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Christophe LECOMTE

La théorie pure du droit

selon Arthur Schopenhauer

Travail de Bachelor

Débuté le 3 avril 2021!


Déposé le 19 mai 2021

Rédigé sous la direction de Dr Rainer Maria Kiesow,

Professeur à la Faculté de Droit

de la Formation Universitaire à distance, Suisse

Numéro d’étudiant : 12-695-789

Nombre de semestres : 12

Rue des Eaux-Vives 78

c/o Mme. Isabelle Frangoulis, 1207 Genève

078/926 99 67

christophe.lecomte@etu.unidistance.ch

Semestre de printemps 2021

Genève, le 19 mai 2021


TABLE DES MATIÈRES I

TABLE DES ABRÉVIATIONS II

BIBLIOGRAPHIE III

INTRODUCTION 1

A - DE L’ÉGOÏSME ORIGINAIRE À LA POSSIBILITÉ DE LA PITIÉ 2

1- De l’égoïsme radical de l’homme 2

2- De la pitié comme possible mise entre parenthèses de l’égoïsme 5


a- De la pitié comme expérience insigne de l’homme 5
b- De la détermination métaphysique de la pitié 7

B - DE LA THÉORIE PURE DU DROIT ET DE SON FONDEMENT MORAL 9

1- De l’injustice, du juste et du droit : genèse et définitions 9


a- De l’injustice 9
b- De la justice et du droit comme négativité 10
c- De la légitime défense et du droit de contrainte 13

2- De la théorie pure du droit 15


a- De l’essence éminemment morale du droit 15
b- Du droit naturel et de la théorie pure du droit 16
c- De la précarité essentielle du droit naturel 17

C - DE L’INSTAURATION DE L’ÉTAT LÉGISLATEUR ET DU DROIT POSITIF 18

1- Du contrat social 20

2- De la science de l’État et de son articulation avec la théorie pure du droit 22


a- Du but de la science de l’État : la sécurité publique et le maintien de l’ordre 22
b- De l’articulation du droit naturel et du droit civil 25

3- De la subordination nécessaire de la science de l’état à la théorie pure du droit 27


a - De l’État comme mise en œuvre d’un égoïsme rationalisé 27
b - De la théorie pure du droit comme « étalon » de la science de l’État 28
c - Des limites ou de la « faiblesse » du droit positif 29

CONCLUSION 30

I
Table des abréviations

[…] Citation abrégée / éclaircissement

§ Paragraphe

Coll. Collection

Éd. Édition

Ibid. Ibidem (Au même endroit)

No. Numéro

Op. cit. Opere citato (Dans l’œuvre indiquée)

P. Page

PP. Pages

Prés. Présentation

Sect. Section

Trad. Traduction

Vol. Volume

II
Bibliographie

Œuvres d’Arthur Schopenhauer

« Étique, droit et politique », in Parerga et Paralipomena, trad. Auguste Dietrich, Paris, 1909, édition numérique par
Guy Heff, février 2013, mise à jour le 15 août 2014, consultable sur le site www.schopenhauer.fr. Cité Éthique, droit
et politique.

Le fondement de la morale, trad. Auguste Burdeau, Librairie Félix Alcan, Paris, 1925, édition numérique par
Guy Heff, consultable sur le site www.schopenhauer.fr. Cité Fondement.

Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Auguste Burdeau, Librairie Félix Alcan, Paris, 1912
(6ème éd.), édition numérique par Guy Heff, consultable sur le site www.schpenhauer.fr. Cité MCVCR.

Textes d’auteurs et ouvrages critiques

DOREMUS, André, « Introduction à la pensée de Carl Schmitt », in Archives De Philosophie, vol. 45, no. 4, 1982, pp.
585 – 665. JSTOR, www.jstor.org/stable/43034609. Accessed 12 Apr. 2021.

GOYARD-FABRE, Simone, « Droit naturel et loi civile dans la philosophie de Schopenhauer. », in Les Études
Philosophiques, no. 4, 1977, pp. 451– 474, JSTOR, www.jstor.org/stable/20847431. Accessed 12 Apr. 2021. Cité
Droit naturel.

GOYARD-FABRE, Simone, « Jusnaturalisme », Encyclopædia Universalis [en ligne], p.1, consulté le 15 avril
2021, URL : http://www.universalis-edu.com.fernuni.swissconsortium.ch/encyclopedie/jusnaturalisme/. Cité
Jusnaturalisme.

HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État en abrégé,
trad. Robert Dérathé, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Librairie Philosophique, Vrin, Paris, 1998.

HOBBES, Thomas, Le Citoyen ou Les fondements de la politique, trad. Samuel Sorbière, éd. numérique par
Jean-Marie Trembley, coll. "Les classiques des sciences sociales", Chicoutimi, Québec, 2002, consultable sur
le site http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/le_citoyen/le_citoyen.html.

HUMMEL, Jacky, « L’autonomie illusoire de la volonté. Sur la « théorie pure du droit » de Schopenhauer », in Annuaire
de l’Institut Michel Villey, vol. 4, Dalloz, Paris 2013, pp. 207 – 229.

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27, no. 2, 1964, pp. 286-298, JSTOR, www.jstor.org/stable/43031102. Accessed 15 April 2021.

KANT, Emmanuel, Critique de la raison pratique, trad. Jean-Pierre Fussler, éd. GF, Paris, 2003.

III
KANT, Emmanuel, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, trad. Jules Barni, Auguste Durand éd., Paris,
1853. Cité Doctrine du droit.

KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, éd. Delagrave, Paris, 1989.

PICLIN, Michel, Schopenhauer ou Le tragédien de la volonté, Seghers, Paris, 1974.

ROSSET, Clément. “Le sentiment de l'absurde dans la philosophie de Schopenhauer.” In Revue De


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Accessed 19 April. 2021.

SCHMITT, Carl, « La philosophie du droit de Schopenhauer prise en dehors de son système philosophique (1913) »,
trad. et prés. de André Doremus, in Archives de philosophie du droit, 41, 1997, pp. 471 – 481. Cité La philosophie
du droit.

SCHMITT, Carl, La valeur de l’État et la signification de l’individu, Libraire Droz, Genève, 2003.

Spinoza, Baruch, Traité de l’autorité politique, in Œuvres complètes, coll. « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1954.

VON JHERING, Rudolph, L’évolution du droit, trad. Octave de Meulenaere, Librairie A. Marescq, Paris, 1901.

VON JHERING, Rudolph, La lutte pour le droit, prés. d’Olivier Jouanjan, coll. « Bibliothèque Dalloz », éd. Dalloz, Paris,
2006.

IV
INTRODUCTION

Origine et fin de toutes choses, principe originaire et principe dernier, réalité ultime, – c’est même le réel, dont
la réalité n’est qu’une forme provisoire – la Volonté (der Wille) en tant que telle, constitue le fondement, l’être
de tout ce qui est, de l’étant comme tel et en totalité, du manifesté ; elle en est l’essence et en elle toute la
diversité mondaine accueille son uni(ci)té. Étrangère au temps et à l’espace, échappant à toute causalité,
« sans raison1 », la Volonté, comme force ou « effort sans fin2 », est foncièrement égoïste : en son infinie
manifestation et à travers elle, elle ne veut qu’elle-même, que sa puissance et l’augmentation de sa puissance,
que son expansion, sa propre conservation ; poussée vitale irrésistible, inconsciente et insatiable, elle est
fondamentalement aveugle, sans but et contradictoire, conflit permanent de soi avec soi, elle est originaire
insatisfaction, elle est ainsi souffrance primordiale. En quelques mots, la Volonté est « la source obscure et
souterraine dont procède toute chose. »3

Le monde, c’est-à-dire tout ce qui est, y compris moi-même, est donc quant à lui, manifestation ou objectivation
mais aussi individualisation et affirmation de la Volonté. En ce sens, le monde est phénomène, déploiement
phénoménal, dont, pour reprendre la terminologie kantienne, l’en soi ou le noumène est la Volonté. En tant que
telle, la phénoménalité est toujours le corrélat de la conscience, du sujet, autrement dit « le monde est ma
représentation4. » Sans sujet, il n’y a pas de monde, la corrélation sujet-objet est originaire et la Volonté se
déploie toujours-déjà comme représentation pour un sujet ; une représentation qui est soumise aux formes a
priori de la connaissance que sont l’espace, le temps et la causalité.

Ce sujet connaissant, toutefois, n’est pas une pure abstraction, « une tête d’ange ailée, sans corps5 », c’est
avant tout un être incarné, un corps, un être sensible, un corps vécu. En un mot, le sujet est son corps. Or,
nous explique Schopenhauer, « le corps entier n’est que la Volonté objectivée, c’est-à-dire devenue
perceptible6. » Ou, encore, mon corps « est ma volonté même, en tant qu’elle est objet de
l’intuition7. » Autrement dit, l’expérience que j’ai de mon corps, seule donnée que je puisse appréhender
autrement que de l’extérieur (comme représentation), c’est-à-dire que je peux aussi saisir de manière tout
intérieure et immédiate, m’enseigne que ce corps n’est rien d’autre que la Volonté. Cette identité du corps et
de la volonté est même « la plus immédiate de nos connaissances8. » C’est mon corps propre qui me donne
accès, de façon assez énigmatique et certes fragmentaire, à mon essence – et à celle de toutes choses – qui
est la Volonté – c’est-à-dire la chose en soi. Grâce à lui, je me reçois immédiatement comme un être
essentiellement voulant, fait de désirs et de passions.

En tant que tel, je suis de part en part vouloir-vivre individuel, c’est-à-dire affirmation de la Volonté, et ce que je
veux irrésistiblement, mon premier et inconscient motif, c’est la conservation et l’expansion de mon être, fût-ce
au détriment de tout autre. En effet, comme le monde et autrui ne sont que ma représentation, qu’à la limite,
sans moi, ils n’ont aucune existence indépendante, j’ai, de prime abord et le plus souvent, le sentiment – certes

1
SCHOPENHAUER, Arthur, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. Auguste Burdeau, Librairie Félix
Alcan, Paris, 1912 (6e ed.), § 1 p. 30
2
Ibid., § 29, p. 254
3
HUMMEL, Jacky, « L’autonomie illusoire de la volonté. Sur la « théorie pure du droit » de Schopenhauer », in Annuaire de
l’Institut Michel Villey, vol. 4, Dalloz, Paris 2013, p. 207
4
MCVCR., § 20, p. 175. Nous soulignons.
5
Ibid., § 18, p. 165
6
Ibid., p. 166
7
Ibid., § 20, p. 175-176
8
Ibid., § 18, p. 169
1
illusoire – d’être le « centre du tout9. » En un mot, je suis un être égoïste, qui recherche le plaisir et fuit la
douleur, à n’importe quel prix. Cet égoïsme fait partie de l’essence même de l’homme et, du moins de prime
abord, « tous les actes d’un être ont leur principe dans l’égoïsme10. »

C’est dans le contexte de cette métaphysique générale de la Volonté que nous nous proposons d’aborder les
questions du droit, de l’injustice, de la justice et de l’État législateur dans l’œuvre de Schopenhauer. Bref, nous
nous proposons d’expliciter et de thématiser la théorie du droit qu’il élabore. Schopenhauer s’est peu étendu
sur ces questions et peu de philosophes, encore moins de juristes, ne se sont penchés sérieusement sur la
manière dont il les traite. C’est principalement au § 62 du Monde comme volonté et comme représentation que
Schopenhauer édifie ce qu’il nomme lui-même sa « théorie pure du droit11 ». Nous nous proposons ici de suivre
pas à pas, au fil du texte, les moments de cette édification, tout en nous permettant de nous référer à certains
paragraphes de sa dissertation sur Le Fondement de la morale et à un texte, issu des Parerga et Paralipomena,
intitulé « Éthique, droit et politique ».

Mais, dans un premier temps, nous nous intéresserons à la notion d’égoïsme qui constitue, d’une certaine
manière, - nous l’avons brièvement évoqué, l’essence de l’homme. En effet, comment penser le droit, le juste,
lorsque l’homme est saisi comme un être fondamentalement égoïste. N’est-ce pas irrémédiablement l’injustice
qui devrait régir notre monde ? Non, car l’homme est aussi - et c’est là une énigme - un être capable de pitié.
C’est à partir de ce sentiment, la pitié, où se potentialise une sorte de dépassement de l’égoïsme, que
Schopenhauer va élaborer sa théorie du droit, du juste et de l’injuste.

Comment se définissent donc, dans leur contexte métaphysique et juridique, l’injustice, la justice et le droit ?
En quoi la théorie pure du droit est-elle morale en son essence intime ? Y a-t-il un droit naturel et comment le
penser ? Comment penser l’État et la loi positive qu’il rend possible ? Quel est la fin de l’État ? Comment
s’articulent le droit naturel et le droit civil institué par la science de la législation ? Autrement dit, quel est le lien
entre la théorie pure du droit et la science de la législation ? Telles sont les questions auxquelles nous nous
proposons de donner réponse ici en suivant Schopenhauer au plus près de son texte.

A - DE L’ÉGOÏSME ORIGINAIRE À LA POSSIBILITÉ DE LA PITIÉ

1- De l’égoïsme radical de l’homme

C’est au § 61 du Monde comme volonté et comme représentation que Schopenhauer expose sa doctrine de
l’égoïsme universel qui sévit plus particulièrement dans le monde humain. Il l’expose également au § 14 de sa
dissertation intitulée Le fondement de la morale. C’est en lisant ces textes au plus près que nous allons exposer
cette doctrine et en dégager la sens.

« Chez l’homme comme chez la bête, entre tous les motifs, le plus capital et le plus profond, c’est l’égoïsme, le
désir d’être et de bien-être12. » Autrement dit, l’égoïsme est un trait fondamental de la nature humaine, il en

9
MCVCR, § 61, p. 495
10
SCHOPENHAUER, Arthur, Le fondement de la morale, traduction par Auguste Burdeau, édition numérique par Guy Heff,
consultable sur le site www.schopenhauer.fr, § 14, p. 130
11
MCVCR., § 62, p. 510.
12
Fondement, § 14, p. 130.
2
constitue même l’essence, il est, nous dit Schopenhauer, « cette essence même13. » Mais d’où vient cet
égoïsme, quelle en est la genèse et quelle est sa conséquence dans et pour notre monde ?

