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Philosophie antique

Problèmes, Renaissances, Usages


3 | 2003
Enjeux de la dialectique

La théorie aristotélicienne de la différence dans les


Topiques
José Miguel Gambra

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philosant/7118
DOI : 10.4000/philosant.7118
ISSN : 2648-2789

Éditeur
Éditions Vrin

Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2003
Pagination : 21-55
ISBN : 978-2-85939-807-1
ISSN : 1634-4561

Référence électronique
José Miguel Gambra, « La théorie aristotélicienne de la différence dans les Topiques », Philosophie
antique [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 18 juillet 2023, consulté le 19 juillet 2023. URL : http://
journals.openedition.org/philosant/7118 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.7118

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4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/
LA THÉORIE ARISTOTÉLICIENNE DE LA DIFFÉRENCE
DANS LES TOPIQUES
José Miguel Gambra
Universidad Complutense de Madrid

RÉSUMÉ. Cet article essaie de montrer, contre l'interprétation


donnée par Morrison, que la théorie aristotélicienne de la différence
est assez cohérente et unitaire. Puisque cette théorie englobe celle
des modes d'être (catégories) et celle de la prédication, la première
partie de l'article montre les relations qui existent entre ces deux doc-
trines, en analysant surtout le difficile chapitre I, 9 des Topiques. La
deuxième partie essaie de résoudre les apparentes contradictions
qu'on trouve dans l'exposé de la différence dans les premiers traités
de l'Organon.

SUMMARY. This paper tries to show, against the Morrison interpretation,


that the Aristotelian theory of difference has a great deal of consistency and unity.
As that theory involves the one about the modes of being (categories) and the one
about predication, the first part of the paper investigates their relations, analysing
mainly the difficult chapter Topics I, 9. The second part tries to solve the para-
doxical statements about difference that we find in the first treatises of the
Organon.

Philosophie antique, n°3 (2003), 21-55


La découverte, dans les traités de l'Organon, d'un ordre chronolo-
gique différent de l'ordre systématique accepté par les scolastiques, a
sans doute permis de comprendre beaucoup mieux les énigmes de la
logique d'Aristote. Cependant cette découverte a produit une ten-
dance excessive à réinterpréter toutes les doctrines d'Aristote comme
si elles n'étaient valables que dans le contexte de chaque ouvrage.
Ainsi, vis-à-vis des apparentes incohérences entre les premiers traités
et les œuvres postérieures, beaucoup de chercheurs, au lieu d'essayer
d'y trouver des indices d'unité, se sont acharnés sur les différences
pour approfondir l'écart entre ces différentes œuvres. De cette
manière, les études chronologiques1, au lieu de faire ressortir le
développement des concepts et des intérêts du Stagirite, ont produit
un Aristote atomisé et incohérent, toujours éloigné des inter-
prétations classiques.
Une des notions qui ont donné l'occasion d'interpréter de cette
manière dissociée la pensée d'Aristote est celle du prédicable
«différence». Ross distinguait la théorie de la différence, dans les
Topiques et les Seconds Analytiques, de celle de la Métaphysique. Selon la
première de ces doctrines, la différence aurait, comme le genre, plus
d'extension que l'espèce, alors que, selon la seconde, différence et
espèce seraient coextensives2. Étant donné que les expressions appa-
remment inconsistantes sur la différence se trouvent non seulement
dans des œuvres de plusieurs époques, mais au sein même des
Topiques, d'autres auteurs ont poussé ce type de solution jusqu'à trou-
ver, dans ce traité, deux théories de la différence, provenant chacune
d'une étape de sa rédaction. C'est le cas de H.Granger, qui défend

1.Qui ne semblent plus à la mode de nos jours. Cf. L.M.De Rijk 2002, vol.I, p.5;
J.Barnes 1995, p.17.
2.W.D.Ross 1949, p.57-58.
24 José Miguel Gambra

donc l'existence de trois doctrines de la différence, deux dans les


Topiques et une dans la Métaphysique3.
Certes, ces interprétations introduisent une évolution dans l’œuvre
d'Aristote, mais elles ne concernent que la théorie de la différence et
du genre. Donald Morrison, en revanche, va plus loin. Dans un article
récent, il utilise les expressions paradoxales sur la différence qu'on
trouve dans les Topiques, non seulement pour déceler deux étapes
dans son élaboration, mais pour trouver une nouvelle théorie qui
concerne presque toute la doctrine aristotélicienne de la prédication
et des catégories4. Son étude est, sans aucun doute, fort bien
documentée et offre une si solide argumentation qu'il est arrivé à
semer le doute dans ma propre conception d'Aristote, beaucoup plus
classique et unitaire. Cependant, je crois pouvoir montrer que son
point de départ et ses conclusions sont fondamentalement erronés.
Le premier but de Morrison est de déterminer à quelle catégorie
appartient la différence par rapport au sujet dont elle se dit. Par
exemple, si le sujet est une substance, les questions que se pose Mor-
rison sont les suivantes: est-ce que la différence d'un tel sujet appar-
tient à une catégorie ou non? Et, dans l'affirmative, appartient-elle à la
même catégorie que le sujet ou peut-elle appartenir à une autre?
Parmi les réponses possibles qu'il énumère, Morrison appelle
théorie «zéro-catégorielle» «la conception selon laquelle la diffé-
rence n'appartient à aucune catégorie du tout»; théorie «homocaté-
gorielle», celle qui considère que la différence appartient toujours à
la même catégorie que le genre ou l'espèce qu'elle spécifie. Enfin, il
appelle «pluraliste» la doctrine selon laquelle «le statut de différence
d'une différence, en tant que tel, ne détermine pas son statut
catégoriel, de sorte que la différence peut se trouver dans n'importe
quelle catégorie».
Morrison défend la dernière de ces théories. Mais il dépasse ce
but pour faire une reconstitution beaucoup plus radicale de la pre-
mière logique aristotélicienne. Il commence par s'appuyer systémati-
quement sur une distinction, déjà fort discutable, entre «catégorie
métaphysique» et «catégorie de prédicat», présentées «officiel-
lement», dit-il, en Cat. 8 et en Top. I, 9 respectivement. Ensuite, il
soutient que les différences peuvent appartenir à n'importe quelle
catégorie métaphysique, mais n’appartiennent qu’à une seule catégorie
de prédication: celle de la qualité. Son argumentation entraîne, entre
autres, les conséquences suivantes, très proches entre elles et très

3.H.Granger 1984, p.1-23.


4.D.R.Morrison 1993.
La différence dans les Topiques 25

éloignées des lectures classiques: (1) la doctrine qui prétend qu'un


attribut appartenant à une catégorie différente de celle du sujet ne
peut se dire de lui que par accident, n'est pas valable, du moins à
l'époque des Topiques, ni même à celle des Seconds Analytiques5. (2) Les
prédications entre des termes qui appartiennent à des catégories
différentes peuvent donc être essentielles, ce qui semble être, à son
avis, le cas de nombreuses différences6. (3) Au temps des Catégories et
des Topiques, le principe d'exclusivité, selon lequel «rien ne se trouve
dans plus d'une catégorie métaphysique [...] ne faisait pas partie d u
plan d'Aristote»7.
Je ne voudrais pas que ces pages deviennent une critique de Mor-
rison, dont les raisonnements sont si nuancés qu'il est impossible
d'en venir à bout dans les étroites limites d'un article. Je préfère pré-
senter, en premier lieu, la façon dont je comprends la relation entre
les catégories et les prédicables, et offrir en même temps une inter-
prétation de Top. I, 9 qui élimine la notion de catégorie de prédicats,
au moins comme classification indépendante. En second lieu, je vais
essayer de présenter une notion de différence qui pourrait être cata-
loguée, selon la terminologie de Morrison, à la fois comme «zéro-
catégorielle» et comme «homocatégorielle». Je me bornerai à faire,
de temps à autre, quelques observations sur les doctrines de Morrison
mentionnées ci-dessus.

Catégories et prédicables: Top. I, 9.


Le but de l’œuvre appelée Catégories consiste essentiellement dans
la définition, la description et la division d'un catalogue complexe de
notions, que la tradition a séparé en trois parties: les
antéprédicaments, les prédicaments et les postprédicaments. Les
antéprédicaments, contenus dans les trois premiers chapitres, peuvent
être envisagés, non seulement comme présentation des concepts
préalables aux Catégories, mais aussi de ceux qui sont nécessaires pour
comprendre la théorie de l'attribution des Topiques.
Au début du deuxième chapitre, Aristote établit une distinction
qui constitue le deuxième antéprédicament: il y a des choses qui se

5.D.R.Morrison 1993, p.162-164.


6.Cette affirmation semble être admise d'une manière générale par Morrison,
puisqu'il affirme, par exemple, qu'Aristote «ne professe pas que tous les termes prédi-
qués essentiellement [des substances] sont des substances» (D.R.Morrison 1993,
p.163). Mais, en ce qui concerne la différence, il la défend avec beaucoup de nuances,
étant donné qu'il pense qu'au sens le plus strict la différence n'est pas dans la catégorie
prédicative de l'essence (ibid., p.164).
7.D.R.Morrison 1993, p.155.
26 José Miguel Gambra

disent avec composition (katå sumplokÆn) comme «l'homme


triomphe», et des choses qui se disent sans composition (êneu
sumplok∞w) comme «homme» et «triomphe».
Après quoi, au troisième antéprédicament, Aristote présente une
autre classification qui vise, non les choses dites, comme la
précédente, mais les choses qui sont (tå ˆnta). Cette classification est
double: elle contient, d'une part, la division qui sépare les êtres qui
sont dans un sujet de ceux qui ne sont pas dans un sujet; et, d'autre
part, la division qui les distingue selon qu'ils sont dits ou non d u
sujet, c’est-à-dire selon qu’ils sont universels ou non. La première
division sert, à mon avis, d'introduction au chapitre 4, où Aristote
présente sa célèbre liste des catégories8, qui est, à nouveau, une divi-
sion des choses dites, mais seulement des choses dites sans composi-
tion. En effet, cette division, tout en étant une classification des
expressions simples, emploie comme critère de division les choses
que ces expressions signifient (shma¤nei). C'est-à-dire que la substance,
la qualité, etc., constituent une division des modes de dire sans
composition fondée sur la division des modes d'être qu'Aristote avait
déjà entamée en séparant les êtres qui sont dans un sujet de ceux qui
ne sont pas dans un sujet. Evidemment, il en résulte une division
élargie, puisqu'elle a, non pas deux, mais dix membres. Cependant, il
est clair que ces deux classifications de l'être9 (celle qui fonde les
catégories de ce qui est dit sans composition et la première division
du troisième antéprédicament) coïncident, puisque l'ousia n'est pas
dans un sujet, mais les neuf autres, si10.

