auteurs, et n'ayant jamais voulu apprendre par coeur un
seul vers latin. En général, j'avais très peu exercé ma mémoire.
J'avais fait très légèrement mon cours de mathématiques, quoi-
que, d'après mon professeur, le Comte Guidi, italien réfugié, je
fusse, dans ce genre «un génie »... Je savais assez bien l'italien,
que le même maître m'avait enseigné, et je le parlais avec lui cou-
ramment.(1) En musique, j'étais ce qu'on appelle un «lecteur».
Je chantais facilement, je jouais du piano, avec aplomb, mais
sans doigté. Je faisais quelque gammes sur la basse ! et c'était
tout ! »
(1) A plus de soixante ans de là, mon père, se promenant avec moi,
à Bech, me cita un vers du Tasse, pour m'apprendre ce que c'était que
« l'harmonie imitative ».
— 55 —
« Mes études premières avaient été, comme on le voit, très
incomplètes. C'était là un peu la faute de mes maîtres, un peu
celle de la trop grande douceur de mes parents, un peu celle de
mes rêves. Quelques souffles de passion m'avaient donné le
fatal penchant de ne m'appliquer qu'à demi, et de ne retirer de
mes travaux que peu de fruits, faute de suite et de cette attention
profonde, qui fait retenir ce que l'on apprend ».
C'était en cela que Bech exerça son influence dangereuse : il était
facile d'y être seul, dans les bois, et d'y laisser bercer son ima-
gination par le gémissement continuel du vent à travers les
arbres ; et quand on se retournait, du côté des marais, ce vaste
miroir, tranquille et terne, donnant l'illusion de la vue d'une mer,
sans vagues et presque sans couleur, avait quelque chose d'un
narcotique, qui assoupirait les facultés actives, pour ne laisser
d'essor qu'à des imaginations fugitives.
Malheureusement, la bibliothèque de Bech contenait beaucoup
de livres, et mes grands-parents ne se défiaient pas du caractère
de cet adolescent, dont Voltaire et Rousseau avaient déjà éveillé
l'ardente curiosité, qui s'amusait de l'esprit railleur de l'un, et
s'enivrait du sentimentalisme de l'autre (1).
Il était temps qu'une secousse violente se produisit, pour
donnera une nature si vive, si impressionnable, une meilleure
direction. Cette secousse vint du côté où mes parents, royalistes
de tradition, absorbés dans le regret des Bourbons, pouvaient
le moins le prévoir.
A partir de 1796, la Providenceavait consolé la France des ruines
et des douleurs, causées par le régime sanglant de la Terreur, en
permettant à ses généraux et à ses armées de remporter, sur
l'Europe, coalisée contre elle, de nombreuses victoires. Le plus
heureux comme le plus capable de ces chefs militaires fut Celui,

(1) Bien plus tard, comme je parlais à mon père du mal qu'avaient
fait ces deux hommes, il me dit vivement : « Je t'abandonne Voltaire,
mais laisse-moi admirer et aimer Rousseau ! » — Etranges illusions,
chez un royaliste, dont la foi politique n'a jamais varié !
— 56 —
à qui il sembla que Dieu avait confié, pour un temps, la mission
de relever ce que la Révolution avait jeté à terre.
Bonaparte, revenu d'Egypte et de Syrie, avec le prestige de
ses récents succès et de son étonnante campagne d'Italie, ren-
versa le Directoire, au 18 brumaire an VIII, (9 novembre 1799),
et franchit ainsi le premier degré de sa montée prodigieuse
vers le trône. Nommé « consulprovisoire », avec Siéyès et Roger-
Ducos, il était Premier Consul à vie, le 4 août 1802 et, deux ans
après, le 18 mai 1804, il échangeait un titre, emprunté à l'his-
toire Romaine, contre celui d'Empereur, dont la même histoire
avait consacré la grandeur.
Sans perdre un moment, le Premier Consul, afin de préparer,
dans toute la France, les fêtes de son prochain couronnement,
créa, dans tous les arrondissements de chaque département, un
Président de l'Assemblée de Canton, à qui fut donnée la
mission de convoquer l'Assemblée du Canton et de la présider,
« conforméments aux prescriptions du Sénatus-consulte du 16
thermidor (an X) et des Règlements organiques des 19 fructidor
et 30 vendémiaire ».
Quelle raison fixa sur le citoyen Rouvérié-Cabrières-Génas
(Charles) (1), le choix du futur Empereur, plutôt que sur tout autre
habitant de Nimes, je l'ignore. Mais, si je me reporte au souve-
nir de ce que j'ai entendu souvent raconter moi-même à la mai-
son, ou bien au passage suivant du livre de M. de Balincourt (2),
une explication se présente, qui honore le caractère de Napoléon :
« Quelque temps avant la Révolution, se trouvant seule, un
jour, dans le salon du rez-de-chaussée (à la rue des Lombards),
Henriette-Augusta de Génas avait vu entrer un officier d'artil-

(1) Ce nom ne se trouve pas parmi les prénoms de mon grand-père.


Il a été mis là, par erreur, ou peut-être par confusion avec celui d'un
proche parent de mon aïeul, qui s'appelait Charles de Rovérié.
(2) Histoire de la maison de Génas, p. 134. — Au momentoùje corrige
l'épreuve de cette page, je reviens des funérailles de mon très proche
parent et fidèle ami. Sa ville natale tout entière lui a témoigné d'una-
nimes regrets, 28 mars 1914.
— 57 —
lerie, dont l'aspect et le regard l'avaient vivement impressionnée.
Il s'appelait Bonaparte, et demandait à voir son camarade
Génas, qu'il avait connu à Valence ».
" Ce que ce jeune visiteur, devenu général et Commandant
l'artillerie, à l'armée d'Italie, n'avait pu faire, en 1794, pour son
«camarade», en le préservant de l'échafaud, il le faisait, en
quelque manière, en honorant, dans la personne du beau-frère
d'Auguste de Génas, un nom, famillier à ses oreilles, et qui lui
rappelait un ami !
Voici donc, en quels termes, mon grand-père était investi de
ces fonctions flatteuses, au moment où, évidemment, il s'y
attendait la moins.

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

« Bonaparte, premier Consul de la République Française : »


« Sur le compte, qui nous a été rendu de la capacité du citoyen
Rouverié Cabrière Génas, (Charles), de ses bonnes moeurs, de son
attachement aux lois de la République, Nous l'avons nommé par
les présentes, scellées du petit sceau de l'Etat, président de l'As-
semblée du Canton de Nismes (1er Arrondissement —Arrondisse-
ment communal de Nismes, département du Gard), pour en
remplir les fonctions (en vertu) du Sénatus-Consulte du 16 ther-
midor, An 10, et du règlement du 19 fructidor suivant, jusqu'au
1er vendémiaire de l'an 16.»
« A la charge par lui de prêter, avant d'entrer en fonctions,
devant le Citoyen, faisant les fonctions de Président d'Appel, que
nous commettons à cet effet, et qui en dressera procès-verbal, le
serment de maintenir le Gouvernement, institué par la Constitu-
tion de la République, d'observer les lois et règlements ; de se
conformer aux instructions, qui lui seront données pour leur
exécution ; de maintenir l'ordre dans l'Assemblée qu'il prési-
dera ; de ne pas permettre qu'elle s'occupe d'aucun autre objet
que de ceux, prescrits par la lettre de convocation ; de ne tolérer
aucune coalition, tendant à capter ou gêner les suffrages des
— 58 —
Citoyens, et de ne rien faire par haine ou par faveur ; de dissou-
dre l'Assemblée aux époques indiquées. » (1)
Venait ensuite cette lettre de service :

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

« Bonaparte, Premier Consul de la République Française : »


« Au Président du Canton de Nismes (1er arrondissement).
«Citoyen Président du canton de Nismes(1er arrondissement).
« Nous jugeons convenable de convoquer, pour le 1er jour du
mois de Prairial (21 mai), l'Assemblée de Canton, à la prési-
dence de laquelle Nous vous avons appelé. »
« En conséquence, Nous vous mandons par cette lettre, scellée
du petit sceau de l'Etat, que vous ayez à exécuter et faire exé-
cuter les dispositions des Sénatus-Consulte et arrêtés du Gou-
vernement, relatifs à la dite convocation, que nous avons
ordonné de vous transmettre avec les présentes... Nous vous
donnons une marque de confiance, en vous chargeant d'aussi
importantes fonctions : Nous comptons que vous vous en mon-
trerez digne par votre zèle, votre sagesse et votre fidélité à
vos devoirs. » (2)

(1) Donné à Paris, sous le petit sceau de l'Etat, le 15° jour du


mois de pluviôse (5 février 1804), l'An XII de la République française.
BONAPARTE.
Le Ministre de l'Intérieur, Par le Premier Consul,
Le secrétaire d'Etat,
HUGUES, B. MARET.
Cette première Assemblée du canton de Nimes (1er arrondissement)
était convoquée pour le 1er prairial (21 mai) 1804.
(2) Donné à Paris, sous le petit sceau de l'Etat, le 15e jour du mois
de Pluviôse (5 février 1804), l'an XII de la République Française.
BONAPARTE.
Le Ministre de l'Intérieur, Par le Premier Consul,
Le secrétaire d'Etat,
HUGUES, B. MARET.
— Je trouve une lettre pareille, adressée à mon grand-père, pour une
assemblée du même genre, en 1811 et pour une autre, en 1813: cette der-
— 59 —
Si, connaissant les sentiments de mes parents, par leurs
paroles et par leurs exemples, j'essaie de me rendre compte de
l'impression, faite à mon grand-père par cette communication
inattendue et flatteuse, il me semble que je le vois heureux d'une
telle distinction, touché de ce que, dix ans après la mort vio-
lente de son beau-père et de son beau-frère, le Chef du pouvoir
prononçait leur nom, en le joignant au sien, comme pour réparer
l'injustice de leur sort, en leur donnant à tous deux cette
récompense d'appeler leur plus proche parent à rendre service
à sa ville natale, qui était aussi la leur.
La fidélité monarchique n'était pas directement en question ;
et à défaut même du serment, dont les âmes délicates et fières
n'ont pas besoin, la gratitude suffisait à commander, vis-à-vis
d'un acte de haute prévenance, une attitude, aussi éloignée de
la bravade que de la servilité.
Mon grand-père acquiesça donc à l'honneur qui lui était fait ;
et à la fin d'octobre 1804, il reçut la lettre officielle suivante, qui
l'appelait, à Paris, et qu'un avis officieux avait sans doute précé-
dée.
ORDRE DE NAPOLÉON
Enjoignant à Isidore de Cabrières-Génas, de se rendre à Paris
pour la Cérémonie du Sacre

« M. Rouverié-Génas,président du canton de Nismes (1er arron-


dissement, département du Gard). »
«La Divine Providence et les Constitutions de l'Empire, ayant
placé la dignité Impériale héréditaire dans notre Famille, Nous

nière est datée de Bayonne, 17 juillet 1808 : « A la charge par lui


(Isidore Cabrières Génas) de prêter, avant d'entrer en exercice, devant
le Grand-Electeur, ou, en cas d'empêchement, par écrit, le serment
d'obéir aux Constitutions et Lois de l'Empire, et aux règlements éma-
nés de Nous pour leur exécution ; d'être fidèle à Notre personne ; de se
conformer aux instructions qui lui seront données.... de ne rien faire
par haine ou par faveur ; de clore l'Assemblée aux époques fixées par
Nos décrets de convocation ; enfin d'exercer ses fonctions avec zèle,
exactitude, fermeté et impartialité ».
— 60 —
avons désigné le onzième jour du mois de frimaire prochain,
pour la cérémonie de notre Sacre et de notre Couronnement :
Nous aurions voulu pouvoir, dans cette auguste circonstance,
rassembler, sur un seul point, l'universalité des citoyens, qui
composent la Nation française. Toutefois, et dans l'impossibilité
de réaliser une chose, qui aurait eu tant de prix pour notre
coeur ; désirant que ces solennités reçoivent leur principal éclat
de la réunion des citoyens les plus distingués ; et devant prêter,
en leur présence, serment au Peuple Français, conformément à
l'article 52 de l'acte des Constitutions, en date du 28 floréal, an
12. Nous vous faisons cette lettre, pour que vous ayez à vous
trouver à Paris, avant le sept du mois de frimaire prochain (28
novembre 1804), et à y faire connaître votre arrivée à Notre
grand Maître des Cérémonies.
Sur ce, Nous prions Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde (1).

Mon père avait seize ans la crise de la croissance, et des


;

maux d'estomac persistants l'avaient à la fois fatigué et attristé.


Pour le distraire et achever de le guérir, mon grand-père se
résolut à le prendre avec lui, dans ce voyage à Paris ; et ce lui
fut, — dit-il —, «son premier grand plaisir ». Ils partirent
ensemble, vers le quinze octobre.
De Nimes à Paris, en 1804, le voyage était long, et long pour
de multiples motifs : la distance d'abord, évaluée à sept cent
douze kilomètres ; puis les moyens de locomotion ; on allait en
diligence de Nimes à Lyon ; de Lyon à Chalon-sur-Saône, en
bateau, et de Chalon à Paris, encore en voiture Des circonstan-
!

ces imprévues, mais trop fréquentes, suspendaient les départs,


aux heures ou aux jours, qu'on avait cru pouvoir déterminer au-
paravant, à son choix; enfin le nombre des places étant fort

(1) Ecrit à Saint-Cloud, le quatre brumaire an 13e (26 octobre 1804).


Signé : NAPOLÉON.
Le Secrétaire d'Etat,
HUGUES, B. MARET..
— 61 —
restreint, il fallait les arrêter par avance, et quelquefois plusieurs
jours s'écoulaient, avant que l'on put être certain de son
départ.
Nos deux voyageurs mirent donc près de quinze jours pour
parcourir une route, que nous franchissons aujourd'huifacilement
en douze ou treize heures. Mais la lenteur du voyage permettait,
commandait même, de faire des stations plus ou moins longues,
dans les lieux qu'on traversait. On faisait halte pour les repas,
on ne voyageait pas toujours la nuit, et le séjour dans les auber-
ges n'était pas toujours plein de charmes, parce que la nourriture
était souvent médiocre et les lits plus mauvais encore.
Mon père, dont la curiosité s'éveillait pour la première fois,
en dehors de son horizon habituel, s'intéressa vivement à tout ce
qu'il voyait ; et dès que le temps lui en était donné, il se hâtait
de courir à tout ce qui pouvait frapper son imagination. Dans
ses lettres, comme dans les notes qu'il prenait pour fixer ses
souvenirs, ce qu'on remarque tout d'abord c'est son admira-
tion naïve et sincère pour les belles oeuvres d'architectures.
Villeneuve, Avignon, Orange lui plaisent par leurs célèbres
antiquités : la Chartreuse, Saint-André, le Palais des Papes, les
monuments romains d'Orange et de Valence, Saint-Maurice de
Vienne lui rappellent diverses époques de l'histoire qu'il a étu-
diées, et il arrive à Lyon, affriandé par ce qui a déjà captivé son
esprit, et désireux d'orner sa mémoire de nouvelles images.
La seconde ville de l'Empire n'est pas encore ce que nous la
voyons, avec ses cinq-cent-milleâmes. Mais cependant la Cathé-
drale Saint-Jean, la Place Bellecour, le palais Saint-Pierre, l'Hôtel
de Ville lui plaisent et l'intéressent ; la rencontre de la Saône avec
le Rhône enchante ses yeux ; et au lieu d'avoir, comme nous,
aujourd'hui, la vue bornée à chaque instant par de hautes et lon-
gues suite de constructions, qui rejettent bien loin l'aspect paisi-
ble de la campagne, il aperçoit « de grandes prairies, semées de
grands arbres, traversées par des haies, et où paissent tranquil-
lement des vaches et des moutons ».
Son voyage sur la Saône lui est plus agréable encore : en
— 62 —
dépit de la saison, déjà froide, le jeune Nimois se laisse
prendre au plaisir de regarder des paysages, tout autres que ceux
auxquels il est accoutumé. Un ciel moins uniforme, « de char-
mantes maisons de campagne, entourées de bois touffus, des
arbres d'espèces diverses, dont les feuillages, en se mêlant, offrent
mille teintes différentes : quelles perspectives enchanteresses »,
et combien agréables aux yeux d'un méridional, que sa terre,
son climat, son soleil n'ont point familiarisé avec une tempé-
rature aussi fraîche et aussi reposante !

Il gardera la mémoire de ces impressions nouvelles ; et s'il


demeure toujours Nimois et « campagnard, » du fond du coeur, il
acceptera cependant volontiers, toute sa vie, les occasions de
passer de longs intervalles de temps, en Dauphiné, pour ses affai-
res, ou en Savoie, à l'époque des bains.
Un autre trait s'affirme, à ce moment, chez mon père : la
vivacité de ses opinions royalistes. Tout en marchand vers Paris,
pour assister bientôt après au couronnement de Napoléon, il
traversa Sens, et visita avec curiosité la Cathédrale et son trésor.
Dans l'Eglise, le tombeau du Dauphin, père de Louis XVI, l'inté-
ressa beaucoup. Il en donna la description à sa mère, en même
temps qu'à son précepteur ; et, dans son journal de voyage, il
consigna ses propres impressions. «Ce morceau superbe » de
sculpture, dit-il, remplit son âme d'admiration et de mélancolie.
Le fils aîné de ce prince excellent est mort sur l'échafaud ;
ses deux frères sont en exil, la Révolution a banni jusqu'à l'image
des antiques fleurs de lys, semées sur l'écusson royal, elle les
a arrachées, dans la sacristie de Sens, même du manteau du
Dauphin ! « Guillaume Coustou, a réussi à représenter, dans un seul
tableau, la mort rompant, entre le Dauphin Louis et sa compa-
gne, Marie-Joséphe de Saxe, les chaînes fleuries de leur mu-
tuelle tendresse ».
Ce sera encore plus sensible à Paris où, s'il vient à apercevoir
sur les monuments, le vieil écusson royal, effacé à coups de
marteau, ou remplacé parles deux initiales symboliques R. F., il
aura peine à dominer un mouvement de colère ; sa jeune imagina-
- attentives,
tion, toute remplie des lectures
-
63
qu'il a faite sur l'his-
toire de France, s'irritera de voir un tel passé méconnu ou
défiguré.
Enfin, après quinze jours de route, mon grand-père et son fils
arrivaient à Paris, le 6 novembre 1804, vers midi. Ils se logèrent,
au faubourg Saint-Germain, dans une rue, appelée alors de Lodi,
près la rue de Thionville (1) ; et dès le lendemain, ils commencè-
rent leurs courses, puisque ce premier séjour dans la capitale ne
devait durer que deux mois à peine.
Voici comment s'employait leur journée, d'après une lettre,
écrite à ma grand'mère par son mari :
« Je vais te détailler notre manière de vivre, que tu trouveras
assez régulière et bien entendue. Je me lève, non comme M. de
Ladaudinière, au soleil levant, mais entre sept et huit heures ;
mon premiersoin, après m'être habillé et avoir donné mon coeur
à Dieu, c'est de faire mon café, que je prends alertement, car c'est
la première emplette que j'ai faite ici, la meilleure qualité de café !
Ensuite, je lis, j'écris et fais notre plan de vie de la journée. Eugène
se lève, pendant ce temps; il est toujours neuf heures. Alors, nous
causons de ce que nous avons vu la veille. Onze heures arri-
vent ; nous sortons et allons remplir le plan du jour, avec l'exac-
titude à laquelle nous nous sommes déterminés. Nous courons,
jusque vers trois heures ; à cette heure, nous nous rendons au
Palais royal, où nous trouvons près de trente Languedociens, avec
lesquels nous promenons jusqu' à quatre heures ; alors, nous allons
dîner, ça nous mène jusqu'à cinq heures et demie. Si c'est un
jour de spectacle, nous allons à celui, qui est déterminé, ou bien
nous nous retirons chez les personnes que nous devons voir, et
à onze heures au plus tard c'est l'heure de la retraite (2) ».
Quelques jours après, nouveaux détails sur l'emploi du temps.

(1) Eugène écrit : « nous sommes ici, depuis dix-huit jours, dans
deux jolies chambres à feu, où nous nous reposons à merveille. »
(2) 16 brumaire an XIII. Je lis encore, dans une autre lettre :
« adieu, pour ce soir, il est onze heures ; les yeux nous font
mal à tous
deux, nous allons les fermer, en pensant à toi. » —
— 64 —
« Nous avons fait, ce matin, au moins deux lieues et demie, sur
le pavé de Paris ; quand je suis arrivé pour dîner, j'avais le plus
grand plaisir à m'asseoir, mais au moins, nous verrons bien
Paris, et je suis persuadé que mon Eugène connaîtra mieux
Paris que bien des parisiens ».
Ce séjour à Paris étant, en quelque sorte, officiel et commandé,
mon grand-père ne chercha point alors à lier de nouvelles connais-
sances ; il ne vit guère, un peu assidûment, que les Teissier de
Marguerittes, les Lascours, les Vallongue, les Chabaud-Latour
et quelques autres «Languedociens», appelés comme lui aux
fêtes du Couronnement.
« Voilà assez parler affaires, — écrit mon grand-père —, je
voudrais te parler un peu des personnes, que je vois quelquefois,
et te les faire connaître. Je commence par Mme de Lascours (1).
C'est une femme qui, sans être vraiment jolie, a cependant,
dans la figure, un air qui flatte, et qui attire dès le premier
coup d'oeil ; à peu près de ta taille, cependant un peu plus grande,
le ton de la meilleure compagnie. J'ai dîné chez elle, et nous y
passâmes jusqu'à minuit, et ce temps passa comme un songe,
nous n'étions que huit. On dina à six heures. Mlle Chabaud, qui
était au nombre des convives, en fut la cause, elle l'avait
demandé ; elle est d'ailleurs toujours plus aimable pour nous.
Et voici comment le temps fut employé : on se mit à table à six
heures, on en sortit environ à sept, le dîner fut assez gai.
Eugène ne pensa guère qu'à manger. Après le dîner, on causa
de ce qui occupe Paris dans tous les temps, et des événements

(1) « Il existait une parenté entre les Génas et les Lascours ; elle
avait servi de lien étroit entre ceux-ci et Isidore de Cabrières. Aussi,
furent-ils, à Paris, très aimables pour ce cousin de province, qui leur
venait de par la volonté du Souverain, à qui tout alors obéissait, en
France. Mon grand'père fut charmé de leur bonne grâce à le recevoir,
et à lui témoigner une confiante amitié, dont son fils était le témoin
attentif et reconnaissant. Il en a gardé le souvenir, et a fait souvent
appel, pour ses fils, à la bienveillance du général de Lascours.
— 65 —
principaux, des productions nouvelles et enfin la peinture eut
son tour ».
« Alors on parla des talents de nos dames, et nous prià-
mes la maîtresse de la maison de nous faire voir son porte-
feuille ; son mari fut nous chercher une corbeille, pleine de
portraits en miniature, et véritablement dignes des plus grands
maîtres : les sujets étaient tous bien choisis, ils étaient tous pris
dans le beau siècle de Louis XIV : c'était Mme de La Vallière,
c'était Colbert, Turenne, Mme Deshoulières, enfin tout ce qu'il y
a eu de plus marquant dans cette époque, sans oublier le grand
Maître et les grands écrivains du moment : le tout, copié sur les
tableaux de ce temps, trouvés dans les cabinets les plus renom-
més pour avoir conservé des objets aussi précieux. »
Ainsi non contente d'appeler mes parents chez elle, pour les
associer aux invitations qu'elle faisait, qui étaient assez fréquen-
tes et assez nombreuses, la baronne de Lascours, (1) avait consenti
à leur montrer quelques-unes de ses oeuvres ; et ce fut à mon
grand-père comme une évocation des jours de sa jeunesse. Il crut
un instant se retrouver, à Versailles, devant les images, qui lui
avaient été si familières. Je cite la fin de sa lettre à ma grand'mère,
sur ce sujet :
« Après nous être extasiés devant ces objets, et en avoir fait
nos compliments à l'auteur, qui les reçut avec modestie, et
sans avoir l'air d'en être orgueilleuse, on nous proposa une
partie. Je fis «la chevette » à Mme de Lascours, M. de Lostel-
lier, un parent des Lascours, fit un trictac avec Mme de Vallabrix,
et Eugène resta en tête-à-tête avec Mlle Chabaud : il s'établit, près
de notre partie, et causa assez bien pour que cette fille d'es-

(1)La baronne de Lascours, née de Givonne, était issue d'une famille


des Ardennes. Pleine d'esprit, distinguée et charmante dans le monde,
elle avait étudié de bonne heure la peinture, et perfectionné son
talent de miniaturiste, sous le célèbre Greuze, qui voulut faire son
portrait. Elle avait épousé le baron de Lascours, qui fut successive-
ment préfet d'Auch et de Mézières.
— 66 —
prit n'eût pas l'air de s'ennuyer ; tu vois que l'on passe ici son
temps très agréablement ».
« Pour les Ménissier, ce sont les meilleures gens du monde, j'y
ai passé trois soirées. Là, nous causons, Eugène s'amuse
avec Mme Ménissier et sa soeur, qui ont toutes deux beaucoup
d'esprit naturel, et plaisantent fort bien sur les choses et
les gens de Paris. Ton fils y fait toutes les folies possibles, et
tout cela très gaiement, aussi on l'aime beaucoup ; on le turlu-
pine un peu, et il soutient assez bien ces assauts. Pour moi,
après m'être mêlé, pendant une heure, plus ou moins, à la
conversation, je fais un piquet avec M. Ménissier : ce qui nous
mène à dix heures et demie, ou onze heures ; et de là je vais à
mon lit, après avoir pris un verre d'eau sucrée : voilà nos plai-
sirs, ils sont bien innocents, comme tu le vois » (1).

Il faut nécessairement se borner dans la communication de ces


correspondances anciennes ; elles n'offrent plus guère d'intérêt.
Comment éviter cependant d'y emprunter de quoi faire une sorte
de lien sensible entre les membres de la famille, demeurés à
Nimes, et ceux que des circonstances si particulières avaient
conduits à Paris ?
On a vu combien M. de Génas tenait à ce que ses enfants
fissent, à son égard, usage des formes du plus profond respect.
Qu'eût-il pensé s'il avait entendu son petit-fils, Eugène, parler ou
écrire à ses parents sur un ton tout à fait familier, presque comme
d'égal à égal, et en les traitant d'amis, tout simplement? L'éga-
lité révolutionnaire avait imposé ces coutumes nouvelles ; on
se tutoyait, en famille, sans attention pour les différences do
l'âge ou de la situation, et l'on pensait donner ainsi une preuve
de «civisme » : elle était innocente, mais un peu puérile.
Quoiqu'il en soit, mon père écrivait à sa mère, et lui disait :
« ma bonne maman, ma bonne amie, au moins écris-nous à
Paris ; c'est le plus grand plaisir que, loin de toi, nous puissions

(1) Paris, 16 brumaire, an 13.


— 67 —
éprouver » ; et il ajoutait ce mot de souvenir à son précepteur,
que du reste il n'oubliait jamais de mentionner, dans ses lettres :
« Mon père me charge de le rappeler au souvenir de M. Malroux,
et je le prie, à mon tour, de se rappeler de moi, et de croire que
je pense toujours à lui, avec le plus vif intérêt » !

Ces effusions de tendresse répondaient à deux lettres que je


me permets de citer : elles expliqueront, mieux que beaucoup
de paroles, l'intimité qui régnait dans la maison, dont, à ce
moment-là, les habitants étaient séparés :
La première est de cet abbé Malroux (1), placé auprès de mon
père, depuis plusieurs années, et qui avait su lui inspirer la
plus confiante affection :
« Si vous mettez, mon cher Eugène, quelque prix à mon atta-
chement pour vous, et à mon approbation de votre manière de
vivre à Paris, l'un et l'autre vous sont pleinement acquis. J'ad-
mire votre discernement, et l'éloge mérité que vous faites de
tant d'objets intéressants, que vous présente la Capitale ; mais
surtout j'aime le détail raisonné que vous en faites à Madame votre
mère. Ce sera pour vous, il faut l'espérer, autant de termes de
comparaison, qui, en épurant vôtre goût, le fixeront, un jour.
» Comme je vous dois tous les conseils, que je juge pouvoir
vous être utiles, je vous engage à ne pas borner votre curiosité aux
seuls monuments publics, ou à ceux d'une trop grande richesse ;
mais bien à visiter parfois quelques jardins et quelques maisons
de haute bourgeoisie. Votre sort n'étant pas de vivre à Paris, vous

(1) Antoine Malroux, né dans le Cantal, le 4 janvier 1756, fit, proba-


blement ses études, ou du moins les termina, à Paris, à Sainte-Barbe.
Dans une de ses lettres, mon père prie sa mère de dire, de sa part, à
M. Malroux que, « en voyant, à Saint-Etienne-du-Mont, la place affec-
tée aux écoliers de Sainte Barbe, il a éprouvé une jouissance, qui doit
lui prouver l'intérêt qu'il prend à ce qui le touche ». Entré à la
maison, comme précepteur de mon père, vers 1801 ; il ne la quitta qu'en
décembre 1807, pour devenir curé de Manduel (près Nimes), où il
mourut, le 16 mai 1810, regretté de tous ceux qui l'avaient connu.
(Monographies Paroissiales de M. l'abbé Goiffon, vicaire général.
Nimes, 1898, p. 75).
— 68 —
ferez sagement d'y étudier le plan d'un jardin, le parti qu'on
tire, dans chaque pays, de la nature et des accidents du terrain,
des arbres, tant fruitiers que d'agrément, et, dans les maisons ou
hôtels, des meubles qui les ornent : vous arrêtant toujours au
genre de décoration, que votre fortune vous permettra de don-
ner, dans la suite, à votre habitation provinciale, parce qu'il
est dangereux de trop sacrifier à l'agréable, au détriment de
l'utile, et qu'il faut savoir proportionner la cage à l'oiseau, qui
doit l'occuper.
» Je suis toujours une espèce de Sancho ; mais mon âge et ma
place auprès de vous me tiendront, j'espère, lieu d'excuse.
» Vous avez cru me devoir une marque particulière de souvenir,
je vous en remercie de tout mon coeur, mes sentiments pour
vous ne tiennent pas néanmoins aux formes extérieures. Soyez
heureux, méritez et obtenez la considération publique, rien ne
pourra m'être plus agréable, parce que, quoi qu'il puisse arri-
ver, mes voeux pour vous ne sauraient être douteux, et vous
accompagneront toujours.
» N'imitez pas mes sottises, quand vous serez dans le monde,
car j'en ai fait une grande, en cessant d'entretenir mon commerce,
avec une famille distinguée, qui m'honorait infiniment sous tous
les rapports. Ma timidité, dont je n'ai pas su triompher, m'a
paralysé. Recevez ceci, comme une leçon, que je vous envoie à
cent cinquante lieues ; mais, de loin comme de près, agréez
l'assurance de mon sincère attachement et de l'intérêt tendre
et vif, que je vous porterai toute ma vie.
» MALROUX. »
A Nimes, le 7 novembre 1804.

De son côté, et sur la même feuille, ma grand'mère écrivait à


son unique et cher enfant, l'aimable lettre que voici : elle donnera
une idée de son coeur et de son gracieux esprit :
« M. Malroux n'aura pas seul le plaisir de causer avec toi,
mon bon Eugène ; car, quoique je n'aime pas à écrire, et que je
sois un peu fatiguée des quatre pages que je viens d'écrire à
— 69 -
ton père, je veux te dire, mon bon Eugène, que tu me rends la
plus heureuse des mères, par toutes les preuves que je reçois de
la bonté de ton âme, ainsi que par les détails que tu nous don-
nes, et dans lesquels je retrouve toujours ton bon coeur. Je pense
alors que l'avenir ne peut nous offrir à tous que des jours de
bonheur. Je te trouve si raisonnable dans tes lettres, que je ne
pense pas que tu puisses jamais cesser de l'être, et je crois,
ainsi que toi, que tu vas maintenant aimer l'étude, la seule chose
que j'avais à désirer, parce que cette ardeur de savoir paraissait le
manquer. Je suis aussi transportée de bonheur, quand je vois
l'empressement que tu as de retourner auprès de nous ; et ceci
me met bien à l'aise, dans les voeux que je forme de vous
revoir, car, je t'avoue, mon bon ami, que j'aurais cru devoir
cesser de le désirer, si je n'eusse pas reçu de toi, ainsi que de
ton bon père, le témoignage vrai et senti du désir que vous en
aviez. Il faut que je m'arrête, le grand papa veut aussi parler
à son tour. Je t'aime et t'embrasse de toute mon âme.
» SOPHIE. »
Et, en effet, le vieux« Commandant » songait souvent à l'avenir
de sa famille, qui reposait tout entier sur ce jeune homme de
dix-sept ans, dont il avait étudié le caractère, et deviné les incli-
nations. Aussi, avant le départ, lui avait-il secrètement recom-
mandé de ne point oublier Dieu, au milieu de tant de distractions,
dont quelques-unes pourraient être dangereuses. En quelques
lignes, il revenait doucement sur ces sages conseils :
« Je te recommande, mon très ami, de te
rappeler de ce que
je t'ai dit, en partant ; fais-le, soir et matin ; c'est une preuve
que je t'aime ; bien des choses à ton papa, et je vous embrasse
tous deux.
» CABRIÈRES », père.
Frappé au coeur par ces lettres si affectueuses, où la ten-
dresse se montrait à la fois si ardente et si désintéressée, Eugène
se hâtait de répondre :
« Je profite, ma bonne petite mère, du
petit bout de papier, que
notre bon ami me laisse, pour te témoigner toutes les joies, que
— 70 —
j'éprouve, d'abord de la réunion avec toi de ma bonne Tante (1) :
Elle est un des membres les plus chers de notre famille, et
l'avoir auprès de nous, quand nous nous reverrons, ajoutera à
mon bonheur habituel, le plus doux accroissement qu'il puisse
recevoir. Cette bonne tante est si aimable, si bonne, je l'aime
tant ! ah ! je ne puis vous rendre le plaisir que cette nouvelle m'a
fait. »
» J'ai reçu, le même jour, une lettre de
M. Malroux, qui n'a fait
qu'ajouter aux sentiments que je sens chaque jour augmenter
pour lui, dans mon coeur. Le petit mot de ma mère, et celui de
mon grand papa, qui y était joint, ont achevé de me charmer.
Mon père est allé faire une visite à M. de Vallongue. L'esprit
caustiquedu chef de la famille est là tempéré par beaucoup de bonté
d'âme, la gaité franche et réjouie de l'abbé (2) m'amuse infini-
ment, Mme de Vallongue est aussi une femme fort agréable, elle
paraît d'un certain âge, mais sa taille est belle ; elle a le nez bien
fait, les yeux noirs et pleins de feu, la bouche un peu pincée, le
teint échauffé et vif ; et tout cela forme une physionomie expres-
sive, pleine d'esprit et de finesse ; elle devait, à vingt ans, être
charmante ». (3)

(1) Henriette-Augusta de Génas, devenue la Baronne de Lisleroi.


Comment ne pas citer cet élan si juvénile et si enthousiaste de mon
père, en passant près du Château où habitait alors cette tante si aimée?
« Nous avons, au passage, salué la superbe tour des Barrinques, qui
s'élève majestueusement au milieu de la campagne et des arbres qui
l'environnent. Tout cet ensemble gracieux paraît vouloir s'enorgueil-
lir de renfermer le séjour de la femme charmante, faite pour régner
sur tout le pays, autour d'elle ! » 18 oct. 1804.
(2) M. l'abbé de Vallongue était, je crois, chanoine de l'église de
Paris, et y habitait ordinairement.
(3) Et ici, je laisse passer une aimable saillie de fils, jaloux de la
bonne grâce et de la toilette de sa mère :
« Parbleu, maman, j'oublais : fais-toi faire, je t'en prie, une redin-
gote : le collet, vert américain ou brun : que la taille soit un peu
basse, que les manches soient bien aisées, que le collet ne soit pas trop
ample, et ne descende derrière que très droit, au dessus de l'endroit où
Quelques jours plus tard,
- - 71
père envoyait à
mon sa mère, le
récit d'une visite aux Invalides, qui l'avait beaucoup intéressé ?
«J'ai été, l'autre jour, aux Invalides, qui est ce qui m'a, jusqu'ici,
le plus frappé. Ce dôme superbe, placé majestueusement au milieu
de la vaste étendue de bâtiments, auxquels il semble commander,
et qui paraissent faits pour le faire valoir, offre une perspective
admirable. Mais, en avançant dans l'intérieur, on a un spectacle
bien plus saisissant : ce sont ces malheureux soldats, les uns,
privés de leurs jambes ou de leurs bras, les autres, de leurs yeux,
se promenant, les uns avec des jambes de bois, les autres guidés
par un chien fidèle, à travers ces immenses corridors tenus, avec
une propreté merveilleuse. Quand nous sommes entrés, ils se ren-
daient ainsi dans de grands réfectoires, dont les murailles sont
tapissées de tableaux de batailles, qui réjouissent leur imagina-
tion, en leur rappelant leur ancienne valeur. La salubrité de l'air,
dans cet hospice ; la commodité des logements et la bonne nour-
riture, qu'on donne à ces vieux soldats, qui ont versé tout leur
sang pour leur pays, offrent à l'imagination une image bien
consolante ; et l'on ne peut s'empêcher d'admirer et de bénir le
grand Roi, qui, au milieu de sa gloire et de ses plaisirs, a signalé
ainsi la bonté de son coeur. Jamais, monument plus utile à l'hu-
manité.
» J'ai vu aussi aux Invalides, un objet bien émouvant : c'est
le tombeau de Turenne. Ah ! quel sentiment j'ai éprouvé, en

sera marquée la taille. Il faut qu'elle ne descende pas, ainsi que le


jupon de dessous, plus bas que la cheville. Le devant est fermé par des
pattes, et derrière, sous la taille, sont figurées deux petites poches,
comme celles de nos redingotes, avec une capote de velours noir, et
une fraise dans le collet. Tu ne saurais croire combien cela a de
noblesse et de genre, pour toi surtout et pour ton aimable soeur, qui
avez des tailles et des pieds charmants, cela vous ira encore mieux
qu'aux matrones. Je vous les conseille donc très fort, si vos bourses
sont de cet avis. C'est ici une vogue générale.
» Adieu, ma bonne maman, je vous embrasse toutes
les deux et vous
prie de dire bien des amitiés à M. Malroux et au bon curé.
» E. C. »
72 —
des cendres de grand homme ! Il est couché,
me voyant si près ce
dans l'attitude la plus tranquille et la plus majestueuse, sur un
sarcophage de marbre noir, il tient son bâton de maréchal dans
la main droite, la Religion le soutient. Au-dessous, comme si le
avait besoin d'être aidé par la fable à conserver une telle
pays
mémoire : la France et Minerve s'unissent pour pleurer ensemble
ce héros.
On a gravé, sur sa tombe, ce seul mot : Turenne. Quelle
»
épitaphe aurait été plus digne des vertus et de la grandeur d'un tel
guerrier ? (1) Mais il faut que je finisse mes descriptions, elles
ne t'amusent peut-être pas beaucoup. Mon père-veut sortir, j'ai
cependant encore le temps de remercier ma bonne tante de ses
cinq louis ; ils sont venus fort à propos, car mes fonds sont
bas, et je m'en reviendrai encore à Nimes avec bien des fantai-
sies à satisfaire.

(1) Dans ses notes, mon père revient encore sur la description de ce
tombeau, et je n'ose pas sacrifier cette page, où l'on sent bouillir l'ar-
deur d'un courage, impatient de le signaler.
« La porte du fond, qui est celle du Midi, conduit à l'Eglise. La nef
est vaste. J'y ai admiré le spectacle le plus imposant que l'on puisse
imaginer : c'est la quantité de drapeaux déchirés, conquis sur l'ennemi
au prix du sang de nos soldats Tout, jusqu'aux tribunes et autour du
!

Dôme, en est orné »....


» Au fond, près de l'autel, à la droite, est le Trône
de l'Empereur,
drapé en velours violet brodé en or ; à gauche, celui de l'Impératrice,
en satin bleu brodé en argent : En entrant sous le Dôme, l'oeil est
saisi et comme ébloui à la fois par l'architecture, la majesté, et l'éléva-
tion de la Chapelle, et aussi par la beauté des peintures et par la
magnificence du pavé. Il est tout en pièces de marbre rapportées, et
quoique chargé de fleurs de lis, il a trouvé grâce devant les barbares
destructeurs de la révolution ; des gens assez amateurs des belles cho-
ses ont préserver ce superbe monument. A gauche, on monte trois
marches, qui règnent tout autour du Dôme, et l'on est au pied du tom-
beau du plus vertueux des hommes, du plus grand des guerriers, de
Turenne enfin C'est là que doivent s'arrêter tous ceux, à qui le Ciel a
!

donné une âme tant soit peu sensible ; c'est là qu'ils doivent consacrer
des heures d'attendrissement et de vénération à celui, à qui dans les
siècles passés on aurait dressé des autels.... »
— 73 —
» Adieu, mes bonnes amies, je vois embrasse, mes amitiés au
bon M. Malroux. » E. C. »
Voici enfin la réponse qu'Eugène, profondément ému, faisait
aux recommandations orales et aux trois lignes de la lettre de
son grand-père. On y sent une âme remplie des sentiments les
plus délicats et les plus tendres :
« Mon cher grand-papa, je suis, depuis quelque temps à Paris,
je ne veux pas y être plus longtemps, sans vous donner de mes
nouvelles et vous demander des vôtres.
» J'ai écrit, avant hier, à Maman ; mais comme je pense que
peut-être vous n'êtes pas auprès d'elle, et que votre bonté à
mon égard pourrait vous rendre inquiet sur mon compte, je
m'empresse, en vous écrivant à vous-même, de vous tranquilliser
sur ma santé et sur celle de mon père, et je satisfais aussi à
un devoir, que je remplis avec le plus grand plaisir.
» Je n'oublierai pas les recommandations que vous m'avez
faites au moment de mon départ. Elles me seront toujours
chères ; et tant que je le pourrai, je résisterai aux mouvements
d'une jeunesse bouillante. Je m'efforcerai de lutter contre elle,
sachant que c'est le moyen le plus propre de vous plaire et de
me rendre digne de vous. Je conserverai ainsi une vigueur
pareille à celle que vous gardez vous-même presque entière, à
l'âge où tant d'autres n'en ont plus que le souvenir.
» Adieu, mon cher grand-papa, je vous embrasse de tout mon
coeur, et croyez que vous trouverez toujours en moi une amitié
vive et sincère, et une reconnaissance éternelle pour la bonté et
la douceur avec lesquelles vous m'avez toujours traité.
» E. CABRIÈRES. »

Tandis que mon père continuait avec entrain ses courses dans
Paris, faisant un peu « le badaud» (1), et admirant les créations

(1) «Mon grand-père écrit : «J'ai surpris Eugène faisant le badaud de


Paris ! J'avoue qu'il y a de quoi. Pour moi, je ne reconnais presque
plus rien, et mon étonnement redouble, à mesure que je vois les mer-
veilles que l'on a faites, et que l'on fait chaque jour ».
— 74 —
nombreuses qui embellissaient de plus en plus la Capitale, de toute
part on se hâtait pour achever les préparatifs du sacre de l'Em-
pereur : ouvriers de tout genre et de tout nom s'empressaient
de remplir les commandes qu'on leur donnait ; et tandis que les
charpentiers, menuisiers, peintres, tapissiers, décorateurs, dis-
posaient à l'envie Notre-Dame, et les divers Palais, assignés
comme demeure aux grands personnages, groupés autour
de l'Empereur et de l'Impératrice, les invités. comme mon
grand-père, cherchaient à aborder le Ministre de l'Intérieur pour
signaler leur présence et donner leur adresse. Eux aussi faisaient
préparer leurs costumes, «magnifiques mais très chers » (1).
La date du couronnement, d'abord un peu incertaine, puis
définitivement arrêtée au onze frimaire an XIII (2 décembre
1804, un dimanche) exigeait que les « invités » de l'Empereur
fussent tous arrivés, et que, selon les termes de leur lettre de
service, «ils eussent fait connaître leur adresse», afin qu'il fut pos-
sible de les convoquer, et de leur donner des indications précises
sur les jours et les heures où ils devraient se rendre à Notre-
Dame, sur la place qui leur serait attribuée, sur le costume qu'ils
devraient porter ; enfin sur le moment où, après le Sacre,
avant de reprendre le chemin de leurs départements, ils seraient
reçus par leurs Majestés Impériales, par sa Sainteté, le Pape
Pie VII, et par les hauts dignitaires de la nouvelle Cour.

On redoutait, ce semble, un peu de tiédeur de la part de quel-


ques-uns des députés de province, soupçonnés avec plus ou
moins de fondement d'être attachés à la maison de Bourbon.
On avait beau n'être qu'à quatorze ans de l'ouverture des Etats-
généraux, et à dix ans de la mort de Louis XVI, on eût dit

(1)Lettre de mon grand-père : « Il faut que je t'amuse, en te donnant


aussi les détails de ma toilette : elle sera bien belle, et bien chère ! Et
le tout pour être porté quelques heures ! mais c'est absolument néces-
saire » — d'une autre lettre, il semble résulter que le « tricorne était
!
»
encore de rigueur.
— 75 —
qu'on était à plus d'un siècle de distance de ces terribles événe-
ments ; et la pensée de la restauration de l'ancienne monarchie,
si elle se présentait par impossible à l'esprit, était rejetée comme
une folie. Les succès de Napoléon avaient d'ailleurs été si inat-
tendus, si prodigieux ; il avait accompli, en si peu de temps, de
si grandes choses que, fasciné en quelque manière par ce génie
victorieux, on s'abandonnait à ses volontés comme au destin,
contre lequel on ne songe pas à lutter.
Et cependant le meurtre inexplicable du Duc d'Enghien avait
inspiré aux royalistes, demeurés fidèles, une telle horreur, qu'ils
se reprochaient presque la confiance, avec laquelle ils étaient
tentés d'accueillir le vainqueur de Marengo. Hésitants ainsi et
malgré tout subjugués par la hauteur des vues du Premier
Consul, reconnaissants des services qu'il avait rendus à la religion
et à l'ordre social, ils venaient à lui avec des sentiments où se
mêlaient l'admiration et la crainte !
On devina sans doute que telles étaient les dispositions intimes
de mon grand-père, et on essaya de l'impressionner dans un sens
opposé. C'est à quoi la famille entière do M. Chabaud-Latour
s'employa avec beaucoup de tact et de bonne grâce. On a déjà
reconcontré, sous ma plume, le nom de Mlle Chabaud, personne
d'intelligence et d'énergie, qui ne dédaigna point de lutter d'es-
prit et d'entrain avec ce jeune Nimois, si heureux de faire ample
connaissance avec les ressources de Paris pour l'instruction, les
arts et aussi pour les distractions convenables à son âge.
M. Chabaud, le père (1), originaire du Gard, logeait habituelle-
ment, à Paris, où sa demeure était fréquentée par de nombreu-
ses relations. Entré, dans le Consistoire de sa ville natale, dès la
réorganisation de cette assemblée, en 1803, il était très attaché
au culte de ses ancètres, et lui donnait volontiers l'appui de son
influence. Nommé d'abord mombre du Conseil des Cinq Cents,
sous le Directoire, puis lié avec Bonaparte et entraîné dans le

(1)Il appartenait à l'honorable famille du Baron de Chabaud-Latour,


établie maintenant à Paris, dans le Cher et dans le Doubs.
— 76 —
mouvement de Brumaire, il fit partie du Tribunat, où il siégeait
en 1804. En voyant M. de Cabrières, son compatriote, appelé
par l'Empereur à occuper à Nimes une situation de quelque
importance, il crut servir une pensée d'utilité générale, en se
rapprochant d'un Catholique, dont les sentiments religieux
n'avaient rien de violent, et dont le caractère comme la politesse
attiraient facilement la sympathie.
Dès que mon grand-père arriva à Paris, il fut donc l'objet
d'attentions assidues de la part de M. Chabaud-Latour et de
toute sa famille. Et les lettres, écrites alors à ma grand-mère par
son mari et par son fils, témoignent, à cet égard, d'une gratitude,
à laquelle se mêle une pointe d'étonnement :
« Je fus, l'autre jour, chez M. Chabaud : il me reçut d'une
manière distinguée, et je n'ai pu me défendre de répondre à ses
honnêtetés? » « Soirée très brillante et superbe, chez les Chabaud.
Leur appartement (1) n'est pas très grand, mais il y a de jolis
meubles, et quelques-uns même sont très beaux. Il y avait, chez
eux, ce soir là, une partie du département du Gard, et beaucoup
de députés languedociens. On aurait pu parler « patois » (2),
comme à Nimes ; mais, dans la compagnie, il y avait aussi quel-
ques gens marquants dans les fastes passés et présents. On y
fit de nombreuses parties, particulièrement de «Bouillotte»,
qui se taxe à deux (ou douze) francs de « cave ».
» Le maître de la maison m'a comblé de politesse et fait pro-
mettre de venir à toutes ses soirées du mardi.
» M. Chabaud est le meilleur homme du monde ; il me montre
beaucoup d'empressement et d'affection ; sa femme me témoigne
beaucoup de bonhomie et de bonté, elle s'occupe beaucoup chez
elle, et nous reçoit quelques-uns pour faire son trictrac ; sa fille
est charmante ; c'est une société agréable et aimable »...
On voit que, d'abord timide et comme surpris, M. de Cabriè-

(1) Rue Saint-Florentin, n° 6.


(2) Mistral n'avait pas encore relevé les titres de noblesse de notre
vieil idiome.
— 77 —
res s'abandonnait peu à peu à une confiance, qui serait aisé-
ment devenue de l'amitié, si des événements, alors imprévus,
n'avaient pas éloigné d'abord, et ensuite rendu difficiles des
relations, commencées sous d'aussi gracieux auspices.

Mon grand-père cependant se laissait pousser par les événe-


ments eux-mêmes, et disposait son temps pour être prêt à assister
au sacre de l'Empereur, prendre une part convenable aux invita-
tions, qui lui seraient adressées par suite de sa situation officielle,
et regagner ensuite sa province et sa paisible maison.
On ne trouve, ni dans ses lettres, ni dans celles de son fils, la
trace d'aucune préoccupation, relativement aux conséquences
politiques, que pourraient amener les imposantes cérémonies, sur
lesquelles l'Europe tout entière avait alors les yeux.
Depuis le 30 novembre 1804, Pie VII était aux Tuileries ; six
Cardinaux l'avaient accompagné, avec six Prélats et un certain nom-
bre de Camériers. Et, sauf chez quelques Protestants, soucieux de
la faveur accordée au Chef des Catholiques, sauf chez « les Philo-
sophes » et les révolutionnaires impies, il ne paraît pas que les
conversations de salon, recueillies par mes parents, leur aient
signalé à eux-mêmes, le contraste si grand, qui existait entre le
Paris, terrorisé par les tueries du « Comité de salut public», et
Paris, retrouvant, avec les sonneries éclatantes des cloches, des
manifestations religieuses, inconnues sous la monarchie.
On s'était, ce semble, accoutumé aux prodiges ; et si déjà, en
1802, la célébration à Notre-Dame, du Concordat, signé avec le
Pape, avait paru un miracle de la puissance divine, qu'allait-on
penser du sacre et du couronnement d'un général de trente-
cinq ans, porté par son génie militaire au faîte de la puissance ?
Bientôt tout fut réglé, combiné, prévu ; et le deux décem-
bre 1804, entre sept et neuf heures du matin, par la volonté d'un
seul homme, la vieille Cathédrale de Paris vit entrer dans ses
nefs les plus hauts dignitaires de l'armée, de la magistrature, de
tous les corps de l'Etat, de l'administration : tous revêtus de
leurs plus magnifiques insignes ; et tous réunis, dans une fié-
— 78 —
vreuse attente, pour voir le Chef suprême de l'Eglise, entouré
d'un nombreux cortège de Cardinaux, d'Evèques et de prêtres,
sanctionner, par une acclamation personnelle, le titre d'Empereur,
décerné à Napoléon par le Sénatus-Consulte du 28 floréal an XII,
(18 mai 1804).
L'état, dans lequel se trouvait, à ce moment, l'Eglise uni-
verselle et particulièrement l'Eglise de France, explique et justi-
fie la condescendance extrême, dont fit preuve Pie VII, en accé-
dant aux désirs de Napoléon. Si, malgré tant d'obligations, qui
le liaient au Souverain Pontife, l'Empereur, à partir de 1805, et
surtout pendant les sept années qui suivirent, se montra si
violent et si dur, si impérieux et si injuste, que n'eût-il pas fait
sous le coup de la colère, alors que l'Europe tremblait devant
lui !
Et dès lors, il est probable que les témoins du sacre, en dépit
de toutes leurs impressions antérieures, quelles qu'elles fussent,
prirent à ce spectacle un palpitant intérêt.
Quoique placé à un rang assez éloigné de l'autel, « après les
Sous-Préfets », mon grand-père vit bien tous les détails de la
cérémonie ; et, sans aucun doute, il les compara, dans sa pen-
sée, avec une fête pareille, dont il avait pu, comme page du
comte d'Artois, être témoin, le 11 juin 1775, dans la Cathédrale
de Reims.
Ce jour-là, des mains du Cardinal de la Roche-Aymon,Louis XVI
reçut l'onction royale, au milieu d'une grande affluence de peuple.
Dans l'antique église, — qui aurait pu rivaliser avec l'Abbaye de
Westminster, et s'appeler comme elle, « la tète, la couronne et
le diadème du Royaume » —, ou observa tous les rites tradition-
nels du Couronnement des rois. Louis XVI y avait paru avec les
douze Pairs, — dont six ecclésiastiques et six laïques —, qui
représentaient les compagnons de Charlemagne, et rappelaient le
souvenir de « l'élection de Hugues Capet. » Devant eux, le jeune
Roi s'était prosterné au pied de l'autel, — comme nous le faisons
encore nous-mêmes, à la réception des ordres sacrés et de l'épis-
copat. — L'archevêque l'avait oint à la poitrine, entre les deux
— 79 —
épaules et aux deux avant-bras, avec l'huile, empruntée à la
Sainte-Ampoule, et que, dans ce but, on avait apportée solen-
nellement de l'Eglise de Saint-Remy.
Après le graduel de la grand-messe, le Cardinal de la Roche-
Aymon avait bénit les ornements royaux (les Regalia, comme
on les appelait), c'est-à-dire « l'épée », « le sceptre », « la main
de justice», « la couronne », «le manteau», qu'un moine de
Saint-Denis avait pris, pour la circonstance, dans le trésor de la
vieille Abbaye, et qui devaient toujours y retourner ; et ainsi les
deux grands patrons de la France, — Saint-Denis et Saint-Remy
— étaient, à chaque nouveau règne, appelés à intercéder spécia-
lement pour la nation, dont ils avaient été les apôtres.
Et quand le Roi avait été armé, investi de son manteau, cou-
ronné enfin, alors venaitla Communion Eucharistique. Sous les
deux espèces du pain et du vin, Dieu lui-même paraissait achever
la cérémonie, et il semblait qu'une ère nouvelle s'ouvrait en effet
pleine d'espérances et de promesses.
Reportée ainsi, par un rapprochement instinctif, des lointains
souvenirs de Reims et de Versailles au spectacle de Notre-Dame
de Paris, que l'on avait parée à son tour, pour le couronnement
d'un Souverain, fils de ses propres oeuvres, la pensée de mon
grand-père se teintait de mélancolie ! Etait-ce la naissance de
destinées nouvelles, plus glorieuses et plus durables que les
destinées de la France ancienne ? Et cet Empereur, que le Pape
venait sacrer, emprunterait il, pour lui-même, à la Papauté
Romaine quelque chose de son indestructible stabilité ? Ou
bien désormais, les Sacres et les Couronnements ne seraient-ils
que des triomphes éphémères, suivis de chutes et de ruines
irrémédiables ?
Isidore de Cabrières ne se répondait pas : il regardait attenti-
vement tout le détail de ce qui s'accomplissait à l'autel ; il voyait
Napoléon suivre, à peu de chose près, l'ancien Cérémonial, que
des mains habiles avaient essayé de rajeunir et de rapprocher
des temps et des lieux, afin de ménager des oreilles trop suscep-
tibles ou des yeux trop délicats. «Pas de prostration, — de rares
— 80 —
génuflexions, et ne s'adressant qu'à la majesté divine, — pas de
communion ; — des onctions sans doute, mais seulement au front
et aux mains. »
Et cependant il était visible que la méditation impériale
n'avait rien de vulgaire, ni de superficiel. Cet homme, arrivé
si haut, ne niait pas la Providence, il s'inclinait devant elle ;
et comme si sa fortune, effrayée de sa propre grandeur, cher-
chait au-dessus d'elle-même un appui : à plusieurs reprises,
on lut, dans son attitude recueillie et sur son front abaissé
devant Dieu seul, le besoin d'une prière, plus profonde que
l'océan, plus rapide que le vol de l'aigle : la prière du génie,
humilié devant l'Infini !
L'Empereur ceignit l'épée ; on mit sur ses épaules le manteau,
il prit lui-même la couronne, et, quand il eut dans les mains,
à la fois le sceptre, la main de justice et la sphère du monde, il
entendit Pie VII demander à Dieu de rendre solide le trône
impérial; le Pape s'approchant de lui, le baisa à la joue droite,
et puis, se redressant, dit à voix haute: Vivat Imperator in
aternum !
Un frisson immense parcourut la foule et provoqua, sous les
voûtes de Notre-Dame, une acclamation universelle : Vive l'Em-
pereur.
La messe Pontificale s'acheva lente et solennelle, avec les actes
divers, qui complétaient le Couronnement : les offrandes au
Pape ; le silence religieux durant l'Elévation, tandis que l'Empe-
reur agenouillé rendait hommage au Dieu-Rédempteur ; les bai-
sers de paix au texte sacré de l'Evangile, et la réponse au baiser
de paix du Célébrant, et enfin la bénédiction du souverain Pon-
tife, avant la lecture du dernier Evangile.
L'Empereur alors, entouré du Président du Sénat, du Président
du Conseil d'Etat, du Président du Corps législatif et de celui du
Tribunat, la main levée sur le livre des Evangiles, prononça le
serment, par lequel, sanctionnant à nouveau, et dans un sens
connu du Pape, les divers actes, qui rétablissaient, en France, la
paix religieuse et civile, il s'engageait à « gouverner dans la seule
— 81 —
vue de l'intérêt, du bonheur et de la gloire du Peuple Français ».
Pour faire écho à ces grandes paroles, un hérault d'armes
s'écria « d'une voix forte et élevée » :
« Le très glorieux et très-Auguste Empereur Napoléon. Empe-
reur des Français, est couronné et intronisé : Vive l'Empereur. »
Et ce cri fut répété par des milliers de voix : Le sacre et le
couronnement appartenaient désormais à l'histoire (1).

Mon père n'avait pas pu entrer dans Notre-Dame ; mais


voici, d'après une lettre du 3 décembre 1804 à ma grand'mère,
ce qu'il a vu du sacre et du couronnement :
« N'ayant pu me glisser dans l'église, je me suis porté sur le
quai des Orfèvres, où ont passé tous les cortèges du Pape et de
l'Empereur, et je les ai vus tous les deux parfaitement, dans deux
superbes voitures, à huit chevaux, chargés d'or et de plumes.
Sa Sainteté nous a comblés de bénédictions, et Sa Majesté de
révérences gracieuses. Je n'entreprends pas de te faire une des-
cription, qui serait bien moins juste et bien moins agréable que
ce que t'en diront les journaux ; mais une chose, qui passe l'ima-
gination, et rivalise avec les palais enchantés, dont parle Mme de
Genlis, ce sont les illuminations, que nous avons vues hier soir;
nous les verrons encore jusqu'à la fin des fêtes. Le Palais des
Tuileries tout en feu, les allées du jardin, entourées d'arcades et
de guirlandes aux lampions de mille couleurs. L'illumination se
prolongeait jusqu'au bout des Champs-Elysées, à vingt minutes
au moins de chemin, et formait un spectacle, qu'on ne peut ren-
dre et même concevoir, quand on ne l'a pas vu. On nous annonce
encore des fêtes superbes, données par le Sénat, la Ville et tous
les corps principaux de l'Empire » (2).

(1) Procès-verbal de la cérémonie du Sacre et du Couronnement, par


M. de Ségur. Imprimerie Impériale, an XIII (1805). Exemplaire remis
à M. Rouveirié-Génas.
(2) Je ne résiste pas à la tentation de donner ici toute la suite de la
lettre, si caractéristique des sentiments de mon père, à dix huit ans à

6
— 82 —
La semaine entière, en effet, entre le lundi, 3 décembre et le
samedi 9, fut consacrée aux visites, et en voici le bref récit,
donné par mon grand-père.
« Toute cette semaine est consacrée aux grandes Puissances.
Aujourd'hui (le 3) nous avons été présentés à l'Empereur, comme
députation du Collège électoral ; et il a fallu décliner ses noms,
prénoms et qualités, avant et depuis la Révolution. L'Empereur
a plaisanté sur nos productions, et a parlé des moyens (d'y aider)
par des canaux et d'autres améliorations. Il n'y a eu aucun de
nous à qui II n'ait pas dit un mot, et avec beaucoup de facilité ».
Quel effet dut faire à Napoléon l'aveu qu'il avait devant les
yeux un page du Comte d'Artois, et un officier de Royal-Picardie
et, peut-être, le beau-frère du lieutenant d'artillerie, Auguste de
Génas ? Il semble qu'il ne témoigna d'aucune impression
fâcheuse, et « le mot» facile, dont parle mon grand-père, ne tra-
tuisit rien de pénible.
« De là, nous fûmes présentés au Pape, et on oublia de lui
demander de nous accorder l'honneur de baiser sa « mule ». « Il
ne parla qu'Italien, ou du moins très peu le Français. Il nous
reçut debout et avec une grande bonté ».
C'est peut-être au cours d'une semblable présentation que se
produisit le fait, dont mon père m'a parlé plusieurs fois.
Pie VII accompagnait de quelques pas un groupe de personnes,
Avenues pour le saluer ; il remarqua, dans l'embrasure d'une
porte, un jeune homme qui, le chapeau sur la tète, le regardait
avec une insistance malséante. Sans se fâcher, le Pape s'arrêta,
et fixant ce jeune malappris, Il le bénit avec douceur, en lui

peine : «Je voudrais bien que ces fêtes fûssent finies, afin que mon
père put achever ses affaires, et que nous retournassions au plus tôt
dans tes bras, et dans ceux de tante Gusta (Augusta), nos bonnes amies,
dont un baiser me paraît plus agréable que tous les plaisirs de cette
grande ville... J'ai bien du regret de la mort de Catinat, le cheval de
mon grand-père, si difficile à remplacer à cause de ses qualités pacifi-
ques. Je suis bien aise que nos gens aient été sensibles à mon bon
souvenir ; assure-les en de nouveau ». E. C.
— 83 —
disant : mon ami, la bénédiction d'un vieillard porte toujours
bonheur. Le chapeau, obstinément maintenu, tomba de cette tête
orgueilleuse et, sans aucun doute, le petit esprit-fort regretta
son impolitesse.
« La fin de la semaine, du 7 au 9 décembre, devait être em-
ployée à visiter, l'un après l'autre, les Princes Joseph et Louis
Bonaparte, Leurs A. S. l'Archi-Chancelier et l'Archi-Trésorierde
l'Empire et les Ministres ».
Auprès de toutes ces grandeurs, la foule s'empressait; et si
elle offrait des hommages, elle sollicitait aussi des faveurs : d'où
ce cri d'angoisse et de délivrance de mon grand-père :
« C'est une
vilaine chose que de faire sa cour vive le chez-soi
!

familial? Il faut avoir bien de l'ambition pour se résoudre, du


matin au soir, à aller faire des courbettes ! Mais il n'y a pas
d'autre moyen de parvenir ! Ce n'est pas moi qui avancerai par
ce moyen ! Moi, qui aime tant ma tranquillité et la paix de ma
vieille demeure et celle de nos champs ! "

Avant de prendre congé de Paris, de ses pompes et de ses


oeuvres, mes parents reprirent leurs courses et leurs visites.
A Versailles, mon grand-père montra, avec émotion, à son fils,
et l'école des pages et les appartements royaux, dont il avait
si souvent foulé le sol, pendant son adolescence et sa jeunesse,
et enfin les magnifiques jardins, et les grandes eaux, digne parure
d'un si magnifique palais. Ce fut un vrai repos, après les fatigues
de la représentation officielle. Ils furent à Saint-Cloud, à la
manufacture de Sèvres, à celle des Gobelins, à l'Observatoire,
peut-être à Bagatelle ; puis ils se replièrent sur leurs relations
des premiers jours, toujours plus appréciées et plus chères.
« Nous rentrons, ma bonne amie, de chez les Vallongue (1),

(1) Cenom, si cher & mon père et à tous les miens, était celui d'une
très honorable famille Nimoise, les Causse, seigneurs de Vallongue.
L'avant-dernier représentant de cette race honnête et fidèle, M. le
— 84 —
où nous avons passé la journée, c'est-à-dire depuis quatre heu-
res de l'après-midi jusqu'à l'heure tardive, où je t'écris ».
« Eugène n'a pas eu un moment
d'ennui ; et nous sommes
revenus de chez eux, bras à bras, en causant raison, et surtout
en parlant du plaisir qu'on a de revoir d'anciennes connaissances,
et, à plus forte raison, à retrouver celles qu'on n'a presque
jamais quittées, et qu'on a tant de raison d'aimer. »
« Tu sens bien que, dans des moments d'effusion, ta petite
personne joue un grand rôle. Du reste, ces instants d'affectueuse
intimité nous reviennent très souvent. »
« Il faut que je te parle un peu de l'aimable famille, que je
viens de quitter : le chef est assez malade, mais toujours bon, il
m'a comblé d'amitiés, et m'a prié de regarder toujours sa maison
comme la mienne. L'abbé est toujours aussi gai et aussi entrain :
pour la femme, c'est une femme, plus grande que Mme d'Am-
phoux, pas précisément jolie, le teint un peu trop vif, la bouche
ordinaire ; mais tout de même elle a une tournure agréable : et
avec cela avenante, fort aimable, causant très bien, la meilleure
manière possible de s'exprimer ; enfin j'en suis fort content, et
me promets de les voir souvent, à Nimes, où peut-être ils vien-
dront bientôt. Ils m'ont fait entendre que leur fortune souffrait
presque de la prolongation de leur séjour à Paris ; en conséquence,
le mari doit venir au mois de mars, en Languedoc, je l'ai enga-
gé à prendre un logement dans la maison ; je lui réitérerai cette
proposition, avant mon départ. Adieu, ma bonne amie, crois que
je t'aime toujours bien, ainsi que ta « soeurette» ; je ne t'ai pas
recommandé de parler de moi aux Amédée (1), mais tu connais

marquis de Vallongue, officier de marine et chevalier de Saint-Louis,


fut maire de Nimes, sous la Restauration ; et mon père fut constam-
ment son adjoint.
(1) M. Amédée de Cabrières était le frère de mon grand-père. Marié
à Mlle de Langlade, il n'eut que deux filles: l'une, mariée à M. de
Roubin, a laissé plusieurs enfants, dont une fille, encore vivante,
s'est retirée, depuis quelques années, chez les Visitandines d'Avignon
- 85 —

Mon grand-père continua, jusqu'aux dernières heures de son


séjour, à Paris, ses visites fréquentes chez les Lascours, toujours
charmé de leur obligeant et cordial accueil.
Il n'eut garde d'oublier de frapper souvent à la porte de
l'hôtel de la Baronne de Teissier de Marguerittes et de ses enfants.
C'était, pour lui, un devoir de politesse, mais un devoir qui le
ramenait à ses plus émouvants et plus chers souvenirs.
De sérieuses relations avaient existé, dès avant 1790 et jusqu'à
leur commune incarcération, entre M. de Génas et le premier
maire de Nimes, au début de la Révolution, M. le baron de
Marguerittes : leurs opinions étaient semblables, leur situation
analogue : leur sort fut malheureusement le même (1).
Quand mon grand-père se retrouva chez Mme de Marguerittes,
il éprouva quelque chose de pareil à l'émotion qu'excite la ren-
contre d'un ami, après un grand malheur, dont il a souffert, sans
qu'on n ait pu lui exprimer ses condoléances. Il se sentit reporté,
malgré lui, vers les sanglantes émotions de la Terreur ; et la noble
femme, elle-même, ne put pas ne pas songer aux luttes courageu-
ses, soutenues par son mari, et qui lui avaient valu, à Paris, le sort
que M. de Génas avait subi à Nimes. Mais, loin de redouter la vue
d'un homme, qui l'avait rappelée à ces souvenirs, elle se plut au
contraire à l'accueillir souvent et à rapprocher le jeune Eugène de
ses filles. L'aînée était déjà mariée. Mais il lui en restait trois
autres, en particulier Mlle Adèle, que mon père distingua, et avec
laquelle il se plut à causer. Ces dames recevaient avec beaucoup
de simplicité, mais la société y était choisie ; et mes parents

Elle a autant d'esprit que de piété. — La seconde fille de mon grand-


oncle Amédée, était mariée à M. de Payan de Champié ; elle n'a eu qu'un
fils, mort lui-même sans postérité.
(1) M. de Marguerittes, ancien Constituant, comme député du dépar-
tement du Gard, et maire de Nimes, fut décapité à Paris, le 1er prai-
rial 1794. Rouvière, t. II, IV, p. 589.
- 86 -
apprécièrent grandement ce milieu à la fois très sympathique et
très distingué.
Les derniers jours du mois de décembre furent donc bien
remplis, et le moment vint où, comme il arrive fréquemment dans
les voyages, alors qu'ils redoutaient presque le vide des heu-
res voisines du départ, mes parents se trouvèrent embarrassés
de tout ce qu'il leur restait à faire. Mais le coeur ne chômait pas,
et voici l'avant dernière lettre de mon père à « sa bonne amie»,
la douce reine du foyer, qu'allait bientôt réchauffer la présence
de tous ceux qui l'aimaient :
« Il est dix heures, ma bonne maman, et c'est au saut du lit que
je prends la plume, car je veux que tu saches que je suis ici com-
plètement gâté. Quel père nous avons, ma bonne amie! Il apour moi,
maintenant que je suis éloigné de ma bonne mère; tous les soins,
toutes les attentions, que je pourrais attendre d'elle. Avant hier,
en rentrant de chez M. Chabaud, où, par parenthèse, il y avait
beaucoup de belles dames, et de fort belles toilettes je me
,
plaignais de beaucoup d'échauffement et de rhume. Ce matin,
j'ai été agréablement surpris par ce bon ami, qui m'apportait,
dans mon lit, la limonade cuite, qu'il m'avait faite sans m'a-
vertir. Ce sont là de ces attentions qui n'appartiennent qu'à
ma bonne maman ! Nous l'aimons bien aussi, cette maman ! Hier,
en rentrant, mon père fut couché avant moi, il se mit à me parler
d'elle, je me rapprochai de son lit pour lui en parler à mon tour ;
il me prit la main, avec une tendresse qui m'étonna, et au lieu de
m'envoyer coucher, comme à l'ordinaire, il me retint près de son
lit! Nous parlions avec cette effusion qu'on met toujours à parler
de l'objet qui nous intéresse le plus, nous nous embrassions de
plaisir, nous prodiguions à cette bonne amie, les noms les plus
doux. Ah ! si elle eût été témoin de ce tableau, il l'aurait bien
dédommagée de tous les ennuis de l'absence ! »

De son côté, mon grand-père saluait, avec une joie très vive,
la pensée du prochain revoir. Ce n'est pas qu'il fût dégouté de
— 87 —
Paris, par Paris lui-même, et pour le mouvement, qui déjà s'y
faisait sentir, bien plus qu'en Province :
« Au contraire, disait-il, on mène ici une vie très agréable ;
je ne regrette rien de cette immense ville, bien qu'il y ait de
quoi. Mais il faudrait, pour y vivre heureux, s'y trouver avec
quelques connaissances de bonne compagnie, qui, si vous vouliez
vous répandre, vous conduiraient elles-mêmes à d'autres rela-
tions : sans compter qu'on a toutes les ressources désirables
pour les arts, les sciences, les spectacles, et une infinité de
sociétés particulières, qui favorisent les goûts de chacun »...
« Il n'en faudrait pas tant pour trouver qu'il y a beaucoup de
choses à regretter ; mais, sans en faire le détail, il me semble
que ce qui nous manque, c'est toi, ma bonne petite Sophie, et
autour de toi, tous les nôtres, tous nos parents si proches et nos
intimes amis. Sans vous tous, je ne serais jamais bien ici».
Et, quand on fut près du départ, alors mon grand-père prit
son véritable ton de chef de famille, et voici le portrait de son
fils, tel qu'il le peignait, en écrivant à sa chère compagne, avec
la gravité sereine d'un homme qui regarde avec confiance l'ave-
nir de sa famille :
«Je suis bien content de mon Eugène, il aura des goûts
solides, il aime comme moi son chez-lui, les siens ; nos conver-
sations sont bonnes, mais très bonnes, et surtout remplies d'af-
fection pour tout ce qui tient à nous, sans cependant critiquer ni
parler mal de personnes, tu sais que ce n'est ni notre goût ni
notre manière de penser. »
« ...Nous parlons souvent du retour avec mon Eugène, qui
s'en fait une grande fête, il en saute de joie, et va vous étouffer
tous, dans ses bras. Je crois que ce voyages lui aura été avan-
tageux, son jugement y a gagné ; et le plaisir de voir les plus
belles oeuvres des arts semble avoir excité son émulation ; il
parle du plaisir de savoir, avec enthousiasme ; il y a des
moments où je me flatte qu'il ne s'en tiendra pas là : il fait
son journal, il y met beaucoup d'intérêt, et quand il sort de
travailler à bien rendre les sensations, qu'il a éprouvées, à la
— 88 —
vue d'un objet superbe, il est fort content d'avoir aussi bien
employé ses moments. Puisse un goût aussi précieux germer
dans son âme, et lui donner l'envie de meubler son esprit ; je
ne parle pas de son coeur, il l'a bon, et il aime ce qu'il doit aimer,
avec passion. Son premier sentiment sera chez lui très vif, et
je crois qu'il sera durable. Puissent nos projets s'effectuer et le
rendre aussi heureux que notre affection pour lui nous le fait
désirer ».
« ... Je ne songe plus qu'à te rejoindre le plus tôt possible —
peut-être ma prochaine lettre te dira de ne plus m'écrire. Je me
flatte que cette nouvelle te fera plaisir. Je ne sais cependant pas
encore comment nous partirons, car les voitures sont encombrées.
Mais, je tacherai, dès que je pourrai prendre un jour, de m'assu-
rer d'une voiture ».
» Enfin, ma bonne amie, notre sort est fixé pour notre départ:
nous partons cinq, et peut-être six, de connaissance, pour retour-
ner dans nos foyers ; et le jour est arrêté pour le neuf nivôse, ce
qui correspons au trente décembre. J'aurais bien pu partir, deux
fois vingt-quatre heures plus tôt, mais j'aurais été seul avec
Eugène de connaissance, et j'ai cru devoir faire ce sacrifice pour
être mieux et plus agréablement : d'autant que, les cinq, nous
nous convenons, et les voici : Lunac (1), Moynier, Triaire et
les deux autres, que tu connais assez, et que tu auras sûrement
quelque intérêt à voir ; pour eux, ils s'en font une fête qu'ils
ne peuvent l'exprimer. Nous ne serons pas rendus pour les Rois,
mais peu s'en faudra ; je crois que notre arrivée ne peut pas
être retardée au delà du dix janvier (1805), à moins de mauvais
chemins. Mais, quoiqu'il arrive, je te prie de ne pas te tourmen-
ter, supposé qu'il y ait quelque retard. Il est probable que les
chemins ne seront pas beaux, car il pleut toujours, mais il est
à présumer que, d'ici notre départ, il gèlera, car enfin il n'a
fait froid encore que deux jours. Mais sois sûre de notre prudence.

(1) Probablement, M. de Chazelles-Lunac; Moynier, président


— M.
de l'Assemblée du Canton de Vauvert.
— 89 —
Je vais me retrouver auprès de toi, et avec ceux que j'aime bien.
Adieu, ma bonne amie, je vais courir payer ma place et nous
irons, avec Eugène, prendre des informations pour le transport
de nos effets, et cela avec un intérêt difficile à te rendre. Adieu,
je t'aime et t'embrasse de tout mon coeur ; ne m'oublie auprès
de personne, et surtout des miens, dis leur que je compte les
embrasser de bien bon coeur ».

Cette longue absence de deux-mois et demi n'avait donc que


resserré davantage les liens d'affection et de confiance, qui unis-
saient si étroitement mes grands parents avec ma tante de Lis-
leroy et sa fille, comme avec le vieux Commandant et l'abbé Mal-
roux. C'était l'image d'une famille heureuse, vivant, comme le
disait mon père, au milieu « d'une société nombreuse et animée ».
Mon grand-père eut l'excellente pensée de laisser se nouer de
plus en plus le vif attachement qui rapprochait son fils de son
précepteur. Un garçon de dix huit-ans passés, qui avait joui
déjà de son indépendance à Paris, et y avait souvent fréquenté
les théâtres, no pouvait plus être tenu en laisse comme un
enfant, c'était presqu'un homme. Si M. Malroux lui avait été
imposé, il aurait facilement secoué un joug qu'il eût trouvé
humiliant. Mais non, c'était lui-même qui avait pris ce digne
ecclésiastique comme confident ; c'est lui qui, tendrement choyé
par ses parents, paternellement averti par le Commandant du
danger des relations faciles, venait à un homme plus âgé, indul-
gent sans faiblesse, qui l'avertissait, sans le contraindre, des
devoirs qu'il aurait à remplir et des entraînements auxquels il
lui faudrait résister.
De plus, ce passage à Paris, si rapide qu'il eût été, avait per-
mis à mon père de voir de près quelques hommes, dont il avait
apprécié le mérite et admiré l'instruction ; même dans les salons
où on l'avait admis, il avait remarqué que, pour tenir tête à la
conversation des personnes bien élevées et intelligentes, si jeu-
nes qu'elles fussent, il lui avait fallu quelquefois faire appel à
— 90 —
tous ses dons naturels d'esprit, pour n'être pas inférieur à ses
interlocutrices. Autant de motifs pour demander à M. Malroux
une direction intellectuelle, des conseils pour les lectures à faire,
et quelques vues sur la conduite générale de la vie, quand on la
veut à la fois honnête et noble.
Le digne M. Malroux remplit, avec une sollicitude éclairée, cette
mission de guide et de tuteur ; son élève d'hier devint son ami,
et il lui inspira une telle confiance, en l'élévation de son carac-
tère et en la sagesse de ses avis que mon père, sur qui peut-être
quelques insinuations malignes auraient créé facilement d'invin-
cibles préjugés contre les prêtres, conçut au contraire pour le
sacerdoce, même au point de vue simplementnaturel, une estime
profonde. En deux ou trois des circonstances les plus décisives
de sa vie, mon père a trouvé chez des prêtres, auprès desquels
les circonstances l'avait amené, un secours et des lumières, aux-
quels il a répondu par une reconnaissance, dont ses fils ont été
les témoins.
Ces relations quotidiennes avec son estimable précepteur se
continuèrent pendant trois ans presque entiers, du début de 1805
au milieu de 1808, jusqu'au jour où mon père eut vingt ans !

Le départ pour le midi eut lieu au jour fixé ; et les années


1805, 1800, 1807, se passèrent à Nimes, à Bech, à Cabrières, aux
époques accoutumées, sans incidents très notables. Ce fut cepen-
dant, au début de cette période paisible, que mon père éprouva
« son premier grand chagrin ». Le Commandant, « comme tout le
monde l'appelait », mourut dans les bras de M. l'abbé Malroux,
qu'il tutoyait affectueusement ; il mourut chrétiennement, en vrai
chevalier du vieux temps, sans reproche et surtout sans peur.
Je ne sais si je me trompe, mais d'après quelques mots que j'ai
lus, à quelques phrases que j'ai retenues, il me semble que ce simple
officier, dont la vie entière avait appartenu à l'armée, se transfigura,
en quelque manière, aux yeux de son petit-fils, et devint pour lui
le type de l'honneur inflexible et du courage héroïque. Dans salon-
— 91 —
gue vie, mon père a subi, je n'en doute pas, l'assaut de bien des
passions, et peut-être n'en a-t-il pas toujours pleinement triomphé.
Mais sûrement, il n'a jamais manqué à un devoir d'honneur, ni à
la loyauté absolue de ses engagements, ni au mépris volontaire et
réfléchi du danger. Sa chambre ne contenait, à Cabrières, que
deux portraits, qui y sont encore : celui de son grand-père, avec
la trace de la Croix de Saint-Louis, dont, aux heures fatales de
la Révolution, on avait effacé l'image fleur de lysée, et celui de sa
mère. Tendresse et vaillance : n'est-ce pas, pour un homme,
une belle devise, en y joignant la pensée de Dieu ?

Peu de temps après cette mort, survenue le 9 octobre 1806, à


Bech (1), mes parents prirent une grande décision : leur fils uni-
que avait vingt ans. Son excellent précepteur, en le quittant, avait
dit à ma grand'mère : «Je vous rends votre fils, non pas habile en
quelque chose, mais propre à toutes celles dont il voudra s'oc-
cuper ». Il parut à mon grand-père, comme à sa compagne, que
l'heure était bonne pour achever l'oeuvre de l'éducation, chez un
jeune homme à qui son maître reconnaissait de précieuses qua-
lité d'intelligence, de jugement et de bonne volonté. On résolut
donc d'aller s'établir à Paris pour une période de temps indéter-
minée ; et ce déplacement s'accomplit dans le printemps de 1808.
Il me semble opportun d'insérer ici une lettre de ma grand'
mère, partie la première pour Paris, avec son fils. Cette lecture
fera mieux connaître les aimables qualités de cette femme
intelligente et dévouée :
Paris, ce 17 octobre 1808.
«Ta lettre de hier, mon bien bon ami, a été pour moi un grand
bonheur ; c'était le huitième, ou pour mieux dire la vérité, le

(1) M. François de Rovérié, dernier Seigneur de Cabrières et de


Poulx, futinhumé, le surlendemain de sa mort, dans la chapelle de Bech.
En 1854, mon père me demanda de porter à Cabrières, les cendres de
son aïeul. Il se fit, de cette translation, un pieux devoir ; mais je
fut touché de la peine qu'en éprouva mon frère, alors propriétaire de
Bech : il tenait à ce dépôt, et y voyait une protection.
— 92 —
neuvième jour d'attente ; et ces neufs jours, je les ai passés
tristement, d'abord parce que j'ai un gros rhume, puis le temps
est noir, et je suis un peu éprouvée par le changement de
saison. J'ai une bien grande impatience de te voir arriver, je
commence à trouver le temps bien long, mais je sais aussi que
tu partages mon impatience, et que ton retour va me donner le
bonheur, dont ton absence m'a privée. L'espoir que tu me donnes
de me réunir à ma bonne Augusta me comble de joie, mais j'ose
à peine me fier à cette heureuse et plus qu'heureuse nou-
velle. Eugène a écrit hier bien vite à cette bonne tante pour la
décider, il lui fait part de ma langueur et de l'ennui, que j'é-
prouve depuis quelques jours, mais, mon ami, n'en sois pas
inquiet. Tu me retrouveras en bonne santé, et ta présence, ainsi
que celle de ma bonne Augusta, me dédommageront bien vite des
jours où je me suis trouvée bien malheureuse, dégoûtée d'être si
loin de vous. J'ai eu, comme tu le sais, mon bon ami, bien du
chagrin d'avoir acheté un châle de «cachemire», avec autant de
légèreté. C'est là, je crois, le principe de ma petite indisposition,
j'en ai eu un véritable chagrin, et mes nerfs en ont souffert. Toute
ma tristesse tient au mécontentement où je suis de moi-même et de
ma mauvaise administration. J'ai fait tout ce que je ne voulais
pas faire ; je ne voulais pas faire la dépense d'un châle, je l'ai
faite, comme une étourdie ; j'avais espéré vivre avec économie,
j'ai dépensé tout autant si ce n'est pas plus... J'ai été, hier au soir,
bien tourmentée aussi de la peine que tu as à terminer tes
affaires. Combien je partage toute ta peine, mon bon ami, et
que je serais heureuse de pouvoir t'aider dans tous ces embar-
ras.. ! Quelque désir que j'aie de ton retour, si, pour terminer
avec avantage, et pour rapporter ici une plus grande tranquillité
d'esprit, il faut prolonger ton séjour, je t'engage, mon bon ami, à le
faire, sans hésiter. Ne crains rien pour ma sauté, et encore moins
pour mon humeur vaporeuse. Ecris-moi plus souvent, et reste à
Nimes, autant que ta présence y sera nécessaire... Notre premier
établissementici a été si coûteux que je ne vais m'occuper que des
moyens de nous arrêter dans nos dépenses... Emploie, mon bon
— 93 —
ami, tous les moyens de rapporter ici du calme, et surtout
d'éviter la peine de faire, à Nimes, un second voyage. Com-
bien nous serions heureux, si tu me ramènes ma soeur et
Euphrosyne (1). L'appartement, sur la rue, n'est pas loué... Enfin,
pour le premier moment, ma soeur occuperait ta chambre, je
n'aurais qu'à avoir un lit pour Euphrosyne et pour la femme de
chambre ; Achille (2) couchera, sur un pliant, dans la chambre
d'Eugène. Voilà que je suis occupée de tous les arrangements :
quelle bonne distraction ! Que je suis charmée, mon bon ami, de
tout le bien que tu me dis de mon Bech ! — Que je serais
heureuse de m'y retrouver ! Combien je désire mes douces péna-
tes. Je ne trouve de bonheur que dans l'idée de vivre à Nimes,
au sein de nos amis. Tout le bonheur de Paris n'est bon que
pour quelques mois ; mais, mon bon ami, je n'en suis pas
moins bien aise d'y être, surtout si tu me ramènes ma bonne
Augusta !
» Notre Eugène est heureux de se livrer à l'étude.
» Monsieur et Madame de Lescours me chargent de te dire bien
des choses... J'ai été la voir avant-hier ; mon rhume en est
devenu plus fort. Madame des Roys est venue aussi, dimanche,
me chercher pour aller dîner chez elle. J'ai dû prendre une voiture.
C'est un pays affreux pour l'humidité. Je n'ai plus l'envie de
sortir, je suis au coin du feu, chez moi, où chez Madame de
Joubert, qui est toujours toute bonne: nous dînons, dimanche,
chez elle. Hier, j'étais d'une soirée chez Manissier, mais j'ai
envoyé, ce matin, Eugène m'excuser... Le temps était mauvais,
je ne me trouvais pas bien, et ces tristes fiacres m'ennuient !
» Adieu, mon bien bon mari, je suis aujourd'hui d'une bien
meilleure humeur, je pense au plaisir de te revoir bientôt, et
peut-être ma soeur aussi ! Alors, le temps sera toujours beau.

(1) La fille unique de ma tante de Lisleroy, mariée plus tard à M. le


marquis M. de Balincourt.
(2) Achille de Cabrières, petit-fils de Jean-Louis de Rovérié, seigneur
de Cabrières, mort en 1832. Ce cousin-germain était très cher à mon
père.
— 94 —
Mais je n'en serai pas moins empressée d'aller rejoindre tous
ceux que nous ne pouvons pas déplacer. Ecris moi, avec détails,
et ce qui vaut bien mieux, c'est d'arriver avant que d'avoir
répondu à cette lettre.
» Adieu, je t'aime et t'embrasse de toute mon âme.
Ton fils
partage mon impatience, et t'embrasse aussi bien tendrement.
« SOPHIE. »

J'ouvre maintenant le Mémoire de mon père et j'y lis :


« Le bonheur, et un peu l'influence d'un ami commun
voulu-
rent que nous allassions nous loger, à Paris, chez Mme de Joubert,
femme du dernier Trésorier des Etats de Languedoc (1), à qui
notre nom n'était pas inconnu, et qui recevait très bonne compa-
gnie. Elle avait deux soeurs, Mme de La Millière et Mme de Chamois.
Sa famille se composait d'un fils, de deux jeunes filles charman-
tes, et d'une nièce, plus charmante encore.
» On se réunissait, chez elle, tous les soirs ; et là venaient le
bon abbé de Vallongue, frère du Vallongue de Nimes, et spirituel
comme lui ; Mme de Dillon, avec son neveu et sa nièce, M. et
Mlle de Turpin ; les Saint-Chamans ; M. René de Brosses et
Mme de Pontcarré, sa soeur ; les trois frères de Meulan et leurs

soeurs, Pauline, (2) devenue plus tard Mme Guizot, et Mme de Dillon ;

(1) Mlle Marie-Louise Poulletier de Périgny avait épousé M. Laurent-


Nicolas de Joubert, trésorier des Etats de Languedoc, dont la charge
fut supprimée avec l'administration entière de la Province, et qui
mourut à Paris, en octobre 1793. — Les Joubert descendaient de Lau-
rent Joubert, chancelier de l'Université de Montpellier, au XVIe siècle.
(2) J'ai appris des lèvres de Mme la Baronne de Lisleroy, ma grand'
tante, comment se fit le mariage do Mlle de Meulan avec M. Guizot.
Celui-ci avait eu l'occasion de rencontrer Mlle Pauline, et s'était inté-
ressé à un petit journal, qu'elle rédigeait presque seule. A un moment,
elle fut malade, et incapable de tenir la plume. Grande fut sa surprise,
quand elle reçut, par la poste, un article, destiné à remplacer celui
qu'elle ne pouvait écrire, et accompagné de la promesse de lui continuer
cette collaboration anonyme, tant qu'elle serait souffrante. M. Guizot,
— 95 —
les Brisson, Saraquète, Dablais, d'Arnouville et de Pommereau,
Rancogne, Levasseur, de Clarac (1) et Mlle de Carondelet, et enfin
mon bon ami Héron de Villefosse, qui épousa plus tard Mlle de
La Millière.
« A ce beau monde, instruit et distingué, se joignaient tous
nos « Languedociens » ; MM. de la Baulme, de Labesneray, de
la Boissière, de Carrière (2), etc.
« C'était un cercle très vivant, très animé (3), où l'on voulut bien
m'accueillir, et qui acheva de m'inspirer pour toujours le goût
des compagnies polies et des gens bien élevés. Aussi, malgré les
distractions que me donnaient mes études et mes parties de
plaisir, j'étais très assidu à ces réunions où tout ce qui charme
était si bien représenté ».
Mon père parle là de ses études. « Le goût de savoir, dit-il, qui,
je ne sais comment, ne m'a jamais quitté » ; il dit vrai : c'est
qu'en effet, autant il avait été, pendant longtemps, insouciant
de savoir, — à ce point que sa mère s'en désolait, et lui en
faisait d'affectueux reproches — ; autant, à partir de son premier
voyage à Paris, en 1804,il s'appliqua, avec ardeur et constance,

s'était appliqué, avec succès, à imiter le style de Mlle de Meulan ; il lui


inspira un vif sentiment de gratitude, et quand il se hasarda à deman-
der sa main, cette demande fut accueillie avec empressement.
(1) Le Comte de Clarac, né en 1778, émigra et demeura à l'étranger
jusqu'au Consulat. Voué à l'archéologie par une inclination irrésistible,
il fut choisi par le Roi Murat comme précepteur de ses enfants et,
grâce à cette situation, dirigea, quelque temps, les fouilles de Pompeï.
Il revint ensuite en France, et y a publié de savants ouvrages.
(2) Les Carrières étaient encore, au moment de la Révolution, Secré-
taires des Etats, au département de Toulouse. J'ai connu le dernier, à
Saint-Quentin, dans le Gard.
(3) C'est dans ce cercle, où il était un des plus jeunes, que mon père
rencontra et admira l'abbé Delille, poète alors très estimé, et dont les
oeuvres sont aujourd'hui moins en vogue. Mon père ne vit en lui que
le poète, le traducteur de Virgile et l'autour des Jardins ; il considéra,
comme un privilège, d'être appelé à lui donner le bras, et à l'accompa-
gner, pour que sa cécité ne lui causât pas d'accidents.
— 96 —
à l'étude des langues ; à l'italien, qu'il avait assez bien appris,
il ajouta l'allemand, l'anglais, qu'il a toujours cultivé. Puis,
l'histoire, la littérature latine, les sciences naturelles attirèrent si
vivement son attention et son zèle que, me disait-il lui-même,
il ne manquait jamais les cours de la Sorbonne ou du Collège de
France, pour y écouter des leçons de littérature, de physique et
de chimie. Il en vint à se fatiguer, parce que la matinée l'appelait
à suivre les leçons des maîtres, tandis que de longues soirées le
retenaient fort tard dans le monde.
Il a brûlé des milliers de lettres, de notes, de résumés de ses
lectures d'alors ; et comme, à mesure qu'il avançait dans la vie,
il était plus sévère pour lui-même, c'est à peine si quelques-uns
de ses cahiers sont arrivés jusqu'à moi. Leur seule vue rend
témoignage à l'étendue des connaissances qu'il avait poursui-
vies, et dont la possession lui est demeurée jusqu'à la fin de ses
jours.
Pour se délasser, il prenait des leçons de violoncelle et d'har-
monie, et s'exerçait à chanter. Les concerts, les théâtres suffi-
saient à peine à satisfaire sa passion pour la musique. Toutes ses
facultés étaient sans cesse en mouvement ; et comme la poésie,
fille de l'imagination, ne cessait de solliciter son esprit, il se
hasardait à en suivre les inspirations, et multipliait les composi-
tions légères, faciles, par lesquelles il apportait son tribut aux
promenades ou aux réunions, auxquelles on le conviait.

Je m'étais demandé souvent, comment, dans cette immense


«consommation d'hommes », faite par Napoléon, entre 1805 et
1814, mon père avait échappé aux recherches des officiers, char-
gés de rassembler les recrues. J'avais accusé, tout en la compre-
nant, la sollicitude de mes grands-parents pour la conservation
de leur fils unique ; et je me trompais. C'est la Providence qui
avait veillé sur eux, et leur avait épargné l'angoisse de disputer
à la Patrie la seule espérance de leur famille.
A deux moments de sa jeunesse, à onze ans d'abord, et ensuite,
vers vingt et un ans, mon
-père
97 —
passa par deux maladies très
graves, dont la dernière, longue et fort dangereuse, lui laissa
une faiblesse d'estomac, dont il a presque toujours souffert. Ce
fut, en 1811, pendant un voyage en Languedoc, que se déclara
subitement cette crise terrible de santé, qui, pendant quatre
mois le tint au lit, entre la vie et la mort. Il se remit lentement
et superficiellement ; assez pour retourner encore à Paris, pen-
dant quelque temps, pas assez pour s'y fixer définitivement.
Mes grands-parents et lui se décidèrent alors en effet à revenir à
Nimes, où leurs affaires étaient « embrouillées », difficiles, et où
leur présence était considérée comme nécessaire.
Mon père quitta Paris avec le regret d'y laisser « quelques
liaisons, peu nombreuses, mais très intimes : deux ou trois « vrais
amis», dit-il, et quelques personnes, qui s'intéressaient à moi,
mais en petit nombre ».
Voici maintenant quelques extraits d'une sorte de « confession »
ou d'examen de conscience, qu'il écrivit à ce moment-là. On le
voit bien, tel qu'il était à cette époque, incertain sur son avenir,
mécontent de lui-même à bien des égards, et désireux de trou-
ver, dans un emploi plus viril de ses facultés, la satisfaction
d'être utile à une cause, dont la valeur solliciterait son dévoue-
ment :

« J'ai vingt-quatre ans passés ; qu'ai-je fait, qu'ai-je appris, dans


ce long espace de temps ! de quoi me suis-je rendu capable ?
Faisons à ce sujet une méditation écrite, elle me sera peut-être
utile, aujourd'hui, et dans l'avenir.
Nimes, et pendant quatre autres années, je travaillai assez acti-
vementa avec d'excellents maîtres : MM. Malvaux, Cadillac, le
Comte Guidi et Foys.
» On crut devoir alors perfectionner encore mon
éducation,
en me ramenant à Paris pour un temps assez long. J'y pris
vraiment le goût de l'étude, qui depuis ne m'a jamais quitté, et
qui m'a toujours paru être le seul dédommagement à tant de
mécomptes, dont la vie est pleine. Je formai les plus beaux plans,
et je me mis avec ardeur à essayer de les réaliser.
» Peu à peu, j'y nouai quelques liaisons, peu nombreuses à la
vérité, mais très intimes. Mes études en souffrirent peut-être un
peu, je ne les abandonnai pas, mais je ne les poussai pas avec
assez de vigeur. Enfin, partagé entre ces travaux, un petit nom-
bre d'amis, et des distraction mondaines, dont j'abusai peut-être
quelquefois, je passai obscurément ces cinq ou six années, avec
assez de douceur, mais sans bonheur bien vif, sans résultats
flatteurs ni utiles. C'était, au fond, de cette oisiveté monotone
que je souffrais : il manquait un but à mon existence. Bien que
je n'eusse ni l'idée, ni surtout le goût du sacrifice, il me sem-
blait que j'avais besoin de me sentir des devoirs et même des
devoirs pénibles.
» J'avais sans doute quelques affections réelles ; mais l'amitié
véritable ne vit que du don de soi, et je craignais de prendre
aux autres plus que je ne leur donnais. L'idée du dévouement
me hantait.
» Vers la fin de 1813, ou au début de 1814, j'étais revenu à
Nimes, avec l'espoir d'aider mes parents dans une crise de fortune,
qui m'inquiétait. L'impression que ces embarras faisaient sur ma
bonne mère, l'hésitation de mon père à prendre les arrangements,
qui auraient réparé le mal, me tourmentèrent beaucoup, et lassè-
rent vite mon courage. Je continuai alors, par force, mon train de
vie ancien : lisant, faisant de la musique, vivant tout à fait à
ma fantaisie.
» La société du pays m'offrit d'agréables ressources : d'assez
bons concerts, des comédies de salon, des conversations animées
— 99 —
avec une femme très aimable. Je m'habituai très bien à la
province, et j'y aurais vécu paisiblement et passablement ma
vie, si je n'avais éprouvé ce tourment, que rien n'apaisait,
celui de m'agiter dans le vide, et de n'employer à rien des
années, que je sentais fécondes, et qui se stérilisaient au pas-
sage. Encore plein de jeunesse et de ressources, j'appelais de
mes voeux une vie nouvelle, qui sortirait de circonstances impré-
vues, et je me sentais prêt à l'embrasser. Mais que de contrastes
dans ma nature !
» La réponse de mon précepteur est encore celle que je puis
me faire à moi-même : Propre à tout, habile en rien !... mais cette
réponse est trop vague pour être pleinement juste.
...» Je ne me suis jamais senti une inclination marquée pour
aucune carrière. Si j'en prenais une, avec des chances de suc-
cès, si j'y étais encouragé, soutenu, je pourrais alors fixer le
vague de mes idées, et devenir bon dans un genre déterminé.
Mais, jusqu'à présent, rien de précis qui m'attire. J'ai le goût du
repos, de l'ordre, des occupations faciles et d'une existence
tranquille, semée de quelques distractions qui amuseraient mon
imagination et intéresseraient mon coeur.
» Mon esprit me semble avoir de la justesse, en général, quel-
quefois de la vivacité, de la finesse, même de la chaleur ; mais
tout cela dépend des objets et des personnes qui m'entourent.
J'ai besoin d'être excité, encouragé, inspiré, ému.... Un rien
m'enhardit, un rien me déconcerte »... « Avec ceux qui me
plaisent, et à qui je désire plaire, je suis quelquefois vraiment
aimable. Avec ceux qui m'en imposent où m'ennuient, je deviens
froid, silencieux, et quand je tente quelques efforts, ils sont
malheureux ; le découragement, la fatigue me gagnent et je
deviens tel que, sans injustice, on doit prendre de moi la plus
triste opinion »...
...» Pour de la profondeur, de l'étendue dans les idées, je ne
sais qu'en dire. Je crois résonner assez juste sur les faits à ma
portée, quand ils sont bien nets et débrouillés ; lorsqu'il faut des
recherches, des comparaisons, une méditation sérieuse, je suis
-bout de
100 —
bientôt, comme on dit, au mon latin. Ma pensée s'égare
et se perd. Mon attention se lasse, l'habitude et la force de la
réflexion me manquent, ainsi que les points fixes où mes idées
pourraient se rattacher ; c'est faute d'études assez bien faites et
d'instruction assez solide. Voilà vraiment mon côté faible. Je le
sens continuellement, et cela contribue à me faire jouer le rôle
un peu sot, dont je parlais tout à l'heure. C'est de ce côté qu'il
faudra diriger mes principaux efforts, si je prétends un jour à
être vraiment un homme distingué, ainsi que j'ose le désirer, et
quelquefois m'en croire capable.
» Mon coeur est un autre sujet de réflexions et d'examen sur
lequel j'hésite à m'arrêter.
» Je crois que j'ai plus d'imagination que de vraie sensibilité.
Mes propres paroles et, comme dit Montaigne, « le branle même
de ma voix » m'agitent puissamment. Ma tête se monte alors,
mon langage s'élève, rien ne m'est étranger de la passion la plus
exaltée ni du dévouement le plus absolu ; mais ces élans sont de
courte durée, et je me retrouve promptement en face de ma rai-
son froide et de la réalité.
» En vérité, cependant, ce mélange d'imagination et d'im-
pressions vraies forme en moi une disposition générale de bonté,
de douceur et d'affabilité. J'ai bien un peu d'égoïsme, mais c'est
plutôt un mouvement involontaire qu'un sentiment, que j'ap-
prouve, et sur lequel j'appuie. Au fond, je me sens le courage
de me sacrifier aux autres, et même de trouver dans ce sacrifice
une noble satisfaction.
» En désirant trouver une occasion de me dévouer à quelque
grande idée, je me sens impressionné par la crise politique, qui
se prépare et me semble inévitable ; elle décidera de mon avenir.
Jusque-là, je ne me sens porté vers aucun projet, ni animé d'au-
cun désir, sinon celui de me tenir prêt à faire, dès que je le
connaîtrai, tout ce qui m'apparaitra comme un devoir.
» L'époque présente peut en effet me mettre prochainement,
en face de ces devoirs, que je pressens et qui m'attirent. Mon
parti est bien pris, j'y succomberai, ou j'en sortirai avec honneur.
— 101 —
Il faut saisir la première occasion de signaler le zèle royaliste,
qui est au fond de mon coeur. Ma mère, quoique inquiète,
approuve mes projets ; ils seront exécutés dès que le moment
sera venu. Le plus tôt sera le mieux pour ma satisfaction, pour
l'honneur que j'en dois retirer, et peut-être aussi pour les avan-
tages que j'en pourrai tirer.
» Ce griffonnage rapide, où j'épanche le résultat de mes ré-
flexions habituelles sur moi-même, ne s'arrêterait pas, si je m'ap-
pesantissais sur tous les points. J'attache peut-être trop d'impor-
tance à mes rêveries, où se cache peut-être beaucoup d'amour-
propre ; mais, enfin, elles tiennent mon âme en haut, et elles
m'aident a attendre.
» Je suis donc bien aise d'avoir écrit tout ceci. Cet un
mémoire utile à consulter. Je veux consigner à la fin quelques
résolutions, qu'il serait bien bon de tenir :
» 1° Mettre à mes études à venir plus de suite, et surtout une
application plus sérieuse ;
» 2° Me bien convaincre de l'obligation d'exceller, en quelque
chose d'honorable ;
» 3° Me mettre au fait des choses de la vie, y réfléchir sérieu-
sement et ne pas m'absorber dans mes rêves, comme par le
passé ;
» 4° Dans mes rapports avec les hommes, modérer mon
amour-propre et le bien diriger ;
» 5° Mourir, s'il le faut, pour l'honneur, et ne jamais
hésiter
sur ce point. »
A Bech, le 20 janvier 1814.
L'occasion, que désirait mon père, se présenta plus tôt et
autrement qu'il ne l'attendait. Des événements allaient en effet
se produire, sur lesquels on ne comptait point avec certitude,
mais que la lassitude générale et l'épuisement du pays faisaient
prévoir. L'Europe entrait en lutte définitive avec Napoléon et
voulait le bannir de son sein.
— 102 —

III

1814-1815

Le 2 février 1814, le duc d'Angoulême mettait le pied sur le


sol français, et adressait à l'armée au nom du Roi, son oncle,
un éloquent et généreux appel, en faveur du rétablissement des
Bourbons.
Au même moment, à une autre extrémité de la France, Napo-
léon livrait aux Alliés une série de batailles, où éclataient les
plus brillants éclairs de son génie, mais qui ne faisaient que
retarder l'heure où, décidément trahi par la fortune, il serait
contraint d'abdiquer, et pour lui-même et pour son fils.
Si l'armée, tout entière aux combats qu'elle devait livrer, n'en-
tendit guère la voix du neveu de Louis XVIII, il n'en fut pas de
même de ces royalistes, que tant d'épreuves avaient presque
découragés, et qui, tout à coup, au milieu «du silence de la
France fatiguée, mécontente, lasse de la guerre », tressaillirent
au son du vieux cri : Vive le Roi, et se détournèrent de la
vue du drapeau tricolore pour chercher du regard le drapeau
blanc.
Mon grand-père, certes ! était royaliste, et ne pouvait pas être
autre chose ; mais ce fut surtout ma grand'mère, qui souffla
dans l'âme de son fils, avec la haine des révolutions, un amour
exalté pour les Bourbons : amour qu'elle sentait capable d'aller
au devant de tous les sacrifices.
— 103 —
Si elle avait pardonné, en chrétienne, à ceux qui avaient fait
mourir son père et son frère, elle mettait sa vengeance à vouer
son fils, si cela était jamais possible, au rétablissement de l'an-
cienne monarchie. C'était la forme héroïque de son patriotisme.
Je ne l'ai pas assez connue, — je n'avais que onze ans, à
l'époque de sa mort —, pour m'être fait, d'après elle-même, une
idée exacte doses sentiments ; mais j'ai longtemps, et très intime-
ment, vécu près de sa soeur, ma tante de Lisleroy, et celle-ci m'a
révélé l'âme de celle-là. Elles n'avaient pas vainement reçu,
par leur mère, le sang généreux des Génas, dont l'un, ayant eu
le bonheur de rendre au roi Louis XI, un service considérable,
refusa tout autre récompense que la permission de prendre, pour
complément de ses armoiries, une médaille, semée de fleurs de
lys, et portant en exergue, ces mots d'une noble fierté :
Content Je suis ! Elles aussi, les saintes femmes, elles compre-
naient, elles encourageaient, elles inspiraient le dévouement ; et
jamais, tant qu'elles ont vécu, elles n'ont cessé d'exciter autour
d'elles le courage, et de féliciter tendrement ceux qui, dociles
à leurs leçons, essayaient de servir, comme ils le pouvaient, leur
prince et leur pays.
Vers la fin de janvier 1814, mes parents étaient retournés
pour quelques jours à Paris, dans l'intention de renoncer à leur
appartement, qu'ils n'entendaient plus habiter, et d'en retirer les
meubles qu'ils y avaient apportés du Midi. Mais quand ces gra-
ves nouvelles vinrent les surprendre, ils s'arrêtèrent à l'idée
de suivre, dans la capitale elle-même, ce qu'ils pourraient
apprendre de la marche des alliés et de la lutte brillante et déses-
pérée que leur opposait l'Empereur.
Mon grand-père et mon père demeurèrent donc à Paris, tandis
que ma grand'mère regagnait Nimes. La Capitale, menacée par
les alliés, était dans une extrême agitation, — pour et contre
Napoléon ; et personne n'osait prévoir quels seraient les desseins
des princes confédérés, relativement à l'avenir de cette France,
si longtemps victorieuse de leurs armes.
— 104 —
Le 8 avril de cette même année 1814, un Sénatus-Consulte,
dicté par la peur et par l'intérêt, déclarait Napoléon déchu du
Trône; et le 11 avril, celui qui avait été l'Empereur, et qui avait
marché le premier au milieu d'un Sénat de Rois, abdiquait, pour
lui et pour son fils, la souveraine puissance. On lui donnait
en échange la royauté éphémère de l'île d'Elbe !
On devine avec quelle émotion, avec quelles anxiétés, la
France entière accueillait les bruits incertains, que lui apportait
une télégraphie, bien imparfaite encore, et qui, tout entière aux
mains des fonctionnaires do l'Empire, hésitait à raconter avec
fidélité les actes douloureux de ce drame national.
Pour être mieux informé, il fallait compter sur les lettres par-
ticulières, qui elles-mêmes arrivaient lentement. J'ai retrouvé la
correspondance, échangée alors par ma grand'mère avecson mari
et son fils. J'en rapporterai ici la plus grande partie ; on y lira,
dans une âme ardente, l'exaltation de la foi monarchique et la
ferveur de l'amour maternel. Je n'ai point à excuser les sentiments
dans lesquels j'ai été nourri. Leur inspiration était pure ; s'il s'y
est mêlé quelque excès ou quelque injustice, le temps a fait en moi
son oeuvre, et, tout en comprenant, en admirant même la viva-
cité de ces passions lointaines, je n'y ai puisé qu'au plus grand
désir do voir se lever enfin, sur notre pays, des heures sereines,
pendant lesquelles s'apaisera la mémoire des querelles et des
rivalités du passé !

Nimes, le 15 avril,
jour de gloire et de bonheur :
Vive le Roi !
« Le même courrier, mon cher et bon mari (1), m'a porté les
heureuses nouvelles que tu me donnes, et celle de notre bonheur
à tous ; notre illustre tour Magne ne m'a jamais été plus chère,
le drapeau blanc y flotte depuis ce matin ! Les bons Nimois sont
ivres de bonheur, les cocardes de papier blanc, les fleurs do lys
parent les chapeaux du bon peuple, les femmes de la halle sont

(1) M. de Cabrières, rue du Port Mahon, Paris.


— 105 —
décorées de même, la joie est générale : tout est hors de son
ancien état, rempli naguère de douleur et de crainte. Moi, je ne sais
où j'en suis, tant je suis saisie de bonheur. Je cours, depuis que
j'ai reçu ta lettre, chez tous nos amis, j'embrasse tous ceux que
je trouve, je touche la main à ceux du peuple que je rencon-
tre ; et je viens à la hâte me réjouir avec toi. Je suis arrivée ici,
le vendredi-Saint, il y a aujourd'hui huit jours, en bonne santé,
mais bien maigre et fatiguée d'un voyage long, et fait avec la
crainte la plus horrible sur votre compte. J'appris, le jeudi soir,
à ma dernière couchée, la prise de Paris, je jugeai, à la prompti-
titude de la reddition, que le mal ne pouvait pas être très grand ;
et c'est le premier moment de bonheur que j'ai eu. Je n'avais plus
que le chagrin de ne pas recevoir de vos nouvelles, ni de ne pas
vous envoyer celles que je devais vous donner. Si tu as reçu
mes lettres, comme je l'espère, elles t'auront donné tous les
détails de mon voyage, je vous ai écrit autant que je l'ai pu, et
par tous les moyens que j'ai pu avoir ; je n'ai reçu que ta lettre
du cinq avril ; mais certes, c'est bien la plus importante.
» J'ai été reçue ici des grands et des petits, avec des marques
bien grandes d'intérêt ; mais ce n'est pas le jour de parler d'un
intérêt particulier. Le bonheur général, le bon esprit de nos
concitoyens me dédommagent de ce que je perds de ne pas être
à Paris ; et je sens bien une telle perte ! Qu'il m'aurait été
doux de voir nos illustres souverains !
» Je suis enchantée du bon esprit de notre peuple ; tous sont
dans l'allégresse ; les cris de vive le Roi se font entendre ; tout
ce qui portait l'emblème de l'Empire est brisé, et jeté à terre,
les drapeaux blancs, les cocardes sont aux balcons. A une croisée,
le chevalier Baron et M. de Vallongue se sont montrés tout de
suite, avec leur croix de Saint-Louis ! Je crois rêver, aussi il me
faut bien tout ce bonheur pour oublier tout ce que j'ai souffert,
depuis que je suis loin de vous. Je n'ai plus de nouvelles d'Eu-
gène, j'espère qu'il est auprès de toi. Embrasse-le pour moi, ainsi
que ma soeur, à qui j'écrirai dans quelques jours. Aujourd'hui,
tout ce que je peux faire, c'est d'avoir un moment pour toi. Il faut
— 106 —
que Puivert fasse quelque chose pour Eugène ; qu'il accepte une
place, et qu'il offre ses services à nos princes. Occupe-toi de cela,
la chose est nécessaire pour lui ; Me d'Aigallier et ma cousine te
prient d'agir aussi pour Achille, elles désireraient qu'il fut atta-
ché à M. le Comte d'Artois. Songe à notre Eugène, c'est impor-
tant pour lui...
» Ne te tourmente pas : si je ne pensais pas qu'il faut qu'Eugène
soit attaché à nos princes, je t'engagerais à revenir, tu n'aurais
plus d'autre peine que celle de prendre un parti décisif, relati-
vement à nos affaires. Nous nous tirerons de ces difficultés ;
occupe-toi d'Eugène, cause avec lui et agissez d'accord.
» Je t'embrasse, lui, ma soeur et tous nos amis. Je ne fais
que des visites, j'ai eu toute la ville.
» Notre préfet est porté aux nues, les cris de vive le Roi et
vive lui sont dans la bouche de tout le peuple ! »

Nimes, ce 20 avril
» J'ai laissé hier à Henriette le plaisir de t'écrire, mais rien ne
peut me retenir aujourd'hui, mon bon, mon cher mari (1). Toutes
tes lettres me transportent de joie, et de reconnaissance ; tous
les détails que tu me donnes me grisent de bonheur. Tes lettres
sont connues, j'en ai lu des fragments au préfet, ainsi qu'au Cardi-
nal (2) ; ce dernier est parti ce matin ; enfin, je ne puis, malgré
ma bonne volonté, satisfaire le désir et l'envie de ce monde, qui
désire me voir, pour être plus sûr de ce qu'on lui annonce, et
me témoigne ainsi sa confiance. J'aurais voulu vous écrire bien
plus souvent, mais je ne peux me fixer un moment, tant j'ai de
choses à dire, à entendre Le peuple lui-même fait mon bonheur
!

par l'allégresse qu'il montre ; depuis le 15, point de travail, que


celui de construire des arcs de triomphe, d'un bout à l'autre
de nos rues, et devant les maisons de ceux qu'il (le peuple) juge
d'après ses propres sentiments. Tu penses bien que je ne suis

(1) M. de Cabrières, rue du Port-Mahon, n° 12, Paris.


(2) Probablement, celui qui avait été interné au Vigan.
— 107 -
deux portiques,
pas oubliée ; notre rue a un, à chaque bout, et
à chacune de ces portes il y aura un arc de triomphe : ils seront
illuminés, le grand jour de la publication officielle du retour des
Bourbons! Toute la ville, les places, les faubourgs, tout est de
même paré et orné !
» Ton billet, que je Amiens de recevoir, met le comble à ma joie
et à mon ravissement. — Embrasse bien notre précieux enfant !

Qu'il me tarde de pouvoir annoncer le bonheur qu'il aura de


consacrer ses jours à la garde de mon bon prince (1) ! Je vous
approuve en tout, tout ce que vous ferez sera bien ; mon unique
désir, c'est que mon fils soit utile à son souverain légitime, c'est
tout mon orgueil, tout autre sentiment cède à celui-là ; qu'il reçoive
ma bénédiction dans cette glorieuse carrière ! Dieu exaucera mes
ferventes prières.
N'ayez point d'inquiétude sur mon compte : nous sommes
chacun à notre place, ma présence ne peut être utile à Paris,
ici elle est nécessaire. Je n'aurais vu mes illustres souverains
que de loin, ce n'est pas assez pour mon amour. J'eusse voulu
baiser la poussière de leurs pieds ; tes fêtes, celles de mes
concitoyens me dédommagent !
»... Je suis, mon ami, d'une reconnaissance extrême pour le
sentiment d'amour, que le peuple témoigne ici à nos bons prin-
ces ; ma tète ne peut y tenir ! Ainsi que vous, mes bons amis,
je pleure et j'étouffe de bonheur. Que tu vas être heureux, mon
bon mari, de voir ton bon prince ! celui que tu as servi, quand
tu étais enfant. Et toi aussi, s'il le faut, offre ton bras. Je ferai
ici tes affaires. Un grand nombre de Nimois partent, je viens
d'embrasser le chevalier Barre, je lui ai remis quatre cents francs,
en attendant que je puisse t'envoyer les fonds dont tu auras
besoin ; j'envoie aussi à Eugène ce qui lui est nécessaire comme
linge ; ma soeur le fera blanchir et soigner.
» N'oublie pas Achille Cabrières ; Achille
Langlade compte

(1) Mon père venait d'être admis parmi les « gardes à cheval de
Paris, destinés à faire le service auprès de la personne du Roi, jus-
qu'au moment où sa garde serait reconstituée ».
— 108 —

vous porter mes envois, il part dans deux jours ; Besson, dans la
semaine prochaine; Chabaud est déjà parti, tous sont venus me
voir, fais-en de même.
» Sois tranquille sur l'arrangement de nos affaires. Puisque je
ne puis rien faire d'utile pour mes chers princes, que de vous
laisser la possibilité de les servir, faites-le sans peine et sans
inquiétude. Pour nos affaires particulières, je prendrai les moyens
les plus convenables !
» Adieu, mes bons amis, je vous aime et vous embrasse de
tout mon coeur, ainsi que ma bonne soeur. Adieu, mon Eugène,
je te félicite de ton bonheur, et te prie de bien soigner ton père.
Embrasse ta tante, sa fille : et mes compliments à tous... »

Nimes, le 22 avril 1814.

« Je cherche et profite de toutes les occasions, mon bon ami,


pour te parler de notre bonheur, et des voeux que je forme pour
que mon Eugène obtienne ce que, dans votre sagesse, vous avez
jugé de plus convenable (1). Je vous enverrai des fonds, dès que
vous en aurez besoin, et que tu m'auras fixé la somme. En atten-
dant, fais usage des quatre cent francs que le chevalier Barre
te remettra.
» Ce n'est pas le moment de prendre un parti décisif pour la
vente de la maison, il faut que les choses se soient établies, et
que l'on ait eu le temps de respirer, ce n'est pas non plus le lieu
de t'occuper de l'arrangement complet de nos affaires, jouis,
ainsi que ton fils, du bonheur de voir nos princes, et laisse-moi
la charge de parer au plus pressé. Je ne te parlerais pas de nos
affaires particulières, si je ne croyais tromper en cela ton attente.
Tu recevras aux premiersjours les journaux. Les Nimois partent,
en masse : Lahondès sera du nombre, Caissargues et sa femme,
Mme Giraudi, son mari, M. Belviala ; une députation d'Arles,
dans laquelle l'on me nomme Giraud.

(1)Son entrée dans le corps des chevau-légers, à la formation de ce


corps.
— 109 -
» Nous, nous allons plus lentement ; il n'y a que la joie du
peuple, qui s'est montrée sans entraves ; dans la classe de nos
frères séparés, on trouve, dit-on, quelques mécontents, mais
pour mon compte, je ne veux ni ne peux le croire, et je leur
parle avec toute confiance.
» La ville en entier n'est plus qu'un jardin ; des portiques, des
ifs, des arcs de triomphe, voilà ce que nous trompons d'un bout
à l'autre de nos boulevards. Depuis hier soir, on travaille à
notre maison, aussi sera-t-elle d'une grande beauté.
» Enfin, mon bon ami, je suis si transportée de joie que je n'ai
plus retrouvé l'effroi que m'avait occasionné la laideur de la ville
à mon retour à Paris ; j'ai été hier à la fontaine, je l'ai trouvée
charmante, et je me suis trouvée bien injuste, dans le jugement
que j'en avais porté. Je fais des visites, depuis mon arrivée, et
j'en ai encore un bon nombre à faire, il est vrai que la boue me
les a fait interrompre, et ensuite deux jours de retraite, pour
ma satisfaction.
» Je ne vais pas à la campagne, parce que, dans ce moment,
je ne veux pas m'y fixer, et que le déplacement n'est pas facile ;
il faut que je garde celle petite dépense pour payer les frais de
nos arcs de triomphe, car nos bons voisins ne peuvent faire tant
de belles choses, sans que nous les y aidions. Une fois la fête
passée, si ma présence n'est pas nécessaire, je partirai de suite pour
Bech. Besson fils part aussi dans quelques jours ; sa cousine Char-
lotte, que j'ai vue, est toujours gracieuse et bonne, les D'Anglas sont
ici, ces Messieurs doivent aussi aller vous joindre. Je brûle d'im-
patience d'apprendre que ce qui concerne mon enfant est terminé,
et qu'il soit paré de son uniforme. Je suis un peu contrariée de
ne pas jouir de ce triomphe ; ma bonne soeur, sa fille et toi, vous
le regarderez, le féliciterez et l'embrasserez pour mon compte ;
mon tour viendra quand la Providence le permettra (1).

(1) Il y a là, si je ne me trompe, un touchant souvenir de soeur pour le


gracieux officier du régiment de Hainaut, Auguste de Génas, si aima-
ble sous son joli costume, et que l'échafaud avait moissonné !
— 110 —
» Je n'ai point d'autre volonté que celle de vivre et de mourir, en
faisant à mes augustes souverains l'abandon de tout ce que j'ai
de plus cher, c'est là ma gloire. Je sens combien cet enfant chéri
doit être heureux ! Qu'il me tarde de dire : « Il est là ! Embrassez-
» moi, félicitez-moi » Je convierai la ville et les faubourgs,
!

pour en recevoir des compliments, j'en perds déjà la tète !


» N'oublie pas ton neveu, ma cousine te le recommande, ainsi
qu'à notre enfant. Je n'ai parlé à personne des bonnes choses
que tu me disais sur mon Eugène.
» Adieu, mes bons amis, je vous aime et vous embrasse
de toute mon âme. Toute la famille Malhan et la ville enfin
désire que je vous parle d'eux. D'Espinassoux ne veut pas être
oublié ; ils sont venus me voir, ainsi que les Clausonne ; et parle
de moi à toutes nos connaissances ; je n'écris à personne, parce
que je n'ai pas un moment à moi, et que je ne parle que pour
dire : Vive le Roi ! va, embrasse le marquis de Badin et M. de
Puivert, je partage avec eux l'allégresse générale et leur bonheur
particulier.
» Quel bonheur, si tu as vu ton bon prince ! qu'il me tarde
d'en avoir la certitude » !

Nimes, le 27 avril 1814.


« Je profite, mon bon mari, du départ de M. D'Anglas pour
t'envoyer les journaux ; le nouvel ordre de choses nous donnera
des facilités pour nos arrangements ; ne te tourmente pas, mes
peines ne sont point à exagérer. Par la connaissance que j'ai
prise de nos affaires, je t'aiderai de tous mes moyens. Nous arri-
verons avec de la suite et de l'ordre, à donner à notre aimable
enfant une fortune, assez considérable pour qu'il se marie avanta-
geusement.
» Je pense, mon ami, que tu dois montrer une entière confiance
à notre Eugène : il la mérite à tous les égards ; sa raison, sa rési-
gnation le mettront à l'abri de toute faiblesse humaine. D'ailleurs
son amour pour nous le dédommage déjà du plus ou moins de
fortune que nous lui laisserons, et sur lequel je compte ; mais
- 111 —
un défaut de confiance l'affecterait : si tu m'en crois, dis-lui
toujours la vérité, tu n'auras pas à le regretter.
» J'attends avec impatience que mon Eugène ait fixé ses idées et
réalisé son choix. Il me tarde d'avoir des nouvelles des hauts faits
militaires de mon enfant, ainsi que des détails sur ta propre pré-
sentation, je ne sais si, cette fois, tu pourras être nommé de la
députation de Nimes ; pour celle-ci tout le monde en veut. Notre
maire ne s'est pas illustré, ces temps-ci. Notre préfet non plus, il
nous a tous désenchantés par son absence aux fêtes et au Te
Deum.
» Adieu, mon bien bon ami, fais pour Achille, ton neveu, tout
ce que tu pourras, ainsi que pour D'Anglas ; qu'Eugène soit pre-
nant pour tous. Je n'écris pas à M. de Puivert, porte-lui tous
mes compliments et mes félicitations. Il est possible que Lahondès
parte aussi; si tu es encore dans notre appartement, il descendra
chez toi. »

3 mai
« Je reçois aujourd'hui, trois mai, mon bien bon ami, ta lettre
du 25, je suis toujours plus sensible à tout ce que tu me dis de
personnel et aux grands événements. Tes sentiments d'amitié
pour moi et ceux de notre fils font mon bonheur ; et les
grands événements me font croire que j'habite le séjour céleste.
Aussi, pas une peine, dans tout ce que tu supposes, ne m'occupe,
je n'ai que celle que tu as ressentie ; je sais que notre enfant
est prêt à tout. Je serai toujours très bien partout avec toi, et
avec la certitude que mon fils est occupé d'une manière qui lui
est agréable. Si grande que soit la privation de ne pas le voir cha-
que jour, je désire qu'il réussisse dans le nouvel ordre de choses.
Je trouve qu'il sera bien dans ce petit appartement de Paris, que
tu lui laisseras, et je fais des voeux bien ardents pour que tout
aille à son gré. Tu ne m'as rien dit pour Achille de Cabrières,
sa mère et sa tante t'ont confié son sort ; agis pour lui ainsi
que je te l'ai demandé, lui-même t'en prie et réclame tous ses
droits à votre bienveillance, je te prie de t'en occuper ainsi
— 112 —
qu'Eugène. Tu vois que tous ici veulent offrir leurs services ;
Besson va être auprès de vous, c'est l'abbé d'Esgrigny, qui s'est
chargé de lui, ses parents voudraient qu'il ait du service avec
notre enfant, tant Eugène est bien dans l'esprit de tous.
» Toute la députation va vous arriver. Elle va te
retenir encore,
je ne puis m'en plaindre, mais je n'en désire pas moins notre
réunion. Le motif qui nous sépare, peut seul m'en consoler. Le
seul vrai chagrin que je puisse avoir, serait celui que vous ne
soyez pas où vous êtes. Mes bons amis, jouissez pour vous et
pour moi ; montrez votre vive allégresse partout ; et pour moi,
redites-moi bien tout, n'épargnez pas vos lettres, que je sois
instruite de tout ! Hélas ! soixante heures plus tard, je serais
encore avec vous, et je jouirais du bonheur de voir nos souve-
rains. C'est un regret que je renferme bien vite, mes bons amis,
car je suis persuadée que ma présence est utile ici ; et, d'ici
comme do plus près, j'aime nos souverains, et veux les servir,
en leur faisant l'offrande de ce que j'ai de plus cher. Pour
Avenir d'un coeur, qui ne peut jamais leur être connu, ce sentiment
de dévouement absolu n'en est que plus vrai, et plus sincère !
» Ne faut-il pas do braves gens, en province, qui manifestent hau-
tement leurs opinions ; voilà ma charge, ainsi que celle de vous
remplacer, mes bons amis, dans nos affaires particulières. Tu ne
te trompes pas, mon ami, dans l'idée que tu as sur certainsindivi-
dus : il y a, dans notre population, une partie épouvantablement
mauvaise, nous avons craint un moment de revoir ici les scènes
malheureuses de 90 et 91 ! C'est un pays détestable sous ce rap-
port! Enfin, je vous recommande tous nos bons nimois. Maxime
Ricard, part avec Charles, celui-ci compte aussi sur Eugène. Le
voilà, ce cher enfant, avec bien de la besogne. Vous ne m'avez
rien dit de l'entrée du duc de Berry, j'aurais bien voulu en enten-
dre parler, plus particulièrement, à cause de mon voisin, que ce
silence a affecté ; il en a été malade ; tu me dis tout cela trop
légèrement, reviens à tous ces détails.
» Adieu, mon bon ami, je me porte à merveille, et vous aime
et embrasse de tout mon coeur. Cette lettre est pour ma soeur
- 113 —
j'embrasse aussi tendrement. Nous avons chanté, dimanche,
que
un Te Deum. Le soir, illuminations, que j'ai été voir, avec le
même plaisir que celui que j'avais à prier : voilà ce que c'est
qu'un coeur vraiment royaliste, et je reste ici pour présider à
tout. Les Beaucairois sont venus, ce jour-là, donner un specta-
cle superbe, dont tous les Nimois vous parleront. On nous a
dit, hier, que Napoléon avait été pris par un vaisseau anglais. Est-
ce vrai ? Mes compliments à tous ».

Nimes, 3 mai. (1)


«J'ai répondu à la lettre du 25 avril, par M. Forton, qui est
parti avec M. Charles Surville et Isidore Ricard, mais on
m'a fait craindre que la difficulté d'avoir des chevaux ne les retien-
ne longtemps en route, et alors, je crains à mon tour que votre
tendre intérêt pour moi, mes bons amis, no vous donne de
l'inquiétude. Ainsi donc je reviens à vous écrire, et à vous dire
que je vous aime bien tendrement, et que, si le motif de votre
absence n'était pas ce qu'il est, je commencerais à me plaindre de
mon isolation !
» Voilà cette députation, qui va te retenir encore au moins
quatre jours do plus! et mon Eugène, quand le reverrai-je?
mais, bons amis, point de tourment, puisque c'est pour le Roi et
son auguste famille, que vous êtes séparés de moi : voilà où je
vais puiser des consolations. Depuis avant-hier, il n'est question
ici que de « vive M. de Cabrières », « vive notre bon maire ». A
dix heures du soir, le 3, la rue était pleine de peuple, qui frappait
à notre marteau et faisait un tapage à épouvanter bien du
monde, car ici tout est excès.
» Je ne sais comment cela tournera, mais on se prononce
d'une manière bien flatteuse pour loi. Ce malin, j'ai reçu des
visites pour savoir si cette nouvelle est vraie, et on y ajoute

(1) A M. de Cabrières, rue du Port-Mahon, n° 12, Paris. — Remar-


quer dans cette lettre, l'omission des particules nobiliaires. On n'y
revint généralement qu'un peu plus tard.

8
— 114 —
qu'Eugène est secrétaire particulier du Roi ! Voilà, mes bons
amis, les honneurs que le peuple libre vous décerne. Si cela
était, je ne sais comment tu ferais, il faut attendre l'événement.
Labesneraye, pour me rendre plus sédentaire, prétend que je
serai, un de ces jours, portée en triomphe! mais cela ne me fait
pas faire un pas de moins, quoique je craigne les honneurs. Je
laisse à Charles à te dire toutes les particularités de la position
où il nous laisse ; il part demain avec Maxime ; je ne sais ce
que vous ferez de tous ces Nimois, et où ils trouveront à reposer
leur tète. Je suis toujours ici à attendre les grandes et bonnes
nouvelles et à faire faire des illuminations ; la ville se décore
chaque jour d'une manière plus élégante.
» J'attends avec impatience de recevoir de vos nouvelles, fais
pour Achille, ton neveu, tout ce que tu pourras, sa pauvre mère
a eu bien de la peine à le retenir jusqu'à présent, elle s'en rap-
porte à toi, il faut absolument qu'il trompe à employer sa vie.
...» J'ai remis quatre cents francs à Forton, je ferai tout ce
que je pourrai pour renouveler ces petits envois.
» Je n'écris pas à ma soeur, elle doit se plaindre de moi, mais
c'est vous qui devez écrire, parce que vous avez de belles et
bonnes choses à me dire ; moi, je n'ai qu'à vous parler de mes
sentiments, que vous connaissez.
...» Arrange, aussi bien que tu le pourras, l'appartement de
mon Eugène ; ne lui donneras-tu pas un domestique, je préfère
qu'il en ait un, alors même que nous en aurions nous-mêmes
un de moins. Dupré, tout seul, fera ici notre affaire. »

Nimes, le 21 mai.
« Je n'attends pas le courrier de demain, mon cher mari, pour
te dire ; que rien ne te retienne à Paris. C'est un pays qui ne peut
plus nous convenir, à nous vieux, il faut que ce soit Eugène qui
y tente la fortune, je te prie de ne rien négliger pour cela !
Je suis fâchée que tu n'aies pas profité du premier moment
...
pour être présenté au Comte d'Artois ! voilà M. de Rochemore
en évidence ! Ne pourrais-tu pas le voir pour notre enfant ? Qu'il
— 115 —
me tarde de savoir qu'il est content ! quelle privation que je
doive éprouver d'être séparée de lui, je ne le désire pas moins,
persuadée que c'est une chose qui lui sera utile et même
agréable ! nous lui devons tant à ce cher enfant ! »

Nimes, ce 26 mai.

