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APERÇUES
TU PASSAIS...
OUBLI DU MATIN
NON-SAVOIR DE LA PASSANTE
MADEMOISELLE OCCASION
PAR MARGES ET RACCOURCIS
« APERÇUES », FÉMININ PLURIEL
L'IMAGE AU GALOP
TRAVAILLER AUX TRAVERS
MON VIEUX TRACES
SPORADES, POLLENS ET AUTRES POUSSIÈRES
CENT MILLE MILLIARDS D'IMAGES
UN CORPS QUI N'EST PAS VU DISPARAÎT-IL ?
ON FERME
AUTRE PASSANTE, L'APPEL DU STYLE
EXTASES DE PHRASES
J'OBJECTE
SOUDAIN S'APERCEVOIR
IMAGE MISÉRABLE, IMAGE-MIRACLE
MACHINE À COUDRE ET PARAPLUIE
SUR LA TABLE DE DISSECTION, DONC
AIR ET CHAIR, CLAIR ET OPAQUE
FORME PURE AVEC POUSSIÈRE
TOTÒ ET NINETTO SORTENT DE L'ÉCOLE
VENT PASSE, MALHEUR SE LÈVE
L'ACCIDENT, L'ARESSEMBLANCE
LA MODIFICATION
CE JAUNE-CI, LÀ-BAS, ICI
CHOSES VUES EN PASSANT
LE MYSTÈRE, JUSTE DEVANT NOUS
POLAROÏDS : FISSURES DANS LE BÉTON AVEC PERLES COLORÉES
LA FENTE AU BOUT DU BÂTON
DANSER SUR UN AIR DE DIALECTIQUE
DIALECTIQUE, OUI, SYNTHÈSE, NON
IMAGE, LANGAGE : L'AUTRE DIALECTIQUE
PENSER SUR LE QUI-VIVE
FEUILLE, PELLICULE, BARRICADE
À QUELLE VITESSE SE DÉPLACE LE VERBE ?
LANGAGE-PARADE
APERÇUE SONORE
SPECTATEUR NON-SPECTATEUR
GRANDE ÂME OU PAS
DANS LA PEAU DE L'APERÇUE
UN DERNIER PAS DE DANSE
Du même auteur
« Et que seraient alors les images ?
Ce qui, une fois, et c'est chaque fois la seule fois, c'est
seulement ici et seulement maintenant, est aperçu et à
percevoir. »
(25.09.2013)
OUBLI DU MATIN
(22.09.2013)
NON-SAVOIR DE LA PASSANTE
(04.06.2009)
MADEMOISELLE OCCASION
« Qui es-tu, toi qui ne parais pas une mortelle, tant le ciel t'a
ornée et comblée de ses grâces ? Pourquoi ne te reposes-tu point ?
Pourquoi as-tu des ailes à tes pieds ? » Et Mademoiselle Occasion
répond, en italien : « Je suis l'Occasion (io sono l'Occasione) ; bien
peu me connaissent ; et ce pourquoi je ne cesse de m'agiter (che
sempre mi travagli), c'est que toujours je tiens un pied sur une roue. Il
n'y a point de vol si rapide qui égale ma course ; et je ne garde des
ailes à mes pieds que pour éblouir les hommes au passage (acciò nel
corso mio ciascuno abbagli). Je ramène devant moi tous mes cheveux
flottants, et je dérobe sous eux ma gorge et mon visage pour qu'ils
ne me reconnaissent pas quand je me présente. [...] Toi-même,
tandis que tu perds ton temps à me parler, livré tout entier à tes
vaines pensées, tu ne t'aperçois pas, malheureux, et tu ne sens pas
que je t'ai déjà glissé des mains (ti son fuggita dalle mani) ! »
Que sait-on de Mademoiselle Occasion ? Bien peu de choses.
On sait qu'elle est très jolie. Mais qu'à « éblouir les hommes au
passage », elle échappe à tout le monde. C'est la passante absolue.
Elle ne s'arrête jamais de courir – voire, dans cette description
all'antica, de voler –, ne se fixe en aucun état, en aucune stase. C'est
pourquoi on ne la voit jamais tout à fait : on ne fait que
l'apercevoir. Nul jamais n'a réussi à reconnaître le visage de
Mademoiselle Occasion, encore moins de prendre le temps
d'admirer la beauté de ses seins (la « gorge » dont parle notre
prosopopée). Tout ce qu'on sait d'elle, finalement, c'est qu'elle ne
fait que passer. Et qu'une mèche de cheveux flotte bizarrement par-
devant son visage, cachant son front et, même, son regard. Elle
court, elle passe, mais elle est aveugle comme Monsieur Amour. Si
Niccolò Machiavel, le plus grand penseur des choses politiques à la
Renaissance, a pris le temps de composer ce poème, c'est
certainement parce que Mademoiselle Occasion joue un grand rôle
dans la conduite des actions humaines. En effet, toute actio
conséquente doit combiner les deux temporalités contradictoires
de la prudentia et de l'occasio : ralentir pour penser toute chose, mais
se dépêcher pour attraper au vol ce que l'occasion ne nous offre
qu'une seule fois en passant.
Un premier paradoxe inhérent à cette allégorie philosophique,
c'est que Mademoiselle Occasion est représentée dans un perpétuel
mouvement de course ou, même, d'envolée, alors que le mot occasio
veut justement dire « ce qui tombe » et, donc, ce qui finit sa course
à terre. Du verbe occidere (i bref), « tomber à terre », d'où
« succomber », et qu'il est aisé de confondre avec occidere (i long)
signifiant « couper, mettre en morceaux, occire, assassiner ». Un
deuxième paradoxe serait que l'occasion dénote la contingence, la
pure et simple « circonstance », mais qu'en même temps elle
apparaît comme inhérente à la plus profonde nécessité ou « fatalité »
des choses vouées aux aléas du temps. Le troisième paradoxe est
illustré par le fameux précepte moral auquel Machiavel se réfère
certainement dans son petit poème : festina lente, « hâte-toi
lentement ». Prends le temps de saisir la chance en un tournemain.
Je ne m'étonne pas qu'Aby Warburg, fasciné par la figuration des
nymphes en mouvement et le rôle des « accessoires en
mouvement » – dont relève la mèche de cheveux sur le front –, se
soit penché sur l'iconographie de Mademoiselle Occasion. Il signale
notamment, dans une note de son article de 1907 sur « Les
dernières volontés de Francesco Sassetti », une fresque de l'école de
Mantegna, attribuée à Antonio da Pavia, et qui se trouve au Palazzo
Ducale de Mantoue. On y voit la jeune fille effleurant d'un seul
pied (ailé) une sphère que l'on imagine en mouvement, tandis que
sa magnifique draperie se gonfle dans le vent et que son visage est
presque entièrement caché par la fameuse mèche de cheveux
désordonnés. Juste à ses côtés, un jeune homme tend les bras vers
elle, comme pour l'attraper, mais une femme plus chaste, immobile
sur un socle à angles droits, le retient de « se trop hâter »... C'est
évidemment Madame Prudence – ou Madame Sagesse – qui veut
signifier au jeune homme le danger potentiel que représente, de
toute façon, Mademoiselle Occasion.
