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Résumé
Janus est bifrons en ce qu'il représente, pour un observateur en position convenable regardant l'un ou l'autre de deux piliers, la
direction du soleil levant au solstice d'été et au solstice d'hiver. Quantité de piliers, colonnes doubles ou portiques, reliques de
maintes civilisations anciennes, représentent la même dualité, et évoquent les faits religieux, agronomiques, voire militaiťes, liés
à l'alternance des saisons.
Audin Amable. Dianus bifrons ou les deux stations solaires, piliers jumeaux et portiques solsticiaux. In: Revue de géographie
de Lyon, vol. 31, n°3, 1956. pp. 191-198;
doi : https://doi.org/10.3406/geoca.1956.2090
https://www.persee.fr/doc/geoca_0035-113x_1956_num_31_3_2090
1. La légende des origines de l'humanité, 1 vol., Riéder, Paris, 1930. — Les fêtes
solaires, 1 vol., Presses Universitaires, Paris, 1945. — Les piliers jumeaux. Archiv
Orientalny, Prague, 1948. — Janus, le génie dé l'Argiletum, Lettre d'humanité, Paris
1951. — Des piliers jumeaux chez les Sémites, Archiv Orientalny, Prague, 1953. —
Le monde carré. Revue Archéologique de l'Est et du Centre-Est, Dijon, 1955.
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de l'horizon, les deux poteaux humains seront conçus comme les montants
de la porte que franchit le soleil pour pénétrer dans le sein du groupe
social (Fig. 1). Ainsi se marque, entre l'univers et la demeure clanique, une
symétrie qui se perpétuera dans le templům des Etrusques.
Solstice
d'été ORIENS Solstice
d'hiver
PIUER SUD
PILIER NORD
OCCIDENS
Fig. 1. — L'observation de l'orient.
On peut — géographiquement — rappeler sous cette figure que les archéologues
l'appellent l'Union Jack ; que « l'Union Jack serait donc originairement une image du
monde », et que, de ses nombreuses représentations connues, deux ont été trouvées à Lyon
(cf. A. Audin, Le monde carré, loc. cit., p. 69. (N.D.L.R.).
Telle est la théorie des deux piliers : reste à en montrer les applications.
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Les témoignages les plus anciens sont à chercher sur les monuments
figurés du monde sumérien, et cela dès l'époque prédynastique de Jemdet
Nasr, 3.200 ans avant notre ère. La glyptique se plaît à représenter les
deux mâts rituels que, par ailleurs, l'on voit bien qu'il faut considérer
comme la porte du ciel (un vase susien montre même le soleil se levant
entre les deux poteaux). Il aurait été étonnant qu'un élément rituel aussi
essentiel n'eut pas fait l'objet de quelque mention dans l'énorme littérature
religieuse mésopotamienne. L'édifice nommé « Ki-Babbar-é » tient son
nom de ce qu'il est « le lieu du soleil levant », et le « é-ninnu » de ce qu'il
se trouve « à la face du soleil ».
Je n'entraînerai pas le lecteur dans une quête à travers le monde antique :
en Egypte prédynastique et dynastique, dans le monde sémitique, de l'Eu-
phrate à Gadès où les colonnes d'Hercule répondent aussi exactement à la
définition des deux piliers que les Yakin et Boas déjà cités, dans le monde
gréco-latin comme Га fait pressentir l'exemple du mont Lycée. Je signalerai
seulement que M. Allix m'a fait le reproche de ne pas avoir poussé mon
enquête assez loin. Dans le temps d'abord, car l'étude des mégalithes des
deux Bretagnes m'aurait montré l'existence d'édifices chronométriques qui
sont les ancêtres authentiques de ces deux piliers 2. Dans l'espace ensuite,
car il apparaît que le torii japonais, fait de deux poteaux unis par une double
poutre transversale et dressés devant les portes des temples, répond aussi
bien au schéma du monument aux deux piliers que telle Porte du soleil de
la tradition incassique.
Rapidement, la règle s'imposa de concevoir les deux piliers comme le lieu
de la justice. La connexion s'explique. L'idéogramme qui figure le premier
rayon du soleil levant a, chez les Chinois, une signification seconde, celle
du respect de la foi jurée et de l'inéluctable accomplissement des lois
supérieures du monde. Le soleil, en effet, comme ces lois l'y contraignent, se
présente chaque matin à la porte orientale du ciel dont les deux piliers sont
la représentation. Les hommes échapperaient-ils aux contraintes auxquelles
se soumettent les dieux? D'autre part, la notion de contrat est inséparable
de la notion de mesure du temps. Et le temps se mesure précisément par
l'observation du soleil aux piliers jumeaux.
La justice est donc rendue entre les deux piliers. Là aussi s'exerce la
répression. Aussi bien en vint-on à les réunir par une poutre transversale
à laquelle étaient pendus les ennemis du groupe social, ou tout au moins
leurs armes, quand ce n'était pas simplement des oscilla, substituts rituels
aux têtes des condamnés.
A ce point, le monument des deux piliers est devenu un trophée. Le nom
de trophée dérive du verbe grec qui signifie tourner. On dit que c'est parce
que la vue du trophée fait tourner le dos à l'ennemi. Mais lorsque le trophée
est élevé, l'ennemi est déjà en déroute. En fait, le mot trophée évoque les
tropai, les tournants du ciel que sont les deux piliers qui marquent les
points où le soleil tourne pour inverser sa marche sur ce que nous appelons
encore les « tropiques ». Au terme de l'évolution, piliers et linteaux
donneront naissance à l'arc de triomphe romain auquel se lient l'idée de
victoire et celle de trophée, celle aussi d'emblème du groupe social qui l'a
érigé.
C'est sur le plan mythique et légendaire que la théorie des deux piliers
offre le plus de développements.
Dès l'aube des temps historiques, la tradition s'institua d'associer à
chacun des deux piliers un être vivant qui s'identifiait à lui. Ainsi commença-
t-on à zoormorphiser les piliers. Puis on les anthropomorphisa. Aux deux
piliers s'associèrent alors des personnages héroïques ou divins dont on fit
les assesseurs du soleil, ses fils, deux jumeaux chargés de la porte par
laquelle l'astre pénètre chaque matin dans le ciel.
En Mésopotamie le rôle des assesseurs solaires fut joué par les héros
Gilgamesh et Enkidou, personnages étranges dont la merveilleuse légende
inspira le grand poème épique du monde oriental. Le sujet en est tiré de
la position en déséquilibre des deux piliers par rapport au soleil.
De la place rituelle, l'observateur regarde à l'est le champ des levers
solaires, limité par les deux piliers. Or ces piliers ne sont pas en état de
symétrie absolue, ni sur un pied de stricte égalité. A droite, le pilier sud
est celui de la lumière, de la vie, du bonheur, de la bonne chance. A gauche,
celui du nord est le pilier des ténèbres, du désespoir, du mauvais augure,
le pilier sinistre de la mort. Aussi bien, le héros qui s'y rattache est-il
soumis à la mort, à l'encontre de son frère, promis, lui, à une vie perpétuelle.
Tout le drame qui se joue entre les jumeaux est celui de la mort de l'un et
du désespoir de l'autre.
C'est le drame de Gilgamesh et d'Enkidou. C'est aussi cc!ui d'autres
jumeaux en qui, par définition, nous sommes en droit de reconnaître les
pylastes solaires. N'évoquons ici que les plus illustres, les Dioscures Castor
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Equinoxes