Vous êtes sur la page 1sur 8

Introduction

Le voyageur sans bagages (1937) de Jean Anouilh (1910-1987) est une pièce qui forme partie
des ses Pièces Noires. Les événements de la pièce se déroulent au lendemain de la Première
Guerre Mondiale. Bien que Anouilh est encore enfant pendant la première guerre, cette pièce
prend naissance dans la période dite d’Entre-deux-guerres. En effet, cette période est témoin
du déchirement de l’Homme. Ce dernier se sent perdu. C’est une période qui voit la montée
du nationalisme qui finira par mener à la Seconde Guerre Mondiale. C’est aussi une période
où l’Homme subit une grande remise en question sur sa nature et son existence. L’Homme du
20e siècle perd ses repères en lui-même et en la figure de Dieu. Les interrogations et les
nombreuses remises en question sont alors courantes. En l'occurrence, les “bagages” dont
fait référence Anouilh sont une métaphore pour dépeindre le vécu de l’Homme. La pièce est
principalement une interrogation sur ce vécu et si l’Homme, à travers le personnage de
Gaston, est condamné à vivre avec ce vécu ou peut-il faire table rase du passé et aspirer à un
renouveau. Le personnage principal de la pièce se divise en trois personnes représentant
chacune un temps. Jacques Renaud est le passé, Gaston est le présent et le neveu Madensale
représente le futur.

Ainsi, dans un premier temps nous analyserons ce que le passé représente dans la vie de
l’Homme et comment ce passé peut-il être un poids lourd à porter pour ce dernier. Puis nous
observerons comment l’amnésie, une maladie qui fait perdre la mémoire, prive de son
identité la personne qui en est atteinte. Ensuite nous verrons comment Gaston fait le choix -
en utilisant son libre-arbitre - et en toute connaissance de cause, de renier son identité et son
vécu. Finalement nous tenterons de voir s’il est possible de devenir un autre et si un
recommencement peut vraiment avoir lieu.
1er axe - Le passé

A. L'être et son bagage

Comme nous l’avons mentionné plus tôt, ce qui forme partie de l'être humain, c’est son
bagage. En effet, ce bagage dont il est question dans le nom même de la pièce est ce passé qui
se rattache à l'être et qui fait son identité. Cependant, Gaston est atteint d’amnésie et ne se
souvient d’“exactement rien” de ce passé , il ne se souvient plus de ce qu’il a été et se
retrouve ainsi “sans bagages”. Dans les deux extraits qui nous sont donnés (entre autres), on
y voit toujours un Gaston qui ne dépend uniquement que des autres pour savoir ce qu’il s’est
passé auparavant. En faisant intervenir autant de personnages sur scène qui en connaissent
long sur le passé de Gaston, Anouilh démontre ainsi que le vécu n’est pas sur le plan
individuel uniquement. Le vécu inclut soi-même mais aussi les autres, donc des facteurs
extérieurs. Et si dans d’autres situations ce sont les membres de la famille de Gaston qui lui
rapportent des événements de sa vie, dans les extraits que nous analysons, nous pouvons
remarquer que Juillette, la bonne et le Maître d'Hôtel ont autant à apprendre à l'amnésique. Le
dramaturge démontre ainsi que le vécu va au-delà de l’amnésie. Car le vécu d’un être inclut
l'être lui-même mais également le "témoin" de ce vécu. Nous voyons donc que l’oubli
n’invalide aucunement les événements passés. De plus, en faisant usage de la “Pleine
lumière” quand Gaston ouvre les yeux sur les bêtes empaillées, Anouilh fait comprendre au
spectateur que l'être humain doit tôt ou tard faire face à la réalité de son vécu et qu’il ne peut
y échapper : “C’est pas possible d’oublier à ce point la!”. D’ailleurs il serait bien de rappeler
le contexte de la pièce. Les événements se déroulent après une guerre ravageuse qui a
grandement marqué les esprits. Ainsi, le personnage de Gaston qui est “parti au front” reflète
l'état de nombreux soldats qui reviennent de la guerre déchirés et traumatisés. Théorisé par
les psychiatres ou même les psychanalystes, le traumatisme de la guerre chez certains soldats
engendre effectivement ce qu’on appelle le trouble de stress post-traumatique dont l’amnésie
qui en fait partie. Ainsi, le passé de Gaston lui est difficile à porter.
B. Le passé comme un poids