8.Notons qu'Aristote n'emploie pas le nom de «catégorie» pour désigner sa liste


dans le traité du même nom. Je l'utilise quand même avant de parler de l'origine de
l'expression.
9.Je crois donc qu’il s’agit dans les deux cas de divisions de l’être, bien que les êtres
sur lesquels portent ces divisions n’existent pas tous séparés en acte. En effet, les
choses qui sont dans un sujet, ainsi que les choses appartenant aux catégories dites
«accidentelles», sont des êtres , mais elles n’existent pas en dehors de la substance (la
seule chose qui soit séparée en acte), et c’est l’entendement qui les considère comme
séparées (Metaph. K, 3, 1061a29; E, 1, 1026a7; K, 7, 1064a31; M, 3, 1077b23; De an. III, 7,
431b13; Phys. II, 3, 193b33). Mon point de vue sur la liste des «catégories» s’oppose
donc: (1) à l’interprétation logico-syntaxique, qui croit que le terme kathgor¤a signifie
«prédication» et donc que la liste énumère les classes des prédicats (on trouve u n
résumé historique de cette interprétation dans De Rijk 2002, vol.I, p.361 sq.); et (2) à
l’interprétation sémantique de De Rijk, qui pense que le verbe kathgore›n signifie
«désigner» et que les catégories sont la réponse au problème «un individu – plusieurs
noms», de sorte que la liste en question serait une énumération des manières diverses
d’appeler une même chose (De Rijk 2002, vol. I, p.133-134 et 368-373).
10.Cat. 5, 3a7.
La différence dans les Topiques 27

Chacun des termes dits sans composition appartient à l'une des


dix catégories, pour autant qu'ils signifient des êtres qui sont d'une
manière déterminée11. À leur tour, les êtres désignés par ces termes
appartiennent aussi à l'une des catégories en vertu de leur manière
particulière d'être. L'inclusion d'un terme ou d'une chose dans une
des cases de cette liste est donc indépendante du fait d'être dit ou de
ne pas être dit d'un sujet, d'être attribué ou de ne pas être attribué à
un sujet12, de telle sorte que, par exemple, une chose qui ne se dit pas
d'un sujet, comme un homme individuel, et une chose qui se dit
d'un sujet, comme l'espèce homme, appartiennent toutes les deux à la
catégorie de la substance13. C'est l'attribution qui semble dépendre d u
fait que le sujet et le prédicat appartiennent à l'une ou l'autre des
catégories, puisque c'est la combinaison des termes catégoriels qui
donne lieu à l'attribution14.
La deuxième division du troisième antéprédicament –celle qui
distingue les choses universelles des choses singulières– est, comme
la première, une division des êtres, des choses qui sont, quoiqu’elles
n’existent pas séparées comme telles dans la réalité, mais le soient,
d’une certaine manière, du fait de l’intellect. En effet, les choses uni-
verselles existent, mais pas indépendamment des choses singulières15,
et c’est l’entendement qui leur donne une unité et une séparation qui
n’existe pas en acte dans le réel16. Cette unité explique que les choses
et les termes universels puissent jouer le rôle non seulement de
sujets mais aussi d’attributs dans la prédication. Par contre les choses
individuelles et numériquement unes (tå êtoma ka‹ ßn ériym“), que ce
soient des choses qui sont dans un sujet comme une connaissance
grammaticale, ou des choses qui n'y sont pas, comme un homme
individuel, ne peuvent pas s’attribuer d'un sujet, mais peuvent être
des sujets de prédication17.
Les Catégories offrent des idées fondamentales sur la théorie de la
prédication, comme l'importante loi de la transitivité de la prédica-
tion18 et l'étude soigneuse de l'attribution dans le domaine de la

11.D’ailleurs, le but principal des Catégories semble consister précisément dans la


description, par le moyen de leurs propriétés, des modes d'être et non des modes de
prédication, qui, tout au plus, découlent des modes d'être.
12. Cf. Top. IV, 1, 120b36 sq.
13.Cat. 5, 2a11 sq.
14.Cat. 4, 2a5.
15.Metaph. I , 1, 1052b16.
16.Metaph. I , 1, 1052a29 sq.
17.Cat. 5, 3a37.
18.Cat. 3, 1b10.
28 José Miguel Gambra

substance19, mais la prédication elle-même n'est pas traitée d'une


manière générale. Il faudra attendre les Topiques pour trouver la pre-
mière esquisse d'une doctrine universelle de la prédication. Ce traité
vise directement les argumentations dans le domaine dialectique, de
sorte qu'il ne s'occupe pas expressément des termes, mais des pro-
positions en tant que point de départ des argumentations.
La première assertion importante sur la théorie générale de la
prédication vraie est la suivante:

Toute proposition (prÒtasiw) comme tout problème


exprime (dhlo›) soit le propre, soit le genre, soit l'accident.
(Top. I, 4, 101b17-18.)

Lesdits prédicables (genre, accident, propre, définition) sont donc


ce qui, dans la théorie de la prédication des Topiques, est exprimé
(dhlo›) par la proposition. À son tour, chaque prédicable est ce qui (˘)
signifie (shma¤nei) ou indique (dhlo›) un certain aspect du sujet, ou
même ce qui s'attribue (kathgore›tai) ou se donne (Ípãrxei) d'une
certaine manière dans la chose (prçgma), c'est-à-dire dans le sujet.
Aristote, en effet, décrit chacun des prédicables avec des expressions
du genre suivant:

le propre, c'est ce qui (˘ ), tout en n'exprimant pas (mØ


dhlo›) la quiddité de la chose (prãgmatow), appartient
(Ípãrxei) pourtant à cette chose seule et peut se réciproquer
avec elle (Top. I, 5, 102a18-19).

Quelle est donc cette chose (˘) qui signifie le sujet, s'attribue au
sujet ou se donne dans le sujet? Sans doute ces termes simples qui se
disent d'un sujet et dont parlaient le deuxième et le troisième anté-
prédicaments, c'est-à-dire les termes universels, mais seulement en
tant qu'ils sont dits d'une chose ou d'un sujet et en expriment un
certain aspect: l'essence20, la partie de l'essence commune à d'autres
espèces, ce qui lui appartient sans exprimer l'essence, etc. C'est sur
l'attribut et sur ce qu'il manifeste du sujet que retombe le poids de la
signification de la proposition, et non directement sur la composi-
tion du sujet avec le prédicat.

19.Cat. 5, 2a19-3b10.
20.Sans prendre parti dans la discussion sur la manière adéquate de traduire ces
expressions, j'emploie, à la suite de Tricot, «essence» pour exprimer le t¤ §sti et
«quiddité» pour exprimer le tÚ t¤ ∑n e‰nai .
La différence dans les Topiques 29

En résumé, chaque terme simple appartient, de par le mode d'être


des choses qu'il signifie, à l'une des catégories. À son tour, qu'il
puisse être sujet ou prédicat dépend exclusivement du fait qu'il est
universel ou singulier, de telle sorte que, à la différence des termes
singuliers, un universel, quelle que soit la catégorie à laquelle il ap-
partient, peut être un prédicat. Les universels de toutes les catégories,
en tant qu'attributs de propositions vraies, seront qualifiés comme un
des prédicables, non pas d'une manière absolue, mais par rapport au
sujet duquel ils sont dits avec vérité, c'est-à-dire en tenant compte de
ce qu'ils expriment de ce sujet. Par suite, en considérant seulement la
catégorie du prédicat, on ne peut pas déterminer le mode de la
prédication, et il en va de même pour la catégorie du sujet. Mais en
comparant la catégorie du prédicat et celle du sujet, on peut, quoique
seulement en partie, déterminer le mode de prédication. Bref, qu'un
prédicat soit une substance, une qualité ou une relation n'a rien à voir
directement avec le sujet duquel il se dit; au contraire, qu'il s'agisse
du genre ou d'un accident, cela dépend de ce qu'il exprime du sujet.
Les connaissances, telle la grammaire, sont des qualités qui sont dans
un sujet21; cependant, dans la proposition «la grammaire est une
connaissance», le prédicat exprime la différence ou le genre du sujet,
et dans «Socrate connaît», le prédicat exprime un accident du sujet22.
Cette interprétation se fonde, répétons-le, sur deux distinctions
qui se trouvent dans les Catégories: d'une part, la séparation entre
l’unité ou composition réelle de la substance et des choses qui sont
en elle et la composition attributive que l’intellect réalise entre le
sujet et les choses universelles; d'autre part, la différenciation entre la
signification des choses dites avec composition et dites sans com-
position.
Cependant, la simplicité et la clarté de ce schéma ne sont pas sans
présenter quelques difficultés. Dans le discours d'Aristote, toujours
prêt à réduire les pensées et les mots à leurs fondements réels, ces
divers plans (celui de l'expression simple et combinée, celui de la
composition réelle et prédicative) s'enchevêtrent tout naturellement.
La plurivalence de sa terminologie en est témoin. Aussi bien la
composition de la substance et des choses qui sont en elle que l’unité
de l’universel et du singulier sont réelles et ne supposent l’action de
l’entendement que pour établir la séparation de ces choses. Au
contraire, la composition prédicative est produite par l’entendement
qui, après avoir considéré séparément ces choses qui sont unes dans

21.Cat. 2, 1a26 et 29; 4, 1b29.


22.Top. II, 4, 111a37 sq.
30 José Miguel Gambra

la réalité, les compose à nouveau dans l’attribution23. D’où, par


exemple, l'usage multiple du mot «sujet» (Ípoke¤menon) qui signifie le
sujet d'inhérence, c’est-à-dire la substance individuelle, mais aussi le
sujet de prédication (Cat. 5, 2b3). De même, le t¤ §sti, qui a un rôle
dans la composition du réel et dans la composition attributive,
signifie quelquefois l'essence (un des aspects du sujet que l'attribut
peut signifier), et d'autres fois la substance. En outre, il faut observer
l’emploi trompeur du mot kathgor¤a qui signifie, en premier lieu, la
recomposition attributive faite par l’intellect des choses qu’il a sé-
parées, mais aussi les modes d’être signifiés par les expressions
simples.
Je ne peux pas démêler tous les passages où s'entrecroisent ces
notions. C'est le contexte qui déterminera à chaque fois le sens des
termes. Mais il faut quand même examiner le texte de Top. I, 9, où la
double division que j'ai soulignée semble moins évidente.

(1)Après ce que nous venons de dire, il faut déterminer


les genres des catégories (tå g°nh t«n kathgori«n) dans lesquels
se rencontrent les quatre dont nous avons parlé.
(2)Ils sont au nombre de dix: Essence (ti esti), Quantité,
Qualité, Relation, Où, Quand, Position, Possession, Action,
Passion.
(3)L'accident, le genre, le propre et la définition seront
toujours dans l'une de ces catégories, car
(4)toutes les propositions formées par ces quatre notions
signifient (shma¤nousin) soit l'essence (ti esti), soit la qualité,
soit la quantité, soit l'une des autres catégories.
(5)Et il est de soi évident qu'en signifiant l'essence (ti
esti), on signifie tantôt la substance (ousia), tantôt la qualité,
tantôt l'une des autres catégories.
(6) Quand, en effet, se trouvant en présence d'un
homme, on dit que ce qu'on a devant soi (tÚ §kke¤menon)24 est
un homme ou un animal, on indique (l°gei) l'essence (ti esti),
et on signifie une substance (ousia); mais quand, se trouvant
en présence d'une couleur blanche, on dit que ce qu'on a
devant soi est blanc ou est une couleur, on indique ce qu'elle
est (ti esti), et on signifie une qualité. De même encore, si, se
trouvant en présence d'une grandeur d'une coudée, on dit
que ce qu'on a devant soi est une grandeur d'une coudée, on

23.De an. III, 6, 430a26 sq.