« La date de ma lettre, mon bon ami, te fera souvenir que


c'est le jour heureux où j'ai donné naissance à notre Eugène :
aussi, avant tout, fais-lui un tendre baiser pour moi. Ne pouvant
célébrer cet anniversaire, avecvous, j'ai été à l'égliseprier Dieu,
pour notre cher enfant ; et toute ma fête s'est bornée à cet envoi
de piété et à la joie de t'écrire. C'est la seule satisfaction que
je puisse avoir, et je la rechercherais plus souvent, si, ainsi que
toi, je n'étais arrêtée par la raison. J'ai reçu, dimanche, ta lettre
du 17, c'est toujours un plaisir pour moi, que de recevoir l'ex-
pression de vos sentiments à mon égard. Tu as l'aimable atten-
tion de me parler beaucoup de notre Eugène, qui est l'objet,
dans ce moment, de toutes mes sollicitudes ; qu'il me tarde de
le savoir parvenu à ce qu'il désire, ne négligez rien pour cela !
mes bons amis ! Besson, à ce qu'écrivent les Ricard, va être
placé. D'Anglas fils est parti hier, avec la même certitude,
comment se fait-il que tu ne me dises rien sur Achille, dont la
mère et la tante sont si préoccupées ?
» Dis-le bien à Eugène, je ferai pour lui tous les sacrifices,
rien ne me coûtera, pas même la privation de le voir ! Je l'aime
pour lui, uniquement : où sera son bonheur, le mien est attaché !
Qu'il soit bien, à Paris, et alors nous serons bien partout.
» Dimanche, nous avons un Te Deum, ordonné par
le Roi.
» Je pars lundi pour Bech, Me de La Besneraye, moi, Louise, et
Mailhan, dans la voiture de Me de Vallongue ; Nancy, Fan-
chette sur des bourriques ! Nous y passons la semaine, jusqu'à
samedi. Le mardi, 7 juin, nous avons un service pour le Roi,
la Reine, le Dauphin et Me Elisabeth. Comme tu le penses bien,
je ne me dispense pas d'assister à ces augustes cérémonies !... »
— 116 —

Bech, ce 31 mai (1).

« J'ai reçu hier, avant mon départ, mon bien cher ami, ta
lettre du 25, je ne comprends pas que tu sois resté quinze jours,
sans avoir de mes nouvelles, j'écris tous les huit jours. Je te sais
bon gré de m'écrire avec la même exactitude, car je ne tiendrais
pas à cette double privation. Toutes tes lettres sont pour moi
d'un bien grand intérêt, d'abord parce que tu m'y exprimes tes
sentiments pour moi d'une manière tout aimable, et que tu me
parles aussi de ceux que tu as pour mon Eugène. Ce que tu me dis
fait tout mon bonheur. Quoiqu'il en soit, je n'hésite pas à désirer
que notre enfant soit attaché, d'une manière ou d'une autre, à
notre souverain ; qu'il soit occupé, qu'il ait l'occasion de dé-
ployer les moyens que la Providence lui a départis, et je serai
heureuse.
» Je désire bien ardemment que tu arrives, je suis enchantée
de l'empressement que tu en as, achève vile les affaires qui te
retiennent à Paris. Laisse à noire fils tout ce qui lui sera agréable ;
qu'il n'attende pas notre départ do ce monde pour commencera
jouir de son aisance Je suis ici, depuis vingt-quatre heures,
!

j'ai trouvé Bech joli, comme il l'est toujours dans cette saison,
Paris m'a un peu gâtée, mais, une fois ici, à demeure, et un
peu plus sevrée de ce que j'ai vu là bas, il m'est possible de
trouver cette habitation agréable, surtout si la maison prenait
un étage de plus.
Nos arbres sont jolis, tu
» en seras content. Je me trouve ici
très bien, mais je n'y ferai pas un long séjour, je suis trop loin
des nouvelles, ce moment surtout devient très intéressant. Ce
n'est pas qu'il me faille autre chose que mon Roi, mais je lui
désire tout ce qu'il doit attendre de notre amour. On est mécontent
ici de ce que M. Guizot soit place aussi avantageusement (2) et

(1) M. de Cabrières, rue du Port-Mahon, n° 12, à Paris.


(2) M. Guizot avait été nommé secrétaire-général au Ministère de
l'Intérieur.
— 117 —
encore plus de ce que M. Lacoste soit seul conservé au minis-
tère de la police ; enfin, les royalistes enragent, je combats ces
mécontents, mais si la constitution est acceptée (la Charte, sans
doute), j'aurai bien de quoi m'égosiller ; j'ai été charmée de te
voir paré de la décoration du lys (1), je le serai beaucoup aussi
si tu obtiens la croix.
» Adieu, mon bon ami, je vous aime et vous embrasse de toute
mon âme, ainsi que ma soeur et sa fille ; mille choses aimables à
« la caserne » et à toutes les personnes, qui veulent bien penser à
moi. Henriette t'embrasse bien tendrement, ainsi que Nancy et
les Laboissière.
» Je parcours toutes nos allées avec un grand ravissement,
en pensant au bonheur de dire : Vive le Roi ! Cette idée me
dédommage de ne pas vous voir ici. Mille tendres caresses. »

Nimes, ce 9 juin 1814.


« Tu ne seras pas peu surpris, mon cher et bon mari, de rece-
voir cette lettre des mains de ton neveu ; mais je n'ai pas eu le
temps de te prévenir de son départ, qui vient d'être précipité
par un article de la Gazette, concernant la formation des Gardes
du Corps : il faut que tu serves de père à cet enfant, et qu'Eugène
soit son mentor ; qu'il soit logé d'abord avec vous, et puis avec
Eugène, si la chose est possible.
» Quel est donc l'événement, arrivé à notre enfant ; d'où et
comment lui est venu ce mal au genou ? Je prévois que c'est
une chute de cheval, ne me laisse rien ignorer de cet accident,
j'ai tant d'amour pour nos maîtres que j'ai le courage d'appren-
dre les blessures que l'on peut avoir reçues, en les servant, et
que j'en suis affectée, mais raisonnablement. Je suis d'une grande
impatience d'apprendre que son sort est fixé. Tout ce que tu
me dis de ta visite au Marquis, m'a fait grand plaisir, tu vois que

(1)La lettre officielle de cette promotion est signée par M. Guizot


(28juillet 1814). Ma grand'mère lui aura su gré de cette signature, et
aura regretté de l'avoir jugé trop vite.
— 118 —
d'ici j'avais jugé qu'il ne fallait pas le négliger. Dieu bénisse cette
entreprise, ainsi que celle que je désire que tu acceptes, par la
certitude qu'elle nous sera avantageuse ; c'est un nouveau bien-
fait de la Providence.
» Voilà le mariage, dont j'ai parlé à
Eugène, et que je te pro-
pose d'accepter : il ne faut rien moins que l'adresse et l'intérêt
que nous porte M. Guiméty (1), pour trouver une pareille occa-
sion, tu juges s'il a mis du zèle à nous servir, mais il faut main-
tenant une décision ; il a écrit que vous étiez occupés du nouvel
état à choisir pour Eugène, mais qu'une fois fixés, vous termine-
riez, en donnant une réponse positive. Je désire que cette propo-
sition puisse vous convenir, mais surtout je prie mon fils de
ne se décider que d'après sa propre inspiration. Il est déjà bien
entendu que notre fils servira le Roi, et que sa femme acceptera
l'idée de ce service, avec ses conséquences. Nous irons nous-
mêmes faire de petits voyages, s'il le faut, à Paris, dans le temps
du service, pour diminuer la longueur des absences. Ne préci-
pitez pas votre résolution, je prierai le curé de me donner du
temps ; soyez heureux, mes bons amis, c'est là mon unique désir,
je vous aime l'un et l'autre avec idolâtrie, je serai toujours
heureuse quand je vous saurai l'un et l'autre satisfaits.
» Nous sommes ici dans les fureurs et les convulsions. La
tiédeur de nos autorités, leur faiblesse devant l'astuce et les
manoeuvres des mécontents, nous excèdent et nous feraient pren-
dre parti pour nos royalistes opprimés, quoiqu'ils ne soient ni
d'une classe ni d'une probité, très recommandables ! Depuis deux
mois, Larondel avait fait une inscription, portant : Les Bourbons

(1) M. J. Fr. Guiméty, alors curé de Milhau, près Nimes, où mes


grands parents avaient une propriété. Ce digne prêtre avait été curé
de cette paroisse, avant la révolution. Ayant refusé le serment, il
ne s'exila qu'à regret, revint à Milhau, dès 1802, reprendre son minis-
tère, jusqu'au jour où il fut appelé à la cure de Saint-Paul, à Nimes.
Il fut pour mon père un ami et un conseiller très éclairé. Il fut nommé
chanoine titulaire, en 1833, et mourut, avec la réputation d'un saint,
en 1839.
— 119 —
ou la mort. Ne voilà-t-il pas que, tout à coup, on le mande
pour qu'il enlève cette inscription, il s'y refuse, en disant qu'il
ne le fera que lorsqu'il en recevra l'ordre par écrit, ou que le
gouvernement l'enlèvera par voie d'autorité ; là-dessus, on
emprisonne trois individus, dits de la société royale, l'inscription
est enlevée, et, par opposition, le zèle prend à chacun de mettre
sur sa porte, en gros caractères : Les Bourbons jusqu'à la mort !
Je ne sais comment la querelle se terminera, je ne vois d'un
côté qu'amour exalté du Roi, et de l'autre dépit et folie républi-
caine ; mais aussi pourquoi ne pas nous envoyer des gens sûrs,
faits pour inspirer la confiance ? au lieu de ceux qui ne prêchent
que la modération et même nous renvoient au Consistoire, alors
qu'il s'agit de ce qui regarde notre culte ! Cependant, nous avons
aujourd'hui une grande victoire, nous ferons la procession !
» Adieu, mon ami, écris-moi souvent. Je vous aime et vous
embrasse de toute mon âme. Achille te parlera de tous nos
fagots ; c'est heureusement la fin, au lieu du commencement de
la Révolution ! Adieu encore une fois, mes bons amis.
» J'ai de nouveau un commandant, logé chez moi, je n'en suis
pas fâchée ; il est arrivé, ce matin, je ne l'ai pas vu, mais il n'est
là que pour quelques jours ! le régiment, qui avait fait comme
celui de Guyenne, à l'époque de la Bagarre, sera envoyé
ailleurs. Il y a des querelles constantes entre les soldats et les
bourgeois, ceux-là ne veulent pas crier : Vive le Roi, et ceux-ci
le veulent ! Ils exagèrent peut-être, mais les autres ont encore
des torts plus grands. »

Nimes, le 15 juin.
J'ai reçu, ce matin, ta lettre du 8, je m'empresse d'y répondre,
bien persuadée du plaisir que te fait mon exactitude à t'écrire,
par celui que je trouve dans la tienne. Je commence, mon ami,
par te dire combien je suis fâchée de t'affliger par les réflexions
qui m'échappent : crois, mon ami, que je ne manque ni de cou-
rage ni de résignation, mais je ne suis pas encore rassurée sur
les moyens d'arranger toutes nos affaires. Bech est vraiment très
— 120 —
joli, les arbres, plantés dans le bois, viennent bien, et tu trouve-
ras de l'occupation à dessiner les allées ; je m'y trouverai
heureuse, mon ami, dès que tu y seras avec moi, dès que je saurai
que notre Eugène y viendra, et qu'il y sera heureux. Quelle
décision aurez-vous prise, relativement à mon projet de mariage ?
je prie Dieu de vous inspirer. Mais, mes bons amis, je m'en
remets à vous et à la Providence, vous me trouverez toujours
soumise et heureuse de votre volonté. Embrasse tendrement
mon bon et admirable fils, parle-lui avec confiance de tout ce
que nous avons à faire, il est de bon conseil, j'ai de grandes
jouissances à lire tout ce que tu me dis de lui ; lues un aimable
flatteur que j'aime et embrasse de toute mon âme.
» Nous partons demain, pour Valergue, Mmes d'Aigallier,
de Cabrières et moi, ces deux dames vont jusqu'à Montpellier ;
nous serons toutes do retour ici, le 20, pour assister au service,
qui se fera le 21, dans la paroisse de Saint-Charles, pour la
famille royale, cl où Me de Vallongue fera la quête.
» La procession solennelle du Saint-Sacrement s'est faite,
dimanche, avec une grande pompe, toutes les autorités civiles et
militaires, la garde urbaine, toutes les dames y ont assisté. Nous
y avons ou un peu chaud, mais nous étions si heureuses de ce
grand événement que nous n'avons pas été incommodées par
une cérémonie, qui a duré plus de deux heures. Mme Roland y
était, Mme de La Baulme était venue, le matin, de Vendargues,
pour y assister ; je marchais avec Mme de Vallongue, La Bes-
neraye n'a pas eu le courage d'y prendre part, mais elle a joui du
coup d'oeil, qui était magnifique. Nous, nous n'avons rien vu,
mais nous en savons assez pour être satisfaites do cette mémora-
ble journée.
» Le peuple était ravi, toutes les fois qu'il apercevait une de
nous; tout s'est passé dans un silence religieux, qui a édifié et
surpris : les rues, les fenêtres étaient encombrées, et on aurait,
comme on dit, entendu voler une mouche. Dis, je te prie, tout
cela à ma bonne soeur que j'aime et embrasse de tout mon
coeur ainsi que sa fille. »
— 121 —

Nimes, 23 juin (l).


« Je suis arrivée, ainsi que je te l'avais mandé, le 20, de chez nos
amis, que j'ai laissés en parfaite santé et toujours aussi bons et
empressés de me revoir. J'ai assisté, le lundi, au service, qui nous
avait fait arriver la veille, le soir, Mme de Vallongue devant faire
la quête, et tenant à notre petite offrande. Cette cérémonie s'est
faite avec le zèle et la ferveur que nous portons à tout ce qui
touche cette précieuse Famille, le discours, qu'à prononcé M. le
curé Bonhomme, a fait répandre bien des larmes. Les urbains (2),
assistent à toutes nos cérémonies avec beaucoup de zèle.
» Nous sommes paisibles dans ce moment et nous espérons
tout de l'avenir. Je brûle d'impatience do voir Eugène placé, et
que tu reviennes bien vite. J'ai fait le sacrifice de mon Eugène
pour le moment, mais il me tarde de connaître l'époque où je
pourrai l'embrasser : il n'y a que mon amour pour le Roi, qui
puisse me donner le courage de ne pas le voir et l'embrasser,
chaque jour. J'attends avec impatience une autre lettre, car celle
que j'ai reçue hier est toute petite. Je suis enchantée qu'Achille
soit arrivé aussi à propos, et que ce qui le concerne soit terminé.
» Je suis, chaque jour, plus persuadée que nous trouverons le
bonheur dans l'habitation de nos mas, et dans la surveillance de
nos biens: je me fais une fête de nous y Avoir, chacun occupé
d'améliorer la fortune de notre enfant chéri, et de le voir lui
même nous seconder. Adieu, quand serez-vous tous deux auprès
de moi à recevoir mes baisers et mes soins ? Ah ! mon pauvre
fils, ce ne sera pas encore. Vive le Roi, puisque c'est là où je
dois puiser ma résignation. »

(1) M. de Cabrières, rue du Port-Mahon, n° 12, Paris.


(2) La garde Urbaine, sorte de garde nationale particulière ; —
M. l'abbé Bonhomme, ancien Doctrinaire, curé de Saint-Charles
depuis 1803, était, dans sa paroisse, l'objet d'une vénération extra-
ordinaire, qui lui donnait sur son peuple une autorité absolue. C'était,
au début de la Restauration, avec M. de Rochemore, les deux membres
du clergé les plus considérables.
122

Nimes, ce 8 juillet

« On me demande, mon bon ami, du temps, avant de donner


une réponse positive au sujet du mariage, dont je t'ai parlé, et
je la recevrai de Lyon, il n'y a, je crois, rien que de très vrai
dans cette demande. Le père de la jeune fille a, plus que nous,
le désir de réussir dans cette négociation, parce qu'il parait
convaincu du mérite personnel de notre fils. Voici sur quoi tu
peux maintenant arrêter tes projets, il te faut revenir et voir à
ton passage, à Lyon, M. Huet (1), qui te donnera de plus amples
détails, Eugène poursuivra sa nouvelle carrière, jusqu'à ce qu'il
plaise à la Providence d'en ordonner autrement. Je n'ai que du
bien à dire de M. de V., sous tous les rapports, mais je vois bien
des difficultés à l'achèvement de cette négociation ; patience et
résignation, mes bons amis : le père de cette jeune fille fait ce qu'un
homme sage et prudent doit faire, faisons-en tous autant.
» Tu as bien raison de ne pas être content de mes lettres, quant
aux détails : c'est que je suis moi-même mécontente de ce que je
pourrais dire, et alors je me tais. Je partirai, selon toutes les
apparences, lundi ; dis-moi où il faut que je t'attende, je pense
bien que tu préférerais arriver à Cabrières, où je serai établie ;
mais comment y grimper, si tu n'as pas de voiture, ou si tu
as un compagnon de voyage ? Il commence à faire chaud, je crains
que ton voyage ne soit pénible, mais enfin il faut pourtant arri-
ver ; je t'attends avec impatience, nous avons besoin d'un grand
accord dans notre administration et surtout d'une pleine et
entière confiance.
» Adieu, mon bien bon ami, j'attends tout de la divine Pro-
vidence, de notre bonne intelligence, de la tendresse de nos
sentiments et du désir que nous avons de faire tout pour Eugène.

(1) Originaire du pays de Gex, précepteur de mon père, pendant


quelque temps, devenu curé de Saint-Nizier, à Lyon, M. Claude-Denis
Huet fut rappelé à Belley par Mgr Devic. Il devint alors membre du
Chapitre de la Cathédrale, et mourut Doyen de cette vénérable Assem-
blée.
— 123 —
Quel fils le mérita jamais plus que ce bon et aimable enfant ?
Mille baisers à tous deux, mes bons amis. »

Nimes, ce 11 juillet.

« Les négociations sont terminées, et l'affaire rompue. J'ai


été aujourd'hui tromper M. le curé, qui, depuis la première
entrevue, avait été obligé de retourner à son poste ; il a pensé que
ce pouvaient être des craintes sur la santé d'Eugène, que l'on
avait dite très affaiblie par sa dernière et cruelle maladie, qui
avaient amené cette issue. Enfin, quelle qu'en soit la cause, il
ne faut plus y penser, ni même le regretter, parce que, réellement,
il y a quelque chose d'étrange dans les procédés du père de la
jeune fille. Mais en voilà assez sur une chose, qui ne m'afflige,
dans ce moment, que parce qu'elle retarde l'heure où je jouirai du
mariage de notre fils. Ma résignation égale ma peine : sous peu
de jours, j'apprendrai peut-être que je dois me féliciter de ce qui
nous arrive. Il n'y a donc plus qu'à rester chacun où la Provi-
dence nous a placés, mon Eugène va devenir un bon et aimable
militaire; nous, nous allons arranger nos affaires, de manière à
lui faciliter une alliance plus avantageuse. Notre enfant évitera ce
qui pourrait lui nuire, il me fera le sacrifice de se ménager sur
tous les points, et ne négligera pas de venir m'embrasser, dès qu'il
le pourra ! Quant à toi, mon ami, rien ne te retiendra plus à
Paris, tu viendras bien vite ; la saison n'est pas favorable pour
voyager dans le Midi où nous avons des chaleurs excessives,
mais tu prendras des précautions pour arriver le moins pénible-
ment possible. Les Forton sortent d'ici, et les nouvelles qu'ils
m'ont données de vous, m'ont fait grand plaisir.
» Les Amédée vont bien, j'ai dîné chez eux aujourd'hui. Je
vais finir, mon bon ami, parce que je suis très fatiguée. Je vous
embrasse, mes amis ; j'attends l'un de vous avec empressement,
et je fais à mon Roi le sacrifice de passer de longs jours, sans le
bonheur d'être avec l'autre : ceci, l'honneur et l'amour le com-
mandent. »
124 —

Ce lundi, 30 juillet.

« Voilà bien des jours, mon bon ami, que je ne t'ai écrit, j'ai
souffert de cette privation, et il me tardait fort de m'en dédom-
mager. Je suis arrivée, samedi au soir, j'ai trouvé ta lettre, l'écrin
précieux, la caricature, un petit billet de ma soeur, et enfin, hier
dimanche, ta lettre du 20. Elle m'annonce enfin que la place de
Chevau-léger, pour notre enfant, est obtenue. Dieu en soit loué !
car j'étais bien impatientée de cette lenteur. Voilà un parti pris,
j'espère que notre enfant y sera heureux et y réussira.
» Je n'ai point vu Forton, il est à Beaucaire, on l'attend ici,
tous les jours ; ainsi je ne sais de vous et de Paris que ce que
tu m'en dis, mais c'est bien aussi ce que j'en aime le mieux.
L'esprit est ici le même toujours : parfait d'un côté et inquié-
tant de l'autre. Les cérémonies religieuses n'ont point été
troublées, mais plutôt respectées, parce que ce parti détestable
agit sourdement, mais de l'argent a été encore distribué, pour
gagner les soldats. Les chefs de ce camp sont bons, à ce que l'on
croit : ce qui nous épargnera peut-être de nouvelles tracasseries.
» Passons à nos intérèts particuliers, ton départ de Paris s'éloi-
gne chaque jour par de nouvelles circonstances, cette lettre ne
te dira rien qui puisse l'accélérer. J'ai été prévenue par M. Girard,
auquel, avec sagesse et discernement, Eugène s'est adressé pour
avoir quelques renseignements, que la famille est revenue d'elle-
même sur le projet avorté.
» En conséquence, je ne pars pas, comme j'en avais le désir,
pour Cabrières ; je reste ici, afin d'être plus au courant de ce qui
se passera et de vous en instruire. Tout ce que me dit le bon
M. Huet est très avantageux à la jeune personne, et me ferait
désirer la reprise de cette affaire ; mais un moment, si décisif
pour le bonheur do notre enfant, me rend craintive. Aussi je
me jette dans le sein de la Providence, et j'attends avec confiance
que tout soit réglé parle grand et seul Arbitre de nos destinées !
Depuis quatre mois, cette main bienfaisante nous a conduits
— 125 —
d'une manière si étonnante qu'il n'y a plus à raisonner, mais à
se laisser guider par elle Voilà où j'en suis, et où je puise la
!

force de vivre loin de mon fils chéri, si le Dieu l'ordonne ainsi.


» Je ne vois pas de nécessité à ce que tu demeures à Paris,
pour attendre la décision de cette grande affaire ; pourtant cela
vaudra peut-être mieux, ce seront huit jours de plus ou de moins,
et, dans le cas où nous réussirons, je sens que tu ferais mieux
par toi-même. Mets la confiance dans le brave et digne homme,
dont lu m'as parlé, remets-lui mes diamants, mes perles, je ne
veux rien conserver, pour moi ; avec cela tu auras les parures
convenables, je ne pense pas qu'il faille des diamants, tu
suivras la mode du moment. Dans les premiers jours de la
semaine, j'aurai peut-être quelque chose d'assuré à vous dire.
En attendant, mes amis, résignez-vous à la Providence : toi, le
père, prépare-toi à venir près de moi m'aider à supporter l'ab-
sence de notre fils chéri ; et toi, cher enfant, ne te laisse pas
accabler par la crainte de ma faiblesse, je croirai que si tu demeu-
res à Paris, ce sera pour ton bien ; et alors je serai heureuse
de ce sacrifice. J'ai passé huit jours chez ma cousine, recevant
d'elle et de son aimable soeur toutes sortes de prévenances ; tous
les soirs, une promenade en voiture, dans les environs. Je t'en-
voie d'elle une lettre do change pour Achille que sa mère
recommande à tes soins et à ceux d'Eugène.
» Je ne vais pas te parler de nos récoltes en détail, je t'attends
pour toutes ces jérémiades, dont nous ne nous entretiendrons
que pour le bien de tous, et pour remettre plus vite les choses
sur un pied tout autre que par le passé. Le mal est grand, les
ressources le sont aussi, ce qui doit nous faire espérer ; mais
pas de demi-mesures ; des soins soutenus, une résidence habi-
tuelle sur nos terres feront beaucoup. Le séjour de Paris nous a
coûté cher, il ne faut pas se le dissimuler, aussi le voilà réglé pour
ce qui me regarde ; Eugène, au contraire, ainsi que je l'en recon-
nais capable, conduira sagement son petit ménage. Etre à Paris,
ne lui sera pas nuisible, et dans le cas où il ne se marierait pas
encore, ce séjour lui serait pour l'avenir de toute utilité : Voilà
— 126 —
où je prends ma résignation, et puis ne nous devons-nous pas à
notre souverain ?
» Adieu, mes bons amis, je vous aime et vous embrasse de tout
mon coeur. Je vais dîner chez Amédée, tous vont bien ; on vous
aime ici beaucoup, on vous désire et chacun fait des voeux pour
notre enfant. »

Les voeux, les prières de ma grand'mère méritaient d'être


exaucés ; et je ne doute pas que, dès le premier jour, où, par
une voie directe, la demande de mon père, pour son admission
parmi les Chevau-légers, passa sous les yeux du Comte d'Artois,
le prince n'ait promis de la faire réussir. Mais ce qui paraissait
alors si simple aux âmes confiantes, était au fond plein de diffi-
cultés.
Si la personne de Napoléon était loin, — son souvenir, son
influence, le problème de son retour, assiégeaient tous les esprits ;
et c'est sans doute ce qui créa alors, en France, un état d'âme,
dont, après un siècle, nous ressentons encore les suites.
Les uns s'imaginaient probablement que le retour des Bour-
bons effaçait tous les événements, accomplis entre 1789 et 1814,
et que le pays se retrouvait tel qu'il existait au début de ces
vingt-quatre années, sans que rien subsistât de ce qui les avait
remplies.
Les autres, au contraire, considéraient comme un malheur ce
qu'ils appelaient « un retour offensif vers le passé » ; ils atten-
daient, ils appelaient, ils étaient prêts à seconder la rentrée de
l'Empereur. Ce qui se passait sous leurs yeux leur causait une
surprise, dont il leur tardait de voir la fin. Cette restauration
imprévue des Bourbons ne serait, disaient-il, qu'un intermède
très court, après lequel, Napoléon, plus modéré dans ses des-
seins, aussi puissant mais plus sage, assurerait à la France libé-
rale le bénéfice de sa gloire militaire, sans lui ravir l'espoir
d'être désormais gouvernée par des principes, liés aux idées
de la Révolution.
— 127 —
C'était donc forcément, tant que les esprits demeureraient
ainsi divisés entre des tendances opposées, une période de
lente réorganisation, même pour les services qui regardaient
personnellement les Princes et le Roi lui-même.
Le 13 juin 1814 seulement, on décida le rétablissement de la
Compagnie des Chevau-légers, placée dès lors sous le comman-
dement de M. le Comte Charles de Damas, qui était désigné
comme « Capitaine-lieutenant». Le 22 juin suivant, parut l'Ordon-
nance Royale, relative à la création de cette Compagnie ; et
le 1er juillet, fut publié le Règlement du service, de l'avance-
ment, des appointements et du rang des officiers, dans ce corps
spécial.
Eugène de Cabrières fut inscrit comme l'un des douze
premiers Agrégés de cette compagnie, sous les ordres de
M. de Damas. Ce fut son premier pas dans la carrière militaire,
à laquelle l'attachaient ses goûts et son dévouement pour la
monarchie. Il prolongea son séjour, à Paris, de quelques semai-
nes pour se présenter aux divers chefs, sous l'autorité desquels il
supposait que les circonstances allaient le placer, et pour com-
mander son uniforme et acheter ses armes. Puis, il quitta la
capitale et redescendit vers Nimes, où il était rendu au commen-
cement du mois d'août.
Entre 1808 et 1814, s'étaient donc écoulées six années, pen-
dant lesquelles mon père n'avait guère quitté Paris ; et s'il y
avait suivi d'abord des cours et pris des leçons, il y avait
surtout mûri peu à peu, dans le commerce de personnes intel-
ligentes et instruites.
C'est à ce moment que je rapporterais l'influence profonde,
exercée sur son esprit et sur son coeur par Chateaubriand. Par
bien des côtés, le célèbre écrivain était fait pour séduire et
enthousiasmer un jeune homme, dont l'âme était accessible à
toutes les passions. La religion jusque-là avait très superficiel-
lement occupé mon père, sans agir ni sur son caractère ni sur ses
moeurs. Il ensuivait les pratiques extérieures, mais il en igno-
rait les enseignements. Le génie du Christianisme lui fut une
— 128 —
révélation ; il comprit, pour la première fois, l'importance du
grand fait historique qui a changé la face du monde ; et loin
de le négliger à dessein, comme il l'avait fait jusque là, il
regretta cette indifférence, et se résolut à étudier sérieuse-
ment l'histoire et les preuves de la religion chrétienne. Combien
de fois j'ai entendu mon père me parler de l'ébranlement intel-
lectuel, causé par la publication de ce beau livre, si bien fait pour
captiver l'imagination, émouvoir le coeur et amener au pied des
autels ceux qui n'en avaient pas encore connu le chemin !
Et puis Châteaubriand était royaliste, et royaliste par la tradi-
tion du sang et par l'exemple des aïeux. Nouvelle et puissante
raison pour donner à sa physionomie morale, aux yeux de mon
père, un invincible attrait ! Comment, élevé par ses parents dans
la haine des révolutions et dans le culte de la fidélité monar-
chique, n'aurait-il pas été séduit par le caractère à la fois si élevé
et si généreux de ce gentilhomme breton, dont l'épée, la plume
et la voix étaient autant d'armes vouées à la défense du trône !
Plus tard, quelques-uns des actes ou quelques-unes des att-
tudes politiques de M. de Chateaubriand, — par exemple sa décla-
ration de sympathie pour la république et son intimité avec Béran-
ger—, étonnèrent et affligèrent mon père, sans toutefois le déta-
cher de lui ; il souffrit aussi du récit si poétique, mais légèrement
irrespectueux, que le jeune René a fait, dans ses Mémoires
d'outre-tombe, des soirées monotones, passées, à Combourg, sous
les regards sévères du silencieux Châtelain ; mais cette souffrance
elle-même venait de son attachement et de son admiration pour
l'auteur des Martyrs. Et, jusqu'à la fin de sa vie, mon père,
assez sobre en fait de livres, avait à la portée de la main, dans
son cabinet, les OEuvres politiques, littéraires et religieuses de
Châteaubriand : on aurait pu dire qu'elles étaient les muscs de
son austère foyer.

D'un acte de Louis XVIII, qui, le 7 juillet 1814, licenciait


l' Armée Royale du Midi, il semblerait résulter que, dès les
pre-
miers jours de la première Restauration, on avait
conçu l'idée
Comte DE CABRIERES
1817
— 129 —
d'appeler sous les armes, dans le Midi, tous les volontaires
royalistes ; ils auraient formé un corps assez considérable pour
en imposer aux partisans de Napoléon, au cas où ceux-ci auraient
tenté un soulèvement contre la royauté des Bourbons.
Rien, dans la vie ou les papiers de mon père, n'indique que,
entre le mois d'août 1814 et les derniers jours de février 1815,
il ait été appelé à servir personnellement. Mais il est très possi-
ble que les divers Commissaires extraordinaires, envoyés en
mission dans chacune des vingt-deux Divisions militaires, alors
existantes, aient songé à sonder autour d'eux l'opinion, afin de
pouvoir, s'il en était besoin, réunir autour d'eux des hommes
de bonne volonté et de courage et, avec eux, s'opposer à une
tentative d'insurrection.
Quoiqu'il en soit, mon père, laissé à lui-même, employa
ce temps d'absolue liberté à étudier la Théorie du Cavalier,
afin de bien remplir les fonctions de sous-lieutenant, si on
les lui confiait dans un régiment déjà formé. Il ne voulait
pas prêter à rire aux soldats ou aux officiers, déjà familia-
risés avec le service ; c'était pour lui une question d'amour-
propre, mais aussi une question de dignité : n'étant point passé
par une école militaire, n'ayant été en aucune manière initié à
un aussi noble métier, il voulait, dès le premier jour, se rendre
et se montrer capable de commander et de conduire la troupe,
à la tète de laquelle il serait placé.
En même temps, il suivait la marche des armées alliées sur
le sol national : voyant, dans ce concert de l'Europe entière contre
nous et dans l'invasion de notre pays, une humiliation cruelle,
mais aussi peut-être une intervention providentielle, qui permet-
trait aux Français de conserver l'ancienne dynastie de leurs
Rois, encore menacée par l'esprit révolutionnaire et par les
souvenirs si récents de l'Empire.

Tout à coup, le 1er mars 1818, le bruit se répandit que


Napoléon avait débarqué aux environs de Cannes, avec onze-cent-
— 130 —
quarante hommes. Se fiant à « la célérité de sa marche », favo-
risée d'ailleurs par une vaste conspiration, et secondée par d'in-
nombrables sympathies, il comptait être à Paris et sur le trône,
avant que rien put lui faire obstacle.
Ai-je besoin de dire quelle émotion une nouvelle si inattendue
causa à mon père. Ses opinions personnelles, son titre de
chevau-léger, les liens déjà contractés avec la monarchie restau-
rée lui apparurent comme autant de motifs de s'opposer,même
par la force des armes, au rétablissement de l'Empire. Et de
plus, quelle immense perturbation ce brusque retour de Napoléon,
si longtemps vainqueur de l'Europe, devait nécessairement
amener en France et dans toutes les Cours ! Les autorités mili-
taires, civiles, administratives, créées les unes par Louis XVIII,
les autres par l'Empereur, allaient se trouver en présence, s'ac-
cuser mutuellement d'usurpation et de fatale ingérence, se
frapper même d'ostracisme ; c'était l'anarchie d'abord, et par suite
de nouvelles haines, de nouveaux déchirements !
Aussi, dans son mémoire manuscrit, une seule expression
trahit l'intime pensée de mon père : « Bonaparte paraît, et tout
est bouleversé ! »
Oui, bouleversé l'ensemble du pays, où deux gouvernements,
— l'ancien et le nouveau, le vaincu et le vainqueur —, se trou-
vent en même temps, en face l'un de l'autre, se soupçonnant et
se détestant, rêvant chacun d'anéantir le régime rival et de le
rendre à jamais impuissant !
Bouleversé aussi, cet avenir militaire, à peine entr'ouvert et
qui se fermait si vite ! A vingt-six ans passés, après une si longue
attente, et quand on se sentait le coeur animé d'un si vif désir
d'être utile à son pays et à son prince, se voir rejeté forcément
dans une oisiveté sans fin ! quel mécompte cruel !
Mais la Providence ne voulait pas abandonner cette âme
ardente et dévouée. La circonstance même, qui paraissait anéan-
tir toutes ses espérances, allait l'attacher définitivement à cette
carrière militaire, objet de ses plus chères ambitions.
Au moment où il se demandait comment il pourrait approcher
— 131 —
M. le duc d'Angoulème, dont on lui annonçait la très pro-
chaine arrivée à Nimes ou dans les environs, et lui offrir son
épée. Mon père reçut, à Cabrières ou à Bech, l'ordre qui lui
commandait de rejoindre, à Nimes, M. le général Merle, en qua-
lité de sous-lieutenant, attaché à son Etat-Major, et comme
officier d'ordonnance de S. A. R. Mgr le duc d'Angoulème.
C'était, je pense, M. le Comte de Damas, son capitaine aux
Chevau-légers, ou bien M. le Comte René de Bernis, qui avaient
fait au prince la proposition d'admettre, auprès de sa personne,
un jeune homme dont ils connaissaient la famille, et qui d'ailleurs
appartenait déjà à la maison militaire de M. le Comte d'Artois.
Mon père assista donc, à Nimes même, aux côtés de M. le
général Merle, à la formation de la petite armée de trois à qua-
tre mille hommes, que le Prince voulait employer à retarder
et même à empêcher l'arrivé triomphale de Napoléon dans la
Capitale.
Le général Gilly, qui commandait à Nimes la IXe division
militaire, était demeuré de coeur dévoué à l'Empereur, et ne s'était
probablement rallié que par force à la monarchie des Bourbons ;
mais, dénoncé au duc d'Angoulême, il avait été relevé par lui
de son commandement et en avait conçu un vif ressentiment.
Il savait d'ailleurs que plusieurs de ses régiments n'avaient fait
que subir, comme lui, la Restauration, et que beaucoup de soldats
avaient, dans leur giberne, la cocardetricolore et l'aigle impériale.
Il ferma donc les yeux, et laissa négligemment quelques trou-
pes de ligne, incertaines et hésitantes, composer le noyau
autour duquel se grouperaient les volontaires royaux, dont on
recevait, à la maison commune, les engagements pour le ser-
vice du Roi, sous la bannière du duc d'Angoulême. De nom-
breuses défections lui paraissaient certaines, et il comptait sur
elles pour se venger.
Mais si les volontaires, en dépit de toutes les oppositions, se
montraient empressés et nombreux, s'ils multipliaient les preu-
ves du dévouement le plus touchant, jusqu'à dissimuler leur
situation d'époux et de pères, afin d'être plus facilement enrôlés ;
— 132 —
ils ne composaient malgré tout qu'une multitude, peu accoutumée
à la discipline et insuffisamment exercée.
Leur bonne volonté fut complète ; leur courage, digne de celui
de leurs officiers ; et, la valeur du Prince aidant, ainsi que celle
de ses lieutenants, — le général d'Aultanc, les Ducs d'Escars et
de Grammont, le colonel Saint-Laurent, le Comte de Damas, le
comte de Vogüé, le comte de Séran et plusieurs autres— la petite
armée royale, glorieuse de son litre, remporta quelques succès.
Elle força le passage de la Drôme, elle entra jusque dans Valence,
et le duc d'Angoulême serait allé à Romans et même jusqu'à
Grenoble, si les soldats proprement dits n'avaient pas fait défec-
tion, et ne s'étaient pas déclarés pour l'Empereur.
Ce fut une grave occasion do désordre et de découragement.
Le Prince redescendit vers Montélimar et s'y arrêta, tandis que
ses volontaires se repliaient vers le Pont-Saint-Esprit, dont le
général Merle occupaitla Citadelle, avec quelques hommes, encore
fidèles au drapeau blanc.
Mais bientôt on apprit que le général Gilly s'était mis lui-même
à la tète d'une troupe considérable et bien armée, et qu'il venait
combattre et disperser les soldats royalistes. L'Empereur avait
de plus envoyé lui-même le général Grouchy contre le Prince (1).
Le 5 avril, à l'annonce de cette attaque inattendue et de la
prochaine rencontre des deux généraux de Napoléon, le lieute-
nant-général Merle crut nécessaire de se replier sur Mondragon,
ne laissant à l'entrée du pont qu'une compagnie d'artillerie,
insuffisante pour en défendre le passage. Il remit la Citadelle à
M. le Comte de Vogué.
Bientôt même, voyant l'impossibilité de tenir à Mondra-
gon, il réunit les officiers do son Etat-Major et leur fit part de
«la nécessité, où il croyait être, d'abandonner son poste», les

(1)Le duc d'Angoulême fut, pendant six jours, prisonnier soit dans
la Citadelle, soit à la Mairie du Pont-Saint-Esprit. Le général Grou-
chy, doublé du général Corbineau, connut, au nom de l'Empereur, les
conditions de la Capitulation et les accepta.
— 133 —
engageant à « se soumettre, comme lui, aux circonstances, et à
cesser de défendre une cause, que la fortune trahissait ». « Ce
n'était pas me trahir, a dit plus tard le duc d'Angoulême au géné-
ral Merle, c'était vous détacher d'un parti que vous jugiez
perdu ».
Je laisse maintenant la parole à mon père, qui a rédigé la
relation d'un grave incident, auquel il fut alors activement mêlé :
« Lié par mon serment et par mes sentiments personnels,
je répondis alors à la communication du Général que, tant que
Mgr le Duc d'Angoulême n'aurait pas déposé les armes, je ne
me croyais pas libre de les déposer moi-même ; et j'annonçai
ma résolution positive de quitter le Pont-Saint-Esprit, et de me
rendre auprès de Monseigneur. Le Général Merle approuva ma
résolution, et m'ordonna même alors de partir sur le champ,
et de dire au Prince de sa part, dans quelle position il se trou-
vait, la retraite qu'il allait effectuer, quels étaient les progrès
du Général Gilly, et l'impossibilité pour Monseigneur de trouver
son salut, autrement que dans une prompte retraite, par la
Provence, où les chemins étaient libres. Un de mes collègues,
M. de Ricard, se joignit à moi, et nous partîmes à l'instant, pour
nous rendre auprès de Monseigneur, que nous rejoignîmes à
Montélimar.
» Arrivés chez S. A. R., vers minuit, nous demandâmes à
être immédiatement introduits, et nous peignîmes au Prince les
dangers de sa situation, avec toute la chaleur que nous inspirait
notre dévouement à sa personne. Les officiers de sa suite écou-
taient en silence, et n'osaient prendre l'initiative d'un conseil,
mais le Prince, se relevant sur son lit, nous répondit d'un ton
aussi calme qu'énergique :
« Je conçois toute la force des raisons que vous m'exposez ;
» mais mon devoir et ma résolution invariable sont de ne point
» abandonner les braves gens, qui ont lié leur sort au
mien.
» Repartez sur le champ, allez dire à M. de Vogüé de tenir tant
» qu'il le pourra au Pont-Saint-Esprit. Dès demain, je le rejoin-
» drai. »
— 134 —
» Nous sortîmes, pénétrés pour lui d'admiration et de respect,
frappés du calme, avec lequel S. A. R. avait écouté notre triste
récit. Je repartis seul, pour prévenir les officiers du Prince. Le
lendemain, en effet, Mgr le Duc d'Angoulême était à La Palud.
Là, s'accomplirent les événements, auxquels on a donné le nom
de Capitulation de La Palud. Jusqu'au dernier moment, nous
avons vu Monseigneur déployer le même sang froid et la même
fermeté. Sa conduite, en cette douloureuse circonstance, ne
démentit point celle de son illustre aïeul, François Ier, à Pavie ;
comme lui, le duc d'Angoulême avait « tous perdu, fors l'hon-
neur ».

Mon père n'avait rien perdu, puisque sa conscience était en


repos. Il a écrit, dans son Mémoire, cette phrase significative,
qu'il nous laissait à méditer : « Je fis la campagne, et m'y condui-
sis bien, j'y signalai mon dévouement bien véritable. J'ai
agi, comme je le devais, j'aime à sentir que tous mes pre-
miers mouvements ont été pour le devoir et le dévouement
absolu ! »
Mais, ignorant quelle tournure prochaine prendraient les
événements, il ne pouvait qu'être profondément triste : l'exil
recommençait pour la famille de Bourbon et pour son Chef. La
carrière militaire, objet pour lui d'une si longue attente, et qui
s'était à peine ouverte à ses désirs, se refermait sans retour ; et
un emploi viril de sa vie lui était refusé.
Il n'en fut que plus sensible à la satisfaction d'avoir pu, avant
le départ du Duc d'Angoulême pour Cette et l'Espagne, passer
quelques heures avec lui dans la Société d'hommes, dont il admi-
rait le cou rage elle désintéressement. Là, je l'ai dit, s'étaient réunis
à la voix de l'honneur, M. le duc d'Escars, le duc de Grammont,
le Comte de Damas, capitaine aux Chevau-légers, le Comte de
Séran, qui allait bientôt devenir, au 10e chasseurs, le colonel
et l'ami de mon père, et enfin son parent et son ami, le Baron
Jules de Calvière.
— 135 —
Là encore, avec quelques soldats, obstinés à ne pas aban-
donner leur drapeau, était demeuré le vicomte Maurice de
Rochemore d'Aigremont, dont le nom, la physionomie, la façon
rude et brève de parler, l'enthousiaste bravoure ont charmé ma
jeunesse et celle de mes frères. Il nous avait tous adoptés, et
mon père n'eut pas de compagnon plus fidèle ni plus dévoué (1).
*
**
De ses courtes rencontres avec le Duc d'Angoulême, mon
père garda une impression, qui l'a accompagné durant toute sa
vie. Il avait épousé les sentiments de sa mère, lorsque, parlant
desBourbons, elle les appelait « mes Souverains ». Ce fut chez lui
un culte véritable ; culte, qui n'enlevait rien à la susceptibilité
très vive qu'il éprouvait vis-à-vis de son propre honneur, et de
sa propre pensée, mais qui l'aurait obligé, le cas échéant, à tous
les sacrifices. C'est ainsi que je l'ai vu, dans ses relations avec le
Comte de Chambord : rien qui sentit le courtisan empressé, mais
une constante disposition à obéir, même à un signe léger qui lui
viendrait de ce côté.
J'ai retrouvé quelques feuilles sur lesquelles, du 9 avril 1814

(1) M. de Rochemore, d'une très ancienne famille du Languedoc


(Nimes), plusieurs fois alliée aux Vogüé, avait été, vers la fin de
l'Empire, officier de cavalerie ; il était, en 1814, capitaine adjudant-
major au 13e Cuirassiers. Dès qu'il apprit la présence du duc d'Angou-
lême, aux environs de Nimes, il accourut se mettre à son service, et
ne quitta plus l'armée, jusqu'en 1830. A cette époque, fatigué de son
oisiveté qu'il avait vainement essayé d'adoucir en composant quelques
nouvelles, il s'enrôla dans l'armée de Don Carlos, et y servit jusqu'en
1837. Revenu alors à Nimes, il y était entouré de considération et de
sympathie. Elu colonel de la garde nationale, en 1852, par sa pré-
voyance et son énergie, il préserva la Ville d'un pillage, concerté entre
une multitude de gens avides et sans aveu. Il mourut subitement,
entre les bras de mon père, en 1853, et mérita les regrets de tous les
hommes, qui admirent le mépris du danger et les misérables sugges-
tions de l'intérêt. Reboul, qui l'aimait, lui a consacré, dans les Tradi-
tionnelles, une pièce très belle. Mlle de Rochemore, son unique fille,
avait épousé M. le Comte de Melun.
— 130 —
au 22 juin, mon père avait consigné, chaque jour, ses im-
pressions et l'emploi de son temps ; je résume ce récit, sorte
d'examen de conscience, qui montre ce qu'était alors l'état
d'esprit de ce jeune officier, arrêté, dès les premiers pas, sur la
route où son zèle l'avait engagé :
» Au Pont-Saint-Esprit : le Prince a signé la Capitulation, et
tout est terminé. Plus d'espérance.
» J'ai déposé mon uniforme et pris, à pied, avec Maurice, sous
un déguisement, la route des Barrinques. Nous sommes demeu-
rés, tout le jour, cachés dans une ferme, car, malgré la capitula-
tion et la promesse, faite au Prince, que les volontaires royaux
(ou miquelets), en regagnant leurs foyers, seraient sous la pro-
tection des autorités, nous savions que, dans les environs d'Uzès
surtout, les populations, surexcitées et abusées, voyaient en nous
des ennemis ; nous voulions éviter les endroits habités.
» Les deux jours suivants, nous avons franchi le Rhône pour
gagner, en dehors des chemins battus, avec beaucoup de fatigue
et quelques inquiétudes, notre vieux village de Cabrières.
» Là, se trouvaient déjà mes bons parents, et je passai avec
eux une partie de l'été. Autour d'eux était groupée une petite
société, formée d'amis, attristés comme nous tous de l'état
général de la France et de l'état particulier de Nimes, où les
querelles religieuses et politiques avaient créé une situation dou-
loureuse et parfois menaçante. C'étaient Rochemore, Henri de
La Boissière, Achille de Cabrières, mon cousin-germain, et sou-
vent M. de Lahondès de Roure, officier d'Etat-major, avec quel-
ques autres. Nos coversations roulaient toutes sur le même
sujet, mais malheureusement les nouvelles ne nous arrivaient
qu'avec lenteur, et passées au crible du gouvernement....
» En dépit de notre nombre et de notre jeunesse, nous sommes
souvent tristes, le désoeuvrement nous pèse. Nous n'avons devant
les yeux que la perspective d'une retraite ennuyeuse, inoccupée
et vide Puis, quelle situation bizarre ! plusieurs d'entre nous
!

sont véritablement officiers. Je le suis moi-même. Nous avons


des chefs désignés, une place marquée ; et nous devons nous
— 137 —
retirer dans nos foyers, et y attendre les ordres de l'Empereur !

Nous ne voulons ni servir l'Empereur, ni donner nos démissions,


cette situation ne peut durer longtemps ; et faudra-t-il, après
tout, nous résoudre à briser nos épées, alors que nous les sen-
tions, il y a quelques semaines, avec tant de joie dans nos
mains ?
» Peut-être la personne, qui souffrira le plus ici de l'état où nous
sommes, c'est ma mère. Elle est horriblement triste et presque
malade. Quand je cause avec elle, je la vois pleine do tourments ;
elle a pour moi les délicatesses les plus recherchées, les faiblesses
aussi de son sexe et de sa tendresse ; puis, tout d'un coup, elle
se relève, son courage se ranime, et c'est avec passion qu'elle
entrevoit pour moi une occasion nouvelle de me dévouer au Roi.
Son âme est combattue entre des intérêts opposés, qui lui sont
également chers : ma vie et mes devoirs.
» L'autre nuit, le bon M. d'Anglas arriva de Beaucaire, pour
entraîner nos paysans dans le rassemblement, qui se fait dans cette
ville, sous les ordres du général de Barre (1). Je dormais profon-
dément ; on essaya de persuader à ma mère de ne pas me réveil-
ler, de me dire ou malade ou absent. « Non, non, dit-elle, je vaux
une Spartiate, Eugène partira » Et elle vint me réveiller, et me
!

presser de partir avec l'inséparable Rochemore.


» Notre séjour à Beaucaire ne fut d'ailleurs ni long ni utile ;
et je revins, comptant sur Rochemore, qui y était demeuré,
pour m'appeler, s'il y avait quelque chose à tenter.
» Rien de tout cela n'est joyeux, et les motifs de mélancolie
sont nombreux ; mais malgré tout, je ne puis m'empêcher devoir
pour moi, dans l'avenir, du mouvement, de l'activité, peut-
être de la gloire : mon âme s'élève et s'agite : je chasse la
tristesse et l'espérance me sourit ! »

(1) C'est ce qu'on a appelé : « l'armée Royale de Beaucaire ». Elle


suffit à irriter, mais aussi à contenir, les révolutionnaires ardents de
Nimes.
— 138 -
Ce que mon père ne disait qu'à lui-même, et ce que son
Mémoire nous a fait lire, c'est que ces trois mois furent rem-
plis par de continuelles occupations (1).
« La lecture d'abord, et pas la lecture de pages frivoles :— Une
grande vie d'Henri IV, « qui l'a vivement intéressé, et lui a
inspiré, pour ce grand prince, une ardente admiration». «Ses
dernières années, — à partir surtout de 1604, ont été consacrées
tout entières à une amélioration progressive de la condition du
peuple. Mais le prince lui-même n'a été compris et vraiment
aimé que par un petit nombre des siens». — De sérieuses études
d'histoire, accompagnées toujours de la rédaction de quelques
extraits, et de réflexions personnelles. « C'est Athène et Sparte,
avec leurs institutions et leurs moeurs » ; C'est « Alexandre, et
l'extravagance héroïque de ses gigantesques projets » ; c'est
« Rome, avec les phases de son organisation politique. »
Il faut faire aussi une place aux lettres : — voici « Montaigne :
ses Essais fournissent sur la Coutume, l'Amitié, l'Education
des enfants, de graves sujets de méditation », en même temps que
« le naturel des expressions, la franchise des opinions et les vives
images, sous lesquelles se présente la pensée, offrent à l'intelli-
gence un perpétuel attrait. »
Pour acquérir ensuite la correction et l'élégance du style,
beaucoup d'essais de traduction : — « un Acte du Coriolan de
Shakespeare, — la lecture de deux Tragédies d'Alfiéri ; et leur

traduction, en français, avec celle d'un article du Spectator. »
Il semblerait que c'est trop ; mais non, — la mémoire a besoin
d'exercice ; et dès lors, dans l'allégresse du matin, quand l'esprit
est le mieux dispos, notre officier, en disponibilité volontaire,
apprendra, par coeur, dans le cours de ces trois mois, «au moins

(1)Je cite, entre guillemets, les indications données par mon père
sur ses études, et je puis dire que, à Cabrières, se trouvent encore les
auteurs et les traductions manuscrites, dont il parle. Il ne se vante
pas.
— 139 —
douze fables de La Fontaine » et y puisera, pour tout le reste de sa
vie, le goût persévérantde cette sagesse aimable et de cette délicate
philosophie (1). Le petit volume, qui contient ces trésors de grâce,
de naïveté maligne et de très humaine philosophie, lui demeu-
rera toujours précieux et sera le compagnon de ses promenades
solitaires.
Mais l'art, l'art qui chante, qui berce, qui repose, et lutte, avec
la voix même de l'homme, pour exprimer la profondeur ou la
suavité des émotions de l'âme, l'art n'aura-t-il aucune place dans
l'emploi de journées si bien remplies ? Certes, non !
Mon père en effet aimait beaucoup la musique, et joignait à
une voix juste et agréable, un sens profond de l'harmonie.
S'il m'est permis de hasarder quelques idées sur un sujet, où je
ne suis guère compétent, je dirais volontiers que notre âme a de
telles puissances, de telles capacités d'émotion, que, souvent, les
moyens habituels de traduire ses sentiments la découragent, plus
qu'ils ne la servent ; elle les trouve insuffisants, les mots lui man-
quent pour les rendre ; et même, avant de leur donner une
forme extérieures, elle est presque impuissante à s'en rendre
compte à elle-même ; ils flottent en elle comme des nuages à
peine formés ; elle voudrait les saisir et n'y parient pas ! C'est
alors que la musique, le chant surtout, et, comme lui, le sonde
quelques instruments plus favorisés viennent à son aide !
Tel le violoncelle, la basse ! mieux que le violon, dont les
notes hautes inquiètent parfois l'oreille, le violoncelle a toujours
une voix grave, profonde, en un sens plus étendue que la parole,
allant plus loin qu'elle, et parvenant ainsi à atteindre ce fond de
sensibilité, que nous portons en nous, sans pouvoir le sonder,
et dont le mystère est à la fois ce qu'il y a en nous de plus intime,
do plus délicat et de meilleur.
Si cela est vrai, comment s'étonner qu'un jeune homme de
belle intelligence et d'extrême impressionnabilité ait éprouvé à

Fénelon n'a pas craint de mettre La Fontaine en parallèle avec


(1)
Anacréon, Térence, Horace et même Virgile.
— 140 —
entendre ou à faire de la musique un plaisir de l'ordre le plus
délicat ?
Pour moi, je me souviens de l'impression que m'a toujours
faite, et que me fait encore, en souvenir de lui, le son du A'iolon-
celle. Le premier coup d'archet, quand il appuie sur les cordes,
semble me toucher moi-même, et réveiller en moi un écho
lointain des chants, dans lesquels mon père versait toute son âme.
Soldat d'une cause qu'on disait perdue, affecté par le chagrin
de sa mère, trop vibrant pour dominer entièrement ses émotions,
trop réservé pour les hasarder dans des conversations légères,
il préférait leur donner libre cours, en tenant son violoncelle, et sa
basse était ainsi la discrète confidente de ses déceptions ou de
ses espérances.
Bien souvent, au cours de ces trois mois, il allait à elle, et lui
consacrait deux heures ou au moins une heure et demie de la
journée.
C'est ainsi, c'est dans cette continuité et dans cette variété
d'occupations que mon père passa les Cent jours : époque, dont
la France a souffert tout entière par l'invasion et la guerre, et
dont le département du Gard a souffert plus encore, par suite
d'événements auxquels mon père n'a pas été mêlé directement,
mais qui ont cruellement affligé et même-ensanglanté son sol
natal.
Il arrêtait, le 22 juin, les notes, d'après lesquelles je l'ai suivi,
à Cabrières, pendant cette période douloureuse ; et le 8 juillet sui-
vant, le Roi Louis XVIII rentrait à Paris, pour y vivre en paix
jusqu'à sa mort, et donner à la France, sous le nom de Restau-
ration, de longues années de calme et de prospérité.

Sans nul retard, poussé par son besoin d'action, et par l'ardent
désir de servir enfin, dans toute la réalité du mot, mon père
signala aux autorités compétentes sa situation militaire, com-
mencée sous d'heureux auspices, mais trop promptement inter-
rompue.
— 141 —
Admis aux Chevau-légers, le 1er juin 1814, il était passé dans
l'Etat-Major du général Merle, avec le titre de Sous-lieutenant,
et avait été attaché, comme officier d'Ordonnance, à la personne
de S. A. R., le duc d'Angoulême.
Au même titre, mais en qualité de volontaire, en attendant
l'organisation du Corps, dès le 1er juillet 1815, il s'enrôlait parmi
les Chasseurs à cheval du Gard.
C'est, à ce moment, que mon père approcha de plus près le
maréchal de Camp, M. de Barre, dont le dévouement s'était
signalé, depuis le début de l'année 1814, et qui avait, à Beau-
coire, pendant plusieurs mois, commandé la petite armée, dont
l'attitude en avait imposé, à Nimes, aux hommes do désordre.
Cet officier, catholique par le baptême, mais appartenant à une
honorable famille protestante de Brignon, dans le Gard, avait
servi depuis sa jeunesse, et toujours avec distinction. Au retour
de l'émigration, il était entré dans l'armée anglaise (1).
Revenu plus tard dans sa patrie, il avait attendu l'heure où les
circonstances politiques lui rouvriraient les portes de l'armée ;
et, pour occuper ces loisirs forcés, dont le poids lui était lourd, il
s'était astreint à consigner, chaque jour, dans des mémoires
intimes, le récit des événements, dont il était le témoin ou l'ac-
teur, en y mêlant ses réflexions.
Dès qu'il se fut lié avec mon père, il lui donna le conseil
d'imiter son exemple ; et je doute que lui-même ait écrit autant
que son disciple. Combien je regrette aujourd'hui que, à la suite
d'une révision générale de ses papiers, datée de 1844, mon père
ait mis au feu les journaux manuscrits, les mémoires de politi-
que et de littérature, les correspondances qu'il avait rassem-
blés, depuis 1810. Nous aurions eu, là, sur la vie de Nimes et du
département, au dix-neuvième siècle, des renseignements très
utiles, et d'un vif intérêt. Ils eussent été sans doute accusés de
partialité, mais, pour bien juger d'une cause, ne faut-il pas

Dans un régiment du Comte de La Châtre, où il avait eu le rang


(1)
du Lieutenant-Colonel.
— 142 —
écouter les partisans et les adversaires ? La maxime des
en
anciens n'était-elle pas ; audi altérant partem. Ecoutez la partie
adverse.
Quoiqu'il en soit, sous la bienveillante protection du Baron
Jules de Calvière, son parent et son ami, mon père, bien accueilli
par les chefs provisoires du 10e Chasseurs, reprit, avec grande joie,
le métier de son choix. Et sa mère, comme elle l'avait tant désiré,
put le voir enfin sous le costume, élégant et distingué, qui le
dédiait pour longtemps au service du Roi.

Il était dit que la dernière moitié de l'année 1815 se ressenti-


rait, jusqu'à la fin, du trouble apporté dans le pays par les
Cent jours.
Les Rourbons étaient rentrés, mais ils avaient contre eux des
préjugés, qui dataient de la Réforme et de la révocation de l'Edit
de Nantes. Les années, écoulées depuis la Révolution, le Consulat
et l'Empire, avaient été employées à représenter ces princes
comme les ennemis de tout progrès et de toute liberté. Aussi
leur rétablissement inattendu avait-il été accueilli avec plus de
surprise que de sympathiepar une partie considérable de la nation.
Peu à peu, devant leurs actes de générosité magnanime, les
préventions se seraient atténuées, on serait revenu vers eux, et
l'unanimité se serait faite dans les esprits et même dans les
coeurs. Malheureusement, la violente interruption de ce premier
essai de pacification remit en présence deux partis, qui se repro-
chaient l'un à l'autre une existence, que chacun considérait à
son point de vue comme un crime.
Le département du Gard en particulier fut livré à ces dissen-
sions intestines : si bien qu'on eût pu le croire partagé en deux
camps ennemis, toujours prêts à s'accuser et à se combattre.
L'armée y était représentée par un régiment de Chasseurs,

le 10e —, formé dans le pays même, et animé par conséquent de
dispositions particulièrement bienveillantes à l'égard des habi-
tants de Nimes et des environs.
— 143 —
A en juger par l'état matériel dans lequel il se trouvait, ce
régiment n'avait rien de bien menaçant. « Les chasseurs étaient
dans un tel dénûment qu'ils montaient à cheval en sabots, et
que beaucoup des étriers étaient attachés à la selle avec des
cordes. »
Mais la couleur de son drapeau déplaisait à bien des gens et
le leur rendait suspect. Les actes les plus simples de ses officiers
étaient interprétés de telle façon qu'on y trouvait l'occasion de
scènes violentes et quelquefois sanglantes. C'est ainsi que se
produisit, à Ners, petit village non loin d'Alais, un incident
déplorable, dont mon père à souffert toute sa vie.
Voici comment il l'a mentionné dans son mémoire :
« Le 24 août 1815, jour anniversaire de la Saint-Barthélémy,
les chasseurs du Gard, où j'étais alors lieutenant, partirent de
Nimes, à peine formés, presque sans uniformes et sans armes,
pour céder la place à la Cavalerie Autrichienne, à laquelle,
contre l'avis du Préfet de Nimes, on voulait faire tenir garnison
dans tout le département. Parvenu à Boucoiran, je fus détaché
par le Colonel sur Ners, avec la compagnie de Saint-Victor, dont
je faisais partie. Dans ce village, nous trouvâmes tout en rumeur
et avec un aspect menaçant. Vers le soir, on m'avertit qu'un
rassemblement de paysans armés se faisait sur les hauteurs
qui environnent le village, et qu'on avait l'intention de nous
attaquer.
» On parlait de craintes, répandues dans la région, de massacre
probable des protestants ; et c'était là, disait-on, ce qui avait fait
prendre les armes aux gens du pays. Comme tous mes hommes
— simples recrues, à peine armés — étaient déjà dispersés
dans le Alliage, et que la nuit s'avançait, je fus frappé du dan-
ger de notre position. Désirant vivement y échapper, et croyant
qu'il était possible que le peuple fût égaré par les bruits inquié-
tants qu'on avait fait courir, et qui acquéraient plus de force
par suite du malencontreux anniversaire, auquel nous étions
bien loin d'avoir songé, j'essayai d'aviser.
» Responsable, comme lieutenant, du
détachement dont il
— 144 —
s'agit, et craignant que l'attaque, dont une vague rumeur m'an-
nonçait l'imminence, ne devint, par l'importance qu'on y atta-
cherait, le signal d'une sorte de guerre civile, je crus faire un
acte de chef et de bon citoyen, en offrant de me porter, en
parlementaire, au devant de ces insurgés. Je demandai donc
un homme de bonne volonté pour me conduire à eux.
» Un jeune homme (1) se présenta, et nous partîmes
ensemble,
immédiatement. A peine sortis du village, nous fûmes arrêtés par
le qui vive de deux sentinelles, en faction, qui, sans attendre
notre réponse, ni prendre garde aux mouchoirs blancs que nous
agitions en signe de paix, déchargèrent sur nous leurs fusils. Les
deux coups, tirés à vingt pas tout au plus, portèrent tous les
deux : je reçus une balle dans le bras droit, et le brave homme
qui m'accompagnait tomba mort à mes côtés. (J'ai su plus lard
que c'était le maire même du Village ; il s'était sacrifié pour ses
concitoyens.)
«Mes soldats, accourus au bruit de ces détonations, et le reste
de la Compagnie Saint-Victor se rassemblèrent sur les bords du
Gardon et y passèrent la nuit. Pour moi, malgré ma blessure,
légère d'ailleurs, ou peut-être afin qu'elle fut mieux pansée et
guérie plus vite, on me commanda de retourner à Nimes, d'aller
raconter aux autorités ce qui venait d'arriver, et do prendre
de nouveaux ordres.
» Dès le 25 au matin, les soldats Autrichiens, arrivés de la
veille à Nimes, furent dirigée sur Ners. Ils y arrivèrent, vers
deux heures de l'après-midi, et trouvèrent les insurgés, rangés
en bataille, et les attendant. Dès que ceux-ci se virent à portée de
la troupe, sans autre préambule, ils firent feu, tuèrent quatre
soldats, et en blessèrent neuf. Alors, le Commandant Autri-
chien ordonna la charge, et mit les rebelles en déroute. Ils eurent
plus de soixante morts ou blessés. On leur fit plusieurs prison-

(1)Cet homme courageux, victime de son dévouement, s'appelait


Paul Perrior ; il avait été maire, avant 1815.
— 145 —
niers, dont trois, conduits à Nimes, furent, sur l'ordre du comte
de Stharemberg, fusillés le soir même.
» Ainsi le déplorable assassinat de l'ancien maire de Ners fut
presque trop vengé par le combat et les exécutions du lendemain !

Mais comment s'expliquer la transformation singulière, en vertu


de laquelle le chef de cette petite compagnie de Chasseurs du Gard
est devenu, pour une partie considérable de l'opinion, et jusque
dans des salons ministériels, l'assassin du Maire de Ners, tandis
qu'il avait été frappé lui-même aux côtés de cette généreuse vic-
time ! Tels sont pourtant les faits, racontés comme un homme
d'honneur les affirme et les garantit (1) ».

Au lieu de nuire à mon père, dans l'esprit de ses chefs, le


courage qu'il avait montré à Ners, et peut-être sa hardiesse,
qu'il appelait lui-même de l'imprudence, lui attirèrent de leur
part une marque de confiance, qu'il tint à honneur de justifier.
Le Préfet du Gard parut redouter en effet qu'une partie de

(1) Mon père fut obligé d'écrire une note, à peu près pareille, à M. le
Baron de Calvière, alors attaché au ministère, pour lui permettre de
rectifier les renseignements erronnés, que M. Chabaud-Latour, alors
député de Nimes, avait reçus de ses électeurs et communiqués à la
Chambre, le 3 avril 1825, sans les avoir vérifiés. — Mon père ajoute,
dans son Mémoire ces quelques lignes : « Cet événement, dans lequel je
me conduisis avec imprudence mais avec courage, a pourtant attaché
à mon nom l'épithète d'assassin du Maire de Ners, et m'a valu, pen-
dant près do dix ans, des menaces et des lettres anonymes, où l'on
ne parlait de rien moins que de me « manger le foie, ou de telles
autres gentillesses. »
Cette agitation d'ailleurs avait été fomentée par un certain
Duroc (Dominique-Antoine), ex-prêtre, qui, après avoir abjuré, était
devenu instituteur à Saint-Christol, et enfin commissaire du Canton de
Vézenobre.— (Voir les pièces du procès de Duroc, au greffe du parquet
à Nimes, 6 août 1816.— La rédaction en a été faite avec une telle légè-
reté que, tout le temps, on donne à mon père le nom de M. le Marquis
Calvière-Vézenobre.)
10
— 146 -

son département ne contint des mécontents, capables de méditer


et de réaliser une insurrection armée contre le gouvernement
royal. Il communiqua ses craintes à MM. de Calvière-Vézenobre,
René de Bernis, de Vogüé, à tous ceux que leur valeur, leur
influence, leur connaissance exacte des intérêts du pays et du
caractère de ses habitants rendaient capables de mieux appré-
cier les difficultés de la situation.
La présence de l'armée Autrichienne gênait alors pour les
résolutions à prendre, parce qu'on la sentait trop disposée à
traiter en véritables ennemis ceux dont les opinions étaient
contraires au pouvoir existant.
On décida cependant de procéder à un désarmement général,
dans les cantons du département, où l'on supposait que se préparait
une insurrection. C'était une mesure grave, et de nature à exci-
ter de profondes colères et de longs ressentiments. A s'y résou-
dre, il fallait la confier à un officier, dont le tact, le jugement,
l'énergie servissent les intérêts qu'il aurait le de voir de protéger,
sans provoquer un redoublement d'impatience contre l'autorité
militaire, exécutrice des volontés de l'administration centrale.
Mon père, le bras droit encore en écharpe, fut choisi, dès le
28 août 1815, pour opérer ce désarmement, dans les cantons de
Sommières et de Saint-Mamert, et dans quelques communes,
placées sur la lisière de l'un et de l'autre.
Une circulaire du Préfet avait averti les habitants de ces
diverses agglomérations de la nécessité où ils étaient de livrer
leurs armes à l'officier, « commissaire militaire du gouverne-
ment », qui viendrait les réclamer et les recueillir. Comme sanc-
tion à ces prescriptions, déjà pénibles, un corps de cavaliers
autrichiens venait, aux frais des Communes, occuper le Canton ;
et, dans chaque village un peu important, on laissait un total de
cent quatre-vingt douze hommes, commandés par trois officiers.
On devine avec quels regards défiants et irrités, les habitants
de ces villages accueillaient celui qui, armé lui-même, venait
exiger la reddition des armes qu'ils pouvaient avoir.
Mon père fit publier à nouveau la circulaire préfectorale et,
— 147 —
du 30 août au 8 septembre 1815, il accomplit avec exactitude la
mission qu'on lui avait imposée. Si pour lui elle était dure, elle
l'était plus encore pour ceux à qui elle s'adressait; dès lors, il
s'efforça d'en tempérer la rigueur par les ménagements qu'il
jugeait nécessaires, et que ses Chefs voulurent bien approuver.
D'eux-mêmes, les habitants ne livraient rien. 11 fallait alors,
tout en se gardant contre des délations mensongères ou intéres-
sées, obtenir, par les Maires et par quelques conseillers munici-
paux, des renseignements plus voisins de la vérité, sur la nature
et la quantité des armes renfermées dans chaque maison ; mais
le plus souvent, soit par crainte des ressentiments ou même des
vengeances, trop faciles à prévoir, soit par suite de prétentions
injustifiées au droit, qu'avaient jadis les gentilhommes de porter
les armes, ceux qui auraient pu éclairer le Commissaire royal,
se taisaient et lui créaient ainsi de constants embarras.
Au bout de tous ces voyages, de toutes ces recherches, mon
père réunit un nombre d'armes assez important qui furent
déposées à la Préfecture. Si l'on eut ainsi la preuve que tout
n'était pas sans fondement dans les soupçons que l'on avait
conçus, peut-être cette constatation insuffisante avait-elle laissé
derrière elle plus de colères et moins de sympathies qu'on ne
l'avait pensé.
J'ai, sous les yeux, les notes personnelles, prises sur place
par mon père. Il serait curieux de voir ce que, après un siècle,
sont devenues les familles, dont les noms figurent sur cette
enquête minutieuse. Ont-elles persévéré dans leur opposition
aux idées d'ordre, au point de vue politique et religieux, ou bien,
au contraire, une expérience prolongée les a-t-elle ramenées à
plus de modération et de justice vis-à-vis des vieilles institutions
de la France? Je me défends de répondre à cette question; mais,
hélas ! on n'assiste guère à la mort des préjugés invétérés : ils se
transforment, ils prennent des couleurs différentes, mais ils sub-
sistent; et leur influence, à travers les âges qui se succèdent,
continue à entretenir les funestes divisions, dont souffre un pays
tel que le nôtre.
— 148 —
Mon père eut au moins la satisfaction de recevoir de ses chefs,
le maréchal de camp, comte de Vogüé, et le comte de La Garde,
le témoignage « do leur confiance et l'appréciation de sa
conduite distinguée » dans l'accomplissement de l'oeuvre dont
il avait été chargé (1).

Entre le mois d'avril 1815 et le 27 septembre de la même


année, le régiment des Chasseurs à cheval du Gard avait été
commandé par des chefs provisoires, qui s'étaient rapidement
succédés, et n'avaient pu lui donner une solide organisation.
Heureusement, à la fin de septembre, il fut confié à M. le Comte
de Séran.
Cet officier, alors âgé de quarante-deux ans, était au service
depuis 1785 ; il n'avait jamais quitté les armes, si ce n'est par
force, entre les années 1798 et 1814. Dès qu'il apprit l'arrivée,
en Bas-Languedoc, du duc d'Angoulême, il vint lui offrir son
épée, et fut alors nommé Chef d'Etat-Major à l'armée de Provence,
par le général, marquis de Rivière. Au moment de la capitula-
tion de La Palud, il se constitua prisonnier avec le Prince et
sollicita de lui la faveur de l'accompagner en Espagne ; mais le
duc d'Angoulême lui demanda au contraire de demeurer en
France pour aider à préparer son retour, et il le fit en des ter-
mes extrêmement flatteurs.
C'était donc un vrai chef que recevait le 10e chasseurs, d'abord
comme lieutenant-colonel, et un peu plus tard comme colonel
en titre, à partir du 4 novembre 1815.
Les derniers mois de cette année si mouvementée et tous ceux
de l'année 1816 furent employés à reformer complètement
le Régiment, et à lui donner une physionomie et une éducation
vraiment militaires. Le Colonel y apporta tous ses soins, et y fut
aidé par quelques officiers de l'ancienne armée, à qui la cocarde
blanche ne faisait pas peur. Entre eux, mon père distingua tout

(1) Lettres originales du 10 et du 14 septembre 1815,


— 149 —
de suite M. Gobin, homme d'honneur et de mérite, brave et
dévoué, qui de son côté s'attacha à ce jeune lieutenant, capable
de s'instruire, et lui apprit tout à fait son métier.
Il semble que cette année 1816 ait été particulièrement douce
pour mon père. Voici comment il en parle dans son Mémoire.
« Indépendamment des travaux très actifs de ma nouvelle
carrière, j'avais, à Nimes, à cette époque, des occupations
agréables. Je faisais beaucoup de musique, dans la société de
quelques femmes vraiment aimables. J'y passais fort bien mon
temps, dans ce laisser-aller si doux, qui plait tant à la jeunesse.
Je travaillais toujours un peu, et je faisais des lectures sérieuses,
dont je retrouve la trace dans les cahiers de notes que je rédi-
geais chemin faisant.
» Notre petit cercle était à la fois artistique et littéraire, et non
sans une nuance de bel esprit, dont je me plais à donner un
échantillon. C'est un portrait sans nom :
» Portrait d'Alcippe : Alcippe est bon et aimable. Depuis
quelque temps, il veut que je fasse son portrait, c'est vouloir que
je le loue, et que je dise de lui de jolies choses ; je le veux bien
ainsi. Lorsqu'il changera de caractère ou d'humeur, je prendrai
d'autres pinceaux, et mes deux portraits, si on les rapproche,
donneront une vraie idée du modèle. Je puis donc tout dire, sans
risquer de donner de lui une idée trop avantageuse, j'aurai sous
la main, s'il le faut, le moyen de me corriger. Me voici, la plume
entre les doigts, et je commence :
» Une tournure distinguée, une physionomie spirituelle et ten-
dre, un regard délicieux, un sourire charmant, un esprit aimable
et délicat ; voilà ce qui plaît. Venons à ce que j'aime, à ce qui
m'a attaché à lui pour ma vie entière :
» Une imagination très vive, peut-être un peu de cette exalta-
tion, qui anime le sentiment ; une âme encore plus passionnée
que tendre ; beaucoup d'amour-propre, mais qu'on est facile à lui
pardonner, parce que cet amour-propre ressemble à de la fierté,
et vient d'une excessive délicatesse, ou du sentiment qu'il a de
ce qu'il vaut : sentiment, qui sied bien à celui qui vaut réel-
— 150 —
lement quelque chose. Tel que je viens de le caractériser, l'amour-
propre, chez Alcippe, cède entièrement à la crainte d'avoir offensé
ou affligé ceux qu'il aime. Dans ces moments délicieux, il devient
tout ce qu'il est possible de trouver de meilleur, de plus tendre,
presque de plus caressant.
» Alcippe est, par dessus tout, bon et reconnaissant. Il y a en
lui quelque chose, qui fait sentir si vivement ces qualités, que,
lorsqu'il lui arrive de cesser d'être l'un ou l'autre, on est tou-
jours tenté de supposer que c'est par calcul, ou par une sorte
de système. Il est si naturellement bon qu'il l'est souvent,
sans s'en rendre compte, et même en ayant une intention con-
traire. Il apprécie la moindre attention et l'expression de sa gra-
titude a alors un abandon si spontané, si gracieux, qu'on
regrette de ne pouvoir tenter pour lui l'impossible. Il a cette
timidité, qui révèle l'émotion et inspire la confiance. Je ne
suis point convaincu de la sévérité de ses principes, mais, sa
délicatesse, son désir d'être véritablement aimé, de devoir
tout à l'affection m'inspireraient une entière sécurité. Sou-
vent, seul avec lui, je me défierais peut-être de mes sentiments
personnels, jamais des siens. Je me figure Alcippe extrêmement
aimable dans l'intimité, attentif, complaisant. Je lui ai souvent
vu cette amabilité, qui vient plus de la bonté du coeur et du
caractère que de l'esprit. Jamais rien en lui qui ressemble à de
la méchanceté.
» Il a, de son propre aveu, le caractère mobile, et de cette mobi-
lité naît la seule légèreté dont on puisse l'accuser. Ses vrais
amis doivent s'en réjouir, il eût été trop à plaindre sans cette
succession rapide d'impressions. Malheureux, il cesse d'être
communicatif, il devient même injuste. Cette injustice prend sa
source dans l'éducation qu'il a reçue, et dans l'impétuosité de ses
sentiments. Si Alcippe a des travers, il les doit surtout aux
circonstances dans lesquelles il a vécu ; je ne crois pas qu'ils
aillent jamais jusqu'à son coeur.
» Ne pas le reconnaître à ce portrait, me paraîtrait bien éton-
nant. C'est un ami qui a voulu le peindre ; tout ce qu'il en a
— 151 —
dit, lui a été suggéré par une expérience personnelle. D'ailleurs,
Alcippe n'est pas pour tous ce qu'il est pour cet ami. Cependant,
en revenant de nouveau à chacun des traits sur lesquels j'ai
appuyé, je ne puis m'empècher de m'écrier dans l'élan de mon
coeur : Ah ! c'est bien lui, c'est bien celui que j'aime autant que
ma vie. »
Mon père n'aurait point conservé cette feuille légère, et je ne
l'aurais pas citée moi-même si elle n'avait eu sa contre-partie,
dans une autre page, sérieuse et mélancolique, que l'on pourrait
dire : mouillée de larmes. Au moment, en effet, où mourait celui
dont il avait pris plaisir, autrefois, à esquisser l'aimable jeunesse,
mon père voyait cette vie, promise à un heureux avenir, se ter-
miner tristement, et dans son Mémoire, il constatait ce doulou-
reux mécompte :
« 1832, 8 juillet.— Achille de Cabrières, le seul parent de mon
nom qui me restât, vient de mourir : il n'avait guère que trente-cinq
ou trente-six ans. Né avec de l'esprit et d'un extérieur agréable, il
avait reçu une bonne éducation dans l'un des meilleurs collèges
de Paris. Il en avait bien profité, il avait une solide instruction
et du goût pour les lettres ; mais son caractère était inquiet et
soupçonneux ; cette disposition fâcheuse l'empêcha de réussir.
Entré au service, à la Restauration, il fut successivementgarde-
du-corps, puis aide-de-camp du général Donnadieu, il aurait pu
réussir et s'ouvrir une carrière honorable. Mais la bizarrerie
de son caractère, et la jalousie qu'il conçut, sans motif, d'une
préférence apparente de sa mère pour son unique soeur, mirent
obstacle à tout le bien qu'on attendait de lui. Affecté de la
conduite de quelques-uns de ses parents, se méfiant de tout le
monde, il s'éloigna peu à peu de tous ceux qui lui voulaient du
bien.
» Dans un moment d'irritation, et comme pour
souligner son
isolement, il vendit à fonds perdu la succession de sa mère ; ce
qui acheva de le brouiller avec sa soeur et, par suite, avec toutes
ses relations naturelles. Il a passé le reste de sa vie à chercher
le moyen de rompre un acte qui ne pouvait être rompu, et à
— 152 —
s'exalter la tète sur ses peines et sur les injustices qu'il pensait
avoir éprouvées.
» Enfin, tant de chagrins parurent momentanément égarer sa
raison, et brisèrent avec son coeur tous les ressorts de sa vie. Il
a succombé lentement au mal qu'il s'était fait à lui-même, et
dont il n'avait pas su guérir. Heureusement, vers sa fin, les senti-
ments religieux, qu'il avait puisés dans sa première éducation,
se sont réveillés, et il est mort paisiblement, soutenu par la foi,
dans la plénitude de sa raison.
» J'étais peut-être la seule personne à qui il eût conservé quel-
que affection, et je l'ai pleuré comme un parent, comme un ami
de ma jeunesse, consolé moi-même de l'avoir perdu par l'idée
que la mort avait été pour lui une délivrance et le terme de maux
devenus incurables ».
Ce n'était pas, par un amusement littéraire, qu'après avoir
esquissé la gracieuse image d'un enfant de vingt ans, de bonne
figure et de vif esprit, mon père peignait tristement la précoce
vieillesse et la disparition prématurée du même personnage,
devenu homme, mais désenchanté, sombre, solitaire et le coeur
vide ! C'était une leçon de la vie, un avertissement pour lui-
même et pour ceux à qui son expérience personnelle devait
apprendre à combattre leurs défauts. Dans cette lutte de l'exis-
tence, où chacun de nous reçoit, à chaque instant, ou la récom-
pense de ses efforts ou la punition de ses fautes, il est utile de
se mettre sous les yeux des exemples.
Le Mémoire de mon père continue par les lignes suivantes :
« Bien que je n'ai jamais aimé les précieuses, je me plaisais
ainsi au marivaudage de notre petit hôtel de Rambouillet.
Il me paraissait alors, et je le pense encore aujourd'hui, valoir
mieux que la rude gaieté des salons actuels. Aussi au cours de
cette année, je me laissai aller à commettre une foule de
petites pièces, en prose et en vers, qui heureusement ont disparu».
Les pièces elles-mêmes ont disparu ; mais ce qui a accompagné
mon père jusqu'à la tombe, c'est une sensibilité de goût prodi-
gieuse, qui lui faisait savourer tout de suite, où qu'il les rencon-
— 153 —
trât, le charme d'une expression heureuse, la délicatesse d'une
pensée ou la profonde vérité d'une réflexion morale (1).
A la fin de 1816, le 10e Chasseurs parut assez formé pour
subir un déplacement — il fut envoyé à Vienne. Mon père
trouva cette garnison assez agréable et y fit, en particulier, la
connaissance d'une dame âgée, Mme de Vieville, mère du lieute-
nant de gendarmerie, dont la conversation lui plut assez pour
qu'il alla chez elle presque tous les soirs. Il profitait des leçons
que lui donnaitl'expérience d'une femme intelligente et réfléchie :
mais ce que mon père ignorait, c'est que, en se rapprochant de
Lyon, il allait au devant de la compagne, qui devait être la béné-
diction de sa vie et l'honneur de la nôtre.

(1) Quand mes frères furent entrés dans leurs carrières et dans le
monde, mon père s'amusait à les interroger sur la couleur et la coupe
des vêtements à la mode. Avec moi, c'était le tour des lettres : « Que
lis-tu là ? — Papa, c'est « l' Imitation en vers, de Corneille », — ou bien
l'Itinéraire, marqué à la fin du Bréviaire romain, ou un des volumes de
Didot sur les poètes latins » ; et mon père de s'exclamer sur un vers,
âpre mais puissant de la traduction de Corneille, ou sur le sens pro-
fond d'une parole liturgique : « in oestu umbraculum — in lassitudine
vehiculum — in lubrico baculus — ou bien ce vers de Publius Syrus :
« Amor, ut lacryma, oculo oritur ; in pectus cadit, » « l'amour jaillit
des yeux, comme une larme ; comme elle il tombe dans la poitrine ».
— 154 —

IV

1817

Durant les premiers mois de son séjour à Vienne, mon père,


tout entier à sa carrière et aux tendances de son esprit, acheva
de régler pour toujours l'emploi de son temps.
Je cite un long passage de son Mémoire, dans lequel il se
rend compte à lui-même de ses dispositions, et esquisse son
plan de vie :
« L'excellent M. Malroux, mon ancien précepteur, dans l'une
de ses dernières lettres, pleine des illusions affectueuses de son
attachement pour moi, me conseillait de « distribuer mon temps,
de manière à ce que rien d'essentiel n'échappât à la curiosité de
mon esprit. Il voulait exciter, dans tous les sens, cette curiosité
intellectuelle, et me souhaitait d'acquérir toutes les connaissan-
ces, utiles et convenables à la position où je me trouverais : afin
de ne me trouver, par ma faute, inférieur à aucun de ceux avec
qui j'aurais à vivre. Il me recommandait l'étude, la lecture des
meilleurs modèles et la conversation avec des personnes intelli-
gentes et instruites. J'ai tâché de suivre ces sages et affectueuses
indications.
» Les goûts de travail, d'étude, de littérature, de culture
musicale, que j'avais naturellement, se sont développés ; et j'ai
pris l'heureuse habitude de leur consacrer une partie de mes
journées. J'ai eu, dans le monde, assez de succès d'esprit et de
— 155 —
conversation. Parmi les amateurs et les artistes, j'ai acquis une
petite renommée, et j'ai eu quelquefois l'honneur de faire de la
musique avec des gens de grand talent, par exemple, avec Vidal,
Pasdeloup, Habeneck, etc. J'ai vu, avec plaisir et profit, des
hommes et des femmes célèbres, l'abbé Delille, Mme de Genlis,
Mme Lebrun, les Lacretelle, Dupont de Nemours, etc. Je suis allé
beaucoup au spectacle, aux Italiens surtout, et j'ai suivi avec
passion les concours du Conservatoire et les expositions de
tableaux. Ces goûts et la société habituelle de personnes distin-
guées ont animé et charmé ma vie. Mais, grâce au Ciel, la simpli-
cité de mon intérieur de famille et celle de mes plus intimes
amis m'ont préservé de nourrir les prétentions déplacées, dédai-
gneuses, ridicules, que le monde attribue trop souvent à ceux
qu'il considère comme siens.
» Pour le bonheur de mon avenir, je suis resté ce que Dieu
m'avait fait, un bon gentilhomme de province, de naissance et
de fortune moyennes, destiné à vivre à la campagne, et pas assez
« merveilleux » pour ne pas savoir y trouver le contentement et
même le bonheur.
» Mes penchants, mes sentiments, mes habitudes ont achevé
de se fixer. La vie de famille, que j'ai menée sans interruption,
a même achevé de donner à mon caractère ce qu'il a, grâce à
Dieu, toujours conservé de sérieux et de tendre. Mon père,
ma mère, mes premiers et meilleurs amis m'ont donné le besoin
d'aimer et d'être aimé, sans défiance et pour toujours.
» Et si, comme il arrive souvent aux jeunes hommes, quel-
ques liaisons légères ont effleuré mon âme, je les ai senties loyales
et sincères. J'ai pu croire qu'elles seraient dévouées. »
C'était là cependant un danger, qui aurait pu compromettre
toute une vie. Aussi, du petit cénacle littéraire de Nimes, qui
étendait son action jusqu'à Vienne, vint à mon père un sage
avertissement. Une femme d'esprit et de coeur, un peu plus âgée
que lui, et qui avait pénétré le secret de sa nature ouverte et
généreuse, toucha d'une main délicate à ce point faible : elle lui
fit entendre une parole d'expérience et de sagacité féminines :
— 156 —
« Que sommes-nous, lui dit-elle, en dehors du devoir? Le moindre
défaut d'une femme légère, c'est d'être légère! Et comment
vous appuyer sur un roseau, si prompt à fléchir ! »
Mon père comprit et accepta d'autant plus volontiers les
propositions de sa mère, au sujet d'un mariage avantageux,
dont on lui avait parlé.

M. l'Abbé Huet, attaché pendant quelque temps comme


précepteur au petit Eugène, était rentré dans son diocèse d'ori-
gine, celui de Belley, alors réuni à l'archevêché de Lyon.
L'Administration diocésaine de cette illustre métropole l'avait
nommé vicaire à Saint-Nizier (1). Chez quelques personnes
de la paroisse, il avait rencontré Mesdemoiselles du Vivier,
anciennes chanoinesses, établies près de la place Bellecour, et qui,
pourvues d'une aisance convenable, aimaient à recevoir chez
elles une compagnie polie et distinguée. Invité par elles à l'un
des dîners hebdomadaires, où elles traitaient les principaux
ecclésiastiques de la ville, il avait vu, dans leur salon, leur
belle-soeur, la marquise du Vivier et ses deux filles. La par-
faite éducation de ces demoiselles et de leur mère l'avait frappé.
Comment M. l'abbé Huet, après dix-sept ans écoulés, fut-il
amené à se préoccuper de faciliter à son ancien élève un
mariage avantageux et flatteur à tout égard, je l'ignore ; mais
une lettre de lui, conservée dans les papiers de mon père,
semble indiquer que, sous l'empire de quelque inquiétude,
dont le motif n'apparaît pas, M. Huet s'était décidé brusquement
à «s'arracher» de la maison de mes grands-parents. En la
quittant, il avait adressé à « son cher Eugène » un billet singu-
lier, si l'on songe qu'il était écrit à un garçon de douze ou
treize ans au plus.

(1) M. l'abbé Huet fut admis, le 4 novembre 1803, dans le diocèse et


le clergé de Lyon, d'où dépendait alors son Diocèse d'origine, celui de
Belley. Le Vénérable M. Courbon disait de lui, dans ses notes : Bon
«
sujet, — zélé — lumières. »
— 157 —
« Celui qui me remplacera auprès de vous, lui disait-il, aura
plus de talents et do moyens ; il avancera votre éducation et
suppléera à ce que mon amitié toute seule no pouvait se pro-
mettre. Je n'ai pas cessé de vouloir être votre ami, et j'ose me
promettre quelque retour de votre part. Vous me devez
,
puisque je vous quitte, ce dédommagement, qui me sera toujours
précieux.... Adieu, aimez-moi, écrivez-moi quelquefois, et
croyez que je conserverai toute ma vie, pour vous, l'attachement
le plus vrai et le plus tendre » (1).
Près de quinze ans après, vers la fin de 1816, M. Huet tenait
admirablement parole à son « petit ami» d'autrefois, et lui prou-
vait « l'attachement le plus vrai et le plus tendre », en contribuant
activement et puissamment à lui obtenir la main de Mlle Yvonne
du Viver.

Je suis porté à croire que, dès 1814, quand M. du Vivier


vivait encore, on avait essayé de nouer cette alliance. Mais mon
père sortait à peine de la grande maladie, qu'il avait eue en
1813; et les événements par ailleurs étaient à la fois si incer-
tains et si menaçants que mon grand-père du Vivier ne se sentit
pas encouragé à poursuivre les négociations de ce projet. Peut-
être eut-il peur d'un jeune homme, qu'on lui peignait comme
un royaliste ardent, prêt à s'engager dans tous les mouvements
d'opposition monarchique au retour de l'Empereur.
Quoiqu'il en soit, à la fin de février 1817, M. de Silans, oncle
paternel de Mme la Marquise du Vivier, alors établi à la Tour-
du-Pin, à doux pas de Cuirieu, et probablement avec l'agrément
de la Châtelaine, — qui peut-être avait été mêlée aux premières
ouvertures —, adressa à M. Huet une lettre pressante, pour le
prier de reprendre les négociations, interrompues par les Cent-
jours et par la mort du Marquis du Vivier.
Le Vicaire de Saint-Nizier accepta cette mission avec joie ; il

(1) Cette lettre doit être de 1801 ou 1802.


— 158 —
recueillit tous les renseignements nécessaires, avertit « son cher
Eugène» de l'initiative qu'il prenait, et dont le succès lui parais-
sait assuré; puis il écrivit, avec beaucoup de détails, à mes grands-
parents, pour leur faire désirer la conclusion de ce mariage.
Ceux-ci désiraient beaucoup marier leur fils ; il avait plus
de vingt-huit ans, il était fils unique ; et si un accident lui
arrivait, il emporterait avec lui toutes les espérances des siens !
Mais ils voulaient surtout le bien marier, beaucoup plus au point
de vue moral qu'au point de vue de l'intérêt.
Ils avaient les yeux ouverts sur toutes ses qualités, et ils
auguraient bien de ce qu'il tirerait de lui-même, s'il se trouvait
heureux auprès de la femme qui lui serait unie. Ils lui voulaient
donc une compagne capable d'être toujours agréable à ses yeux,
soit parce que ses traits extérieurs lui plairaient, soit parce que ces
dehors seraient la parure d'une âme élevée et noble, soit enfin
parce que, entre eux deux, pourrait se lier et se maintenir,
pendant la durée entière de la vie, une harmonie complète de
sentiments et de pensées.
Et pour que cet ensemble se rencontrât, il fallait à un jeune
homme instruit, ami des arts, capable de goûter les choses de
l'esprit et d'éprouver les délicatesses du coeur, unir une jeune
fille, dont l'âme vraiment intelligente et bien formée, serait
susceptible de se développer, sans altérer ses dons exquis d'in-
nocence et de simplicité.
M. l'abbé Huet n'eut pas de peine à persuader le père et la
mère de son cher Eugène que Mlle du Vivier répondrait à toute
leur attente et que leur fils aurait avec elle toutes les garanties
du bonheur.
Sans compter que tout dans cette alliance flattait leurs idées
et dépassait même leurs espérances : la fortune était belle et
assurée par des terres importantes ; la considération était uni-
verselle, l'éducation très soignée et complètement réussie, la
piété sérieuse et le genre de vie éloignés de toute ostentation.
Que si on se préoccupait de généalogie et de naissance, là
encore, rien à souhaiter :
— 159 —
« Les du Vivier étaient originaires de Grenoble, où ils avaient
tenu, dès le milieu du quinzième siècle, une place honorable. Au
commencement du dix-septième, Philippe du Vivier s'était démis
de la charge de Président à la Cour des Comptes du Parlement de
Dauphiné, pour se vouer plus librement à l'étude, aux sciences
et aux lettres. C'était, disait un de ses contemporains, Dauphinois
comme lui, le docte Boissat : « c'était un des hommes les plus
vertueux et les plus savants de son temps.» Par une admirable
disposition testamentaire, il avait voulu que sa bibliothèque,
composée à grands frais, et choisie avec la diligence la plus
éclairée, « fut inaliénable et demeurât à jamais dans sa famille,
» comme un titre d'honneur. »
» Au début du dix-huitième siècle, Bruno du Vivier, brigadier
des armées du Roi, avait commencé sa carrière, à dix-huit ans,
au siège de Lille, pour la terminer, soixante ans après, dans une
sage retraite, n'ayant cessé de servir qu'en cessant d'être valide.
Son fils (1) et son petit-fils (2) eurent tous deux une longue et
belle carrière militaire; et enfin Artus-Charles-Marie du Vivier,
avec son frère, Camille, et les cinq chanoinesses, ses soeurs,
avaient recueilli tout entier cet héritage de courage, de consi-
dération et d'honneur. »

En écoutant le détail de ces existences, consacrées aux armes,


consumées dans les guerres, au service du Roi, mon grand-père
fut vite gagné, et promit à M. Huet d'examiner, avec la plus
grande sympathie, un projet qui flattait toutes ses inclinations.

(1) Justin-Bruno du Vivier épousa, en 1713, sa cousine Catherine de


Fay-de-Soliynac, dont le frère Philippe de Fay, seigneur de Veaune,
par contrat du 24 avril 1748, transmit à son neveu Ferdinand-Bruno
du Vivier la totalité de ses biens, avec le droit et le devoir de porter
son nom et ses armes.
(2) Ferdinand-Brunodu Vivier de Fay-Solignac, Sgr de Veaune, épousa
Françoise de Boissac, soeur du Marquis de Boissac, fusillé à Lyon, en
1794, et qui, n'ayant pas eu d'enfant de son mariage avec Mlle de
Jumilhac, légua tous ses biens et ses titres à mon grand-père.
— 160 —
De son côté, ma grand'mère comparait l'histoire des siens avec
celle de la jeune Dauphinoise, dont on lui parlait. Elle aussi, par
ses ancêtres, les Génas, appartenait à la province de Dauphiné.
Puis, dans les années sanglantes de la Terreur, tandis que son
père et son frère montaient, à Nimes, sur l'échafaud, le grand-
oncle de Mlle du Vivier était fusillé à Lyon ; et la petite-nièce
du Marquis de Boissac naissait, en cette douloureuse année 1794,
pour être, un jour, l'épouse de son Eugène, la mère de ses petits-
enfants et l'ange gardien de ses vieux ans ?
Mes grands-parents furent donc aisément persuadés que cette
alliance était, pour eux et pour leur unique fils, une bénédiction.
De tout ce qui leur revenait, comme informations et rensei-
gnements, il résultait que, si Eugène était agréé, il entrerait
« dans un intérieur simple, mais où tout annonçait l'aisance, la

bonne éducation, et les bons principes de race et de famille. »


C'était à leurs yeux le mariage rèvé. D'autant plus que M. Huet,
le plus souvent qu'il le pouvait, leur envoyait de Mlle Yvonne
des portraits, tels que ceux-ci :
« Les qualités de la jeune personne, suivant tous les témoi-
gnages, ne laissent rien à désirer. Il me semblerait même
qu'elles ont beaucoup de rapport avec celles qui distinguent
l'excellente Marquise de Cabrières. — Toutes les personnes à
qui je m'adresse, s'accordent pour confirmer ce que je vous ai
dit. Peut-être devrais-je revenir moins souvent sur des avantages
que vous sauriez bien apprécier, et mieux que moi. Sans doute
aussi, il vous eût été plus agréable de découvrir vous-mème des
qualités et des talents qu'on ne vous aurait pas annoncés. Mais
je m'estime heureux de vous les signaler.
» Votre excellente mère, cet ange de bonté, dont je conserverai
toute ma vie le précieux souvenir, méritait bien le bonheur que
cette union lui prépare.
» Oh ! La Providence ne permettra pas que cette mère incom-
parable soit trompée dans ses espérances, elle verra son bien-
aimé fils heureux dans l'union projetée. Cette union, si j'en crois
mes pressentiments, fera le bonheur de toute votre famille.
— 161 —
» Quant au caractère, il vous conviendra, j'en suis sûr. Alors
que vous verrez réunis l'esprit, le talent, la plus aimable can-
deur, et un caractère plein de douceur et de simplicité.
» J'ai su que, après la lecture de la lettre de Mme de Cabrières,
dont j'avais envoyé la copie, cette aimable enfant sauta au cou
de sa mère, en disant : Maman, il y a donc une mère qui vous
ressemble, et que je pourrais aimer comme vous!
— Un trait pa-
reil caractérise une âme.
» Rien, du côté de la naissance, ou du côté de la fortune, qui
ne convienne à vos vues.
» Le caractère et l'éducation de la jeune personne ne peuvent
que vous promettre la satisfaction de voir et de partager le
bonheur de votre enfant.
» L'état de la fortune des Dlles du V., dressé par l'homme
d'affaires de la mère, lequel jouit de la réputation d'un homme
extrêmement probe et délicat... et les détails complémentaires
que j'ai reçus, sont entièrement conformes à ceux que je vous ai
déjà communiqués. Vous voilà donc fixé sur ce qui regarde la
fortune. Cet article, comme vous l'observez d'ailleurs fort bien,
Monsieur, n'est pas le plus important (1). »
Il semblait donc à mes grands-parents qu'il n'y avait qu'à se
hâter de conclure une alliance, flatteuse à tant d'égards.

Mon père pensait de mème, au fond, et tout en paraissant hésiter,


il combattait contre son propre sentiment; mais, pour être bien
sûr qu'il n'aurait point de regrets, si les négociations de M. l'abbé
Huet suivaient leur cours et aboutissaient à une heureuse issue,
il voulut, avant tout, éclaircir un doute qui troublait son esprit.
La Baronne do Lisleroy, sa seconde mère, avait une fille uni-
que âgée de vingt ans ; élevée sous ses yeux, avec les plus
grands soins, et qui y avait admirablement répondu. Elle était

(1) Tous ces traits sont empruntés à la correspondance de M. Huet


avec mon grand-père et mon père.
11
— 162 —
pour Eugène comme une soeur cadette, à qui l'unissait la plus
vive affection. Jamais il n'avait songé à l'épouser, tant il se
sentait uni à elle par des liens presque fraternels. Mais il lui vint
la crainte que sa tante n'eût caressé l'idée d'une alliance, qui, en
faisant d'Euphrosyne la compagne de son neveu, la rapproche-
rait encore elle-même de sa soeur bien-aimée.
Mon père confia simplement cette pensée à sa tante, et
l'assura que, si tel était son désir, lui-même s'empresserait
avec joie de le réaliser. Mais la chère tante, touchée de cette
affectueuse démarche, lui conseilla d'écarter tout scrupule de
coeur à ce sujet: elle trouvait sa fille encore trop jeune pour
songer à la marier, et, de plus, elle redoutait de paraître oublier
la loi religieuse, peu favorable aux mariages entre cousins ger-
mains.
Tranquillisé sur ce point délicat d'affection, mon père garda à sa
« soeur » Euphrosyne de Lisleroy les sentiments qu'il lui avait
toujours portés, mais songea plus librement à l'alliance que la
Providence semblait lui offrir.

M. l'abbé Huet put donc continuer librement à correspondre


avec mes grands parents, et avec mon père lui-même. Celui-ci,
quand toutes les questions préalables de fortune, de situation, de
résidence à venir furent résolues, écrivit à Nîmes la lettre sui-
vante :
avril 1817.
Ce 17

« Tu trouveras ci-joint, mon cher ami (1), les renseignements


que tu as demandés, et qui s'accordent à peu près avec les cal-
culs que je t'avais envoyés dans ma dernière lettre. Je t'envoie
aussi une lettre de Madame du Vivier, et plusieurs lettres de
M. Huet, reçues depuis que je vous ai écrit. Dans toute

(1) Ce tutoiement et cette familiarité, comme d'égal à égal, étaient


le fruit des moeurs imposées par la Révolution.
— 163 —
cette correspondance, tu trouveras la même franchise, à peu près
les mêmes renseignements sur la fortune, et les mêmes détails
sur le personnel et sur les qualités d'âme, que nous avons tous
tant de raisons d'apprécier. Que vous dire de mon opinion par-
ticulière, sur tout cela? J'ai toujours un petit reste de répugnance
à m'enchainer, et je me dis bien que je pourrais trouver peut-être
un peu plus de fortune ; mais, d'un autre côté, je pense que j'ai
bientôt vingt-neuf ans, qu'il faut faire une fin, et que je trouverai
difficilement une personne en qui soient réunies une meilleure
naissance et des qualités aussi enviables. Si la vue de cette jeune
fille répond à ce qu'on dit, toute autre négociation est inutile, il
faut aller de l'avant, puisque leur franchise est parfaite. Je sens
surtout que mon mariage fera le bonheur de ma mère, et lui
assurera une compagne agréable, ainsi qu'à toi. Toutes ces con-
sidérations, où ma raison et mon coeur se trouvent parfaitement
d'accord, me décident à vous dire que vous êtes entièrement les
maîtres de tout régler. Je suivrai vos désirs, avec le plus par-
fait contentement. Si vous croyez qu'il faut conclure, faites....
Vous voyez que, malgré tout, il y a, de ma part, un peu d'em-
pressement. L'avis de M. Huet est d'aller vite, et il est d'accord
avec le mien. Quant aux arrangements à intervenir entre nous,
et dont j'ai parlé, l'autre jour, à ma mère, mon opinion est tou-
jours que je préfère extrêmement avoir à régir une propriété. Tu
dois sentir que c'est la vraie manière de me donner un intérêt,
pour mon «castel », où nécessairement je vivrai fort bien, une fois
marié. Voilà, cher ami, où nous en sommes. Je vous ai dit, dans
une lettre précédente, comment se pourrait faire l'entrevue. C'est
à vous de dire si elle doit avoir lieu, et quand ? Le comment
regarde M. Huet et moi. Je ris, en songeant au « tintoin » de
ma mère, elle n'en doit pas dormir, la pauvre enfant; et en
vérité, il y a de quoi ; quelquefois, cela me réveille aussi moi-
même.
» Adieu, mes bons amis, répondez-moitout de suite, et d'une
manière qui me mette dans le cas de répondre moi-même d'une
façon absolue.... Je vous embrasse. »Cte de C. »
— 164 —

Un mois se passa pendant lequel mes grands parents, par une


correspondance suivie avec leur Eugène, achevèrent de peser
le pour et le contre avant d'envoyer la réponse définitive que
mon père leur demandait. Dans l'intervalle, M. Huet aidant, les
choses avançaient à ce point que, bientôt, mon père se trouva
engagé, et son coeur commençant à se prendre, il écrivit à sa
mère les deux lettres qui suivent :
« A ma Mère,
» Tu auras été bien étonnée, bonne mère, en recevant ma der-
nière lettre. La demande que je te fais de venir toi-même, ici,
t'aura donné bien à penser. Je te connais trop pour n'être pas
inquiété de toutes tes suppositions, de tes tourments, de tes agi-
tations, et peut-être de l'indécision que, mon père et toi, vous
pourrez mettre à faire ce que je désire. Je veux te convaincre, à
ce sujet, afin de vous faire mieux sentir, à tous les deux, l'im-
portance que je mets à ce voyage, et combien, au fait, il est peu
extraordinaire, quoiqu'il soit fort inattendu.
» Il ne s'agit de rien moins que de la plus grande affaire de ma
vie. Quand elle ne regarderait que moi, j'éprouverais le besoin
de recevoir vos conseils; car vous êtes mes premiers amis, et
ceux dont l'approbation m'est la plus chère. En plus de cela, du
choix que je vaisfaire dépend notre bonheur, à tous les trois. C'est
pour vous que je me marie, au moins autant que pour moi,
vous le savez. Tu sais de plus, ma bonne mère, quel prix je
mets à ton jugement, à ton goût, et à quelles nuances délicates
je sais qu'il est sensible. De toutes ces considérations, dont je
ne suis pas plus le maître que de ne pas t'aimer, par dessus tout,
naît une hésitation, qui me semble bien naturelle. La femme que
l'on me propose, est, je crois, faite, pour notre bonheur. Son
éducation parfaite et conforme à nos goûts est déjà un puissant
motif à mes yeux. Elle a des talents, qui me paraissent réels,
d'après le goût qu'elle témoigne et le ton simple dont elle
en parle. Elle y joint de la gaieté, le ton de la bonhomie, et
— 165 —
son esprit n'est pas dépourvu d'une certaine grâce ; voilà ce
que j'ai remarqué, dans trois visites que j'ai faites à ces dames.
» Quant au physique, c'est une belle taille, qui n'est point
maniérée. Une figure fraîche ; assez blonde ; un peu carrée
à l'allemande, une physionomie qui n'a pas une grande
vivacité, parce que les yeux sont bleus et un peu myopes.
Souvent pourtant, ce visage s'éclaire d'un rayon d'esprit et de
finesse, qui lui donne alors de l'agrément. En somme, elle ne
peut pas être appelée belle ni jolie, mais c'est une figure qui
peut plaire plus ou moins, suivant les goûts. Quoique le mien
soit souvent d'aocord avec le tien, je n'ose pas m'y fier unique-
ment, et c'est une des raisons qui me font désirer ta présence.
D'un coup d'oeil, tu jugeras tout cet ensemble, tu verras ce que
peuvent y ajouter tes soins et la toilette, dont cette jeune fille a
l'air de s'occuper fort peu, et surtout tu apprécieras la bonté, le
ton, la grâce, qui rachètent si bien la beauté, et qui ne manquent
pas à ma future (1).
» Sur tout cela, il n'y a que ma mère qui puisse prononcer ;
et au fait, j'avais fait une entreprise folle en voulant me marier
sans toi. Serait-ce la belle au bois dormant, je n'aurais pas le
courage de la choisir si tu ne l'avais pas vue. D'ailleurs, ton
voyage, même sans prétexte, n'a pas d'inconvénients. Tout est
déjà conclu, et il ne peut s'élever dans les articles du contrat,
que les difficultés que nous voudrions y faire naître. Donc, qu'on
dise à Nimes, ou qu'on pense ce qu'on voudra, si ta belle-fille
te convient, les articles seront signés, dès le lendemain de ton
arrivée, et alors nul inconvénient à ce que l'on sache tout. Si-
non, eh bien ! tu t'en retournes, tu m'auras vu, et il nous restera
à nous la satisfaction d'avoir agi de concert. Quant au public, il
dira alors ce qu'il voudra. Où est le mal qu'on sache que tu as
rejeté un mariage que bien d'autres pourraient envier ? Ainsi,

(1) Mon père aimait à citer, et il appliquait ici deux axiomes popu-
laires : «la grâce, encore plus belle que la beauté » — ; « Ce n'est pas
ce qui est beau, qui est beau : c'est ce qui plaît ». —
— 166 —
il ne me reste que l'inquiétude de te faire courir les grands
chemins. Mais, heureusement, le temps est beau, rien ne te
presse trop, et tu voyageras en poste, bien commodément, pour
voir ton fils et peut-être ta belle-fille.
» Il me semble que tout cela a un bon côté. Ainsi,
ma bonne
amie, je t'attends en toute confiance; et j'espère que tu me
répondras tout de suite pour me dire le moment précis de ton
départ, afin qu'on se retrouve ici à ton arrivée, car ces dames
repartent au premier jour pour Cuirieu, et moi, demain, pour
Vienne, où je vais attendre tes lettres, et puis toi. Votre arrivée
ici rend inutilel'envoi des articles. J'ai remis à M. Huet la lettre
de mon père ; il me charge de vous présenter ses devoirs et ne
vous écrit point, dans ce moment, n'ayant rien à ajouter aux dé-
tails que je te donne. Il a vu Mme du Vivier, qui paraît disposée
très favorablement. Elle viendra, je l'espère, à Lyon, à l'époque
marquée par toi. Ces dames n'ont heureusement pas grand che-
min à faire.
« Adieu mes bons amis, je vous embrasse de tout mon coeur et
vous attends avec impatience.
» Ton bon fils. »
Ce vendredi, 23 mai 1817.

« P. S. — Je vous prie de m'apporter quelques livres : une


grammaire allemande, reliée en vert, et deux volumes brochés,
en gris; ouvrages de Gessner. Les titres sont en allemand. »

Dès le lendemain, comme il arrive dans les heures de préoc-


cupation et d'impatience, nouvelle lettre, encore plus détaillée,
et plus pressante !
Ce samedi, 24 mai 1817.
« A ma Mère,
« Quoique je t'aie déjà écrit deux fois, depuis que j'ai vu
ma
prétendue, et que je sois même entré, hier, dans d'assez grands
détails, je sens que tu as encore beaucoup de choses à désirer
— 167 —
connaître. Pressé de t'engager à venir, et uniquement occupé de
t'y décider, j'ai entassé mes raisons et mes instances, en négli-
geant un peu de t'indiquer la marche des événements, à la légère.
Me voilà de retour à Vienne, et ayant tout le temps de te conter
tout, de point en point ; car, pour des instances je n'en fait plus,
bien sûr que tu es toute décidée à partir.
» Le lundi, 19 mai, je vis, le matin, les tantes, qui sont cinq
bonnes chanoinesses, assez loquaces, mais point ridicules. On me
témoigna, sur le champ, le désir le plus flatteur de voir se
conclure cette alliance, et je répondis par des paroles honnêtes,
sans trop m'avancer. On arriva à quatre heures, et la mère,
pressée de faire cette entrevue, fit avertir M. Huet, et l'envoya
pour m'amener.
» J'arrive en froc et épée, et je me trouve dans une chambre,
où était la mère, seule avec l'aînée des chanoinesses (1). Encore,
sur le champ, des propos aimables, qui m'embarrassaientun peu.
« Mon rôle est à présent terminé », me dit la mère, « c'est à ma
fille et à vous de vous décider vous-mêmes, mais il faut, de part
et d'autre, prendre le temps de la réflexion». C'était bien mon
sentiment. Cela a l'air d'une bonne femme, qui aime beaucoup
sa fille, et à qui il en coûte de s'en séparer.
» Enfin
on va chercher la demoiselle, et elle arrive. Il faisait
noir, à sept heures et demie : je n'entrevis qu'une assez grande
taille, un peu forte quoique élancée, se baissant un peu par
habitude ou par timidité. Elle s'assit à gauche, j'étais à droite.
« Rassure-toi, mon enfant », dit la mère « tu es libre. Tu te
décideras toi-même, mais il faut bien se consulter et ne rien
précipiter». La vieille chanoinesse dit, d'un air sentencieux :
« Quand on a toute liberté, il faut choisir et prononcer soi-même ».
Moi, je réponds : « plus la liberté est entière, et plus il faut s'en
servir, pour réfléchir mûrement, et ne pas faire en aveugle la
plus grande démarche de sa vie ». Cela eut l'air de la soulager, et
moi je rompis l'embarras du moment, et je mis la conversation

(1) Mme de Veaune.


— 168 —
sur sa soeur, sur la campagne, l'étude, la musique, etc.. Elle se
mit à son aise, et causa avec gaieté, grâce et finesse. Quoiqu'on
eut apporté de la lumière, je ne la vis pas bien, dans l'intervalle,
à cause d'un paravent, qui nous mettait tous dans l'ombre.
» On m'invita ensuite à dîner, pour le lendemain, deux heures.
Ce fut là que je la vis bien. Je remarquai, dans sa taille, les
mêmes qualités et les mêmes défauts; la figure, que je vis bien,
me parut telle que je te l'ai décrite hier, ce qui n'était pas tout
ce que j'aurais rêvé pour ta belle fille. Quant à son ton, sa gaieté,
son esprit, j'en fus parfaitement content. Elle a un son de voix
doux et harmonieux, et prononce parfaitement. Elle m'a dit quel-
ques mots d'allemand, qu'elle a l'air de savoir fort bien. Du
reste, sa conversation est facile et variée. Elle a un ton de gaieté
sans prétention, qui sied fort bien ; mais était-ce tout ce que tu
aurais voulu pour ta belle-fille? La trouveras-tu assez parfaite?
Je sais combien tu voudrais en ètre fière et heureuse, et en vérité,
je suis plus difficile pour toi que pour moi.
» Cela me frappait tellement que, quoique je fisse mon possible
pour être attentif et aimable, je partis, deux heures après dîner,
sans avoir dit un mot, qui lui fut directement adressé. Je réflé-
chis, toute la nuit, à l'impossibilité de prendre un si grand parti,
sans toi ; et tout bien considéré, après avoir pesé les inconvé-
nients de ton voyage et l'avantage, mille fois plus grand, de te pré-
senter une belle-fille, dont tu ne serais pas tout à fait amoureuse
et enchantée, je me décidai, avec M. Huet, à t'écrire de venir.
» Je laissai passer la journée tranquillement, et le lendemain,
jeudi, je fis demander la permission de venir faire mes adieux.
» A trois heures et demie, j'y allai, et nous passâmes une bonne
heure, comme en famille, à causer agréablement. Je trouvai
Mlle du Vivier plus jolie, ou mieux que le jour du dîner, et tou-
jours aimable. Enfin arrivèrent quelques importuns, et nous
partîmes, sans avoir dit grand chose, et au fait, avec mon projet
en tête, je ne pouvais guère parler.
» Cependant, je me croyais sûr que ma réserve, comme aussi
le retard que j'avais mis à remettre la lettre de mon père, dont
— 169 —
M. Huet avait d'abord parlé aux tantes, devaient inquiéter, je
le priai d'aller, le lendemain matin, voir Mme du Vivier et de lui
dire simplement que je n'avais pu prendre sur moi de me décider,
sans ton avis. Il a donné à cela la tournure la plus flatteuse, en
ajoutant même que, connaissant les sentiments si maternels
de Mme du Vivier, je pensais que de te connaître lui serait
une consolation. Ainsi, elle n'a point été choquée de mon
silence, et a paru touchée de mes sentiments de fils ; de sorte
que tout est pour le mieux. Mme du Vivier reviendra te rece-
voir, non chez elle, ce qui ne se peut ni ne se doit encore, mais
tu leur feras une, deux, trois visites ; tu examineras bien, et
pendant ce temps, mon père traitera avec l'ami et le conseil de
ces Dames, de manière à tout rompre, en incidentant sur les
articles du contrat, si tu n'es pas satisfaite, ou à tout conclure
dans l'instant, si tu l'es.
«Voilà un plan qui m'enchante et qui satisfait mon coeur de
toutes les façons. Nous nous embrasserons, j'espère, au premier
jour. Je te prie de ne me rien dire contre ce projet. Ne t'imagine
point que ta belle-fille te plaira si elle me plaît, que c'est à
moi qu'elle doit plaire d'abord. Tout cela n'est point vrai, c'est
à toi qu'il faut qu'elle plaise, et si tu la trouves bien, je serai
heureux. Je ne puis l'être autrement, et pour tout au monde,
je n'en courrais pas les risques. Du reste, tu sauras que j'ai réussi
complètement, et qu'on n'a pas pu cacher que, jusqu'à la plus
vieille tante (1), tout ce monde m'épouserait, au besoin Voilà
!

pour la bonne bouche; car tu es bien friande de mes succès.


Adieu, chers enfants, je vous fais mille caresses, et je vous prie,
quand même vous partiriez tout de suite, de me répondre sur
le champ.
«Tout à vous. »

Ma grand-mère n'avait pas envie de rien refuser à son fils ;

(1) Mme de Veaune, à qui en effet mon père plut réellement; elle
avait beaucoup d'esprit et se plaisait à joûter avec son neveu, par
alliance.
— 170 —
elle consentit donc à ce voyage, qui avait pour elle un double
attrait ; elle revoyait cet enfant bien-aimé, et elle était sûre
d'avance de lui obtenir la compagne que tant d'éloges recom-
mandaient à son choix. Elle vint donc, dans la première quin-
zaine de juin, elle vit la Marquise du Vivier, M. de Silans, les
cinq tantes, et enfin cette Yvonne, destinée à lui être si chère.
Elle la demanda, l'obtint et reprit la route de Nîmes, l'âme
satisfaite, et le coeur content ; elle aurait une belle-fille, telle
qu'elle l'avait souhaitée pour son fils, et, puisqu'il le voulait,
pour elle-même.

Pendant ce temps, mon père avait tenu à annoncer lui-même


son mariage à sa marraine si chère, à Mme de Lisleroy, et voici
en quels termes :
Le 30 mai 1817.

« Chère tante, je me marie !...


» Mlle Yvonne du Vivier est grande, assez forte quoique élan-
cée. Elle ne se tient pas fort droite, parce qu'elle a la vue basse,
et travaille beaucoup, en se penchant sur sa musique et sur ses
livres.
» Son teint est frais et blanc, ses cheveux blonds, son visage
un peu carré, n'a pas une grande vivacité, à cause des yeux, qui
sont myopes ; en revanche, beaucoup de douceur et souvent de
la finesse dans l'expression générale de la physionomie. Un nez
droit et un peu courbé ; des lèvres très vermeilles, un peu rele-
vées sur les coins, surtout en souriant, ce qui lui arrive sans
cesse : l'ensemble est doux, bon, simple, sans prétention. Voilà
un portrait qui n'est point flatté ; on le croirait écrit par un
mari de dix ans, je suis pourtant loin de là, car il n'est même
pas encore tout à fait sûr que je sois jamais son mari. Au moment
de me décider, le courage m'a manqué tout à fait, et je n'ai rien
pu conclure sans ma mère, je l'ai dit franchement à M. Huet,
qui l'a fort bien fait entendre à ces Dames, et, de mon côté, j'ai
— 171 —
écrit à ma mère, qui sera, la semaine prochaine, à Lyon, pour
juger par ses yeux et décider elle-même.
» Tout cela ne s'est pas fait sans un peu de tourment, mais
enfin j'ai été bien compris ; et me voilà grandement soulagé.
Comme que cela tourne, ma mère, pour qui je me marie, au
bout du compte, sera pleinement satisfaite, et c'est là surtout ce
qu'il me faut... A propos, ma prétendue parle pas mal allemand,
si j'en puis juger. D'après ce qu'elle m'a dit de ses auteurs
favoris, elle doit être forte sur le piano. Elle a l'habitude et le
goût de l'occupation, sans être devenue sournoise ; au contraire,
son caractère parait plein de franchise et d'abandon. Elle a été
fort vite à son aise avec moi, et a jaboté à tort et à travers sur
toutes choses, avec esprit et gâîté. Je crois en somme que ce
sera une bonne et aimable ménagère. Maman jugera tout cela,
et je ne veux point me prononcer jusqu'alors. Pour le ton,
l'accent, il n'a pas la mignardise parisienne, mais une pronon-
ciation franche et pure, un langage correct et un son de voix
harmonieux. Voilà, je pense, Mlle Yvonne bien dépeinte et « un
os à ronger», pour votre curiosité.»

Non contente d'être allée à Lyon, et d'y avoir conquis de


haute lutte, — mais sans résistance — l'aimable jeune fille qui
allait devenir la compagne de son bien-aimé fils, ma grand'mère
voulut remercier Mlle du Vivier d'avoir servi de secrétaire à sa
mère et de lui avoir, en même temps, donné des nouvelles
d'un léger malaise, que « son futur » avait éprouvé :
« Nîmes, le 30 juin 1817.
« Je dois beaucoup à Madamevotre Mère, ma charmante Yvonne,
puisque c'est d'elle que j'ai reçu la permission de vous nommer
ma fille, et qu'elle y a joint l'attention de vous charger de me
donner des nouvelles de mon fils.
» En effet, j'avais besoin d'être rassurée, parce qu'une mère
doute et s'inquiète toujours. La lettre de Madame votre Mère
— 172 —
n'avait rien d'alarmant, mais il faut, ma chère fille, que vous
vous fassiez à ma faiblesse maternelle, et que vous excusiez, en
moi, beaucoup d'autres défauts. Sans doute, je vous promets
de vous les rendre supportables, par le désir sincère que j'ai de
vous dédommager d'avoir auprès de vous, moins de qualités,
que n'en a celle qui veut bien maintenant partager avec moi
les prérogatives de son titre maternel.
« Recevez, donc, ma chère enfant, et faites agréer à votre pre-
mière mère ma reconnaissance, pour toutes les bontés que vous
avez eues ensemble à l'égard de mon fils, pendant le séjour qu'il a
fait à Cuirieu. Si quelque chose avai pu ajouter à ce que vous m'avez
tous inspiré déjà, ce seraient, bien sûrement, les sentiments qu'il
en a rapportés, et dont il m'a fait part; mais, comme vous le
savez, ma chère Yvonne, je vous aime et vous apprécie depuis
longtemps. Ne croyez pas, pour cela, que je me sois habituée à ce
bonheur ; ce n'est pas là ma pensée, mais vous avoir chérie dès
que je vous ai connue, et continuer à vous aimer toujours, ce sont
choses qui me semblentinséparables et faciles.
«Vous voudrez bien, ma chère Yvonne, que je me réjouisse de
la permission, que vient de recevoir mon fils, puisque le moment
est venu d'espérer vous entendre dire qu'il vous est cher. Rien
ne flattera plus mon amour maternel. Vous lui devez ce dédom-
magement, puisque vous allez partager avec lui un sentiment,
qui, jusqu'ici, n'appartenait qu'à moi seule.
» Je vous embrasse tendrement, et je vous assure de ma sin-
cère amitié.
» S. de CABRIÈRES, née G ENAS. »
Et voici la première lettre de Mlle Yvonne à sa future belle-
mère ; elle y parait encore un peu surprise d'être presque fiancée :

Cuirieu, 12 juillet 1817.


« C'est avec le plus grand plaisir, Madame, que j'ai reçu votre
aimable lettre ; pour en être persuadée, il suffit de connaître les
sentiments que j'ai pour vous; ils sont aussi vifs que ma recon-
naissance est grande. C'est vous dire qu'il est impossible de vous
— 173 —
aimer davantage. Chacun ici se dispute pour être celui qui s'en
acquittera le mieux ; et vous ne douterez pas qu'à ce titre, votre
Yvonne no veuille absolument dominer les autres, et se croire la
plus habile, tout en avouant qu'elle a autant de concurrents,
qu'il y a, parmi les siens, de personnes ayant le bonheur de
vous connaître...
« Nous attendons, mardi, M. de Cabrières, qui doit venir
avec M. Huet ; nous nous faisons une fête de les recevoir. Pour
M. Eugène, il ne veut point encore de nous : la grande cérémonie
ayant été renvoyée au 22. Maman est très contrariée de rester si
longtemps, sans voir son fils adoptif, dont elle raffole. Je vous
avoue qu'il faut que je sois d'une humeur très accommodante
pour ne pas me formaliser des déclarations qu'elle lui fait, mais
j'avertis que peut-être je ne serai pas toujours d'aussi bonne
composition.
« Mais il ne faut pas que j'oublie une chose, qui me tient au
coeur, mon excellente mère, permettez-moi de vous donner ce
nom, c'est de vous prier de vouloir bien être mon interprète
auprès de Mme la baronne de Lisleroy, qui a bien voulu parler
de moi à M. Eugène ; dites lui, je vous prie, que je n'ai pas osé
prendre sur moi de lui adresser mes remerciements, pour les
sentiments de bienveillance et de bonté qu'elle veut bien m'ac-
corder, et que j'eusse désiré les réclamer, même avant que le
titre de nièce pût m'autoriser à le faire. J'aurais voulu aussi
solliciter l'amitié d'une cousine charmante (1), et pour vous
dire le prix que j'y mets, je vous conjure de plaider ma cause
auprès d'elle, je remets mes intérêts entre vos mains.
« Veuillez, ma bonne mère, être à Cuirieu, au moins par la pensée,
quand je prononcerai le fameux oui, et demander au Ciel, non pas
le bonheur de votre fille adoptive, qui est assurée du sien, mais
celui de contribuer au bonheur de parents qui le méritent
si bien, et auxquels elle désirerait plaire en toutes manières. »
»
Recevez les empressés compliments de Maman. Pour moi,

(1) Euphrosyne de Lisleroy, plus tard marquise de Balincourt.


— 174 —
j'ai plaisir à vous réitérer l'assurance de mon respectueux atta-
chement. »
» Votre Yvonne du VIVIER. »

Quant tout fut réglé entre ses parents, Mme la Marquise du


Vivier et M. l'abbé Huet, mon père demanda, par l'intermédiaire
de son excellent et cher Colonel, le Comte de Séran, les autori-
sations ministérielles et le congé de quelques semaines qui lui
étaient nécessaires (1). Puis, il quitta Vienne, passa par Lyon, et
enfin annonça à Mme du Vivier sa prochaine arrivée à Cuirieu,
où il comptait demeurer jusqu'après la cérémonie du mariage :
cette lettre, pleine d'émotion, de gravité et dé tendresse a été
retrouvée dans les papiers de ma grand'mère maternelle, qui
en avait été très touchée :
Vienne, le 9 juillet 1817.
« Je n'ai pas grand chose à ajouter à ma lettre d'avant-hier;
c'est toujours mon projet d'aller à Lyon, vendredi ou samedi,
d'y rester jusqu'à lundi matin, et de partir ensuite pour Cuirieu.
Une fois arrivé dans ce bienheureux séjour, je me trouverai tout à
fait de la famille, tout à fait votre fils. J'ai déjà dit un mot au
Colonel, du désir que nous aurions de sa présence et, avec sa
bonté ordinaire, il m'a répondu les choses les plus aimables sur
le plaisir qu'il y trouverait lui-même, si l'inspecteur partait.
« J'écris aujourd'hui à ma mère pour la mettre au fait de notre
marche ? Je veux que cette bonne amie me suive à chaque pas
qui me rapproche de vous. Sa pensée planera sur nous, à l'autel;
et ce sera à cet ange que je devrai la bénédiction du ciel pour
notre union.
» Je ne saurais vous dire, ma bonne maman, combien
j'ai l'âme pleine à l'approche de ce moment. Que Mlle Yvonne
soit bien tranquille, qu'elle ne se fasse point un monstre du lien

(1) Ce congé fut accordé : il allait du 10 juillet au 7 septembre 1817.


— 175 —
qu'elle va contracter. Je voudrais n'être jamais, pour elle, que la
source de pensées heureuses ; et je m'afflige d'avance de ce
moment pénible, que je prévois, car il est bien naturel.
» L'époux que vous lui donnez, est un homme bon et franc ; il
la prie de ne point le redouter, d'avoir confiance en lui. Pour
vous, bonne maman, soyez sûre que vous la donnez à une mère,
qui vous remplacera dignement, à un fils, qui n'a pas passé un
jour, sans bénir le nom de sa mère. C'est en l'aimant que j'ai
appris ce que vaut une femme vraiment bonne, et tout ce qu'on
lui doit de reconnaissance et d'amour.
» Je ne sais trop pourquoi je me laisse aller à tant de
bavardages, qui vont vous attendrir comme moi, dans un
moment où nous avons besoin de toute notre présence d'esprit ;
n'allons pas de grâce nous amollir le coeur, dans ce
, ,
fameux jour. Il faut plutôt s'étourdir un peu, pour faire bonne
contenance. Ce n'est pas que la moindre inquiétude se mêle à
mon impatience, je suis bien sûr que je vais jurer mon bonheur ;
et ce que je connais de vous tous, me donne les idées les plus
riantes, mais cette union éternelle amène des pensées si tou-
chantes et si graves, que vraiment on se trouble, en y rêvant.
Vous aurez plus de bon sens que nous, sans doute ; et mon père
aussi. Vous vous moquerez de moi, je vous en prie, afin de me
secouer un peu, je ne m'épargnerai pas moi-même. Adieu, ma
bonne maman, permettez-moi de vous embrasser tendrement,
ainsi que ceux qui vous entourent. Encore six jours, et je serai,
pour tout à fait, au milieu de vous.
»E. C. »
Chaque ligne, quoique tracée d'une main ferme, témoigne de
la vivacité des sentiments qui remplissaient, à un moment
aussi solennel, l'âme d'un homme pénétré de l'étendue des nou-
veaux devoirs au devant desquels il marchait.

En venant à Cuirieu quelques jours après son fils, mais pour


y attendre avec lui la cérémonie du mariage, mon grand-père
— 176 —
avait apporté les cadeaux d'usage, destinés à la jeune fiancée.
Je mets ici la lettre de Mme du Vivier à ma grand'mère
Cabrières, et celle de ma mère, qui en était l'affectueux
post-scriptum :
« C'est en me félicitant, Madame, du bonheur de ma fille, et

avec la certitude de celui qu'elle aura toujours près de vous, que


malgré moi, une légère faiblesse, que vous saurez bien excuser,
ombrage (1) les douceurs de ce moment ; veuillez, pour cela,
Madame, ne pas croire que j'en sente moins la consolation, que
je trouve à avoir désormais l'excellent Eugène au nombre de
mes enfants. Croyez que je A7eux rivaliser avec vous, et lui
montrer les mêmes bontés que vous témoignez à Yvonne; elle
n'a été coupable, en différant un peu de vous répondre, qu'en pen-
sant peut-être trop à vous; Nous avons la grande jouissance de
posséder M. de Cabrières depuis mardi; ses bontés pour ma
fille sont comme les vôtres, si multipliées, qu'il me serait
difficile, Madame, de vous en bien exprimer ma reconnaissance.
Veuillez cependant en accueillir l'expression, ainsi que l'assurance,
Madame, des sentiments tendres avec lesquels j'ai l'honneur
d'être votre très humble servante.
» O. du VIVIER. »

— de ma mère —
« Permettez-moi, Madame, de venir vous exprimer tous mes
remerciements, et tout le plaisir que m'ont fait les robes, les
chapeaux, châles de cachemire, etc., etc.. Tout cela est si beau,
si magnifique, que votre Yvonne pourrait se croire une seconde
duchesse de Berry (2). J'ai étalé toutes mes richesses dans un vaste
appartement, et je n'ai pas besoin de vous dire que cela fait un
brillant effet. Ce qui m'a enchantée, c'est la grâce charmante de
cet excellent père, qui, en les offrant, ajoutait encore un mérite
de plus à tant de bienfaits. Ce qui est au-dessus de tout, à mes

(1) Cet aimable barbarisme est une jolie trouvaille.


(2) M. Caroline de Naples, mariée au duc de Berry, en 1816.
Yvonne-Guillemette DU VIVIER
1808
— 177 —
yeux, ce sont les témoignages d'amitié et de bienveillance que,
vous et M. de Cabrières, vous ne cessez de me donner, et pour
lesquels ma reconnaissance ne saurait avoir de bornes. Veuillez,
ma bonne mère, en être persuadée, et ne pas douter du soin que
je mettrai à vous prouver combien j'en suis pénétrée.
Mon frère et ma soeur me chargent d'être leur interprète
»

auprès de vous, et se réunissent à moi pour vous dire combien


nous regrettons de ne pas avoir le bonheur de vous avoir à
Cuirieu. Veuillez, je vous en prie, en agréer tous nos regrets, et
recevoir l'expression de mon sincère et respectueux attachement.
» Yvonne du VIVIER. »
« P. S.
—Combien vous êtes bonne d'avoir désiré ma réponse,
j'espère que vous ne me croyez pas coupable de l'avoir différée
par ma faute ; pour ma justification, je n'ai qu'à interroger mon
coeur : il se déclare innocent. Je vais écrire à Mme la Baronne
de Lisleroy, et réclamer la continuation de son bienveillant
intérêt. Pardonnez-moi mon griffonnage.»
Cuirieu, 19 juillet 1817.