Nous l’avons évoqué en introduction, la Volonté est l’essence même du monde et de tous les êtres qui l’habitent.
Or la Volonté ne se manifeste comme monde qu’en tant que représentation pour un sujet, plus spécifiquement
pour le sujet humain. Chaque phénomène, y compris moi-même, est donc une manifestation de la Volonté
comme vouloir-vivre, et la conscience, qui appréhende les phénomènes, est elle-même, en tant que sujet
connaissant, une objectivation de la Volonté. Autrement dit, la Volonté se manifeste dans une infinité de choses
individuelles et chacun de ces individus est une expression de la Volonté comme volonté irrépressible de vivre.
Cette expression se fait sous les formes de l’espace et du temps, qui sont les formes a priori de l’intuition et
que Schopenhauer nomme « le principe d’individuation14. »

Ce qu’il faut bien saisir, c’est que la Volonté, en elle-même ou en soi, n’est pas soumise à l’espace et au temps ;
en soi, « elle est complètement indépendante de la pluralité15. » ; en effet, nous dit le philosophe, « c’est par
l’intermédiaire de l’espace et du temps que ce qui est un et semblable dans son essence et dans son concept
nous apparaît comme différent, comme plusieurs, soit dans l’ordre de la coexistence, soit dans celui de la
succession16. » Autrement dit, la Volonté ne peut s’exprimer, se phénoménaliser que sous ces formes de
l’intuition, c’est-à-dire conformément au principe d’individuation. Ainsi, bien qu’une et unique, elle n’apparaît et
ne se saisit, dans les phénomènes et comme phénomène, que comme « pluralité d’individus17. »

Autrement dit, dans l’individu, spécialement dans l’homme, la Volonté ne se perçoit que selon le principe
d’individuation, elle ne se saisit de ce fait elle-même, par l’intermédiaire de la conscience et de sa connaissance,
que sous une forme individuelle, comme vouloir-vivre inextinguible. De la sorte, l’homme, comme sujet
conscient et soumis au principe d’individuation, ne peut s’appréhender lui-même que comme cet individu
« absolu » qui concentre en lui la Volonté tout entière. C’est pourquoi, affirme le philosophe, « chacun veut tout
pour soi, chacun veut tout posséder, tout gouverner au moins18. » Cela signifie que, en tant qu’expression de
la Volonté, l’individu humain se conçoit comme étant le centre de tout, comme un microcosme dont le
macrocosme, à savoir le monde, n’est que la représentation. Le sujet est comme « la base du monde19 »,
puisque tout le reste n’est, pour lui, que sa représentation. Sans lui, croit-il, c’est-à-dire avec sa mort, c’est tout,
en quelque sorte, qui disparaît. Il est donc, pour lui, la Volonté tout entière, et tout ce qui n’est pas lui, à
commencer par autrui, n’existe que par son biais. C’est pourquoi il n’a d’égards que pour lui-même et ne peut
que tout vouloir en vue de lui-même, en vue de la conservation de soi, de son existence singulière. Il y a bien
là une illusion de la conscience, mais cette illusion d’être le microcosme où « le macrocosme ne surgit qu’à titre
de modification, d’accident20 », c’est-à-dire qu’à titre de représentation, est consubstantielle à la conscience qui
croit donc être l’univers tout entier.

Or cet état d’âme, c’est-à-dire ce sentiment d’être le tout de tout, cette illusion d’être « un microcosme
parfaitement équivalent au macrocosme21 », c’est ce que Schopenhauer nomme l’égoïsme, qui est « essentiel

13
Ibid.
14
MCVCR, § 61, p. 494.
15
Ibid., § 23, p. 184
16
Ibid.
17
Ibid., § 61, p. 494. Nous soulignons.
18
Ibid.
19
Ibid., p. 495
20
Fondement, § VIX, p. 132.
21
MCVCR, § 61, p. 495
3
à tous les êtres dans la nature22 », et qui manifeste le déchirement, le conflit fondamental qui habite et nourrit
la Volonté, écartelée entre ce qu’elle est en soi, c’est-à-dire une, et les manifestations multiples et toujours
individuelles où elle s’affirme.

Cet égoïsme propre à tous les êtres prend une ampleur particulière lorsqu’il est le fait d’un être pensant comme
l’homme, il atteint, avec l’intelligence, « sa suprême intensité23 » ; pour l’homme donc « son être propre et sa
conservation doivent passer avant tout le monde24 » car, de prime abord et le plus souvent, « chacun est à lui-
même l’univers tout entier25. »

Notons bien que cette conscience désirante ou « voulante », comme poussée aveugle qui ne se maintient qu’au
détriment des autres, n’est « en rien la volonté de l’individu moderne capable de se discipliner et d’acquérir ce
que Goethe nommait la "seigneurie de soi-même26" », non, cette volonté qui ne renferme qu’un sentiment
illusoire de liberté ne ressemble en rien à celle dont « nous parlent les pandectistes ou les juristes néokantiens
qui placent le dogme de l’autonomie de la volonté au fondement de l’ordre juridique27. » Cette prétendue
autonomie de la volonté, que Kant définit comme « principe unique de toutes les lois morales et des devoirs qui
y sont conformes28 », et dont le principe à son tour est « de toujours choisir de telle sorte que les maximes de
notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir29 », n’est,
pour Schopenhauer, qu’une simple et vaine illusion.

La conséquence de cet égoïsme radical de tous les individus mus par le seul souci de la préservation envers
et contre tout de leur petit moi, ce microcosme se prenant pour le macrocosme, c’est « la guerre entre tous les
individus30 », un combat sans pitié de tous contre tous, qui n’est que le reflet de la déchirure qui se joue dans
la Volonté. L’égoïsme comme combat fratricide, « est gigantesque : il déborde l’univers31 », il rend la vie en
commun infernale et l’on pense ici à la guerre de tous contre tous, ce « bellum omnium contra omnes32 », que
Hobbes assigne à l’état de nature, et qui régit le monde humain avant que l’État ne vienne la contrecarrer.

Aussi, dans ce monde ne semble-t-il pouvoir régner que l’injustice, notion que nous expliciterons plus avant, et
l’on voit mal comment pourrait y régner la justice et le droit, comment même ses notions pourraient y apparaître.
L’égoïsme, profondément et originairement enraciné dans la conscience individuelle, et cause de toute la
souffrance du monde, est-il donc le dernier mot, le seul « état d’âme33 », le seul motif dont soit capable l’homme,
ou existe-il un autre motif, que l’on pourrait nommer « moral » et qui viendrait contrecarrer « les conséquences
funestes34 » de l’égoïsme d’un monde où s’affrontent une infinité d’individus, et où chacun se prend pour le
sens et le but de tout au mépris de tout le reste.

22
Ibid.
23
Ibid., p. 496.
24
Ibid.
25
Fondement, § 14, p. 131.
26
HUMMEL, op. cit., p. 208.
27
Ibid.
28
KANT, Emmanuel, Critique de la raison pratique, trad. Jean-Pierre Fussler, éd. GF, Paris, 2003.
29
KANT, Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, éd. Delagrave, Paris, 1989, p. 169-
170.
30
Fondement, § 14, p. 131.
31
Ibid.
32
HOBBES, Thomas, Le Citoyen ou Les fondements de la politique, trad. Samuel Sorbière, éd. numérique par Jean-Marie
Trembley, coll. "Les classiques des sciences sociales", Chicoutimi, Québec, 2002, consultable sur le site
http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/le_citoyen/le_citoyen.html, Préface, p. 18.
33
MCVCR., § 62, p. 495.
34
Ibid., p. 514.
4
Schopenhauer, nous le verrons, ne se fait pas trop d’illusion sur la possibilité de ce motif moral grâce auquel le
monde serait gouverné par la justice et le droit, il juge même que « les barrières que l’homme a imaginées pour
arrêter [l’égoïsme] sont inutiles35 », mais cette possibilité existe et trouve son origine, nous allons le voir, dans
la pitié comme fondement de la morale, de tout droit et de toute justice temporelle possible.

2- De la pitié comme possible mise entre parenthèses de l’égoïsme

a- De la pitié comme expérience insigne de l’homme

Le tableau est sombre : le monde humain, gouverné de manière immédiate et instinctive par l’égoïsme de
chaque individu - en qui la Volonté s’affirme -, est le théâtre de toutes les souffrances et de tous les
déchirements, où chacun inflige aux autres le « mal et la souffrance36 », accaparé qu’il est par son souci, son
instinct, de préserver et d’accroître son vouloir-vivre. C’est donc un monde où règne l’injustice et l’immoralité,
chaque volonté individuelle empiétant sur le terrain de l’autre et voulant tout pour soi, au plus grand détriment
de cet autre.

Ces tendances de l’égoïsme, « ces tendances contraires à la moralité37 », ne laissent a priori aucun espace de
déploiement à la possibilité de la « moralité des intentions38 », puisque, – du moins de prime abord et le plus
souvent –, « tous les actes d’un être ont leur principe dans l’égoïsme39 » et que « c’est à l’égoïsme toujours
qu’il faut s’adresser pour trouver l’explication d’un acte donné40. »

Comment, dès lors, peut-il se manifester dans notre monde un motif vraiment moral, un motif par lequel – la
volonté individuelle laissant, sans les asservir, les autres volontés individuelles se manifester dans leur
affirmation vitale –, l’égoïsme serait en quelque sorte dépassé, même si ce n’est que de façon fragile et
provisoire. Autrement dit, à côté de l’égoïsme primitif qui partout sévit, comme motif principal de l’agir, y a-t-il
une place pour un « sentiment » ou une expérience tout autre, qui ménagerait une dimension réellement morale
à la volonté, dimension où l’autre serait laissé indemne dans son effort de vie ; une dimension où pourrait se
déployer quelque chose comme la justice et le droit en tant que principe de l’agir ?

Selon Schopenhauer, une telle possibilité morale existe bel et bien, même si cela relève presque du
« miracle41 », et elle s’enracine dans ce phénomène assez rare mais réel qu’il nomme la « pitié ». Analysons
donc comment il en arrive à cette notion qui s’inscrit, loin de toute creuse abstraction, dans une expérience
insigne et difficilement conceptualisable, peut-être tout aussi originaire que celle de l’égoïsme ; une expérience
que l’homme peut faire, il est vrai, de façon assez énigmatique. L’expérience d’un « motif capable de résister à
ces instincts si fort enracinés dans l’homme42 », – à savoir ceux de l’égoïsme –, un motif qui donnerait à l’homme
d’agir en étant inspiré « d’un sentiment de justice spontanée et de charité désintéressée43. »

35
Ibid., p. 497.
36
Fondement, § 14, p. 136.
37
Ibid., p. 137.
38
Ibid., p. 138.
39
Ibid., p. 130.
40
Ibid.
41
Ibid., p. 132.
42
Ibid., p. 137.
43
Ibid., p. 139.
5
Schopenhauer affirme que la pitié est une donnée de l’expérience que l’on peut constater en fait, même si, en
vérité, l’égoïsme est presque toujours premier et que, en matière de volonté, « les motifs échappent au
regard44. » Cependant, le phénomène de la pitié, source de toute action vraiment morale, c’est-à-dire non
égoïste, peut s’observer dans ce fait que parfois « on est juste à cette seule et unique fin, de ne pas faire tort à
autrui45 ». L’expérience en effet nous montre – certes rarement – qu’il y a des hommes « en qui c’est un principe
inné, de faire à chacun son droit, qui par suite ne touchent jamais à ce qui revient à autrui ; qui ne songent pas
à leur intérêt sans plus, mais ont en même temps égard aux droits des autres46. » Cela est difficilement
explicable, mais relève du fait : l’action morale, non égoïste, inspirée par la pitié se donne à voir dans le monde
malgré le règne de l’égoïsme et ouvre la possibilité de la moralité ; cette absence de tout motif égoïste constitue
même « le criterium de l’acte qui a une valeur morale47. » Il s’agit dès lors, après avoir constaté son existence
factuelle, d’essayer d’expliciter ce phénomène, pour en dégager le sens.

Selon notre auteur, ce qui met la volonté en mouvement « ne peut être que le bien ou le mal en général48 »,
par où il faut entendre que le bien est ce qui est conforme à l’effort de vie de la volonté et le mal, ce qui s’y
oppose. Ainsi, toute action se réfère à « quelque être susceptible d’éprouver le bien ou le mal49 ». Cet être peut
être l’agent de l’action ou bien un autre, à savoir le patient, qui peut être « avantagé » par cette action ou en
pâtir. Or, l’action qui a pour objet le bien ou le mal de l’agent est nécessairement égoïste, elle ne veut que soi
et pour soi, sans égard à autrui, elle est donc dépourvue de toute valeur morale. Son seul motif est son intérêt
exclusif. Inversement et de façon tout exceptionnelle, il est un cas où l’égoïsme est comme mis entre
parenthèses, « c’est quand la raison dernière d’une action ou omission réside dans le bien ou le mal d’un autre
être, intéressé à titre de patient50. » Ici, l’agent n’a plus en vue son intérêt propre, mais « n’a rien d’autre en vue
que la pensée du bien ou du mal de cet autre51 », autrement dit son but consiste à ne pas léser l’autre par son
action, à l’aider même ou à le secourir.

Mais, nous demande Schopenhauer, « comment donc le bien et le mal d’un autre peuvent-ils bien déterminer
ma volonté́ directement, à la façon dont seul à l’ordinaire, agit mon propre bien52 ? », c’est-à-dire comment une
action altruiste ou morale se possibilise-t-elle ? Comment puis-je prendre pour motif le bien ou le mal d’autrui,
en faire la maxime de mon action. Pour cela, il faut, en quelque sorte, que je m’identifie à lui, que toute différence
avec lui s’efface pour ainsi dire, cette « différence [sur laquelle] repose justement mon égoïsme53. » Cet
effacement de la différence entre le moi et le non-moi, ce rapprochement inouï, cette identité, « c’est là, nous
dit le philosophe, le phénomène quotidien de la pitié54. » La pitié est cette expérience où je me vois, dans
l’éclipse de l’écart qui m’en sépare, faire le bien de l’autre en me mettant en quelque sorte à sa place, en
compatissant à ses douleurs, en voulant même leur cessation.

C’est donc une expérience cruciale et assez rare, où « le non-moi jusqu’à un certain point devient le moi55 » et
où la souffrance d’autrui est « l’objet positif, immédiat, de la sensibilité56. Autrement dit, la pitié est cet « état

44
Ibid., p. 140
45
Ibid.
46
Ibid.
47
Ibid., p. 141
48
Ibid., p. 143
49
Ibid.
50
Ibid., p 146.
51
Idid.
52
Ibid.
53
Ibid., p. 147
54
Ibid.
55
Ibid., p. 148.
56
Ibid., p. 150.
6
d’âme dont le motif unique est la souffrance d’autrui57. », par le biais duquel « nous pâtissons avec lui, donc en
lui : nous sentons sa douleur comme si elle était nôtre58. » Il s’agit, nous dit le philosophe, du « grand mystère
de la morale59 », du « fondement dernier de la moralité60 », « seul principe réel de toute justice spontanée et de
toute vraie charité61 », c’est-à-dire la source de tout droit envisageable. Nous reviendrons naturellement très
largement sur ces notions d’injustice, de justice et de droit.

La pitié, telle que Schopenhauer la définit, se rapproche donc de ce que l’on nomme aujourd’hui, sans toujours
vraiment en expliciter le sens, et de façon un peu galvaudée, « l’empathie ». L’empathie est cette faculté que
j’ai à me mettre à la place de l’autre, mais sans prendre sa place. C’est donc la faculté de souffrir avec lui ou
en lui tout en restant moi-même. Ce qui distingue néanmoins l’empathie de la pitié au sens schopenhauerien,
c’est sans doute que celle-là implique une certaine prise de distance, c’est-à-dire une certaine réflexion, tandis
que celle-ci est une expérience immédiate, une donnée immédiate et originaire de la conscience, en un mot,
c’est une expérience que je fais, mieux que je reçois très « passivement », en-deçà de toute acte réflexif.
Autrement dit, l’empathie demande un effort à celui qui en est capable, tandis que la pitié me « tombe dessus »,
c’est un pure événement que je reçois en toute passivité.