Ce passé qui lui est révélé est difficile à encaisser pour Gaston. Il ne reconnaît pas ce Jacques
qui est en lui. Ce Jacques “violent”, qui a tenté d’assassiner Marcel, ce Jacques tortionnaire
d’animaux et qui a couché avec une Juliette encore mineure, entre autres. En effet Gaston
s’offusque de ce qu’on lui rapporte et Anouilh nous le démontre très clairement à l’aide des
didascalies à l’encontre de Gaston : “reste un instant ahuri”, “il a les yeux exorbités", “Il
crie”. Nous pouvons encore une fois affirmer que ce lourd passé fait référence au contexte
d'après-guerre. D’ailleurs il est question de bêtes “empaillées” qui sont les preuves concrètes
de la personne qu’a été Jacques. En effet ce dernier s’interroge sur ces bêtes “Qu’est ce
qu’elles me veulent?” et cela nous fait l’effet des cadavres que le meurtrier a sur le dos et qui
pèsent sur sa conscience. Aussi, le spectateur prend connaissance que Gaston est non
seulement un tueur de bêtes mais qu’il avait des stratagèmes bien rodés afin d’arriver à ses
fins. En effet, il "choisissait longuement” ses pièges tel un soldat en guerre. Le fait qu’il se
les procure dans un catalogue nommé “Manufacture d’Armes” est très évocateur sur le fait
que le dramaturge fait de cette pièce un miroir aux crimes de guerre. Ainsi Anouilh semble
démontrer que l'être humain ne peut se défaire tout à fait d’un passé trouble. En effet, Gaston
rétorque d’emblée qu’il n’a “pas tué ces bêtes". Cependant le dramaturge indique que Gaston
“revient aussitôt aux bêtes" et ce dernier ne nie plus le crime mais au contraire s’interroge sur
le procédé : “Comment les prenait-il?”. Néanmoins Anouilh nous démontre que Gaston ne
s’apitoie pas sur son sort et ce dernier montre de la résilience, il "rêve". De plus, la répétition
de la réplique “c’est passé” démontre quelque peu que l’homme peut envisager de se défaire
de son passé et de sa culpabilité. Dès lors, la question du libre-arbitre se pose.
2ème axe - Le libre-arbitre

A. Amnésie

Cependant au départ, la question du libre-arbitre ne se pose pas car Gaston est atteint
d’amnésie. Ceci est un événement totalement indépendant de sa volonté. Mais une question
existentielle se pose : qu’est ce l'être qui ne se rappelle plus de ce qu’il a été peut faire de sa
vie à présent? Non seulement les événements de son passé sont lourds à porter car
maintenant il juge atroces ces choses qu’il a faites mais Gaston semble être troublé - “il
crie”, il est “ahuri” - par celui qui est à ses yeux un étranger. D’ailleurs, cette angoisse,
Freud la définit comme “das Unheimliche”, qui se traduit par ‘l’inquiétante étrangeté'1, c’est-
à-dire tout ce qui est non-familier, étranger et tout à la fois apparemment nouveau,
surprenant, mis en avant et dévoilé. En effet, Gaston est angoissé par ce Jacques qui est en
fait lui. D’ailleurs Freud s’interroge sur l’effet que peut produire le fait de se retrouver
inopinément face à l’image de sa propre personne, expérience d’inquiétante étrangeté du
double et affaire d’épreuve de réalité. Gaston est vraisemblablement perdu, il l’affirme
d’ailleurs : “je ne suis peut-être pas Monsieur Jacques.” Le "peut-être" est révélateur du
doute qui le ronge car on constate qu'à ce moment de la pièce, il n’endosse pas tout à fait
l’identité de Jacques et ne la rejette pas non plus. Gaston est alors confronté à un dilemme.
Deux choix s'offrent à lui : accepter d'être Jacques ou refuser. Il se pose même la question
“Qu’est ce qu’on peut faire pour des bêtes mortes?”, comme pour questionner ce qu’il en
sera s’il décide de tuer Jacques. Ainsi la question du libre-arbitre se pose. L'être humain peut-
il se défaire de son passé et de cette identité qu’il a pu se construire.