Comme à son habitude, Warburg ne s'était pas contenté de
fournir les sources textuelles d'une telle figure, notamment la
trente-troisième des Épigrammes d'Ausone, qui est aussi la source
directe de Machiavel. Il en voulait surtout comprendre la
profondeur philosophique et vitale dans le cadre du « combat pour
l'existence » (Kampf ums Dasein) des personnages impliqués dans la
production, au XVe siècle, de telles images et de telles pensées :
« Nous voyons à présent pourquoi, dans la crise (Krisis) traversée
par Francesco Sassetti en 1488, la Fortune, divinité des vents,
franchit le seuil de sa conscience (über die Schwelle seines Bewußtseins)
comme un symptôme (symptomatisch) ou un signal indiquant le
degré de tension maximale de son énergie (als Gradmesser seiner
höchsten energetischen Anspannung). » Bref, Mademoiselle Occasion
ne fournit pas seulement l'occasion mondaine de représenter une
idée générale. Elle donne figure au temps : aux « combats », aux
« crises », aux angoisses ou aux « symptômes » des personnes qui
voulaient, à la Renaissance, la contempler en peintures ou en
gravures.
Festina lente est une formule fascinante. Elle évoque la puissance
existentielle – au sens de Ludwig Binswanger – propre aux images
de nos rêves ou de nos fantasmes les plus profonds. Contre cette
puissance existentielle, Ernst Gombrich a tenté de faire jouer le
bon sens en prétendant qu'« aucune personne raisonnable ne
croyait que festina lente incarnât une vérité très profonde » – ce à
quoi Edgar Wind a justement répliqué qu'à ce moment-là, il
faudrait dire que ni Aristote, ni Aulu-Gelle ni Érasme ne furent des
personnes raisonnables. Edgar Wind montre bien, loin du
simplisme affiché par Gombrich, que l'allégorisme humaniste –
« un dauphin autour d'une ancre, une tortue portant une voile, un
dauphin attaché à une tortue, une voile fixée à une colonne, un
papillon sur un crabe, un faucon tenant en son bec les poids d'une
horloge, [...] un lynx les yeux bandés », etc. – consistait à produire
de véritables images dialectiques, comme eût dit Walter Benjamin :
des images pour suspendre toute univocité, parce que notre
existence même, dans son devenir, tient à un tel suspens. Situation
« suspendue » que Mademoiselle Occasion incarne à merveille,
entre mèche en bataille sur le front, course fugitive et petit pied
ailé.
(Niccolò Machiavel, « Capitolo de l'Occasion » [vers 1505-1512], trad. E. Barincou,
Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1952, p. 81. Aby Warburg, « Les dernières volontés de
Francesco Sassetti » [1907], trad. S. Muller, Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990,
p. 183 et 194. Ludwig Binswanger, « Le rêve et l'existence » [1930], trad. J. Verdeaux et
R. Kuhn, Introduction à l'analyse existentielle, Paris, Minuit, 1971, p. 199-225. Ernst H.
Gombrich, « Icones symbolicae. L'image visuelle dans la pensée néo-platonicienne » [1948],
trad. D. Arasse, Symboles de la Renaissance, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure,
1976 [éd. 1980], p. 22. Edgar Wind, Mystères païens de la Renaissance [1958], trad. P.-E.
Dauzat, Paris, Gallimard, 1992, p. 112.)
(12.07.2015)
(07.11.2011)
« Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite,
comme une belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit [et
qui] donne le désir de mourir lentement sous son regard. »
(24.10.2012)
L'IMAGE AU GALOP
(23.03.2015)
(03.01.2015)
(10.08.2015)
(02.07-30.12.2014)
CENT MILLE MILLIARDS D'IMAGES
(23.03.2016)
(24.11.2011)
ON FERME
(25.08.2013)
EXTASES DE PHRASES
(03.11.2012)
J'OBJECTE
(17.12.2011)
SOUDAIN S'APERCEVOIR
(24.11.2011)
(04.07.2012)
(01.01.2015)
(12.03.2005)
(29.05.2004)
(24.12.2014)
(01.01.2013)
(03.01.2015)
L'ACCIDENT, L'ARESSEMBLANCE
(05.03.2012)
LA MODIFICATION
(16.11.2012)
(24.07.2011)
CHOSES VUES EN PASSANT
(14.08.2015)
(25.09.2013)
(11.05.2013)
(30.03.2011)
(02.10.2002)
DIALECTIQUE, OUI, SYNTHÈSE, NON
(23.09.2012)
(02.05.2016)
Les meilleurs artistes sont les artistes aux aguets. Les meilleurs
penseurs sont les penseurs sur le qui-vive. Cela pour dire une
vigilance, une clairvoyance inquiète, et la vie elle-même, la vivace
ouverture au vivant. Ou, dit autrement, l'inquiétude à discerner
comme la promptitude à aimer.
(Nicole Loraux, L'Invention d'Athènes. Histoire de l'oraison funèbre dans la « cité classique »
[1981], Paris, Payot & Rivages, 1993. Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée, Paris,
Éditions du Seuil, 1993. Id., « Les disparus », L'Art et la mémoire des camps. Représenter,
exterminer, dir. J.-L. Nancy, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 41-57).
(31.05.2012)
(20.11.2011)
(29.05.2004)
LANGAGE-PARADE
(08.10.2013)
APERÇUE SONORE
SPECTATEUR NON-SPECTATEUR
(02.11.2012)
(22.09.2013)
(13.03.2005)
DERNIÈRES LUEURS
(31.12.2014)
PETITES ÉTOILES ROUGES AU BORD DES LARMES
(25.12.2014)
TACHES DE COULEUR, TACHES DE DOULEUR
(23.07.2012)
(24.11.2011)
PUISSAMMENT ROUGE
(12.09.2013)
SIMULTANÉITÉ CONTRADICTOIRE
Il est effondré contre elle, à la renverse, mort. Elle crie, elle est
horrible. Leurs corps sont si attachés : on dirait qu'elle a deux
jambes surnuméraires qui lui pendent du ventre, et un buste entier
qui se déplie du sien (de ses seins). On dirait un accouchement
monstrueux, disproportionné. Composer avec les contraires :
accoucher de lui parce qu'il meurt ; bouche vive contre bouche
morte. Même le vent se décompose ici, dans deux drapés qui
volent l'un contre l'autre. Le vent lui-même est un ventre
hystérique : partout, la « simultanéité contradictoire ». Image et
masse.
(Sandro Botticelli, Scènes de la vie de saint Zénobe, vers 1500, Dresde, Gemäldegalerie.)