D’après ce qui précède, nous pouvons voir comment « Schopenhauer prétend remplacer le fondement abstrait
et formaliste de l’éthique kantienne par un fondement empirique qui n’est autre que la pitié qu’il qualifie de
phénomène originaire de l’éthique.62 » En d’autres termes, la possibilité du juste et du droit, en un mot la
moralité, trouve son fondement dans « l’intuition de la pitié, c’est-à-dire […] dans le sentiment d’une identité
radicale, sise il est vrai au-delà des apparences, dans les aspirations de tout être humain63. »

b- De la détermination métaphysique de la pitié

La pitié est caractérisée comme abolition supra- ou infra- égoïste de la différence du moi et du non-moi et se
déploie comme compassion ; cette pitié qui est posée comme fondement de la morale, ouvrant dans le monde
humain la possibilité d’actions moralement justes, doit ici être déterminée dans sa dimension métaphysique si
l’on veut en saisir la portée et la structure. Comment expliquer ce phénomène dont on peut faire l’expérience,
ce « produit primitif et immédiat de la nature, [qui] fait partie de la constitution même de l’homme64 » et qui vient
stopper, si ce n’est atténuer les ravages de l’égoïsme qui, lui aussi et paradoxalement, est un tel produit primitif
et immédiat de la nature ?

L’homme, animé par la pitié, supprime, en quelque sorte, la différence du moi et du non-moi qui est à l’origine
de l’égoïsme. Comment penser ce phénomène dans sa genèse ? Eh bien, pour le penser, il faut se souvenir
que la Volonté, en tant qu’essence de toute chose, est en elle-même une et indivisible et que c’est dans sa
manifestation qu’elle s’apparaît, notamment dans la conscience, comme cette multiplicité des phénomènes,
c’est-à-dire des individus qui font le monde. « Elle est à la fois l’Un et le Tout65 », car « une même Volonté de

57
Ibid., p. 151
58
Ibid., p. 152
59
Ibid., p. 147.
60
Ibid., p. 148.
61
Ibid., p. 147.
62
HUMMEL, op. cit., p. 210.
63
ROSSET, Clément. “Le sentiment de l'absurde dans la philosophie de Schopenhauer.” Revue De Métaphysique Et De
Morale, vol. 69, no. 1, 1964, p. 57-58. JSTOR, www.jstor.org/stable/40900794. Accessed 24 March. 2021.
64
Fondement, § 17, p. 153
65
JOUSSAIN, André. “L'essence et l’existence de l’individu chez Schopenhauer.” in Archives De Philosophie, vol. 27, no. 2,
1964, p. 289 / JSTOR, www.jstor.org/stable/43031102. Accessed 24 Mar. 2021.
7
vivre se manifeste chez tous les êtres, astres, minéraux, plantes animaux, hommes66. » Et elle s’y manifeste,
rappelons-le, selon le principe d’individuation qui n’a d’effectivité que dans le champ phénoménal.

Ainsi, du point de vue de la conscience individuelle, qui est soumise au principe d’individuation et qui est une
expression de la Volonté, c’est la multiplicité qui régit le monde. Pourtant en soi, redisons-le, il n’y a que l’unique
Volonté. Le moi, en effet, ne se connaît et ne connaît le monde qu’en tant que phénomène soumis à l’espace
et au temps, principes de la multiplicité. Le moi, ne se saisissant que comme phénomène, ne se connaît donc
pas dans son essence intime, c’est-à-dire, il ne se connaît pas vraiment tel qu’il est en soi, hors espace-temps,
c’est-à-dire comme procédant de la Volonté une et indivisible. Il ne voit que son moi et le non-moi ne lui apparaît
que comme ce qui diffère de lui. Cette différence est même, nous l’avons vu, à la base de l’égoïsme. Mais cette
différence en sa multiplicité qui, dans le domaine empirique, semble absolue, en elle-même ou en soi,
considérée dans sa dimension métaphysique, « est une pure apparence67. » Schopenhauer peut même
avancer que « l’essence vraie [du monde], qui est sous les innombrables apparences du monde des sens, doit
[donc] être une68. »

Ainsi, il faut reconnaître que « tous les individus de ce monde, coexistants et successifs, si infini qu’en soit le
nombre, ne sont […] qu’un seul et même être, qui présent en chacun d’eux, et partout identique, seul vraiment
existant, se manifeste en tous69. » Autrement dit, « la multiplicité, la division n’atteint que le phénomène : et
c’est un seul et même être qui se manifeste dans tout ce qui vit70. » Sous le voile de l’apparence du principe
d’individuation se révèle donc l’essence intime et unique de tous les êtres ; tous les êtres, au-delà de toute
différence, ne font qu’un. Or, c’est cette unité fondamentale de tous les êtres, que seul le regard du philosophe
peut saisir et reconnaître, qui « fait le fond même du phénomène de la pitié71 » ; c’est ce qui la rend possible
comme sentiment ou intuition de ne faire qu’un avec autrui, de ne faire qu’un avec sa souffrance, qui me permet
également de prendre son bien-être pour motif et donc d’agir moralement.

C’est là une détermination métaphysique de la pitié, détermination qui nous permet d’en saisir le sens et la
structure. La pitié apparaît ici comme tout aussi originaire que l’égoïsme, mais elle se dissimule sous le voile
du principe d’individuation, ce « voile de Maya72 », qui a cours de prime abord et le plus souvent dans le monde.
C’est parce qu’il y a dissimulation de l’unité fondamentale de tous les êtres, sous le voile de la multiplicité, que
l’égoïsme est empiriquement le fait premier et que le surgissement de la pitié est un phénomène plutôt rare.
Certains hommes en sont plus capables que d’autres de par leur caractère, non par connaissance mais par
une sorte d’intuition vague et innée. Ainsi, l’homme qui agit moralement, sans vraiment le savoir, a, dans la
pitié, l’intuition ou le sentiment de cette unité originaire où l’autre n’est finalement que lui-même. « À l’instar de
Rousseau dans L’Émile, [Schopenhauer] estime […] que le moment d’universalité et de formalité de la
compassion est assuré par son rapport à la justice », un moment où « la souffrance d’autrui devient pour chacun
le motif d’agir ou de s’abstenir73. » Bien qu’expérientielle, la pitié est une donnée universelle et son universalité
réside dans ce fait qu’elle appartient à l’essence même de l’homme.

66
Ibid.
67
Fondement, § 22, p. 230. Nous soulignons.
68
Ibid., p. 229-230.
69
Ibid., p. 230
70
Ibid.
71
Ibid., p. 233.
72
MCVCR, § 63, p. 524.
73
HUMMEL, op. cit., p. 210.
8
La pitié, si fragile et si rare, constitue donc « l’origine et le fondement de la morale74 », et c’est grâce à elle que
naît la possibilité du juste, de l’injuste et du droit, notions dont nous allons dès lors voir comment elles
apparaissent et s’articulent dans le système schopenhauerien en une authentique théorie pure du droit.

B - DE LA THÉORIE PURE DU DROIT ET DE SON FONDEMENT MORAL

1- De l’injustice, du juste et du droit : genèse et définitions

a- De l’injustice

Nous l’avons vu, notre monde est le théâtre de la lutte des égoïsmes, dans la mesure où chacun ne poursuit le
plus souvent qu’un seul but : affirmer sa volonté envers et contre tout. « Cette affirmation a pour signe la
conservation du corps, et l’application à cet objet de toutes les forces de l’individu75. » Or, nous dit
Schopenhauer, cet « acte d’affirmer son attachement au corps, la Volonté le répète en une infinité d’individus
coexistants76. » C’est là, redisons-le, tout le ressort de l’égoïsme en son combat.

Or, dans son affirmation d’elle-même, la volonté individuelle peut, elle le fait même souvent, outrepasser les
bornes naturelles de cette affirmation, « jusqu’à nier la même volonté en tant que manifestée par un autre
individu77. » Cette volonté individuelle, autrement dit, dépasse la sphère de son effort propre, de ses forces
intérieures, et vient empiéter le domaine en lequel est affirmée la volonté d’autrui. C’est dire que « la volonté
du premier fait irruption dans le domaine où est affirmée la volonté d’autrui78 », et c’est là la violence de
l’égoïsme et le révélateur du caractère originairement conflictuel de la Volonté. Dans cette irruption, la volonté
de l’un peut blesser le corps d’autrui ou elle peut asservir les forces de celui-ci à son profit. Il y a comme un
dépassement des limites de son corps par l’une des volontés, dépassement où elle accroît ses forces de celles
de l’autre, en niant cet autre en tant que volonté qui s’affirme.

« Cette invasion dans le domaine où est affirmée par autrui la volonté est, nous dit Schopenhauer, bien connue
sous le nom d’injustice79 ». L’injustice est donc la négation de l’affirmation de la volonté de l’autre. Assimilée à
l’égoïsme, elle régit le monde la plupart du temps, car « primitivement, nous sommes tous inclinés à l’injustice
et à la violence, parce que nos besoins, nos passions, nos colères et nos haines s’offrent à notre conscience
tout directement, et qu’ils y possèdent en conséquence le Jus primi occupantis80. » L’injustice est donc
première, du moins elle est immédiate, elle est le signe de la Volonté s’affirmant en nous, s’affirmant comme
désir et vouloir-vivre irrépressible, désir qui en vient à nier la volonté d’autrui. L’injustice est dès lors quasi-
instinctuelle, elle est le motif inconscient et presque exclusif de notre conscience dans sa volonté de s’affirmer.
C’est un phénomène positif qui a la positivité d’une négation, et nous pouvons conclure avec le philosophe que
« la notion de l’injuste est primitive et positive, « elle est le caractère propre à l’action d’un individu, qui étend
l’affirmation de la volonté en tant que manifestée par son propre corps, jusqu’à nier la volonté manifestée par

74
Fondement, § 1, p. 5.
75
MCVCR, § 63, p. 524
76
Ibid., p. 499.
77
Ibid.
78
Ibid.
79
Ibid.
80
Fondement, § 17, p. 154.
9
la personne d’autrui81. » En tant que négation, par empiètement, de la volonté d’autrui, l’injustice se manifeste,
comme motif général de la volonté, « sous deux formes : la violence et la ruse82. »

Par violence, je peux, par exemple, commettre un « meurtre83 » en me servant de l’enchaînement des causes
physiques pour parvenir à mes fins, c’est-à-dire que, en utilisant les seules forces de mon corps selon le principe
de causalité, j’anéantis littéralement la volonté de l’autre. Il en va de même « pour toute lésion corporelle84. »
Dans les deux cas, « faire tort à un homme, c’est […] le contraindre de servir non plus sa propre volonté, mais
la mienne, d’agir selon mon vouloir et non le sien85 ». Par ruse, où il faut entendre une violence non plus
physique, mais en quelque sorte spirituelle, « je m’aide de l’enchaînement des motifs, ce qui est, nous dit
Schopenhauer, la loi même de causalité reflétée dans l’intelligence86. » Cela veut dire que par ruse, je propose
à autrui des motifs propres à guider son action, mais des motifs illusoires, de façon à ce que l’autre croit suivre
sa volonté propre, alors qu’en réalité, c’est la mienne qu’il suit. Tel est le mensonge qui est une sorte d’influence
par laquelle j’asservis la volonté de l’autre en lui faisant suivre de faux motifs et en imprimant en lui le sceau de
ma propre volonté. C’est donc une forme de duperie, dont l’exemple le plus significatif est « la violation d’un
contrat87 » ; violation où une volonté a violé sa promesse, c’est-à-dire m’a trompé, a nié ma volonté réelle, et
« en faisant flotter devant ma vue des ombres de motifs, il a entraîné ma volonté dans la voie convenable à ses
desseins. »

A contrario, c’est-à-dire si je m’abstiens d’une telle négation de la volonté de l’autre, c’est-à-dire encore si je
tiens ma promesse, alors se fait jour, selon l’auteur, « le principe qui rend les contrats légitimes et valables en
morale88. » Ce principe de la légitimité du contrat repose sur la franchise et la loyauté qui sont possibles, comme
lien entre les co-contractants, par la pitié ; en effet, c’est en tant qu’une telle franchise et une telle loyauté que
se manifeste la pitié, cet état d’âme particulier dont nous avons déterminé le sens et la structure métaphysiques,
la pitié, donc, comme ce « lien qui met encore de l’unité entre les individus, ces fragments d’une Volonté
dispersée sous forme de multiplicité […], et qui par-là contient dans de certaines limites les effets de l’égoïsme
né de cette fragmentation89. »

b- De la justice et du droit comme négativité

Nous l’avons vu : fruit de l’égoïsme, l’injustice est ce qui règne le plus souvent et la plupart du temps sur les
relations interindividuelles ; chaque homme, obnubilé par l’apparence ou l’illusion de l’exclusivité de sa propre
volonté, n’a de cesse d’empiéter, voire d’anéantir, la volonté des autres, dans un mouvement excessif
d’affirmation de soi, tout inconscient et naturel. Mais alors, qu’en est-il de la justice et, avec elle, du droit ?

En fait, si l’injustice, qui consiste, en un mot, « à faire du tort à autrui90 », est une notion positive, alors la justice
– et le droit – qui vient après, est toute négative, et « s’applique seulement aux actes qu’on peut se permettre
sans faire tort aux autres, sans leur faire injustice91. » La justice et le droit sont donc comme une abstention,

81
MCVCR, § 62, p. 505
82
Ibid., p. 503.
83
Ibid.
84
Ibid.
85
Ibid.
86
Ibid.
87
Ibid., p. 504
88
Ibid.
89
Ibid., p. 505
90
Fondement, § 17, p. 159.
91
Ibid.
10
comme une négation de la négation de la volonté d’autrui que constitue l’injustice, négation de la négation où
je me vois laisser l’autre affirmer librement sa volonté selon ses motifs propres. Il n’y a donc pas un concept de
droit ou de justice qui soient positifs, qui constitueraient une réalité positive indépendante. Autrement dit, le droit
se définit strictement et exclusivement comme négation de l’injustice, non pas comme ce qui est juste mais
comme ce qui n’est pas injuste. Autrement dit encore, « la notion de droit […] est négative, […] c’est la notion
de tort qui est positive92 », le droit est donc « négation de la négation opposée à mon vouloir93 » et, dans la
mesure où cette idée de droit porte en soi une négation, « l’affirmation des droits de l’individu revient à dire que
chacun a le droit de faire tout ce qui ne lèse pas les droits d’autrui94. »

C’est parce qu’il saisit, en leur essence même, la négativité de ces notions de droit et de justice que
Schopenhauer dénonce comme erronées les théories qui les définissent comme des réalités positives, c’est-à-
dire qui les établissent comme des réalités a priori et absolues ; théories qui font appel, comme celle de Kant,
par exemple, à des notions telles que « la dignité de l’homme95 » ou à celles « d’impératifs catégoriques96 » qui
imposeraient, de soi, le respect du juste et du droit, et qui délimiteraient négativement l’injuste comme second,
à savoir comme violation de ce respect. Tout cela n’est pour notre philosophe que « bulle de savon a priori97. »

Kant, à cet égard, définit bien le droit positivement comme émanation de l’impératif catégorique et en donne
cette définition : « Le droit est [donc] l’ensemble des conditions au moyen desquels l’arbitre [c’est-à-dire la
volonté] de l’un peut s’accorder avec celui de l’autre, suivant une loi générale de liberté98. » Pour le définir ainsi,
il lui faut partir d’une volonté dite « pure » ou « autonome », absolue, « désexpérimentalisée », qui serait la
source spontanée des lois et des concepts moraux. Une volonté dite « pure », qui, « indépendante de toute
inclination, de tout intérêt, est déterminée par la législation propre de la raison, c’est-à-dire par des principes a
priori relatifs à la simple « forme » du vouloir99. »