Tout le mouvement extérieur, impossible à éviter quand on a


bien des hôtes à accueillir, bien des détails à prévoir, et que d'ail-
leurs on habite assez loin d'une ville, n'empêchait ni mon père,
ni Mlle du Vivier de sentir la gravité de l'heure à laquelle ils
touchaient. Eugène était dans toute la force de la jeunesse ; son
intelligence était brillante et nourrie, son coeur très facile à
émouvoir; et il regardait s'ouvrir, devant lui, une forme toute
nouvelle de son existence, dont la pensée le troublait. Que
serait, vraiment, cette fiancée qu'il connaissait à peine ? De
ce qu'elle pensait, de la nature réelle de son esprit, de celle
de ses sentiments, il n'avait vu que les dehors. Voudrait-elle,
saurait-elle, en le comprenant lui-même, lui laisser voir ses
propres penchants, ses tendances, ses idées déjà formées ? Ces
questions, malgré lui, le troublaient, et lui faisaient chercher

12
— 178 —
l'appui de cet Ange, dont la maternelle tendresse avait été,
jusque là, la douceur et la force de sa vie intime.
Et Yvonne tremblait plus encore Timide, craintive, un peu
!

défiante, réservée à l'excès, elle ignorait presque tout ce que


pensait le jeune officier, si vivant, si en train, dont elle allait
être la compagne; elle voyait bien en lui ce qui pouvait plaire,
elle redoutait de rencontrer ce qui blesserait sa délicatesse ou sa
fierté !
Yvonne aurait pu dire, ce que, plus tard, sa soeur Augustine
écrivait, à la veille de son mariage : « J'ai un besoin réel du
secours du Ciel, pour prendre un peu courage, j'en manque
tout à fait, à présent que s'approche le moment où je serai
mariée... En revenant tout à l'heure de l'église, où je m'étais
confessée, et où j'ai prié le mieux que j'ai pu, j'avais peine à ne
pas pleurer. Tout ce qu'on me dit, tout ce que je vois, me fait
fondre en larmes, si je ne me raidis pas, autant que je puis... C'est
après-demain qu'il faudra dire : oui. Cela me met dans un trouble
extrême Et comme mon coeur se glace, quand je pense que je
!

vais laisser notre excellente mère et cette maison, où j'ai été tant
aimée. »
En dépit de ces anxiétés d'autant plus profondes qu'elles
remuaient des âmes plus sensibles, et mon père et sa future
compagne s'abandonnèrent avec confiance à l'avenir. Ce qu'ils
voyaient d'eux-mêmes les rassurait, et pour le reste, « ils sui-
vaient la coutume et laissaient faire à Dieu.»
Et Dieu les bénissait plus qu'ils n'osaient le croire.
Les jours et les heures avaient fui, et l'on était enfin à la
veille du 22 juillet.

Deux jours auparavant, en réponse à une lettre de son fils


datée du 6 juillet, ma grand'mère Cabrières avait écrit
:

« Cabrières, 12 juillet 1817.


«J'ai reçu, hier, ta lettre du 5, mon cher Eugène ; ton père
est parti, précisément ce jour-là, et tu dois l'avoir. Embrasse-le
— 179 —
pour moi, dès son arrivée, jeudi au plus tard. Je suis très em-
pressée d'avoir de ses nouvelles, car il était souffrant. Je compte
sur ton exactitude à me tenir au courant de sa santé, ainsi que
de tous les autres événements, si intéressants pour ta mère,
qui se trouve bien sotte de n'être pas témoin de ce grand
événement.
» Les détails que tu m'as donnés, m'occupent bien agréable-
ment, et, comme tu le dis, je puis vous suivre en pensée.
» Je te remercie et te félicite d'avoir rempli tes devoirs de
chrétienne les ai remplis, moi-même, le jeudi, à votre intention,
mes chers enfants; et tu penses si j'ai prié avec ferveur. Le mer-
credi, on dira une messe pour vous, je m'y unirai d'intention, car
ici je n'ai pas de prêtre à qui me confier. Je tâche de ne pas me
trop fatiguer, et de conserver un peu de santé pour jouir de votre
bonheur, mais tu sais que ma tète et mon coeur sont toujours
agités.
» Je pense comme toi ; ne fais, pour ton arrivée ici, que ce
qui conviendra à ta nouvelle famille. Le chagrin qu'ils vont
éprouver me tourmente d'avance. Prends bien soin de notre
chère Yvonne, je l'aime pour toi et pour elle; ainsi mesure, si
tu le peux, l'étendue de ce sentiment; je crains bien que la
pauvre enfant n'aie beaucoup d'embarras, devant tant de monde
que vous lui amenez, dans une circonstance où l'on a besoin
d'être un peu à soi-même. Prends bien soin d'elle; je désire
qu'elle paraisse, devant tout ce monde, avec tous ses avantages,
mais le moment est peu favorable. Enfin, mes enfants, soyez ce
jour-là et toujours les plus heureux du monde ; je prie ton père
de m'écrire tout, car, pour toi, tu ne dois être occupé que
d'Yvonne.
» Il me semble indispensable de faire,dans cette circonstance,
un petit cadeau à M. Guimety ; je suis très hésitante sur l'objet
à lui offrir. C'est moins à l'occasion du mariage que pour recon-
naître tous les autres services qu'il nous a rendus. Je pense à
une aube ; il faudrait voir, à Lyon, si vous pourriez trouver
quelque chose de convenable en ce genre. Je n'ai pu en causer
— 180 —
avec ton père, parce que je n'y avais pas encore pensé. Ce brave
homme est d'un zèle, pour nos intérêts, qui mérite bien une atten-
tion de notre part... Si tu pouvais me donner une note de la
musique que tu désirerais mettre tout de suite à la disposition
d'Yvonne, au moins pour le moment, je la chercherais et la
porterais ici, afin d'éviter un voyage à Nimes. Tu diras aussi
à ton père qu'il faudrait à Cabrières une large distribution de
dragées : sans cela les Cabrièrois ne vous croiraient pas bien ma-
riés; ils tiennent à cet ancien usage, et j'y tiens pour eux. Je
vous aime et vous embrasse de tout mon coeur.» (1)
Mais revenons au château, M. le Baron de Silans, les cinq Cha-
noinesses, quelques autres parents des du Vivier y furent rejoints
d'abord par mon grand-père, puis par M. l'abbé Huet, invité à
bénir le mariage, et muni de toutes les autorisations régulières
de Nîmes et de Grenoble. Enfin, le vingt et un, dans l'après-
midi, MM. Achille de Cabrières-Surville (2), de Lahondes-du-

(1) A M. le Comte de Cabrières, Adjudant-Major des Chasseurs


du Gard, à l'hôtel du Commerce, rue St-Dominique, à Lyon.
(2) Achille de CABRIÈRES-SURVILLE fut un des témoins de mon père,
le jour de son mariage ; il y avait été invité par la lettre ci-jointe :
Vienne, le 12 juin 1817.
Je pense, mon cher Achille, que tu es rendu à ta destination, Je viens,
en même temps, te faire mon compliment, et te demander le tien.
Mon contrat de mariage a été signé, lundi soir, avec Mlle Yvonne du
Vivier, fille de M. le Marquis du Vivier, capitaine de vaisseau, Che-
valier de Saint-Louis. Ma future est très agréable ; et pour l'éduca-
tion, le caractère, l'esprit, il n'y a rien à désirer. Mes parents sont
amoureux et enchantés, je le suis presqu'autant qu'eux, et je trouve
que je suis beaucoup plus heureux que je ne le mérite... Je souhaite,
mon cher Achille, que, dans le monde de Grenoble, tu puisses t'établir
agréablement, dans la société, et surtout dans l'esprit de ton général.
Je tiendrais beaucoup à ce que tu prisses goût à ta nouvelle carrière,
et, pour y prendre goût, il faut y réussir. Sans compliment, tu as tout
ce qu'il faut pour cela. Tu es du petit nombre des jeunes gens, qui
réunissent à quelques avantages extérieurs, de l'instruction, des sen-
timents nobles, et l'envie de bien faire. C'est cette envie seule qui peut
te manquer, et qu'il faut t'attacher à acquérir. Point de timidité, une
— 181 —
Roure, chef d'escadrons, adjudant à l'Etat-Major de la VIIe divi-
sion militaire, le capitaine de Saint-Victor, Maurice de Roche-
more et Casimir de Vallongue, tous officiers du 10° chasseurs
arrivèrent, pour représenter le régiment auprès de leur ami.
La cérémonie eut lieu, le 22 juillet 1817, entre minuit et une
heure du matin, dans la très modeste chapelle du château, et
M. Huet n'eut pas de peine à toucher son auditoire, dans la
courte allocution qu'il prononça : elle témoignait éloquemment
de son émotion et de sa joie.
Ma grand'mère du Vivier, heureuse de donner sa fille et dé-
solée de la perdre, lui fit remettre, au moment d'aller à l'autel,
un billet de tendresse suprême : comme pour lui faire entendre
ce qu'elle dirait à Dieu pour elle, pendant la célébration de la
Messe.

Je revois par la pensée le château de Cuirieu où, de 1846


(année de la mort de mon oncle, le Marquis du Vivier) à 1876,
j'ai passé, chaque année, avec mes parents, les mois de Avan-
ces.
Cuirieu n'est pas loin de la Tour-du-Pin, à peine à deux
kilomètres. C'est une promenade agréable, dans un joli pays, à
mi-côte d'une petite colline très boisée; des fenêtres, qui donnent

confiance fondée sur une juste estime de toi-même, un peu de patience


et d'adresse : avec cela, tu iras bien dans ton métier d'aide de camp,
qui, je crois, n'est pas la mer à boire. Mes affaires une fois arrangées,
je suis riche, et avoir plus ne ferait, rien à mon bonheur. Ce qui y fait,
c'est la considération méritée, la bonne éducation, les principes, le ca-
ractère, les talents, les goûts conformes aux miens, je crois qu'Yvonne
a tout cela. Ton cousin est un original ; heureusement, c'est presqu'un
bonheur dans un siècle où les copies sont si maussades J'espère te
!

voir à Cuirieu, et bavarder avec toi sur nos projets. Adieu, cher
Achille, je t'aime de tout mon coeur (*).
Tout à toi.
(*) A M. Achille de CABRIÈRES, aide de camp du général Donnadieu,
à Grenoble — de Vienne, le 12 juin 1817. —
— 182 —
sur terrasse, ombragée elle-même par un grand cèdre (1), on
embrasse un vaste horizon. Le château me semble avoir été bâti
à la fin du seizième siècle, sur l'emplacement d'un rendez-vous
de chasse des Dauphins. Trois tours lui restaient et donnaient
à son aspect un cachet gracieux et élégant ; la quatrième a été
détruite. Dans une restauration, faite probablement peu de temps
après la Révolution (2), on a modernisé les fenêtres, qui, à l'ori-
gine, étaient larges et coupées par des croix de pierre, dont on
distingue encore la trace. Les salles du bas sont vastes, très sono-
res ; et de l'une, par un perron, on descend dans un jardin, rempli
de fleurs durant la belle saison; deux corridors, au premier et
au second étage, rendent toutes les chambres indépendantes et
de facile accès. Les communs sont à une petite distance du château,
enfermés avec lui par une enceinte, formée de gros cailloux, noyés
dans un fort ciment. La porte d'entrée forme brèche dans cette
enceinte; elle est cintrée, basse, en bois épais et semée de clous,
qui lui donnent un caractère grave et presque monastique ; elle
donne dans un couloir voûté, et c'est à l'issue de ce couloir, à
gauche, qu'était la chapelle, où ma mère, en 1817, et ma tante,
deux ans plus tard, ont été mariées.

Ces deux soeurs, admirablement unies, à ce point qu'elles


ne
pouvaient vivre l'une sans l'autre, et que, selon la remarque de
leur père, elles n'avaient qu'«une seule tète, sous deux bonnets»,
ces deux soeurs sentirent cruellement l'amertume de leur sépa-
ration, elles se jurèrent une amitié indissoluble, et ce serment
a
été tenu. Il existe, à Cabrières, un petit tableau, formé d'une
découpure en papier noir, qui se détache sur un fond clair, où
le château de Cuirieu est très légèrement esquissé; les deux

(1) Planté par mon grand-père, qui en avait mis un autre à Veaune.
(2) En 1790, une bande de forcenés dévalisa le château,
en dépit des
efforts généraux des P. P. Recollets de Lorous, qui essayèrent vaine-
ment d'arrêter ce brigandage.
— 183 —
soeurs s'y donnent la main, et une phrase, inspirée par la fable
des Deux pigeons, «qui s'aimaient d'un amour tendre», porte
l'engagement de ne jamais ni s'oublier, ni même se refroidir.
De 1817 à 1877, c'est-à-dire pendant soixante ans, cette amitié
a vécu constante.
Mais Cuirieu n'était pas au fond, pour M. du Vivier, ni pour
ses enfants, la vraie terre de famille. Ils n'y avaient habité que
depuis 1809, après la mort de la marquise de Boissac, et à des
intervalles assez rares.
La terre des ancêtres, c'était Veaune. Les du Vivier la tenaient
de Jacques de Fay, de Veaune, marié, en 1665, avec Claire-Marie
du Vivier, dont la fille unique porta, en 1748, son nom, ses
biens et ses armes dans la famille de son mari, Justin-Bruno du
Vivier. Cette branche de la race ardéchoise des Fay était à
Veaune, depuis le milieu du seizième siècle; et de génération en
génération, c'était, sous le toit de « la maison-forte de Veaune» (1),
que la famille s'était continuée en officiers de terre et de mer ;
au soir de leur vie, ils étaient venus y retrouver ces affections
suprêmes, dont rien n'égale ni la douceur, ni la paix.
Artus-Charles-Marie du Vivier avait fait comme ses devan-
ciers, et ses trois enfants considéraient Veaune comme leur
véritable patrie. Mais Charles fut naturellement désigné pour
recueillir, avec le titre de marquis de Cuirieu, les biens délais-
sés, aux portes et aux environs de La Tour-du-Pin, par M. Louis
de Boissac, son arrière grand-oncle; et les terres de Veaune
furent attribuées aux deux soeurs, Yvonne et Augustine.
Est-ce parce qu'Yvonne était l'aînée, est-ce pour quelqu'autre
raison personnelle, que j'ignore, mais il n'est pas douteux que,
dès le premier jour où elle en fut propriétaire avec sa soeur
cadette, ma mère n'ait eu, pour Veaune, un attachement très
sensible et très profond.
Le pays lui plaisait : le village est assis sur une colline basse,

(1)Veaune, petit village de 287 habitants, canton de Tain, arrondis-


sement de Valence (Drôme).
— 184 —
qui descend doucement vers la petite rivière, qui a donné son nom
aux quelques maisons groupées sur ses bords.
Des fenêtres du château, et surtout de la terrasse, plantée de
vieux arbres, aux vastes ombrages, on a une vue très étendue.
C'est d'abord une plaine assez vaste ; puis, au fond, dans le loin-
tain, on aperçoit les montagnes de la Chartreuse et la chaîne
des Alpes du Dauphiné. C'est un paysage paisible, en harmonie
avec la douceur souriante du caractère de ma mère, qui était
née à Veaune, y avait reçu le baptême et y avait fait sa première
communion. Elle y avait vu mourir son père; et tout cet ensem-
ble d'émotions joyeuses ou mélancoliques avait jeté, dans son
âme, de telles racines qu'il semblait que ce coin du Dauphiné
ait été sa véritable patrie.
Ce ne fut pourtant que, deux ans plus tard, en 1820, que, par
suite d'un partage, intervenu directement entre les deux soeurs
et leurs maris, Veaune fut remis à ma mère, en toute propriété.
Et c'est ainsi que, moi-même, à la distance de près d'un siècle,
je ne puis pas entendre le nom de Veaune, sans émotion. C'est
de là qu'est venue à mes grands-parents et à mon père celle
qu'ils ont tant aimée, et dont ils ont dit et répété, sans
jamais se lasser, qu'elle avait été « le bonheur et la bénédiction
de leur vie ! »
J'aime Cabrières (1) par une tradition plus ancienne ; c'est
bien la terre paternelle, sur laquelle, depuis le 15 et le 22 mars
1511, se sont appuyées toutes nos traditions; mais Veaune est
le berceau maternel, et, en nous donnant notre mère, il s'est
acquis un droit éternel à notre gratitude ; voilà pourquoi mes
Souvenirs se résument dans ces deux mots : Cabrières et
Veaune.
J'adresse à Cuirieu, où le mariage de mes parents fut célébré
il y a près de cent ans, un salut reconnaissant ; et je cite, avant
de finir ce long chapitre, la lettre que ma mère, au matin du

(1)Cabrières, petit village de 383 habitants, canton de Marguerittes ;


arrondissement de Nimes (Gard).
— 185 —
23 juillet 1817, et encore remuée par les grandes émotions de la
veille, écrivit à sa belle-mère, en lui offrant les prémices de sa
nouvelle vie.

« Cuirieu, 23 juillet.
» Veuillez recevoir, ma bonne mère, encore un mot de votre
Yvonne, avant qu'elle puisse vous dire, de vive voix, le bonheur
qu'elle ressent à se nommer votre fille. C'est un titre, dont elle
est fière, et pour lequel elle ne craint point de vous réitérer
l'expression des désirs qu'elle a de s'en rendre digne. Je veux
vous dire aussi que j'ai, près de moi, un bon père, qui me gâte
complètement, et que je ne sais pas si, quand vous me verrez,
vous ne me trouverez pas, avec un grand changement dans le
caractère : ce sera un peu de sa faute. Veuillez voir, excellente
mère, que mon coeur ne varie point, et que, depuis que j'ai eu
le bonheur de vous connaître, ainsi que M. de Cabrières, il vous
a appartenu, et ne cessera d'être à vous.
» Je puis à présent vous parler de mon époux ; un de ses pre-
miers mérites, à mes yeux, c'est son attachement pour vous ; et,
là-dessus, comme dans beaucoup d'autres choses, nous avons
beaucoup de conformité.
» Permettez que je vous quitte ; maître Eugène étant déjà
venu me demander deux fois ma lettre, et se montrant très
scandalisé de ma lenteur. Veuillez trouver ici, ma bonne mère,
l'assurance du plus respectueux attachement.
» Maman et toute ma famille me chargent de leurs respects
auprès de vous.
» Je suis maintenant, tout à fait, votre fille, Yvonne. »
A Cuirieu, 23 juillet 1317.

Après quelques mots de reconnaissance envers la Providence,


qui l'avait si doucement conduit vers sa compagne, mon père
termine cette partie de son Mémoire, par les lignes suivantes :
— 186 —
« L'usage n'était pas alors de faire ce qu'on appelle de nos
jours « un voyage de noces » : aussi, après quelques jours passés à
Lyon auprès de nos tantes, nous retournâmes à Nimes, ou
plutôt à Cabrières, où nous vivions très heureux et très paisibles
avec Yvonne, qui me paraît meilleure tous les jours. »
187—

Les années de service (1815-1821)

Ce fut donc vers le milieu d'août 1817 que mon père amena à
Cabrières sa jeune compagne. L'époque était bien choisie pour
faire expérimenter à une Dauphinoise les ardeurs de notre cli-
mat !
Certes ! Veaune n'était aussi qu'un petit village ; mais il appar-
tenait à cette région tempérée, où il y a sans doute des chaleurs,
en été, mais elles sont moins vives, moins longues, et des pluies
plus fréquentes donnent aux champs une apparence moins des-
séchée. On voit des arbres, on peut trouver de l'ombre ; et
même on entend courir, à travers la campagne, un ruisseau
dont les eaux sont assez riches pour qu'une imagination com-
plaisante le transforme en une petite rivière : à Cabrières, rien
de pareil. C'est la monotonie d'un sol grisâtre, sur lequel vivent
des oliviers aux feuilles courtes, minces et blanches. La vigne y
est abondante, mais à l'époque dont je parle, les plants étaient
à peu près tous de même provenance, et par conséquent la cou-
leur du feuillage ne variait guère. Une poussière ténue, fréquem-
ment soulevée par le vent, fouettait le visage de ses tourbillons,
et jetait, jusque sur les vêtements, un manteau gris, difficile à
secouer. Parfois se levait le vent du nord, et sa voix rauque ne
cessait de retentir, ni jour ni nuit ; son souffle impitoyable se-
couait les volets de toutes les fenêtres, agitait toutes les portes
et gémissait à travers les moindres fissures.
— 188 —
Ma mère aurait pu souffrir de ce contraste entre son habitation
de jeune fille et sa nouvelle demeure. D'autant plus que, à Veau-
ne, la maison était vaste, un peu rajeunie, entourée de construc-
tions assez amples, et appuyées sur un parc ombreux, tandis que,
à Cabrières, le château avait conservé un aspect ancien, plutôt
sévère, et une distribution intérieure presque monastique. C'était
bien une épreuve pour une femme de vingt-trois ans !
Heureusement, avec le mariage, avait coïncidé, chez ma mère,
l'éveil, puis l'épanouissement d'une faculté native, qui s'était
affirmée en elle dès qu'elle s'était trouvée devant l'horizon et
dans le milieu, destinés à lui appartenir désormais.
Cette faculté, c'était le don de voir les choses et les hommes
toujours par leurs bons côtés. Une sorte d'exaltation intérieure
la portait à ressentir vivement, à tressaillir presque, devant ce
qui lui paraissait bon et beau. Combien de fois j'ai remarqué,
chez elle, cette puissance transformatrice, à laquelle concou-
raient ensemble la vivacité de son imagination et son goût
inné pour les arts !

Yvonne du Vivier avait partagé avec sa soeur, d'abord à


Romans, auprès d'une institutrice capable, puis à Genève, de
1811 à 1814, sous des maîtres nombreux, des leçons suivies,
dont le programme avait été tracé par M. du Vivier, très
instruit lui-même et vraiment savant. La grammaire, l'ortho-
graphe, l'histoire, le dessin, l'italien, l'allemand, quelques vues
sur les sciences naturelles : voilà ce que ces jeunes filles avaient
étudié ensemble, avec une égale bonne volonté.
Mais, tandis que ma tante Augustine s'était appliquée au dessin
et à la peinture, presque exclusivement, et avec succès, sa soeur
Yvonne avait pris la musique pour le constant objet de son
étude. Elle dessinait aussi, mais surtout pour fixer les images,
chères à son esprit ; la musique, sa fidèle compagne et son ins-
piratrice, lui murmurait un chant intérieur, incessant, auquel
elle se fiait pour exprimer les élans de son âme ou les émotions
profondes de son coeur.
Dès l'âge de neuf ans, quoique fort timide, Yvonne avait pris
— 189 —
part à ce qu'elle appelait « son premier concert », où on l'avait
applaudie, probablement plus à cause de son âge que pour son
talent.
Mais il est sûr que, au cours de ses longues études, tendre-
ment surveillées par son père, elle avait beaucoup reçu: ces
bonnes semences étaient tombées dans des sillons largement
ouverts, et elles y avaient lentement germé et mûri.
Voilà pourquoi, dès qu'elle fut mariée et appelée à être elle-
même, le sens du beau se développa dans son âme, autant que
l'amour du vrai et du bien.
Moralement elle voyait tout à travers un rayonnement inti-
me, qui, se posant sur les objets même inanimés, sur la nature
et sur les hommes, les éclairait de son propre reflet.
On demandait, un jour, à ma mère comment, venue de son
beau Dauphiné, elle s'était accoutumée à vivre heureuse dans
un pays bien différent.— Ah! dit-elle, j'ai regardé le ciel ! Et
elle disait vrai, elle regardait instinctivement toujours en haut!

La lumière et l'azur de notre midi avaient si bien charmé ses


yeux qu'ils avaient suffi à voiler autour d'elle la sécheresse et
l'aridité du paysage.

Et cette vérité s'appliquait à tous les détails de sa nouvelle


vie ! Elle admira facilement ce qu'elle découvrit dans l'âme de
ses beaux parents : distingués l'un et l'autre d'éducation et de
pensée.
Chez mon grand-père, ce qu'elle apprécia bien vite, ce fut la
politesse exquise et simple, que la rudesse de la Révolution
n'avait pas altérée, et qui mettait, dans ses moindres relations
une aisance gracieuse et un air constant de bonté.
Ma grand'mère était simple aussi, mais vive et passionnée. Je
ne sais si, à Veaune, on parlait beaucoup des Bourbons;
sûrement on ne les détestait pas, mais l'influence du dix-
huitième siècle avait atteint cette province, et les gentilshommes
— 190 —
de Dauphiné étaient presque tous gagnés aux idées, dont l'éloge
avait retenti à Vizille et à Romans.
En tout cas, à Cabrières, la fille de M. de Génas avait été reje-
tée par les excès de la Révolution, dans une ferveur royaliste,
à laquelle elle avait associé son fils.
Et ma mère, déjà fière de l'attitude de son oncle, le Comte
du Botdéru, à la Chambre de 1815, fut bientôt touchée de l'ardeur
de sa belle-mère, qui se montrait encore émue de ce qu'elle
avait éprouvé à Nimes, à la même époque, et qui ne semblait
respirer que pour le Roi.
Vivant beaucoup à la campagne, assez souvent seules, surtout
pendant les périodes de service de mon père, ces dames se com-
muniquaient leurs impressions sur les événements quotidiens ;
elles les jugeaient à leur point de vue, et la plus âgée confiait
à la plus jeune, à sa fille d'adoption, les jugements qu'elle por-
tait sur les hommes, soupçonnés par elle de ne pas compren-
dre ou de méconnaître les intentions éclairées et généreuses de
Louis XVIII.

Mais, comme il était naturel, ce fut à bien connaître son mari


que ma mère donna ses principaux soins ; et elle n'eut pas de
peine à discerner en lui le point, par lequel il devait lui être le
plus cher.
Les qualités brillantes de mon père, son esprit, son instruc-
tion, la vivacité de ses réparties, se découvraient vite et rendaient
sa consersation agréable. De plus, il goûtait beaucoup la mu-
sique, il en parlait avec compétence et avec feu. C'était ce que
le monde appelle un homme aimable.
Manière eut bientôt fait de constater toutes ces qualités ; elle
pénétra plus avant et fut frappée de la noblesse du caractère de
son mari ; elle le vit toujours franc et bon, aimant lui-même et
se plaisant à être aimé, mais attaché surtout à la tendresse in-
time de son foyer. Elle le sentait heureux lorsque, sous les yeux
— 191 —
de son père et de sa mère, il la regardait et la remerciait en
silence de s'être si bien familiarisée avec ses parents, et de les
avoir si pleinement adoptés.
Elle obéissait en cela, comme en tout le reste, aux sages et
affectueux conseils de Mme du Vivier qui, peu de jours après la
célébration du mariage, avait écrit à ma grand'mère et à mon
grand-père la jolie lettre que voici :
« Oui, Madame, je serai au comble du bonheur si mon Yvonne
a celui de contribuer au vôtre ; ne doutant pas que, dirigée par
vos conseils, elle ne parvienne à vous imiter. Veuillez lui con-
server la même indulgence, et croire que, dans notre séparation,
je suis, par vos bontés pour cette chère enfant, bien dédomma-
gée du sacrifice que j'ai fait en la mariant.
»... Lors de notre première réunion, à Lyon, je vous répondis,
Madame, que je me croyais, par l'échange entre nos deux en-
fants, au moins aussi bien partagée que vous, puisque, en vous
donnant ma fille, j'acquerrais quelques droits sur votre fils...
» J'irai le voir à Vienne, sentant fort bien qu'à Nimes, je n'au-
rais plus autant de prix à ses yeux, et désirant pourtant une
petite part dans sa tendresse. La mienne, pour vous, Madame,
ne peut être en doute, mais j'aime à vous prier d'en accueillir
l'assurance.
» O. du VIVIER. »
A Cuirieu. Août 1817.

Et, en post-scriptum, pour mon grand-père :

« Puisse la Providence, Monsieur, vous laisser fréquemment,


pour ma satisfaction, une petite place au bas des lettres de Mme
de Cabrières, et le loisir de me dire que vous êtes toujours sa-
tisfait de votre trop heureuse enfant; puisse-t-elle vraiment
contribuer à votre satisfaction et à celle de votre famille, elle
m'en deviendra, s'il est possible, doublement chère...
» ... Depuis quelques années, le chagrin m'a enlevé
quelque
chose de mes forces, mais mon courage peut tout braver,
surtout quand il s'agit d'aller vous répéter moi-même, que je
— 192 —
vois en vous le second père de mes trois enfants et le meilleur
ami de leur mère, qui vous prie de lui permettre ces sentiments,
et de recevoir l'assurance de son bien véritable attachement.
» O. du VIVIER. »

Je ne résiste pas à la tentation de montrer comment, à Lyon,


presque le même jour, Mme de Veaune, au nom de ses soeurs,
écrivait à sa nièce, à sa filleule, en lui donnant aussi, avec une
sollicitude véritablement maternelle, le conseil d'aimer sa nou-
velle famille et d'y porter autant de bonheur qu'elle en recevait.

« Chère Yvonne,
» Je ne puis te dire combien nous avons été touchées de ton
attention à nous écrire, dans un moment, où, toute fatiguée du
voyage, et plus encore, malgré l'oppression de ton coeur, qui
sentait si vivement que tu t'éloignais de véritables amies, tu as
cherché à nous consoler ; nous trouverons toujours une douce
jouissance dans l'expression de ton amitié. La nôtre te suivra,
partout où tu seras, et jusqu'au dernier moment de notre vie,
nous chérirons notre bonne Yvonne. Nous nous plairons à en-
tendre parler de tes succès, mais plus encore à penser que tu
aimeras tes nouveaux parents, comme tu aimais les tiens ; ton
bon coeur pourra et saura réunir ces tendresses. Tu sens déjà le
bonheur d'être entrée dans une famille si attachante et si res-
pectable; tout ce que nous en avons vu, nous donne la convic-
tion que tu y seras heureuse, comme aussi la bonté de ton coeur
et ton aimable caractère nous font espérer que tu y seras tendre-
ment aimée. Nos pensées se reposent avec une entière confiance
sur la digne mère de Monsieur Eugène, devenue la tienne ; elle
sera ton guide, ton soutien, et toi, sa fille dévouée, rivalisant
avec ton aimable Eugène à qui aimera le mieux cette excellente
maman.
» ...Nous jouissons avec toi des fêtes et des choses agréables,
que tu rencontres à chaque pas. En outre de la gaieté et de la
joie que tu en éprouves, tu y vois sans doute combien tes
parents sont aimés et considérés, et tu peux te promettre pour
— 193 —
l'avenir les mêmes sentiments, désirant toi-même avoir les
mêmes vertus et le même mérite. Puissent tes voeux et les
nôtres sur ce point s'accomplir. Que la bénédiction du ciel
t'accompagne toujours, chère enfant ; n'oublie jamais ce que tu
dois à Dieu de reconnaissance pour t'avoir préparé cette union,
et puisses-tu chercher et trouver toujours, auprès de ce Dieu de
bonté, les secours et les lumières, dont tu auras besoin pour aider
ta bonne volonté à remplir tous tes devoirs...
» Ta soeur te voit heureuse, et pense à peine à elle-même ; tu
croiras facilement qu'elle et nous, nous attendons, avec impa-
tience, non pas quelques mots, mais l'histoire entière de ton
arrivée à Cabrières. Mais avant tout, parle-nous de tes bons
parents. Nous désirons qu'ils soient en bonne santé, et aussi
contents de toi que nous le sommes d'Eugène et d'eux...
» ...Adieu, chère Yvonne, au milieu du monde bienveillant
qui t'environne, pense parfois à tes vieilles tantes ; leur coeur
est encore jeune pour t'aimer, bien fortement et tendrement.
Ouvre-nous toujours le tien, ce sera à de véritables amies, qui
ont besoin de te voir heureuse ; et alors nous aimerons d'au-
tant plus celui, qui fait déjà et fera toujours davantage, nous
l'espérons, le bonheur de notre chère nièce, qui elle-même fera
celui de ce bon et aimable neveu » (1).

De telles recommandations, si affectueuses et si prévoyantes,


ne pouvaient qu'impressionner vivement ma mère, et je crois
qu'elle y conformait toute sa conduite. Elle se sentait aimée, et
elle aimait à son tour, à sa mode modeste, enveloppée du
mystère de son innocence.
Car on avait bien gardé ces jeunes filles, et leurs parents
avaient veillé sur elles, sans affectation, mais en ne craignant

(1) A Lyon, 12 août 1817.


13
— 194 —
pas de les avertir et d'approuver qu'elles fussent à certains
égards « singulières ».
Mon grand-père du Vivier écrivait à sa fille aînée : « Ma chère
Yvonne, si jeune, on te trouve déjà singulière, ainsi que ta
soeur : c'est la vérité. Les gens de bien ne sont-ils pas singuliers,
en ce sens qu'ils sont peu nombreux, tandis que les personnes
qui se conduisent mal et ont de mauvais principes, sont partout
très multipliées ?
» Les dames et les demoiselles, qui tiennent à conserver
leur réputation sans tache, ne dansent pas aux bals de l'Opéra,
de la Comédie et autres grands bals publics, ou du moins elles
ne le faisaient pas, anciennement.
» Pour l'honneur et la vertu, soyons toujours de l'ancien
temps » (1).
Et Mme de Veaune, en envoyant à ses nièces quelques vête-
ments, leur disait:
« Ce ne sont pas des robes de bal que nous vous envoyons,
mes chères petites : de si vieilles tantes ne se mêlent pas de ces
sortes de parures ; mais, puisqu'on vous permet quelquefois de
danser, dans une société choisie, nous avons pensé qu'une robe
de crêpe vous ferait plaisir pour un de ces jours. Nous les avons
choisies blanches, comme étant l'image de la candeur et de la
modestie, vraie parure de votre âge. Ilm faut être mises simple-
ment et noblement ; ne se faire remarquer que par des manières
polies, simples et nobles, en vous éloignant de ce qui est frivole».

Grâce à Dieu, ces maximes entrèrent si profondément dans


l'âme de ma mère et de sa soeur, que leur vie entière s'en est
inspirée. Je n'aurais pas osé moi-même parler de ce côté dé-
licat de leurs vertus. J'aurais craint d'effleurer, sans assez de
délicatesse, le respect, que je dois à l'une et à l'autre.

(1) 2 juillet 1811.


— 193 —
Mais les belles-filles de ma mère et les filles de ma tante ont,
bien des fois, devant moi, célébré ce caractère spécial, si parti-
culier chez deux femmes du monde, qui n'en ont jamais ni
compris les faiblesses ni subi les entraînements.
Et quand mon père, en plaisantant sur la froideur qu'il
affectait de trouver chez sa compagne, l'appelait, en riant : ma
Moscovite, cette plaisanterie était sur ses lèvres un hommage.
Je puis bien citer maintenant, entre autres exclamations de
tendresse, contenues dans le Mémoire paternel, le résumé, écrit
par lui, de ses impressions sur sa compagne :
« Ma bonne femme me parait toujours meilleure ; je suis tou-
jours plus content d'elle: elle est d'une humeur agréable, sensi-
ble et gaie, aimable avec tout le monde, affectueuse avec mes
parents, qui sont heureux par elle... Elle est si bonne, si tendre,
je sens si bien qu'elle m'aime de tout son coeur ! Je suis sûr
maintenant de ses excellents principes, de sa piété, de sa pureté,
de la douceur de son amour pour moi et pour tous ses devoirs...
Elle aime sa vie de campagne, et abandonne facilement ce qu'elle
désire, quand je la prie d'y renoncer. En somme, c'est un ange:
je suis trop heureux avec elle, et je dois faire tout au monde
pour qu'elle soit elle-même heureuse avec moi, toujours plus,
de jour en jour. »
Et ma mère, à son tour, à mesure qu'elle touchait de plus près
à l'ensemble des sentiments de son mari, aux principes qui diri-
geaient sa conduite, aux maximes immuables sur lesquelles s'ap-
puyait sa vie morale, se laissait gagner par une sorte de fierté,
voisine de l'admiration ; elle s'enthousiasmait pour la noblesse
du coeur auquel elle avait donné le sien.

Le congé, accordé à mon père à l'occasion de son mariage,


s'écoula rapidement, trop rapidement au gré de ma mère, qui
tenta vainement d'en obtenir la prolongation, et qui versa bien
des larmes, lorsque la fatale échéance du 7 septembre 1817
— 196 —
arriva. Mais le temps n'avait pas été perdu : les nouveaux
mariés avaient visité et reçu tous leurs parents de Nimes et des
environs. Ensemble, ils avaient vu Bech ; et cette demeure, si
chère à mon père, n'avait point déplu à ma mère.
Mais c'est surtout avec Cabrières que la connaissance avait
été complète. Si mon grand-père avait associé ces bien-aimés
villageois à la célébration du mariage d'Eugène par des distribu-
tions de dragées, et par les autres libéralités traditionnelles,
Eugène et Yvonne aussi se montrèrent gracieux pour la
jeunesse. On dîna et on dansa même, je crois, dans le jardin.
Il y eut des compliments en français, en prose et en vers, et
même en latin, pour le Cornes et la Comitissa ; et il fallut résister
beaucoup pour empêcher les jeunes hommes d'offrir à M. le
Capitaine, adjudant-major du 10echasseurs, une épée d'honneur.
En dehors de ces fêtes, aimables et simples, le pays lui-même
se montra tel qu'il est, avec son excellent climat, son beau soleil,
ses belles nuits, sa source intarissable, ses productions peu
nombreuses, mais de qualité excellente ; avec ses habitants enfin
laborieux, honnêtes, probes et solidement chrétiens.
Aussi ma mère l'aima et lui a gardé soixante ans de fidèle
attachement.

Enfin et surtout : durant ces quelques semaines, les premières


où ils étaient ensemble, leur union se resserra, chaque jour
davantage, par le mutuel échange de leurs pensées : un besoin
de coeur très naturel les portait à s'entretenir de leurs parents,
afin de mêler leurs souvenirs et d'y appuyer leur commune
tendresse.
Mon père n'avait pas à insister sur le mérite des siens, puis-
que sa compagne vivait auprès d'eux, et que, pour s'attacher
à eux, il suffisait presque de les connaître. On respirait près
d'eux la loyauté, la franchise et la bonté.
Ma mère prit souvent plaisir à parler de sa famille, dont, à
— 197 —
Cuirieu, le caractère s'était déjà manifesté très ouvertement et
tout à son avantage.
Fille d'un marin, élevée au milieu d'autres marins, Olympe
de Silans (1) était préparée à épouser un officier de marine, et
lui avait apporté un coeur ferme et sûr. Dévouée jusqu'à l'oubli
constant d'elle-même, elle vivait réellement pour les autres,
songeant toujours à eux, plus qu'elle ne songeait à ce qui la
regardait.
La nature peut-être l'avait-elle aidée à suivre le penchant de
cette générosité. Elle était née « sans beauté », et cette pri-
vation lui avait valu sans doute de recevoir, à l'âge où les jeunes
filles ne craignent pas d'être remarquées, quelques-uns de ces
signes d'indifférence, pénibles pour l'amour-propre. Elle avait,
paraît-il, distingué parmi ses cousins, le Comte du Botdéru,
(futur député de l'extrême droite à la Chambre de 1815), et
n'aurait pas été fâchée de lui donner sa main. Mais, de propos
délibéré, le jeune Breton ne la lui demanda pas. Olympe de
Silans se vengea noblement, en donnant, en toute circonstance,
à ce parent, si décidé contre ce projet d'alliance, la preuve de
l'amitié la plus sincère.
Voici la lettre aimable qu'elle lui écrivit pour le mettre au
courant de ses projets sur l'éducation de ses enfants :
« Oui, mon bien véritable ami, lorsque j'ai reconnu votre
écriture, et que j'ai vu que je n'étais pas entièrement oubliée de
vous, j'ai éprouvé une véritable jouissance. Le bonheur, que je
goûte dans mon paisible ménage, ne m'empêchepoint de sentir

(1) Olympe de Silans était la fille unique de Messire Augustin de


Passerat de Silans, lieutenant des vaisseaux du Roy, et de dame Jeanne
Yvonne Guillemette du Botdéru de Kerdrého, veuve de Messire Charles
Claude de Montandre de Longchamp, lieutenant d'artillerie et des vais-
seaux du Roy. De ce premier mariage, mon arrière grand'mère avait
eu deux filles, dont l'une, Elisabeth-Hyacinthe épousa son cousin
Philippe de Montandre, et l'autre, Marie-Joséphine-Flore, se maria avec
Louis-Antoine de Bougainville (d'abord aide de camp de Montcalm, au
Canada, puis, en 1780, nommé chef d'escadre et plus tard amiral).
— 198 —
combien il est fâcheux de me voir à une aussi grande distance
de vous, que j'aurais tant de plaisir à revoir. Je pourrais aller à
Paris continuer l'éducation de mes enfants, mais j'y trouve bien
des inconvénients ; ne serait-ce pas leur rendre un mauvais ser-
vice que de leur faire goûter, dès leur enfance, un séjour, qui
leur rendrait tous les autres insipides, et que de leur faire perdre
des habitudes simples, propres à les rendre heureux dans l'ave-
nir?... Si je m'installais à Paris, je serais forcément séparée
presque toujours de mon mari, très occupé par ses propriétés,
au lieu que, dans une ville plus rapprochée, nous serons à
même de nous voir plus souvent. »
» ...Nous avons choisi Genève, où je compte me rendre, le
1er septembre, et je m'y fixerai pendant quelque temps : les moeurs

y sont simples, pures, et l'instruction poussée presque autant


qu'à Paris. »
» ...En changeant le genre de vie calme et solitaire, que je
mène depuis vingt ans, je fais à mes enfants un bien grand
sacrifice ; au moins n'aurai-je pas à me reprocher d'avoir rien
négligé pour leur bonheur futur, et même pour leur santé, puis-
que j'en ai nourri deux à la fois : dans la crainte qu'ils ne fussent
pas aussi bien traités par une nourrice, et jusqu'à vingt-cinq
mois. Ils s'en sont fort bien trouvés, et, quoique jumeaux, ils sont
bien constitués et forts. Pardon, mon bien bon ami, de tous ces
détails, mais la manière amicale, dont vous m'écrivez, me per-
suade qu'ils ne vous ennuieront pas, et que, par rapporta votre
vieille cousine, vous prendrez intérêt à sa progéniture. Croyez,
mon cher Victor, que j'ai été pénétrée de sensibilité en voyant
que vous aviez songé, trop tard, à être le parrain de l'un de mes
enfants. Ce sera pour leur confirmation. Je donnerai votre nom à
l'un d'entre eux, il m'en sera doublement cher. L'aînée s'appelle
Yvonne, la seconde Augustine et le chef de l'Empire, Charles :
lequel des trois adopterez-vous ? »
» ...Je trouve notre cousin S... si malheureux qu'en tout ce
que je pourrai lui être utile, je le ferai ; c'est ainsi, ce me semble,
qu'on devrait être en famille. Celui qui rend un service est plus
— 199 —
heureux que celui qui le reçoit. Si la nature fut, pour votre vieille
cousine, avare en agréments, elle l'a dotée au moins d'un coeur,
qui la fait chercher à rendre heureux ceux qui l'approchent, et
à jouir de la satisfaction d'être aimée de ses proches pour le
bien qu'elle essaie de leur faire. Continuez, mon bien bon ami,
à me conserver, malgré notre éloignement, les sentiments que
vous m'avez témoignés. Ils font partie de mon bonheur, et
comptez en retour sur ceux que je ne cesserai jamais d'avoir
pour vous. Votre vieille et bien véritable amie et cousine. »

» SILANS DU VIVIER. »
A Veaune, le 21 juillet 1810.

Si elle écrivait avec tant de coeur et d'ouverture d'âme à un


parent, proche sans doute, mais qu'elle voyait peu, combien
plus Mme du Vivier mettait de tendresse dans ses entretiens et
sa correspondance avec son mari.
Quand les expressions lui manquaient pour traduire ses
sentiments, elle avait le moyen de lui montrer par ses soins
assidus combien il lui était cher ; mais il semble vraiment qu'elle
aimait à lui écrire, parce que c'était alors des épanchements si
vifs, qu'ils rendaient à peu près ce qu'elle ressentait.
« Voilà les nouvelles que je puis te donner de Veaune, pays
assez triste, mais calme, et que je regretterais s'il fallait le
quitter. En t'attendant, j'y soigne tous tes arbres et tes plan-
tes (1), pas pour moi-même, mais en songeant que tu les verras
avec plaisir... »

(1) Mon grand-père, en effet, avait rapporté de ses voyages, pour


le gouvernement et pour lui-même, des essences d'arbustes et de
plantes à acclimater. Comme je l'ai déjà dit, il avait planté à Cuirieu
et à Veaune un cèdre du Liban, qui, tous les deux, sont très beaux et
survivent aux enfants et aux petits-enfants de celui qui les avait
enlevés, tout jeunes, à leur terre natale.
— 200 —
» Si tu m'aimes, en grâce, accélère ton retour, et viens faire
renaître le calme dans mon coeur, qui est navré de chagrin... »
» Ton retour rendra la vie à celle qui donnerait tout pour
toi :
ton coeur bon, ton âme sensible te feront, je l'espère, exaucer la
demande et la supplication de ta malheureuse amie !... »
« Soigne-toi pour ton amie, qui ne saurait exister sans toi, et
qui ne voit de jours heureux que ceux qui s'écoulent près de toi!
Oh ! mon ami, combien tu gagnes encore à mes yeux, en te
comparant à tous les hommes que je rencontre ; que mon sort
me semble au-dessus de celui des autres femmes, et quelle satis-
faction j'éprouve en te rendant justice ! »
» ...Si tu te portes bien, réuni aux tiens, tu jouiras du seul
bonheur qui soit réel Que faut-il à celle qui t'aime ? Rien, mon
!

ami Rien, si ce n'est toi et ta pensée. Je n'ai pas besoin de te


!

voir pour te chérir davantage, ni pour m'occuper avec zèle de


tout ce qui te concerne : entre nous deux, les formes, les maniè-
res, les usages sont inutiles et presque vains. Notre coeur nous
suffit et sait assez se faire comprendre... »
» ...Tout ce que tu me dis d'aimable et de tendre, me montre
combien ton coeur est bon, et comme il s'occupe à effacer les
idées sombres, qui affectent souvent mon pauvre esprit, mais
je n'en sens que plus vivement tout l'intérêt que tu portes à ton
amie !... »
» ...Ne prolonge pas, par ton absence, mon malheur et mon
chagrin. Je te jure que je suis, en ce moment, bien à plaindre,
et je ne cesserai de l'être que lorsque je pourrai t'embrasser... Je
crois qu'il ne peut plus exister pour ton amie une jouissance, qui
ne soit mêlée d'amertume ; et la plus grande, c'est d'être séparée
de toi que j'aime et aimerai toute ma vie... »
» ...Tous ici voudraient déjà être au jour où tu reviendras, et
surtout celle qui ne craint pas d'affirmer, de jurer que tu es ce
qu'elle aime le plus au monde, et celui sans lequel elle ne peut
être satisfaite ! »
Si mon père avait lu de telles lettres, il y aurait soupçonné
quelques imitations de celles, dont est pleine « la Nouvelle
— 201 —
Héloïse », et il aurait peut-être supposé qu'il y avait là, en dépit
de la sincérité réelle du sentiment, une exagération volontaire,
destinée à influencer le coeur plus paisible d'un officier de marine,
trop absorbé dans l'étude des sciences physiques ou philoso-
phiques de son temps ; et il se serait trompé, car son Yvonne
aurait pu lui montrer la lettre de sa mère que je vais citer, et
où celle-ci révélait mieux encore ses tendresses d'épouse et de
mère.

« Il me tombe, sous la main, chère amie, un petit morceau de


papier, sur lequel je puis t'assurer moi-même, ma chère Yvonne,
que tu n'es pas, une seconde, loin de la pensée de ta vieille mère.
Je ne t'ai pas écrit de Veaune, mais j'y surveillais tes intérêts,
et j'y perdais le moins de moments que je pouvais, afin de ne
pas rester isolée, dans un lieu où, autrefois, je vous avais tous,
où j'ai perdu celui, dont la pensée ne me quitte jamais, et dont
les exemples de vertu ne doivent et ne peuvent pas s'effacer de
mon souvenir. C'est en les imitant, ma bonne et tendre Yvonne,
que ta mère a trouvé le courage de prononcer le terrible oui,
qui t'a éloignée de moi, de moi, qui sentais si bien la jouissance
de t'avoir pour fille ; mais, assurée du bonheur, qui allait t'en-
vironner, convaincue que tu ferais celui de ta nouvelle famille,
aucais-je pu te sacrifier, et éviter, par un coupable égoïsme, de
te céder à notre Eugène, à son père, à sa mère, dont, dès le
premier moment, j'ai apprécié tout le mérite ? Rends-les heureux
autant que tu le pourras, et crois, mon enfant, mon amie, que
c'est par ce moyen que tu me récompenseras de ce que j'ai pu
faire pour toi. Je t'ai d'ailleurs quittée avec moins de peine,
devant la multiplicité des bontés, des attentions, des prévenan-
ces de ton excellent et incomparable beau-père. Rends bien grâce
à la Providence, chère enfant, du sort qu'Elle a daigné te réser-
ver, et, au milieu de tes jouissances, garde toujours une petite
pensée tendre pour celle qui termine, en t'embrassant, ainsi
qu'Eugène ».
Mon père ne pouvait être insensible à de tels accents ; ils jail-
— 202 -
lissaient d'une source qu'il sentait vive et pure. Ce coeur, froissé
par un premier dédain, s'était promis à lui-même, dans la can-
deur de ses dix-sept ans, de conquérir par le dévouement ce que
leur beauté donnait aux autres jeunes filles ; et constamment,
dans les lettres de ses tantes comme dans celles de ses belles-
soeurs, les chanoinesses, on trouve la plainte « qu'Olympe ne se
ménage jamais et ne consulte que son courage » (1).

Ma mère, dans ses entretiens avec son mari, lui parla surtout
de ceux de ses parents qu'elle avait perdus, et dont la mémoire
devait lui demeurer toujours présente. Elle avait pour son père
une affection, mêlée d'un grand respect. Tout justifiait, chez ses
filles, ce double sentiment, à la fois tendre et réfléchi.
Mon grand-père, Artus-Charles-Marie du Vivier de Fay-
Solignac était né à Romans, le 29 septembre 1751 (2). Il annon-

(1) J'ai vu beaucoup ma grand'mèrejusque dans sa vieillesse, quand


elle avait dépassé soixante-dix ans au moins. L'impression qu'elle m'a
laissée, est celle d'une femme excellente, très occupée de sa maison,
qu'elle tenait fort bien, soucieuse que rien ne manquât à ses hôtes,
mais brusque et autoritaire; elle parlait peu, supportait sans se plaindre
des peines, quelquefois très vives. Sa piété n'était pas expansive, mais
grave et contenue : c'est en ce sens qu'il faut entendre ce qu'elle disait
parfois d'elle-même : « Je suis une honnête payenne ». Elevée à
l'Abbaye au Bois, à Paris, elle y avait appris une orthographe absolu-
mont personnelle, dont ses petits-enfants étaient très étonnés. Mais
elle y avait puisé des principes d'honneur et de vertu, dont elle ne
s'est jamais écartée.
(2) Son père, Ferdinand Bruno, surnommé : du V. des Allées, à cause
de la maison qu'il occupait sur cette promenade, était un homme
d'honneur, très aimable, très spirituel, instruit. Il avait été capitaine
au Régiment de Royal-Vaisseaux. Dans son livre de Raison, après le
nom de ses dix enfants, il écrit : « Puissent-ils être tous heureux.
Fiat misericordia tua, Due, super nos et filios nostros. Amen. Le
mélange d'idées, « philosophiques » avec la foi chrétienne, que la tra-
dition familiale lui attribue, — et qui était bien plus profonde ce sem-
ble, dans l'intelligence de son fils —, n'empêcha point que, dans
ses
— 203 —
çait des facultés heureuses, et son éducation fut confiée, en 1765,
aux Oratorius de Lyon. Mais, après une année ou deux de
cette claustration, assez clémente, le jeune écolier réclama la
liberté relative de la maison paternelle, et suivit d'un peu loin,
les cours de l'Université de Valence, où il prit, en février 1773,
le diplôme de bachelier en droit.
La même année, le 15 septembre, il était nommé Garde de la
Marine, à Brest, et commençait sa carrière d'officier à la mer.
Durant vingt-trois ans, à titre d'enseigne, puis de second et
enfin de capitaine de frégate, Artus du Vivier ne cessa de navi-
guer, recueillant toujours les éloges de ses chefs par son exac-
titude dans le service, par la solidité et l'étendue de ses connais-
sances, par sa capacité professionnelle, et aussi par sa bravoure.
Quand il eut l'honneur de combattre à Ouessant, le 26 juil-
let 1778, sur le vaisseau : le Saint-Esprit, les anglais le remar-
quèrent, parmi les officiers de ce navire, comme l'un des plus
hardis.

La solitude forcée du bord, les longs silences que la nature et


les obligations du service imposent aux marins furent favorables
à mon grand-père ; il lut beaucoup, et malheureusement beau-
coup trop les oeuvres de Rousseau et de Voltaire; il s'émerveilla
de la Constitution anglaise et de sa soeur, la Constitution améri-
caine. En même temps, il s'appliquait ardemment aux sciences
naturelles et, soit pour remplir des missions, données par le
Ministre de la Marine, M. de La Luzerne, soit pour rapporter à

dispositions testamentaires, il n'insérât la recommandation que


voici : « chaque année, à l'anniversaire de mon décès, mes héritiers
feront vêtir et habiller six vieux pauvres, ou six jeunes enfants, à
leur choix, mais tous pris dans la paroisse de Saint-Etienne de Veaune ».
Il mourut d'ailleurs muni de tous les Sacrements, le 26 octobre 1778,
Sa femme, L. de Boissac, était morte à Romans, à 37 ans, en 1761, le
31 juillet.
— 204 —
Veaune ou à Cuirieu, et y acclimater des essences nouvelles
d'arbustes, de plantes et de fleurs, il profitait des temps de
relâche ou de séjour, afin de rechercher et de recueillir les espè-
ces, inconnues jusque-là en Europe.
A vivre ainsi d'étude, de méditation, d'observations constan-
tes sur les lieux et sur les moeurs, mon grand-père était devenu
un vrai savant, modeste, réfléchi et doux.
Son âme, d'abord avide d'indépendance, avait bientôt éprouvé
le besoin d'avoir, dans sa famille, la liberté d'exprimer et de
répandre les vifs sentiments de sa tendresse.
« J'ai reçu ici, écrivait-il à son frère, la lettre de la fin de
novembre, dans laquelle mon oncle me donne des nou-
velles de la famille. Toute en santé, toute réunie, elle goûte la
douceur de vivre rassemblée. Moi seul, malheureux exilé, je ne
puis me joindre à elle. Cependant, mon ami, mon coeur était
avec vous. Comment pourrais-je me séparer de ceux qui m'inté-
ressent si véritablement ! Je ne suis qu'à moitié où je suis ! Je
vis plus avec ceux que j'aime, quoiqu'ils soient éloignés, qu'avec
ceux qui m'entourent... »
» Par la pensée, j'habite Veaune avec toi, mon frère. Je par-
tage tes soins champêtres, je suis le progrès de la végétation, et
je me plais à contempler la fécondité de la nature. »
» Mon imagination complaisante rapproche ainsi de moi des
jouissances, dont la réalité comblerait mes désirs. »
» Je vais partir pour le Cap, et bientôt après pour Boston. Tu
vois qu'on me fait servir d'une manière très active, et je ne m'en
plains pas, car en voyant des contrées nouvelles, le temps sem-
ble s'écouler avec plus de facilité... Je te rejoindrai avec le plus
grand empressement, et je t'embrasse, en attendant, de tout
mon coeur » (1).

(1) Au Port-au-Prince, Isle de Saint-Domingue, 1er juin 1787.


—205

Plus d'un an après avoir écrit cette lettre, M. du Vivier, alors


commandant de la corvette La Sincère, rentrait à Brest, et se
dirigeait vers Veaune.
Ses idées sur le mariage n'avaient pas changé; il pensait
toujours qu'« une alliance bien assortie procure mille douceurs » ;
mais il redoutait « les chagrins et les peines, dont le mariage
est la source, lorsque les parties, qui le contractent, ne se con-
viennent pas ».
D'ailleurs, il ne voyait pas de raison « pour courir d'aussi
grands risques.» Sa fortune était modique, mais suffisait ample-
ment à ses besoins. «Et puis, comme il l'écrivait à ses parents
de Cuirieu, «lorsque je suis auprès de vous et de mes soeurs, je
goûte pleinement le charme d'une société si intime. Exempt
d'ambition, je mène une vie douce et tranquille. Pourquoi
désirerais-je davantage » ?
Cette philosophie un peu étroite ne plaisait nullement au
Marquis de Boissac, (1) oncle maternel de ce sybarite, et qui,
n'ayant pas d'enfants, comptait sur son neveu pour continuer
sa famille.
Peu à peu, sous la douce influence des conseils qui lui ve-
naient de Cuirieu, avec une telle autorité, mon grand-père se
décida à peupler sa solitude, et à aliéner quelque peu son
indépendance. Mais, pour ménager la transition, il se mit à
rêver aux qualités, « qu'il rechercherait dans sa future com-
pagne ».
» Je chercherai, écrivait-il, moins la beauté que la sagesse et
la vertu. Je voudrais une femme douce, simple, sage, modeste,

(1) Marié, à Paris, le 1er avril 1761, avec Mlle Marguerite Chapelle
de Jumilhac. Après trente ans et plus de mariage, il avait renoncé à
tout espoir de paternité, et espérait revivre dans les enfants de M. du
Vivier.
— 206 —
réservée, laborieuse, aimant la retraite, sachant garder le silence,
méprisant les vaines parures, craignant les dieux, et n'ayant ni
légèreté, ni entêtement, ni humeur. »
Le programme était un peu compliqué. Aussi, la lettre se
terminait-elle par ce cri, pareil à un voeu qu'on sent difficile à
réaliser :
« Heureux l'homme qu'un doux hymen unirait à une telle fem-
me! Il n'aurait à craindre que de la perdre et de lui survivre! »

Décidé à Brest, au milieu des compagnons de sa carrière, le


mariage de mon grand-père avec Mlle Olympe de Passerat de
Silans, fut célébré à Vienne, entre le 24 octobre (1) et le 3
novembre 1788. Je crois pouvoir dire, d'après toutes les lettres
qui me sont passées sous les yeux, qu'il réalisa pleinement les
voeux des deux époux.
A partir de 1788, M. du Vivier cessa de servir effectivement,
et sa pension, liquidée le 28 février 1790, témoigna que, à ce
moment, il avait donné au pays « vingt-trois ans, neuf mois et
vingt-cinq jours » de sa vie.
Dès lors, il se consacra tout entier aux siens. Intimément lié
avec M. de Champagny (J.-B. Nompère), « son premier et meil-
leur ami», dès son entrée aux gardes de la Marine, en 1772,
il se contenta de lui écrire fréquemment (2) ; et son existence
remarquer, dans les pactes du mariage, que « Messire Artus du
(1) A
Vivier de Fay-Solignac, seigneur de la Maison-forte de Veaune,
chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant des
vaisseaux du Roy,... déclare agir « comme majeur et libre», mais
cependant du consentement de Messire Louis de Boissac, son oncle,
brigadier des armées du Roy, seigneur de Cuirieu. » — Louis XV avait
érigé cette terre en marquisat, vers la fin de son règne.
(2) On peut juger de cette intimité, par l'aimable invitation, suivante,
datée de Saint- Vincent, près Roanne:
29 germinal en VII.
« Si jamais tes affaires te conduisent à Paris, souviens-toi que je suis
sur la route. Tu y verras un ménage de braves gens : une jeune
— 207 —
se concentra entre Veaune et Cuirieu (dont il devint propriétaire
à la mort de M. de Boissac, par un testament, daté du 4 février
1793) (1).
J'ai déjà dit avec quelle affection et quelle conscience, il s'était
occupé de ses deux filles, et surtout de l'aînée, qui, un peu plus
âgée que sa soeur Augustine, montrait plus d'application aux
nombreuses études auxquelles on l'invitait.
Pour son fils, Charles, M. du Vivier redoubla de soins, mais
avec un moindre succès ; cet enfant, né timide et môme craintif,
manifesta de bonne heure le penchant malheureux, qui para-
lysa plus tard tous ses moyens. La peur de ne pas réussir lui
faisait redouter toute occasion de se mesurer avec des enfants
ou des jeunes hommes de son âge. Il choisissait de préférence
les relations qui ne lui imposaient aucun effort, et où sa fortune,
future ou présente, lui assurait une place qu'on ne cherchait pas
à lui disputer.

Mon grand-père avait encore les idées de son temps, l'édu-


cation publique ne lui parut pas convenir à son fils ; il tenta vai-
nement de s'attacher, comme précepteur de Charles, un homme,
dont on lui avait vanté « le mérite, les connaissances, les
femme, pleine de grâces qu'elle ignore, de vertus qu'elle cherche sans
cesse à augmenter ; uniquement livrée à l'éducation de trois filles et
d'un garçon, qui lui doivent la santé comme la vie. Tu retrouveras ton
ami tel que tu l'as connu, car nul être n'a moins changé, et son coeur
est toujours tout entier à ses amis »
!

M. de Champagny, d'abord officier de marine, puis député, en 1789,


aux États-Généraux, fut appelé au Conseil d'État, en 1800, et envoyé
comme ambassadeur, à Vienne, en 1804. Napoléon le créa duc de
Cadore, et Louis XVIII l'appela à la Pairie. Il mourut en 1834. Son fils
a rendu, comme historien, de réels services à la cause religieuse.
(1) M. de Boissac fut condamné à mort, par le tribunal révolution-
naire de « Commune-Affranchie » (Lyon), le 19 frimaire, an 3 de la
République, sous des inculpations, à la fois ridicules et odieuses.
C'était un homme pieux, charitable et bon. La devise de sa famille
était fort belle : « Ni regret du passé, ni peur de l'avenir ! »
— 208 —
vertus » (1). Il fallut dès lors se contenter de recevoir, à Genève,
de 1810 à 1813, les leçons de maîtres, capables sans doute,
mais dont l'action ne s'adaptait qu'à l'intelligence, et l'éducation,
dans un pays étranger, laissait forcément quelque chose à
désirer.
Mon grand-père s'efforça de combler, par des conseils et des
exemples, ces lacunes presque inévitables ; mais lorsque, dans
l'été de 1814, il accompagna son fils à Paris (2), pour le présenter

(1) Ce précepteur, dont l'influence eût été si précieuse à un enfant,


tel que Charles du Vivier, était d'une province très éloignée du Dau-
phiné ; il avait une si grande répugnance à la quitter, qu'il mit à son
engagement, vis-à-vis de M. du Vivier, des conditions que celui-ci ne
put accepter : ce ne fut pas sans regretter que « son fils fût privé
d'un guide aussi sûr et d'une société aussi agréable. »
Je cite avec bonheur le programme d'éducation que mon grand-père
s'était tracé, et qu'il avait indiqué à ce précepteur, comme pour l'atti-
rer : « Rendre nos enfants vertueux par les bons exemples et les sages
couseils de tous ceux qui les entourent, c'est notre premier but : leur
santé et leur instruction viennent ensuite ».
(2) La lettre suivante, adressée à un personnage de la Cour, résume
les titres énumérés par mon grand-père, pour aider à l'admission de
son fils dans un régiment de la garde royale :
« Monsieur le Comte,
» Je me suis présenté, plusieurs fois chez vous, avec mon fils, sans
avoir eu l'honneur de vous rencontrer. Permettez donc que, en quittant
Paris, je vous adresse par écrit les remerciements les plus vifs pour
la place de chevau-léger, que vous avez bien voulu lui accorder, dans
la compagnie, qui est sous vos ordres. J'espère que mon fils, pénétré
de ses devoirs et d'un entier dévouement au Roi, méritera vos bontés
par son zèle et son exactitude. Plusieurs personnes, auxquelles j'ai
l'honneur d'appartenir, M. le comte de Saint-Priest, MM. Antoine
d'Agout, de Murinais et de Lally-Tolendal m'ont promis de vous en
parler. Il est petit-neveu du chevalier de Boissac, mort à Karick-Fer-
gal en Irlande, à la tête d'un détachement des Grenadiers des Gardes
Françoises. Il a, comme moi. l'honneur d'appartenir, par les Fay-Soli-
gnac, de Veaune, à la branche des comtes de Damas d'Anlézy ; et
mon bisayeul était, en 1652, capitaine dans le régiment du même nom.
» Vous voudrez bien agréer l'assurance de ma vive reconnaissance et
de mon profond respect. »
— 209 —
à ses connaissances anciennes et à ses parents, rassemblés par le
retour des Bourbons, il ne put s'empêcher d'éprouver l'inquié-
tude, dont témoigne ce passage d'une lettre, écrite à Mme du
Vivier :
« Je dis adieu à Paris, demain.
» Je laisse Charles (1) sous la garde de l'honneur et des principes,
que nous avons cherchés à lui inspirer. Puisse-t-il ne les jamais
oublier! Je sens que les conseils de père et de mère eussent
encore été très utiles ; mais des chefs fermes et bien intentionnés
pourront nous suppléer (2). »

Si l'avenir de son fils unique préoccupait, M. du Vivier, il


était pleinement rassuré sur celui de ses filles (3), qui avaient,

(1) Dans les Gardes à cheval.


(2) 26 août 1814.
— Mon oncle, malheureusement, tout en conservant,
dans son coeur, les bons principes et les sentiments d'honneur de son
père, ne sut se fixer nulle part ; il a fini sa vie, en 1846, à cinquante
ans, sans avoir rien fait pour protéger sa mémoire.
(3) Je cite ces passages de deux lettres de mon grand-père à sa fille
Yvonne. On y verra bien sa nature ouverte et simple :
» Veaune, 2 juillet 1811.
» J'ai une véritable jouissance d'apprendre que mes trois enfants
sont également appliqués, que tous font des efforts pour profiter des
leçons qu'ils reçoivent. Combien on est heureux de savoir s'occuper !

Je vous embrasse tous trois de tout mon coeur. Mais je veux dire un
mot à votre bonne maman, et c'est pour l'assurer de nouveau de mon
tendre attachement pour elle. »
» Veaune, le 31 mars 1812.
» Tu trouves peut-être, ma chère Yvonne, que ma plume est bien
tardive à répondre à ta lettre. Mon coeur n'est nullement cause de ce
retard ; il a, pour toi, pour ton frère et ta soeur, la plus tendre affection.
Vous connaissez, d'ailleurs, tous les trois, le véritable intérêt que vous
m'inspirez. Je jouis de vos succès, je partage, dans ma pensée, vos
plaisirs : aucun père, aucune mère ne souhaitent plus le bonheur de
leurs enfants que votre bonne maman et moi. Nous ne vivons, pour
ainsi dire, que pour vous. Si nous vous refusons quelque chose, ce

14
— 210 —
par leur intelligence, leur goût des arts et leurs succès, atteint
et même dépassé ses espérances.
Il ne se contentait pas de les voir appliquées, modestes,
gracieuses dans le monde : leurs sentiments religieux lui appa-
raissaient comme la tutelle, dont elles auraient toujours besoin ;
et ma mère m'a bien souvent raconté que, peu de jours encore
avant d'être frappé par la maladie qui devait l'emporter, son
père s'inquiétait de savoir si elle et sa soeur étaient allées régu-
lièrement se confesser et communier. Lui-même, hélas ! n'usait
guère des sacrements, dont l'usage lui paraissait nécessaire à ses
filles !
Il n'avait point échappé à l'influence funeste de l'esprit philo-
sophique de son temps ; et manière elle-même disait de lui qu'il
était « philosophe ». Mais peut-ètre cette philosophie était-elle plus
spéculative que pratique. Il croyait fermement à Dieu et à l'im-
mortalité de l'âme, il assistait exactement aux offices de la

n'est pas pour vous faire de la peine, nous voudrions, au contraire,


s'il était possible, vous les éviter toutes. Déterminés par ce qui nous
paraît devoir vous être avantageux, dans la suite, nous vous enga-
geons parfois à préférer l'avenir au présent, l'instruction à la dissi-
pation, et surtout les jouissances paisibles et honnêtes, à ces réunions,
où le luxe et les moeurs équivoques sont triomphants. »
» ...J'ai reçu deux nouveaux mariés, de Veaune : l'épouse reve-
nait de Tain vendre ses agneaux. Pauvres petites bêtes, on vous
croque, en ce canton, sans pitié Dirai-je que je ne suis pas
!

coupable d'un semblable forfait, quand ma soupe se fait avec du


boeuf, quand les chapons de Veaune sont rôtis exprès pour moi?
L'homme est donc l'ennemi de tous les animaux. Comment se vanter
d'avoir un bon coeur, une âme sensible? Cependant, malgré cet appétit
qui me fait dévorer tant d'êtres innocents, il me semble, quand je pense
à mes enfants, pouvoir parler de la tendresse que j'ai pour eux, et
môme les en assurer ce que je fais en les embrassant de tout mon
:

coeur. »
« Du VIVIER. »
» A Mademoiselle Yvonne du VIVIER,
» Maison I agisse, place Maurice,
» A Genève.
» Léman. »
— 211 —
paroisse, et s'y tenait avec dignité et respect. Très cultivé, assidu
à la lecture et à l'étude des chefs-d'oeuvre de l'antiquité classi-
que ; silencieux et un peu sauvage le plus souvent, il était aima-
ble à ses heures, et toujours bon avec les habitants de Veaune
et de Cuirieu. C'était, pour le monde, un homme accompli, plein
de loyauté, d'honneur, de courage (4). Dieu veuille que sa der-
nière heure (2), consolée par la présence et la parole d'un prêtre,
ait été illuminée par un rayon de foi chrétienne !
Peut-être faut-il ajouter à ce voeu une ligne, empruntée à la
lettre par laquelle mon grand-père annonçait à M. de Silans la
mort de son frère (3) : « Nous l'avons perdu, cet excellent père !
Son âme pure est allée rejoindre le Tout-Puissant, de qui elle
était venue ! » — Rien qui ne soit chrétien dans cette parole
de certitude confiante !

Un autre membre de sa famille paternelle, dont ma mère


s'entretint longuement avec son mari, et qu'elle rappelait sou-
vent à ses fils, c'était Mme l'Abbesse de Boissac, soeur du mar-
quis de Cuirieu, et tante, par conséquent de mon grand-père.
Cette pieuse femme, d'un caractère énergique et résolu, avait
passé de nombreuses années dans le cloître, et y avait pratiqué
les plus solides vertus. Entrée, vers l'âge de vingt ans, dans le

(1) Voici les témoignages que M. du Vivier se rendait à lui-même :


« Les sentiments d'honneur et d'équité ont été les guides de ma
conduite pendant toute ma vie ».
« Je ne demande rien que je ne croie juste, je n'avance rien que je
ne croie vrai ».
» Je sais que la religion est la source de toute justice, et je crois à la
délicatesse qu'inspire l'honneur ». — Lettre du 21 avril 1804.
(2) Le 27 octobre 1814.
(3) Le 24 mai 1801.
— C'était le père
de ma grand'mère. Après la
mort de M. du Vivier, les braves gens de Veaune érigèrent, dans le
cimetière du village, une petite colonne, sur laquelle ils firent graver
ces simples mots : à MM. de Silans et du Vivier. Reconnaissance.
— 212 —
couvent dominicain de Montfleury, aux portes de Grenoble, elle
y avait vécu à peu près une vingtaine d'années, quand, le
4 décembre 1764, une Bulle du Pape Clément XIII l'appela à
gouverner le Monastère Cistercien de Laval-Bressieux, au dio-
cèse de Vienne (1).
Cette abbaye « élevée en l'honneur de la Très-Bienheureuse
Vierge Marie», étant devenue vacante par la mort de la R. Mère
de Guast, le Pape donna commission à l'Archevêque de
Vienne (2) de réunir capitulairement les religieuses professes
du monastère, de leur proposer, comme future abbesse, « la
soeur Marguerite de Boissac, religieuse de l'Ordre de Saint-Domi-
nique, au Monastère de Montfleury, du diocèse de Grenoble, en
faveur de laquelle des témoins, dignes de foi, avaient déposé
qu'elle était remplie de religion, irréprochable dans ses moeurs,
pleine de zèle pour le bien spirituel, comme de talent pour l'ad-
ministration du temporel, douée en un mot de toutes sortes de
vertus et de qualités; digne dès lors d'être élue par ses futures
filles, et d'être reconnue comme Abbesse, pourvu qu'elle réunit,
au moment de l'élection, librement émise, au moins les deux
tiers des voix des soeurs vocales ; et qu'ainsi soit assurée la dis-
cipline régulière et claustrale. »
Cette première épreuve ayant donné à Marguerite de Boissac
le titre officiel d'Abbesse de Laval, elle dut, avec l'agrément de son
Archevêque, prier un évèque, en communion avec le Saint-Siège,
de recevoir, au nom du Pape et de l'Église Romaine, le serment
accoutumé, de sa fidélité. Elle devait le faire et le fit en effet
«mot pour mot», tel qu'il lui avait été envoyé de Rome, avec
la Bulle même de sa nomination. (3) Puis, elle demanda au même
évèque de lui donner la Bénédiction Abbatiale. Enfin, après tout
cela, et après avoir été « jugée digne d'être à la tète du Monas-

(1) Près la Côte Saint-André (Isère).


(2) Guillaume d'Hugues.
(3) La Bulle spécifiait qu'une copie authenthique de
ce serment, en
forme de Lettres Patentes, scellées du sceau de la nouvelle abbesse
devrait être envoyée à Rome.
— 213 —
tère de Laval », Marguerite dut, préalablement à son installa-
tion, émettre sa profession de foi, et en adresser à Rome la
preuve signée. Elle fut alors «constituée Abbesse, avec le gou-
vernement et l'administration du spirituel comme du temporel
du Monastère, et reçut la promesse d'obéissance de la part des
religieuses, ses subordonnées, avec la reconnaissance des tributs
d'hommage et des droits, attachés à sa charge. »
Ce n'était pas assez de toutes ces précautions pour protéger la
liberté et la dignité de l'obéissance régulière ; l'abbesse elle-même,
se défiant sans doute des embarras, que les discussions jansé-
nistes et les prétentions abusives des Parlements jetaient dans
la conscience des religieuses et dans le gouvernement des
Communautés, prit la précaution d'ajouter au serment écrit de
sa profession, comme « religieuse des Frères Prècheurs», autori-
sée à prendre la conduite d'une maison Cistercienne, et à en
suivre la règle, cette réserve formelle : « en faisant voeu d'obéis-
sance à la règle de Saint-Benoit, je ne compte m'obliger que dans
la mesure où cette règle est observée à Laval».
Il est probable que le bruit public accusait alors très facile-
ment les Bénédictins d'être sympathiques au Jansénisme et
opposés aux Bulles des Papes sur ces mêmes points de doctrine ;
c'est, sans doute, ce qui fit craindre à l'abbesse de Laval d'être
engagée dans de pareilles disputes ; aussi voulut-elle se garantir
d'avance contre toute insistance, venue du dehors, et qui gêne-
rait sa conscience : de là les précautions, écrites au bas de
l'original de son serment, et que l'on serait tenté de trouver
superflues, de ne « vouloir s'engager qu'à ce qui était marqué »
sur cette formule (1). Que si Mme Marguerite de Boissac se
(1) Voici cette déclaration expresse :« Je proteste que je ne veux m'en-
gager, par ma profession dans l'Ordre de Cîteaux, qu'à obéir à mes su-
périeurs : qui est tout ce que M. l'abbé général de Cîteaux exige de moi.
Si l'on me fait promettre autre chose, je proteste contre, parce que je
ne le ferai que par contrainte, et pour éviter toute querelle. »
« Je proteste encore contre tout ce que l'on me fera promettre ou
jurer, à la fulmination de mes Bulles ou à mon installation : ne voulant
m'obliger qu'à ce que le Pape exige de moi par mes Bulles.— 1764.»
— 214 —
défendait ainsi par avance contre les hommes, elle se liait
pieusement « à la règle de Saint-Benoit, avec les permissions
requises (du côté des Frères Prècheurs)..., devant Dieu et devant
tous les Saints, dont les reliques sont présentes, en ce lieu, qui
est appelé Laval, de l'ordre de Cîteaux, élevé en l'honneur de
la Très-Bienheureuse Vierge Marie » (1).
Et, de fait, durant plus de vingt-cinq ans, de 1764 à 1790,
l'abbesse de Laval vécut paisible et honorée. Son monastère avait
été habité, au début du dix-huitième siècle, par une religieuse du
nom de Marie Henriette du Vivier, qui y était morte chargée de
mérites, et qui de sa cellule « était volée au Ciel ; » ses compagnes
appartenaient presque toutes aux meilleures familles de la région ;
les paysans aimaient ce couvent tranquille et lui témoignaient à
l'occasion de la reconnaissance et du dévouement.
On y était loin du bruit et des agitations politiques.
En deux circonstances seulement, un peu d'agitation avait
remué, la Communauté. Une première fois, en 1746, un comman-
dement du Roi, contresigné par M. Voyer d'Argenson, avait
placé, dans la maison, pour y être retenue: jusqu'à nouvel ordre,
une fille du couvent de Sainte-Cécile de Grenoble; et on redou-
tait toujours quelque intrusion pareille du pouvoir civil, plus
pénible aux moniales innocentes qu'à la religieuse insoumise,
qu'on voulait punir. En 1777, les Monastères furent invités à ne
plus recevoir de novices, et ce fut déjà l'annonce des prochaines
destructions. Puis, en 1781, M. l'Abbé général de Cîteaux se
préoccupa d'une demande, qui lui avait été adressée par Mme de
Boissac ; il crut y découvrir l'intention d'abandonner le Monas-
tère, et il s'en plaignit à elle, en des termes, pleins de politesse et
d'estime, mais qui durent « affliger l'Abbesse, puisque jamais
cette pensée ne lui était venue ». Plus par sa conduite que par
ses paroles, elle montra quelle fidélité elle avait toujours
entendu garder à sa vocation et à son ordre.
(1) Le religieux Bénédictin, qui assistait au serment, et acceptait,
au
nom de son Ordre, la nouvelle Professe, était Dom François Pitras
(ou Pitra), ancien prieur du même ordre.
— 215 —

La Révolution, en effet, se fit bientôt sentir, dans la province


du Dauphiné comme dans toutes les autres ; et dès le printemps
de l'année 1790, ordre vint à l'abbesse de faire connaître au
District de la Côte le nombre et le nom de toutes les religieuses
de son couvent; on lui commandait en même temps de déclarer,
quelles étaient ses intentions et celles de ses compagnes, relative-
ment à « la liberté », que la loi leur accordait de renoncer, si elles
le désiraient, à leur ancienne forme de vie (1).
Le refus fut unanime, mais bientôt, quand même les moniales
auraient voulu continuer à habiter, librement, la maison, où elles
avaient espéré mourir, cette maison n'aurait pas pu les abriter.
On les en chassa, après avoir vidé et pillé l'abbaye. C'était au
mois de juillet 1791.
Quelques personnes charitables accueillirent ces vénérables
expulsées, et il semble qu'elles aient pu traverser, sans trop
d'encombre, les années de désordre et de terreur.
Seule, à ce qu'il parait, Mme de Boissac fut surveillée avec une
persévérante malice. Le maire de la Côte, M. Pascal, lui avait
donné asile, et elle passa chez lui deux mois à peu près, sans
être inquiétée ; mais, au bout de ce temps, par suite de quelque
indiscrétion ou de quelque imprudence, on découvrit sa demeure,
et des menaces retentirent contre le premier magistrat de la
Commune, qui osait nourrir, parmi les siens, une des plus dan-
gereuses ennemies de la République (2).
Aussi, « le 20 prairial, an II de la République Française, une,
indivisible et démocratique », « l'agent national provisoire de la

(1) On assignait: à l'Abbesse, une pension de 230 livres ; à chaque


religieuse de choeur, 175 livres ; et 87 livres à la Converse.
Jamais cette pension n'a été payée.
(2) En témoignage de sa reconnaissance, Mme de Boissac, réduite à
ce moment à une sorte de misère, laissa à M. Pascal deux petites
écuelles d'argent.
— 216 —
commune de La Côte écrivait aux membres du Comité de sur-
veillance de Veaune, pour les inviter à faire arrêter Marie-
Marguerite Boissac et à la faire conduire à la maison d'arrêt de
Vienne, pour la punir de n'avoir pas prêté les serments prescrits
par les lois du 14 et du 15 août 1793.
C'est que, en effet, dès que Mme l'Abbesse avait compris que
sa présence risquait de compromettre ses hôtes, elle avait deman-
wdé à M. du Vivier, retiré à Veaune, avec sa femme, de la rece-

voir si la Municipalité de la Commune n'y mettait pas obstacle,


et s'y lui-même n'y trouvait pas de difficulté.
Une telle demande, formulée dans des temps si difficiles, avec
une prudence et une discrétion extrêmes, avait touché les habi-
tants de Veaune, attachés depuis longtemps à la famille des Fay
et des du Vivier ; et mon grand-père n'aurait pas pu ne pas
ouvrir son coeur et ses bras à la digne soeur de sa mère! (1).
L'Abbesse de Laval demeura donc à Veaune de 1792 à 1795,
sauf quelques absences de courte durée. La chute successive de
tout l'état de choses ancien et surtout de l'antique majesté de
cette Église Gallicane, dont tout le Clergé et tout l'Ordre monasti-
que avaient été si fiers, eut à Veaune son douloureux retentis-
sement dans une âme de femme, capable de tous les héroïsmes,
et qui avait eu l'inspiration de chercher, pour sa conduite et son
attitude, les conseils de Mgr d'Aviau de Sanzay, son saint
Archevêque (2).

(1) Le maire, Jean Dorée, Simon Gay, Pierre Martin agent, et Boit,
secret. gén., tous de la Commune de Veaune et du district de Romans,
certifièrent, « le décadi, 30 floréal, que la citoyenne Marguerite
Boissac était arrivée malade, le 15 floréal, chez son neveu, le citoyen
Artus Duvivier, et avait déclaré vouloir se fixer à Veaune. »
La bienveillance était évidente, là, comme à Cabrières : presque à la
même époque.
Ils lui étaient venus sûrement par l'intermédiaire de M. l'abbé
(2)
Bouchin, vicaire général.
— 217 —

En dépit du malheur des temps, les années, passées à Veaune,


auprès de son neveu bien-aimé, furent douces à Mme l'Abbesse (1).
« La Maison-forte » était presque un couvent ; on y pouvait prier,
lire, s'occuper, parler à son aise ; et Dieu daigna, donner à ce
foyer tranquille et simple une grande joie : Yvonne-Marie-
Guillemette de Vivier y naquit, le 25 Thermidor, an II (13 août
1794, un dimanche), et, en l'absence de tout ecclésiastique,
éloigné par la Révolution, Madame de Boissac ondoya sa petite
nièce, et lui voua dès lors une affection, qui s'est continuée,
toujours plus vive, jusqu'à sa mort.
On ne saurait trop louer le noble caractère de cette sainte
femme, si longtemps séparée de sa famille et du monde, et qui,
rejetée chez ses parents, par les circonstances, obligée alors de
reprendre la direction de ses affaires, s'est mise résolument à
l'oeuvre, et a montré une constance, une force d'âme, une piété,
plus fortes que les terribles événements, dont elle avait eu à
souffrir.
Elle devint le guide très écouté de M. du Vivier, qu'elle
aimait avec une sorte de passion. Elle lui écrivait très souvent,
s'intéressait à tout ce qui le touchait, ou touchait à sa femme, et
à ses enfants (2).
Quand, après 1797, elle put jouir, à La Tour du Pin ou à
Cuirieu, de l'usufruit, que le testament de son frère, le Marquis
de Boissac, lui assurait sur une part de ses biens, elle adoucit
les rapports, quelquefois un peu difficiles, entre la veuve et la
belle-soeur du Marquis et M. du Vivier.

(1) « Ce me sera une grande douceur, si je puis finir mes jours près
de toi... Tu sais combien je t'aime : je n'ai plus que toi — mais, pour
peu que ma présence puisse troubler ta tranquillité,... je ne viendrai
pas ». — De la Côte-St-André.
(2) « Je voudrais te convaincre de ma tendre amitié ! mais à moi
n'appartient pas tant de bonheur ». — De Cuirieu.
— 218 —
Elle parlait avec autorité, avec raison, et ne craignait pas de
signaler à son neveu ce qu'elle croyait ou imprudent, ou dange-
reux.
On a vu combien pour elle-même, l'Abbesse avait de délica-
tesse de conscience, pour l'intelligence et l'interprétation de ses
Bulles, auxquelles elle entendait s'en tenir strictement. Un jour,
dans une vente de bois, elle crut que M. du Vivier avait disposé
de ce que des Bulles, relatives à quelques terres, autrefois
dépendantes d'une église ou d'un chapitre, avaient réservé, et
elle lui fit à cet égard de très vives observations.
Elle ne fut pas aveuglée par sa tendresse maternelle pour son
neveu préféré, elle n'oublia rien pour établir entre lui et son
frère Camille (1) des relations vraiment affectueuses et confiantes.
De même elle fut très bonne pour les cinq soeurs de M. Artus
du Vivier, elle acheta même aux environs de Lyon, une petite
propriété, pour les y faire jouir de la belle saison (2).
Mais il semble bien que son affection pour la petite Yvonne
ait pris peu à peu le dessus sur toutes ces autres relations ; elle
la regardait comme son enfant adoptive, et, en parlant d'elle, ou
en écrivant à ses neveux de Veaune, c'est le nom d'Yvonne qui
se place de lui-même sous sa plume, avec toutes les recherches
(1) M. Camille du Vivier avait été, dans le testament de son père,
traité avec la parcimonie qui atteignait alors tous les cadets. De là à
adopter quelques-unes des idées de la Révolution, il n'y avait pas loin.
Mais Camille le fit sans excès, et en demeurant fidèle à la tradition
de ses ancêtres. Il devint, en 1801, capitaine de grenadiers, dans l'armée
des Grisons, d'abord cantonnée à Berne. Il fit ensuite, avec distinction,
toutes les campagnes de Napoléon, et reçut, à Austerlitz, la croix de
chevalier de la Légion d'honneur ; il eut, à Eylau, deux chevaux tués
sous lui. Après son mariage avec Mlle d'Alzac, il habita quelque temps
Romans, et en devint maire. Après 1815, il se retira en Champagne et
y mourut en 1832. Sa descendance habite Bordeaux, et y est juste-
ment honorée.
(2) « Tes soeurs me paraissent bien sensibles à tous les procédés
d'amitié que tu leur montres... C'est, comme tu le dis, le plus solide
bonheur des familles Quelle douceur pour moi de vous en voir jouir !
!
»
— De Cuirieu.
— 219 —
de la plus inquiète sollicitude. « J'embrasse d'idée ma chère
Yvonne», s'écrie-t-elle.
Qu'on me permette de citer deux lettres, écrites à ma mère
par sa vieille tante : elles s'adressent à une enfant de six ans,
puis à la même, quand elle vient d'avoir dix ans.

A Cuirieu, 21 octobre 1800.


« J'ai reçu, avec bien du plaisir, ma chère Yvonne, la lettre que
tu m'as écrite, et encore avec plus de satisfaction l'assurance de
ton amitié. Je souhaite qu'elle soit aussi sincère que celle que
j'ai pour toi : dont je serai empressée de te donner des preuves,
si tu es bien sage, si tu profites avec reconnaissance des bontés
de papa et de maman à te procurer des sentiments de religion et
ceux que doit avoir une fille bien née. Je trouve que tu as bien
profité pour l'écriture et j'espère que, qnand j'aurai le plaisir de
te voir, je serai encore plus contente. Embrasse ton frère et ta
soeur pour moi. Je t'envoie six livres pour acheter quelques
bonbons et je t'assure que je t'aime très tendrement. »
BOISSAC née BOISSAC (1).

II

« Je te remercie, ma chère Yvonne, de m'avoir donné de tes


nouvelles, quoiqu'il me semble que c'est ta maman, qui m'a
écrit pour toi,— mais je pense que c'est ton rhume qui t'a empê-
chée de m'écrire toi-même. Je te remercie de m'avoir envoyé de
quoi juger du progrès que tu fais dans le dessin. Je t'envoie
24 livres pour te témoigner combien je te sais gré de faire tout
le possible pour profiter des bontés de ton papa et de ta maman
et des sacrifices qu'ils font pour ton éducation. Continue à

(1) Mme l'Abbesse signait ainsi, pour se distinguer de sa belle-soeur,


qui avait le même prénom : Marguerite, et la même nom.
— 220 —
t'appliquer d'apprendre tout ce que l'on désire de toi. Aime bien
le Bon Dieu et prie-le de te conserver de longues années le bon
papa et la bonne maman qu'il t'a donnés. Je t'embrasse de tout
mon coeur !
»
Mlle du V., à Romans.

Le portrait de l'Abbesse, donné par ma mère, ne serait pas


complet, si on ne signalait pas, chez cette femme âgée, un certain
ressort de gaieté, qui ressemblait encore à de la jeunesse.
Quand, vers 1800, aux premiers rayons de la gloire de Bona-
parte, on remit de l'ordre dans les écritures publiques, et on
dressa à nouveau les actes de l'état civil, Mme l'Abbesse de
Roissac fut inscrite comme célibataire. Cette qualification lui
parut non seulement risible mais outrageante. Elle en fut blessée,
et s'en exprima avec vivacité. Au courant de l'année 1795, elle
était allée à La Côte, revoir ses religieuses, dans les différents
asiles où elles s'étaient retirées. En écrivant à son neveu, durant
ce séjour, l'Abbesse lui disait plaisamment : « Je n'ai presque
jamais mangé chez mes nonnes, qui m'ont pourtant accablée
d'amitiés. » Et elle signait, en riant : la nonne Boissac (1).
Ce qui vaut mieux encore que ces traits de caractère, c'est le
double témoignage que les belles-soeurs et le neveu de Mme de
Boissac rendirent à sa constante piété et à ses vertus.

(1) L'Abbesse a gardé, dans ses papiers, une sorte d'étude, ou plutôt
d'esquisse sur les caractères différents des cinq soeurs : Pétronille
(Mme de Veaune, la de Veaune), écrit assez facilement, dit l'Abbesse ;
Gabrielle-Artusine est douce, prévenante, laborieuse et adroite ; Mar-
guerite-Alphonsine, ressemble beaucoup à sa mère, a une figure
distinguée : — ce sont les trois chanoinesses d'honneur du Chapitre de
Montigny, près Vesoul ; — Sophie (M—de Pennes), est plus simple et
plus retirée ; Ferdinande-Caroline, a une figure très agréable, beau-
coup d'esprit, une voix agréable et très étendue. C'est Mme de Veaune,
qui paraît avoir été la plus brillante.
— 221 —
Au lendemain de sa mort, à Cuirieu, dans les derniers jours
de décembre 1805, la Marquise de Boissac écrivait à Mlle du
Vivier, à Lyon :
« Notre soeur a fini, comme une prédestinée: elle a reçu main-
tenant la récompense de ses mérites !»
— Et mon grand-père
disait à ses enfants : « Notre attachement, notre vénération,
notre reconnaissance pour cette excellente tante ne peuvent
s'exprimer assez vivement. Je perds, en la perdant, une seconde
mère. Sa mémoire sera présente à mon coeur tant que je vivrai. »
Et ma mère, pendant plus de soixante et dix ans, n'a cessé
de parler, avec une gratitude émue, de celle qui, en la bapti-
sant, l'avait fait entrer dans la société chrétienne. Ce nom sem-
blait résumer tout ce qu'elle avait appris à croire, à imiter et à
respecter.

Ces longs récits, si doux à ma mère, le furent aussi aux


oreilles de mon père. Ils ne firent que le confirmer dans les
premières impressions, qu'il avait reçues à Lyon et à Cuirieu.
Tout cet ensemble lui montrait les fruits du travail de plusieurs
générations, « formées par une éducation sérieuse, et d'excellents
principes » : il se sentait « sur une voie solide et honorable » ; il
s'y engagea résolument et avec une entière sécurité.
Les élans de sa bonne volonté royaliste l'avaient fait appar-
tenir, dès le mois de mars 1814, aux Gardes à cheval de Paris,
puis aux Chevau-légers, dès leur première formation, et enfin,
officiellement, à l'état-major de S.A.R. Mgr le duc d'Angoulème,
à la suite du général Baron Merle, pendant la Campagne du Midi,
depuis le 16 mars 1815 jusqu'au licenciement de l'armée royale.
Le 1er juillet 1815, le gouvernement invita des volontaires à
s'engager dans le corps des Chasseurs à cheval du Gard. Mon père
se présenta et reçut le brevet de sous-lieutenant. Cette troupe, un
peu confuse, devint bientôt le 10e régiment de Chasseurs, et vit
alors se compléter son contingent d'officiers et de soldats.
— 222 —
A Vienne, l'armée, troublée par tant de causes successives, se
reformait; mais combien elle souffrait du mélange inévitable
d'éléments disparates et même opposés, dont elle était for-
cément composée !

Les uns venaient des guerres glorieuses de l'Empire, et ils


regrettaient d'avoir perdu leur Chef, leur Drapeau et leur
Cocarde aux trois couleurs ; ils prenaient, en une sorte de pitié,
les recrues et les officiers que la Restauration leur amenait,
leur reprochant presque de n'avoir pas, comme eux, parcouru
l'Europe en victorieux.
Les officiers et les soldats nouveaux se sentaient fiers de
représenter la tradition et de relever les blancs étendards de la
vieille France. Mais la présence des Alliés leur était cruelle ; et il
leur tardait d'être délivrés de ce voisinage, qui témoignait trop
éloquemment des crises douloureuses, dont le pays sortait à peine.
Les choses étaient à peu près ainsi au dixième Chasseurs, qui,
en juin 1815, avait été tenir garnison, à Vienne.
Le colonel, M. le Comte de Séran, y était excellent; mais son
royalisme ardent gênait quelques-uns de ses subordonnés, atta-
chés de coeur à Napoléon ; et parfois, sans qu'il le voulùt, il
naissait du choc de ces dispositions contradictoires des situations
très difficiles.
Dans une circonstance, à laquelle une lettre de mon père fait
allusion, « M. de Séran craignit d'avoir involontairement blessé
quelques-uns de ses officiers ». « Il se conduisit avec beaucoup de
noblesse, offrant à ceux qui se croiraient offensés, une réparation
personnelle, avec l'assurance qu'il mettrait tous les torts de son
côté, dans le rapport qu'il ferait au Général. »
Et mon père ajoutait : « C'est un homme, digue qu'on s'attache
à lui; je le vois tel qu'il est, fier, peut-être un peu susceptible,
mais noble et pur comme un loyal chevalier. »
On n'en conçoit pas moins combien, dans un tel milieu, les
moindres démarches risquaient de susciter de pénibles incidents.
Heureusement, un officier, mêlé à toutes les campagnes de l'Em-
pereur, blessé grièvement, à Wagram, d'un coup de lance au
— 223 —
poignet gauche, M. Gobin, était entré comme Commandant au
10e Chasseurs, en même temps que mon père, et s'était tout de-
suite attaché intimement à lui (1). C'était, à la fois, un ami
et un conseiller.

Deux autres secours, également efficaces, garantirent mon


père contre les difficultés qu'il aurait pu rencontrer dans sa
carrière.
L'étude, d'abord: promu lieutenant-adjudant-major, le 6 mai
1816, mon père voulut se familiariser sans retard avec tous les
devoirs de ses nouvelles fonctions; il rédigea à son propre usage
un long mémoire sur « les obligations d'un adjudant », et
essaya de n'y rien omettre de ce qui pouvait signaler son exac-
titude, sa bonne volonté et la distinction de son service.
Et de plus, à côté de l'instruction spéciale, nécessaire à un
officier, n'y avait-il pas à étendre ses connaissances, en histoire,
en littérature, en politique? Mon père le pensa; et, fidèle à ses
habitudes, il se ménagea de longues heures de lecture, dont
« les notes s'élevèrent bientôt jusqu'à composer deux volumes. »
Les relations mondaines furent aussi un attrait, auquel
mon père était très sensible. La conversation lui plaisait, dès
qu'elle était polie, spirituelle, élevée ; et si la musique, la
poésie ou les arts y ajoutaient leur charme, il se sentait pleine-
ment à l'aise, pressé d'une vive émulation d'apporter son
concours à une causerie agréable et distinguée.
Le temps passé à Vienne ne fut donc pas pénible à mon

(1)J'ai vu cette amitié fidèle accompagner mon père et mon frère


aîné jusqu'à l'extrême vieillesse du Commandant. Elle s'est pieuse.
ment affirmée par le legs à mon frère de la croix d'honneur, qui avait
récompensé toute une vie de vaillance et de dévouement.
Dans le régiment se trouvaient aussi M. le Vicomte Maurice de
Rochemore, chef d'escadrons, et M. de Saint-Victor, avec M. de
Vallongue
— 224—

père (1) ; il y demeura du reste assez peu de temps, et coupa ce


séjour par des courses rapides à Lyon, auprès de Mme du Vivier
et par un voyage à Nimes, vers la fin de 1817 et le début de
1818.
Enfin et surtout, les trois années 1818, 1819, 1820, furent
remplies et animées par une correspondance très fréquente avec
ma mère: occupation très chère pour l'un comme pour l'autre,
et qui acheva de fondre leurs pensées comme leurs sentiments.
Comme le remarquait ma grand'mère, cette absence, si longue
au gré des deux époux, leur fut avantageuse à tous les deux;
elle les aida, les obligea même à se mieux connaître et à se
mieux apprécier.

J'ai retrouvé beaucoup de ces lettres : elles ont retracé sous


mes yeux la vie de mes parents, telle que je ne l'avais pas vue
commencer, mais pareille à leur existence, pendant les longues
années où j'ai eu le bonheur de les connaître. Du premier au
dernier jour, ils ont été semblables à eux-mêmes, nous comman-
dant le respect et nous inspirant la plus profonde affection.
Manière, dès son mariage, avait spontanément choisi sa voie :
elle avait l'esprit très ouvert et curieux de savoir ; elle était comme
pressée de laisser s'épanouir librement en elle les facultés qu'elle
se sentait. « Je veux travailler, disait-elle, et poursuivre tout ce
que j'ai commencé. »
Et quand elle ajoutait naïvement : « Je veux qu'on parle de
moi », — parole qui, sur ses lèvres, m'étonne grandement

son ambition n'était pas, je suppose, de se faire un nom —, mais
de tirer parti de la puissance intime qu'elle se reconnaissait, et
qui lui faisait soupçonner ce qu'est l'art, et quelles jouissances il
apporte à ceux qui le goûtent avec persévérance et ferveur?

(1) Il y était rentré, le 7 septembre 1817, le jour où expirait son congé,


et ce ne fut pas, écrit-il, « sans qu'Yvonne pleura beaucoup ».
225
— —
La musique était sa grande passion, et c'était aussi celle de
son mari. Elle était sûre de lui plaire, en cultivant le talent
qu'elle avait acquis et en le développant. Elle avait appris à
jouer de la harpe, et j'ai vu, plus tard, mon père admirer beau-
coup le son de cet instrument, qui semble fait, comme la lyre,
pour les doigts des Muses.
Raison de plus pour ma mère de ne pas le délaisser tout à fait,
mais elle comprit vite que le piano, qui lui était plus familier,
répondrait davantage à son désir de grouper autour d'elle, le
plus souvent possible, les artistes, fixés à Nimes, ou qui y pas-
seraient ; et dès lors, peu à peu, ce fut au piano seul qu'elle
demanda d'être le confident et l'interprète de sa sensibilité
musicale.
Elle jouissait d'ailleurs à un rare degré de la vue ou de l'im-
pression du beau. Depuis notre soleil et notre ciel jusqu'aux
modestes fleurs de nos collines ; depuis les vives couleurs des
ailes de nos papillons ou des élytres de nos insectes ; depuis les
roses ou les oeillets de nos jardins jusqu'au feuillage vert som-
bre et aux baies rouges de nos arbustes rustiques, — ma mère
admirait tout avec une sincérité et une vivacité, qui charmaient
ceux qui la suivaient dans ses promenades ; et elle se prome-
nait, tous les jours, les yeux ouverts à tout ce que la nature
lui offrait d'aspects agréables. Elle avait hâte de les dessiner et
de reproduire leurs couleurs dans ses albums ; et longtemps,
tant que sa vue le lui permit, elle entretint la facilité qu'elle
avait acquise, à Genève, de faire des « découpures », qui, sous
ses ciseaux, devenaient de véritables tableaux.
Dès les premiers mois de son mariage, certaine de répondre
aux goûts et aux habitudes de mon père, toujours levé de bonne
heure et assidu à sa table de travail jusqu'à midi, ma mère,
après une première toilette et les soins donnés à toute sa maison,
s'enfermait au salon, et passait au piano, de deux à trois heures
de suite.
Guidée par son métronome, un crayon près d'elle pour lui
permettre de noter au passage les observations qu'elle se ferait
15
— 226 —
à elle-même sur sa façon de comprendre et d'interpréter les
morceaux, qu'elle voulait apprendre par coeur, et jouer ensuite
avec son mari ou avec ses invités habituels, ma mère mettait à
ces études quotidiennes un intérêt et une suite, qui se sont sou-
tenus pendant près de soixante ans.
Si la musique était pour elle une réelle occupation, si le dessin
ou la peinture lui étaient une distraction agréable et très fré-
quente, elle n'oubliait pas l'étude. Elle se remit à l'histoire,
qu'elle fit remonter «jusqu'aux Egyptiens », et qu'elle conduisit
naturellement jusqu'au dix-neuvième siècle. J'ai vu d'elle des
notes sur nos auteurs français, et même sur Montaigne, dont sans
doute mon père lui avait signalé les opinions sur l'éducation
des enfants.
Avec cela, grâce à la formation, reçue à Veaune, près de ses
sages parents, ma mère avait des goûts très simples, plutôt
sérieux; et la vie de famille, comme le séjour à la campagne ne
lui déplaisaient pas. On en jugera par les citations que j'em-
prunterai à sa correspondance.

Les lettres de mon père sont nombreuses dans mes mains.


Celles de ma mère sont plus rares ; et je me l'explique par un
sentiment, commun à mes parents, mais qui s'est traduit, chez
chacun d'eux, sous une forme différente : ma mère a tenu à
conserver tout ce que son mari lui avait écrit ; et les vieilles
lettres, comme elle le dit elle-même, ne cessèrent jamais de
l'intéresser. Mon père, au contraire, dans la révision extrême-
ment sévère qu'il fit de tous ses papiers, en 1844, brûla ce qui
lui parut avoir un caractère trop intime, pour être lu, même par
ses fils : il obéissait aux exigences de cette pudeur domestique,
à laquelle songeait Reboul, quand il mettait, sur les lèvres
d'une épouse, ces beaux vers :
« De pudeur et d'oubli vous m'avez couronnée ;
Ma chambre d'hyménée
Connaissait à peine mon nom ! »
227
— —

Quinze jours et plus s'étaient écoulés, depuis le départ pour


Vienne, mes grands-parents et leur belle-fille avaient rejoint
Cabrières, et se disposaient à aller à Bech pour les vendanges.
Le 30 septembre, amusée par la perspective de ce petit
voyage, ma mère écrivait à « M. l'Adjudant-major », « fort
habile et bon mathématicien », une lettre, commencée en
allemand, continuée en italien, et achevée en français ; elle
riait elle-même de cette littérature bigarrée « instructive et plai-
sante.
«... Me voilà enfin dans mon assiette ordinaire, dans mon fran-
çais, que je parle un peu plus facilement que ces deux autres
langues, Dieu soit loué comme je te remercie, mon cher major,
!

des jolies lettres que tu m'écris je raffole de toi, de tes lettres,


!

et de ce qu'elles contiennent. En vérité, rien n'est plus aimable,


ni plus précieux pour moi que ce qui vient de toi ; tu vas me
gâter, mon cher enfant ; je ne pourrai plus rien entendre que
des compliments, tournés à ta mode ! Peut-on dire plus joliment
à son Yvonne qu'on l'aime, qu'en lui disant qu'on est pâle et
tremblant, en lisant ses lettres ? Vois-tu, tu es un phénix! ma
marraine (1) a raison. Aussi personne n'aime comme moi !

Pardonne-moi une comparaison : tu m'as appris, comme à tes


oiseaux, une jolie petite chanson, je la sais maintenant, et je suis
très pénétrée de ce que je chante ; pour toi, il y a longtemps que
tu n'as bégayé le mot : je t'aime ; tu me le dis, mais c'est pour
me faire plaisir et pour voir ce que j'en dirai. C'est toi main-
tenant, qui seras le Moscovite; celui, qui, tout en aimant
beaucoup, aime pourtant bien moins qu'il n'est aimé, connais-tu
ce mortel? Ah! grand Dieu quelles folies! quels bavardages,
!

que sont les comparaisons, auxquelles je m'amuse !... »

(1) Mme de Veaune, qui était vraiment sa marraine, tandis qu'elle


avait été baptisée par Mme l'abbesse de Boissac.
— 228 —

1er octobre 1817.

«.. Il est midi, mon bon ami, et j'ai déjà fait bien des choses ; je
me suis levée à six heures et demie, il y a de quoi crier: miracle;
puis, avec ma soubrette, la charmante Rose, je me suis hasar-
dée (1) du côté de l'église, où j'ai fini mes dévotions, que j'avais
commencées, l'autre jour, comme tu le sais. J'ai prié Dieu pour
mon mari, avec toute la ferveur, dont je suis capable... après une
petite action de grâce, je me suis acheminée vers la maison ; il
était près de neuf heures. J'ai commencé par déjeuner, avec
beaucoup d'appétit, et puis j'ai fait mes petits préparatifs de
départ pour Bech. Demain, on y commence les vendanges, je
n'ai pas acheté de « petits paniers», mais de charmants « petits
sabots» Montée sur mes ergots j'aurai l'air d'une géante ou
!

d'une Landaise. Je vais donc figurer aux vendanges, demain,


et je m'en fais une véritable fête. Les nôtres ne ressemblent pas
à celles de ce pays »...
!

Et, en effet, le lendemain, ma mère racontait ses premières


impressions, dans une nouvelle résidence :

Bech, 2 octobre 1817.

« Mon bon ami, je suis enchantée de Bech: il réunit tout ce


qu'on peut souhaiter d'agréable, et ne laisse rien à désirer à
l'imagination du poète ; mais comme je ne sais pas faire de vers,
il me manque mon Eugène, qui saurait vanter dignement ce
délicieux séjour; je me figure que, facilement, dans ces belles
allées, auprès de toi, je jouerais le rôle d'une héroïne roma-
nesque. Combien de tendresses et de douces protestations! Il
me semble que ces lieux me donneraient le talent de te per-
suader que je t'aime tant il est clair que Bech est fait pour
!

(1) Le mot n'est pas trop fort ; pour aller du château à l'église du
village, il faut suivre le chemin, qui mène les bestiaux à l'abreuvoir :
grand sujet de peur pour ma mère que ces rencontres inévitables !
— 229 —
être habité par deux époux tendrement unis ! Combien je
regrette que « le cher coeur » n'y soit pas. »
« Et quand je dis : je regrette que tu ne sois pas ici près de
moi, où ne regretterais-je pas l'absence de mon Eugène ? Avec
toi, tout est beau, et sans toi les plus belles choses deviennent
indifférentes. »
« J'ai reçu, ce matin, une lettre de toi, qui a fait mon bonheur;
je l'ai lue, au moins douze fois, enfin de Nimes jusqu'à Bech.
Juge, si j'ai songé à considérer le pays? De là je conclus que, pour
voyager avec fruit, il faudrait n'avoir pas le coeur trop occupé !

Tu me dis de si belles choses qu'elles me vont droit au coeur;


une seule phrase que tu m'as dite, a suffi pour m'enchanter. Au
reste, tout est charmant ici. Je suis condamnée à répéter tou-
jours la même chose. Il faut bien l'y faire, « mon cher enfant ! »
«... Je veux encore aujourd'hui te dire que je l'aime à la folie;
demain, ce sera de même, et ainsi de suite, parce que la dernière
fois est toujours celle où je crois l'avoir mieux dit. Je vais
étudier mon piano »...
3 octobre.

«... Je te quittai hier, pour aller étudier mon cher piano ; fut
ce
pendant deux heures. Comme il. était tard, je fus me promener
en famille, d'ailleurs ton père le voulait, et bien entendu, j'y cédai
avec le plus grand plaisir. D'après tout ce que j'ai vu, et que je
n'avais fait qu'entrevoir, cette allée des lauriers est charmante,
cela semble un jardin dessiné exprès pour plaire aux yeux! »
« Je fus aussi dans le bois ; nous ne poussâmes pas trop avant,
messieurs les moucherons nous en empêchèrent. Nous revînmes
dîner, et après cette action importante, nous montâmes dans le
grand salon; là ta bonne mère tenant sa tapisserie, Mlle Nancy
sa broderie, et moi mon feston rouge, ton cher papa nous lut tout
haut les lettres originales de l'ancien curé de Vauvert (1). Voilà
notre soirée, bien simple, bien unie, mais douce... »
(1)C'était sans doute le curé Solier, si bizarre d'attitude pendant
la Révolution.
— 230 —

4 octobre.

« Il était donc trois heures quand j'eus fini de mettre des


...
cordes à ma harpe ; je montai pour faire mes petites lectures, et
je t'écrivis pendant plus de deux heures. J'ai encore recommencé
« mes
Égyptiens ». Ta mère vint ensuite me chercher, pour nous
promener, et nous y fûmes avec Mlle Nancy. Nous revînmes
dîner. Ensuite, chacun entoura la table du salon, avec son ou-
vrage, et nous passâmes ainsi la soirée. J'essayai de dessiner le
pont du Gard, et je crains de ne pas réussir à en faire, avec
mes ciseaux, une assez jolie découpure. Je fis des contes à ton
père et à ta mère, et nous rimes beaucoup ; Mlle Nancy (1) dormait
bien fort. C'est une bonne fille, qui t'est bien attachée. Le soir, je
m'endors en prononçant ton nom. Oh mon Dieu, que ces trois
!

mois de service sont longs Quand seront-ils finis ?. »


!
. .

Ainsi s'épanchaient, sous une forme naïve et joyeuse, les


premières impressions, reçues par ma mère, à mesure qu'elle
avançait dans sa Arie nouvelle. En lisant ce qu'elle écrivait au
courant de la plume, dans sa simplicité juvénile, je me représente
l'eau d'une source limpide, sur laquelle penchent des saules, et
qui passe sur la mousse, à travers les joncs, presque sans bruit,
mais avec des reflets d'argent sous la clarté du ciel. Comment
mon père, si jeune encore, malgré le voisinage de ses trente
ans, n'aurait-il pas été ravi et charmé d'entendre une voix si
naturelle, si simple, dont l'accent était celui de la candeur et de
la loyauté ?
Aussi ses réponses sont-elles l'écho sonore de ce qu'il avait lu
avec une si vive émotion. Les voici:

(1) Mlle Nancy de Lahondès du Roure, proche parente du Colonel du


même nom, avait été, au Petit Couvent des Ursulines de Nîmes, près
des Arènes, la compagne de ma grand'mère et de ma tante de Lisleroy.
Elle était considérée par ces deux clames comme une soeur.
— 231 —
« Tu es donc contente de Bech, mon amie, et tu l'appelles : un
délicieux séjour! Certes, l'imagination poétique ne saurait aller
plus loin. Ce pauvre Bech n'est pas si beau; mais c'est notre
Bech (1), c'est le Bech de mon Yvonne : c'est là que je passerai,
bien des années, auprès d'elle, à l'aimer toujours plus, et à bénir
le sort, qui me l'a donnée. Je te jure que, pour cela, c'est, à mes
yeux, le plus beau pays de l'univers ! »
« A Bech, la promenade, sans être variée, est assez agréable.
Aimes-tu, comme moi, l'allée, du fond du jardin, sous les lauriers.
J'y allais très souvent, le matin. J'y ai appris Boileau, par coeur,
Jean-Baptiste, et beaucoup de mon cher La Fontaine. Quand tu
te promèneras là, songe à moi. J'y ai, bien souvent, rèvé à une
femme, que j'aimerais uniquement, que je jurais de rendre heu-
reuse. Je l'aurais parée de mille grâces, je lui donnais des quali-
tés de coeur et d'esprit, analogues à mes penchants. Et puis je lui
disais : Viens, bien-aiméc, viens fixer et embellir mon sort. Je
te promets un coeur, qui sait aimer, et dont le bonheur sera de
te rendre heureuse ». Puis, je me mettais à chercher dans quel
lieu du monde était celle qui m'était destinée, si elle était élevée
dans le grand monde ou dans la solitude, si mon genre de vie,
mes goûts retirés, mon âme mélancolique et rêveuse, ne seraient
point en opposition avec ses goûts et ses sentiments. Je désire-
rais vivement que cola ne fût pas; mais cependant je pensais,
que, si elle était bonne et sensible, si elle satisfaisait mon coeur,
en me donnant tout le sien, rien ne me serait impossible pour lui
plaire. »
« Ce que je dis là, je l'ai pensé
mille fois, et sous mille formes
différentes. Nos promenades, avec ma mère, n'étaient pas occu-
pées par d'autres conversations. Tous nos voeux t'appelaient ; et
nous ne trouvions rien autour de nous qui te ressemblât, ni qui
(1) Mon père avait, en effet, demandé à ses parents de le charger de
l'une de leurs propriétés, et Bech lui avait été confié ; toute la famille
l'a longtemps habité : c'est, vers 1810, que mon père en a laissé
d'abord la jouissance, et ensuite la propriété à mon frère aîné, dont
c'a été le séjour préféré jusqu'à sa dernière année.
— 232 —
répondit à nos désirs. Tu n'as pas été choisie par des êtres
insouciants, capables de faire du mariage un arrangement ou
une loterie. C'est une mère, qui ne trouvait rien d'assez bien
pour son fils ; c'est un fils, plein de l'idée d'une mère accom-
plie, et désireux de lui donner une compagnie, digne d'elle :
ce sont ces deux êtres, si difficiles, parce qu'ils choisissaient
l'un pour l'autre, qui ont jugé qu'Yvonne remplissait toutes les
conditions de leurs voeux, ils l'ont jugée ainsi, quand ils la
connaissaient à peine, et depuis qu'ils la connaissent mieux, ils
s'applaudissent, chaque jour, de leur choix, et trouvent qu'ils
ont mieux fait qu'ils n'avaient jamais cru pouvoir faire. »
« Voilà, bonne amie, l'exacte vérité ; je ne te la dis point
pour te rendre orgueilleuse, mais pour te donner la mesure de
notre attachement et de notre reconnaissance. Je t'adore pour
mon compte, et pour celui de ma mère. Je te remercie, chaque
jour, d'être gentille comme tu l'es, et de nous rendre tous si
satisfaits. Mon père m'écrit hier que de ce qu'il éprouve pour
toi à un véritable amour, il n'y a qu'un pas, si bien qu'il ne se
défend pas d'être amoureux de toi Voilà des éloges, qui me
!

font battre le coeur. Je l'aime pour trois, et pour moi seul, la


mélancolie, la tristesse, étaient le fond de mon caractère, mais
il me semble que, dorénavant, je serais gai. »
« Au bout du compte, je ne fus jamais beau garçon. Aime-
moi donc comme je suis. En revanche, je suis bon et tendre,
comme on ne l'est guère. Je t'aime comme on n'aime plus, et je
me souviens que « la Bête, qui n'avait que son amour, fut pour-
tant aimée de Zémire ». Adieu, idole, je te quitte, Je voulais te
dire quelques mots, ce matin, tout à la hâte pour l'exprimer
ma grande joie d'avoir reçu ta lettre, et pour t'annoncer mon
portrait. Et voilà que je t'ai fait presqu'un journal ! Baise ten-
drement mon père et ma mère. Remercie celle-ci de ce qu'elle
me dit de toi, et de tout ce qu'elle fait pour te rendre plus
heureuse... »
— 233 —
Et, comme une lettre de ma mère n'était pas arrivée à Vienne,
depuis cinq jours, lisez une gracieuse réclamation :

Dimanche soir, 5 octobre 1817.

« Un, deux, trois, quatre et cinq: Il y a cinq jours que la der-


nière partie de ta dernière lettre a été écrite. Tu me menaces
d'un silence de sept jours, et cependant tu me dis : à demain,
en finissant. Je suis allé me casser le nez à la poste, deux jours
de suite. Ce soir, le bureau est fermé pour une cause inconnue....
Je me désespère et, pour me calmer, je me mets à calculer les
jours de partance et de courrier. »
« Tu es partie, le jeudi, pour Bech, et tu n'as pu m'écrire. Le
vendredi, tu n'as pu profiter du passage de la porteuse de
Vauvert ! Je ne sais ce qui arrivera samedi ; c'est au plutôt jeudi
prochain, le soir, que je recevrai ta lettre ! Voilà certes ! un calcul,
qui a bien manqué son but : je le faisais, pour trouver des conso-
lations, et à la fin je suis plus triste qu'avant, puisque je suis
certain maintenant de quatre grands jours d'attente. Ma bonne
petite femme, quand il se présentera une occasion, ne la manque
pas, je t'en supplie ; car, vois-tu, j'ai tout à fait besoin de tes
lettres. Elles sont mon seul plaisir, la seule chose, qui me donne
une vraie jouissance ; et leur privation est plus dure encore que
leur possession n'est douce. Quand je demeure un ou deux jours,
sans rien de toi, il me semble que tout est fini, que je suis
abandonné, que peut-être tu es plus souffrante, ou même que
tu m'aimes fort médiocrement. Mon Dieu, que je suis un maus-
sade mari ! je sens que ma tendresse finira par être insuppor-
table, car elle est bien exigeante ; mais aussi, pourquoi fais-tu
que je t'aime tant ?... »
Vienne, 9 octobre.

« Avant-hier, je m'étais désolé de n'attendre tes lettres que


jeudi : aussi, ce matin, quand on est venu me remettre le bien-
aimé paquet, j'ai failli en tomber de joie. En vérité, c'est tout
— 234 —
de bon un très vif amour, que j'ai pour toi. Un amour « bien
conditionné » : il n'y manque ni soupirs, ni langueurs, ni palpi-
tations : c'est à pleurer et peut-être à rire. J'ai quelque peine
à cacher tout cela sous mon air réfléchi ; sans cela, on me mon-
trerait au doigt. Je ne puis te dire combien j'aime tes lettres ;
elles me font assister à toute ta vie. Il faut que tu connaisses
aussi toute la mienne. »
« Tu as fait, chez moi, une révolution, c'est sûr. Mes cama-
rades me trouvent plus aimable. »
« Je te regrette à un point extraordinaire ; je ne vis que dans
l'espoir de te retrouver, tes lettres me font pleurer, je vou-
drais sans cesse t'écrire : en fait, je ne suis véritablement occupé
que de toi. Cependant, je suis plus gai, plus actif qu'autrefois,
je fais mon service avec plus de plaisir, et il me semble que tout
m'intéresse davantage. Voilà ce que j'éprouve. Sans doute que
tu m'as prêté quelque chose de ton aimable caractère, ou bien
c'est que, malgré ma privation momentanée, il me reste un fond
réel de bonheur, dans la certitude de te posséder, qui jette une
teinte riante sur toutes mes idées. »
« Comment ne pas t'adorer, mon Yvonne, toi qui me fais tant
de bien, même au moment où je suis séparé de toi? Continue à me
donner le journal exact de tes occupations, et puis rabâche-moi
encore ce joli mot : je t'aime ; ce mot, écrit plusieurs fois de ta main,
ne ferait-il pas à lui seul une fort jolie lettre ? Et puis, les
choses les plus insignifiantes ont du prix, quand on est « amou-
reux» de la femme, qu'on a épousée devant Dieu et devant les
hommes. »

Si ces Souvenirs ne devaient servir qu'à moi-même, je ne


retrancherais pas une ligne des lettres de mou père ; mais il ne
faut pas trop grossir ce volume : je me résignerai donc à n'y
prendre que les passages auxquels il me semble qu'on devra
,
— 235 —
de mieux connaître le fond de ces âmes, si nobles et si tendres.
Il n'est d'ailleurs pas étonnant que le séjour de Vienne, étant
un peu monotone, « et le mariage de mon père étant alors « si
récent», mon père ait eu le loisir d'écrire plus souvent, plus
longuement, plus tendrement, plus à coeur ouvert à cette chère
Yvonne, dont le « service du Roi» le tenait séparé, pendant de si
longs mois, et dont il attendait les lettres, disait-il, « la gueule
béante et avide ».
Voici quelques exemples de ces échappées de sentiment et
d'imagination :
13 novembre 1817.

I. Une soirée solitaire. — « Le soir, quand je rentre, après l'appel, je


me mets au coin du feu, j'ôte mon uniforme, je me mets en pantoufles ;
je m'établis dans mon unique fauteuil, et je prends ta dernière lettre:
je la relis, cinq ou six fois. Petit à petit, cela me jette dans une rêverie,
douce ou triste ; mais qui me fait oublier ce qui s'est passé, pendant
le jour. De cette sorte, tous les soirs, je suis, une ou deux heures,
uniquement avec toi. Ce sont les seuls moments où je vive réelle-
ment. Le reste du jour se passe, comme une espèce de voyage, dont le
terme est l'heure paisible, à laquelle je viens te retrouver... Je t'aime
de cent manières différentes, dont quatre ou cinq sont bien distinctes.»
« Tu es d'abord une personne fort agréable, dont la
figure a pour moi
un charme, supérieur à la beauté. Tu es là, devant mes yeux. Je vois
ton regard, ton sourire, j'entends le son de ta voix. Tout cela m'est
présent ; mais, chose singulière, si je fais bien l'analyse, je ne puis
réunir l'ensemble, et si j'étais peintre, je ne pourrais pas faire ton
portrait, en ton absence, il m'échapperait. »
« Puis, je pense à ta conversation, à ton jabotage,
qui est vraiment
tout aimable. D'autres fois, je cherche à saisir les nuances fugitives
de ton caractère, que je me figure n'avoir pas encore bien compris. Je
me perds dans ces combinaisons; mais j'y trouve un attrait inex-
primable, et je finis toujours par m'écrier : elle est charmante, bonne
et gentille, j'ai bien raison de l'aimer comme je fais. »
«Et quand j'essaie d'imposer silence à mon coeur pour examiner
froidement ce qui pourrait te manquer, et ce que je te donnerais de
plus, si j'avais le pouvoir de te refaire, je ne trouve rien. Tu as tout
ce qui me plaît, tout ce que je souhaite, tout ce que j'admire et que
j'aime : esprit, bonté, franchise, raison, et cette méfiance de toi-même,
— 236 —
qui ne vient pas de la faiblesse de ton caractère, mais de la bonne foi
de ton âme, qui s'avoue, à elle-même, toutes ses impressions, parce
qu'elle aime le bien et le cherche sincèrement. »
« Je t'aime comme une femme, — la mienne —,
et comme un ange ;
et si je t'avais connue, avant de t'épouser, et que j'eusse pu t'apprécier
comme aujourd'hui, il aurait dépendu de toi de me faire mourir de
chagrin , ou de me rendre le plus heureux des humains : Selon que tu
m'aurais accepté ou refusé comme mari. »
« Peut-être ton
coeur est-il d'une nature moins tendre que le mien ;
mais il y a tant d'inconvénients à cette qualité, qu'elle peut devenir
la source de bien des défauts : la susceptibilité l'inquiétude l'exa-
, ,
gération, la mélancolie involontaire d'une âme trop fortement exaltée,
tout cela ne vaut rien. Il vaut mieux un esprit juste et sage, plein de
grâce, et capable, comme le tien, de s'attacher vraiment autant par
justice que par reconnaissance. Tu n'éprouveras jamais peut-être les
transports si violents, qui m'agitent pour toi ; mais combien tu évi-
teras de tourments, et combien tu m'en épargneras à moi-même. Tu
es tout ce qu'il faut pour ton propre bonheur et pour le mien ... »
!

18 décembre 1817.

II. Mariage. — « Je renonce à t'exprimer ce que tu m'inspires: c'est


une sorte de fureur, dont je rougis presque, parce que j'ai des pré-
tentions à la sagesse ; mais puis, je me dis que, pour toi, il est bien
permis de ne pas avoir le sens commun. Je suis d'un bonheur inex-
primable, en lisant tout ce que tu me dis, avec le ton persuasif qu'on
a lorsqu'on est bien pénétré. Je te bénis, je te remercie ; tu as comblé
tous les souhaits d'une âme, avide de tendresse: Nous nous aimons
d'une manière, que je n'ai jamais rencontrée : C'est un mélange de
confiance, d'estime, avec je ne sais quoi de passionné, qui est le vrai
charme du coeur. Cela nous est donné d'En-Haut, comme une faveur
céleste ; c'est la fleur du sentiment... »
« Merci, mon amie, de m'avoir enseigné le véritable bonheur de la
vie. Moi, qui croyais avoir tout épuisé, j'ignorais tout. Mon âme s'est
agrandie et épurée, depuis que j'ai eu la joie de t'épouser. Tes ex-
pressions touchantes me transportent ; cet amour, qui égale les plus
brûlantes flammes, sans troubler la sérénité d'une âme vertueuse,
me parait presque quelque chose de divin, et je sens que, pour y
répondre dignement, je dois m'élever au-dessus de tout ce que j'ai vu
sur la terre. « L'union des époux est une chaine, que les anges com-
— 237 —
mencent à l'autel, et dont le dernier anneau est dans les mains pures
de Marie ». C'est toi qui as écrit cela, et pour moi tu l'as réalisé ! »
Ce qu'il me faut avant tout, avant un fils, avant tout ce qu'on
... «
souhaite d'ordinaire,c'est toi toute entière, c'est-à-dire tes pensées secrè-
tes, le fond de ton coeur, cet entier abandon, ce besoin de tout se dire,
qui est en moi le gage d'un attachement sans bornes, et qui me sem-
blera la preuve du tien. Oui, mon amie, il faut que nous partagions
ensemble les joies et les douleurs de la vie. Cette union douce et
sacrée, qui nous lie éternellement, s'embellit de toutes les douceurs
d'une confiance mutuelle. Quoi de plus doux de plus charmant, que
!

d'être lié à un être sensible, qui nous aime avant tout, qui jouit de.
nos jouissances, qui souffre de nos maux, qui s'enivre de nos illu-
sions, qui partage jusqu'à nos espérances, enfin qui se confond en
quelque manière avec nous-mème, pour qui nous sommes tout, et
qui, sans nous, n'est rien. C'est là ce qu'il me faut pour que mon
bonheur soit complet, c'est là ce que je sens pour toi, c'est là ce que je
veux que nous soyons l'un à l'autre. »
« Si ce désir de mon amour est une folie, si tu es plus sage que moi,
et que tu comprennes le besoin de me dissimuler quelque chose,
cache moi bien ta prévoyance. Ta sagesse me désolerait, car elle me
semblerait impossible avec un véritable amour... »
« Tu me guéris de tous mes maux. Avec toi, je ne sens que mon coeur.
J'éprouve, en te lisant, une émotion inconnue, merveilleuse, inexpli-
cable comme ces transports soudains, qui annonçaient aux anciens
la présence de quelque divinité. Ma divinité sensible, la mienne,
c'est notre union, c'est l'ensemble de tes qualités, c'est l'avenir
délicieux, que tu dois embellir, et où je pourrai passer tous les mo-
ments de ma vie à te prouver que je suis bien ton ami. Quand j'arrête
ma pensée sur ces idées enivrantes, je sens un frémissement intérieur
que je n'avais jamais éprouvé. Cette âme, qui se croyait désenchantée
et flétrie, a retrouvé pour toi des sensations dignes de ses plus beaux
jours, ou plutôt tu m'as donné une âme nouvelle. Je suis devenu
innocent, pur, franc, comme toi, ma bien aimée. Nous allons nous
élancer tous les deux vers une carrière nouvelle, où nous ne ferons
plus un pas l'un sans l'autre. »

13 novembre 1917.

III. Mère et belle-fille. — « Je ne saurais te dire combien je suis heu-


reux, quand je sens que je t'aime, tous les jours davantage; et je suis
sûr que ma mère éprouve le même sentiment. Cette bonne amie et moi,
— 238 —
nous avons presque toujours été à l'unisson, dans nos goûts et nos
jugements. Il est difficile de trouver deux âmes mieux assorties, plus
mêlées ; mais la mienne n'est que la faible copie d'un si parfait ori-
ginal. Tu dois la trouver bien adorable, toi qui la vois tous les jours,
et qui es digne de l'apprécier. Tu as dû t'apercevoir que mon atta-
chement pour elle était une sorte de passion. Elle n'a fait que croître,
depuis que j'ai commencé à la bien connaître. Ce que j'aime en elle,
jusqu'à l'idolâtrie, c'est ce qui est bon, aimable, sensible, plein de
dévouement et de délicatesse. Quelle mesure dans l'esprit, quelle
intarissable bienveillance ! »
« Je ne me lasse jamais de ces vertus douces et touchantes, surtout
quand elles sont unies à un jugement sûr et à une noble manière de
penser. Je les goûte, chaque jour davantage; et voilà comment mon
amour pour ma mère est un sentiment toujours nouveau ! C'est comme
cela que je t'aimerai ; je suis sûr que tu le mérites, et je sens que
nos âmes sont de celles, qui sont dignes de ne pas changer. »
« Je vous aime toutes les deux, également, et je sens que je suis le
plus heureux des hommes de réunir ainsi l'affection de deux femmes
aussi rares. Mon coeur vous paye avec usure, et vous pouvez croire
hardiment qu'il n'y a point de mère ni d'épouse plus tendrement
aimées que vous. »
« Aimez-vous comme je vous aime : c'est le seul moyen d'ajouter
quelque chose au bonheur que je vous dois ».
« Je vois que vous le faites, car la dernière lettre de ma mère a, de
plus que toutes ses grâces habituelles, les expressions les plus tendres
et les plus flatteuses sur toi. Ses éloges me font tressaillir. »
« C'est pour moi le bien suprême de voir deux êtres, que j'adore, être
heureux l'un par l'autre, et moi, admis en tiers pour les mieux unir :
Au reste, les choses aimables qu'elle dit sur toi, me charment, parce
qu'elles me prouvent que vous parlez de moi, et de ce qui vous
touche, à coeur ouvert. Ouvre-lui ton âme entière à cette bonne
maman. Reçois avidement les impressions de la sienne. Écoute, non
ses leçons, — car elle ne t'en donnera jamais —, mais les inspirations
si douces, si bienveillantes qui ne cessent de s'échapper d'un coeur,
qui est tout amour. »

Comme il arrive parfois, dans les choses du coeur,


mon père
avait craint d'être trop heureux, pour que cette félicité fût
durable. Une visite banale, qu'il dut faire, à Vienne, à la femme
— 239 —
du Major de son régiment, lui montra, dans un ménage, simple
et formé depuis longtemps, l'image parfaite d'un long bonheur
conjugal ; en voici le tableau :

IV. Consolation par l'exemple. — « Le Major était à la campagne ; je


ne trouvai que sa femme. Elle était seule, au coin de son feu. C'est
une personne, qui n'est ni jeune ni jolie, mais de belle stature; elle
n'est point spirituelle, mais pleine de naturel et de bonté. Au premier
mot que je lui ai dit de l'absence de son mari, qui est parti, depuis
plusieurs jours, elle m'a raconté qu'elle était allée, le matin, se pro-
mener sur la route de Beauregard. « J'étais bien aise, m'a-t-elle dit, de
passer sur le chemin, où il avait passé lui-même. J'ai bien eu envie
de demander au pauvre, qui se tient toujours sur la route, s'il n'avait
pas remarqué un Monsieur, fait de telle et telle manière, que je lui ai
dépeinte. Je suis bien sûre que mon mari lui avait donné quelques
sous, et je lui ai fait aussi une petite aumône ; mais j'ai eu peur qu'il
n'ait pas remarqué mon cher mari, et je n'ai pas osé lui parler». —
Il y a là, si l'on veut, un peu de niaiserie, et même quelque chose
de risible, dans un ménage de vingt années ! Mais moi, je n'en ai
point ri. Cette simplicité m'a touché. Elle l'a compris ; car les femmes,
les plus ordinaires, voient vite l'impression qu'elles produisent, et elle
m'a reparlé alors de son mari, avec un ton si plein d'estime et d'amitié,
qu'elle a achevé de m'attendrir. Je lui ai parlé de ses enfants, de
sa fille, qui a seize ans, et qu'elle a laissée en pension, à Paris.
Cette bonne femme s'est bien soulagée de ses regrets et de ses
petites peines, avec moi. J'aimais à l'entendre me dire : « le mariage est
un état bien doux, Monsieur, quand on rencontre quelqu'un, qui nous
convient ; le mien n'a pas eu un nuage, et je n'ai pas cessé de bénir
le jour où j'ai connu mon mari. »
« Cependant ce sont là des gens sans fortune, très ordinaires pour
l'esprit, ils n'ont qu'un bon coeur, et cela suffit pour s'aimer toute une
vie! Je suis sorti de là, l'âme remplie de pensées douces. L'image
d'un bonheur, analogue à celui que je souhaite, m'a fait du bien. Que
nous manque-t-il pour être heureux, nous aussi ? De ne point abuser
des avantages, que nous avons au-dessus d'eux, et de nous bien
persuader qu'avec de l'âme, de la douceur, et une estime mutuelle,
on est sûr d'être heureux, et de l'être toujours. »
« Oh ! mon amie, si ma tête et mon imagination me font souvent
souffrir, elles me donnent aussi de grandes jouissances. Les moindres
peines me déchirent, mais les moindres satisfactions, qui tiennent au
coeur, me transportent. Tel est le sort des gens, faits comme moi Il !
— 240 —
faut s'y résigner. Tu penses bien que je n'oublierai point le pèlerinage
de Fourvière. Je ferai, comme la femme du Major! Je repasserai par le
même chemin, où nous sommes passés ensemble, je m'arrêterai aux
mêmes places, je donnerai aux mêmes pauvres; car je me souviens
de tout. Toi, si tu as reçu cette lettre, et que tu sois à Nîmes, je te prie
d'aller entendre la messe, de sept à huit heures. C'est à cette heure-là
que je prierai pour toi, à genoux ; prie, en même temps que moi. Le
Ciel verra sans doute, avec bonté, les voeux de deux coeurs unis s'élever
en même temps de lieux si éloignés, pour le remercier des mêmes
bienfaits, et lui demander les mêmes grâces. — Dieu est partout, et Il
entend la voix de toute âme fervente, qui le prie avec ardeur. Tout
pécheur que je suis, je m'adresse à Lui, quelquefois; et quand c'est
pour toi, et pour notre avenir, je défie les plus ferventes nonnes!
Voici la prière que je prononce tout seul :
« Mon Dieu, je vous remercie des biens que vous avez daigné me
« prodiguer, dans une union aussi bien assortie. Faites, je vous prie,
« que je me montre digne d'un si grand bienfait. Comblez de vos
« bénédictions l'être si bon, que vous m'avez uni. Je vous demande les
« grâces nécessaires pour contribuer à son bonheur , et pour me
« sanctifier, par lui et. avec lui, afin que cette alliance si douce soit pour
« nous la source de mérites, qui nous rendent agréables à vos yeux
« et qui retombent en bénédictions sur toute notre postérité. Ainsi
» soit-il. »

Le pèlerinage à Fourvière, forcément différé, se réalisa quel-


ques heures avant de reprendre la route de Vienne : le voici,
minutieusement raconté, et on y remarquera quelques détails,
empruntés aux récits de la femme du Major dans sa naïve
tendresse pour son mari :
V. Fourvière. — « De grand matin, je partis pour la Chapelle, où
j'allais de bien bon coeur, m'arrêtant à tous les pas, et comptant toutes
les places, où tu t'étais arrêtée. Figure-toi que notre promenade m'était
tellement présente que je me suis tout rappelé. Te souviens-tu de la
femme, qui se tient dans l'escalier, et à qui tu donnas vingt sous? Elle
s'y tenait encore, je lui en donnai vingt autres, en montant ; elle ne me
dit rien, à ce moment, mais, au retour, elle m'a remercié, et un mot
d'elle m'a fait croire qu'elle me reconnaissait. — Je lui ai demandé alors
— 241 —
si elle se souvenait de m'avoir vu, avec une jeune dame ; sur sa réponse
affirmative, et son souhait que Dieu nous bénisse, parce que nous lui
avions donné beaucoup, je lui ai demandé de prier Dieu pour toi, et je
lui ai donné vingt autres sous. J'ai aussi donné une petite pièce au
pauvre de Genève, quoique tu m'aies averti qu'il était mauvais sujet,
parce que j'ai voulu qu'il dût cela au bonheur d'être connu d'Yvonne.
Puis j'ai fait quelque aumône à tous les mendiants que j'ai rencontrés,
parce que je tenais à ce qu'il n'y en eût pas un qui ne se souvînt
d'une journée, consacrée par mon coeur à prier pour toi. J'ai prié le
mieux que j'ai pu, dans l'église, et j'y ai entendu la messe avec fer-
veur. Je ne sais pas trop prier; mais mes désirs, pour ton bonheur,
sont si ardents que j'espère être exaucé : la santé pour toi, — et pour
moi, toutes les vertus, qui rendent une âme sereine.

