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réalités ophtalmologiques # 194_Juin 2012

Le dossier
Sécheresse oculaire

Traitements de la sécheresse oculaire :


des cas les plus courants
aux plus difficiles

RÉSUMÉ : La sécheresse oculaire est une affection particulièrement fréquente chez les patients de plus de 65
ans. Malgré la diversité des symptômes et des étiologies, de grandes lignes décisionnelles sur la prise en charge
thérapeutique de la sécheresse oculaire ont été développées. Ainsi, de multiples traitements peuvent être
utilisés dans la sécheresse oculaire : prise en charge psychologique, mesures environnementales, substituts
lacrymaux, moyens mécaniques, anti-inflammatoires, collyre au sérum autologue et autres traitements
spécifiques pouvant être indiqués selon les pathologies en cause.

L a prise en charge des patients


souffrant de sécheresse oculaire
nécessite souvent du temps, car
les symptômes évoqués peuvent être
multiples et varient en intensité et en
gie…) [1]. Le traitement adapté permet
de résoudre, en général, une bonne par-
tie des symptômes.

nature selon les périodes. De plus, l’ef-


fet des traitements est souvent retardé,
[ Les moyens thérapeutiques
ce qui peut parfois décourager certains 1. Prise en charge psychologique
patients ne pouvant bénéficier d’un
traitement immédiatement performant. La sécheresse oculaire a un retentisse-
Enfin, il s’agit le plus souvent de sou- ment important sur la qualité de vie et le
lager les patients, dans le cadre d’une psychisme des patients de par son carac-
pathologie chronique, plus que de les tère chronique et parfois invalidant.
guérir totalement. L’écoute du patient ainsi que les explica-
tions concernant les mécanismes impli-
G. KASWIN, M. LABETOULLE On distingue classiquement les yeux qués et les stratégies thérapeutiques
Service d’Ophtalmologie,
secs par baisse de la sécrétion de larmes élaborées sont des éléments essentiels
CHU de Bicêtre,
LE KREMLIN-BICETRE. (déficit quantitatif) : syndrome de dans la prise en charge car elles placent
Sjögren primaire ou secondaire, mala- le patient au centre de celle-ci en tant
dies de la glande lacrymale, anomalies qu’individu.
de réflexe de larmoiement (paralysies
faciales ou kératites neurotrophiques) 2. Mesures environnementales
et ceux par hyperévaporation (déficit
qualitatif) : anomalies de la sécrétion L’humidité de l’environnement peut être
lipidique (meibomite, blépharite) et contrôlée par des systèmes humidifica-
anomalies palpébrales (déficit du cligne- teurs, en évitant si possible climatisation
ment, malversions palpébrales). Mais et ventilateurs. Il faut également lutter
les causes sont souvent intriquées, et il contre les polluants intérieurs comme
faut penser à rechercher d’éventuelles la fumée de cigarette. Toute médication
pathologies associées (rosacée, aller- aggravante, en particulier anticholiner-