Or, pour notre philosophe, il n’y a pas de telle justice a priori, de volonté pure et désincarnée qui se conduirait
selon une maxime pure issue de la raison. Au lieu de quoi il y a la volonté, toujours-déjà jetée dans un monde,
œuvrant presque exclusivement à son affirmation vitale, sans égards à quelque respect de l’autre, à quelque
dignité de l’homme, à quelque autonomie de la volonté. Par-là, cette volonté, dans sa mondanité et sa
quotidienneté, n’en a que pour soi et commet spontanément et irrésistiblement l’injustice, qui constitue donc la
donnée première de l’expérience. Bref, l’homme, en tant que volonté incarnée, toujours-déjà jeté dans son
monde, est mu par des motifs instinctivement égoïstes, loin de se référer à quelque justice positive et tout
abstraite. Notre auteur refuse donc le principe kantien de l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire la « propriété
que posséderait l’individu de pouvoir être, pour lui-même, […] par sa seule « forme », une loi de l’action100. »

Carl Schmitt, dans un texte où il questionne la théorie du droit de Schopenhauer, critique la conception toute
négative que ce dernier élabore du droit et de la justice, « cela, dit-il, doit éveiller de prime abord des doutes
sur la pertinence de son appréciation de l’importance du problème101. » En effet, pour Schmitt, le juste ou le

92
Éthique, droit et politique, p. 84.
93
HUMMEL, op. cit., p. 218.
94
Ibid.
95
Fondement., § 13, p. 129
96
Ibid.
97
Ibid., § 14, p. 134
98
KANT, Emmanuel, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, trad. de Jules Barni, Auguste Durand éd., Paris,
1853, § B, p. 43
99
HUMMEL, op. cit., p. 209.
100
Ibid., p. 213.
101
SCHMITT, Carl, « La philosophie du droit de Schopenhauer, prise en dehors de son système philosophique (1913) »,
traduction et présentation de André Doremus, Archives de philosophie du droit, 41, 1997, p. 475.
11
droit « ne doit rien avoir à faire avec une explication factuelle ; il contient dans son propre monde une évidence
à jamais démentie102. » Schmitt définit donc le droit comme ayant une existence propre et positive,
indépendante de l’expérience, et tout son problème sera alors de penser le « passage, [de] l’incarnation du
droit ou de la justice dans le monde103. » ; Autrement dit, posant le droit comme positivité, la question
fondamentale à laquelle il tentera de répondre dans son œuvre sera celle qui s’enquiert de « ce qui donne au
droit sa force d’être le droit.104 » ; Schmitt, assignant au droit une existence positive et absolue, et non, comme
Schopenhauer, négative et relative, ne peut considérer la détermination schopenhauerienne du droit et de la
justice en termes de négation et d’affirmation que comme « des mots […] entièrement vides de sens105. »

Mais Schopenhauer rétorquerait à Schmitt qu’il pose le problème à l’envers, qu’il marche sur la tête, en posant
comme positives les notions de justice et de droit, à la manière d’hypostases métaphysiques dont maints
philosophes se font un régal. Il n’y a là pour lui que « bulle de savon a priori106 », car si l’on veut parler de justice,
de droit et d’injustice, ce ne peut être qu’à partir de la volonté individuelle telle qu’elle est donnée factuellement
dans le monde. Toute autre démarche de fondation du droit n’est dès lors que vaine spéculation métaphysique
de « philosophailleurs contemporains107. » Pour le dire autrement, « celui qui part de l’idée préconçue que la
notion du droit doit être positive, et qui ensuite entreprend de la définir, n’aboutira à rien ; il veut saisir une
ombre, poursuit un spectre, entreprend la recherche d’une chose qui n’existe pas108. »

Ainsi donc, si l’on en reste aux données primitives de l’expérience, la justice et le droit sont des notions
négatives, et se définissent comme négation d’une négation, c’est-à-dire comme négation de l’injustice conçue
comme négation de la volonté d’autrui. Une négation de la négation qui trouve sa source, expérimentalement
si l’on peut dire, dans le phénomène de la pitié, qui, en conscience et de façon quelque peu énigmatique, peut
devenir le motif de mon agir et ainsi me conduire au respect ou à la sauvegarde de la volonté d’autrui.

Aussi, nous dit l’auteur, « on ne parlerait jamais de droit s’il n’y avait jamais d’injustice », car, poursuit-il, « la
notion de droit n’enferme exactement que la négation du tort109 » ; Autrement dit, elle circonscrit le champ des
actions que l’on peut nommer « justes » ou « morales » et qui consistent à agir sans nier la volonté d’autrui,
dans un mouvement où le bien de cet autre devient même le motif de mon action. Ainsi, « c’est la notion de tort
qui est positive ; elle a la même signification que nuisance – læsio – dans le sens le plus large.110» « Cette
nuisance, continue le philosophe, peut concerner ou la personne, ou la propriété, ou l’honneur » et « il s’ensuit
de là que les droits de l’homme sont faciles à définir : chacun a le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à un
autre111. » Autrement dit, « avoir un droit à quelque chose ou sur quelque chose, signifie simplement ou faire
cette chose, ou la prendre, ou en user, sans nuire par là à qui que ce soit112. » Tels sont le droit et la justice en
leur négativité comme qu’ils se donnent dans leur relation insigne avec la pitié.

102
SCHMITT, Carl, La valeur de l’État et la signification de l’individu, Libraire Droz, Genève, 2003, p. 20
103
SCHMITT, Carl, La philosophie du droit, op. cit., p. 472.
104
DOREMUS, op. cit., p. 587.
105
SCHMITT, Carl, La philosophie du droit, op. cit., p. 476.
106
Fondement, § 14, p. 134.
107
Fondement, § 6, p. 38.
108
SCHOPENHAUER, Arthur, « Étique, droit et politique », in Parerga et paralipomena, traduction d’Auguste Dietrich, Paris,
1909, numérisation et mise en page de Guy Heff, février 2013, mise à jour le 15 août 2014, consultable sur le site
www.schopenahuer.fr p. 84.
109
MCVCR, § 62, p. 505.
110
Éthique, droit et politique, p. 84.
111
Ibid. Nous soulignons.
112
Ibid. Nous soulignons.
12
L’on peut donc dire avec Hugo Grotius, cité par Schopenhauer, que « le mot droit ici signifie simplement ce qui
est juste, et a un sens plutôt négatif que positif : en sorte que le droit, c’est ce qui n’est pas injuste113. » Le droit,
comme une telle négation, fait signe vers « le mode d’action de la pitié114 », en lequel celle-ci, presque
miraculeusement, « paralyse ces puissances ennemies du bien moral qui habitent en moi [c’est-à-dire celles
de l’égoïsme], et ainsi épargne aux autres les douleurs que je leur causerais115. » Ces douleurs que je peux
infliger à autrui, c’est-à-dire l’injustice et la violence, « ne s’offrent à notre esprit que par une voie détournée, à
l’aide de la représentation116 », c’est-à-dire médiatement, contrairement à l’égoïsme qui motive immédiatement
la volonté individuelle. C’est pourquoi, la possibilité de l’action juste et morale, la possibilité du droit, n’apparaît,
en sa négativité, que comme seconde.

C’est ainsi de la pitié, ce phénomène et cette expérience toujours fragile et médiate, que « naît la maxime
« neminem læde », c’est-à-dire le principe de la justice117. » C’est un barrage inouï contre l’égoïsme et toute
idée de justice tirée d’un autre principe serait « toute faite d’égoïsme118. »

Bien sûr, l’expérience étant fort rare, « il n’est pas du tout nécessaire que dans chaque occasion particulière la
pitié elle-même soit éveillée119 », mais, à l’homme jouissant d’une certaine intelligence, « il suffit qu’une fois
pour toutes ait apparu l’idée claire des souffrances qu’inflige à autrui toute action injuste, […] pour qu’aussitôt
naisse en [lui] cette maxime : « neminem læde120 » », c’est-à-dire « ne fais tort à personne ». Ce principe est
comme un commandement de la pitié : il est, d’une part, porté par elle et, d’autre part, lorsqu’elle vient à faire
défaut derrière les motifs de l’égoïsme, ce principe vient comme la rappeler, il en est comme la mémoire ; il se
donne ici comme une « résolution ferme, durable, de respecter le droit de chacun, de ne se permettre aucune
agression contre le droit, de se garder de n’avoir jamais à se reprocher la souffrance d’autrui121. » Or, nous dit
l’auteur, « savoir se tenir ferme dans ses principes, y rester fidèle, en dépit de tous les motifs contraires, c’est
se commander soi-même122. » En effet, la pitié, en quelque sorte, est presque toujours en puissance, non en
acte, et c’est par l’intermédiaire du principe du « neminem læde », solidement ancré dans l’individu, qu’elle
exerce son action. Ce principe est en quelque sorte la « béquille » de la pitié.

c- De la légitime défense et du droit de contrainte

Ainsi, nous avons pu voir que la justice (et le droit), « la justice véritable, libre, a sa source dans la pitié123. »
Mais qu’en-est-il donc de la négation de la négation de la négation ? L’injustice est, en effet, négation de la
volonté d’autrui, et la justice, la négation de cette négation, qu’en est-il dès lors de la négation de cette seconde
négation, c’est-à-dire qu’en est-il du fait de repousser pour une volonté l’assaut d’une autre, qui tente de la nier.
Autrement dit, qu’en est-il du cas où « une tentative d’injustice se trouve repoussée par la force124 ». Il y a bien
là une violence, qui consiste à repousser l’irruption de l’autre dans ma sphère d’affirmation. Cette violence
pourrait être pensée aussi comme une injustice puisqu’il a bien négation de la volonté de celui qui me fait
assaut. Or, il n’en est rien, nous dit Schopenhauer, car « en me protégeant contre cet empiètement, je ne fais

113
Fondement, § 17, P. 159.
114
Ibid., p. 154
115
Ibid.
116
Ibid.
117
Ibid.
118
Ibid. p. 155.
119
Ibid.
120
Ibid.
121
Ibid.
122
Ibid. p. 156.
123
Ibid., p. 158
124
MCVCR, § 62, p. 506.
13
que nier [la] négation [de l’autre]125 » ; et en effet, en me protégeant ainsi, il n’y a de ma part qu’une affirmation
légitime de ma volonté et par conséquent, il n’y a rien là qui soit un tort ; en d’autres termes, il y a là un droit126. »

J’ai donc le droit de « nier une volonté étrangère, en lui opposant la somme de force nécessaire pour
l’écarter127 » et ce faisant, « je n’ai aucun tort, je suis dans mon droit128 » ; en repoussant l’assaut de la volonté
de l’autre, il n’y a en effet de ma part qu’une négation d’une négation, « c’est-à-dire une affirmation129 », puisque
je demeure « dans les limites d’une pure affirmation de ma volonté130. » En d’autres termes, il y a un droit absolu
à me défendre contre la négation par l’autre de ma volonté, ce qui revient à dire que « tout droit est, suivant
son essence, légitime défense131 » ou que « l’affirmation de la volonté propre à l’encontre d’une négation est
un droit132. » Tout droit « naît donc d’une opposition en laquelle la volonté de négation se dresse contre ce qui
est négation de volonté133. » Par conséquent, être dans mon droit signifie qu’il m’appartient de « nier une
négation étrangère134 », négation où « je demeure quant à moi dans les limites d’une pure affirmation de ma
volonté, affirmation qui est de l’essence même de ma personne135. »

Ainsi ai-je le droit, – il s’agit même d’un droit absolu d’où découlent tous mes autres droits –, de « veiller au
salut de ma volonté136 », c’est-à-dire de repousser par la force, en usant de violence ou de ruse, tout assaut
d’une autre volonté qui voudrait me nier en cet assaut. Autrement dit, « j’ai […] un droit de contrainte137. » C’est
donc dire que mon droit, comme protection de mon être contre la menace de sa négation par un autre, « fonde
un acte si juste en sa nature qu’il enveloppe une possibilité de contrainte138. » Possibilité qui fonde, selon
Schopenhauer, le caractère contraignant du droit, c’est-à-dire sa capacité à s’imposer de soi à l’autre comme
résistance à sa possible négation. Schopenhauer reconnaît donc au droit un pouvoir de contrainte et pourrait
affirmer avec Kant que « le droit implique, […], la faculté de contraindre celui qui y porte atteinte139 » et même
que « le droit et la faculté de contraindre sont deux choses identiques140. »

Pour récapituler, nous pouvons dire que le droit se définit négativement comme négation de l’injustice, ou, ce
qui revient au même, comme affirmation de ma volonté dans les justes limites du rejet de sa négation par une
autre volonté ; et que ce droit qui est le mien est investi d’un pouvoir de contrainte. « Le droit, donc, c’est d’abord
et essentiellement le droit de vivre de l’individu141 », un droit qui légitime « tous les stratagèmes qui servent à
la défense de soi142. » Le droit apparaît donc, chez Schopenhauer, comme « une affirmation première du droit
de l’individu à l’existence143. »

125
Ibid.
126
Ibid.
127
Ibid.
128
Ibid.
129
Ibid. Nous soulignons.
130
Ibid.
131
SCHMITT, Carl, La philosophie du droit, op. cit., p. 476.
132
Ibid.
133
GOYARD-FABRE, Droit naturel, cop. cit., p. 453.
134
MCVCR, § 62, p. 506.
135
Ibid.
136
Ibid.
137
Ibid., p. 507., nous soulignons.
138
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 454.
139
KANT, Emmanuel, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, trad. de Jules Barni, Auguste Durand éd., Paris,
1853, § D, p. 45.
140
Ibid., § E, p. 47.
141
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 455.
142
Ibid.
143
DOREMUS, André, « Introduction à la pensée de Carl Schmitt », in Archives De Philosophie, vol. 45, no. 4, 1982, p. 596.
14
2- De la théorie pure du droit

a- De l’essence éminemment morale du droit

« De tout ce qui précède », c’est-à-dire de la façon dont nous venons de déterminer l’essence du droit et de
son opposé, l’injustice, « il résulte que le droit et l’injuste sont des notions purement et simplement morales144. »
Autrement dit, ces notions « n’ont de sens que pour qui a en vue l’action humaine considérée en soi, et sa
valeur intime145. » Ce sens moral du droit et de l’injustice se manifeste médiatement à la conscience par le biais
de la pitié comme pressentiment de l’unité originaire de la Volonté, c’est-à-dire ce pressentiment du fait que ma
volonté et celle de l’autre ne font qu’un en vérité ; en effet, pour la conscience, l’acte injuste, toujours et
immédiatement, est accompagné, chez l’agent, d’une douleur intérieure, une douleur qui correspond au
« sentiment […] qu’à l’agent injuste d’un excès d’énergie dans l’affirmation de sa volonté, affirmation qui aboutit
à nier ce qui sert de manifestation extérieure à une autre volonté146. » D’autre part, cette douleur immédiatement
ressentie par l’agent qui commet une injustice correspond à la « conscience qu’à l’agent, tout en étant, comme
phénomène, distinct de la victime, de ne faire au fond qu’un avec elle147. » C’est là tout le mystère de l’action
de la pitié en moi, et qui correspond, dans le cas de l’injustice commise, à l’épreuve du remords. Quant à la
victime de l’injustice, « elle a conscience, elle sent avec douleur que sa volonté est niée […], elle sait aussi que
cette négation, elle peut, sans se mettre dans son tort, la repousser148. »

« Telle est, affirme le philosophe, la signification purement morale des mots « droit » et « injustice »149. » Le
droit et l’injustice sont donc à considérer du seul point de vue de l’intention – pure ou impure – de la volonté, du
seul point de vue de l’intériorité, c’est-à-dire que « son domaine, c’est celui de notre activité, celui de cette
connaissance naturelle de notre volonté propre, qui naît de l’exercice de notre activité, et qui se nomme
conscience morale150. »

Ce qu’il s’agit de bien comprendre, c’est donc que le droit et l’injustice relèvent de la seule intériorité de la
conscience, c’est qu’en leur signification essentiellement morale, ce qui leur est propre, « c’est de ne pas
s’étendre à ce qui agit sur nous, à la réalité extérieure151. » Ils n’ont donc de sens que pour moi et en moi, et
ne sauraient « étendre [leur] pouvoir jusqu’au dehors, sur les autres individus152 », autrement dit, « quant à
empêcher la violence de s’établir à la place du droit, c’est ce que [la justice] ne peut pas toujours153. » En effet,
s’il dépend bien de moi et de moi seulement de ne pas commettre l’injustice, « il ne dépend nullement de [moi],
d’une façon absolue, de ne pas souffrir l’injustice154. » Telle est la fragilité, nous le verrons, la vulnérabilité, de
la notion toute morale de droit, comme est toute morale aussi celle d’injustice, qui forme diptyque avec elle. Le
droit (et la justice) est donc en lui-même tout moral, et nous allons voir qu’ainsi fondé moralement, il est en son
essence droit naturel et se manifeste comme la source d’une authentique théorie pure du droit.