1
Adam, J, De l’inquiétante étrangeté chez Freud et chez Lacan. Available from
https://www.cairn.info/revue-champ-lacanien-2011-2-page-195.htm [19 October 2020]
B. Choix

Le libre arbitre est ce qui s’oppose au déterminisme. Il s’agit de la liberté qu’a l'être humain
sur ses actes contrairement au déterminisme qui implique que des forces supérieures
déterminent les actes de l’Homme. Le libre-arbitre permettrait alors à l'être humain d’avoir
mainmise sur son existence, ce qui enlève toute notion de destinée. D’ailleurs Sartre,
contemporain d’Anouilh qualifie de “mauvaise foi” cette croyance en une force supérieure
qui guide les choix de l’homme : “Si nous avons défini la situation de l’homme comme un
choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses
passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi.”2 Ainsi,
les notions du libre-arbitre et du choix de l'être humain sont pertinentes pour ce 20e siècle qui
a vu deux guerres. En effet, l’Homme du 20e siècle s’éloigne de plus en plus de la figure de
Dieu (la force supérieure) afin de prendre son destin en main. Comme nous l’avons souligné
plus tôt, Le voyageur sans bagages est vraisemblablement un miroir de l'être humain en proie
en son existence. En effet, nous voyons un Gaston qui apprend de tableau en tableau sur qui il
est, en l'occurrence, Jacques. Cependant il a du mal avec cette image de lui. Et même après la
preuve irréfutable qui le fait prendre conscience qu’il est véritablement Jacques Renaud, il
décide de renier cette identité. Au-delà de l’amnésie qui l’a fait oublier celui qu’il était,
Gaston fait le choix de tuer Jacques Renaud. Ainsi il tue Jacques avec tout son bagage, c'est-à
dire son vécu, incluant sa famille, son caractère car il songe désormais “de rendre à jamais
heureuse la race de petits animaux…” Anouilh interroge donc la possibilité d’effacer ce qui a
été et de recommencer.

2
Sartre, J P 1996, L’Existentialisme est un Humanisme, Gallimard, Paris.
3ème axe - Le renouveau

A. Se défaire de son passé

En effet, Gaston fait le choix de renier son ancienne identité. Cet échappatoire lui est inspiré
par Le petit garçon - figure de l'innocence et de l’avenir. Il se retrouve ainsi chez ce
personnage qui est à la recherche du “petit endroit où on est tranquille”. Cet endroit est la
métaphore de l’enfance qui représente l’avenir de l’Homme et donc, un éventail de
possibilités. Gaston a définitivement tiré un trait sur Jacques et a enterré ce dernier “dans une
fosse commune en Allemagne”. Pour Gaston, le retour en arrière est impossible car il n’y
qu’un enfant qui peut "être digne de tous les pardons”. A l’adulte il ne reste donc que la
possibilité de laisser les actions du passé derrière soi et d’aller de l’avant. D’ailleurs c’est un
état d’esprit qu’adopte de nombreux soldats qui sont partis en guerre. Souvent, ce qu’ils
vivent à la guerre les dégoûtent et ils ont du mal à accepter cette image de criminel qui les
colle à la peau. Ainsi, Anouilh semble démontrer que faire table rase du passé est une
manière de se débarrasser de la culpabilité qui pèse. Et une manière de parvenir à cette
purgation des crimes passés c’est de tuer cet être mauvais que l’on a pu être et renaître pour
recommencer. En effet, Anouilh met côte à côte l’image de l’enfant digne de tous les pardons
et le “visage d’homme” sur lequel on ne peut “rien lire de laid". D’ailleurs, à plusieurs
reprises il est question de pardon dans les extraits qui nous sont donnés. Tour à tour, Gaston
et Le petit garçon disent ces mots : “Je vous demande pardon”. Cependant, le pardon n’est
jamais donné. En effet, Juliette se contente de répondre un simple “Oui” à la demande de
Gaston et ce dernier n'acquiesce pas à la réplique du petit garçon. Ainsi, Anouilh suggère que
le pardon d’actions graves - de meurtres, entre autres - ne peut aboutir. D’où notre
interrogation sur la possibilité de réellement accéder au renouveau.
B. Le recommencement