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gique, sera également évitée si possible. de rétention hydrique élevé, ce qui les met d’augmenter le volume lacrymal et
Enfin, une alimentation équilibrée riche rend particulièrement intéressants en de diminuer l’évaporation des larmes [5].
en acides gras polyinsaturés oméga 3 cas de déficit aqueux. Actuellement,
pourrait être utile. sont utilisés la carboxyméthylcellu- Les émulsions lipidiques sont avant tout
lose (CMC ou carmellose) et le dérivé indiquées dans les insuffisances meibo-
3. Les substituts lacrymaux hydroxypropyl (HPMC ou hypromel- miennes avec anomalie de la couche
lose), d’une viscosité inférieure [3]. lipidique lacrymale. Elles permettent
Les substituts lacrymaux permettent à d’améliorer la stabilité lacrymale en
la fois de compenser mécaniquement le Les gels de carbomère, polymères diminuant leur évaporation. Les pro-
manque de larmes et de diluer les fac- synthétiques, forment un réseau tridi- duits actuellement disponibles utili-
teurs inflammatoires sécrétés lors des mensionnel capable d’emmagasiner sent des triglycérides (associés à un
sécheresses chroniques. On distingue de grandes quantités d’eau entre leurs carbomère), des phospholipides ou des
les larmes artificielles liquides (sérum mailles [4]. Il s’agit d’un gel aqueux, émulsions cationiques.
physiologique amélioré, povidone, stable, transparent, incolore, non gras
alcool polyvinylique), et les gels, dont et non collant. Leurs propriétés bio- 4. Moyens mécaniques
les dérivés de cellulose, les carbomères adhésives procurent un temps de contact
et les polymères d’acide hyaluronique prolongé avec l’œil (2 à 7 fois plus pro- L’occlusion des points lacrymaux est
[2]. Les substituts lacrymaux sont d’au- longé que les substituts lacrymaux). utile dans la prise en charge des kérato-
tant plus stables sur la surface ocu- Leur viscosité peut être responsable conjonctivites sèches sévères [6]. Elle
laire que la viscosité augmente (à titre d’un trouble visuel intermittent après peut être transitoire (bouchons méa-
d’exemple : larmes artificielles simples, leur instillation et donc d’un certain tiques) ou définitive (chirurgicale).
carbomères, puis acides hyaluroniques, degré d’inconfort. Ils sont actuellement
dans l’ordre croissant). A noter que la indiqués en seconde intention en cas Les lunettes à chambre humide sont des
tolérance et l’efficacité subjective des de syndromes secs de gravité moyenne lunettes fermées limitant l’évaporation
collyres varient d’un substitut à l’autre à sévère ou après l’échec des substituts lacrymale et maintenant un degré d’hu-
et d’un patient à l’autre. Du fait du rôle lacrymaux en solution. midité élevé. Leur prix reste cependant
délétère des conservateurs, les substituts encore élevé.
lacrymaux sont pour la plupart délivrés L’HP-Guar est une gélatine liquide qui
dans des unidoses sans conservateur ou devient gélatineuse au contact de la sur- 5. Traitement des insuffisances
dans des systèmes neutralisant celui-ci. face oculaire. Elle se caractérise par une meibomiennes
bonne adhésion à la couche muqueuse
Les dérivés du sérum physiologique ont des larmes et une très longue rémanence Un dysfonctionnement meibomien est
une efficacité bien démontrée. (posologie 2 fois par jour), au prix d’un en pratique très souvent associé aux
flou visuel transitoire. sécheresses quantitatives. Le premier
Les collyres et pommades vitaminées temps de la prise en charge d’une mei-
sont souvent utilisés. La pommade à la Le hyaluronate de sodium est un muco- bomite repose sur les mesures d’hy-
vitamine A est appréciée pour ses pro- polysaccharide présent dans la plupart giène palpébrale, éventuellement ren-
priétés cicatrisantes et est indiquée en des tissus conjonctifs. Son comporte- dues plus aisées avec les systèmes de
cas de kératite. ment rhéologique lui permet d’avoir lunettes chauffantes. L’utilisation de
une diminution de viscosité et une collyres lubrifiants contenant des lipides
Les polymères de vinyle, polymères syn- augmentation de l’élasticité lorsque les constitue un choix logique. En cas d’in-
thétiques, sont des solutions de faible forces de cisaillement sont les plus éle- suffisance d’efficacité de ces mesures
viscosité ayant comme avantage d’aug- vées (c’est-à-dire pendant le clignement) ou de forme sévère, un traitement anti-
menter la stabilité du film lacrymal. La favorisant ainsi l’étalement du produit biotique par voie orale peut être utile.
rémanence est inférieure aux gels plus sur la surface de la cornée : entre chaque Il est classique de proposer dans cette
visqueux, mais leur impact sur la vision clignement, l’augmentation de la vis- indication les cyclines (doxycycline à
est négligeable. cosité permet un contact plus prolongé dose de 100 mg/jour en cure de quelques
au niveau de la surface oculaire. Cette semaines) pour leur effet anti-inflamma-
Les polymères de méthylcellulose, poly- propriété est d’ailleurs partagée avec toire propre. En cas de contre-indication,
saccharide viscoélastique, sont utilisés d’autres polymères, dont certains carbo- les macrolides (érythromycine 30 mg/
comme substituts de larmes artificielles mères. L’autre propriété intéressante est kg/j) ou le métroninazole (Flagyl, 1,5 g/j)
pour leur forte viscosité et leur pouvoir sa capacité à retenir l’eau, ce qui lui per- peuvent représenter une alternative,