VI. Une bonne aumône. — « J'ai eu, ce matin, un grand plaisir, que je
veux te conter en deux mots, parce que je veux que tu partages la
douce émotion, que je goûte encore; et d'ailleurs, je la dois à un
envoi d'argent de ta mère. Nous avons, dans le régiment, un vieil
officier de fortune, un fort brave homme, pauvre, royaliste, et qui a
fait la campagne du Prince, il y a deux ans passés, avec nous. —
Depuis quelques jours, je remarquais qu'il était triste. Ce matin,
je n'ai pu y tenir, et je lui ai dit : Eh bien mon vieux, vous n'êtes
!

pas content, depuis quelque temps, qu'est-ce donc que ce chagrin? —


Oh! rien, capitaine: mais on n'est pas toujours content. —Vous
a-t-on chagriné?— « Non ».— Allons, dites-moi çà, franchement,
qu'est-ce ce qui vous occupe Il m'a avoué qu'il devait deux cents
!

francs, et qu'il ne recevait pas d'argent de chez lui, quoiqu'il en


attendit; il était humilié de cette dette. »
« L'égoïsme m'a retenu, un instant ;
puis je me suis dit : il sera si
content, je lui rendrai peut-être un si grand service, et à peu de frais.
Je l'ai donc emmené chez moi, et je lui ai donné cet argent qu'il a
promis de me rendre bientôt; à sa reconnaissance, j'ai jugé de son
besoin. Ce brave homme souffrait de cette dette, et avec moi, il ne
rougira plus. S'il avait osé, il m'aurait embrassé, et moi, j'ai presque
pleuré de joie, en lui voyant les larmes aux yeux!

Dans une réunion mondaine, aux portes de Nîmes, ma mère,


en ses vingt-cinq ans, avait cru remarquer les attentions
16
déplacées d'un des invités; elle en avait incidemment parlé à
—242—

mon père, dans une de ses lettres, et mon père y répondait par
ces réflexions :
VII. Prudence dans le monde. — « Tu sais que la sincérité est le fond
de mon caractère. Je ne dis rien, quand il s'agit de choses sérieuses,
que je ne pense absolument ; et surtout, quand je parle à un ami, c'est
la main sur le coeur. Je voudrais pouvoir en compter les battements
et en exprimer les moindres sensations, car je ne connais pas de
plaisir plus grand que celui de dire toute la vérité, à ceux qu'on aime.»
« Je sais ce que c'est, en
général, que le bonheur en ménage : une
indulgence réciproque, des égards, de la douceur, le respect des bien-
séances, et puis, surtout pour le mari, une entière liberté. J'aurais
peut-être pu vivre, dans une union semblable, mais il fallait à mon
coeur quelque chose de plus. Tu es, grâce à Dieu, devenue ma
compagne dans toute l'étendue du mot, c'est-à-dire que tu es la
moitié de ma vie, celle qui comble tous les désirs d'une âme avide, et
qui a besoin d'aimer à la mesure de ses aspirations. Je souhaite que
tu me comprennes bien et que tu sentes toute l'étendue de ce que
j'éprouve, parce qu'alors tu te feras une juste idée de mon coeur. Je
m'expliquerai donc, avec ma franchise accoutumée, sur le fait que tu
m'as raconté. »
« Tu as dû comprendre, tout de suite, quel inconvénient il y a,
pour une jeune femme , à supporter, ne serait-ce qu'un instant,
un certain ton de familiarité, de la part de gens dont elle n'est pas
sûre. Elle s'expose, sans le savoir, à d'étranges méprises, que je
trouverais insultantes. »
« Si celui, dont tu as eu à te plaindre, est un très jeune homme, c'est
peut-être, de sa part, le fait de l'ignorance, du mauvais ton, d'une
fausse gentillesse; si, au contraire, c'est un homme expérimenté, il a
commis volontairement une réelle impertinence. Il t'a manqué. »
« Nous autres hommes, nous avons, en général, une mince opinion
de votre sexe, et une très grande de nos privilèges, nous nous hasar-
dons beaucoup pour faire des expériences. Quoi qu'il en soit, tu as agi
comme il le fallait. Le ton froid et réservé, que tu as pris et soutenu,
est une leçon suffisante, et l'éclat ne convient point à la véritable
sagesse. De plus, malgré de nombreux exemples, je n'ai point le
malheur d'avoir de ton sexe, en général, la mauvaise opinion qu'en
ont bien des gens. Je crois encore à l'honneur, chez les femmes
comme chez les hommes ; et comme, à moins de preuves, je ne crois
jamais qu'un homme soit un lâche, je ne croirai jamais non plus
— 243 —
qu'une femme se conduise mal, à moins que je n'en sois presque
le témoin. Voilà ma profession de foi. »
« Je devine ce que doit être cet aventurier. C'est un séducteur de
profession, tu as dû remarquer tout de suite son manège. C'est, sans
doute, un type de cette plate espèce d'hommes dont l'âme est toute
à la superficie, et ne sent rien au-dedans. »

VIII. Musique. — « Mon métier me laisse ici bien du temps : ce serait


une assez bonne occasion pour étudier. Aussi, ce matin ayant été
,
presque tout à fait libre, j'ai joué de la basse, pendant près d'une heure.
A propos de basse, je suis bien aise des frissons et de l'insomnie, que
t'a procurés le jeu de M. Bahen. »
« J'aime qu'on sente vivement les belles choses. Cela suppose toujours
un foyer de sentiment, qui est bon à plus d'un usage. J'aime, ou plutôt
j'ai aimé, cet instrument, à la folie, dans le temps où je pouvais m'en
occuper avec suite. Je ne trouvais rien de touchant, comme le son des
cordes basses, de suave, comme la vibration des octaves du médium.
Les chants simples et soutenus prennent, sur la basse, un caractère
religieux, plein d'émotion et de noblesse. Ces vibrations prolongées,
ces sons nourris et expressifs me transportent. J'ai toujours préféré
ce genre d'effet à celui des passages rapides et brillants : ceux-ci ne
font que flatter l'oreille ; ils ne disent rien à l'âme. Ce que j'aime dans
tous les arts, dans la musique, le chant, la peinture,... c'est ce qui
touche, ce qui pénètre, ce qui décèle une pensée dans l'artiste, et ce qui
en éveille mille, chez celui qui jouit de ces belles oeuvres. Celui qui ne
provoque que l'admiration, a fait peu de chose pour moi. Il faut
remuer mon coeur, exciter ma rêverie, m'émouvoir ; et, pour cela, il
faut soi-même sentir et être ému! Le mécanisme seul de ce bel instru-
ment suffit à faire illusion là-dessus. La simple vibration de ses notes
pleines ressemble aux accents d'une voie humaine, attendrie par
quelque passion. »
.
« Une chose m'impatiente : c'est que ma main et mon archet, mal
assurés, ne savent pas maintenant rendre les effets que je cherche.
Les phrases les plus simples d'un adagio ont besoin d'une grande
aisance dans l'archet, d'une grande sûreté dans les doigts. Sans cela,
on phrase mal, et tout l'effet se perd. »
« J'espère, cet hiver, m'en donner, tout à mon aise, raffermir mes
doigts, et retrouver quelque chose de bien dans l'usage de mon
instrument chéri. Je fais de bien beaux projets d'étude , qui ne
s'exécuteront guère peut-être. En tout cas, j'en serais contrarié ; car
il est honteux de croupir dans l'oisiveté intellectuelle, au point où
— 244 —
nous sommes exposés à le faire, si nous n'y mettons pas un effort de
volonté. »
Je tiendrais aussi beaucoup à ce que tu acquières un beau talent,
«
quoique je mette à cela moins d'importance qu'à tous tes autres
mérites. Je veux te dire, bien que tu me le défendes, que je ne
regarde pas la chose comme difficile. Les compliments sur ton talent
pouvaient bien être un peu exagérés, ils n'étaient point dénués de
vérité. Tu as une exécution brillante et de l'aplomb, quand tu sais bien
un morceau. Il te manque un peu de vigueur, surtout dans la main
gauche, qu'il faut s'attacher à bien soutenir. Je te conseillerai, pour
cela, de jouer de la musique nouvelle: tous les jours, une heure,
d'abord un peu au-dessous de ta force ; tu viendras ensuite à celle,
qui te paraîtrait aujourd'hui plus difficile. Quand tu auras travaillé,
ainsi, pendant deux ou trois ans, en suivant ce plan, si nous avons
« un peu de foin dans nos bottes », nous
irons passer six mois, à Paris,
pour prendre, l'un et l'autre, d'excellentes leçons. N'est-ce pas que
voilà un projet sage et joli ! » (1).

Tous ces extraits, empruntés à la correspondance de mon


père avec ma mère, pendant les mois d'octobre, novembre et
décembre de 1817, indiquent combien, à Vienne, en dehors des
heures de service, les journées étaient pour lui peu occupées.
Une société peu nombreuse accueillait avec bonne grâce et
avec plaisir les officiers du régiment; par exemple, les familles
Renaud, Jordan , Chavoix, Boissat, etc., mais une autre partie
de la population, plus attachée à l'Empire témoignait au
,
Dixième Chasseurs une froideur réelle. Peut-être alla-t-on jus-
qu'à solliciter, de la part du Ministre de la guerre, le remplace-
ment de ce régiment, qu'on accusait d'être ultraroyaliste. En
fait, tandis que mon père annonçait son arrivée à Nîmes pour
un congé de quelques jours, entre Noël 1817 et le commence-
ment de janvier 1818, il reçut brusquement de son lieutenant-
(1) Ceplan, de jeunesse, a été suivi par mes parents, surtout de
1850 à 1870 : même à un âge avancé, ils prenaient des leçons de
musique et de peinture.
— 245 —
colonel l'ordre de conduire à Moulins, dans l'Allier, l'ensemble
des cavaliers, qui tenaient jusque-là garnison à Vienne.
Malgré la contrariété passagère, que ce déplacement imprévu
causait à mon père et à quelques-uns de ses camarades, en
retardant l'ouverture des congés, dont ils avaient la promesse
pour le début de la nouvelle année, ces messieurs apprécièrent
tous l'avantage de voir leur régiment réuni en entier dans la
même ville, et celui d'habiter un pays où l'élément militaire,
même avec l'esprit qu'on supposait être celui du 10e Chasseurs,
était désiré et serait bien accueilli.
Après avoir mené et installé à Moulins la portion du régiment
à laquelle il était attaché, mon père partit pour Nîmes et retrouva
avec grande joie tous les siens. Il avait traversé Lyon, en rega-
gnant le Midi, et put donner à ma mère des nouvelles excellentes
de ses tantes, de sa mère, de son frère et de sa soeur.
Revoir ainsi ceux qu'il aimait, rassemblés autour de lui, à
Nîmes, à Cabrières ou à Bech; jouir de l'intimité, qui commençait
à naître entre « les deux femmes », qui lui étaient si chères, sa
mère et sa compagne ; s'entretenir, avec l'une et avec l'autre, d'af-
faires à régler ou de travaux champètres à exécuter : tel fut
l'emploi des heures trop rapides du congé, que mon père avait ob-
tenu, et qui se termina avec la seconde quinzaine de janvier 1818.

Avant de rentrer à Vienne pour y achever son déménagement


et de courir ensuite à Moulins, pour s'y établir d'une façon
définitive, un arrêt de deux ou trois jours, à Lyon, paraissait
s'imposer: ne fallait-il pas raconter ses impressions du Midi, et
faire partager le bonheur qu'il y avait goûté, en respirant, durant
quelques jours, l'atmosphère de la vie conjugale, sous les yeux
ravis de ses parents? Mon père le crut, et je cite, racontée à
Mme Yvonne par sa mère, la narration de cette halte rapide :

« Je te tiens, par ta moitié, ma bonne fille, et tu sentiras, ainsi que


ton excellente belle-mère, combien j'en sais apprécier le bonheur ; ton
— 246 —
Eugène est, d'hier matin, avec nous, et tellement caressé par tes tantes
et par moi, que je crains pour sa personne : elle ne pourra pas se rendre
entière à Vienne ! Ce bon fils ne tarit point sur ton éloge, et, par tous
les détails qu'il nous raconte, et qui tous partent de sa tendresse pour
toi, il me fait m'applaudir, de plus en plus, du choix que j'ai fait, en
te le donnant. »
« Oh mon amie! combien j'en bénis la Providence, et combien je
désire, pour ta soeur, un sort pareil! Mais puis-je l'espérer? Non, vrai-
ment, quelle famille pourrait être comparée à celle, dans laquelle tu as
été assez fortunée pour entrer? Continue, mon amie, à ne rien négliger
do ce qui pourra augmenter la satisfaction de tes beaux-parents, et
de te rendre de plus en plus digne de leur affection. Tu penses que
tes tantes sont, comme ta pauvre mère, dans la joie, et que ta soeur
en prend aussi sa part. »
« Il faut te chérir, autant que je le fais, pour avoir le courage de
quitter ton mari, pendant le peu de moments qu'il peut nous consacrer;
à chaque instant, je découvre en lui une qualité de plus. Ah ! dis bien
à sa bonne mère, que c'est avec vérité que je l'assure de mon admi-
ration pour « son ouvrage ». Je m'enorgueillis de mon gendre, que
j'aime à la folie, et que j'appelle: ma passion! Je fais pour lui les
avances; c'est moi qui cherche à l'embrasser, tandis que, tu le sais,
avec vous tous, je me faisais prier N'en sois pourtant pas jalouse,
!

car si je le chéris tellement, c'est parce qu'il le mérite par lui-même,


mais surtout parce qu'il est la moitié de cette Yvonne, dont l'image
et la pensée ne me quittent jamais. »
« Il voudrait, assure-t-il, en plaisantant, faire d'Augusta, un
manne-
quin, dont les vêtements et la coiffure te rendraient toi-même présente
à ses yeux! Le son de voix compléterait l'illusion, car, très souvent,
je m'y méprenais moi-même. Ta soeur est dans le ravissement de son
« frère », qui est assez complaisant pour lui parler de toi, jusque dans
les moindres détails. Moi, je me borne à la regarder causer, au point
que j'en avais pris, hier, mal au cou ; ce qui, loin de me valoir un peu
de compassion, m'attirait les rires de chacun et les siens en particulier.
Il m'est véritablement cher et l'on ne peut l'aimer plus que je ne fais.
Il va, dès demain, rejoindre ses hommes, à Vienne, et puis à Moulins.
Songe, en attendant, combien il est affairé, par les questions, que lui
adressent ou lui font adresser sept femmes réunies; il faut être aussi
aimable qu'il l'est pour faire face à tant d'yeux, à tant de bouches, et
à tant d'oreilles »
!

Lyon, janvier 1818


247—

Et cependant, sous cette gaieté, se dissimulait une anxiété


profonde, un état que je pourrais presque appeler une tentation:
celle de quitter le service, et de jouir paisiblement de son aisance
et de ses affections de famille.
Au moment de quitter Nîmes, mon père avait confié à sa
compagne cette crise momentanée, mais pénible, et qu'il se
reprochait. Guidée par son bon sens, et aussi par un instinct
d'honneur très délicat, la jeune femme avait écarté l'idée d'une
démission précipitée, qui paraîtrait un coup de tète inexplicable,
et dont on lui ferait une sorte de crime.
De Nîmes à Lyon, cette obsession s'était poursuivie, malgré
tout; et quand il s'était vu ainsi entouré, fêté, choyé, le Capitaine
avait ressenti, plus vif encore, l'attrait d'une existence indépen-
dante, donnée tout entière aux devoirs et aux affections intimes,
en même temps qu'aux arts, aux travaux de l'esprit et aux
soins de l'agriculture.
Ma grand'mère du Vivier protesta doucement, craignant,
disait-elle, que ces occupations paisibles, un peu monotones, et
sujettes, elles aussi, à des surprises et à des mécomptes, ne
parussent bientôt insupportables à un homme d'imagination
et d'ardente activité.
Nos grand'tantes, et surtout Madame de Veaune et Madame
Caroline témoignèrent leur étonnement de voir un « gentilhomme »
déposer spontanément son épée, alors que « le Roi » était sur
le trône, et que ce trône venait à peine d'être relevé. Elles ne
trouvaient pas la vie des champs « chevaleresque ».
Mais, chacune de ces dames, après avoir dit sa pensée, se
hâta d'en atténuer l'expression, de peur de heurter un amour-
propre, prompt à s'exciter, et mon père, laissé à lui-même, eut
le temps de comprendre la sagesse des réflexions qu'on lui avait
suggérées.
—248—

Sans se permettre une nouvelle hésitation, il envoya à ma


mère une lettre, dont le style et l'écriture elle-même accusent
l'agitation de son âme.

« Ma chère amie, dans l'état de trouble et d'anxiété où je suis, il faut


que je parte, car il me serait impossible autrement de trouver le
repos, même auprès de toi. Je vais sauter en voiture, et « rejoindre »
à Vienne et à Moulins. Un jour de retard est peu de chose. Je fais ce
que vous désirez tous, et, sans doute, ce qui est le plus raisonnable
et le meilleur! Il suffit, pour que je le croie, que ce soit l'avis, contraire
du mien, car ton pauvre mari, quand il écoute trop sa tendresse, n'a
pas le sens commun ! Adieu ! »
C'est désormais à Moulins, dans l'Allier, que, pour près de
dix-huit mois, nous allons trouver le 10e Chasseurs et son per-
sonnel d'officiers.

MOULINS

Si mon père avait eu quelque mérite à regagner sa nouvelle


garnison, ce mérite aurait été bientôt récompensé. Moulins était,
en effet, comme séjour, plus agréable que Vienne. La société y
était nombreuse et distinguée. On y aimait le monde, les rela-
tions, les arts ; et le voisinage de Paris mettait dans le mouve-
ment général de la vie plus d'animation et d'entrain.

« C'est, disait mon père, une ville où l'on a le goût du plaisir. Ceux
qui s'abandonnent aux fêtes et aux distractions, y trouvent aisément
de quoi remplir leurs journées. Les bals y sont fréquents, brillants, et
les salons se remplissent vite.»
« Mais il m'est impossible de m'arrèter, comme le font tant d'autres
de mes camarades, à la surface des choses, si séduisante soit-elle ! »
« J'écarte, presque
malgré moi, le rideau, dont on couvre ces amu-
sements et, ma philosophie naturelle aidant, je vois facilement le des-
sous des petites intrigues mondaines, auxquelles, en se succédant,
nos régiments donnent naissance. Je sens combien le bonheur vrai,
— 249 —
celui de la conscience et du contentement intérieur, l'emporte sur des
succès momentanés, dont l'amour-propre se nourrit follement. Quel-
quefois, sans y réfléchir, je me laisse monter par ces idées, je me
risque à les énoncer avec la vivacité et la chaleur que tu me connais.
Je vante le charme du bonheur domestique et la joie douce d'être
uni à un être qu'on estime et qu'on aime ! Et tout cela, avec un air si
convaincu, si pénétré, que les dames un peu mûres se demandent si
je suis fou, tandis que les demoiselles s'informent, pour savoir si je
suis marié ! »
« Je devrais me défendre contre cet excès de parole. Mais comment
faire ? Quand on froisse mon coeur, je ne puis plus me commander à
moi-même. J'éclate : tu te souviens du dîner de Vienne, dont je t'ai
parlé. C'était quelques jours avant de quitter cette cité, où la vue du
Rhône est si belle, quoique l'on gèle sur les bords; je voulais, dans
un dîner d'adieu, qu'on nous donnait, être aussi aimable que je le
pouvais. On tomba malheureusement sur la Campagne du Prince, en
1815, sur les « cruautés » « de la Terreur Blanche » et les violences
inouïes des royalistes ! Peu à peu, la colère me prit et, saisissant un
instant de silence, je me levai et je remis les choses à leur place, avec
un tel accent de vérité et une telle émotion, que, tout en me félicitant
de l'ardeur de ma harangue, je regrettai presque d'avoir porté, dans la
banalité d'un dîner, le sérieux de mes convictions politiques.»
« Mais, tout de même, ne t'effraie pas ! Je ne me couperai la gorge
avec personne, le sol de Moulins ne boira pas mon sang ! »

Il y avait, en effet, alors, à Moulins, un grand nombre de


chevaliers de Saint-Louis, dont quelques-uns l'étaient d'avant
la Révolution. Le Prince de Condé y avait un agent spécial, pour
la surveillance de ses domaines ; et le ton général était celui
d'une politesse bienveillante pour les représentants officiels du
gouvernement de la Restauration. Aussi, les salons s'ouvraient
volontiers devant les officiers : d'autant plus que le Baron
d'Aigremont, maréchal de camp et commandant militaire pour
les départements de l'Allier et de la Nièvre, donnait des fêtes
somptueuses et des dîners excellents.
Chez lui, mon père rencontra MM. de Coiffier, de Champfeu,
de Bodinat, de Roys, et beaucoup d'autres personnes, dont il
apprécia l'accueil sympathique et la politesse. Il trouva même,
— 230 —
dans un salon, et sans s'y attendre nullement, un officier de
Royal-Picardie, « qui lui sauta au cou, en lui demandant des
nouvelles de son camarade, Isidore de Cabrières, qu'il n'avait
pas revu, depuis leur commune démission, en 1790. »

«Cet aimable homme s'appelle M. le Comte de Gaulmin de La


Goulte. Nous nous sommes faits, au nom de mon père, toutes les
amitiés imaginables ; et nous avons bientôt parlé très librement de
la politique actuelle, qui est le sujet favori de tous ceux qui peuvent
se parler à coeur ouvert. C'est un excellent homme, qui ne s'est point
marié, dont l'aisance est modeste, et qui vit, à la campagne, près de
Moulins, avec sa mère et son frère. Donne tous ces détails à mon
père, et dis-lui que, en son honneur, nous nous sommes embrassés,
comme d'anciens camarades. »

Il ne faudrait pas croire que les charmes du monde ou ceux


de la musique entraînassent mon père hors de son métier et lui
fissent négliger ses obligations. Il était, au contraire, assidu à
les remplir, et y ajoutait même des emplois de surérogation,
dans l'intérêt du service.
Ecoutons-le écrire à ma mère :

« Je comptais te dire bonsoir, hier ; cela ne m'a pas été possible. Si


tu veux un échantillon de l'activité de ma vie, le voici pour la journée
d'hier ; et, chaque fois que je suis de semaine, mon temps est pris, à
peu près de la même façon. Lever à trois heures et demie ; à quatre
heures, au quartier ; à cinq heures, à cheval, jusques vers huit heures
et demie. Retour chez moi, pour me débarbouiller rapidement, et, de
neuf à dix, assister au pansage. Déjeuner; à onze heures, le rap-
port, chez le Lieutenant-colonel et le Colonel, qui habitent assez loin
de chez moi, et au quartier. A midi, la parade. A une heure, théorie,
chez le Colonel, où je trouve Gobin, qui met M. de Séran, formé
aux
vieilles méthodes, au courant des manoeuvres nouvelles, introduites
depuis la Révolution et sous l'Empire. »
« Tu vois que je ne moisis pas sur place. »
—251

C'est au cours des premiers mois de son séjour à Moulins, que


mon père apprit, par une lettre de sa mère, la prochaine pater-
nité, dont la Providence se préparait à le favoriser. A cette nou-
velle, son imagination se laissa tour à tour bercer par l'espoir
d'embrasser bientôt cet enfant, dont la naissance était attendue
à Cuirieu et à Lyon, autant qu'à Nîmes ou à Cabrières, et tantôt
troubler par les craintes que lui inspirait la santé de sa chère
Yvonne.

« Tu es maintenant établie à Cabrières, lui écrivait-il ; tu dois t'en


donner, à coeur joie, de jouer du piano. Je ne voudrais pourtant pas que,
suivant ton habitude favorite, tu te livres à ce plaisir, jusqu'à te fati-
guer. Ménage-moi tout ce qui fait et fera mon bonheur !...» « Je crains
quelquefois d'être comme le Roi Saül, et de m'enfoncer, sans aucune
raison, dans des accès de sombre mélancolie. Il me faudrait déjà le
petit David, que tu me fais entrevoir, et qui, sûrement, chassera
ma misanthropie! »—Je rêve à ce petit marmot, —j'attends bien
que tu me donneras un garçon — Et je savoure déjà le bonheur de
!

le voir sur tes genoux, et de nous mêler, tous les trois, dans un
même embrassement ! « Écris-moi, si cela t'amuse, mais jamais assez
pour te fatiguer. »
Et bientôt, confondant son rêve avec la réalité, mon père choi-
sissait d'avance, le nom, que porterait ce fils si désiré. Par une
recherche délicate, et sans doute avec l'assentiment de ses
parents, il s'arrêta au prénom d'Artus, qu'avait porté le Mar-
quis du Vivier. C'était toucher à la fois le coeur de sa belle-mère,
si fidèle à la mémoire de son mari, et celui de son Yvonne,
tant aimée :

»A propos d'Artus, dis-moi bien si vraiment ce nom te plaît. Je l'ai


choisi, parce qu'il rappelle celui de ton respectable père, qui t'aimait,
et que tu aimais si tendrement. C'est un hommage, digne d'un homme
vertueux, que de chercher à perpétuer son souvenir, par le nom donné
à ses petits-enfants. C'est en faire un patron particulier pour sa
— 252 —
famille. Les anciens disaient : Ajax, finis de Télamon, fils d'un tel,
remontant ainsi jusqu'au nom le plus ancien et le plus noble de leur
race. Les sauvages ont encore cet usage, qui m'a toujours paru tou-
chant. Nous, qui ne pouvons pas toujours imiter les vertus de nos
devanciers, nous perpétuons du moins leurs noms de baptême, en
faisant porter à nos enfants ceux des meilleurs de leurs ancêtres : on
les pénètre ainsi de leur souvenir. Les Montmorency s'appellent :
Anne ou Mathieu ; et de même beaucoup des anciennes familles de
France s'enorgueillissent des vieux prénoms de leurs aïeux. Rendons
modestement le même hommage à nos humbles devanciers. Je suis
sûr que tu vas trouver que j'ai des idées exaltées ; mais je suis sùr
que tu ne m'en voudras pas de tenir si fort au nom de ton bon père. »

Et dès que l'annonce d'une future naissance, si impatiemment


souhaitée, parvint, à Lyon, au cénacle des cinq tantes, Mme de
Veaune prit la plume et envoya ses félicitations.

5 avril 1818

« Vous me ririez au nez, mon cher neveu, si je vous disais que nous
sommes aussi contentes que vous de la nouvelle que vous me donnez;
mais, comme j'aime votre franchise, excusez la mienne : riez, et
croyez-moi. Voilà donc un petit Artus, en train de venir en ce monde !
Nous nous en réjouissons, avec vous, de tout notre coeur, en plai-
gnant beaucoup cependant la souffrance future d'Yvonne, mais vos
tendres soins, joints à ceux de Madame de Cabrières, adouciront, je
dirais même atténueront, ces inévitables douleurs. Si, une fois par
jour, vous nous donniez un souvenir, vous nous trouveriez toutes
réunies, entre neuf et dix heures, pour demander au Ciel de protéger
l'enfant et la mère. Puisse notre chère Yvonne être aussi heureuse
mère qu'elle est heureuse femme. Ces joies paisibles valent mieux que
les idées d'ambition, que vous croyez être les miennes, pour vous. S'il
y avait, dans mes vieilles pensées, quelque chose qui ne fût pas
d'accord avec les désirs de vos parents et avec vos propres pensées,
ne m'en veuillez pas. Je croyais me souvenir qu'une des premières
choses, que Madame votre Mère nous avait dites, c'était que vous
ne vouliez pas quitter le service, et je prenais beaucoup de complai-
sance dans votre projet. Mais vous me dites des choses, si affectueuses
pour ma bonne filleule, que vous me feriez presque renoncer à mes
idées chevaleresques. Je sais d'ailleurs que vous suivrez toujours le
chemin de l'honneur, et cela me suffit... »
— 253 —
« Il me semble que je vois déjà ce petit rejeton,
tout content d'em-
brasser ses grands parents. Je pense qu'Yvonne devinera que c'est à
Fourvière que nous adressons nos voeux pour elle. Adieu ; d'ici à
quelques mois, j'espère que nous verrons un joli petit garçon, qui
nous aimera bien, et à qui nous le rendrons... »
« Voir l'avenir en beau, est une sorte de bonheur. J'en suis là pour
la politique, et je ne doute pas, malgré tout ce qui se passe, et tout ce
que l'on craint, que nous ne passions enfin du mal au bien : alors,
nous ne parlerons plus d'ingratitude, chez personne, et nous ferons le
bien, autant par plaisir que par devoir. »
Ph., chanoinesse.

Vers le mois de septembre suivant, la bonne marraine hâtait


de ses voeux la délivrance d'Yvonne, et lui disait :

me tarde bien que tu aies mis au monde cette bonne petite créa-
« Il
ture. Je voudrais bien que ce fût un petit bambin, cadeauyé, par
quelque fée bienfaisante, des vertus et des charmes de tous ses bons
parents. Je me dis tous les jours combien tu es heureuse de vivre au
milieu d'eux, et cette idée me rend contente, malgré notre éloigne-
ment, car j'aime mieux ton bonheur que le mien. J'ai eu, hier, des
nouvelles d'Eugène. Je sens toujours plus combien tu dois avoir de
plaisir à l'aimer. Nous nous faisons un vif plaisir de ses passages ici,
quoique bien courts, mais nous ne voulons pas te le dérober... »
« Aime-moi toujours ; si cette assurance n'augmente pas mes jours,
à coup sûr, elle les charme. Nous t'embrassons, toutes bien tendre-
ment. »

Reprenons maintenant le récit de ce séjour à Moulins, qui fut,


pour mon père, le temps le plus agréable de sa vie militaire. Il
se sentait cher à ses compagnons de régiment, qui appréciaient
eux-mêmes ses qualités d'intelligence, son instruction et son
exactitude dans le service.
Mais, de plus, en fréquentant, d'abord par devoir, puis par
plaisir, la maison de M. le général d'Aigremont, il y remarqua
—254—

plusieurs personnes, dont la conversation et les talents flattè-


rent ses goûts.
Une de ses premières connaissances fut celle qu'il forma avec
le comte de Saporta, d'une famille ancienne du Midi, et Colonel
de la légion de l'Ain, alors cantonnée à Moulins.
Cet officier aimait passionnément la musique ; il se fit un plaisir
de présenter mon père aux artistes et aux amateurs de la ville,
comme à ceux de ses subordonnés, qui cultivaient les arts.
Parmi ces derniers, se trouvait le lieutenant Berbiguier, qui
était un musicien excellent, et qui jouait à merveille de la flûte.
Mon père et lui se lièrent intimement, et nous en verrons la
preuve, dans les fragments, que je vais encore emprunter à la
correspondance de mon père avec la chère Yvonne.

I. Le Monde. — « Sais-tu que j'ai fait beaucoup de connaissances,


grâce à la musique? C'est d'abord celle de Madame et de Miss C***.
Hier, j'ai passé une grande heure, chez ces dames, à causer de mille
choses, et surtout de musique. La charmante Miss a de l'esprit, et peut-
être quelque coquetterie. Elle est, grande, fort mince, élégante d'atti-
tude et de maintien. Ses cheveux bouclés s'ouvrent beaucoup sur le
front, et se placent, de chaque côté, en deux touffes, épaisses et iné-
gales, qui sont là comme par hasard. Le gros de la chevelure se jette
sur le côté gauche, avec une sorte d'abandon, et se balance, d'une
façon gracieuse. Tout cela, révèle une main d'artiste ; si bien que,
avec un peu moins de pommade et de frisures, on pourrait presque s'y
méprendre et croire à quelque négligence et peut-être du désordre.
Une taille doucement penchée, un pied, porté en avant, loin de soi, un
genou, ployé comme chez une statue grecque ; enfin, dans le regard,
quelque chose de sentimental égayé par le sourire des lèvres : telle
était la belle musicienne, hier soir, entre trois et quatre heures, en
face de ton époux ! C'eût été, peut-être, une inquiétante contempla-
tion, si vous ne régniez, Madame, en souveraine, sur un coeur à
l'abri de tout assaut On a fait des frais, de part et d'autre. Les lieux
!

communs de la conversation se sont succédés rapidement : et on s'est


séparé sur la promesse de faire, ce soir, de la musique avec le fameux
Berbiguier, qui a l'air fort ancré dans le logis. »
« Passons, maintenant, à la séance, d'hier, au soir: Sous les auspi-
ces de Mme de Coiffier, je faisais mon entrée chez Mme de la Toulle,
qui réunit chez elle, en été, tout ce qui demeure à Moulins. »
— 255 —
« C'est là que j'ai vu, pour la première fois, les deux demoiselles
Potier. Elles sont charmantes. Ce sont de véritables beautés. L'aînée,
Aglaure, a la tournure de Caroline de Rochemore, de beaux traits
grecs, calmes et réguliers. Un peu de pâleur, l'air doux, une phy-
sionomie, un peu rêveuse. Sa soeur, Évelina, est un peu moins
grande, blonde avec des cheveux superbes, un teint éblouissant de
blanc et de rose, assez forte, de belle taille svelte et souple, la phy-
sionomie fine et éveillée, quoique très régulière. L'une ressemble
à une des nymphes de Diane, et l'autre à quelque compagne d'une
déesse moins sévère. »
« Certes ! diras-tu, mon cher époux a la tête un peu montée, car voilà
sa verve on feu Pas du tout, ma chère, point de jugement téméraire.
!

Ce que j'en dis, n'est que pour vous divertir et vous narrer l'emploi de
mon temps. J'ai fait une partie de vingt et un, avec toute cette bril-
lante jeunesse, et après j'ai regagné tranquillement la chambrette, où
ta lettre m'attendait Je l'ai trouvée sur ma table, et elle a fait bien
!

vite s'évanouir tout le reste ». Je t'ai dit vite bonsoir, et me suis


couché, devant être en selle grand matin, le lendemain... »

II. Paysages.— « Il y a même un grand plaisir à se lever aussi tôt, c'est


la seule heure où l'on respire à l'aise. Le chemin du quartier est délicieux
à quatre heures. La campagne, doucement éclairée, paraît bien verte.
Les arbres jettent de grandes ombres, au soleil levant, et forment des
masses superbes. La rivière a un air de fraîcheur, qu'elle perd au
milieu du jour, parce que de grands bancs de sable, miroitant au grand
soleil, renvoient une réverbération brûlante. Mais, le matin, tout est
délicieux. Le sang est calme et reposé, les idées renouvelées. Je jouis
beaucoup de tout cela. »
« Je suis modestement, mais parfaitement, logé, et chez de braves
gens, qui sont aux petits soins pour moi. Il fait, en ce moment, un
temps délicieux. Mes fenêtres sont tout ouvertes, il est grand matin,
et je respire cette agréable fraîcheur, à la plus belle heure du jour.
Ma vue se porte sur le cours de l'Allier et sur la grande avenue de
peupliers, qui borde la route de Clermont. A droite, je vois, au milieu
des arbres, le château de la belle La Vallière, un grand nombre de
petites barques de pêcheurs, un grand chantier de bois, sur le rivage,
le pont de pierre, dont les arches sont à moitié dans l'ombre : c'est
un tableau charmant ! Je me sens une extrême envie de me prome-
ner sous cet air frais et pur. »
« La place, qui est en face de ma
fenêtre, est un marché. A cinq heures
du matin, il n'y a rien de plus animé. Les paysannes et les petites
—256—
demoiselles de Moulins y arrivent, en négligé, et le coup d'oeil en est
charmant. »
« C'est une foule de petits tableaux,
qui seraient délicieux à repro-
duire en découpures. Derrière les établis, couverts de fruits et de
légumes, sont assises les petites marchandes, avec des chapeaux d'une
forme singulière, comme tu n'en as peut-être pas vu. Ils sont en
paille, et noués, sous le menton, avec un ruban. Sur quelques-uns
sont dessinés des zigzazs en rubans. Derrière chaque établi, est
remisée la petite brouette, et aussi le petit chien. Ces établis sont ran-
gés, en ligne, tout autour de la place, qui est grande. Au milieu, cir-
culent une quantité de soubrettes, de jeunes filles et de soldats désoeu-
vrés, qui viennent distraire leur ennui. Tu penses bien que ce ne sont
pas mes Chasseurs. Ils sont, ma foi, trop occupés. Cela m'a amusé,
pendant les deux jours, où je suis resté chez moi. T'ai-je dit que le
pont de l'Allier, au bout duquel est le quartier, et les bords de la
rivière, présentent un coup d'oeil fort beau? C'est très vrai. J'y respire
le matin avec délices, il y fait frais, et le paysage est agréable, comme
la ville elle-même, mais à midi, c'est la zone torride, et il y a, vrai-
ment, de quoi faire sauter la tête. »

III. Musique. — « J'ai fait, hier au soir encore, chez Mme de Coiffier,
une connaissance plus particulière avec M. Berbiguier, lieutenant dans
la Légion de l'Ain. Cet officier est de première force sur la flùte. Je
ne sais où il a entendu parler de moi, comme d'un excellent musicien ;
et, il m'a fait à ce titre, toutes les prévenances du monde, et témoigné
un vif désir de faire de la musique avec moi. Je rougis d'avoir à lui
montrer mon insuffisance. Nous attendrons, pour cela, le retour du Colo-
nel de Saporta, qui doit revenir, lundi. D'ici là, je veux un peu ràcler ma
mauvaise basse, pour tâcher de m'en tirer passablement... J'ai fait,
jeudi, toute la matinée, de la musique avec ce fameux et très aimable
Berbiguier. Sérieusement, il est fort content de moi. Je t'avouerai que
je crois, que je pourrais, en travaillant, faire quelque chose. Berbiguier
trouve que j'ai singulièrement d'aplomb et d'intelligence musicale.
En fait, je m'aperçois que je suis ici l'arbitre des déterminations,
que prennent nos amateurs. »
« Je joue, depuis deux jours, des duos de basse et piano, qui sont
très brillants et difficiles. Je dois les essayer, un de ces jours, avec
Mme Köller. »
« Mais ce qu'il y a de délicieux, ce sont des sonates de flûte, composées
et exécutées par Berbiguier, et que je lui ai accompagnées, ce matin.
Tu ne saurais t'imaginer l'effet qu'elles ont produit sur moi. J'en étais
— 257 —
vraiment transporté; et je suis bien aise de te dire que le compositeur
est, à son tour, enchanté de moi, et m'a fortement engagé à travailler
mon instrument, parce que, dit-il, il y a peu d'amateurs tels que moi.
Cela te fera rire, mais je te jure pourtant qu'il est très vrai qu'il me l'a
dit, »
«... J'ai été trouver Berbiguier, sur le cours Georges, et, ensemble,
nous sommes entrés, à huit heures et demie précises, dans le salon
de Mme Köller ! »
« Il me faudrait, ici, le pinceau de l'un des peintres qui ont esquissé
des merveilles de la grâce. Était-ce quelqu'une des nymphes, qui se
jouaient autrefois au sommet du Mont Ida ! C'était plutôt l'une des
trois Soeurs, que la sculpture représente toujours unies par la main;
ou bien l'une des filles de Niobé, dont la mère était si orgueilleuse,
qu'elle excita la jalousie des dieux ? Non, c'était plutôt Calypso elle-
même, et, dans ce coin retiré, la sensible Eucharis, attentive et rou-
gissante. C'était la fille du logis, avec sa taille ultra fine, auprès des
deux bellissimes Potier. »
« La soirée s'est ouverte par le grand trio de Beethoven, où, Berbi-
guier et moi, nous avons fait preuve de quelque talent pour accom-
pagner, car l'aimable Eucharis, intimidée sans doute par ses belles
rivales, ainsi que par M. et Mme d'Aigremont, qui faisaient partie de
l'auditoire, a barbouillé parfaitement. C'était bien le cahos, et l'enfant
qui bégaye. On ne s'en est pourtant pas trop aperçu, et les auditeurs
bénévoles ont tout mis sur le compte de Beethoven, qu'on a fort accusé
de n'être pas clair. Il ne l'était certes pas, hier au soir, grâce à ses
interprètes ! »
« On s'est relevé de là par plusieurs morceaux de Mozart, et par un
nocturne de Bochsa. Après cela, la jeune Évelina a chanté avec
Miss C..., un nocturne de M. Gais. »
« Le plus admirable, c'est que j'ai été forcé, par
l'absence d'un des
chanteurs ordinaires, de montrer ma belle voix Eh bien, j'ai hardi-
!

ment débuté par le beau duo de l'Irato, et il s'est trouvé que je l'ai
chanté, assez bien. Là-dessus, les plus beaux compliments sur le
talent modeste, sur la violette etc.. »
« Ne m'arrêtant pas en si beau chemin, j'ai chanté un nocturne, avec
Évelina, et le beau duo du Mariage secret, avec le colonel Fabre, dont
la voix est très belle. Tout cela a pris à merveille ; et sur les onze
heures, la musique étant épuisée, nous avons imaginé de danser ; ce
qui s'est exécuté, au milieu d'un déluge de sueur, d'abord au son des
vieilles contredanses, que je me rappellais, sur le piano, et ensuite
quelques-unes, encore plus vieilles, ont été jouées par le Colonel de
17
— 258 —
Saporta. Aune heure seulement, nous nous sommes séparés, enchantés
les uns des autres, et moi plus que ravi d'aller me mettre dans mon
lit. »
« ...Ce n'est cependant ni de moi, ni
des belles dames de Moulins,
que je suis réellement occupé ! Ce qui m'occupe, le plus, à cette heure,
c'est un vieux castel bien vilain, où l'on grille assurément autant
qu'ici, et où les journées s'écoulent dans un calme bien monotone ;
mais dites-moi, Madame, pourquoi j'aimerais y être et y vivre à ma
guise avec vous Pourquoi Oh que je le sais bien moi ; mais je ne
! ! !

veux pas le dire à une « ingrate », qui n'est déjà que trop sûre de son
fait! »
« Autre histoire assez jolie : Mercredi soir, le Colonel de Saporta
m'a conduit dans une maison, où j'ai pris part à de très bonne musique.
Nous avons joué des trios de flùte, piano et basse avec Berbiguier
et Mme C... C'est une charmante personne, grande, bien faite et
jolie, elle est extrêmement spirituelle, joue du piano comme un ange,
vraiment très bonne musicienne, et chantant très agréablement,
avec une voix de contralto. Elle a étudié à Paris et en Italie. On a été
assez content de votre époux, Madame, qui est resté là jusqu'à une
heure du matin, et qui était à trois heures et demie au quartier. La
semaine prochaine, je serai libre et j'espère voir et entendre de nou-
veau Mme C... Ce qu'elle a de remarquable, c'est une netteté et un
aplomb imperturbables. La musique de Berbiguier est délicieuse, nous
avons joué aussi le fameux trio de Rossetti. On dit que je ne m'en suis
pas mal tiré. »
« A huit heures et demie du soir, en effet, je me suis rendu chez la
belle C..., où j'ai trouvé une douzaine de vrais amateurs, fort impa-
tients de nous écouter. Berbiguier ne s'est point fait prier. Nous avons
accompagné la charmante musicienne dans le terrible Concerto Arabe,
qu'elle joue avec beaucoup de brillant, de hardiesse et de netteté. Il y
manque un peu de cette grâce moelleuse, que j'aime à voir contraster
avec la vigueur de l'exécution ; mais elle a de grands moyens et un
feu extrême. Elle a joué, ensuite, des variations de Berbiguier, avec
accompagnement de flûte et de basse, qui sont délicieuses. Nous
avons fait, Berbiguier, le Colonel de Saporta et moi, des trios de vio-
lon, flûte et basse, écrits par Berbiguier, et dans lesquels il y a, pour
moi, des solos, dont je me suis tiré passablement. L'auteur est resté
convaincu que j'accompagnais comme un ange, ce qui, certes, est loin
d'être vrai. La soirée s'est terminée par des chants, et j'ai fait une
partie dans le trio de Ma Fanchette. Tout cela nous a menés jusqu'à
une heure après minuit. Chacun s'est retiré charmé. »
259—

Tandis que son gendre enchantait ainsi les loisirs du service,


en faisant de la musique à outrance, ma grand'mère du Vivier
félicitait sa fille sur ses espérances de future maternité, et lui
écrivait, de Veaune, la longue lettre que voici :
18 août.

« C'est ta vieille mère, bonne amie, qui sera, pour ce courrier, l'inter-
prète de la famille, et te dira combien ton exactitude à nous écrire nous
est douce, et combien nous te savons gré, au milieu des distractions
qui t'entourent, de descendre jusqu'à nous Plaisanterie à part, tu es
!

une charmante enfant, et tu trouves, par tous les détails que tu nous
donnes, le moyen de faire revivre le sourire sur des figures, que ton
absence attriste toujours. Qui, mieux que ta pauvre mère, éprouve
cette tristesse : partout, ici, je cherche mon Yvonne, rien ne la rem-
place, ni ne peut me dédommager de mon terrible sacrifice Ma seule!

consolation est dans le bonheur, dont tu jouis, et qui, je m'en flatte,


est partagé par tes beaux-parents, dont les continuelles bontés t'im-
posent des devoirs, bien doux à remplir pour un coeur tel que le tien.
Augmente, chère amie, toujours l'orgueil de ta mère, et que je puisse,
par tes vertus et tes qualités, rivaliser avec la mère de ton mari.
Combien, tes beaux-parents s'amusaient à me plaisanter, en préten-
dant que je n'avais fait que l'ébaucher. Eh je crains plutôt que
!

tous les Cabrières réunis ne réussissent à gâter mon ouvrage, par


leur trop grande indulgence et leur bonté envers toi. Cependant, je
serais bien fâchée qu'il en fût autrement ; et te sentir aussi aimée
et aussi heureuse, me fait me blâmer moi-même d'avoir pu douter
des soins de la Providence à ton égard. »
« Si je m'endoloris parfois jusqu'à me
plaindre de ne pas te voir
assez, il faut que je me raisonne; ne suis-je pas d'ailleurs, à l'âge,
où je dois me suffire à moi-même. Vivre de mes souvenirs me
vaut mieux que de trop appuyer sur ce qui me manque, dans le
présent. Si le ciel me favorisa, en m'unissant à ton père, oh ! mon
amie, ne me reproche pas d'en sentir toujours la perte ! Aussi,
quand j'entends dire que ces chagrins-là s'effacent, je suis loin de
260—

le croire, et je voudrais presque avoir été malheureuse en ménage,
pour moins souffrir d'une séparation qui me demeure si cruelle. »
« Ne sois pas étonnée si cela m'amène à te
parler d'Augustine. Il est
impossible que ta soeur tarde plus d'une année à s'établir. Ne faut-il
pas qu'à cette époque, elle ait acquis au moins un demi-talent, qui,
dans n'importe quel pays, puisse lui en rendre le séjour agréable ?
Vois, toi-même, par ta musique, combien les journées passent rapide-
ment. Sans avoir presque rien appris, dans ma jeunesse, et si j'ai vu
s'écouler trop vite mes années, je n'en ai pas moins senti tous les
avantages de l'instruction ; et, pour la vôtre, si j'eusse agi, plus despo-
tiquement que je ne l'ai fait, j'aurais sans doute encore mieux réussi.
Tu es celle qui en a le mieux profité ; mais, à dire le vrai, ton frère et
ta soeur n'ont commencé à bien travailler et à faire de sérieux progrès
que à Genève. Mais le retour à Cuirieu et les événements politiques
leur ont bien nui. Ta soeur, par sa ténacité actuelle à l'étude, et par ses
goûts sédentaires, réparera une partie de ce mal, et sera, par son
instruction, en plus de son esprit naturel, au-dessus de bien des fem-
mes ordinaires : il est, en outre, impossible d'avoir de plus belles qua-
lités essentielles, et je crois que le mari qu'elle aura, sera bien partagé
par la Providence ; Dieu veuille qu'il en soit de même pour elle !... » (1)
« Je viens d'écrire à ton mari, chère amie, qui, juste le jour
de l'anni-
versaire de votre mariage, m'a décoché une épître si aimable, que vrai-
ment, il finira par avoir raison et par me persuader que je suis une sorte
de Pygmalion, puisque, me dit-il, j'ai fait en toi, un si bel ouvrage !
Il s'en faut de peu que je ne m'enflamme tout à fait pour lui. Ras-
sure-toi, pourtant, car il est plus que douteux que je parvienne à
me faire rendre par lui la pareille : pardonne-moi cette plaisanterie; il
est véritablement tout ce que je pouvais désirer de mieux, et bien au
delà : car, avec la gaîté de son âge, il a la raison, que l'on rencontre
maintenantdifficilement sous les cheveux gris. Je fais donc grandement
chorus avec toi, pour bénir la Providence du sort qu'elle te réservait » !

«... Quel doux repos, chère amie, que celui de ta mère, occupée
à causer avec toi. Quelque jour, mon Yvonne, — bientôt, à ce que
ton mari nous a annoncé —, tu sentiras tous les tourments et toutes

(1) Ce voeu maternel, si légitime, a été exaucé: en mari 1820, ma tante Augustine
du Vivier a été mariée à M. le Comte de Vallier de By, garde du corps de S. M. le
Roi Louis XVIII. C'était un homme de foi, de probité, d'honneur. Une tradition
chère à toute notre famille, raconte que mon oncle, étant de garde, en 1815, auprès
du maréchal Ney, la veille de sa mort, osa parler de Dieu au vaillant soldat et
lui ménagea la grâce de désirer et de recevoir les Sacrements.
— 261 —
les jouissances de la maternité ! Que Dieu t'allège, au moins une
partie des premières : mais, lorsqu'on en remplit tous les devoirs, il s'y
mêle des peines inévitables, tels que sont les maux, attachés à la
frêle existence des chers petits êtres, que nous mettons au jour. L'en-
fance est, comme l'âge mûr, sans cesse tourmentée. »
« Vois d'ici le tableau, que nous formions hier, à la lecture de ton épître,
tantôt attendris jusqu'auxlarmes, tantôtriant de tes drôles d'idées. Nous
aurions, je crois, ému les personnes les plus égoïstes, si elles avaient
vu combien nous t'aimons. Ce qui m'a surtout touchée, c'est l'histoire
de la bonne nourrice d'Eugène ! Embrasse-la bien, embrasse-la pour
ta vieille mère, qui lui sait bon gré d'avoir si bien nourri cet
Eugène, qui me fait l'effet d'être mon propre enfant, tant j'ai pour lui
d'attachement. La dernière fois que vous étiez tous deux avec moi,
j'aurais voulu lui exprimer mes sentiments, mais, à chaque mot, que
je vous adressais, je sentais les larmes prêtes à me trahir, tant je
redoutais de t'émouvoir au moment d'une nouvelle séparation, et
de diminuer ainsi ta joie par l'idée de ce qu'elle allait me coûter !
C'est l'exacte vérité, tu sais que la franchise fut et sera un des repro-
ches que l'on m'adresse ; je me figure quelquefois que tu es tout
près, et, alors, quand je suis obligée de reconnaître que tu es absente,
« ton imbécile de mère » pleure, sur cette absence, comme au
premier
jour. Figure-toi que j'ai voulu me tromper moi-même, en arrangeant
tout, à Veaune, comme quand tu y étais. J'ai fourré un piano, à la place
où était le tien, et le désordre, qui parfois me faisait te gronder, est
maintenant nécessaire à mon bonheur idéal, enfin jusqu'à ta chaise :
tout y est comme si tu devais revenir Sois dépositaire de mes folies,
!

mais sans en parler, car on pourrait, à juste raison, m'accuser de


démence : s'il en est une d'excusable, c'est bien celle-là ! Sur ce, bon-
soir. Puisse ton sommeil me rappeler à ton souvenir aussi souvent
que tu l'es au mien. »
O. V.

Quelques distractions artistiques, mêlées, comme elles l'étaient,


à de fréquentes fêtes mondaines, avaient lié les officiers du
10e Chasseurs, et ceux de la Légion de l'Ain avec les familles
de Moulins, qui se plaisaient à les recevoir. Peut-être quelques
esprits eu prirent-ils de l'ombrage, et firent-ils arriver leur
— 262 —
plainte jusqu'au Ministre de la guerre. Quoi qu'il en soit, le
déplacement des Chasseurs fut décidé. Au commencement d'avril
1819, on leur assigna, pour garnison nouvelle, la petite ville de
Sarreguemines.
Mon père regretta Moulins; et quand, après bien des années,
le mariage de mon frère le ramena, pour quelques jours, près de
cette ville, il la revit avec plaisir et mélancolie. Beaucoup de
ceux et de celles qu'il y avait rencontrés avaient disparu ; lui-
même était envahi déjà par les premières ombres de la vieil-
lesse ; mais son coeur s'attendrit à ces souvenirs, et il leur donna
quelques-uns de ces rares moments où l'âme, comme fermée à
ce qui la distrait d'ordinaire, se recueille en son propre sein, et
y retrouve, vivantes et sensibles, les émotions du passé (1).
Cet Artus, qu'il venait marier, était né quand lui-même, en ses
trente ans, avait eu, pour la première fois, le bonheur d'être
père : Yvonne n'était plus la jeune femme, à laquelle il écrivait
des lettres si fréquentes et si chaudes ; mais leur amour ne
s'était pas refroidi : ils s'aimaient mieux, parce qu'ils avaient été
remués ensemble par les joies et par les douleurs de la vie.
Caressés par les mêmes vents favorables, battus par les mêmes
orages, ils s'étaient si fortement appuyés l'un sur l'autre, que
leur vie n'en faisait vraiment qu'une seule, et que leurs coeurs
fondus battaient des mêmes pulsations.
C'était, en effet, le 19 octobre 1818, que mon frère aîné,
Artus-François-Marie, était venu en ce monde, ayant emprunté
son premier prénom à la famille de sa mère, et les deux autres
(comme nous tous, après lui), à la mémoire de l'attachement,
que les Capucius de Nimes, si dévots à la Vierge Marie,
avaient témoigné aux Génas, jusqu'à la Révolution (2).

(1) Dans son Mémoire, écrit bien dos années après, mon père, en traversant
Moulins, se rapelle « l'esprit prompt et mobile » d'une des personnes, qu'il avait
connues, « l'attitude noble, imposante et douce » d'une autre, et « la conversation
peu commune, a la fois vive et fine », d'une troisième.
(2) Mon frère Artus fut baptisé, a la Cathédrale, le 21 octobre, par M. l'abbé
Huet, chanoine do Belley, et ancien précepteur de mon père. Son parrain
— 263 —
Ma mère avait voulu nourrir elle-même son fils premier-né ;
et cette inspiration de coeur avait plu à mon père. Ce furent les
sentiments et les pensées, suggérés par cette tendresse com-
mune et par les soucis, inhérents aux soins que réclame l'en-
fance, qui remplirent les derniers mois de l'année 1818.
Mais, à côté de la joie d'avoir un fils, et de réunir sur cette
tête chérie leurs voeux et leurs espérances, mes parents eurent
le réel chagrin de perdre, le 6 décembre, à minuit et demie,
l'aînée des cinq tantes : Mme Pétronille du Vivier, appelée habi-
tuellement Mme de Veaune. Ses quatre soeurs l'aimaient tendre-
ment à cause de ses belles qualités d'intelligence et de coeur.
Elle était la marraine de ma mère, et l'avait toujours tendre-
ment affectionnée. Frappée, dès le premier jour, de la vivacité
d'esprit, de la loyale franchise et de la noblesse des senti-
ments de mon père, elle s'était attachée à lui profondément, et
lui avait inspiré, en retour, une réelle sympathie, dont, jusque
dans ses dernières années, il répétait volontiers la chaleureuse
expression (1).

La nouvelle du départ prochain de mon père pour Sarregue-


mines avait été pénible à sa compagne. Plus réservée d'habitude,
dans l'aveu du chagrin que lui causaient les longues absences,
imposées par le service, elle était allée jusqu'à écrire :

fut M. Isidore de Rovérié, marquis de Cabrières, son grand-père paternel, et sa


marraine fut Mme Olympe de Silans, marquise du Vivier, de Cuirieu, sa grand'-
mère maternelle, Léonie de Cabrières (Mme de Champié) et Alix de Cabrières
(Mme de Régis) y assistèrent, ainsi que Mlle Nancy de Lahondès.
(1) Quelques mois après celte mort, mon père, passant à Lyon, y retrouvait la
trace des bonnes oeuvres, accomplies par Mme de Veaune, et écrivait à ma mère :
« Cette pauvre tante s'est tout
de suite attachée à moi ; elle a été le principal
instrument et l'âme de notre mariage, aussi le souvenir religieux qu'elle m'a
laissé sera ineffaçable ».
Elle-même écrivait gracieusement à sa filleule, peu de semaines avant de
mourir: « Aime-moi toujours; si cette espérance n'augmente pas mes jours, à
coup sûr elle en fera le charme.»
— 264 —
« J'ai été souffrante, ces jours-ci : il a fallu que ce soit bien vrai
pour que, venant de recevoir la musique, que tu m'envoyais, j'aie été
forcée de quitter mon piano, où je voulais essayer de la déchiffrer, sans
retard. Ce n'étaient pas seulement mes reins qui se plaignaient,
c'était moi tout entière. Encore un changement de domicile ! Encore
un éloignement, et à plus grande distance ! Après Moulins, Sarregue-
mines ! C'est affreux ! »
« Tous les avantages, dont tu me parles, ne font pas
qu'il ne faille
pas ajouter de nouvelles lieues à celles qui nous séparent ! »
A quoi mon père répondait :

« Peu à peu, j'ai compris que j'avais pris un très bon parti, lorsque,
suivant votre conseil à tous, je suis revenu au régiment. Tout le grand
désordre de ma tête s'est arrangé, et le moment est même venu où je
me suis félicité d'avoir suivi vos conseils. Je me dis cela du soir au
matin pour m'en bien persuader. »
« Nous allons monter à cheval, pour faire notre dernière promenade
militaire. Le départ est fixé définitivement à après demain matin, le
9 avril 1819. Je ne saurais te dire combien maintenant il m'en tarde.
Cela ne veut pas dire que je ne m'explique pas ta peine, et qu'elle ne soit
pas un peu la mienne. Tu sais quelles connaissances agréables j'avais
faites ici: Mmes de Coiffier, de Champfleur, Potier, de Conny, de Roys. »
« Toutes les dames que j'ai vues, nous répètent les choses les plus
gracieuses ; mais je n'ose pas croire que toutes soient sincères. Dans
deux jours, nous serons donc tout à fait dépaysés ; et, comme moi, il
n'y aura plus personne, dans le régiment, qui ne regrette quelqu'un
ou quelque chose. C'est la vie, il faut s'y faire »!

« Notre Sarreguemines est un petit taudis de 2.500 âmes, où il y a


cependant quelques habitants riches, un bon quartier, des bois, de la
fraîcheur pour cet été, de la solitude, du temps, si on veut, si on sait l'em-
ployer: Tout cela vaut bien que nous y arrivions, sans trop de mauvaise
humeur ; mais je n'ose me pas promettre de bien profiter de ces avan-
tages. Je suis « vieux », je n'ai pas de talents acquis, et peut-être n'ai-je
plus assez de zèle pour en acquérir. Une désolante médiocrité me
paraît être mon partage, heureux si je ne tombe pas au-dessous
même de ce niveau... »
« A 2 heures : nous descendons de cheval... Le général nous a fait sa
revue d'adieux. Mon coursier a eu de grands succès, il s'est bien montré,
et il a même fait des conquêtes, tout le monde m'en a fait compliment.
C'est une bête belle et vigoureuse : c'a été une bonne affaire. »
« Pour le moment, je retourne au quartier, puis je ferai un bout de
— 265 —
toilette, car je suis déjà couvert de poussière. Nous avons, ce soir,
un dîner de corps chez Mme d'Aigremont ; cette excellente femme me
traite d'une manière vraiment charmante, que je trouve presque
trop distinguée, tant elle peut susciter de jalousies. En sortant de chez
elle, à 8 heures 1/2, l'autre soir, je suis allé chez Mlle Köller, qui a
bien voulu me recevoir, en l'absence de sa mère ; elle a été, comme
toujours, très aimable et gracieuse, et m'a tout à fait comblé. Sa
mère, qui est venue ensuite, m'a donné les marques d'une franche
amitié. Je les regrette toutes les deux, ainsi que notre aimable
générale (la baronne d'Aigremont). Hors de là, je ne me sens pas
le coeur trop étouffé. »
Je t'écrirai du reste, de Beaune, comment se seront passés nos pre-
miers jours de marche. Je ne doute pas qu'ils ne soient très gais. Je
me promets, pour moi, beaucoup de plaisir de ce voyage, où mes yeux
rencontreront de nouveaux objets, et en particulier deux ou trois
villes remarquables ; et, en plus, à cheval, j'aurai tout mon temps
pour rêver à mon aise. »
« Nous aurons, je l'espère, un temps superbe, malgré les quelques
nuages, qui voilent trop fréquemment le soleil. A propos de soleil,
embrasse le nôtre, de tout mon coeur... Adieu, chère Yvonne, je te
souhaite paix et bonheur, et je te confie mille commissions tendres
pour nos bons parents. »
Un mot encore :
« Aujourd'hui, à la revue d'adieu, le régiment
était charmant. La
tenue et la manière de servir ont extrêmement gagné, et le service est
devenu beaucoup plus doux. Une fois établis à Sarreguemines, nous
trouverons peut-être le moyen de passer notre temps d'une manière
utile, sinon très agréable. J'y vais avec la ferme résolution de supporter
courageusement les ennuis de ma position, et de m'y accoutumer. Je ne
parlerai plus le premier de retour. J'ai un esprit et surtout un coeur trop
difficiles pour être jamais heureux, lorsque je ne crois point avoir fait
ce qu'approuveraient mes vrais amis. Il me faut leur estime, autant que
leur attachement. Voilà que je reviens encore à te parler de moi,
pardon, ma chère amie, ce n'est qu'avec toi que je puis soulager mon
inquiétude. Avec tous les autres, il faut avoir l'air satisfait. Mais, ce
n'est pas une raison pour t'accabler. Bonsoir, je vais me coucher pour
être demain en selle à 5 heures du matin. Nous serons, en tenue de
route : c'est le départ. Tout le monde est en l'air ».
— 266 —

SARREGUEMINES

Le 10e Chasseurs marchait, ce semble, à pas de tortue ; parti de


Moulins, le 9 avril (1819), il n'arriva à Sarreguemines que le 28
du même mois. Chargé de conduire une portion du régiment,
mon père n'avait pas, je pense, été fâché de ne pas brûler les éta-
pes ; et, tout en suivant, ou en précédant sa troupe, il avait, au
passage, salué sur la route les jolis paysages ou les souvenirs
intéressants, que Beaune, Langres, Nancy lui avaient offerts.
Ses lettres à ma mère contenaient, sur tous ces lieux, des pein-
tures rapides, mais faites avec plaisir : ce n'est qu'en parvenant
au lieu de son nouveau séjour, qu'il laissa tomber de sa plume
une remarque, mêlée de tristesse et de satisfaction : « Nous ne
sommes qu'à un quart de lieue des Prussiens : ils viennent de
quitter, et on nous accueille, ce semble, avec beaucoup de joie !»
Au moment ou je relis moi-même ce fragment de lettre, datant
de près d'un siècle, comment ne pas songer que la petite ville,
assise sur la rive gauche de la Sarre, au confluent de sa jonction
avec la Blie, n'appartient plus à la France, pas plus que l'ancien
département de la Moselle ; et Metz même, à soixante-quinze
kilomètres de distance, n'est plus la ville imprenable, elle est
passée sous le joug allemand !

Mais alors, c'était encore la France ! Mon père se donna tout


entier, comme il se l'était promis, à ses fonctions, à son métier.
Il tint à honneur d'aider à soutenir la bonne réputation du régi-
ment, quand viendrait l'inspection, dont on commençait à parler.
Il était bon, en effet, de montrer aux habitants de Sarregue-
mines la politesse, la bonne grâce, l'amabilité, et le goùt des
officiers et même des soldats du 10e Chasseurs, mais il fallait aussi
prévenir, en faveur d'un régiment Français, les comparaisons
— 267 —
que l'on aurait été tenté de faire entre nos compatriotes et les
troupes prussiennes, assez longtemps cantonnées dans le pays.
Le Colonel de Séran, avait déjà obtenu, à Moulins, les succès
dont les lettres de mon père font foi ; il apporta encore plus de
zèle à la bonne tenue, à la discipline et à l'instruction de ses Chas-
seurs, et tout le corps des officiers soutint avec empressement
un si légitime effort.
Par conscience, mais aussi par gratitude envers son Colonel,
qui lui avait témoigné, en toute circonstance, un véritable in-
térêt, mon père voulut que le Capitaine Adjudant-major donnât
l'exemple de l'application et de l'ardeur à l'accomplissement du
devoir.

« J'ai repris, écrivait-il, la lecture d'un livre, que j'avais commencée


l'année dernière : c'est la Théorie du service. J'y reviendrai souvent,
pour m'en mettre tous les détails dans la tète, et me tirer avec
honneur de mes fonctions. »
« Je vais d'ailleurs être fort peu libre, car mon excellent camarade
Gobin, dont je t'ai si souvent parlé, va partir pour quinze jours ou
trois semaines, et je tiendrai sa place : je serai en service, sans
interruption, pendant tout ce temps-là... »
« Nous avons eu la fête de la Saint-Henri. J'ai été l'objet d'un ordre
du jour, qui, dans les termes les plus flatteurs, m'a désigné comme
Maître des cérémonies; en cette qualité, j'ai fait marcher les troupes,
et placé les Autorités, pour les cérémonies religieuses et militaires.
Tout s'est passé à la satisfaction générale. »
« Ma semaine m'occupe assez, sans me fatiguer.
Il est près de
trois heures, et, depuis cinq heures du matin, que je me suis levé, je
n'ai guère eu de temps à moi... Il n'y a pas grand mal pour moi d'être
ainsi occupé, puisque je suis loin de toi; le temps me paraît beaucoup
moins long. Je suis tout étonné de trouver une sorte de plaisir à ce
que je fais. Le régiment est maintenant presque le double de ce que
je l'avais laissé à Vienne. Les hommes de recrue sont, en général,
beaux et intelligents; le service se fait bien, la tenue est parfaite, si
bien que le service est assez agréable. Le Colonel est toujours excellent
pour moi, le Lieutenant-colonel ne m'a encore rien dit de désagréable ;
le Commandant, avec qui je fais la semaine, est le meilleur homme
du monde. Quant à mes officiers, ils n'ont pour moi que bienveillance,
et même amitié. »
— 268 —
« ...Les théories, les détails du pansage,
des parades, du service
intérieur, ne me laissent pas un moment... Ce que je trouve de plus
intéressant, ce sont les manoeuvres ; elles présentent le beau côté du
métier, en ce qu'elles offrent une image de la guerre. »
« Depuis quelque temps, j'ai fait faire tant
d'exercices, j'ai tant trotté
à cheval, j'ai tellement vécu au quartier, qu'il m'a été impossible de
m'occuper sérieusement une heure à autre chose. »
« On parle toujours de l'arrivée prochaine de l'Inspecteur
général;
nous allons travailler ferme aux manoeuvres ; et j'ai fait le projet de
m'y donner sérieusement. »

On jugea, en attendant, qu'il fallait frapper un peu l'imagination


des habitants, dont les opinions politiques paraissaient assez
tièdes. On résolut d'offrir à la population un grand bal, dont
l'organisation complète fut confiée au Capitaine Adjudant-major.
C'est lui, qui va nous peindre ses belles conceptions, et nous en
raconter l'effet.

« Je veux te régaler d'un long récit de notre bal de la nuit dernière : »


« Je regrette bien de ne pas savoir dessiner. Mais tu veux des nou-
velles, je te donne en hâte celles que j'ai. Notre bal a été extrême-
ment nombreux. La belle Ennery en était la reine. Toutes les dames
de Sarreguemines y étaient, il y faisait une chaleur insoutenable, qui
ne les a pas empêchées d'y rester jusqu'à cinq heures du matin, tandis
que les hommes y ont déjeuné jusqu'à huit. »
« Voici comment tout était disposé. On nous avait prêté la salle de
l'Hôtel de Ville. Elle n'est pas très grande. Pour gagner du terrain,
nous avons fait, en planches, un double rang de banquettes. Sur le
premier, les danseuses, au second, les mamans. Les banquettes
étaient recouvertes, celles d'en haut en drap rose, et celles d'en bas
en drap blanc : le tout, tiré de notre magasin d'habillements. Sur les
murs, on avait attaché des glaces, au nombre de dix, enlacées de
guirlandes de verdure ; on avait appliqué, tout le long des
panneaux, de petits candélabres , empruntés à l'église, et garnis
de bougies : de plus, au plafond, au milieu de la salle, trois beaux
— 269 —
lustres en bougies et deux quinquets à quatre branches. Tu penses
que c'était bien éclairé. »
« Tout autour de la corniche, j'avais faitsuspendre des draperiesroses.
Dans le milieu de la salle, vis-à-vis la porte, dans l'enfoncement d'une
fenêtre condamnée, sur une sorte de tableau à fond bleu, parsemé de
fleurs de lys d'or, se détachait un beau buste de Louis XVIII, couronné
d'immortelles. A droite et à gauche, des faisceaux de drapeaux blancs :
sur l'un, le cor de chasse avec le N° du régiment ; sur l'autre, les
armes de Sarreguemines, et celles de la Lorraine. Le ruban, qui les
unissait, portait écrit ce seul mot: Union, pour proclamernotre union
avec les habitants. »
« Tout ce dessin avait été composé par ton serviteur. N'est-ce pas
que c'était assez joli? Au-dessous, un tapis avec des vases de fleurs. »
« L'orchestre était sur une estrade élevée, et ornée de drap rose et
de guirlandes. Il y avait dix musiciens, à qui j'avais fait répéter leurs
morceaux, comme pour un concert, et qui n'ont pas mal été. Mais le
« très beau » et « le meilleur », c'était la salle à gauche, où était un
buffet magnifique, qui n'a cessé, depuis le commencement du bal, de
faire distribuer des rafraîchissements pour les dames, et des vins pour
les messieurs. Ces bons Lorrains, s'en sont fièrement tapé ! »
A minuit, on a fait courir des plateaux, couverts d'assiettes et de
tranches de jambons, de pâtés et de toute espèce de viandes froides ;
puis des « croquantes », des crèmes, de petits gâteaux, des bonbons de
toute espèce. On a soupe ainsi pendant plus d'une bonne heure ;
les hommes mangeant au buffet ou sur les tables de jeu. »
« On avait dansé avant, on a dansé après : Alors sont arrivés, par
torrents, le vin chaud et le punch, jusqu'au matin. »
« Lorsque toutes les dames ont été parties, les hommes,
qui étaient
prévenus, étaient restés ; on leur a servi un excellent et copieux
déjeuner, qui a duré jusqu'à 8 heures et demie du matin. »
« Voilà, je pense, une fête complète et faite pour
immortaliser les
Chasseurs du Gard à Sarreguemines J'oubliais que, par un raffinement
!

de galanterie, nous avions rempli tout l'escalier, jusqu'à la porte de la


rue, de petits arbustes et de pots de fleurs, le pavé était jonché de feuil-
lage et de roses effeuillées. A la porte de la salle, était une grande
corbeille où chaque commissaire, en introduisant une dame, prenait
un bouquet, qu'il lui présentait. Le mieux, c'est que chacun était d'une
couleur différente ; tout a été surveillé et exécuté, avec un soin et un
ordre parfaits. C'est peut-être la plus jolie fête que j'aie vue dans ce
genre. »
270—

Je recueille, dans les notes de mon père, outre deux plans


très étudiés des environs de Sarreguemines(1), quelques échap-
pées littéraires, que je n'ose pas sacrifier :

I. Paysages. — « Je fais, à travers ce beau pays, de bien fréquentes


excursions. Il n'y a pas de jour où je ne m'y transporte, plusieurs
fois. Quand je parcours les belles forêts des environs, ou ces coteaux
si verts, bordés de prairies, le long de la rivière, cela me fait penser
à la sécheresse de mon pauvre Castel. Je regrette bien de n'y pas
avoir ces belles eaux, ni ces beaux ombrages. Comme il serait bon de
se promener, dans ces paysages charmants Je les aime tout à fait.
!

J'y suis extrêmement sensible, et cela me donne tous les regrets du


monde de ne savoir ni peindre, ni même dessiner. « Aussi, si je le puis,
mes enfants auront bien les talents qui me manquent. Je voudrais
leur donner le goût des sciences et, surtout, celui des arts. »
« Quelque chose manque, en effet, à l'éducation, quand on ne fait pas
aimer l'étude, en en montrant les fruits. Au lieu de la présenter
comme un devoir ennuyeux, il faudrait la rendre attrayante », et
montrer qu'il y a une sorte de honte à faire mal ce qu'on fait. »
« Chez le Colonel, un dîner a eu lieu, avec quelques officiers. Il a été
fort gai, nous avons après fait une promenade, sur les bords de la
Sarre, qui commencent à être moins jolis depuis que les feuilles des
arbres et même les herbes jaunissent. Mais quel charme encore ! »
II. Orage. — « A neuf heures du soir, je rentre, tout mouillé, d'une pro-
menade à cheval, avec Rochemore. Nous étions au beau milieu d'une
forêt, lorsqu'un orage, annoncé depuis longtemps par de magnifiques
éclairs, est arrivé par torrents. Nos chevaux bondissaient de frayeur et
d'impatience,la pluie tombait à verse, les éclairs se succédaient avec une
rapidité merveilleuse,la grande voix du Très-Haut remplissait les échos
du ciel, suivant les expressions de je ne sais quel poète; la scène était
superbe, majestueuse, comme le sont les grands effets de la nature, et

(1) Je remarque sur ces plans l'indication des routes.


Vers Nancy, et puis Newkirchen et Metz: tout ce sol était alors Français. Nos
soldats travaillent a nous le rendre.
— 271 —
pleine de charme, comme le sont les pluies bienfaisantes du printemps.
J'étais ravi, et j'aurais voulu recevoir toute cette eau, sans quitter le
milieu des arbres ; mais l'heure de l'appel nous a forcés à regagner le
quartier... Nous avons, au retour, parcouru des forêts de hêtres qui sont
admirables. C'est d'une noblesse, d'une majesté infinie. Figure-toi des
arbres, dressés comme de hautes colonnes, bien espacés et pas un brin
d'herbe au dessous : ce sont des salles de verdure immenses, et si
belles qu'on semble les avoir disposées exprès, pour y célébrer quel-
que fête mystérieuse comme celle de nos vieux Druides. »
« ... Il y a, aussi dans ces forêts, de très beaux chênes où on pourrait
s'attendre à cueillir le gui ou le rameau d'or. Nous avons beaucoup
causé de toutes ces « vieilleries », évanouies depuis des siècles, mais
chères à l'imagination. Notre promenade a été fort intéressante.
Ces paysages seraient tous très favorable à la peinture.»

III. Un Cimetière. — « Je suis allé respirer les brouillards de la Sarre,


qui n'étaient pas trop épais, contre leur ordinaire. Le temps était frais
et charmant, et c'a été mon premier moment de plaisir, depuis huit
jours. En revenant au quartier, j'ai passé le long du cimetière, dont
j'aime beaucoup la poésie, et je suis allé donner un petit salut à la
tombe du bon Curé, qu'on m'a dit avoir été si regretté. On l'a placée
au pied de la grande croix du milieu ; les herbes des champs ont
déjà poussé dessus, de manière à la rendre toute verdoyante, et
quelque ami, sans doute, a planté au milieu un rosier, qui a fleuri.
Je me suis arrêté avec plaisir à considérer ce tableau, si simple, mais
gracieux ; je ne sais pourquoi ces rapprochements me plaisent. Je n'y
trouve qu'une sorte d'émotion douce, sans l'horreur de la mort, ou
celle du tombeau. »
« Le fossoyeur était là à creuser une nouvelle fosse. Il avait inter-
rompu son ouvrage, et déjeunait tranquillement sur le rebord du triste
séjourqu'il préparait. Je l'interrogeai, et il me parla de tout cela comme
de son métier, me disant que chaque fosse lui rapportait un écu;
quand il fallait déplacer une croix ou une pierre, c'était plus pénible,
et alors il gagnait six francs. »
« Ce pauvre diable s'est vite
familiarisé avec l'idée de la mort ; il ne
voit, dans chaque enterrement, que trois ou six francs à gagner : et je
crains qu'il ne pense jamais à la fosse, dans laquelle il perdra tout en
même temps. »
« Moi, qui ne suis pas à sa
hauteur d'insouciance, j'étais un peu ému,
et je me sentais un respect religieux pour toutes ces ombres, dont je
me figurais être enveloppé. Je suis allé me mettre dans un coin, à
— 272 —
l'écart, et là, mon bonnet de police à la main, j'ai fait au Ciel une
humble et fervente prière. J'étais dans mes moments de dévotion,
et je crois avoir prié comme un bon chrétien, tout misérable que je
suis encore» (1).

Aux occupations propres de son métier, mon père ajouta tout


ce qu'il put de travail personnel. Selon son habitude, prise
depuis bien des années, il mettait beaucoup d'ordre dans ses
journées, se levant à une heure assez matinale, et consacrant à
l'étude tout le temps qu'il se ménageait.
A Sarreguemines, où la société était restreinte, il profita de
la présence de quelques allemands pour essayer, avec leur
secours, d'avancer dans l'étude de leur langue: il s'appliqua
ardemment à la grammaire, et traduisit avec soin le commence-
ment de l'Histoire de la Guerre de Trente ans, par Schiller ; s'il
abandonna ce travail, dont je n'ai trouvé qu'une partie; ce fut,
sans doute, parce qu'il s'aperçut que les idées de l'auteur ne
pouvaient pas être les siennes.
Il régla la suite et la durée de ses occupations, trouvant, dans
cette uniformité, non de la monotonie, mais le moyen de faire
plus, et de le faire sans fatigue.
Un jeune médecin, ayant été attaché au régiment, s'y fit bientôt
remarquer par sa politesse, ses connaissances générales et son
(1) Impossible de ne pas songer à l'Élégie de G. Gray sur le Champ, attenant
à l'église, où reposent les morts. Voici une partie de l'épitaphe de cette belle poésie,
traduite par mon père :
« Celui qui dort en paix, sous cette herbe fleurie,
Pauvre et sans aucun nom, descendit au tombeau :
Le savoir d'un sourire honora son berceau,
Et son coeur fut marqué par la mélancolie. »
« Des plus hautes vertus il goûta tous les charmes ;
Aussi pour lui le ciel ne fit rien à demi.
Tout ce qu'il désirait, il l'obtint...: un ami;
Tout ce qu'il possédait, il le donna...: des larmes! »
— 273 —
désir d'acquérir, chaque jour, un peu plus de science. Mon père
se mit sous sa discipline, et s'adonna, près de lui, à l'étude de la
botanique, afin, disait-il, de n'être pas inférieur à ma mère, qui
avait, en effet, à Genève, reçu, à cet égard, d'excellentes leçons.
« Je ne veux pas que, dans nos promenades, je ne sache pas
quelle est la famille, le nom et peut-être l'emploi des plantes,
que nous rencontrerons. »

«Mon petit Docteur disserte, fort joliment aussi, sur la méta-


physique, dont j'ai été dans mon temps un peu engoué. Nous faisons,
malgré mes occupations, des promenades assez intéressantes, que
nous animons par la conversation, entre nous deux. »
« C'est au moins du neuf, après tant d'années, passées au milieu de
gens, qui ne parlaient jamais que succès féminins, chevaux, ou batail-
les ; j'aime assez ce neuf, où j'apprends quelque chose. »
« Au milieu du délicieux pays, que nous parcourons, je pense bien
à nos pauvres collines, et au plaisir que j'aurai, malgré tout, à les
gravir. Les tranquilles causeries du ménage vaudront mieux que le
marivaudage et le bel esprit. »
« J'ai fait de beaux projets pour ne plus te quitter, mon amie, et
pour tâcher de te rendre aussi heureuse que le souhaite mon coeur.
J'ai aussi décidé que je mettrais ma trente-troisième année, mieux à
profit que les précédentes. Quand on pense que chaque année a trois
cent soixante-cinq jours, et ceux-ci vingt-quatre heures, et que, dans
une heure, on peut faire tant de choses, quand on le veut, on rougit
d'employer si mal tout ce temps. On dit que la vie et courte ; je
trouve, moi, qu'elle est bien longue, car on a le temps d'en abuser
étrangement, et de regretter bien des jours, dont on a fait mauvais
usage. »
« Quand je songe qu'il y a treize ans que
je suis parti de Nîmes,
pour Paris, avec une éducation, commencée tant bien que mal,
sachant déjà quelque chose, ayant de l'intelligenceet le désir de savoir,
je demeure confondu de n'avoir pas tiré un meilleur parti de toutes
les facilités que j'ai eues, pour achever de m'instruire. Aussi je veux,
maintenant, utiliser tous mes courts moments de loisir : je ne puis
m'habituer à ne rien faire. Je rêve de m'appliquer sérieusement aux
sciences et à l'histoire... »
« ... Notre esprit a besoin d'aliments, et
la vie doit être remplie. Les
sots se passent des premiers, et remplissent l'autre de fadaises. Beau-
coup de ceux qui se croient sérieux, leur ressemblent en cela, et se
18
— 274 —
contentent, comme eux, de caquets, de bavardages, de plaisirs vides
d'intérêt. Ces ressources misérables ne sont jamais sans danger : les
uns y prennent de quoi troubler le repos d'autrui, et les autres y
perdent le leur. On y acquiert rarement l'estime de la société, et,
souvent, on y perd la sienne propre. Voilà, certes, qui est bien senten-
cieux et qui ne sent guère « le botaniste » ; car cette science gracieuse
ne devrait inspirer que des idées riantes et fleuries ; mais c'est que je
ne suis pas encore corrigé, et que j'ai moi-même besoin de mon
remède. »

« Le remède », c'était une occupation incessante, et la satis-


faction constante d'un véritable besoin de savoir.
Aussi, dans le Mémoire intime, que je viens de citer, mon
père remarque lui-même que, pendant cette année, il faisait
des lectures sérieuses d'histoire, de philosophie, de science, qui
l'intéressaient vivement. « Je retrouve, aujourd'hui, dit-il,
deux livres de notes, remontant à cette époque, et qui prouvent
quelle importance je mettais alors à combler les lacunes de
mon éducation. C'est alors que je lus le discours de Bossuet
sur l'Histoire Universelle, et les études de Buffon sur la Nature.
Je dois en avoir un peu profité, puisque j'ai su m'y plaire. »

Il semblerait que tant d'heures, données à l'étude, et quel-


ques autres consacrées à la musique suffisaient à remplir la
pensée d'un jeune officier, qui avait choisi librement sa carrière,
et qui y avait, jusque-là, convenablement réussi. Mais, malheu-
reusement, les circonstances, qui avaient fait entrer mon père
dans l'armée, s'étaient modifiées elles-mêmes, tandis que la
Restauration subissait l'épreuve de la durée :
Accueillie, au début, avec transport, par tous ceux que la
République et l'Empire avaient mécontentés, elle avait dû,
bien tôt après, marcher à travers des difficultés sans cesse renais-
— 275 —
santes, et dont la succession était, à elle seule, un indice de
malaise et une menace.
Ardent royaliste, rangé parmi les ultras, et ne recherchant ni
ne craignant pas trop cette épithète, Eugène de Cabrières avait
pris l'épée, en 1815, dans l'enthousiasme du retour des Bourbons,
avec la volonté de les servir.
Ce grand événement l'avait trouvé au moment où il sortait
d'une longue crise de santé, qu'il avait traversée entre sa vingt-
deuxième et sa vingt-septième année. Passionné à la fois pour la
science et pour le plaisir, il avait assisté aux cours de la Faculté des
lettres, à Paris, et poursuivi, parallèlement, les succès mondains.
Ses forces physiques avaient trahi son ardeur, et laissé son âme
oisive et découragée. Mais, à la première nouvelle de la pro-
chaine arrivée du Roi, dans sa capitale, mon père s'était trouvé
guéri. Plein de feu et d'élan, avait-il, alors eu l'honneur d'af-
fronter, auprès de Mgr le duc d'Angoulême, dans la Drôme, quel-
ques coups de fusil ; assez pour respirer un instant l'odeur de la
poudre : je le suppose, sans en être certain? Mais ces heures de
dévouement et, peut-être, de péril avaient éveillé en lui l'espé-
rance de donner sa vie pour cette Royauté, dont le rétablissement
remplissait de joie tous les siens et surtout sa mère.
Dès ce moment, il se lia à cette cause, avec la ferme intention
de lui être à jamais fidèle, et, lors de la formation de la Légion du
Gard (appelée bientôt à devenir le 10e Chasseurs), il y prit rang,
sans penser à autre chose qu'à soutenir et à défendre le trône. Il
se voyait, en rêve, pareil aux héros Vendéens, qui n'avaient eu
besoin que de leur courage pour être de si redoutables soldats.
Il avait admiré le caractère de leur service,— absolument volon-
taire et transitoire, toujours aussi libre que désintéressé —. Après
leurs combats, et jusqu'à un nouvel appel, ces glorieux paysans
rentraient dans leur village, et, comme Cincinnatus, se remet-
taient paisiblement à conduire leur charrue.
Après la seconde Restauration, en juillet 1815, ces idées un
peu chimériques tombèrent bientôt devant la réalité ; la vie de
garnison prit son inévitable monotonie et sa paisible continuité,
— 276 —
à la place des campagnes imaginaires, que mon père avait rêvées,
et dont l'attrait persistait en lui.
A Vienne, et surtout à Moulins, où la vie de société était
très animée, mon père n'eut que des accès passagers de mélan-
colie, des impressions fugitives de malaise moral ; mais, après
la naissance de son fils, ce lien nouveau et si profond avec la
mère de son enfant et avec ses propres parents, prit sur lui une
puissance irrésistible. Il comprit sa responsabilité, vis-à-vis du
fils que Dieu lui avait donné, et ses pensées les plus sérieuses
s'arrêtèrent à ses devoirs à l'égard des siens.
Depuis longtemps déjà, il soupçonnait que « les affaires de
son père étaient très embrouillées » ; et il souhaitait aider effica-
cement sa mère, qu'il voyait « admirable de courage et de
raison, mais triste, à sortir de ces embarras. »
Après son mariage, et surtout après la naissance de son
premier-né, il crut que la mission lui incombait de prendre en
main la fortune paternelle et de la rétablir.
Dès lors, la question se posa devant lui de savoir s'il fallait
demeurer dans l'armée, ou s'il était plus sage de se borner à
être un simple « gentilhomme campagnard. »

A Sarreguemines, les distractions étaient plus rares, et le


recueillement plus aisé rendait les réflexions plus obstinées et
plus tristes. Le problème se compliqua donc de la peine, apportée
à son coeur, par une séparation plus longue d'avec ma mère.
Son amour pour elle avait grandi avec la connaissance plus
profonde des qualités qui la distinguaient ; et d'ailleurs il l'avait
vue tellement souffrir à sa première délivrance, qu'il lui parais-
sait impossible d'être éloigné d'elle si elle devait attendre un
second enfant. Cette espérance et cette crainte lui vinrent en
môme temps, dans les derniers mois de 1819. De là, de persis-
tantes angoisses, qu'il ne parvenait ni à dominer, ni à dissiper.
— 277 —
« Si je t'aimais moins, écrivait-il, à sa chère Yvonne, ces tristesses
involontaires ne m'absorberaient pas autant ! Vivre, presque toujours,
loin de toi, et dans l'incertitude du moment où je pourrai te rejoindre ;
c'est une situation trop pénible. Il y a une autre raison : c'est que je
suis encore très près de la jeunesse, et que j'ai besoin de t'ètre fidèle
pour être heureux. Cet état de veuvage involontaire, m'expose à des
périls, que je veux fuir, car, si je succombais aux attraits défendus, je
sens que c'en serait fait de mon repos comme du tien. Aie pitié de cette
faiblesse, elle a quelque chose de respectable ; mais il faut la cacher
entre nous. Tout le monde ne sent pas ce qu'il y a de doux à n'aimer
que ce que l'on doit aimer, et à n'avoir sur le coeur aucun reproche à
se faire. La pureté absolue passe pour romanesque, et l'on prétend que
ce n'est pas ainsi qu'un mari doit aimer sa femme. Moi, au contraire, je
ne conçois pas qu'on aime autrement, et il me semble qu'il n'y a pas de
milieu entre tout ou rien. Tout t'appartient, je te l'ai donné, je te le
redonne, je veux te consacrer, non seulement mes années et mes
jours, mais mes sentiments, mes pensées et jusqu'à mes admira-
tions »
« Je souhaite que nous arrivions, pas à pas, à une conviction
identique et à un avis commun sur toutes les choses divines et
humaines. Aussi, je te prie de ne pas te faire un devoir de céder,
par complaisance, à mes idées. Je veux connaître les tiennes. Si elles
sont plus justes et plus raisonnables, il faut m'y ramener discrète-
ment, n'y pas mettre, de part ni d'autre, de l'entêtement, et nous mon-
trer tous deux, avec simplicité et bonne foi, jusqu'au fond de nos
coeurs... Je compte sur ta raison, sur ton bon esprit, sur ta bonté,
pour ménager notre bonheur commun. Tu trouveras en moi bien peu
d'étoffe. Je n'ai que ma bonne volonté, constante dans le fond, mais
incapable, en apparence, de durer plus de deux jours de suite. »
« Je viens de lire la vie de deux
hommes infortunés, maussades
comme il n'en fut jamais, mais à la vérité pleins de génie : ce sont
le Tasse et Rousseau. Du moins, ces êtres privilégiés compensaient par
de grands talents les taches de leur vie privée ; mais que faire d'un
esprit, tel que le mien, qui dédaigne les choses communes, et qui est
incapable d'en produire de grandes Il n'y a qu'à se supporter soi-
!

même, en essayant, peu à peu, de se corriger; tu m'y aideras... »


« Si j'avais donné ma
démission, l'année dernière,je ne serais pas sans
cesse en proie aux combats, qui me tourmentent. C'est une rude chose
qu'un désir dominant, contrarié sans cesse par des réflexions, fort
sages, qui en empêchent la satisfaction, mais qui ne sont pas assez
puissantes pour le comprimer tout à fait. »
— 278 —
L'ennui, que me cause une absence trop prolongée, et dont le terme
sera toujours incertain; la lassitude d'un métier, rempli de détails
minutieux, et rendu plus désagréable par la qualité de bien des gens,
à qui on est associé, et auxquels on est soumis ; le goût de l'indépen-
dance, celui de l'étude, qui ne m'a jamais abandonné, quoique tout
s'oppose à ce que je m'y livre avec succès; l'idée que je ne dois pas
nourrir l'espoir d'un avancement prochain ; le peu de protections que
j'ai; l'état actuel de notre fortune; l'ennui de voir reculer, de six
semaines encore, l'époque de l'inspection : quelle suite de pénibles
idées ! Et toutes sont fondées »
!

« ... Je voulais t'écrire une grande lettre, toute chaude de ma


tendresse et de ma satisfaction de te savoir arrivée à Cabrières ; je
voulais te dire longuement combien j'étais heureux des détails que tu
me donnais, et sur tout ce qui nous intéresse, et sur toi-même, qui
vaut mieux que tout ce qui est excellent. Tu es « une merveille », aux
yeux de ma mère, à ce qu'elle me dit : ce n'est pas la peine d'ajouter
que tu es « la mienne » aussi, et que je ne connais rien de bon, ni
d'aimable, ni de raisonnable, comme toi ; mais, pour mon plaisir, j'y
joins l'expression de la tendresse, de la reconnaissance, que toutes ces
qualités m'inspirent. Je te compare à mon bon ange, et il me semble
que c'est toi, que la Providence a chargée de me conduire sur la
route du bonheur et du bien, qui en est inséparable. Je n'aurais, pour
n'en pas sortir, qu'à ne point te quitter »
!

«... Ah certes, je puis bien t'en donner cette parole d'honneur sacrée,
!

qu'un honnête homme ne compromet jamais : rien au monde, depuis


que j'ai été susceptible d'aimer, ne m'a inspiré un attachement, com-
parable à celui que tu m'inspires : C'est de l'amitié, de l'estime, de la
confiance, de l'attrait, de la passion ; c'est cet amour véritable enfin,
qui mérite seul le nom d'amour, parce que, seul, il respecte ce qu'il
aime et n'a pas besoin de l'avilir, pour le posséder... »

Quand mon père fut installé à Sarreguemines, depuis quelques


semaines, il parut à ma mère qu'en se rapprochant de ses tantes
et de sa propre mère, soit à Lyon, soit à Cuirieu, elle se rap-
procherait par cela même de son mari. Elle passa donc les
mois de mai, de juin et d'août (1819) auprès de ses excellents
— 279 —
parents. Avec elle était son fils aîné, qu'elle achevait de nourrir,
et qui manquait à Cabrières, à Nimes ou à Bech, tandis qu'il
faisait, en Dauphiné, la joie des du Vivier.

En preuve, cette jolie lettre de ma grand'mère paternelle :

« Une méchante migraine m'a privée, mon aimable fille, du plaisir


de répondre à deux de tes lettres, qui font mon bonheur et celui de
ton bon père ... Je ne saurais t'exprimer la surprise et la joie, que
j'ai eues de trouver, dans les échantillons de robes de notre Artus,
quelques-uns de ses cheveux ! Il n'y a pas de relique, exposée à la
vénération des fidèles, qui m'aurait fait plus d'effet que les cheveux
de ce cher bambin ! Tous les gens de la maison les ont admirés.
Mlle Nancy les a baisés, avec une sorte de ferveur; la nourrice en était
ivre de joie ! Enfin, cette journée a été une journée de bonheur! »
« ... Me voilà à Cabrières. Depuis trois jours, il y fait froid comme
au mois de novembre. Tu sais que, malgré la laideur du pays et de la
maison, c'est le lieu du monde où je me plais le plus. Pour en faire
mon paradis terrestre, nous y avons un curé, homme de cinquante
ans: petit, rond, mais de bonne compagnie. Nos bons villageois sont
dans le ravissement, je partage ce sentiment avec eux, et y ajoute le
plaisir de parler avec lui de mon petit enfant. Si je suis modeste sur
votre compte, à Eugène et à toi, je parle beaucoup de la beauté
d'Artus. Je te dirai même que, à cet égard, mes péchés d'orgueil
deviennent des péchés d'habitude ! Ton Eugène me parle de toi, tout
comme je le ferais, si j'avais son éloquence et sa facilité d'écrire.
Malgré ta modestie, je vois même que tu pécherais de vanité, si tu
avais, sous tes yeux, ses lettres. Ta correspondance le ravit, il n'y a
rien de plus heureux que lui d'être le mari de son Yvonne et le fils, le
frère, le neveu des du Vivier Mes chers enfants, combien je suis
!

heureuse de votre bonheur!... »


« Ton bon père a été très
souffrant d'un gros rhume, mais l'air de
Cabrières, quoiqu'il le respire depuis très peu de temps, lui fait
éprouver un peu de mieux. Nos allées sont charmantes, je ne les ai
jamais vues si vertes ; les prime-roses de toutes nuances font un joli
coup d'oeil. A tout cela, j'ajoute, en pensée, les pas que tu y a faits,
ceux qui fera mon Artus, et rien n'égale mon bonheur. Ton bon père
dit qu'Artus m'a ôté le peu de bon sens que j'avais; il est vrai que je
rabâche toujours quelques mots pour Artus et pour mon bon Eugène.
Il ne faut pas que celui-ci soit jaloux ; tu sais que ce méchant garçon
prétendait que je t'aimais plus que lui. Au point où il en est à présent,
— 280 —
je crois qu'il me le pardonnerait volontiers ; mais votre part à tous
dans mon coeur est bonne, parce que vous êtes ce que j'aime le mieux
au monde. »
Cabrières, ce 16 juin
1819.

*
**
Mes grands-parents se fatiguèrent même bientôt d'être seuls
dans leur vieille et chère maison, et ils s'ébranlèrent à la fin de
juillet, pour retrouver, à Cuirieu, pendant près de six semaines,
leur belle-fille, avec tous ses parents et le cher Artus.
Ces mêmes mois de mai et de juin furent remplis, pour mon
père, par la préparation immédiate à cette Inspection, tant de
de fois annoncée, et si souvent remise. Elle eut lieu en juillet,
et elle fut, paraît-il, absolument satisfaisante. Voici, à ce sujet,
quelques passages des lettres de mon père à sa compagne :
« Parlons maintenant de l'Inspection annoncée. Elle est cause que je
n'ai guère de temps, ni pour une chose ni pour l'autre. Nous étions
fort en retard pour les manoeuvres, parce que nous n'attendions plus
les Inspecteurs de si tôt. Il a fallu se remettre vite à étudier tout cela.
Heureusement, j'avais quitté la semaine assez tôt. J'ai pris une rage
de théorie, j'y ai passé une grande partie de mon temps, et je savais,
sur le bout de mon doigt, jusqu'au plus petit détail. M. de Cany, l'in-
specteur, est arrivé, le lundi matin, pendant que nous étions à la
manoeuvre. Depuis lors, il ne nous a pas laissés respirer un moment :
A cheval, à pied, théories de toute espèce : je ne me suis pas mal tiré
de tout cela. Le Général a bien voulu me dire que « j'avais une mémoire
d'ange », et le Colonel, ce matin, à la théorie, ou plutôt après la théorie,
a été excessivement aimable pour moi. »
« Nous étions restés, cinq ou six seulement, à causer avec le Général :
on est venu à parler de la formation du Régiment, et des premiers
événements, auxquels nous avions assisté. Alors, avec une grâce
extrême, M. de Seran s'est mis à raconter « l'affaire de Ners », et la
blessure que j'y avais reçue, de manière à la faire valoir, cent fois
plus qu'elle ne le méritait. Il en a pris l'occasion de dire que j'avais
bien mérité la croix, et qu'il l'avait demandée, sans pouvoir l'obtenir
encore. De cette façon, par un mélange de sérieux et de plaisanterie,
il a fixé l'attention sur ton très indigne serviteur, de la manière la
plus avantageuse. J'ai soutenu ce choc de mon mieux, non sans un
peu d'embarras, et beaucoup d'émotion. »
— 281 —
« Voilà, chère amie, une partie de ma journée ; celles qui l'ont précédée
s'étaient passées en exercices militaires, et le peu de temps qui restait,
après un peu de repos, j'avais à étudier et à repasserles détails sur les-
quels je pouvais croire qu'on m'interrogerait. On n'est tombé que sur
des choses que je savais parfaitement, et j'ai heureusement répondu
avec beaucoup d'aplomb et d'assurance. »
« On ne se contentait pas de ces grands mouvements, forcément
assez rares, mais, soit pour préparer de loin d'autres inspections, soit
pour corriger les imperfections, qui avaient pu être signalées, soit,
enfin, pour stimuler l'ardeur des officiers et mieux juger de leur mérite,
on a organisé des reconnaissances militaires: sorte de complément de ce
que les théories avaient enseigné. On s'exerce ainsi, quoique n'ayant
pas d'ennemis devant soi, à reconnaître les lieux, à en voir les avan-
tages pour une résistance ou une attaque. »
« ...Il m'a été impossible de t'écrire plus tôt. Ce n'est pas seulement
le travail qui m'en a empêché, mais la responsabilité, la tension d'es-
prit continuelle, pour que tout aille bien et se fasse avec exactitude.
Les officiers supérieurs sont tous préoccupés pour leur propre compte,
et le soin de tous les détails a roulé uniquement sur moi. Heu-
reusement, tout a été à merveille. L'inspecteur a paru très content,
et rien n'a souffert le moindre retard. »
« Je n'ai pas reçu un seul reproche. Pour mon instruction person-
nelle, on ne s'en est guère informé. Les officiers supérieurs et les
adjudants-majors étant regardés comme nécessairement instruits,
on ne nous a presque rien demandé. Seulement, on m'a fait com-
mander une « classe », et, à la manoeuvre, commander un escadron. Je
me suis assez bien acquitté de l'une et de l'autre, pour un homme qui
ne le fait pas habituellement. A la théorie, on ne m'a rien demandé,
et je n'y suis même resté qu'un moment, ma présence étant nécessaire
ailleurs. Le Colonel a bien voulu dire tout haut, au Général, qu'on
pouvait me laisser aller, vu que je la savais parfaitement ; ce qui,
entre nous, est assez vrai. Notre inspecteur a passé, ce matin, sa
dernière revue. Il m'a fait commander le Régiment, et quoique, dans
notre grade, on n'ait aucune occasion d'en prendre l'habitude, je m'en
suis tiré passablement. Le Général a bien voulu me le dire, après la
manoeuvre, chez le Colonel. Il part demain, ou après-demain au plus
tard ; et, dans le cas où il serait encore ici demain, je dînerai avec lui,
chez le Colonel, en petit comité. C'est un homme fort aimable, causant
avec beaucoup de grâce et de facilité, sachant son affaire à la perfec-
tion, comme militaire. Il lit et déclame les vers admirablement. Nous
passerons là probablement une soirée agréable. Mais cela me fait
— 282 —
craindre de ne pouvoir te donner, suivant mon usage, la meilleure
partie de ma soirée. »
et un peu l'orgueil, de mes parents, à
Ce succès réel fit la joie,
Cabrières et à Cuirieu, où ma mère se trouvait. L'Adjudant-
major lui-même, en dépit de ses indécisions persistantes, en fut
flatté et satisfait.

Ce que mon père confiait ainsi à ma mère, avec tant d'aban-


don, ne peignait pas cependant toute sa peine intérieure.
Les oppositions qu'il prévoyait, et contre lesquelles il lui
était pénible d'aller, c'était d'abord : « la répugnance de mon
grand-père à voir son fils unique abandonner la vie de régiment».
Il lui était, sans doute, agréable de penser que son fils bien-
aimé parcourait, à cheval, et en service, les mêmes contrées,
où il avait porté l'épaulette, jusqu'en 1790, mais surtout, il ne
comprenait pas, qu'un homme de son sang et de son rang eût
une autre occupation que celle des armes.
Plus vivement encore que son mari, ma grand'mère, si ten-
drement, si intimement attachée à son fils, s'étonnait qu'il pût
songer sérieusement à n'avoir plus en main cette épée, dont elle
était si fière, et qu'elle-même, dans son ardeur monarchique,
elle avait mis tant de hâte à attacher à la ceinture de son
cher enfant.
Ma mère elle-même avait peur de l'effet que cette décision
produirait sur la Marquise du Vivier, et plus encore sur les
« chanoinesses », dont la compagnie était toute formée de roya-
listes exaltés.
Mais, enfin, ces tendresses, si susceptibles, auraient cédé devant
une volonté qu'elles auraient vue arrêtée et résolue.
Restait donc à mon père de se décider lui-même ; et c'était
ce que la contradiction de ses pensées lui rendait comme impos-
sible.
— 283 —
Le mot seul de « démission » flottait devant ses yeux, comme
une draperie funèbre, qui aurait symbolisé le deuil de ses plus
belles espérances.
Se démettre, n'était-ce pas abandonner un poste d'honneur,
où l'avait appelé la voix de sa mère, interprète de celle de
l'honneur! Avait-il le droit, vis-à-vis de lui-même, de déposer
une épée, qu'il tenait de la conscience d'un devoir à remplir;
et, s'il avait bien agi, en la prenant, n'agirait-il pas mal, en
la remettant au foureau ?
Il voyait clairement les raisons sérieuses, qui pesaient
dans la balance pour l'amener à quitter le service ; mais il
y en avait d'autres, sérieuses aussi, qui le pressaient d'y rester.
Il n'était pas, je l'ai dit, un soldat de métier ; il était plutôt
« un partisan » , un défenseur de la Monarchie, qu'on avait cru
morte, et qui était ressuscitée.
Dès là que cette grande et chère Institution nationale était
rétablie sur ses bases anciennes, fallait-il prolonger l'effort d'un
dévouement, que la Providence avait presque devancé, en rele-
vant elle-même le trône de saint Louis ?
Et si de grands dangers venaient encore à menacer le trône,
— comme des signes trop nombreux et trop certains pouvaient le
faire craindre —, ne valait-il pas mieux être hors des rangs, afin
de porter soi-même son appui au point précis où les circonstances
le montreraient nécessaire? Au lieu de défendre le drapeau blanc,
à distance, dans une garnison éloignée, ne serait-il pas plus
dangereux, mais aussi plus efficace, de courir auprès des Princes
menacés, et, s'il le fallait, de mourir à leurs pieds !
Ces deux opinions, soutenables toutes les deux, se font jour
dans toutes les lettres de mon père à cette époque.
Écoutez cette boutade, où il entre autant de sympathie que
d'apparent dédain pour l'état militaire.

« Qu'est-ce qui nous engage à sacrifier nos goûts, à suivre, de gar-


nison en garnison, un métier, très beau, mais, quand il fait vivre
sous la tente, ou quand il amène sur un champ de bataille ? — Le
— 284 —
monde assure que l'uniforme va bien, qu'il y a une sorte de vanité
légitime à porter l'habit d'officier ; mais l'orgueil est-il tout, dans la
vie, et les jouissances du coeur doivent-elles nécessairement être com-
ptées pour rien ? Cet habit, si beau, sans doute, quand il est couvert
d'une poussière sanglante, paraît vite fané et terni, quand on le traîne
de café en café, et n'est-il pas trop souvent compromis par la légèreté,
l'ignorance, la présomption, comme il l'est si facilement en temps de
paix. »
« Qu'un jeune homme, plein de passions et avide de changement,
...
use, dans cette carrière, à la fois active et réglée, le feu de son incon-
stance et le besoin qu'il a de distractions et de nouveauté; qu'il aille
apprendre, en gaspillant sa jeunesse en inutilités, le prix des choses
sérieuses et utiles, il recueillera sur ses pas, à travers ces exercices
violents et forcés, des leçons et des châtiments. Le joug de la discipline
l'habituera à l'ordre ; il observera les pays et les moeurs, et, lorsqu'il
aura senti, à ses dépens, le prix de la paix et du repos, l'apprentissage
qu'il aura fait, lui aura grandement servi. S'il a mal usé de sa liberté,
ses sottises seront ou inconnues ou oubliées de ses concitoyens ; il
reviendra, chez lui, commencerune carrière nouvelle, débarrassé, dans
son pays, de ces mauvaises liaisons de jeunesse, qui risqueraient de
corrompre son âge mûr. Je suis donc partisan de faire servir les jeunes
gens. Mais, à mon âge, et surtout quand on a serré ce noeud du
mariage, qui rassemble tous les devoirs avec les plaisirs légitimes,
je ne comprends plus à quoi il peut être bon de servir, en temps de
paix ! »
... « Rien n'empêche d'être dévoué et de le prouver, quand il s'en pré-
sentera une occasion. Le Roi serait bien malheureux, s'il n'avait de
sujets fidèles que ceux qui comptent dans les rangs, alors surtout que,
dans son armée, il y a déjà tant d'officiers, qui sont ses ennemis.
Toutes ces considérations me font penser que je puis, sans encourir
de blâme, quitter ma carrière actuelle. »
Mais, hélas ! si je me remets à penser à la position de la France.
... «
Je la vois comme destinée à ressentir, avant peu, les secousses de
nouvelles révolutions ! L'illégitimité est le mot de ralliement de toutes
les hostilités ouvertes, ou cachées contre la monarchie. J'admire alors
ce qu'il y a de grand, dans la noble attitude des royalistes, toujours
prêts à se sacrifier, jusqu'à la fin, sous la bannière de nos anciens Rois.
Il me semble que, pour tous les nobles coeurs, il y a une sorte de
convention tacite de n'abandonner que par force cette cause; et
comme il sera beau, dans l'avenir, de n'avoir succombé ou triomphé
qu'avec elle et pour elle! Je ne voudrais pas me dérober au devoir
— 285 —
sacré de conjurer, où seulement de retarder, la catastrophe à laquelle
on nous pousse. Voilà ce qui me retient, tandis que mes goûts
et mes affections me pressent, de toute leur force, à me retirer, au
moins momentanément! Je n'ai aucune ambition, je ne désire rien
être ; mais je ne serais pas insensible à ce que mon nom soit prononcé
avec orgueil par ma famille. Eh bien! c'est juste, c'est vrai, c'est
noble! Aussi, j'entends ce cri intérieur: Reste, reste, et ne pense
plus au départ. Voilà ce que ma raison me crie ; mais combien de
motifs, également nobles et généreux, me détournent de l'entendre :
l'isolement, l'ennui d'une vie toujours oisive et toujours occupée il y
!

a de quoi perdre la tête. Ne penses-tu pas que j'aie raison d'hésiter,


et de me flatter de l'espoir que, peut-être, les circonstances décideront
à ma place ? »

Heureusement, en dépit de toutes ces agitations, « la tète »


de mon père ne se perdit point — et il arriva même, grâce à la
bonté de la Providence, que ces derniers mois de 1819 amenèrent
pour lui quelques distractions, à la fois agréables et utiles ; avec
le calme, vint, enfin, la lumière sur le parti à adopter.
Le séjour prolongé de ma mère en Dauphiné, la visite de
mes grands-parents paternels à la famille de leur belle-fille, le
mariage de ma tante Augustine, et un voyage à Paris : en voilà
plus qu'il ne fallait pour remplir une imagination très vive, qui
se portait successivement tout entière sur les divers objets qui
l'attiraient.
En dehors de ses occupations forcées, de ses études, de ses
lectures politiques et historiques ; en dehors aussi de ses efforts
persévérants, pour ne pas perdre l'habitude de jouer de la basse
et de faire beaucoup de musique vocale, mon père n'avait pas
de meilleur temps que celui qu'il donnait à la correspondance
avec ses parents et avec sa compagne.
— 286 —
Le voici, causant avec sa mère :

« A ma bonne Mère. »

« Yvonne, chère maman, m'a exprimé toute sa joie et toute la vôtre,


lors de votre réunion. Elle m'avait dit tous vos transports, auprès
du berceau de mon fils, mais j'avais grand besoin d'entendre son
éloge de ta bouche, et de savoir si tu l'avais trouvé lui-même bien
développé, et mon Yvonne bien portante. Tu sais, bonne mère,
comme j'aime à voir et à juger par tes yeux, dont je connais la sym-
pathie avec les miens ; ce que tu me dis, met le comble à ma satisfac-
tion conjugale, et paternelle. Je me fais facilement une idée du bon-
heur que tu éprouves, et c'est en continuant à te juger d'après moi,
que je conçois toute ta félicité. Ce petit coquin d'Artus commence donc
comme son père, qui n'aimait que les hommes? S'il se corrige aussi
bien que moi, je vous promets, Mesdames, que vous n'aurez pas à
vous en plaindre. Je suis tout fier de son intelligence, de sa force, de
sa bonne santé. Que nous avons de grâces à rendre au bon Dieu, ma
bonne mère, et je dirai bien, comme toi, que nous serions bien indignes
de tout ce qu'il a fait pour nous, si nous ne le remerciions pas du fond
du coeur... »
...« J'ai vu, hier au soir, un tableau charmant, qui m'en a rappelé
d'autres bien doux. Sais-tu que j'ai, pour très proche voisine, la divine
Ennery? En passant sous ses fenêtres, qui sont grandes et fort basses,
je l'ai vue, tenant, sur ses genoux, son petit enfant, de trois mois à
peine. Elle le faisait sauter et danser devant son mari. C'est un couple
tout à fait intéressant. Le mari est jeune et point mal, quoique
bien loin d'être aussi bien que sa femme ; ils s'aiment comme deux
tourtereaux; aussi était-il ravi ! Et moi, je pourrais donner le même
spectacle ! mais je suis à cent lieues de vous tous ! Quel guignon! »
Mais ne crois pas que je m'ennuie!»
« Ma musique, Cicéron (1), et mille balivernes m'ont éloigné de mon
Artus, dont je voulais bien te parler ; car tu me fais une si belle de-
scription de ses gentillesses, que j'en suis tout fier. Comment, ce petit
gredin a déjà la force de renverser des assiettes et des verres ! J'ai
peine à me figurer cela, et il me semble toujours le voir au maillot.
Ah! mon Dieu, que ce petit drôle va donc m'occuper! il fera bien de
moi ce qu'il voudra. Je me dépêcherai de le gâter, avant que cela ne
tire à conséquence. »

(1)Dont mon père lisait, à ce moment, les livres sur la Vieillesse et l'Amitié,
avec la plus vive admiration.
— 287 —
... « Oui, bonne mère, je me sens, comme toi, le coeur rempli de
reconnaissance et même de componction. Ne te moque pas de moi, si
je parle ainsi! » J'ai besoin de vous dire, que je vous aime tous, et
que je bénis la Providence, pour tout le bonheur que vous m'avez
donné. » (1).

Le mariage de ma tante Augustine fut à la fois pour mon père


une préoccupation et une distraction. Une amitié très étroite,
une confiance sans bornes unissaient ma mère à sa soeur ; on peut
dire qu'elles pensaient ensemble; et cela malgré la différence de
leurs caractères.
J'ai déjà indiqué que « la douce Yvonne », comme on l'appelait
volontiers, avait une âme poétique, rêveuse, sollicitée vers un
idéal, qu'elle désespérait de pouvoir atteindre, mais qu'elle ne
cessait pas de poursuivre.
Augustine était plus pratique, plus positive, plus facile à se
trouver satisfaite, parce que ses ambitions étaient plus bornées.

(1) Ci-joint, ici, un aimable billet, adressé à mon grand-père, sous la forme d'un
billet à ordre
« Monsieur,

«J'ai reçu la chère vôtre, en date du 9 courant, et le certificat y annexé : lequel


m'ayant causé la plus vive satisfaction, je vous prie de vouloir bien accepter le
mandat ci-joint, comme une marque de ma reconnaissance. »
«
J'ai l'honneur, etc.
« (Par cette lettre de
change) je vous prie
Dix baisers que, pour acquit, il vous plaira payer, à l'ordre de
M. Isidore de Cabrières, la somme de dix baisers, valeur
reçue en compte, et que je tenais à votre disposition.
« Sarreguemines, le
14 Août.
« E. de C. »

P. S. Tu connais « mon banquier », c'est ma chère Yvonne; je ne doute nul-


«
lement qu'il (elle) ne s'empresse de faire honneur à ma signature. Je t'autorise à
tirer, à volonté, sur ses joues fraîches et vermeilles. »
« Ton fils, Eugène ».
— 288 —
Malgré ces oppositions, ou peut-être à cause de ces opposi-
tions, elles étaient, comme le disait mon grand-père, en en
plaisantant : « deux têtes, sous un même bonnet.»
Dès lors, Yvonne, en se décidant à épouser Eugène, mit
Augustine dans ses innocents secrets ; et si l'officier de Chasseurs
fut accepté et admis à faire sa cour, il trouva le plus souvent,
devant lui, les deux inséparables soeurs.
Loin de lui déplaire, les vingt ans d'Augustine, très francs,
très loyaux, lui agréèrent comme un commentaire vivant et
gracieux des conversations plus calmes d'Yvonne ; et s'il aima
passionnément celle qui devenait sa compagne, il s'attacha,
moins intimement sans doute, mais profondément à sa belle-
soeur. Bien plus tard, alors qu'il commençait à vieillir, il lui
disait : « Mes jambes faiblissent, mais mon coeur me portera
toujours là où je pourrai vous être utile. »
Aussi, après avoir épousé ma mère, il s'inquiétait du mariage
d'Augustine. Autant leur union lui était agréable, parce qu'elle
ajoutait une sécurité de plus au bonheur de sa propre com-
pagne, autant il redoutait une alliance, qui n'aurait pas assuré à
la seconde de Mesdemoiselles du Vivier un bonheur aussi certain
que celui qu'il goûtait auprès de l'aînée.
Bien des fois, en écrivant de Nîmes ou à Cuirieu, il demandait
à sa belle-mère de chercher, de rencontrer et d'arrêter vivement
au passage le jeune homme à qui elle confierait son Augustine.
S'il lui arrivait, ou directement ou par intermédiaire, d'ap-
prendre qu'on écoutait, pour Augustine, quelque proposition de
mariage, d'une part il félicitait celui, qui serait uni à une jeune
fille, si distinguée de manières, d'éducation, de coeur ; et d'autre
part, il témoignait vivement la crainte qu'on ne sût point appré-
cier un tel trésor, et que sa belle-soeur ne fût malheureuse.

« Ceprojet, — écrivait-il —, me contrarie, c'est un enfantillage bien


grand: je le sens, et je ne veux pas insister sur cette impression.
L'essentiel, c'est, comme tu le dis, que ta soeur soit heureuse, et, certes,
je le lui souhaite de coeur et d'âme : elle le mérite si bien... Je suis de ton
avis, sur cette aimable soeur, et je suis convaincu qu'elle sera une fiancée
— 289 —
charmante. Elle est d'abord d'une gaîté toute naturelle, et puis elle a
du tact, du sens, du discernement, un esprit gracieux et plein de
justesse. Je suis sûr qu'elle aimera et pratiquera tous ses devoirs ; et,
si elle était jamais coquette, elle me tromperait. Il me semble que,
pourvu qu'on l'aime, il sera aisé de la rendre heureuse, et, certes ! il
sera facile de l'aimer. »
Et ses voeux personnels ne lui suffisant pas, il ajoutait :
« Je suis tout à fait touché de votre dévotion, à Fourvière, pour le
mariage de ta soeur. J'aime que tu sois pieuse, et je suis content que tu
aies communié, à cette intention, dans cette petite chapelle, où nous
avons prié ensemble, plusieurs fois, d'une manière si efficace. J'y ai
une foi toute particulière. Vous y avez sans doute demandé bien des
choses pour cette chère Augusta. J'espère que le ciel la traitera aussi
bien que nous, et qu'elle sera aussi heureuse qu'elle le mérite. Si je
connaissais ce beau Monsieur, je lui dirais de l'épouser bien vite;
c'est, certes, un homme heureux. Comme il y a des gens heureux
pourtant! Sans s'en douter, Vallier arrivera tout tranquillement, et se
trouvera, sans y avoir presque pensé, le mari d'une des plus excel-
lentes femmes, qui existent. C'est ce qui m'est advenu ! Aussi, quand je
m'abandonne à maugréer contre ma destinée, j'en demande pardon
au bonDieu et à toi. Je remercie le bon Dieu des bons sentiments qu'il
te donne, parce qu'ils ne peuvent que contribuer à ton bonheur, et qu'ils
augmentent ma tendresse pour toi. Je me sens par là obligé à la vertu.»
« ... J'éprouve un attrait infini pour un coeur pur, que ses
senti-
ments élèvent à Dieu, du milieu même des distractions et des mauvais
exemples. Ah! si je n'avais pas le coeur plein d'un seul objet, et
désormais incapable de s'engager ailleurs, ce ne serait plus une
coquette ou une femme facile, qui pourrait me captiver, mais bien une
personne vertueuse et sage. Il n'y a que cela qui remue vraiment et
apaise le coeur. J'espère que M. de Vallier pensera comme moi » !

Et, en effet, lorsqu'il connut et le nom, et la famille, et les sen-


timents du Comte Henri de Vallier de By, que nos vieilles tantes
avaient accepté, avec empressement, de présenter, comme
gendre à leur belle-soeur, la Marquise du Vivier, mon père ne se
19
— 290 —
contenta pas d'applaudir à ce choix, il se chargea d'en montrer
tous les avantages.
M. de Vallier avait trente-cinq ans ; il était Garde du Corps,
très estimé de ses chefs et respecté de ses camarades, à qui il
pouvait servir d'exemple. Mon père recueillit sur lui des
témoignages flatteurs et unanimes.
Et de fait, on ne pouvait le voir sans être favorablement
impressionné.
De belle taille, de saine et vigoureuse complexion, mon
oncle portait sur le front, dans les yeux et dans l'expression
générale de la physionomie, un air de franchise et de bonté.
Il n'eut pas de peine à reconnaître les qualités de son beau-
frère ; et, dès le début de leurs relations, ils se lièrent d'une
amitié qui ne s'est jamais refroidie.
Voici quelques traits des lettres, que ma mère reçut à ce
moment ; elles montrent, dans la simplicité et l'abandon d'une
correspondance familière combien ces deux jeunes hommes
apprirent vite à s'estimer, et nouèrent aisément entre eux les
rapports les plus confiants.
Dans un rapide voyage à Paris, que mon père avait fait, en
novembre 1819, il avait vu, plusieurs fois, M. de Vallier, assez
intimement ; et après ces rencontres, d'abord fortuites, puis
recherchées avec curiosité, de part et d'autre, il écrivait :

« Je ne t'ai pas assez parlé de notre futur beau-frère et de ses


excellentes qualités ; c'est le meilleur des hommes. Il aime déjà son
Augustine de tout son coeur, et il a la meilleure envie de ne point lui
causer de peine. Je mettrais même la main au feu qu'il ne lui en
fera jamais volontairement. Il a l'air d'aimer beaucoup Paris et la
vie qu'il y a menée. J'ai parié avec lui que, dans dix ans, il serait
encore au service. Le terme est un peu exagéré; mais je t'avoue que
je crains bien qu'il ne le quitte pas aussitôt que je le désirerais, dans
l'intérêt de ta soeur. »
« Henri m'a conduit lui-même voir sa demeure : »
« C'est une chambre de garçon, qui donne sur la Seine; il voit, en
plein, le Château et le Jardin des Tuileries. Comme il est proche voisin
des hirondelles, il découvre une vue superbe, un vrai panorama. Cette
— 291 —
position est charmante. Nous avons ri ensemble comme des fous de
nos exploits de jeunesse, et nous avons pris, je crois, l'un de l'autre,
une excellente opinion. J'ai été content et presque surpris de trouver en
lui mes propres sentiments sur la foi conjugale. Ces idées, si simples
et maintenant si rares, font qu'on éprouve une sorte d'admiration pour
les jeunes gens, chez qui on les rencontre, surtout quand on les voit
en faire l'application pour eux-mêmes. J'espère que notre Augustine
sera bien heureuse avec ce brave garçon, et je ne saurais te dire
combien cette idée m'a fait de plaisir et a contribué à me rendre agréa-
bles les moments passés près de lui. »
« De son côté, il m'a fait toutes les amitiés possibles, et je ne doute
pas qu'il ne veuille déjà avoir de moi des marques de confiance et d'ami-
tié. Je suis sûr qu'entre Henri et moi, il y aura autant d'accord sur tou-
tes choses qu'entre les deux aimables soeurs que le ciel nous a don-
nées pour compagnes. »

Puisque l'occasion s'en offre à ce moment, je placerai ici le


portrait de ce cher oncle de Vallier, tel que, sa fille cadette, ma
cousine germaine et ma belle-soeur, me l'a tracé, à ma prière.

« Je prononce encore le nom de mon père, avec un profond respect


et de vivants souvenirs. »
« Sa vie est résumée toute
entière dans les deux lignes, que je cite,
de son testament : »
« Je prie mes enfants
d'avoir une tendre affection et un grand
respect pour leur mère. Qu'ils soient tous de bons chrétiens et de
vrais gentilshommes. »
« C'est tout, pas un mot de
plus. — « Mes biens seront partagés
également. » — Trois lignes, et c'est fini. »
« Notre maison de Voreppe
était un intérieur très chrétien, sévère
même ; on ne s'y permettait jamais un mot léger, ni la lecture d'un
roman. »
« Notre jeunesse était très
préservée, par mon père surtout. »
« Il mettait, au courant de ses affaires, ma mère et nous tous ; et
— 292 —
le salon, peuplé par nous, de neuf heures du matin à dix heures du
soir, était le centre commun. Chacun y venait, rendre compte à la
famille de l'emploi de sa journée. »
« Mon père était aimé dans le pays. Sans y être rien, il y tenait
une grande place, et la Mairie, à cette époque, était encore tout à fait
sous son influence. »
« Il avait fait venir à Voreppe
les Frères des Écoles Chrétiennes,
ainsi que les Soeurs pour l'hôpital et l'instruction des petites filles. »
« Un jour de calamité, où le
village menaçait d'être englouti par les
eaux grossies du torrent, la population, à genoux, pleurait et priait.
Mon père, debout au milieu de ces pauvres gens affolés, arracha sa
médaille de l'Immaculée-Conception, et la jeta dans ces eaux furieuses,
promettant, au nom de tous, que si le torrent se rejetait du côté où il
ne pourrait nuire, et si, par suite, le village était épargné, on établi-
rait une procession annuelle de reconnaissance ! Le village fut sauvé,
et la procession, fixée, pour tous les ans, au 4 août. »
« C'est à l'une de ces processions, que mon père fut frappé d'apo-
plexie. Il avait voulu la suivre, tête nue, malgré ses soixante-dix-huit
ans ; de là, une insolation, qui nous l'a enlevé, quatre jours après.
C'était en 1862. »
« Heureusement, il avait communié, le matin du jour où il fut
frappé. »
« Au point de vue des intérêts matériels du pays, il s'était toujours
montré d'une grande sollicitude , et il avait encouragé, par sa parole
et par ses actes, les travaux entrepris pour assainir et protéger contre
les inondations, la belle plaine de Voreppe. »
« Nous avions pour lui une admiration respectueuse, mêlée de
tendresse et de quelque crainte. Il nous faisait faire, avant toutes
les grandes fêtes, une sorte de préparation, nous lisant, le soir, au
salon, quelques passages de l'Imitation, et nous recommandant ainsi
ce livre incomparable. »
« Il s'approchait très régulièrement des Sacrements ; et dans ses
dix ans de service à Paris, aux Gardes du Corps, il avait conservé
les habitudes chrétiennes que ses parents lui avaient données. »
« Aristocrate des anciens jours, il connaissait l'histoire de toutes les
familles du Dauphiné. Il était très attentif aux usages de politesse, et
plein d'égards pour nos voisins. Très attaché à son Roi, il était un
des huit Gardes du Corps, qui l'avaient accompagné jusqu'à Gand. »
« Ma mère lui était absolument soumise, par le coeur comme par la
raison. Il lui racontait tout ce qu'il faisait, mais sans lui deman-
der de conseils. Tous ses actes étaient autant de faits accomplis, sans
— 293 —
contestation. L'autorité souveraine d'autrefois régnait sous notre toit.»
« Je vous remercie de m'avoir demandé de revenir pour vous sur ces
souvenirs, si chers. »
C. V.

Les douces préoccupations de la famille, pas plus que les dis-


tractions musicales, apportées à Sarreguemines, au cours de l'été
de 1819, par l'arrivée au régiment d'un officier, très habile
à jouer du cor, et qui charmait ainsi ses camarades : rien n'était
assez puissant pour arracher mon père aux incertitudes, dans
lesquelles le jetait son projet de démission ou de mise en dis-
ponibilité. Impuissant à se décider par lui-même, il résolut de
s'en remettre à l'appréciation de sa chère tante, la Baronne de
Lisleroy, et aux conseils du Comte de Bruges, royaliste éprouvé,
dont il avait, pendant la campagne de 1815, admiré la
sagesse et le courage.
Dès le milieu de novembre (1819), avec l'acquiescement tacite
du colonel de Séran, et après en avoir arraché la permission à
son général, alors fixé à Metz, mon père partit pour Paris, où il
arriva, quelques jours avant la fin du mois.
Ses premières visites furent pour les familles qu'il avait
fréquentées, avant la Restauration, et qui, presque toutes grou-
pées autour des Marguerittes, des Belval, des Joubert, des Car-
rière, des Vilefosse, témoignèrent au jeune officier, en mous-
taches et en uniforme, le même empressement amical, qu'elles
avaient montré d'abord à l'adolescent, puis à l'étudiant, curieux
et avide de science, que Nîmes leur avait adressé. Je n'ai pas
à insister pour dire combien cet accueil l'émut profondément.
Son coeur y répondit pleinement et avec délices.
Auprès de ma tante et de sa fille Euphrosyne, la joie du
revoir fut plus intime encore, et la confiance plus absolue.
— 294 —
Voici son entrée, chez les Joubert.

« La Servante me dit, de son ton nazillard: Que demande Monsieur?