(29.05.2004)
(07.11.2012)
VAGUE À LAME
(26.09.2013)
(26.12.2014)
DOULEUR-MOUVEMENT
(24.09.2013)
(16.05.2013)
(24.12.2014)
(16.09.2009)
(24.12.2014)
« INÉVITABLE »
(11.04.2013)
(15.05.2013)
(02.12.2012)
LA MEURTRIÈRE
(20.11.2012)
DE FIGURES À FIGURANTS
(16.09.2006)
(24.07.2011)
PAUVRE LUTTEUR DE TEMPS
(16.07.2014)
MODESTE CHEF-D'ŒUVRE
(23.04.2007)
(30.11.2014)
(18.11.2008)
LE SOURIRE-MASQUE
(21.04.2014)
Il n'y a pas plus délicats, se dit-on lorsqu'on les traverse, que les
paysages de Settignano. C'est la Toscane dans toute sa discrète
splendeur, ses collines savamment cultivées, ses cyprès
métaphysiques, les points rouges des coquelicots disséminés
partout. Dante et Boccace, Duse et D'Annunzio ont marqué ces
paysages de leur présence et de leur art. Michel-Ange, le sculpteur
Desiderio da Settignano, Bernardo et Antonio Rossellino y ont
vécu. On ne compte plus les écrivains du XIXe siècle qui sont venus
ici pour chercher l'inspiration. Un an durant, j'ai pris chaque jour,
depuis la place San Marco à Florence, un autobus qui me laissait
dans la campagne de Settignano, près d'un petit pont charmant. Je
marchais alors dans ce paysage surchargé d'histoire comme on
cheminerait dans un tableau de Fra Angelico, pour me rendre à la
Villa I Tatti, somptueuse demeure de Bernard Berenson convertie
en centre d'études sur la Renaissance italienne, où j'avais la grande
chance d'être boursier.
Les plus grands historiens de l'art sont passés par là. Ils ont admiré
la collection de Berenson – le petit panneau de Giotto, le grand
panneau de Sassetta, tant d'autres merveilles encore –, ils ont
consulté l'extraordinaire bibliothèque et la photothèque si bien
rangée qu'on la croirait exhaustive. Le plus cher à mon cœur (je
mets de côté, à la fin du XIXe siècle, Aby Warburg qui évita la Villa
ITatti parce qu'il détestait Berenson), j'y ai souvent songé en
traversant la campagne alentour, demeure Robert Klein. Robert
Klein fut un peu à l'histoire de l'art ce que Walter Benjamin aura
été à la critique littéraire : un être génial et anachronique, méprisé à
ce titre par ses contemporains. Je le considère à peu près – je ne suis
pas le seul – comme le plus grand historien de l'art ayant écrit en
langue française, bien qu'il fût d'abord un intellectuel juif roumain
émigré à Paris et ayant vécu, pour cela, dans un dénuement
matériel (peut-être affectif) indigne de tout ce qu'il donnait au
monde des « humanités », comme on dit chez les anglo-saxons. Un
jour, Willibald Sauerländer m'a raconté, les larmes aux yeux, le
destin de cet homme.
Robert Klein a fini, à l'âge de quarante-neuf ans, par décrocher
cette fameuse bourse de la Villa I Tatti. Mais c'était,
psychiquement, déjà trop tard. Il s'est suicidé d'un coup de revolver
au milieu des collines de Settignano, leurs cyprès métaphysiques –
ou funéraires – et leurs coquelicots dignes d'un Fra Angelico, trou
sanglant sur fond de prairie et de pétales rouges. Il n'a laissé près de
lui qu'un simple billet rédigé en italien : « Si tratta di un suicidio. » Et
telle fut, jusqu'au bout, sa grande délicatesse (je ne parle pas de la
délicatesse intellectuelle caractéristique de ses remarquables
commentaires sur l'humanisme de la Renaissance) : il n'explique
rien ; il écrit en italien pour que le moindre passant puisse
comprendre ; il précise, s'il en était besoin, qu'« il s'agit d'un
suicide », afin que personne d'autre que lui-même ne soit accusé de
ce crime contre les « humanités ».
(Robert Klein, La Forme et l'intelligible. Écrits sur la Renaissance et l'art moderne [1956-1965],
éd. A. Chastel, Paris, Gallimard, 1970.)
(03.11.2012)
À DISTANCE : EN TENSION
« La distance n'est pas une zone protégée, mais un champ de
tension. » À celui qui regarde et, donc, esquisse un mouvement
pour instaurer quelque distance – fût-elle impliquée –, cette
proposition d'Adorno vient rappeler que toute chose vue nous met
face à un champ de tension ou, plutôt, de multiples tensions qui
peuvent être psychologiques ou logiques, sensorielles ou
gnoséologiques, mémorielles ou désirantes. Que le visible nous soit
donné dans une certaine distance implique donc que cette distance
devra être expérimentée, accueillie comme un milieu, c'est-à-dire
appréhendée profonde, et comme un champ de batailles secrètes,
c'est-à-dire pensée tensive. Pour mieux te regarder, je m'écarte un
peu : mais combien d'épopées, combien de tragédies, combien
d'élégies, combien de dialogues philosophiques, combien d'idylles
dans ce seul et minuscule écart !
(Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée [1944-1947], trad. É.
Kaufholz et J.-R. Ladmiral, Paris, Payot, 1991, p. 122.)
(15.09.2013)
« ARTIST UNKNOWN »
(14.10.2012)
VINTAGE
(16.11.2013)
(03.09.2012)
Il n'y a jamais de dernier mot. Mais les livres sont ainsi faits qu'ils
portent fatalement, imprimé sur leur dernière page, un dernier mot
censé clore lui-même la dernière phrase du texte. Le risque est
alors que le dernier mot imprimé apparaisse comme une leçon
définitive, une vérité ultime, un mot d'ordre au sortir du livre.
Comment éviter ce piège ? Je me souviens avoir voulu terminer un
travail – sur Fra Angelico – avec ces deux phrases : « Et, confessant
sa foi en la résurrection, il montrait à qui le voulait bien sa peau,
qu'il prenait entre deux doigts sur le dessus de sa main. "C'est dans
cette chair-là, disait-il, que nous ressusciterons". » Après relecture,
je me suis avisé que quelque chose n'allait pas. Les deux derniers
mots étaient donc : « Nous ressusciterons ». Or, si mon travail avait
été une plongée dans le monde exégétique et liturgique du couvent
de San Marco, à Florence, le point de vue n'y était pas celui d'un
croyant : je n'ai jamais cru à quelque résurrection que ce soit (je me
contente d'observer des survivances, ce qui est tout autre chose).
Pour conjurer le pouvoir exorbitant du dernier mot –
« résurrection », ce mot prestigieux et prodigieux, ce mot des fins
dernières, ce mot du Jugement divin, ce mot pour la rédemption
ultime du genre humain, selon la croyance chrétienne –, il m'a
donc suffi de remonter les deux phrases autrement : « "C'est dans
cette chair-là, disait-il, que nous ressusciterons". Et, confessant sa
foi en la résurrection, il montrait à qui le voulait bien sa peau, qu'il
prenait entre deux doigts sur le dessus de sa main. » Si bien que le
fatal « dernier mot » se réduisait à un bout de peau sur le dessus
d'une main. Histoire de conjurer le prestige du dernier mot.
Histoire de « terminer » avec l'expérience la plus modeste, la plus
insignifiante, la plus ouverte qui fût.
Le dernier mot tend, une fois le livre fermé, à prendre le
pouvoir. C'est donc une affaire de politique littéraire, si je puis dire.