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mais les preuves d’efficacité sont moins les suites immédiates de l’instillation, mécanismes par l’association de diffé-
fortes. Il faut noter que les récidives sont inconvénient qui sera mieux toléré au rents traitements ciblés.
fréquentes à l’arrêt du traitement : 25 % fur et à mesure de la mise en place des
après 1 mois et 66 % à 6 mois. effets bénéfiques, en pratique au bout de Dans toutes les situations, la prise en
4 à 8 semaines en général. En pratique, charge psychologique, les mesures
6. Les traitements anti- la ciclosporine est prescrite dans les environnementales et les substituts
inflammatoires locaux formes rebelles de sécheresse oculaire, lacrymaux fluides sont à mettre en
initialement à concentration de 0,05 %. œuvre. Les collyres avec conservateurs
Ils se justifient par la présence d’une La durée minimale logique de prescrip- seront évités. Une insuffisance meibo-
inflammation quasi constamment asso- tion est de 6 mois et une corticothérapie mienne sera traitée spécifiquement.
ciée au syndrome sec. On distingue locale peut être associée initialement. En cas de doute diagnostique avec une
essentiellement dans cette classe les allergie, des collyres antidégranulants
anti-inflammatoires stéroïdiens et les 7. Le collyre au sérum autologue ou antihistaminiques peuvent servir de
immunomodulateurs, dont le chef de test thérapeutique.
file est la ciclosporine. Le collyre au sérum autologue est un traite-
ment majeur des formes sévères de kérato- Les sécheresses minimes relèvent des
L’action anti-inflammatoire des cor- conjonctivite sèche [11, 12]. Le sérum auto- substituts lacrymaux fluides : sérum
ticoïdes locaux dans le cadre du syn- logue accélère la cicatrisation épithéliale, physiologique et dérivés de l’acide
drome sec a été bien démontrée par grâce à l’apport de facteurs de croissance polyvinylique. Les sécheresses modé-
plusieurs études cliniques [7, 8], avec (dont l’Epidermal Growth Factor, EGF, et rées nécessiteront l’emploi de substituts
une efficacité sur les symptômes et les le Transforming Growth Factor, TGF-ß), de plus visqueux : carbomères, dérivés de la
signes de souffrance épithéliale. Les vitamines et de fibronectine qui participent méthylcellulose ou HP-Guar. Enfin, les
corticoïdes peuvent donc être indiqués à la cicatrisation cornéenne en facilitent sécheresses sévères avec kératite néces-
lors des recrudescences inflammatoires, notamment la migration épithéliale. sitent d’utiliser toute la gamme théra-
pendant une courte durée et avec une peutique, qui sera modulée en fonction
décroissance progressive pour éviter un Le sérum autologue est préparé en labo- de l’efficacité. Les polymères d’acide
éventuel effet rebond. Il n’est pas licite ratoire et sa conservation au froid doit hyaluronique sont souvent utiles dans
de prescrire des corticoïdes topiques au être respectée, sous peine de contamina- cette indication.
long cours en raison des effets iatrogènes tion microbienne du flacon qui ne doit
locaux (cataracte et glaucome). pas être utilisé plus de huit jours. Si l’ensemble de ces mesures s’avère
insuffisant, c’est-à-dire si le traitement
La ciclosporine en collyre est une arme 8. La chirurgie des lésions associées et l’application
majeure dans le traitement des séche- des différents topiques à des doses
resses oculaires rebelles [9, 10]. Son effi- Les greffes de membranes amniotiques importantes (jusqu’à 10 fois par jour
cacité est liée à ses propriétés pharma- sont plutôt indiquées dans les formes par exemple) ne suffisent pas à soulager
cologiques : réduction de la synthèse des préperforatives de sécheresse oculaire, les symptômes et améliorer l’état de la
cytokines, réduction de l’expression des en réalisant une greffe multicouche, surface oculaire, il devient alors légi-
marqueurs de l’activation lymphocytaire protégée par une lentille souple, ou dans time de proposer un traitement de fond
et des molécules d’adhésion et inhibition les atteintes très péjoratives de la surface comme la ciclosporine, initialement
de l’apoptose conjonctivale. Elle existe oculaire dans le cadre de syndromes complété par les corticoïdes locaux. Les
actuellement sous deux formes : tels que Stevens-Johnson ou brûlures moyens mécaniques peuvent également
– une forme commerciale à 0,05 % sous chimiques compliquées d’ischémie être indiqués (bouchons méatiques,
le nom de Restasis dans le cadre d’une limbique étendue [13, 14]. Une tarsorra- lunettes à chambre humide). En cas de
ATU (autorisation temporaire d’utilisa- phie sera envisagée en cas d’anesthésie kératite sévère, le collyre au sérum auto-
tion) nominative par périodes de 6 mois, cornéenne complète ou de malocclusion. logue peut être utile. Les corticoïdes et
– une forme magistrale disponible dans immunosuppresseurs généraux sont
certaines pharmacies hospitalières à des parfois indiqués dans les maladies de
concentrations variant de 0,05 à 2 %. [ Les stratégies thérapeutiques système, la GVH ou la pemphigoïde des
muqueuses. Une greffe de membrane
La tolérance est variable et il convient La sécheresse oculaire est un phéno- amniotique éventuellement associée à
de prévenir le patient de la fréquente mène multifactoriel. Les stratégies thé- une greffe de cellules souches est réser-
sensation de piqûre ou brûlure dans rapeutiques viseront donc les différents vée aux cas de pathologie chronique de

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la conjonctive avec insuffisance en cel- la qualité de la relation médecin-malade mediator-induced eicosanoid release by
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