24.L'expression tÚ §kke¤menon est utilisée pour désigner un individu.
La différence dans les Topiques 31

indiquera ce qu'elle est (ti esti) et on signifie une quantité. Et


de même dans les autres cas.
7) Car, dans chacun de ces cas, que la chose soit dite
d'elle-même ou que lui soit attribué son genre, on signifie
l’essence (ti esti). Mais lorsque [la chose] est attribuée à une
chose autre, on ne signifie pas l'essence (ti esti), mais bien
une quantité, ou une qualité, ou l'une des autres catégories.
8) Voilà donc quelles et en quel nombre sont les choses
au sujet desquelles et à partir desquelles sont les
raisonnements (lÒgoi). (Top. I, 9, 103b20-104a1.)

Ce texte contient deux parties. (A) Dans la première (phrases 1-5)


Aristote présente une théorie où il met en relation les prédicables
qu'il vient d'exposer, avec ce qu'il appelle «les genres des catégories»
ou tout simplement les «catégories». (B) Il offre ensuite une série
d'exemples (phrase 6), en ajoutant à la fin deux règles (phrase 7), où il
veut synthétiser toutes les possibilités qu'il a en vue (phrase 8).
La première partie, tout en étant très suggestive, présente de telles
difficultés que, prise littéralement, elle est incompréhensible. Ces
difficultés naissent surtout des listes de ce qu'il appelle «les genres
des catégories» et «catégories», utilisées ici pour la première fois
afin de désigner une liste d'entités semblable, mais pas égale, à celle
des choses dites sans combinaison de Cat. 4. Dans les phrases 1 et 2, il
inclut parmi «les genres des catégories» tous les éléments de cette
dernière liste, sauf la substance, qui est remplacée par l'essence (ti esti).
Dans 4 il appelle ces mêmes choses «catégories», mais dans 5 la liste
de ce qu'il appelle les «catégories» devient égale à la liste de Cat. 4,
puisque ici c’est à nouveau la substance qui fait son apparition au lieu
de l'essence.
Deux questions se posent: 1º) Est-ce qu'Aristote parle ici d'une
seule liste d'objets, qu'il appelle indifféremment «catégories» et
«genres des catégories», ou de deux ensembles d'objets appelés
chacun d'une manière différente? 2º) Est-ce que cet ensemble (ou
ces ensembles) s'identifie(nt) avec celui de Cat. 4, de sorte qu'on peut
lui (leur) transférer le nom de catégories?
On peut trouver toutes sortes de réponses. Pour les uns il n'y a
qu'une liste de catégories qui est la même que celle de Cat. 4, de sorte
qu'on devrait entendre que le ti esti signifie dans ce texte la substance.
Mais cette solution pose un problème textuel évident, puisque
incontestablement on ne peut pas toujours le traduire de cette façon
à l'intérieur même de ce chapitre. Notamment, dans la phrase de 6
«on indique le ti esti, et on signifie une substance (ousia)», on ne peut
32 José Miguel Gambra

pas traduire ti esti par «substance». Il faudrait donc admettre que cette
expression signifie dans tout ce chapitre tantôt l'essence tantôt la
substance25.
D'autres, tenant pour impossible qu'Aristote ait usé systémati-
quement d’une telle ambiguïté, ont cru que le ti esti signifiait un des
genres des catégories dont parle notre texte26. Ces catégories, enten-
dues comme types de prédication, seraient l'essence (ti esti), la qualité,
la quantité, etc., et non la liste de Cat. 4, à laquelle une tradition
erronée aurait appliqué le nom de catégories. Mais alors on devrait
réinterpréter la phrase 5 de telle sorte qu'elle n'implique pas que la
substance soit une catégorie, comme il semble à première vue27. Dans
cette même ligne d'interprétation, Morrison choisit d'accepter qu'il y
ait deux ensembles de catégories: les unes «métaphysiques», les
autres «de prédicats ou de prédication», qui constitueraient deux
ensembles d'entités complètement différentes, malgré la partielle
coïncidence de leurs noms. Il semble, en tout cas, que l'on doive
inévitablement forcer les phrases 1-5 du texte pour leur donner un
sens cohérent.
À mon avis, il est bien inutile de s'obstiner à analyser des phrases
ambiguës comme celles-là, sans recourir à rien d'autre. Et je crois que
le plus naturel, c'est de se tourner vers les textes dans lesquels ces
phrases apparaissent et de voir leur contenu, avant même d'utiliser
l'Index Aristotelicus pour chercher d'autres occurrences des termes.
Essayons donc de les situer dans leur contexte.
En Cat. 4 Aristote avait divisé les termes sans composition en dix
sections, qu'on a souvent appelées les catégories. Cette division,
comme on l'a signalé auparavant, est tout à fait indépendante du rôle
que les termes simples jouent dans la prédication, de telle sorte qu'un
terme appartient à une de ces catégories, aussi bien quand il ne peut
être que sujet d'attribution (comme les individus), que quand il peut
être aussi bien sujet qu'attribut, tels les termes universels. D'un autre
côté, dans les chapitres qui précèdent celui qui nous occupe, Aristote
a exposé que chaque proposition signifie un des prédicables, selon ce
que l'attribut exprime de son sujet. Une des divisions de ces pré-
dicables distingue entre ceux où l'essence (ti esti) du sujet est signifiée
(définition et genre) et ceux qui n'expriment pas l'essence (propriété
et accident)28. Dans ces conditions, il serait tout naturel de se

25.Cf. S.Mansion 1984, p.179.


26.Cf. M.Frede 1987, p.37.
27. Cf. M.Frede 1987, p.38-39.
28.Cette division peut s'identifier à celle de Top. I, 8 qui sépare les attributs qui
sont contenus dans la définition de ceux qui n’y sont pas contenus, puisque les
La différence dans les Topiques 33

demander comment le fait que les termes simples devraient appar-


tenir à une des catégories se répercute dans les prédications formées
avec eux. Et c'est précisément ce que ce paragraphe cherche à faire: il
veut, à mon avis, mettre en relation ces deux listes, c'est-à-dire celle
des choses dites sans composition, et celle des prédicables partagés
entre ceux qui expriment l'essence et ceux qui ne l'expriment pas29.
Afin de prouver que tel est le but de ce texte, je crois que la meil-
leure méthode est de faire abstraction, pour le moment, des phrases
1-5, étant donné leur difficulté. Elles semblent, en effet, donner la
théorie qui découle de l'examen combinatoire de toutes les possibili-
tés, présenté dans les sections 6 et 7. Je crois donc que l'analyse de ces
derniers textes permettra de mieux comprendre le sens d'une telle
théorie.
Dans la section 6, Aristote commence par fournir trois exemples
qui montrent qu'en prenant un sujet singulier de la catégorie de la
substance, de la qualité et de la quantité, et en lui attribuant son
espèce ou son genre, on obtient une proposition qui exprime
l'essence et signifie la catégorie en question. Il finit en disant que cela
vaut pour le reste des catégories. La section 7 explicite le sens de ces
exemples au moyen d'une règle:

Car, dans chacun des ces cas, que la chose soit dite d'elle-
même ou que lui soit attribué son genre, on signifie l'essence
(ti esti).

Cela veut dire, à mon avis, que lorsque le sujet et le prédicat d'une
proposition vraie sont les mêmes dans le réel (c'est à dire quand l'un
se dit de l'autre, mais que tous les deux appartiennent à la même caté-
gorie, ne différant entre eux que par leur degré d'universalité), alors la
prédication est essentielle. Aristote ne fait donc que ramener la
signification de ce genre d'attribution à son fondement réel, qui se
trouve dans l'unité et l'identité des choses singulières. En effet,

prédicats contenus dans la définition «sont les seuls à être attribués à la chose dans
son essence» (Top. VII, 3, 153a16). Évidemment, la définition elle-même exprime aussi
l'essence, puisqu'elle contient genre et différence et qu'elle exprime la quiddité (tÚ t¤
∑n e‰nai ), qui est une notion plus forte que celle d'essence (ti esti) (Top. I, 4, 101b20;
IV, 4, 141a25; VII, 3, 153a15; VII, 5, 154a32).
29.Quoique par un biais différent, De Rijk, dans son livre récent sur Aristote, pu-
blié après la rédaction du présent article, arrive à une interprétation proche de celle
qui est présentée ici (L.M.De Rijk 2002, t.I, p.484 sq.). Il faut cependant observer que
la théorie de la catégorisation (op. cit., t.I, p.133 sq., 368 sq. et 388 sq.) et celle des prédi-
cables (op. cit., t.I, p.476 sq.), que présuppose l’interprétation de De Rijk, sont, de mon
point de vue, fort discutables.
34 José Miguel Gambra

quoique l'intellect puisse abstraire l'essence du singulier, puis la


restituer dans l'attribution, les choses signifiées par le sujet et l'attri-
but ne perdent pas pour cela leur unité et leur identité réelles.
Par là, le sens de la phrase 5 devient évident: lorsque l'attribut vrai
d'un sujet appartient à la même catégorie que celui-ci, que ce soit la
substance ou une autre, l'attribution est essentielle. C'est-à-dire que le
prédicat exprime l'espèce (dans le cas d'un sujet singulier) ou le
genre30.
Pour les autres possibilités, il ne donne pas d'exemples, mais se
contente de présenter, à la suite de la première, la règle corres-
pondante:

Mais lorsque [la chose] est attribuée à une chose autre, on


ne signifie pas l'essence (ti esti), mais bien une quantité, ou
une qualité, ou l'une des autres catégories.