Et moi de répondre, à voix basse et enrouée: M. Amédée de Joubert.
Celui-ci m'entend, se lève, me saute au cou ; ce n'est qu'un cri. Toute
la famille saute, en disant : Ah ! mon Dieu ! c'est M. Eugène ! — Je fus
embrassé de tout le monde, et chacun me témoigna, à sa manière, et
de la façon la plus cordiale, le plaisir que faisait ma visite.»
« Ils se rappellent de nous, avec le plus grand
intérêt, et n'ont point
tari sur le compte de ma bonne mère. M. de Cabrières a bien eu aussi
sa part. »
« Quant à toi, ma chère, j'ai eu à faire le modeste. Je ne sais
qui
t'a si bien peinte; mais ces dames ne diraient pas mieux, quand elles
te connaîtraient par elles-mêmes. »
« Restait l'aimable Joséphine, et son digne époux. Du pas de la
porte, dès qu'elle est entrée, elle a fait un cri, ayant l'air presque
effrayée de me voir là; puis, elle a dit: Ah! Ah! Seigneur! C'est
M. Eugène, et elle s'est avancée vers moi, avec une vivacité toute
charmante, et m'a embrassé. Ma foi ! de tout mon coeur, je le lui ai
bien rendu, car c'est vraiment une bien aimable femme. La pauvre
est bien changée: elle est maigre et pâle, a l'air languissant et
abattu; on dit pourtant qu'elle est fort heureuse, à sa manière. Elle
est dans la haute dévotion : ce qui, non plus que son air de souffrance,
n'a rien enlevé à son amabilité. Elle m'a parlé de toi, de notre bonheur,
de l'intérêt qu'elle y prend, avec un ton, si plein de bienveillance
et d'amitié, qu'elle m'a touché, et que, certes, je suis bien convaincu
qu'elle me disait la vérité ».
« Je restai là jusqu'à minuit, et nous jacassâmes tant et plus sur nos
vieux souvenirs, sur Euphrosyne, la politique, le changement de
ministère, les pièces nouvelles, etc.. Ils sont tous absolument les
mêmes que le jour de mon départ d'il y a six ans Il n'y a pas jusqu'au
!

salon et à la place que chacun y occupe, qui ne soient tels que je les
avais laissés. Ils ne m'ont pas non plus trouvé changé, malgré « ma
moustache et mon costume ».

A peine passées ces premières heures de présence à Paris, et


après quelques moments de repos, mon père revit, en hâte, les
Tuileries, le Luxembourg, pour profiter, dit-il, du beau temps,
et se dirigea, « aussi vite que le lui permettait sa curiosité,
sollicitée par tant d'objets intéressants », vers le Couvent des
— 295 —
Anglaises, où demeurait ma tante de Lisleroy, et où s'achevait
l'éducation de sa fille Euphrosyne.

« Ma tante n'y était pas. La pauvre Fro... (1) arriva tout essouflée.
Dès qu'elle avait su que c'était moi, qui l'attendais, elle s'était mise
à courir, avec sa servante, et vint m'embrasser dans le parloir exté-
rieur. Nous avions eu toutes les peines du monde à ne pas nous sauter
au cou dans la rue. Nos échanges de tendresse durèrent au moins
un quart d'heure, quand nous fûmes à l'abri des regards curieux !
Nous étions, tous les deux, enchantés, et, en vérité, j'éprouvais un
plaisir presque semblable à celui que je goûterai, en te voyant. Cette
pauvre cousine m'a témoigné une amitié de soeur: il y a certes
bien peu de frères, qui s'aiment autant que nous. Je ne l'ai point
trouvée grandie ni embellie; mais aimable extrêmement : elle a un son
de voix très agréable, une couleur de cheveux, singulière et char-
mante, une manière de s'exprimer pleine de grâce et de justesse : tout
plaît en elle; elle parle commeun ange. Nous avons bavardé, pendant
plus de deux heures, et j'ai eu le temps de lui parler, tout à mon aise,
de son mariage, et de lui donner les avis de mon ardente amitié. Elle
a répondu à tout cela, avec raison et avec une confiante simplicité. »
« J'ai été enchanté d'elle, je ne l'ai trouvée exagérée sur rien, et,
Seigneur ! je pensais comme il serait malheureux que cette enfant ne
fût pas heureuse en ménage : elle mérite de l'être sous tous les
rapports...»
« Là-dessus, ma tante arrive ! Nouvelles caresses, nouvelles consul-
tations, nouvelles confidences ; d'où il résulte qu'il n'y a rien encore
d'arrêté dans leurs projets. Cependant, mon Fro... m'a promis
qu'elle se marierait, cette année. J'ai vu ma tante et ma cousine, tous
les jours et, au plus tard, tous les deux jours. Elles sont pour moi
toutes deux si excellentes ! Nous avons bien parlé de vous tous. Ma
tante t'aime de tout son coeur (2), et Euphrosyne a si bonne envie de
t'aimer, qu'elle a commencé, avant de te connaître. Cela s'étend jusqu'à
Augustine. »

(1) Diminutif d'Euphrosyne pour la famille.


(2) Le jugement de mon père ne s'est jamais modifié ; il a toujours vu, dans
ma tante de Bolinecourts, une véritable soeur. Elle était égale de caractère, très
bonne, avec une nuance de réserve; très sérieuse, très instruite, très éclairée dans
frère aîné,
sa piété. Infiniment attachée à mon père ; c'est cependant à mon
l'absence
comme plus libre de son temps, qu'elle se confiait pour ses affaires, en
de ses deux fils, tous deux au service.
296—

Ce que mon père omet de dire, c'est que, après ces tendres
épanchements, il avait, de vive voix, répété à sa tante ce que,
souvent déjà, il lui avait confié dans ses lettres : ses hésita-
tions, entre des devoirs de famille, dont, mieux que personne,
d'après sa correspondance avec sa soeur, elle pouvait com-
prendre la pressante importance ; la crainte de manquer aux
obligations de sa foi politique, la pensée que, peut-être, dans une
époque aussi troublée, la vie civile offrirait de meilleurs moyens
de servir efficacement la cause royale, et que, en se préparant,
par exemple, à l'administration, ou bien même aux fonctions
électives, on se rendrait capable d'exercer, sur l'opinion et sur
la marche des affaires publiques, une action plus directe et plus
utile.

Mme de Lisleroy écouta tout, avec attention et sympathie :


son âme ardente et passionnée gardait de la Révolution des
souvenirs amers. Elle était très attachée à la famille royale,
comme aux principes monarchiques ; mais, obligée de protéger,
avec fermeté, ses droits d'épouse et de mère, elle avait appris à
se gouverner, moins par le sentiment, que par la raison; de là,
dans ses conseils, beaucoup de précision et d'énergie. Elle avait
trouvé, pour elle-même, un solide appui dans les avis de
Mgr de Villèle, aumônier, pendant quelques temps, du Couvent
des Anglaises (1), et dont l'expérience, la sagesse et la prudence
l'avaient puissamment aidée.
Enfin, elle aimait son neveu comme un fils, et sa sollicitude

Mgr de Villèle fut nommé, en 1820, Évêque de Soissons, et, en 1825, Arche-
(1 )
vêque de Bourges.
— 297 —
s'étendait à tous les intérêts de famille et de situation de celui
qui recourait à elle, comme à l'arbitre de son avenir.
Mme de Lisleroy put donc approcher, par de puissants inter-
médiaires, le Ministre de la guerre, et le prier d'accorder une
attention bienveillante aux démarches que M. de Cabrières
ferait auprès de lui, soit directement, soit par le canal autorisé
du Comte de Bruges.
Cet ancien officier accepta volontiers la mission d'examiner,
avec une indépendance absolue, les raisons sérieuses, que mon
père croyait avoir de quitter le service ; et celui-ci le laissa
entièrement libre de choisir la forme qu'il faudrait donner à la
demande d'autorisation de rentrer dans son foyer : soit pour
être mis en disponibilité momentanée, soit pour arriver à une
démission définitive (1).
Soutenu par ces sympathies intelligentes et chaudes, mon père
se laissa très volontairement reprendre par « le goût de Paris ».
Sa chère « musique », toujours prête à l'émouvoir, avait, dans les
théâtres et les concerts, d'admirables interprètes : il y courut et,
se sentant pressé, il mit, comme on le dit, « les morceaux dou-
bles», pour ne pas perdre par sa faute la plus petite occasion de
jouissance, avant de s'enfermer dans la solitude, qu'il aimait,
qu'il recherchait, mais qu'il espérait peupler de beaux rêves.

principaux de la lettre de M. le Comte de Bruges (à M. le


(1) Voici les passages
Comte de Cabrières, capitaine dans le régiment des Chasseurs du Gard, à Sar-
reguemines, département de la Moselle) :
Monsieur le Comte, »
« La connaissance que j'ai
de la délicatesse et de la loyauté de vos sentiments,
m'avait fait deviner vos intentions. Lorsque nous avons été menacés de nouveaux
troubles, j'ai suspendu toute démarche. »
« ....Les factieux ayant échoué,
dans leurs projets criminels, j'ai cru remplir
vos intentions, en renouant cette négociation. »
»... Vous voudrez bien me tenir au courant, pour que je puisse lever les
difficultés, que vous pourriez rencontrer. »
« Soyez convaincu,
Monsieur le Comte, que je ne négligerai rien pour que vos
désirs soient remplis. Je m'estimerai heureux si je puis y contribuer. »
« J'ai l'honneur »
« Comte de Bruges. »
— 298 —
« J'ai couru au spectacle, voir une tragédie nouvelle : Louis IX ; elle a
été jouée indignement, mais j'y ai trouvé les situations les plus nobles
et les plus attendrissantes. J'y ai pleuré, comme un enfant. J'ai aussi
pleuré à Marie-Stuart, et à chaudes larmes... Ce qui m'a procuré une
satisfaction délicieuse, à la grande joie de deux officiers du régiment,
que j'y ai rencontrés, par hasard, et qui se sont fort divertis de mes
larmes. En sortant de là, nous avons roulé et fabeloté ensemble, jusqu'à
une heure du matin, et, enfin, je suis allé dormir, et penser à tout
ce que j'avais vu, mais surtout à mon Yvonne, que j'aime si tendre-
ment, dans mes jours de plaisir comme dans mes jours d'ennui. »
« J'ai réfléchi que, puisque j'ai tant fait que d'arriver jusqu'ici, il ne
serait pas raisonnable d'en repartir, sans avoir vu tout ce qu'il y a
d'intéressant, en fait de nouveautés. Quant aux visites, je n'en ferai
aucune, mais je tâcherai de tout voir, et de bien voir. J'irai demain
chez Norblin, non pour mon instruction, — c'est trop court —, mais
seulement pour l'entendre une fois, et admirer son talent. »

Et, le lendemain, en effet, mon père écrit une lettre en-


flammée :
« Ce jeudi, 25 novembre 1819

« Quel pays que ce Paris, ma chère; qu'il est aimable et dangereux!


Comme le temps s'y passe, et comme l'argent s'y enfuit ! Je n'ai pas
un moment à moi, j'ai déjà bien couru, beaucoup vu, et beaucoup en-
tendu. D'abord, aux Français, ensuite, aux Italiens, L'Agnese de Paër.
C'a été une autre sorte de jouissance; mais non pas moins vive, ni
moins ravissante. Imagine que la musique m'a fait l'effet d'une sorte
de vision, si saisissante, que j'en ai pleuré de plaisir. Je me sentais
comme un esprit tout neuf, qui n'aurait encore rien senti, et que des
satisfactions si puissantes étonnaient et mettaient hors de soi. Il n'y a
rien de comparable à cet orchestre italien, à ces belles voix, si
flexibles et si touchantes! Chaque instrument de l'orchestre est
parfait, et le plus petit solo vous enlève. J'ai été touché, enivré, ému à
un point que je ne saurais t'exprimer. »
« Hier, mieux encore, aux Français, à La Fille d'honneur. La pièce
est mauvaise, selon moi, pleine d'invraisemblances, de pensées et de
déclamations révolutionnairescontre la noblesse, etc.. Mais il y a des
situations émouvantes, et Mlle Mars, cette femme incomparable,
vous met hors de vous-même; c'est, dans l'accent, une vérité, une
sensibilité, une justesse d'expression, qui ne vont jamais ni au delà ni
en deçà de la nature. Michel, Mme H..., Armand, je crois que tous ces
— 299 —
gens-là n'ont jamais joué comme hier ; du moins je ne crois pas qu'ils
aient jamais fait à personne autant de plaisir. »
« J'ai aussi vu le Salon,mais en courant, et j'essaierai d'y retourner. »
« Aujourd'hui, j'ai eu un plaisir, égal à tous les autres,—un rendez—
vous chez Norblin. Il m'a joué, avec sa femme, des duos de piano et
basse, très difficiles pour la basse, et quelques-uns assez émouvants
pour le piano, — mais charmants. Ils jouent cela comme deux anges.»
« J'ai vu là, selon moi, ce qui distingue le musicien, du manoeuvre en
musique. Tous ceux qui ont des doigts, jouent un morceau passable-
ment, quand on le leur a sifflé; mais ceux qui ont de l'intelligence, du
goût et de l'âme, sont les seuls qui saisissent promptement le carac-
tère et l'effet d'un morceau, les seuls qui savent lui donner la vie,
l'inspiration, la couleur dont il est susceptible. »

Les monuments publics, les discussions politiques, les expo-


sitions d'art, les concerts, les livres : le mouvement enfin des
esprits, dans toutes les directions, se communiquait à l'âme
de mon père et l'ébranlait profondément.
Tantôt il se voyait amené par des circonstances imprévues à
se fixer à Paris, où, près de sa compagne, et avec elle, il
donnerait libre carrière à ses goûts de science, de littérature
et d'art; et tantôt la froide raison soufflait sur ces fantaisies,
et les dissipait en fumée : il fallait s'ensevelir dans les
champs du Bas-Languedoc, réagir contre des habitudes invété-
rées d'insouciance et rétablir, par une sévère économie, des
finances compromises.
Avec la fin de décembre 1819, mon père rentra donc à
Nîmes, et acheva d'y arrêter ses résolutions : un regard attentif,
jeté sur son intérieur, où sa femme attendait un second enfant,
puis sur les terres de Bech et de Cabrières, trop abandonnées à
elles-mêmes, le confirma dans son dessein; et peut-être aussi
brusque passage de l'éclat et du luxe de Paris à l'aridité de
ce
collines, lui fit-il mesurer par avance le mérite qu'il aurait
nos
— 300 —
à se renfermer lui-même dans l'étroit horizon de sa demeure
paternelle.
Dans ses conversations avec mes grands-parents, surtout dans
ses entretiens avec ma mère, le Capitaine fit prévoir que bien-
tôt il reviendrait libre de tout engagement vis-à-vis de l'armée.
En attendant, le mois de janvier 1820 le trouva de retour
au régiment, où ses camarades et son Colonel s'étudièrent à
le fêter. Mais, ces heures presque joyeuses furent vite trou-
blées. Le 13 février, l'assassinat du duc de Berry révéla les projets,
que les révolutionnaires de toute l'Europe avaient conçus, et
qu'ils ont ensuite poursuivis, pendant dix ans, pour ren-
verser la Monarchie Française.
A la maison, j'ai trouvé la preuve, tracée de la main de ma
mère, de l'horreur et aussi de l'épouvante, que ce meurtre avait
causées. Ses doigts habiles avaient découpé, dans du papier
noir, une sorte de paysage, bordé de sombres cyprès ; au cen-
tre, sur le piédestal d'un cippe, surmonté d'une urne funéraire,
se détachait la date du 13 février 1820.
Dans l'âme de mon père, ce coup inattendu retentit cruellement.
C'était, semblait-il, une audacieuse et funeste répétition de
l'attentat du 21 janvier 1793. Il fallait tarir la source du sang
des Bourbons, dans la branche aînée de cette illustre famille.
La stupeur et l'excès même de l'indignation jetèrent dans
l'âme de mon père les plus terribles prévisions ; il se demanda
si quelque secousse effrayante n'était pas annoncée par le forfait
du second Ravaillac.
Puis, on parut croire qu'il n'y avait pas d'autres coupables
ni d'autre complot que la fureur exaltée d'un misérable, et les
braves gens se rassurèrent.
Une nouvelle inspection, faite par le général Cavaignac, valut
au 10me Chasseurs, à son Colonel et à son Corps d'officiers les
plus flatteurs éloges : l'Adjudant-major eut les siens, avec une
remarque sur son royalisme « excessif »
— 301 —

Jusque-là mon père n'avait rien dit de ses intentions colonel


au
de Séran, et il se le reprochait : d'autant plus
que, malgré sa
propre discrétion et malgré celle de ses parents, quelque chose
de ses projets s'était répandu dans le public. Deux officiers du
10me Chasseurs appartenaient à la société de Nîmes, et à l'in-
timité de mes grands-parents, et ils avaient fait, dans leurs
lettres, quelques allusions à ce bruit ; il était donc à craindre
que M. de Séran n'apprit, par des voies étrangères, la réso-
lution d'an subordonné, à qui il n'avait jamais montré que de
la bienveillance et même de l'amitié.
Décidé à remplir ce pénible devoir, et même avant d'avoir
demandé et obtenu cette audience, mon père écrivait à sa com-
pagne.
« Je frémis, en songeant à cette entrevue. Je voudrais l'avoir
déjà traversée. Annoncer au Colonel la très prochaine réalisation
de mon dessein, ce sera une heure cruelle ; enfin, aide-moi par
une prière. »
L'audience eut lieu : ce fut d'abord un accueil glacial ; le tor-
rent des reproches vint ensuite, « avec l'accent d'une espèce de
rancune » ; puis un attendrissement involontaire, qui mit des
larmes dans les yeux de mon père, et peut-être dans ceux de
M. de Séran. A la fin, c'était plus qu'une simple réconciliation :
l'estime et l'affection mutuelles s'étaient fait jour ! Et quelle fut
l'émotion de mon père, quand, pour achever sa vengeance par
un acte généreux, le Colonel lui tendit la minute d'une lettre,
qu'il avait, après l'inspection, écrite au Ministre de la guerre :
lettre, par laquelle, « en sollicitant une croix d'honneur pour son
régiment, il exprimait le désir, que cette croix fut donnée à
M. de Cabrières ! »
N'est-il pas naturel que, en rendant compte à ma mère de
cet incident, si grave pour lui, mon père ait ajouté quelques
— 302 —
mots, que sa vie entière a justifiés, sur sa gratitude et sa sym-
pathie pour M. de Séran :
« Le Colonel, encore aujourd'hui, m'a fait, sur ma détermina-
tion, les reproches les plus obligeants. C'est un homme à qui je
devrai toujours, et à qui je ne cesserai de témoigner une vive
reconnaissance. Il m'a traité, en toute occasion, d'une façon gra-
cieuse et distinguée, et quelquefois avec une confiance flat-
teuse. » (1).

Il n'y avait plus, hélas ! qu'à se hâter pour sortir d'une situa-
tion, désormais connue ; vers le 7 juillet, mon père écrivit au
Ministre de la guerre, pour demander sa « mise en disponibilité,
sans solde ». Elle lui fut accordée aux environs du 15 août, et,
le 20 de ce même mois, en 1820 ; mon père quitte Sarregue-
mines : sa carrière militaire était finie (2).
Je mets ici les derniers mots du Mémoire de mon père, relatif
à cette résolution suprême. C'est bien l'immolation d'une vie
aux devoirs d'un chef de famille :
« Les embarras de fortune de mon père et la nécessité d'y
apporter mes soins, en travaillant à tirer parti de la mienne, m'ont
amené à quitter le service. J'avais, d'ailleurs, un réel penchant
pour la retraite et pour l'étude ; et j'étais sûr d'être heureux, à
la campagne, avec mes goûts et grâce au caractère doux, facile
et sérieux de ma chère femme. Je suis donc rentré à Nimes,
au moment de la naissance de mon deuxième fils, Humbert. »
« Mon genre de vie s'est dès lors entièrement modifié. Après

(1) M. le Comte de Séran fut mis en solde de congé », le 1er octobre 1830. Il
«
avait fait très brillamment la campagne d'Espagne, en 1823, dans le corps d'ar-
mée du maréchal Molitor.
(2) Quoique convaincu qu'il avait bien fait de se consacrer tout entier à sa
famille, mon père garda toujours, dans un tiroir de son bureau, ses boutons
d'uniforme, permanent et cher souvenir de son passage au 10me Chasseurs.
— 303 —
beaucoup d'incertitudes et de tourments, j'ai quitté l'épée, et
je me suis décidé à devenir agriculteur. J'espère rétablir notre
fortune, grâce à mon économie et par de longs séjours à la cam-
pagne. Mon existence est très calme et très uniforme. J'ai deux
garçons, dont l'aîné est né le 19 octobre 1818, l'autre, le 28 août
1820. »
« Yvonne n'a point nourri le second, comme elle l'avait fait
pour le premier ; sa santé s'y est opposée. Elle a, du reste, beau-
coup souffert à la suite de ses couches ; ses belles couleurs ont
décliné sensiblement. Elle est maintenant pâle, maigre et
délicate, bien qu'elle ne soit pas vraiment malade. Malheu-
reusement je la crois près d'être mère pour la troisième fois (1).
Quant à son caractère, il est très bon et toujours le même, je
suis certain d'être toujours plus heureux auprès d'elle, et
j'espère aussi la rendre heureuse : J'y mettrai tous mes
efforts ».

(1) Mon frère Raymond naquit, en effet, le 15 septembre 1821. La santé de ma


mère se rétablit assez vite ; elle a vécu, sans grandes infirmités, jusqu'à quatre-
vingt-trois ans.
— 304 —

VI

TRAVAUX CHAMPÊTRES
— Soucis D'AFFAIRES
— POLITIQUE

Mon père rejoignit ses parents et sa compagne, à Nîmes, où,


peu de jours après son arrivée, il assista à la naissance de son
second fils. Cet enfant emprunta son prénom à l'histoire du
Dauphiné : on l'appela François-Marie-Sophie-Charles-Humbert,
il eut pour parrain, notre oncle, le marquis du Vivier, pour
marraine, notre grand'mère paternelle.
Auprès des siens, le nouveau « gentilhomme rural » em-
ploya les mois d'été et d'automne à réfléchir sur sa situation
nouvelle et sur les moyens de la rendre utile au double but
qu'il entendait poursuivre : remettre de l'ordre dans les affaires
de son père, et donner aux biens de Cabrières et de Bech, dont
il était devenu propriétaire, depuis son mariage, la plus-value
qui récompenserait ses efforts.
J'ai retrouvé une note de lui, dans laquelle, après une sorte
de confession, il indique le côté moral de la résolution qu'il a
prise, et à laquelle il entend se tenir avec fermeté :

« J'avais vingt ans : je me sentais de l'intelligence; j'avais le désir


de savoir et toutes les facilités pour le satisfaire. Je me demande
aujourd'hui ce que j'ai fait de ces avantages ? »
« La première année de mon séjour à Paris, j'ai beaucoup travaillé,
mais à trop de choses à la fois. La deuxième, je me suis dérangé, et je
me suis tué, en voulant à la fois m'amuser et m'instruire. Cela a pu
durer ainsi, pendant deux ans; ensuite, la nature a fléchi, et je
me suis affaissé sous le poids du travail, des veilles et de mes folies
mondaines. »
« A vingt-quatre ans, je n'étais qu'une ombre, qu'une machine dé-
traquée. Je rôdais, en languissant, aux mêmes lieux où j'avais vécu
— 305 —
d'une vie active et passionnée ; je cherchais à travailler encore, et je
ne pouvais presque plus ; je retournais, entraîné par mon imagina-
tion, vers ceux ou celles qui avaient autrefois partagé les ivresses de
mes plaisirs, et j'achevais ainsi d'éteindre les quelques étincelles qui
avaient survécu à l'incendie. Je risquais, par conséquent, d'anéantir
tout ce que j'avais reçu de vigueur et de sensibilité. Heureusement,
avant que tout fût consumé, 1814 arriva: et je fus forcé de retourner
à Nîmes. »
« Dans quel état j'étais alors, au physique et au moral! Je ne
savais et je ne pouvais presque rien faire. Mon esprit en avait perdu
l'habitude, et mes organes, affaiblis, lui en étaient le moyen. Mais,
soudain, pour me rappeler à la vie et à moi-même, l'Empire tomba. »
« Poussé alors par l'énergie de ma mère, et par le sursaut de mon
coeur, je me jetai dans une nouvelle carrière, celle des armes; elle
a retrempé mon tempérament ; elle m'a redonné de la force, elle
m'a rendu aux impulsions généreuses du dévouement et de la foi poli-
tique. La Providence a permis que le fond vigoureux de ma santé ait
résisté aux fatigues de ce nouveau genre de vie ; et s'il ne m'a guère
servi pour les choses de l'intelligence, c'est à lui, du moins, que je
dois le rétablissement de ma santé. »
« C'est, certes, beaucoup ; mais il me reste maintenant un vide
immense à combler; il faut me corriger de l'habitude de l'oisiveté
et d'un mouvement perpétuel, sans but précis ; il faut m'occuper,
mettre de la suite dans mon travail et de l'application à tous mes
devoirs. »
« Voilà ce qui remplit mes pensées, le jour, et mes
rêves, la nuit.
Ces idées se sont saisies de moi; elles agitent jusqu'à mon sommeil.
Je fais des châteaux en Espagne, et je me persuade que, après m'être
égaré, sur tant de routes fausses et dangereuses, c'est enfin le mo-
ment de rentrer, pour toujours, dans le droit chemin de la sagesse,
de la vertu, et par conséquent du bonheur. Devenu « campagnard »,
après avoir été très mondain et assez bon soldat, sage, après l'avoir
été trop peu, et studieux, après avoir dissipé tant d'heures précieu-
ses, n'ai-je pas reçu toutes les leçons nécessaires pour que je me
conduise bien dans l'avenir ? Oh ! s'il me reste à présent des défauts,
ils tiennent à mes fautes passées, qui ont un peu altéré mon carac-
tère; mais, en vivant près des miens, tout se corrigera peu à peu,
et l'accomplissement du devoir m'amènera, comme il le fait tou-
jours, à la paix de la conscience et au véritable honneur »
!

20
— 306 —
Ce viril engagement a été tenu; toute la suite de mon récit
le montrera. Il faut maintenant en revenir au théâtre de ce
travail, soutenu pendant toute une vie.

J'ai dit que le village de Cabrières s'appuie aux derniers plis


de deux collines, reliées elles-mêmes à une suite d'élévations de
hauteur moyenne, qui, dans leur ensemble, forment une sorte
de digue, et dessinent de loin, le cours du Gardon.
A la rencontre de ces deux collines, sort de terre, sous le
vaste feuillage d'un vieil alisier, la source intarissable, autour de
laquelle, depuis la domination romaine, et déjà peut-être sous
les Volsques, quelques familles se sont groupées.
Dans ce bas-fond, l'horizon est borné ; mais, si l'on prend le
chemin, qui traverse le village, et se dirige, en montant, vers
Collias et le Gardon, on arrive à un point, que signale une croix de
pierre, appelée la Croix de Pernet; et de là, en se retournant du
côté de la plaine, on a une vue étendue, agréable à considérer.
Ce sont, adroite, les quartiers de Poulx, à gauche, ceux de Léde-
non ; et, en face, tout près, la Croix de Saint-Gervasy et Bezouce ;
puis, un peu plus loin, en inclinant vers la droite, Margueritte,
et Nîmes, dans le lointain. Du côté gauche, on devine Montfrin
et son beau château, les montagnes de Beaucaire et celles d'Arles.
Ce paysage plaît à tous les regards ; mais il a fait plus que cap-
tiver un moment les yeux de mon père ; il a été le cadre de sa vie.
Tout ce sol, gris et terne, mais habituellement éclairé par un
soleil resplendissant, sous un voile d'azur, est partagé en un
grand nombre de propriétés rurales, pour lesquelles il produit
des fruits excellents, mais de mince revenu.
Tel qu'il est, il a absorbé, pendant plus de cinquante ans, les
pensées et les préoccupations de mon père, qui n'a cessé, de
— 307 —
1820 à 1873, de le parcourir dans tous les sens, et d'en connaître
tous les sentiers. C'a été dès lors son principal séjour.
C'est que, à se mêler d'agriculture, il voulait y être maître,
capable de juger les méthodes, de les approuver ou de les mo-
difier.
Sans doute, il attachait un prix réel à connaître et à suivre les
vieilles habitudes des cultivateurs du pays. L'expérience est une
maîtresse autorisée ; il serait puéril de la négliger : la tradition
orale et pratique de gens qui, de père en fils, et durant des siè-
cles, ont appris à tenir compte du climat, des saisons, de la
nature de chaque région, des espèces d'arbres ou de céréales,
qui y prospèrent ou qui y souffrent ; cette tradition a force de
loi, tant que des études nouvelles, des applications plus récentes
de la physique et de la chimie, des essais intelligents et couron-
nés par le succès ne sont pas venus corriger l'apport des géné-
rations passées, ni offrir de meilleures chances de réussite.
Aussi mon père se mit-il à l'école des Cours d'agriculture, des
Maisons Rustiques et des articles spéciaux, que publiaient des
revues et des journaux. Je le vois, dans ses notes, citer les maî-
tres anciens: Columelle, Varron, Marcel de Serre, d'autres en-
core, et les rapprocher des modernes et des contemporains.
En dehors de « la coutume », et de ce qu'elle avait pu lui ap-
prendre, alors qu'il était enfant, et à mesure qu'il avait grandi,
l'aspect seul du pays avertissait assez mon père qu'il ne fallait
pas attendre de cette région modeste, ce que produiraient des
contrées plus favorisées et plus riches.
Comment l'aurait-il embrassée du regard, sans être frappé du
caractère particulier d'un paysage, dont la seule parure est
d'être assez étendu et paisible ?
La pensée ne pouvait venir de faire, sur ce théâtre rustique,
autre chose que ce qu'on y avait toujours fait ; le seul progrès
devait consister à le faire mieux. Nos terres ne peuvent guère
porter d'autres récoltes, que celles qu'elles ont donné de tout
temps : des oliviers, des mûriers, des vignes, du blé, d'autres es-
pèces de grains, un peu de jardinage, voilà nos humbles richesses.
— 308 —

A distance, et quand on le voit de quelque point élevé, ce


sol ne parait propre qu'à nourrir des oliviers.
On en remarque la taille ; ils sont émondés de manière à pré-
senter une tète arrondie, au-dessus de rameaux et de troncs,
que les vents d'hiver ont tordus, et dont le feuillage, d'un vert
grisâtre, paraît être saupoudré de poussière.
L'huile est une des plus importantes ressources du pays :
elle y est grasse, bien nourrie, odorante, mais en petite quantité.
Et les champs ainsi plantés n'ont du fruit et ne donnent quelque
revenu qu'après de longues années.
Mon père apporta beaucoup de soins à la culture de ses oli-
viers, dont il avait compté chaque pied, comme il l'avait fait
d'ailleurs pour tous les arbres debout sur ses champs, il se pré-
occupa d'établir et d'organiser, de mieux en mieux, le vieux
moulin, vers lequel, en fin novembre, les femmes, chargées de
recueillir les olives, apportaient leurs corbeilles.
Durant plusieurs années, il s'intéressa aussi beaucoup à l'édu-
cation des vers à soie ; il créa pour eux, dans la grande salle
du grenier, une magnanerie assez vaste dont je me rappelle
,
la disposition. Tout y excitait notre curiosité, depuis l'éclo-
sion, et les phases successives — les maladies de l'existence,

presque éphémère de ces petits êtres, jusqu'à leur montée sur
les rangées de bruyères, que supportaient de minces et larges
canisses, en bois de saule.
La demi-obscurité et la tiède atmosphère de la magnanerie,
l'inquiétude du propriétaire, au sujet d'une récolte toujours incer-
taine : c'était, durant deux ou trois mois, le sujet des préoccu-
pations et des conversations de famille, l'occasion pour mes
parents de constants soucis, et pour nous d'intéressantes récréa-
tions.
—309

Lorsque mon père, à la fin de 1820, se chargea de l'adminis-


tration du domaine entier de Cabrières, qui comprenait alors

la ferme du Château, celles de La Bastide, de Saint-Privat et
une partie du Mas de Laval —, la culture de la vigne n'était pas
ce qu'elle est aujourd'hui. On lui donnait, sans doute, quelques
soins, soit pour la préparation de la terre, pour les plantations,
pour la taille, soit enfin pour l'époque et le traitement des vendan-
ges. Mais on laissait beaucoup à la nature seule, et durant près
de cinquante ans, mon père a subi, dans la viticulture, ce que
l'on pourrait appeler le caprice des saisons: tantôt un rendement
généreux, tantôt au contraire une médiocre production.
Mais cette attitude passive, vis-à-vis de la plante elle-même,
n'impliquait pas l'indifférence ; et mon père n'a rien négligé
pour s'instruire de ce que les anciens avaient conseillé, et de ce
que les modernes avaient ou condamné ou recommandé.
Il fit replanter les terres de Cabrières, il surveilla celles de
Bech et de Blisson.
Choix des plants; manière de les conduire, soit en les laissant
près du sol, après avoir soigneusement déchaussé les souches,
soit en les dressant sur échalas, d'après la configuration, la com-
position et l'exposition des terres ; surveillance attentive pendant
la naissance et le développement des feuilles et après la forma-
tion des grappes : voilà ce qui a constamment occupé mon père,
autour de ses champs ; et c'est ce qui explique qu'il n'ait rien
négligé pour le bon état des cuves, pour la composition et la
parfaite mise en état de ce que l'on appelle aujourd'hui « la vais-
selle vinaire », et, enfin, plus particulièrement pour la parfaite
propreté des foudres et des tonneaux.
Je ne dirai pas qu'il n'y eût jamais de surprises, ni que, parfois,
le vin nouveau, comme couleur, comme saveur, comme consis-
— 310 —
tance, n'ait pas trompé l'espoir du propriétaire, en dépit de sa
sollicitude et de sa vigilance.
En tous cas, l'oeil du maître se portait partout, et le blé,
l'avoine, les diverses espèces de céréales appelaient et recevaient
constamment les preuves d'une vigilance toujours éveillée.
Le jardin potager, lui-même, assez grand, ne demeurait pas en
friche, et un vif intérêt se portait au contraire sur lui, pour y
faire venir et mûrir des melons, des courges, toutes sortes de
légumes et de salades. Il semblait que la terre familiale dût
fournir tous les fruits, qui pouvaient donner à ceux qui la cul-
tivaient une nourriture saine, substantielle et agréable au goût.
On appréciait en famille ces fruits, dont la provenance était
déjà un mérite; et on se félicitait d'en reporter la jouissance
à une sollicitude aussi éclairée que prévoyante.

Cette activité et cette surveillance n'auraient pas été pleine-


ment utiles si elles ne s'étaient pas portées sur les nombreux
objets, auxquels l'agriculture générale et chacune de ses parties
spéciales consacrent leurs travaux, ou empruntent leurs instru-
ments ; de là, dans les notes de mon père, un ensemble détaillé
de renseignements, sur les animaux de labour, sur le bétail,
sur les troupeaux et leurs bergers, sur les fermes et sur les em-
ployés eux-mêmes, qui les exploitent. Tout est analysé, étudié
de près ; et l'on se rend bien compte que celui, qui s'occupait
de sa terre, avec cette minutieuse observation, avec une si curieuse
intelligence et une si constante application, exigeait de ses
champs une fécondité, qui répondit à tant de sacrifices, de
temps et de soucis.
Je me remets devant les yeux maintenant, la vie que j'ai vu
mener à mes parents, et qui, durant de si longues années , n'a
pas cessé d'être la même.
— 311 —
Pour être plus indépendant du mouvement de la maison
,
mon père s'était fait, au rez-de-chaussée, à Cabrières, un
petit cabinet, coupé dans une salle voûtée, aussi longue que ce
côté de la façade. Là, je retrouve, dans ma mémoire, l'image
d'une table, basse et longue, couverte de papiers, et sur laquelle
était posé un vaste encrier, et un buvard d'écolier.
Pas d'autres meubles que quelques chaises, des livres, et des
journaux sur la cheminée. Mais, dans un coin, la basse soi-
gneusement enfermée dans son étui de bois, et près d'elle un
pupitre, avec quelques feuilles de musique.
Tous les jours, après une courte promenade au jardin, sous
des marronniers, plantés au début du siècle, — et qui abritent
encore mes pas, comme ils ont abrité ceux de mes grands-pa-
rents, de mes parents, de mes frères et de tous nos amis —, mon
père rentrait, entre huit et neuf heures du matin. Il travaillait,
soit à sa correspondance personnelle assez étendue, soit aux
lettres d'affaires, exigées par l'administration de la propriété ou
par les intérêts du village. S'il restait alors quelques moments
libres, ils étaient consacrés jusqu'à midi à des exercices sur le
violoncelle, « la chère basse. »
Dans l'après-midi, un peu de sieste, quand on quittait le salon.
Étude alors, dans le champ immense des livres d'histoire, de
politique proprement dite, de littérature, de religion enfin : au
milieu desquels une pensée, très active et très pénétrante, en
même temps que très réfléchie, ne cessait de cherchera appuyer
plus fermement ses croyances, à contrôler ses opinions politi-
ques, à se délasser enfin, en s'unissant aux imaginations des
poètes, aux grandes oeuvres de nos célèbres prosateurs.
Vers cinq heures, quand la chaleur était plus tempérée, ma
mère quittait ses pinceaux ou son piano ; on battait le rappel
des enfants ; et toute la famille s'acheminait dans la campagne,
en variant son orientation, selon que l'on devait, auprès de mon
père, visiter, à tel endroit ou à tel autre, les travailleurs, et les
encourager, en s'intéressant à leur labeur.
Cette uniformité paisible s'harmonisait avec le caractère du
— 312 —
lui-même situé assez loin des routes fréquentées, Cabriè-
pays ;

res n'entend que les seuls bruits familiers : c'est le chant


des coqs, dès le grand matin ; le pas pressé des troupeaux et le
retentissement de leurs clochettes, aux heures du soir. La son-
nerie modeste des cloches de l'église, pour les trois Angelus,
pour la messe quotidienne et pour les offices du dimanche ou
des jours de fête, loin de troubler la paix de la nature, y ajoute
un charme de plus.
Il est probable que mon père ressentait intimement ces im-
pressions de la « paix champêtre, » qu'un écrivain n'a pas craint
d'appeler auguste et presque sacrée. C'est sans doute alors qu'il
écrivit dans son journal cette réflexion :
« La loi de la nature est violée par un trop
grand nombre des
coutumes sociales : c'est ce qui fait que les coeurs sensibles
souffrent trop souvent de ce qui, autour d'eux, les froisse et les
blesse. »
« L'homme était fait pour des rapports plus intimes, et pour
des relations moins étendues. Il était, je crois, plus heureux,
lorsqu'il passait toute sa vie, auprès de son berceau, et qu'il
habitait, comme enfant et adolescent, puis comme époux et père,
les lieux où il était né. »
«Les paysans ont eu longtemps ce bonheur; ils connaissaient,
de tout temps, l'humble maison, qui les avait vus naître, et
où viendrait s'asseoir, à côté d'eux, la compagne, à laquelle
ils seraient, un jour, unis. Ils ne cessaient pas d'être voisins
du champ de repos, où dormaient leurs ancêtres. C'était un
horizon borné, mais placé constamment sous des astres favo-
rables. »
« Nous leur avons, peu à peu, ravi ces avantages, en leur com-
muniquant une part de nos passions et de nos moeurs. La nature,
simple et sans fard, n'existe guère plus nulle part, ici-bas ; si ce
n'est peut-être dans les rêveries de quelques esprits romanes-
ques. Les habitudes et l'éducation actuelle l'ont chassée des
familles, et reléguée au pays des chimères ; mais elle se venge
de nos oublis et de nos outrages ; et plus d'une larme secrète lui
— 313 —
paie le tribut, qu'on lui refuse dans les relations communes des
temps présents. »
« Combien il est difficile à un homme de coeur, quand il a
épousé une jeune fille, et qu'il l'a dépaysée forcément, en l'éloi-
gnant de ceux qu'elle a connus et aimés jusque-là, combien il
lui est difficile de la dédommager de si nombreux sacrifices ! Le
sentiment le plus tendre et le plus exclusif peut essayer de réali-
ser une aussi légitime ambition ; mais ce n'est jamais sans dif-
ficultés. »
Si ma mère ne s'est jamais plaint d'avoir quitté son beau
Dauphiné, pour venir habiter notre Bas-Languedoc, j'aime à
penser que nous devons en être reconnaissants aux affectueux
dédommagements qu'elle a trouvés auprès de son mari et
dans sa nouvelle famille.

Cabrières cependant ne devait pas faire oublier Veaune. Cette


terre, longtemps indivise entre ma mère et sa soeur, fut, entre
elles, l'occasion d'un partage amiable, qui eut lieu, le 1er juin
1820 (1). Ces dames firent deux lots des propriétés, que leur
père leur avait laissées. Veaune formait l'un des lots, il échut
à ma mère.
Je ne sais si ma tante éprouva quelque déception, en voyant
passer, en d'autres mains que les siennes, une terre où elle était
née. Il est vrai qu'elle n'y avait pas habité longtemps, par suite
du séjour de ses parents, d'abord à Genève, durant quelques
années, puis à Cuirieu, puis enfin à cause d'un voyage de plu-
sieurs mois, qu'elle fit à Paris, avec sa mère, son frère et sa
soeur, en 1814, au moment de la Restauration.

(1) Devant M* d'Arbani, ou Darbant.


— 314 —

En tout cas, elle eut la délicatesse de n'en rien laisser paraî-


tre; et ma mère n'eut point à dissimuler sa joie de conserver
cette maison de Veaune, où était son berceau, où elle s'était
préparée à sa première communion, en 1808. Là, 3on imagination
si vive et si sensible, avait rassemblé ses propres souvenirs
avec tous ceux que les conversations de sa famille y avaient
mêlés. Veaune était le sanctuaire où reposaient, toujours prêtes
à revivre, les impressions que sa jeunesse avait ressenties.
Il fut donc décidé, dès les premiers mois de 1821, que mon
père et ma mère y passeraient les mois de juillet, d'août et de
septembre, et qu'ils y seraient rejoints par Mme du Vivier (1),
sa fille Augustine et mon oncle de Vallier.
Mais avant que se produisit cette aimable et douce réunion,
ni à Cabrières ni à Nîmes, on ne perdit son temps.
Mon grand-père, M. Isidore de Cabrières, fut, sans s'y atten-
dre, appelé à représenter (avec le maire d'alors, je pense) « la
bonne Ville de Nîmes», au baptême du duc de Bordeaux, fils
posthume du malheureux duc de Berry.
A la distance de moins de vingt ans, deux événements, graves
en eux-mêmes, mais plus frappants encore par le contraste, qui
les opposèrent l'un à l'autre, — le sacre de l'Empereur et le
baptême du futur héritier de la Couronne de France —, amenaient
mon grand-père à Paris; et là, dans deux cérémonies, également
solennelles et brillantes, le mettaient en face de deux avenirs
qui paraissaient alors assurés, et qui devaient mentir pareille-
ment aux voeux qu'ils avaient inspirés.
Le duc de Reichstat n'avait plus le trône ; le duc de Bordeaux
n'aurait jamais le sien ; et tous deux mouraient en exil !
A ce moment, au contraire, l'enfant « donné de Dieu », survi-
vait à l'assassinat de son père ; il était présenté au baptême,
par le Roi, son grand-oncle, comme « un bienfait, accordé par
le Ciel, dans l'espoir que sa vie serait consacrée au bonheur de

(1) Ma belle-mère vint nous y retrouver: je fus charmé de son caractère et


«
de ses manières affectueuses pour moi. » — Note de mon père, dans son Mémoire.
— 315 —
la France, et à la gloire de notre sainte Religion ; » Et le Cardi-
nal-Archevêque de Paris, après avoir baptisé le fils du duc de
Berry, le remettait aux mains du Roi, tout « chargé, disait-il,
des bénédictions et des espérances de la Religion. »
Ces paroles retentirent aux oreilles de mon grand-père avec
un son joyeux. « N'ayant cessé de servir, écrivait-il, que par la
force de la Révolution », « il s'était tenu constamment dans la
ligne de ses devoirs », c'est-à-dire dans sa fidélité monarchique.
Après les secousses terribles, qui avaient menacé son père et
conduit à l'échafaud son beau-père et son beau-frère, il n'avait
d'autre ambition que celle d'obtenir la Croix de Saint-Louis,
« qui lui avait été promise par le comte de Coigny, après l'in-
spection de 1788, » et qu'il lui tardait de recevoir.
Nommé « Baron de l'Empire », en 1809 (1), sur la présenta-
tion du Préfet du Gard, M. d'Alphonse, et parce que, en
1804, il avait, sur l'ordre exprès qu'il en avait reçu, assisté au
Couronnement de Napoléon, en qualité de Président du canton
de Nîmes.
Mon grand-père n'avait gardé de son lointain passage à la
Cour de Versailles que des habitudes personnelles de grandes
recherches et d'élégance. Je ne l'ai pas connu, puisqu'il était
mort, depuis près d'un an, au moment de ma naissance, mais
mes frères se souvenaient de sa toilette soignée et du parfum
qu'exhalaient ses vêtements.
Il avait pourtant repris, dès 1814, le titre de Marquis, que
portait son père ; et fait prendre à son fils celui de Comte. Ce
n'étaient pas là de grandes preuves d'ambition (2).
On a vu quelle était l'ardeur de ses sentiments et de ceux
de ma grand'mère pour la famille royale : plus leur stupeur

(1) La date du décret Impérial est du 7 janvier 1814 ; mais la nomination remontait
à 1809.
fait, le préfet de Nîmes, en 1809, le signalait à l'Empereur par cette note:
(2) De
Rouvérier-Cabrières-Génas(Isidore), ex-officier, Président de Canton. Domicilié à
Nîmes : Fortune présumée, 20.000 livres de rente. Marié. Menant une vie retirée.
— 316 —
et leurs angoisses communes avaient été cruelles le 13 février
1820, plus la naissance inespérée d'un Fils de France les avait
comblés de joie.

Mon père, pendant ce temps, se donna la satisfaction de lire,


avec ma mère, le touchant récit, que M. de Chateaubriand
avait fait de la vie et de la mort du duc de Berry.
Tous deux « trouvèrent un extrême plaisir», dans la lecture de
ce beau livre, « dont toutes les pages sont imprégnées d'une sym-
pathie respectueuse et presque tendre pour un prince infortuné,
victime de son temps, dans les erreurs et les fautes auxquelles il
s'est laissé entraîner ; victime de son rang, qui le désignait au
poignard d'un révolutionnaire exalté, mais bon et charitable
comme ses ancêtres, et attaché, comme eux, à la religion. »
« Le noble écrivain, qui a surpris, avec une si pénétrante émo-
tion, les larmes dont les yeux des reines sont souvent remplis,
a vu aussi de près, il a presque deviné les vrais sentiments de ces
princes, de ces princesses, méconnus, défigurés trop fréquem-
ment par les passions adverses, « et qui, dans l'intimité du bonheur
ou de la douleur, révèlent des âmes auxquelles rien de ce qui
est humain n'est étranger. »
« Si la duchesse de Berry montre à la fois un coeur plein de
bonté et le plus gracieux esprit ; si, par exemple, dans les let-
tres qu'elle écrit à son mari, en revenant de l'autel, au pied duquel
elle l'a épousé par procuration, elle lui parle avec noblesse et avec
mesure, comme une vraie fille de roi; le Duc, à son tour, est
délicieux de ton et de bonne grâce, quand il a peur qu'elle ne le
trouve vieux et laid ; mais, dans la catastrophe, il est magna-
nime et héroïque, humble devant Dieu et devant les hommes,
généreux vis-à-vis de son assassin, soucieux de ne laisser,
derrière lui, que des regrets sans amertume. »
— 317 —
« Pour tout dire, c'est à mes yeux un ouvrage parfait, où il n'y
a pas un mot qui ne soit à retenir. Quelle beauté simple dans le
style ! quelle sensibilité dans les récits et les réflexions ; les rap-
prochements naissent sans effort, du sujet lui-même, sous la
plume de cet admirable historien. Quel bonheur et quel profit, je
trouverai à le relire. » (1)
Les moindres détails du voyage de mon grand-père à Paris, et
de son séjour, auprès des amis anciens qu'il y retrouva, intéres-
sèrent au plus haut degré mes parents, demeurés à Nimes ; et
j'imagine surtout la joie qu'éprouvait ma grand'mère, si fer-
vente dans sa foi politique, à voir par la pensée son mari se rap-
procher, une fois encore, du comte d'Artois, et lui faire lire, sur
le visage vieilli de son ancien page, un respect et une affection,
dont la sincérité pouvait le consoler de bien des ingratitudes.

Mon père donna encore quelque temps à ses parents, pour se


réjouir avec eux des récits relatifs au baptême du duc de Bor-
deaux, et y trouver de nouveaux éléments à ses espérances
politiques ; puis il partit avec ma mère pour Veaune, où il arriva
dans les derniers jours de juin.
Son mémoire rend témoignage des premières impressions, que
lui cause cette visite :
« Le pays est joli ; les fermes assez grandes et
belles, le châ-
teau confortable ; on aimerait facilement ce séjour ».
Et en effet, Veaune plaît, même à ceux qui ne font qu'y pas-
ser ; à plus forte raison, quand on y a, pour s'y attacher, les
motifs profonds qu'avait le nouveau châtelain.

(1) Cette analyse du livre de M. de Chateaubriand est toute entière de la main


de mon père.
— 318 —
Là, s'était fixée depuis des siècles, la famille des Fay, fondue
ensuite, par l'une de ses branches, — celle des Solignac —, dans
la descendance des du Vivier. Là, les ancêtres directs de ma mère
avaient vécu ; là enfin, le marquis Artus du Vivier avait passé
son enfance, et s'était établi, après son mariage, en quittant la
marine.
La Révolution y avait respecté sa présence; et s'il s'était en-
suite transporté à Cuirieu, c'avait été pour obéir aux désirs de
son oncle, le marquis de Boissac ; ses goûts personnels l'avaient
ramené à Veaune, le plus souvent possible. Il y était mort, et ses
cendres, mêlées à celles de son beau-père, reposent encore près
de l'église, à gauche de la porte d'entrée. (1)
Ma mère, pénétrée d'un vif sentiment d'amour pour son père,
y avait associé son mari ; et tous deux ensemble honoraient,
célébraient et entretenaient en leur coeur « l'ardeur de la piété
filiale. »
« C'est, écrivait mon père, le plus beau, le plus respectable
des sentiments, parce qu'il est fondé sur la reconnaissance. Et il
n'y a, pour l'ignorer ou le méconnaître, que les coeurs ingrats
et vides, c'est-à-dire les plus dénaturés. »
A Veaune, mon père se fit rendre compte de ce qui intéres-
sait sa propriété. Ses promenades le conduisirent dans les terres
de la commune ou des communes voisines, dépendantes de la
succession de M. du Vivier ; et il assit ainsi, sur des enquêtes et
des appréciations directes, son jugement sur la valeur réelle des
biens, dont l'administration lui incombait.
Hélas ! A de réels avantages, tirés de la nature même de ces
biens, et par conséquent aux raisons puissantes de les conser-
ver, d'autres considérations s'opposaient, qui frappèrent prom-
ptement le sens pratique de mon père. De Nîmes à Veaune, la
distance, à cette époque, était longue à parcourir ; les déplace-

(1) La petite colonne, sur laquelle la reconnaissance des habitants de Veaune,


a gravé, en les bénissant, le nom de M. de Silans avec celui de mon grand-père
est placée maintenant à l'intérieur de l'église, par les soins de M. et de Mme Savy,
propriétaires actuels du château.
— 319 —
ments dès lors seraient à la fois, nécessaires et coûteux; et,
quand on était déjà préoccupé d'avoir à faire de fortes écono-
mies, serait-il sage de se lier soi-même à la création ou au
développement d'une nouvelle administration rurale, sur un
théâtre, éloigné de celui auquel on devait déjà tous ses soins?
Ces problèmes inquiétants se heurtaient dans la pensée de
mon. père, tandis qu'il arpentait le pays où son mariage l'avait
amené ; et comme il arrive souvent, sans doute, entre époux,
également soucieux des intérêts de leurs enfants, dans l'avenir
qu'ils doivent leur préparer, les projets, caressés par l'un n'étaient
pas ceux qui s'imposaient à l'autre.
Ma mère était heureuse de songer qu'elle adresserait ses let-
tres, « à M. le comte de C. en son château de Veaune » ; et mon
père se demandait si cette possession lui serait longtemps per-
mise, et s'il ne serait pas meilleur de renoncer au Dauphiné pour
se cantonner avec courage dans l'horizon plus borné du Bas-
Languedoc ?
Dans des cas semblables, il est quelquefois bon de ne pas se
hâter, et d'attendre que les circonstances extérieures, en se
modifiant, apportent elles-mêmes la solution désirée. C'est à ce
tempérament que mon père s'arrèta.
Mais, parce qu'il craignait que sa compagne, en le voyant
quelquefois songeur et silencieux, même en face du beau
paysage, dont la vue se déploie devant la terrasse de Veaune,
ne cherchât le motif de ces préoccupations fâcheuses, il es-
saya de passionner un esprit, facilement inquiet, par une lecture,
capable de le retenir et de le fixer : dans ce but, il mit dans
les mains de ma mère les Méditations de Lamartine, récemment
publiées.
Lui-même avait subi le charme de ce beau livre : à un degré
d'autant plus grand que cette poésie, simple et pure, imprégnée
d'une sorte de sentiment religieux, contrastait davantage avec
les oeuvres légères, très court-vêtues, quelquefois même impies,
dont la fin du dix-huitième siècle avait été remplie. C'était un
tout autre accent, une tout autre inspiration; et le mal du siècle
— 320 —
nouveau, la mélancolie, y était traité avec tant de sympathie,
qu'un homme, jeune encore, très sensible, très tendre, et d'une
vive imagination, ne pouvait qu'en être ému.
Il le fut si profondément que la marche, à ses yeux, un
peu incertaine, de M. de Lamartine, au cours du règne de Louis-
Philippe et de l'avènement de la république de 1848, ne lui
enleva pas la sympathie, qu'il avait tout de suite éprouvée, pour
une âme aussi élevée et aussi généreuse. Il lui pardonna d'être
devenu « républicain »; et quand vinrent, pour le grand poète
et le grand orateur, les heures de pauvreté et de solitude, mon
père consentit volontiers, sur la demande de Reboul, à souscrire
à l'édition définitive des oeuvres littéraires, historiques et poli-
tiques du héros pacifique de 1848. Derrière des idées, des
sentiments, des actes qu'il ne voulait pas approuver, « le vieux
légitimiste » continuait à voir, à estimer, à admirer l'auteur de
tant d'oeuvres charmantes et profondes, auxquelles sa jeunesse
avait si souvent applaudi.
Pour ma mère, la première impression ne fut pas aussi favo-
rable ; et, dans la ferveur de son admiration, son mari en fut
peiné.
J'ai retrouvé une note de lui, dans laquelle il essaie de s'expli-
quer une froideur, sur laquelle il ne comptait pas.
— « Le calme d'Yvonne, devant ces beaux vers, m'a surpris.
N'aurions-nous pas la même manière de sentir, et son âme vibre-
rait-elle moins que la mienne, aux accents d'un poète, dont la
touche, sur la lyre, est si délicate ? Peut-être, dans sa foi naïve,
trouve-t-elle que Dieu est trop absent de ces méditations, où le
vague des croyances se laisse voir ! mais aimerait-elle mieux la
sécheresse d'une page de catéchisme? »
« Cette philosophie harmonieuse est presque de la musique ;
elle en a le rhytme, l'élégance enchanteresse, l'expression com-
municative ! Quelquefois aussi, on dirait de la peinture :
— on y
voit courir les ruisseaux au creux des vallons, le « char du soleil»
monter ou descendre à l'horizon, les « voiles de la nuit» s'étendre
sur les montagnes, et les saisons diverses passer de la nature
— 321 —
matérielle, jusqu'à l'âme, qui a ses heures « d'aube matinale », ou
de « pleine lumière» comme à midi, ou de « crépuscule indécis »,
et ses saisons de « sombre hiver », de « gai printemps », de
« brûlant été », ou de « pâle automne ! »
« Et tout cela laisserait hésitante dans son admiration, une
femme, dont le coeur se traduit lui-même par le choix de la
musique qui lui plaît, ou par celui des tableaux qu'elle aime à
copier! C'est une sorte de mystère, « où ma raison perdue ne se
retrouve pas ! »
« Mais voici, j'ai enfin deviné. Dans toutes les méditations, il y
a, « invisible et présente », l'image d'une femme ! Et cette femme
est nommée; elle a existé, elle existe peut-être encore. Et Yvonne
ne supporte pas cette sorte d'indiscrétion. Elle en veut au poète
d'avoir porté partout avec lui, et jusqu'au pied des autels, cette
image et ce nom ! Elle a souffert de lire ces paroles orgueil-
leuses :
Beauté ! présent d'un jour, que le Ciel nous envie,
Ainsi vous tomberez, si la main du génie
Ne vous rend l'immortalité...
(Quand) les siècles passés auront passé sur ta poussière,
Elvire, tu vivras toujours (1)
!

Et surtout elle a trouvé que c'était un manque d'égards, vis-à-vis


d'une femme, que de prétendre l'honorer, en immortalisant soi-
même sa faiblesse. »
« Elle excuse Dante, dont la Béatrix est toute céleste ;
elle
pardonne à Pétrarque, qui, peut-être, a créé de toutes pièces
Laure de Noves ; mais elle ne voudrait pas que, dans un salon, on
puisse se montrer une inconnue, en défaut : Voilà l'Elvire que
Lamartine a chantée ! »
« J'avais donc deviné ; — mais j'ai plaidé les circonstances
atténuantes, et la pauvre Yvonne a fini par convenir, après une
seconde lecture, que M. de Lamartine possédait, au plus haut de-
gré, la pureté et la noblesse de la langue poétique : à une richesse

(1) Médit, III.


21
— 322 —
admirable d'expressions, il unit souvent une grande vigueur de
style ; ce sera peut-être un de nos plus grands poètes lyriques !
Nous nous sommes réconciliés sur cet éloge ; mais je n'ai pu

m'empêcher, au-dedans de moi-même, d'envier la fermeté du
caractère et du jugement d'Yvonne, jalouse de l'honneur de son
sexe, et ne permettant pas, même au génie, de se persuader qu'il
suffit de lui avoir cédé pour mériter l'indulgence. »

Toutes les conversations, à Veaune, n'eurent pas ce tour litté-


raire et philosophique. Mes parents jouirent, jusqu'au milieu de
septembre, du bonheur d'être réunis à Mme du Vivier, à sa se-
conde fille et à son gendre, M. de Vallier. Cette aimable et douce
société se transporta, vers le quinze du mois, jusqu'à Lyon, où
elle se réunit autour des quatre chères tantes ; ma mère y trouva
même le temps d'y prendre, au passage, quelques leçons d'un
excellent maître de piano.
Avant le mois d'octobre, mon père et ma mère rentrèrent à
Nîmes, pour y attendre la naissance de mon troisième frère,
François-Marie-Raymond: elle eut lieu, le 14 décembre 1821. —
Mon père, dès le retour, s'était, dit-il, « remis sérieusement à
l'étude de l'histoire, de la littérature et aussi de la politique,
dans les journaux, les revues et les écrivains du temps.

Les quatre années, qui suivirent la naissance de mon frère


Raymond, — c'est-à-dire 1822, 23, 24 et 25 —, furent, dans la vie
de mon père, des années capitales; elles donnèrent à ses études
un but de plus en plus déterminé.
De plus en plus, en effet, il entrevoyait, et il caressait l'idée
de la vie publique, comme le but réel du travail, auquel il con-
damnait son intelligence. Peut-être ne se l'avouait-il pas ouver-
tement, mais il y marchait avec persévérance, se plaignant de
— 323 —
« son peu de mémoire, et accusant le souci de ses affaires person-
nelles » de l'empêcher de profiter, pour s'instruire, de la liberté,
dont il jouissait. Il rêvait d'être utile, de servir le Roi, la
Monarchie, par l'influence qu'il ambitionnait d'acquérir.
A peine se donnait-il, de temps à autre, le loisir de visiter ses
chers amis, les Rochemore, ou quelques autres connaissances
agréables. Il revenait vite au vieux manoir où, remarque-t-il, « ses
parents et ses enfants l'accueillaient, chaque fois, avec une ten-
dresse plus vive ». Mais, trop souvent, il y constatait que « sa
mère était fatiguée et triste ».
Les raisons probables de cette tristesse, et peut-être aussi de
cette fatigue inquiétaient ce fils excellent et si aimant. Aussi,
le voyons-nous, avec quelque surprise, après un court séjour
à Veaune, en septembre 1822, reconduire Mme Yvonne et ses
deux fils aînés, à Lyon, chez Mme du Vivier, et prendre ensuite
la route de Paris, pour y demeurer jusqu'à la fin de février 1823.
Dans son Mémoire, comme dans ses lettres à ma mère, Eugène,
redevenu « Parisien », donne le change, même à sa compagne;
il ne lui parle guère que de musique et d'art.
« Il s'occuperabeaucoup, dit-il, de sa basse ; il mettra à savoir
la bien manier, la bien conduire, une grande importance, une
application soutenue. Les compliments, que lui adresse « son
excellent maître », M. Norblin, ne lui suffisent pas; il veut
acquérir « un coup d'archet », qui lui semble très difficile, et,
trois fois par semaine, il prend de véritables leçons, dont il fait
juges, ensuite, ses amis Pommereau et Maurice David ».
Mais il a, en même temps, de grands projets ; il est persuadé
que, « jusqu'à un certain point, on peut tout ce que l'on veut,
avec de l'ordre et de la persévérance». Aussi, « il demande,
tous les jours, à Dieu de bénir les efforts qu'il se propose de
faire pour mettre de la suite dans l'emploi de son temps,
qu'il s'agisse de ses affaires aussi bien que de ses études ».
Une sorte de jeu, en partie double, auquel il semble que ma
mère se prêtait volontiers, se poursuivait en réalité, à Paris,
entre ses amis et lui d'un côté, et ses parents, à Nîmes, de l'autre.
— 324 —
A ceux-ci, comme à sa compagne, il ne parlait que d'art,
de musique, de théâtres, de monde et de relations de société.
Comme il semblait juste, la musique paraissait avoir la plus
large part. On pense bien que le plaisir d'entendre un savant
orchestre, ou quelque morceau de violoncelle, ou enfin d'assister
à quelques bals élégants, ou à quelques dîners, ce n'étaient point
choses indifférentes à un homme, dont toutes les facultés étaient
en éveil et actives.
Mais s'il se laissait aller à entretenir les siens de l'agréable
emploi de ces heures de distraction ou d'études, sur cette basse,
dont « l'expression mélancolique et sentimentale le ravissait » :
au fond ses préoccupations véritables étaient ailleurs ; il nourris-
sait l'espoir d'obtenir peut-être une situation importante. « Sans
rien sacrifier alors de ses devoirs de famille, il aurait le moyen
d'accroître son aisance et de multiplier ses services ».

Pour l'y aider, la Providence l'avait mis sous la tutelle affec-


tueuse d'un proche parent de sa mère, M. le Baron Jules de
Calvière (1), qui, l'ayant rencontré de bonne heure, l'avait

(1) Je ne puis écrire ce nom, que j'ai appris à respecter dès mon enfance, sans
rendre un hommage rapide, mais très affectueux, aux derniers membres de cette noble
famille, que j'ai connus, estimés, vénérés, depuis mon arrivée à Montpellier.
Le Baron Prosper de Calvière, officier d'état-major, donna sa démission au mo-
ment de son mariage avec Mlle de Calvisson. S'il avait gardé les traditions de
son père, s'il nourrissait, pour l'avenir de la France, les mêmes espérances et les
mêmes voeux, il n'avait pas le même caractère. Il était doux, modeste, volontiers
silencieux, mais très dévoué, très généreux et profondément chrétien. Toutes les
bonnes oeuvres de Montpellier, religieuses ou politiques, bénéficiaient de sa charité.
Dieu lui envoya une immense épreuve, en permettant la mort de son fils unique,
Arthur de Calvière-Calvisson, aussi officier d'état-major, tué au pont de Neuilly,
en 1871.
Le père porta ce deuil avec une héroïque patience, et ne refusa point de donner à
— 325 —
ensuite vu de près, en 1815, dans l'escorte du duc d'Angoulême,
et s'était attaché à lui. L'âme ardente et passionnée d'Eugène,
éprise de dévouement et toute vibrante sous les émotions
artistiques, avait frappé et charmé le jeune colonel, que la
Révolution avait arraché aux armes, et qui, depuis 1790, cher-
chait une autre manière de se dévouer aux Bourbons et de
rétablir la vieille Monarchie.
Au moment où mon père était le plus tourmenté par l'idée
d'une démission, qu'il jugeait nécessaire, et qui répugnait à sa
fidélité royaliste, il avait consulté M. de Calvière. Qui aurait pu
mieux l'éclairer qu'un ancien officier, momentanément appelé à
administrer le département du Gard, et qui avait ensuite quitté
ce poste honorable, pour remplir une mission à laquelle le Duc
d'Angoulème l'avait directement appelé ?
Bien que la mise en disponibilité de son jeune cousin n'eût
été ni conseillée ni approuvée par lui, M. de Calvière ne cessa
pas d'avoir les yeux sur son protégé ; il le mit au rang de ses
plus intimes confidents et de ceux, dont le dévouement à la
Monarchie lui paraissait le plus sincère.
Aussi, quand, à la fin de 1822 et au début de 1823, mon père
le rencontra, à Paris, chez leur commune parente et excellente
amie, la Baronne de Lisleroy, M. de Calvière se hâta d'applau-
dir aux aspirations, encore vagues et indéterminées, par les-
quelles Eugène cherchait une issue à son besoin d'activité ; il
.
le jugea capable et digne d'être choisi pour des fonctions admi-
nistratives, et susceptible même de devenir, dans ces temps
agités et troublés, un excellent député.
Il alla, en attendant, jusqu'à lui faire offrir la sous-préfecture

Dieu sa fille aînée, la baronne de Lascours, entrée au Sacré-Coeur, à Conflans,


après la mort de son mari.
La seconde fille du baron Prosper de Calvière avait épousé M. Jules de Brignac
— et la seule ombre, jetée sur cet excellent ménage, fut de n'avoir pas eu
d'enfants.
Affamée, comme sa soeur, de dévouement et de sacrifices, Marguerite de Calvière,
après la mort de M. de Brignac, prit, les saintes livrées du Carmel, à Avignon, où
elle mourut. Le monde n'a guère compris ces grandes âmes, mais ceux qui les
ont approchées, ont conservé, pour elles, le culte d'une pieuse admiration.
— 326 —
d'Uzès, à quelques lieues de Cabrières. Déjà incliné à refuser
une offre pareille, mon père ne voulut cependant rien répondre
sans avoir consulté sa compagne, et celle-ci, effrayée par la
seule idée de tenir, même de très loin, au monde des autorités,
donna vite le conseil de décliner cette proposition.
Ce n'en fut pas moins une raison sérieuse, ajoutée à beaucoup
d'autres, pour ne pas tarder à résoudre la question, depuis plu-
sieurs années pendante, du règlement des affaires de mon grand-
père. Ne fallait-il pas, si l'on devait être pourvu de quelque
charge, y arriver sans un cortège de créanciers ?

Mon père revint donc à Nîmes, puis à Cabrières, à la fin de


février 1823. Il fut un moment distrait du souci de ses affaires
par la visite du jeune ménage Fournès. Le Marquis de Fournès
avait présidé, à Nîmes, les élections de la noblesse pour les Etats
généraux, en 1789.
Son fils et son petit-fils étaient étroitement liés avec mes
grands-parents. On leur présenta donc la jeune Marquise, née
d'Héricy; et mon père signale, dans son Mémoire, l'impression
que lui fit « la bonne grâce, l'amabilité constante et le charme
persévérant » de cette nouvelle hôtesse du beau château de
Saint-Privat (1). Ce ne fut, hélas ! qu'une courte apparition, et
la Normandie reprit, trop vite et pour trop longtemps, la femme
distinguée, qu'elle avait prêtée au Languedoc.
Presque à la même époque, la soeur de cet Achille de Cabrières,
cousin très-proche de mon père, et son fidèle ami, épousa le
Comte de Régis de Gatrimel, officier, pendant quelques années,

(1) Près du Pont du Gard, et de Remoulins.


— 327 —
dans l'armée du Roi de Naples. « Cette union, remarque encore
le Mémoire paternel, fut nouée sous les auspices les plus favo-
rables » ; — et les auspices n'ont pas été trompeurs. Angracie (1)
de Cabrières était intelligente, spirituelle et douce. J'en ai con-
servé un souvenir sympathique et reconnaissant : c'était une vraie
et bonne parente.
Les Régis étaient, comme M. du Vivier, liés par le sang aux
Bressac et aux Mac-Carthy, propriétaires alors du château de
La Vache, dans la Drôme. De là, quelques visites, qui rappro-
chèrent parfois mon père de l'éloquent et saint prédicateur, le
R. P. de Mac-Carthy, jésuite. Ma grand'mère recommandait à son
fils, qu'elle trouvait peut-être un peu tiède de « réchauffer son
,
âme, au contact de cet éminent religieux ».
Mais ces petits événements de société ou de famille n'avaient
pas la puissance d'arracher Eugène à ses angoisses de fortune.
Poussé par sa mère, toujours guidé par l'intime ami de ses
parents, M. l'abbé Guimetty, alors curé de Saint-Paul, à Nimes,
mon père se résolut à une démarche décisive, et je vais le laisser
parler lui-même de cette circonstance si grave de sa vie :

« Ce fut le 1er mai 1823, que mon père parut disposé à me


montrer sa confiance, en me parlant de ses embarras d'affaires.
Je saisis cette occasion aux cheveux, comme on dit qu'il faut
le faire, dans les heures importantes, et je priai M. Guimetty de
vouloir bien me tracer le plan de la Convention, que je pourrais
présenter à la signature de mon père, si celui-ci voulait bien
faire un accueil favorable à la lettre suivante, que je me
proposais de lui adresser de Cabrières, où je m'étais retiré à
dessein. »
« Qu'on ne m'en veuille pas d'avoir eu la témérité,
—quelques-
uns penseront peut-être l'insolence—, de parler à mon père, avec
une franchise, qui avait bien quelque chose de rude. Quand on est
en face d'un devoir difficile, il est rare qu'on le remplisse sans

(1) Du mot latin: Encratia, formé sur le grec Evxpaiu;.


— 328 —
forcer son élan. J'espère cependant qu'on verra que j'ai essayé de
concilier la liberté avec le respect. On va en juger :

Cabrières, le 20 mai 1823.


« Mon cher ami » (1),
« Je te respecte et je t'aime, comme un bon fils doit aimer et respec-
ter un père, qui l'a toujours comblé de bontés : tu m'aimes aussi,
tendrement, je n'en saurais douter; mais, je ne conçois pas par suite
de quelle fatalité, il n'existe pas, entre nous, assez de confiance. Dans
une situation ordinaire, ce serait un bonheur de moins; mais, dans celle,
où, d'après toi-même, se trouvent nos affaires, c'est pour moi un
vrai malheur. Avant la demi-confidence, que tu me fis, il y a quel-
ques jours, j'avais souvent des inquiétudes. On m'avait dit, à Lyon,
que l'opinion générale supposait tes affaires assez embrouillées.
J'en doutais pourtant, et je n'y crois que depuis que tu me l'as dit toi-
même. Tu devrais, paraît-il, une somme importante, répandue entre
plusieurs créanciers. S'ils te demandaient, tous, le même jour, à
rentrer en possession de leur argent, pourrais-tu les satisfaire? Cette
perspective serait inquiétante. Mais, malgré tout, elle serait loin de
me décourager, si tu achevais ta confidence, et si tu me montrais
toute la confiance et tout l'abandon que je crois mériter. Ne suis-je
pas ton fils, ton ami, ton successeur, le père de trois enfants, que tu
aimes autant que moi-même ? N'est-ce pas à moi qu'il appartient
d'alléger le fardeau, des charges, qui t'accablent, et d'assurer avec
toi la fortune de ces enfants. Je t'ai dit, légèrement, que je me char-
gerais de tout; je l'ai depuis répété à ma mère. Tu n'as pas répondu
négativement, mais tu recules devant une résolution positive, et
efficace. »
« Ah ! mon ami, sois plus sincère avec toi-même, sois plus confiant
avec ton fils. Cesse de fermer volontairement les yeux sur une situa-
tion, qui n'est pas sans remède. Je te le dis, avec toute la franchise,
tout le zèle de mon amitié pour toi, et de mon intérêt pour nos enfants ;
il est urgent de mettre un terme à toute indécision, à tout retard.
Éclaire-moi sur notre position réelle ; dis-moi tout: je suis prêt à tout
entendre. Nous calculerons ensemble nos charges et nos ressources,
ou plutôt, tu n'auras qu'à me fournir les documents, et je ferai moi-
même tous les calculs nécessaires. Quand tout me sera connu, je
verrai tout ce que je pourrai faire. »

(1) C'était le ton, que la Révolution avait introduit, et qui n'a pas survécu à
cette génération.
— 329 —
« Certes, mon désir n'est ni d'être plus indépendant ni de gouver-
ner plus librement ; tu connais, je crois, mon caractère et mon
coeur; tout mon désir, tout mon besoin serait d'alléger les intérêts que
tu dois, d'en assumer le paiement, et d'éteindre progressivement
nos dettes, au moyen des rentrées qui pourront me survenir, et de la
stricte économie à laquelle je suis résolu. Car il ne faut pas nous
flatter d'avoir toujours de belles récoltes, et les bonnes années sont
toujours incertaines. Ce n'est qu'en mesurant exactementles dépenses
sur les recettes, que nous rendrons possible, au moyen d'une hypo-
thèque sur mes biens, d'abord, le paiement des intérêts, et ensuite
celui de sommes dues. »
« Je vivrai beaucoup à la campagne, sans en sortir, s'il le faut ;
enfin je prendrai tous les moyens pour conserver à nos enfants ce
qu'il nous reste de biens. C'est là mon seul désir, mon espérance,
et c'est à quoi je te demande de contribuer, au nom du tendre
attachement que tu leur portes, aussi bien que moi. »
« Voilà, mon bon ami, tout ce dont mon coeur est plein, et ce dont il
fallait le soulager. Il m'est impossible de vivre plus longtemps, en face
de mon père, sans lui dire des vérités aussi importantes pour nous
deux, et qu'un défaut prolongé de confiance me rendrait insuppor-
tables. »
« J'ai si peu l'habitude de te parler de choses pénibles, que
je ne sais comment tu prendras ce que je t'écris. J'ai l'âme agitée
et pleine de tourments. Je crains de t'affliger par quelque expression
mal choisie ; mais le ciel sait qu'il n'y a point d'amertume dans mon
coeur ; une sincérité réciproque peut seule nous convenir à l'un vis-
à-vis de l'autre, dans un moment, où nous avons si grand besoin
d'être unis. J'ai donc pris le parti de t'écrire, et j'attendrai ta réponse
pour revenir auprès de toi. Si tu juges bien des sentiments, qui
me dictent ma lettre, j'espère que tu me rappelleras sur-le-champ.
Dis-moi seulement : que tu consens à me donner toute ta confiance,
et à me charger des affaires de nos enfants, — je reviendrai, sans
délai; mais songe qu'il me faut une entière confiance, afin que
je puisse agir. Sans cela, nous n'aurions rien gagné ni l'un ni l'autre,
à cette explication. »
« Si nous étions assez malheureux, pour que tu ne voulusses pas t'en
rapporter à moi, je te prie de me renvoyer ici Yvonne et mes enfants ;
car il me serait impossible, dans la situation d'âme où je me trouve,
de revenir auprès de vous. Je m'enfermerai à Cabrières, et j'y attendrai
que le temps et l'amitié me rouvrent ton coeur. »
« Ton bon fils. »
— 330 —
« Réponds-moi, je te prie, dès que tu auras pris une
résolution
décisive. »

« Laissé à lui-même, mon père, dont le coeur était excellent,


aurait répondu, sans hésiter : J'ai « confiance, viens. » — Mais
ma mère, avertie de l'envoi de ma lettre, veillait auprès de son
mari, qui n'avait pour elle aucun secret. Elle pleura avec lui;
ses larmes achevèrent d'apaiser le léger mouvement d'amour-
propre, qui aurait pu retarder un instant cette réponse affirma-
tive, aussi pressée. » (1).
« Certes ! je fus ému et reconnaissant de l'accueil fait si vite à
ma demande ; — mais, pour prévenir tout malentendu, qui aurait
compromis le résultat que je souhaitais, avant de me rendre
à Nimes, auprès de ces parents, dont la bonté parfaite me re-
muait si profondément, et, pour n'avoir plus à revenir sur des
explications difficiles, je rédigeai, encore, la note ci-après, que
j'adressai à ma mère » :
« Avant de répondre à la note, que tu m'as envoyée, et de ré-
diger l'arrangement définitif, qu'il nous convient d'adopter, je veux
mettre sous les yeux de mes parents, le tableau de notre situation
réelle : tableau pénible, mais utile, comme la vérité, qu'on fuit tou-
jours, et qui seule cependant peut donner des leçons profitables ».
« Je demande si, pour une femme, qui a fait et fera tant de sacri-
fices, et pour un père qui aime ses enfants, il peut y avoir une per-
spective plus difficile que celle qui serait réservée à Yvonne et à moi,
si nos affaires, au lieu de s'arranger, continuaient à décliner. »
« Dans l'état de choses, que j'esquisse, mon père est le plus person-
nellement intéressé; pour mon compte, je saurais sortir de ce monde
nu, comme j'y suis entré ; mais quelle serait la situation de ma
femme, si ce malaise se prolongeait, et quel regret involontaire elle
pourrait éprouver de s'être associée à moi, si cette situation fâcheuse
n'était pas enfin guérie? Regretter nettement le laisser-aller du
passé, et se mettre, avec une entière sincérité, en face de tout
ce qu'il nous reste d'embarras, en se réduisant au plus strict néces-
saire pour les surmonter, c'est le devoir et c'est l'honneur».

(1) Dans son Mémoire, mon père a écrit plus tard: Dieu voulut que mon père
fût touché de ma lettre ; et après quelques pourparlers assez pénibles, il signa la
convention que je lui proposais.
— 331 —
«Ainsi, sans revenir inutilement sur le passé, voici ce que je
demande à la confiance de mes parents, et j'ose dire qu'ils ne peuvent
mêle refuser : »
« Les arrangements que je propose sont simples, ils sont justes, et
n'ont qu'un but : celui de concentrer, dans mes mains, les obligations
et les responsabilités. Laissez-moi travailler à ma manière, à réparer
ce qui peut l'être, je l'espère; ma seule tranquillité sera désormais celle
d'être sûr que je connais tout le passif, à combler, et qu'il ne pourra
plus s'accroître que par ma faute. »

« La première convention, rédigée par M. Guimetty, — et en


vertu de laquelle mon père me chargeait de l'administration com-
plète de ses biens et de ses affaires, — fut signée par nous deux, le
4 juin 1823. Elle obtint l'heureux résultat, que je m'en étais pro-
mis ; et, quelques mois après, les deux contractants pouvaient
dire, chacun à son point de vue, que « cette solution avait été
providentielle et excellente. »
« Cependant, pour préciser quelques points, qu'un premier
essai nous avait signalés, une convention complémentaire fut
également signée, par mon père et par moi, le 1er juin 1826 ; et
enfin, le 14 août 1828, après une dernière révision, cet acte si
important prit sa forme définitive. »
« Un grand pas était fait vers le relèvement prochain de notre
fortune : mon père s'y prêta avec courage et avec dignité ; ma
mère en fut presque plus heureuse que moi-même. Elle en
aima davantage. mon père et moi ; nous ne vîmes plus une
ombre passer sur nos sentiments mutuels, si profonds et si
tendres. Et je n'eus pas à regretter, grâce à Dieu, la résolution,
que j'avais prise par devoir, mais dont je ne serais pas consolé,
si mon père en avait été blessé. »

Après une démarche si grave, et qui avait exigé de sa part


un si grand effort de volonté, mon père avait besoin de quel-
— 332 —
que dédommagement; la Providence lui en donna deux, qui
lui furent agréables à des titres divers.
Ce fut d'abord de voir consacrée, par un décret officiel, en
date du 25 septembre 1823, la nomination du Marquis Isidore
de Cabrières comme chevalier de la Légion d'honneur. Cette
distinction flatteuse avait sans doute une grande valeur, mais
elle ne répondait pas pleinementau désir du nouveau « chevalier».
Celui-ci, homme de l'ancien temps, avait (même après la déco-
ration de la Fleur de Lys d'argent (1), obtenue dès les premiers
jours de la Restauration), sollicité l'envoi de la Croix de l'Ordre
royal et militaire de Saint-Louis. On craignit peut-être, à ce
moment, de rappeler avec trop de hâte les souvenirs de l'an-
cienne monarchie ; et M. le duc de Maillé, au nom de Monsieur,
frère du Roi, accorda officiellement « la Croix d'honneur », dont
le brevet devrait être expédié plus tard.
Il ne le fut que le 25 septembre 1823 (2). Cette nouvelle mar-
que de l'attention du Souverain honora et réjouit toute la famille.
Et puis, voici que M. le Baron de Calvière suggéra au Préfet
du Gard l'idée de placer mon père à la tête de la petite com-
mune de Cabrières, avec le titre de Maire, et pour en remplir
les fonctions. La nomination eut lieu, et mon père, à la joie de
ses parents, que charmait ce lien nouveau de leur fils unique
avec leur cher village, fut installé dans la mairie de Cabrières, le
21 septembre 1823. Comme César, il pouvait savourer la satis-
faction d'être « le premier » dans un coin du monde. Mais, dans
la pensée de M. de Calvière, ce n'était là qu'une manière de le
préparer, par un noviciat suffisamment instructif, à remplir des
fonctions plus élevées.

«On me trouve, — écrivait-il à ma mère —, capable de rendre de réels


services dans l'administration ; on vante mes moyens, mes études,
ma facilité à parler; on m'encourage extrêmement. Ne crois pas que
(1) Comme député de la ville de Nimes », sous la signature de M. Fr. Guizot,
«
secrétaire général du Ministère de l'Intérieur, 28 juillet 1814.
(2) Sous la signature du Roi Louis XVIII, le visa du grand-chancelier,le Maréchal
Macdonald, et le contre-seing du Baron de Bock.
— 333 —
je prenne tout cela au pied de la lettre. J'y vois toutes les exagérations
de l'amitié ; mais je t'avoue cependant que, parfois, je me laisse aller
à l'espérance de tirer parti de moi-même. Je ne veux plus faire de la
musique qu'une récréation et un repos: à peine deux heures par jour,
d'une application attentive, me suffiraient pour ma basse. Viendront
alors beaucoup de projets, de travaux sérieux pour l'histoire, les lois
et la politique... Avec de la suite et de la persévérance dans ces
projets, j'arriverais peut-être à faire aussi bien qu'un autre. »

Et, sans perdre de temps, il entrait résolument dans tous les


détails de son modeste gouvernement.
Il recevait « des mains de M. Prat, son prédécesseur à la
mairie, et en présence des Marguilliers, les effets appartenant à
l'église, et il en faisait dresser l'inventaire ».
Il s'occupait des réparations urgentes à faire dans l'église, et il
écrivait au Sous-Préfet d'Uzès, pour le mettre au courant de la
situation pécuniaire du village, et traiter avec lui de quelques
affaires. Il mettait activement la main à la conduite des deniers
communaux; et enfin, par l'examen soutenu de tout le méca-
nisme administratif, il se familiarisait promptement avec les
diverses branches de la direction d'une commune, en tenant
compte de l'état des recettes, comparé avec celui des dépenses.

Ce « noviciat » parut suffisant pour la conduite de la mairie


d'une grande cité ; et, dès le 25 juin 1824, M. de Calvière, alors
présent à Paris, se mettait en mouvement.
A la seconde Restauration, en effet, la mairie de Nimes était
passée des mains de M. le Baron de Daumont à celles du Marquis
de Vallongue, ancien officier de marine, et très estimé dans une
ville, où sa famille, celle des Causse, était depuis très longtemps
établie et considérée.
— 334 —
Mais les divisions de partis ne demeurèrent pas inactives, et,
sous le ministère du Comte Decazes, M. de Vallongue fut repré-
senté comme malade, et impuissant à tenir une place qui exigeait
de la santé.
Le Gouvernement accepta ce prétexte ; il choisit alors M. de La
Boissière, digne à tous égards de la confiance de ses administrés;
mais celui-ci connut aussi les tracasseries des mécontents ; et,
en 1819, il céda son écharpe à M. Cavalier.
Il y eut à la suite de cette mutation une période de calme ;
et l'on vit la colline, sur laquelle repose la Tour-Magne, la
« vénérable aïeule de la cité Nimoise », sillonnée par une route,
ombragée d'arbres et de plantes vivaces, et qui complétait la
parure du beau jardin de la Fontaine et du Temple de Diane.
Cette création heureuse n'échappa point aux divergences des
opinions politiques. Pour les uns, ce fut là le Mont Cavalier, pour
les autres, le Mont d'Haussez : le Maire mis en face du Préfet !
Y eut-il quelque déboire pour M. Cavalier, à la suite de ces
discussions, je ne sais ; mais, lassé d'un pouvoir, qui l'expo-
sait à des critiques imprévues, le Maire donna sa démission.
C'est alors que M. le Baron de Calvière écrivit à mon père les
lettres suivantes :
Paris, le 25 juin 1824.

« ...
Tout me permet de croire que nous entrons dans une voie
meilleure ; il faut espérer qu'on y persévérera, et que, d'année en année,
le bien s'affermira, en dépit de quelques mauvaises têtes, qui pré-
fèrent les fluctuations continuelles, et critiquent tout ce qui ne se
fait pas par eux et pour eux ; en dépit aussi de ceux qui rêvent encore
de révolution et de désordre. Dans ces circonstances, tout homme de
bien, qui a de la capacité, doit se mêler aux affaires publiques, pour
contribuer au bien du pays, et ménager ses propres intérêts... »
« ... Pour ce qui vous regarde personnellement, je pense que je vais
vous faire une proposition, qui ne vous déplaira point. Vous m'avez
assez jugé, je l'espère, pour croire que, lorsque je vous la fais, c'est
pour vous placer à côté d'un homme, qui vous convienne sous tous les
rapports. J'aurais voulu vous placer, vous-même, tout de suite, au
premier rang ; on vous a trouvé trop jeune. J'aurais désiré vous
placer au second, à côté de Monsieur votre père : cette proposition n'a
— 335 —
pas pu être acceptée. Dès lors, je me suis contenté pour vous de la
seconde place, comme adjoint : Il m'a semblé bon que vous attendiez
quelque temps, au second rang, pour arriver plus sûrement, au pre-
mier. Vous laisser en dehors, pour proposer Monsieur votre père seul,
eût éprouvé quelques difficultés, non point pour lui-même, mais à
raison de certaines susceptibilités, que vous devinerez sans doute,
sans que je m'explique plus ouvertement. »
« Je suis convaincu que vous me comprendrez ; aussi, je compte
tout à fait sur vous, mon cher cousin ; je dis plus : nous avons besoin
de vous pour une combinaison, qui est toute dans l'intérêt du pays
et de la justice »

Un peu plus tard, deux nouvelles lettres.


Le 8 juillet 1824.
«... J'ai retardé, de quelques jours, ma réponse, pour avoir l'occasion
de parler de vous, comme par hasard, à M. de La Valette : ce qui a eu
lieu trois fois, à bâtons rompus, et, comme par hasard: de manière
que je suis assuré d'avoir son opinion tout à fait au naturel. Cette
opinion est bonne, et vous est entièrement favorable. »

Et le 26 septembre 1824, de Grenoble (1) :


« ... Je reçois, mon cher cousin, une lettre de M. de La Valette (2), qui
désire beaucoup que votre séjour à Lyon ne se prolonge pas ; il sou-
haite que vous soyez là au moment de l'arrivée de votre nomination,
qu'il sollicite et attend, chaque jour. Votre préfet regrette que M. de
Vallongue ait été mis au courant, autrement que par lui-même, d'une
démarche qu'il voulait vous apprendre personnellement. Il espère que
vous aurez la tête assez mauvaise pour faire semblant de l'avoir oublié.
« Agréez »

Lettres auxquelles mon père fit cette réponse :


« Je vous remercie d'avoir bien voulu me transmettre les désirs de
M. de La Valette, touchant mon retour à Nîmes. Au train dont mar-
chent ordinairement les choses, je suppose que ma nomination tardera
beaucoup plus que mon retour, et je me repose là-dessus. »
« Quant à la patience et à la discrétion que vous me
recommandez,
vous pouvez compter sur l'une et sur l'autre. La première m'est
(1) M. de Calvière était alors Préfet de l'Isère.
(2) Préfet du Gard, alors.
— 336 —
inspirée par le vrai désir que j'éprouve de n'affliger en rien une per-
sonne que j'honore, et la seconde est chez moi plus une habitude
qu'un calcul. »
« Au sujet des arrangements que vous
projetez, je crois devoir vous
dire qu'indépendamment de mes sentiments personnels pour M. de
Vallongue, il me semble qu'il eût été fâcheux pour le Gouvernement,
de le remplacer si promptement. »
« Je suis très disposé à l'aider de tous mes moyens,
et à attendre
tranquillement l'instant où il lui plairait de se reposer entièrement. »
« Les inconvénients, s'il y en a dans cette
manière d'agir, ne me
semblent toucher que moi, et j'en trouverais une compensation suffi-
sante dans le plaisir que j'aurais à montrer à cet excellent homme
mon estime profonde et ma reconnaissance pour l'amitié qu'il m'a tou-
jours témoignée ; par-dessus le marché, j'y gagnerai d'arriver, tout
formé, à une place, assez importante pour effrayer quelqu'un qui ne
croit pas tout savoir, parce qu'il est né gentilhomme, sans avoir rien
appris. Tels sont, mon cher cousin, mes véritables sentiments, ex-
posés avec la franchise dont je ne me départirai jamais vis-à-vis de
vous. »
« Agréez..... »

Voilà comment, selon les désirs de M. le Préfet du Gard,


soutenu par l'amicale intervention de M. de Calvière, Monsieur
de Vallongue fut nommé de nouveau Maire de Nimes, avec mon
père pour premier adjoint.
La nomination de premier adjoint à la Mairie de Nîmes, eut
lieu le 14 octobre 1824.

Dès lors, mon père, « tout en s'occupant avec passion d'une


liquidation laborieuse », donna son temps, soit aux affaires
municipales, soit à de sérieuses études d'histoire et de politique ;
il suivit, avec la plus grande attention, les discussions de la
Chambre des députés et tira de ces lectures des notes nom-
,
breuses, destinées à former son jugement et à éclairer sa propre
— 337 —
conduite. Il se sentait, à ce moment, porté par de sincères
sympathies et surtout par les vives ressources de son ardente
jeunesse. « Il avait le vent en poupe. »
Mais il dut bientôt compter avec de réelles difficultés; il
n'en fut pas découragé, mais au contraire, stimulé et discipliné
par elles, il apprit à se modérer lui-même, et à surmonter, sans
en être trop étonné, les embarras inévitables de la vie publique.
M. le Marquis de Vallongue, en effet, fut bientôt contraint, par
une maladie très grave, de se reposer sur ses adjoints, et spécia-
lement sur le premier, de la conduite de la mairie ; il se rendit
à Montpellier, où l'habileté des meilleurs chirurgiens n'arriva
point à le guérir, pas même à le soulager; il y mourut, le
17 mars 1825.
A mon père, comme premier adjoint, échut le devoir de
communiquer cette pénible nouvelle à ses deux collègues et aux
membres du Conseil municipal. Il le fit, en termes émus, rendant
« à son respectable chef » le juste hommage, que méritaient « ses
longs services, dans la Marine d'abord, puis dans l'administration,
où l'on avait « admiré la constante loyauté de son attitude, à la
fois ferme et conciliante ».
L'opinion publique, au sein de laquelle s'agitaient encore les
passions, déchaînées en 1815, se partagea au sujet du choix à
faire pour recueillir l'héritage de M. de Vallongue, et lui succéder.
Je laisse mon père exprimer lui-même son opinion :
« Pour m'écarter, on fit revivre, contre moi, même à la Tribune,
l'accusation d'avoir assassiné le Maire de Ners ; et il fallut qu'une
lettre de protestation indignée écartât de nouveau ce grief, à la
fois odieux et ridicule. » (1)

(1) Je n'ai jamais cru que mon père avait commis l'assassinat, dont on l'a si
violemment et si souvent accusé. Mais voici que, il y a quelques semaines, un de
mes parents, M. le vicomte de Régis, m'écrivit pour me proposer de me fournir,
sur l'auteur véritable de cet assassinat, un renseignement, qu'il n'avait pas
provoqué, mais qui lui paraissait décisif. J'acceptai avec empressement.
M. Michel, une des connaissances de M. de Régis, lui avait raconté fortuitement
que, se trouvant à Nimes, dans un café, un habitant de l'un des
villages de la
22
— 338 —
On fit plus encore pour me repousser, et ceux qui voulaient
«
m'écarter, s'avisèrent d'un expédient qui eut plein succès. »
« Je reçus de M. le Préfet de La Valette l'ordre d'annoncer au
Conseil municipal que le Gouvernement exigeait la suppression
de la somme, mise, depuis longtemps , chaque année, à la
disposition personnelle du Maire, et défendait de l'inscrire au
budget... ».
« Cette communication me blessa ; j'y vis une manoeuvre
déloyale, que je ne devais pas supporter. Sans hésiter, j'écrivis
au baron de Calvière la lettre suivante » :

« Mon cher Cousin »,

« Je reçois, à l'instant, de M. de La Valette une lettre, qui m'annonce


ses bonnes intentions de me porter à la mairie, et l'espoir qu'il a d'y
réussir. J'en suis reconnaissant, et je le lui témoignerai moi-même,
un de ces jours. »
« Il m'annonce, en même temps, d'une
manière presque officielle, la
suppression des quatre mille francs, mis annuellement à la disposition
personnelle du Maire. La mesure projetée me paraît bonne, en général,
parce qu'elle semble avoir pour but d'éloigner les prétendants merce-
naires, et de redonner aux fonctions municipales le caractère de dés-
intéressement, qui leur convient, et l'honorable indépendance, qui
s'attache aux services gratuits. »
« En particulier, je me flatte que vous me connaissez assez pour
me croire au-dessus de tous les sentimentsintéressés ; mais, justement,

Gardonnenque, lui avait dit: Comment le Gouvernement a-t-il pu mettre à


Montpellier, si près de Nimes, le fils de l'assassin du maire de Ners!— Et M. Michel
de répondre : Vous vous trompez, je connais l'assassin, ce n'est pas l'homme que
vous indiquez.
Sur de sa propre affirmation, M. Michel voulut pourtant la faire appuyer par
une déclaration nouvelle d'un de ses très proches parents, témoin oculaire de
l'assassinat, et qui lui en avait parlé plusieurs fois, toujours en écartant le nom
de mon père. En effet, ce parent, — M. Casimir Fressaire (né au Chabron, en 17891,
grand-père de M. Michel—, interrogé a nouveau par son petit-fils, lui répondit :
J'y étais, l'assassin de M. le Maire Périer, était un mari bouscatier (un mauvais
bûcheron) de Ners; et si je n'ai pas donné, dans le temps, son nom, devant
la justice, c'est par peur des ennuis que cela aurait pu me causer. Il a fallu
près de cent ans, pour que la vérité se fit jour, par un témoignage aussi direct !
— 339 —
parce que vous me connaissez, et que vous ne sauriez vous méprendre
sur mon caractère, je n'hésite pas à vous dire que j'aurais besoin de
cette allocation pour exercer les fonctions de maire, sans nuire à mes
intérêts, qui sont aussi des devoirs. »
« Je ne rougis pas de vous l'avouer ; ma position de fortune est
très modeste ; je veux la conserver à mes enfants, avec la pureté du
nom que j'ai reçu, c'est-à-dire franche de toute dette, et libérée loyale-
ment, après avoir fait honneur aux engagements des miens. Pour cela,
j'ai besoin de toutes mes ressources, et de la plus sévère économie. La
place de maire de Nîmes, exercée comme je l'entends, d'une façon ho-
norable, est une occasion de dépenses, que je ne puis m'exposer à faire,
sans en être dédommagé. Sans luxe ni prétentions exagérées, il y a des
frais obligés, tels qu'une représentation nécessaire, et une assiduité
dans le séjour à la ville, qui peut nuire aux affaires des champs. La
modique somme, attribuée au Maire jusqu'à ce jour, peut suffire à
tout cela, en l'appliquant tout entière aux dépenses du magistral,
sans en rien réserver à l'homme. C'est ainsi que j'en voudrais disposer;
mais, s'il fallait la prendre sur mes revenus, je ne le pourrais pas. »
« Si donc, mon cher cousin, cette réforme est arrêtée, la place hono-
rable, à laquelle le Pouvoir m'appellerait, ne saurait me convenir.
Vous devez sentir qu'il m'en coûtera de renoncer à une distinction
aussi flatteuse, à des fonctions, auxquelles je ne saurais me croire
tout à fait impropre, si j'avais le temps de les bien connaître, à la
carrière enfin, qu'elles pourraient ouvrir à une ambition, modérée,
sans doute, mais pas tout à fait endormie. Si je renonce à tout cela,
c'est pour remplir le devoir impérieux d'un père de famille, qui se
doit, avant tout, à ses enfants. »
« Vous me direz que la place de Maire me créera des droits ; que,
plus tard, la députation m'en procurerait de nouveaux, qu'enfin je
pourrais peut-être monter plus haut... Oui, mais quand viendrait
tout cela? Dans dix ou douze ans, après que j'aurais ajouté quatre-
vingts ou cent mille francs aux dettes de ma famille ! »
« M'imposer des travaux et rendre des services, j'y suis tout dis-
posé ; mais aventurer des écus, cela m'est impossible. »
« Agréez.... »

« Acette lettre, qui exprimait sans réserve ma pensée, M. de


Calvière répondit aimablement pour insister encore; je répliquai,
sans pouvoir ni le persuader de s'abstenir, ni me persuader
moi-même de lui obéir. »
— 340 —

« J'insère ici une de ses lettres les plus pressantes » :

«Mon cher Eugène »,


« Je n'ai point de doute que votre position ne soit plus délicate que
celle de beaucoup d'autres royalistes, qui se trouveraient à votre
place. La Révolution a un instinct merveilleux pour juger les hommes
capables de lui faire obstacle ; elle ne néglige rien pour les empêcher
d'arriver à une situation qui leur donnerait quelque influence. Quand
elle ne peut barrer les avenues du pouvoir aux royalistes, elle fait en
sorte de n'y laisser arriver que ceux qu'elle juge insignifiants ou in-
capables. Or la Révolution vous rend la justice de ne pas vous classer
dans ce nombre; elle vous verrait avec peine dans une position, qui
signalerait votre mérite ; donc elle doit faire tout ce qui dépend d'elle
pour vous en déloger. Ne soyez étonné ni de sa haine, ni des moyens
qu'elle emploie pour se servir et vous écarter. »
« D'autre part, vous remarquez, avec peine, que, loin d'être
soutenu, encouragé, défendu, comme cela devrait être, par ceux qui
partagent nos opinions, vous ne trouvez, chez plusieurs, qu'indiffé-
rence, abandon et quelquefois critiques amers Peut-être en concluez-
!

vous qu'il y a une sorte de duperie à s'attirer la haine des uns , sans
contenter les autres, ni être au moins dédommagé par quelque recon-
naissance. »
« Votre étonnement est bien naturel, mon cher cousin ; mais il faut
en tirer une meilleure conséquence. Dans l'état où sont aujourd'hui les
affaires, tout homme, qui a quelque valeur, est, selon moi, tenu, non
seulement par devoir, mais aussi par intérêt, de défendre une partie,
peut-être déjà bien compromise, mais qui se perdra sûrement si nous
l'abandonnons, et qui nous entraînera inévitablement avec elle, si
nous la laissons perdre. »
« L'exemple du passé ne doit point être perdu pour nous ; les im-
prudents ont, sans doute, souvent succombé, mais les faibles et les
timides ne se sont jamais sauvés! Il est à craindre que nous n'ar-
rivions bientôt à une situation, où il n'y aura plus moyen de conserver
la neutralité ; les événements nous entraîneront avec une rapidité
effrayante vers une révolution prochaine. Le seul moyen d'en atténuer
les fâcheuses conséquences, de nous les rendre moins défavorables
peut-être enfin d'échapper au péril qui nous menace, — c'est de ne pas
le craindre, de le considérer de sang-froid et de s'y opposer,
avec
autant de prudence que de fermeté. »
« ... Dans les circonstances où nous nous trouvons, je ne pense pas
qu'un galant homme puisse, ni avec raison, ni même dans son propre
— 341 —
intérêt, abandonner la position où il se trouve : à moins qu'une force
supérieure ne l'en arrache... En tout, et plus nous aurons montré
de courage et de sagesse, plus nous aurons acquis de considération,
plus nous serons à même d'être utiles aux autres et à nous-mêmes;
les orages passent, la réputation reste; vous êtes d'âge à voir ter-
miner celui qui nous menace, et à recueillir les fruits de votre loyale
conduite... »

« Pendant que mon digne cousin me donnait les sages conseils


de son expérience, on continua d'agir; la suppression fut main-
tenue, et M. de Chastelier fut nommé. »
« Deux lettres, que j'écrivis alors, témoignent de la vivacité,
avec laquelle je ressentis ce procédé du Gouvernement. »
« La première contenait le refus péremptoire de demeurer
premier adjoint ; la seconde renfermait la promesse positive de
garder cette place, assez de temps pour ne pas paraître accablé
sous ce coup, et pour ne pas abandonner la mairie, en un
moment où ma présence y semblait nécessaire ; puisque le
nouveau Maire était absent et près d'être nommé député. »
« Les lettres de M. de Calvière me firent hésiter ; je n'ai cité
que celle, devant laquelle je m'inclinai. Mes conversations avec
le bon Abbé Guimetty achevèrent de me décider. »
« Le 22 mai, je fus nommé chevalier de la Légion d'honneur.
Cette faveur, le sacre de Charles X, auquel le Maire dut assister,
la pression des affaires à résoudre, et enfin les conseils de mes
vrais amis, achevèrent de me retenir dans une position, que
j'essayais de tenir convenablement, et où peut-être, je me rendis
quelquefois utile. »
« Mon
oeuvre et ma pensée de tous les jours n'en continuèrent
pas moins de poursuivre le rétablissement de la fortune pater-
nelle et la mise en valeur de nos biens, trop négligés depuis
longtemps ». (1)

(1) Je suis si convaincu que, dans son passage de cinq ans à la Mairie de Nîmes,
mon père n'a songé qu'à la bonne administration des intérêts, et des deniers
publics, que j'ai remis à la Préfecture du Gard, avec tous nos anciens papiers de
— 342 —
Cette longue citation du mémoire paternel le montre toujours
soucieux du parti à prendre au sujet de la terre de Veaune, qui
appartenait à ma mère.

Dès le premier moment où mes parents s'étaient trouvés pro-


priétaires de cette terre importante, chacun d'entre eux l'avait
considérée avec des pensées exclusivement personnelles.
Pour ma mère, c'était « la terre patrimoniale», où elle avait
passé ses premières années, où « son respectable père avait
rendu le dernier soupir. » Elle se sentait là plus intimement chez
elle ; ce climat tempéré, cette nature fraîche convenaient à mer-
veille à sa santé: sans oublier que, placée là loin du monde,
libre de cultiver à son gré la musique et la peinture, elle saluait
déjà, par l'imagination, les moments heureux, pendant lesquels,
entourée de tous les siens, elle élèverait ses enfants et jouirait
pleinement du progrès de leur âge et de leur esprit.
Naturellement, mon père se plaisait mieux à Cabrières, dont
le nom était, depuis si longtemps, devenu le sien, et faisait partie
de l'héritage qu'il voulait transmettre à ses enfants.
Il ne croyait devoir arracher ni de cette vieille demeure, ni
même du sol Nimois, une race, qui y avait enfoncé et dilaté
ses racines ; il lui aurait semblé qu'il s'exilait, s'il avait laissé
derrière lui le pays, où ses parents et lui-même avaient toutes
leurs relations de sang ou d'amitié.
A ces appréciations si contraires s'ajoutait cette autre diffé-
rence que mon père se croyait absolument obligé de vendre
l'une ou l'autre de ses terres, pour faciliter la liquidation qu'il
méditait ; tandis que ma mère, absorbée par d'autres idées et

famille, le dossier relatif à la Mairie. On n'y trouvera, j'en suis sur, rien qui ne
prouve le souci constant de ne compromettre ni la prospérité ni le crédit de notre
ville, ni sa dignité.
— 343 —
convaincue d'ailleurs que son mari arriverait, par les seules
ressources de son intelligence, à rétablir sa fortune, ne s'attachait
pas aux moyens d'opérer un relèvement, dont elle ne doutait pas.

Elle écrivait à mon père, alors à Veaune :

Cabrières, le 11 mars 1822.


« Notre séparation me fait bien sentir, je t'assure, combien ta pré-
sence m'est désormais indispensable. Il n'y a pas de liens plus puis-
sants que ceux que crée le mariage ; cet attachement remplit tout le
coeur. Pense donc, dans ta solitude de Veaune, que si nous ne sommes
pas les plus riches époux du Dauphiné ou du Languedoc, nous sommes
cependant du nombre des plus heureux : l'un vaut plus que l'autre,
et, par ce que j'éprouve, je crois qu'on peut être très heureux sans
beaucoup d'argent, et très à plaindre tout en en ayant beaucoup. Aussi
je me console aisément de toute absence de luxe, et je t'engage à ne
pas te tourmenter de ce que tu appelles notre misère... »

Mais mon père, toujours hanté par le désir d'assurer, le plus


tôt possible, l'avenir de ses trois enfants, hésitait entre la vente
de Veaune, qui lui semblait après tout facile, et la crainte de
causer à sa compagneune douleur qu'elle n'aurait pas le courage
de supporter :

« Je ne te demande, mon amie, — lui disait-il —, que de peser mes


raisons ; après cela, si le sacrifice te semble trop dur, je te demanderai
moi-même de n'y plus songer. »
« Je suis bien contrarié de toutes
les raisons, que je trouve, d'avoir
à nous séparer de ce pauvre Veaune. J'en suis affligé pour toutes les
causes, qui te font tenir tant à lui ; et plus je vois que tu y tiens
si fortement, plus il m'est cruel d'agir contre tes désirs. Au reste, ne
nous hâtons pas d'en décider; nous causerons de cela, tête à tête. »
« Reçois mes idées comme
les conseils d'un ami, qui te parle en vue
de ton propre intérêt ; ne me regarde pas, dans cette affaire, comme
un mari, qui prétend t'imposer une loi. Il faut que tu te décides toi-
même, d'après tes propres réflexions, comme si l'affaire ne regardait
que toi, et que je ne sois là qu'un simple conseiller, étranger à tout
intérêt personnel. Pour me décider moi-même à vendre Veaune, il
— 344 —
faut que je me raisonne, et que je ne consulte que notre intérêt positif,
indépendamment de nos goûts. Tu auras tout le temps de réfléchir là-
dessus et de te décider ; ce qu'il y a de bien sûr, c'est que si, après
avoir tout pesé, l'envie de conserver Veaune est chez toi plus forte
que toute autre considération, nous le garderons. »

Mon père parlait ainsi de très bonne foi, mais sa délicatesse


souffrait extrêmement d'imposer à sa compagne une vente,
dont le prix servirait à éteindre des dettes qu'elle n'avait pas
contractées, et dont ni elle, ni son mari même ne soupçonnaient
l'existence, au moment de leur union. Sans vouloir les tromper,
mes grands-parents — mon grand-père surtout — avaient persisté
dans des illusions anciennes, que l'attention d'un homme jeune
et perspicace avait enfin dissipées.
Les hésitations furent longues et cruelles. Mais ma mère
comprit les raisons, mises en avant par son mari: l'avenir de ses
enfants était en jeu, l'amour maternel obtint d'elle un consen-
tement, mouillé de bien des larmes ; et sa générosité d'âme fut
si grande que sa confiance, en son mari, quoique mise à une si
dure épreuve, n'en fut pas ébranlée ; elle mit, à entrer dans ses
vues, un dévouement absolu.
Peut-être est-ce pour influencer ma mère, en faveur de ses
projets, que mon père écrivait la note ci-jointe :

« A une vente publique j'ai acheté le traité de Cicéron (De Amicilia),


pour voir si je me souvenais de mon latin. J'ai été fort content de
moi. Je l'entend passablement et, pour peu que je m'y remette, ce
sera très couramment. Ce dialogue sur l'amitié est une chose excel-
lente, et dont j'ai été enchanté. Ces vieux auteurs parlent des choses,
avec un ton de gravité et de bonne foi qui me plaît infiniment. J'aime
bien mieux cela que les phrases modernes, souvent prétentieuses et
exagérées. Il définit l'amitié comme « le parfait accord de deux âmes »
« sur toutes les choses divines et humaines, avec une bienveillance et
une affection mutuelles ». « Je la regarde, dit-il, après la sagesse,
comme le plus beau présent que l'homme ait reçu des dieux ». Ailleurs,
pour combattre l'opinion de ceux qui font naître l'amitié de l'intérêt,
et du besoin, que les hommes ont les uns les autres, il ajoute: Serait-
ce là en effet tout le noeud de l'amitié? Non certes: il est pour elle une
— 345 —
autre origine, et plus ancienne et plus belle, et plus dans la nature :
c'est l'amour, d'où l'amitié a pris son nom, et d'où dérive toute bien-
veillance. Plus loin, il assure que l'amitié véritable ne peut exister
qu'entre des gens de bien. Ne trouve-t-on pas , dans toutes ces
phrases, un mélange parfait de force, de grâce et de vérité ? »
« Ce parfait accord, qu'on est si heureux de rencontrer, et qu'il im-
porte si fort d'augmenter le plus possible, peut seul faire le bonheur
de deux amis. Sans lui, l'affection et l'estime mutuelle ne suffisent
pas ; il manque à leur union le charme, qui vient de l'accord des âmes.
C'est pour cela qu'il est si nécessaire de cultiver les goûts et les talents
que nous avons en commun. Alors que Cicéron veut que l'accord
s'étende sur toutes les choses divines et humaines, il a raison, et je sens
toute la force de cette définition. Il y a longtemps que je l'avais pres-
sentie, et c'est ce qui me fait mettre peut-être une sorte d'âpreté dans
les efforts que je fais pour ramener les idées de ceux que j'aime à
l'unisson des miennes. Dans les amitiés ordinaires, quand il n'est
besoin que de s'unir les uns aux autres, pour mettre en commun
les mêmes plaisirs, les rapports de goûts suffisent : mais, quand il
s'agit de former cette amitié éternelle et sacrée, cette union sainte des
époux, il faut que toutes les affections de l'âme se confondent, et la
moindre dissemblance dans les sentiments, ou même dans les opinions,
est un malheur. »

Dans cette crise difficile, ma mère fut d'ailleurs soutenue par


l'affection intelligente et éclairée de tous les siens : sa propre mère
d'abord, dont la tendresse ne lui fit pas un moment défaut ; puis
sa soeur, son frère, les tantes de Lyon ; tous lui écrivirent des
lettres, très encourageantes et très affectueuses. Mme du Vivier
fit plus encore ; elle appela sa fille auprès d'elle, certaine de
trouver les paroles qui apaiseraient et adouciraient ce grand
chagrin.

Les démarches demandées à MM. Odoard, d'Auban, Grailles,


aboutirent enfin; et l'on fit en vue de l'achat de Veaune des
offres, assez avantageuses, pour qu'elles fussent examinées.
— 346 —
Mes parents quittèrent ensemble le Midi. Mon père s'arrêta à
Valence pour traiter avec les différents acquéreurs, qui s'étaient
présentés ; ma mère se rendit à Lyon : elle y fit un court séjour
chez ses tantes, et sa mère vint la rejoindre pour l'emmener
ensuite avec elle, à Cuirieu.
Dès son arrivée, dans cette habitation ancienne et paisible,
Yvonne écrivit à son mari, sans lui dissimuler l'amertume et les
derniers soubresauts de son âme endolorie :
Cuirieu, 8 juin 1826.
« Ta lettre, mon cher ami, est consacrée tout entière à t'excuser du
sacrifice, que tu as exigé de moi. Je m'y suis résignée, et j'espère ne
pas avoir à m'en repentir. Mais mes regrets durent toujours, et c'est
une pensée désolante, qui me suit partout. Mes tantes ont été extrême-
ment bonnes et raisonnables, là-dessus; elles m'ont dit tout ce qui,
dans une pareille occasion, peut consoler ; elles ont même essayé de
diminuer l'intérêt et l'affection, que je conserve pour ce vieux château.
Il n'est sûrement plus à moi, à l'heure qu'il est Ton temps est court
!

et tu aimes d'ailleurs à presser les choses. Maman est parfaite pour


moi; elle est venue me chercher, à Lyon, et n'a pas voulu que je
vinsse ici dans une autre voiture que la sienne. »
« N'oublie pas que la vente de Veaune ne doit pas comprendre « le
champ du Curé », qui se trouve situé au-dessous de la cure. Le Curé
n'en a que la jouissance, et c'est une sorte de compensation et de
rétribution, soit pour les prières à faire pour mon père et nos ancêtres,
soit aussi en faveur de l'instruction religieuse donnée aux enfants par
le Curé. L'acte de cette propriété doit te rester, afin que la destination
n'en soit pas changée. J'ai rappelé à Maman qu'elle s'était réservée
les orangers ou les citronniers de la terrasse, si l'une de nous venait
à être forcée de renoncer à la propriété de Veaune. Je crois qu'il faut
maintenir cette réserve ; et si on le peut, alors on les enverrait chercher
d'ici... »
Suivent quelques instructions pour les emballages :
« Je te recommande les tasses de porcelaine de Chine, que j'ai vues,
dans mon enfance ; le buste d'Homère, qui est une très belle bosse.
J'ai aussi un amour inconsidéré pour la vieille pendule, où Neptune
est représenté avec son trident ; elle me frappait autrefois beaucoup ;
le temps, qui détruit tout, m'a laissé de ce vieil objet, un souvenir, qui
m'intéresse. »
— 347 —
« Ah ! il faut bien que cette vente soit indispensable, car, sans cela,
je ne pourrais y consentir. Je ne suis guère résignée malgré tout !
Allons, faisons un effort, disons donc adieu à mon castel : c'est la
dernière fois que je puis employer un tel pronom POSSESSIF ! Fais
mes adieux à la belle allée de marronniers, à nos cyprès et à tout ce
que je regrette ; bientôt, ce ne seront que des souvenirs. »

Affligé de cette lettre, mon père offrit immédiatement de re-


noncer à vendre Veaune, et de chercher d'autres combinaisons;
mais cette apparence de désaccord disparut bien vite, à la prière
même de ma mère, et les négociations commencées s'achevèrent.
Le 23 juin, le sacrifice était accompli. Voici la lettre de mon père :

Valence, le 23 juin 1826.


« Ma bonne Yvonne, le sort en est jeté : Veaune est vendu à MM. Char-
tron et Jourdan, d'Anjou, au prix de deux cent vingt-sept mille francs,
y compris les arrérages, dus par les fermiers. »
« J'en suis ému à ce point que le coeur me bat, et que je tremble
d'émotion ; au dernier moment, le sacrifice est douloureux, il le sera
bien plus pour toi ! Je resterai à Veaune, quelques jours, pour em-
baller et mettre en ordre tout ce que nous nous sommes réservé ; et
puis je lui dirai un adieu, qui sera, pour moi, plus triste que tu ne
l'imagines. »
« Tu aimais Veaune pour tous tes souvenirs ; et moi, je l'aime comme
ton berceau, et comme un des objets auxquels tu étais le plus atta-
chée. Crois bien que tu n'es pas la seule à ressentir tout ce qu'il y a de
déchirant à se séparer de cette antique propriété de famille. Nous
souffrons tous deux, ma bonne amie ; toute la famille souffre aussi,
et, certes, je serais bien ingrat si je ne sentais pas la peine que je
cause à des coeurs, si parfaits pour nous. Vous avez, tous, dans cette
circonstance, acquis de nouveaux droits à ma reconnaissance et à mon
dévouement. Remercie ta mère, ta soeur, et ton frère de la franche
amitié qu'ils m'ont montrée dans une circonstance si délicate. Ou je
ne le pourrai pas, ou je leur témoignerai ma vive gratitude, dans tout
le reste de ma vie. »

Le même jour, mon père annonça à ses parents la vente de


Veaune : j'ai retrouvé et je cite ce bref billet, d'une si poignante
éloquence :
— 348 —

« Mes chers amis »,


Veaune est vendu, il y a une heure, au prix de deux cent vingt-sept
«
mille francs, y compris ses fermages arriérés: ce prix me paraît
extrêmement avantageux à cause du peu de solidité des créances,
que j'avais en main J'ai sacrifié quelque chose à ma tranquillité et
...
à l'avantage de traiter avec MM. Chartron et Jardau, de Saint-Vallier,
qui sont une des maisons les plus sûres et les plus considérées du
pays... »
« J'ai passé quatre à cinq jours, à
Cuirieu, près d'Yvonne, qui est
extrêmement raisonnable, ainsi que toute sa famille. Elle allait bien
ainsi que Raymond. »
« Adieu mes chers amis, le
sacrifice est consommé. Puisse-t-il faire
autant de bien à nos enfants qu'il a fait de mal à leur père et à leur
mère Je vous écrirai de Veaune, plus longuement. »
!

« Tout à vous,
« Comte de CABRIÈRES. »

Puis, bientôt après, il donna à ma mère de plus amples détails :


Veaune, le 26 juin 1826.
« Ma bonne amie, je viens causer avec toi, pour me reposer de ma
fatigue physique et morale. Je t'ai écrit, au moment même où je venais
determinerle marché. C'était vers midi. Il fallut, sur-le-champ, aller me
mettre à table, avec ces maudits acquéreurs, que, par un mouvement
involontaire, je détestais cordialement.... J'aurais voulu les voir à tous
les diables. Je fis pourtant, tout le long du jour, bonne figure, autant
que je pus; mais, la nuit, je payai bien mon apparent sang-froid » !

« Pauvre Yvonne ! et toi de même, je le crains. Tu ne te seras guère


reposée.
« A cinq heures du matin, après cette nuit sans repos, je partis pour
Veaune avec les acquéreurs. Dimanche, j'achevai de boire le calice, en
les voyant venir à la messe et s'asseoir, à mes côtés, dans notre banc ! »
«J'ai vu M. le Curé, auquel j'ai annoncé notre intention de lui
laisser la jouissance du champ de la Cure. Il m'a parlé de ton père,
avec émotion, et je l'aurais embrassé, car, seul, jusqu'à présent, il m'a
fait sentir le plaisir de trouver quelqu'un, qui partageait mon atten-
drissement. Je veux que cette donation soit faite à la condition de
faire, tous les ans, un service pour ton père, au jour anniversaire de
sa mort, et aussi de maintenir le nom de ta famille, parmi ceux des
— 349 —
personnes qu'on recommande aux prières de la paroisse. Il est
entendu que nous nous réservons la propriété » (1).
« Ma pauvre Yvonne, après tout ceci, j'aurais bien besoin de te voir,
car il n'y a que ta vue qui me console, quand j'ai du chagrin ; mais je
pense qu'il vaut mieux que tu sois près de ta mère. »
« Ah ! que soient bénis les enfants, qui conservent, comme nous
l'avons fait, la mémoire de leurs parents ; ce n'est que dans ce souvenir
qu'est le prix de ce que nous faisons, en ce moment, pour les
nôtres !... »

Les travaux d'emballage, faits sous les yeux de mon père,


furent promptement terminés ; le 28 juin, il annonça le départ
des caisses et des orangers de Veaune, confiés aux soins de son
domestique, le fidèle Joseph. Cet envoi arriva rapidement à
Cuirieu, où il causa à ma mère une extrême émotion, dont
témoigne cette lettre :

«Lorsque j'entendis des pas de chevaux, des grelots et le bruit d'une


voiture, sur le pavé, venant du côté de la route, ce fut un terrible
assaut, donné à tous mes regrets; je ne sais si ces bruits agirent trop
fortement sur moi, mais je m'imaginai entendre un écho, le dernier,
qui me venait de ce lieu toujours si cher. Mes sanglots éclatèrent, et
je vis arriver Maman, venant, son petit bougeoir à la main, me gronder
de ma faiblesse, me reprocher ces émotions trop violentes, et m'offrir,
en même temps, de me cacher, dans quelque coin, où l'on ne m'aper-
cevrait pas, en me suggérant mille motifs de consolation. Je passai
jusqu'à onze heures, avec elle ; c'est la plus forte et la plus excellente
des mères ; ne m'approuvant pas, et cependant si douce et si parfaite,
qu'à peine peut-on apprécier tout ce qu'elle vaut. On ne peut, ni vous
gronder ni vous aimer, d'une manière plus affectueuse. Je fus me
reposer, et je n'ai presque pas dormi. Ce matin, je comptais voir

(1) Grâce à cette prudente précaution, le Champ de la Cure a pu être réclamé


par ses légitimes possesseurs, au moment de la confiscation des biens des églises,
et il leur a été rendu. Leurs droits ont passé à la famille Savy.
Les intentions de M. et de Mme de Cabrières, scrupuleusement observées jusqu'à
présent, ont été assurées par les propriétaires actuels, pleins de délicatesse et
d'honneur. J'ai entendu moi-même, à la grand'messe, un dimanche, proclamer le
nom de M. du Vivier, parmi ceux des anciens habitants de Veaune, qu'on recom-
mandait aux prières. Il en est ainsi depuis le rétablissement du culte, en 1802.
— 350 —
Joseph, mais je n'en ai plus eu la force, quand j'ai su que ce vieux
serviteur, qui avait été gai jusqu'alors, avait eu un serrement de
coeur affreux, en mettant, ici, ses orangers dans le jardin; ce
dernier
adieu à des arbres, qu'il avait soignés pendant vingt ans, et qui lui
ont arraché quelques larmes, a secoué si fort ma faiblesse que,
décidément, je ne le reverrai pas ! »

Mon père ne fut point blessé par des regrets si naturels et si


touchants.
« J'ai lu, — répondit-il aussitôt —, avec un chagrin profond les
regrets, si vifs, si navrants, que tu exprimes avec tant de force! Chère
amie, loin de me sentir offensé de tout ce que tu éprouves, je t'en
aime et t'en estime mille fois plus. Ne te gênes jamais pour me parler
de ton chagrin. C'est du fond de mon âme, et avec une sincérité que
tu ne peux soupçonner, que je te remercie de l'abandon, avec lequel
tu me montres tes pensées les plus tristes, les plus amères. Je ne
sais si j'aime à me flatter, mais il me semble qu'il y a dans ton absence
de tout déguisement, et dans la vivacité de tes plaintes, vis-à-vis de
moi, un fond réel d'estime pour ma droiture et pour mon caractère.
Je ne te demande qu'une chose, c'est de ne pas avoir d'inquiétudes sur
le résultat de ce grand sacrifice. Laisse-moi espérer qu'après les
premiers moments le calme se rétablira, et que ta confiance en moi,
ton amour pour tes enfants te feront trouver quelques consolations
au milieu de tes regrets. » (1).

Dès qu'il fut libre, mon père retourna dans sa vieille demeure
de Cabrières ; il y retrouva avec joie ses parents et les deux

(1) Bien des années après, mon père revenant sur ces événements lointains,
écrivait, dans une note personnelle :
Je ne puis oublier tout ce que la vente de Veaune, si nécessaire qu'elle fût,
fit souffrir à ma compagne et à moi. Grâce à notre confiance mutuelle, et au
dévouement d'Yvonne, tout fut aplani, et la vente eut lieu ; mais ce triste exemple
m'a rempli de terreur et de pitié pour la situation dépendante des femmes et pour
la rigueur du sort et des lois à leur égard, quand elles n'ont pas le bonheur
d'avoir un mari, qui les comprenne et les ménage. »
— 351 —
enfants que leur mère n'avait pas emmenés avec elle. Il se mit
aussitôt avec grand courage au travail de cette liquidation, qui,
après avoir été le tourment de sa vie, en est devenu l'honneur.
Ma mère prolongea, quelque temps encore, son séjour en
Dauphiné ; de Cuirieu, auprès de sa mère, elle se rendit, vers
la fin de juillet 1826, à Voreppe, chez ma tante de Vallier, d'où
elle ne repartit, pour le Bas-Languedoc, qu'en novembre. Sans
jamais revenir à Veaune, ni s'en détacher, elle s'accoutuma peu
à peu à en vivre éloignée, pour se consacrer tout entière à l'édu-
cation de ses enfants et à l'aide de son mari.
Il n'est, certes ! pas à souhaiter que toute affection conjugale
soit mise à une aussi périlleuse épreuve ; elle aurait pu donner
naissance à de cruels malentendus, à une irrémédiable mésin-
telligence et peut-être à la nécessité d'une séparation.
Mes parents sortirent de cette crise plus unis qu'auparavant,
et se portant l'un à l'autre une tendresse si élevée, si profonde
qu'elle fut le ciment véritable de toute la suite de leur existence.
Mon père a porté jusqu'au seuil de la tombe sa reconnaissance
pour l'aide que ma mère lui avait prêtée, en lui mettant, sans
conditions, toute sa fortune dans les mains. Et ce n'est pas son
coeur seul qui a su gré à cette jeune femme d'un abandon si
complet; c'est sa raison tout entière qui s'est inclinée devant
tant de courage, de résolution et de persévérance.
Et ma mère, à son tour, en songeant à ses fils, en les voyant
grandir dans une aisance mieux assurée, et qui facilitait à chacun
d'eux, l'accès de la carrière vers laquelle il se sentait porté, a pu se
laisser aller jusqu'à dire, avec une emphase affectueuse, que son
mari était le Pierre le Grand de sa famille! Famille aujourd'hui
bien réduite, mais qui bénit ses auteurs : car je ne veux oublier
ni l'excellent appui, donné à mon père par tous nos parents
du Vivier et de Vallier, ni l'humble acquiescement de mon grand-
père paternel aux énergiques déterminations de son fils, ni la
gratitude émue, presque respectueuse, avec laquelle, à partir de
ce moment, ma grand'mère considéra sa belle-fille. C'était la
tranquillité définitive et honorée : Elle avait coûté cher, mais
— 332 —
a-t-il ici-bas un prix trop haut quand il s'agit de mériter et
y
d'obtenir la jouissance paisible de la considération publique?

Si quelque chose avait pu distraire mon père de ses préoc-


cupations de famille, c'eût été la situation politique de la France
entre les années 1824 et 1830, — tout le règne de Charles X.
Premier adjoint dans la mairie de sa ville natale ; l'esprit ouvert
aux questions générales ou particulières , qui passionnaient
autour de lui les intelligences éclairées ; ayant, comme l'on dit,
« le pied à l'étrier », sous un gouvernement, qui ne mettait pas
en doute la sincérité d'un dévouement, mon père interrogeait du
regard l'avenir, et se demandait quelle confiance il lui était permis
d'avoir dans la durée de la Monarchie. Il lui appartenait tout
entier, mais il en trouvait la marche, hésitante et incertaine.
Même à Nimes, en pleine ville, réputée si absolument fidèle, il
devinait le travail des idées hostiles aux Bourbons.
Très peu de temps après la seconde Restauration, il fallut déjà
craindre que de violents et victorieux assauts ne fussent donnés
au trône; et l'on sait que, vers 1820, l'Europe entière fut ébranlée
par de multiples insurrections, qui furent partout comprimées,
mais laissèrent, derrière elles, les germes des révolutions futures.
La mort de Napoléon, en 1821, put déconcerter quelques-uns
de ceux qui attendaient le retour de l'Empereur ; ce ne fut pas
cependant, comme on l'aurait supposé, un événement favorable
aux Bourbons ; la plupart des Bonapartistes préférèrent caresser
l'idée d'une république, à laquelle, un jour, ils donneraient, pour
président, le Duc de Reichstadt.
On laissa Louis XVIII mourir avec la majesté d'un sage ; et le
Roi, son frère, recueillit, sans secousses, l'héritage d'une couronne,
qu'il demanda à Dieu de protéger, en voulant la recevoir au
— 353 —
cours de cette grande cérémonie du Sacre, chantée en même
temps par Lamartine et par Victor Hugo !
Louis XVIII avait d'ailleurs été défendu par le désir universel
de la paix, et par le souvenir récent des guerres de l'Empire.
Il l'avait été aussi, par son propre tact et par sa longue expé-
rience. Mais les idées révolutionnaires, longtemps contenues et
endiguées par la forte main de Napoléon, avaient été conduites
assez prudemment pour ne pas se montrer au grand jour ; elles
s'étaient peu à peu rapprochées et fortifiées dans l'ombre ; elles
avaient formé un vaste courant, dont il fallait prévoir la violence.
Mon père n'eut pas de peine à supposer ce qui se préparait.
Au régiment même, il avait entendu des officiers, quand ils
revenaient de congé, annoncer qu'un « grand coup » était proche.
Dans son passage, à Paris, vers la fin de 1820, des propos
menaçants lui parvinrent, qui révoltèrent sa fidélité; et ce fut
une des raisons qui le décidèrent à donner sa démission :

« Au fait, — écrivait-il, alors, à ma mère —, au fait, dans tous les


coins de la France, j'aurai mon sabre et mon coeur, au service du Roi !

Où que je sois, au moment du danger, je pourrai partout me jeter, en


soldat, dans la première mêlée... Si nous en venions à ce point que nos
armes dussent nous servir, il y aurait plus d'un champ de bataille, et
je courrai au plus proche »
!

Et, en se parlant à lui-même, il ajoutait :

« J'espère parfois pouvoir servir à quelque chose : oui, servir vrai-


ment ! Que ce soit bientôt, si cela doit enfin assurer l'avenir. Il y a
partout une grande agitation, elle produira ses tristes effets, avant
peu, si Dieu ne s'y oppose. On ne peut plus compter sur rien, ni se
livrer à aucun espoir. »
« Il semble qu'on fasse exprès de prolonger les pénibles discussions
des Chambres ; ce sont toujours de nouveaux débats. »
« Les discours du Roi paraissent nobles, consolants, pleins d'es-
pérances ; mais ne sont-ce pas là les illusions d'une belle âme, qui
rêve l'accomplissement de bienfaits chimériques ? ou bien celles d'un
honnête homme, que d'impudents conseils achèvent de tromper"? »
« Mon Dieu,
que j'aurais donc besoin d'un bon vent, qui me permette
de m'embarquer vers le port tranquille de mon Cabrières ! Mais je
23
— 334 —
suis comme les Grecs, au port d'Aulide : ils attendaient le vent favo-
rable pour lever leurs ancres, et voguer vers la patrie. Je ferais
volontiers, comme eux, voile pour découvrir à l'horizon la fumée de
mon Ithaque. »

Le vent devait souffler bientôt, en effet, mais c'était un vent


de tempête :
Sensible en 1824, le mouvement révolutionnaire ne cessa pas
d'aller en grandissant; et tandis que les missionnaires de France,
à Nîmes, comme partout ailleurs, dans notre pays, ramenaient,
en foule, les âmes aux saintes croyances de la Religion (1),
d'autres missionnaires, d'un caractère bien différent et dans des
vues tout opposées, ne négligeaient rien pour combattre à la
fois l'autel et le trône. En 1828, les résultats de cette active pro-
pagande se manifestaient aux yeux attentifs ; et mon père, tout
en s'appliquant, avec ardeur et constance, aux fonctions muni-
cipales, gémissait, sur les malheurs que tout lui annonçait, et
qu'il n'avait pas le moyen de conjurer.
Motif de plus pour ma mère et pour lui de concentrer leur
vigilance et leur sollicitude sur l'éducation de leurs trois enfants.
C'est à ce sujet que sont consacrées les pages suivantes.

(1) Ce fut, à ce moment, que mon grand-père revint à la pratique des Sacrements,
et s'enrôla dans la Société des hommes, voués aux bonnes oeuvres, sous la conduite
de Mgr de Chaffoy, évèque de Nimes. En même temps se fonda, pour les dames,
l'OEuvre de la Miséricorde, et ma grand'mère paternelle en fut, après M— Grangent,
la présidente.
353

VII

L'ÉDUCATION
DES ENFANTS

Il y a près de soixante-dix ans, tandis que nous nous rendions


de Grenoble à la chartreuse de Saint-Hugon, où ma belle-soeur
suivait un traitement, la diligence, qui nous portait, s'arrêta,
pour un relai, en face de la grande avenue du château de
Tencin.
En descendant, mon père me montra un livre broché, qu'il
tenait à la main, et, frappant dessus avec animation : « Oh ! que
c'est vrai! », me dit-il. — Mais quoi, cher papa, qu'est-ce qui
est si vrai? — « Ecoute » ; — et il me lut ce passage d'une con-
férence du P. Lacordaire :
« Quand nous étions enfants, on nous aimait, plus que nous
n'aimions ; et, devenus vieux, nous aimons, à notre tour, plus
que nous ne sommes aimés. Il ne faut pas nous en plaindre.
Nos enfants reprennent le chemin que nous avons suivi nous-
mêmes. C'est l'honneur de l'homme de retrouver, dans ses
enfants, l'ingratitude qu'il eut pour ses pères, et de finir ainsi,
comme Dieu, par un sentiment désintéressé ! » (1).
Je me récriai, je prétendis que le grand orateur se trompait.
Mais j'avais affaire à une trop forte partie, et mon père continua
de savourer notre ingratitude!
Est-il bien sùr que nous soyons ingrats? Je ne voudrais pas
que cela fût. Mais ce qui est trop réel, c'est peut-être le défaut
d'égalité entre ce que les parents donnent d'ordinaire à leurs
enfants, et la reconnaissance que ceux-ci leur témoignent.

