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Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philosant/7118
DOI : 10.4000/philosant.7118
ISSN : 2648-2789
Éditeur
Éditions Vrin
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2003
Pagination : 21-55
ISBN : 978-2-85939-807-1
ISSN : 1634-4561
Référence électronique
José Miguel Gambra, « La théorie aristotélicienne de la différence dans les Topiques », Philosophie
antique [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 18 juillet 2023, consulté le 19 juillet 2023. URL : http://
journals.openedition.org/philosant/7118 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.7118
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LA THÉORIE ARISTOTÉLICIENNE DE LA DIFFÉRENCE
DANS LES TOPIQUES
José Miguel Gambra
Universidad Complutense de Madrid
1.Qui ne semblent plus à la mode de nos jours. Cf. L.M.De Rijk 2002, vol.I, p.5;
J.Barnes 1995, p.17.
2.W.D.Ross 1949, p.57-58.
24 José Miguel Gambra
Quelle est donc cette chose (˘) qui signifie le sujet, s'attribue au
sujet ou se donne dans le sujet? Sans doute ces termes simples qui se
disent d'un sujet et dont parlaient le deuxième et le troisième anté-
prédicaments, c'est-à-dire les termes universels, mais seulement en
tant qu'ils sont dits d'une chose ou d'un sujet et en expriment un
certain aspect: l'essence20, la partie de l'essence commune à d'autres
espèces, ce qui lui appartient sans exprimer l'essence, etc. C'est sur
l'attribut et sur ce qu'il manifeste du sujet que retombe le poids de la
signification de la proposition, et non directement sur la composi-
tion du sujet avec le prédicat.
19.Cat. 5, 2a19-3b10.
20.Sans prendre parti dans la discussion sur la manière adéquate de traduire ces
expressions, j'emploie, à la suite de Tricot, «essence» pour exprimer le t¤ §sti et
«quiddité» pour exprimer le tÚ t¤ ∑n e‰nai .
La différence dans les Topiques 29
pas traduire ti esti par «substance». Il faudrait donc admettre que cette
expression signifie dans tout ce chapitre tantôt l'essence tantôt la
substance25.
D'autres, tenant pour impossible qu'Aristote ait usé systémati-
quement d’une telle ambiguïté, ont cru que le ti esti signifiait un des
genres des catégories dont parle notre texte26. Ces catégories, enten-
dues comme types de prédication, seraient l'essence (ti esti), la qualité,
la quantité, etc., et non la liste de Cat. 4, à laquelle une tradition
erronée aurait appliqué le nom de catégories. Mais alors on devrait
réinterpréter la phrase 5 de telle sorte qu'elle n'implique pas que la
substance soit une catégorie, comme il semble à première vue27. Dans
cette même ligne d'interprétation, Morrison choisit d'accepter qu'il y
ait deux ensembles de catégories: les unes «métaphysiques», les
autres «de prédicats ou de prédication», qui constitueraient deux
ensembles d'entités complètement différentes, malgré la partielle
coïncidence de leurs noms. Il semble, en tout cas, que l'on doive
inévitablement forcer les phrases 1-5 du texte pour leur donner un
sens cohérent.
À mon avis, il est bien inutile de s'obstiner à analyser des phrases
ambiguës comme celles-là, sans recourir à rien d'autre. Et je crois que
le plus naturel, c'est de se tourner vers les textes dans lesquels ces
phrases apparaissent et de voir leur contenu, avant même d'utiliser
l'Index Aristotelicus pour chercher d'autres occurrences des termes.
Essayons donc de les situer dans leur contexte.
En Cat. 4 Aristote avait divisé les termes sans composition en dix
sections, qu'on a souvent appelées les catégories. Cette division,
comme on l'a signalé auparavant, est tout à fait indépendante du rôle
que les termes simples jouent dans la prédication, de telle sorte qu'un
terme appartient à une de ces catégories, aussi bien quand il ne peut
être que sujet d'attribution (comme les individus), que quand il peut
être aussi bien sujet qu'attribut, tels les termes universels. D'un autre
côté, dans les chapitres qui précèdent celui qui nous occupe, Aristote
a exposé que chaque proposition signifie un des prédicables, selon ce
que l'attribut exprime de son sujet. Une des divisions de ces pré-
dicables distingue entre ceux où l'essence (ti esti) du sujet est signifiée
(définition et genre) et ceux qui n'expriment pas l'essence (propriété
et accident)28. Dans ces conditions, il serait tout naturel de se
Car, dans chacun des ces cas, que la chose soit dite d'elle-
même ou que lui soit attribué son genre, on signifie l'essence
(ti esti).