Il s'agit ici du cas où le sujet et l'attribut d'une affirmation vraie ne


signifient pas la même chose, mais des choses «autres». Puisque la
règle antérieure, qui traitait des attributions de «la même chose», fai-
sait référence aux prédications entre termes de la même catégorie, il
est évident que par les attributions des choses «autres» on doit com-
prendre les attributions entre termes qui signifient des choses appar-
tenant à des catégories différentes et, par là même, comprendre
qu’elles sont réellement différentes. Dans ce cas, dit Aristote, il n'y a
pas de prédication essentielle et, donc, on sera en présence d'une
attribution du propre ou de l'accident.
Il faut noter tout de même que la formulation de cette dernière
règle contient une précision qui joue, par rapport à la règle elle-
même, le rôle que la phrase 5 joue par rapport à la première règle.
Cette précision indique que lorsque l'attribution n'est pas essentielle,
elle exprime bien «la quantité, ou la qualité, ou l'une des autres caté-
gories». Aristote applique donc la contraposition du ti esti aux
catégories non substantielles, pour signaler qu'alors l'attribut ne peut
qu’appartenir à l’une de ces dernières31. Autrement dit, il indique que,

30.On pourrait même ajouter que, si l'attribut constitue un logos, il exprimera la


définition.
31.Dans le texte qui nous occupe, Aristote emploie l'expression ti esti au sens de
substance et d'essence; on peut déceler le sens de chaque occurrence en considérant
à quoi il oppose l'expression. Cependant, la dernière occurrence semble, selon l'inter-
prétation que je présente, s'opposer à la fois aux catégories accidentelles et à la prédi-
cation accidentelle, ce qui peut paraître plutôt étrange. Le texte parallèle de An. Post. I,
22, 83a22 confirme tout de même cette interprétation.
La différence dans les Topiques 35

dans ces conditions, l'attribut peut seulement signifier une des


choses qui sont dans un sujet, et que la proposition signifie que cette
chose se donne dans le sujet de l'attribution. Cette dernière affir-
mation renvoie donc à la distinction du troisième antéprédicament:
ce qui s'attribue et est autre que le sujet ne peut être que ce qui se dit
d'un sujet (puisqu'il s'attribue) et ce qui est dans un sujet (puisqu'il est
autre, c'est-à-dire: qu'il n'est pas le sujet mais en diffère réellement).
Bref, Aristote montre ici comment, à la différence de l'attribution
essentielle, la composition prédicative accidentelle est parallèle à la
composition réelle de la substance et des choses qui y sont inhé-
rentes. L'omission de la substance comme possible attribut accidentel
se comprend seulement de ce point de vue, puisqu’en disant un
attribut substantiel d'un terme d'un autre genre, l'attribution ne suit
pas le même ordre que le réel.
Cette omission constitue, du point de vue théorique, un problème
sur lequel Aristote reviendra plus tard, mais dont la solution
définitive ne peut pas être exposée ici. En même temps, elle
constitue la clef pour comprendre les premières phrases de ce
chapitre énigmatique.
Afin d'entreprendre cette tâche, il est utile de récapituler en un
tableau schématique ce qui résulte de l'examen combinatoire présenté
par Aristote dans les phrases 6 et 7.

PRÉDICATS (Universels)

SUJETS Substance Quantité Qualité


(singuliers)
Substance Exprime l'es- ne signifie pas ne signifie pas
sence et signifie l'essence, mais l'essence, mais
la substance la quantité la qualité
Quantité exprime l'es- ne signifie pas
sence et signi- l'essence, mais
fie la quantité la qualité
Qualité ne signifie pas exprime l'es-
l'essence, mais sence et signi-
la quantité fie la qualité

Ce tableau représente, d'une part, le but du chapitre, qui était


d'examiner les types de prédication qui se produisent, selon les
modes d'être des prédicats et des sujets dont ils s'affirment avec
vérité. C'est à cela que répondent les deux entrées, en tenant compte
36 José Miguel Gambra

du fait que les exemples ne considèrent que des sujets singuliers et


que les prédicats sont toujours universels.
Dans les cases qui en résultent figurent les catégories possibles de
prédicats ou de prédication, avec la double dimension significative
qu'Aristote semble admettre pour chacune: l'une est rattachée aux
prédicables (qu'elle exprime ou non l'essence) et l'autre aux modes
d'être de l'attribut. Les cases vides représentent les possibilités qui,
tout en découlant du procédé combinatoire, ne correspondent à
aucun type de prédication. Il s'agit en particulier des prédications où
l'attribut serait substantiel et où le sujet ne l'est pas.
L'examen de ce tableau montre que la liste du passage 2 (et 4) est
un hybride de ces deux dimensions dans la signification, constitué
dans le but d'énumérer toutes les possibilités qui représentent des
prédications, sans laisser de place aux possibilités à éliminer32.
D'un autre côté, si on prolongeait ce tableau jusqu'à la fin, on
trouverait qu'il y a dix prédications où s'exprime l'essence, une pour
chacun des modes d'être dits sans composition, ce qui coïncide par-
faitement avec la phrase 5.
À mon avis, cela explique complètement le contenu de ce passage,
et même pourquoi les énumérations et les explications du principe
sont si cryptiques, et même maladroites. Il resterait encore à élucider
la signification des expressions «catégorie» et «genres des catégo-
ries». Je crois qu'Aristote ne vise pas directement par là les modes
d'être dits sans composition de Cat. 4, mais les divers modes de
prédication33. C'est-à-dire qu'elles désignent la même chose que ce
que signifient les propositions, c'est-à-dire les prédicables, mais en les
subdivisant selon le mode d'être du prédicat. Ce qui n'est pas du tout
étonnant, puisque, comme on a vu dans l'analyse des premiers
chapitres des Topiques, ce que la prédication signifie est ce que le pré-

32.Notons qu'en ne tenant compte que d'une seule de ces dimensions, il est im-
possible d'établir une liste dont chaque élément soit désigné par un seul mot, tout en
faisant l'élimination mentionnée.
33.Je crois que le chapitre 22 des Réfutations Sophistiques, où Aristote recommande,
pour éviter le sophisme de la figure du discours, de faire appel aux «genres des prédi-
cations» (178a4 sqq.), confirme que ce qu'il entend par ces genres n'est pas directement
les modes d'être, mais les manières dont les termes qu'ils contiennent sont prédiqués
ou sont des prédicats. En effet, ce paralogisme consiste non seulement à confondre le
mode d'être de ce qui est dit d'un sujet avec un autre, mais aussi à confondre «ce qui
est attribué en commun à tout», c'est-à-dire ce qui appartient à un des genres de
prédicats, avec une substance individuelle (tode ti) (179a7). Il semble, donc, que les
genres des catégories n'incluent pas le singulier, ce qui les différencie des modes d'être
qui contiennent tant le singulier que l'universel.
La différence dans les Topiques 37

dicat dit du sujet34. Chaque catégorie de prédication est donc une


notion définie à partir des modes d'être et des prédicables.
Ce point de vue entraîne quelques conséquences intéressantes
pour comprendre la portée de Top. I, 9.
En premier lieu, il faut bien noter que ce passage, malgré son
obscurité, permet de préciser la théorie exposée auparavant. Celle-ci
défendait, tout d'abord, l'idée que l'appartenance d'un terme à une
catégorie est indépendante de la prédication. Cela veut seulement
dire que la division ontologique des catégories, comme présentation
des modes d'être, telle qu'elle apparaît dans Cat. 4, est probablement
plus fondamentale et générale, mais en tout cas compatible avec le
point de vue qui apparaît dans Top. I, 9. Ensuite, la théorie de la prédi-
cation n'est pas indépendante de celle des catégories. Au contraire, les
conclusions tirées du dernier passage impliquent que l'appartenance
du sujet et du prédicat à la catégorie ou mode d'être qui leur
correspond, détermine, en partie, la manière dont l'attribut se dit d u
sujet. En effet, s'ils appartiennent à la même catégorie, l'attribution
peut être essentielle, sinon, elle ne l'est pas.
En deuxième lieu, puisque les catégories de prédication se défi-
nissent par le moyen des modes d'être, il n'y a pas d'inconvénient à
admettre qu'à leur tour elles soient à l'origine du terme de
«catégorie», en tant que désignation des modes d'être, ni même
qu'elles aient servi de fil conducteur à l'invention de la liste des
catégories, comme on l'a soutenu fréquemment35.
Finalement, les genres de prédication, en tant que notions réduc-
tibles aux concepts de mode d'être et de prédicable, ne constituent
donc pas une classification nouvelle et indépendante de celle de
Cat.4, comme le prétend Morrison. Il semble que selon lui on pour-
rait construire une nouvelle combinatoire avec, d'un côté, les modes
d'être (les «catégories métaphysiques» de Cat. 4) et, d'un autre côté,
les «catégories de prédication» de Top. I, 9. C'est, en effet, par ce

34.Je considère, donc, qu'il est futile d'essayer d'élucider si Aristote parle ici de ca-
tégories de prédicats ou de catégories de prédication (cf. M.Frede 1987, p.33), puisque
prédicat et prédication sont des notions définies par le moyen des modes d'être et des
prédicables. Un prédicat n'est qu'un terme universel, signifiant à lui seul un des modes
d'être, mais en tant qu'il est attribué à un sujet. Donc un prédicat, en tant que
prédicat, appartient à une catégorie de prédicat, seulement parce qu'il s'attribue avec
vérité à un sujet en exprimant ou non son essence. Les prédications, de leur côté,
appartiennent à une catégorie de prédication selon le mode d'être signifié par le pré-
dicat, que celui-ci dise ou non l'essence du sujet. Prédicat et prédication sont des
notions qui renvoient l'une à l'autre.
35.Cf. S.Mansion 1984, p.199 sq.; Thomas d’Aquin, In Duodecim Libros Metaphysico-
rum Aristotelis Expositio, V; IX, 890-892.
38 José Miguel Gambra

moyen qu'il explique le statut de la différence comme appartenant à


une catégorie métaphysique quelconque et à la catégorie prédicative
de la qualité. Mais, si notre interprétation est correcte, cette affirma-
tion n'a pas de sens, puisque appartenir à la catégorie de la prédication
de la qualité signifie seulement que le prédicat est un terme qui
exprime le mode d'être de la qualité et que, par rapport à un sujet
donné, il n'exprime pas son essence. Si un terme appartient à la
catégorie de prédication de la qualité, il ne peut appartenir à aucune
autre catégorie, dans le sens de «mode d'être».
Dans notre interprétation de Top. I, 9, l'usage fait par Morrison des
catégories de prédication comme instruments d'analyse indépendante
des catégories métaphysiques devient abusif. En outre, ce texte, sur
lequel il essaie de construire sa nouvelle théorie de la différence,
constitue, une fois interprété comme nous l'avons montré, une réfu-
tation des autres affirmations de Morrison que nous avons présentées
au commencement.
Il défendait, en effet, l'idée qu'une chose puisse appartenir à plu-
sieurs catégories métaphysiques et, par là même, celle que les prédica-
tions des termes d'une catégorie à une autre puissent être essentielles
et pas toujours accidentelles, comme on l'admet généralement. Mais
notre analyse a montré que si les termes qui forment la proposition
appartiennent à des modes d'être différents, l'attribution n'est pas
essentielle.
La justesse de cette interprétation semble confirmée par le texte
parallèle de An. Post. I, 22, 83a19-35, qui est à nouveau déformé par
Morrison, en vertu de sa théorie du dédoublement des catégories. Ce
paragraphe contient deux règles qui ont, sans doute, le même sens
que celles de Top. I, 9. En outre, ce texte ajoute une précision sur le
mode de prédication entre des termes de différentes catégories,
puisqu'il ne se contente pas de dire qu'il s'agit alors d'une prédication
non essentielle, mais qu'il dit qu'il s'agit d'une prédication par acci-
dent.