C'est avec lui que le lecteur est laissé seul. C'est pourquoi j'avais cru
pouvoir reprocher à Giorgio Agamben d'avoir laissé le dernier mot,
dans Le Règne et la gloire, aux phrases de Carl Schmitt sur le pouvoir
du Reich acclamé par le peuple. Cela répondait sans doute à
l'économie intrinsèque d'un livre consacré à l'archéologie religieuse
du politique, mais il m'était désagréable, comme lecteur, de me
retrouver seul avec les mots de Carl Schmitt – fussent-ils prolongés
par ceux de Guy Debord – comme viatique ultime, après avoir
refermé le livre d'Agamben. Cela ressenti dans l'économie de son
dernier chapitre. Mais je dois convenir aussi que les véritables
derniers mots du texte, si l'on excepte l'« appendice » final,
évoquent bien quelque chose qui n'est pas un dernier mot
schmittien, mais plutôt l'indication pour un nouveau travail à venir,
Agamben proposant de « penser la politique au-delà de l'économie
et de la gloire [...], tâche qui reste assignée à une recherche à
venir. » Politique du dernier mot, donc : comment laisser son
lecteur sur une ressource de pensées capables de vivre leur propre vie
au-delà de ce livre-ci une fois refermé, en deçà du prochain livre
bientôt ouvert ?
(Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion,
1990 [rééd. 1995], p. 381. Giorgio Agamben, Le Règne et la gloire. Pour une généalogie
théologique de l'économie et du gouvernement. Homo sacer, II-2 [2007], trad. J. Gayraud et M.
Rueff, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 385)
(15.06.2012)
CONFIANCE ET CRITIQUE
(30.05.2012)
(04.01.2015)
QUELLE BEAUTÉ, QUELLE HORREUR
(25.10.2013)
(22.12.2014)
REHAUSSER D'OMBRES
(12.12.2014)
MANIÈRES DE TOMBER
(28.05-05.07.2015)
SURVIVANT, SOULEVÉ
(02.03.2015)
PAR SURVIVANCES
(TEMPS QUI REVIENNENT)
« OÙ DONC L'AI-JE DÉJÀ VUE ? »
(12.05.2014)
CHRONIQUES ANACHRONIQUES
(05.11.2012)
(26.04.2011)
(20.12.2014)
(13.03.2005)
ABYMES D'ABÎMES
(11.08.2015)
(29.11.2008)
(31.05.2013)
CHANGER DE RADICAL
(15.07.2013)
DÉFINIR LE TEMPS ?
(16.01.2009)
(01.11.2012)
(10.08.2015)
(28.10.2012)
(30.10.2012)
(23.12.2014)
DÉPOSITION DE FRAISES
(12.03.2005)
(1986 et 07.11.2012)
(13.09.2013)
C'est une scène vue en sous-sol. Même un rat, même une taupe
ne pourraient pas voir cela, comme cela. Un long rectangle s'ouvre
devant moi, avec sa double bande d'ombre – noire, puis verdâtre –
qui court tout en haut et qui voudrait s'étendre, comme pour
anéantir toute possibilité de voir. Ou, simplement, pour préserver
l'intimité, le mystère de cette cavité souterraine. C'est donc une
vision de sépulcre, et même de Saint-Sépulcre. Aujourd'hui que je
la revois pour la énième fois (mais méfions-nous des certitudes
dues aux familiarités), je suis particulièrement frappé par un
contraste.
D'abord, l'immobilité fondamentale : le Christ mort dans sa
cavité, les parois de pierre, les proportions funèbres, la tonalité de
cendre. Mais, quand je m'approche un peu, tout se met tout à coup
à bouger. Ou, plutôt, à remuer subtilement, très lentement, comme
la rencontre de certains liquides dans un milieu de densité
différente. Il me semble alors comprendre que le peintre a voulu
conjoindre ici l'extraordinaire dignité du dieu supplicié avec un
souci pour ne pas oublier le travail d'altération, de corruption, de
destruction, qui aura transformé sa matière et son aspect pendant la
durée – les trois jours et nuits – de sa mort.
Dignité avec cruauté, donc. Voilà l'impossible conjonction dont
le peintre a été capable. Toutes les extrémités du corps sont bleuies
par l'œuvre de pourriture qui commence : les pieds, la terrifiante
main du premier plan, le pourtour des plaies, le visage. Bleu
plombé ou cendré à peu près partout. Sauf le bout du nez : bleu
clair. Ailleurs, ce serait rigolo, voire clownesque. Ici, ce sont le
froid et la mort qui ont envahi lentement l'épaisseur de la chair. Les
veines sont bleuies et peintes de façon lâche, encore liquide mais
déjà stagnante. Cela ne circule plus et pourrit en séchant, et forme
des taches, des auréoles qui sont bien le contraire de celles des
saints. Auréoles formées de la matière en corruption et non plus de
l'incorruptible lumière. Chaque contact du corps avec le linge
produit un remous, une salissure, une tache rougeâtre. Le nombril
en relief est ce qu'il y a de plus obscène. Le dieu mort est ouvert de
partout : l'œil sans regard vissé vers le haut, la bouche béante et sans
verbe, les plaies comme des volcans de sang pourri. C'est la tempête
extrêmement lente de la corruption. Même la pierre se craquèle
autour de cet homme ouvert.
(Hans Holbein le Jeune, Christ mort au tombeau, 1521. Bâle, Kunstmuseum.)
(30.03.2011)
BLEU DU CIEL PÉTRIFIÉ
(03.05.2011)
(30.12.2014)
(29.12.2014)
(01.01.2015)
(15.06.2016)
(17.01.2015)
COURAGE DE LA FILEUSE
(09.08.2011)
LE MOINDRE MOTIF
(29.10.2012)
(24.09.2013)
(14.11.2013)
DOUDOU, L'ESSENCE ET LA MATIÈRE
(31.10.2012)
(21.01.2012)
(29.04.2017)
(26.09.2013)
(19.10.2012)
(15.10.2013)
Invités un soir à dîner, les gens aisés offrent, que sais-je, une
bouteille de champagne ou de bon vin, un bouquet composé, une
boîte de thé Mariage, un livre d'art ou un objet design... Toutes
choses que l'on dira, dans tous les sens de cet adjectif, « estimables ».
Les gens pauvres offrent beaucoup plus : ils offrent des morceaux
de leur propre vie. Ainsi, hier soir, en arrivant, tu as déposé devant
moi un CD et un morceau de terre cuite. Le CD porte gravée l'une
de tes musiques favorites, tu l'écoutes très souvent. Pour me l'offrir
tu t'es fabriqué une copie, tu as peut-être aussi scanné les textes du
livret. Tu auras donc gardé une réalité seconde par rapport à l'objet
de ton plaisir, ton plaisir dont tu as la générosité de m'offrir, en
quelque sorte, la version originale. Tu m'offres, de ce fait, un
fauteuil d'orchestre dans l'intimité de ton monde musical, ne
choisissant pour toi qu'un simple strapontin.