Cela veut dire, à mon avis, que lorsque le sujet et le prédicat d'une
proposition vraie sont les mêmes dans le réel (c'est à dire quand l'un
se dit de l'autre, mais que tous les deux appartiennent à la même caté-
gorie, ne différant entre eux que par leur degré d'universalité), alors la
prédication est essentielle. Aristote ne fait donc que ramener la
signification de ce genre d'attribution à son fondement réel, qui se
trouve dans l'unité et l'identité des choses singulières. En effet,
prédicats contenus dans la définition «sont les seuls à être attribués à la chose dans
son essence» (Top. VII, 3, 153a16). Évidemment, la définition elle-même exprime aussi
l'essence, puisqu'elle contient genre et différence et qu'elle exprime la quiddité (tÚ t¤
∑n e‰nai ), qui est une notion plus forte que celle d'essence (ti esti) (Top. I, 4, 101b20;
IV, 4, 141a25; VII, 3, 153a15; VII, 5, 154a32).
29.Quoique par un biais différent, De Rijk, dans son livre récent sur Aristote, pu-
blié après la rédaction du présent article, arrive à une interprétation proche de celle
qui est présentée ici (L.M.De Rijk 2002, t.I, p.484 sq.). Il faut cependant observer que
la théorie de la catégorisation (op. cit., t.I, p.133 sq., 368 sq. et 388 sq.) et celle des prédi-
cables (op. cit., t.I, p.476 sq.), que présuppose l’interprétation de De Rijk, sont, de mon
point de vue, fort discutables.
34 José Miguel Gambra
PRÉDICATS (Universels)
32.Notons qu'en ne tenant compte que d'une seule de ces dimensions, il est im-
possible d'établir une liste dont chaque élément soit désigné par un seul mot, tout en
faisant l'élimination mentionnée.
33.Je crois que le chapitre 22 des Réfutations Sophistiques, où Aristote recommande,
pour éviter le sophisme de la figure du discours, de faire appel aux «genres des prédi-
cations» (178a4 sqq.), confirme que ce qu'il entend par ces genres n'est pas directement
les modes d'être, mais les manières dont les termes qu'ils contiennent sont prédiqués
ou sont des prédicats. En effet, ce paralogisme consiste non seulement à confondre le
mode d'être de ce qui est dit d'un sujet avec un autre, mais aussi à confondre «ce qui
est attribué en commun à tout», c'est-à-dire ce qui appartient à un des genres de
prédicats, avec une substance individuelle (tode ti) (179a7). Il semble, donc, que les
genres des catégories n'incluent pas le singulier, ce qui les différencie des modes d'être
qui contiennent tant le singulier que l'universel.
La différence dans les Topiques 37
34.Je considère, donc, qu'il est futile d'essayer d'élucider si Aristote parle ici de ca-
tégories de prédicats ou de catégories de prédication (cf. M.Frede 1987, p.33), puisque
prédicat et prédication sont des notions définies par le moyen des modes d'être et des
prédicables. Un prédicat n'est qu'un terme universel, signifiant à lui seul un des modes
d'être, mais en tant qu'il est attribué à un sujet. Donc un prédicat, en tant que
prédicat, appartient à une catégorie de prédicat, seulement parce qu'il s'attribue avec
vérité à un sujet en exprimant ou non son essence. Les prédications, de leur côté,
appartiennent à une catégorie de prédication selon le mode d'être signifié par le pré-
dicat, que celui-ci dise ou non l'essence du sujet. Prédicat et prédication sont des
notions qui renvoient l'une à l'autre.
35.Cf. S.Mansion 1984, p.199 sq.; Thomas d’Aquin, In Duodecim Libros Metaphysico-
rum Aristotelis Expositio, V; IX, 890-892.
38 José Miguel Gambra
Genre et différence.
Ce qui détermine les particularités du genre par rapport aux autres
prédicables, c'est qu'il exprime l'essence de son sujet, tout en ayant
plus d'extension que lui. Mais il faut encore donner quelques préci-
sions à son sujet: en premier lieu et à la différence de la définition, il
n'est pas unique pour chaque sujet, sans être pour autant indéfini ou
indéterminé en nombre comme l'accident ou la propriété40. On doit
plutôt dire que les genres et les espèces sont d'une certaine manière
multiples, mais avec un ordre et des limites strictement déterminés.
Il est vrai que chaque espèce indivisible n'a qu'un genre immédia-
tement supérieur. Mais chaque genre appartient, à son tour, à un autre
genre prochain, qui est lui aussi contenu dans un autre genre et ainsi
de suite, jusqu'au moment où l'on arrive au genre suprême41, c'est à
dire à la catégorie ou division42. Il en résulte qu'un même attribut
peut être parfois genre et espèce par rapport à des termes différents:
par exemple, la translation est genre par rapport à la marche, qui est
son espèce, mais aussi la translation est une espèce du genre
mouvement43. On comprend donc qu'une espèce puisse être affir-
mée comme genre44 ou, à l'inverse, qu'un genre soit l'espèce d'un
autre supérieur.