144
MCVCR, § 62, p. 508.
145
Ibid. Nous soulignons.
146
Ibid.
147
Ibid.
148
Ibid.
149
Ibid.
150
Ibid.
151
Ibid.
152
Ibid.
153
Ibid. p. 508-509.
154
Ibid., p. 509.
15
b- Du droit naturel et de la théorie pure du droit

« Les notions de tort et de droit signifient […] autant que dommage et absence de dommage, en comprenant
sous cette dernière expression l’acte d’éloigner un dommage155 », et, affirme Schopenhauer, « ces notions sont
évidemment indépendantes des législations, et les précèdent156. » C’est dire qu’il y a un droit purement moral,
un droit naturel, et une doctrine pure du droit, « pure, c’est-à-dire indépendante de toute institution positive157 »,
c’est-à-dire de tout droit positif.

Autrement dit, le droit, en tant que droit naturel, précède et, sans doute, fonde tout droit positif, toute législation
particulière donnée en un lieu et un temps déterminé ; il a une existence propre et déploie sa puissance, sa
fragile puissance, même « dans l’état de nature », c’est-à-dire avant toute législation instaurée par l’homme
dans et par l’État. C’est donc reconnaître que le droit et l’injustice, en leur essence, « ne sont point du tout
conventionnels158 », qu’ils jouissent d’une existence indépendante que l’on pourrait constater dans l’état de
nature, cet état qui exclut tout droit positif. Il s’agit là du caractère absolument a priori, transcendantal, pourrait-
on dire, du droit et de l’injustice, qui relèvent, dès lors, d’une forme de « connaissance non empirique159. »
Penseur que l’on peut dire jusnaturaliste, Schopenhauer indique donc « l’impossibilité de tirer des faits et de
l’histoire la normativité régulatrice de la nature humaine.160 » Au-delà ou en-deçà de toute législation positive
se donne à l’homme, inscrit dans sa nature même, le droit naturel dans son universalité.

Si, comme Schopenhauer, l’on affirme l’apriorité du droit, que l’on détermine comme droit naturel, alors « la
théorie pure du droit est un chapitre de la morale : elle se rapporte uniquement en nous au faire, et non au
pâtir161 » et « elle détermine les actes que nous devons ne pas faire, si nous voulons ne pas causer du dommage
aux autres, ne pas leur faire injustice162. » Et ce chapitre de la morale a pour objet de « déterminer avec
précision les limites auxquelles un individu peut parvenir quand il affirme la volonté objectivée de son corps,
c’est-à-dire sans que cette affirmation ne devienne la négation de cette volonté identique qui se fait jour chez
autrui163. » Dans la mesure donc où le droit est de nature morale, « les droits individuels ne reposent pas sur la
force de l’individu164 », mais sur le fait qu’une commune volonté de vivre s’affirme, « au même degré
d’objectivation, en chaque homme165. » Autrement dit, « dans son rapport essentiel à l’action, le droit […] se
révèle de lui-même à la conscience pour laquelle il a, d’emblée, valeur d’évidence166. » Et cela même dans
l’état de nature, c’est-à-dire en l’absence de toute loi positive. Autrement dit encore, le droit jouit d’une
permanence qui « lui confère une autorité telle qu’elle constitue la base et la substance de tout ce qu’on nomme
droit naturel167. » Le droit naturel, en son essence, n’est donc « ni empirique, ni juridique, mais moral
essentiellement168 », ou, pour le dire avec Schopenhauer, « le droit naturel serait mieux nommé droit moral169. »

155
Fondement, § 17, p. 160.
156
Ibid., p. 160-161.
157
Ibid., p. 161. Nous soulignons.
158
MCVCR, § 62, p. 509.
159
Ibid., p. 510
160
GOYARD-FABRE, Jusnaturalisme, op. cit., p. 3.
161
MCVCR, § 62, p. 510. Nous soulignons.
162
Fondement, § 17 p. 161-162.
163
HUMMEL, op. cit., p. 220.
164
Ibid., p. 224.
165
Éthique, droit et politique, p. 85.
166
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 455-456.
167
Ibid., p. 456.
168
Ibid.
169
MCVCR, § 62, p. 508.
16
Dans la mesure où Schopenhauer affirme que le droit naturel est en son essence purement moral, il s’oppose
à Kant pour qui la morale et le droit sont deux réalités absolument distinctes et irréductibles ; En effet, dans sa
Doctrine du droit Kant entend traiter du droit strict, « c’est-à-dire celui où n’entre aucun élément emprunté à la
morale170 » ; parce que, pour le philosophe de Königsberg, « le droit en général n’a pour objet que ce qu’il y a
d’extérieur dans les actions171 », tandis que le principe intérieur ou le mobile qui détermine les actes est une
affaire de pure moralité. Pour Schopenhauer, au contraire, « l’essence du droit – du droit naturel – [est à trouver]
au plus intime de la conscience morale, c’est-à-dire dans le noyau intelligible de la volonté de l’homme
individuel172. » C’est pourquoi le droit naturel est en lui-même moral et s’affirme dans la conscience morale
comme « opposition par la contrainte à tout ce qui est injuste173. »

Dans un tel contexte, construire une théorie pure du droit, c’est donc de toute évidence construire un « chapitre
de la morale.174 » Ce chapitre, si on le développait, « devrait avoir pour objet d’abord de déterminer avec
précision les limites que ne doit pas dépasser l’individu dans l’affirmation de la volonté […], sous peine de nier
la même volonté en tant qu’elle se manifeste en un autre individu ; ensuite, il aurait encore pour objet de
déterminer quelles sont les actions par lesquelles on transgresse ces limites, autrement dit celles qui sont
injustes et contre lesquelles on peut par suite se défendre sans injustice175. » Par conséquent, c’est toujours du
point de vue de l’agent de l’action que se déploie la théorie du droit, si bien que « ce serait toujours bien l’action
qui [en] resterait le but176. »

c- De la précarité essentielle du droit naturel

Mais, si le droit naturel est en son essence un droit exclusivement moral, qui appartient à la pure intimité de la
conscience individuelle, alors, « il ne peut étendre son pouvoir sur les autres individus177. » Aussi, « dans l’état
de nature, encore dépourvu de lois et d’institutions, où il se manifeste, la précarité est l’ombre portée du droit
naturel178. » En effet, nous l’avons vu, le droit naturel ne peut pas toujours arrêter l’injustice, c’est-à-dire
« empêcher la violence de s’établir à la place du droit179. » En ce sens, le droit naturel n’est pas investi d’une
autorité certaine et absolue, il faut même concevoir qu’il est « dépourvu de garantie, dépourvu de caution, il
reste, […], un droit non armé180. » Et en effet, nous dit le philosophe, au-delà de cette pure intimité de la
conscience individuelle où le droit naturel s’enracine et tente de s’affirmer, c’est-à-dire « dans le domaine de
l’expérience extérieure apparaît, accidentellement, l’injustice reçue181. » Or, en ce domaine extérieur où se
déploie l’inter-individualité, « se manifeste […] ce phénomène, la lutte de la volonté contre elle-même182 » ; et
celle lutte a pour cause, nous l’avions vu, « la multiplicité [certes illusoire] des individus et l’égoïsme, deux
choses qui n’existeraient pas sans le principe d’individuation, cette forme sous laquelle seule le monde peut
être représenté dans l’intelligence de l’être individuel183 » ; principe où trouve sa source en grande partie la
souffrance qui règne en notre monde.

170
KANT, Doctrine du droit, § E. p. 46.
171
Ibid.
172
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 456.
173
Ibid.
174
MCVCR, § 62, p. 510.
175
Ibid.
176
Ibid.
177
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 456.
178
Ibid.
179
MCVCR, § 62, p. 508-509.
180
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 456-457.
181
MCVCR, § 62, p. 510. Nous soulignons.
182
Ibid.
183
Ibid.
17
Ainsi, « mon droit et, plus généralement, le droit naturel individuel, n’est ni assez puissant, ni surtout assez sûr,
pour l’emporter toujours dans le combat perpétuel de l’existence184. » En effet, nous dit Schopenhauer, « le
droit en lui-même est impuissant ; par nature, règne la force. Le problème de l’art de gouverner, c’est [donc]
d’associer la force et le droit afin qu’au moyen de la force, ce soit le droit qui règne185. »

Rudolph Von Jhering sera très inspiré de la thèse schopenhauerienne selon laquelle le droit est une affaire de
force, de lutte entre des forces contradictoires ; force qui n’est pas, pour Jhering, le but mais le moyen du droit ;
c’est en effet au moyen de la force coercitive de l’État qu’est assurée la garantie des conditions de vie de la
société. Or, c’est « dans cette affirmation d’une force subordonnée à la finalité sociale du droit et devenue
« force juste » que va s’inscrire le célèbre principe de limitation de l’État par le droit.186 » Jhering parle, à cet
égard, de « soumission » de l’État à la loi, soumission dont le motif s’apparente à l’intérêt propre de la volonté.
C’est ainsi que Jhering pourra affirmer que « l’ordre n’est véritablement garanti que là où l’État respecte celui
qu’il a lui-même établi. […] Le droit est la politique bien comprise du pouvoir187. »

Pour en revenir à Schopenhauer et dit en un mot, l’on peut parler de « précarité » ou de « vanité188» du droit
naturel, car, nous l’avons vu, dans l’état de nature, c’est-à-dire en l’absence de toute loi positive, les concepts
de droit et d’injustice « n’ont que la valeur de concepts moraux, et ont simplement rapport à la connaissance
que chacun possède de la volonté résidant en lui189. » Ces concepts représentent « un point fixe, pareil au zéro
du thermomètre190 », ou, pour le dire autrement, « ils ne sont qu’un repère naturel et a priori, le point où
l’affirmation de ma volonté devient la négation de la volonté d’autrui191. » Vulnérabilité donc, précarité ou fragilité
foncières du droit naturel… Comment donc, malgré cette vulnérabilité, donner au monde la possibilité de vivre
selon le droit et la justice en limitant l’égoïsme et ses ravages.

C - DE L’INSTAURATION DE L’ÉTAT LÉGISLATEUR ET DU DROIT


POSITIF

1- De la Raison institutrice de l’État législateur

Si le droit naturel, en sa précaire essence, est comme voué à l’échec, dans un monde soumis au principe
d’individuation, où règnent l’égoïsme et le combat fratricide des volontés individuelles, alors il faudra bien à
l’homme imaginer des « barrières […] pour arrêter l’égoïsme192 » de façon, certes toujours provisoire et fragile,
à vivre dans une certaine paix sociale où l’inter-individualité pourrait se déployer dans l’atténuation du conflit
essentiel qui la caractérise.

Or, nous n’avons considéré jusqu’à présent le droit naturel que du strict point de vue de la conscience
individuelle, c’est-à-dire, nous avons considéré le droit naturel du point de vue exclusif des « hommes

184
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 457.
185
Éthique, droit et politique, p. 97.
186
HUMMEL, op. cit., p. 224.
187
Von JHERING, Rudolph, L’évolution du droit, trad. Octave de Meulenaere, Librairie A. Marescq, Paris, 1901, p. 251.
188
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 457.
189
MCVCR, § 62, p. 509.
190
Ibid.
191
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 458.
192
MCVCM, § 61, p. 497.
18
considérés en tant qu’hommes, en dehors de toute qualité de citoyens193. » Cette conscience morale
individuelle, en tant que « conscience naturelle de notre volonté propre194 », constitue, nous dit Schopenhauer,
« le domaine propre195 » du droit naturel. Or, cette conscience individuelle n’est pas pure clôture sur elle-même,
au contraire elle est d’emblée ouverture à l’autre, elle est, en un mot, interindividuelle ou intersubjective, elle
est donc sociale ou pour le dire autrement, elle s’ouvre d’emblée au « domaine de l’expérience extérieure196 ».
Or, « dans cette ouverture, et par elle, le problème du droit prend une dimension nouvelle197», une dimension
que l’on peut dire collective.

En ce domaine de l’expérience extérieure se joue, nous l’avons dit, l’affrontement irrémédiable des égoïsmes,
la guerre de tous contre tous, et rien ne semble pouvoir freiner ce déploiement de l’injustice universelle, cette
lutte des individus dans leur affirmation vitale. Pourtant, avance le philosophe, « tous ces individus ont un don
commun, la raison198. » Autrement dit, « de la force cosmique du vouloir, jaillit, chez l’être humain, au-dessus
de l’innocence de la plante ou de la sûreté naïve de l’instinct animal, la réflexion199. » En tant que telle, la raison,
comme pouvoir de réflexion, n’est pas, à proprement parler, un authentique « privilège » de l’homme. Car
« notre monde civilisé n’est en réalité qu’une grande mascarade200 » en lequel on trouve « des chevaliers, des
curés, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et tout le reste ; mais ils ne sont
pas ce qu’ils représentent201. » Toutefois, « pour s’arracher à l’animalité, les individus en appellent à ce « don
commun » qu’est la raison. Alors, sonne l’heure de la métamorphose : la raison peut supprimer, en même temps
que le pointillisme de l’action, les douleurs mortelles qu’il engendre202. » Autrement dit, la raison vient en
quelque sorte neutraliser la guerre de tous contre tous, suppléer l’échec relatif du droit naturel, elle installe une
certaine forme de paix publique, un monde dit « civilisé » même si, nous le verrons, cette civilisation est en soi
une mascarade ou un jeu de dupe.