Quant au morceau de terre cuite, c'est à l'évidence un bout
d'amphore – sa surface courbe l'atteste –, un simple tesson dont les
arêtes ont été polies par le ressac de la mer Méditerranée. Tu l'as
rapporté d'un long voyage (routes en voiture, chemins à pied,
errances au bord des rivages) dans l'extrême sud du Péloponnèse :
au cap Tainaro, quelque part entre Aréopoli et Mésa Dhimaristika,
là où les touristes ne s'aventurent plus trop et où il semble que tu
aies cherché, quant à toi, quelque chose d'important (dont je ne sais
rien). Ce morceau de terre cuite, en tout cas, vient de très loin, et
peu importe qu'il soit tombé d'un bateau de pêcheurs en 1982 où
qu'il ait été touché, bien longtemps avant, par la main
d'Agamemnon en personne. Ce qui compte, c'est que je me
retrouve, ce morceau de terre cuite entre les mains, dépositaire
d'une expérience de ta mémoire et de ta vie dont, peut-être, tu me
conteras un jour l'importance. Ce qui compte aujourd'hui, c'est que
je reçois de tes mains quelque chose qui n'est pas « estimable » –
chose indécidable entre le rebut d'objet courant et le trésor
archéologique – mais qui, venant de ta vie telle que ta mémoire en
a choisi les pierres d'angle, irradie toute sa puissance de chose
inestimable.
Et pourquoi est-ce si précieux ? Parce que ce morceau de terre
cuite existe devant moi avec une force d'autant plus définitive qu'il
me restera mystérieux à jamais dans sa nécessité même. Mais,
surtout, parce qu'il ne t'a pas plus appartenu qu'il ne m'appartient
aujourd'hui. D'une certaine façon, nous appartiendrons tous deux
ensemble, désormais, à son immémoriale et modeste courbe :
« mystérieuse, ancienne et contemporaine, lointaine et familière,
connue et inconnue », comme tu me le disais toi-même.
(14.11.2012)
(22.09.2013)
L'IRONIE DU SAMEDI
(29.03.2013)
ONCLE RUDI
(03.02.2011)
LÉON, LEÓN
J'avais une tante, je l'adorais. Son nom de jeune fille était Léon. Il
faut entendre dans ce nom, bien sûr, le toponyme León, c'est-à-
dire la ville espagnole d'où venait cette famille juive – règle
prosopographique très courante dans l'histoire de la diaspora juive,
la famille Warburg venant par exemple de la petite ville allemande
du même nom – et d'où elle fut chassée en 1492, sort de tous les
juifs d'Espagne qui refusèrent de se convertir. Ma tante parlait
encore le ladino, ou du moins en utilisait de très nombreuses
formules (dont mon cousin, son fils, a fait un très touchant lexique)
venues tout droit de l'espagnol tel qu'il se parlait au XVe siècle.
J'ai une amie espagnole qui se nomme Aurora. Elle est née et a
passé toute son enfance dans cette même ville de León. Elle m'a
raconté hier que, quand elle a cessé d'aller à l'église, sans doute vers
l'adolescence, une femme de la maison s'est mise à la nommer –
c'était une insulte, mais affectueuse dans ce cas – judía, la juive.
(21.09.2014)
BRONISLAW ET BENJAMIN
Ce jour-là, le luthier Frédéric Chaudière tient entre ses mains
l'un des plus célèbres violons stradivarius : daté de 1713, il fut
appelé, autrefois, le Troppo Rosso (à cause de sa teinte particulière)
et, plus tard, le « Gibson » (du nom de son collectionneur Alfred
Gibson, soliste au Royal Orchestra de Londres à la fin du XIXe
siècle). C'est l'actuel propriétaire du violon, Norbert Brainin, qui
vient de poser l'instrument sur l'établi du luthier. D'abord, celui-ci
regarde, à la fois ému et expert : « D'un rouge foncé, faisant penser
à la robe d'un vieux bordeaux lorsque la lumière est faible, sa teinte
explose dans un orange flamboyant quand on l'observe au soleil.
Sous le film du vernis semblent être emprisonnés des milliers de
petits cristaux qui disparaissent avant de réapparaître quand je
bouge l'instrument. Les bords de la table et du fond, polis par les
années, présentent une usure importante, comme toutes les parties
en contact avec les mains et le cou du musicien. Le violon,
énormément joué, porte la marque de ses différents propriétaires
dans sa chair. Plus exactement, les violonistes qui l'ont étreint ont
emporté avec eux un peu de sa substance. [...] Réciproquement, la
fusion du violon et des musiciens a imprégné de sels de sueur et de
graisse humaine les éclisses et la volute. »
Ensuite, le luthier touche et il écoute (pour un luthier, de toute
façon, toucher et écouter ne forment-ils pas une seule et même
sensation ?) : « Je passe l'archet sur le violon dès que je suis seul à
l'atelier. La simplicité avec laquelle il se met en vibration est
déconcertante. Les quintes semblent pouvoir s'amplifier sans
limites sous la pression de l'archet. Le son [...] se propage si vite
dans l'instrument qu'il est possible de sentir la justesse de
l'intonation avant que la note ne soit émise. [...] La totalité du
timbre, disponible avec très peu d'archet, produit alors des
pianissimi ahurissants. Avec plus de pression, puissance et chaleur se
fondent en un chant sublime. »
Ce violon a une longue histoire, une histoire extraordinaire que
tous les luthiers connaissent bien. Sa tribulation la plus étonnante,
après des siècles de trafics entre l'Italie, la France et l'Angleterre,
aura été sa disparition brutale, le 28 février 1936, dans une loge du
Carnegie Hall de New York où le grand violoniste Bronislaw
Huberman – qui donnait un récital ce soir-là et avait fait le choix
de jouer sur son autre instrument de prestige, un guarnerius – avait
laissé dans son étui le Troppo Rosso acheté, quelques années plus tôt,
au vieux Gibson. Un voleur s'est donc introduit dans la loge et a
subtilisé l'instrument. Aucune demande de rançon. Silence
mystérieux, car l'instrument est si célèbre qu'il devient difficile à
« écouler ». On publie alors des affichettes évoquant l'époque des
chasseurs de primes du grand Ouest américain :
« $ 2500.00 Reward for Return in Good Condition of Stradivarius
Violin. Disappeared February 28th, 1936. Carnegie Hall, New
York. Label inside violin under left "S" curve : Antonius Stradivarius
Cremonensis Faciebat Anno 1713. »
L'événement est grave. Moins cependant – comme cela a peut-
être traversé l'esprit de Bronislaw Huberman qui, avec son ami
Albert Einstein, se préoccupait beaucoup de la montée des
fascismes en Europe – que le pogrome de Przytyk en Pologne, les
circulaires nazies contre le « fléau tsigane », la remilitarisation de la
Rhénanie par Hitler ou, quelques semaines plus tard, le début de la
guerre d'Espagne. Le vol du stradivarius défraie la chronique
artistique mondiale, puis il disparaît des préoccupations du temps.