Les prédicats qui signifient la substance36 signifient que le


sujet auquel ils sont attribués n'est rien d'autre que le prédi-
cat même ou l'une de ses espèces. Ceux, au contraire, qui ne
signifient pas la substance, mais qui sont affirmés d'un sujet
différent d'eux-mêmes, lequel n'est ni cet attribut lui-même,
ni une espèce même de cet attribut, sont des accidents.
36.Je suis d'accord avec l'interprétation de Morrison 1993, selon laquelle ousia,
dans cette occurrence, signifie l'essence. Un autre exemple se trouve en Top. VI, 1,
139a29-31.
La différence dans les Topiques 39

Les Seconds Analytiques offrent encore une autre raison de poids


pour rejeter les thèses de Morrison. Je parle de l'impossibilité, dans la
démonstration, du passage d’un genre à un autre (metãbasiw §j êllou
g°nouw)37. Un des éléments de la démonstration est le genre des
choses dont on conclut les propriétés et les attributs essentiels38. Mais
pour ce faire on ne peut qu'utiliser les attributs essentiels du genre
en question

puisque c'est du même genre que doivent nécessairement


provenir les extrêmes et les moyens: car s'ils ne sont pas par
soi, ce seront des accidents (An. Post. I, 7, 75b10).

Or s'il y avait des prédications essentielles avec des termes de ca-


tégories métaphysiques différentes, comme le croit Morrison, Aris-
tote aurait dû admettre des démonstrations à partir d'un autre genre39.
La théorie classique de l’incommunicabilité des genres, dont ce
que nous venons de voir est un résultat ou corollaire, est niée par
Morrison lorsque, tout en admettant que chaque chose doit appartenir
à une catégorie, il nie qu'elle ne puisse pas appartenir à plusieurs.
Quoique cette doctrine ne forme pas l'objet d'un exposé plus direct
dans les Topiques que celui du chapitre I, 9, elle est encore impliquée,
dans le même ouvrage, par d'autres corollaires.
Selon Morrison, une espèce peut appartenir à deux modes d'être
ou «catégories métaphysiques»: à celle de son genre et à celle de sa
différence, qui constituent sa définition. Cela entraîne que le terme
qui désigne cette espèce peut être synonyme, tout en appartenant à
deux catégories. C'est-à-dire que les choses contenues sous cette
espèce recevront le même nom avec ce même logos qui est la défini-
tion de l'espèce. Mais cela est nié par Aristote en Top. I, 15, 107a3, où il
recommande de regarder si «les genres des catégories» des divers
usages d'un même nom sont les mêmes, puisque «s’ils ne sont pas
identiques, il est clair que le terme en question sera homonyme», ce
qui exclut qu'un terme puisse être synonyme et exister dans deux
catégories.
L'impossibilité pour une espèce d'appartenir à deux catégories
découle encore de l'un des «lieux» de l'identité. L'identité
numérique, dont il est question à cet endroit, se définit de la manière
suivante: «Sont numériquement identiques les choses qui, tout en

37.Cf. W.D. Ross 1949, p.55 et 62-63.


38.An. Post. I, 7, 75a42.
39.Ce qui est seulement possible dans les sciences subordonnées. Cf. An. Post. I, 13
et 27.
40 José Miguel Gambra

ayant plusieurs noms, ne sont pourtant qu'une seule et même chose,


par exemple pelisse et manteau.» (Top. I, 7, 102b9.) En utilisant ce
dernier exemple, il n'y aurait pas d'inconvénient, selon la théorie de
Morrison, à ce que chacun de ces noms soit dans deux catégories
différentes. Mais c'est précisément cela qu'Aristote refuse dans le lieu
mentionné: si deux termes qu'on présume identiques «ne sont pas
dans un seul genre de catégorie, mais [que] l'un signifie une qualité et
l'autre une quantité ou une relation», alors ils ne sont pas numéri-
quement identiques (Top. VII, 1, 152a37).

Genre et différence.
Ce qui détermine les particularités du genre par rapport aux autres
prédicables, c'est qu'il exprime l'essence de son sujet, tout en ayant
plus d'extension que lui. Mais il faut encore donner quelques préci-
sions à son sujet: en premier lieu et à la différence de la définition, il
n'est pas unique pour chaque sujet, sans être pour autant indéfini ou
indéterminé en nombre comme l'accident ou la propriété40. On doit
plutôt dire que les genres et les espèces sont d'une certaine manière
multiples, mais avec un ordre et des limites strictement déterminés.
Il est vrai que chaque espèce indivisible n'a qu'un genre immédia-
tement supérieur. Mais chaque genre appartient, à son tour, à un autre
genre prochain, qui est lui aussi contenu dans un autre genre et ainsi
de suite, jusqu'au moment où l'on arrive au genre suprême41, c'est à
dire à la catégorie ou division42. Il en résulte qu'un même attribut
peut être parfois genre et espèce par rapport à des termes différents:
par exemple, la translation est genre par rapport à la marche, qui est
son espèce, mais aussi la translation est une espèce du genre
mouvement43. On comprend donc qu'une espèce puisse être affir-
mée comme genre44 ou, à l'inverse, qu'un genre soit l'espèce d'un
autre supérieur.
Mais cette ambivalence des attributs essentiels a des limites strictes.
En effet il y a des «espèces qui ne sont pas des genres»45, à savoir les
espèces indivisibles, qui ne peuvent s'attribuer qu'à des individus. En
outre, il y a des genres supérieurs à tous les autres, qui ne sont des

40.Soph. El. 5, 166b30; Phys. II, 5, 196b27.


41.«Il faut considérer aussi le genre du genre donné, et ainsi toujours, en remon-
tant au genre plus élevé, et voir si tous sont affirmés de l'espèce et s'ils sont affirmés
essentiellement.» (Top. IV, 2, 122a3-5.)
42.Top. IV, 1, 120b36, 121a29; 2, 122a3 sq.
43.Top. IV, 2, 122a22.
44.Top. IV, 2, 122a31.
45.Cat. 5, 2b23.
La différence dans les Topiques 41

espèces de rien d'autre, puisque les attributs plus étendus qu'eux se


disent de toutes les choses et ne peuvent pas avoir de différences
spécifiques46.
On trouve donc dans les attributs essentiels (en laissant de côté la
définition qui est un logos) une hiérarchie, prévisible déjà dans la
doctrine des catégories. Car chaque terme singulier ou universel (ex-
ception faite des attributs catégoriaux eux-mêmes et des attributs qui
appartiennent à toutes les choses) appartient à une seule catégorie ou
genre suprême. Cette doctrine est généralisée pour toute la gamme
des genres dans les Topiques, lorsqu'Aristote signale que «toutes les
fois qu'une seule espèce tombe sous deux genres, l'un est contenu
dans l'autre»47. Il y a donc une gradation stricte en remontant de
l'espèce infime jusqu'au genre suprême, de sorte que chaque terme
ne peut avoir qu'un genre du même degré48. Cette hiérarchie d'attri-
buts essentiels, chacun avec plus d'extension que le précédent, cons-
titue l'épine dorsale de la théorie aristotélicienne des prédicables et
permet de comprendre beaucoup de ses lois logiques. Sans doute on
peut concevoir cette échelle de prédicats essentiels en s'appuyant
seulement sur l'extension et la compréhension des termes, de sorte
que le genre aurait une extension plus grande et une plus petite
compréhension que son espèce. Mais ce point de vue, assez com-
mun, est incontestablement trop simpliste, puisqu'il n'explique ni
l'unicité du genre pour chaque espèce ou chaque genre inférieur ni
le pourquoi des limites qu'Aristote lui impose49. En effet, l'extension
moindre de l'espèce par rapport au genre peut s'expliquer par le fait
qu'on ajoute au genre un autre attribut essentiel et plus étendu que
l'espèce: la différence; mais alors ce dernier attribut ne se distingue
pas du genre, de sorte que la différence ne serait qu'une classe de
genre et que les espèces appartiendraient à deux genres. Aussi, de ce
point de vue, on ne comprend pas les limites de l'échelle générique:
si le genre n'est qu'un prédicat essentiel plus étendu et avec moins de
contenu que l'espèce, pourquoi l'être n'est-il pas un genre? Et pour-
quoi y a-t-il une espèce qui n'est genre de rien? La doctrine qui ex-
plique les questions qu'on vient de poser est celle de la différence,
laquelle, étant irréductible aux relations d'extension et de compré-
hension, introduit une complication notable dans la théorie des

46.Top. IV, 6, 127a26 sq. et V, 2, 130b11 sq.


47.Top. IV, 2, 122b29.
48.Top. IV, 2, 122b2 sq.
49.Sur les difficultés qu’entraîne l’interprétation du genre et de la différence d u
point de vue de la compréhension et de l’extension, on peut consulter: J.J.García-
Norro & R.Rovira 2003, Introd. p.XXVIII-XLII.
42 José Miguel Gambra

prédicables, mais semble fortement tenir à l'observation des relations


qui se donnent entre les divers attributs d'une chose.
En Top. I, 4, Aristote dit que la différence, «étant générique, doit
être rangée sous la même rubrique que le genre» (101b18-19). Cela a,
d'une part, fourni un argument à De Strycker pour considérer que la
différence «ne joue dans les Topiques qu'un rôle assez effacé»50. D'au-
tre part, étant donné qu'Aristote affirme aussi que «la différence se
dit d'un plus grand nombre de choses que l'espèce»51, Ross et
Brunschwig ont conçu la différence dans les Topiques surtout comme
un attribut semblable au genre, avec plus d'extension que l'espèce, et
dont l'intersection avec le genre constitue la définition52.
Cependant, je crois que cette coïncidence de la différence avec le
genre ne fournit pas une notion adéquate des particularités de la
différence telle qu'elle apparaît dans les livres IV et VI des Topiques. Si,
dans le livre I, la différence n'est présentée que comme «générique»
et comme «un des termes contenus dans la définition»53, c'est-à-dire
si elle n'est pas présentée comme un prédicat avec des caractères
différents du genre, cela s'explique par la préoccupation systématique
qu'Aristote avait à ce moment. En effet, il essaie de faire rentrer les
prédicables dans une grille à deux entrées, dont les critères sont les
suivants: être réciprocable ou non dans la prédication et appartenir
ou non à la définition. Une fois les quatre cases occupées respecti-
vement par la définition, le genre, le propre et l'accident, il ne pou-
vait qu'assimiler la différence à l’un des attributs déjà classifiés ou se
résigner à sa complète élimination. Mais cette dernière possibilité
était hors de question, vu la constante apparition de la différence dans
le catalogue préalable des lieux, dont le livre I est une espèce d'intro-
duction. Aristote n'a donc pu qu'oublier les traits propres de la
différence et la considérer comme un attribut semblable au genre qui
est non réciprocable et définitoire.
Les lieux qui impliquent la différence en Top. IV, 2 et VI, 6
donnent de prime abord l'impression de contenir un bon nombre
de paradoxes.
(1) D'un côté, la différence est «générique», mais d'un autre elle
«n'est jamais genre de quoi que ce soit»54. Qu'elle ne soit pas un
genre est cohérent avec les affirmations suivantes qu'on examinera
plus loin: (a) la différence n'exprime pas l'essence (cf. paragraphe

50.É.De Strycker 1968, p.145.