Il ne faut cependant pas se tromper sur les pouvoirs et les attributions réelles de la raison qui n’est pas comme
chez Kant, « raison pure » ou puissance législatrice absolue et autonome. Non, il y a une faiblesse originaire
de la raison qui « ne donne que lorsqu’elle a reçu » et « ne contient que les formes vides de son activité203 ».
Schopenhauer nourrit donc une certaine défiance à l’égard de la raison, une défiance qui est comme le dipôle
de la préférence qu’il accorde à la Volonté comme « sol primitif204 ». Car, pour Schopenhauer, la Volonté est la
« réalité première205 » et la raison, avec la connaissance dont elle est capable, ne fait que « simplement s’y
superposer, pour en dépendre, pour lui servir à se manifester206. » Autrement dit, Schopenhauer donne le primat
à la Volonté, c’est-à-dire à ce que l’on pourrait nommer « les états archaïques du psychisme207. »

193
Ibid., § 62, p. 508.
194
Ibid.
195
Ibid.
196
Ibid., p. 510
197
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 458.
198
MCVCR, § 62, p. 510.
199
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 458.
200
Éthique, droit et politique, p. 39.
201
Ibid.
202
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 458-459.
203
MCVCR, § 10, p. 100.
204
Ibid., § 55, p. 439.
205
Ibid.
206
Ibid.
207
PICLIN, Michel, Schopenhauer ou Le tragédien de la volonté, Seghers, Paris, 1974.
19
1- Du contrat social

En dépit de cette défiance envers la raison, Schopenhauer « reconnaît qu’elle a une aptitude particulière à
remonter aux origines de ce qui est, donc, tout spécialement, à l’origine des douleurs de la vie que provoque
l’individuation208. » Autrement dit, « grâce à elle, [les hommes] ne sont plus, comme les bêtes, réduits à ne
connaître que le fait isolé ; ils s’élèvent à la notion abstraite du tout et de la liaison des parties du tout209. »
Remontant ainsi, grâce à la raison, aux origines de la douleur liée au principe d’individuation, les hommes
« n’ont pas tardé à apercevoir le moyen de les diminuer, de les supprimer même dans la mesure du
possible210. » « Ce « moyen » consiste en un « sacrifice commun, compensé par des avantages communs
supérieurs au sacrifice211. » Il y a là, dans cet arrachement aux tourments de la souffrance individuelle, une
sorte de calcul rationnel, par lequel la raison comprend « que la jouissance produite dans l’un des individus par
l’acte injuste est balancée, emportée par une souffrance plus grande en proportion, qui se produit chez
l’autre212. » Ainsi la raison, véritable technicienne, s’aperçoit-elle que « chacun doit redouter d’avoir moins
souvent à goûter le plaisir de faire l’injustice qu’à endurer l’amertume d’en pâtir213. »

De tout cela, la raison conclut que, « si l’on veut répartir [la somme des souffrances] le plus uniformément
possible, le meilleur moyen, le seul, c’est d’épargner à tout le monde le chagrin de l’injustice reçue, et pour cela
de faire renoncer tout le monde au plaisir que peut donner l’injustice commise214. » Peu à peu, « la raison
calculante », comme dirait Heidegger, découvre ce moyen et le « perfectionne par retouches successives215 »,
et c’est ici que naît, en tant que ce moyen propre à supprimer la souffrance, que le monde de l’intersubjectivité
engendre en sa lutte intestine, c’est ici que naît « le contrat social, la loi216. » Telle est l’origine même de l’État,
dont « il n’y a pas d’autre origine possible217 », et « ce qui le fait apparaître, c’est le contrat consenti par tous218. »
Un contrat par lequel chaque individu sacrifie son « bien particulier au bien public219 ».

L’État s’origine donc dans cet effort « par lequel l’homme doué de raison tente d’échapper à la dépendance où
l’individuation et l’incorporation l’ont réduit220 » et, dans cet effort, s’opère le passage du droit (naturel) à la loi
(positive). En effet, l’injustice, que le droit naturel, parce qu’il est précaire et toujours-déjà mis en échec par le
jeu des égoïsmes, ne peut parvenir à éliminer, ne peut cesser que par le biais de la loi civile, espèce de
« muselière dont la bête humaine a besoin pour réfréner sa propension belliqueuse et carnassière221. » Et
« c’est seulement ainsi que l’humanité se laisse brider et conduire222. » Ainsi, l’État, instaurateur de la loi civile,
ne peut-il naître que de ce contrat de chacun avec tous, où « l’égoïsme […] dépassant son point de vue
insuffisant [c’est-à-dire strictement individuel et partiel], préférera, par calcul, les « perspectives de la
totalité223. »

208
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 459.
209
MCVCR, § 62, p. 510.
210
Ibid., p. 510-511.
211
MCVCR, § 62, p. 511.
212
MCVCR, § 62, p. 511.
213
Ibid.
214
Ibid.
215
Ibid.
216
Ibid. Nous souligons.
217
Ibid.
218
Ibid., p. 512.
219
Ibid.
220
GOYARD-FABRE, op. cit., p. 460.
221
Ibid.
222
Éthique, droit et politique, p. 102.
223
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 460.
20
Il s’agit de bien saisir que l’origine contractuelle de l’État, et avec lui de la loi civile, n’est nullement un accident
de l’Histoire, elle est, au contraire, essentielle, et la valeur normative du contrat social est incontestable, car ce
contrat originaire permet de distinguer mais aussi de comparer ce qui est, c’est-à-dire ce qui se donne dans
l’Histoire, et ce qui doit être, c’est-à-dire ce que l’État comme contrat originaire est en soi ou a priori. Aussi le
contrat est-il « ce mode de formation, et aussi ce but, qui donne [à l’État] son caractère d’État224. » Il permet de
mesurer comment les États concrets et leur système de lois, fruits de la contingence historique, coïncident plus
ou moins avec ce but que le contrat instaure et qui est de freiner la lutte des égoïsmes pour construire une
certaine paix sociale ou « sécurité publique225 », laquelle est « le but suprême de l’État226. »

Ainsi, « suivant qu’ensuite ce contrat est [dans l’Histoire] plus ou moins altéré par un mélange d’éléments
anarchiques ou despotiques, l’État est plus ou moins parfait. » Ce n’est d’ailleurs pas là le plus important ; en
revanche l’exigence qui préside à la fondation de l’État parfait, à savoir « qu’il faudrait des êtres à qui leur nature
permettrait de sacrifier absolument leur bien particulier au bien public227 », « donne la mesure ontologique et
normative du politique228. »

À cet égard, c’est-à-dire en matière de concrétisation historique, Schopenhauer se limite à préciser que « l’on
approche déjà du but.229», c’est-à-dire que l’on approche de la vocation de l’État et du droit positif, là où une
famille régnante lie historiquement son sort à celui de l’État230 et qui, de la sorte, « ne peut, au moins dans les
affaires d’importance, chercher son bien231 en dehors du bien public232. » D’où, pour notre philosophe « la force
et la supériorité de la monarchie héréditaire233 » comme régime politique le meilleur qui soit de facto.

Ainsi la mission essentielle et exclusive du pacte social est-elle « d’arracher l’humanité à la concurrence
belliqueuse de l’état de nature […] où elle périrait, si elle ne changeait sa manière d’être234. » Dès lors se
manifeste la signification ontologique du pacte générateur de l’État : il témoigne du primat du bien commun sur
le bien particulier qui peut en quelque sorte être sacrifié par le jeu ou la technique de la raison. Autrement dit,
« la naissance de l’État et de la législation civile implique […] que la raison corrige l’égoïsme attaché au principe
d’individuation et source intarissable de malheurs, pour, finalement, le supplanter et substituer au règne tragique
de l’individualité la sécurité de l’organisation communautaire235. » Ainsi Schopenhauer reconnaît-il dans l’origine
contractualiste de l’État un remède possible aux souffrances et aux injustices qui se déploient dans le monde
phénoménal. On peut donc conclure en disant que « l’État est le médecin de l’humanité souffrante et les lois
civiles, le remède aux inévitables injustices qui ponctuent l’enfer du monde236. » Et c’est en tant qu’issus du
pacte social originaire qu’État et loi civile peuvent se prévaloir de ces vertus palliatives. Des vertus seulement
palliatives, puisque le « contrat d’État ne procède pas du souci positif de la justice, mais de la (seule)

224
MCVCR, § 62, p. 511.
225
Ibid., p. 520.
226
Ibid.
227
Ibid., p. 512.
228
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 461.
229
MCVCR, § 62, p. 512
230
Ibid.
231
C’est-à-dire son bien-être ou son intérêt.
232
MCVCR, § 62, p. 512
233
Ibid.
234
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 461.
235
Ibid.
236
Ibid., p. 462.
21
préoccupation d’éviter de subir l’injustice237. » Le droit positif, institué par l’État, se réduit donc strictement à
cette fonction qui est de limiter l’injustice.

2- De la science de l’État et de son articulation avec la théorie pure du droit

a- Du but de la science de l’État : la sécurité publique et le maintien de l’ordre

La science de l’État, que Schopenhauer identifie à la science de la législation, « ne peut avoir qu’un but :
détourner chacun, par la crainte, de toute violation du droit d’autrui238. » En effet, nous l’avons vu, c’est pour
parer l’injustice subie que, dans et par le pacte social, « chacun des contractants s’est uni aux autres dans
l’État, a renoncé à toute entreprise injuste239. » Il s’agit par-là de « veiller au salut de la société240 » et d’assurer
la « sécurité publique241 » qui est, affirme notre philosophe, « le but suprême de l’État242. »

Aussi la science de l’État ne porte-t-elle aucun intérêt au sujet de l’action, elle n’a au contraire en vue « que la
victime de l’injustice […] et l’acte injuste n’est que l’adversaire à l’encontre de qui elle déploie ses efforts243. »
Autrement dit, la science de l’État « en son objectivité […] ne se rapporte qu’au fait, qu’à l’événement dans leur
réalité brutale : ce qui importe pour le législateur n’est pas que tel individu nourrisse des projets pervers de
meurtre, mais que la peur du glaive et de la roue le retienne d’agir244. » De ce fait, l’État « se borne à placer, à
côté de chaque tentation possible propre à nous entraîner vers l’injustice, un motif plus fort encore, propre à
nous en détourner245. » Or ce motif, qui vient contrebalancer celui de l’égoïsme, c’est la menace du châtiment
ou « les menaces de la loi pénale246 ». Il faut donc affirmer que la légalité, comme fruit de la science de l’État,
et sans laquelle la justice ne saurait être préservée, englobe un « droit de punir247 », qui se manifeste
notamment sous la forme d’une législation pénale.

Ainsi, le droit positif, fruit de la science de l’État, procède-t-il d’un « calcul rationnel établissant que le meilleur
moyen d’atténuer le mal répandu sur tous consiste à le répartir aussi uniformément que possible, c’est-à-dire à
renoncer collectivement au plaisir de causer un tort à autrui afin qu’il soit, de la sorte, épargné à chacun d’en
subir la peine248. » Par conséquent, le droit positif a pour seule mission de limiter ou réduire l’injustice, par le
biais, notamment, du droit pénal. Schopenhauer s’appuie, dans cette détermination du droit comme force ou
puissance limitative, sur la thèse de Spinoza selon laquelle « le droit, dont jouit activement [un homme], est
mesuré par le degré de sa puissance249 » et ne peut se concevoir qu’en référence à une mise en situation où
se jouent des rapports de force entre les volontés individuelles. L’État donc, et avec lui le droit positif, vient
poser des limites à la puissance par laquelle s’affirment les volontés individuelles, il vient contrecarrer les
risques de négation d’autrui qu’enveloppe l’affirmation de soi comme droit naturel absolu.

237
HUMMEL, op. cit., p. 221.
238
MCVCR, § 62, p. 518.
239
Ibid.
240
Ibid.
241
Ibid., p. 520.
242
Ibid.
243
Ibid., p. 512.
244
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 462.
245
MCVCR, § 62, p. 513.
246
Ibid., p. 519. Nous soulignons.
247
Ibid., p. 517.
248
HUMMEL, op. cit., p. 222.
249
SPINOZA, Baruch, Traité de l’autorité politique, « chap. II : Du droit naturel », § VIII, in Œuvres complètes, coll. « La
Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 923.
22
On pourrait reprocher à Schopenhauer de ne voir dans le droit qu’un frein à l’injustice, qui ne commande à la
volonté individuelle que de s’abstenir de certains actes. En effet, si le droit, « à l’instar de la morale, exige,
certes de s’abstenir de certains actes, il commande aussi d’en accomplir d’autres en faveur d’autrui ou au
bénéfice de la société entière250 », il commande, autrement dit, d’accomplir des actes positifs, comme par
exemple, le devoir de payer ses impôts ou d’accomplir son service militaire. Or, cette dimension active ou
positive du droit est occultée, ou omise, par Schopenhauer parce qu’il réduit le droit au simple « neminem
læde ».

Quoi qu’il en soit, répétons-le, « l’État, dans son essence n’est [donc] qu’une institution existant en vue de la
protection de ses membres […] contre les dissensions intérieures251 », c’est-à-dire contre l’injustice radicale
propre à l’égoïsme. Sans cette injustice, qui se déploie dans le monde, « on ne penserait nullement à l’État ;
car personne ne craindrait une atteinte à ses droits252. » Mais face à la réalité du risque de telles atteintes, l’État
renferme d’emblée en lui un droit de punir ; en effet, « la justice ne commandant rien que de négatif, on peut
l’imposer : tous en effet peuvent également pratiquer le « neminem læde253. » Or, « la puissance coercitive, ici,
c’est l’État254. » C’est comme droit de punir, c’est-à-dire comme faculté d’empêcher par la crainte, le
déploiement de l’injustice, que « l’État crée le droit positif255 » et, exemplairement le droit pénal dont le but
essentiel « est de faire que nul ne souffre l’injustice256. »

Aussi, le droit pénal, comme « châtiment inévitable257 », n’est-il « qu’un recueil, aussi complet qu’il se peut, de
contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu’on a pu prévoir258 ». C’est ainsi par la
médiation de l’État et de sa science de la législation, que « la notion de l’injuste, et celle de la négation du droit
que l’injuste enferme […] devient juridique259 ». Du pouvoir coercitif de l’État naît donc la possibilité du droit
positif en sa juridicité, qui s’exemplifie notamment sous la forme du droit pénal.

De cette manière, c’est-à-dire dans ce passage du droit naturel au droit juridique, « la loi positive garantit le
juste qu’en sa vanité le droit naturel était impropre à sauvegarder260. » Mais cette sauvegarde a un coût non
négligeable, car, si le triomphe de la raison sur la passion égoïste entraîne celui du bien commun sur l’intérêt
particulier et du juste sur l’injuste, « il n’est pas douteux qu’il requiert […] la construction technique d’un appareil
législateur qui doit fonctionner mécaniquement comme un système de poids et de contrepoids.261 » C’est
reconnaître ici que l’État n’a qu’une valeur instrumentaire. La loi ne se conçoit donc « que dans une perspective
intellectuelle et quasi-mécanique d’égalité et de balance : elle est un concept sans vie262. » Pour le dire
autrement, « le droit ne saurait avoir pour objet d’élargir les libres déterminations du sujet, mais procède au
contraire « d’un équilibre de forces et de pouvoirs antagonistes que l’identité entre la volonté et le corps d’un
individu permet de rendre presque mesurable.263 »

250
HUMMEL, op. cit., p. 219.
251
Éthique, droit et politique, p. 85.
252
Ibid.
253
Fondement, § 17, p. 160.
254
Ibid., p. 160-161.
255
Ibid., p. 162.
256
Ibid.
257
MCVCR, §62, p. 513.
258
Ibid.
259
Ibid., p. 514. Nous soulignons.
260
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 463.
261
Ibid.
262
Ibid.
263
HUMMEL, op. cit., p. 208.
23
On pensera ici aux développements théoriques de La lutte pour le droit de Rudolph Von Jhering, où ce dernier
thématise l’idée schopenhauerienne du droit en tant que complexe combat et jeu de forces ; en effet, pour Von
Jhering « la paix est le but que poursuit le droit, [et] la lutte est le moyen de l’atteindre264", puisque « tout droit,
droit d’un peuple ou droit d’un particulier, suppose que l’on soit constamment prêt à le soutenir265 » et que, dans
cette mesure, « le droit n’est pas une pure théorie, mais une force vive266. » On conçoit donc ici que pour
Schopenhauer, comme pour Von Jhering, le droit positif se réduit à une continuelle et imprévisible création de
normes procédant de la lutte entre des intérêts contradictoires.