(1) XXXIXe Conf. de Paris, Vol. 2, p. 483.


— 336 —
Au cours des longues années, écoulées depuis le jour où mon
père eut raison contre moi, grâce à l'appui trop éloquent du
P. Lacordaire, j'ai observé l'intérieur de bien des familles, et j'y
ai vu que vraiment les parents donnent beaucoup à leurs enfants:
peut-être pas toujours avec la discrétion et la mesure qui con-
viendraient, mais avec une louable constance et avec un absolu
dévouement.
Quand une naissance, — et surtout la première —, est attendue
par un jeune ménage, cet événement futur est le centre de
toutes les pensées. On lui subordonne tous les projets, et les
familles des deux époux rivalisent à celle qui témoignera le plus
d'intérêt pour la prochaine arrivée de cet être inconnu, sur
lequel on fait reposer tant d'espérances.
En regardant ainsi ce qui se passe habituellement, sous nos
yeux, nous apprenons ce qui s'est passé pour nous, alors que
notre intelligence et notre raison n'étaient pas encore éveillées.
On se presse d'étudier les traits du visage du nouveau-né, la
couleur et l'expression de ses yeux, la teinte de ses cheveux,
et les moindres signes, susceptibles de révéler la nature d'un
esprit, qui n'a pas de langage, et qui, chaque jour, par des
efforts inconscients, essaie de faire comprendre ses besoins et
ses désirs.
Les mères sont d'admirables ouvreuses et excitatrices d'esprits ;
à force de solliciter, de provoquer, chez leurs enfants, une sorte
de conversation ininterrompue, elles éclairent peu à peu les
ténèbres, au sein desquelles semblent sommeiller des facultés,
faites pour se développer, s'épanouir, briller, et qui, pour tout
ce travail, lent et progressif, ont besoin de chocs continus, venant
du dehors, et faisant appel aux ressources intérieures de l'âme.
Voilà cette éducation première, qui est la condition presque
essentielle de toute formation intellectuelle et morale: des notions
les plus simples elle monte, par une ascension ininterrompue,
jusqu'aux régions les plus hautes de la pensée et du sentiment.
—337—

Je n'ai pas entendu les paroles, échangées autour de mon


berceau ; à plus forte raison mon oreille n'a-t-elle jamais perçu
ce qui a été dit à mes frères, dès qu'ils sont venus au monde.
Mais quelques fragments de lettres ou de papiers intimes sont
arrivés entre mes mains, où il m'a semblé recueillir un écho de
la voix de mes parents, dès qu'elle a appelé mes frères à la vie
de l'intelligence et à celle du coeur.
Voici une lettre de ma grand'mère, où se montre, avec sa
tendresse, l'extrême délicatesse de sa sensibilité :

Cabrières, ce 19 juin.
« J'ai reçu, ce matin, ma chère et aimable Yvonne, ta lettre du 14;
et il était temps qu'elle m'arrivàt, car j'étais toute tourmentée de ne
pas t'écrire, et j'étais pourtant bien aise d'avoir avant une lettre de
Cuirieu. Je suis heureuse, aimable fille, de tes tendresses, de tes
amitiés, ainsi que de celles de tes excellents parents. »
« Si j'étais plus heureuse, je t'écrirais plus souvent. Je ne puis te dire
combien j'avais besoin de ta lettre, chère Yvonne... Je ne sais que
vous aimer! Il est des circonstances où il faut plus que cela; je le
sens si bien, que c'est à la divine Providence, placée si fort au-dessus
de ma faiblesse, que je remets toutes mes anxiétés. C'est à elle que je
me confie, me taisant moi-même sur mes plus chers intérêts : ce qui
m'oblige presque à ne pas vous écrire, à toi et à mon fils. »
« Ma bonne amie, si je ne savais pas tout le bonheur que tu as
dans ta famille, je trouverais ton absence pénible, tant et tant je me
suis faite à ta douce et aimable société. Écris-moi donc, chère amie,
toi qui es, dans toutes les circonstances, la femme forte. Tu ne dis rien
de ta santé : tu sais cependant si je désire que tu profites à cet égard
de ton séjour, en Dauphiné. »
« Je suis ravie de tout le plaisir que tu as eu de revoir tes bons
parents. Je fais aussi bien mon compliment à notre Raymond de la
société si aimable qui l'entoure. Humbert et Artus ont entendu, avec
beaucoup d'intérêt, tout ce que tu me dis de tendre pour eux. Quelque-
fois j'évite de leur parler de toi, de peur qu'il ne leur prenne une envie
— 358 —
trop forte de te revoir, je ménage leur sensibilité, il faut surtout fuir
ce qui pourrait trop exciter Artus ; sous des apparences calmes et
posées, il est, je crois, très impressionnable (1). Que je voudrais être
avec toi et avec eux, à Cuirieu! Peut-être, un jour, aurai-je ce
bonheur?»
« Ton bon père est parti ce matin pour Bech, et faisait des voeux
pour ton retour ».
« Tes enfants sont toujours bien gentils : Artus veut que tu re-
viennes bien vite ; moi, je voudrais t'amener les enfants et vivre
toujours avec toi!... »

Et mon grand-père écrivait de Bech :

« Ta lettre, ma chère fille, nous est parvenue, hier soir, par le retour
de Mme Mailhan, et de Mariette, qui ont été bien près de vous, et bien
fâchées de ne pouvoir aller vous voir. Les détails, venus par Me Roule,
joints à ceux que tu as bien voulu nous donner, dans ta lettre, nous
ont fait passer une soirée délicieuse ; car nous parlons souvent de
vous, ta bonne mère et moi ; et quand je n'y suis pas, elle recommence
avec Rosette (2), qui, comme tu le sais, travaille près d'elle, et ne
demande pas mieux, non plus, que de parler de ses chers petits ; et,
quand je rentre, il est rare que je n'entende pas prononcer les noms
de nos chers enfants. Je conviens même que celui d'Artus est plus
souvent sur le tapis, quoiqu'on aime beaucoup Humbert, leurs âges ne
sont pas tellement éloignés qu'il puisse nous paraître que ce dernier
n'est pas encore un personnage : il nous tarde fort de juger par nous-
même des progrès qu'a faits cette chère marmaille. »... Tandis que je
t'écris ceci, Humbert entre, et je lui dis: j'écris à ta petite mère. Il
sourit et, comme réponse, il me tend ses petits bras pour m'embrasser.
Je t'envoie cette gracieuse caresse, à laquelle Artus se joindrait sûre-
ment, s'il y était. »
C'est, maintenant, mon père que je mêle à ces fragments de
correspondance :
Ce vendredi 13 juillet.
«Malgré mon projet de n'écrire que le dimanche, me voici. Je suis
charmé du calcul, qui avance de deux jours mon plaisir de causer

(1) On a vu, plus haut, quelle émotion causa à ma grand'mère la vue d'une
mèche des cheveux d'Artus, mêlée à des échantillons d'étoffe, que ma mère lui
avait envoyés de Lyon. Elle en parla à toute la maison.
(2) Sa femme de chambre.
— 359 —
avec toi. J'ai reçu, ce matin, des lettres, pleines des bontés de nos
tantes et des gentillesses d'Artus, qui se montre charmant. J'ai, de
plus, de quoi te répondre, au sujet de notre Humbert : c'est bien la
plus jolie petite boule de graisse, qu'on puisse se figurer. Il est frais
et rose, sa petite poitrine forme un petit bourrelet plus blanc et plus
fin que les lys ou les roses : il a le plus joli petit menton, et un
sourire, un regard !.. en vérité, c'est une figure, toute séduisante,
par sa gaîté, sa douceur, et un petit regard malin ! Avec cela, ah !
tu en seras folle comme nous tous! Il vient, une ou deux fois le jour,
me trouver dans ta chambre, où je me suis tout à fait installé. Il est pris
d'une belle passion pour ton Christ et ton chapelet, qui sont accrochés
à la cheminée; il rit, il s'élance des bras de sa nourrice, il tend les
siens pour atteindre le Christ, et quand il l'a saisi, ce sont des trans-
ports, des éclats de rire ! cette bonne humeur ne le quitte que rare-
ment et lui donne un agrément infini. Ah ! certes, nous pouvons dire,
avec tout le monde, que nous avons de gentils enfants Je suis bien
!

aise que notre fils aîné soit sage et aimable avec nos parents, qui sont
près de lui. J'espère qu'il ne le sera pas moins avec sa tante et son
oncle; mais je te prie de le protéger contre le danger des bontés que
tout le monde a pour lui. Dis à ce petit vaurien que papa Eugène lui
fait une bonne caresse. Nous parlons de toi et de lui, en famille, bien
souvent : ce sont nos récréations. »

Un peu plus tard, je lis encore sous la plume paternelle, des


choses aimables pour mes deux frères aînés :
Ce mardi 10 août.
« Quoiqu'arrivé seulement depuis quelques heures, et bien qu'occupé
de voir, d'admirer nos fils, et de caresser mes bons parents, je profite,
cependant, d'une occasion qui s'offre, pour te donner des nouvelles de
notre Humbert. Je le trouve gentil et frais à ravir. Il est plus grand
qu'Artus ne l'était au même âge, plus gros, sans l'être trop pourtant.
Mais ce qu'il a déjà de délicieux, c'est sa physionomie, qui est d'une
douceur et d'une gaîté inexprimables. Il est déjà parfaitement ac-
coutumé à ma figure, et me tend ses petits bras très volontiers, sur-
tout quand je lui propose d'aller voir les « dadas », pour lesquels il n'a
pas moins d'empressement que son frère. Le bas de son visage est
tout à fait celui d'Artus. Quant au front et aux yeux, je les trouve
moins bien. Ce petit défaut est compensé par tout le charme que peut
avoir une physionomie. Ce qui me rend tout fier, c'est que mon
nom, qu'il connaît beaucoup mieux que ma personne, excite chez lui
— 360 —
l'attention et le sourire le plus gracieux. C'est tout ce qu'on peut es-
pérer à son âge. Artus promet et donne déjà beaucoup plus. Aussi,
on doit exiger de lui bien autre chose : de la douceur, de l'obéissance,
de l'attention aux volontés de sa maman Yvonne, et surtout de ses
bonnes mamans. Je lui recommande bien tout cela, et je lui demande
aussi d'aimer et de ne point oublier papa Eugène, qui, quoique
méchant, l'aime de tout son coeur, et a été quelquefois content de lui. »

Quelques lignes de ma mère, en réponse à un aimable détail :


Cuirieu, ce 6 août.
« Mon cher ami, je ne sais pourquoi je m'avise de t'écrire encore
à Lyon; nous allons nous voir, dans deux jours, et c'est diminuer,
sans autre motif que le plaisir lui-même, le nombre des choses que
nous aurons à nous raconter ; enfin, quand on en a tant à se dire, on
ne craint point de commencer, un peu plus tôt, le chapitre. Ta lettre
n'est point ennuyeuse: je trouve que c'est, au contraire, une des plus
jolies que tu m'aies écrites ; aussi tu aurais eu bien tort de m'en priver.
Je suis bien de l'avis de saint Augustin. Je trouve, avec lui, qu'il est
bien doux d'être aimé Soyez donc tranquille, cher monsieur; on vous
!

retrouvera, avec un grand plaisir, vous et les vôtres, qui sont aussi
les miens et très chers. A bientôt ».

On voit combien ces enfants étaient aimés, et quel bonheur


ils donnaient et promettaient pour l'avenir, à leurs parents.
Aussi ma mère écrivait-elle, de Cabrières, à sa tante, Mme de
Lisleroy, alors à Paris, auprès de sa fille : « Nous passons ici
nos soirées, au coin du feu, car le temps était affreux, ces jours-
ci. Mes deux fils aînés jouent autour de la table, pendant que je
vous écris. Ces soirées ont bien leur charme, et en valent bien
d'autres. Je plains ceux qui ne comprennent pas ces jouissances
bourgeoises; elles sont à la portée de quiconque veut les goûter! »

Mais ce n'est point aimer ses enfants, dans le vrai sens du mot,
que de les aimer seulement pour en jouir soi-même. Heureuse-
ment pour mes frères, nos parents avaient de leur devoir une
— 361 —
meilleure idée. Ils voulaient bien aimer leurs trois fils, mais en
les élevant et en les instruisant.
Voici sur quels principes raisonnait mon père, à cet égard :

« Je suis, et je m'honore de vouloir être un excellent père et


un bon mari, comme on l'était ou comme on a dû l'être, au temps
passé. Je trouve que ces sentiments, si bourgeois, ne déparent
point les plus belles âmes. Il a pu être de mode de rire des
vertus domestiques et même de s'en excuser comme d'une
,
faiblesse, à une époque où la société, rassasiée de paix et de
plaisir, s'était jetée dans tous les écarts de corruption où conduit
l'oisiveté. Mais, après les rudes et cruelles leçons que la
,
Révolution nous a données, les esprits réfléchis — ceux au
,
moins, qui pouvaient être corrigés —, ont dû prendre des opi-
nions plus justes et plus sévères. C'est vers la famille, c'est
vers les sentiments naturels qu'elle inspire, que l'on doit se
replier désormais de plus en plus. La classe élevée, dont nous
faisons partie, calomniée et haïe, doit à sa propre dignité de
donner l'exemple de ces vertus fondamentales. Dépouillée de tous
ses privilèges, elle doit s'attacher à celui qu'on ne saurait lui
enlever; il faut qu'elle donne l'exemple de tous les sentiments,
qui semblent lui appartenir en propre, puisqu'on les a nommés :
nobles, comme elle. Je ne sais si ces idées sont des radotages
et des préjugés ; mais j'y tiens, et je trouve qu'on doit y tenir,
parce que les préjugés, qui élèvent l'âme, sont la source des
meilleurs sentiments. Faibles, comme le sont les hommes, ils ne
sauraient se lier au bien par trop de chaînes. Celles, qui se
rattachent à l'imagination et au coeur, sont peut-être les plus
solides. La sagesse et le raisonnement demandent qu'on les
maintienne absolument dans l'éducation. »

Et, de fait, de 1818 à 1849, — c'est-à-dire de la naissance de


mon frère aîné, jusqu'au moment où je suis entré moi-même
au séminaire d'Issy —, notre instruction a été la grande pré-
occupation de nos parents. Il va de soi que leur sollicitude
— 362 —
s'arrêtait, ou mieux changeait de forme, à mesure que chacun
de nous quatre, se fixait dans sa carrière ; — mais, ils ne nous
laissaient à nous-mêmes que le plus tard possible.

Naturellement, durant les premières années, la part prin-


cipale de cette vigilance attentive échut à ma mère. Elle avait
nourri son premier enfant, et elle eût souhaité les allaiter tous ;
sa santé y mit obstacle. Mais elle nous a offert à tous, sans
distinction, le lait le meilleur, celui qui se forme dans l'intel-
ligence et dans le coeur, celui qui transmet avec lui l'essence
même des sentiments, et par lequel la vie morale s'alimente
toute une vie.
Elle eut d'abord, sous sa conduite plus spéciale, mes trois frères;
et elle mit, dans le caractère de ses leçons, les différences indis-
pensables, soit à cause de l'âge plus tendre du dernier, soit parce
que quelques malaises, survenus pendant sa croissance, l'avaient
légèrement retardé. Plus tard, ce fut mon tour. J'entends d'ici
ces instructions de ma mère, puisées dans un beau livre, relié
en rouge, et qui contenait une sorte de résumé de l'Ancien et du
Nouveau Testament. J'ai eu, après mes trois aînés, ce livre
comme manuel de lecture, et il m'a initié de bien bonne heure
au langage des Livres Saints.
Mais, quand mon frère aîné Artus eut près de huit ans, mon
père craignit que ces leçons préparatoires, quoique données avec
tant d'intelligence et tant de soin, ne répondissent pas à ce que
réclamait la force d'un esprit facilement ouvert, et qui se pré-
cipitait curieusement vers l'étude.
Humbert avait à peine six ans, mais il était vif, aimable et
doux. Et déjà on le destinait à porter l'épée.
Familier avec les maximes de Montaigne sur l'éducation, très
— 363 —
avide lui-même de connaissances (1), mon père avait peur de se
mettre en retard pour notre instruction; il n'écarta pas, du
premier coup, l'idée de mettre ses deux aînés dans un internat ;
il la caressa même quelque temps. Mais mes grands-parents et
ma mère s'effrayèrent d'un tel projet ; Mme du Vivier fut alors
priée, par sa fille, d'intervenir. Elle s'adressa au supérieur
du grand séminaire de Grenoble, et vint lui demander s'il ne
connaîtrait pas quelques jeunes gens vertueux, instruits, parmi
lesquels on pourrait choisir un précepteur. Le choix de ce sage
ecclésiastique tomba sur l'un d'eux, M. Paccalin, natif de La Tour-
du-Pin, dont on vantait les qualités sérieuses et la solide formation
classique.
Celui-ci écrivit d'abord à ma grand'mère du Vivier des « épitres,
qui», dit-elle, « ne lui parurent point mal pour le style, bien
qu'elle le trouvât trop travaillé ». Mais c'était, à ce qu'elle
ajoutait, « parce que mon père avait la réputation d'être un
savant, et que ce jeune homme, qui se flattait d'être très instruit,
avait tenté de faire ses preuves, en écrivant avec un peu d'em-
phase». (2).
Mon père se fit, pour mes frères, maître d'arithmétique,
d'anglais et de musique. Sans se désintéresser du soin des choses
de l'âme, il laissa sa compagne y veiller selon les inspirations
de sa conscience ; et je vais essayer de tracer le portrait de celle
à qui nous devons, mes frères et moi, de savoir, par expérience,
ce qu'il y a de vertu, d'élévation et de charme dans le coeur d'une
mère, digne de ce nom.

(1) A cette époque, je lis, dans les cahiers de notes de mon père: « Lectures
sérieuses : Domat, Montesquieu, Malte-Brun, Ménard, Frayssinous.
(2) M. Paccalin a fait ses preuves ; il a passé neuf ans entiers, à la maison. Il a
vraiment élevé mes frères. Moi-même, je l'ai eu pour premier maître. Je l'ai revu,
longtemps après, dans sa modeste retraite de La Tour-du-Pin ; — et, jusqu'au
bout, nos parents et nous, nous nous sommes félicités, eux de l'avoir choisi,
et nous d'avoir reçu ses doctes leçons.
— 364 —

Entre son père, laborieux, réservé, presque timide, malgré sa


réelle valeur, et sa mère, bonne, dévouée, active, mais sans
goût, pour le monde, Yvonne du Vivier passa tout son temps,
soit à Veaune, soit à Cuirieu, soit même à Romans, où se fit sa
première instruction, dans la paix et le silence de la vie domes-
tique. Son caractère s'y forma à des habitudes sérieuses que
ne dérangea ni son séjour de Genève, pendant près de quatre
ans, ni un voyage de quelques mois, à Paris, après la mort de
M. du Vivier.
Elle prit dès lors, pour le travail, une sorte de passion qui ne
fit que croître avec les années ; et je ne crois pas que jamais on
l'ait vue oisive.
Sa pensée, de très bonne heure, attirée vers le spectacle de la
nature, en admira les merveilles avec une sincérité et une
A7ivacité, que ni le temps ni l'âge n'ont altéré ou refroidi.
Ce beau Dauphiné, si riche en magnifiques paysages, lui
donna souvent l'occasion de ressentir, devant les spectacles de
la nature, une sorte d'émotion religieuse, qu'elle traduisait avec
une heureuse simplicité :
« Nous venons de parcourir, — écrivait-elle —, une route
admirable. Elle court au fond d'une longue vallée, sous une
voûte de verdure ; elle est bordée d'arbres de toute beauté. La
fertilité du sol est resplendissante ; trois récoltes ont, l'une après
l'autre, couvert la terre ; et, pour achever le tableau, plusieurs
chaînes de montagnes s'étagent en rangs successifs, et forment
un cadre superbe, qui s'achève par une haute guirlande de neige !
Rien de comparable au contraste de cette végétation puissante
avec la blancheur éclatante d'une neige, souvent rosée par les
rayons du soleil »
!

« Une autre fois, au fond d'une caverne profonde, j'ai vu jaillir


et se précipiter une énorme cascade, qui est presque effrayante.
— 365 —
De nombreuses hirondelles, des oiseaux de toute espèce, des
martinets, fidèles compagnons de tous les vieux murs, ont sus-
pendu leurs nids aux anfractuosités de ces immenses rochers,
dont la vétusté dépasse celle des plus anciens monuments :
comme si tout devait répéter à l'homme que ses oeuvres, com-
parées à celles de la nature, se ressentent toujours de leur
fragilité. »
Ou encore : « J'ai longé les bords d'un beau lac, dont les eaux
d'un bleu d'azur sont si limpides, qu'on y voit nager des poissons
aux brillantes écailles, et qu'on pourrait compter les cailloux du
fond! »

Sans sortir du reste de ses demeures habituelles, aussi bien


à Veaune qu'à Cuirieu, Mlle du Vivier avait, constamment
déployé sous son regard, un vaste horizon, qui exerçait sur elle
une véritable fascination, et lui manifestait à chaque instant, par
la beauté extérieure du monde, la sagesse, la bonté et la puissance
du céleste Ouvrier.
Et, parce que, poussée par son père, elle avait étudié de très
près les fleurs, celles des jardins comme celles des champs, aussi
bien que l'éphémère existence des insectes, qui y puisent le
soutien de leur courte vie, la vue de ces détails délicats de la
création, mis en contraste avec la majesté des verts ombrages
et la hauteur abrupte des montagnes lointaines, avait imprimé
dans son âme, avec une vive admiration pour l'oeuvre de Dieu,
une profonde admiration pour l'Etre suprême.

Le livre de la nature ne lui avait pas été vainement ouvert ;


elle y avait lu, comme disait saint Augustin, « la beauté des
créatures »; elle y avait « entendu leur voix ». A ses regards
— 366 —
et à son coeur était venue toute « la beauté des champs », comme
le dit l'Écriture (1).
De là, au plus intime d'elle-même, ce sens du beau, ce désir
de le connaître et de l'atteindre, qui a été le fond même de
sa vie.
Dès qu'elle put lire l'Évangile, elle en subit le charme ; elle en
goûta les récits; elle en savoura les hautes et douces leçons;
et surtout l'image de Jésus-Christ sembla s'en détacher, comme
un bas-relief se détache du fond de pierre ou de marbre qui
le supporte ; on eût dit, à la manière dont elle prononçait ce
nom sacré, qu'elle croyait presque avoir vu le Sauveur passer
devant elle.
Aussi je n'ai pas l'idée que ma mère, en tout le cours de sa vie,
ait entretenu un seul doute contre la foi. Elle en parlait comme
d'un fait au-dessus de toute discussion et de toute incertitude.
Le symbole ne lui coûtait pas à réciter, tant elle en trouvait
les articles heureusement liés ensemble : et chacun des sacre-
ments lui apparaissait comme une institution nécessaire, qui
répondait parfaitement aux besoins des âmes, dans les phases
et les situations diverses qu'elles ont à traverser.
J'ai remarqué qu'elle écoutait les prédications, avec une con-
fiance absolue dans la doctrine qu'on lui rappelait, et qu'elle
n'oubliait jamais les conseils qu'elle y avait puisés.
Ses confessions, dont je me représente la nature, par les
allusions fréquentes qu'elle y fait, soit dans les souvenirs, qu'elle
mêlait à ses livres de compte, soit dans quelques feuilles, éparses
à travers ses papiers ; ses confessions étaient simples, et accom-
pagnées d'une extrême docilité. Si on lui demandait de revenir
pour recevoir l'absolution, — comme c'était l'usage alors —, elle
notait exactement la pénitence qu'on lui avait imposée ;
— re-
marquant parfois que le confesseur lui avait fait des recom-
mandations sévères, et se promettant à elle-même de profiter
pieusement des exhortations, relatives aux fautes qu'elle avait
accusées.
(1) Omnis pulchritudo agri meum est. Ps. 49, v. 11.
— 367 —
Elle communiait souvent, suivant avec exactitude le calendrier
liturgique, et confiant à Notre-Seigneur ses intentions,
ses joies,
ses peines, comme à un ami dont elle était sûre.
Arriverai-je jamais à peindre le mouvement de ses yeux et
l'expression de sa physionomie, quand elle était saisie intérieu-
rement par la vive impression que lui faisaient la certitude et la
beauté de nos croyances ?
Ce n'était pas l'extase mystique, ni le ravissement en Dieu !
c'était, plus simplement, plus humainement, le charme vrai de
la beauté idéale entrevue à quelques traits, et fixée pour un
,
instant.

A mesure que ma mère avait acquis plus de maturité, la


curiosité de son esprit s'était étendue, bien au delà des limites
que j'avais imaginées. J'en ai trouvé la preuve dans ses Mémoires :
petits cahiers assez nombreux, que rien ne reliait entre eux,
sinon les sujets, singulièrement variés, dont ils traitaient. Il y est
question de lectures pieuses, de réflexions littéraires (1), d'em-
prunts faits à la sagesse de quelques philosophes anciens ou
modernes; et en même temps on y trouve des détails de ménage,
depuis l'éclosion et l'éducation des vers à soie, ou la fabrication
domestique des confitures, jusqu'aux lessives et aux comptes

(1) En un jour de peine, ma mère écrit :


« Avec maman, nous avons lu Le
Cid. Je l'ai trouvé superbe, en dépit de
Mlle de Scudéry. Les scènes entre Rodrigue et Chimène, m'ont plu infiniment.
Serait-il vrai, hélas ! qu'on ne trouve qu'au théâtre, et pour des êtres imaginaires,
l'héroïsme et la fidélité de sentiments si vifs, qu'on souhaiterait si sincères ! Sui-
tes lèvres de ces héros, un seul sentiment remplit le coeur, parce que, en vérité,
un seul objet les captive, et cet objet est digne d'eux. Fi de ceux qui ont toujours
des douceurs à la bouche, et rien qui soit spontané et profond ! Ils se vantent
d'avoir des coeurs de feu! et ils sont au fond tout de glace ! »
— 368 —
avec la cuisinière, la femme de chambre, la repasseuse ou la
couturière (1).
La grammaire, l'orthographe, la géographie l'avaient beaucoup
occupée ; mais, dans sa passion pour Walter Scott, pour les
légendes de la Bretagne, pour les récits populaires du Dauphiné
et du Languedoc, c'était à l'histoire véritable de l'Ecosse, de
l'Angleterre, de l'Irlande, ou à celle de nos antiques provinces,
qu'elle s'était adressée, en consultant, pour arrêter les grandes
lignes de son instruction personnelle, les bibliothèques placées
à sa portée.
Ai-je besoin d'ajouter que, de toutes ces lectures, elle avait
retiré une sympathie profonde pour Charles Ier, pour les mou-
vements Jacobites, et pour Louis XIV; son royalisme instinctif
s'y était exalté, et des Stuarts était remonté aux Bourbons! Et,
sans le savoir, en travaillant ainsi pour elle-même, pour étancher
sa soif de savoir, elle s'était préparée à être capable d'instruire
à son tour.

Lorsque, en 1818, à vingt-quatre ans, Yvonne, devenue la


Comtesse de Cabrières, se trouva près du berceau de son
premier-né, elle éprouva « le besoin d'offrir à Dieu, avec une
profonde humilité et du meilleur de son coeur, l'enfant, qui lui
avait été donné ». Quand on le lui apporta, après le baptême,

(1)Je relève un trait curieux: ma mère se plaint que sa modiste lui a fait un
chapeau de feutre, joli, mais qui lui serre trop les oreilles, et l'empêche de bien
entendre. «C'est exprès, dit la faiseuse; il ne fallait pas que, en l'absence de
M. le Comte, vous entendissiez les compliments, qu'on tenterait de vous faire
».
Celle modiste vigilante avait acquis, auprès de sa clientèle, une autorité qui
louchait a l'amilié. le me souviens d'avoir été, vers l'âge de six ou sept ans,
témoin du zèle avec lequel, à la maison, on se réjouit lorsqu'on apprit que Mme I.
avait reçu un prêtre de la paroisse et s'était confessée. C'était une brebis long-
temps paresseuse, qui était rentrée au bercail !
— 369 —
elle demanda que « cet enfant vécût, sur la terre, de la vie
nouvelle de la grâce », et que, « placé sous la sauvegarde de
la divine Providence, il fût accompagné par elle jusqu'à son
dernier jour ».
Et dès lors elle se sentit appelée au noble devoir d'éveiller,
par ses soins, cette jeune intelligence, de l'éclairer, de la former,
en un mot de l'élever. Et comme son mari, avec une piété
moindre, mais avec un sentiment aussi vif de sa propre respon-
sabilité, n'aspirait qu'à seconder les dispositions de sa com-
pagne, l'éducation des enfants devint la grande préoccupation,
la préoccupation commune de mes parents.
La récitation des premières prières, la lecture, l'écriture, les
rudiments de la grammaire française : ce vaste domaine d'ini-
tiation, qui exige tant de patience, mais que les mères et même
les aïeules cultivent avec un tact et un art si sûrs, s'ouvrit de
bien bonne heure pour mes frères, à qui mon père se réserva
de dire les premiers mots sur la musique, en leur apprenant
à battre la mesure, à chanter d'abord des notes et puis quelques
airs faciles.
Mais, dès que mes deux frères aînés en parurent capables,
c'est-à-dire vers 1824, quand ils eurent, l'un six ans et l'autre
un an de moins, ma mère commença de les instruire.
Elle le fit, selon une méthode, à laquelle elle a été successi-
vement fidèle, vis-à-vis de ses quatre garçons, et qui nous a
accompagnés bien au delà de notre majorité.
La continuité du travail, rendue facile par la variété, c'était
un de ses premiers principes. Sous ses yeux, nous ne demeurions
jamais oisifs. La vue, l'ouïe, le tact, tous ces organes de l'in-
struction étaient appelés à agir ; et une émulation continuelle
tenait constamment en haleine les trois aînés, dont le dernier
cadet, selon son âge, sa force, sa santé, suivit plus tard l'im-
pulsion.

24
— 370 —

Chacun travaillait pendant la semaine, d'après le tableau des


études, dressé en commun par nos parents et notre précepteur.
A la régularité des occupations, à l'émulation entre nous tous,
— en tenant compte des différences d'âge —, ma mère ajoutait,
comme stimulant l'initiative individuelle : par exemple, pour
nous apprendre à dessiner et à découper, elle nous disait :
reproduisez une scène que vous ayez vue : — votre frère aîné,
pendant sa leçon d'équitation,... votre grand-père, dévidant un
écheveau, etc.. Et ces petits essais étaient comparés, classés et
conservés : j'en ai trouvé plusieurs.
Le samedi: répétition générale, pendant laquelle, devant la
famille réunie, — et même devant l'homme d'affaires de mon
père, l'excellent Dumas (simple villageois, mais sage, réfléchi et
traité comme un parent), — chaque enfant justifiait de son appli-
cation par une récitation, la lecture d'un travail et l'inspection
de ses cahiers.
Le dimanche, après les offices du soir, un goûter, suivi de
quelque charade ou petite scène, composée, au début, par ma
mère, plus tard improvisée par mes frères, associés, pendant les
vacances, à nos cousins et cousines de Vallier.
Ces charades, ces scènes, habituellement en français, quelque-
fois en langue vulgaire (que ma mère comprenait, sans la parler,
mais dont mon père usait familièrement, et souhaitait que nous
usions aussi, avec les ouvriers des champs ou même de la ville);
c'étaient d'excellents exercices de mémoire; ils servaient aussi
à inculquer les idées politiques, chères à nos parents. Et je me
souviens de récits, ou d'images (dessins, découpures), inventés
ou esquissés par mes frères, et qui contenaient souvent, après
1830, des allusions fâcheuses au drapeau tricolore !
— Et, plus
âgés, ils l'ont servi et défendu ! Et moi, je le salue !
— 371 —

On voit que, dans ce milieu très simple, la vie intellectuelle


était active; et que le far niento (le rien faire), l'oisiveté de la
pensée et du sentiment étaient sans cesse poursuivis et combattus.
Tout le monde s'y plaisait ; et le Mémoire de mon père, à la
date du 31 décembre 1825, contient cette remarque frappante:
« Fête du Jour de l'An, eu famille : exposition des travaux
d'Yvonne et de nos enfants. Ces petites solennités enchantent
mon excellente femme ; elles amusent et forment les enfants ;
je les aime aussi, et je les approuve extrêmement. »
C'est que, en effet, en rédigeant l'annonce de ces humbles
événements de famille, ma mère montrait, sans nul apprêt, ses
qualités de coeur et d'esprit ; elle y glissait d'innocentes malices,
qui étaient autant de leçons : selon le précepte antique, elle
corrigeait, en riant, ce qui aurait pu, chez ses enfants, se tourner
en fâcheuse habitude : castigat ridendo mores !
Ces aimables réunions du Jour de l'An se sont continuées
jusqu'après la guerre de 1870, quand nous étions tous, depuis
longtemps majeurs, et que l'unique garçon de la famille était déjà
élève à Saint-Cyr. Les petits cadeaux s'échangeaient ainsi, sous
les yeux de nos parents, heureux de nous voir étroitement unis
entre nous, et remplis pour eux d'une respectueuse affection.
Le chef vénéré de notre « tribu » regardait, avec une émotion,
qu'il essayait vainement de dissimuler, ses quatre enfants, ses
belles-filles, son petit-fils et ses deux petites-filles; mais c'était
sur sa compagne qu'il appelait avant tout la bénédiction de Dieu ;
c'était à elle qu'il adressait sous ses cheveux blancs les accents
d'une tendresse, que les années, en s'enfuyant, une à une, avaient
rendue toujours plus vive et plus profonde.
Et je lui emprunte, pour finir cette étude, quelques lignes d'une
lettre à ma mère, où il se peint lui-même, en la peignant aussi:
— 372 —
« Tu m'as récompensé par une longue et charmante lettre, qui
m'a fait tout quitter bien vite. J'ai couru donner à mes parents
le plaisir d'en entendre quelques traits, et puis , je suis allé
m'asseoir, en hâte, et profiter du temps qui me restait, jusqu'à
souper, pour causer avec mon Yvonne. Oui, mon Yvonne ! Tu as
quelque chose qui te distingue, parmi les autres femmes. Il y a
là, pour moi, un attrait, qui tient au coeur, et dont je ne saurais
ni rendre compte ni me défendre. Mais, aux yeux du goût seule-
ment, et de la raison, sans autre prestige, il te reste une dis-
tinction précieuse, à la fois native et cultivée, qui tient à la
pureté de tes sentiments, à la simplicité de ton âme, à tes vertus !
Car tu as des vertus, je le sens, j'en jouis, j'en suis fier. »

Dans l'éducation religieuse de mes frères, et dans la mienne,


plus tard, c'est l'exemple, qui a toujours tout dominé. Mon père
croyait fermement à la nécessité absolue de la religion, pour le
gouvernement de la vie ; et il se serait reproché de ne pas con-
tribuer à la formation d'une piété solide, dans l'âme de ses
enfants. Même avant d'être revenu lui-même à la pratique des
sacrements, il s'assujetissait, par conscience, — et aussi par un
besoin intime d'émotion pieuse —, à assister, le soir, à la prière,
que récitait ma mère.
J'ai encore, daus l'oreille, l'accent maternel, au passage de
chacune des invocations à la Vierge Marie, dans les Litanies ; et
je me souviens de la voix grave de mon père, répétant ces
simples mots: Priez pour nous. A ce moment, j'en suis sûr, tous
les intérêts de la famille et de la France étaient présents à sa
pensée.
A la messe du village, pendant nos vacances, nos parents assis-
taient fidèlement, le dimanche et les jours de fête ; ils chantaient
— 373 —

avec le peuple, suivaient les processions; et, dans les plus


grandes solennités, ou pour quelque occasion particulière, mon
père commandait de lui apporter son violoncelle ; il accompagnait
alors les cantiques sacrés. Il était et voulait paraître un vrai
catholique. A la fin de sa vie, il fit bien plus : la beauté de
l'église paroissiale lui tint au coeur ; il aida largement, à la re-
construire et à l'orner : heureux de concourir à l'édification des
paysans et d'honorer avec eux, comme l'avaient fait les siens, le
patron de notre humble paroisse, saint Jean-Baptiste, le précur-
seur du Christ.
Ma mère s'inquiétait aussi de nos confessions, et nous rap-
pelait, à l'occasion, les fêtes de l'année liturgique, avec le devoir
de s'approcher des sacrements. Quand mes frères furent devenus
des hommes, la voix maternelle quitta le ton de l'autorité pour
s'empreindre d'un autre caractère : celui d'une persuasion dis-
crète, qui savait s'arrêter à temps et ne rien forcer.
On voit, ce me semble, par ces détails familiers, quelle était
la douceur de la vie, dans notre maison. Mais il faut bien que
je dise d'où venait à nos parents, à ma mère surtout, la paisible
et constante influence qu'ils exerçaient sur nous.
Je m'en suis rendu compte, quand j'ai pu comparer les impres-
sions, reçues par mes frères, dans le monde où ils vivaient,
avec celles qu'ils retrouvaient lorsque, pendant leurs congés,
ils revenaient sous le toit domestique.
Ils avaient pu rencontrer des femmes jeunes, brillantes,
agréables, entraînantes peut-être pour leur imagination.
A la maison, il n'y en avait qu'une, dont la jeunesse s'était
effeuillée avec les années, mais dont la tenue, modeste et digne,
unie au rayonnement d'une intelligence, qui voulait ignorer le
mal, obligeait les influences mauvaises de s'arrêter au seuil de
sa demeure.
Chaque séjour était une halte, pendant laquelle les fraîcheurs
d'âme de l'enfance et de la jeunesse remontaient à la surface des
coeurs ; elles les baignaient dans une atmosphère de sérénité et
de calme.
— 374 —

Déjà, à plusieurs reprises, j'ai signalé le goût profond que


mes parents avaient, en commun, pour la musique ; mais ce qui,
pour mon père, était une distraction agréable, et quelquefois
un vif plaisir, était, pour ma mère, le centre même de sa vie
intérieure. Ce que la vue de la nature est au peintre, la beauté
humaine au sculpteur, la combinaison savante des perspectives
et des lignes à l'architecte, la musique l'était à ma mère. C'était
sa manière personnelle de sentir la beauté, l'harmonie du monde,
et d'exprimer ce que cette beauté, cette harmonie lui inspiraient
d'admiration.
Les sons entendus par son oreille, lorsque ses doigts frappaient
le clavier de son piano ; l'accord de ces sons avec ceux de la voix
humaine, du violoncelle ou du violon ; le chant mélodieux de ces
instruments, et ce que ce chant disait à son imagination ou
traduisait de ses émotions : voilà ce qu'était pour elle la musique.
Et comme, très vibrante, elle ne demeurait pas un moment sans
que son âme tressaillît, elle cherchait instinctivement à coor-
donner ces tressaillements, à en faire une sorte d'hymne à la
Majesté divine, à la splendeur éblouissante de la création :
l'hymne de son amour, de son adoration, — et aussi celui de
ses sentiments de fille, de soeur, d'épouse et de mère, de
Chrétienne et de Française.
Mesurée dans ses paroles, ayant peur du langage des passions,
et ne trouvant rien d'assez pur ni d'assez noble, pour dire sous
quelle forme elles lui apparaissaient, la musique venait à son
secours, et la charmait par son éloquence, à la fois puissante
et éthérée. Son âme était pleine de poésie, et la musique en
murmurait à son oreille tous les accents.
Ainsi la piété, — une piété simple et vive
—, s'accordait intime-
— 375 —
ment, chez elle, avec la musique. Ses Mémoires (1) en font foi:
ils ne séparent ni les confessions ni les communions d'avec ses
études de piano, ou d'avec les concerts incessants, que, depuis
son mariage, elle ne cessait de se donner: Concerts, avec son
mari et avec les artistes, présents à Nîmes ou fixés dans les villes
du voisinage ; concerts, donnés par les célébrités de passage, à
Nîmes ; plus tard, chaque année, visites régulières, à Paris, pour
y entendre ce que la capitale lui offrait de ressource à cet égard ;
elle s'y accordait la satisfaction de jouir du mérite de ces nom-
breux talents, et de prendre, auprès de quelques-uns, des leçons
qu'elle appliquait ensuite dans son Bas-Languedoc.

Bien loin de se louer elle-même, ou de se trouver flattée


par les mots d'éloge qu'on se hasardait parfois à lui adresser,
elle se jugeait avec une impitoyable sévérité. En se rendant
compte du résultat de ses études, ou en parlant des réunions
musicales qu'elle avait provoquées, elle ne craignait pas de résu-
mer ses impressions, par des mots cruels, comme ceux-ci : « mal,
mauvais ; — on m'a fait recommencer ». On a peine à s'expli-
quer comment, prononçant avec tant de rigueur, sur sa façon de
jouer, soit de mémoire, soit en déchiffrant, elle remplissait ensuite
des pages entières du relevé des fautes qu'elle avait commises, et
qu'elle devait éviter désormais (2).

(1) Petits cahiers vulgaires, sur lesquels elle mettait ses comptes, et notait, en
quelques mots ses impressions.
(2) Je mets ici, comme exemple, une page de l'un des mémoires manuscrits de
ma mère :
« Samedi 24, répétition des
cinq morceaux. »
« J'ai joué: la Pensée : Très médiocre,
tant pour la mémoire que pour l'exécution;
1re page publiée ; thème, mal ; adagio, médiocre : à étudier. »

« Hummel, Beethoven: (trio et


sonate). Du 14 au 24 septembre, chaque jour,
grand travail. J'ai fait mes dévotions. »
— 376 —
Cette sévérité d'une part, cette constance de l'autre, — con-
stance, qui s'est soutenue pendant plus de soixante-dix ans —,
suffisent à prouver que la musique était, à l'âme de ma mère,
presque aussi indispensable que l'étaient à son corps ses modestes
repas.
Aussi ses joies de coeur étaient-elles toujours célébrées par de
la musique ; de même que ses tristesses, ses deuils étaient
marqués par le silence de son piano. Pour mieux jouir de ses
bonheurs intimes, elle avait recours à l'aide des artistes; elle
les écartait, quand il lui fallait pleurer.
Je ne sais s'il faut remarquer encore que ma mère, en quittant
son piano, pour peindre quelque aquarelle, ou faire une découpure,
ou écrire le programme de l'une de ses expositions, y associait

« J'ai été interrompue dans mes études, malgré l'obstination que j'y ai mise. »
« Le jeudi, je me suis occupée d'écritures pour mes matinées musicales. »
« Du 16 mai au 2 juin, je me suis occupée de musique, sans interruption ; mais,
malgré cela, je regrette l'emploi de ce temps sans résultats : beaucoup de temps
pour obtenir bien peu I »
« J'ai fait mes dévotions, le jour de la Pentecôte.
J'ai entendu, dimanche, les
vêpres à la chapelle du Refuge, dont c'était la fête. »
« Mercredi Saint. J'ai été me confesser ; le père Joseph me donna de bien bons
avis. »
« Travail soutenu, pour ma musique ; mais très interrompu, et progrès nuls. »
«
Jeudi Saint. Je suis allée à la Cathédrale; j'ai fait mes dévotions à la messe de
six heures et demie. »
« Vendredi Saint. Assisté aux offices. Travail nul, à cause de ce saint jour. »
« Je veux m'occuper, de plus en plus, et me réfugier dans mes ressources per-
sonnelles pour atteindre au but, que je poursuis. »
« Je recommence d'écrire, le 4 janvier: devant étudier chaque jour quatre
heures : appris un morceau par coeur. »
« Robert le Diable: répétition, mardi soir: Il n'y a pas eu de grands oublis;
cependant, à la page de la Ballade il y a eu hésitation et manque de pureté dans
les basses ; la fugue, pas assez sûre. Revoir l'Introduction. »
«
La reprise du thème de la pensée, n° 3, a été assez brillante, bien que médiocre.
Cela n'a pas été trop mal, vu le temps si court, que j'ai mis à la répéter.
»
« Guillaume Tell: Reprendre les basses du Cantabile; les cadences et le trait,

pour faire entendre le chant : Oubli, vers le point d'orgue. La variation d'octave
est celle, qui ne peut jamais être sue de mémoire; il faut tout repasser; tout est
à peu près. Samedi, il faut savoir le « Cor des Alpes », mes quatre trios, et aussi
que mon aquarelle soit presque achevée... ».
— 377 —
les sujets de ses admirations historiques ou littéraires: elle a
copié tous les portraits des Stuarts par Van Dick; elle a créé de
jolis motifs de découpures empruntés aux meilleures scènes
,
des romans de Walter Scott. Et c'est ainsi qu'une activité
d'esprit continuelle a banni de chez elle toutes les tentations
d'ennui : Selon sa naïve expression, « quand elle trouvait la
terre sèche ou laide, elle regardait le Ciel ».

Mon père travaillait, de son côté, et beaucoup.


Tandis, en effet, que se poursuivaient, à la maison, sous les
regards de mes grands-parents, la première éducation de mes
frères, partagée entre ma mère et le jeune précepteur, venu de
La Tour-du-Pin, le chef de la famille se donnait activement à
l'Administration de la ville.
Des circonstances particulières amenaient souvent à Paris, le
maire, M. le Marquis de Chastellier ; et le préfet du Gard,
M. de La Valette, y était aussi appelé fréquemment.
Les deux adjoints à la mairie, M. d'Aldebert et M. Vidal,
aidaient volontiers leur collègue ; mais plus volontiers encore,
semble-t-il, ils s'en remettaient sur lui du règlement des affaires
courantes.
Par les documents, demeurés dans les tiroirs de mon père, je
constate que, de loin, M. de La Valette ne perdait de vue aucune
des questions qui intéressaient le chef-lieu de son département ;
il en écrivait à mon père et le pressait d'y apporter tous ses soins.
I. Nîmes avait surtout besoin de fontaines ; parce que l'eau
était très rare dans plusieurs quartiers.
« C'est une affaire trop importante, dit le Préfet, pour que vous
ne vous occupiez pas de trouver le moyen de placer des fontaines,
dans tous les quartiers de la ville... Rien ne peut s'opposer à ce
— 378 —
que vous doubliez ou tripliez le nombre des fontaines à
établir. Si vous ne pouvez disposer que de quarante ou même
trente pouces d'eau, dans les plus grandes sécheresses, vous les
diviserez entre chacune de vos fontaines ; l'architecte, M. Durand,
m'a assuré que, dans les plus fortes sécheresses, votre belle
fontaine laisse couler cent pouces d'eau ; laissez-en la moitié ; ou
même les deux tiers, couler librement, pour les abreuvoirs et
les blanchisseuses. Ce qui restera sera suffisant pour alimenter
au moins trente fontaines publiques. »
II. Nîmes devait avoir un théâtre, et un théâtre digne de
l'importance d'une ville, dont la population comptait des artistes
de talent, des amateurs distingués, et se plaisait tout entière
aux distractions élevées de l'intelligence.
« Mais, — écrivait M. de La Valette —, je m'étonne et je m'af-
flige de vous entendre parler d'une indemnité à donner au
directeur de votre théâtre. Le Conseil municipal doit prendre les
moyens de diminuer, pour l'avenir, une charge aussi lourde. Je
vous invite, Monsieur, à prendre cette affaire en grande consi-
dération, et à vous occuper vous-même des réformes à faire
dans l'intérêt financier de la ville. »
« J'ai appris que, pendant deux jours consécutifs, le spectacle
avait été troublé, et que la faute en était au directeur, qui donne
trop souvent les mêmes pièces. Le répertoire doit vous être
présenté, tous les quinze jours, et être approuvé par vous. Aucun
changement, dans le cours de la quinzaine, ne peut y être
apporté sans votre consentement. Aucune pièce ne peut y être
jouée, pour la première fois, sans que le manuscrit vous en ait
été soumis, quelques jours avant qu'elle ait été annoncée. »
III. « La condition des soies »,
— disait M. de La Valette —,
« est un sujet, qui intéresse tous les fabricants nîmois, et le
directeur du Commerce croit devoir proposer, pour Nîmes, des
mesures, différentes, sur quelques points, de celles qui sont
appliquées à Saint-Étienne. Il fut examiner ces différences, et
voir si elles justifient les hésitations du Gouvernement à ap-
prouver ce que Nîmes demanderait. »
— 379 —
IV. Le Préfet priait « le Conseil municipal de trancher dans
le vif, quand il dresserait son budget; car il importe, d'une part,
d'appliquer le vote du Conseil général pour la création d'une
école de dessin et d'une école de chimie (industrielle) ; et, d'autre
part, il faut ménager les fonds municipaux. »
V. Pourvoir à la réorganisation de la Compagnie des Pompiers.
« Le Ministre m'a parlé de nouveau de cette affaire... Elle ne
peut souffrir à présent de difficultés... Je vous prie de trouver
quelques hommes à faire entrer dans la Compagnie. Vous avez,
je crois, à votre disposition, une somme, que vous êtes autorisé
à distribuer aux pompiers, à titre de gratification. Ne pourriez-
vous pas aussi vous servir d'une partie de cette somme pour
aider ceux des pompiers, qui se trouvent hors d'état de faire la
totalité de la dépense de leur habillement : les pompiers n'ayant
de service à faire qu'en cas d'incendie, et lorsqu'il est question
d'essayer les pompes, pendant toute la belle saison : — ce qui
n'arrive peut-être pas assez souvent — ; mais ce que je vous
recommande de faire faire, en y assistant vous-même de temps
en temps. »
VI. En vue des dépenses à faire, « il est nécessaire, de réfor-
mer les abus sans nombre, dont on se plaint ». « Sans doute, —
disait le Préfet —, je le sais comme vous, il est pénible de
diminuer, ou même de supprimer les traitements, alloués depuis
longtemps à des personnes de situation intéressante, mais lors-
qu'il y a nécessité, l'Administration est tenue de ne pas s'y
refuser. »

Si M. le Préfet du Gard mettait tant de soin et de suite à


surveiller les détails de l'Administration, s'il multipliait aussi ses
recommandations verbales aux adjoints, s'il les pressait de ne
négliger rien de ce qui intéressait, à Nîmes, l'hygiène, l'industrie,
— 380 —
le commerce, et même le culte et le progrès des arts ; de leur côté,
mon père et ses collègues, dans la mesure étroite où le budget
municipal les en laissait libres, s'appliquaient avec zèle, à réaliser
les progrès qui leur étaient signalés.
Mais, tandis que dans leur propre sphère, ces Messieurs
,
essayaient, par leurs efforts personnels, de prouver autour d'eux
combien la sollicitude du Gouvernement royal était éclairée,
active et bienfaisante; même, à Nîmes, les esprits étaient loin
d'être calmes. Ils étaient, au contraire, inquiets et agités ; ils se
rendaient compte de la tension progressive, qui séparait, tous
les jours davantage, le Gouvernement, — c'est-à-dire le Minis-
tère —, d'avec la majorité des Chambres.
La présentation, puis le retrait d'une loi, restrictive de la
liberté de la Presse ; la chute du Ministère, présidé par
M. de Villèle ; la création éphémère du cabinet de M. de
Martignac ; plus encore, l'arrivée au pouvoir du Prince
de Polignac (1); enfin, l'action incessante d'une presse, qui
aventurait hardiment les plus injurieuses accusations, sans se
soucier des condamnations, auxquelles elle s'exposait : toutes
ces causes ensemble avaient créé dans le pays une véritable
anarchie. La haine et la division étaient partout. Charles X
régnait encore. Mais déjà un pamphlétaire avait osé inviter le
duc d'Orléans à prendre le pouvoir, comme si le trône était vide ;
et, dans un compliment public, adressé au duc de Bordeaux, au
début de l'année 1829, on était allé jusqu'à lui tracer de ses
futurs devoirs un tableau, qui était la critique, à peine déguisée,
du gouvernement de son grand-père.
D'année en année, le désordre avait grandi, et la crise finale
s'annonçait presque ouvertement.
Mon père gémissait d'une situation aussi menaçante ; il suivait,
jour par jour, et presque heure par heure, la tragédie des derniers
jours de la monarchie des Bourbons.

(1) Dans son Mémoire, mon père indique cet événement par cette simple note:
8 août 1829, nomination de M. de Polignac » :
— comme s'il en prévoyait les
conséquences prochaines.
— 381 —
Comme Chateaubriand, il avait cru que « le règne de
Louis XVIII, du roi patient et sage, marquerait l'heure où se
résoudrait, pacifiquement, le problème de la Révolution. Tout
ce qu'il y avait de possible à conserver du passé s'entre-
mêlerait avec ce qu'il y avait de possible dans le présent ; et on
arriverait ainsi à une sorte de fusion, qui permettrait à tous les
bons citoyens de s'unir, pour concourir ensemble au bien général
du pays. »
Ce rêve généreux n'était pas alors près de se réaliser ; nous le
poursuivons nous-mêmes, après quatre-vingts ans écoulés ; et la
solution définitive n'apparaît pas encore prochaine !
Et de fait, tandis que, en convoquant les Chambres pour le
2 mars 1830, Charles X disait aux Pairs et aux Députés : « Je ne
doute point de votre concours pour opérer le bien, que je veux
faire » ; ceux-ci, — c'est-à-dire les Pairs, avec quelque hésitation,
le 9 mars —, et les Deux-cent-vingt-et-un Députés, avec une
menaçante hardiesse —, répondaient au Roi, le 16 mars, que
« ce concours ne pouvait être donné à son gouvernement, parce
qu'une défiance injuste de la raison et des sentiments de la
France séparait d'elle et de ses représentants ceux, qui condui-
saient, au nom du Roi, la pensée fondamentale de l'Adminis-
tration. »
Ce coup d'État en appelait un autre. La Chambre des Deux-
cent-vingt-et-un fut dissoute, le 16 mai 1830 ; et Charles X,
par sa Proclamation du 16 juin, demanda à son peuple de
réparer l'offense faite à sa couronne, et la blessure portée à
son coeur par une usurpation illégale, en élisant une Chambre
nouvelle.
Avant de rappeler quelle fut la suite de ces graves compli-
cations je crois devoir citer les extraits suivants du Mémoire
,
de mon père :
— 382 —

Si froissé que je fusse dans ma fidélité royaliste je continuais


«
mes travaux d'histoire et de géographie. Et mes cahiers d'étude
se remplissaient d'extraits intéressants, sur la Bible, les Juifs,
la politique, etc.. Je faisais aussi, durant l'hiver, beaucoup de
musique avec Mesdames de Castelnau, dont l'une, Mlle Gabrielle,
(devenue depuis la marquise de Valfons) était charmante, et
jouait parfaitement de la harpe. Mon violoncelle l'accompagnait:
J'étais heureux avec ma femme et mes enfants, que j'appelais
de véritables trésors du Ciel, et qui faisaient tout le charme
de ma vie. Mais l'ère des chagrins commença ; elle fut dure,
laborieuse et longue. »
« Notre vieux serviteur, Dupuis, valet de
chambre de mon
grand-père, le Commandant, était mort le 14 octobre 1828 ; et
cette mort m'avait été très pénible ; elle m'avait rappelé la
douleur, que j'avais éprouvée , en perdant, au mois d'octobre
1806, mon vénérable aïeul, si doux, si caressant à ma jeunesse. »
« Puis, le 19 février 1829, une fluxion de poitrine, d'abord
assez bénigne, s'aggrava subitement, et m'enleva mon respec-
table et si bon père. Il était né, le 30 décembre 1763. Page de
Mgr le comte d'Artois dans son enfance, il avait ensuite servi
dans le régiment de Royal-Picardie (cavalerie), jusqu'aux appro-
ches de la Révolution. Retiré alors, à Nîmes et dans ses terres,
mon père s'était acquis, dans son pays, par ses vertus, sa
loyauté, ses manières nobles et gracieuses, une estime univer-
selle et une grande considération. Sa mort fut un événement
ressenti dans toutes les classes de la société. Les éloges des gens
de bien et les larmes du pauvre honorèrent ses funérailles.
Il avait reçu de ses ancêtres un nom respecté : il nous l'a trans-
mis, non seulement pur et sans tache, mais encore ennobli par
— 383 —
la beauté de sa vie et par le reflet de ses vertus. Il laissait,
après lui, une veuve, bien digne de lui avoir été unie, et un seul
fils, et ce fils trace ces lignes, en bénissant la mémoire de celui
à qui il doit la vie, et en se promettant à lui-même de conserver
toujours, avec la vivacité de ses regrets, le désir de se rapprocher
des exemples qu'il a eus sous ses yeux. J'arrivai trop tard de
Bech, pour l'embrasser vivant. »
« Mon oncle Amédée (1) mourut peu après, le 30 mai 1829,
entre quatre et cinq heures du matin, après quelques jours de
maladie. »
« Mon oncle avait étudié la théologie, dans sa jeunesse; et même
il se destinait à la prêtrise. La Révolution et quelques circonstances
particulières orientèrent sa vie vers le monde. Son instruction
n'était pas très étendue, mais il avait l'esprit juste et sain,
beaucoup de bonté dans le caractère, et de précieuses qualités.
Il était bon mari, père dévoué et tendre, excellent parent, et il
a emporté l'estime générale. »
« Ces deux frères étaient nés, à onze mois de distance, l'un de
l'autre; et, quoique, suivant les lois anciennes, mon père eût
été extrêmement avantagé, son frère et lui ont toujours vécu
dans la plus intime union. Ils sont morts, tous les deux, d'une
maladie en apparence peu sérieuse, et qui s'est subitement
aggravée (2). »
« Témoin de la mort de mon perte et de mon oncle, héritier
de leur sang, je dois me préparer à finir probablement de la
même manière, et par les mêmes causes. Heureux, si je puis,
comme eux, pousser assez avant ma carrière, pour voir mes
enfants établis, pour leur transmettre, tel que je l'ai reçu,
l'héritage d'une vie sans tache, et pour recevoir du coeur de mes

(1) Amédée de Cabrières était né le 11 novembre 1764. Sa femme (Mlle de Langlade)


lui avait donné deux filles, mariées l'une à M. Jules de Roubin, à Villeneuve-lès-
Avignon, et l'autre à M. de Champié, magistrat, à Orange.
(2) Leur père, le marquis François de Cabrières, était mort d'une maladie
analogue.
— 384 —
fils un tribut de regrets, aussi sincères, aussi mérités, que ceux
que j'exprime ici, vis-à-vis de mes parents. »
« Après la mort de mon père, ma mère vint se loger avec
nous, au deuxième étage de notre maison. Ce lui fut une conso-
lation, et nous l'accueillîmes avec empressement. »
Les deuils successifs, dont il était bien naturel que le coeur de
mon père fût affligé, correspondaient malheureusement à une
situation politique, dont il souffrait cruellement, et qui allait,
tous les jours s'aggravant.

Reprenons maintenant l'histoire politique de Juin et Juillet


1830 ; dans une esquisse rapide, et pour Nîmes seulement.
La plupart des royalistes de Nîmes furent émus par la décla-
ration hautaine des Deux-cent-vingt-et-un (16 mars 1830), dont
le désaccord d'avec le Ministère, publiquement avoué, atteignait
directement le Roi. Ils déplorèrent l'offense, dont Charles X s'était
plaint avec dignité ; ils compatirent à l'aveu de sa douloureuse
surprise ; et beaucoup d'entre eux regardèrent les Deux-cent-
vingt-et-un comme des révoltés, dont il fallait se séparer à
jamais.
Mon père fut de ceux que cet acte audacieux remplit d'indi-
gnation ; et on le vit alors s'éloigner pour toujours d'un compa-
gnon, d'un ami de sa jeunesse, dont il avait jusque-là partagé
les sentiments (1).
Mais les événements, dépassant toutes les prévisions, allaient
se précipiter : une fois déchaîné, le torrent devait bientôt tout
emporter du fragile édifice de la Restauration.
(1) Bien des années après 1830, je rencontrai, dans une ville d'eaux, celui, dont
le vote avait alors attristé les royalistes, et je signalai cet incident à mon père ;
il me recommanda de témoigner à ce personnage, âgé et infirme, beaucoup
d'égards et de multiplier auprès de lui les attentions.
— 385 —
Prorogée d'abord, du 19 mars jusqu'au 1er septembre 1830, la
Chambre fut dissoute, le 16 mai, et de nouvelles élections fixées
au 3 juillet 1830.
Jamais l'ardeur ne fut plus grande, dans les divers partis, pour
conquérir un succès définitif. Les Royalistes et les Libéraux
se
combattirent avec violence ; ceux-ci voulaient que le succès
des Deux-cent-vingt-et-un fût une sorte de plébiscite contre le
Gouvernement ; ceux-là cherchaient au contraire à avoir à eux le
plus grand nombre possible de sièges, afin de consoler Charles X
et de l'aider, comme il l'avait demandé lui-même, « à faire tout
le bien qu'il méditait ».
Au cours de ces graves conjonctures, le baron de Calvière
écrivit souvent à mon père ; et, suivant l'impulsion de son
coeur, il le pressa de se présenter aux élections du 3 juillet.
Quelques démarches furent faites en ce sens, auxquelles mon
père se prêta faiblement, soit parce que, dans sa pensée, le meil-
leur choix à faire était celui de M. de Surville, receveur géné-
ral, dont le succès était moins incertain ; soit parce que, comme
il l'écrivait alors : « il sentît, dès les premiers pas, que, dans
les conditions où elle se présentait à lui, la carrière politique ne
pouvait convenir à son caractère. Il y fallait faire trop de pro-
testations banales, tendre la main à trop de gens, se courber
trop souvent, et trop humilier enfin sa fierté naturelle. » (1).

(1) Il semble, d'après la lettre suivante, assez obscure, qu'on avait d'abord songé
à la candidature de M. Charles de Surville. Quelques oppositions s'étant mani-
festées, sans doute à cause de la jeunesse d'un candidat, d'ailleurs excellent,
M. de Surville, le père, aurait songé à substituer au nom de son fils celui de mon
père : de là, la lettre que voici :
« Monsieur »,
« Je suis trop profondémentdévoué à vous et à votre excellent fils, pour hésiter,
un moment, sur la réponse que j'ai a vous faire. »
« Sans doute, notre position est cruelle, nous passons sous un
joug de fer, et
l'on brise à la fois nos intérêts les plus sacrés ; mais on se sert contre nous de
telles armes, qu'il ne nous est ni possible ni permis de résister. Quand on n'a pas
craint d'emprunter le nom le plus auguste (celui du Roi sans doute) pour accabler
des Nîmois, tels que mon cousin et vous, que ne ferait-on pas contre d'autres ?
25
— 386 —
Ces répugnances ne l'empêchèrent pas de constater, avec
plaisir, que, « dans cette circonstance, son nom avait été favo-
rablement accueilli par quelques personnes, et qu'il avait reçu
de leur part des marques flatteuses d'estime. » (1).
Ce succès d'ailleurs, qu'il n'avait pas voulu tenter, eût été
bien disputé, et disputé pour aboutir enfin à une très prochaine
déception.

La droite royaliste , en effet, n'obtint, aux élections du


3 juillet, qu'une majorité de quarante voix ; tous les députés
d'opposition avaient réussi ; et, sur les Deux-cent-vingt-et-un,
dont la manifestation avait amené la dissolution de la Chambre,
deux seulement n'avaient pas été réélus.
Le Roi, sur le conseil unanime de ses ministres, se résolut
alors à publier, le 25 juillet 1830, deux Ordonnances, dont l'une
suspendait momentanément la liberté de la presse politique, et

D'ailleurs, dans cette circonstance, ce que l'on ferait pour l'un semblerait fait
contre l'autre. Nous nous perdrions, loin de nous sauver; et moi, candidat de cir-
constance, homme substitué, au dernier moment, je succomberais sans honneur,
avec un regret éternel d'avoir compromis un nom sans tache, et d'avoir contribué
à l'éloignement de notre bon Charles. »
« Croyez, Monsieur, que je sens
bien toute l'amertume de votre position, et que
je donnerais bien des choses pour l'adoucir. C'est avec le regret le plus sincère que
je me vois forcé de refuser à votre projet ma coopération ; mais j'ose espérer
que vous ne m'en saurez point mauvais gré, et que vous y verrez au contraire
une marque nouvelle de l'estime et de l'affection sincère que je vous ai vouées. ».
« Votre très humble et obéissant serviteur, »

«
Le 6 mai 1830. » « Le Marquis DE CABRIÈRES. »

(1) Note du Mémoire paternel : « A l'occasion de ces élections,


j'écrivis, le 16 juin
et le 3 juillet 1830, deux brochures qu'il faudra rechercher. » — Je les ai retrouvées
manuscrites, et les ai publiées, à part, avec quelques autres pièces politiques.
— 387 —
la seconde modifiait la loi sur l'élection et le nombre des
députés.
On eût dit que ce moment était attendu pour déchaîner, dans
les actes, la révolution, accomplie déjà dans les idées.
Les 27, 28, 29, journées de Juillet, « les glorieuses » renver-
sèrent, par une insurrection sanglante, faiblement combattue, le
rempart, déjà très ébranlé, qui protégeait le trône ; ce rempart,
une fois à terre, le trône fut déclaré vide : le 2 août 1830,
Charles X et le duc d'Angoulème abdiquèrent en faveur du duc
de Bordeaux, dont ils confièrent la protection au lieutenant
général du Royaume, Louis-Philippe d'Orléans.
Le 9 août, le Lieutenant général devenait Roi ; c'était Louis-
Philippe Ier, Roi des Français ; « la France reprenait ses couleurs » ;
et, le 16, Charles X s'embarquait pour l'Angleterre.
Avec la lenteur des communications télégraphiques de ce
temps, ce ne fut pas avant le 1er août, que l'on connut, à Nîmes,
l'issue de « la révolution de Juillet ».
Cinq jours après, mon père quittait la Mairie où, pendant les
premières heures d'incertitude et de trouble, il était demeuré, à
la demande du Maire, revenu de Paris pour les élections (1).
Il adressa au Préfet sa démission d'adjoint (2). et en avisa
personnellement M. de Chastellier. En se retirant à Cabrières :
il aurait pu dire, avec Chateaubriand :
« Je demeure citoyen attristé, mais inoffensif. Mon rôle est
fini, j'accepte mon destin. » Il n'avait que quarante-deux ans !
Politiquement, son rôle en effet était fini ; et les vastes
études, qu'il avait poursuivies, avec tant d'obstination, dans la
pensée qu'elles l'aideraient, un jour, à se rendre utile, paraissaient

(1) Comme ma mère s'inquiétait de le voir absent et exposé peut-être à quelque


violence, il lui répondit: « Tu entendras du bruit, qui, je l'espère, ne sera suivi
de rien de fâcheux. Mais le Maire a tenu à ce que je reste auprès de lui. Nous
sommes dans de bons fauteuils, près d'un bon feu. Sois bien tranquille, je t'en
supplie, car je ne crois à aucun danger. »
(2) Le 6 août.
— 388 —
n'avoir plus de but (1). C'était une erreur : le travail est toujours
utile ; et nul homme ne s'emploiera, sans profit, à cultiver son
intelligence, et à mieux apprendre, par l'histoire, quelle est la
valeur réelle de la vie.
Mon père avait tenu, du 1er au 6 août 1830, un journal, où il
avait consigné le détail des événements , accomplis à Nîmes,
tandis que la révolution de Juillet s'achevait à Paris (2). « J'avais
tenu à la mairie, dit-il, le rôle ferme et modéré, que me traçait ma
position difficile, entre des autorités hésitantes et une population
divisée, très prompte à s'émouvoir. »
« Enfin, le 6 août, quand le drapeau tricolore remplaça le
drapeau blanc, je donnai ma démission, et je partis pour mon
village. »

(1) «Je n'ai guère de notes, prises dans les études que je fis, durant cette année
1829. Mais je n'en ai pas moins continué, à travers mes affaires personnelles et
d'administration, à faire de nombreuses lectures : en particulier les Commentaires
de César, la grande oeuvre de Gibbon sur l'Histoireromaine, lord Byron, en anglais
(Mémoire manuscrit)...»
(2) A un de ses amis, mon père écrivait encore :
« Je pense que
tant que notre cause a triomphé, tant que nous avions pour
nous le pouvoir et l'avenir, il était possible et convenable de garder le silence ;
mais, aujourd'hui, il serait tout à la fois incompréhensible et impolitique de ne
point rectifier les assertions mensongères de nos adversaires, par un récit fidèle : il
suffirait à faire ressortir l'admirable patience, que nous avons montrée dans ces
circonstances. Je suis prêt à assumer la responsabilité et le surcroit de rancunes,
que ce récit pourrait entraîner; mais, ayant quitté la ville, le 6 août, il m'est
impossible de parler, avec connaissance, des faits qui ont suivi mon départ. Pour
ceux-là mêmes, qui l'ont précédé, j'aurais besoin d'un résumé exact des faits. Si
vous consentez à me fournir tout de suite les matériaux, dont j'aurais besoin, veuillez
me les transmettre par une relation aussi détaillée que possible. Dans l'intérêt même
de nos concitoyens, comme dans celui de ma propre responsabilité, il importe de
ne rien avancer, qui ne soit d'une exactitude rigoureuse. Vous savez d'ailleurs que
je ne signerai jamais rien qui ne porte un caractère absolu de vérité. »
Le Correspondant de mon père s'est tu, et les notes ont été brûlées. C'est une
perte pour l'histoire locale. — Les deux compagnons de mon père, à la mairie
MM. Vidal et d'Aldebert, partagèrent ses idées et s'associèrent à tous ses actes. Le
dernier surtout fut pour lui un ami constant et dévoué : j'ai été le témoin de leurs
relations affectueuses.
389—

VIII

LA VIE DE FAMILLE. I.

La révolution de Juillet rendit à mon père sa liberté ; il la


prit tout entière, et s'absorba volontairement dans ses affaires,
ses études, ses distractions de musique; et si la privation de
toute action, de toute influence dans le domaine politique lui
fut sensible, il tint à honneur de supporter, sans se plaindre,
la ruine des rêves, qu'il avait pu faire en vue de son propre
avenir: il ne songea plus qu'à ses enfants.
Voici, sur ce point si important, une longue citation de son
mémoire manuscrit :

« La ville de Nîmes demeurait toujours agitée; et quelques


personnes de notre connaissance l'avaient quittée. Ma bonne
tante de Lisleroy et sa fille, la Marquise de Bolincourt, s'étaient
retirées à Beaucaire ; j'allai les y visiter, et peut-être leur exemple
me donna-t-il l'idée que je réalisai peu après. »
(20 août). — « Mon excellente mère, en effet, éprouvée par
tant de secousses, était souffrante et affaiblie; Yvonne était près
du terme de sa délivrance. Pour les mettre, l'une et l'autre, à
l'abri de toute inquiétude, et cependant à portée des secours, dont
elles pourraient avoir besoin je me décidai à aller m'établir
,
aussi à Beaucaire, avec toute ma famille, pour y attendre à la
fois et les couches d'Yvonne et le dénouement de la crise, dans
laquelle était engagé le pays. »
A titre de contraste, j'insère ici une lettre de ma grand'mère
du Vivier, qui montre bien son caractère, et qui témoigne
— 390 —
d'une indifférence politique, bien éloignée du tempérament
des Nimois d'alors :
16 août 1830, Cuirieu.

« Il est très vrai, ma bonne fille, qu'on éprouve, en ce moment, un


plus grand empressement de recevoir des nouvelles de ceux qu'on
aime. Ta lettre du il août, reçue hier, 15, m'a fait grand plaisir, par
l'assurance que tu me donnes qu'à cette époque la santé et la paix
étaient votre partage. Il en est ici de même, au point que, depuis plus
de huit jours, je suis seule, avec trois domestiques, comme gardienne
de ma vieille citadelle. J'y dors et j'y mange, avec la même sécurité
qu'au temps passé ; m'estimant heureuse de n'avoir à entendre ni les
prévisions pénibles des uns, ni les élans enthousiastes des autres. A
la ville, l'oisiveté fait que l'on donne son temps à la politique, tandis
qu'à la campagne, l'activité, que réclament les récoltes , ne nous
laisse que le temps d'un très court sommeil. Aussi, sans les récits, que
me font les ouvriers, attirés ici par différentes réparations, je ne me
douterais pas qu'il faut maintenant crier : « Vive Philippe Ier ! au lieu
de Vive Charles X ! »
« Pour fêter l'arrivée au trône de ce Premier, il y a eu, m'a-t-on
raconté (1), un beau repas; et ce banquet aurait été suivi d'illumi-
nations, si le tonnerre, le vent, la grêle et la pluie ne fussent venus y
mettre obstacle : Puisse la Providence en mettre à tout ce qui ramène-
rait les anciens troubles ! L'expérience a bien prouvé que tous avaient
eu à en gémir, et à y perdre ! La concorde est, pour un royaume, aussi
nécessaire que pour les familles. Mais la jeunesse aime le changement,
et chaque génération se flatte d'en savoir plus que ses devancières.
Soyons assez sages pour jouir du présent, qui nous laisse en paix; et,
s'il en est autrement, n'est-ce pas folie que de s'en tourmenter
d'avance. Conserve donc, chère fille, ta fermeté pour conduire à
bon port l'enfant que tu attends, et dont il me tarde d'apprendre la
naissance. J'approuve fort tes projets pour la campagne, ou Beaucaire.
ou tout autre ville, aussi calme et aussi religieuse. »

Mon père reprend : « Le 30 août, à 5 h. 1/4 du matin, Yvonne


m'a donné un quatrième garçon, qui paraît bien constitué. Sa
mère a été délivrée, après une heure de grandes douleurs. Nous
avons choisi, pour cet enfant, les noms de François-Marie-Anatole.

(1) A La Tour-du-Pin, probablement.


— 391 —
Son parrain a été son frère aîné, Artus ; sa marraine a été Célénie
de Vallier » (1).
(26 octobre). — « Après deux mois, passés à Beaucaire, d'une
façon assez agréable et fort paisible, nous nous sommes décidés
à aller, pour tout l'hiver, à Cuirieu, chez ma belle-mère. Peut-être
même y séjournerons-nous un peu plus longtemps ; je ne sais
quel parti je prendrai pour l'avenir. Nous y paierons une petite
pension. »
« Les Vallier sont venus nous rejoindre à Cuirieu, et nous y
avons vécu tous ensemble, aussi heureux et aussi calmes qu'on
peut l'être en cette triste époque. »
« Je n'ai pas perdu mon temps: dans cette demeure paisible,
j'ai fait des lectures, aussi sérieuses et aussi suivies que les
circonstances me l'ont permis ; entre autres, j'ai achevé Gibbon
et Montesquieu, sur la Grandeur et la Décadence de l'Empire
Romain, ainsi que Ferrant : Esprit de l'Histoire, etc. »
« J'ai aussi entretenu quelques correspondances politiques,
relatives aux derniers événements, soit dans Nîmes, soit le pays
tout entier. »

Rien ne semblait plus éloigné que la pensée d'un mouvement


en faveur de la restauration du trône; mais on était trop près de
sa chute, pour que la politique proprement dite consentit à
demeurer oisive, dans l'esprit et dans le coeur des royalistes
militants. Elle les pressait au contraire d'agir, et d'agir par voie
de soulèvements partiels, qui, s'ils réussissaient, créeraient au

(1) On m'a raconté que, l'avant-veille de ma naissance, mes parents étaient


allés, à pied, de Beaucaire à Sainte-Marthe de Tarascon, en pèlerinage au tombeau
de « l'Hôtesse du Christ », et qu'ils y avaient donné une petite aumône à un pauvre.
C'était bénir d'avance mon berceau.
— 392 —
gouvernement nouveau, en se généralisant, de sérieux embarras,
et peut-être amèneraient, avec sa ruine, le relèvement de la
monarchie légitime.
La plupart des chefs autorisés du parti royaliste étaient oppo-
sés à ces projets, dont le succès leur paraissait impossible. Mais
on les accusait de tiédeur; et d'anciens officiers, des jeunes
gens, pleins de zèle et d'ardeur, offraient ou leur expérience ou
leur enthousiasme à des hommes plus âgés, qu'ils suppliaient
de prendre en main la cause du duc de Bordeaux, et de les
organiser en soldats du drapeau blanc.
Ces mouvements d'opinion parvinrent aux oreilles de la
Duchesse de Berry. Convaincue déjà qu'elle avait le droit d'exer-
cer la Régence du Royaume, pendant la minorité de son fils,
elle érigea ce droit en devoir, et voulut tenter de servir, par les
armes, la cause de son enfant. Elle rêva d'organiser, dans ce but,
une vigoureuse entreprise militaire. Le soulèvement de la
Vendée, lui parut facile ; elle l'avait visitée, après la mort du duc
de Berry, et elle y avait alors reçu un chaleureux accueil.
Là, se trouvaient des familles, où l'héroïsme était héréditaire,
et que l'opinion désignait comme toujours prêtes au sacrifice de
leurs biens et de leur vie, pour le service de Dieu et pour celui
du Roi.
Comptant sur ces races généreuses, et sur tous ceux, que leur
exemple entraînerait, la Duchesse de Berry se résolut à rentrer
en France, par la voie de Marseille. Elle y réunit un groupe de
royalistes, à qui elle révéla ses desseins, et qui, le plus promp-
tement possible, en devaient favoriser l'exécution (1).
A Nîmes, M. de Surville, receveur général sous la Restauration,

(1) M. le duc d'Escars était venu, à Marseille, au devant de la Princesse, et


présidait, en son nom, et quelquefois devant Elle, les conférences des royalistes,
qu'il avait convoqués pour leur communiquer les projets de Madame. Après l'in-
succès de ces réunions, il fut poursuivi par la police du Gouvernement, et réduit
à se cacher, il reçut alors, à Saint-Denis, près de Nîmes, l'hospitalité de M. de Régis
de Galimel, notre parent, et lié, dans sa jeunesse, avec la Cour de Naples, qui
avait accueilli son père, durant l'émigration. Ce séjour fut de plusieurs mois.
— 393 —
désigné pour la députation, en juillet 1830 (1), et entouré
d'une considération universelle, fut chargé de recruter, parmi
ses amis, des hommes capables de coopérer à ce dessein. On lui
donna, pour l'aider, des royalistes dévoués et actifs, parmi
lesquels était le vicomte Maurice de Rochemore d'Aigremont,
ancien officier aux Chasseurs du Gard, et intime ami de mon père.
Je laisse maintenant le Mémoire paternel raconter la suite
d'un incident, dont les conséquences ont été si douloureuses :
«Après mon retour à Cuirieu, à la suite d'un voyage en Beauce
et en Berry, plusieurs lettres de Rochemore et de M. de Surville
m'ont entraîné à faire un voyage à Marseille. Il s'agissait d'une
grande affaire, dans laquelle je devais jouer un rôle important.»
« J'attendis là quelque temps, essayant de m'informer par
moi-même de la confiance qu'on pouvait avoir dans le succès
attendu. »
« Voyant ensuite que, du milieu d'avril à la fin de mai,
« la grande affaire » n'avançait pas, et ne pouvait avancer, je
repartis, pour Cuirieu, le 30 mai... Le 25 juillet, à la suite
de lettres, encore plus pressantes que la première fois, je repris
la route de Marseille; j'y vis alors un « grand personnage » (pro-
bablement la Duchesse de Berry, elle-même), et je causai avec
d'autres personnes, qui se donnaient de grands mouvements,
mais qui me parurent disposer de bien faibles moyens. Après un
séjour de trois à quatre jours, passés d'une façon assez agréable,
mais que je comprenais être sans utilité, je revins encore à
Nîmes, où Yvonne me rejoignit, et où nous demeurâmes,
jusqu'au 10 septembre, à attendre les événements. »
« Cependant le moment, fixé pour l'entreprise, projetée à
Marseille approchait, et aucune chance favorable ne m'était

(1) Ce qui ne s'était pas alors réalisé, l'a été, à partir de 1848. M. Charles de Sur-
ville fut alors élu parmi les députés de Nîmes, et il a mérité, depuis cette époque
jusqu'à sa mort, en 1863, le respect et la sympathie de tous ses collègues de la
Chambre, et de tous ses concitoyens du Gard. Il était le correspondant attitré de
M. le Comte de Chambord ; et son frère, le Colonel d'artillerie, M. H. de Surville,
royaliste comme tous les siens, dirigeait la vaillante Gazette de Nîmes.
— 394 —
signalée. Comme j'avais été choisi, pour occuper la préfecture du
Gard, après le succès que l'on se promettait, je crus que je ne
pouvais pas rester muet, dans une circonstance aussi grave,
où m'incomberait certainement une part de responsabilité, si je
gardais le silence. Je me sentis donc obligé de manifester
nettement mon opinion, et j'écrivis à M. de Surville la lettre
suivante » :

« Monsieur, »

« J'ai dit à votre excellent fils toute ma pensée, sur la position actuelle ;
je ne doute pas qu'il ne vous ait rendu, sur ce point, le compte le plus
fidèle de notre entretien ; mais j'éprouve le besoin de vous expliquer
moi-même ma conduite, et de vous mettre, dans les mains, une pièce,
que vous pourriez montrer à tous ceux qui seraient surpris de mon
attitude. »
« Sans entrer dans une discussion, qui ne peut se faire par écrit, je
crois de mon devoir de dire, la main sur la conscience, que la tentative
que l'on projette, me paraît, en ce moment, téméraire et coupable :
téméraire, car rien ne l'appuie, coupable, car elle compromet tout,
sans espoir raisonnable, et sans pressante nécessité. A Dieu ne plaise
que ces expressions puissent blesser personne au monde. Je souhaite
me tromper, mais j'exprime une conviction profonde, et je ne me
crois pas libre de la renfermer dans mon sein. »
« Malgré tout, si l'on persiste dans un projet, que je ne crois point
fait pour réussir, je suis prêt à m'y associer. Appelez-moi, j'arriverai :
non pas pour prendre un caractère officiel, qui ferait peser sur moi
une responsabilité, dont, pour rien au monde, je ne voudrais assumer
le poids, en ce moment ; mais, pour remplir obscurément le devoir
d'un sujet fidèle, et mourir, s'il le faut, en soldat, aux pieds de Celle,
à qui je ne cesserai jamais d'être entièrement dévoué. »
« La détermination, que je vous annonce, nécessitant des disposi-
tions nouvelles, pour notre localité (1), je vous autorise, Monsieur, et
même je vous prie de communiquer ma lettre à qui de droit. »
« Je suis votre serviteur, »

« Le Mis DE CABRIÈRES. »

(1) Ce mot vulgaire de localité revient à plusieurs reprises dans les lettres de
mon père, à ce moment. Il ne voulait pas nommer Nimes, de peur d'accentuer les
divisions créées par la politique.
— 395 —
A cette lettre, adressée à un confident très sûr, et dans la-
quelle mon père exprimait, avec une rude franchise, son opinion
personnelle, une autre était jointe, qui fut remise à M. le duc
d'Escars, probablement par les soins de M. de Régis; elle était
plus modérée, mais tout aussi sincère. La voici :

« Monsieur, »

« Je n'ai eu l'honneur de vous voir qu'une fois; mais vous m'avez


traité avec bonté, et, ce qui m'honore davantage, avec une parfaite
confiance. Il était alors question, pour moi, d'une mission, pour laquelle
je vous assurais que vous pouviez compter sur tout mon dévouement.
Et cependant, j'ai cru devoir retirer cette promesse. J'ai eu beaucoup
à souffrir, en accomplissant ce devoir ; et j'aurais voulu pouvoir m'en
expliquer, avec un homme, dont l'estime m'est aussi précieuse.
J'espère que mes amis vous auront fait comprendre ma pensée, et que,
si j'ai le malheur de vous avoir donné une mauvaise idée de mon
jugement, mes principes et mes sentiments seront restés purs à vos
yeux. Comme je ne tiens qu'à ceux-ci, j'abandonne volontiers le reste;
je fais plus, je souhaite, avec ardeur, qu'il soit prouvé que j'ai
déraisonné complètement. »
« Quoi qu'il en soit, comme il ne dépend pas de moi de changer ma
conviction, non plus que d'agir ou de parler, autrement que d'après
elle, je n'ai pu, ni ne puis encore faire une démarche, qui serait contraire
à ma pensée. »
« Voilà, Monsieur, ce que j'avais besoin de vous dire, pour le passé
et le présent. Pour l'avenir, tel que je prie Dieu de le faire, sans oser
l'espérer, il faut aussi que vous sachiez, Monsieur, que, dès l'instant
où un fait décisif ne permettrait plus que d'agir, vous pourriez com-
pter sur mon action. Je ne prétends pas dire que ma bonne volonté
serait plus entière ou plus forte que celle des autres, mais elle serait
aussi énergique et aussi dévouée. »
« A ce moment, je serais trop heureux de me rapprocher de vous, et
j'y ferais, pour mériter votre approbation, tous mes efforts : ne tenant,
comme je l'ai dit, qu'à une chose : à n'être ni l'auteur, ni le témoin
des faits douloureux, qui pourraient se passer dans ma ville natale. »
« Quelques mots, qui m'ont été dits par mon cousin (M.
de Régis),
m'ont enhardi à vous adresser ces quelques lignes; ces mots en-
courageants m'inspirent la confiance de vous supplier de donner, le
cas échéant, à ma bonne volonté la direction que vous jugerez utile:
— 396 —
si difficile ou si pénible qu'elle soit, je l'accepterai, pourvu qu'elle
m'éloigne du théâtre, que je viens de vous indiquer. »
« Excusez, Monsieur, la liberté que j'ose prendre, et daignez agréer
l'assurance de ma haute estime et de mon profond respect. »
« Le Marquis DE CABRIÈRES ».
« Septembre 1831. »

« Cette lettre était une démission ; je la donnai avec peine,


mais par obligation de conscience. C'était un devoir que je rem-
plissais ; je ne puis regretter de l'avoir accompli. La suite a
cruellement prouvé que je ne m'étais pas trompé. Mais, du moins
M. le duc d'Escars me répondit, avec une politesse et une bonté,
dont je demeure touché. Il m'avait compris. »
Un tel désistement, donné dans des circonstances pareilles,
et avec de si fortes expressions, ne pouvait, en effet, qu'affliger
beaucoup mon père : malheureusement, il était, à ses yeux,
justifié et commandé par une conviction, dont les motifs étaient
irréfutables.
Ma mère pressa donc son mari de retourner en Dauphiné, et
tous deux, après une halte à Cuirieu, se rétablirent à Lyon, rue
du Plat, n° 4, pour y retrouver le calme et le silence.

A peine rendus à cette installation provisoire où ils se


,
trouvaient à proximité de parents nombreux et très aimés,
mes parents s'informèrent avec soin, auprès de leurs connais-
sances, de l'état des maisons d'éducation, qui existaient à Lyon.
Ils craignirent le lycée ; l'internat lui-même, dans un établisse-
ment, dont le personnel était restreint, fut loin de les attirer ;
et dès lors, ils se résolurent à garder chez eux mes deux frères
cadets, sous la conduite de leur précepteur, tandis que l'aîné,
Artus, serait confié, comme externe, à la pension Delorme.
Cet arrangement plut à toute la famille, parce que chacun de
— 397 —
ses membres y trouvait son compte, au gré de sa tendresse et
de sa sollicitude.
Mon père, ma mère, ma grand'mère, tous se félicitaient de ce
que ce premier essai d'une formation intellectuelle plus élevée
se faisait sous leurs yeux, dans leur propre appartement, ou
dans une maison presque voisine. Et de plus ils y voyaient
l'avantage de ne rien préjuger pour l'avenir, et de se réserver
l'absolue liberté d'un choix définitif.
Mais tout d'abord, — comme il était naturel dans une famille
chrétienne —, on se préoccupa de la première communion de
mon frère aîné, qui avait déjà plus de onze ans. Ma mère lui
avait appris et commenté le catéchisme; mais on sentait que cette
nature, à la fois ardente et sérieuse, avait besoin du frein religieux
pour la dominer et la conduire. Mon père vint donc trouver M. le
Curé d'Ainay, et le pria de se charger de ce jeune pénitent, et de
le disposer à la première communion ; elle se fit à la fin d'avril
1832, ou au commencement de mai.
L'église de la vieille abbaye est de celles qui impressionnent.
Ses belles voûtes romanes, son ombre mystérieuse, le silence
habituel qui y favorise la prière, frappèrent et émurent l'âme très
sensible du jeune communiant ; et souvent, au cours de sa vie,
dans les voyages qui lui faisaient traverser Lyon, il venait s'age-
nouiller et se recueillir près de l'autel où, pour la première fois,
il avait participé au grand sacrement de la foi chrétienne.

En attendant d'être pleinement fixé sur l'avenir, qui était


réservé à la monarchie de Juillet, mon père, par un abonnement
à quelque cercle, s'était ménagé la facilité de lire les journaux
ou les revues, qui l'intéressaient. Il avait aussi, près de lui, des
maîtres de musique et de dessin, destinés à mes frères ; il les
convia souvent, d'accord avec ma mère, à de simples réunions,
— 398 —
où s'échangeaient entre eux des conseils sur leurs études de
piano et de violoncelle. A certaines dates même, ils exécutaient
ensemble des morceaux, choisis parmi les oeuvres des auteurs en
renom. C'était donc, à bien des égards, un temps paisible et
presque heureux (1).

(1) Y avait-il eu, pendant le séjour de mon père à Lyon, une dissolution de la
Chambre des Députés, et cette dissolution avait-elle fait faire de nouvelles élections,
au sujet desquelles on avait pressé mon père de revenir pour remplir le devoir
de voter (ce vote étant alors subordonné a l'émission d'un serment de fidélité au
nouveau régime), je l'ignore, mais j'ai trouvé le brouillon d'une lettre à Chateau-
briand, dans laquelle j'ai lu, avec plaisir, la preuve de l'admiration des miens
pour le grand écrivain ; et j'en mets ici la plus grande et la meilleure partie :

« Nîmes, le 5 mai 1831.


«
Monsieur le Vicomte, »

« Je n'ai point l'honneur d'être connu de vous; mais vous l'êtes de tout le
monde. Vos talents et votre conduite vous ont institué le conseil et l'ami de
toutes les âmes nobles, de tous les coeurs dévoués; c'est à ce titre que je prends
la liberté de m'adresser à vous, pour provoquer, de votre part, une explication
loyale et raisonnée sur la question vitale, qui nous préoccupe en ce moment. »
«
Depuis que la prorogation de la Chambre des Députés a fait prévoir le choix
à faire d'une députation nouvelle, tous les esprits éclairés, toutes les consciences
délicates s'occupent avec sollicitude d'examiner et de résoudre les questions, qui
se rattachent aux élections, et spécialement la question fondamentale du Serment
(politique). Les journaux monarchiques, et quelques hommes distingués de cette
même opinion, réunissent leurs efforts, pour entraîner les royalistes aux élections:
Le Serment électoral, disent-ils, n'a de force que pour la durée de l'élection ; il
n'est qu'une simple formule, qu'on accepte, non pas pour son propre avantage,
mais pour remplir un devoir, pour servir son pays et sa cause, de la seule
manière, qui soit possible en ce moment. »
« D'autres ajoutent même: « Le Serment est nul de soi, dans une monarchie
élective, où la souveraineté du peuple est proclamée. Là, le Roi n'est qu'un
mandataire; le Serment qu'on lui prête, ne peut être que conditionnel, puisque le
souverain ne règne qu'en vertu du pacte qu'on lui a imposé, et que s'il cesse d'y
être fidèle, on cesse de lui devoir fidélité...
« Mille autres arguments, aussi plausibles, viennent se joindre à celui-ci dans
ce cas, comme dans beaucoup d'autres, la raison se sent presque subjuguée et
convaincue, mais la conscience ne se paye pas de sophisme. La conscience, qu'un
institut intime gouverne, qui ne sait que s'écouter elle-même, sans que rien la
puisse égarer, la conscience ne cesse de crier : « Tu ne promettras point ce que tu
ne veux point tenir !... »
Tel est, Monsieur, le murmure, qui résonne dans mon sein, toutes les fois
que je fixe ma pensée sur l'heure, où je devrais lever la main, et » jurer un
— 399 —
Mais cette tranquillité relative fut vite troublée : la question des
« salaires ouvriers » suscita, à Lyon, des mouvements révo-
lutionnaires, contre lesquels le Gouvernement fut obligé de sévir
avec rigueur: et ces rigueurs, quoique tournées contre les pertur-
bateurs, causèrent, comme il arrive d'ordinaire, des inquiétudes
et du malaise même aux honnêtes gens.
Des bruits fâcheux se répandirent aussi, faisant craindre la
très prochaine menace d'une invasion du choléra. Ma grand'-
mère, ma mère surtout s'effrayèrent et demandèrent, l'une et
l'autre, que le bail de l'appartement fut résilié le plus tôt possi-
ble, et que l'on regagnât sans retard la paisible demeure du
Village, dont l'air est si salubre et si fortifiant.

mensonge ». De telles répugnances sont plus fortes que tous les arguments, plus
puissantes que toutes les dialectiques : il faut renoncer, je pense, à les vaincre
par des raisonnements. Mais de grands exemples, les exemples de ceux, qui ont
ouvert, devant nous, la carrière du dévouement et de l'honneur, peuvent seuls en
triompher. Nous ressentons encore, dans nos âmes, la profonde émotion, dont les
firent vibrer vos paroles et celles de vos nobles amis, le jour où, vous appuyant
à la fois sur la fidélité, due au malheur, et sur la prévision, trop facile, des maux,
que la Révolution nouvelle réservait à notre pays: vous refusâtes de vous associer
à l'acte criminel, qui violait tous les serments, voués à la Branche aînée des
Bourbons!... »
« Notre admiration, notre sympathie, notre estime, se sont attachées
à ceux
qui imitèrent vos refus ... Les coeurs droits, les âmes sincères et honnêtes refu-
seront de commettre un acte que vos exemples leur conseilleraient de mépriser.
Pour que tous abordent l'urne électorale, sans rougir, il faudrait que vous leur
en donniez le conseil. Le pourriez-vous ? Le voudriez-vous ? — J'ose vous le
demander, non par curiosité, mais pour surmonter mes propres répugnances, et
n'obéir qu'aux motifs, que vous jugeriez dignes d'inspirer des résolutions à un
homme d'honneur ...»
« En me livrant aux
impressions que produit sur moi un sujet si angoissant, je
me suis laissé entraîner, Monsieur le Vicomte, à avoir l'air de vous donner des
conseils, alors que je venais moi-même vous en demander; vous comprendrez, je
l'espère, le sentiment qui m'a dicté cette lettre, et si, comme je le crois, vous
partagez mon avis, vous ne prendrez pas garde à la forme que je lui ai donnée. »
« J'ai l'honneur, Monsieur
le Vicomte, de vous offrir mes très humbles respects. »
« Le Marquis DE
CABRIÈRES. »

Chateaubriand n'avait à répondre que par ce qu'il avait fait. « Le rouge me


serait monté au visage », disait-il, « si j'avais prêté ce serment. .
— 400 —
Malgré la peine qu'éprouvait mon père à interrompre la classe
que son fils aîné suivait avec profit et succès, il se rendit à une
prière, que lui-même trouvait fondée ; et dès le printemps de
1832, la famille entière revint à la vieille résidence langue-
docienne.
« Ce changement, dit le mémoire paternel, me contrariait
pour Artus ; mais, pour ne pas trop retarder ses études, je lui
donnai, chaque jour, alternativement une leçon d'Histoire
ancienne et une d'arithmétique, sans parler des leçons de musi-
que que je soignai beaucoup ; je laissai au précepteur le grec
et le latin. Pour moi-même, je me mis à relire avec intérêt le
Dictionnaire du Dauphiné, l'Histoire de Nîmes de « Ménard, et
Lingard : History of England ».

Ce fut alors dans la paix des champs que mon père se reporta
aux conseils, que lui avaient donnés les hommes compétents
qu'il avait consultés, sur la meilleure manière de diriger l'édu-
cation des enfants, à notre époque.
Parmi ceux à qui il s'était adressé, l'un des plus éminents par
la double autorité du savoir et du caractère, était M. Héron de
Villefosse, grand-père du membre actuel de l'Institut, si digne de
de son aïeul.
Mon père avait vivement apprécié, et consente soigneusement,
la réponse de ce noble correspondant. Je l'ai retrouvée, dans
les papiers paternels, et je la reproduis ici tout entière : elle n'a
rien perdu ni de sa valeur, ni de son opportunité :

« Paris, le 3 juillet 1831.


« Monsieur le Marquis », »

« En toute occasion, je m'estimerai heureux, si je puis faire quelque


chose qui vous soit agréable ; à plus forte raison, m'empresserai-je de
répondre, du mieux qu'il me sera possible, à la lettre si aimable,
— 401 —
que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, au sujet de vos chers
enfants. D'abord, je dois vous remercier de la bonne opinion, que vous
avez bien voulu concevoir des miens, sur parole. Je ne vous dirai
point : « mes petits sont mignons, beaux, bien faits, et jolis sur tous
leurs compagnons », mais j'ose dire que, parvenus à l'âge de l'adole-
scence, ils sont, Dieu merci, de bons enfants, et promettent d'être d'hon-
nêtes hommes. Or, tel doit être, à mon avis, le but de l'éducation,
dans tous les temps, et aujourd'hui plus que jamais. C'est là le dif-
ficile ; c'est là ce qui, de la part des pères et des mères, exige une volonté
ferme et des soins continuels : en un mot, une vie, toute dirigée vers
ce but important. »
« Entendons-nous bien, sur ce point. Vous distinguez, avec raison,
trois objets : 1° l'éducation religieuse; 2° les principes moraux et poli-
tiques ; 3° l'instruction proportionnée, au temps actuel. »
« Qu'il me soit permis de commencer ici par ce dernier objet : l'in-
struction du jeune âge. On peut la trouver partout: il ne s'agit que de
savoir la chercher. Elle est, en général, assez bonne dans les écoles
publiques : pourvu que les enfants en profitent; je veux dire, pourvu
que les nombreux inconvénients, qui se présentent relativement aux
deux autres objets, ne rendent pas inutiles, ou même préjudiciables, les
efforts que l'on fait, relativement au troisième objet. D'un autre côté,
apprendre les sciences humaines, en communauté, et sous l'aiguillon
de l'émulation, c'est, à mon avis, quelque chose de très utile, pour les
progrès en ce genre. Mais, quant aux deux autres objets, qui sont de
beaucoup les plus importants, la communauté n'est pas de mon goût ;
et ce n'est pas uniquement à cause du temps actuel. Non ; telle fut
ma pensée, dans tous les temps ; et cela d'après ma propre expérience ;
qui, dans l'un des meilleurs collèges de Paris, fut antérieure de dix
longues années, à nos premiers troubles civils. Dire pourquoi, ce
serait long ; je fus pourtant un des plus heureux écoliers de mon
temps; et je compte encore des amis de cette époque. Mais, sans
parler des nombreux dangers, auxquels la santé est exposée dans toute
communauté, je me bornerai à vous dire que la vie en commun,
surtout dans le jeune âge, et par le temps qui court, a, pour effet
presque inévitable, de substituer l'esprit de la majorité, ordinairement
violente et tyrannique, à l'esprit de la famille, qui est la douceur et la
concorde, quand il est bon ; comme chez vous, Monsieur. »
« Il en résulte qu'un enfant, une fois qu'il est
éloigné de sa famille,
s'accoutume à voir, dans son collège, une autre famille, dont il prend
l'esprit. Un tel esprit ne consiste pas souvent à trouver l'autorité tout
aimable ; de là, des habitudes prises de défiance, d'insubordination,
26
— 402 —
et même de révolte, en cas de besoin : sans parler de plusieurs vices,
qu'on aurait ignorés, dans le sein d'une famille vertueuse. »
« Mais, dit-on, la communauté a l'avantage
de former le caractère,
par le frottement ! Je crains plutôt que ce frottement n'écorche. Sans
doute, il importe d'apprendre à vivre avec les hommes ; mais il faut
que l'on s'y exerce, par un apprentissage, analogue aux relations
habituelles de la vie. Pour cela, l'instruction en commun est bien
suffisante, et, quant au reste, je ne vois pas la nécessité d'aller se
frotter, jour et nuit, pendant les plus précieuses années de la vie,
contre des lépreux, avec lesquels précisément il faut apprendre à ne
pas vivre. Voilà pourquoi je pense que le meilleur procédé consiste à
élever les enfants, sous les yeux de leurs pères et mères, dans la maison
paternelle ; mais, en les envoyant comme externes, dans les écoles
publiques, pourvu toutefois que le père et la mère veuillent et puissent,
l'un et l'autre, se consacrer entièrement à ce devoir si doux, mais si
impérieux. »
« Pourquoi peu de parents prennent-ils ce parti, quoique de jour en
jour le nombre s'en accroisse ? C'est que la tâche est lourde ; c'est qu'il
faut, pour cela, un concours assez rare de circonstances favorables. »
« Vous me paraissez les réunir, Monsieur, puisque vous désirez que
je vous dise franchement mon avis. Renoncer à former le coeur et
l'esprit de vos enfants par des conseils et des exemples de tous les
instants, c'est, à mon avis, sacrifier la plus belle part de la paternité. »
« Caton forma ton coeur, Caton seul est ton père ». A votre place,
heureux père comme vous l'êtes, je ne céderais pas à un autre le
bonheur de soigner l'éducation religieuse, morale et politique de
mes garçons ; je craindrais, ou qu'ils n'acquièrent le droit d'aimer
quelqu'autre, plus que leur mère et leur père, qui les auraient éloignés
d'eux, ou qu'ils n'eussent lieu de faire à ce père postiche des reproches,
qui retomberaient sur le père véritable. Je garderais donc mes garçons
auprès de moi; mais je les enverrais, comme externes, dans les
classes publiques ; vous en avez de bonnes, à votre portée. Au surplus,
voici le programme d'un collège, qui passe pour être un des meilleurs
de Paris (1). Quant à moi, j'ai pris mes dispositions, pour que, dans
aucun cas, mes enfants ne soient à demeure dans un collège. A peine
me reste-t-il un peu de place, pour vous offrir, à vous et à votre res-
pectable famille, l'assurance de tous les sentiments bien sincères, avec
lesquels je suis, Monsieur le Marquis, votre dévoué serviteur. »
« HÉRON DE VlLLEFOSSE. »
(1)C'était probablement un prospectus de Juilly. — Mon père en tint grand
compte.
— 403 —
Une aussi belle lettre, — sorte de programme de l'éducation
des enfants, dans une famille chrétienne, attachée à sa foi et à
son pays —, acheva d'éclairer mon père. Il avait décidé, en
principe, que ses fils seraient mêlés à d'autres enfants, dont
le contact stimulerait leur application, et les préparerait
à vivre dans la société des personnes de leur âge et de leur
condition ; ma mère elle-même, quoique effrayée d'abord par
la perspective d'une séparation prématurée d'avec son fils aîné,
acceptait l'idée de le mettre dans un collège, « quand cela serait
vraiment nécessaire ». Les conseils de M. de Villefosse mirent
fin à toute hésitation.

Sur ces entrefaites, en effet, une question, que mon père avait
posée à Montauban, à M. l'abbé de Scorbiac, pour être fixé par
lui sur un point de généalogie, amena ce vénérable ecclésiastique
à venir jusqu'à Nîmes. Il satisfit d'abord à la demande, relative
à la réalité et au degré de la parenté, qui unissait nos familles ;
puis, tout naturellement, comme il arrive dans les entretiens,
où le coeur s'engage en même temps que l'esprit, il parla de
l'oeuvre de Juilly, à laquelle, en union avec M. l'abbé de Salinis,
il avait consacré son zèle.
L'intérêt, qui s'attachait à cette conversation, les pourparlers
qui l'accompagnèrent, la certitude que, sous la surveillance de
directeurs aussi éminents, mon frère rencontrerait, à Juilly, les
conditions essentielles d'une parfaite éducation, unie à une
instruction étendue et solide : toutes ces raisons décidèrent mes
parents à placer Artus, dans une maison, déjà renommée, à la
fin du dix-huitième siècle, et qui s'ouvrait, au dix-neuvième,
avec des chances si nombreuses de durée et de succès.
Mon père et Artus quittèrent donc Nîmes, le 22 octobre 1832,
et arrivèrent à Juilly, pour la rentrée du 31 du même mois. Ce ne
— 404 —
fut pas, sans émotion, que se fit cette première séparation entre
le père et le fils ; mais ma mère en fut encore plus affligée.
Une lettre d'elle, nous exprimera son chagrin :

« Cabrières, ce mercredi soir »

« Mes excellents amis, j'étais, hier soir, à la même heure, occupée à


vous écrire, et aujourd'hui m'y voilà encore... Je vous redirai, ce que
je vous ai dit hier : c'est que vous êtes, tous les deux, ce qui m'est le
plus cher au monde, et que je ne sais, ni où vous êtes, ni comment
vous êtes, pendant votre route, et durant ces nuits, si pénibles à
passer Comme le pigeon de la fable, êtes-vous mouillés, transis ;
!

avez-vous trouvé un bon gîte et le reste ? Et ne laissez-vous point


se perdre quelques plumes de vos ailes sur le chemin ? Je crois fort
que mon grand ami et mon petit ami passeront enfin une bonne nuit,
aujourd'hui, et qu'ils auront aussi un bon dîner chez nos chères
tantes Le choléra fait toujours mon supplice, et je crains que vous
!

ne le preniez, l'un où l'autre, en traversant Lyon. Qu'il me tarde de


vous savoir rendus enfin à Paris ! Je désire savoir que vous êtes bien,
qu'Artus est content, dans sa cage. Mais je crains que mon pauvre
fils ne soit guère plus raisonnable que sa mère ! Raymond vient
d'entrer, dans ta chambre, où je t'écris, mon cher Eugène ! il s'est
retourné, de tous côtés: « Et papa ! », s'est-il écrié ! Il est à croquer,
ce marmot, il dort, mange et est frais comme une rose. »
« Qu'Artus se tienne bien chaud; vous avez dû trouver déjà presque
l'hiver ! Il a passé, ici, beaucoup d'oies et de canards sauvages : ce
sont les avant-coureurs des grands froids ! Adieu, mes excellents
amis. Je vous aime tous deux si tendrement ! Et vous n'êtes plus là !
Chacun désire être nommé, auprès de toi et d'Artus. La pauvre Blanche
(la vieille bonne) était furieuse de ce que « soun pichot », son Artus
ne l'avait pas embrassée, avant de partir ! et tous nos serviteurs s'en
lamentent comme moi ! Toi aussi, mon cher Eugène, tu es compris
dans mes voeux, tu sais ce que je veux dire, et il faut te « cuirasser »,
contre ta sensibilité si vive ! Nous vous embrassons bien tendrement. »
« Ton Y. »

Pour instruire et consoler ma mère, son cher Eugène lui


écrivait :
« Juilly, le 1er novembre 1832. »

« Nous voilà installés, mon amie, moi, dans une belle chambre
d'honneur, à côté de celle de l'évêque ; et ton fils, dans un grand
— 405 —
dortoir, où, provisoirement, il a couché cette nuit, tout seul, très bra-
vement, et sans rien perdre de son beau sans-froid. Les supérieurs et
les maîtres nous ont reçus, avec grâce et bienveillance. »
« Cette maison est superbe, entourée de jardins immenses, de verdu-
res et de belles eaux; les dortoirs sont vastes et aérés, tenus très pro-
prement, ainsi que la lingerie, l'infirmerie et tout ce qui dépend de la
surveillance de ces bonnes soeurs, que ma mère aime tant. La nourri-
ture, donnée aux maîtres, est très satisfaisante, et de fort bon augure
pour celle des élèves, qui en sont, du reste, très contents. On ne voit
que visages riants et frais ; on n'entend que des éclats de rires ; aussi
je ne crois pas du tout que notre enfant soit ici malheureux, même
après le départ de son papa, « qu'il aime cependant bien, et qu'il regret-
tera beaucoup. » « Il est réellement ici, comme ces jours-ci, à Paris,
d'une raison, au-dessus de son âge. »

Cette flatteuse description, esquissée par la plume paternelle,


distrayait et amusait ma mère, mais ne lui rendait pas la
présence de l'absent, si cher à sa pensée.

En mettant Artus à Juilly, mes parents avaient obéi, peut-être


sans s'en rendre compte, aux idées anciennes, dont ils demeu-
raient pénétrés. Même aux yeux de mon père, bien que ses
pensées ne fussent pas à cet égard absolument les mêmes que
celles de sa compagne, l'aîné des enfants était celui, dont l'édu-
cation importait le plus à l'avenir même de la famille. Il devait
en devenir le chef, le centre, la représentation vivante, par sa
valeur personnelle et surtout par sa fidélité absolue aux traditions
domestiques, dont il avait le dépôt, et qu'il aurait la mission
de transmettre intactes à ses descendants.
Ma mère croyait tout cela, mais elle y ajoutait l'inclination
naturelle d'une tendresse spéciale pour son premier-né.
— 406 —
Il avait fallu, à l'un et à l'autre, un grand effort de raison et
de coeur pour éloigner leur fils aîné, afin de le préparer de loin
à son rôle futur.
Mais aussi, par un mouvement naturel et très légitime, mes
parents, en dehors de tout autre motif, tinrent à garder auprès
d'eux mes deux frères cadets et moi.
Pendant que notre aîné suivait, à Juilly, le cours de ses études,
d'après un programme, où tout était combiné en vue du dévelop-
pement complet de l'intelligence, mise au service de la religion
et de la liberté politique, la vie de famille se poursuivit paisible-
ment à Cabrières et à Nîmes, de 1832 à 1839.
Mes deux frères, Humbert et Raymond, continuaient à pro-
fiter, pour le grec, le latin, le français des excellentes leçons de
notre précepteur, homme capable et dévoué.
Ma mère partageait, avec mon père, le soin des leçons de
musique ; et celui-ci y ajoutait des répétitions d'histoire, d'arith-
métique et d'anglais.
Pour moi, le cadre était plus modeste ; on se contentait de
m'apprendre à lire, à écrire, et on me demandait quelques
exercices de mémoire, avec, chaque jour, un peu de grammaire
française.
Cette existence simple plaisait à nos bons parents, qui disaient:
ensemble, à Voreppe, ou à Juilly: « Nous nous occupons beaucoup
de nos chers enfants, qui font tout notre bonheur, et qui méritent
véritablement le vif intérêt, que nous leur témoignons. Leur
docilité est très grande ; mais il faut beaucoup de temps pour
constater le résultat du travail de ces petites « machines vivantes »,
qui font encore peu de chose avec l'aide du raisonnement. »
« Quand on leur donne leurs leçons, ils charment par leur
attention et leur bonne volonté à vous écouter ; aussi, tout en
étant sévères, dans la mesure nécessaire, nous les couvrons de
caresses, et nous faisons attention à ne laisser sans réponse
aucune de leurs questions, de même que nous nous reproche-
rions d'éviter quelque remarque judicieuse, sur les réflexions,
qu'ils hasardent. Auprès de ces chers enfants, le travail est
— 407 —
pénible, mais très attachant. On y prend autant de plaisir qu'on
y trouve de quoi s'impatienter. »
« Artus sans doute était appliqué, comme peut l'être un garçon
de quatorze ans. Humbert est d'une douceur et d'une patience
extrême. Raymond est gentil, curieux, quelquefois malicieux et
taquin, mais sans méchanceté. Anatole n'a pas encore d'his-
toire : tous les trois sont caressants ; et l'on dirait qu'ils nous
savent gré d'être si souvent leurs professeurs, et de l'être, en
nous mettant à leur portée. S'ils comprenaient avec quel amour
nous cherchons à les instruire, ils seraient encore plus pénétrés
du désir de savoir. » (1)
Malgré cette paix, ou peut-être à cause d'elle, nous grandis-
sions, sans presque nous en apercevoir ; et tandis que mon père
se préoccupait de la carrière future de Raymond et du com-
mencement de mes études classiques, notre excellent précep-
teur, au bout de neuf ans d'un séjour, dont mes parents s'étaient
toujours félicités, fut repris par le goût de son terroir : et il fallut
le remplacer auprès de mon frère et de moi (2).
Trois essais successifs ne parurent pas satisfaisants, et nous
entrâmes à l'Assomption, mais dans des conditions différentes :
Raymond y était externe, et pour quelques mois ; je devais n'en
sortir définitivement qu'en 1849, juste dix ans après.

Comme je l'ai dit, ces années de 1832 à 1839 furent paisibles


et sans événements notables : Ma mère donnait à la vie domes-
tique et aux devoirs de la société ce qu'elle dérobait à son amour
des arts. Mon père ne négligeait aucune de ses occupations de

(1) Mémoire paternel.


(2) C'était M. Paccalin, de La-Tour-du-Pin; « le premier et le meilleur précepteur
de mes enfants », a écrit mon père.
— 408 —
chef de famille, de propriétaire, de citoyen; mais la lecture,
les méditations politiques, le violoncelle enfin, toujours si aimé,
se partageaient ses journées, et nous fournissaient le constant
exemple d'une vie, dont l'oisiveté était bannie, et où ce que l'on
appelle : le plaisir, était rarement admis.
Entre 1836 et 1840, mon frère aîné était devenu bachelier,
puis licencié en droit, devant les Académies de Paris et d'Aix.
Il se fixa alors à Nimes, auprès de nos parents. Les deux autres,
à la fin de leurs études classiques, suivirent, à Nîmes d'abord,
puis à Paris, des cours préparatoires à l'Ecole militaire, où ils
entrèrent, l'un après l'autre : Humbert, le 20 novembre 1840, et
Raymond, le 6 novembre 1842.
C'était donc une période, pendant laquelle, peu à peu se com-
blèrent les voeux de mes parents pour notre avenir : le mien
était moins obscur, mais tous mes frères étaient ou majeurs ou
près de l'être : une partie de la sollicitude paternelle était à peu
près satisfaite.
Tandis que mes frères se préparaient à leurs examens, et qu'ils
se disposaient à suivre leurs carrières respectives, ou même
alors qu'ils venaient d'y entrer, mes parents, mon père surtout,
leur écrivaient beaucoup.
Lui, en particulier, désirait recevoir souvent de leurs nouvelles,
et portait, dans sa propre correspondance, avec eux, ses qualités
d'exactitude, de précision et aussi d'ardente conviction. Par une
sorte d'exagération, il ne voulait pas que les lettres de ses enfants
appartinssent de droit à toute la famille. Ce qui lui était adressé,
ne devait aller qu'à lui: et réciproquement, ce qui portait le nom
de ma mère devait lui parvenir si directement, qu'il se serait fait
scrupule d'ouvrir une lettre, écrite par un de nous à notre mère.
Je pense que c'était pour établir, en notre faveur, deux ministères
— celui de la
justice et celui de la misérirorde, — qui se com-
plétaient l'un l'autre, et ne se passaient leurs dossiers qu'à bon
escient.
J'ai donc recueilli, dans les papiers de mes frères, un nombre
considérable de lettres de nos parents. J'ai cru bien faire, en
— 409 —
extrayant de cette vaste collection quelques pages, écrites par
nos parents, et contenant, des avis, des réflexions très simples,
mais qui aideront peut-être à se bien représenter leur physiono-
mie morale : voici, les uns et les autres, sous ce titre général :
Directions et Conseils. Je reprendrai ensuite mon récit, jusqu'à
sa fin.

Directions et Conseils.

Recommandations. — « Vos études maintement, vos carrières


plus tard : autant de raisons, qui vous éloigneront de la maison
paternelle, et qui, forcément, limiteront la fréquence et la durée
de vos séjours, auprès de nous. Je n'ai pas besoin de vous dire
que nous en souffrirons ; ce sera une sacrifice constant. Diminuez
notre peine, en nous écrivant. Arrangez-vous, mes amis, pour
nous écrire, au plus tard tous les quinze jours ; et, quand vos
occupations vous prendront plus de temps, ne nous écrivez que
quelques lignes, mais écrivez tout de même, afin que nous soyons
sans inquiétude. Je vous recommande aussi de numéroter vos
lettres, pour que nous sachions qu'il ne s'en est point perdu ;
nous ferons de même, à partir de celle-ci ; et, en nous répondant,
vous ferez mention du numéro auquel s'adresse votre réponse... »
« Vos récits m'attristent: à peine éloignés de nous, vous avez
déjà constaté de vos yeux l'existence et la diffusion du mal: non
pas seulement du péché, qui hélas ! est d'expérience univer-
selle, mais du mal, qui veut se répandre, se propager. »
« Je vous remercie de m'avoir communiqué ces
impressions,
car, en ce qui vous concerne, j'ai besoin de tout savoir. Vous me
— 410 —
demandez des conseils. Ah! certes, je voudrais être là pour
apprécier chacune de vos impressions, et vous aider tous de
mon expérience et du zèle de mon affection... »

« Sur ce que tu m'écris aujourd'hui, voici ma réponse : Dans


ce qui a rapport au libertinage des discours, ou à celui des dis-
cussions, le meilleur moyen, le seul efficace, pour l'éviter, c'est
de faire, comme vis-à-vis des cholériques : on se tient loin de
ceux qui en sont atteints. J'aime à croire que tu t'exagères l'état
de ces jeunes consciences, en les supposant souillées du plus
méprisable des vices : l'hypocrisie. »
« Tu connais toute la tendresse que j'ai pour toi, et tu ne
peux manquer d'avoir un égal plaisir à être aimé de ta mère,
comme de tes frères. En somme, je suis satisfait de toi, et
je suis bien aise de te le dire. J'ai lu les témoignages de
tes maîtres, avec infiniment de satisfaction ; ta bonne conduite
me flatte, encore plus que tes efforts pour devenir capable ; les
jeunes têtes, qui ont de la vivacité dans l'imagination, s'en servent
souvent pour s'ériger en petits chefs d'insurrection et de parti,
qui ne cherchent qu'à briser toute espèce de joug ; ce qui me
déplairait fort dans mon fils. J'aime au contraire la soumission
et la subordination; et comme, au cours de la vie, on est toujours
obligé de plier devant quelqu'un, ou quelque chose, c'est une
qualité, et un mérite, que d'apprendre à se soumettre par raison
à ce qui est juste : le devoir d'obéir s'arrête à la limite où le
commandement prescrirait une chose mauvaise. »

« Je suis préoccupé de te savoir exposé, de si bonne heure,


à ces contradictions, entre l'innocence de notre demeure, si
préservée à votre intention, et l'atmosphère extérieure, au sein
de laquelle tant de germes funestes sont semés. A cela, pas
d'autre remède que la grâce de Dieu et ta bonné volonté. Je
compte sur Dieu et sur toi. »
— 411 —
Nouvelles de la famille. — « Eu attendant que je te revoie, je
te raconterai que, pendant le dîner, je distribue les éloges ou la
critique à tes frères, et qu'ils y paraissent très sensibles. Ensuite,
ils jasent comme de petites pies, et se font remarquer, chacun
par le caractère, qui lui est propre : Humbert se signale par
son sang-froid et par la finesse de ses à-propos. Raymond est
un peu plus lent, mais tendre à ravir. Ma tante en est enchantée,
et vraiment quelquefois j'en ris, dans ma barbe, de plaisir. Ils
ont, à eux deux, une volière, qui se renouvelle sans cesse ; ce
sont de petits perdreaux, des « calandres » et des moineaux. Il en
meurt, un au moins, chaque jour, mais c'est toujours à recom-
mencer. Ils passent leurs récréations à les faire manger, et à
ramasser des sauterelles, pour les leur donner. Quand je les
vois, si affairés avec leurs moineaux, qu'ils tourmentent à
qui mieux mieux, sous prétexte de les faire manger et de les
soigner, je songe que, souvent, les hommes font ainsi : s'ils n'y
prennent garde, leurs amitiés même sont égoïstes, tracassières
et personnelles. Que la vraie affection est rare !... »

« J'ai passé, l'après-midi de dimanche, à leur faire une grande


répétition de grammaire: cela a été fort bien. Ils écrivent assez
bien; et comme je me tiens dans le salon, j'entends, tout le
jour, ces leçons, qui les font bien travailler. Si le temps, d'ici
au collège, est aussi bien employé, je crois qu'ils y arriveront
aussi bien préparés que possible. »...

Famille. — « Voici comme nous passons notre temps. L'hiver


avance, sans que nous nous décidions à partir pour la ville, et je
crois que, facilement, nous ne quitterions pas le vieux castel.
Nous y travaillons, tous, de notre mieux ; et cette ressource,
si précieuse à tous les âges, nous fait trouver le temps trop
court. »...
— 412 —
La Famille. — « Je connais ta franchise, et je te crois fait pour
ressentir la noble satisfaction, qui vient du légitime contentement
de soi-même. Mon enfant, si tu es assez heureux pour garder
ces sentiments, et pour les appliquer, sans faiblesse à toutes les
circonstances de ta vie, ils te vaudront la confiance et l'estime
des gens de biens ; c'est te dire que je leur paie déjà le tribut de
ma propre confiance et de ma propre estime, et que je suis très
content de toi. Je suis avide de tout connaître dans ta vie, et
dans tous ses détails. Parle-moi de tes projets d'étude, pour
l'année prochaine ; et fais-moi ton petit plaidoyer, pour la venue
de ton frère auprès de toi. »
« Ce petit personnage a établi, dans le parterre, un gymnase
sur lequel il s'exerce avec succès ; il a extrêmement grandi, et
s'est beaucoup fortifié. Raymond fait comme lui. Tous deux
regrettent bien ton absence, et t'aiment tendrement. Quelles
belles vacances vous passerez, ici, l'année prochaine ! Songeons
à cela pour t'encourager. »...

Les Enfants. — Les enfants sont ma distraction favorite; et


quoique leurs progrès ne soient pas très rapides, leurs leçons
de musique m'intéressent beaucoup. Je disais hier à l'un d'eux
qu'il fallait vite savoir une leçon de la méthode, que je lui
enseigne, parce que, après cela, nous nous mettrions à la Sonate,
à quatre mains, que je voulais que nous jouassions toute entière ;
et je le lui demandais : Cela te fera-t-il bien plaisir vraiment,
de revoir ta maman? — Oh! oui, bien plaisir et aussi à mes
frères ! Oh ! oh! disait-il, et à mes frères. Et ses yeux brillaient
de joie ! Celui-là est un madré ; il me cajole, pendant ses leçons,
il se couche quasi sur moi, il plaisante, et moi aussi. Mais puis,
quand je reprends mon sérieux, et que je veux qu'il travaille, il
le fait, avec une grande application et bien de l'intelligence. Sa
leçon me fait faire de singulières études sur son caractère.
— 413 —
Amour paternel. — « Nous causerons ensemble, mon ami,
...
avec cette confiance, qui ne nous quittera jamais. Tu me diras tes
désirs, je te communiquerai mes réflexions, mes prévisions, mes
espérances ; et, sur tout cela, nous déciderons. Je dis : nous,
car si la Providence m'a imposé le devoir d'exercer les droits
d'un père, Elle ne me défend pas d'écouter les voeux et les
souhaits d'un bon fils. »...
« Ton âge, mon ami, est celui de l'enthousiasme, de l'em-
...
pressement ; le mien est celui des froids conseils, des lenteurs,
souvent contrariantes, mais utiles. Ne te tourmente pas des
obstacles, que mon expérience opposera à tes désirs ; et, pour
t'aider à t'y soumettre sans effort, et même avec plaisir, dis-toi
souvent que, jamais, je n'aurai d'autre but que celui d'assurer
le bonheur de ta vie ; et que, jusque à ma rigueur, si jamais
j'en usais avec toi, tout prendrait sa source, dans mon amour
et dans mon intérêt le plus tendre pour toi. »...
« Tu me dis, cher enfant, des choses très affectueuses
...
et bien aimables sur tes sentiments pour moi ; ces expressions
me font plaisir, parce qu'elles sont le prix de cette affection
paternelle, que ta jeune imagination, si vive qu'elle soit, ne peut
encore se représenter, et que l'on ne saurait comprendre, avant
de l'avoir éprouvée. Elles me font plaisir surtout, parce que
j'y trouve la preuve d'une tendresse de coeur et d'une justesse
d'esprit, que je prie Dieu de te conserver ; l'une et l'autre feront
de toi un honnête homme, un homme utile et précieux à sa
famille : ce qui vaut mieux que l'homme habile ou brillant, dont
tout le bonheur consiste à rechercher et à obtenir des succès
d'amour propre. »...

Effusions paternelles. — ... « Le langage que je t'ai parlé,


enfant, c'est celui de la raison, celui de l'intérêt le plus
mon
pressant, qui puisse exister parmi les hommes. Ton avenir, c'est
bien, c'est la consolation, c'est l'ornement ou le désespoir
mon
— 414 —
de mes vieux jours. Entre le père et ses enfants, tout est
commun : c'est une vie continuée, ce sont des êtres, dont
les devoirs sont réciproques ; où l'un fait toutes les avances
d'amour et de service , et où les autres doivent tout payer en
dévouement, en obéissance du coeur, en bonne conduite. De
cette admirable union, que les lois naturelles et sociales ont fait
si douce et si sacrée, naissent tous nos devoirs, et viendrait
tout notre bonheur, si nous étions assez bons, assez sages pour
ne la violer jamais. »...
« Je ne sais pourquoi je te parle ainsi, car il me semble
...
que tu l'as déjà deviné ; toute ta conduite, jusqu'ici, m'a comblé
de satisfaction. Le moment, où je t'ai vu chanceler, m'avait causé
un violent chagrin, mais je n'ai craint que ta faiblesse. Ce
défaut, bien moins odieux que les autres, est quelquefois plus
dangereux qu'eux tous. »...

« Siles mauvais exemples, que tu as peut-être rencontrés,


...
ont pu ébranler un moment tes résolutions, j'espère que cette
expérience t'aura raffermi, pour tout de bon. »...

« Tu me parles, mon ami, de ton éloignement de Dieu


...
et des pensées du Ciel ; j'aime à te voir ces scrupules, et à en
recevoir la confidence, car, comme tu me le dis, toi-même, ce
que tu possèdes dans mon coeur, t'appartiendra d'autant plus
légitimement, que je te connaîtrai mieux et jusqu'au fond. Je te
plains, mon ami, de cette froideur momentanée, vis-à-vis de Dieu ;
car elle te prive des émotions les plus douces que le coeur pur puisse
ressentir. Mais, je t'engage à ne pas te décourager ; le soir, avant
de te coucher, prie un moment avec ferveur, en songeant à ta
famille, aux biens dont la Providence t'a comblé; ton âme se
rouvrira à un doux sentiment d'amour et de reconnaissance, que
tu ne pourras refuser à tant de bienfaits. Joins à ces prières,
— 415 —
courtes et ferventes, la fréquentation des sacrements, et surtout
la vigilance à conserver ton âme pure ; ce sont celles que Dieu
se plaît à visiter. »...

Les Saintes Maries : Un Pèlerinage de famille. Vous ne


— «
devez pas être étrangers à un petit voyage, que nous venons
de faire : votre père, Raymond et moi. Depuis dix-sept ans,
j'avais en grande vénération les Saintes Maries, persuadée que
j'étais que c'était à leur intercession que je devais d'être mère,
et mère d'un fils. Le lieu de ce pèlerinage est la petite ville de
Notre-Dame-de-la-Mer, située sur une presqu'île, formée par le
Rhône et qu'on nomme : La Camargue. La tradition raconte
que les Saintes Maries, parentes et amies de la Très Sainte
Vierge, par suite d'une persécution, furent mises sur un frêle
esquif, sans rames ni voiles, et arrivèrent ainsi sur la plage, où
s'élève aujourd'hui Notre-Dame-de-la-Mer. Là fut dressé, par
elles, le premier autel chrétien ; et nous remontons par là aux
temps les plus reculés, à Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. »
« Nous y avons vu se passer, sous nos yeux, des scènes du
Moyen-Age, et une exaltation, qu'on serait tenté d'appeler du
fanatisme. »
« Le roi René avait fait déposer les précieuses reliques de
ces saintes femmes, dans des châsses en bois doré, que l'on voit
encore, et qui sont exposées à la piété des fidèles. »
« Tous les malheureux, affligés ou malades, se pressent
autour des châsses vénérées. Devant nous, un enfant, de l'âge
d'Anatole, présentait le spectacle le plus déchirant. Sa mère
l'avait déposé sur le grand reliquaire, et elle ne lui laissait pas
faire un seul mouvement ; elle l'a ensuite attaché sur la châsse
principale, et, après le Magnificat, on a fait remonter les reli-
quaires, vers la voûte de l'église, jusqu'à une chapelle supé-
rieure, où elles sont conservées habituellement. »
« Ce pauvre enfant, muet
jusque-là, disait-on, et presque
imbécile, s'est mis à parler ; — sa mère s'est évanouie de joie.
— 416 —
Le miracle n'a pas été tout de suite constaté officiellement, mais
après on assurait, devant nous, que l'enfant avait été réellement
soulagé. »
« Quand on voit les châsses remonter, tous les pélerins, tous
les malades attachent leurs regards aux reliquaires, et l'on
entend parfois les cris désespérés, de ceux qui n'ont pas été
exaucés mêlés aux acclamations de ceux qui ont été guéris. »
« A côté de nous, une pauvre fille aveugle, et dont le père
était atteint de la même infirmité, faisait tout haut une prière
touchante; elle demandait que son père au moins fût délivré,
parce qu'il le méritait plus qu'elle. »
« C'est un spectacle étrange, plein d'intérêt et fécond en vives
émotions ; quoiqu'il y ait dans cette population quelquefois une
rudesse apparente et des allures un peu extraordinaires, surtout
pour des gens du Nord, la foi n'y est pas moins admirable et
communicative. Au retour, Raymond était certainement beau-
coup mieux ; et ce mieux, je l'espère, se soutiendra! »

Formation morale. — « Tu es arrivé à l'époque de ta vie, la


plus importante, sans contredit : la loi elle-même la consacre, en
y fixant la majorité: comme pour apprendre au jeune homme,
qu'en recevant tous les droits de l'homme fait, il en contracte
aussi tous les devoirs. Ces devoirs sont plus hauts et plus
sérieux, selon la position de chacun. A chacun donc de se mesurer
exactement, afin de bien comprendre ce qu'il est et ce qu'il
peut, pour être en état de bien remplir les devoirs, que la vie
lui imposera, et qui la feront pour lui heureuse et honorée. »
« Que serait vraiment la vie si on ne la grandissait point
...
par l'accomplissement des obligations, auxquelles elle nous lie ?
L'estime, qui s'attache à la vertu, les nobles jouissances qu'elle
procure, la récompense qu'elle assure : voilà les vrais stimulants
d'une existence virile. »
Marquis DE CABRIÈRES
1863
— 417 —
... que je désire pour vous, mes amis, de toutes les forces
« Ce
de mon affection paternelle, c'est « le bonheur », tel que la terre
peut l'offrir aux gens de bien ! Ce bonheur, il est comme le
devoir, proportionné à notre position, à notre intelligence, à nos
efforts, à nos vertus. Il ne peut être le même pour tous; mais,
pour chacun, il consiste dans la sagesse, qui apprend à mesurer
ses prétentions, et à ne pas étendre ses désirs au delà de ses
ressources et de ses facultés... »

La bonne Formation. — « Le mérite de l'éducation, sérieuse


et sévère, qu'on recevait autrefois, c'était de donner à l'ardeur de
la très grande majorité des jeunes gens, une direction mâle, qui
les fortifiait, en les élevant. La religion et les lettres, la perspec-
tive d'une vie de gloire, couronnée par la mort du chrétien: tel
était l'avenir complet, que cette formation virile présentait au
jeune homme. Celui, qui n'avait pas le bonheur de l'embrasser
ou de la soutenir tout entière, en adoptait au moins une partie.
Des études graves et profondes ouvraient à la jeunesse une
carrière vaste à parcourir. Le travail devenait une nécessité,
pour celui qui en avait contracté l'habitude, et qui d'ailleurs
voyait les esprits distingués de son temps s'y livrer avec per-
sévérance. Les professions libérales étaient grandes et honorées.
La hiérarchie sociale relevait la dignité de chacune, et un amour-
propre légitime, une ambition modérée trouvaient de quoi se
satisfaire pleinement dans un monde bien organisé. »
« Après la Révolution, et sous l'Empire, ce système, si bien
ordonné, avait été remplacé, par des guerres perpétuelles, où
chacun trouvait sa place, même celle de se faire « casser une
mauvaise tête, ou de la couronner de lauriers. »
« On voyait alors moins d'existences maladives, pleines d'élans
inutiles, de velléités impuissantes. »
« Si vous voulez, mes amis, échapper à de tels malheurs, si
vous voulez être heureux et bons à quelque chose, il n'y a pas
d'autre moyen que celui de contracter déjà des habitudes de
27
— 418 —
travail : La vie occupée, les intérêts réels, l'ambition de bien
faire et de se distinguer, un plan d'études régulières et suivies
constamment : voilà ce qui fait trouver la vie bonne, et ce qui en
chasse l'ennui. »

« Mets-toi bien devant les yeux cette vérité : chacun a


...
dans la vie son rôle et sa position. Pour toi, dans un temps, où
il n'y a pas d'autre moyen de parvenir, ne compte que sur ton
mérite personnel. Bénis le ciel de t'avoir ouvert cette voie, de
te l'avoir rendue accessible, en te donnant, avec de réelles
qualités d'intelligence, l'appui d'un père, qui comprend le devoir
de ne rien épargner pour que sa fortune serve d'abord aux
dépenses de la meilleure éducation. Tout le reste viendra de tes
propres efforts. C'est un prix à gagner, c'est une course à
fournir ; il faut s'armer de résolution, de volonté, et marcher
vers le but, sans écouter les flaneurs, qui s'amusent, le long du
chemin. Au bout d'un ou deux ans, si tu as le bonheur de réus-
sir, tu seras bien payé de tes peines. Il faut aussi soigner « la
santé » ; car elle aussi est un élément nécessaire du succès. »...