Ensuite, comme dans les meilleurs contes hassidiques que
Huberman connaissait sans aucun doute, il faut attendre très, très
longtemps avant que l'histoire de cette disparition ne trouve son
épilogue. Passent donc cinquante années, Huberman lui-même
étant mort depuis longtemps. Un jour de 1985, on apprend qu'un
violoniste de cabaret, alcoolique et escroc, a confessé sur son lit de
mort être le voleur du stradivarius. Avec un mélange de colorant et
de vernis à la gomme-laque, il a rendu le somptueux Troppo Rosso
« mat comme un vieux tapis », ainsi que s'exprime Frédéric
Chaudière. Méconnaissable, le violon de légende aura donc été
joué pendant un demi-siècle dans les clubs les plus minables de
l'Amérique du Nord ainsi que dans des cercles plus huppés, mais
pas moins douteux, tels que l'entourage du futur président Nixon.
Si je manifeste une curiosité particulière vis-à-vis de cette
histoire, c'est pour la raison, évidente, que j'ai choisi de porter le
nom même – qui était celui de ma mère – du violoniste au
stradivarius volé. Je me souviens qu'enfant, je demandai à mon
oncle Benjamin Huberman si ce musicien nous était vraiment
apparenté. Il me rétorqua d'une boutade : « Une fois je lui ai écrit
pour prendre contact et il ne m'a jamais répondu. Preuve qu'il est
de la famille. » Plus sérieusement – ou non –, alors que je
collectionnais les enregistrements du virtuose, je fus frappé, sur les
photographies des pochettes de disques, par la ressemblance
physique entre Bronislaw et Benjamin : cela se voyait sur le front,
les arcades sourcilières, l'implantation des cheveux et, surtout, sur
ce genre de lèvre inférieure qui, ne je sais pourquoi, m'avait
toujours fasciné chez mon oncle (je me dis à présent que c'est peut-
être à cause du mélange de sévérité et de sensualité qui s'en
dégageait à mes yeux).
Bronislaw Huberman, né à Czestochowa, vécut à Varsovie une
trentaine d'années avant qu'y naisse mon oncle Benjamin
Huberman. Il était, au conservatoire, l'élève de Mieczyslaw
Michalowicz et de Maurycy Rosen. Dès 1892 il se trouvait à Berlin
pour étudier avec Joseph Joachim et faisait ses premières tournées
de soliste : il avait tout juste dix ans. En 1896 il joua le concerto de
Brahms en présence du vieux compositeur bouleversé et s'installa à
Vienne, qu'il quitta définitivement en 1937, juste avant l'annexion
de l'Autriche par l'Allemagne nazie. Il ne revint jamais en Europe
durant la guerre. Il avait, dès 1933, refusé l'invitation officielle de
Wilhelm Furtwängler, écrivant même une lettre ouverte aux
intellectuels allemands sur la nécessité de faire front à la politique
fasciste. Avec Arturo Toscanini – qui refusait lui aussi de jouer dans
l'Allemagne hitlérienne –, il fonda l'institution non étatique du
Palestine Symphony Orchestra, histoire de faire venir, avec leurs
familles – soit un millier de personnes à peu près –, les musiciens
juifs menacés en Allemagne, en Autriche ou en Hongrie.
Je suis finalement frappé, dans cette histoire, par l'abîme qui se
creuse entre la généalogie de cet objet que je n'ai jamais vu et ma
propre généalogie en tant que sujet : je suis toujours incapable de
dire si j'ai un lien de parenté avec Bronislaw Huberman – mais
mon oncle me signifia peut-être, par sa boutade, que cela n'a
aucune importance au regard du fait, plus général et brutal, qui
m'aura interdit toute représentation généalogique de la famille
Huberman : ils étaient tous partis en fumée –, alors que Frédéric
Chaudière peut presque tout me dire du violon Troppo Rosso,
depuis la forêt alpine de Fiemme où l'épicéa de l'instrument fut
abattu en 1707 jusqu'à ce jour d'août 2004 où, au Lincoln Center
de New York, le stradivarius désormais entre les mains de Joshua
Bell continuait de sonner : « Deux cent quatre-vingt-dix ans après
sa création, le fragile assemblage de cellulose épargné par les
vicissitudes de l'histoire remplit toujours sa fonction », écrit le
luthier. La cellulose – matière dont est faite, aussi, la feuille de
papier sur laquelle j'écris ces mots – serait-elle donc plus résistante
que toutes nos propres, nos pauvres vies humaines ?
(Frédéric Chaudière, Tribulations d'un stradivarius en Amérique, Arles, Actes Sud, 2005,
p. 192, 287-289 et 292.)
(12.04.2016)
ALEX ET JONAS
(12.08.2015)
(29.04.2017)
PLEURER-PENSER
(15.09.2013)
(03.05.2016)
DIALECTIQUEMENT PLEURER
(09.12.2012)
PAR DÉSIRS
(TEMPS QUI ADVIENNENT)
SES LÈVRES INDISTINCTES
(12.03.2005)
ÉCRIRE L'ABORD
Écrire sur les images c'est écrire, bien sûr. C'est d'abord écrire.
Pourquoi d'abord ? Parce qu'on n'écrit pas après avoir pensé à ce
qu'on a vu. Parce qu'on pense pendant que l'on écrit, du fait même
d'écrire. Parce que c'est en écrivant que notre regard se déplie, se
délie, devient sensible à nous-même, pensable et lisible aux autres.
Avant cela, l'œuvre d'art est, en face de moi, comme l'étrangeté
même, l'étrangeté centrale à tout regard. Même si, cas
exceptionnel, je connais personnellement l'artiste, son œuvre
demeurera longtemps en face de moi comme le monolithe
mystérieux, noir, parfait, qui, dans 2001, surgit au milieu des
anthropoïdes gémissants imaginés par Stanley Kubrick.
J'écris d'abord parce qu'écrire est – au moment même où je trace
ces mots – ce qu'il y a de plus près de mon corps. J'écris déjà chaque
fois que je lève les yeux et que naît en moi le désir de formuler
mon rapport aux « monolithes » de l'art. C'est ma façon,
anthropoïde, de gémir autour d'un bloc de mystère. On ne regarde
jamais purement et simplement. On regarde avec ses
gémissements, avec ses mots. Regarder, bien sûr, fut d'abord ne pas
reconnaître et ne pas connaître ce que je voyais : il aura fallu,
chaque fois, réinventer un langage, construire ses gémissements –
écrire, donc – pour faire du regard une occasion de connaissance.
Écrire serait donner une forme à cet abord – ni saisie exhaustive, ni
savoir absolu – des choses.