On pourrait effectivement affirmer que le renouveau est possible, le renouveau qui implique
que le passé est laissé derrière soi. D’ailleurs la fin de la pièce donne cette impression de
nouveau bonheur. Anouilh précise dans une didascalie que Gaston s’exprime “allègrement”,
ce qui suggère un soulagement et la satisfaction que peut apporter cette nouvelle vie. De plus,
notre personnage principal semble se défaire de Jacques Renaud sans grande difficulté, tout
est vite expédié, “en cinq minutes”. Il n'éprouve aucune difficulté à se séparer de sa famille
biologique “sans les revoir” et n’a “Pas de commission.” pour elle. Dans ses indications,
Anouilh suggère que Gaston s'apprête à vivre un grand bonheur avec ce dernier qui “ouvre la
porte tout grande”. Aussi, un nouveau Gaston est décrit, un Gaston qui montre le chemin
“gentiment”. Nous sommes loin de l’image du potentiel assassin et du tueur d’animaux. C’est
un Gaston tendre que le spectateur peut voir quand ce dernier part en tenant “le petit garçon
contre lui” sans oublier la musique “triomphante” qui joue à la fin de la pièce. Cependant on
peut questionner ce possible bonheur quand on sait qu’Anouilh a classé Le voyageur sans
bagages dans ses Pièces Noires. Pourquoi donc fait-elle partie de cette catégorie si cette pièce
a un heureux dénouement. En effet, le doute plane à la fin et le spectateur se demande si
Gaston pourra vraiment se satisfaire de sa nouvelle identité et de sa nouvelle famille. Car
finalement, le neveu Madensale est une autre identité qu’il prend, elle ne sera jamais
réellement la sienne. D’ailleurs il parle de confronter des “souvenirs...” (notons les points de
suspension qu’Anouilh utilise) mais ces souvenirs ne sont pas les siens. Aussi, nous pouvons
nous attarder sur la notion de “voyageur” dans le nom de la pièce. Ce terme suggère un état
de chose qui est en continu et le voyageur est une personne qui n’a pas d’attache, il va d’un
endroit à un autre.
Conclusion

Ainsi, nous avons pu voir que le bagage dont il est question dans Le voyageur sans bagages
est en fait le passé de l'être humain. Ce passé est fait de ses actions et des gens qui l'entourent.
Cependant chez Gaston, le personnage principal, ce passé est lourd à porter. Souffrant
d’amnésie, il ne se reconnaît pas dans la description que les autres font de lui. Cette image de
lui l’insupporte et l’angoisse. Mais si l'homme ne contrôle pas la maladie dont il souffre, il
réalise qu’il a la possibilité de renier l’identité qu’on lui attribue. Ainsi, la question du libre
arbitre se pose et Gaston renie effectivement Jacques Renaud. Il choisit de se défaire de son
passé, de recommencer une nouvelle vie sous une nouvelle identité. Cependant le spectateur
se demande si ce renouveau est vraiment réalisable. Si dans un sens, on voit un Gaston
changé et joyeux quitter la scène, le registre de la pièce reste ambiguë. En effet, Anouilh
laisse planer le doute sur la possibilité d’un renouveau. Et comme le passé du personnage
semble être le miroir d’un passé de guerre, après une guerre mondiale, le dramaturge
s’interroge sur la possibilité de laisser la guerre derrière soi et de recommencer une nouvelle
vie.

Vous aimerez peut-être aussi