« Le coeur d'un père, mes enfants, est le même pour chacun


...
de vous ; mais cet amour n'est ni aveugle ni injuste, il lui faut
un aliment, digne de lui; il rougirait de se changer en une
coupable indulgence. Quelle que soit la force de cette voix de la
nature, qui parle en faveur de ses fils, je crois que celle de la
justice et de l'honneur parle encore plus haut. Je ne sais si un
père pourrait aimer un enfant qu'il aurait cessé d'estimer. »...

La Mélancolie. — « Ton coeur fait bien de se verser dans le


mien ! ma raison doit, de son côté, aimer à s'expliquer librement
devant la tienne. Ces bouffées de mélancolie, mon ami, sont
excusables : à ton âge, elles sont tout à fait involontaires et, pour
— 419 —
ainsi dire, instinctives. Les éprouver, malgré soi, c'est être à
plaindre; mais s'y livrer et s'y complaire, ce serait s'exposer
à de fâcheuses conséquences. Je t'ai renvoyé souvent à Dieu
et à la prière, pour leur demander du secours et de la force. C'est
là la source, où l'on ne doit jamais se lasser de puiser; mais de
sages réflexions, unies à quelques occupations absorbantes,
peuvent aussi nous défendre contre cette faiblesse! Faiblesse
est le mot, car ces découragements n'ont pas d'autre principe
qu'une certaine mollesse de volonté, qui rend victime de son
imagination ».
« S'attendrir sur soi-même, se prendre en pitié, qu'est-ce autre
chose que de s'avouer vaincu? L'homme fort ne croit jamais
l'être ; et grâce à cette confiance, il ne l'est point. Cette mélan-
colie, dont je comprends la séduction, mais dont il faut recon-
naître aussi le vide et le danger, c'est le tourment des âmes
faibles. »
« Oui faibles, je répète ce mot. Pour quelques hommes, qui
ont dû à leur « mélancolie » le privilège d'inspirations sublimes,
unies à d'amères souffrances, combien d'autres ont perdu par
elle leur temps, leur santé, leur repos, et la valeur réelle, dont
le ciel les avait favorisés ! »
« C'est par l'action, par le travail et la persévérance, que se
distinguent tous ceux, qui sont destinés aux grandes choses, ou
même seulement aux choses utiles. »

« Ah ! qui donc s'est hasardé à vouloir te persuader que tu es


voué à l'inutilité ? Tu me dis que tu ne peux pas avoir de succès !
Et pourquoi? Je ne te comprends pas. Sans des efforts extra-
ordinaires, tu as, au contraire, commencé par réussir ; et moi,
qui te connais bien, et qui n'aime pas à te flatter, je te crois
au contraire capable d'obtenir de réels succès, si tu as le
courage et la persévérance de tirer partie de toi-même. »
—420—

« Sans te croire dépourvu d'imagination et d'esprit, je crois que


tes facultés réelles sont l'intelligence et un penchant instinctif à
la réflexion. Je te crois donc capable de t'appliquer aux sciences,
à l'histoire, aux connaissances positives ; mais je crains que tu
ne te livres de préférence à la littérature et à la poésie. Je n'en
dis pas de mal, mais elles sont souvent le superflu de la vie;
elles ressemblent aux trompeuses sirènes, qui séduisaient les
compagnons d'Ulysse. Reprends courage, mon cher enfant,
attache-toi fortement à la pensée qu'il est nécessaire et honorable
de tirer des facultés, qu'on a reçues du ciel, tout le parti possible.
Occupe-toi sérieusement des objets qui te sont présentés, par tes
maîtres, et cesse de te bercer mollement dans des songes vains,
et par là même dangereux. »

La Tristesse. — « Tu m'as dit que ta tristesse n'était causée


ni par une faute, ni par un malheur réel. Je t'avoue que, sans
cela, je l'aurais cru ; car mon expérience m'a appris que ces
grands découragements ne viennent guère sans qu'on ait des
reproches à se faire. »
« Je souhaite vivement qu'il n'en soit pas ainsi, pour toi, et je
le crois. Mais, quand même cela serait, ce ne serait pas une
raison pour s'abandonner à une molle tristesse. Le présent et
l'avenir sont à nous ; quand on le croit et qu'on le veut forte-
ment, on trouve toujours de quoi les bien employer; le travail
offre des ressources inépuisables, et il contient les éléments
d'un réel bonheur ! »

L'Etude. — « A quoi bon l'étude, me dis-tu, quand on est


riche? Il faut, dans toutes les situations, comprendre et apprécier
l'utilité que peut avoir l'étude, même pour la vie de simple
propriétaire. Une sorte de Patronage, assuré par des lumières
— 421 —
sérieuses, et joint à quelque fortune, crée à un homme bien-né
la plus juste des influences. »

« Le Droit n'est pas une science isolée ; l'histoire et les légis-


lations comparées l'éclairent et l'agrandissent; la littérature et
les arts jettent sur lui un reflet d'élégance, et une variété, qui lui
ôtent sa sécheresse. Ainsi, dans nos connaissances, tout se tient,
tout s'appuie, tout s'entr'aide. »
« Avec une intelligence cultivée, et à ton âge, quand on a fait
de passables études préliminaires, et acquis ainsi les instruments
du travail, quel plus noble projet peut-on former, quel plus bel
intérêt peut-on se créer à soi-même, que celui de tirer parti de la
science acquise, et de s'élever plus haut par son savoir et par
son talent ? »

L'Étude de soi-même. « Pour un coeur, tel que le tien, le



bonheur personnel ne peut se trouver que dans l'amour et dans
l'estime de tes parents, et par conséquentdans l'accomplissement
de tes devoirs. »
« Règle bien ton temps. Tu as senti toi-même qu'à la cam-
pagne, la régularité de ta vie bannissait l'ennui: et cependant
combien tu étais encore loin de t'occuper avec ardeur! A ton
âge, l'avenir est immense ; mais il se consume lui-même très
vite. Tout paraît d'abord possible, et tout l'est en réalité. Mais,
ce qui est possible, aujourd'hui, le sera moins demain, et ainsi
de suite. »
« Creuse ton âme, et cherches-y les sentiments intimes, les
penchants innés, que Dieu y a déposés ; c'est dans leur culture
intelligente, dans leur développement continuel, que tu trouveras
les aliments féconds qui soutiendront ta vie morale. »
—422—

« La vie, mon enfant, n'est, à proprement parler, qu'un combat


continuel ; il faut s'aguerrir de bonne heure ; et se munir des
armes nécessaires pour n'y pas succomber. Les meilleures sont
la prière et le travail ; avec Dieu, et avec l'amour du devoir qu'il
inspire, et qu'il entretient, on a des ressources pour toutes les
situations. »
« Familiarise-toi avec ta condition actuelle, à l'aide de ces deux
grands moyens: envisage-la, comme une première épreuve, où,
livré à toi-même, tu vas avoir l'occasion de juger de ce que valent
tes forces personnelles ; exerce-toi à faire le bien, sans y être
rappelé, à chaque instant, par des voix étrangères. Tu en auras
plus de mérite aux yeux de Dieu, et devant des hommes, qui te
sauront gré de ton labeur. Quelle joie tu donneras à tes parents,
dont la tendresse te suivra, dans tous tes instants, avec une si
vive anxiété, si tu deviens un homme de savoir, de conscience,
de vertu et d'honneur. »

Conduite pour l'Etude. — « Je suis enchanté de pouvoir te


suivre, à tous tes moments. Je te vois très occupé, et de beaucoup
de choses : — ce qui est déjà un grand avantage —, car cette
multitude d'objets, ce mouvement constant de travail, cette
continuité d'application à diverses sciences, rendent l'étude moins
fatigante, et accoutument l'esprit à passer de l'effort, donné
dans un ordre d'idées, à un effort pareil, dirigé dans un autre
sens. C'est une précieuse habitude à acquérir, que cette facilité,
cette souplesse, si utile dans une position élevée. L'essentiel,
c'est d'éviter que le grand nombre des objets à étudier n'amène
à effleurer seulement chaque sujet d'étude, et à ne retenir que
des mots, sans pénétrer au fond vrai des choses. »
Pour échapper à ce dangereux encombrement, un moyen
existe, quelquefois assez difficile à pratiquer: c'est de se rendre
assez maître de son attention, pour pouvoir tirer, momentanément,
une sorte de rideau devant les points particuliers, dont on
— 423 —
s'occupera plus tard, et de ne laisser à découvert que ce à quoi
on veut s'appliquer immédiatement. Ainsi, chaque chose vient
en son temps. Je sais qu'il est difficile d'arriver à un tel empire
sur sa propre pensée, et sur son imagination ; mais on en
approche, peu à peu: Une tête, ainsi gouvernée, est un réper-
toire toujours prêt, une sorte de bibliothèque, dont le catalogue
est, à chaque instant, sous la main. Sans une possession pareille
de soi-même, on est exposé à ne voir jamais que la surface des
objets. »

« Il convient de donner aujourd'hui des bases solides à l'édifice


intellectuel et moral ; il se perfectionnera, plus tard, au cours de
la vie. Ce n'est pas dans les fondements d'une maison, que
l'on place les chapiteaux, les élégantes moulures, les flèches
élancées ; — tout cela couronnera peut-être plus tard l'oeuvre
commencée. Actuellement, il faut user de solides matériaux, de
pierres lourdes, et bien taillées, sur lesquelles tu édifieras ta
demeure, selon le plan que tu auras adopté. Pour parler sans
figures, il faut aviser à ne point se trouver, un jour, riche de
superfluités, et pauvre des connaissances nécessaires. »
« Quand on a reçu une éducation, un peu au-dessus de la
moyenne, et qu'on est, par situation, au nombre de ceux qui
doivent embrasser, dans son entier, le tableau de leur époque,
je comprends qu'on ne peut pas rester étranger à cette part de
la littérature, qui est, en tout temps, l'expression de la société;
je veux dire : les Romans, et les pièces de Théâtre. Il faut donc
connaître quelque chose de tout cela, mais il y faut jeter un
coup-d'oeil rapide, et d'en haut, sans s'abaisser à y goûter trop
souvent, de peur d'en subir la séduction. Un homme intelligent
et fort, tout en abandonnant quelques heures de son temps aux
fantaisies de ses contemporains, doit se préserver lui-même
contre leurs défauts. Un homme d'honneur ne peut être heureux
— 424 —
et distingué, s'il n'entretient de nobles sentiments, en se con-
sacrant lui-même à des travaux utiles. »

« Bannir entièrement, ou n'admettre que rarement, et à titre


...
de distraction passagère, la lecture des livres, qui composent
presque toute la littérature du jour ; c'est affaire de mesure et
de sage discrétion. Les romans ont le grand défaut d'émouvoir
sans cesse les passions, que la prudence et la religion com-
mandent de combattre, ou du moins de modérer. Avec leurs
« poésies intimes », comme ils les appellent, ces auteurs vous
jettent trop souvent dans des rêveries folles et vagues, qui ne
peuvent qu'énerver les facultés viriles, si nécessaires dans la
vie réelle, pour en remplir tous les devoirs. »...

Conseils de conduite. — « Il me paraît que ta vie n'est pas, en


ce moment, teintée de rose, car tu m'écris une lettre bien noire.
C'est ce qui fait, mon ami, que je te prêche toujours l'occupation,
des intérêts d'étude, des projets de perfectionnement, de quoi
remplir enfin une de ces vies de province, privées des distractions
chétives, mais entraînantes, des oisifs du monde, privées aussi
de l'assujettissement et des préoccupations, qu'impose un état,
et qui sont par conséquent exposées à n'avoir pas d'occupations
positives. Ce vague est toujours nuisible dans la jeunesse, et il
est pénible à supporter. C'est pourquoi je désire beaucoup te
voir remplacer, par l'effort de ta volonté, cet emploi obligatoire,
contre lequel on murmure toujours, et qui pourtant rend de si
grands services. Les occupations, auxquelles il assujettit, ont un
but, qui intéresse et remplit la vie. De même, des travaux libre-
ment choisis, la surveillance effective des travaux de la cam-
pagne, quelques lectures bien ordonnées, et faites d'après un
plan arrêté : c'est beaucoup, c'est plus qu'il n'en faut pour
425—

remplir agréablement les journées ; et j'allais oublier encore la
musique, qui est une distraction charmante, et que l'on sait vite
assez, pour se plaire à la cultiver. Ce sont là de grandes res-
sources, très suffisantes, si l'on sait y avoir recours. »...

Un peu de politique. — « Tu m'as parlé, avec abandon, de


tes idées politiques ; et seras-tu bien étonné si je t'avoue que
j'en ai souri. Te voilà en train de rivaliser avec Lycurge ou même
avec Numa ? »
« C'est un peu la mode actuelle, et je ne t'en veux pas de la
suivre dans tes conversations avec moi. Au contraire, j'aime ta
simplicité et ton ouverture, car elles me prouvent avec quelle
candeur tu as adopté ce que l'on a pu te dire sur l'état actuel du
monde, et sur la manière d'en envisager l'orientation. Tu n'as
pas réfléchi à l'effet que produiraient sur moi tes paroles :
tant il te semblait naturel qu'elles n'éveillassent en moi que de
la sympathie. »
« Ton insouciance sur les diverses formes de gouvernement,
pourvu qu'elles respectent la religion, et lui assurent même une
influence légitime; tes opinions sur la liberté absolue de la
presse et de la parole ; ta sévérité sur les régimes anciens, même
sur celui de la Restauration : tout cela a passé sur tes lèvres,
et, de propos délibéré, je t'ai laissé me dire naïvement tout ce
que tu as jugé de nature à me fixer sur tes sentiments. »
« Je les vois bien, tels qu'ils sont : juvéniles, généreux,
inspirés par une croyance sincère dans la bonté native des hom-
mes, mais ne tenant compte que d'eux-mêmes, et ne soupçonnant
pas qu'il puisse y avoir, parmi les Français d'aujourd'hui, des
divergences de sentiments et d'opinion, absolument contraires. »
Oh ! mon ami, la France ne date pas d'hier ; il serait sur-
«
prenant que, de son illustre passé, même après tant de révo-
lutions, il ne subsiste point quelques vestiges précieux, auxquels
on doit conserver une place et maintenir une influence. »
— 426 —
« Parmi eux, écoute-moi bien, il y a ce que l'on appelle encore
« la noblesse » ; quoique, légalement et même socialement,
elle
n'existe plus, elle mérite pourtant d'être considérée dans son
essence et dans son esprit. Ce n'est plus une classe spéciale de
citoyens, c'est encore moins « une caste » ; on ne m'accorderait
pas davantage que c'est « une élite ». Et cependant elle existe,
et elle peut encore rendre d'importants services. »
« On t'a peut-être déjà plaisanté de ce que ton père était « un
gentilhomme » et un « royaliste ». Je serais fâché que cette
plaisanterie t'ait fait quelque peine. »
« Oui, mon bon ami, la noblesse n'a maintenant d'autre pri-
vilège que celui de susciter quelque envie, et, par conséquent,
quelque apparent dédain. Voici ce qui est vrai, et ce que je pense :
On n'a droit ni de s'en prévaloir, ni même d'en parler, vis-à-vis
de personne ; elle n'oblige que nous-mêmes, et vis-à-vis de nous-
mêmes. Et, bien comprise, elle est moins un honneur, et une
distinction, qu'une sorte de loi morale individuelle, qui nous
prescrit de vivre toujours conformément aux lois d'une délicatesse
rigoureuse et d'un jaloux honneur. Elle suppose la volonté
arrêtée de défendre, en toute occasion, la religion et la patrie.
Et quand elle est devenue, dans une famille, à la suite de longs
services, une sorte de patrimoine, il serait difficile de ne pas
l'estimer. »
« En France , la noblesse s'est toujours signalée par son
attachement à la Monarchie, et même à la Famille comme à la
personne du Souverain; mais, en se dévouant au Roi, c'était moins
à l'homme qu'elle songeait qu'à la sublime fonction, dont Il était
investi. Et je ne sais si l'on peut trouver une devise plus belle
que les trois mots, par lesquels la noblesse française formulait
ses devoirs : « Mon âme à Dieu, disait-elle, ma vie au Roi, mon
honneur à moi ». Et l'épée, qu'elle avait toujours portée, qu'elle
ambitionnait de porter toujours, cette épée était l'expression
muette et brillante d'un dévouement et d'une fidélité, que rien
ni personne ne pouvait faire hésiter, et qui s'offraient spon-
tanément à tous les dangers. »
— 427 —
« Tu comprends, mon ami, si ce bel idéal, que j'ai toujours
eu devant les yeux, comme tous les miens, s'accommoderait
de vivre dans une âme, qui ne serait pas « royaliste ! » Il s'y
voilerait bien vite, et pour toujours. »
« Je souhaite donc que, remettant à plus tard la discussion
des avantages ou des défauts des différents systèmes de gouver-
nements, tu sois « royaliste », par principe et sans compromission.
Un jour, s'il le faut, nous discuterons, plus à fond, mais sans
oublier jamais que, si tes opinions théoriques peuvent subir les
fluctuations du temps, ta conduite devra demeurer toujours
enchaînée aux traditions et aux principes, qui ont honoré nos
pères. »
« Je compte, à cet égard, sur ta raison, sur la maturité pro-
gressive de ton esprit, et sur l'influence que j'espère conserver
sur toi. »
« Tu vois, sans que j'y insiste davantage, combien je suis
loin des explications, qu'on t'a présentées sur les événements,
survenus dans le Midi, en 1815. Il me semble inopportun au-
jourd'hui d'apprécier la valeur des jugements, auxquels ces évé-
nements ont donné lieu. Ce sujet se rattache à ce qu'il y a de plus
important dans l'histoire moderne ; je t'engage donc à ne pas te
presser, à lire soigneusement les auteurs, qui en ont parlé. Une
fois instruit, même par moi, et fixé, tu tâcheras de faire un
choix, aussi judicieux que possible, entre les opinions diverses,
que tu auras rencontrées. Dès qu'il s'agit d'histoire, en effet,
c'est le vrai qu'il faut chercher. »

De ma mère, pour Artus ; au bas de la lettre paternelle. — « Je


laisse volontiers ton père être, en politique, ton ami, ton guide
et ton confident, et je m'en félicite de toutes manières, bien qu'il
ne nous montre jamais tes lettres ; ce qui fait souvent notre
tourment, à ta grand'mère et à moi. Mais, je te le répète, en mon
— 428 —
propre nom : aime la liberté, mais aime-la, avec Henri V. Aban-
donnerais-tu sa cause, parce qu'elle est malheureuse? Et n'y
a-t-il pas de l'honneur à s'attacher à de grandes infortunes ? Je
le sais : notre fidélité est un tort aux yeux de quelques-uns,
mais elle est partagée par l'élite des Français; par ceux qui sont
honnêtes et vertueux. N'est-ce point assez ! » (1)

Telles étaient les leçons, que, sous toutes les formes : lettres,
conversations, exemples, nous avons reçues. Heureux, si tous
ces mots sacrés : Dieu, la conscience, l'honneur, la vertu, le
courage, le travail s'étaient si profondément gravés dans nos
âmes que nous ne soyons jamais sortis du cadre si vaste, tracé
autour de nous par nos parents ! — Je reviens à mon récit :

Entre les deux dates du 14 janvier 1840 et du 7 février


1841, mon père passa, d'abord par de douloureuses préoc-
cupations, puis par un amer chagrin.
Ma grand'mère Cabrières, jusque-là très active, et jeune de
caractère, fut atteinte d'accidents légers, dans lesquels le méde-
cin vit autant de menaces d'apoplexie sénile. Une suite de
suffocations annonça que sa fin était proche. — Après quelques
jours de souffrances, elle s'éteignit, à Nîmes, à l'âge de soixante-
quatorze ans.
J'ai conservé le souvenir de son agonie, la première dont j'ai
été le témoin.
Mon lit était placé au pied du sien ; et je me rapelle, tandis
que mon père et ma mère, nos domestiques et un prêtre de la
(1)Souvenir de Chateaubriand: « Je n'ai conservé de ma jeunesse
qu'un certain goût du malheur, qui me range du côté de l'infortune. »
— 429 —
paroisse s'empressaient auprès d'elle, pour la secourir et l'en-
courager, l'étonnement qu'exprimait son regard, entr'ouvert
déjà peut-être à des visions, qui n'étaient plus celles de la terre.
Ses yeux profonds, pareils à ceux de sa soeur de Lisleroy et
à ceux de mon père, étaient demeurés vifs et pénétrants. Ils
avaient conservé la flamme puissante de cette race des Génas,
portée aux généreuses actions. Avant de se clore pour toujours
ici-bas, ils avaient pris un éclat particulier qui, malgré moi, me
troublait.
Je n'avais connu que la bonté de cette grand'mère, si tendre
pour nous tous ; — mais, de temps à autre, en l'écoutant parler,
j'avais soupçonné quelles passions son âme avait nourries, quels
regrets la mort violente des siens lui avait causés, et quelle avait
été, chez elle, l'énergie des sentiments royalistes, si communs,
en France, avant la Révolution. Elle les avait transmis tout
brûlants à son fils unique ; et peut-être, en se sentant frappée à
mort, se répétait-elle à elle-même les paroles, touchantes mais
tristes, que, sous la date de 1840, le Baron de Calvière lui avait
écrites, et que j'ai retrouvées dans ses papiers :
« Chaque jour, par la mort de l'un des nôtres, se détache de la
hampe de notre vieux drapeau blanc, un lambeau, emporté
dans l'éternité. Notre vieille France disparaît ainsi peu à peu ; et
ceux qui nous quittent, emportent avec eux quelque chose de
nos traditions et de l'honneur de notre antique monarchie ;
et cependant elle conserve encore des fidèles, en qui survit
l'espoir d'un renouveau pour notre chère France ! »
C'était peut-être le sens du dernier adieu que ma grand'mère
adressait à son fils, sans pouvoir l'exprimer, autrement que
par le regard, qu'elle attachait sur lui.
Moi-même, quelques semaines auparavant, en entrant brus-
quement, à Cabrières, dans le salon du nord, je l'avais trouvée
seule, pensive, déjà sortie à moitié de ce monde et songeant
peut-être à l'éternité.
Elle s'en alla ainsi, « la chère, aimable et noble femme»,
que « son admirable fils », — comme elle aimait à l'appeler —,
— 430 —
ne cessait de considérer sur ce lit d'agonie, suivant, avec une
indicible tristesse, l'envahissement progressif de la mort sur
tous les organes du corps de sa mère.
Au lendemain de cette nuit cruelle, mon père écrivait, dans
son Mémoire :
« Peu à peu, ma mère avait
perdu ses forces morales; la
mémoire surtout ; puis ses forces physiques l'abandonnèrent;
elle éprouva ensuite deux ou trois suffocations convulsives, très
douloureuses ; une quatrième survint, qui lui causa tout d'abord
des souffrances très vives ; peu à peu l'acuité de la douleur
diminua, et enfin, après une heure et demie d'angoisses, tout
finit, sous une forme si calme que les derniers instants parurent
la conduire à un paisible sommeil, et non pas à la mort. « Il
n'y a point d'expressions pour peindre ce que fait éprouver de
douleur la mort d'une mère !» (1) — Je l'ai conduite, le surlen-

(1) Mon père ne s'en est jamais consolé tout à fait. Le fait suivant
en donnera la preuve :
Dans une réunion du soir, en ville, au milieu même d'une partie de
jeu, une quêteuse empressée soumit à mon père une liste de souscri-
ption, en faveur d'un orphelinat, fondé récemment à Nîmes, par une
ardente chrétienne, Mme Cl. Réveilhe, femme de l'excellent Docteur
de ce nom. Presque sans regarder la liste, mon père s'y inscrivit pour
une très petite somme.
Le lendemain, il reçut la lettre suivante :
« MONSIEUR, »
« Si j'ai pris la liberté de m'adresser à vous, de vous faire remettre
une liste de souscription, et de vous prier de joindre votre nom à ceux
des bienfaiteurs de la maison des orphelines, j'y ai été encouragée
par le souvenir de Mme votre Mère, à qui cette maison doit, en partie,
son existence. »
« En effet, lorsque M. l'abbé d'Alzon reçut le legs, fait par votre mère
à l'oeuvre de la Miséricorde, il en destina une partie à des enfants,
alors placées en apprentissage. Je fus chargée par lui de l'emploi de
cette somme ; et comme, depuis longtemps, on éprouvait le besoin de
créer un asile pour recevoir de jeunes orphelines, M. l'abbé d'Alzon
pensa que nous devions profiter de l'occasion, et appliquer le secours,
— 431 —
demain, à Cabrières, pour la réunir, dans le cimetière du village,
à son époux, qui l'y attendait, depuis douze ans ! »
« Puisse cette tombe ne pas se rouvrir de longtemps ; et
puissé-je y descendre, le premier, après mes chers parents, sans
avoir eu de nouveau à pleurer sur la perte d'aucun des miens ! »

Jusqu'à ce jour en effet, du 8 février 1841, je n'avais jamais


vu mon père, ni à genoux, ni en larmes. Aussi fus-je très frappé

que la Providence nous envoyait par vos mains, à fonder la maison


des Orphelins de la Sainte-Enfance,qui serait dirigé par des Religieuses
de Saint-Joseph. Le bien commence à se faire dans cette maison, et
nous n'avons pas oublié que nous le devons, pour une part, à la charité
de Mme votre Mère, pour qui mes enfants d'adoption offrent, tous les
jours, leurs prières à Dieu...»
Très justement ému par cette lettre, mon père se hâta de répondre
à Mme Réveilhe, et lui écrivit :
« MADAME, »
«... C'est en quelque sorte, en jouant, et sous la dictée de votre
quêteuse, que j'avais inscrit mon nom sur votre liste. »
« En relisant aujourd'hui l'intéressant récit que vous avez bien
voulu m'écrire, j'y ai trouvé le nom, pour moi si saint, de ma mère,
que vous y associez au vôtre. »
« J'éprouve le besoin d'ajouter une
nouvelle offrande au faible don,
pour lequel j'avais souscrit. »
« Veuillez me permettre d'y joindre le billet de banque, que vous
trouverez ci-inclus. Je voudrais pouvoir vous offrir davantage ; mais
je fais ce que je puis ; à ce titre, j'ose espérer, Madame, que vous
voudrez bien recommander de nouveau à vos orphelines de prier
quelquefois pour manière. »
« Agréez... » 19 mars 1852.

Il y avait onze ans que ma grand'mère était morte ; mais, chaque


fois que l'occasion s'en présentait, mon père joignait ainsi au nom
de ses parents, l'expression d'une tendresse toujours vivante.
— 432 —
lorsque, me trouvant au salon, près de la chambre mortuaire,
avec ma mère et Mme de Lisleroy, je vis mon père se jeter aux
pieds de sa tante, sangloter devant elle et la supplier d'être
désormais sa seconde mère.
J'avais peine à comprendre le spectacle de cet immense
chagrin, et mes regards étonnés allaient de ma mère à ma tante,
par une sorte de muette interrogation. Ni l'une ni l'autre ne me
répondirent, à ce moment.
Leur vie entière m'a répondu. Ma mère a tenu, avec sa déli-
catesse, son tact et sa tendresse, la place de l'aïeule disparue ;
et la chère Madame de Lisleroy a été, pour son bien-aimé neveu,
le modèle de la plus maternelle affection. En tout, ils pen-
saient et agissaient de même, animés au dedans par les mêmes
convictions, les mêmes ardeurs, la même violence de sentiments;
calmes et modérés au dehors, et ne soulevant qu'entre eux
le voile, sous lequel se dérobaient aux yeux leurs sympathies
ou leurs colères.

Après la mort de ma grand'mère Cabrières, non pas pour l'en


consoler, mais pour l'obliger au moins, à se distraire, et le forcer
à s'appliquer à une étude nouvelle, ma mère persuada à mon
père d'apprendre l'espagnol !
D'où lui vint cette pensée, et comment arriva-t-elle à la
réaliser? Ce petit problème me paraît n'avoir été qu'un hommage
discret, rendu par cette femme excellente aux qualités morales
et aux dispositions intellectuelles de son mari.
Le soulèvement des Carlistes d'Espagne avait vivement inté-
ressé mes parents ; et je me souviens encore, d'avoir vu, sur la
table du salon, une sorte d'album, où étaient représentés les prin-
cipaux chefs de cette guerre civile, à laquelle M. de Rochemore,
— 433 —
fatigué de son oisiveté, était allé prendre part. L'insurrection
avait été maîtrisée, et beaucoup d'espagnols s'étaient réfugiés
à Nîmes, où, par sympathie pour leur cause, on les avait reçus
avec confiance.
Aider ces exilés, ces émigrés, paraissait être un devoir pour
les légitimistes français; et mon père était sensible à une telle
obligation.
Mais aussi, bien des fois, à Paris, dans les Cours de la Sorbonne,
où le jeune Eugène avait suivi les maîtres de la littérature
renaissante, après la Révolution, il les avait entendus signaler
les relations de Corneille avec le génie et les oeuvres des poètes
Castillans. Se pénétrer de ce génie, étudier ces oeuvres, c'était
une ambition permise à un homme, à qui la politique active était
fermée, mais familiarisé avec les vertus héroïques et avec les
nobles images, évoquées sur la scène du théâtre Cornélien.
Mon père accueillit donc, avec empressement, l'idée de donner,
chez lui, asile à un prêtre espagnol, qui deviendrait son profes-
seur, et lui apprendrait à comprendre, à lire, à admirer les plus
célèbres auteurs de son pays.
Don Antonio Sauquet, neveu d'un vénérable Abbé de l'ordre
de Saint-Benoit, au diocèse d'Urgel, devint donc l'hôte de mes
parents ; il passa, chez eux, six années, pendant lesquelles il fut
pour mon père un assez bon maître de langue, et parfois un bon
infirmier; tandis que, pour mes frères, il était un compagnon sans
danger, et pour moi un magnanime surveillant. Quand l'amour
du sol natal obligea Don Antonio à franchir pour jamais les
Pyrénées, il laissa, chez nous tous, un aimable et long souvenir.
Mon père ne regretta rien du temps qu'il avait consacré à
entourer d'estime et de prévenances cordiales un prêtre, chassé
de son pays par une de ces révolutions dynastiques, funestes à
tous les peuples, qu'elles affaiblissent et qu'elles jettent dans
l'inconnu. Il continua à lire ou à relire quelques pages de
Caldéron ou de Lope de Véga; et je crois qu'il revint ensuite au
Cid et aux Horaces avec plus de ferveur dans son admiration.

28
— 434 —

Au mois de février 1846, notre oncle Charles, marquis du


Vivier, mourut subitement dans son château de Cuirieu, où il
avait vécu, seul avec sa mère, volontairement éloigné du milieu
social, dans lequel il aurait tenu facilement une place honorable
et utile. Il avait pu oublier Dieu, il ne l'avait pas méconnu ; il se
retourna vers Lui, en mourant, et obtint le pardon, que sollicitait
son sincère repentir ; longtemps, au devant de la petite église de
Saint-Jean de Soudain, j'ai vu sa tombe : elle était modeste et
n'éveillait que la pensée mélancolique d'une existence, à laquelle
tout avait d'abord souri, et que le bonheur avait fui, à mesure
que, sur elle, avaient passé les années.

La mort de mon oncle donna lieu, entre ma grand'mère du


Vivier et ses deux filles, à un partage, qui ne fut guère laborieux
en lui-mème, mais dont on ne put établir les éléments qu'après
de longues discussions avec les gens d'affaires, à qui M. du Vivier
avait donné sa confiance. Il y eut des enquêtes à faire, des procès
à soutenir, par conséquent des mémoires à rédiger, des hommes
de loi à consulter, à instruire, à éclairer. Par un accord tacite,
dont ma mère fut très reconnaissante, et que l'admirable loyauté
de mon oncle de Vallier se plut à accepter, mon père fut le
principal instrument de cette oeuvre, importante pour deux
familles, et qui, conduite par lui, avec le plein assentiment de
tous les intéressés, les a laissés plus étroitement unis, au lieu
de les diviser.
—435

Mais si mes parents regrettèrent avec raison les incidents et


les longueurs, entraînés par la succession de M. du Vivier,
mon
frère Humbert fut loin de se plaindre d'avoir été, à ce moment
de sa vie, appelé plus souvent à Cuirieu ou à Voreppe. Il venait
de sortir de l'École d'Application du Corps royal d'État-major,
et il était, comme lieutenant, détaché au 20e Léger.
Ce n'était pas alors sa carrière militaire qui l'occupait le plus.
Depuis longtemps, il désirait très vivement épouser la seconde
de nos cousines germaines, Gasparine, la fille cadette de ma
tante de Vallier.
Il avait tenu d'abord ce sentiment secret, craignant qu'il ne
fût ni partagé par celle qui en était l'objet, ni approuvé par nos
parents des deux côtés ; mais encouragé par mon frère aîné, qui
avait deviné cette crise d'âme, et qui s'était enhardi jusqu'à
interroger l'aimable et loyale Célénie, soeur aînée de Gasparine,
et qui en avait obtenu une réponse favorable, Humbert se décida
à confier à mes parents ses désirs, et il les pria de s'en ouvrir
aux Vallier.
Ceux-ci, sans refuser nettement, ne donnèrent que l'espoir
incertain d'un consentement ultérieur.
Mon père fut plus affirmatif, dans le sens d'une attente pro-
longée. Il trouvait mon frère Humbert trop jeune, lui-même ne
s'étant marié que vers trente ans; et de plus, par des raisons de
famille et de convenance, il lui répugnait de n'avoir pas décidé
de l'avenir de son fils aîné, avant de s'occuper du mariage de
son fils cadet.
Mais les deux mères ne tinrent pas devant la tristesse de leurs
enfants ; et comment leur volonté se serait-elle obstinée à con-
trarier une inclination, dont elles étaient, chacune, un peu la
— 436 —
cause, tant elles avaient tenu à ce que leurs enfants fussent, le
plus souvent possible, rapprochés les uns des autres.
Mon père lui-même faiblit peu à peu : et voici comment il
écrivait à ma mère :
« Humbert me touche par sa douceur et sa naïveté ; ta petite
lettre lui a fait plaisir, et mes explications l'aident à comprendre
pourquoi il convient d'attendre. Mais il ne sort pas de son plan ;
et si la chose ne peut s'arranger, il prendra le parti de demander
de servir en Afrique. Il fait dire des messes pour nous fléchir ;
et est retourné, plusieurs fois, chez un prêtre de mérite, qui
l'écoute toujours avec bonté, et le console. C'est une âme pleine
de candeur et de charme, peut-être trop impressionnable, mais il
est exquis de délicatesse. Je crains vraiment que nous ne le
rendions malheureux; et en attendant, je fais pour lui tout ce
que je peux; je le caresse, et, tout en lui parlant raison, je le
laisse m'associer à ses projets et à ses rêves ! »
Peu à peu, les résistances cessèrent. Mes parents acceptèrent
facilement la pensée d'acquérir une vraie fille, dont ils connais-
saient le caractère, l'intelligence, la parfaite éducationet l'agréable
physionomie (1) : Et mon oncle de Vallier, si bon, si droit, si hon-
nête, ne combattit plus, dès qu'il vit son neveu se présenter à lui,
comme gendre, sous le brillant costume d'un officier d'état-major.
Ce n'est point ma grand'mère du Vivier, qui aurait mis des
bâtons dans les roues de ce char nuptial; et le mariage eut heu

(1) « On me demande beaucoup, ici, des nouvelles de « Madame


Humbert » ; on a grande envie de la voir, surtout les gens du peuple,
qui aiment plus naïvement, et chez lesquels il n'y a pas autant d'accès
de mesquine jalousie... Valentine de Balincourt excite aussi quelque
attention, mais elle a tant de douceur dans les manières, qu'on lui
pardonne d'être jeune et riche. Elle a un petit embarras de pronon-
ciation, qui lui sied assez bien; et ses yeux bleux, sous ses cheveux
blonds, donnent beaucoup de grâce à sa physionomie. C'est drôle
comme ces jeunes figures me font plaisir ; en dehors même de l'affection
que je leur porte; il me semble qu'elles me teintent, au passage, d'un
peu de leur jeunesse. Sans regretter la mienne, j'accepte volontiers
le reflet de la leur. » ( Extrait d'une lettre de ma mère).
— 437 —
à Voreppe, le 12 avril 1847. Deux mois après, Humbert passait
au 7e Hussards, en garnison à Vienne.

La révolution du 24 février 1848 n'affligea point mon père.


Il en conçut, au contraire, l'espoir du rétablissement possible et

peut-être prochain — de cette monarchie, dont, en 1843, à Londres,
Chateaubriand était venu saluer le représentant, couronné alors
de la fleur de ses vingt-trois ans : C'était l'hommage enthousiaste
de la plus illustre vieillesse.
Mais, à Nîmes, l'agitation fut très vive. Les partis anciens
apparurent avec leur ardeur, que trente-deux ans d'attente
n'avaient pas refroidie ; et mon père put craindre le retour de
l'une de ces périodes redoutables, si funestes à la ville qui lui
était chère.
Les premières paroles, prononcées par ceux qui avaient pris
en mains la conduite de la Cité, le rassurèrent, en lui permettant
d'espérer que les élections générales, auxquelles la France fut
convoquée pour le mois d'avril 1848, seraient « comprises dans
un esprit, assez large pour satisfaire à toutes les exigences
légitimes des croyances et des opinions politiques. »
Une autre voix, également autorisée, invita tous les Français
« à se placer sur le terrain du droit commun, et à prêter au
gouvernement provisoire un concours loyal, pour le maintien de
l'ordre et de la République. »
Ces recommandations, si sincères qu'elles fussent, demeurèrent
impuissantes à dominer les mouvements, en sens contraire, qui,
jusqu'à 1852, troublèrent Nîmes si profondément. Un décret de
l'Assemblée nationale décida que les élections à la Constituante
se feraient par « le vote universel ». Cette résolution inattendue
donna, dans le département du Gard, et à Nîmes en particulier,
une prépondérance considérable aux Catholiques ; et de là, chez
— 438 —
les représentants de la minorité, qui se jugeaient maltraités, un
mécontentement, qui ne cessa de grandir, jusqu'à l'élection du
Prince Louis-Napoléon Bonaparte, d'abord comme Président de
la République, et ensuite comme Empereur.
Dans les élections du 23 avril 1848, les Catholiques, sur dix
sièges à pourvoir, en obtinrent huit (1) ; et des proportions
analogues s'établirent presque partout dans le Gard, quand les
nouveaux Conseils de Département, d'Arrondissement, ainsi que
la plupart des municipalités furent créés. A partir de ce moment,
notre ville et notre région furent comme partagées entre deux
camps, opposés l'un à l'autre, et entre lesquels l'autorité admi-
nistrative avait peine à maintenir la tranquillité.

Ce n'était pas trop du concours de tous les gens de bien, pour


éviter des chocs, trop faciles à se produire ; et que « des absten-
tions inflexibles », rendaient presque inévitables, en retenant chez
eux des hommes, à qui leur situation de fortune et leur mérite
personnel auraient permis d'exercer une influence modératrice.
Il n'est pas surprenant que, dans ces conditions, et en l'absence
des dix députés, qui représentaient, à Paris et à la Chambre,
le département du Gard, on ait voulu faire entrer au Conseil
municipal ceux qui avaient pu acquérir antérieurement, une
certaine connaissance des affaires de la ville.

(1) D'une note manuscrite, qui semble résumer la discussion, sur-


venue dans quelques comités, en vue des choix à faire pour les élections
à la Constituante, je remarque avec joie l'insistance, mise par mon père,
à affirmer que « l'entrée de M. Reboul, sur la liste, était nécessaire ».
Cet hommage à notre poète me touche, sans m'étonner.
— 439 —
C'est ainsi que, pour les élections municipales du 10 août 1848,
le nom de mon père fut inscrit sur la liste, proposée aux électeurs.
Deux motifs me paraissent avoir suscité cette candidature.
Tout d'abord, par un mouvement de vivacité bien naturel,
mon père, en sa qualité d'ancien légitimiste, s'était plaint, dans
une lettre adressée à La Liberté pour Tous, de l'exclusion
sommaire, que cette feuille avait conseillée, vis-à-vis de tous les
candidats royalistes, sous le prétexte qu'ils n'étaient plus ni
utiles ni possibles.
Avec une devise aimable, qui réclamait la Liberté pour Tous,
un parti nouveau, — celui qui se flattait d'unir la République
avec la Religion —, s'était effectivement fait jour à Nîmes; il ne
se contentait pas d'applaudir à la bénédiction, presque officielle,
des « Arbres de la liberté » ; il voulait, dans le monde des idées,
favoriser l'avènement d'un régime, qui garantirait à tous, sans
exception, la liberté de leurs croyances et celle de leurs opinions.
Sous les auspices du R. P. d'Alzon, ou du moins avec son
plein assentiment, quelques professeurs de l'Assomption, parmi
les meilleurs, avaient décidé la fondation de ce journal, qui fut
éphémère, mais brillant, généreux, loyal et sincèrement religieux,
et auquel ils donnèrent ce titre, plein de promesses : La Liberté
pour Tous. Et nous aussi, à la suite de nos maîtres, nous éprou-
vions de l'enthousiasme pour la République, inoffensive et
pure, qui se montrerait au pays sous des couleurs attrayantes,
à la fois tolérante et juste. Nos cours retentissaient du chant de
la Marseillaise, et notre drapeau bleu mariait ses plis à ceux
du drapeau tricolore.
Nos parents se plaignirent ; ma tante de Lisleroy s'indigna ;
mon père prononça d'abord quelques paroles vives, puis, affligé
de voir la dignité et la valeur de ses amis politiques, méconnues,
aussi bien que la sincérité de leurs sentiments pacifiques, il
écrivit au Comité de direction de la feuille républicaine catholique,
en invoquant la sympathie « de tous les coeurs dévoués et
patriotes». Il publia, coup sur coup, les deux lettres suivantes,
— 440 —
dont l'esprit et le ton firent impression sur beaucoup de
lecteurs :
« Au Rédacteur de La Liberté pour Tous : »
« Avril 1848. »
« Monsieur, »
« C'est avec bonheur que je remarque l'apaisement de votre
langage
à notre égard ; et le premier article, que vous adressez aux anciens
légitimistes, dans votre numéro du 15 avril, répond si bien au désir de
rapprochement, que je vous ai manifesté, que j'aime à me flatter d'y
être pour quelque chose. Laissez-moi cette illusion : Oui, certes, il est
temps de s'entendre, et le péril est pressant. Mais, si vous me per-
mettez de vous le dire, il n'est pas, ce me semble, du côté où vous le
signalez. »
«Je vous l'ai dit, dès le premier jour: sans renier leur passé, les
« anciens légitimistes» sont prêts à se dévouer sincèrement à favoriser
votre avenir. »
« Convaincus de la bonté de leurs principes ; gardant le pressen-
timent et l'espérance, que le temps en ramènera, tôt ou tard, le
triomphe, ils comprennent, comme vous, les inconvénients et les
dangers d'une tentative prématurée (de restauration monarchique) ;
et ils s'en remettent, pour le choix du moment, à la fermeté de leurs
espérances et à Dieu ! »
« Ce n'est donc pas à eux qu'il faut prêcher (pour essayer de les
convertir) ; ce n'est point eux, qui rêvent et conspirent en vue d'un
« escamotage nouveau » des destinées du pays, au profit de sordides
intérêts ou d'utopies effrayantes. »
« Les hommes, qu'il faut redouter et combattre, ce sont ces égoïstes
insatiables, que la justice populaire avait flétris de l'ignoble épithète
de ventrus : hommes sans convictions, sans dévouement, vendus
d'avance à tous les intérêts. Ces hommes, amoureux du despotisme,
qu'ils avaient subi, sans se plaindre, pendant dix-huit ans, sont aussi
incapables de comprendre et d'appliquer les idées généreuses d'une
république loyale, qu'ils l'ont été jadis de se dévouer fidèlement à la
royauté légitime .»
« Voilà nos adversaires communs; voilà ceux qu'il faut éloigner. »
« L'autre danger, bien plus grand pour toute la France, bien plus
grand surtout pour vous, qui, dans la République nouvelle, rêvez la
réalisation de la pure et sainte égalité chrétienne, ce sont les républi-
cains fanatiques, qui, par étroitesse d'esprit ou par sécheresse de
coeur, ne voient, dans l'ordre nouveau, que le triomphe d'un système
—441—

métaphysique, auquel ils sont prêts à tout sacrifier, tout jusqu'à la


justice, tout jusqu'à l'humanité ! »
« Ce sont eux qui, non contents de s'être emparés, en un jour, des
destinées de la France, veulent la bâillonner et la contraindre à n'avoir
pas une pensée, à ne pas faire un acte, qui ne soient imposés par eux. »
« C'est donc à eux qu'il faut enlever le moyen de réaliser leurs
sinistres projets. »
« Agréez, etc.. » « Un ancien Légitimiste ».

Quelques jours après, les élections avaient eu lieu, en un sens,


qui ne pouvait, malgré tout, déplaire à La Liberté pour Tous.
En présence de ce fait, et dans l'espoir qu'il amènerait avec
lui un apaisement définitif, entre tous les citoyens, animés de
sentiments honnêtes et modérés, mon père écrivit cette seconde
lettre, en forme de conclusions :

« Au Rédacteur de La Liberté pour Tous. »

Mai 1848
»
« Monsieur, »

« Le but de ma précédente lettre était uniquement de répondre


à celle, où vous me paraissiez mettre en fait que « les anciens légi-
timistes » ne pouvaient être désormais, ni utiles ni possibles. »
« J'ai pensé, moi, que les hommes, vrais et fidèles, étaient utiles en
tout temps, et j'ai cru de mon devoir de le dire. »
« Quant à « la pensée de notre ancien parti », j'ai cru l'exprimer nette-
ment, en disant que, sans renier notre passé, nous étions prêts à nous
associer à l'espérance actuelle de la Patrie, et à la servir loyalement. »
« Cette profession de foi me semble parfaitement claire, et j'ai
l'orgueil d'ajouter que, dans ma bouche et dans celle de mes amis, elle
est à l'abri du soupçon, et vaut mieux que tous les serments. »
« Je vous ai dit, Monsieur, que j'estimais votre franchise. Veuillez
bien croire à la nôtre ; ce sera, j'aime à le penser, justice des deux
côtés. »
—442—

« Si vous me permettez d'ajouter, non point un conseil, mais une


invitation cordiale, je vous dirai que les discussions rétrospectives,
sur les principes et les actes des anciens partis, me paraissent vaines
et dangereuses. »
« Les coeurs dévoués et
patriotes, que j'invoquais, l'autre jour, n'ont
besoin maintenant que de confiance et d'union. »
« Cessons donc, si vous m'en croyez, de
poursuivre une polémique,
qui exciterait les amours-propres, et pourrait faire méconnaître et
suspecter des intentions, dignes de toute confiance. »
« Marchons ensemble, et sans
regarder en arrière. Vous, respectant
nos regrets; et nous, saluant vos espérances, vers cet avenir, qui sera
beau, s'il réalise notre commune devise : Tout pour la France, avec
l'aide de Dieu. »
« Si les regrets des uns paraissent peu en harmonie avec le mou-
vement actuel des esprits ; les espérances des autres sont peut-être un
peu hasardées et téméraires. Dieu jugera. »
« Agréez... » « L'ancien Légitimiste. »

Peut-être quelques électeurs pensèrent-ils qu'il serait bon de


faire rentrer au Conseil municipal un ancien adjoint, capable de
défendre son parti avec tant de sagesse et de modération. Mais,
de plus, par suite de circonstances toutes personnelles, M. Charles
de Surville, membre du Conseil général du Gard, et que de
nombreuses qualités avaient déjà signalé à la confiance des
électeurs du département et de la ville, pensa bien faire en
demandant à mon père de se laisser porter sur la liste, dont il
était lui-même l'inspirateur et le patron : j'en trouve du moins
un indice, dans une lettre familière, qui me semble à la fois
gracieuse et sage ; la voici :
« A Charles DE SURVILLE, 30 juillet 1848. »
« Mon cher Ami, »
« Sorti, par hasard, de la retraite, où je vis depuis nos grandes
élections, j'apprends qu'à la suite de plusieurs réunions des divers
— 443 —
comités, où les noms de mon fils et le mien avaient été marqués sur
les listes municipales, le Comité central serait sur le point de s'arrêter
au mien, pour le porter de préférence aux prochaines élections. »
« En principe, je suis partisan des hommes, que l'âge et l'expérience
ont mûris. La gravité des personnes me paraît rejaillir alors sur leurs
délibérations. Et de plus, la vieillesse me semble porter avec soi,
quand elle n'arrive pas au radotage, une garantie de prudence et de
modération, qui sied parfaitement aux représentants d'une cité, aussi
impressionnable que la nôtre. »
« A ces titres, mon nom pourrait avoir des chances, et peut-être
quelques droits. Si le Comité espère le faire prévaloir et pouvoir
former un conseil, investi des caractères que j'indique, je suis à sa
disposition, et je serai heureux de son choix. »
« Si, au contraire, par suite du mouvement un peu précipité de « nos
jeunes idées républicaines », à la sagesse on préfère l'activité, et à
l'expérience acquise l'amour et l'entraînement de ce que l'on appelle
le progrès, qu'on choisisse de jeunes gens; et, dans ce cas, permettez
ce langage à ma tendresse paternelle, j'ose dire, avec assurance, que
mon fils serait un bon choix. »
« Issu d'une race, dévouée à tous les sentiments, à tous les intérêts
de son pays, je pense qu'il ne manquerait à rien de ce qu'on peut
attendre de lui. »
« La circonstance même, qui m'engage à vous écrire, est une preuve
de cette délicatesse de sentiments, qui se reflète sur toutes les actions
de la vie : il n'est aucun des membres du Comité qui ne sente qu'un
bon fils doit être un bon citoyen. »
« J'ajouterai, pour vous, mon cher ami, que mon goût et mes
habitudes me feraient préférer la dernière combinaison. Vétéran par
mon âge, je garde la jeunesse de mon coeur ; mais ma vie active est
achevée, et je réserve ce qui me reste de forces, pour les jours de
grandes batailles, où vous me trouverez toujours à vos côtés. »
« Dans tous les cas, veuillez offrir au Comité, l'hommage de ma
reconnaissance et de ma haute considération. »
« Votre tout dévoué, »
« Le Marquis DE CABRIÈRES. » (1)

(1) Peut-être, pour achever de montrer le vrai caractère des relations


qui existaient entre M. de Surville et mon père, est-il bon, l'occasion
le permettant, d'ajouter une petite note : elle mettra les choses bien
au point :
Par le mariage de son oncle, M. Charles de Cabrières, avec
Mlle de Surville, mon père s'était trouvé de bonne heure rapproché
—444

A la suite de démarches, que les lettres précédentes per-


mettent de supposer, mon père fut élu conseiller municipal, et

de cette famille honorable. Charles, pieux, aimable, distingué, avait


encore ajouté à la considération et à l'estime, dont jouissaient les
siens. Une sorte de désignation populaire le fit entrer, dès le 18 mars
1848, dans la Commission départementale, qui tenait lieu de Conseil
général ; et l'influence qu'il acquit bientôt, par son intelligence et sa
loyauté, lui permit, dans une époque troublée, de rendre à sa ville
natale de très utiles services ; que, grâce à Dieu, sous la République
et sous l'Empire, il a pu lui continuer jusqu'à sa mort.
De même que M. de Surville, le père, avait aidé E. de Cabrières, à
ses débuts, sous la Restauration, ainsi mon père, aux premiers jours
de 1848 et tant qu'il a vécu fut heureux de témoigner au fils très
méritant de l'un des chefs les plus estimés des Catholiques de Nîmes,
son entière confiance et son affectueux dévouement. Dès 1845, à la
suite d'un article, désobligeant pour lui, Ch. de Surville confia à mon
père la peine qu'il avait eue. Voici ce que celui-ci lui répondit :
« La retraite et les ans, mon cher Charles, me rendent bien insen-
sible aux attaques des journaux, surtout lorsqu'elles ressemblent à
celles que vous me communiquez. »
« Ces articles sont d'ailleurs, à mon sens, d'une insignifiance com-
plète, et franchement je ne sens nullement le besoin d'y répondre. »
« Peut-être serait-il mieux aussi que vous-même vous ne répon-
dissiez pas directement. Quelques lignes, d'un journal de Paris, me
sembleraient suffisantes. »
« Il serait facile de le faire avec force et avec esprit, car l'attaque est
assez méchante dans l'intention, mais bien niaise dans la forme... »
« ... Il est toujours pénible de parler de soi ; et, à moins qu'il ne
s'agisse d'un fait particulier à rectifier, il est de bon goût de laisser
dire par autrui tout ce qui ressemble à un éloge. »
«... Pardon de ce qui peut vous paraître de l'indifférence, et aussi du
conseil que je me hasarde à vous donner; vous savez, je l'espère, que
rien de ce qui vous touche ne m'est étranger ; si je me permets de
vous dire mon avis, c'est parce qu'il m'est impossible de ne pas vous
parler avec tout l'abandon de la plus franche amitié. »
« Recevez-en la bien sincère assurance. »
« Marquis DE CABRIÈRES. »
« Ce mercredi soir 9 juillet 1845 ».
— 445 —
rentra dans cet hôtel de ville, d'où il était sorti, une première
fois, en 1830, par fidélité politique ; et où il était revenu, très
momentanément, en 1840. Je crois discerner encore l'influence
de M. de Surville, soutenue d'ailleurs par le succès de quelques
allocutions patriotiques, que mon frère aîné avait improvisées,
dans le choix qu'on fit de lui comme conseiller d'arrondissement
du 3e canton de Nîmes.
Enfin un des plus chers et plus fidèles amis de notre famille,
le Vicomte de Rochemore d'Aigremont, fut nommé colonel de la
garde-nationale de Nîmes, le 31 août.
Il semblait donc bien que les électeurs de la ville se rattachaient,
de plus en plus, aux idées conservatrices, et même monarchiques,
puisque presque tous leurs choix se prononçaient dans ce sens.
Mais, même à Nîmes, et surtout dans l'ensemble du pays,
l'ordre public continuait à être précaire, et l'autorité demeurait
mal assise, parce que, de tous côtés, le peuple était abandonné
aux plus dangereuses excitations. La démagogie croyait l'heure
venue de répandre ses théories les plus avancées ; et une sorte
d'abîme se creusait peu à peu entre l'Assemblée nationale, élue
avec tant de liberté, et les diverses opinions, qui divisaient
le parti républicain.
On se ressentait partout des agitations violentes, qui, du 22 au
26 juin, avaient inquiété et ensanglanté Paris ; quelques jours
auparavant, à Nîmes, du 11 au 16 juin, il y avait eu de graves
désordres. La main vigoureuse du général Cavaignac avait maî-
trisé les insurgés, mais sa vigueur même fit peur à ceux qui en
avaient cependant bénéficié ; et quand, le 10 décembre 1848,
arriva l'heure de donner à la France un régime mieux assuré :
entre le Général et le Prince Napoléon, le suffrage universel se
déclara en faveur de Celui, dont le nom rappelait de si nom-
breuses victoires. Ce n'était encore qu'une étape ; mais l'Empire
se disposait à renaître; il y employa quatre années.
— 446 —

Les mêmes années 1848-1853 furent remplies, pour mes


parents, par de sérieux événements de famille.
Mon père avait déjà, en 1844, brûlé un grand nombre de
ses papiers ; c'étaient ses diverses correspondances, ou bien des
notes relatives à ses études et à ses lectures. Du mois d'octobre
1848 au début de l'année suivante, cette révision, de plus en
plus sévère, se continua; et je regrette la destruction de tant de
souvenirs, dont beaucoup, sans doute, n'avaient qu'un intérêt per-
sonnel, mais parmi lesquels il y en avait d'autres, dont l'histoire
particulière de Nîmes se serait enrichie. Et je comprends cepen-
dant qu'une âme élevée, à mesure qu'elle avance dans la vie,
modifie ses propres jugements, ses appréciations, et laisse volon-
tairement tomber et se perdre tout ce qui ressemblerait à des
rancunes ou à des préjugés; et quant aux sentiments, plus ils
ont été profonds et intimes, pour la joie comme pour la douleur,
plus ils réclament la pudeur de la discrétion et du silence.
Puis, en cette année 1849, un grand mouvement s'opéra dans
l'intelligence de mon père: Il avait toujours honoré et respecté
la religion: il l'admirait et l'aimait dans la pratique. Mais
Voltaire et Rousseau avaient soufflé sur son âme; l'un l'avait
refroidie par son scepticisme moqueur, l'autre l'avait charmée par
son exagération sentimentale et par le vague de ses croyances.
Instruit sommairement, au moment d'une première com-
munion, faite, sans aucun appareil, à Saint-Charles (ancienne
église des Doctrinaires), avant la réouverture officielle des églises,
Eugène était monté dans l'adolescence et dans la jeunesse, sans
une défense assez efficace contre les entraînements du monde
et contre la séduction dangereuse des plaisirs de l'esprit.
Quelques jours avant le 23 juillet 1817, au moment de son
mariage, mon père se confessa sérieusement: la preuve s'en
— 447 —
trouve dans une lettre de ma grand'mère du 12 juillet, où elle le
félicite et le remercie d'avoir « rempli spontanément ses devoirs
de chrétien », et lui promet de prier pour les futurs époux, en
entendant une messe, qu'elle fera dire à leur intention. »
Mais cette impression momentanée ne fut pas assez profonde,
pour déterminer un retour définitif aux pratiques communes de
la piété.
Et cependant le besoin de croire et de prier ne cessait de
tourmenter une âme, toujours prête à s'émouvoir et à vibrer.
La lecture, l'étude, la politique essayèrent d'occuper ensemble un
esprit, avide d'avoir toujours à sa portée des aliments nouveaux ;
et un travail aussi passionné ne put se faire sans que la religion
n'y eût quelque part et, peu à peu, ne s'imposât à une attention
de plus en plus curieuse (1).
Le caractère même de ces lectures s'était lentement modifié,
surtout après l'apparition du Génie du Christianisme; et tandis
que, dans les premières années du dix-neuvième siècle, les
auteurs du dix-huitième avaient retenu sur Eugène, une grande
partie de leur influence et de leur autorité, les ouvrages de M. de
Ronald, de Mgr Frayssinous, du Lammenais catholique, du futur
cardinal Wiseman, d'Auguste Nicolas, arrivèrent, les uns après
les autres, sur la table paternelle ; leurs pages furent feuilletées,
admirées, méditées: et par elles la Vérité chrétienne pénétra
dans une intelligence, que ces clartés nouvelles charmaient.
La vie de l'Église, considérée jusque-là par mon père comme
étrangère à sa pensée, lui offrit un intérêt croissant : et j'ai été
frappé de le voir signaler, dans son Mémoire intime, l'élection du
Pape Pie IX, en 1846, et plus tard, en 1847, la prédication du
Jubilé, accordé au monde catholique à la suite de l'avènement
du nouveau Pape.
C'étaient là autant de signes qu'après un long et laborieux
chemin, à travers les froides régions des recherches philosophi-
ques, historiques et scientifiques, cet esprit éclairé et loyal
(1) De 1837 à 1852, je remarque, dans le Mémoire de mon père, la men-
tion de très nombreuses lectures sur la religion, l'histoire, la politique.
—448—

s'inclinait progressivementdevant l'Évangile, et acceptait la foi


religieuse, telle que l'enseignement catholique la présente à
tous les hommes.
Le 7 avril 1849, en effet, mon père demandait à M. le cha-
noine Couderc de La Tour Lisside la faveur d'une « conversation
sérieuse », qui devait préparer la confession. A la suite de cet
entretien, le « pénitent » se déclara satisfait; il se confessa, et,
le 15 du même mois, il recevait l'absolution et la permission
de recevoir la Sainte Eucharistie.
Voici comment ma mère en écrivait à sa soeur:
« Nos enfants (1) étaient encore ici (à Cabrières), le dimanche
de Quasimodo : ils ont vu leur père communier, et ils me l'ont
raconté, ravis. J'en ai été émue moi-même jusqu'aux larmes.
Eugène ne s'était vanté de rien ; je l'avais entendu se lever
et sortir de très bonne heure. Je fis porter notre déjeuner, dans
sa chambre, sans me douter de rien. C'est au milieu de ce frugal
repas, qu'il me fit la confidence de son entier retour à Dieu,
et me fit promettre de n'en pas parler. J'étais si surprise, si
heureuse, que je n'en croyais presque pas mes oreilles. J'ai trouvé
cette démarche favorable à tout notre avenir : sans compter
qu'elle me rassure contre les prévisions possibles, en cas de
maladie, inattendue et grave. C'est une chose bien consolante,
d'autant plus que, tu le sais, Eugène ne fait rien sans y avoir
mûrement réfléchi. J'y vois une garantie assurée pour la paix
et la douceur de nos vieux jours. »
« Tu ne saurais croire combien je remercie Dieu de cette faveur,
qui nous attirera, j'en suis sûre, de grandes bénédictions, parce
qu'on est toujours récompensé d'avoir obéi à de salutaires
inspirations, et de ne s'être pas laissé arrêter par de mesquines
considérations. »
Une fois entré dans cette voie, mon père n'en sortit plus.
Sur le conseil de son guide spirituel, probablement, il voulut

(1)Sans doute, mon frère Humbert et sa jeune femme; peut-être


aussi mon frère aîné.
— 449 —
combler une des lacunes de sa formation chrétienne : il n'avait
pas été confirmé, parce que, sans doute, l'évêque d'Avignon,
chargé, en 1802, de la direction du diocèse de Nîmes, avait été
empêché alors de venir administrer, dans cette ville, le sacrement
de la confirmation. Mon père pria Mgr Cart de lui accorder
cette grâce ; il la reçut, le 26 mai 1849, des mains de ce saint
prélat, dont la mémoire est encore aujourd'hui en bénédiction.
J'ai lu, avec émotion, le témoignage de l'estime particulière
et affectueuse que le digne évèque avait conçue pour ce caté-
chumène de soixante et un an, agenouillé devant lui, et faisant
ainsi profession ouverte de sa foi (1) ; et je sais aussi de quel
respect tous mes parents ont toujours entouré celui, qui représen-
tait si bien l'image du Bon Pasteur.

A la date du 1er septembre 1848, sur la demande de mon


père, qui avait désiré connaître, au sujet de ma vocation, l'opi-
nion expresse du R. P. d'Alzon, ce guide excellent de ma jeunesse
voulut bien écrire qu' « il me croyait appelé de Dieu à l'état
ecclésiastique, et que, si je répondais à la grâce divine, il
espérait que je pourrais rendre aux âmes quelques services ».
Cette déclaration, soumise à Mgr Cart et contresignée par lui,
décida mon départ pour Saint-Sulpice et Issy.
Mon père choisit de lui-même, pour nous mettre en route,
vers Paris, le jour de la fête des Saints Anges Gardiens ; et, le
2 octobre 1849, je quittai Cuirieu, et je pris avec lui la route du
Séminaire.

(1) J'ai remarqué que, depuis ce moment, Mgr Cart chercha, lui-
même, les occasions de venir à Cabrières ; une fois même, il y ren-
contra M. de Rochemore, et je le soupçonne d'avoir désiré bénir ce
rude soldat, dont l'âme l'intéressait. Il était plus ingénieux encore dans
la charité spirituelle, qu'il ne l'était pour l'aumône matérielle, toujours
abondante entre ses mains.
29
— 450 —
Ai-je besoin de dire combien j'ai été heureux à Issy et à Saint-
Sulpice? Combien les maîtres y étaient bons et indulgents ;
combien la discipline y était douce et facilement observée;
quels fidèles amis j'y ai rencontrés, et comment ces années, —
d'octobre 1849 à juillet 1853 —, ont été, pour moi, le printemps
joyeux et pur d'une vie, que Dieu destinait à être si longue !
Le bâtiment même du Séminaire, en dépit des souvenirs
et même des vestiges, laissés par le séjour de Marguerite de
Navarre, n'était pas beau ; nos cellules étaient étroites, et le
plancher portait sur des voûtes, que le temps avait fait fléchir.
Je ne pus m'empècher de sourire, en remarquant l'impression
pénible, qu'éprouvait mon bon père, à la vue de l'espace res-
treint dans lequel j'allais m'enfermer. Et pourtant le bonheur
était là! mieux qu'il n'était à l'Elysée, où le Président de la
République se disposait à entrer, deux ans après.

Mes parents revinrent à Cabrières, à la fin de décembre; le


séjour de Nîmes leur causait, à ce moment, une véritable anxiété.
Le maintien de la République y était mis en question, avec une
égale passion, de la part de ceux qui voulaient la conserver,
et aussi de ceux qui en appelaient de tous leurs voeux la
disparition.
On murmurait que le parti le plus avancé avait convoqué deux
délégués de chaque canton, et que le Comité consultatif, ainsi
formé, se proposait de créer, par le moyen de chacun de ses
membres, une vaste organisation, qui, sur un signal convenu,
proclamerait la destitution de toutes les autorités, les rem-
placerait par ses affidés, et établirait alors la vraie République,
démocratique et sociale.
D'un autre côté, on voulait ne pas laisser dépasser la limite
assignée à la durée du mandat Présidentiel du Prince Bonaparte,
— 451 —
et on réclamait ouvertement la révision intégrale de la Consti-
tution, la fin du régime républicain et l'avènement de l'antique
monarchie, représentée par le comte de Chambord.
Invité, par M. Vidal, son vieil ami et son compagnon au
Conseil municipal de 1825-1830, mon père écrivit alors le projet
d'une organisation; animée du meilleur esprit social et chrétien,
et destinée à grouper en un même faisceau les électeurs du dépar-
tement du Gard, attachés aux idées conservatrices. On espérait
combattre ainsi victorieusement les efforts du parti violent.
Je mets ici ce document; il montrera quelles étaient, au
milieu de l'année 1849, les sujets de préoccupation des honnêtes
gens, et combien, même en voulant se protéger, ils tenaient
compte de ce « vote universel », imaginé contre eux.

16 juin 1849. »

« Mon cher VIDAL, »

« Je serai, malgré moi, privé forcément d'assister à votre réunion


de ce soir; mais les sujets, que vous devez y traiter, me préoccupent
trop vivement, pour que je ne vous en dise pas mon opinion. Vous
en ferez après tel usage que vous croirez bon. »
« D'après ce que m'ont dit, votre frère et mon fils, vous devez vous
occuper de deux objets : »
« 1° d'organiser un système de défense et d'action, au cas où les
violents triompheraient, à Paris ; »
« 2° d'instituer ou d'activer une presse populaire, dans le but de com-
battre la mauvaise Presse, qui répand son poison, parmi les ouvriers
des villes et jusqu'au fond des campagnes. »
« Sur le premier point, je suis avec vous; mais voici dans
quelles
limites et de quelle façon : »
« Je pense qu'après l'avènement du suffrage universel, on ne peut
et on ne doit plus rien faire, en France, que par l'intermédiaire des
pouvoirs, que ce suffrage a constitués, c'est-à-dire par les hommes,
qu'il a investis lui-même de leur mandat. Tout autre action, tous
autres agents seraient illégaux et révolutionnaires. »
« Tel est le principe général, et, grâce à Dieu, ce principe
s'applique,
admirablement, à une société, où l'immense majorité des choix, depuis
les Représentants à la Chambre, jusqu'aux Conseillers municipaux des
villages, sont tombés sur des hommes, qui sont les défenseurs de la
— 452 —
propriété, de la religion, c'est-à-dire sur les soutiens naturels de
l'ordre social existant. »
« Cela posé, en admettant le
triomphe momentané des révolution-
naires violents, à Paris, que devons-nous faire, en Province ? »
« Réunir au chef-lieu le
Conseil général et les Conseils d'arrondisse-
ments; dans chaque ville ou village, assembler les Conseils muni-
cipaux et former partout la garde nationale. Sous l'accord de ces
pouvoirs, —tous légitimes, puisqu'ils émanent du suffrage universel —,
organiser la résistance à la révolution, sous le drapeau de la Répu-
blique modérée, de Celle que nous avons acceptée, appuyée de nos
acclamations et fortifiée par notre concours... »
« ... Si cette opinion est la vôtre, il faudrait s'occuper
immédiate-
ment des moyens d'application. Voici comment je les entends : »
« D'abord, je voudrais que le plan que je conçois, s'appliquât à

toute la France, et que, dès lors, l'acte le plus légitime, le plus utile
de la souveraineté nationale, ne puisse pas être considéré comme le
soulèvement d'une localité isolée, — comme la levée de bouclier d'un
seul parti. »
«... Ce plan devrait être soumis à tous nos Représentants, à notre
Députation tout entière, qui en délibérerait; et, dans le cas où elle
l'approuverait, elle en ferait part aux Comités conservateurs, afin d'en
opposer son action uniforme et unanime au travail audacieux de la
Montagne. »
« On nous transmettrait les décisions et les conseils, que ce plan
aurait suggérés, avec l'indication d'un système d'organisation et de
correspondance régulière, pour en préparer l'exécution. »
«... Cette organisation définitive consisterait, selon moi, en un
Comité peu nombreux, choisi parmi les membres des Conseils
généraux ou municipaux, et qui siégerait au chef-lieu... Je parle d'un
Comité, pris parmi les corps élus, parce que je ne reconnais, en ce
moment, que cette force légale ; et je dis : peu nombreux, parce que je
pense que, à côté des corps délibérants, il faut un pouvoir exécutif,
autorisé et responsable, qui donne à l'action de l'énergie et de la
rapidité. »
« Voilà, cher ami, mon Utopie; je la soumets, pour ce qu'elle vaut,
à vous et à nos amis. Prenez-là, si vous le voulez, pour le radotage
d'un vieillard ; mais, prenez garde que, si le vieillard radote, il le
fait, en tenant compte, dans sa vieillesse, des faits nouveaux, que nous
avons à subir, et non pas à faire plier à nos idées anciennes. »
« Quant à la propagande populaire par la Presse, mon fils vous
dira ses idées, qui me paraissent bonnes, mais qui, selon moi, ont
— 453 —
besoin d'être appliquées avec beaucoup de prudence, et avec une
connaissance spéciale des diverses localités... »
« C'est ici qu'on devra, soit par l'organisation déjà indiquée, soit par
le conseil de personnes avisées et prudentes, décider, dans quelles
localités, et par quelles voies, il conviendra de faire parvenir les
publications qu'on aura choisies. »
« Agréez, ...» « Le Mis DE CABRIÈRES. »

Utopie, sans doute ! que des prévisions si sages, si mesurées,


pour guérir une situation indécise encore, et qui ne pouvait
pas ne pas toucher aux intérêts les plus graves de la nation tout
entière Mais du moins, un homme, que l'on accusait de passion
!

et d'intransigeance, montrait quel souci il entendait avoir de la


justice et de la légalité !

Ces projets, ces préoccupations générales et particulières suf-


fisent à montrer qu'un état de vague inquiétude existait toujours
à Nimes. Il s'était même accru, après l'élection du Prince
Louis-Napoléon à la présidence de la République ; et tandis que
l'Assemblée Nationale se flattait de parvenir à empêcher la
prorogation des pouvoirs, accordés à l'Élu du 10 décembre 1848 ;
les amis du Prince se promettaient au contraire de rendre son
pouvoir, moins provisoire et moins précaire, en le faisant con-
sacrer par un vote, qui rétablirait l'Empire, disparu en 1814.
La tension entre le Gouvernement et les partis ardents devenait
tous les jours plus menaçante, et un souffle d'insurrection violente
paraissait très près de s'élever et de déchaîner une véritable
tempête.
Il y eut, çà et là, dans le Gard, des manifestations, qui trou-
blèrent gravement les esprits; et même, une nuit fut indi-
quée comme devant être la date d'un pillage, préparé d'avance,
qui s'abattrait sur Nimes, par la rencontre de bandes, formées
— 454 —
sur divers points, et qui agiraient de concert pour surprendre et
dévaliser les habitants.
On s'émut, on veilla, et surtout on prit les armes. Grâce à
l'énergie du Colonel de la garde nationale, et à la vigilance
de tous les hommes d'ordre, qui se réunirent à la mairie, et
affirmèrent leur résolution unanime de maintenir, par la force, la
tranquillité de la cité, l'armée des perturbateurs se dispersa,
avertie qu'elle fut, par ses propres émissaires, de l'accueil qui
l'attendait.
Mon père fut au nombre des bons citoyens, jaloux de con-
tribuer à la paix de leur ville; et je lis, dans le Mémoire, tant
de fois cité, cette phrase de satisfaction civique : « Nuit passée
à l'Hôtel de ville, la ville est calme : tout le monde a fait son
devoir ».
Parmi ceux, à qui on était redevable de cette sécurité, la voix
publique, à la grande joie de mon père, désigna surtout le
vicomte de Rochemore. Tous louèrent sa prévoyante énergie.
Reboul estimait et admirait cet homme « au brusque entre-
tien », dont l'âme était si fière et si généreuse.
« C'est lui, disait-il,
« qui, du premier abord, faisait choix de sa route.
« Il laissait la fortune, et suivait le devoir ! »
Aussi pour achever l'éloge, il célébra justement cette nuit :
« Nuit de péril, où notre ville entière
« lui fit honneur du sang, qui ne fut pas versé. »

Ce fut, hélas! le dernier service que M. de Rochemore rendit


à Nimes ; il succomba à une attaque d'apoplexie, en 1853, au
début de l'année. Tombé dans les bras de mon père, il lui mur-
mura deux mots d'un adieu, déchirant dans sa brièveté, mais
inspiré par le mépris même du danger, sous l'étreinte duquel il
expirait.
Et quelques jours plus tard, en écrivant à mon frère aîné,
mon
père lui disait :
— 455 —
« Celui qui connaissait le mieux tous mes sentiments, et avec
qui je les partageais, depuis toute ma jeunesse, nous a été enlevé,
tu dois déjà le savoir, par un coup terrible ; malgré un temps
affreux, notre population lui a rendu un hommage magnifique,
j'ai béni Dieu d'avoir permis de prouver ainsi qu'on pouvait
encore être populaire, sans avoir été jamais un intrigant. Tout
. .
le monde regrette cet homme si brave, dont le coeur était excel-
lent, et toute la conduite inspirée par les plus nobles motifs. »

Cette mort fut accompagnée, au début de 1853, par l'abandon


de situations, plus ou moins élevées, que les royalistes ne
voulurent pas conserver, sous l'Empire, par la crainte d'être
entraînés, même dans leurs fonctions électives, à des actes,
qui paraîtraient démentir leur fidélité.
Mon père et M. de Vallongue quittèrent le Conseil municipal ;
et mon frère Artus renonça à son siège de conseiller d'arron-
dissement. Il le fit dans une lettre au Préfet, dont mon père
approuva beaucoup le ton, le louant d'avoir fait allusion à sa
jeunesse et « d'avoir parlé de lui-même avec une juste modestie. »
Ce sacrifice, presque indifférent pour des hommes âgés, et
dégoûtés, sinon de la politique elle-même, du moins des condi-
tions, dans lesquelles il faut aujourd'hui solliciter et conquérir
les suffrages, était beaucoup plus dur pour un homme jeune,
libre de son temps, et à qui la vie publique aurait facilement
offert un but élevé de travail, avec la perspective de quelques
succès.
Aussi mon père, témoin de ce mécompte, essaya-t-il d'en
atténuer l'effet, par la lettre affectueuse, que voici:

« Il ne faut pas, mon ami, que l'abstention momentanée, à laquelle


ta démission te condamne, devienne pour toi une cause de décourage-
ment. »
— 456 —
Ce qui me fâcherait, ce serait de te voir si sensible à l'insuccès des
«
tentatives, que tu as faites pour essayer de te rendre utile à nos
concitoyens; un peu d'ingratitude, ou du moins d'indifférence, ne
devrait ni te surprendre ni t'abattre. Ce qui me fâcherait encore plus,
ce serait de t'entendre dire que tu es triste et découragé. Pourquoi?
Parce qu'une âme avide et tourmentée, comme tu juges la tienne, a
vite atteint au fond de toutes choses ? Non, mon ami. »
« Ce dont on atteint vite le fond, ce sont les illusions et les
chimères;
mais la vérité, le devoir, la vertu, ces grandes et nobles idées n'ont
point de fond, et c'est par elles et pour elles qu'il faut vivre, non pas
en se résignant, mais en remerciant Dieu de nous avoir donné le
bonheur de les connaître et de les pratiquer. »
« Tu es jeune, tu as, je l'espère, un long avenir. Fais, en attendant
l'heure de l'action, beaucoup de provisions pour cet avenir. Dans les
réflexions un peu amères que tu fais, il y a bien des choses justes,
mais essaie d'en tirer les conséquences pratiques, en ne te hâtant pour
rien ; en ménageant à la fois ton temps, qui est l'étoffe de la vie, et
tes forces, qui te donneront le moyen d'utiliser ce temps jusqu'à la
fin. »
« Je te demande tout cela, au nom de cet amour de père, dont tu ne
comprends pas encore toute la profondeur, bien que, déjà, tu aies un
enfant ; conserve-moi le bonheur, que Dieu m'a donné, en m'envoyant
des fils. Tu sais quels ennuis j'éprouve parfois ; j'ai bien besoin, comme
ta mère, des consolations qui nous restent ; gardez-nous, tous les
quatre, celles que vous pouvez nous donner, ce sera une de vos
meilleures oeuvres. »

Mon père avait raison de tenir à son fils aîné ce langage élevé
et chrétien. Mais pour qu'un homme jeune, et placé dans
une
situation indépendante, s'assujettisse au travail, et se crée des
devoirs positifs, sans y être poussé par quelque intérêt d'in-
fluence ou de situation, c'est espérer plus
que ne peuvent don-
ner la plupart de ceux qui se sentent quelque aisance, et qui
peut-être ont des goûts de luxe, de dépense et de plaisir. Il faut
que la jeunesse sente le besoin de faire quelque chose; c'est le
— 457 —
meilleur argument pour la décider à s'imposer des sacrifices et
à mener une vie laborieuse, occupée et féconde.
Quelque temps après cette démission, et peu de mois après
mon entrée au Séminaire, ma grand'mère du Viviers mourut.
Elle avait pris, en vieillissant, l'habitude de renfermer en elle-
même tous ses sentiments : non qu'ils se fussent émoussés avec
l'âge, mais parce que, au contraire, profonds et douloureux,
elle ne voulait importuner personne ni de ses tristesses ni de
ses plaintes. Elle mourut, avec un vif chagrin de quitter les
siens ; et se raidissant ainsi contre sa sensibilité, elle parut
trop stoïque et trop silencieuse : on s'étonna presque de sa
force d'âme. Je n'ai gardé que le souvenir de sa bonté.
Ses filles lui donnèrent de longs et sincères regrets. Elles
prirent plaisir à se rappeler ensemble l'expression si vive de
son affection pour son mari, qu'elle ne cessa jamais de pleurer ;
pour son fils, dont elle déplorait le caractère concentré et
sauvage ; pour elles enfin à qui elle ne cessait de témoigner sa
tendresse et sa confiance, soit dans ses conversations, quand
elles étaient auprès d'elle, soit à Cuirieu ou à Voreppe, soit
dans sa correspondance, toujours naïve et spirituelle.

Son absence rendit plus étroits encore les liens qui unissaient
ma mère et ma tante ; elles rendirent leurs lettres plus fréquentes,
et elles y firent entrer les moindres détails de leur vie
domestique.
Ce fut dans l'une de leurs rencontres annuelles, que les deux
soeurs s'entretinrent d'un projet de mariage, pour mon frère
aîné. Elles s'y attachèrent avec un vif intérêt, et je pense que
c'est ma tante qui le fit réussir, pour la très grande joie de ma
mère.
— 458 —
Celle-ci, en effet, voyait son fils aîné, avec des yeux chargés
d'une indicible tendresse, et lui souhaitait une compagne,
possédant à la fois toutes les vertus et toutes les distinctions (1).
Elle se sentit pleinement exaucée, quand, les échanges
habituels de correspondance, étant achevés entre mon père
et M. le Comte Alphonse d'Agoult, elle put prendre la plume et
écrire la lettre suivante au futur beau-père de son fils :

Nimes, ce 10 avril 1850. »

« Il y a si longtemps, Monsieur, que nous n'avons reçu de vos nou-


velles, que vous me permettrez, je l'espère, de venir moi-même vous
en demander. Plus que jamais, je suis occupée de La Varenne (2) et
de ses habitants, Je suis d'ici la route de mon mari et de mon fils, qui
viennent vous trouver, et à qui je m'associe par la pensée. Je me dis,
Monsieur, que peut-être aujourd'hui, mardi, ils auront l'honneur de
vous être présentés, et j'ose espérer que le résultat de cette entrevue
sera pour le bonheur de nos enfants. »
« Je vais, à la messe, tous les jours, à cette intention; et je
crois
que, si la Providence n'eût pas voulu cette union, les circonstances de
maladie et de mort, qui y ont mis quelque temps obstacle, auraient
anéanti mes espérances ; mais, puisque, au contraire, il semble que
rien n'a pu nous empêcher de suivre nos projets, c'est donc que la des-
tinée de mon fils était de vous appartenir. J'en bénis le Ciel, Monsieur,
et je me réjouis du bonheur de mon fils, s'il peut vous convenir ainsi

(1) Elle écrivait, à ce moment-là à son mari : « Tu me dis que tu


attends mes lettres, avec impatience ; tu es bien bon, car je les
trouve moi-même bien insignifiantes, et sèches, et ne pouvant pas te
servir à grand'chose. Je n'ai pas de conseils à te donner, sinon celui
de ne rien précipiter, parce que cela nuit toujours en affaires ; mais,
dès que le contrat sera accepté, active alors tout pour que le mariage
puisse se faire en juin. Il n'y a qu'une voix pour dire que c'est une
très belle alliance. Il n'est pas surprenant que, relevant à peine
de maladie, Mlle O. soit un peu pâle et maigre. Elle paraît s'en rendre
compte, et veut avoir une robe bleue et une parure de turquoise ; elle
prétend que cette couleur lui va mieux que le rose. Augustine dit
qu'il y a dix-huit mois à peine, qu'elle revient de Rome, et qu'elle est
sortie du couvent, où, dit-on, elle était très élégante. »
(2) C'était la propriété où M. d'Agoult habitait avec sa fille.
— 459 —
qu'à Mlle Olympe. C'est à elle particulièrement d'en juger. Mais, je
crois mon fils capable d'apprécier et de sentir, Monsieur, tout ce qu'a
pour lui, d'heureux et de flatteur une semblable alliance. Je ne crains
point de vous répéter que je suis convaincue qu'il mettra tous ses
soins à vous en assurer. Je suis bien pressée de connaître les détails
de cette entrevue, et je n'ai pas su résister à l'envie de vous dire com-
bien mon coeur y est intéressé. Mademoiselle votre fille a déjà une
place bien grande dans mon coeur, et je voudrais qu'elle en fût
convaincue. »
«Veuillez l'en assurer de ma part et agréer mes sentiments dévoués.»

« Y. DU V., marquise DE CABRIÈRES. »

Quelques jours plus tard, et presque à la veille de son mariage,


ma mère écrivait à sa future belle-fille, avec un empressement
qui trahissait l'impatience de son coeur :

« Mademoiselle, »

« A la veille d'un engagement, aussi grave, et en même temps si


heureux, pour toute ma famille, je me sens pressée par le désir de
vous dire que mes voeux vous accompagneront dans la journée solen-
nelle de vos noces. Vous deviendrez ma fille, et bien que je ne puisse
vous nommer ainsi aujourd'hui, j'éprouve déjà pour vous tous les
sentiments d'une véritable mère. Je suis désolée de ne pouvoir assis-
ter au mariage de mon fils, mais je m'unirai, par le coeur et par la
pensée, à la cérémonie, et je prierai pour que le Ciel bénisse cette
alliance. J'ai reçu deux lettres de M. d'Agoult, qui me dit que ce sera
lundi ou mardi ; mais ce sera vraiment mardi, je pense, le temps
serait trop court auparavant. Je suis moi-même très empressée de
vous voir, et je vous attendrai avec impatience. Vous aurez aussi, pour
vous recevoir, une grand'tante, Mme la Baronne de Lisleroy, qui par-
tage toutes mes impressions, et qui vous recevra avec bonheur. Je
vous offrirai ici, de la part de Gasparine, mon autre belle-fille, son
appartement, en attendant que le vôtre soit prêt. Mon fils Artus pré-
fère d'ailleurs être l'ordonnateur de toute votre installation ; et je le
comprends, car toutes ces petites attentions contribuent à attacher.
— 460 —
Je m'en affligeais d'abord ; à présent je conçois que ce sera plus inti-
mement. Ce sera une distraction pour vous, que de recevoir vos
papiers et vos caisses de meubles. En arrivant à Nîmes, vous n'aurez
qu'à les faire défaire, et placer. Nous réclamons votre indulgence
pour cet arrangement provisoire. »
« Je vous renouvelle, Mademoiselle, tous les souhaits, que je fais
pour votre bonheur ; et j'y joins l'assurance des intentions élevées de
mon fils. Soyez assez bonne pour me servir d'interprète auprès de
mademoiselle votre soeur ; elle serait bien aimable de venir nous
visiter. »
« Veuillez ne point m'oublier auprès
de M. Raymond, votre frère. »
« Recevez, Mademoiselle, l'assurance
de ma tendre affection. »
« Y. DE CABRIÈRES, née DU VIVIER. »

« A Mlle Olympe d'AGOULT, »


« à Montluçon, 20 juin 1850. »

Ma mère ne se trompait pas.


Ma belle-soeur, Olympe, a été la bénédiction de notre famille.
Elle était d'une égalité d'humeur parfaite, de très bonne édu-
cation, et d'une piété vraiment angélique. En peu d'années, elle
a mérité et conquis la sympathie, le respect, presque l'admi-
ration de la population de Vauvert, au milieu de laquelle elle a
vécu, assez longtemps pour faire apprécier le dévouement et la
charité, qu'elle mettait au service de toutes les oeuvres chrétiennes.
Elle aurait pu servir de type à ces âmes d'épouses, formées par
le Christianisme, qui savent à la fois ennoblir et sanctifier leur
demeure.
M. le Comte d'Agoult, son fils, le colonel Raymond et sa fille
Alix, la comtesse de Chabrillan, en mettant ensemble, sous
la paternelle et maternelle autorité de mes parents « cette petite
Olympe, qu'ils aimaient, tous les jours davantage, et à laquelle
ils ne pouvaient penser, sans que leur coeur fût ému », la pré-
sentaient « comme une enfant, bonne, aimante, simple, naturelle,
— 461 —
fort pieuse, à la manière italienne, communiant très souvent,
et d'une extrême sensibilité : à ce point que les plaisanteries un
peu vives, qui s'échangent quelquefois, sans nulle malice, entre
frères et soeurs, la faisaient pleurer » (1).
La vie entière de cette chère Olympe a justifié et même dépassé
les termes de cet affectueux panégyrique; et aujourd'hui encore,
après plus de cinquante ans, je m'incline, avec un respect fra-
ternel, devant cette figure que le temps a effacée, sans me ravir
la joie d'être fidèle au souveuir de sa vertu.
Le mariage de mon frère eut lieu à Montluçon le 25 juin 1850,
et le 18 juillet suivant, le jeune ménage fut salué à Cabrières,
par une petite fête, que mon père raconte ainsi, dans son
Mémoire :
« L'accueil fait à ma nouvelle fille m'a touché : ce qui me
plait surtout en elle, c'est qu'elle me rappelle la taille et la tour-
nure de ma bonne mère, si chérie de tous nos braves villageois. »

Après une interruption forcée dans son service militaire, mon


troisième frère, Raymond, put partir, le 10 décembre 1850,
pour Rochefort et La Martinique, en qualité de sous-lieutenant
d'infanterie de marine. Durant les mois qu'il avait dù passer à
Cabrières, avec mes parents, « il avait été bien gentil », dit
aimablement le Mémoire paternel, « et ce départ nous fut très
pénible ».
Son absence devait durer deux ans. Au bout de ce temps,
Raymond donna sa démission, et il épousa le 15 septembre
1853, à Périgueux, la fille de M. le Marquis de Boisseulh.

(1) Lettre du 18 juin 1850. Olympe était sortie du Sacré-Coeur de


Rome, depuis dix-huit mois à peine, quand elle se maria. Elle y avait
cultivé avec quelque succès les lettres et les arts : son style était
naturel et charmant.
— 462 —
C'était par une très proche parente de notre future belle-soeur,
fixée à Clermont, en Auvergne —, que mon frère Humbert,

attaché alors à l'État-major de cette ville, avait connu et apprécié
Mlle Clémentine de Roisseulh. Elle était gracieuse, intelligente,
très distinguée de ton et de manières. Douée d'une physionomie
très Avivante et très expressive; elle plut à mes parents ; et nous
lui devons tous de la reconnaissance parce que, très attachée à sa
propre famille, dont les sentiments répondaient si bien à la
devise de leur écusson (1), elle avait adopté la nôtre avec une
tendresse, qu'elle a conservée jusqu'à sa mort, brusquement
arrivée en 1886 (2).
Notre belle-soeur Clémentine a disparu si vite, emportée, loin
de nous tous, par une maladie rapide, dont la gravité ne s'était
pas révélée d'abord, qu'il me semble devoir appuyer un
instant sur son nom, en citant quelques lignes, où je crois
retrouver un peu de sa physionomie attachante et douce.
Voici sa lettre à ma mère, au moment de ses fiançailles :

« Madame la Marquise, »
« Permettez-moi de vous dire moi-même combien je suis sensible à
tout ce que votre lettre à ma mère renferme de bon et d'aimable pour
moi. La bienveillance affectueuse, avec laquelle vous m'accueillez
pour fille, augmente encore la confiance avec laquelle je remets mon
bonheur entre les mains de Monsieur votre fils. Tout concourt à assu-
rer cette confiance ; aussi, malgré toute la gravité de cette époque de
ma vie, je vois fixer, sans crainte, le jour où je ferai partie d'une
famille qui me témoigne un empressement si flatteur. Quoique je
sente que j'ai beaucoup à faire pour le justifier, je puis du moins
assurer que j'en suis fort reconnaissante et pleine du désir de le

(1) « Des larmes de sang, (Gueules) sur champ d'azur, avec ces
mots : Tinximus sanguine nostro. »
(2) Elle a donné à mon frère deux filles, mariées à deux cousins-
germains, MM. Amédée et Louis des Moulins de Leybardie. L'aînée
seule a eu deux filles, dont l'aînée a épousé M. le Marquis de Vignat-
Vendeuil ; la cadette, Geneviève, est « Fille de la Charité de Saint-
Vincent-de-Paul. Germaine de Vignat a un fils, Louis
».
— 463 —
mériter. Monsieur le Marquis de Cabrières parle de moi à mon père
d'une manière dont je suis bien touchée, et dont je le remercie.
»
« Permettez, Madame, que je vous assure de ces sentiments, ainsi
que de mon profond respect. »
« Clémentine DE BOISSEULH »
.

Et, plusieurs années après, quand sa seconde fille Yvonne


commençait à révéler son gracieux caractère :

« Ma bonne petite Maman, »

« Je viens vous remercier de votre bonne lettre, et vous dire tout le


plaisir qu'elle m'a fait, en m'apprenant que vous êtes à Cabrières, dans
un heureux état de santé et à l'abri de toutes les inondations possibles.
Ici, en Dordogne, nos récoltes sont magnifiques, et nous ne serions
vraiment pas malheureux si toutes ces inondations n'étaient surve-
nues pour faire monter les denrées à un prix fabuleux. »
« Ma petite bonne maman, je vous dirai que notre ménage passe
son temps très agréablement : pendant que l'un fait aller son ciseau
avec une persévérance admirable et un réel succès, l'autre soigne des
fleurs. J'en possède une assez grande quantité, que je soigne avec inté-
rêt. J'ai la prétention de devenir une « fleuriste » distinguée. Si mes
efforts, pour obtenir un réel talent, réussissent, je vous demanderai,
lorsque j'aurai le bonheur d'être près de vous, de soigner aussi vos
petites plantes. »
« Je viens de recevoir une lettre de Gasparine: je suis bien contente
de savoir sa santé excellente; il ne lui manquait que ça pour être une
femme accomplie. J'aime tant cette bonne soeur, que tout ce qui lui
arrive d'heureux est pour moi une grande satisfaction. Faites, je vous
prie, toutes mes amitiés à Olympe. Geneviève est un petit lutin qui
n'aime à jouer qu'avec les petits garçons. Raymond est vis-à-vis de
ses filles dans une admiration qui égale la mienne ; ces petits êtres
font notre bonheur. Je leur parle souvent de leur bonne maman et de
leur bon papa de Nînes (comme elles disent). »

« Votre fille CLÉMENTINE. »


—464—

Dix jours après le mariage de mon frère Raymond, j'étais


ordonné prêtre, dans la chapelle de l'évêché de Nîmes, par
Mgr Cart. Mes parents étaient là, avec ma tante de Lisleroy,
sa fille, la marquise de Bolincourt, et son petit-fils, Edgard, si
virilement distingué, sous son costume flatteur de sous-lieutenant
aux dragons de l'Impératrice.
Après la cérémonie, avant de quitter la chapelle (1), je bénis
mes parents. Mon père s'inclina, comme étonné que le plus jeune
de ses fils se sentit autorisé à faire sur lui un geste aussi nou-
veau, si solennel et si simple. Il aurait pu s'appliquer la parole
de l'Apôtre: « Toute paternité vient de Dieu ». La sienne, celle
dont il comprenait et remplissait si bien tous les devoirs, était
récompensée par la bénédiction du fils qu'il avait donné à Dieu.
J'ai toujours vécu à peu de distance de la demeure de mes
parents : en cela plus favorisé que mes frères, attirés habituelle-
ment au dehors par leurs carrières, leurs affaires ou leurs
intérêts. Il m'a fallu vieillir pour comprendre la satisfaction
qu'éprouvaient mon père et ma mère à me sentir auprès d'eux.
Je ne les comprenais pas, alors cependant que j'entendais tomber
souvent des lèvres paternelles cette parole affectueuse : « Quand
tu es né, j'ai regretté que tu ne fusses pas une fille. La Provi-
dence m'a mieux traité; une fille m'aurait quitté, et tu me res-
tes. » Depuis, j'ai senti toute la tendresse de ce cri, simple mais
profond.

(1) Quand je fus ordonné sous-diacre, à Notre-Dame de Paris, en


juin 1852, mon père notait ce fait dans son mémoire, par cette ligne :
« Cérémonie, superbe pour tout le monde, et pour nous très tou-
chante ». Au moment de ma prêtrise, nous n'étions que trois à recevoir
le sacerdoce, et la splendeur de la cérémonie était tout entière dans
l'intime des âmes.
465—

Mes frères étaient établis, ma vocation était définitivement


fixée ; en un sens, la tâche de mes parents était remplie. Mais
grâce à Dieu, ils ne le comprirent pas ainsi.
Peu de temps après son mariage, mon père avait profité de la
situation de sa maison, près du Boulevard, pour augmenter ses
revenus, en l'agrandissant, et en y ménageant des magasins et
des appartements, susceptibles d'être loués avec avantage. Un
architecte distingué, M. Bourdon, l'avait aidé dans ce premier
travail, dont le succès fut tout de suite très réel. Commencé en
1831, ces constructions se continuèrent jusqu'en 1848.
Libre du côté des dépenses considérables, que l'éducation de
quatre garçons avait exigées, mon père reprit ses constructions,
à Nimes, mais surtout à Cabrières : et cela, comme dans toutes
ses oeuvres, dans la noble pensée de grouper tous ses enfants
et petits-enfants sous l'aile de leur grand'mère et sous la sienne :
tant qu'ils seraient, l'un et l'autre, laissés ici-bas, pour notre
bonheur.
Je suis seul, maintenant, capable de comparer notre vieille
maison de Cabrières avec celle qui l'a remplacée, et que mon
père a dédiée à ses propres parents et à ceux de sa compagne,
en gravant, sur la pierre, les armoiries ou les initiales des
Rovérié, des Génas et des du Vivier (1).
Faut-il avouer que, malgré l'enjolivement des tourelles et des
sculptures, je regrette l'antique manoir. Il était plus simple, d'un
goût plus pur, et il répondait mieux ainsi au caractère de notre
famille. Mais je me hâte d'ajouter que l'extérieur seul a subi

(1)Comme mon grand-père du Vivier, en mettant, à Veaune et à


Cuirieu, sur les ferrures des balcons, les initiales du nom de famille de
sa chère compagne.
30
— 466 —
cette transformation ; l'intérieur a été conservé, à peu près tel
quel : sauf qu'on a fermé deux ou trois meurtrières, étroites et
minces, qui servaient de date à la construction ancienne. On a
aussi relevé et agrandi les fenêtres du second étage.
La première marquise, Angélique Le Royer de Chateauneuf, en
venant à Cabrières, qu'elle trouvait laid et pauvre, s'y était fait
arranger une chambre, avec, à gauche et à droite de la cheminée,
de petits cabinets vitrés, qui ont encore servi parfois à me mettre
au coin, en pénitence, quand j'étais enfant, et où pendant les
orages d'été, je tremblais d'une frayeur que je n'ai pas oubliée.
Le lit, les rideaux, les portières : tout cela était fait d'une
vieille étoffe à grands ramages, dont j'ai recueilli soigneusement
quelques morceaux. C'eût été, de la part de mon père, un
crime de lèse-affection, que de bouleverser cette disposition,
arrêtée par sa grand'mère. Il s'en garda bien, et, dans son plan,
respecté jusqu'ici, « la grande chambre » était destinée à ma
belle-soeur Olympe, elle y avait un balcon, donnant sur la cour,
et le soleil ne lui aurait pas manqué. Il semblait qu'elle devrait
s'y plaire.
Mais, contrairement aux pensées paternelles, ce fut Bech, qui
charma surtout les yeux du nouveau ménage ; ou plutôt l'aimable
jeune femme s'empressa de s'associer aux habitudes de son mari,
qui, depuis sa vingt-cinquième année, avait fixé sa résidence
dans ce lieu, si favorable à ses goûts de chasseur et de cavalier.
Tous deux, quand leur union eut été bénie par la naissance
d'un fils, justifièrent leur long séjour à Bech par la nécessité de
faire vivre cet enfant au grand air.
Mon père alors dit une sorte d'adieu à ce coin de terre ; et ce
ne fut pas sans mélancolie. Écoutons-le :

« 13 octobre. — ABech : Je me trouve, avec émotion, dans ce vieux


Bech, où se sont déroulés les premiers événements de ma jeunesse :
mes premières folies d'imagination, mes études sérieuses, la mort de
mon grand-père, qui m'a fait sentir les premiers déchirements de la
douleur ; j'y ai passé tant d'années paisibles avec mon père et ma
bonne mère ; ici j'ai reçu les premières confidences sur l'état de notre
— 467 —
fortune, et commencé mon apprentissage d'homme de sacrifice et de
« réparateur » ; puis, j'y ai vécu de bonnes journées, avec mon excel-
lente femme, et commencé l'éducation de mes enfants. »
« A cause de ma mère, et par dégoût de la solitude et de l'éloigne-
ment des ressources intellectuelles, je l'avais délaissé bien longtemps;
j'aime à le voir renaître par les soins de mon fils, qui, je l'espère,
continuera à y apprendre, par l'influence de la retraite et du bon esprit
de sa femme, à être un excellent père de famille, appliqué et raison-
nable. Il a déjà fait beaucoup d'arrangements, simples et bien enten-
dus. Son beau-père est parfait, la fortune d'Olympe est belle, son
caractère est simple et ses habitudes sont économes et soigneuses.
Espérons que tout ira bien pour eux ; j'ai besoin de cette certitude,
pour m'endormir en paix. »

C'est ainsi que, en vieillissant, mon père revivait réellement


tout son passé, et revenait vers ses joies anciennes, y mêlant la
mélancolie involontaire, qui faisait le fonds de son caractère.
La mort de ses parents, celle de quelques amis plus particu-
lièrement chers ; les désillusions de la politique ; le chagrin de
voir se prolonger l'existence de gouvernements qu'il n'aimait pas,
et s'éloigner ainsi les chances d'une restauration monarchique,
objet de tous ses désirs : voilà ce dont il a souffert sans vouloir
en guérir : il lui plaisait de savourer longuement l'amertume de
ses regrets.
Une fois, la fatigue de ses yeux lui parut assez grave : il
consulta un médecin de mérite ; et ce docteur, un peu légèrement
peut-être; crut constater la menace d'une cataracte.
Quel coup pour un homme, toujours penché sur ses livres, et
que la vieillesse, en approchant, poussait davantage à rechercher
la solitude et les loisirs d'une lecture assidue ! (1)
(1)J'ai été contraint, par le cours même de ces souvenirs, à ne pas
relever les très nombreuses mentions que mon père faisait de ses
études en tout genre, mais surtout historiques. « Sans fermer le livre
de la poésie, il ne cessait d'ouvrir les pages de l'histoire, et de porter
ses regards sur le tableau sévère de la vérité. »
— 468 —
Mon père en éprouva, il l'avoue, une tristesse immense ! Il
essaya de se résigner à ce cruel avenir, et « à vivre, disait-il,
dans cette pensée de la soumission à la volonté de Dieu, la
seule qui convienne aux vieilles gens ».
Il ajoutait : « Pourquoi me plaindrais-je avec amertume ?
Dieu m'a donné une position indépendante et douce.* J'ai de
bons enfants, une compagne angélique, qui s'associe tendre-
ment à tout ce que j'éprouve. Ne sont-ce pas là trop de biens,
pour quelqu'un qui a si peu mérité ! »
Et aux conseils de cette philosophie consolante, il plut à Dieu
d'ajouter des motifs nombreux de satisfaction. La tentation de
découragement s'éloigna; le diagnostic de l'oculiste fut démontré
faux par l'événement : les yeux demeurèrent à peu près valides
jusqu'à la fin. Ces inquiétudes passagères, lui persuadèrent
seulement de modérer la longueur de ses heures d'étude; et
même, en souvenir de l'une des plus innocentes prescriptions
de Jean-Jacques, mon père chercha un temps de repos, pour
sa vue, en s'assujetissant à prendre, chaque jour, une leçon de
menuiserie dans l'atelier d'un brave ébéniste, chez qui avaient
passé, successivement, beaucoup des meubles de Nimes ou de
Cabrières.
Et puis, selon la loi commune, aux heures assombries succé-
dèrent des journées joyeuses, de vraies fêtes de l'âme, que mes
parents goûtèrent pleinement.
C'est ainsi que, le 6 avril 1851, la naissance de mon neveu,
Antoine, fils de mon frère aîné, fut pour mon père et pour ma
mère, une vision heureuse d'avenir. Cet enfant leur apparut
comme la continuation assurée de leur famille. Ils le virent,
en leurs rêves, déjà pénétré de leurs traditions, entrant dans
l'armée et se rangeant ensuite parmi les soutiens des causes,
qu'ils avaient ambitionné de servir.
De même, quand, au soir du 31 décembre 1853, les quatre fils
et les trois belles-filles, de mes parents, se réunirent, autour
d'eux, à Cabrières, pour saluer de vives acclamations, le berceau,
paré de blanc et de bleu, dans lequel, leur souriait un petit être,
— 469 —
étonné et ravi, la mélancolie n'osa plisser ni le front ni la pensée
de mon père, il crut voir, sous les traits de son petit-fils, l'image
même du bonheur ! Et ce soir-là, dans son journal, avant
de s'endormir, il écrivit quelques mots, qui, trois ou quatre mois
auparavant, auraient été bien loin de sa plume : « Cette année
m'a été douce et assez heureuse ! Et mes enfants sont tous
contents des réparations que j'ai faites au château ».
Chacun de nous y avait, en effet, sa place ; et la maison
paternelle offrait aux grands et aux petits ses longs corridors du
premier et du second étage, sur lesquels, comme dans un couvent,
s'ouvraient les portes étroites de nos cellules particulières.
Quelques jours après, à Nîmes, sous la même impression de
joie, mes parents réunissaient, — « dans un joli bal », disait mon
père, — les trois jeunes ménages, avec quelques personnes de
leurs plus intimes relations ; ces frais visages, ces yeux vifs
et brillants, ces éclats de rire égayaient quelques instants les
chefs âgés de la famille, dont la tâche était achevée, puisque
tous les fils étaient établis, et se devaient ou à leur carrière, ou
aux occupations de leur choix.
— 470 —

IX

LES ANNÉES D'AUTOMNE. — LA FIN

En 1854, mon père avait soixante-six ans, et ma mère


cinquante-sept ans. Nous les croyions très âgés, et ils disaient
eux-mêmes qu'ils l'étaient. Ce n'était cependant, ni pour l'un
ni pour l'autre, la vieillesse proprement dite ; et je m'en aperçois
bien plus moi-même, aujourd'hui ; alors que le nombre de mes
années a dépassé de beaucoup la mesure du temps qu'il leur a
été accordé de passer ici-bas.
Aussi ne suis-je pas surpris que, n'étant nullement affaiblis
ni dans leur santé ni dans la vivacité de leur intelligence, ils
n'aient rien modifié de leur genre de vie, à partir du jour où,
leur trois fils aînés s'étaient mariés, tandis que le dernier s'était
voué au sacerdoce.
Ma mère demeura la maîtresse de maison active, vigilante,
laborieuse, qu'elle avait été, surtout depuis la mort de ma grand'¬
mère Cabrières. Elle avait sans doute plus de soucis, quand
les jeunes ménages venaient à elle, avec enfants et serviteurs,
et qu'il lui fallait veiller au bien-être de chacun. Mais, comme
mon père, elle désirait que ses enfants fussent bien, sous le toit
domestique ; et voici comment une de mes belles-soeurs parle de
l'accueil, qui était fait, à chacune d'elles, quand elles annonçaient
des visites, renouvelées, au moins deux fois par an, et pour une
durée de plusieurs mois.
« Quels bons et doux souvenirs que ceux de notre vie de
famille, il y a plus de cinquante ans! Combien la forte autorité
de nos parents se faisait alors tendre et aimable pour tous !
»
— 471 —
« Aux époques, habituellement marquées pour le retour, que
de lettres pressantes, que d'affectueux appels ! Et si un retard
imprévu se produisait, comme il était difficilement supporté ! »
« A l'arrivée, quelle émotion de part et d'autre, dans ces coeurs
jeunes et vieux ! On montait dans sa chambre, et on y trouvait
souvent, dans le premier tiroir de sa commode quelque surprise
charmante, quelque gâterie maternelle... »
« Cet intérieur de famille était plein de charme, de distinction,
de simplicité. Point d'affectation d'aucun genre, on y vivait
modestement, mais avec une noble largeur. Les enfants, et
petits-enfants, venaient régulièrement, chaque année, passer,
près de nos parents, une longue période de temps. »
« Une vieille bonne faisait sa ronde, tous les matins, dans les
chambres ; munie d'un vaste panier, à anse de fer blanc, dans
lequel voisinaient du sucre, du savon, des bougies des allu-
mettes : elle veillait à ce que, avant midi, tout fût regarni. »
« Je songe aussi à ces grands coffres à bois, remplis, chaque jour
d'hiver, par les soins d'un brave auvergnat, qui nous baragouinait
son incompréhensible patois, mais d'un air si honnête, si affable
même, que nous l'aimions tous, et qu'il semblait appartenir à
la famille. Restait une femme de chambre, Catherine, venue
jeune auprès de ma belle-mère, mais qui avait vieilli à ses côtés ;
elle ne voulait être aidée par personne, et croyant mieux
faire que tous les autres domestiques, ensemble ; elle maudissait
les moeurs actuelles, qui, disait-elle, ne formaient que des
demoiselles paresseuses et bonnes à rien. Nos parents suppor-
taient volontiers ses accès de mauvaise humeur, parce que ses
bons et longs services lui avaient créé une situation privilégiée. »

On le voit, par ces quelques traits, vis-à-vis de ses belles-


filles, ma mère était vraiment maternelle, en même temps
que très discrète et très réservée : elle ne mettait jamais « le
— 472 —
doigt, comme le recommande le proverbe, entre l'arbre et
l'écorce. »
Mon père, à leur égard, sans se refuser à leur témoigner une
sincère amitié, gardait surtout l'attitude d'un homme du monde
poli, déférent, presque respectueux. Prévenant, gai, tendre avec
ses petits-enfants, il était, avec leurs mères, affectueux avec
dignité.
Dans son Mémoire, il relève attentivement les remarques qu'il
a faites sur leurs façons d'être avec leurs maris. Sont-elles « pen-
sives», « sérieuses », « tristes », il s'en aperçoit, et le souligne
par un mot. Lui-même, alors, pour tempérer la pénible impres-
sion qu'il a surprise, et qu'il veut effacer, se permet un signe
d'attention, un sourire, un compliment, faits pour atténuer,
distraire un instant, et dissiper la peine, qu'il a soupçonnée, mais
dont il se garde bien de paraître se douter.
Avec nous, ces parents excellents avaient toujours les bras
et le coeur prêts à nous accueillir. Mais, tandis que ma mère
parlait volontiers de sa joie de nous avoir auprès d'elle, mon
père affectait une attitude plutôt militaire. Il se surveillait en
quelque sorte, pour ne pas nous montrer trop de tendresse. Ce
n'était guère que, en se parlant à lui-même, qu'il laissait échapper
l'expression vive de ses sentiments. Ainsi, en parlant de mon frère
aîné, il écrivait à ma mère : « C'est un esprit capable, distingué
et brillant, il sait beaucoup ». Après un séjour, assez prolongé
à Cabrières, d'Humbert et de Raymond, d'âge déjà mûr, il
s'écriait et il notait: « Ce sont de bien bons enfants ». Et si,
ma mère et moi, nous nous trouvons seuls avec lui, dans la
maison rajeunie, où nous sommes entrés les premiers, il jette
sur son Mémoire, cette ligne toute pleine de suave chaleur :
« Ce sont mes trésors ».

La Providence lui imposa, à la fin de 1854, une épreuve


inattendue, qui déconcerta toutes ses résolutions de sévérité,
presque d'austérité, dans son attitude.
— 473 —
Mon frère Humbert était arrivé au bout de la période de
temps qu'il devait passer, à Lyon, dans l'État-major du général
de Castellane. Ce chef distingué, et célèbre par quelques bizar-
reries de caractère, quittait son grand commandement ; et on
dispersait, en conséquence, le groupe de ses officiers, lui en
laissant deux, dont il avait le choix. Il s'adressa à mon frère, et lui
offrit de devenir un de ses aides de camp. Ce service ne plaisait
guère à Humbert ; mais on ne parlait alors, autour de lui, que de
situations très diverses : l'Orient, l'Afrique, les camps de concen-
tration, etc. ; dans l'incertitude de son avenir, et au fond très
influencé par les réelles qualités militaires du Chef, qu'il avait
approché de très près, mon frère accepta cette offre, en disant
au maréchal : « Je suis très susceptible, et un peu violent » ; à
quoi le vieux soldat répliqua aimablement: « Je serai, je pense,
assez gentil et accommodant, pour vous éviter de me montrer
ces deux vilains défauts ».
C'était donc chose assurée, et il semblait que l'alliance était
conclue. Mais, ou bien le Ministre de la guerre ne voulut pas
souscrire à cette combinaison, ou bien il eut besoin d'un officier
pour l'État-major de Paris ; et Humbert y fut nommé, le 6 mai
1854.
Ce fut une joie pour mes parents, qui appréciaient si fort, par
eux-mêmes, les ressources de tout genre qu'on rencontre dans la
Capitale. Ma belle-soeur Gasparine, « très sensible », redouta sans
doute les fatigues qu'une vie, forcément plus mondaine à Paris
qu'à Lyon, lui imposeraient ; et déjà souffrante, elle préféra se
reposer, auprès de ma mère, à la campagne, tandis que mon
frère prendrait le souci de choisir un appartement, d'y faire
venir ses meubles et de préparer à sa compagne le nouveau nid,
que la Providence les contraignait de chercher.
On ne se plaignit pas à Cabrières de cet arrangement ; et ma
belle-soeur dut y passer trois mois, où, dit le Mémoire de mon
père, elle se montra « constamment raisonnable, gentille et d'une
société attachante ».
Humbert, tout en s'installant, écrivait souvent, avec son style
— 474 —
alerte, gracieux, spirituel. Ainsi, donnant à Gasparine, le tableau
d'un salon, où il avait été reçu : « J'y ai vu, disait-il, un vieux
sénateur, absolument démoli au point de vue physique. C'était
une ruine branlante, mais impossible d'avoir une mémoire mieux
garnie, une langue mieux attachée et plus diserte ; sa conver-
sation m'a charmé. »
Après une visite à l'Assomption de Chaillot, où il avait vu
Valentine de Balincourt, il en parlait ainsi à mon père :
Soeur Marie-Elisabeth m'a promené partout, en dépit des
«
consignes. Elle m'a montré tous les détails du charmant petit
parc de la maison, cette jolie thébaïde, placée près des Champs-
Elysées ; je vous jure qu'en voyant Valentine courir à travers
les gazons, j'aurais plutôt pensé à une nymphe « embéguinée »,
qu'à une nonne austère. »
Au fond, il était donc content de se trouver à Paris : et il ne
pouvait s'empêcher de l'exprimer aimablement :
« Je suis joyeux, cher fille (1), de partir de Lyon; c'est quelque
chose pour satisfaire mon humeur vagabonde ; mais j'y vois
surtout, pour le moment, naître l'espoir d'aller bientôt vous
rejoindre. Dites-bien à tout notre monde combien je serai ravi
de les revoir tous, et convoquez le ban et l'arrière-ban de nos
parents, afin que je puisse les réunir tous, dans une même
embrassade ! »
« Surtout, ma sensitive, n'allez pas m'attendre, trop parti-
culièrement, à tel jour, à telle heure... Il peut toujours survenir
quelque difficulté imprévue, mais j'espère bien que tout s'arran-
gera, selon nos souhaits. »
Hélas ! tout cela se passait entre le mois de mai et celui de
novembre 1854 ; et rien n'annonçait que la tranquillité du
ménage allait être troublée par une longue séparation ! le revoir
attendu ne fut qu'une halte, suivie d'un nouvel éloignement !

(1) J'ignore par quel scrupule d'âme, ou quelle recherche de coeur,


Gasparine, en écrivant à son mari, prenait le titre de fille, et se plaisait
à le recevoir. Humbert s'était plié à cette fantaisie.
— 475 —
Le 2 décembre 1854, Humbert fut, en effet, donné, comme
aide de camp, au général Dulac (1), qui partait pour la Crimée,
et il devait être embarqué, sur Le Caire, le 14 décembre, dans
le port de Marseille.

Ici, encore, se manifesta la tendresse inquiète et très émue de


mes parents, mais avec la différence de leur caractère. Ma mère,
plus simple dans son chagrin, le laissa voir tout entier, sans
se défendre de pleurer.
Mon père, raidi dans sa conscience, se serait reproché, comme
une faiblesse, vis-à-vis de l'honneur du pays, engagé dans une
guerre lointaine, l'apparence d'une hésitation : il n'en souffrit
que davantage au dedans.

Humbert passa quelques heures à Nimes et à Cabrières,


auprès de sa femme, et de nos parents ; puis, le 10, il annonça
son départ pour le lendemain. Chacun domina son émotion,
pour ne rien enlever à la fermeté du soldat, qui partait, « dispos
de corps et d'esprit », pour rejoindre son chef et son poste.
Mon père annonça qu'il accompagnerait Humbert jusque sur le
pont du transport ; et personne ne songea à le dissuader d'entre-
prendre cette course pénible ; on sentait, sans qu'il le dit, que
son âme entière la lui commandait.

(1) Désigné « comme Commandant de la 7e, puis de la 4e division


d'infanterie, à l'armée d'Orient », 10 novembre 1854. Ce général est
mort à Jarzé (Maine-et-Loire), le 7 juillet 1870. Mon frère n'avait eu
qu'à se louer de lui et l'a toujours regretté. C'était un vrai soldat.
— 476 —
Mon frère aîné vint avec lui ; et, le 14 décembre, ils montèrent
ensemble sur Le Caire, où Humbert leur montra la petite cabine
qu'on lui avait attribuée.
Ce que vit alors mon bon père, ce ne fut rien d'extérieur ni
de sensible. Ce fut vraiment « l'honneur », et l'honneur sous l'une
de ses formes idéales les plus belles, le sacrifice militaire. Il aimait
tendrement ce fils, à qui rien ne manquait de ce qui peut flatter
l'amour-propre. Humbert était intelligent, instruit, spirituel,
distingué dans toute sa personne, il était, avec les siens, affec-
tueux et charmant. D'une nature douce et un peu rêveuse, il
paraissait plus apte à la tranquillité des garnisons, ou aux rela-
tions mondaines, fréquentes et parfois nécessaires dans l'armée,
et moins fait pour les côtés rudes du métier ; mais c'eût été
le mal connaître et le mal juger que de s'arrêter à ces dehors ;
ils étaient la parure de son caractère, ils ne le révélaient pas
tout entier. Lui aussi, il était capable de ressentir les émotions
viriles de l'officier, qui ne commande rien au delà de ce qu'il est
prêt à faire lui-même, et qui meurt avec joie pour son drapeau
et pour son pays.
Mon père le vit ainsi, dans cette rencontre rapide, qui pouvait
être la dernière ; et le sang courut dans ses veines avec une
chaleur inaccoutumée, tandis qu'il offrait à la France, ce qu'il
avait de si cher et de si bon. Comme on l'a raconté à ma belle-
soeur, « il fallut trois appels de la sirène du Caire, pour le décider
à quitter le navire, et à descendre dans le canot, qui devait le
ramener à terre ».
« Comme la mer était agitée, — raconte encore ma belle-
soeur — cette descente fut fort difficile. Un matelottenait en mains
une grosse corde à noeuds, le long de laquelle mon beau-père
dut se cramponner et redescendre lentement. L'équipage suivait
des yeux les mouvements de cette corde et de celui qu'elle sou-
tenait, battant contre la coque du vaisseau. Malgré eux, les marins
étaient émus : et un officier ne put s'empêcher de s'écrier : Voilà
l'amour paternel ! »
Enfin, le canot put aborder; mon père y tomba de fatigue
— 477 —
et d'émotion ; mais, malgré ses inquiétudes sur les dangers, au
devant desquels allait voguer son fils, il bénissait la loi sacrée
du devoir; et il était fier de le voir l'accomplir.
Le soir même du 14 décembre, mon père reprit, avec son fils
Artus, le chemin de Nimes, où il avait hâte de retrouver ma
mère et ma belle-soeur Gasparine. Celle-ci, « bien courageuse »,
dit-il, lui sembla être plus encore sa fille, puisque c'était auprès
de lui qu'elle abritait sa solitude. Et c'est à elle qu'il avoua que
« ce départ lui avait été bien douloureux ».

Les premiers jours de mer furent pénibles à Humbert ; il lutta


contre des nausées presque continuelles, qui l'empêchèrent de
jouir du paysage, que lui offrirent successivement les côtes loin-
taines de la Corse, de la Sardaigne, de la Sicile et de la pointe
extrême de l'Italie.
Mais le passage et le court séjour à Malte furent « de délicieux
épisodes », venus à propos pour le reposer de ses malaises.
« Je n'ai pas de mots, écrivait-il, pour vous exprimer mon ravis-
sement. Figurez-vous une vieille ville de Chevaliers, embaumée
par la sollicitude, froide mais scrupuleuse, des autorités britan-
niques. Hommes et choses n'ont pas changé depuis les dernières
secousses, dont fut témoin notre vieux Gaspard de Vallier (1) ».
« La population de Malte, mêlée d'arabes et d'italiens, a gardé
toute sa physionomie sauvage, son langage guttural, sa fougue,
sa piété expansive, avec des formes quelquefois singulières... »
« Nous avons pu entendre un quart de messe, dans la vieille
église des Chevaliers. C'était vers sept heures et demie du matin.
L'office était des plus solennels, avec une quantité innombrable
de cierges. Les chants étaient harmonieux, quoique dans un

(1) Un des ancêtres de ma belle-soeur Gasparine de Vallier.


— 478 —
rythme tout à fait nouveau pour nos oreilles; une foule pros-
ternée priait, chacun pour son compte, et à haute voix... »
« J'étais tout à fait ému, et je me suis promis de revenir ici,
si le bon Dieu me prête vie, pour y faire tout à fait mes
dévotions. »
La traversée de Malte à Syra fut laborieuse. Mon frère y
souffrit « comme un enragé ». Mais à Syra, sur la terre ferme,
tout en étant obligé pour écrire, de « recourir à une plume
grecque, inhabile à tracer les caractères français, et qui refusait
presque ses services à une main affaiblie», Humbert «sentit
la santé et l'entrain lui revenir. Et, immédiatement, « avant
déjeuner », il monta vers la haute ville, beaucoup plus haute que
Fourvière. »
L'évèque de Syra, « un grec de Smyrne », qui parlait parfaite-
ment le français, le reçut avec la plus gracieuse parole, et lui
donna sa bénédiction, en y joignant des fleurs. »
« Cette visite avait été fatigante, pour des jambes, alitées
depuis trois jours, et qui portaient un estomac, à jeun depuis cinq ;
mais j'ai été bien payé de mes peines par l'excellent accueil et
les appréciations intéressantes de ce digne patriarche».
Mon frère joignait ici quelques remarques, auxquelles il me
semble que je dois faire une place :
« La guerre, que nous allons poursuivre, est, pour les Catho-
liques de tous ces pays, une question de vie ou de mort. Les vrais
grecs nous exècrent, et ont été complètement gagnés par les
avances sonnantes de l'empereur Nicolas. Dans l'incertitude de
l'avenir, ils se contentent de nous jeter des regards féroces, et
de ne pas nous saluer ; ce que les Catholiques font, au contraire,
avec une sympathie touchante. »
Il y eut encore une halte à Smyrne, dont notre cher voyageur
fut charmé.
« Smyrne est vraiment très curieuse ! Sale, boueuse, noire,
comme à peu près, dit-on, toutes les villes d'Orient. Et avec
cela, des mosquées extrêmement pittoresques! Des intérieurs
de maisons, et surtout chez les Arméniens, d'un luxe et d'une
— 479 —
propreté éblouissante ! Des types d'hommes et de femmes magni-
fiques, mêlés en très petit nombre à des hordes de mendiants,
pareils à ceux de Callot. »
« Tous ces mendiants, à mine de hidalgos, vous harcèlent à
ce point qu'on les comparerait à des chiens affamés On ne !

s'ouvre, parmi eux, un passage qu'à grands coups de bâton!


Ils reçoivent cela comme un témoignage de familiarité, sans perdre,
un instant, leurs poses épiques, et sans qu'un éclair s'allume dans
leurs yeux, magnifiques mais sans vraie chaleur. »
« Avec mon inséparable officier de génie, et avec une dizaine
de jeunes anglais, rencontrés ici, nous venons de faire une pro-
menade de quatre heures, par monts et par vaux; nous avons
vu une vieille forteresse génoise des plus curieuses, une belle
vallée, avec d'anciens aqueducs, moins beaux que notre Pont du
Gard, des cimetières excessivement originaux... ; et tout cela,
nous l'avons fait, montés sur des « criquets » dignes de l'Apo-
calypse, mais qui ont du vif argent dans les veines, et plus de
solidité que les chèvres de notre pays. »
«... Depuis Syra, la traversée n'a été qu'une partie de plaisir;
la mer n'a pas cessé d'être unie comme de l'huile ; un appétit
féroce a remplacé mes nausées. J'ai tout réparé, et suis arrivé
à Constantinople, hier soir, après dix jours pleins de traversée,
plus frais qu'en partant. »
C'était le 24 décembre 1854.

Mon frère avait donc mis dix jours complets, pour venir de
Marseille à Constantinople.
Il écrivait, en arrivant :
« Le temps était fort brumeux ; ce qui nous a fait perdre une
partie de ce beau panorama du Bosphore, tant vanté, et qui le
— 480 —
mérite vraiment. Comme toutes les choses de l'Orient, cela a
besoin d'être vu de loin. »
Autant la perspective générale de la mer est admirable,
«
autant la ville est atroce intérieurement. Les plus belles rues
sont des cloaques infects, remplis de trous, et dans lesquels un
homme disparaîtrait presque à mi-corps. »
« Là-dedans, grouille une population, pittoresquement drapée
dans des haillons, mais des haillons sales, vils, pitoyables au
dernier degré. »
« Je ne parle ici que de Péra, le faubourg turc, le
méli-mélo de
Juifs, d'Arméniens, de Grecs surtout, et maintenant d'Anglo-
Français. »
« Tout à l'heure seulement, je vais voir Stamboul, le
vrai
quartier des Turcs, qui est, à ce qu'il parait, moins sordide. »
« Je suis arrivé hier ici, trop tard pour
avoir la messe; et
trop fatigué pour aller à celle de minuit. Mais, ce matin, en
l'honneur de la grande fête de Noël, j'en ai entendu une et demie,
dans l'église Sainte-Marie, tout près de mon hôtel. »
« Nulle part, on n'officie avec plus de solennité et de
magni-
ficence que dans ce petit coin perdu de notre Catholicisme. Grâce
aux bons Italiens et aux Espagnols, on y chante aussi bien qu'à
Saint-Roch, de Paris. »
« Les convertis de toutes les races y conservent leurs coutumes.
C'est au milieu d'enfants très recueillis, de Grecs, de Turcs, de
Brésiliens, de têtes coiffées de mantilles, d'hommes enveloppés
dans leurs caftans, de femmes voilées (moins les yeux), que j'ai
entendu, ce matin, cette bonne messe, si harmonieuse, si par-
fumée, si étincelante de lumières ; et jugez si, avec cette ima-
gination que vous raillez, et cette foi que vous reconnaissez, j'ai
passé un moment de douce émotion. »
« Je vais de ce pas prendre Fernand (1) « à son bord. »
« Je partirai d'ici, plein d'entrain et d'espoir. Et ce n'est pas
que les hommes et les choses se donnent grand mal pour

(1) Notre cousin, Fernand de Balincourt, alors enseigne de vaisseau.


— 481 —
réchauffer mes illusions. Je mange à la table du général, comman-
dant à Constantinople ; de ce que j'ai vu et entendu, voici le
résumé succinct et consciencieux : »
« Les Grecs sont tout à fait rusés. Le protectorat religieux
(de la Russie), habilement et richement exploité par elle, est le
fond et le noeud de la question pour tous les indigènes. Les Anglais
nous prêtent leur concours, avec des vues très personnelles
(notamment Lord Redclife) ; mais, sur le champ de bataille, ils
se conduisent comme de vrais héros. »
« Le peuple turc est réellement bon et honnête, — mais apa-
thique, affaissé, mort. Il est naturel et presque légitime, à force
d'être naturel, qu'un peuple neuf et énergique, comme celui de
Pétersbourg, veuille mettre la main sur des ressources de toute
nature, gaspillées par incurie ou faute d'usage. »
« Nous allons donc continuer une oeuvre utile ; et, d'une façon
lointaine, nous servirons notre pays et notre foi ! »

Après une halte de quatre ou cinq jours à Constantinople,


quand il eut embarqué ses chevaux et ses bagages, Humbert
reprit la mer pour arriver en Crimée : c'était au commencement
de janvier 1855.
Il allait enfin subir directement, et pour la première fois,
l'épreuve de la guerre, de cette « pierre de touche » du courage
et de la valeur d'un officier.
Le séjour en Crimée fut moins pénible qu'on ne l'aurait
supposé. En dépit de bien des contrariétés, et malgré les in-
clémences du climat, le goût de mon frère pour la nature, son
imagination, sa jeunesse lui firent trouver à ce séjour lointain,
sous un ciel habituellement voilé, moins d'àpreté et de tristesse
qu'il ne l'avait supposé par avance.
31
—482—

Je ne puis raconter ici les phases de cette campagne, quel-


quefois très dure, commencée en hiver, sous un climat sévère,
poursuivie dans les ardeurs de l'été, couronnée enfin par la vic-
toire sur un ennemi courageux, patient, fait à l'obéissance et au
sacrifice et commandé par des chefs, dont le premier, le général
Totleben, était digne d'entretenir l'espoir de vaincre nos soldats.
Mon frère était soutenu par ses convictions religieuses, par
une aimable disposition à considérer le bon côté des choses,
et aussi par un penchant très accusé vers les rêves de l'imagi-
nation. S'il eut des accès de mélancolie, il eut aussi de vraies
satisfactions de bonne camaraderie et d'amitié.
Je choisis, dans sa correspondance, avec ma belle-soeur et avec
nos parents, ces passages où il se peint bien lui-même :
« Tous les jours où je ne suis pas de service, je me promène
quatre ou cinq heures à cheval, déjeunant chez celui-ci, piquant
l'assiette chez un autre, récoltant partout de passables petits
verres et de bien tendres poignées de mains. »
« Vous ne sauriez croire quelle est le réveil et la recrudescence
des amitiés endormies, des vieilles camaraderies sommeillantes,
dans ces rudes circonstances où la fraternité des privations nous
rapproche et nous réunit. »
« Nous nous sommes retrouvés, hier, avec Gramont, d'An-
digué, Pontgibaud, et d'autres connaissances du temps passé ;
nous avons eu là un moment d'effusion et de tendresse réci-
proque, dont nous ne nous serions pas crus susceptibles. »
Et comme, après deux mois écoulés depuis son arrivée en
Crimée, ma belle-soeur lui témoignait le désir d'avoir un portrait
de lui, voici sa réponse :
« Votre demande d'un portrait de moi m'aurait bien fait
sourire, si elle ne m'avait surtout touché. Hélas I je n'ai plus ni
— 483 —
pinceaux ni crayons, — ni la main à la chose; car, depuis que
je suis vraiment à la guerre, sans danger encore, mais avec le
cortège inévitable des opérations préparatoires de la visite ou de
la descente aux tranchées, la fatigue et l'acrimonie, qui en est
trop souvent fille, se sont emparées de moi. Je ne dessine plus;
à peine trouvé-je le temps et le coeur de gribouiller mes vilaines
impressions et mes noirs pronostics, sur mon petit mémorandum.
Vous trouverez pourtant ci-jointe une petite et informe imitation
de la pauvre et triste figure, à laquelle vous témoignez une si
touchante sympathie. Vous verrez, par ce petit spécimen, que
je n'ai plus toute la barbe : La chaleur et la crainte des insectes
nous ont décidés, à peu près tous, à cette exécution. Pour la
rondeur et le plein de cette chère frimousse, le petit portrait
n'exagère rien. J'ajouterai même que le soleil a doré le tout
d'une teinte rougeâtre, qui joue presque l'éclat. »
« Si je vous arrivais ainsi, sans avarie et sans avoir traversé
une mer trop houleuse, vous me trouveriez une très passable
mine. »
« Je glisse, sous ce pli, la seule fleur, que j'aie pu trouver sous
notre neige et notre boue. Elle n'est pas poétique: ce n'est, ni
une pensée, ni le mélancolique Ne m'oubliez pas ; ni aucun autre
emblème, cher à Cypris ; c'est tout bonnement une feuille déta-
chée d'un maigre arbuste épineux. Naturellement, je garde les
épines, et, en guise de fleurs, que le pauvre arbuste n'a pas en
cette saison, je mets, avec la feuille, une des fleurs de l'évêque de
Syra. »
A notre frère aîné, Humbert envoyait plus de détails, avec
une sincérité, qui était agréable à mon père, par le tableau
fidèle qu'elle présentait de l'existence laborieuse de nos soldats :
« Les Russes nous font droguer, presque tous les soirs mainte-
nant, dans l'attente de l'attaque, que nos « taquineries » fré-
quentes doivent provoquer, de leur part. Nous sommes donc là,
chevaux sellés, sabre au côté, prêts à partir au premier signal ;
et, ma foi, la nuit noire et fraîche, la perspective d'un sommeil
manqué, et d'une partie à jouer au clair de lune, me rapprochant
— 484 —
iuvinciblement de ma cheminée, de mon petit feu sous la tente,
de ma table, de mon écritoire, de mes souvenirs, de mes douces
affections ! De là à penser à toi, VIEIL INGRAT, il n'y a pas loin; je
viens donc causer avec toi, sans rancune de ton long silence. »
« Nos bons parents me trouvent trop gai, et craignent que je ne
leur cache quelque chose. Toi tu es bien sûr que je ne te cacherais
rien, excepté ce qui ne peut s'écrire. »
« Tu peux donc croire et te répéter que ma pauvre et délicate
santé s'arrange de la vie des camps, très douce pour moi d'ailleurs,
depuis que le froid est passé, tout aussi bien que de la vie pari-
sienne ou lyonnaise. »
« Par exemple, je commence à trouver le temps long ; la
presqu'île, dans laquelle nous sommes confinés, n'a guère plus
de mystères pour moi ; et par conséquent ma promenade à cheval
a bien peu de piquant. »
« J'ai lu et relu, dans un magnifique bouquin, doré sur
tranches, et dû à la gracieuseté d'un zouave de mes voisins, que
les Taures ont été les premiers habitants de cette vieille Cher-
sonèse ; qu'ils en ont été chassés par les Amazones, celles-ci par
les Sarmates et les Tchernaïques ; et ainsi de suite, jusqu'à nos
jours; — que Jason est venu ici chercher la Toison d'or, et
Iphigénie, donnant ainsi l'exemple de l'union fraternelle ! Tout
cela m'a ennuyé à la fin ; et du moment que la remplaçante de
l'antique Charson ne nous ouvre pas du tout ses portes, je
serais tenté de vouloir bien m'en aller. »
« Hélas ! chacun en dit autant ; — et les chefs le disent aussi
sans doute, comme les Anglais qui baillent, comme les Turcs qui
meurent de faim. — Mais le moyen? voilà ce qui nous gène tous ! »
« Peut-être que la mort, plus ou moins naturelle, de Nicolas
va donner à notre vieille et impuissante diplomatie la clef du
noeud gordien. Dieu le veuille ! »
« Eu attendant, toutes les fois que les surprises, les canonnades,
les embuscades nous laissent du répit, je me fouette le sang
pour me tenir en haleine ! Hier, ces pauvres Anglais, que nous
croyions exténués ou morts, sont sortis de leurs cendres, et comme
— 485 —
leur originalité les suit sur toutes les plages, ils nous ont donné
un steeple-chase, à courses plates, au bruit du canon. »
« Un colonel d'artillerie, grand sportsman, était le directeur du
Turf. Une foule de gentleman-riders, en calotte de daim et en
tenue irréprochable, étaient les jockeys de pauvres haridelles,
issues de la plus haute noblesse, qui ont retenu dans leurs veines
historiques, assez de sang pour franchir les fossés, les barrières-
fixes, un vrai mur de quatre pieds et demi, etc., en un mot tous
les obstacles ! Tout cela a été enlevé comme à La Marche ou à
Chantilly. »
« Le lion de la course, — qui a gagné trois courses plates —,
est un petit garçon de treize ans, fils d'un très noble lord, lequel
se fait accompagner dans cette diabolique campagne par son
héritier. »
« Comme nous ne voulons pas être en reste, il paraît que des
courses françaises auront lieu incessamment. Et pendant ce
temps-là, le canon tonne, les balles sifflent ; une foule de braves
soldats et de bons officiers, — le plus pur de notre sang —,
meurent devant les tranchées, au son de nos musiques, et de la
cloche du Derby ! Je prends ma part de tout cela tristement,
comme d'une distraction à la monotonie de notre existence. Les
jours passent, mais pas aussi vite que le voudraient mon impa-
tience d'esprit et surtout mon impatience de coeur. »
« Tu vois que j'ai eu le temps de jabotter, et l'ordre de marche
n'est pas encore venu. Je ne sais quel diable de tour ces enragés
nous ménagent ! Et si tu savais pourtant quelle dépense de
poudre et de fer, quel bacchanal de l'autre monde nous faisons,
en ce moment, pour les tirer de leur diplomatique bouderie. »
« Quelle vie et quelle mine à réflexion pour le philosophe
et le misanthrope ! »
« Les voilà, qui crient comme des aigles ! Que veulent bien dire
ces hourrahs ? Rien sans doute, puisqu'on nous a laissés l'arme
au bras. »
« Ma pauvre petite bougie charbonne, mes yeux
clignotent...
je vais m'étendre sur ma bique, et tâcher de sommeiller ainsi,
—486—

tout caparaçonné, comme cela est déjà arrivé, la nuit dernière.