(17.04.2008)
L'« expérience pour voir » est une notion introduite en 1865 par
Claude Bernard dans le cadre de son Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale. Elle concerne, dit-il, les « sciences dans
l'enfance » (notre étude des images, notre esthétique, notre histoire
de l'art, notre Kunstwissenschaft sont-elles des « sciences dans
l'enfance » ? Je crois que oui. D'ores et déjà, et pour témoigner d'un
peu de modestie, souvenons-nous que Claude Bernard considérait
en 1865 la médecine elle-même comme une « science dans
l'enfance »). De telles sciences sont des sciences inquiètes, des
sciences assurées de rien. « Que faut-il faire alors ? », demande
Claude Bernard. « Faut-il s'abstenir et attendre que les
observations, en se présentant d'elles-mêmes, nous apportent des
idées plus claires ? » Réponse : « On pourrait souvent attendre
longtemps et même en vain ; on gagne toujours à expérimenter. »
Expérimenter, donc. Mais comment faire – selon quelles règles –
puisqu'une « science dans l'enfance » n'est pas encore armée de ses
règles, de ses protocoles, de ses axiomes ? En fait, dit Claude
Bernard, « on ne pourra se diriger que d'après une sorte d'intuition
[...], et même si le sujet est complètement obscur et inexploré, [le
chercheur] ne devra pas craindre d'agir même un peu au hasard afin
d'essayer, qu'on me permette cette expression vulgaire, de pêcher
en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des
perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque
phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à
imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de
tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes [...], pourraient
être appelées des expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à
faire surgir une première observation imprévue et indéterminée
d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée
expérimentale et ouvrir une voie de recherche. »
Une dizaine d'années avant que Claude Bernard eût écrit ces
lignes, Charles Baudelaire avait donné un autre modèle de cette
« expérience pour voir » : il l'avait même référé à une éthique
paradoxale qu'il nommait la « morale du joujou ». La « morale du
joujou » s'observe chez les « marmots », comme dit Baudelaire,
quand, désireux de « voir l'âme » cachée au fond de chaque objet,
ils démontent expérimentalement tout ce qui leur tombe sous la main :
« L'enfant tourne, retourne son joujou, il le gratte, il le secoue, le
cogne contre les murs, le jette par terre. De temps en temps il lui
fait recommencer ses mouvements mécaniques, quelquefois en
sens inverse »... Au risque, bien sûr, que tout se casse. Ce texte de
Baudelaire m'a longtemps fasciné et me fascine encore : sans doute
parce que je ressemble moi-même à cet enfant lorsque je tourne et
retourne les images en tous sens, lorsque je les reproduis, les
annote, les classe, les cadre et les décadre, les démonte et les
remonte, façon de les « secouer » en vue de produire des
« perturbations fonctionnelles » et de « voir surgir quelque
phénomène imprévu qui [me] donnera une idée sur la direction à
imprimer à [mes] recherches »... Au risque, bien sûr, que tout se
détruise sous mes propres yeux.
Telle serait notre « expérience pour voir », qui est à la fois
Erfahrung, Experiment et Erkenntnis : expérience éprouvée,
expérimentée, formant connaissance. Mais une connaissance fragile
autant que merveilleuse, quand elle advient. Tel serait le sort de
nos « sciences dans l'enfance », c'est-à-dire de nos sciences pas
encore « royales » et encore « nomades », de nos sciences pas encore
territorialisées et encore exploratoires, pour reprendre la
terminologie de Mille plateaux, ce grand traité d'épistémologie
expérimentale. Comment une connaissance des images ne serait-
elle pas « science nomade » puisque son objet lui-même est un
objet migratoire, errant, passe-frontières ? N'avons-nous pas
compris, depuis Aby Warburg, qu'on ne pouvait plus parler des
images sans parler de leurs mouvements, de leurs déplacements, de
leurs montages réciproques, de leurs errances dans l'espace
(Wanderungen, disait Warburg) et dans le temps (Nachleben, disait-
il) ? Ne faut-il pas, à ces déplacements d'images, répondre par nos
propres déplacements de regards, nos propres déplacement
expérimentaux ?
(Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale [1865], Paris, Garnier-
Flammarion, 1966, p. 50-51. Charles Baudelaire, « Morale du joujou » [1853], Œuvres
complètes, I, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, p. 587. Gilles Deleuze et Félix
Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980,
p. 434-527.)
(13.09.2011)
(02.05.2009)
HORS-JE
(26.07.2011)
(08.06.2013)
(16.05.2012)
« JE », C'EST-À-DIRE « NOUS »
(15.09.2013)
« TU EXAGÈRES »
(25.09.2013)
BRISER UN LABYRINTHE
(06.03.2015)
PRÉPARER LE TERRAIN
(21.06.2013)
(20.10.2012)
Quelque temps plus tard, dans d'autres salles du même musée (le
Metropolitan). Les spectateurs affluent, la foule enfle. Je m'aperçois
que l'exercice social du regard ne va pas sans une certaine rumeur. Je
m'en aperçois à l'occasion d'un contraste saisissant : dans l'espace des
collections, la rumeur est soutenue, constante, presque
boulevardière ; dans les salles des momies égyptiennes – espaces où
des cadavres sont là plus visibles qu'ailleurs, plus physiques, plus
terreux ou poussiéreux, toujours prêts à s'effriter devant nos yeux –
c'est presque une ambiance à la Disney World, tant les enfants sont
excités par cette mort parée d'atours.
Or, tout à coup, la rumeur cesse. Je viens juste de passer le seuil
de la grande exposition The Steins Collect, qui était présentée, il y a
quelques mois, aux Galeries nationales du Grand Palais. Beaucoup,
beaucoup de gens dans les salles, et cependant le silence est
impressionnant. Pourquoi ce silence ? Je regarde autour de moi
pour tenter une première réponse : les spectateurs, ici, ne sont pas
majoritairement des touristes, mais de cultivés New-Yorkais : des
« amateurs éclairés », en somme. Qui sont-ils ? Ici de vieilles gens,
quelques visages complètement refaits, quelques cannes pour
marcher, quelques fauteuils roulants ; là de jeunes bourgeois, de
ceux qui vont aussi à leur jogging dans Central Park et à la Frieze Art
Fair pour faire leurs investissements d'art contemporain. Tout ce
monde soudain m'apparaît très – trop – impeccablement habillé,
nous sommes tout de même sur la Cinquième Avenue, non ?
Syllogisme à la Darwin, selon un vieux souvenir de L'Expression des
émotions, où le vieux biologiste disait que les enfants, les femmes, les
sauvages et les fous pleurent bruyamment, tandis que les Anglais,
eux, ne pleurent pas ou du moins en silence : ces gens bien habillés
sont des gens « bien » ; les gens « bien » ne font pas de bruit, même
s'ils sont émus par cent cinquante chefs-d'œuvre de Picasso et de
Matisse ; donc ces gens savent se taire devant la beauté.
En réalité, je ne suis pas du tout satisfait par cette explication.
Elle est trop générale et brutale. Deux détails me mettent sur une
nouvelle voie. D'abord, je constate que les pages de garde du
catalogue – au moins dans son édition reliée – sont imprimées à la
façon d'un revêtement en or. Pourquoi la dorure ? Cette coloration
n'a pas été spécialement utilisée par Matisse ou Picasso, et j'imagine
mal Gertude Stein s'habiller de feuilles d'or. Pourquoi en doré,
alors ? Eh bien, parce que la famille Stein, avec ses centaines de
Picasso et de Matisse achetés pour trois fois rien, s'est « fait » un
maximum d'argent à l'arrivée, comme on dit vulgairement. Comme
doit se le dire le jeune trader et le vieil « amateur » réunis devant ce
festival de tableaux hors de prix. Le second détail se trouve dans la
reconstitution à l'échelle, par photographies agrandies projetées sur
trois murs, de l'espace germinal de cette phénoménale collection
d'art moderne : on comprend alors que les Stein, rue de Fleurus,
vivaient dans quelques mètres carrés...
