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› Entretien avec Kamel Daoud


réalisé par Sébastien Lapaque

Chapô

« Revue des Deux Mondes – Vos livres suscitent un inté-


rêt croissant en France. Peut-être parce que vous in-
carnez la tradition du romancier en prise avec l’expé-
rience vive de l’histoire à travers vos chroniques de
combat publiées dans la presse, dont certaines sont
aujourd’hui rassemblées dans Mes indépendances. Depuis Georges Ber-
nanos, François Mauriac et Albert Camus, cette tradition s’est perdue
chez nous. Comment imaginer que ce soit en l’Algérie, où le pouvoir se
maintient hors du consentement populaire, qu’elle ait pu renaître depuis
les années quatre-vingt-dix ?

Kamel Daoud Parce que c’est une tradition éditoriale contesta-


taire et qui dit contestation dit à la fois liberté et privation de liberté.
Si la chronique de combat existe, c’est que la liberté est remise en
cause. Ce genre se développe et se porte mieux comme exercice de
littérature, d’actualité, de style, d’idées, d’analyse et d’engagement
face à une contrainte. Donc c’est tout à fait normal qu’on l’ait vu

26 MAI 2017
titre de l’article

s’imposer dans l’Algérie des années quatre-vingt-dix. Un style poli-


tique fermé, des crises dures et profondes poussent à ce genre-là,
obligeant l’écrivain à être à la fois un raconteur d’histoires et un
acteur d’histoire. C’est parfaitement logique. J’ai aimé cette forme
d’écriture à laquelle Camus a recouru pour Combat. Ce sont à la fois
des chroniques et des éditoriaux qu’on lisait semaine après semaine
à l’époque, mais ils avaient toujours cette dose de littérature qui les
sauve du périssable.

Revue des Deux Mondes – Un art né de « l’horreur de la politique »,


comme dit Simon Leys, c’est un paradoxe atroce. Êtes-vous d’accord
avec Jorge Luis Borges, qui souffrit les vexations des maîtres de l’Ar-
gentine sous Juan Perón et au moment de la junte, pour dire que les
tyrannies obligent à inventer des métaphores ?

Kamel Daoud Je suis profondément d’accord avec lui. Je ne suis pas


admirateur de Borges, j’en suis jaloux. Certaines phrases me laissent le
souffle coupé. Si j’arrivais à en écrire trois comme celles-là, j’arrêterais
d’écrire. Je songe à cette phrase d’Enquêtes : Kamel Daoud est écrivain et
« Longtemps je me suis adonné à l’étude de journaliste. Il est notamment l'auteur
la métaphysique mais je fus fréquemment de Meursault, contre-enquête (prix
Goncourt du premier roman 2015,
interrompu par le bonheur. » C’est indé- Actes-Sud) et Mes indépendances
passable. Borges a raison, peut-être que (Actes-Sud, 2017).
les tyrannies poussent à sauver le corps en
inventant des métaphores, pour dire sans dire, en restant à la frontière
du non-dit. Mais en même temps aller au-delà. La métaphore n’est
pas un déguisement ou un artifice employé pour faire passer des mes-
sages codés. La métaphore va au-delà des clichés. Une dictature, c’est
d’abord l’empire du cliché. Et la métaphore, c’est son contraire. Si on
écrit par métaphores, ce n’est pas pour échapper à une oppression,
qu’elle soit politique ou religieuse. C’est que, fondamentalement, la
métaphore creuse plus loin, va plus loin, conteste plus loin, convoque
quelque chose qui est au-delà du cliché. Le cliché, c’est l’esthétique de
l’oppression.

MAI 2017 27
l’écrivain face au pouvoir

Revue des Deux Mondes – En Algérie, la décennie noire du terrorisme


islamique a duré de 1991 à 2002. Votre carrière de chroniqueur au
Quotidien d’Oran a commencé en 1996, avant qu’ait cessé le bain
de sang. Vous évoquez pourtant « des années de liberté absolue ».
Encore une fois, peut-on comprendre ce paradoxe ?