Je te dirai : adieu, demain matin. »
« Je t'ai quitté, il y a bientôt deux jours, pour me jeter sur
mon grabat; et grâce à cette faculté, ou à cette infirmité, dont tu
t'es plaint quelquefois, mondain que tu es, et que je bénis pour
mon compte, j'ai si bien dormi, malgré les préoccupations, la
canonnade, tout mon attirail et mes lettres, que l'heure du
courrier est passé, et que ma lettre n'est pas partie. »
« Je te l'envoie tout de même comme un vrai échantillon de
la couleur locale. Notre canonnade de l'autre jour a fait, paraît-il,
bon effet ; beaucoup de casernes de la ville ont éprouvé de
notables dommages : et le commandant en second de Sébastopol a
été tué par une de nos bombes. Les Russes semblent de beaucoup
plus calmes, le typhus aidant, à ce qu'on dit. Je continuerai à me
bien porter et à dormir tant que je pourrai. »
« Je reçois de médiocres nouvelles de ma pauvre Gasparine.
Dieu m'est témoin que si mon honneur n'était pas engagé, et
qu'elle-même n'eût à combattre que mon ambition, je serais
bientôt près d'elle, et loin du métier. »
« Mille choses tendres à tous, et à toi de coeur. »

Ce fut là, en effet, la plus cruelle épreuve de mon frère,


pendant une absence, dont le terme ne dépendait pas de sa
volonté.
Sa compagne, Gasparine avait de grandes qualités d'intelligence
et de coeur; elle avait mis, dans sa tendresse pour son mari, le
rêve entier de sa vie. D'une piété fervente, « apôtre du sacrifice »,
— comme l'appelait parfois mon frère, en riant — elle se persuada
facilement qu'il lui appartenait d'exercer sur les sentiments, les
actes, la vie entière de son cher Humbert une influence domi-
natrice, toute dirigée vers le bien spirituel de cette âme, dont
— 487 —
elle avait la charge ; dès lors elle redouta ce qui lui semblait
de nature à affaiblir son action personnelle, à lui en substituer
une autre, et à rattacher à l'esprit et aux goûts du monde une
âme qu'elle voulait mener à Dieu, par un chemin dont elle ne
serait jamais absente.
C'est ainsi que, sans s'en rendre compte, en se plaignant de
la guerre, de sa longueur, de ses dangers, ma pauvre belle-soeur
affligeait inutilement mon frère, et ajoutait un nouveau chagrin
aux préoccupations que lui causaient déjà la lenteur du siège
et les oscillations constantes de la diplomatie.
« Oh ! ma pauvre amie, écrivait-il alors, rien ne me coûterait,
croyez-le bien, pour rendre à votre coeur la paix, dont il a besoin,
et à votre pauvre et délicate organisation la santé qui lui
manque. Non ! je ne serais pas capable de regretter, dans une
pensée personnelle, le mouvement qui me porterait à tout laisser
pour courir à vous... »
« Combien il m'en coûterait peu, maintenant, d'abandonner
volontairement ce qui reste d'un passé, que j'avais rempli d'étude
et de travail! »
« Mais, ma chère enfant, il y a quelque chose au-dessus de
nos désirs, de nos projets et de nos espérances : c'est un préjugé,
si l'on veut, mais un préjugé aussi respectable que des devoirs
précis. »
« La guerre, vue de près, et en dehors du
prestige, dont les
poètes, éminemment pacifiques de leur nature, l'ont entourée,
est quelque chose — oserais-je dire — de si triste, presque de
si révoltant pour l'homme civilisé, qu'il a bien fallu, puisqu'elle
devait être trop souvent nécessaire, river à elle l'âme de ceux
qui la font par vocation ou pour obéir aux lois de leur pays,
par des chaînes, plus fortes qu'une impression passagère de
révolte ! Ces chaînes, forgées par la conscience et par l'honneur,
sont au-dessus des forces humaines; rien ne peut les rompre.
C'est fort heureux, en somme, car si elles n'existaient pas, combien
de rangs seraient vides dans nos régiments. Si rudes que soient
ces chaînes du point d'honneur, elles ont droit à tous nos respects
— 488 —
pour toutes les belles actions qu'elles ont produites, pour toutes
les défaillances qu'elles ont empêchées. On se briserait à soi-même
les bras plutôt que d'essayer de les briser par lassitude ou par
un aveugle amour ! »
Ma bien-aimée femme, ce n'est pas vous, l'apôtre du sacrifice,
«
la fille de vieilles lignées de gentilshommes, ce n'est pas vous
qui voudriez inspirer à votre mari, à votre soutien en ce monde,
au compagnon de vos vieux jours, une conduite dont il aurait
à rougir !... »
Ramenée par ces virils accents à une meilleure conception de
l'attitude que lui imposaient ses traditions de famille, ma belle-
soeur s'excusait, reconnaissait l'exagération de ses craintes. Elle
se taisait sur ses anxiétés et sur ses maux. Mais mon frère soup-
çonnait bien que ce silence était calculé ; et ses inquiétudes sub-
sistaient sur la santé comme sur les dispositions réelles de sa
compagne. C'était le tourment de ses jours et de ses nuits !

Tout autre était la manière d'être de mon père ; il était soucieux,


peiné d'avoir des nouvelles trop rares (1) ; troublé par les ren-
seignements contradictoires des journaux, il ajoutait aux raisons
fondées de ces inquiétudes d'autres inquiétudes, nées du travail
involontaire de son imagination. Mais il encourageait toujours
mon frère, il était fier de le savoir attaché à une oeuvre, péril-
leuse, à la vérité, mais glorieuse ; et ses lettres portaient, on le
devine, des cris de tendresse, mêlés à de sages recommandations.

(1) Un jour, après une longue attente, il vit arriver de Crimée une
lettre, adressée à Gasparine, alors absente de Nîmes : contrairement
à toutes ses habitudes, il décacheta la lettre ; y cueillit vite l'assurance
que mon frère était en bonne santé, et, avant de recacheter la lettre
et de l'envoyer : « Cette lettre, écrivait-il, me mit du baume dans le
sang : Humbert va bien ; aimez-le beaucoup, et ne l'inquiétez pas ».
— 489 —
A son intention, Humbert donnait sur son genre de vie, sur
les incidents de sa monotone existence, tous les détails qu'on se
partageait, à Nîmes ou à Cabrières, le soir à la veillée, avant
cette prière que ma mère récitait et que mon père accompagnait
de sa voix sérieuse et profonde.
« Je suis très bien, sous ma tente ; elle va recevoir une petite
cheminée, et ce sera un véritable Eldorado... »
« Calmez-vous sur mon compte ; envisageons cette épreuve,
avec le calme de l'espérance, qui trouve de quoi adoucir toutes
les amertumes. »
« Dieu, qui a si visiblement protégé jusqu'ici, mon corps frêle
et souffreteux, ne voudra pas m'abandonner après les plus
rudes épreuves. Il fait tout pour nous. »
« Songez aussi que ma position d'aide de camp du Général de
Division me sauve de presque toutes les corvées, et me met à l'abri
des dangers ordinaires. Quand je suis appelé à prendre les armes,
c'est pour les actions générales, si rares dans la guerre de
siège. »
« Vous gémissez, comme nous, sur les sanglantes lenteurs de
cet interminable siège. Mais les finances des Russes sont encore
plus malades que les nôtres. Nous sommes fourrés dans une
impasse ; mais Dieu aura pitié de « sa pauvre fille aînée », qu'il
voit bien embarrassée dans les maquis de la politique, et à
laquelle, en ce moment, il faudrait tant de temps, d'hommes et
d'argent! Donc espoir et paix dans vos bons coeurs; priez tou-
jours, mais avec la sécurité de l'espérance, et non avec la fièvre
de l'inquiétude. »
« Soyez rassurés contre les bruits de dysenterieet de typhus. »
« Avant hier, en allant déjeuner chez les La Morlière, dans
leur camp de plaisance de Tchernaia, il pleuvait ; le sol, très
marécageux, était glissant : votre serviteur s'en allait au petit
galop rassemblé, plein de confiance dans le pied de son petit
cheval turc, quand, patatra ! homme et cheval ont roulé dans la
boue. J'ai eu la jambe prise sous la bête, et une petite entorse au
genou, en me relevant. »
— 490 —
« Comme c'est fort peu grave, j'ai remercié le Ciel, vu que cela
me procure l'agrément de causer à mon aise avec vous, et de
me mettre en règle avec une foule de correspondances, aimables,
mais depuis trop longtemps négligées. »
« Vos lectures de journaux ont été fructueuses, et vos déduc-
tions militaires fort bien tirées. Nous n'avons pas, en effet, passé
la Tchernaia, excepté la Division turque et deux de nos régiments
de Cuirassiers. »
« ... La paix se fera sous peu, croyez-moi. Et cela, parce
qu'elle est nécessaire, parce que tout le monde la veut, même
les plus crânes, même les plus ambitieux ; elle se fera, parce que,
pauvres vermisseaux que nous sommes, nous faisons de notre
mieux ; mais le Bon Dieu nous voit et nous écoute ; Il daignera
exaucer nos prières. Je ne doute pas que, conformément à nos
voeux, à la fin d'avril ou au commencement de mai, au plus
tard, on ne tente rien de très sérieux et qu'on ne réussisse enfin
à emporter cette diable de place, si difficile à emporter. »

Mon frère disait là plus qu'il ne pensait ses lettres à Artus


:
étaient moins pacifistes ! Il comprenait très bien qu'on ne pou-
vait quitter la Crimée qu'après une victoire définitive ; il fallait
à tout prix, ne serait-ce que par dignité et pour prévenir les
critiques intéressées gagner une partie engagée contre cinq cent
mille hommes, avec un acharnement extrême, en même temps
qu'avec une courtoisie chevaleresque.

Tout en essayant ainsi de donner aux siens confiance dans


la proximité de la paix, Humbert était convaincu que cette paix
ne pouvait venir qu'après la victoire ; et parce qu'il se souvenait
— 491 —
de l'enivrement, avec lequel on lui avait parlé du prodigieux
succès, remporté près de l'Aima, le 20 septembre 1834, par les
troupes unies du maréchal Saint-Arnaud et de Lord Raglan;
il appelait de ses voeux un nouveau triomphe, plus retentissant
que celui d'Inkermann.
« Que ne ferait-on pas, s'écriait-il, avec des soldats comme les
nôtres si on avait un but précis à leur donner ! »

On employa l'hiver de 1855 à le préparer. Vint un moment


où l'on se jugea capable d'enlever aux Russes la tour Malakoff,
qui paraissait être la clef de toute la fortification de Sébastopol.
Mon frère a raconté la première tentative destinée à nous en
rendre maîtres.
« C'était au milieu de juillet 1855 ; on désigna une nuit pour
le rassemblement des diverses armes, dont le concours était
nécessaire au succès, »
« Vers minuit, l'infanterie, la cavalerie, le génie et les
tirailleurs formèrent leurs groupes, dans un silence profond et
sans aucune lumière. »
« Aux environs de deux heures du matin, quand s'annon-
cèrent les premières lueurs de l'aube, tous les corps d'attaque
étaient prêts pour la lutte; on n'attendait que le vol de la fusée,
qui signalerait l'entrée brusque en bataille. »
« Impossible d'échapper à une émotion universelle, favorisée
par le silence de milliers d'hommes, sur lesquels planait l'image
invisible de la mort. »
« Les croyants, recueillis, pensaient à Dieu et le priaient ; les
incroyants ou les distraits, bannissaient les idées tristes : tous
donnaient un souvenir, un adieu à ceux qu'ils aimaient. »
« Tout à coup, une gerbe lumineuse s'élança dans
l'air,
accompagnée aussitôt par le retentissement de la voix des offi-
ciers qui mettaient leurs hommes en mouvement ».
— 492 —
« On combattit avec acharnement des deux côtés. Les tranchées
furent le théâtre de sanglants corps-à-corps, dans une sorte de
mêlée où le général Dulac et mon frère donnèrent la preuve de
leur intrépidité. Mais la Tour Malakoff résista, et il fallut
remettre à plus tard une attaque nouvelle et un assaut décisif. »
Il y eut, dans l'intervalle, une suspension d'armes pour per-
mettre d'enterrer les morts ; et les officiers des camps opposés
se félicitèrent mutuellement de la bravoure de leurs hommes.
En attendant la date nouvelle, désignée pour l'assaut, on ne
cessa, chez les Russes comme chez nous, de prendre des pré-
cautions nouvelles pour s'assurer la victoire.
« Le général Totleben fortifia les points qu'on jugeait faibles ;
et chez nous, on exalta l'amour-propre des hommes, en célébrant,
devant eux, les héros du passé, aussi bien que ceux du présent. »
« Si le maréchal Saint-Arnaud a commandé presque jusqu'à
la fin, en obligeant la mort d'attendre, pour le frapper, qu'il
eût gagné la brillante bataille de l'Alma ; comment le maréchal
Pélissier, si capable, si résolu, n'aurait-il pas enfin raison de
l'obstination de nos ennemis ? »
En prévision de l'âpreté de la lutte, chacun envisageait les
résolutions à prendre pour sauvegarder ses intérêts matériels, ou
pour veiller au bien de son âme.
Mon frère recommanda, par une sorte de testament, d'adresser
à mon père tous ses effets et tout le contenu de sa cantine ; ne
voulant pas, s'il était frappé, que Gasparine eût à remuer et à
reconnaître les reliques d'un passé, enseveli dans la tombe de
son mari.
Dans les premiers jours de septembre, Humbert se confessa,
s'approcha des sacrements, et data de la veille même de l'assaut
une lettre touchante et pieuse, destinée à sa compagne (1).
(1) Je la reproduis ici :
«Devant Sébastopol, 7 septembre 1855. »
« Chère amie, nous allons livrer l'assaut à cette vilaine tour Mala-
koff; ce sera une très rude affaire. J'espère bien, avec la grâce de Dieu
et par la protection de vos bonnes prières, en revenir sain et sauf. »
— 493 —
Par une attention, qu'on a beaucoup remarqué, et que l'on a
attribuée à Pélissier lui-même, l'assaut général fut fixé à la nuit
du 7 au 8 septembre, fête de la Nativité de la Sainte Vierge.
Dès l'aube l'action s'engagea; elle fut d'une violence terrible;
mais le plus grand succès la couronna.
Le 10 septembre, mon frère écrivait à mon père :

« Sébastopol est à nous, tout en flammes, mais évacué par l'armée


russe ! L'assaut a été très rude et très sanglant ; dans cette affreuse
boucherie, je n'ai pas accroché une égratignure ; je crois avoir fait
tout mon devoir : — ma conscience est de tout point satisfaite... »
« Quel bonheur ! mais quelles horreurs ! Nous ne savons pas encore
bien ce que cela nous aura coûté en fait d'hommes. Mais on peut en
juger, à mesure qu'on s'informe des nouvelles de quelqu'un. Invaria-
blement: il est tué ou blessé (je parle, bien entendu, des divisions qui
ont donné). Notre pauvre 4e a eu plus de deux mille hommes, sur
quatre mille, hors de combat ; nous avons enterré hier trente-quatre
officiers, dont un général de brigade, deux colonels, cinq chefs de
bataillon ; en tout il y a eu onze généraux touchés, dont : six à
mort, trois colonels d'État-major, six capitaines, etc.: mon pauvre
petit La Boissière entre autres, ainsi que Cornulier de Lucinière... le
mari de la charmante mademoiselle de Lauriston ! Mais ne parlons
pas de toutes ces tristes choses, on ne les saura que trop tôt. Ce qu'il
y a de consolant, c'est que le résultat est pleinement obtenu : les
Russes ont évacué la ville. Fidèles à leurs sauvages traditions, ils ont

« Mais les desseins de la Providence ont-ils peut-être — et pour mon


bien — assigné ce terme à ma vie purifiée par quelque repentir, mais
troublée aussi par bien des fautes. Je veux que vous sachiez, chère
enfant, que j'ai reçu la communion, mardi, 4 septembre, et que, si le
Ciel m'appelait, j'espère en sa miséricorde. »
« Je suis convaincu que, en cas de
malheur, cette assurance vous
consolerait et vous aiderait grandement à supporter votre chagrin. Je
vous ai tendrement aimée, et mon plus vif regret serait, certes ! de
n'avoir pu vous presser sur mon coeur avant de partir. Mais Dieu et
votre bonne Vierge ne le voudront pas. »
« HUMBERT. »
« V de C.
à Voreppe (Isère). »
—494—

fait sauter toutes les fortifications du sud, coulé leurs vaisseaux,


incendié tout le reste. C'est affreux et beau à voir ! »
« Dites à mes frères que je me porte
bien ; j'écris à Gasparine, par le
même courrier. »
« Votre bien cher fils. »

La « conscience » militaire de mon frère pouvait, en effet, être


satisfaite. A cheval, à côté de son général, et couvert du sang
de son ordonnance, tué près de lui, Humbert se montra si simple,
si naturel dans son mépris du danger, à l'assaut d'un petit bastion,
qu'il fallut prendre et reprendre deux fois, que, sur le champ
de bataille même, le Commandant en Chef, Pélissier, lui mit,
sur la poitrine, sa propre croix d'honneur.
On juge si mes parents furent heureux de cet hommage, rendu
à la bravoure de leur fils ; et si nous fûmes sensibles à la dis-
tinction, si bien méritée, de notre frère.
Voici la lettre de mon père, sur laquelle ma mère et mon frère
aîné déposèrent ensemble leurs félicitations personnelles.

« Nîmes, le 1er octobre 1855. »

« C'est à Nîmes, où nous sommes tous réunis, mon cher enfant, que
je reçois ta lettre du 18 et la bonne nouvelle de ta décoration. Je m'en
réjouis du fond du coeur, comme d'une chose flatteuse et méritée. »
« Je comprends et, jusqu'à un certain point, je partage la peine que
tu éprouves à laisser maintenant ta femme seule, en proie à ses
inquiétudes, et privée du seul aliment qui soutienne sa vie de tous
les jours. Vous êtes trop heureux ensemble ! Mais ce n'en serait pas
moins un vrai malheur si, pour revenir à tout prix à cette vie con-
jugale, tu faisais des démarches, contraires à l'attente de ceux qui
t'aiment, et qui souhaitent de le voir à l'abri même des plus légères
plaisanteries, dans les choses, qui touchent à des questions si délicates.
Il faut que, dans ton retour, en France, tout soit, non pas seulement
honorable, mais clair, à ce point que, même les ennemis « les plus
intimes » ne puissent placer la remarque « la plus charitable » pour
critiquer ta conduite, sous prétexte de « l'expliquer». Tu comprends
— 495 —
cela aussi bien que moi, n'est-ce pas ? tu comprends aussi, tu me le
dis, combien une position déjà faite, et bien faite, te donnera de force
pour t'en procurer une autre, s'il le faut. »
« Il semble que la campagne va dormir un peu, ou, du moins, dans
cette saison, n'être pas bien longue. Le temps arrivera donc, où il y
aura moyen d'obtenir une « convalescence » ou un congé. Ne te hâte
pas, cher enfant, mais tâche de faire, tous les jours, un petit pas vers ce
but, et tu finiras par l'atteindre : à moins que, d'ici-là, nous enlevions
pour toi la place de Paris. La Providence a déjà tant fait pour nous
que j'espère qu'elle nous réunira bientôt. Espérons, cher ami, et
prions. Jamais je n'ai tant aimé le Bon Dieu que depuis qu'il m'a
gardé mon fils. »
« Ton bon père. »

« Ta bonne mère, qui aime aussi son fils, avant tout, se félicite
d'avoir mis au monde un vrai chevalier; et elle l'embrasse de coeur,
en priant Dieu de le lui ramener le plus tôt possible. Toute à toi. »
« Ta mère. »

« Que je t'embrasse bien vite, cher ami, et que je te donne l'accolade !


Te voilà donc, avec ton bâton de maréchal, bien chèrement, bien
noblement gagné. Il ne te reste plus qu'à nous revenir. Si tu savais
quelle a été la violence de mes préoccupations, à ton endroit ; si tu
savais toutes les angoisses, par lesquelles j'ai passé, depuis la nou-
velle de la fameuse prise de Sébastopol ; et ma joie, depuis la lettre,
qui annonçait que tu étais sorti sain et sauf de cet immense carnage !
Enfin, ta bonne petite femme m'a fait savoir, comme je l'en avais
priée, et dès qu'elle l'a pu, que tu ne figurais, ni au nombre des morts,
ni dans les ambulances; j'ai eu peur alors que tu n'aies été placé je ne
sais où, et que tu n'aies pas eu l'occasion de gagner cette fameuse
croix ! Ta lettre à nos parents est venue enfin nous fixer pleinement ;
et j'ai savouré ensuite, avec délices, la lecture de tous les dangers
auquels tu as échappé. Ce petit bastion, pris et repris, où tant de
braves ont succombé, mais d'où tu es revenu, a attiré presque unique-
ment mon attention, et j'ai senti des larmes d'orgueil me venir aux
yeux, en songeant que c'était par la voix de mon frère, qu'étaient
passés les ordres, donnés dans cette lutte héroïque... Tu vas sourire,
en me voyant entonner, assis au fond de mon fauteuil, une ode guer-
rière; mais, en vérité, j'ai envié ta place, et je n'ai pu m'empêcher de
jeter un regard de pitié sur tout le vide de ma vie, ou de regret sur
tout ce qui a rempli la tienne. Quoi qu'il arrive maintenant, tu auras
496 —

assuré ta place, au milieu des hommes de ta génération et de tous nos
parents. »
«Adieu, cher et bon frère, adieu. Olympe joint ses félicitations aux
miennes, et Antoine me prie de t'envoyer un baiser. »
« Je t'embrasse du fond de ce coeur, où mon
affection pour toi a
envahi la place de toutes celles qui ne sont plus »!

« Artus. »

La décoration de mon frère Humbert et la satisfaction que lui


témoignèrent ses chefs firent concevoir à mon père l'espérance
que ce jeune homme, si bien doué , et que tant de choses
flattaient dans son service, se fixerait dans l'armée. Mais
Gasparine et Humbert lui-même avaient trop souffert de leur
séparation pour que la résolution d'une prompte démission ne
se fût pas ancrée dans leur esprit. Rien ne prévalut contre cet
engagement mutuel. Mon père s'inclina, mais avec un vif regret;
et quand, au cours des années suivantes, soit à Nîmes, ou à
Cabrières, soit chez mon frère lui-même, à Hermance ou à
Granieu, mon père regardait ce fils aimable, amateur de musi-
que, de peinture, d'un goût exquis en littérature, élégant dans
toute sa personne, on voyait très souvent passer sur sa figure
une ombre de tristesse. Il est sûr que ce frère, pourvu de tant
de qualités, aurait pu rendre plus de services à l'armée, à lui-
même, et aux siens, s'il avait persévéré dans une carrière où
ses débuts lui assuraient un avenir heureux et utile.
Ma belle-soeur a cru que, au moment de la démission de son
mari, un des amis de sa famille avait offert à Humbert de lui
faire accorder une place d'Auditeur au Conseil d'État. Cette
offre agréait au ménage, mais il la fit connaître à mon père pour
obtenir qu'il en acceptât l'idée. Le vieux royaliste refusa de
consentir à ce qui aurait été considéré comme une faveur per-
sonnelle, engageant l'avenir. Cet espoir fut donc abandonné.
Marquise DE CABRIÈRES
1870
— 497 —

Un moment, vers 1862, quand se produisit, parmi les Catho-


liques, le mouvement généreux d'un nouvel enrôlement dans
l'armée pontificale, mon père se demanda secrètement si, sur
ses quatre fils, il n'y en aurait pas un, qui, pour représenter ses
frères, inscrirait son nom sur cette liste d'honneur et presque de
devoir. Il apprit avec joie que le plus libre d'entre eux était
allé se présenter au général de La Moricière ; et le rencontrant
ensuite, par hasard, dans l'escalier de la maison paternelle, il
l'embrassa tendrement, sans lui rien dire.
Même, il avait dû confier cette joie à sa chère tante, puisque ce
même fils, étant allé s'asseoir, un moment, auprès du lit où elle
soignait un malaise, avant-coureur de celui qui devait l'empor-
ter plus tard, elle dit à son visiteur : « Tu as bien fait, merci ».

Et précisément, parce qu'il regrettait que ses enfants, ne


tirassent pas tous, un meilleur parti de leur éducation et des
premiers pas, qu'ils avaient fait dans leurs carrières, mon père
se remit au travail, à soixante-dix ans, pour achever de rem-
plir le programme qu'il s'était tracé, alors dès qu'il avait pris
la direction des affaires de sa famille.
L'agrandissement de la maison de Nîmes, et la restauration
de Cabrières étaient choses faites : le digne chef de la famille
n'oublia pas le tombeau des siens.
Jusqu'à ce moment, nos parents, après leur mort, étaient
ensevelis, à Cabrières, au pied de l'autel, dans la chapelle de la
Sainte Vierge; là, en 1829 et en 1841, avaient été déposés les
cercueils de nos grands-parents.
32
— 498 —
Entre 1857 et 1858, d'après un plan, dressé par M. Révoil et
exécuté sous sa surveillance, un tombeau fut construit dans le
cimetière du village. Quand il fut terminé, suivant la volonté de
mon père, Humbert et moi, nous y transportâmes, avec un res-
pect religieux, ce qui restait des ossements de nos ancêtres.
Nous remplîmes cet office avec piété; et nous enfermâmes
sous la même pierre les cendres du Commandant, rapportées
de Bech. Mon père fut satisfait; il lui plut de vivre ainsi plus
rapproché de ceux qu'il avait si bien connus et tant aimés ; et
il nous témoigna sa satisfaction de notre empressement à lui
obéir.
Un peu auparavant, mais en suivant toujours le même ordre
d'idées, mon père avait écrit lentement, après de mûres réflexions,
son testament et exprimé ses dernières volontés.

Il se consacra ensuite tout entier au règlement du partage


des Marais de Vauvert entre la Commune de ce nom et les héri-
tières de Messieurs de Génas, représentés, depuis 1794, par
deux branches : celle des Cabrières, d'un côté, et, de l'autre,
celle de Mlle Henriette de Génas, devenue, en 1797, la baronne
de Lisleroy.
Ce litige important divisait donc « les hoirs de Génas »,

comme le Droit les a fait appeler depuis —, d'avec la Commune
de Vauvert, dont le Maire était le porte-parole.
Il s'agissait de la propriété et des revenus d'étangs et de marais,
dont la valeur était considérable, et que la Commune revendi-
quait comme étant entrés dans son domaine, soit par le fait de
la dépossession, issue des lois de la Constituante, après le 4 août
1789, soit en vertu des lois de 1792 et 1793, soit enfin parce
que
les droits prétendus des héritières de M. de Génas, s'appuyaient
— 499 —
sur des titres ou incertains, ou féodaux, ou « mélangés de
féodalité. »
Mmes de Cabrières et de Lisleroy avaient introduit, le 10 avril
1813, une instance devant le tribunal civil de l'arrondissement
de Nîmes, dans le but d'obtenir un arrêt favorable à ce qu'elles
croyaient être la justice, à leur égard.
Ce tribunal, au contraire, par un arrêt du 3 juillet 1822, donna
raison à la Commune, sur presque tous les points disputés, et
« blessa ainsi les intérêts de ces dames ».
Elles relevèrent appel devant la Cour de Nîmes ; mais, de 1822
à 1830, mon père essaya, vainement, à plusieurs reprises, d'ob-
tenir, sans plaidoiries, une solution meilleure et définitive par
l'intermédiaire du Préfet du Gard, à qui il exposa, de vive voix,
ses raisons.
M. de La Valette, vers 1825 ou 1826, parut se laisser persua-
der; il présida même une conférence, pendant laquelle les opi-
nions rivales furent discutées, et qui donnèrent lieu, semble-t-il,
à un projet d'arrangement.
Voici ce que mon père en disait à ma mère :

« Notre Préfet est circonvenu par des influences, nombreuses


et puissantes. Je n'ai pas refusé d'examiner devant lui un nou-
veau projet d'arrangement, dans la crainte de me le mettre à
dos, si je m'abstenais. Nous y sommes donc allés, et nous avons
eu une conférence de deux heures ; j'ai vu qu'effectivement toutes
les préventions étaient en faveur de la Commune. On m'a pressé
vivement, et je n'ai pas eu de peine à exposer mes raisons, avec
force et modération; sans dire tout ce que je pensais, car, hors
de la vérité toute entière, je ne suis plus moi-même, et n'ai plus de
force. Cependant, je m'en suis tiré, en effet, assez bien, à ce
qu'il parait. Deux jours après, un employé a dit à Lahondès que
je connaissais mieux mon affaire que mon adversaire lui-même.
Quoique ceci m'ait fait plaisir, comme ce peut être encore un
piège, pour m'engager à compter sur mes propres forces et à
traiter par moi-même sans attendre mon avocat, je me tiens
— 500 —
sur mes gardes, et je traînerai en longueur, jusqu'au retour de
celui-ci, si je le puis. »
« En attendant, comme je vois que le Préfet est prévenu, et
que je n'ai ni pu, ni voulu exposer toutes mes raisons, dans une
conférence presque publique, j'ai entrepris de rédiger un mémoire,
que je voudrais réduire à huit ou dix pages, et qui renfermerait
la substance de tout le procès, depuis sa naissance jusqu'à ce
jour. J'énoncerai clairement les raisons que j'ai de compter sur
un succès, en appel ; j'insisterai sur la valeur certaine des droits,
que j'ai à défendre, et sur l'étendue des sacrifices, que j'offre de
faire, en m'en tenant aux propositions, que j'ai faites dans la
conférence. Je rédigerai cela, en forme de communication, quasi-
confidentielle, à M. de La Valette, qui accepte le rôle de média-
teur. Je désire qu'il use de son influence auprès de la Commune,
pour l'engager aux abandons que je formule, comme il avait
cherché, ces jours derniers, à me gagner aux propositions du
maire de Vauvert. »
Ces bonnes dispositions n'eurent pas d'effet, et les choses
continuèrent à traîner sans résultat.
La révolution de 1830 survint, et le silence se fit jusqu'en 1858.
A ce moment, mon père reprit l'affaire en mains avec vigueur;
il insista sur l'appel, interjeté devant la Cour, et choisit, pour
soutenir les intérêts de sa mère et de sa tante, un des avocats
du barreau de Nîmes les plus estimés pour sa science juridique,
M. Fargeon.
Il se rendit bien compte que, même en 1858, il rencontrerait
sur sa route quelques restes des anciens préjugés contre « la
féodalité ». Il voulut donc faciliter à son avocat le travail, en se
condamnant lui-même à parcourir et à résumer tous les actes
anciens, qui, de 1408, 1505 et 1520 jusqu'au 4 août 1789, jus-
tifiaient la propriété des étangs et des marais, possédés par les
Barons de Vauvert.
Il exposait à ma mère son labeur, en lui écrivant :

«Tu penses à tout ce que ce travail exige de recherches ; anciens


Actes, Mémoires pour et contre, il faut tout lire, faire des extraits, et
— 501

puis composer mon oeuvre, en lui donnant une forme simple, et soignée,
surtout très claire, et flatteuse même pour l'Administration départe-
mentale. »
« Je m'en suis occupé, toute la semaine dernière, six, et quelquefois
huit heures par jour, et je n'ai fait encore que prendre des notes. Il y
avait vingt-deux actes en latin, qu'il m'a fallu déchiffrer, pour ne rien
dire de hasardé ; enfin j'en étais réellement malade. Jeudi soir, je vins
couchera Nîmes, et j'allai passer à Bech les journées de vendredi et
samedi. On exploite, en ce moment, la première coupe de bois que je
voulais vendre ; et voyant combien cette année sera pénible, à tous
égards, je me suis décidé à mettre en vente une seconde coupe. J'ai
voulu en connaître la contenance, et n'ayant plus d'autre régisseur que
moi, j'ai entrepris d'arpenter tout le bois. J'en suis venu à bout, non
sans tâtonnements, ni sans suer et sans me griller horriblement ; mais
cette fatigue m'a fait du bien. »
« Je n'ai à moi-même, pour écrire ton rapport, que deux ou trois jours.
Cela me contrarie à plus d'un égard, car j'aurais un besoin extrême de
sortir de mes calculs et de mes masures pour me rafraîchir les idées ;
moi aussi, j'aime les arts, et les belles choses, et le plaisir, mais j'ai
une lourde tâche. Je laboure, et je suis penché vers la terre, comme
une bête de somme. Quand je pourrai relever la tête, et regarder en
haut, il ne sera plus temps ; j'aurai vieilli, je me serai rouillé tout à
fait. Oublions cela, jouis de ton repos présent ; moi, je jouis d'une
pensée, qui me fait du bien : celle de te revoir bientôt, et de travailler
pour nos enfants. »

Le procès fut plaidé, le 16 janvier 1859; et, grâce au talent


de l'avocat et à la force de ses arguments, l'arrêt du 3 juillet
1822 fut profondément modifié. Mmes de Cabrières et de Lisleroy,
préparées aux sacrifices qu'on leur demandait, cédèrent de bon
coeur aux habitants de Vauvert tous leurs droits anciens, contre
l'abandon irrévocable que leur faisaient ceux-ci d' « un tènement
des marais», spécifié dans le nouvel arrêt, et qui était propor-
tionné aux droits que la Cour leur avait reconnus.
M. Fargeon avait bien plaidé, mais mon père l'avait puis-
samment aidé par l'obstination et la valeur de son travail per-
sonnel.
—502

Ma mère s'était d'autant plus intéressée à cette affaire des


Marais, recommencée tant de fois, que, en même temps, mon
oncle de Vallier défendait, devant la Cour de Grenoble, sa
femme et ma mère contre les prétentions de la Commune de La-
Tour-du-Pin, au sujet du canal de Cessieu. Il réussit, comme
son beau-frère, à se faire rendre justice.
Aussi ma tante s'empressa de témoigner à Dieu sa gratitude
et celle de sa soeur, en faisant célébrer une messe à La-Tour, et
en faisant à l'hôpital de cette ville une modeste aumône. « Tout
vient d'En-Haut », disait-elle. La reconnaissance plaît à Dieu;
nous n'habitons plus ce pays, mais c'est peut-être une raison
pour y faire un peu de bien. Il ne faut pas que les absents aient
tort, en paraissant ne se souvenir ni de leur propre passé, ni
de leurs relations anciennes.

Mes parents eurent, le 16 juin 1861, la joie d'assister à la


première communion de « l'unique espoir de leur race », « de
leur tout ». Antoine la fit à l'Assomption de Nîmes, dans des
dispositions pieuses, dont le reste de sa vie a témoigné. Il a
gardé toujours quelque chose de la piété italienne de sa mère,
mais il était vraiment attaché à sa religion. Il me semble que je
vois encore ma belle-soeur Olympe, dans cette chapelle où nous
avons si souvent prié. Elle suivit tous les détails de la cérémonie,
avec une ferveur presque sensible ; et elle écouta, très attenti-
vement, comme mon père l'a remarqué lui-même, les deux
« beaux » discours du P. d'Alzon, aux offices du matin et de
l'après-midi.
— 503 —
Mais, malheureusement, un an s'était à peine écoulé, que
mon oncle Henri de Vallier était emporté, le 8 août 1862, par
une attaque de paralysie, causée par une insolation.
Les deux familles, si unies depuis 1820, pleurèrent ensemble
cet homme « excellent », aux vertus antiques, plein d'honneur
et de coeur.
M. de Vallier précéda de peu de mois, dans la tombe, sa
nièce par alliance, ma belle-soeur Olympe.
Cette femme vertueuse, après quelques séjours, donnés, selon
l'usage, à des eaux thermales, avait traité sa santé avec une
négligence toujours croissante. Uniquement préoccupée de mul-
tiplier ses bonnes oeuvres, et de les multiplier dans le secret,
elle trouva ien vite qu'il était désagréable de faire atteler, ès
le matin, pour venir à Vauvert assister à la messe ; et que d'ail-
leurs, si une voiture l'attendait, on saurait rop aisément quel
avait été e nombre, et quelle la durée de ses visites de
charité.
Elle résolut donc e franchir le plus souvent, seule et à pied,
la distance de Bech à Vauvert. Là, elle déjeunait sommairement
t reprenait ensuite, toujours à pied, avec la chaleur ou malgré
le froid, une route de trois ou quatre kilomètres. Le soin de sa
maison, de son enfant, de sa lingerie l'occupait ensuite ; — et
vraiment on se emandait quand commençait pour elle le temps
du repos.
Quelques soucis personnels, ces fatigues, continuées pendant
plus de dix ans, altérèrent bientôt sa santé si profondément, que
son mari et nos parents s'en émurent. Ma mère, mes belles-
soeurs s'ingénièrent à trouver des raisons pour l'attirer à la
maison, à Nîmes, souvent, et our l'y fixer longtemps. Ma
mère, qui voyait dans la musique, sinon un remède, du
moins un allégement à tous les maux, it porter son piano, le
plus près possible de la hambre où Olympe reposait. Ces sons
harmonieux, déjà doux par eux-mêmes, adoucis et attendris
encore par a lus élicate affection furent pour la malade une
distraction; mais, à ses yeux, Bech était le seul séjour vraiment
— 504 —
attrayant; dès qu'elle se sentait un peu plus de force, elle se
pressait d'y retourner.
Un soir de décembre, en 1863, mon frère Artus vint me prendre
à l'Évêché subitement, et me demanda de l'accompagner à
Bech, où Olympe était, disait-il, dans un état alarmant.
J'aimais les voyages, faits ainsi avec mon frère : il menait
avec intelligence et avec soin, il conduisait son cheval à la
fois par la main et par la voix. Puis, on eût dit que cet exer-
cice si familier excitait son esprit et sa verve. La conversation
était facile et agréable. Mais le 2 décembre 1863, notre course
vers Bech fut silencieuse et triste. J'étais moi-même préoccupé
de la souffrance de ma belle-soeur; et je devinais les pensées
d'Artus. Il revenait sans doute intérieurement, et, dans une sorte
d'examen de conscience, sur ces treize années d'une union,
pendant laquelle sa compagne lui avait abandonné, avec la
naïveté de la jeunesse, toute sa vie et toute son âme. Un don
aussi absolu prenait, à ce moment suprême, la valeur d'un
dépôt sacré, dont, dans quelques heures, Dieu lui demanderait
compte. Et comment répondrait-il à la question du souverain
Juge?
Nous montâmes donc en silence, sous un ciel sombre, vers
cette vieille demeure, cachée à peu près tout entière dans l'om-
bre de grands arbres, mais où, de loin, nous voyions briller une
seule lumière, pâle et triste, comme les cierges qui fondent
auprès d'un cercueil; et nous nous demandions si tout n'était
pas déjà fini !
Olympe était vivante, encore souriante et douce, paisible,
sans souffrance apparente, mais si faible, qu'elle paraissait ne
tenir à la vie que par un fil.
Le fil se rompit au matin : je pus dire la messe pour une
défunte; et, sur la demande de quelques personnes pieuses de
Vauvert, auxquelles se joignit M. le Curé Goubier, avec son
Conseil de fabrique je priai mon frère de permettre qu'on
,
déposât, au pied de la statue miraculeuse de N.-D. de Vauvert, le
coeur d'Olympe, si attachée à cette chapelle et à cette dévotion.
— 505 —
Toucher à ce corps à peine refroidi, c'était presque lui man-
quer de respect, mais nous ne pouvions pas douter que ma
belle-soeur, avant de mourir, n'eût exprimé le désir que sa
dépouille ne quittât point Vauvert. Son voeu fut donc exaucé à
demi ; et j'assistai seul à l'autopsie, puis à la remise du coeur,
dans une caisse en fer blanc, destinée à être placée sous les
pavés de la chapelle de la Vierge. Suivirent, le lendemain, les
cérémonies funèbres, et le voyage jusqu'à Cabrières, où le cercueil
fut mis dans notre tombeau.
J'ajoute ici l'éloge d'Olympe, tracé par la plume de mon père :
« Le 3 décembre, mort de ma pauvre fille Olympe. J'ai vu
quels regrets immenses elle laisse à Vauvert. Là, ils sont uni-
versels, aussi bien que les hommages, que tout le monde rend
aux vertus de cette excellente enfant. »
Et, quelques jours plus tard, à la date du 31 décembre, mon
père, profondément affligé, écrit encore :
« Mes pauvres enfants ont fait, avec leur bonne mère, et
grâce aux cadeaux de notre chère tante, leur veillée du jour de
l'an; je n'y ai point assisté. »
Cette absence très volontaire, et dans une pareille circon-
stance, marquait quelle place Olympe avait tenue, et conservait
dans le coeur du chef vénéré de notre famille. Et, constam-
ment, jusqu'à la fin de sa vie, dans la mesure même où il tenait
à l'éducation et à l'avenir de son petit-fils, mon père demeu-
rait fidèle à la mémoire de la compagne de son fils aîné.

De tout temps, l'église de notre village avait intéressé mon


père. Mais, dans son enfance, il n'y avait porté que de la curio-
sité. A mesure qu'il avait grandi, et que ses facultés d'imagi-
nation s'étaient éveillées et développées, la modeste architecture
de ce vieux sanctuaire, que la Révolution avait respecté, lui avait
— 506 —
inspiré plus de sympathie ; et, dès la première année de son
mariage, il avait avoué à ma mère qu'une légère réparation, faite
au clocher, l'avait contrarié, parce qu' « elle avait altéré quel-
ques-unes des lignes, que cet humble monument dessinait à
l'horizon ».
Dès que mes frères commencèrent à pouvoir fréquenterl'église
et assister convenablement à la messe, c'est-à-dire vers l'âge de
quatre ou cinq ans, mon père comprit, — ou plutôt sentit —,
que l'église ne pouvait plus lui être indifférente ; elle devait avoir
son rôle dans l'éducation ; et la vue du temple matériel, sa
construction extérieure, sa disposition intérieure, le moment de
s'y rendre et le moyen de s'y occuper : tout cela entrait dans la
formation intellectuelle et morale de mes frères, comme mes
parents la comprenaient.
Aussi lorsque, eh 1826, il fut décidé par le Curé et par les parois-
siens, qu'on ferait disparaître tout ce qui pouvait subsister du
désordre que la cessation momentanée du culte avait ou dégradé
ou dérangé dans notre église entre 1791 et 1802, cette réparation
devint, entre les mains de mon père et de ma mère, un instru-
ment d'instruction et d'éducation pour ces trois garçons.
On les conduisit souvent sur le chantier ; on leur expliqua la rai-
son de tout ce qui se faisait sous leurs yeux ; et, par là même, on les
intéressa au culte de Dieu et aux formes, sous lesquelles l'Eglise
Catholique exprime ses croyances, et conçoit la règle des moeurs.
Mon père recommandait à ma mère, — très heureuse de ces
recommandations —, de mener, avec elle, ses enfants aux offices,
de leur en expliquer le seus, et surtout de les y intéresser, en
les faisant chanter avec les fidèles. Les robes blanches des pro-
cessions, des premières communions, de quelques cérémonies
particulières devaient être interprétées comme autant de signes,
destinés à l'âme, et qui la détourneraient de toute faute, comme
d'une souillure.
J'ai reçu une éducation pareille et, peut-être, a-t-elle eu quelque
influence sur la vocation que Dieu a daigné me donner. Mais, à
mon père lui-même, elle ne fut pas inutile, puisque, peu à peu,
507 —
il s'imprégna plus profondément d'un véritable amour pour
l'église de Cabrières.
Bien des années avaient passé sur la réparation de 1826,
quand, à partir de 1856, mon père, qui avait terminé ses travaux
de Nimes, de Cabrières et même ceux relatifs à notre tombeau,
tourna ses regards vers l'église de Cabrières : il ne devait plus
cesser de la regarder avec des yeux toujours plus charmés.
Son premier soin fut, avec l'approbation de M. le Curé, de
faire réparer et redorer un viel autel, en ois sculpté, que Fléchier,
endant une de ses tournées e confirmation, avait honoré d'une
particulière attention.
Puis, le 2 décembre 1860, quand on commença à s'entretenir
de a econstruction totale de l'église, mes parents, on père
surtout, firent d'abord à ce désir, si légitime, un accueil assez
froid et quelque peu forcé. Il leur était pénible de ne lus voir
l'église orientée, comme elle l'était encore à ce moment, selon
les usages traditionnels ; des habitudes anciennes les attachaient;
leurs ancêtres, avant eux, y avaient longtemps prié, et le anc
seigneurial y avait eu sa place !
Tout céda bientôt à l'entraînement universel, et la souscri-
ption fut facilement couverte : les travaux de début commen-
cèrent en février 1862, d'après les dessins de M. Bègue,
architecte d'Uzès.
La première pierre fut posée, le 11 mars, par Mgr Plantier, à
qui le iocèse de Nimes doit d'avoir admiré, du mois d'octobre
1856 au mois de mai 1875, une si belle floraison de recon-
structions d'églises, de presbytères et d'écoles.

Mes parents eurent a joie


de recevoir, à cette occasion, leur
premier Pasteur; cette cérémonie l'avait ému jusqu'à rovoquer,
hez lui, pendant qu'il répondait à l'allocution d'un des prêtres
présents, une abondance de larmes extraordinaire.
— 508 —
Le 15 novembre 1863, quand toute la famille avait déjà conçu
de grandes craintes sur la santé d'Olympe, l'Évêque de Nîmes
eut encore la bonté de venir bénir la Cloche, destinée à la nou-
velle église, et que mes parents avaient donnée.
Enfin, le 31 août 1865, le nouveau sanctuaire, élevé par la
piété des habitants du village, portait dans les airs son élégant
clocher; et les rites de la consécration, accomplis par les mains
de Mgr Plantier, donnaient encore à Cabrières une marque
authentique du paternel intérêt de leur évêque, pour les plus
modestes paroisses.
Avant la cérémonie, l'éloquent Évêque prononça un discours
d'une doctrine très élevée, qui mettait puissamment en opposi-
tion les cérémonies de notre liturgie avec la froideur et le vide
de la dédicace des temples, sur lesquels la bénédiction de Dieu
n'est pas appelée.
Ce jour-là, mes parents ne furent présents que par le coeur à
la réception de Mgr Plantier. La grave maladie de ma tante de
Lisleroy les retint à Nimes ; mais mon frère aîné tint leur place
et fit les honneurs de la table et du salon à Mgr et à sa suite ;
le lendemain matin, il accompagna à l'église, pour la confirma-
tion, l'hôte à la fois vénéré et aimé, auprès duquel il représentait
mon père.
Mais, l'année suivante, comme pour se dédommager d'une
absence, qui leur avait été pénible, et parce qu'il semblait que
l'état de notre vieille et chère tante était moins menaçant, mes
parents prolongèrent leur séjour à Cabrières, pour communier
ensemble, le 2 novembre, « à l'intention de leurs pauvres
défunts»; et quelques jours après, le 21, ils reçurent à dîner
Mgr Plantier, avec M. le Baron de Larcy et sa fille aînée,
Mme Valentine de Roux-Larcy. Cette société aimable et spiri-
tuelle charma mon père, qui la résume par ces simples mots :
« Tout a été très bien ».
— 509 —

Les fêtes religieuses se succédaient, tenant en haleine cette


bonne population, qui, depuis le passage, rapide mais fécond,
de M. l'abbé d'Everlange, aimait à se réunir à l'église et à y
prier. M. l'abbé Roussel entretenait à son tour ces bonnes dispo-
sitions. Le 27 février 1867, il avait convié tout le village à la
bénédiction d'une statue de la Très-Sainte Vierge, et mes
parents s'étaient rendus à cette invitation. Un an plus tard, au
mois d'octobre, une grande mission fut prêchée ; elle eut le plus
grand succès ; et le Journal paternel mentionne que « le château
et presque tous les habitants de Cabrières ont communié ».
Durant le cours de cette année, 1867-1868, mes parents eurent
quelques joies profondes, telles que la première communion de
ma nièce Jeanne (28 mai 1867), les succès classiques d'Antoine
(9 novembre), son entrée aux Carmes, sa réussite au baccalau-
réat ès sciences, qui se trouva être le prélude heureux de sa
préparation à sa future admission à Saint-Cyr. Mais, en revan-
che, mon père avait passé, du 6 janvier au 15 juin, par la plus
grande douleur, qu'il pût ressentir en dehors de la mort de ma
mère : — Sa tante si chère, la soeur de sa mère, Henriette-
Augusta de Génas, baronne de Lisleroy, la confidente et l'inspi-
ratrice de toute sa vie, lui fut enlevée par un affreux accident :
elle tomba de faiblesse, dans sa chambre, au pied du lit, et se
cassa le col du fémur. Réduite par là à la plus complète immo-
bilité, elle dépérit rapidement et cessa de vivre, le 16 juin 1867.
« Aujourd'hui, à onze heures et demie du
soir, mort de ma
bien-aimée tante : c'est un des plus grands chagrins de ma vie,
et la fin de la liste si chère de mes bons parents. Rien ne m'en
consolera. Je reste seul avec ma bonne compagne, et ma douleur.
— Tout est fini. — »
— 510 —

Certes, mon père était sincère, en parlant ainsi. Je suis


témoin de la profondeur de ses regrets, de leur durée, de l'émo-
tion cruelle, avec laquelle il ressentait la privation de cette pré-
sence et de cette société, alors qu'il avait besoin de parler de ses
soucis et de les voir partagés. Mais, heureusement, Dieu permet
que rien ne finisse complètement, rien de ce qui a vraiment
alimenté l'intelligence et rempli le coeur.
Et c'est pourquoi ma mère et mes frères furent bien inspirés,
quand, après avoir laissé à la douleur paternelle l'entière liberté
de son explosion, ils lui reparlèrent d'un voyage à Rome, en
famille. Il en avait été déjà question, quand on avait parlé du
du grand pèlerinage, projeté pour la célébration du dix-huitième
centenaire du martyre des apôtres Pierre et Paul. Et, de plus,
mon frère Humbert et Gasparine avaient pris l'habitude de
passer, tous les ans, quelques semaines dans la Ville éternelle.
Au fond, mon père était un classique ; il avait entendu parler
de la Rome historique et politique par les voix les plus élo-
quentes dans la Sorbonne de sa jeunesse ; il avait admiré les belles
descriptions de la Campagne Romaine par Chateaubriand ; et la
magie des noms romains était absolue sur son esprit : sans
compter que, revenu depuis longtemps à la pratique religieuse,
il voyait, dans le pouvoir du Chef de l'Église, la plus haute
forme de la légitimité du pouvoir. Ce pouvoir était attaqué, en
vertu des maximes révolutionnaires ; quelles circonstances plus
décisives, pour aller s'agenouiller à Saint-Pierre, et se mêler
quelques jours à la société vaillante des Zouaves Pontificaux.
Le voyage commença le 23 novembre 1869. Nos voyageurs
passèrent par la Corniche, Nice, Gènes et Florence. Ma mère
n'avait pas assez Je force dans les yeux pour contempler tant
de merveilles, trop rapprochées devant son regard.
— En un
— 511 —
sens, mon père jouissait mieux de ce qu'il visitait : son imagi-
nation vive et puissante, groupait tant de souvenirs autour des
noms de ce qu'il voyait, que son enchantement ne cessait pas;
c'était dans sa mémoire, et près de ses oreilles, une harmonie
sonore, telle qu'il n'en avait pas encore entendu. A Rome, où nos
chers pèlerins arrivèrent quelque temps après la fête de la
Toussaint, ils eurent tous le bonheur d'écouter de belle musi-
que, et ma mère, très entourée par les jeunes zouaves, amis
d'Humbert et de Gasparine, se fit tracer par eux le programme
de ce qu'il fallait aller entendre et admirer.

Mon père, plus indépendant, avait écrit d'avance la liste, le


nom et la place des souvenirs qu'il voulait honorer. Peu lui
importait la route à prendre, il suivait sa fantaisie et employait
bien son temps, malgré les intempéries de la saison, dont il
était étonné et mécontent. Rome ne devrait jamais être sans
soleil, pensait-il.
Pendant ce temps, ma mère dessinait, copiait et suivait,
selon son habitude, l'attrait de l'art, excité chez elle, par les
yeux, par les oreilles, et surtout par le chaud intérieur de son
âme, éprise de beauté.
Mais, à vrai dire, l'un et l'autre étaient surtout venus à Rome
pour voir le Pape : Videre Petrum.
Mon père avait vu Pie VII, au jour du couronnement de Napo-
léon, en 1804; et bien qu'il eût conservé la mémoire très nette,
de la bonté paternelle du Souverain-Pontife, alors que, à un
jeune insolent, qui semblait le braver, par dédain, il avait dit :
« Inclinez-vous, mon ami, la bénédiction d'un
vieillard fait
toujours du bien » ; malgré cela, probablement, la grandeur de
la scène, et celle plus grande des événements avaient voilé,
— 512 —
à ses yeux d'adolescent, la majesté personnelle du Successeur
de saint Pierre.
A Rome, soit devant l'église des Douze-Apôtres, où l'obli-
geante politesse de Mgr Isoard, alors auditeur des Rites pour la
France, lui avait ménagé l'occasion de voir Pie IX de très près ;
soit au Vatican, en assistant à la messe de ce saint Pape, et
peut-être même en communiant de sa main, mon père avait eu
les yeux pleins de larmes et le coeur remué jusque dans ses plus
intimes profondeurs.
Voici le récit de ma belle-soeur :
« La première fois que mon beau-père a vu
Pie IX, nous
étions aux fenêtres de l'appartement de Mgr Isoard, à la place
des Saints-Apôtres. Quand le Pape descendit de voiture pour
entrer dans l'église, mon beau-père fut si ému, que de grosses
larmes coulèrent sur son visage ; sa voix s'éteignit dans sa gorge
serrée ; et nous fûmes tous pénétrés de la vivacité et de la pro-
fondeur de cette impression... D'ailleurs, dans nos courses à
travers les curiosités de Rome, mon beau-père était attentif à
tout. »
Pour ma mère, comme pour toutes les personnes pieuses
de son temps, Pie IX était un saint, et un saint persécuté : de
là, pour son auguste personne, une vénération, qui changeait
presque de nom, et devenait une réelle dévotion.
De Rome, mes parents allèrent à Naples, où mon père fut
spécialement frappé par la visite à Pompéï. La vieille vie
romaine, qu'il s'était si souvent représentée, en lisant ou les
historiens ou les poètes latins, elle était là fixée et moulée dans
la lave ! Ce fut pour lui un ravissement d'en être si près.
A leur retour de Naples, et après une halte à Rome, de quel-
ques jours, mes parents reprirent le chemin de France, en pas-
sant par Bologne et Gênes.
«Le 6 février 1870, écrit mon père, « après un voyage pénible
et long, mais charmant », nous nous retrouvons avec joie dans
« notre vieux Cabrières, toujours aimable pour nous ».
—513—

Soucieux de former leurs petits-enfants pour la vie à laquelle


ils paraissaient destinés, mon père et ma mère accompagnèrent
Jeanne à son entrée dans le monde, à propos d'une fête, donnée
chez le Baron et la Baronne de Trinquelague ; eux-mêmes
y por-
tèrent le souvenir de M. Baron, ancien ami de la famille; mais
surtout il leur plaisait de montrer à leur petite-fille l'aspect
d'une soirée, plus étendue et plus animée que les simples réu-
nions domestiques, à la rue de la Maison-Carrée. Quelquefois,
ces contrastes font mieux jouir de l'intimité de la famille, plus
naturelle et plus sûre.

Malheureusement, cette première sortie, en dehors du cercle


de la famille, précéda de bien peu la mort de la Marquise de
Boysseulh, grand'mère de Jeanne et d'Yvonne.
Mes parents firent célébrer, à Cabrières, une messe pour cette
pieuse femme; et mon père remarqua, avec satisfaction, que
cette preuve bien naturelle de sympathie « avait vivement touché
sa petite-fille. »
Peut-être est-ce en allant à la campagne assister à cette céré-
monie que les regards paternels, si accoutumés à s'arrêter sur
la physionomie de nos champs, constatèrent, avec inquiétude,
que le Phylloxéra avait atteint presque tout leur vignoble.
Ce fut un vrai chagrin pour mon père : d'autant plus que, à ce
début de l'invasion de la maladie, on était fort indécis sur les
traitements à adopter; et l'usage des plants américains, comme
porte-greffes, était encore incertain. Un agriculteur âgé devait
craindre de ne pas être à même de guérir des maux si étendus,
qui frappaient la plus importante de ses récoltes.
33
—514—

Mais, entre le mois de janvier et le mois de septembre 1870,


mon père allait avoir des soucis, d'un ordre bien plus élevé. Rien
n'avait faibli dans son âme, et sa ferveur politique ne s'était
pas refroidie.
La France avait été invitée par le ministère Ollivier à consa-
crer à nouveau, par le vote universel, l'existence de l'Empire,
dans les mains de Napoléon III. Il fallait sanctionner aussi les
modifications apportées à la conduite générale des affaires, dans
un sens plus libéral.
Ce vote fut émis, le 8 mai 1870, par 7.350.000 voix ; et l'on
put croire que ce verdict national approuvait tout le passé de
l'Empire, depuis 1852, et garantissait à jamais son avenir.
Et cependant la chute était proche Mais comment le prévoir?
!

Mou père s'inclina douloureusement devant cet accroissement


apparent de force et de durée. C'était une erreur; bientôt, en
effet, l'horizon se chargea des plus tristes nuages.
Le 18 juillet 1870, au moment où se clôturait, par le vote de
l'infaillibilité du Pape, la première phase du Concile du Vatican,
l'Empereur déclarait la guerre à la Prusse; et, le 28 du même
mois, il quittait Saint-Cloud pour se rendre à la frontière et prendre
la conduite de l'Armée.
Quelques jours après, arrivèrent les mauvaises nouvelles : du
5 août au 31, la France désapprit le chemin de la Victoire, et
le 4 septembre, à peine cinq mois après le vote du plébiscite,
l'Empire s'écroulait à Sedan !
L'investissement de Paris (19 septembre), la chute de Stras-
bourg (28 septembre), et enfin, le 27 octobre, la reddition de
Metz, ce furent là, pour mes parents, comme pour tous les
Français, des malheurs inattendus, nouvelles, qui jetèrent les
uns dans le découragement, et les autres dans une sorte de
— 515 —
fureur patriotique, de laquelle on pouvait tout redouter, parce
que au moment où l'autorité était indécise et livrée aux compé-
titions des partis violents. Je citerai ici une lettre de ma mère
à ma tante, où l'on voit quelles inquiétudes troublaient les
provinces :
« Nimes, 1er novembre 1870. »
« Bien chère soeur, »
« Après toutes nos cérémonies religieuses de ce grand jour, je viens
causer tristement avec toi. Ce matin, j'ai fait mes dévotions à la cha-
pelle de Sainte-Eugénie. J'étais contente de mes petites dévotions, et
je suis revenue déjeuner avec Eugène. Nous sommes sous le coup de
la triste nouvelle de Metz, et nous sommes presque découragés. Tes
fils et les miens font leur devoir ; et ce n'est pas sans danger pour les
uns et les autres ; mais il le faut. Cette nouvelle a produit ici une
grande consternation, surtout dans le peuple, qui se croyait trahi de
tous les côtés. Samedi soir, la foule s'est portée à la préfecture, pour
forcer le préfet à donner sa démission avec celle du maire. On battit la
générale et le rappel, à plus de minuit ; et j'entendis Artus descendre
son escalier quatre à quatre, pour rejoindre la Garde nationale. Les
officiers s'y montrèrent tous avec leurs hommes, et ces deux mille
soldats dispersèrent ce rassemblement, sans coups ni menaces ; leur
seule énergie a suffi pour obtenir ce résultat. Artus vint, à une
heure environ du matin, me raconter que tout était paisible main-
tenant. Il n'est pas sûr que cela ne recommencera pas. Nous avons
de bonnes nouvelles d'Humbert et de Gasparine. Humbert va bien,
mais est très occupé ; je ne sais s'il restera longtemps à son poste
actuel, car il y a bien des changements à tous les moments. Je voudrais
qu'il puisse être maintenu à Montpellier, puisqu'il y est établi. »

« 2 novembre. »

« Il fait aujourd'hui un vent, comme on dit ici, à décorner des boeufs ;


je ne sais si j'aurai le courage de partir pour Cabrières, étant très
enrhumée ; mais, si le cocher peut se tenir sur son siège, nous n'y
manquerons pas... Mme de Balincourt a de bonnes nouvelles de son fils
Edgard, qui est actuellement à Vincennes avec ses spahis algériens...
Enfin, je ne sais comment tout cela finira, aurons-nous la paix, ou
continuerons-nous à combattre à outrance? Ce que je redoute surtout,
ce sont les luttes intestines; et si l'armée réclame l'empire, comme on
le prétend, je prévois une guerre imminente avec les républicains.
Quelle chose à redouter qu'une guerre civile ! Mais Dieu est là C'est !
516
— —
Lui qui frappe, et qui peut tout guérir. Jusqu'à présent, nous parais-
comme frappés d'inertie et d'incapacité. Et cependant beaucoup
sons
de grands caractères se montrent chez nous : mais les divisions politi-
ques paralysent la plupart de leurs efforts. »
« Adieu, chère amie,
écris-moi souvent. »

Mon père avait vu avec satisfaction mon frère aîné se donner


ardemment à ses fonctions de capitaine de la Garde nationale,
et mon frère Humbert reprendre du service, à l'État-major du
corps d'armée de Montpellier. Raymond fit aussi preuve de
bonne volonté, à Périgueux, mais ne fut pas incorporé dans un
régiment.
Mais lui-même, comme le don Diègue de Corneille, se plaignait
à moi de sa vieillesse, qui l'obligeait pour défendre notre pays,
« De passer son épée en de meilleures mains ».
Une main, non pas meilleure, mais plus jeune, et qui, Dieu
aidant, eût été aussi vaillante, se présenta à ses côtés ; son petit-
fils, Antoine, bachelier ès sciences et admissible à Saint-Cyr,
aux examens de 1870, fut classé, comme sous-lieutenant, au
3° Hussards, en garnison à Béziers, puis envoyé à Rouen (1).

Ce futune saison triste, malgré tout, que l'hiver de 1870 et le


début de l'année 1871.

(1)Mon neveu, Antoine de Rovérié de Cabrières, continu de servir


jusqu'à son mariage. Il épousa, le 3 avril 1880, Mlle Marie d'Espous de
Paul. De ce mariage sont nées deux filles, Mlles Renée et Yvonne de
Cabrières ; deux autres sont mortes peu de jours après leur nais-
sance.
Lui-même est mort prématurément et pieusement, en 1899.
— 517 —
Paris avait supporté courageusement le siège ; au nord, à l'est,
au centre, à l'ouest, quatre centres de résistance s'étaient opposés
avec énergie à l'avance des Prussiens ; et l'idée d'une lutte à
outrance avait même été proposée au Gouvernement et caressée
par lui. Mais l'ennemi, tenant la Capitale enserrée, réduisait à
néant tous les efforts ; le 22 janvier, un armistice, précurseur
de la paix, fut demandé et obtenu : la guerre cessa ; les négo-
ciations allaient prendre presque une année, avant la libération
complète du territoire (16 septembre 1872).
Je n'exagère pas, en disant que ces mois furent pour mon père
une période de véritable angoisse. Je ne le voyais jamais, sans
être frappé de son anxiété. Il lisait attentivement les journaux,
et s'associait par le coeur à tout ce qui se faisait alors pour guérir
les conséquences de la guerre désastreuse, que nous avions subie.
On imagine le chagrin que lui causa le soulèvement de la Com-
mune, sous les yeux de l'étranger, et avec quelle anxiété il suivit
les opérations de l'armée de Versailles pour arracher Paris aux
insurgés. Là périt le petit-fils de ce Baron de Calvière, qu'il
avait tant aimé ; cette mort glorieuse fut pour lui un deuil de
famille ; et ses deux fils le représentèrent à Marsillargues auprès
de M. Prosper de Calvière, dont l'unique héritier venait de verser
son sang pour la France, dans une lutte fratricide, après avoir
échappé au feu des Prussiens.

Quand, le 13 février 1871, l'Assemblée nationale se réunit à


Bordeaux, il parut à mon père qu'une heure, longtempsattendue
allait enfin sonner, celle qui marquerait le rétablissement de la
Monarchie (1). Autour de lui, on parlait tout haut du rappel du
Comte de Chambord par l'Assemblée ; et l'on voyait un signe

(1)D'autant plus que, à en juger par la députation de Nîmes, la


Chambre était en grande partie monarchique : les noms de Larcy,
Bernis, Valfons étaient de ceux que mon père honorait et aimait.
— 518 —
favorable dans la réunion, à Bordeaux, immédiatement après
la guerre, de l'élite de la Nation ; elle acclamerait, comme son
sauveur, celui qui, sur les fonts du baptême, avait été appelé
le Duc de Bordeaux : la ville qui, en 1815, avait la première
reçu les Bourbons, serait, en 1871, la première encore à saluer
l'avènement d'Henri V !
Mais Henri V, c'était un homme isolé; il avait pourtant une
famille politique, de laquelle de graves événements l'avaient
séparé. Après la grande épreuve de la guerre, ne fallait-il pas,
pour donner au pays une confiance assurée dans la durée du
Pouvoir, qui aurait à guérir tant de plaies saignantes, ne fallait-il
pas à Celui, que l'on appellerait : le Roi, l'appui de l'hérédité, et
de l'hérédité, telle que l'Histoire la proclamait.
Un jour que je venais à la maison, je trouvai mon père, seul,
appuyé à la cheminée et absorbé dans une méditation profonde :
il en sortit, en me voyant, mais pour la continuer, tout haut :
« Mon enfant, me dit-il, quelles sont les nouvelles ? »
« Mon père, je n'en connais pas aujourd'hui ! » Alors, repre-
nant le fil de ses pensées, et avec une indicible expression de
tristesse, il ajouta, en se parlant à lui-même : « Je mourrai,
sans avoir vu la fusion ! Et c'est le seul remède ! »
Mon étonnement fut grand : « Mais, mon père, il faut donc
aller aux d'Orléans ! »
« Eh ! oui, mon ami, il le faut ! »
Et moi, qui avais été élevé dans la haine de cette branche des
Bourbons, je l'entendais réclamer par un homme, dont la foi
royaliste m'avait été enseignée pour qu'elle fût ma tradition et
mon symbole ! Quelle surprise Des lèvres de mon père sortait
!

un appel au pacte nouveau, qui réunirait le Comte de Chambord


avec les Princes d'Orléans, issus du frère de Louis XIV.
Je n'ai pas à raconter les péripéties par lesquelles la France
a passé, depuis 1871.
Au cours de l'année 1873, la « fusion » s'est faite loyalement ;
si ce grand acte de réconciliation n'a pas réalisé toutes les espé-
rances, qu'on avait fondées sur lui, il n'en existe pas moins ; et
— 519 —
la Providence peut, quelque jour, en tirer parti ! « Dieu protège
la France ! »
Ainsi pensa mon père ; et sa confiance en Dieu ne fléchit
pas, pas plus que son espoir dans les destinées de notre Patrie.
Il continu à servir de son mieux par sa présence, par ses actes,
la défense religieuse et même politique du pays contre les idées
opposées à la religion et à l'ordre social chétien ; et chaque fois
qu'il y eut un vote à émettre, une opinion à manifester, son
vote et son opinion suivirent l'immuable penchant de son coeur.

Il eut, au cours du mois de décembre 1873, une surprise bien


inattendue. Vis-à-vis de l'autorité religieuse, mon père était d'une
discrétion absolue ; et dans la lettre que Mgr Cart, mourant,
daigna écrire à mon sujet au Successeur, que la Providence lui
donnerait, j'ai lu, avec une émotion pleine de gratitude, cet
éloge de mon père : « Si je me permets cette recommandation,
c'est parce que jamais M. le Marquis de Cabrières ne consentirait
à vous parler de son fils ».
Oui, mes parents voulaient que je fusse un homme d'obéis-
sance. La députation du Gard, en 1873, sous l'influence de M. le
Baron de Larcy, fut moins discrète : elle proposa mon nom au
nonce de Sa Sainteté le Pape Pie IX et à M. le Maréchal de Mac-
Mahon, Président de la République, pour le siège de Montpellier.
Le Saint-Père agréa cette proposition, le 14 janvier 1874 ; et je
fus appelé, le 19 mars suivant, à recevoir la Consécration Épis-
copale.
Mon père assista, avec sa simplicité habituelle, à cette grande
cérémonie, dans laquelle je fus présenté à Mgr Plantier, mon
Consécrateur, par mes deux Assistants, Mgr Meirieu, évêque de
Digne, et Mgr Mermillod, évêque de Lausanne et Genève.
— 520 —
Après le sacre, il retourna, seul, à la maison, étonné presque
d'un si grand honneur, décerné à l'un de ses fils, et souriant au
peuple sur son passage. Il se fit donner, plus tard, par ma mère,
les récits des journaux sur mon entrée à Montpellier,le 25 mars,
jour de l'Annonciation, choisi à dessein pour mettre mon épis-
copat sous la protection de la B. V. Marie.
Il y eut à faire des élections, dans la semaine avant la Passion ;
malgré une impression assez pénible de froid, et bien qu'il n'eût
aucune confiance dans le succès, il voulut faire, une fois encore,
acte de citoyen et d'électeur, et il vota pour le candidat qui pro-
mettait de défendre sa foi religieuse et quelques-unes de ses
tendances politiques.
Au retour de cette sortie, il se trouva fatigué, mais pas assez
pour renoncer à sa communion pascale ; et voici le récit que m'a
laissé ma belle-soeur Gasparine :
« Votre cher père m'avait informé qu'il irait avec moi, faire ses
dévotions à la Cathédrale, à cinq heures du matin. (Nous y allâmes
avec notre petite lanterne, faute de lumière dans les rues.) »
« Le mardi soir, en effet, mystérieusement, il me fit un signe,
et dans l'embrasure d'une des fenêtres du salon gris, il me dit :
« Ma fille, on m'a dit de faire mes pâques, le Jeudi Saint ou le
jour de Pâques, qu'en pensez-vous? En tout cas, je ne veux pas
qu'on me voie, je n'ai pas donné d'assez bons exemples. J'éton-
nerais peut-être le public. C'est avec vous que j'irai, à cinq heures
du matin... Vous viendrez avec moi» : je ne sais pourquoi je
lui répondis : « Non, allons-y demain, mercredi, ne remettons
pas à plus tard, il n'y a pas de raison de le faire : l'avenir n'est
pas à nous. » Et cette phrase banale, à laquelle je n'attachais
aucune importance, s'est trouvée vraie, à la lettre. »
« J'allai donc, à cinq heures moins un quart, frapper à la porte
de la chambre de votre mère ; il m'y attendait sans lumière, pour
ne pas la réveiller ; et tous deux dans ces rues, si mal éclairées
alors, nous cheminions en silence, moi tenant une petite lanterne
à la main, pour le mieux conduire. »
« Nous nous mimes le plus près possible de la table de
— 521 —
communion. Votre père la fit avec un tel recueillement, que j'en
fus fort émue. Il paraissait aller à merveille, ce jour-là. Ce n'est
que le vendredi soir qu'il se plaignit un peu, et, pour la première
fois, il garda sa robe de chambre, au salon, au milieu de
nous tous. »
« Mal en train, le jeudi, il se remettait dans son lit, sans donner
aucune inquiétude. Cependant je m'en préocccupais, et je priai ma
belle-mère de faire venir le médecin. Le lendemain, avant-veille
des Rameaux, un peu inquiète, je restai toute la soirée, auprès
de lui, avec ma belle-mère : rien ne pourra me faire oublier
cette veille. Toutes deux, nous ne le quittâmes pas. Tout en
nous disant : « Je crois que ce que j'ai, n'est rien ; je le pense
du moins, car je ne sens pas mon mal», il ajoutait : « Cepen-
dant, ma pauvre femme, il y a plus de soixante ans que nous
sommes ensemble, il faudra nous quitter. » Et il le répétait,
avec une telle sérénité que j'en étais stupéfaite. »
« Puis, il se tourna vers moi, avec tendresse, et me dit : « Ma
fille, je vous bénis. Vous avez été bonne et dévouée ; vous avez
rendu mon fils heureux : et je vous bénis de tout mon coeur ».
« J'entends encore cette voix si nette, si forte ; elle m'impres-
sionnait et m'inquiétait en même temps, plus qu'elle ne frappait
ma belle-mère, accoutumée à l'entendre, et qui ne se croyait
nullement menacée. Vous êtes venu, à la dernière heure ; je
sais qu'il vous a parlé avec une pleine connaissance. »
Quand, à ma demande, on est allé chercher un prêtre pour
l'administrer, il a reçu l'Extrême-Onction, sans manifester aucun
sentiment; et le même soir, tout a été fini.
C'était le 9 avril 1874.
Le lendemain du 9 avril, quand ce corps eut reçu de mains
pieuses les soins accoutumés, les quatre fils du défunt le prirent
et, du lit modeste, qu'il avait occupé, à côté de la chambre
de notre mère, ils le portèrent, revêtu de ses habits ordinaires,
sur une chaise longue, amenée à cette intention.
Chacun d'eux vint ensuite baiser tendrement le front glacé
de celui, dont toutes les pensées avaient été pour eux. Ce baiser
522 —
suprême, inspiré par la reconnaissance, soulagea momentanément
leur tristesse. Il leur sembla que leur père était sensible au
témoignage pieux qu'ils lui donnaient de leur gratitude à son
égard et de leur union entre eux.
Quelques heures après, les funérailles eurent lieu à la
Cathédrale ; puis e cortège funèbre rit sa route vers abrières,
accompagné par les amis fidèles t par une députation des
Catholiques de Montpellier.
Une absoute solennelle eut lieu dans l'église, que notre père
avait aimée et contribué à embellir ; et enfin, dans le cimetière
du village, le 12 avril, nous rendîmes à la terre les chères
dépouilles, qu'elle gardera jusqu'à la résurrection.
Notre mère bien-aimée a survécu trois ans à son mari, jusqu'au
25 mars 1877. Elle a honoré son euvage par la continuité de
de ses regrets et de ses prières, par sa idélité à remplir toutes
les instructions de et Eugène, qu'elle n'a essé de louer, de
bénir et de pleurer.
UN DERNIER REGARD SUR LES GRANDES AFFECTIONS
DE MON PÈRE

J'ai tracé le tableau de ce qu'a été la vie laborieuse de mon


père, aidé ar les qualités d'intelligence et de coeur de la com-
pagne, que Dieu lui avait donnée.
Pour achever de le connaître, il n'y a pas de moyen meilleur
que de l'écouter parler, en s'en rapportant à ce qu'il a mis de
lui-même, dans les Journaux, auxquels il confiait ses pensées.
C'est par là que je erminerai ce Livre de amille », écrit sous
l'inspiration de la plus respectueuse tendresse.

La Famille : Ma mère. — A plus de quatre-vingts ans, mon


ère ne parlait de ses parents qu'avec une affection, dont l'expres-
sion, si vive qu'elle fût, arrivait difficilement à le satisfaire. A la
moindre occasion, il rappelait le nom de « son bien-aimé père »;
il fixait, au 15 mai (fête de saint Isidore, le laboureur), la messe
anniversaire, qu'il fondait à l'intention de tous les siens, et spé-
cialement du « Commandant », dont la mort, en 1806, avait été
« la première douleur de sa vie, et l'une des plus grandes. »

— Est-il besoin d'insister pour montrer quel a été son amour


pour sa mère : — amour, qui allait jusqu'à inquiéter Mme du
Vivier, quand elle se préparait à lui donner son Yvonne.

— On a vu de quelle persévérante
tendresse il a entouré
Mme de Lisleroy, jusqu'à sa mort. Son affection n'était guère
moindre pour cette Euphrosine de Lisleroy, sa cousine germaine,
— 524 —
épousée, en 1824, par le Marquis de Balincourt, et mère de-
deux fils et d'une fille.
Très différent de son beau et brillant cousin, mon père devina

bien vite que ces dehors mondains s'alliaient à un noble carac-
tère, à un esprit élevé, à de très réelles et très sérieuses qualités :
aussi, dans le Journal paternel, l'épithète d'excellent accompagne
toujours le nom de notre oncle par alliance (1).

— La carrière de mes deux cousins, Fernand et Edgard, dans


la marine et dans l'armée, marque ses étapes, sous la plume dé-
mon père, aussi bien que l'avancement de mes frères ; et le
mariage de Fernand est soigneusement indiqué comme une date
de famille.

— Vis-à-vis de l'admirable compagne de son existence, alors


qu'il s'était voué lui-même à de si longues années d'économie, de
travail, de calculs de tout genre, afin d'arriver plus vite à relever
sa fortune, il ne tarissait pas d'éloges, ni d'expressions de recon-
naissance. Jusque dans son testament, il recommandait à ses
fils de ne jamais oublier ce qu'ils devraient à leur mère ; et je ne
résiste pas au désir de publier encore ici quelques-uns de ses-
épanchements, affectueux, vis-à-vis d'elle. N'est-ce pas le plus-
doux et le plus touchant mémorial de l'un et de l'autre?
« Tu veux me prouver que je juge mal tes sentiments. Je ne tiens
pas à mon talent d'observation, et je ne demande pas mieux que de-
m'être trompé, quand j'ai cru voir que tu n'étais pas contente de ton
sort auprès de moi. Ce qu'il y a de certain, c'est que quand je souffre de
notre situation actuelle, j'ai été parfois jusqu'à regretter de t'y voir
attachée ! Ce n'a été alors que par un excès de délicatesse et d'attache-
ment pour toi, car, pour mon propre compte, je te l'ai dit bien des fois,
si quelque chose me fait supporter mes peines, mes ennuis, mes décou-
ragements, c'est que tu sois ma femme. »
« Je ne connais que toi qui me convienne, et avec qui j'aime à penser
que je passerai ma vie. Mais il me faudrait la certitude que tu n'y es-
pas trop mal ; et que, tout en sentant comme moi les privations et le

(1) Mort en janvier 1864, regretté de nous tous.


— 525 —
peu de ressources de notre pays, tu trouves un dédommagement à
vivre avec quelqu'un qui ne te déplaît pas trop. Vouloir être aimé, c'est
beaucoup quand on n'est pas trop aimable, mais le coeur est exigeant,
en dépit de soi, et tout en convenant qu'il a tort de l'être. On n'aimerait
pas beaucoup, si l'on ne désirait pas quelque retour ».
« Il y a, en moi, une sorte de jalousie secrète contre tout ce qui partage
ton coeur avec moi. J'ai trahi, malgré moi, cette impression ; et main-
tenant, je l'avoue. On devrait être plus adroit, mais pas plus franc,
ni plus tendre au fond. Si mon amour te paraît exigeant et susceptible,
il faut le lui pardonner, parce que, de son côté, il est prêt à tout sacri-
fier pour toi. Ne dis rien de tous ces bavardages, qui ne peuvent être
compris que par celle, qui me connaît tout entier. Mon saint Augustin
dit, dans ses Confessions, une phrase, qui exprime tout à fait ce que
je sens. « Mon bonheur, dit-il, eût été d'être aimé, aussi bien que d'aimer
moi-même, car on veut trouver la vie dans ce qu'on aime... La vie !

c'est une préférence absolue sur tout autre sentiment,même naturel. »


Voilà, mon amie, ce que j'éprouve. Heureusement, j'ai pour moi saint
Augustin ! »

— « Crois, ma chère amie, que tout ce qu'il y avait de sensible


dans mon coeur, a été ébranlé par l'effort que j'ai fait, quand je t'ai
demandé de sacrifier Veaune ! L'amour, l'orgueil, la crainte d'un
avenir, immense encore, sur lequel pèserait toujours la responsabilité
du parti que nous avons pris : c'était beaucoup pour une âme, qui sait
bien revêtir l'apparence du courage et de la force, mais que tu connais
faible aussi et aimante, autant et plus que beaucoup d'autres. J'ai tout
surmonté, tout pris sur moi, j'en porterai le fardeau bien longtemps,
et de plus d'une façon. Mais je ne m'en repentirai jamais, à moins que
je ne te voie malheureuse, par suite d'une résolution, que je n'ai prise
que pour ton repos, et pour celui de nos enfants. Te tromper, et fein-
dre devant toi une tranquillité que tu n'approuverais pas, — jamais !
Au contraire, je n'aime rien tant, je ne désire rien tant que de me
montrer à toi, tel que je suis : avec mes qualités ou mes ambitions
réelles, avec mes faiblesses aussi et mes découragements involon-
taires. »

—« Tu sais qu'il y a deux hommes en moi : l'un, tendre et faible; et


l'autre, qui serait ferme et froid, s'il s'abandonnaità sa fantaisie. Quand
on ne veut pas de l'un, l'autre serait tout prêt. Les connais-tu tous les
deux? Il me semble que c'est bien le second qui a pris, un instant, la
parole, et qui t'a fâchée. Je ne sais pourquoi je l'ai laissé faire. En fait,
— 526 —
ce froid ne sait ce qu'il dit : Son aller ego, ce personnage maussade et
affectueux, que tu n'écoutes point toujours, parle bien mieux, et dit
beaucoup mieux ce que je pense, en réalité ; mais il t'a déplu par quel-
ques mots, peut-être un peu vifs, — pardonne-lui. Mes deux aspects
me paraissent déraisonner. Moi, tout entier, faible et fort, tendre et
réservé, tour à tour, je vaux mieux vraiment, dans « mon ensemble »,
qu'en détail. Prends-moi tout entier, sans songer à mes bizarreries.
Je sais bien que ma femme vaut en tout mieux que son mari ! »

«Je voudrais que tu te plaises dans ma « masure » ; je


voudrais

que tu sois heureuse auprès de moi. Ne comprends-tu pas ce senti-
ment ? C'est celui de ton excellent père, le vénérable M. du Vivier,
que je n'ai pas connu, mais que j'ai pleuré : il faisait mettre le chiffre
de sa femme sur le balcon de sa fenêtre, et il avait toujours peur qu'elle
ne se plût point à Cuirieu Vous ne vous doutez pas, vous autres fem-
mes, de l'attachement de vos maris ; même de ceux qui furent peut-être
de « ci-devant mauvais sujets » ; et crois-tu que ceux, qui l'ont été un
peu, et qui comparent leur femme à tant d'autres qu'ils ont connues,
ne les apprécient pas? Certes, s'ils ont le sens commun, ils les appré-
cient en proportion de la valeur de tous leurs souvenirs. Au reste, les
réflexions, que je te fais là, sont, comme tu le sais par expérience,
le fond continuel de mes pensées, et jamais je ne remercierai assez le
Bon Dieu de t'avoir mise dans mes bras ! »

« Quand je me sens mal à l'aise, quand je suis triste, avec ou sans


raison, quoi qu'il m'arrive enfin de fâcheux : c'est vers toi que je me
rejette. Je t'aime plus que je ne peux te le dire, et, souvent, lorsque je
me figure que tu es gênée dans ta confiance, par quelque froide impres-
sion, j'en deviens malheureux, et j'éprouve un besoin plus impérieux
que jamais de sentir ta tendresse. Tu n'apprécies pas toujours toutes
choses, comme moi, mais nous en voyons le plus grand nombre de
la même manière. Chacun de nous a sa vertu favorite : la mienne,
c'est la force d'âme, comme la tienne est la pureté. »
« Nous avons le même goût d'économie,la même simplicitédans notre
genre de vie ; la campagne nous plaît à tous deux, nous aimons les
arts, l'étude, nos enfants, de la même manière. Ce sont bien là des
rapports, et, quand on y joint la réflexion que nos destinées sont
désormais unies, que l'avenir nous isolera, et, que de tout ce que nous
aimons, dans quelques années, il ne restera que nous deux, pour nous
servir l'un à l'autre d'appui, mon coeur se remplit d'une tristesse tendre,
qui double mon besoin de t'aimer. »
— 527 —
— « Ma chère Yvonne, je t'aime de tout mon coeur, et j'espère que
tu m'aimes aussi, car je ne saurais m'en passer. Nous n'avons ni des
caractères, ni un coeur, ni même une situation, qui nous permettent
de nous passer de notre attachement mutuel. Le passé et le présent
ont eu pour nous leurs épreuves ; l'avenir est chargé de douleurs et
de soucis, dans lesquels nous sentirons, de plus en plus, le besoin de
nous serrer, l'un contre l'autre, pour mieux résister aux jours mauvais,
on aux heures pénibles. Je suis triste, horriblement triste. Pardon ; il
me manque surtout de te voir. Quand tu seras là, près de moi, je serai,
déjà, à demi-consolé. »

— « Tu regardes les beaux sites, et tu cherches les beaux souvenirs ;


les réalités et les nécessités de la vie sont souvent si tristes, qu'on fait
bien d'en sortir, quand on le peut.
« Tu as raison, car je me sens parfois enseveli dans une sorte de
torpeur, et je m'y laisserais facilement assoupir ; mais je ne méconnais
pas le prix que valent les voyages, la littérature et les arts. J'aimerais
à voyager, à acheter des livres, des tableaux, des gravures, de la
musique ; il me plairait d'arranger mes maisons, d'avoir et d'entretenir
de jolis jardins. Tout cela me manque ; mais j'ai une femme que j'aime,
et qui m'aime, qui est bonne, qui est raisonnable, aimable et labo-
rieuse; je ne la quitte que pour la retrouver plus tôt. Ces idées me
plaisent et corrigent la peine de beaucoup de mes heures. »

« Il ne me reste que cette vivacité de goût pour le travail, qui anime


toutes tes journées. C'est, chez toi, raison précoce ; et, chez ton époux,
c'est peut-être radotage anticipé. J'erre, dans mes occupations forcées,
de l'agriculture aux maçons, des maçons à mes diables de comptes ; et
puis, de là, à la politique, sans prendre un intérêt réel à rien. C'est à
cela que tu fais diversion, et que tu apportes un remède, le seul,
le plus doux, qui puisse y être apporté, parce que la seule chose qui
me secoue et me touche, c'est toi Ma bonne Yvonne, je t'aime de
!

tout mon coeur ! J'admire ta persévérance et ton zèle. Je ne saurais te


dire encore combien de choses me disposent à te juger toute en bien,
dans ce moment. Je n'ai pas ton excellent caractère ; les désappoin-
tements et les contrariétés, au lieu de fermer mon coeur, l'ouvrent
extrêmement à la tendresse. Je ne t'aime jamais tant que quand je
suis contrarié ; — ni tant non plus que lorsque je te compare aux
autres femmes : je me dis alors qu'étant ce que je suis, et dans notre
situation, il n'y avait que toi peut-être au monde pour me convenir. »

528 —
« Eh! oui, nous nous convenions ; ma chère Yvonne ! Non seulement
par nos goûts et nos quelques talents, mais par les penchants de nos
coeurs. Je te ressemble plus que tu ne le crois. Et s'il me manque
cette douceur de langage et de physionomie, qui te rendent si
agréable, j'ai tes sentiments de famille, ton mélange de faiblesse et
de raison, l'heureuse impuissance, comme toi, de déguiser ce que
j'éprouve. Nous sommes tous les deux bons et sincères ; nous
méritons, je le crois, d'être heureux, et j'espère que nous le serons
l'un par l'autre. »
« A Cabrières, je me suis trouvé
mieux dans mon centre : à cause
sans doute de l'habitude, et parce que j'y avais mon vieux Dumas. Je
vois bien que c'est là qu'il faut nous arranger, et je bénis le Ciel que
tu aimes cette vieille demeure, parce qu'avec toi, je sens que j'y
finirai mes jours doucement. »
« Je ne sais pourquoi je suis aujourd'hui dans mes accès de tris-
tesse. Si cela se pouvait, j'arriverais presque à la dévotion. Notre
Anatole voulut, hier matin, aller à l'Église, et nous entendîmes
ensemble la messe de notre bon Curé. Je te promets que j'ai bien prié
pour les morts et pour les absents ; et, tout le temps, j'eus les larmes
aux yeux par un espèce d'attendrissement, qui ressemble à de la
faiblesse, et qui me fâche presque, car je ne sais si c'est mon cer-
veau qui faiblit. J'ai eu beau chasser cela, cette émotion me revient
sans cesse. »

Ma grand'mère. — Une prompte et profonde affection avait


bientôt uni Mme du Vivier avec son gendre ; et son fils même,
quoique sauvage et un peu bizarre, s'était attaché à son beau-
frère et l'avait aidé, quand, au moment de la vente de Veaune,
mon père avait eu besoin d'être soutenu auprès de la famille de
sa compagne. Mais la personne qui se lia davantage avec le
mari d'Yvonne, ce fut ma tante Augustine.

Ma tante. — D'abord témoin naïf et amusé de la Cour, faite


à sa soeur, puis de l'intimité gracieuse du jeune ménage, mêlée
enfin, au cours de longues années, à toutes les phases de la vie
de sa chère Yvonne, ma tante apprit à connaître, à estimer, à
aimer simplement son beau-frère ; elle le considéra comme son
— 529 —
conseiller et son appui naturel, quand Dieu lui retira la présence
de M. de Vallier.
Mon père s'accoutuma bien vite à regarder cette aimable, rai-
sonnable et confiante Augustine, comme une véritable soeur, dont
les enfants vivaient souvent avec les siens. Le mariage de la
fille aînée de ma tante avec Humbert, rapprocha encore
nos
parents ; et quand mes cousins se marièrent à leur tour, ils vin-
rent aimablement présenter leurs compagnes à mon père et à
ma mère.
L'ainé, Gustave, bon et digne garçon, avait épousé Mlle Noémi
de Leusse, personne distinguée et pieuse, qui ne lui a donné
qu'un fils (1).
Le second, Ernest, officier d'infanterie, intelligent et réfléchi,
avait épousé Mlle Amélie de Reverseaux ; il en a eu trois enfants,
un fils, Humbert, et deux filles, Edith et Marie. Mme E. de Val-
lier était une femme instruite, amie des arts, pieuse et discrète ;
et mon père avait remarqué ses agréables qualités. Elle est
morte prématurément.
Ma tante avait une fille aînée, Célénie, ma marraine, que nous
avons tous particulièrement aimée et regrettée. Elle n'a vécu
que pour Dieu, pour la charité sous toutes ses formes, et pour
les arts, qu'elle n'a cessé de cultiver. C'était une âme angélique,
qui inspirait une sorte de vénération, même à nos parents les
plus âgés.
Je citerai, pour corriger l'aridité de ces détails, une lettre de
mon père à ma tante Augustine : je la trouve bien française :

«J'ai reçu hier, chère soeur, votre bonne petite lettre, qui m'a fait
un vrai bonheur, en m'apprenant et me prouvant que vous n'étiez
pas assez souffrante pour cesser d'être aimable, et bien gracieuse.
Vous me dites que vous m'aimez bien, et je veux le croire, car j'en ai
besoin ! Je vous aime aussi, de tout mon coeur, comme un de ces liens,

(1)Charles de Vallier, marié à Mlle Caroline du Parc, n'a eu que


deux filles : Mlles Marguerite et Mathilde, mariées toutes les deux,
et qui ont de nombreux enfants.
34
— 530 —
qui nous rattachent aux souvenirs et aux émotions de notre jeunesse.
Votre excellente soeur est maintenant toute la consolation de mon
âge, où l'on n'a plus que des tristesses et des regrets. Et vous, que
j'ai connue, le même jour qu'elle, — vous qui, depuis quarante-huit ans,
avez partagé nos sentiments et tous nos intérêts, — vous êtes pour moi,
presque comme elle-même, et je vous aime presque comme elle aussi.
Vous ne sauriez croire combien ma pensée se reporte souvent vers
vous, et comme je voudrais que nos nids ne fussent pas si éloignés !
Vous avez fait une bien bonne chose, en offrant à nos enfants votre
confortable asile de Cuirieu. Ils y sont confortablement et convenable-
ment : ce qui me console de leur absence. »
« Raymond et tous les siens nous sont arrivés, et je viens de me réga-
ler, en regardant les figures, blanches et roses, de mes petites filles :
Jeanne est grande et vraiment gentille ; la petite Yvonne, toute ronde
et fraîche, rappelle notre Yvonne d'autrefois. Votre soeur est enchantée.»
« Vous savez tous les ennuis que j'ai eus pour la santé de ma pauvre
tante (1). Le Bon Dieu nous l'a rendue, pour quelque temps : mais dans
un état bien triste, qui l'isole presque complètement de toute distrac-
tion. La pauvre femme supporte cela comme une sainte. »
« Adieu, chère et bien bonne soeur, comptez pour vous sur la
tendresse et invariable attachement de votre vieil Eugène. »

II

La France. — De tout ce que j'ai entendu ou lu, venant de


mon père, il ressort que son esprit remontait volontiers, et par
un essor presque instinctif, de ses préoccupations de famille et
d'affaires, jusqu'aux intérêts généraux de la France. S'il n'avait
pas recueilli la belle maxime que « tout ce qui est national, est
nôtre », elle lui était naturelle, il l'aurait signée mille fois,
comme l'expression complète de sa pensée et de ses sentiments.
L'Histoire, et surtout l'Histoire de France, ont été l'objet
constant de ses études : et je crois être sùr que dans son admi-
ration pour Chateaubriand, et dans sa sympathie grandissante
pour Guizot, il entrait une sorte de reconnaissance pour ce qu'ils

(1) Mme De Lisleroy.


— 531 —
avaient, l'un et l'autre, donné à la France historique de leurs
travaux, de leurs publications et de leurs discours.
Pour Chateaubriand, à part quelques rancunes passagères pour
la manière dont il avait peint sa vie à Combourg, ou pour ses
déclarations républicaines, il demeurait aux yeux de mon père
comme le chantre du Christianisme, le réconciliateur de la
religion avec la France du dix-neuvième siècle, et l'un des types
les plus achevés de la puissance du sentiment de l'honneur.
Mon père savait gré à M. Guizot d'être revenu, dès 1848, à la
nécessité de la fusion; et je n'ai pas été peu surpris de constater
l'empressement avec lequel, au moment d'une visite que
l'ancien ministre fit à Nimes, vers 1860, mon père suivit les
détails des réceptions qu'on lui fit, des paroles qu'il prononça,
et de l'attitude qu'il garda vis-à-vis de ses adversaires d'autre-
fois. Il lui sut gré surtout de n'avoir pas hésité à confesser son
acceptation réfléchie et sérieuse de la foi chrétienne. Les Médi-
tations de Guizot étaient, aux yeux de mon père, un exemple
de sincérité, qu'il fallait estimer; et de ce que cette foi et cette
sincérité ne l'avaient pas conduit jusqu'à une entière adhésion
à la doctrine catholique, il fallait sans doute le regretter, mais
y voir aussi un heureux symptôme de ce qui arrivera le jour où,
de bonne foi et sans préjugé, les hommes du monde s'appli-
queront à l'étude de la religion.

— Il est facile de comprendre que mon père ait passionnément


admiré Corneille. Ce culte nous est d'autant plus naturel, plus
cher, à nous Languedociens, qu'en faisant les Romains, « plus
grands même qu'ils n'étaient », ce sont nos lointains ancêtres
que le poète a honorés.
On ne demande pas davantage à un Français s'il admire

Racine, dont les tragédies sont les chefs-d'oeuvre de notre génie
et de notre langue. Mais je me suis étonné quelquefois du culte
que mon père témoignait à La Fontaine, et qui était si fervent
que, le matin, en se promenant dans nos vieilles allées, il le
prenait comme son inséparable compagnon.
— 532 —
Pour Lamartine, j'ai dit combien il l'avait goûté, et même

défendu contre ma mère. Je ne sais si, de lui-même, il aurait
souscrit à l'édition complète des OEuvres publiées par le grand
poète, mais il y fut invité par Reboul, et il fut touché de
voir notre Reboul, — « le génie dans l'obscurité », — célébré
jadis sous ce nom par Lamartine, lui témoigner une reconnais-
sance, si persévérante, en lui gagnant des souscripteurs. Et si
mon père trouva dans les travaux historiques ou dans les dis-
cours du célèbre écrivain, quelques idées, qu'il ne pouvait
partager, il sentit, au contact de cette âme noble et pure, une
émotion, dont il sut gré à Lamartine, plus encore qu'à Reboul.

La noblesse et la pureté d'une âme, soulevée par un souffle



généreux de patriotisme et de foi, n'était-ce pas là Lacordaire
tout entier?
En allant à Voreppe, chez nos parents de Vallier, en montant
même à Chalais, ou en rencontrant, dans quelque voyage, le
saint et puissant orateur, mon père conçut pour lui une
profonde admiration; et j'ai trouvé, dans sa conversation, la
trace et les fruits de la lecture des Conférences de Paris et de
Toulouse.

— J'ai remarqué aussi que, dans ses notes, sur les paysages
qu'il avait vus à Aix ou dans les Pyrénées, en allant aux
eaux, il soulignait, comme une faveur de la Providence, la satis-
faction d'avoir pu causer avec M. Camille de Pimodna, ou avec
M. Baudon, le zélé président de la Société de Saint-Vincent-de-
Paul.
Il avait eu aussi quelques relations avec M. de Magallon, le
restaurateur de la Congrégation des Frères de Saint-Jean-de-
Dieu; et ainsi, dans toutes les sphères où se manifestent l'in-
telligence, le talent, le coeur, le dévouement, la charité, il se
plaisait à voir notre nation donner des interprètes à ce qu'il y
a de plus généreux et de meilleur dans la nature humaine.
— 533 —

III

Nîmes. — « La grande France», la Patrie, mon père l'aimait


avec passion ! Mais il avait aussi, pour Nimes, une passion,
restreinte à moins d'objets, et qui partait de sentiments plus
directs et plus personnels.

— Il aimait notre population ardente, mobile en apparence, et


très fidèle, très profonde en réalité. Ce titre de « républicains
blancs », que prenaient volontiers nos gens du peuple, ne l'ef-
frayait pas ; il y trouvait la peinture de ces âmes ouvertes,
simples, familières, et respectueuses, déférentes, en même temps :
n'oubliant jamais ce que l'on doit à l'âge, aux situations hono-
rablement acquises, toujours fières et ironiques devant l'inso-
lence et la fatuité.
Appelé, pendant quelques années, à collaborer, dans l'admi-
nistration municipale avec M. Vidal et M. d'Aldebert, adjoints,
comme lui, au maire, M. de Vallongue, mon père avait profon-
dément estimé et aimé ces deux collaborateurs. Plus particulière-
ment attaché à M. d'Aldebert, il fut témoin de la douleur
cruelle que sa mort causa à tous les siens, mais surtout à sa
fille, et, dit-il, « il en fut navré ». Il donna à l'un et à l'autre de
ses auxiliaires de longs et affectueux regrets.
Les remarques paternelles signalent ensuite les noms des

Blanchard, des Ferrand de Missols, des Belviala, comme des
« modèles de droiture et d'intégrité ». Alphonse Boyer est « juste-
ment regretté, à cause de sa vive éloquence »; Ferdinand
Béchard est « d'une haute capacité juridique », et « mérite
d'être écouté pour la sagesse de ses conseils politiques » ;
Fargeon est un « avocat puissant et de haute valeur » ; Anselme
Valat « unit à une science très sûre une rare noblesse de carac-
tère » ; Numa Baragnon, ancien préfet, « homme distingué, que
— 534 —
je connaissais depuis longtemps, et que j'aimais » ; le Colonel
Pagézy, « brave homme, un des compagnons de ma jeunesse ».

Mon père signale « l'honnêteté et la délicatesse financières»



de M. Combié, banquier dans notre rue de la Maison-Carrée ; et il
y trouve l'occasion de saluer la famille de Former et celle de
Charles d'Amoreux, à qui, sur la mort de son fils, aimable et
pieux officier d'artillerie, mort à Alexandrie, au début de la
guerre contre l'Autriche, en 1859, il écrit cette lettre de consola-
tion et d'espérance :

«Cher Monsieur, »
« J'apprends le malheur qui vous a frappé, et j'ai lu, hier, la lettre
touchante, par laquelle vous remerciez mon fils l'abbé de celle, qu'il
vous avait écrite en son nom et au mien. »
« Je ne doute pas que mon cher enfant, qui aimait tant le vôtre, ne
vous ait bien exprimé la part que nous prenons à votre immense dou-
leur ; mais moi, qui ai eu, depuis longtemps, l'honneur de vous con-
naître, et de vous apprécier ; moi, qui avais suivi, avec tant d'intérêt,
vos soins pour votre cher fils, et le succès qui les avait couronnés ;
moi, qui suis père aussi, et qui comprends toutes les joies, toutes les
douleurs de la paternité, j'ai besoin de vous dire, à mon tour, combien
je m'associe au chagrin que vous éprouvez, et combien j'admire la
résignation que la religion vous inspire... »
« Veuillez, Monsieur, agréer l'assurance des sentiments d'estime et
d'affection de votre très humble et obéissant serviteur. »
« Mis DE CABRIÈRES. »
«
Cabrières, le 28 août 1859. »

— Je vois, « rapprochés sur ces notes, dont la brièveté n'em-


pêche pas de deviner la portée, M. Olivier de Sardans, « pas-
teur de l'Eglise réformée et fervent royaliste» ; M. le Baron de
Daunant, « homme considérable et estimé » ; M. Isidore de Bicard;
M. Bame, représentant d'une vieille et honorable famille de la
ville; le bon M. de Pascal; M. de Villeperdrix, « honnête et
saint homme, universellement estimé » ; M. l'abbé Guimetty,
curé de Saint-Charles, neveu du curé de Saint-Paul, « notre
ancien et excellent ami » ; Alexandre Pleindoux, « dont les
— 535 —
funérailles, suivies par une foule énorme, ont été un véritable
hommage à sa vieille et bonne réputation ».

— Mon père donna à la mort de Reboul des regrets d'autant


plus profonds que leurs relations avaient été plus fréquentes et
plus intimes. Leur connaissance remontait à 1825, à une fête,
donnée en l'honneur de Charles X : le maire intérimaire avait
préparé à l'Hôtel de Ville, une salle de fête, qui supposait
l'existence de nombreux médaillons, chargés d'inscriptions
royalistes. On signala à mon père le talent poétique de Reboul,
et le « boulanger » fut appelé à la Mairie. On devina aisément
que son talent, très réel, était surtout la révélation d'un beau
caractère et d'une âme supérieure. Dès lors l'amitié fut scellée
entre ces deux intelligences pénétrées des mêmes aspirations
et ouvertes aux mêmes voeux.
Cet ensemble de personnes, à qui mon père assignait ainsi une
place dans ses souvenirs, témoigne de la sincérité, avec laquelle
il se félicitait de rencontrer, même parmi ceux, dont il n'avait
partagé ni les croyances ni les opinions, tant de qualités louables
et de réelle distinction.
Ne nous étonnons pas cependant s'il souligne, par des men-

tions plus étendues, la mort de M. le Comte de Chazelle-Lunac,
« l'un des meilleurs et plus nobles coeurs, qu'il ait connus» ; —
et celle de M. Chapot, député du Gard, tombé mort à Venise,
dans les bras du Comte de Chambord, et « sur les services et
les mérites duquel, le Prince a écrit une lettre très flatteuse en
même temps que très vraie ».
Mais voici, le 9 juillet 1868, la mort de Charles de Surville,

longtemps député du Gard, «honoré de l'entière confiance du
Comte de Chambord », et dont l'éloge est écrit dans la lettre
suivante, adressée a M. de Régis :
« Cher Cousin, »
De retour à Cabrières, depuis mercredi matin, c'est hier soir seule-
«
ment que j'ai appris, par M. le Curé, la mort et l'enterrement de ce
pauvre Charles de Surville. »
— 536 —
« Je le croyais délicat et souffrant, mais point si près de sa fin ; et
Artus, qui était allé à Lacoste, mardi soir, ne m'avait pas préparé
à cette triste nouvelle. »
« Bon père, bon chrétien, bon
français, comme nous l'entendions
dans nos vieux sentiments, c'est un homme en tous points regrettable.
Aussi j'éprouve le besoin de vous dire, et par vous à tous les siens, le
chagrin que sa fin prématurée cause à ma femme et, certainement, à
tous les miens. »
« Veuillez croire, cher cousin, que nous nous
associons de tout coeur
à vos regrets, et bien dire à tous les Surville, à quel point nous
partageons les leurs. »
Et, le 18 juillet, une note nouvelle, qui complète la louange :
« Messe pour Charles de Surville ; il y avait un monde énorme;

j'ai revu là notre bon peuple avec ses sentiments d'autrefois ».

— Nombreuses allusions à M. le Docteur Jarras, « excellent


ami et très bon conseiller » ; à M. Fontaine, « chirurgien de
mérite, très soigneux pour ses malades, et zélé pour les progrès
de la science ». — Que dire des musiciens, pianistes, violon-
cellistes, artistes? On sent qu'ils ont tous excité de persévérantes
sympathies.
Pour prouver combien mon père a aimé Nimes et les Nimois,
combien il s'est intéressé à tout ce qui en concerne l'histoire,
la prospérité et le bien-être, il faudrait faire de cette note un
volume à part. Je me borne à extraire du Journal paternel ce
passage, relatif à un nimois, inconnu et malheureux. Ses conci-
toyens lui accorderont un mouvement rapide de sympathie :
« Pierre-François Hezaud, avec qui j'ai été fort lié, à Paris, il y
a une quinzaine d'années, est mort à Rio-Janeiro, le 19 mars
1825, âgé d'environ quarante et un ans. »
« Par une de ces circonstances, qui frappent et déchirent, c'est
à moi, remplissant par intérim les fonctions de Maire de Nimes,
qu'ont été transmis, par la Préfecture de Nimes, son acte de
décès, et l'inventaire, dressé après sa mort, le 19 mars 1825 »
« En parcourant ce triste monument de la fin d'un intéressant
jeune homme, j'ai trouvé la note suivante :
— 537 —
« Une maladie lente et cruelle a dévoré ma vie, et m'a fait
« souffrir des tourments inouis. Depuis dix ans, la mort s'est
« attachée à moi; je l'ai traînée dans les deux émisphères ; je
« l'ai combattue corps à corps, et je dois enfin lui céder !... Ce
« terrible moment approche. , Je sens déjà mon âme se détacher
« du monde, où elle a tant souffert ; et je meurs, en me recom-
« mandant à l'Être miséricordieux et tout puissant, que j'ai
« toujours adoré. »
« Cette note, écrite par lui, a été trouvée dans ses papiers. Il
était né le 6 avril 1786. »

IV

Cabrières. — Les notes sur Cabrières sont nombreuses dans


les Journaux de mon père.
J'y remarque des noms, qui m'ont frappé, dans mon enfance :
Maurissargues, Clergurmort, etc., et aussi quelques-uns de ces
surnoms, si habituels dans nos villages : lou Capélan, lou Bran-
lapoche, etc.. Indication aussi sur les Prat, les Capon, les
Domergue, etc..

La première mention, faite avec quelques détails, est pour



le vénérable Curé, M. Pages, mort à quatre-vingt-douze ans, le
31 janvier 1850. Il avait exercé le ministère à Lédenon d'abord,
ensuite à Cabrières ; il était fort pieux, très régulier dans ses
exercices, et il avait formé deux ou trois de ses paroissiens à
remplir, auprès de lui, les fonctions de chantres et de sacristains.
Cavalier était un de ceux-là.
Venait ensuite M. Bompard, médecin-agriculteur, fils lui-

même d'un médecin, que l'on jugeait très capable, et qui, dit-on,
a laissé quelques manuscrits, et des mémoires scientifiques. « Une
proche parente de ce M. Bompard, qui avait eu plusieurs fils et
petit-fils, a été, pendant de très longues années, la choriste la
— 538 —
plus zélée, parmi les jeunes filles et les femmes du village ».
Mon père l'accompagnait parfois, sur son violoncelle.
Viennent ensuite quelques détails touchants :

Le 1ernovembre 1854 : « mort de François Louche, mon


— ...
vieux fermier de La Bastide, que j'ai vivement regretté. Il avait
été toujours attaché à mes parents, et avait beaucoup pleuré
mon père... » « Mort de Louis Biau, brave homme, et un des
anciens du village. »

« Août 1858 : « la maladie de M. Aberlin, ancien notaire


— ...
de Cabrières, s'aggrave. On le conduit, à Lyon, chez les Frères
de Saint-Jean-de-Dieu.... Sa nièce et son neveu, Jules Pelet, con-
disciple à l'Assomption de mon fils, l'abbé, sont morts, l'un
après l'autre, et leur unique petite-fille et fille a quitté le pays.
C'était une famille, que j'avais toujours connue, et à laquelle
j'étais attaché... »

«... 4 mars 1864 La« vieille Thérèse Altier, notre con-


— :

cierge, depuis la retraite de notre bonne Blanche, s'est retirée,


à son tour. Je la remplace par Mme Audemar, fille de mon
brave François Louche. »
3 décembre 1865. — « Mort d'Altier, maire de Cabrières : il a
succombé à une fluxion de poitrine. Il a été universellement
regretté. Ses adjoints étaient Larnac et Stanislas Louche. »

— Tout près du château, était établie, depuis longtemps, la


famille Bondon, dont, vers 1850, le chef était un homme d'in-
telligence et de volonté ; la femme paraissait douce et pieuse.
Dieu les a bénis, l'un et l'autre, dans leurs trois enfants.
« La seconde fille , jeune mariée , a été emportée par une
fièvre typhoïde, et sa mort a été résignée, et paisible : Il n'y
avait de triste, dans sa fin, que le sentiment de sa jeunesse, si
vite moissonnée ».
« Le fils est mort à vingt ans, d'une maladie semblable, lais-
sant le souvenir de sa modestie, de sa piété, de son innocence. »
— 539 —
Bondonnette », l'aînée des filles, a vécu un peu plus long-
«
temps. Rapprochée d'âge et d'inclinations de Larnaguette, fille
d'un fermier du château, ces deux jeunes filles ont fait l'admi-
ration du village, où elles ont représenté, durant toute leur vie,
la modestie, l'assiduité au travail, la ferveur dans la prière et
une continuelle ardeur au service de Dieu. »
« Bondonnette, enfermée dans sa demeure, était toute consa-
crée aux siens, dont elle était l'honneur et le soutien. Larna-
guette a longtemps vécu dans l'intimité la plus étroite de notre
famille ; elle y a laissé une mémoire embaumée. »

— Mon père s'est étendu plus encore sur son serviteur le plus
ancien, Dumas. — Nous l'avons tous et toujours appelé : le
vieux Dumas, parce qu'il était entré au service de la maison,
comme régisseur, avant 1818.
Issu d'une très honnête famille de Montmirail, dans le Gard,
Dumas est devenu très vite le confident et l'ami de mon père,
dont il exécutait les commissions et suivait les ordres, avec une
intelligence et une ponctualité parfaites. L'expression vulgaire :
Ceux qui obéissent au doigt et à l'oeil, s'appliquait à lui exacte-
ment. Son oeil ne quittait pas le visage de son maître, et son doigt
en dessinait nettement toutes les volontés. Aussi mon père le
regardait-il comme un compagnon inséparable ; et quand la mort
le lui enleva, en mai 1850, je fus témoin de sa douleur extrême
et de ses larmes :
« Que je regrette ce vieux et fidèle serviteur, disparu à la suite
d'une sorte d'attaque, à laquelle s'est mêlée une influence cho-
lérique ! Il meurt au moment où, avec tous mes travaux entre-
pris ou à entreprendre, j'avais le plus besoin de lui. »
La femme du vieux Dumas mourut le 6 juin 1853, et voici son
éloge, adressé par mon père à ses enfants :

«Je vous remercie, mes chers enfants, de m'avoir fait part directe-
ment de la mort de votre excellente mère. Vous sentiez que personne
— 540 —
ne comprendrait votre douleur autant que moi, et vous ne vous êtes
pas trompés. »
« Cette bonne et estimable compagne de mon vieil ami Dumas était
une des personnes, à qui je portais la plus sincère affection; et je
mêle de tout mon coeur mes regrets et mes larmes aux vôtres. »
« Si cette certitude peut apporter quelque soulagement à votre
juste douleur, acceptez-la, avec le témoignage de ma très paternelle
amitié, pour deux enfants, élevés dans la maison, et qui, j'en suis
bien sûr, mériteront toujours les sentiments que j'ai pour eux. Madame
s'unit à mes regrets et à mon intérêt pour vous. »
« Mis DE CABRIÈRES. »

La fille de Dumas, Dumassette, mariée à Cavalier, mourut


jeune ; elle avait demandé à voir mon père, avant sa mort; et
en mentionnant sa fin, le Journal paternel ajoute ces mots :
« cette mort m'a attristé ».
Les domestiques avaient aussi leur place sur les Journaux de
mon père ; et j'y relève l'éloge de Blanche Veissière, d'Aimar-
gues, bonne de mes frères, entrée au service en 1826, et qui
ne s'est retirée, pour être concierge à Cabrières, qu'en 1845. De
même, Joséphine Delauzens, «qui a passé cinq ans à la maison,
et qui y a fait un bon service ».
Marguerite Rascalone, de Vauvert, morte du choléra, en 1865,
obtint aussi cette exacte indication : « elle avait fermé les yeux
à Mlle Nancy de Lahondès du Boure, soeur du bon M. de Lahondès
du Roure, officier d'État-major, en 1815, et amie intime de tous
mes parents ».

Les Amis. — Lorsque mon père fut conduit à Paris, pour la


première fois, en 1804, il fut admis dans une société choisie,
presque entièrement formée de Bas-Languedociens, transportés
dans la capitale, peu de temps avant la Révolution.
— 541 —
Là se trouvaient les Joubert, les Chaumont, les de La Millière,
les Charnais, les Héron de Villefosse, les Carrière, les Dillon, les
Meulan, etc et aussi M. le Comte de Clarac, conservateur des
,
Antiques, au Musée du Louvre. Autant qu'on en peut juger, par
ce qui subsiste, dans les papiers de mon père, les membres de
cette société étaient fort unis entre eux par des liens de parenté
très proche, et aussi par la communauté de leurs origines et de
leurs souvenirs. Je ne sais si cette aimable réunion de personnes
instruites, spirituelles, gracieuses prenait elle-même le nom de
« société du Faubourg-Montmartre », mais je vois que, jusque
dans sa vieillesse, mon père a conservé la mémoire de ce milieu
affable et charmant, dans lequel son âme s'était épanouie.
C'est là qu'il avait connu et s'était lié avec M. Paul d'Arnou-
ville, dont la correspondance, fréquente et très remplie de
détails, donnait souvent au « rural », l'illusion de croire qu'il
était encore citoyen de la Ville-Lumière. Cette douce amitié suivait
les générations. Je vois, dans les lettres, échangées entre Nimes
et Paris, paraître la fille et la petite-fille de M. d'Arnouville,
d'abord sous le nom de Mlle de Saint-Vincent, et, plus tard, sous
celui de Mme de Barlançois. — Quand mourut Mme Octavie de la
Roquette, le Journal paternel salua une fois encore « la société,
qui l'avait si bien traité dans sa jeunesse ».
Une autre affection, dont j'ai déjà beaucoup parlé, celle de
mon père avec les Rochemore, a commencé, pour ainsi dire,
dans le berceau, s'est continuée pendant près de soixante-dix
ans, et vivait encore au moment où, par la mort de Mme Plagnol,
le dernier anneau de cette chaîne a été brisé.
Dans un régiment où il n'apportait comme préparation que sa
bonne volonté, et son désir de se distinguer, mon père aurait pu
ne rencontrer que des camarades facilement jaloux et railleurs.
Ce fut un officier de carrière, déjà rompu au service par les rudes
campagnes de l'Empire, qui s'attacha à Eugène et « lui apprit son
métier ». Entre eux la camaraderie se changea vite en une
sérieuse amitié, qui fut agréable et utile à tous les deux. Elle
subsista intacte jusqu'à la mort du vieux chef d'escadrons qui,
— 542 —
bien loin de Cabrières, voulut, en mourant, donner à son com-
pagnon d'armes la preuve la plus expressive de sa fidélité, en
léguant à mon frère aîné sa croix d'honneur. Sur la noble poi-
trine de ce brave, la croix avait été mise comme la récompense
austère du courage et du sang versé ; elle devait inviter mon
frère à se rendre digne de la recevoir aussi ; les occasions lui ont
manqué pour réaliser le voeu d'un vénérable ami.
Mais, à l'heure où mon père allait entrer dans la vie publi-
que, une main se tendit vers lui, qui devait lui être fidèle
aussi jusqu'à la mort.
M. le Baron de Calvière a été, aux yeux de mon père, un
véritable et constant ami. Après 1830, et jusqu'en 1849 , ce
serviteur énergique de la Restauration, rentré forcément dans
une situation beaucoup moins active, ne cessa pas de servir ses
opinions et ses croyances par sa parole, par ses écrits, par ses
actes. II ne connaissait pas le repos, et prodiguait ses forces
sans compter, ni avec l'âge ni avec la fatigue.
Mon père se réjouit de voir le fils d'un homme si dévoué
devenir, par son mariage avec Mlle de Calvisson, le représentant
de l'une des plus anciennes familles du Languedoc.
Le Baron Prosper de Calvière n'eut pas de peine à gagner la
confiance affectueuse de mon père ; et celui-ci compta sur la
bonne influence que le voisinage de Saint-Gilles, — les Calvière
y avaient des biens importants —, exercerait sur mon frère Artus,
fixé à Bech. Cette influence, exercée et acceptée, a fait souvent
la joie de mes yeux. Artus vénérait M. de Calvière, plus âgé que
lui, bien plus mûr, et qui lui offrait, à Marsillargnes, la plus
aimable hospitalité ; et le digne châtelain témoignait à son hôte
une sorte de douce paternité.
Quand le Marquis de Calvisson, grand et beau vieillard, aveugle
et cependant majestueux, se tenait debout, appuyé à la chemi-
née de sa grande salle, on éprouvait une grande impression de
respect ; et, lorsque, au fond de cette même salle, la traversant tout
entière, avec une démarche, à la fois gracieuse et noble, appa-
raissait Mme la Baronne de Calvière, on s'attendait presque à
— 543 —
voir une flamme subite éclairer son front et briller dans son
regard. Elle mourut subitement, et mon père, annaliste fidèle
de ceux qu'il aimait, écrivit avec tristesse cette date dans son
Journal.
Le goût de la musique avait rapproché mon père d'une per-
sonne distinguée et aimable, musicienne excellente, et d'une
belle intelligence, Mlle de Castelnau. J'ai plusieurs fois assisté,
enfant de six ou sept ans, à leurs duos : elle tenant sa harpe,
lui son violoncelle, — et si mon oreille était ou distraite ou pas
assez sensible, mes yeux suivaient l'ardeur et l'émulation avec
lesquelles ils rivalisaient d'application et surtout d'intelligence,
pour bien exprimer la valeur de leurs morceaux.
Mariée au Marquis de Valions, Mlle de Castelnau s'absorba
dans l'éducation de ses enfants, et ne toucha guère plus les
cordes de sa lyre. Mais quand ses filles furent élevées et son
fils au moment d'embrasser une carrière, mon père revit avec
joie, à Nimes, son ancienne émule : applaudir au succès des
leçons dont ses enfants avaient si bien profité, et plus encore
à la conquête d'un siège à l'Assemblée Nationale que le jeune
Marquis de Valfons fit, en 1871, par la crânerie de son attitude.
Il dompta la foule, en la séduisant.
Je ne dois pas allonger davantage la liste des relations affec-
tueuses, que mon père a entretenues jusqu'à la fin de sa vie.
Mais puis-je omettre de citer cette note de son Journal : « Mort
de Mme de Possac, notre voisine, femme aimable et spirituelle,
liée avec tous mes parents, que je n'ai pas cessé de voir, et d'aimer
jusqu'à la fin. »
Et cette autre indication, plus spéciale encore : « M. Busson
m'a annoncé la mort de la bonne Mme de Lanoue ».
Amenée à Nimes par la situation de son mari, Mme de Lanoue
s'était signalée par des qualités à la fois brillantes et solides.
Musicienne consommée, pianiste de grand mérite, elle avait gagné
la vive sympathie de mes parents, et s'était surtout liée avec ma
mère. Son jeu expressif et profond contrastait avec le talent,
en quelque manière mécanique, de beaucoup d'autres artistes
— 544 —
de profession ; il impressionnait bien davantage : il révélait une
âme, et cette âme méritait la confiance et l'affection, que mes
parents lui ont conservées et témoignées, tant qu'elle a vécu.
Avec les Balincourt et les Vallier, « les bons Régis », comme
les appelait mon père, étaient nos plus proches parents ; et mon
père leur a été, toute sa vie, très attaché.
Il se souvenait avec émotion de cet Achille de Cabrières, mort
jeune encore, et que la bizarrerie de sou caractère avait empêché
de jouir des avantages que son intelligence, son instruction et la
situation estimée des siens, lui auraient peut-être ménagés. Et
parce que cette mémoire lui demeurait chère, la soeur d'Achille,
Engratie de Cabrières, mariée à M. Edouard de Régis, était une
des personnes à qui mon père tenait le plus. Je me rappelle son
air affable, ses yeux expressifs et doux, son accueil facile et gra-
cieux ; et je ne suis pas étonné qu'elle ait charmé ceux qui ont
pu jouir de sa conversation.
M. de Régis, royaliste de tradition et de principes, doux et
poli, distingué dans ses manières, ne pouvait pas ne point plaire
à mon père, qui se sentait, dans cet intérieur, à l'aise et confiant.
Aussi tous les événements de famille, qui survenaient chez les
Régis, avaient-ils un écho à la rue de la Maison-Carrée.
La mort de Mme Engratie fut le premier chagrin, mis en
commun.
Le mariage du fils aîné, Charles, avec Mlle de Cabot de la Fare,
appela à Nimes le père de la fiancée. C'était un ancien officier
de chasseurs, compagnon d'armes de mon père, et animé comme
lui d'un très vif sentiment de l'honneur. On a raconté de lui ce
trait de courage et de foi que, venant à Nimes, en 1830, au
moment où une foule hostile, égarée par des excitations impies,
s'était massée devant la Croix de Mission de Saint-Baudile, et
menaçait de la renverser, M. de la Fare était monté sur le pié-
destal de la Croix, et, adossé contre elle, avait juré qu'on n'y
toucherait pas tant qu'il serait vivant.
Cette belle attitude de son ancien camarade avait ravi mon
père; il en fit lui-même le récit aux petits-enfants de Charles
— 545 —
de Régis, estimant avec raison qu'un acte aussi généreux hono-
rait toute une famille.
Quand le premier enfant de Mme de Régis, Georges, naquit,
ses parents prièrent mon père d'être son parrain ; et la naissance
du second fils, Louis, fut aussi une joie pour le vieil et fidèle
ami de leur famille.
En 1865, un funeste accident amena la mort de Charles de
Régis, que l'influence du R. P. d'Alzon avait amené à s'occuper
avec zèle des oeuvres catholiques, placées sous le saint patro-
nage de Mgr de Ségur.
Cette mort inattendue affligea mon père, et lui fit « admirer
la foi et la résignation de l'excellente veuve, et celles de son
pieux ami, Edouard de Régis ».
A la mort de Mlle Eulalie de Régis, « personne intelligente, in-
struite et toute vouée aux bonnes oeuvres », son vieux cousin
lui donna aussi des larmes et une appréciation affectueuse.
Quelques années plus tard, la cérémonie de la confirmation
d'Henriette de Régis appela mon père dans la chapelle de l'Évêché,
où, dit-il, « il fut doublement ému par la joie de cette famille
si unie et si chère, et par le souvenir de sa propre confirmation,
reçue des mains de l'excellent Mgr Cart, le 26 mai 1849, dans
cette même chapelle. »
Souvent, dans ses heures de mélancolie et de tristesse, mon
père se réfugiait dans « ce petit coin paisible, asile convenable à
sa triste vieillesse ».
Quand, en janvier 1871, M. de Régis mourut, avec piété et
sérénité, cette fin fut bien sensible à son très affectueux parent :
« le petit coin ne cessait pas, sans doute, de lui être ouvert et
accueillant », mais l'hôte, aimable et bon, qui avait si souvent
invité mon père à en franchir le seuil, n'était plus là. Il ne pouvait
pas être remplacé.

35
546 —

Après avoir si longuement analysé les pensées et les senti-


ments de mon père sur les événements, auxquels sa vie a été
mêlée, et sur les hommes qu'il a connus, je le laisse parler pour
lui-même, en citant des dernières notes de son Journal :

« Les pages, que j'ai écrites et laissé subsister, rappellent les


émotions diverses d'une vie, monotone depuis longtemps, mais
conséquente avec mes principes et avec mes devoirs de père de
famille. »
« Peut-être quelquefois j'ai poussé à l'extrême mes devoirs et
mes droits, tels que je les avais conçus. Mais, même en me
trompant, je n'ai jamais eu en vue que le bien et les intérêts de
ceux qui doivent me survivre. »
« Si Dieu laisse ma vie se prolonger, je le prie de permettre
que je la finisse avec le courage et la sérénité d'un vieillard
chrétien. Puissé-je bien régler mes affaires spirituelles, trop
négligées jusqu'à ce jour. Je n'ai désormais qu'à me rappro-
cher, de plus en plus, des idées et des habitudes, qui peuvent
consoler ma fin et m'obtenir la récompense que le Seigneur
réserve aux hommes de bonne volonté, revenus à lui sincère-
ment. »

Voilà donc achevée celte oeuvre, à laquelle mon coeur s'était


donné, plus encore que mon esprit. Je la finis avec recon-
naissance envers Dieu, et en bénissant, une fois encore, tous
ceux et toutes celles, dont le nom a passé sous ma plume, tandis
que j'écrivais ce Livre de famille.
J'aurais pu mêler à mon récit quelques appréciations des faits
accomplis à Nimes, en 1815, en 1830, en 4848 et en 1870; je
serais alors allé toucher à l'histoire des troubles et des divisions,
- 547 —
dont notre ville natale n'a pas cessé de souffrir. Et cette
histoire, difficile à raconter pour tout le monde, l'aurait été encore
davantage pour un Cardinal, profondément attaché à la foi
de l'Eglise, mais persuadé de l'inévitable danger qui s'attache
aux controverses rétrospectives sur les questions religieuses et
politiques, quand on ne peut pas les aborder avec une liberté
absolue.
PAGES
1788-1804. — La naissance. — Les Reinaud.
— Les
Gênas, Barons de Vauvert. — La Révolution. L'échafaud.

— Retour au calme 1-52
II. 4804-1814. — La mort du Commandant. - Le premier
voyage à Paris. — Le sacre de l'Empereur. — Complément
de l'éducation et des études. — Mariage de Mme la Baronne
de Lisleroy. — Une retraite à Bech 53-101

III. 1814-1816. — Le retour des Bourbons. — Séjour de


mon grand-père et de mon père, à Paris. — Premier enga-
gement au service du Roi. — Les Cent Jours. — La cam-
pagne de 1815. —Mon père, attaché au général Merle. — Sa
visite nocturne à Mgr le Duc d'Angoulème. — Son retour à
Cabrières. -— L'armée de Beaucaire, le général de Barre. —
La rentrée de Louis XVIII. — Mon père, lieutenant au
10e Chasseurs, du Gard. — L'affaire de Ners, 24 août 1815,
visite de désarmement dans les cantons de Sommières, de
Saint-Mamert, etc.. — Le portrait d'Alcippe 102-154

IV. 1817. — Mon père à Vienne. — Son mariage. — Chan-


gement de garnison : Moulins.... — Veaune et Cabrières.. 155-186
V. 1815-1821. — Les années de service : Vienne, Moulins,
Sarreguemines. — M. du Vivier. — Sa tante, Mme l'Abbesse
de Boissac. — Le mariage de ma tante Augustine avec
M. le Comte Henry de Vallier. — La naissance de mes
frères : Artus (1818), Humbert (1820), Raymond (1821) 187-305

VI. Travaux champêtres : à Bech, à Cabrières. — Grandes


études. — Politique. — M. le Baron de Calvière. — La
Mairie de Nîmes : M. de Vallongue, maire; mon père, pre-
mier adjoint (1824). — Vente de Veaune (1826). — Chagrin
de ma mère 306-355
— 550 —
VII. L'Éducation des enfants : 1826-1849. — Les précep-
teurs : Juilly, pour mon frère aîné. — Humbert, externe au
Lycée de Nimes, — chez M. Barbat, —à Saint-Cyr, à l'École
d'État-major. — Raymond, à la maison, à l'Assomption, à
l'École préparatoire, à Saint-Cyr, à La Martinique. — Moi,
à l'Assomption, à Nîmes (1839), au Séminaire d'Issy, puis
de Paris (1849, 1853). — La révolution de 1830 355-388

VIII. La Vie de famille. Deux ans à Lyon (1830-1832). — Le


serment politique : lettre à Chateaubriand. — La tentative
de Mme la Duchesse de Berry; les réunions de Marseille. —
Direction de conseils à mes frères et à moi. — La révolu-
tion de 1848. — Le second Empire 389-469

IX. Les Années d'automne. — La fin. — Le mariage de mes


frères. — Mon ordination. — La campagne de Crimée.
— Les
réparations de Cabrières. — La reconstruction de
l'église du village. — La mort de ma tante de Lisleroy. -
Le voyage de Rome. — La guerre contre la Prusse. — La
révolution de 1870. — La fusion. — Mon sacre. — La mort,
9 avril 1874. 470-522

Montpellier. —
Roumégous et Déhan, imprimeurs,

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