En elle-même donc, la loi civile ne demande rien au vouloir-vivre originel, et en maintenant les pulsions égoïstes
de l’homme « par une forte muselière267 », muselière par où l’homme, de « bête féroce268 » devient aussi
« inoffensif qu’un herbivore269 », cette loi civile « est, assurément, utile, voire indispensable mais « elle ne
participe pas à cet élan des profondeurs qui est l’essence même de l’homme, son caractère intelligible270. »
Ainsi pour Schopenhauer, la loi ou l’État expriment une nécessité sociale qui, en sa rationalité, n’est, pour parler
comme Bergson, qu’une morale close.

Pour récapituler, l’État et la loi n’ont pour vocation très modeste que de garantir la paix publique et le maintien
de l’ordre contre les assauts des volontés prises dans leur élan égoïste et vouées spontanément à l’injustice.
La loi positive « il faut la considérer comme sanctionnée et reconnue par tous les citoyens de l’État271 ». Elle
contient donc essentiellement en elle un droit de punir. Elle a en effet pour base un « contrat commun, que tous
se sont obligés à maintenir en toute occasion soit qu’il s’agisse d’imposer le châtiment ou de le recevoir ; par
suite, on est en droit d’exiger d’un citoyen qu’il accepte le châtiment272. » On le comprend dès lors, la loi ne
peut avoir qu’un seul but : « détourner chacun, par la crainte, de toute violation du droit d’autrui273 », crainte
qu’elle nourrit en tant qu’elle est essentiellement droit de punir. Ce but, en tant que tel, est donc tout partiel et
conventionnel, et n’a rien à voir avec le but de la théorie pure du droit qui, elle, s’en remet à la moralité des
intentions de la volonté prise en soi, en son intériorité.

Il y a donc, chez Schopenhauer, réduction du rôle de l’État « à la fonction négative d’organiser, par la répression,
la résistance à l’injustice274 » ; l’État n’a donc aucune vocation morale et le droit ne saurait être, contrairement
à ce qu’affirme un Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit, « la liberté en général en tant
qu’Idée »275, c’est-à-dire « un instrument tout puissant de moralité individuelle, un éducateur autoritaire des
vertus rationnelles276. » ; non, affirme Schopenhauer, contre tous les idolâtres de l’État, ce dernier n’est pas « la
fin suprême et la fleur de l’existence humaine277 », il n’est vraiment pas, comme le suggère Hegel, un
« instrument de la moralisation et de la réalisation de la liberté véritable278 » dont la vocation serait la réalisation
du progrès de l’humanité dans l’Histoire. On conçoit donc bien que Schopenhauer ne puisse que dénoncer

264
VON JHERING, Rudolph, La lutte pour le droit, prés. d’Olivier Jouanjan, coll. « Bibliothèque Dalloz », éd. Dalloz, Paris,
2006, p. 1.
265
Ibid.
266
Ibid.
267
Fondement, § 13, p. 127.
268
MCVCR, § 62, p. 515
269
Ibid.
270
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 463.
271
MCVCR, § 62, p. 517.
272
Ibid.
273
Ibid., p. 518
274
HUMMEL, op. cit., p. 225.
275
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit ou Droit naturel et science de l’État en abrégé,
trad. Robert Dérathé, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Librairie Philosophique Vrin, Paris, 1998, p. 92.
276
Ibid., p. 225.
277
Éthique, droit et politique, p. 85.
278
HUMMEL, op. cit., p. 226.
24
dans toute « entreprise [étatique] d’éducation et d’édification morales279 », le projet d’un « jésuite aux aguets
prêt à supprimer la liberté des personnes, à entraver l’individu dans son développement propre, pour le réduire
à l’état de rouage dans une machine politique et religieuse à la chinoise280. »

La critique de Hegel est ici rude, comme souvent ! Aussi, plus modestement et prosaïquement, l’État, pour
Schopenhauer « se contente-t-il de faire peser sur tout crime la menace d’un châtiment afin que la crainte soit
un motif plus fort que la concupiscence281 » ; Autrement dit, il ne peut pas prétendre combattre l’égoïsme lui-
même, le dresser, ou l’éduquer, le hausser à la moralité, il ne peut, et c’est déjà beaucoup, que combattre ses
« conséquences funestes282. » L’État ne saurait donc être le support d’une communauté harmonieuse
dépourvue de conflits, comme le laisse accroire les pensées contractualistes qui feignent d’oublier que
« l’essence de l’État réside tout entière dans la violence de la soumission qu’il impose283. » En d’autres termes,
et c’est là le réalisme juridique de Schopenhauer, l’État – et l’appareil législatif qu’il instaure –, redisons-le, ne
contribue en rien à la moralité des hommes, ne fait en rien progresser leur justice, pas plus qu’il ne détruit
l’injustice profondément ancrée dans leurs cœurs ; il se limite au contraire et seulement, pour conjurer
d’éventuelles injustices, à élever « un rempart de lois284 », créant ainsi « le droit positif285. »

Il convient désormais d’examiner le type de rapport ou de lien qui existe entre le droit civil, tel que nous venons
de le déterminer, et que nous pouvons dire « juridique », le droit civil tel qu’il est posé par l’État, et le droit
naturel, qui est essentiellement moral. En d’autres termes, il s’agit d’étudier comment s’articulent la science de
l’État et la théorie pure du droit.

b- De l’articulation du droit naturel et du droit civil

Nous l’avons déjà suggéré, « la doctrine du droit est une partie de la morale : elle détermine les actes que nous
devons ne pas faire, si nous voulons ne pas causer de dommage aux autres. La morale en cette affaire
considère donc l’agent de l’action286. » Ainsi, « aux yeux de [la doctrine du droit], l’objet à considérer, c’est la
volonté, l’intention ; il n’y a pour elle que cela de réel287. » Au contraire, « le législateur, lui, s’occupe aussi de
ce chapitre de la morale, mais c’est en considérant le patient288. » Autrement dit, la science de l’État, la science
de la législation « n’a en vue que la victime de l’injustice289 » et « elle n’a nullement à se soucier de la volonté,
ni de l’intention en elle-même ; [elle] n’a affaire qu’au fait (soit accompli, soit tenté), et elle le considère chez
l’autre terme de la corrélation, chez la victime290. » Pour la science de l’État, donc, « il n’y a de réel que le fait,
l’événement291. » « Son but est que nul ne souffre l’injustice292 », tandis que celui « de la doctrine morale du
droit, [est] de faire que nul ne commette l’injustice293. » Par conséquent, il faut reconnaître avec Schopenhauer
que la Science de l’État, eu égard à la théorie pure du droit, « prend les choses à rebours294. » En effet, « elle

279
Fondement, § 17, p. 160.
280
Ibid.
281
Ibid.
282
Éthique, droit et politique, p. 12. Nous soulignons.
283
HUMMEL, op. cit., p. 226.
284
Fondement, § 17, p. 162.
285
Ibid.
286
Ibid., p. 161-162.
287
MCVCR, § 62, p. 512.
288
Fondement, § 17, p. 162.
289
MCVCR, § 62, p. 512. Nous soulignons.
290
Ibid., p. 512-513.
291
Ibid., p. 513.
292
Fondement, § 17, p. 162.
293
Ibid.
294
Ibid.
25
empruntera bien à la morale un de ses chapitres : celui qui traite du droit, où sont posées les définitions du Droit
et de l’Injuste pris en eux-mêmes et où sont ensuite et par voie de conséquence tracées les limites précises qui
séparent l’un de l’autre295. » Seulement, poursuit Schopenhauer, « elle ne les empruntera que pour en prendre
le contre-pied296. » Autrement dit, la science de l’État ne considère pas les « bornes que l’on ne doit pas franchir
si l’on ne veut pas commettre une injustice297 » du même côté que la morale, elle ne les considère que du côté
où se trouve « la victime éventuelle298 » et « elle s’occupe de les fortifier en dedans299. »

On voit donc l’État, comme la morale, se préoccuper du juste et de l’injuste ; mais « tandis que la morale
s’oriente vers leur côté actif, la théorie du droit s’oriente vers leur côté passif300. » L’une et l’autre ont bien le
même souci des droits qui, en l’homme, « ne doivent pas être violés301 », c’est-à-dire « le respect de ce qui est
inviolable302 » ; mais dans l’État, les « notions corrélatives d’injuste et de droit qui, par leur origine sont d’ordre
moral303 », « pivotent304 » en quelque sorte sur elles-mêmes et « deviennent juridiques305. »

En conséquence, du juste selon le droit, qui est moral, au juste selon la loi, qui est juridique, « s’opère […] une
conversion306. » Et en effet, comme l’on peut dire que « l’historien est un prophète retourné, […] on pourrait de
même appeler le théoricien du droit un moraliste retourné.307» Par-là, Schopenhauer peut affirmer que la
science de l’État ou de la législation, en définissant les droits que, juridiquement, chacun peut s’arroger, est « la
morale retournée308 » et que « la politique positive n’est que la doctrine pure du droit renversée309. » En d’autres
termes, la science de l’État est en quelque sorte la théorie du droit qui « marche sur la tête ». « L’on découvre
ainsi l’abîme qui sépare le droit naturel, fondamentalement moral, du droit que nous dirons juridique, posé par
l’État législateur310. » De l’un à l’autre, la différence est essentielle et pour l’énoncer à la façon de Bergson,
« nous pourrions dire que la différence du droit et de la loi est celle de l’élan de vie et de la pression mécanique,
celle de la morale ouverte et de la morale close311. »

La science de l’État est donc dans un rapport d’inversion ou de retournement avec la théorie pure du droit, elle
n’en est que la pâle mais nécessaire incarnation, l’incarnation comme déviée dans notre monde, « elle en prend
la contrepartie, et là-dessus elle édifie la législation positive, y compris l’abri destiné à la protéger ; bref, elle
bâtit l’État.312 » On peut donc affirmer que par rapport à la théorie pure du droit qui institue la justice véritable,
« étonnante exception313 », « qui a sa source dans la pitié314 », la justice positive instaurée par la science de
l’État, « cette justice née de la simple prudence315 », c’est-à-dire fruit du calcul de la raison, a le caractère d’un

295
MCVCR, § 62, p. 513.
296
Ibid. Nous soulignons
297
Ibid.
298
Ibid.
299
Ibid.
300
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 464. Nous soulignons.
301
Fondement, § 17, p. 164.
302
Ibid., p. 153.
303
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 464.
304
MCVCR, § 62, p. 514
305
Ibid.
306
Ibid.
307
Ibid. Nous soulignons.
308
MCVCR., § 62, p. 514. Nous soulignons.
309
Ibid., p. 516.
310
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 464.
311
Ibid.
312
MCVCR, § 62, p. 516.
313
Fondement, § 17, p. 158
314
Ibid.
315
Ibid.
26
« succédané316 » ; ou, comme l’exprime Schopenhauer, « l’une est à l’autre […] comme l’or est au cuivre317. »
Il y a donc une forme d’opposition, par retournement, entre la théorie pure du droit et la science de l’État.

Il s’agira dès à présent pour nous d’analyser cette opposition, de voir comment elle opère, et de se demander
s’il ne doit pas y avoir, pour que la loi civile, ou l’État, ou la science de l’État, trouve une certaine légitimité, une
certaine subordination nécessaire de ceux-ci à la théorie pure du droit. Ce rapport de subordination, où la
théorie pure du droit deviendrait comme la mesure ou l’étalon de la science de l’État, marquerait pour cette
dernière la possibilité, certes toujours approximative et provisoire, d’atteindre son but essentiel qui est de
contenir, par la légalité, les assauts de l’égoïsme.

Mais avant cela, et pour l’introduire, nous devrons expliciter les rapports que la science de l’État nourrit avec
cet égoïsme qui domine le monde, rapports qui éclaireront les prémisses métaphysiques de la philosophie de
l’État de Schopenhauer.

De la subordination nécessaire de la science de l’état à la théorie pure du droit

a - De l’État comme mise en œuvre d’un égoïsme rationalisé

« Il serait inexact de penser que, dans la génération de l’État, l’appel à la raison est dirigé contre l’égoïsme et
que, tout simplement, la naissance de la loi résulte de la victoire que, dans une sorte de calcul d’intérêts, la
raison, index de l’universalité, remporterait sur l’égoïsme, index de l’individualité318. » Ce serait là faire preuve
de simplisme et cela nous ferait manquer le lien essentiel et paradoxal qui unit l’État et l’égoïsme. Car pour
Schopenhauer, « c’est justement de l’égoïsme que naît l’État319. » Il s’agit là d’un paradoxe, mais seulement si
l’on conçoit l’égoïsme comme la passion d’un individu replié sur lui-même. Bien sûr, l’homme individuel, dans
l’affirmation de sa volonté, est de part en part égoïste, lorsqu’il « veut tout pour soi, tout posséder, tout gouverner
au moins320 », lorsqu’il voudrait anéantir tout ce qui s’oppose à lui. Mais cela ne signifie pas qu’il se replie sur
lui-même ; « au contraire, en sa volonté d’auto-affirmation, il est un centre de référence321. » En effet, « la nature
entière hors lui, tout le reste des individus existent seulement autant qu’il se les représente322 » ; cela à tel point
que « leur existence tient à sa nature à lui et à son existence à lui323. » Ainsi relié à tout et à tous, l’individu
s’apparaît à lui-même la volonté de vivre tout entière324. » Il voit en lui, pour ainsi dire, l’en-soi du monde.
Autrement dit, à la faveur de l’égoïsme, l’individu est « un microcosme parfaitement équivalent au
macrocosme325. » Cette équivalence, en tant que telle, doit être saisie comme une opposition, où l’égoïsme
« microcosmique » manifeste de façon exemplaire « la contradiction intime de la volonté326 ». L’égoïsme, en
effet, « a pour base, pour point d’appui, cette opposition même du microcosme et du macrocosme ; il vient de
ce que la volonté, pour se manifester, doit se soumettre […] au principe d’individuation327. »

316
Ibid.
317
Ibid.
318
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 465.
319
MCVCR, § 62, p. 514. Nous soulignons.
320
Ibid., § 61, p. 494
321
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 465.
322
MCVCR, § 61, p. 495.
323
Ibid.
324
Ibid.
325
Ibid.
326
Ibid.
327
Ibid.
27
Or, se sont précisément les conséquences funestes de l’égoïsme pour notre monde, et non l’égoïsme en tant
que tel, que l’État a pour vocation (de tenter) de « supprimer », sinon de « diminuer328 ». Et s’il est une vérité
indéniable, c’est que sans l’égoïsme « on ne penserait nullement à l’État329 », « l’État serait chose
superflue330 » ; or, de là « il s’ensuit […] que la nécessité de l’État repose, en réalité, sur la constatation de
l’injustice [c’est-à-dire de l’égoïsme] de la race humaine331. » C’est donc ici reconnaître que l’État et sa
puissance législatrice trouve son origine et sa fin dans l’égoïsme, mais un égoïsme rationalisé qui « s’élève au-
dessus du point de vue individuel jusqu’à embrasser l’ensemble des individus.332 »

Par conséquent, à la faveur de cette origine et de cette fin qui témoignent de l’ancrage de l’État dans l’égoïsme,
apparaît l’essence propre de l’institution civile. « Si l’État [en effet] atteint entièrement son but, l’apparence qu’il
produira sera la même que si la moralité parfaite régnait partout sur les intentions333. Mais ces apparences
similaires dissimulent en réalité des essences opposées. Car, « sous le règne de la moralité, nul ne voudrait
faire l’injustice ; dans l’État parfait, nul ne voudrait la souffrir334. » « C’est ainsi, poursuit Schopenhauer, qu’une
même ligne peut être tirée en marchant dans deux sens opposés335. »

« Il serait donc abusif et vain de chercher en la nature propre de l’État la vertu d’un bon sentiment, et, a fortiori,
[…], la pureté d’une volonté droite336. » En effet, l’État n’a pas vocation morale. « Si l’État [c’est-à-dire la loi]
repousse tout acte injuste, c’est simplement parce que le cas est impossible337. » Ainsi Schopenhauer, limitant
le droit positif à sa fonction préventive et punitive, considère-t-il que la loi comme simple « muselière338 » dont
l’État harnache les individus pour assurer le salut de la vie en commun, caractérise emblématiquement le
caractère essentiellement prohibitif et coercitif des règles de droit.