51.Top. VI, 6, 144b6.
52.W.D.Ross 1949, p.57; J.Brunschwig 1967, Introduction, p.XLVI, n.1.
53.Top. I, 8, 103a1.
54.Top. IV, 2, 122b15.
La différence dans les Topiques 43

suivant); (b) le genre peut appartenir à un autre genre, mais pas la


différence: le genre qu'elle divise ne lui est pas attribué55, et aucun
autre genre ne peut lui être attribué, puisqu’elle n'est ni espèce ni
individu56.
Cela semble lié à l’une des affirmations les plus étonnantes qui
semble découler de la théorie aristotélicienne de la différence: elle
n'appartient, strictement parlant, à aucune des catégories. Cette affir-
mation n'est pas explicite, mais elle découle immédiatement d'une
autre, contenue dans les Catégories:

Mais ce caractère n'est pas particulier à la substance, car


la différence, elle aussi, fait partie des choses qui ne sont pas
dans un sujet. (Cat. 5, 3a21.)

La différence a donc le caractère de ne pas être dans un sujet,


c'est-à-dire de ne pas appartenir à une des catégories non
substantielles. Mais, puisque Aristote est en train de montrer com-
ment ce trait appartient à des choses qui ne sont pas la substance, il
est évident que la différence n'appartient pas non plus à cette catégo-
rie. La différence est, de ce point de vue, en dehors de toute
catégorie57.
(2) Aristote dit que la différence est un prédicat essentiel58, en tant
qu'elle est une partie de la définition et que la définition exprime la
quiddité59. Ce qui s'accorde bien avec d'autres de ses affirmations:
elle «ne doit pas faire partie des attributs accidentels» parce qu'il
n'est pas possible «qu'elle appartienne et n'appartienne pas à la même
chose»60; la différence s'affirme d'un sujet mais n'est pas dans un
sujet61, et donc son logos «est affirmé de ce dont la différence elle-
même est affirmée»62 (cf. ci-dessous §5). Ce sont là des traits qui
accompagnent les attributs qui expriment l'essence, et cependant

55.Top. VI, 6, 144a30; IV, 2, 122b20.


56.Top. IV, 2, 122b20. Aristote semble même admettre qu'il suffit qu'une chose soit
un cas déterminé d'un attribut, pour conclure que cette chose-là ne peut pas être une
différence (Top. VI, 6, 144a5).
57.C'est Pacius qui établit cette conclusion: In Porphyrii Isagogen et Aristotelis Organon
Commentarius Analyticus, Francofurti, 1597 (réimpr. Hildesheim, 1966), In Categorias,
cap.V, § 13, p.33.
58.Top. V, 4, 133a1; VII, 3, 153a15 sq.
59.Top. VI, 4, 141b25; cf.VI, 6, 143b8 et I, 8, 103b15.
60.Top. VI, 6, 144a23-27. Cf. Cat. 5, 3a 23.
61.Cat. 5, 3a22.
62.Cat. 5, 3a25.
44 José Miguel Gambra

Aristote dit carrément que la différence «n'exprime jamais l'essence


d'une chose»63.
(3) La différence, comme l'espèce, ne peut être affirmée d u
genre64: mais cela semble être rejeté lorsqu'il dit que «les différences
coordonnées d'une même division sont toutes vraies du genre
propre de la chose»65.
(4) Il semble vrai que la différence n'est pas réciprocable avec
l'espèce66, car «la différence se dit de plus de choses que les
espèces»67. Cette affirmation n'a quand même pas le caractère absolu
que Ross et Brunschwig lui ont attribué, puisque Aristote lui-même
l’énonce au moins une fois sous une forme atténuée, lorsqu'il signale
que «la différence a toujours une extension égale ou supérieure à
l'espèce»68, de sorte que le premier énoncé serait partiel69. En
deuxième lieu elle semble s'opposer à l'affirmation répétée selon
laquelle «la même différence ne peut pas appartenir à deux genres
dont l'un ne contient pas l'autre»70. En effet, chaque différence
«emporte avec elle son propre genre»71, et celui-ci ne peut être
qu'unique, d'où il suit qu’il semble impossible que la différence
puisse avoir plus d'extension que l'espèce définie par le genre et la
différence.
(5) Nous avons vu que la différence n'est pas une espèce qui ap-
partienne à un genre (cf. supra §1). Mais Aristote semble accepter à
plusieurs reprises que la différence ait un logos72, et même une défini-
tion (horos, horismos)73.
Si elle a une définition, la différence devra avoir un genre, ce qui
entre en contradiction avec l'affirmation précédente. Et de plus, si la
définition de la différence s'attribue aux espèces, celles-ci devront

63.Top. IV, 2, 122b16. On ne peut donc pas dire simplement que la différence «est
au nombre des attributs essentiels», comme le prétend J.Tricot 1965, p.250, n.1.
64.Top. VI, 6, 144a27 sq.
65.Top. VI, 6, 143a4.
66.Top. I, 8, 103a12-16.
67.Top. VI, 6, 144b6.
68.Top. IV, 2, 122b38.
69.Un autre passage qui implique que la différence peut être coextensive à l'espèce
est Top. V, 4, 132b35-133a5, où Aristote parle de différences qui se disent d'une seule
espèce et qui sont des «propres par participation».
70.Top. VI, 6, 144b13; cf. Cat. 3, 1b16; Top. I, 15, 107b19 sqq.
71.Top. VI, 6, 144b16.
72.Cat. 5, 3a25, 3b6.
73.Top. VI, 12, 149a29, a35. Ceci constitue pour Morrison 1993, p.169, un des fon-
dements de sa théorie pluricatégorielle et, pour Granger 1984, p.9-10, une confir-
mation de l'existence de deux théories de la différence au sein même des Topiques.
La différence dans les Topiques 45

(ou pourront) appartenir à deux genres, le leur et celui de la diffé-


rence.

En ce qui concerne la différence, Aristote semble donc ballotté


entre ses traits opposés. Y a-t-il une doctrine de la différence qui
concilie ces caractéristiques presque contradictoires? Ou bien faut-il
penser que cette théorie est incohérente, ou même, comme prétend
Granger, qu'il y a plusieurs théories de la différence dans les
Topiques?
À mon avis il faut répondre affirmativement à la première de ces
questions et négativement à la deuxième. Pour présenter la théorie
adéquate de la différence, il faut avant tout examiner l'affirmation qui
est, d'après moi, la plus importante:

Une différence n'exprime jamais l'essence d'une chose,


mais plutôt une qualité de cette chose74.

En effet, Aristote montre par là ce qui sépare la différence d u


genre, car celui-ci se caractérise par le fait qu'il exprime l'essence.
Mais pour bien comprendre cette phrase, il faut admettre qu'il ne
s'agit pas ici de la catégorie de la qualité75. Si on admettait que le poion
appliqué à la différence signifie la même chose que dans la liste des
catégories, on devrait contredire plusieurs affirmations d'Aristote, ou
forcer leur sens à la manière de Morrison. Car alors la différence
appartiendrait à un genre dont elle serait l'espèce, ce qui est
impossible. De plus, si elle était dite d'un sujet de cette même caté-
gorie, elle devrait s'attribuer comme son genre, et si, au contraire, elle
était dite d'un sujet d'une autre catégorie, elle devrait être attribuée
comme son accident. Mais ces deux choses sont également
impossibles, puisque, comme on l'a vu, la différence n'est genre ni
espèce de rien et qu’elle n'est pas non plus un prédicat accidentel.
Non seulement on peut prouver par l'absurde que le poion est em-
ployé ici avec un sens différent de celui du genre suprême du même
nom, mais aussi on peut en trouver des preuves directes. Dans les
Catégories, Aristote, pour indiquer ce qui sépare la substance première
des substances secondes, avait déjà dit que l'espèce et le genre
expriment plutôt une qualité (poion ti), tandis que la substance pre-
mière exprime un tode ti, c'est-à-dire ce qui est «indivisible et numé-

74.Top. IV, 4, 122b 16-17; IV, 6, 128a27-29; VI, 6, 144a18-21.


75.Ni même de la catégorie de prédication de la qualité, dont parle Top. I, 9, qui se
réduit à la prédication accidentelle des termes qui appartiennent au mode d'être de la
qualité.
46 José Miguel Gambra

riquement un»76. Il voulait signaler par là, en premier lieu, que ces
termes désignent ce qu'il y a de commun dans une multiplicité, à la
différence de la substance première qui signifie le singulier en tant
que tel77. Mais aussi, cette utilisation du mot «qualité», il la distinguait
explicitement des qualités au sens absolu qui, comme le blanc, sont
les termes qui appartiennent à ce mode d'être. Pour les espèces et les
genres, «être une qualité» devait se comprendre par rapport au genre
dont ils constituent une détermination ou délimitation: ils
«déterminent la qualité par rapport à la substance: ce qu'ils signifient,
c'est une substance de telle qualité»78. Dans les Topiques, Aristote
n'emploiera pas –que je sache– cette caractérisation pour l'espèce et
le genre, mais bien, à plusieurs reprises, pour la différence79. Il faut
tout de même retenir que cet usage du terme «qualité» implique à la
fois le mode de signification propre des universels et l'idée de dé-
termination ou modification du genre.
Encore faut-il signaler que, dans la Métaphysique, Aristote distingue
deux sens principaux de la différence: en premier lieu elle signifie
«la différence de l'essence (ousia); par exemple l'homme est un ani-
mal d'une certaine qualité (poion ti) parce qu'il est bipède […] et le
cercle est une figure d'une certaine qualité parce qu'il est sans
angles»80. En deuxième lieu, la différence signifie «les affections
(pathe) des substances en mouvement, comme la chaleur et la froi-
deur, la blancheur et la noirceur»81. Evidemment, il distingue ainsi la

76.Cat. 5, 3b12 sq.