Kamel Daoud Cela apparaît un paradoxe lorsqu’on regarde cela


depuis un temps de paix. Mais il faut se rappeler ce que disaient Jean-
Paul Sartre et toute sa génération de la liberté du sexe, du corps, de
la rencontre et de l’écriture pendant la drôle de guerre et la guerre.
Lorsqu’on est quotidiennement confronté à la possibilité de la mort,
au spectacle de la mort, à l’actualité de la mort, on développe une envie
de vivre qui s’exprime par une existence trépidante. Et on se sent libre.
Quand l’enjeu est de vivre ou mourir, d’une certaine manière les choses
deviennent très simples. On vit intensément parce qu’on n’a pas le
choix. La présence permanente de la mort vous libère paradoxalement
de l’idée de la mort. Ça se comprend aisément lorsqu’on a connu un
temps de guerre. C’est dans ces moments qu’on exerce non seulement
son devoir de liberté mais également son devoir de jouissance.

Revue des Deux Mondes – Lorsqu’on songe à l’Algérie contemporaine,


au Front de libération nationale (FLN) au pouvoir depuis plus d’un
demi-siècle, à la télévision contrôlée, aux élections confisquées, on
est surpris par l’esprit critique de la presse écrite, des éditorialistes,
des chroniqueurs ou des dessinateurs tels que Dilem. En France, la
presse écrite n’a pas tant de liberté face au pouvoir politique et aux
puissances d’argent, sinon pour défendre un parti contre l’autre.
Comment le Quotidien d’Oran a-t-il pu constituer un lieu d’expression
protégé pendant vingt ans ?

Kamel Daoud Parce que c’était un quotidien généraliste conserva-


teur, ce qui m’assurait une sorte de parapluie. Tout ce qui était écrit par
ailleurs dans le journal n’allant pas dans le sens du pouvoir mais étant
prudent, je disposais d’une sorte de fenêtre de tir d’imprudence qui

28 MAI 2017
titre de l’article

constituait à la fois un gage pour le journal et un argument de vente à


destination d’un plus large public. À l’époque, les tirages de la presse
papier étaient faramineux, quelque chose d’impensable en France. À
l’âge d’or, le Quotidien d’Oran tirait à 197 000 exemplaires ; pour un
quotidien francophone, c’est fabuleux. Et le tirage de l’ensemble des
quotidiens atteignait plusieurs millions. Cette situation inattendue est
également la conséquence de longues décennies de presse contrôlée.
Lorsque cela a explosé, lorsque le verrou a été levé, cela a provoqué
et permis des dons, des talents et des voix de contestation qui nous
étonnent aujourd’hui. Cette tradition s’est perpétuée plus ou moins.
Notre liberté était également due à un calcul politique du régime.
Pendant la décennie noire, il avait besoin d’une presse écrite plus ou
moins indépendante, laïque et démocrate, pour lui servir de caution
face aux islamistes. Mais une presse qu’il arrivait à contenir par le
contrôle du circuit de diffusion qui la réservaient aux élites urbaines et
un peu aux élites rurales pour la presse arabophone. On était toujours
dans l’usage d’une langue, soit dominante politiquement comme
l’arabe, soit élitiste comme le français. Mais on ne touchait pas le serf,
celui qui aurait pu être à l’origine d’un soulèvement populaire.

Revue des Deux Mondes – Cette liberté ne concernait donc ni la télé-


vision ni la radio ?

Kamel Daoud Non, parce que là, c’est une question de hiérarchie de
publics. La télévision et la radio touchent de manière directe l’Algérie
dans ses profondeurs. L’Algérie est un pays rural, on l’oublie quand on
visite simplement Alger et Oran. La télévision et la radio touchent le
public rural, qui est à la fois la cible et la crainte du politique. Il ne devait
pas avoir accès à ce qui s’écrivait dans les journaux des villes. Toutes ces
choses sont en train de changer avec Internet.