C'est alors qu'il me semble déceler quelque chose de nouveau
dans le silence si particulier des spectateurs de cette exposition :
tout cela dans quelques mètres carrés ? Quel miracle ! C'est la taille
de ma salle de bains ! Ce silence était donc un silence religieux,
celui qu'observent des pèlerins devant quelque chose
d'inconcevable qu'ils voudraient bien, de tout leur cœur, savoir
imiter. Quel est donc ce miracle ? C'est le miracle de la valeur. Le
rituel eucharistique de la valeur, la multiplication des pains d'or ou
d'argent. Miracle et sainteté : car ici, la multiplication ne s'est
justement pas faite à partir de la valeur elle-même, quand la valeur
fait ses tours de passe-passe de la plus-value. Ici, le miracle s'est fait
à partir de presque rien et dans quelques mètres carrés : à partir de
la confiance, à partir de l'inestimable, à partir de l'amitié, quand un
tableau de Picasso ne valait rien mais s'admirait pour lui-même, et
se donnait pour cela. Dans un gigantesque musée comme le
Metropolitan où les salles portent les noms des collectionneurs –
les cimaises fonctionnant ainsi comme les tableaux de chasse, les
trophées de chaque milliardaire éclairé –, cela a sans doute de quoi
laisser coi.
(Janet Bishop, Cécile Debray et Rebecca Rabinow [dir.], The Steins Collect : Matisse,
Picasso, and the Parisian Avant-garde, New York-New Haven-Londres, The Metropolitan
Museum-Yale University Press, 2011.)
(05.05.2012)
(19.10.2012)
(22.06.2012)
(01.01.2013)
(02.01.2013)
(02.01.2015)
LE MONDE SOULEVÉ
(15.02.2013-31.01.2014)
CINÉMA-PRÉSAGE
(27.12.2014)
VOIR VENIR
Cet homme avait subi, enfant, un très grand deuil. Rien n'avait
été plus inattendu, plus impossible à concevoir. La perte avait été
d'autant plus grande qu'il n'avait rien vu venir. Il se demanda
souvent, par la suite, comme cela avait été possible qu'il n'eût « rien
vu venir » : c'était pourtant si évident ! Tous les sympômes de la
catastrophe étaient là, sous ses yeux, pendant des mois, des années
même, et pourtant il n'avait pas su – comment dire ? – les lire, les
déchiffrer, les comprendre, les interpréter. En conséquence, toute
sa vie fut orientée par le désir de voir, et surtout de voir venir : de se
forger, pour cela, un art de la voyance ou de la prévoyance. Mais un
tel art existe-t-il ? Ou, plutôt, quel est le prix à payer pour un tel
art ?
Scruter, guetter les signes avant-coureurs : cela demande
beaucoup de savoir et, asymptotiquement, cela tend vers la
perpétuelle inquiétude paranoïaque. Cela donne l'impression –
l'illusion – que l'on maîtrise le temps aussi bien que le visible.
Mais, en réalité, ce qui se passait était la chose suivante : cet
homme était de tout endeuillé par avance. Il ne cessait pas de « voir
venir » la fin, la perte, la séparation, l'épuisement, la disparition des
êtres et des choses. Alors il s'armait par avance contre cela et,
devant la vie même, s'enfermait dans une solitude à l'image de celle
qu'il avait dû, autrefois, se forger devant la mort. Il n'avait donc
acquis aucune science véritable ni aucune sagesse. Cet homme est
peut-être celui au bord de qui je suis souvent.
(29.03.2015)
SUIVRE DU REGARD
Deux parmi les souvenirs évoqués par Anne-Lise Stern dans son
grand livre Le Savoir-déporté : « Un jour, je me promenais aux
alentours de l'hôtel et puis tout à coup j'ai eu le regard attiré par du
rouge, il y avait une tomate qui roulait dans le caniveau et je me
suis mise à la suivre. Elle allait de plus en plus vite et moi aussi car la
route descendait. À un moment, on est arrivées sur un pont, le
caniveau s'arrête, la tomate disparaît, je regardai pour voir où elle en
était. Elle flottait, c'était une tomate pourrie qui flottait en s'en
allant sur la petite rivière, sous le pont. Je n'avais plus faim, j'étais
très convenablement nourrie, mais quand même, une tomate qui
s'en va toute seule, je l'aurais suivie au bout du monde. » C'est avec
ce souvenir que le livre se clôt.
Mais plus tôt, à Birkenau : « L'autre souvenir : également au
retour du travail, notre colonne est croisée par un camion
découvert, rempli à ras bord d'hommes plus ou moins nus, réduits
à déjà rien. Le regard d'un de ces hommes accroche le mien. Nous
étions encore fraîches, notre convoi n'avait pas été tondu tout à fait.
Son regard était encore un beau regard. Un regard d'homme qui
savait : pour la dernière fois de sa vie il regardait une femme. Nous
sommes restés les yeux dans les yeux aussi loin que possible, nous
nous tenions par les yeux. Puis le camion a disparu dans le bois de
bouleaux, en direction du crématoire. »
(Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil,
2004, p. 231 et 308.)
(25.12.2011)
(12.08.2015)
(20.10.2010)
(12.09.2013)
« OH, MY GOD ! »
(20.09.2014)
Son voile se soulève juste au-dessus de l'œil qui nous fait face et
s'ouvre le plus. Comme cela, on se sent un peu plus encore sous
son regard.
(Maestro del Bambino Vispo, Vierge à l'enfant, 1422-1423, Dresde, Gemäldegalerie.)
(29.05.2004)
AU VU ET À L'INSU
(16.12.2014)
FÉMININ SURVIVANT
(07.10.2013)
TOTUM PRO PARTE
(12.06.2012)
EN CHAIR MAIS EN OS
Elle a de très beaux seins, que rehausse encore une robe bien
serrée autour du buste. Il éprouve tant de désir pour elle qu'il lâche
son épée – la voici qui tient à présent toute droite entre ses jambes,
comme un grand sexe d'acier – et qu'il glisse sa main droite sous la
robe de madame. Mais, horreur ! Ce qu'il touche là n'est pas la
chair tendre, rose et profonde, que promettait la vue des jolis seins
rebondis : ce n'est que de l'os, quelle horreur en effet, de l'os bien
sec et bien mort. Ce cauchemar, cette monstruosité – quelle
créature est-ce là que cette jeune femme vivante représentée en
même temps comme un cadavre desséché depuis longtemps ? –, les
savants iconographes osent l'appeler, pour en atténuer l'immonde
vision, une « allégorie morale ». Je ne connais que Walter Benjamin
pour avoir parlé des allégories baroques sans en atténuer la noirceur
et la perversité fondamentales.
(Abraham Bloemaert, La Mort et les amants, vers 1620-1630. Dessin au crayon et à l'encre.
Londres, The Courtauld Gallery. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand
[1928], trad. S. Muller et A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 180-211.)
(19.10.2012)
(26.10.2012)
(17.11.2011)
ESPACE EMBRASSÉ
(01.05.2017)
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PENSER AU RÉVEIL
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(31.12.2014)
LE PETIT PLI DU DÉSIR
(19.12.2014)
TÊTE À TETTE
(20.11.2012)
MÉTHODE : CARESSE
ISBN 9782707343352