Mais cette ambivalence des attributs essentiels a des limites strictes.
En effet il y a des «espèces qui ne sont pas des genres»45, à savoir les
espèces indivisibles, qui ne peuvent s'attribuer qu'à des individus. En
outre, il y a des genres supérieurs à tous les autres, qui ne sont des
63.Top. IV, 2, 122b16. On ne peut donc pas dire simplement que la différence «est
au nombre des attributs essentiels», comme le prétend J.Tricot 1965, p.250, n.1.
64.Top. VI, 6, 144a27 sq.
65.Top. VI, 6, 143a4.
66.Top. I, 8, 103a12-16.
67.Top. VI, 6, 144b6.
68.Top. IV, 2, 122b38.
69.Un autre passage qui implique que la différence peut être coextensive à l'espèce
est Top. V, 4, 132b35-133a5, où Aristote parle de différences qui se disent d'une seule
espèce et qui sont des «propres par participation».
70.Top. VI, 6, 144b13; cf. Cat. 3, 1b16; Top. I, 15, 107b19 sqq.
71.Top. VI, 6, 144b16.
72.Cat. 5, 3a25, 3b6.
73.Top. VI, 12, 149a29, a35. Ceci constitue pour Morrison 1993, p.169, un des fon-
dements de sa théorie pluricatégorielle et, pour Granger 1984, p.9-10, une confir-
mation de l'existence de deux théories de la différence au sein même des Topiques.
La différence dans les Topiques 45
riquement un»76. Il voulait signaler par là, en premier lieu, que ces
termes désignent ce qu'il y a de commun dans une multiplicité, à la
différence de la substance première qui signifie le singulier en tant
que tel77. Mais aussi, cette utilisation du mot «qualité», il la distinguait
explicitement des qualités au sens absolu qui, comme le blanc, sont
les termes qui appartiennent à ce mode d'être. Pour les espèces et les
genres, «être une qualité» devait se comprendre par rapport au genre
dont ils constituent une détermination ou délimitation: ils
«déterminent la qualité par rapport à la substance: ce qu'ils signifient,
c'est une substance de telle qualité»78. Dans les Topiques, Aristote
n'emploiera pas –que je sache– cette caractérisation pour l'espèce et
le genre, mais bien, à plusieurs reprises, pour la différence79. Il faut
tout de même retenir que cet usage du terme «qualité» implique à la
fois le mode de signification propre des universels et l'idée de dé-
termination ou modification du genre.
Encore faut-il signaler que, dans la Métaphysique, Aristote distingue
deux sens principaux de la différence: en premier lieu elle signifie
«la différence de l'essence (ousia); par exemple l'homme est un ani-
mal d'une certaine qualité (poion ti) parce qu'il est bipède […] et le
cercle est une figure d'une certaine qualité parce qu'il est sans
angles»80. En deuxième lieu, la différence signifie «les affections
(pathe) des substances en mouvement, comme la chaleur et la froi-
deur, la blancheur et la noirceur»81. Evidemment, il distingue ainsi la
82.Dans les Catégories, les affections (pathe) constituent l’une des premières espèces
de la qualité (Cat. 8, 9a29).
83.Top. VI, 6, 144a17-22.
84.Top. IV, 6, 128a27.
85.Top. VI, 6, 144a15.
48 José Miguel Gambra
86.La théorie selon laquelle l'espèce est le produit logique du genre et de la diffé-
rence est donc inadéquate, puisqu'elle ne saisit pas cette dissymétrie.
87.Top. VI, 6, 144b16. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit contenue dans le genre, car
le genre ne s'attribue pas de la différence, comme d'ailleurs la différence ne s’attribue
pas non plus du genre (Top. IV, 2, 122b20; VI, 6, 144a28).
88.Top. VI, 6, 143b6.
89.Dans la Métaphysique la théorie de la différence n'est pas essentiellement modi-
fiée, comme le prétend Ross. En D, 14, Aristote distingue les divers sens de la diffé-
rence que nous trouvons indiqués de façon moins claire dans les Topiques. Ensuite, en
Metaph. Z, 12, 1038a11, il emploie une expression répétitive pour indiquer la manière
dont l'espèce reçoit la différence par rapport au genre: «il faut que la différence
d'animal pourvu de pieds soit en tant qu'il est pourvu de pieds». Ce qui semble en
parfaite concordance avec ce que nous venons d'exposer sur la base des Topiques.
La différence dans les Topiques 49
catégories, sans tenir compte du sujet dont ils se disent avec vérité,
mais que, en revanche, ils peuvent jouer le rôle de l'un ou l'autre pré-
dicable, selon le sujet auquel ils s'attribuent. Cette affirmation d'ordre
général doit être nuancée dans le cas de la différence. En effet Aris-
tote, en distinguant deux des erreurs qu'on peut commettre concer-
nant la différence, dit:
BIBLIOGRAPHIE