Revue des Deux Mondes – Lorsqu’on lit les 182 chroniques aujourd’hui
rassemblées dans Mes indépendances, on observe que vous prati-
quez la défense tous azimuts, moquant aussi bien le pouvoir que l’op-

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l’écrivain face au pouvoir

position, les barbus que l’homme de la rue, les vôtres que les autres.
Seriez-vous d’accord avec Charles Péguy, lorsqu’il écrivait dans
l’Argent, en 1913 : « Une revue n’est vivante que si elle mécontente
chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste
seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient
dans le cinquième. Autrement, je veux dire quand on s’applique à ne
mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes
revues qui perdent des millions, ou en gagnent, pour ne rien dire, ou
plutôt à ne rien dire » ?

Kamel Daoud Je trouve la définition délicieuse. Je ne sais pas si j’ai


pratiqué cette politique du cinquième, mais j’ai toujours refusé l’idée
selon laquelle il y aurait d’un côté le régime coupable de tout, de l’autre
la population victime et entre les deux les élites intellectuelles chargées
de se faire les avocats du peuple. On appelle ça être un intellectuel de
gauche, être un journaliste engagé, être un écrivain militant… Cela me
dérangeait car j’avais la conviction, et je l’ai toujours, que le régime, c’est
nous. Le régime, ce n’est pas une chose qui flotte dans l’air, assis dans le
ciel. Il est assis sur une chaise, posé sur la terre. Il n’y a pas de dictature
sans consentement. Celui-ci s’obtient sans doute par la peur du chaos,
mais il existe bel et bien. Pour moi, il était utile de pratiquer la chroni­
que en dressant l’inventaire non seulement des comportements poli-
tiques, mais également de nos attitudes de journalistes, de notre rapport
à la presse, du confort victimaire dans lequel se complaisent les élites de
gauche. On me l’a reproché. J’étais bien vu quand j’écrivais un réquisi-
toire contre le régime ou un plaidoyer pour ses victimes. Mais dès que je
parlais des gens, on m’accusait d’être dans la haine de soi. Alors que ce
n’est pas vrai. J’estime que nous sommes tous le régime. Et quand je dis
le régime, j’englobe des comportements, des avis, des rejets, des dénis.
Je suis allergique au tout explicatif par l’histoire. Je pense et je reste per-
suadé même que nous avons une responsabilité immédiate dans ce que
nous vivons et ce que nous subissons. Cela explique pourquoi, dans mes
chroniques, je parlais de tout et de tout le monde, que ce soit à propos
de l’écologie, de la métaphysique, de la morale ou du comportement
civique de tous les jours.

30 MAI 2017
titre de l’article

Revue des Deux Mondes – Vous avez décidé d’arrêter votre chronique
« Raïna Raïkoum » en mars 2016. Est-ce l’angoisse de voir le journa-
lisme dévorer la littérature ?

Kamel Daoud Le journalisme est chronophage. J’ai fait du journa-


lisme pour gagner ma vie. Mais j’avais envie de revenir à la littérature
dès que ce serait possible. Maintenant c’est possible. Par ailleurs, j’étais
arrivé à un point de surmédiatisation qui me faisait craindre de perdre
le contrôle de ma propre parole. J’avais envie de réfléchir sur mes posi-
tions et de les approfondir en ayant le temps de lire.

Revue des Deux Mondes – On observe chez vous une passion pour la
géopolitique et pour la place de l’Algérie dans le monde. Le journa-
lisme est-il le seul qui peut en rendre compte ?

Kamel Daoud Je ne crois pas. La géopolitique participe de la


manière dont on regarde l’autre et de ce qu’il représente dans notre
culture. Ce que l’on peut nommer pompeusement « l’archéologie des
fantasmes ». Avec la géopolitique, on est vraiment dans le champ du
fantasme, dans le catalogue du fantasme, donc dans une matière qui
peut être très romanesque. Décrypter les jeux d’images, de représen-
tations entre les uns et les autres, ce n’est pas simplement du journa-
lisme, c’est aussi une enquête qui appartient au travail de l’écrivain.
Dans les vieux récits de voyages, qui sont à la fois de la littérature et
du journalisme, on trouve des descriptions magnifiques de monstres
qui n’existent pas. Cette représentation mythifiée du monde, avec des
mers lointaines pleines de baleines et de cachalots, a reculé. Mais elle
trouve sa place dans la représentation que l’on se fait de l’autre.