77.Dans ce texte des Catégories, on trouve une référence au sophisme de la figure
du discours (3b14; cf. supra n.33), qui peut être de quelque utilité pour mieux com-
prendre ce qui est visé par Aristote. En effet, lorsqu'il considère le paralogisme d u
troisième homme comme un cas de figure du discours, il explique que «l'homme, et
tout ce qui est commun (to koinon), ne signifie pas un ceci (tode ti), mais une qualité
(toionde ti) ou un relatif ou une quantité ou quelque autre chose de cette sorte» (Soph.
El. 22, 178b37). C'est-à-dire que les termes communs ou qui sont attribués en commun à tout
(179a8), expriment un des genres de prédicats (178a5), ce qui revient à dire qu'ils signi-
fient un des modes d'être en tant qu'attribué, donc en tant qu'universel. Cela, rappro-
ché du texte cité des Catégories, montre bien que signifier un poion ti, en tant qu'opposé
à signifier un tode ti, veut dire à peu près signifier comme un terme universel.
78.Cat. 5, 3b19. On pourrait même se demander si Aristote ne parle pas ici implici-
tement de la différence. En effet, si nous interprétons «substance» comme substance
seconde, il ne ferait dans cette phrase que signaler que les genres et les espèces consti-
tuent une contraction de ce genre produite par une détermination surajoutée, qui
serait la différence. Sauf qu'ici il aurait transféré le caractère qualitatif de la différence,
tel qu'il l'emploie dans les Topiques, au genre ou à l'espèce qui la contiennent.
79.Cf. le texte ci dessus (n.74) et Top. VI, 6, 144a17-22.
80.Metaph. D, 14, 1020a33-35.
81.Metaph. D, 14, 1020b8-10.
La différence dans les Topiques 47

qualité, entendue comme l'une des catégories82, de la qualité comme


différence en tant que modification de l'essence exprimée par le
genre. Qu'Aristote ait distingué explicitement ces deux sens de la
notion de qualité, avant les Topiques (dans les Catégories) et après (dans la
Métaphysique), et qu'il ait appliqué explicitement à la différence la
notion de qualité dans la dernière de ces significations, autorise à
penser que c'est dans ce sens-là qu'il l'emploie aussi dans les Topiques.
Essayons, donc, de saisir le sens et les implications qui découlent d u
fait que la différence est une qualité, en commençant par ce que sug-
gèrent déjà les Catégories dans le texte dont il a été fait mention.
En premier lieu, Aristote, en Top. VI, 6, semble se limiter à étendre
à la différence le caractère qualitatif du genre et de l'espèce, en tant
qu'il implique une signification universelle et non singulière.

Il faut voir encore si la différence donnée signifie non pas


une certaine qualité (poion ti), mais telle chose individuelle
(tode), car, de l'avis général, la différence exprime toujours
une certaine qualité83.

Plus important est cependant le sens de «qualité» comme déter-


mination du genre, puisqu'il nous permet aussi de comprendre la
liaison qui existe entre ces deux classes d'attributs et, en plus, celle
qui existe entre chacun d'eux et l'espèce. Les textes les plus significa-
tifs à cet égard sont les deux suivants:

La différence signifie toujours une qualification du genre


(poiÒthta toË g°nouw), mais le genre ne signifie pas une qua-
lification de la différence: car celui qui dit «pédestre» dit
un animal d'une certaine qualité (poion ti), mais celui qui dit
«animal» ne dit pas un pédestre d’une certaine qualité84.

Donc, si l'état est le genre de la vertu, il est évident que le


bien n'est pas le genre, mais la différence. En outre, l'état
signifie l'essence de la vertu, en revanche le bien ne signifie
pas l'essence, mais la qualité (poion), car la différence semble
signifier une qualité85.

82.Dans les Catégories, les affections (pathe) constituent l’une des premières espèces
de la qualité (Cat. 8, 9a29).
83.Top. VI, 6, 144a17-22.
84.Top. IV, 6, 128a27.
85.Top. VI, 6, 144a15.
48 José Miguel Gambra

Dans le premier de ces textes, la différence est une qualification


du genre, ce qui veut dire, à mon avis, la même chose que ce qu'af-
firmait Aristote dans les Catégories en disant que la différence est une
détermination du genre. Mais cette relation n'est pas symétrique,
puisque le genre ne qualifie pas ou ne détermine pas les
différences86. La raison de cette dissymétrie se comprend en consi-
dérant que «chacune des différences emporte (§pif°rei) avec elle son
propre genre»87, ce qu'Aristote appelle son genre approprié
(ofike›on)88. La différence est liée à un genre, et en général à un seul,
mais le genre n'est jamais uni exclusivement à une seule différence,
puisque, comme on le verra, il doit y avoir plusieurs différences dans
chaque genre.
D'un autre côté, dans le second texte, Aristote semble admettre
aussi que la différence exprime la qualité de l'espèce, et pas seule-
ment du genre. Le mode d'expression souple et accommodant
d'Aristote peut mener ici encore à une certaine confusion. La diffé-
rence est-elle une qualité du genre ou de l'espèce? En consultant la
dernière partie du premier texte, on peut voir que ce problème est
artificiel: ce qu'Aristote veut dire, c'est que la différence divise,
détermine ou qualifie le genre, tout en montrant la qualité de l'espèce
par rapport à ce genre, c'est-à-dire la manière dont chaque espèce
possède l'essence que le genre signifie. On pourrait aussi avoir dit
que la différence est différence de son genre approprié et exprime la
qualité des choses qui appartiennent à ce genre en tant que telles;
comme par exemple mortel est une différence de vivant et qualité d'une
de ses espèces89.
Je voudrais encore signaler –peut-être avec un peu moins de
conviction– ce qu'on pourrait appeler le caractère absolument quali-
tatif de la différence qui semble surgir çà et là dans le texte des
Topiques. On a dit plus haut que les attributs appartiennent à une des

86.La théorie selon laquelle l'espèce est le produit logique du genre et de la diffé-
rence est donc inadéquate, puisqu'elle ne saisit pas cette dissymétrie.
87.Top. VI, 6, 144b16. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit contenue dans le genre, car
le genre ne s'attribue pas de la différence, comme d'ailleurs la différence ne s’attribue
pas non plus du genre (Top. IV, 2, 122b20; VI, 6, 144a28).
88.Top. VI, 6, 143b6.
89.Dans la Métaphysique la théorie de la différence n'est pas essentiellement modi-
fiée, comme le prétend Ross. En D, 14, Aristote distingue les divers sens de la diffé-
rence que nous trouvons indiqués de façon moins claire dans les Topiques. Ensuite, en
Metaph. Z, 12, 1038a11, il emploie une expression répétitive pour indiquer la manière
dont l'espèce reçoit la différence par rapport au genre: «il faut que la différence
d'animal pourvu de pieds soit en tant qu'il est pourvu de pieds». Ce qui semble en
parfaite concordance avec ce que nous venons d'exposer sur la base des Topiques.
La différence dans les Topiques 49

catégories, sans tenir compte du sujet dont ils se disent avec vérité,
mais que, en revanche, ils peuvent jouer le rôle de l'un ou l'autre pré-
dicable, selon le sujet auquel ils s'attribuent. Cette affirmation d'ordre
général doit être nuancée dans le cas de la différence. En effet Aris-
tote, en distinguant deux des erreurs qu'on peut commettre concer-
nant la différence, dit:

Si, en effet, on n'a pas défini par les différences propres


de la chose, ou si on a donné un terme tel qu'il ne pourra
absolument pas être une différence de quoi que ce soit,
l'animal ou la substance par exemple, il est clair qu'il n'y a
pas de définition, car ces termes ne sont les différences de
rien90.

Il y a donc des attributs qui ne peuvent être la différence de rien,


tels les genres, de sorte qu'il semble au contraire que la différence, à
elle seule, sans tenir compte d'un autre terme, manifeste son caractère
de différence, et en même temps de non-genre, puisque «la diffé-
rence n'est jamais genre d'autre chose»91. Genre et différence sont
donc exclusifs l'un de l'autre, non seulement par rapport au sujet
dont ils s'affirment avec vérité, mais aussi par un certain caractère
qu'on peut dire interne ou intrinsèque à leur contenu sémantique.
Quel est ce caractère? À mon avis on trouve à nouveau la réponse
dans le caractère qualitatif de la différence, qui permet, dans les
phrases qui suivent le dernier texte cité, d'expliquer le fait que la
différence ne puisse jamais être un genre:

Il est donc clair que l'adversaire a commis une erreur, car


la différence n'est jamais le genre d'autre chose. Et que cela
soit la vérité, c'est là une chose évidente: car aucune diffé-
rence n'exprime l'essence, mais bien plutôt quelque qualité,
comme le pédestre ou le bipède.

Aristote n'emploie ici ni la différence ni la qualité comme si elles


l'étaient par rapport à autre chose. Au contraire, il les emploie comme
si le terme qui est une qualité –et par cela même une différence–
l'était d'une manière indépendante et absolue. Il semble donc que le
caractère qualitatif de la différence ne se trouve pas seulement dans
ce qu'elle signifie du sujet, mais qu'il s'agit en outre d'un mode de

90.Top. VI, 6, 143a30.


91.Top. VI, 6, 143a32.
50 José Miguel Gambra

signification qui, s’ajoutant au contenu sémantique des différences,


exclut par sa seule présence la possibilité qu'elles soient employées
comme des genres. Ceux-ci, de leur côté, auraient un mode de
signifier qui les rendrait aptes à exprimer, non pas comment est le sujet,
mais ce que le sujet est. C'est donc parce que les différences ont une
signification qualitative qu'elles ne peuvent être des genres de rien, et
c’est parce que le genre n'a pas cette signification qu'il ne peut être
différence de rien.
Il faut aussi tenir compte du rapport existant entre les différences
du même genre, ce qui nous fera mieux comprendre la liaison entre
le genre et la différence, ainsi que nombre d'autres aspects de la dif-
férence elle-même. Aristote avait déjà fait mention de ce rapport dans
les Catégories lorsqu'il parlait des contraires. Les contraires, à la diffé-
rence des opposés comme l'affirmation et la négation92, doivent être
l’un vrai et l'autre faux93, mais seulement des choses contenues sous
le genre auquel ils sont naturellement liés94. Dans ce contexte, Aris-
tote semblait distinguer entre les contraires qui ont un sujet dans
lequel ils sont naturellement présents, ce qui est le cas des accidents,
et ceux qui ont un sujet dont ils sont affirmés, ce qui est le cas des
différences comme le pair et l'impair par rapport au nombre95. Tou-
jours dans les Catégories, il citait comme un cas de simultanéité par
nature celui «des choses qui s’opposent mutuellement (tå énti-
di˙rhm°na éllÆloiw) dans la division», comme pédestre, aquatique et
ailé, qui sont des différences provenant du même genre animal96.
Cette même notion est employée dans les Topiques, où Aristote
souligne que les différences doivent avoir un terme opposé dans la
même division97, qu'elles sont simultanées par nature98, et que toutes
ces différences doivent bien être celles du genre approprié99, de
sorte que chacune d'elles doit être vraie d'une des choses contenues
dans le genre, et aussi qu'à chacune des espèces doit s'attribuer une
des différences opposées dans la même division100, de telle manière