En résumé, on pourrait dire que « la loi n’impose que du négatif, elle est l’outil du gendarme339. » Et nous avons
pu constater qu’en tant que tel, le droit positif ou juridique, s’oppose en quelque sorte, quant à son origine et à
sa fin, au droit naturel ou droit moral. Opposition donc entre la théorie pure du droit et la science de la législation.

Mais nous allons voir qu’il faut penser cette opposition en termes de subordination de la seconde à la première,
ou, si l’on veut, il faut penser cette opposition comme relative, la théorie pure du droit restant, dans cette
opposition même, un étalon, un modèle pour la science de la législation, une sorte d’idéal duquel celle-ci doit,
pour être science authentique de la législation, se rapprocher le plus ou le mieux possible.

b - De la théorie pure du droit comme « étalon » de la science de l’État

Nous l’avons vu, « la politique positive n’est [donc] que la doctrine pure du droit renversée340 », néanmoins, le
droit naturel et la loi positive ne sauraient s’opposer absolument, sinon au risque d’une contradiction qui
frapperait le système schopenhauerien. Au contraire d’une telle contradiction, il faut avancer avec notre

328
Ibid., § 62, p. 511.
329
Éthique, droit et politique, p. 85.
330
MCVCR, § 62, p. 514
331
Éthique, droit et politique, p. 85.
332
MCVCR, § 62, p. 514.
333
Ibid., p. 515.
334
Ibid. Nous soulignons.
335
Ibid.
336
Goyard-Fabre, Droit naturel, op. cit., p. 466.
337
MCVCR, § 62, p. 515.
338
Ibid.
339
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 466.
340
MCVCR, § 62, p. 516.
28
philosophe que « si l’on veut que la législation constitue un vrai droit positif et l’État, une association juridique,
un État au sens propre du mot341 », c’est-à-dire « un établissement avouable selon la morale, parce qu’il n’a
rien d’immoral342 », il convient « que la législation, en tout ce qu’elle a d’essentiel, soit déduite de la doctrine
pure du droit, que chacun de ses préceptes trouve sa justification dans cette même doctrine 343.» Il y a donc
comme une nécessité d’après laquelle la loi, en son origine comme en son but, soit en quelque sorte assujetti
au droit naturel au risque sinon de n’être « rien que l’institution d’une injustice positive », c’est-à-dire « une
injustice imposée et publiquement avouée344. » Autrement dit, « le droit naturel, qui n’est autre que la morale
sous son aspect négatif en tant qu’interdiction d’agir injustement, doit servir de fondement à toute législation
positive345. »
« Dans la perspective normative du philosophe, l’arbitraire de règles purement conventionnelles, fussent-elles
posées par un acte officiel d’un législateur dont la légitimité est hors de doute, est rigoureusement biffé346 » ;
En effet, pour Schopenhauer, un droit positif qui se limiterait à produire des règles purement conventionnelles,
sans référence aucune au droit naturel, serait complètement arbitraire, comme « c’est ce qui a lieu pour un État
despotique347. » Donc, affirme notre philosophe, « la doctrine pure du droit, le droit naturel, ou, pour mieux dire,
le droit moral se trouve retourné, mais toujours lui-même, à la base de toute législation juridique, absolument
comme la mathématique pure est à la base des mathématiques appliquées348. » Ainsi, les divers chapitres de
la législation civile – les droits réels, le droit des contrats, le droit pénal, etc. – doivent-ils trouver leur source
dans le droit naturel. Autrement dit, le droit positif moins qu’opposé, est subordonné au droit naturel, il trouve
et puise en lui la valeur de ses productions, et le droit naturel doit en être le centre de référence. Ici s’affirme la
nature profondément jusnaturaliste de la pensée schopenhauerienne, puisque, pour le philosophe, le droit
positif doit impérativement être pensé dans son lien au droit naturel, lien où, de façon originaire, le droit naturel,
malgré sa précarité, doit pouvoir venir fonder et légitimer le droit positif. Il s’oppose donc, de façon anticipée,
au positivisme juridique pour lequel le droit est une production autoréférentielle et arbitraire de normes, qui ne
serait en rien précédée ou fondée par un quelconque droit naturel conçu comme « normativité fondée sur la
nature humaine.349 »

c - Des limites ou de la « faiblesse » du droit positif

Nous avons pu amplement le voir, « l’État est un moyen dont se sert l’égoïsme éclairé par la raison, pour
détourner les effets funestes qu’il produit et qui se retourneraient contre lui-même350 » ; pour ce faire, c’est-à-
dire pour fonder sa légitimité, il doit se référer au droit naturel qui doit être sa source d’inspiration. Tel est
idéalement le cas lorsque « dans l’État, chacun poursuit le bien de tous, parce que chacun sait que son bien
propre est enveloppé dans celui-là351. » Ainsi, « si l’État pouvait atteindre parfaitement son but, alors, disposant
des forces humaines, réunies sous sa loi, il saurait s’en servir pour tourner de plus en plus au service de
l’homme le reste de la nature et ainsi, expulsant du monde le mal sous toutes ses formes, il arriverait à nous
faire un pays de cocagne352. » Mais il s’agit-là d’une pure hypothèse, si ce n’est d’une illusion. En effet, les

341
Ibid.
342
Ibid.
343
Ibid. nous soulignons.
344
Ibid.
345
Hummel, Jacky, op. cit., p. 209.
346
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 467
347
MCVCR, §62, p. 516.
348
Ibid. Nous soulignons.
349
GOYARD-FABRE, Simone, « Jusnaturalisme », Encyclopædia Universalis [en ligne], p.1, consulté le 3 avril 2021,
URL : http://www.universalis-edu.com.fernuni.swissconsortium.ch/encyclopedie/jusnaturalisme/
350
MCVCR., § 62, p. 520.
351
Ibid.
352
Ibid., p. 520-521.
29
limites du droit positif doivent rappeler les hommes à la réalité. « D’abord, l’histoire n’offre aucun exemple d’État
parfait ; et à supposer qu’un tel État eût pu exister, que la législation civile eût été assez vigilante pour
contrecarrer l’injustice353 », alors, nous dit notre philosophe, « on verrait subsister encore une multitude de
maux, inséparables de la vie.354 » Parmi ces maux, « c’est l’ennui qui prendrait bien vite la place laissée vide
par les autres355. » Ce n’est pas tout, car « la discorde entre les individus ne saurait être entièrement dissipée
par l’État356 » et, si l’État parvient par le droit positif à lui ôter ses principaux champs d’action, cette discorde
« se rattrapera sur des querelles de détail357. »

Bien plus, « chassez [la discorde] du sein de l’État, elle se rejettera sur le dehors » ; c’est dire que, quand bien
même il n’y aurait plus de conflits individuels dans l’État, qui les aurait résolus par le biais de son système
législatif, « les conflits reviendraient du dehors, sous forme de guerre entre peuples358. » Et au bout du compte,
si, par hasard, le rêve d’un État parfait se réalisait, « comme dernier résultat, on aurait un excès de population
encombrant toute la planète, et les maux effroyables qui naîtraient de là, c’est à peine si une imagination
audacieuse arriverait à la concevoir359. » Dès lors, le malheur se déploierait dans le monde, intarissable,
attestant que « l’État n’est rien d’autre qu’un procédé de faux monnayeurs, un subterfuge inopérant et
malheureux360. »

Tel est le procès que Schopenhauer instruit à l’encontre de l’État et du droit positif, procès qui trouve sa source
dans sa logique métaphysique. Pourtant, malgré le constat de la faiblesse voire de l’échec de l’État et de la loi
positive, dont la portée d’action est fort réduite, on ne saurait contester la nécessité de l’État, car « le grand
troupeau humain, toujours et partout, a nécessairement besoin de guides […], juges, gouverneurs, généraux,
fonctionnaires… 361», et, continue Schopenhauer, « ils ont pour tâche d’accompagner ce troupeau, si incapable
et si pervers dans sa majorité, à travers le labyrinthe de la vie362. » Mais pour autant, le droit positif ne sera
jamais « qu’une institution existant en vue de la protection de ses membres363 », et c’est là sa seule portée, sa
seule vocation, bien faible vocation. Ainsi le droit positif a-t-il des limites intrinsèques que le droit naturel ne
saurait lever.

Conclusion

Nous avons, dans un mouvement qui part de l’égoïsme, comme tendance naturelle de l’homme, source de
l’injustice universelle, en tant que négation de la volonté d’autrui, remonté jusqu’à la pitié comme fondement de
la morale et de tout droit, de toute justice possible, où le droit et la justice apparaissent en leur négativité comme
pures négations de l’injustice, en un geste où le bien de l’autre devient de façon presque miraculeuse et
substitutive à l’égoïsme, le motif de mon action.

Indépendants de toute législation positive, le droit et la justice s’affirment comme droit naturel a priori et, à partir
d’eux, s’élabore une authentique « théorie pure du droit », comme chapitre de la morale, dont le sens est de
« déterminer avec précision les limites que ne doit pas dépasser l’individu dans l’affirmation de la volonté […],

353
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 472.
354
MCVCR, §62, p. 521.
355
Ibid.
356
Ibid.
357
Ibid.
358
Ibid.
359
Ibid.
360
GOYARD-FABRE, Droit naturel, op. cit., p. 472.
361
Éthique, droit et politique, p. 94.
362
Ibid.
363
Ibid., p. 85.
30
sous peine de nier la même volonté en tant qu’elle se manifeste en un autre individu ; ensuite, il aurait encore
pour objet de déterminer quelles sont les actions par lesquelles on transgresse ces limites, autrement dit celles
qui sont injustes et contre lesquelles on peut par suite se défendre sans injustice.364 »

Malheureusement, nous avons vu que le droit naturel et la théorie pure du droit qui en est le développement,
étaient frappés du sceau d’une essentielle précarité, qu’ils étaient « sans garantie » ; une précarité qui
s’enracine dans leur incapacité à s’affirmer contre le conflit permanent qui marque l’extériorité de la volonté,
c’est-à-dire l’intersubjectivité. Précarité donc, précarité essentielle du droit naturel et de la théorie pure du droit…
C’est dans ce contexte que Schopenhauer nous enseigne comment l’État et le droit positif, fruits d’un égoïsme
maîtrisé par la raison, venaient, d’une certaine manière, pallier cette fragilité. Grâce à l’ingéniosité de la raison,
en effet, – laquelle prend la forme du contrat social –, l’État et le droit positif viennent soutenir le droit naturel,
lui donner une certaine substance ou réalité concrète, en assurant le but suprême qui est le leur, à savoir la
sécurité publique et le maintien de l’ordre.

Nous avons au demeurant dû admettre que droit naturel et droit civil nouaient un lien étrange, un lien que nous
avons d’abord envisagé comme un lien d’opposition, mais dont nous avons très vite reconnu qu’il était un lien
de subordination, à la faveur duquel le droit naturel venait fonder, tel un foyer de référence, tout droit positif qui
voudrait se poser comme légitime. Sans droit naturel donc, pas de droit positif qui soit valable, sans droit naturel,
seul s’avouerait l’arbitraire d’un droit positif coupé de sa justification essentielle. La théorie pure du droit s’est
donc signalée, très normative, comme étant l’étalon de la science de l’État, comme ce qui lui donne sa valeur
et sa légitimité.

Malheureusement, encore une fois, nous avons dû conclure avec Schopenhauer à une fragilité fondamentale
du droit civil et de l’État, qui s’avèrent, c’est leur échec, inopérants quand il s’agit de réellement contenir et
juguler les affres de la souffrance humaine, issue pour une grande part de l’égoïsme. Fragilité tout aussi radicale
que la précarité du droit naturel et de la théorie pure du droit. Fragilité qui trouve son origine dans le primat que
reconnaît Schopenhauer à la discorde entre les individus, discorde éternelle et invincible, face à laquelle l’État
et le droit positif, quoique nécessaires, ne sauraient asseoir leur suffisance. Bref, pour le dire simplement, « les
barrières que l’homme a imaginées pour arrêter [l’égoïsme] sont inutiles365 »

Mais, face à cette « justice temporelle366 », qui « siège au sein de l’État367 », et qui croit, très
présomptueusement, être capable de dispenser la justice parmi les hommes, alors qu’elle est inapte à enrayer
les maux qui les torturent, oui, face à cette justice humaine, trop humaine, se déploie, plus réelle, originaire et
omnipotente, la « justice éternelle […], celle qui gouverne non plus l’État, mais l’univers368 ». Ne procédant pas
des vaines institutions humaines, cette justice-là « n’est pas en butte au hasard ni à l’erreur ; elle n’est pas
incertaine, vacillante et flottante ; elle est infaillible, invariable et sûre369. »

La justice éternelle se confond ici avec l’essence de l’univers, elle « veille sans cesse », et, devant « le tribunal
de l’univers, [elle est] l’univers-même370 ». Un univers terrible où la souffrance, et avec elle, l’humanité en son
destin funeste, expriment en vérité la forme objective de la Volonté une et indivisible. Mais, bien qu’il soit tout à

364
MCVCR, § 62, p. 510.
365
Ibid., p. 497.
366
MCVCR, § 63, p. 522.
367
Ibid.
368
Ibid.
369
Ibid.
370
Ibid., p. 524.
31
la fois « besoin, misère, plaintes, douleur, mort371 », ce destin dans sa globalité n’est pas, souligne
Schopenhauer, si affligeant. En effet, « s’il était possible de mettre dans une balance, sur l’un des plateaux
toutes les souffrances du monde, et sur l’autre toutes les fautes du monde, l’aiguille de la balance resterait
perpendiculaire, fixement372. » Cependant, nous autres, les hommes, nous sommes les jouets, les pantins, du
principe d’individuation ; nous sommes donc incapables de concevoir, au-delà du « voile de Maya373 »,
l’immensité stellaire de l’éternelle justice, et, dans cette ignorance, nous la dénaturons avec ces fictions, à la
fois nécessaires et vaines, que sont tous nos États et tous nos droits positifs.

Christophe Lecomte, Genève, le 19 mai 2021

371
Ibid.
372
Ibid.
373
Ibid.
32

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