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LA NOUVELLE MURAILLE DE CHINE

Après treize ans de travaux, le barrage des Trois-Gorges, sur le fleuve Yangtsé, est officiellement entré en service le 6
juin dernier. Mais géologues et biologistes s’interrogent déjà à propos de l’impact du plus grand barrage du monde sur
les côtes chinoises.

Le 6 juin 2006 restera dans les annales chinoises. Après treize ans de travaux, le barrage des Trois-
Gorges, sur le Yangtsé* le « fleuve Bleu », est entré en service. Avec près d’un an d’avance !

La digue, construite pour maintenir le chantier à sec, a été dynamitée. Un mur de béton, long de 2
309 mètres et haut de 185 mètres, bloque désormais un fleuve réputé pour ses crues dévastatrices, à
une vingtaine de kilomètres de la ville de Yichang, dans la province de Hubei.

Il a fallu près d’un siècle pour que ce projet pharaonique prenne forme. Déjà, en 1919, le premier
président de la République chinoise Sun Yat-Sen rêvait d’utiliser le courant du fleuve à la sortie des
Trois Gorges pour produire de l’électricité. En effet, le lit se resserre et les eaux s’engouffrent avec
force dans ce goulot. Le dossier fut ressorti des cartons à plusieurs reprises et y retourna en raison
de la difficulté à le mettre en oeuvre. Mais à la fin des années 1980 le gouvernement de Deng
Xiaoping relança l’idée d’un barrage aux Trois Gorges. L’objectif ? Produire plus d’électricité,
permettre aux bateaux de gros tonnage de remonter le fleuve jusqu’à la ville sichuanaise de
Chongqing et, enfin, empêcher les débordements meurtriers du fleuve. Lesquels ont fait plus de
trois cents mille victimes depuis 1931.

Chantier contesté

De fait, une fois toutes les centrales électriques installées, en 2008, cette immense muraille produira
18 200 mégawatts par heure, soit 10 % de la consommation chinoise actuelle en électricité. Quant
au trafic fluvial, il devrait être multiplié par cinq. Le système d’écluses permet d’ores et déjà aux
bateaux de 10 000 tonnes de remonter le fleuve sur plusieurs milliers de kilomètres et d’atteindre les
provinces centrales. Seuls ceux de moins de 3 000 tonnes le pouvaient jusqu’alors.

Le projet est toutefois loin de faire l’unanimité. Une fois rempli, le bassin de retenue recouvrira 13
villes, 140 bourgs et quelque 4 500 villages. Environ deux millions de personnes ont été déplacées,
qui toutes n’ont pas été relogées. Des centaines de sites historiques et archéologiques sont voués à
l’engloutissement. Enfin, le barrage piège quantité de sédiments et de nutriments. Ce dernier aspect
pourrait déboucher à plus ou moins long terme sur une catastrophe environnementale.

Les chiffres publiés en avril 2006 par Shi-Lun Yang et ses collègues, de l’East China Normal
University, à Shanghai, sont en effet alarmants. En 2004, soit un an après le démarrage du
remplissage du réservoir, 147 millions de tonnes de sédiments (deux cents fois ce que transporte la
Seine) ont été déposés à l’embouchure du fleuve : soit 35 % de moins que la moyenne annuelle
entre 1951 et 2004 [1]. Résultat : le delta, moins alimenté, régresse. L’examen des images
satellitaires montre que les zones humides côtières s’érodent de plus en plus vite. Certains endroits
perdent jusqu’à 4 kilomètres carrés par an. Cette érosion pourrait compromettre l’extension de
Shanghai située à 900 kilomètres de là, dans le delta.

Multiples barrages

« Les mesures ont été faites sur trois saisons uniquement. Un laps de temps trop court pour être
vraiment significatif », tempère toutefois Michel Meybeck, du CNRS et de l’université Pierre-et-
Marie-Curie, à Paris. En outre, le bassin du Yangtsé est très complexe. « Les sédiments sont aussi
susceptibles d’être piégés dans les lacs alluviaux situés entre le barrage des Trois-Gorges et la côte
et dans les réservoirs des multiples barrages construits sur les tributaires du fleuve Bleu. » En
d’autres termes, le barrage des Trois-Gorges n’est pas le seul responsable du déclin observé. Ce que
confirment les résultats publiés récemment par une équipe sino-américaine [2].

Les mesures réalisées par cette dernière, en amont et en aval des Trois Gorges, montrent ainsi que la
quantité de sédiments charriés par le fleuve décroît depuis vingt ans. En cause ? Les programmes de
reboisement et de stabilisation des sols lancés dans les années 1980 et la construction de barrages
sur le cours supérieur du Yangtsé et ses affluents. Le nombre de retenues d’eau entre Pingshan et
Yichang a explosé : elles n’étaient qu’une poignée au début des années 1950 mais près de 12 000 à
la fin des années 1980.

Pièges à sédiments

Toutefois, depuis 2004, au passage des stations de Yichang et de Datong, situées en aval des Trois
Gorges, la quantité de sédiments charriés par les eaux du Yangtsé ne représente que 12 % et 33 %
respectivement des valeurs moyennes enregistrées entre 1950 et 1986. Selon les chercheurs chinois
et américains, le tiers environ de ce déclin serait dû au nouveau barrage.