92.C'est-à-dire les opposés que la tradition appelle opposés par contradiction,


dont l’un ou l’autre est toujours vrai de quoi que ce soit, et qui ne sont donc pas op-
posés par rapport à un genre seulement.
93.Exception faite des contraires qui admettent un moyen (Cat. 10, 12b33).
94.Cat. 11, 14a15.
95.Cat. 10, 11b39; 12b29.
96.Cat. 13, 14b33.
97.Top. VI, 6, 143a33.
98.Top. VI, 4, 142b9.
99.Top. VI, 6, 143a 28.
100.Top. VI, 6, 143b22.
La différence dans les Topiques 51

que chacune d'entre elles, unie au genre, doit constituer la définition


d'une espèce101.
Bref, les différences doivent être plusieurs, l'opposition qui existe
entre elles est celle de contrariété et, par là même, elles impliquent
un genre déterminé de choses (le genre approprié), dont elles éta-
blissent une division parfaite, de sorte que l'une ou l'autre des diffé-
rences doit nécessairement s'attribuer des choses contenues sous le
genre.
Une fois exposé le noyau du concept de différence, qui se trouve
dans son caractère qualitatif, on est en mesure de résoudre les para-
doxes de la différence qu'on a énumérés ci-dessus.
(1) La différence est générique seulement en ce sens qu'elle est liée à
un genre déterminé qui est son genre approprié, puisqu'elle exprime la
qualité des choses qu'il contient en tant qu'il les contient. Ce qui ne
contredit pas le fait que la différence ne soit jamais un genre, préci-
sément parce qu'elle exprime une qualité, comme on l’a vu.
Que les différences ne soient génériques qu'en tant qu'elles éta-
blissent les divisions d'un genre explique aussi pourquoi elles ne
peuvent appartenir à aucune catégorie. Elles ne leur appartiennent pas
puisqu'elles ne participent d'aucun genre et qu'elles-mêmes ne sont
genre de rien. Ce qui ne veut pas dire qu'elles soient complètement
étrangères aux catégories, puisqu'elles sont liées à un genre déterminé
d'une catégorie et rentrent dans la définition de chacune de ses
espèces. Je crois donc que, par rapport à la division faite par Morri-
son, la théorie aristotélicienne de la différence peut être, à la fois,
qualifiée d'«homocatégorielle» et de «zéro-catégorielle».
(2) La différence est une partie de la définition, cependant elle n'y
entre pas sur le même pied que le genre102; car le fait de rentrer dans
la définition signifie pour le genre qu'il exprime l'essence de l'espèce
définie, et pour la différence cela signifie qu'elle exprime la qualité
de l'espèce par rapport au genre. Elle est donc un prédicat permanent
et non accidentel, qui s'attribue de l'espèce au sens fort. C'est-à-dire
que non seulement le nom de la différence est dit d'elle, comme il
arrive lors de la prédication accidentelle, fondée sur l'inhérence, mais
aussi l'espèce est ce que la différence exprime (son logos). Malgré tout,
la disparité entre genre et différence explique pourquoi Aristote dit
quelquefois que la différence exprime l'essence, mais que d'autres

101.Top. VI, 6, 143b7 sq.


102.Ce qui est manifeste du moment que le genre «est le premier terme qui est
supposé parmi les éléments de la définition» (Top. VI, 5, 142b30). On ne peut donc pas
intervertir l'ordre de l'énoncé définitionnel.
52 José Miguel Gambra

fois il le nie. On pourrait dire qu'elle l'exprime seulement d'une


certaine manière, ou comme dit Aristote lui-même, que «le genre
exprime mieux l'essence» que la différence103.
(3) Lorsque Aristote dit que les différences sont vraies du genre, il
faut entendre que chacune d'elles s'attribue à quelque espèce conte-
nue dans son genre approprié, et non que la différence s'attribue au
genre lui-même.
(4) En ce qui concerne les difficultés issues de la comparaison des
extensions respectives de l'espèce et de la différence, je crois que la
réponse se trouve dans les cas signalés par Aristote, où l'extension de
la différence peut être plus grande que celle de l'espèce. Suite à cela,
la différence aurait la même extension que l'espèce, sauf dans le cas
où deux genres auraient une même différence. Cela peut se produire
ou bien parce que l'un d'entre eux est subordonné à l'autre, ou bien
parce que tous les deux sont subordonnés à un troisième, comme il
arrive avec bipède, qui est différence tant de l'animal ailé que de
l'animal pédestre, genres à leur tour contenus dans le genre supérieur
de l'animal104. Aussi, semble-t-il, lorsque les genres sont contraires, les
différences peuvent être les mêmes, de telle sorte que, par exemple,
la justice et l'injustice, qui appartiennent aux genres contraires de la
vertu et du vice, ont la même différence: la justice est une vertu de
l'âme et l'injustice un vice de l'âme105. C'est dans ces cas-là que la
différence pourrait se dire d'un nombre plus grand de choses que
son espèce106. La différence, tout comme le genre, ne serait donc pas
réciprocable avec l'espèce, mais avec une nuance: le genre n'est
jamais réciprocable, et l'espèce ne l'est pas toujours107.

103.Top. IV, 6, 128a24.


104.Top. VI, 6, 144b20 sq.
105.Cette possibilité est sûrement réductible à la précédente, puisque l'opposition
de contrariété entre les genres est due à celle qui existe entre les différences d'un même
genre. Vertu et vice s'opposent comme des contraires, parce qu'ils sont des espèces
d'un même genre subordonné à celui de l'état (Top. VI, 5, 143a16) et leurs différences
sont le bon et le mauvais, opposés à leur tour comme des contraires (Cat. 11, 14a1).
106.Ces cas-là semblent liés à l'observation concrète d'exemples et sont parfois in-
troduits d'une manière hésitante (cf. Top. VI, 6, 144b20). Cela n'empêche pas qu'en
dépit de ces exceptions, Aristote défende un ordre rigoureux dans les différences, qui
correspond à l'ordre des genres dont j'ai parlé plus haut. En effet, pour qu'une défini-
tion indique la quiddité, il est nécessaire, ou bien de donner le genre immédiat sans
sauter jusqu'à un genre supérieur, ou bien de donner le genre supérieur avec toutes les
différences qui rentrent dans la définition du genre immédiat (Top. VI, 5, 143a15 sq.).
107.Conformément à cette solution, le changement qui se produirait entre les To-
piques et la Métaphysique consisterait en ce qu'Aristote aurait négligé les exceptions
mentionnées, de sorte que la différence aurait toujours la même extension que l'es-
pèce.
La différence dans les Topiques 53

(5) À mon avis, la difficulté que représente l'acceptation d'une dé-


finition de la différence ne peut se résoudre qu'en montrant que la
notion de définition (logos, horos, horismos) a plusieurs significations.
C'est d'ailleurs ce qui se passe avec maintes notions qu'Aristote lui-
même considère comme équivoques. Il y aurait donc une définition
au sens fort du mot, composée de genre et de différence, et une
autre au sens faible. Celle-ci exprimerait avec d'autres mots le
contenu significatif d'un terme, et pourrait par là même être appli-
quée aux termes qui ne peuvent pas avoir de définition proprement
dite. En faveur de cette solution, on peut observer, en premier lieu,
qu'Aristote parle du logos des notions transcendantales, telles que l'un
et l'être, qui n'ont pas de définition à proprement parler108. Ensuite, il
convient de noter que les «lieux» où Aristote emploie l'expression
«définition de la différence» se trouvent parmi ceux qui traitent de
la substitution des noms (t«n Ùnomãtvn metãlhciw)109 ou des expres-
sions dans la définition. Dans ce contexte, où Aristote ne parle guère
ni du genre ni de la différence de la différence même, je crois que le
mot horismos est employé, non dans son sens rigoureux, mais au sens
d'une expression complexe qui a la même signification que la
différence. L'exemple semble appuyer cette interprétation, puisque le
horismos d'impair est «ayant un milieu», qui n'est pas constitué de
genre et différence.
Enfin, en An. Post. II, 10, Aristote affirme qu'il y a plusieurs sortes
de définition, parmi lesquelles il s’en trouve une qui «n'est qu'un
discours expliquant ce que signifie le nom»110.
La théorie de la différence que j'ai esquissée rend compte, d'une
part, du fait que, pour le Stagirite, le genre de chaque espèce est
unique. Car ce qui fait que le genre se contracte pour produire
l'espèce, c'est la différence, laquelle n'est pas un genre. D'autre part,
elle permet d'expliquer les limites de la prédication du genre. En
effet, étant donné que le genre ne s'attribue pas à la différence, les
attributs de toute chose, c'est-à-dire les transcendantaux comme l'être,
ne sont pas des genres, parce qu'ils ne peuvent pas se diviser par des
différences dont eux-mêmes ne soient pas des prédicats. De même
on comprend qu'il y ait une limite inférieure dans l'espèce indivisi-
ble, qui n'est plus un genre parce qu'il ne suffit pas qu'on divise un
genre par le moyen d'un attribut quelconque pour en constituer de

108. Top. IV, 1, 121a10-19.


109.Top. VI, 11, 149a5, 14.
110.An. Post. II, 10, 93b30. Il faut dire, tout de même, que l'intention de ces mots
d'Aristote est, comme tout le chapitre cité, franchement obscure.
54 José Miguel Gambra

nouvelles espèces: il faut que ce soit par des différences opposées et


issues de la même division. Ainsi blanc et noir ne sont pas des diffé-
rences d'homme, puisqu'il y a d'autres choses qui peuvent se diviser
de la même manière.
Cette interprétation, par ailleurs très respectueuse des doctrines
classiques, a l'avantage de ne pas exiger trop de sacrifices. Elle
n'oblige qu'à distinguer les sens de plusieurs termes, comme ceux de
définition et de qualité; et à adoucir ou à relativiser l'utilisation
d'autres expressions, comme celles qui disent que la différence ex-
prime et n'exprime pas l'essence. Mais déceler les homonymies et
distinguer ce qui est dit absolument de ce qui est dit secundum quid ne
sont pas des procédés qu'on puisse accuser d'être anti-aristotéliciens.
Finalement, cette interprétation permet, d'une certaine manière, de
rattacher la doctrine de la différence des Topiques à celle de la Mé-
taphysique. En effet, lorsque, dans cette dernière œuvre, Aristote dit:
«il est évident que la dernière différence sera l'essence de la chose et
la définition»111, son but semble être de montrer l'unité de la subs-
tance à travers l'examen de la définition112. C'est cette préoccupation
d'ordre ontologique qui l'aurait amené à considérer, dans la pluralité
des attributs essentiels, l'unicité du fondement réel de la définition. À
cet effet, il aurait fait abstraction de certaines particularités logiques,
pour considérer seulement les traits qui, tout en étant d'importance
pour la prédication et l'argumentation, manifestent l'unité qu'il
cherche à rendre évidente. En particulier, il aurait laissé de côté la
possibilité d'une même différence divisant deux genres, mais, au
contraire, il aurait mis en relief le fait que la différence entraîne avec
elle son genre approprié, de sorte que la différence dernière
contiendrait toutes les autres différences et le genre. De la sorte, on
ne devrait même pas sacrifier l'unité de l’œuvre aristotélicienne113, d u
moins en ce qui concerne cette question. Mais cette hypothèse dé-
passe les limites de cet article.

111.Metaph. Z, 12, 1038a18.


112.Ibid., 1037b24.
113.Certes, Aristote nie explicitement dans les Topiques (VI, 5, 142b22, 143a22)
qu'on puisse définir sans le genre ou sans l'énonciation de toutes les différences. Mais
ce sont là des conditions logiques exigées pour que la définition énonce l'essence, ce
qui est très différent du contexte ontologique mentionné.
La différence dans les Topiques 55

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