Revue des Deux Mondes – Dans vos chroniques journalistiques, vous


avez toujours glissé beaucoup de littérature. L’attention que vous
accordez à la vie quotidienne des Algériens ordinaires signale-t-elle
l’art du romancier dans cet exercice ?

MAI 2017 31
l’écrivain face au pouvoir

Kamel Daoud C’est parce que nous ne disposions pas de champs


éditoriaux capables de nous laisser penser la mort, la sexualité et le
désir tombés sous la coupe des discours conservateurs et religieux,
que la chronique est devenue le lieu pour en parler. S’il m’est arrivé
d’évoquer la mort d’un voisin, c’est parce que cette mort n’avait pas
d’autre endroit pour être réfléchie en dehors du terrain religieux.
Elle s’est donc retrouvée rapatriée dans mes articles par la force des
choses. Je ne faisais pas seulement de la littérature dans ce cas, je
traitais l’actualité.

Revue des Deux Mondes – Parlons un peu de votre langue. Vous assu-
mez votre « style incorrect, dur et irrespectueux des convenances gram-
maticales ». Dans une chronique, vous évoquez cependant l’écartèle-
ment douloureux du romancier constantinois Malek Haddad, publié par
­Julliard dans les années soixante. Comme l’écrivain marocain Abdelfat-
tah Kilito, ne souffrez-vous pas quelquefois d’entendre « l’ancien
colon » vous suggérer : « Tu ne parleras pas ma langue ? »

Kamel Daoud Absolument pas. Je n’ai aucun problème avec


l’ancien colon parce qu’il est mort. Cette langue est à moi, je la
revendique, j’en jouis, je la piétine, je l’enlace, j’en fais ce que je
veux, elle me fait dire le monde et je dis le monde avec elle. Je
possède plusieurs langues et elles sont toutes les miennes. Peut-être
parce que je ne vis pas en France, je n’ai aucun problème avec cela.
La décolonisation a fabriqué un espace insulaire linguistique, avec
une tropicalisation de la langue, l’apparition de nouveaux mots. Je
me sens propriétaire de cette langue sans aucun complexe ni aucune
souffrance idéologique ou historique derrière moi. Peut-être parce
que je suis un enfant de la décolonisation. Mon apprentissage de
la langue française a été autodidacte. Elle ne m’a pas été imposée
par l’école ou par une autorité parentale, j’ai un rapport individuel,
singulier avec elle. À l’origine, ce fut pour moi une langue clandes-
tine, qui me permettait de lire des livres qui n’étaient pas accessibles
à mon âge. Je l’ai trouvée, j’étais le premier, elle est à moi. Pour

32 MAI 2017
titre de l’article

certains, le dire est chargé de non-dit ou de ce qui a été trop dit


ou d’histoire. Pas pour moi. Je suis dans la situation du perroquet
de Robinson. L’île est déserte, je suis tout seul, je possède quelques
mots, je les utilise.

Revue des Deux Mondes – On en revient au mot de Kateb Yacine, sou-


vent ignoré ce côté-ci de la Méditerranée : « La langue française a été
et reste un butin de guerre. »

Kamel Daoud Pour moi, c’est un bien vacant. Ni pour moi ni pour
beaucoup d’écrivains francophones qui quand même illuminent l’uni-
vers littéraire en France avec brio et parfois même avec génie, sou-
vent même avec génie, cela n’est un problème. Je n’ai pas l’impression
d’avoir coupé la parole à quelqu’un d’autre avec cette langue ni d’avoir
volé le micro ou le dictionnaire de qui que ce soit.

Revue des Deux Mondes – Imposer en France, en Europe et partout


dans le monde les singularité de l’algérien contemporain grâce au
succès de votre roman Meursault, contre-enquête, d’abord publié par
les éditions Barzakh en Algérie (2013) puis par Actes Sud en France
(2014), ne fut-il pas une sorte de coup d’État réussi ?

Kamel Daoud Là, c’est un constat, pas une question. Je n’ai pas
besoin de répondre.

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