Pour John Milliman, de la School and Marine Science, à Gloucester Point, l’un des auteurs de
l’étude, la situation devrait encore se dégrader. Pour satisfaire les besoins énergétiques croissants de
la Chine, quatre autres géants hydroélectriques sont prévus sur le cours supérieur du Yangtsé. Leur
capacité de rétention totale (41 km3) s’ajoutera à celle du barrage des Trois-Gorges et des autres
ouvrages de grande taille situés en amont environ (70 km3). Ces barrages pourraient piéger 70 %
des sédiments passant à Pingshan. « Les sédiments arrivant aux Trois Gorges se raréfieront donc
rapidement et l’érosion du delta du Yangtsé devrait s’accélérer au cours des trente à cinquante
prochaines années. »

La morphologie de la côte pourrait-elle aussi évoluer. « L’énergie côtière est très forte en raison du
balancement des marées et des typhons qui touchent de temps à autre la région, explique Michel
Meybeck. Il y aura vraisemblablement redistribution des sédiments, lesquels s’accumuleront en
certains endroits et régresseront en d’autres. Sans que l’on puisse prévoir où et quand cela se
produira . » Autre incertitude : le lit du fleuve sera-t-il ou non perturbé ? « On sait qu’un
changement du débit et de la charge sédimentaire d’un fleuve peut induire, en quelques décennies,
une modification de son lit en aval. Mais plus le système est grand, plus le temps de réponse est
long » , poursuit le chercheur.

Enfin, les barrages piègent non seulement les sédiments mais aussi les nutriments phosphore, azote,
silice, etc.. Le chercheur taïwanais Chen-Tung Arthur Chen, de la Sun Yat-Sen University, à
Kaohsiung, a mesuré les concentrations de silicium et d’azote des eaux côtières avant et après la
première phase de remplissage des Trois Gorges, en juin 2003. Résultat : à Datong, le rapport entre
la silice et l’azote est passé de 1,5 en 1998 à 0,4 en 2004 [3], ce qui signifie que les eaux se jetant en
mer de Chine orientale s’appauvrissent en silice. Conséquence directe : les algues siliceuses
microscopiques, les diatomées qui proliféraient autrefois près des côtes, se raréfient. Elles sont
remplacées par des algues cyanophycées. Or celles-ci sont nocives. Elles libèrent des toxines si bien
qu’elles ne sont consommées par aucun organisme marin. Entre outre, une fois mortes, ces algues
sédimentent, et leur décomposition pompe l’oxygène de l’eau. Les poissons sont asphyxiés.

Énergie propre

Le phytoplancton étant à la base de la chaîne alimentaire, c’est toute la productivité des zones
côtières qui chute. Depuis août 2003, la superficie de la zone de productivité entourant
l’embouchure du Yangtsé est ainsi passée de 114 000 kilomètres carrés à 16 000 kilomètres carrés,
soit une diminution de 86 % ! Pour Chen-Tung Arthur Chen, ces changements pourraient fragiliser
les écosystèmes marins côtiers et les stocks de poissons de la mer de Chine orientale. « Un
phénomène similaire a été observé à l’embouchure du Mississippi. Du coup les pêcheries de
crevettes de Louisiane se sont effondrées », constate Michel Meybeck.

Mais nous n’en sommes pas là. Certes, le barrage est énorme. Mais son bassin, qui représente
18,8 % de la superficie totale du pays, est plus grand encore. Il faudra donc plusieurs décennies
avant que son impact environnemental devienne vraiment problématique.

Cet impact devra en outre être mis en balance avec la réduction de gaz à effet de serre qu’il induit.
Fin 2005, la capacité de production électrique installée en Chine dépassait 500 gigawatts. Les
centrales thermiques à charbon - grosses émettrices de gaz à effet de serre - fournissent près de
74 % de cette électricité. L’hydroélectricité et le nucléaire - énergies « propres » - respectivement
24 % et 1,6 %. Mais cette capacité doit tripler d’ici 2020 pour satisfaire les besoins de la Chine. Le
dicton chinois « Qui domine l’eau domine la Chine » est, plus que jamais, d’actualité.

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[1] S.L. Yang et al., G.R .L. vol.33, L06408, doi:10.1029 /2005GL025507, 2006.

[2] K.Xu et al. , E.O.S. vol. 87, n° 19, 185, 2006.

[3] G.-C. Gong et al., G.R.L. vol. 33, L07610, doi:10.1029 /2006GL025800, 2006.

NOTES

*Le Yangtsé ou Yangzi Jiang, aussi appelé Chang-Jiang le « long fleuve » est le troisième fleuve au
monde par sa longueur 6 335 kilomètres et par son débit 30 000 mètres cubes par seconde.
Le barrage des Trois-Gorges en chiffres

*Le barrage mesure 2,3 kilomètres de long et 185 mètres de haut.

*Sa construction a nécessité 27 millions de mètres cubes de béton, +-2 millions de tonnes de fer et
300 000 tonnes de panneaux métalliques.

*Plus de 15 000 ouvriers se sont relayés sur le chantier.

*Le bassin de retenue s'étendra sur 660 kilomètres de long et contiendra 39,3 milliards de mètres
cubes d'eau.

*Le barrage est équipé de 26 turbines de 25 mètres de diamètre, pesant chacune 3 300 tonnes.

*Il produira dès 2008 environ 18 200 mégawatts par heure.

*Budget officiel : 25 milliards de dollars.

Batardeau

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